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EUSTACHE Margot Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Juin 2012

Les femmes du Prophète.


Prestige, politique et morale dans les débuts de l’islam,
619-678.

Mémoire de master 1 préparé sous la direction d’Eric Vallet


Master de recherche Histoire du monde méditerranéen médiéval
Spécialité pays d’Islam
EUSTACHE Margot Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Juin 2012

Les femmes du Prophète.


Prestige, politique et morale dans les débuts de l’islam,
619-678.

Mémoire de master 1 préparé sous la direction d’Eric Vallet


Master de recherche Histoire du monde méditerranéen médiéval
Spécialité pays d’Islam

2
Remerciements

Je remercie tout d’abord mon directeur de recherche, Eric Vallet, pour l’aide
qu’il m’a apporté tout au long de l’année et l’attention qu’il a porté à mon travail. Je
remercie également les professeurs qui nous ont suivi cette année, Françoise Micheau
et Christophe Picard, pour leur disponibilité et leurs conseils, ainsi que Ziad Bou Akl et
Houda Ayoub pour m’avoir donné le goût de l’arabe.
Je remercie les personnes qui ont partagé cette année de master avec moi, et
en particulier Noëmie et Audrey, pour tous les moments passés à échanger sur nos
sujets et leurs conseils avisés.
Je remercie tous ceux qui d’une manière ou d’une autre m’ont aidé à réaliser ce
mémoire : Cerise, Paul, Zacharie, Lucile et Hadrien.
Enfin, un grand merci à mes proches, qui m’ont soutenue et ont entendu parler
des femmes du Prophète durant un an en gardant jusqu’au bout un air très intéressé.
Merci en particulier à ma mère, Nathalie, qui non contente de m’apporter son soutien
tout au long de l’année, a également relu et corrigé mon mémoire.

Je dédie ce travail à ma mère et à mon frère Gabriel.

3
Introduction

« Le Prophète est plus proche de ses compagnons qu’ils ne le sont les uns des
autres ; ses épouses sont leurs mères1 ». C’est dans ce verset de la sourate « Les
Factions » (al-Azhab) que les femmes du Prophète sont pour la première fois
présentées comme les « Mères des Croyants » (Ummahāt al-mu‘minīn). Par ce terme, à
la dimension honorifique et symbolique indéniable, elles acquièrent un statut bien
distinct de celui des autres femmes musulmanes. Mais qui sont-elles ? Ce terme ne
s’applique pas à toutes les femmes que le Prophète a épousées. Khadīja bt. Khuwaylid
(m. 619), la première épouse de Muḥammad, ne fait notamment pas partie de ce
groupe. Selon Ibn Hishām (m.213 ou 218/828 ou 833), le Prophète aurait épousé treize
femmes, et aurait consommé son mariage avec onze d’entre elles2. L’historien al-
Ṭabarī (m. 310/923) avance quant à lui le nombre de quinze mariages, dont treize
ayant été consommés3 (cf. annexes 1 et 2). Les Mères des Croyants sont parmi elles les
neuf femmes qui ont survécu au Prophète, mort en 10/632. Il s’agit ainsi de Sawda bt.
Zam‘a (date de mort inconnue), ‘Ā’isha bt. Abī Bakr (m. 58/678), Ḥafṣa bt. ‘Umar (m.
45/665), Umm Salama bt. Abī Umayya (m. 60/679), Juwairiyya bt. al-Ḥārith (date de
mort inconnue), Umm Ḥabība bt. Abī Sufyān (44/664), Zaynab bt. Jaḥsh (20/641),
Ṣafiyya bt. Ḥuayy (m. 50/670 ou 52/672) et enfin Maymūna bt. al-Ḥārith (60/680 ou
61/681). Parmi ces femmes, qui ont été épousées par Mu ammad entre 619 et 629,
cinq sont issues de la tribu de Quraysh, celle du Prophète, deux de tribus bédouines, et
deux sont des juives capturées lors des expéditions militaires du Prophète et dont
l’affranchissement a constitué la dot. C’est exclusivement à ces neuf femmes que nous
nous intéresserons, car ce sont elles qui ont vécu la naissance et l’expansion d’un
islam politique, et qui ont été appelées à jouer un rôle au sein de la communauté
musulmane à partir de l’Hégire (1/622).

