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Mars 1941

9 – Préparer l’avenir
De l’utilité des soirées mondaines
3 mars 1941
L’Afrique du Nord sur de bons rails… et sur la bonne route
Alger – Parution au Journal officiel de la loi Jaubert (du nom d’un des trois députés associés à
la commission Rail-Route). Approuvée à une faible majorité, cette loi autorise, sur la base du
volontariat, toute personne condamnée à une peine de prison (en dehors des condamnés pour
crime de sang ou contre l’Etat), à rejoindre une branche des Brigades du Rail baptisée
“Brigade Pénitentiaire”. A l’issue du contrat de 12 à 24 mois auquel ils s’engageront, les
prisonniers verront automatiquement leur peine diminuée du double de la durée de leur
contrat. A ce moment, si sa peine n’est pas purgée, le prisonnier pourra demander à s’engager
dans l’armée pour la durée du conflit. Si cette demande est acceptée, le reste de la peine se
verra annulé. Chose étrange (on n’a pas retrouvé le nom du député ayant souhaité cet
amendement), les coupables de faux monnayage sont autorisés (alors qu’il s’agit d’un crime
contre l’Etat) à rejoindre les Brigades du Rail.
Cette loi va en grande partie vider les prisons d’AFN et même libérer quelques… gardiens qui
trouveront à s’employer dans la surveillance de camps de prisonniers ennemis. Elle va aussi
permettre de savoir quoi faire d’une partie des passagers du paquebot Azrou, qui avait conduit
fin juin de l’autre côté de la Méditerranée plusieurs centaines de prisonniers de droit commun
de Métropole. Parmi eux, Emile Buisson (pour vol et recel d’environ deux millions de francs
au Crédit Lyonnais) et le “gentleman cambrioleur” Serge de Lentz.
Mais le Club Caquot, souvent épaulé par le général Doumenc (qui, une fois libéré de la
conduite du Grand Déménagement, œuvre colossale qui a malgré tout forcé l’admiration aux
quatre coins de la planète, n’a pu s’empêcher de se passionner pour le Trans-Maghreb), n’a
pas attendu l’aide de la Brigade Pénitentiaire pour lancer l’exécution de son grand projet.
Pendant qu’ingénieurs et ouvriers entament les travaux préparatoires, les deux autres députés,
Beauguitte et Bedouce (lequel songe que, si jamais il fallait un jour remplacer Frossard aux
Travaux Publics…), ont entamé une tournée mondiale pour faire connaître les Brigades du
Rail, pour négocier, en passant, certains accords commerciaux et même pour recueillir,
parfois, les fonds de généreux donateurs francophiles.
Les deux hommes bénéficient du précieux soutien technique d’un homme que Doumenc
connaît bien, puisqu’il l’a assisté pour l’organisation de la Voie Sacrée : le lieutenant-colonel
Jean Retel. C’est d’ailleurs Doumenc lui-même qui leur a recommandé cet ingénieur sorti de
l’Ecole des Mines, qui fut quelques années plus tôt administrateur à l’Union des Transports
Fer et Route ! C’est dire que la coordination entre la SNCF et les transports automobiles est sa
marotte.
Les deux élus et le colonel sont appuyés sur leur flanc “grand public” par le plus célèbre des
soldats du train, le 1ère classe Contandin, du 15e escadron du Train des équipages – plus connu
sous le nom de Fernandel et que le cinéma a rendu populaire dans de nombreux pays.
Cet improbable quatuor va parcourir le monde durant deux mois, jusqu’au 8 mai. La tournée
sera un franc succès.
Jusqu’au 31 décembre 1941, les Brigades Internationales du Rail verront arriver environ
7 500 recrues, venues par leur propre moyens ou en embarquant gratuitement sur des navires
marchands alliés. A la clef, un salaire fort correct en une période où le chômage est encore
endémique un peu partout dans les pays neutres. Les ouvriers viendront des quatre coins du
monde : 2 000 Brésiliens, 1 000 à 1 200 Angolais et Mozambicains (malgré l’opposition
théorique de Lisbonne), 700 Boliviens, 500 Paraguayens, divers autres Sud-Américains, ainsi
que des Finlandais, des Suédois, des Libériens, des Islandais et même 200 citoyens des Etats-
Unis – des Noirs pour la plupart.