Epouses d’un homme dont la mission prophétique originelle se double bientôt


de responsabilités politiques considérables, pour la plupart issues de clans influents
d’Arabie, ces femmes font partie de l’histoire des débuts de l’islam. Elles en sont des

1
Coran, 33 :6
2
Sīra, p. 794
3
Ṭabarī, vol. IX, p. 126-127
4
acteurs, au même titre que les Compagnons du Prophète, ces hommes et ces femmes
qui ont cru en la prédication de Mu ammad, qui l’ont suivi et qui ont participé à ses
expéditions militaires. Certaines d’entre elles, à la personnalité fascinante, ont acquis
une réelle notoriété. C’est le cas de ‘Ā’isha, très certainement la mieux connue,
favorite de Mu ammad, fille du premier calife de l’islam Abū Bakr (m. 13/634) et
opposante du quatrième, ‘Alī b. Abī Ṭālib (m. 40/661), et également d’Umm Salama
par exemple. D’autres sont moins illustres, et n’apparaissent que rarement dans les
sources, car d’une manière générale, les traditionnistes ont eu tendance à mettre les
épouses de Mu ammad en retrait. Cela est certainement du au fait que les grands
textes de la Tradition valorisent l’action militaire et politique du Prophète plus qu’ils
ne mettent en avant sa vie personnelle, du moins à partir de l’Hégire4. Quelle est donc
la place qui est faite aux Mères des Croyants dans la Tradition musulmane ? Elles
apparaissent dans cette littérature comme des soutiens du Prophète, gardiennes de
son foyer et de son bien-être, des femmes à la moralité et à la piété élevées5. Elles
forment un groupe, comme l’indique le titre qui leur est octroyé, et vivent ensemble,
composant ainsi le harem du Prophète. Ce terme de « harem », qui revient
fréquemment dans notre étude, renvoie à la sphère domestique et privé. Il désigne
spécifiquement les appartements des femmes au sein d’une habitation, qui sont en
général interdits aux visiteurs étrangers6. Pourtant, il a également une connotation
politique, car il est souvent l’apanage des souverains7. Muḥammad est à son époque le
seul homme à posséder un harem, parce qu’en vertu d’une révélation coranique, il
peut épouser plus des quatre femmes permises par la Loi islamique.

La révélation coranique a fait du harem du Prophète un espace strictement


privé, exclusivement féminin, interdit aux hommes étrangers. Des versets enjoignent
ainsi aux hommes de ne s’adresser aux épouses de Muḥammad que derrière un voile
(ḥijāb), et à ces dernières de « rester dans [leurs] maisons »8. Seuls les hommes à qui le
mariage avec l’une des Mères des Croyants est interdit par la Loi islamique, ceux avec
qui elles ont des liens de parenté, ont l’autorisation de pénétrer dans leurs
appartements et de leur parler alors qu’elles ne portent pas de voile. Ces

4
C’est notamment le cas dans la Sīra d’Ibn Is āq/ Ibn Hishām et le Ta’rīkh al-rusul wa-l-mulūk de Ṭabarī.
5
Voir infra, p. 32-36.
6
« Ḥarīm », EI², t. III, p. 214.
7
Pour aller plus loin, voir DAKHLIA J., « Entrées dérobées : l’historiographie du harem », CLIO, Histoire,
femmes et sociétés [En ligne], 9 | 1999, http://clio.revues.org/282.
8
Ibid., 33 : 28-34 et 33 : 53-55.
5
prescriptions, ainsi que le rôle de soutiens du Prophète et de femmes de piété que leur
donne la Tradition, mettent en avant un harem moral, composé de femmes sacralisées
par leur statut de Mères des Croyants. Ce statut, qui leur donne une autorité
commune en tant que groupe spécifique, repose essentiellement sur le fait qu’elles ne
peuvent se remarier après la mort du Prophète. Les hommes musulmans sont leurs
fils, et sont donc liés à elles par des devoir filiaux : ils leur doivent respect et
obéissance.