7 mars
Impatience
Londres – Devant le peu de réaction apparente du Comité Uranium américain et à la lumière
des conclusions de la mission Tizard/Curie en septembre-octobre 1940, le Comité Concorde
conclut qu’il est impératif que Marcus Oliphant et Frédéric Joliot-Curie aillent en personne
présenter leurs derniers résultats aux scientifiques américains pour s’assurer qu’ils ont bien
pris conscience des enjeux de la question atomique. Irène Joliot-Curie sera également du
voyage.

15 mars
Sahara
Alger – Carnets du Professeur (et commandant) Jean-Jacques Barré (archives du CNRS)
« Retour de deux semaines de séjour au cœur du Sahara. Le site présélectionné par le
ministère convient parfaitement. Je vais préparer l’envoi du matériel disponible et la
construction du banc d’essai va pouvoir commencer. »

18 mars
L’Afrique du Nord sur de bons rails… et sur la bonne route
Près de Le Kef (Tunisie) – Lancement officiel du Trans-Maghreb. Plus d’une dizaine de
milliers d’ouvriers et ingénieurs participeront à ce titanesque projet routier et ferroviaire.
Durant les travaux, des accidents de travail feront 58 morts, ouvriers et techniciens, mais il
semble qu’une partie de ces morts aient été dues à des sabotages. Huit cas certains seront
découverts et leurs auteurs emprisonnés. Il s’agissait de membres du Parti National du Peuple
de Victor Arrighi.

19 mars 1941
Préparatifs du « plus grand projet »
Berlin – L’amiral Canaris a enfin un temps de répit entre deux crises. Il a appris la scène
pénible de la veille entre Hitler et Jeschonnek et les nouveaux contretemps au lancement
laborieux d’Ostmond, dont l’échec – probable – pourrait bien rejaillir sur l’Abwehr. Il est
urgent de se couvrir en flattant le « plus grand projet » du Führer. L’amiral n’a pas de mal à
faire approuver la création discrète, dans le cadre du “800e régiment d’instruction et de
construction Brandenburg”, de deux “bataillons auxiliaires” composés de volontaires
ukrainiens : l’un est appelé Nachtigal, rossignol (parce que ces Slaves sont d’excellents
chanteurs), l’autre est baptisé Roland, on ne sait plus pourquoi.
Officiellement, ces bataillons ne sont là que pour appuyer le contre-espionnage et les quatre
régiments de la police d’occupation en Pologne. En fait, les nationalistes ukrainiens – ou du
moins leurs chefs rivaux, Andriy Melnyk et Stepan Bandera – assurent que les 40 millions
d’Ukrainiens qui gémissent sous le joug soviétique seraient prêts à accueillir les Allemands en
libérateurs. A condition (mais ils ne l’expriment pas) que les SS évitent d’afficher trop
ouvertement leur mépris pour les “sous-hommes” slaves.
20 mars
Préparatifs du « plus grand projet »
Berlin – Chaque fois que Canaris avance un pion, le SS-Gruppenführer Heydrich, chef du
SD, en fait autant. Aujourd’hui, il obtient la signature de Keitel – au nom du Führer – pour un
accord négocié entre le SD et le quartier-maître général Eduard Wagner, responsable de
l’intendance et des services de l’arrière. Cet accord autorise les Einsatzgruppen (groupes
d’intervention) SS à éliminer les éléments hostiles à l’arrière d’un front encore à venir.
Encore une fois, c’est le « plus grand projet » d’Hitler qui se prépare.