Pour autant, leur rôle dans l’histoire des débuts de l’islam ne s’est pas cantonné
à la sphère privée de leurs appartements. La Tradition montre à plusieurs reprises ces
femmes interagir avec le reste de la communauté musulmane. Elles font partie de
l’élite musulmane, caractérisée par son adhésion à la prédication du Prophète dès son
commencement. Elles sont pour la plupart liées aux grands Compagnons de
Mu ammad, par des liens familiaux ou de fortes affinités. Dans une société où la
notion d’honneur (‘ird) et de prestige sont solidement ancrées, et où la primauté dans
l’islam est un incroyable facteur d’ascension sociale, être l’épouse du Prophète et
avoir été investie par la parole divine d’un rôle honorifique et sacré revient à acquérir
un pouvoir social manifeste. Le terme « pouvoir social » renvoie ici à la capacité
d’exercer une influence morale ou politique sur les membres d’une communauté
grâce au respect qu’on leur inspire. Leur statut de membre éminent de la maison du
Prophète les place au-dessus des autres croyants : liées à un impératif de pureté
morale9, elles deviennent des figures d’exemplarité pour toutes les femmes
musulmanes. En cela et selon le Coran, elles ne sont « comparables à aucune autre
femme10 ».

Quel rôle ont-elles donc exercé au sein de la communauté musulmane, étant


donné leur statut prestigieux et les liens qui les unissent à l’élite islamique ? La parole
divine leur a certes ordonné de demeurer dans le harem ou de ne sortir que
recouvertes de leur voile, mais ‘Ā’isha est par exemple connue pour avoir pris part à
la fitna, la première guerre civile que connaît l’empire islamique, entre 656 et 661. Cet
engagement dans les affaires politiques de la communauté musulmane est

9
« Ô vous les gens de la Maison ! Dieu veut seulement éloigner de vous la souillure et vous purifier
totalement. » Coran, 33 : 33.
10
Coran, 33 :32.
6
suffisamment spectaculaire pour tenir une place très importante dans la Tradition11.
Mais pour que la Mère des Croyants ait eu les capacités de rassembler des partisans
autour d’elle et de mener une bataille, il faut que sa place au sein de l’élite dirigeante
ait été solidement ancrée. Cela pose donc la question du rôle politique des femmes du
Prophète, rôle largement atténué dans les textes canoniques qui forment le corpus de
la Tradition islamique. Le terme « politique » renvoie ici à deux sphères distinctes
mais complémentaires : la sphère publique, qui souligne l’appartenance à une
communauté en construction, où les questions de légitimité dans la direction des
affaires publiques sont prégnantes, et la sphère plus restreinte des personnalités
influentes et décisionnaires qui constituent le cœur des cercles du pouvoir, en
l’occurrence le milieu des Compagnons du Prophète.

Pour étudier cet éventuel rôle politique, nous nous concentrerons sur la
période allant de 619 à 678. C’est en 619 que l’oncle du Prophète Abū Ṭālib s’éteint à
La Mecque. Il avait été son protecteur, empêchant les membres de la tribu de Quraysh,
qui dominaient la ville politiquement et financièrement, de s’en prendre à lui à cause
de sa prédication. C’est également à cette date que Mu ammad perd sa première
épouse, Khadīja. Cette femme, plus âgée que lui, avait été son premier soutien, et la
mère de tous ses enfants, excepté du fils que lui donne plus tard sa concubine Māriyya
la Copte mais qui décède en bas âge. Avec Khadīja, Mu ammad avait été strictement
monogame. Quelques mois après son décès, il épouse deux femmes, Sawda et ‘Āisha.
L’année 619 marque donc une rupture importante dans la vie du Prophète, car il doit
songer à quitter La Mecque et qu’il commence à constituer ce qui devient ensuite son
harem. La mort de ‘Ā’isha en 58/678 clôture notre étude. Sa défaite face à ‘Alī lors de
la fitna aurait également pu être une borne chronologique pertinente, mais il semble
intéressant d’étudier le devenir des Mères des Croyants après cet évènement. ‘Ā’isha
étant celle que les sources évoquent le plus, c’est la date de son décès qui a été choisie.

La question du rôle politique des femmes du Prophète est à mettre en étroite


corrélation avec celle de la place des femmes en général dans les débuts de l’islam.
Cette problématique a été débattue à de nombreuses reprises dans l’historiographie
contemporaine. Elle s’inscrit en général dans le débat suivant : l’islam a-t-il amélioré

11
Un volume de la traduction du Ta‘rīkh de Ṭabarī est consacré à l’engagement de ‘Ā’isha dans la fitna.
Voir infra p. 93-103.
7
la condition féminine en Arabie, ou l’a-t-il détériorée ? Il est normal que la question de
la place des femmes soit posée, et l’exemple des femmes du Prophète est à ce titre très
parlant puisqu’elles se situent à un moment charnière de l’histoire, c'est-à-dire au
moment de l’avènement d’une nouvelle religion qui redéfinit les rapports de genres. Il
n’y a pas de consensus sur le statut des femmes dans l’Arabie préislamique, car les
sources sont à peu près inexistantes. Au XIXe siècle et dans la première partie du XXe
siècle, Robertson Smith, Nabia Abbott et Gertrude Stern12 ont avancé l’idée d’une
société comprenant un système matriarcal important, avec des femmes pouvant avoir
un statut social élevé13. Barbara Stowasser avance quant à elle l’hypothèse qu’un
système majoritairement patriarcal avait cours en Arabie, en particulier dans les
villes, et que la condition féminine s’améliore dans les décennies précédant l’islam, ce
qui expliquerait pourquoi de nombreuses révélations coraniques instaurent de
nouveaux droits pour les femmes, en particulier au niveau de l’héritage14.

En ce qui concerne la question de l’islam et des femmes, deux courants se


distinguent très clairement. Le premier part du postulat que l’islam aurait détérioré la
condition féminine. La chercheuse Leila Ahmed est tout à fait représentative de ce
courant de pensée. Pour elle, l’islam a institué de nouvelles « normes socio-
sexuelles15 » très patriarcales qui ont renvoyé la femme à une unique condition de
mère et d’épouse. La critique principale que l’on peut faire à ce courant
historiographique est son apologétisme : il part des débuts de l’islam pour expliquer la
condition féminine contemporaine dans le monde arabo-musulman, ce qui oriente
nécessairement la pensée historique. La littérature féministe est également très
orientée puisque militante, mais n’est pas dépourvue d’intérêt, comme en témoigne
l’ouvrage de Fatima Mernissi, Le harem politique. Le second courant historiographique
est plus nuancé et considère en général que l’islam a amélioré la condition légale de la
femme notamment au niveau des droits familiaux, mais qu’il a en même temps limité
le droit des femmes à participer pleinement à la société. Barbara Stowasser et Jane I.
Smith sont représentatives de ce second courant historiographique. En ce qui

12
L’ouvrage le plus représentatif est celui de Gertrude Stern, Marriage in early islam, Royal Asiatic
Society, Londres, 1939.
13
Voir en particulier Nabia Abbott, « Pre-Islamic Arab Queens », The American Journal of Semitic
Languages and Literatures, vol. 58, n°1, 1941, p. 1-22.
14
Encyclopedia of Women & Islamic Cultures, 6 vol., Brill, Leiden, 2007, t. V, p. 196.
15
Leila Ahmed, « Women and the Advent of Islam », Signs, Vol. 11, No. 4, 1986, p. 665-691: « That is, the
establishment of Islam was marked by the institution of new sociosexual norms to at least the same
extent as by the institution of a new religion and polity. »
8
concerne plus précisément les femmes du Prophète, c’est Nabia Abbott16 et W. M.
Watt17 qui ont posé la question de leur rôle politique pour la première fois, en
évoquant notamment les aspects politiques des mariages du Prophète. Enfin, Denise
Spellberg a ouvert de nouvelles perspectives en étudiant la figure de ‘Ā’isha dans les
traditions sunnites et shī’ites, ceci en partant d’un point de vue littéraire18. Ses écrits
et ceux de Nabia Abbott font partie des ouvrages fondamentaux pour traiter le sujet
qui nous préoccupe.