22 mars
Deux femmes de tête
La mission d’information entreprise aux Etats-Unis par les Joliot-Curie et Marcus Oliphant,
du 13 mars au 8 avril 1941, se déroule pour l’essentiel à Washington. Les scientifiques alliés
acceptent cependant pendant ce séjour une invitation à Chicago qui va avoir une conséquence
inattendue…
Chicago Theatre, North State street, Chicago – Extrait du Journal de Guerre de Frédéric
Joliot-Curie, Berger-Levrault, 1950.
« Dans la salle de spectacle de style néo-baroque du Chicago Theatre, construite dans les
années 1920 et appelée à l’époque “Wonder Theatre of the World”, les orateurs se succèdent à
la tribune. Le discours d’Irène est visiblement attendu et sa conclusion très appréciée : « (…)
La résistance du peuple français opprimé et le combat de tous ceux qui sont libres forment un
tout qui est l’apport de la France à la cause commune des Alliés. Ces Alliés parmi lesquels se
trouvent à une place éminente la Pologne, pays avec lequel j’ai, comme le savez, des liens
familiaux étroits, mais aussi les Etats-Unis d’Amérique, alliés de cœur et amis de toujours de
la France, les Etats-Unis d’Amérique, pays de la démocratie qui m’accueille aujourd’hui. »1
Un tonnerre d’applaudissements éclate. La salle, en grande partie composée de fervents
soutiens du parti Démocrate, est persuadée qu’il y a dans ces derniers mots un clin d’œil
politique. Le fait que beaucoup soient des immigrés ou fils d’immigrés polonais ne fait
qu’accroître leur enthousiasme.
Le maître de cérémonie, Edward Joseph Kelly, maire démocrate et partisan convaincu du
“New Deal”, se lève, remercie l’oratrice pour sa prestation et annonce d’une voix tonitruante
de Monsieur Loyal (c’est l’habitude américaine) : « And now, Ladies and Gentlemen, it is my
privilege to introduce you… Mrs… Eleanor… Roosevelt !!! »
Une vague semble alors s’emparer de la salle où se déclenche ce que les Américains appellent
une “standing ovation” qui s’étend jusque dans les rangs des officiels. Mme Roosevelt est une
oratrice consommée, qui a souvent participé à des “meetings” où elle représentait son mari,
notamment pour soutenir le New Deal.
« Merci, Mesdames et Messieurs. Je suis très heureuse d’être ici ce soir parmi vous et très
honorée de prendre la parole après des personnes aussi éminentes que le professeur et prix
Nobel Madame Irène Joliot-Curie et les représentants du gouvernement polonais en exil et de
la communauté polonaise de notre grand pays.
Tous les orateurs étrangers invités ce soir vous ont expliqué pourquoi ils se battent et ce
qu’ils défendent, alors que leur pays subit la plus terrible des épreuves, l’occupation par un
ennemi cruel et sans pitié. Ils font ce qu’ils ressentent dans leur cœur comme étant juste et ils
ont raison, même s’il se trouvera toujours quelqu’un pour critiquer leurs choix. Je suis tout à
fait d’accord avec leur façon de voir les choses et c’est pourquoi je vais moi aussi écouter