Mais c’est avant tout sur les grands textes de la tradition musulmane que va
s’appuyer notre étude : le Coran, la Sīrat rasūl Allāh d’Ibn Isḥaq (m. 150/767) éditée par
Ibn Hishām (m. 213 ou 218/828-33), le Ṣaḥīḥ de Bukhārī (m. 256/870), et enfin le Ta’rīkh
al-rusul wa-l-mulūk, vaste chronique historique d’al-Ṭabarī (m. 310/923). De
nombreuses références seront également faites à l’Ansāb al-Ashrāf d’al-Balādhurī (m.
279/893) ainsi qu’aux Ṭabaqāt d’Ibn Sa‘d (m. 230/845), deux auteurs qui nous sont
malheureusement inaccessibles directement car non traduits en français ou en
anglais. C’est donc par le biais d’ouvrages d’historiens qu’ils seront cités dans ce
mémoire. Il n’est pas nécessaire de revenir ici sur la manière dont il convient de
traiter ces sources et notamment sur le recul critique qu’elles imposent, car ces
problématiques sont largement traitées dans la première partie de notre étude.
Précisons toutefois que compte tenu de la place que tient ‘Ā’isha dans la Tradition, la
plupart des récits concernant les femmes du Prophète viennent d’elle, ou la concerne.
Elle est par conséquent surreprésentée à la fois dans les sources et dans cette étude, ce
qui peut donner l’impression d’une mise en valeur permanente. Cela ne relève pas
d’un choix personnel, mais d’une limite imposée par les textes sur lesquels nous
travaillons.

Cette précision sur l’omniprésence de ‘Ā’isha dans la Tradition permet de


souligner un fait important. L’appellation « Mère des Croyants » ainsi que les
prescriptions coraniques particulières qui ne s’appliquent qu’aux femmes du Prophète
suggèrent l’idée d’un groupe assez homogène, caractérisé par sa place singulière dans

16
Nabia Abbott, Aishah, the Beloved of Muhammad, Chicago University Press, 1942.
17
W. M. Watt, Mahomet, Payot, Paris, 1958, 1959.
18
Denise Spellberg, Politics, Gender and the Islamic Past, : the Legacy of A’ïsha bint Abi Bakr, Columbia
University Press, New-York, 1994.

9
la communauté. En réalité, le harem du Prophète est profondément hétérogène. Il est
nécessaire d’insister sur ce point : toutes les Mères des Croyants n’ont pas la même
importance au sein de la communauté musulmane, et par conséquent dans les
sources. Ces femmes ne sont pas issues des mêmes clans, ni des mêmes milieux
sociaux. De ce fait, elles n’ont pas les moyens d’exercer la même influence au cœur de
l’élite musulmane, ni auprès du Prophète.

Si la Tradition musulmane et le texte coranique ont tendance à nous présenter


les Mères des Croyants comme des femmes dont le principal rôle est de servir d’appui
au Prophète dans sa mission prophétique, vivant principalement dans l’espace privé
du harem, les traditionnistes n’ont cependant pas pu passer outre leur rôle dans les
évènements qui ont conduit à la fitna, et dans la guerre civile elle-même. Alors que la
sphère politique semble être essentiellement réservée aux hommes dans les textes
que nous allons étudier, les Mères des Croyants y trouvent toute leur place. Comment
se construit donc leur légitimité politique ? Quels en sont les fondements ? Quelles
furent les réactions des contemporains des femmes du Prophète lorsque celles-ci
jouèrent un rôle politique de premier plan, et pourquoi la Tradition a-t-elle eu
tendance à l’atténuer ? Voilà les diverses interrogations qui guideront notre étude.

Pour y répondre, il est tout d’abord nécessaire de présenter plus amplement le


contexte de rédaction des sources sur lesquelles s’appuie cette étude. Nous étudierons
ainsi la manière dont est née la représentation profondément religieuse et morale du
harem du Prophète, à travers le contexte politique et idéologique des IX e et Xe siècles
et le processus de construction du genre qui est mis en place à cette époque là. Nous
dresserons un portrait de ce harem modèle tel qu’il est présenté dans les sources. Les
fondements du pouvoir politique des femmes du Prophète seront abordés dans une
seconde partie. Nous nous pencherons sur les différents liens qui unissent ces femmes
à l’élite musulmane, c'est-à-dire au milieu des Compagnons. Nous verrons dans quelle
mesure elles peuvent devenir un instrument politique, et quelles réponses sont
apportées à cet état des choses. Enfin, nous verrons comment, à la mort du Prophète,
ses épouses deviennent les garantes de l’intégrité de l’islam, acquérant ainsi un rôle
politique réel dont la participation de ‘Ā’isha à la première guerre civile musulmane
en constitue l’apogée. Pour finir, nous reviendrons sur le devenir des Mères des
Croyants après la fitna.
10
CHAPITRE I : LA CONSTRUCTION RELIGIEUSE ET MORALE
DU HAREM DU PROPHETE

11
1. Tradition, histoire et genre (VIIe-Xe siècle)

a. La construction d’un passé commun

L’écriture de l’histoire ne peut être dissociée du contexte idéologique et


politique dans lequel elle prend forme. Or, les sources sur lesquelles nous nous
appuyons pour étudier les débuts de l’Islam ont été compilées parfois plus d’un siècle
et demi après les évènements qu’elles relatent, alors que les enjeux qui traversent
l’umma, la communauté des croyants, ont profondément évolués.
Pour comprendre la manière dont l’histoire des premiers siècles de l’Islam est
traitée dans ces écrits, il est nécessaire de revenir sur l’histoire politique de la
communauté, depuis la mort du Prophète en 10/632, jusqu’à l’époque abbasside. Ce
sont en effet les enjeux politiques liés à sa succession qui sont déterminants à la fois
pour le devenir de l’Islam et pour l’orientation idéologique et religieuse des sources. Il
ne s’agit pas de présenter les évènements qui se sont déroulés entre 10/632 et le X e
siècle de manière exhaustive, mais de donner un cadre général de compréhension des
enjeux politiques qui traversent l’empire islamique à l’époque où nos sources ont été
rédigées.

En 10/632, Muḥammad s’éteint à Médine sans nommer de successeur pour le


remplacer comme chef politique de la communauté19. Abū Bakr (m. 13/634), son plus
proche compagnon et père de son épouse favorite ‘Ā’isha, parvient à se faire
reconnaître comme calife par les Anṣār, les Médinois alliés au Prophète, et les
Compagnons20. ‘Alī ibn Abī Ṭalīb (m. 40/661), le cousin et gendre du Prophète, et les
membres de son clan, les Banū Hashim, prêteront allégeance (bay’a) à Abū Bakr au

19
Les shī‘ites soutiennent quant à eux que le Prophète aurait nommé ‘Alī pour lui succéder, mais que les
droits de ce dernier auraient été usurpés par Abū Bakr. C’est ce que suggère un des ouvrages shī‘ites
dont les strates les plus anciennes remonteraient au II e/VIIIe siècle, le Kitāb al-Saqīfa. Cet ouvrage a
probablement été écrit par Sulaym b. Qays al-Hilālī, un proche de ‘Alī. Voir AMIR-MOEZZI, Le Coran
silencieux et le Coran parlant, sources scripturaires de l’islam entre histoire et ferveur, CNRS Editions, Paris,
2011, p. 23-29.
20
Ṭabarī, t. IX, p. 189-205. Les Compagnons sont les musulmans qui ont connu le Prophète, qui ont
participé à des campagnes militaires qu’il a dirigé, et qui ont la capacité de transmettre des traditions
directement du Prophète. Ce sont des personnages clés de l’histoire des débuts de l’islam, qui
constituent pour une large part l’élite musulmane de Médine. MURANYI M., « Ṣaḥāba », EI², t. VIII,
p. 856-857.
12
bout de six mois, témoignant ainsi de leurs réserves21, car ‘Alī se considérait comme le
successeur naturel du Prophète. L’expansion rapide de l’islam grâce aux conquêtes
transforme le visage de l’umma et la communauté musulmane s’enrichit très
rapidement. Les quatre premiers califes de l’Islam, Abū Bakr (11/632-13/634), ‘Umar
(13/634-24/644), ‘Uthmān (24/644-35/656) et ‘Alī (35/656-39/660) sont appelés les
califes Bien-Guidés (Rashīdūn). Leurs règnes sont marqués par l’expansion rapide de
l’empire islamique en même temps que par des crises politiques internes. C’est le
califat de ‘Uthmān qui précipite l’umma dans la première guerre civile de son histoire,
la fitna. Cet homme, membre de la famille des Umayyades, est entre autres griefs
rapidement accusé de népotisme22. C’est dans le milieu des Compagnons que naissent
les premières critiques à son égard, et ‘Alī en particulier prend rapidement parti
contre lui23. Finalement, ‘Uthmān est assassiné dans sa maison de Médine, et ‘Alī est
proclamé calife.