1
Irène Joliot-Curie, dira son biographe Jean Lacouture, « fait du De Gaulle dans le texte – elle n’a pas choisi le
plus mauvais modèle. »
mon cœur et vous entretenir d’un combat qui représente beaucoup pour moi car il symbolise,
je le crois, l’âme même du peuple américain : la défense de la Liberté ! »
Mme Roosevelt explique ensuite sans ambages pourquoi les Etats-Unis doivent et devront
soutenir « de toutes les façons nécessaires » le combat pour la liberté des peuples polonais et
français. Elle conclut en annonçant qu’elle va s’employer à organiser avec toutes les
personnes de bonne volonté, sans s’arrêter à des critères partisans, une Fondation pour la
Liberté. Son auditoire, déjà tout acquis à sa cause, lui fait un triomphe.
Quelques minutes plus tard, dans le grand salon réservé aux invités où un buffet est servi,
Irène et moi-même faisons sa connaissance ainsi que celle de M. Wendell Wilkie2, venu lui
aussi de Washington participer à cette soirée organisée par la communauté polonaise pour
lever des fonds en faveur des réfugiés polonais. Entre les deux femmes, le courant semble
bien passer. Mme Roosevelt est très intéressée par le passé politique d’Irène, qui a été sous-
secrétaire d’Etat dans un pays où les femmes ne pouvaient ni voter ni être élues du peuple.
« Sous le ministère Blum, raconte Irène, l’Assemblée a voté à la quasi unanimité pour le vote
des femmes, mais le Sénat a toujours bloqué ce projet de loi. Je suis convaincue que cette
guerre va, comme la précédente, modifier de façon profonde la société française et que
l’heure est maintenant proche où les Françaises pourront s’exprimer dans les urnes sur le
destin de notre pays. »
L’action politique de Madame Roosevelt avant l’élection de son mari et son statut de première
“First Lady” à s’être impliquée aussi directement dans la vie politique conduit alors Irène à lui
poser de nombreuses questions. Pendant qu’elles conversent, je vois avec plaisir s’approcher
une vieille connaissance, qui n’appartient certes pas à la communauté américano-polonaise :
Enrico Fermi !
En quelques mots, Fermi m’apprend qu’il n’est pas là par hasard, mais qu’ayant eu vent de
notre présence et de celle de Mme Roosevelt à cette soirée, il a décidé d’en profiter pour faire
ce que les Américains appellent du “lobbying”. Irène et moi le présentons alors à Mme
Roosevelt, qui semble avoir déjà entendu parler de lui.
– Madame, attaque Fermi, je suis heureux de pouvoir vous entretenir d’un problème
concernant les autorisations de travail accordées aux étrangers sur le territoire américain.
Un problème dont Irène Joliot-Curie n’a pas dû oser encore vous parler, bien qu’elle soit
directement concernée…
– Irène, lance Mme Roosevelt en souriant, allez-vous m’expliquer ces mystères ? Une
question d’autorisation administrative ?
– C’est vrai, répond Irène, mais cette question touche aussi à la science, à la politique, à la
guerre et j’irai jusqu’à dire à la liberté du monde.
Eleanor Roosevelt a compris que nous n’allions pas lui demander un banal coup de pouce. Il
ne sera plus question de politique intérieure française ce soir, mais la discussion va se
prolonger fort tard, la First Lady posant la plupart des questions et Irène donnant la plupart
des réponses. J’ignore quelle influence exacte a eu cette discussion sur l’attitude américaine
concernant “Concorde”, mais notre cause a gagné une alliée pour pousser les Etats-Unis à
agir… et pour obtenir les autorisations administratives permettant à Irène de venir travailler

2
Wendell Wilkie, candidat malheureux à l’élection présidentielle de 1940 face à Roosevelt, sera en 1941 co-
fondateur avec Eleanor Roosevelt de la “Freedom House” : « Freedom House is an independent organization
that supports the expansion of freedom in the world. Freedom is possible only in democratic political systems in
which the governments are accountable to their own people ; the rule of law prevails and freedoms of
expression, association, belief and respect for the rights of minorities and women are guaranteed. » Wilkie, qui
fut démocrate pendant une bonne partie de sa carrière politique, apportera son soutien au Président Roosevelt
tout au long de la guerre et sera chargé de nombre de missions diplomatiques, en URSS et en Chine notamment.
dans le laboratoire de Fermi. Quant à Irène, elle s’est fait ce soir là une amie fidèle, avec qui
elle entretiendra une correspondance régulière3. »

3
Eleanor Roosevelt invitera Irène Joliot-Curie à assister à la première assemblée des Nations-Unies.

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