Pourtant, le cousin du Prophète se heurte bientôt à une double opposition.


Pour un certain nombre de raisons que nous étudierons plus tard, la veuve de
Muḥammad ‘Ā’isha et deux des plus éminents compagnons, Talḥa (m. 36/656) et al-
Zubayr (m. 36/656), se dressent contre lui et sont défaits en 36/656 à la Bataille du
Chameau. En 36/657, Mu‘āwiya, le gouverneur de la famille, membre de la famille des
Umayyades, affronte lui aussi ‘Alī, à la bataille de iffīn. A la suite d’un arbitrage
défavorable à ce dernier, Mu‘āwiya est proclamé calife en 39/660. Notre propos n’est
pas de détailler cette histoire politique complexe, mais de noter que deux partis
d’opposition naissent après cet arbitrage, le shī‘isme et le kharijisme. Celui qui nous
intéresse ici est le shī’isme, qui rassemble les partisans de ‘Alī. Les shī’ites considèrent
que la direction des affaires politiques et religieuses de l’umma doivent revenir aux
descendants du Prophète, c'est-à-dire à ‘Alī, marié à la fille de Muḥammad Fatima, et à
ses fils. Ils ne reconnaissent donc pas la légitimité des Umayyades, qui règnent sur
l’empire de 661 à 750, ni des Abbassides, qui prennent le pouvoir aux Umayyades en
750 à la suite d’un coup d’Etat.

21
SOURDEL D. et J., La civilisation de l’Islam classique, Arthaud, Paris, 1983, p. 32-33, DJAIT H., La grande
discorde, Gallimard, Paris, 2008, p. 52.
22
MADELUNG W. The Succession to Muḥammad, A study of the early Caliphate, Cambridge University Press,
Cambridge, 1997, p. 81.
23
DJAIT H., La grande discorde, Gallimard, Paris, 2008, p. 97.
13
Quel est l’impact de cette histoire politique sur l’élaboration des grands textes
de la Tradition musulmane ? La naissance d’un parti d’opposition shī‘ite par rapport à
une majorité de musulmans que l’on appelle sunnites24 à partir du Xe siècle est
déterminante pour l’interprétation des évènements qui se sont déroulés à la mort du
Prophète, car cela change la vision du destin politique et religieux de l’umma. On
assiste donc, quelques décennies après la mort du Prophète, à la mise en place d’un
processus de construction du passé, justifié par la volonté d’unifier la communauté
musulmane autour d’une histoire commune et conquérante. Ce processus ne se fait
pas sans heurts et sans oppositions, les musulmans divergeant sur l’interprétation de
l’histoire islamique.
La mise par écrit du Coran au cours du premier siècle de l’Islam en est un bon
exemple. La Tradition musulmane situe la collecte des versets du Coran sous le règne
des trois premiers califes de Médine. La rédaction du texte définitif aurait été achevée
sous ‘Uthmān, qui voulait éviter les divergences dans la récitation du Coran, les
musulmans étant dispersés dans les nouveaux pays conquis25. On peut aisément
comprendre tout l’intérêt qu’a eu la Tradition de présenter une telle version de la
mise par écrit de la parole divine, dont la chaîne de garantie est parfaite. Mais en
réalité, ce processus se serait déroulé sur un temps beaucoup plus long et dans un
cadre spatial bien plus étendu. La mainmise du pouvoir politique, d’abord des trois
premiers califes, puis des Umayyades sur la mise par écrit du Coran est avérée 26. Pour
les shī‘ites, des versets mettant en évidence la « légitimité politico-religieuse de ‘Alī

24
« Partisans de la Sunna (coutume du Prophète) et adhérents d’un système politico-religieux déniant
aux descendants de ‘Alī tout droit au pouvoir » D. et J. SOURDEL, La civilisation de l’Islam classique,
Arthaud, Paris, 1983, p. 481.
25
C’est en autre à al-Bukhārī que l’on doit la version officielle de la mise par écrit du Coran. Selon lui,
c’est en premier lieu Abū Bakr qui, à l’incitation de ‘Umar, charge Zayd Ibn Thābit, l’ancien secrétaire
de Muhammad, de collecter le Coran. Celui-ci rassemble alors toutes les révélations du Prophète qui
avaient été inscrites sur des supports divers et variés du vivant du Prophète ainsi que ce qui avait été
mémorisé. Il obtient de tout cela des feuillets qu’il donne à Abū Bakr. A la mort de ce dernier, les
feuillets reviennent à ‘Umar, qui les lèguent lui-même à sa fille Ḥafṣa, veuve du Prophète. Par la suite,
sous le règne de ‘Uthmān, le conquérant de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan Hudhayfa constate de
nombreuses divergences dans la récitation du Coran au sein de ses troupes. Hudhayfa demande alors à
‘Uthmān d’établir au plus vite un texte unique, pour « que les musulmans ne se mettent pas à diverger
sur le Coran ‘comme l’ont fait les juifs et les chrétiens’». Il n’y a pas de collecte à ce moment-là, celle-ci
ayant déjà été effectuée sous Abū Bakr. Zayd Ibn Thābit se contente de recopier les parchemins que
possède Ḥafṣa, sous le contrôle de trois compagnons qurayshites chargés de vérifier la qualité de la
langue employée. Des exemplaires de ce codex final sont envoyés dans toutes les cités garnisons de
l’empire, les autres versions du Coran sont détruites ou brûlées. Voir PREMARE A.-L., Aux origines du
Coran, questions d’hier, approches d’aujourd’hui, Paris, Téraèdre, 2004, p. 70-73.
26
‘Abd al-Malik particulièrement a eu tout intérêt à contrôler l’élaboration des écritures sacrées
lorsqu’il fut confronté au contre-califat d’Ibn al-Zubayr. PREMARE A.-L., Aux origines du Coran, questions
d’hier, approches d’aujourd’hui, Paris, Téraèdre, 2004.
14
et de ses descendants27 » auraient été volontairement écartés de la version officielle
du Coran. Se pose alors la question de la destruction de versets n’entrant pas dans le
Coran officiel par les hommes de pouvoir. Ces destructions avérées sont justifiées par
la nécessité de « garantir l’unicité d’un texte et la cohésion d’une communauté 28 ». On
constate donc dès le premier siècle de l’islam que la mise par écrit du livre sacré de
l’Islam répond déjà à des enjeux politiques en même temps qu’au besoin de produire
des écrits de référence pour garantir l’unité de l’umma.

Si le Coran est le premier guide de conduite pour les croyants, connaître la


geste du Prophète est également essentiel pour suivre sa Sunna, son comportement.
Avec le grand mouvement des conquêtes islamiques, les Arabes quittent la péninsule
Arabique pour s’installer dans les nouveaux territoires de l’empire. Ceux qui ont
connu le Prophète transmettent des récits (akhbār29) concernant sa vie, qui sont eux-
mêmes transmis par leurs descendants30. Très tôt, à partir des traditions qui circulent
dans l’empire, des biographies du Prophète (Sīra pluriel siyar ou maghāzī31)
commencent à être rédigées. Elles poursuivent plusieurs objectifs : construire l’image
de Muḥammad par rapport aux prophètes des autres communautés religieuses, le
décrire comme un chef d’Etat, replacer les révélations coraniques dans leur cadre
chronologique et enfin établir des normes de comportement pour une communauté
en pleine expansion32. Pour toutes ces raisons, Abdesselam Cheddadi dit que la Sīra a
« une importance capitale dans la formation de la conscience historique et dans
l’élaboration de l’écriture de l’histoire en islam.33 » La biographie d’Ibn Isḥāq (m.
150/767) est la plus célèbre. Editée par Ibn Hishām (m. 213 ou 218/828-33), elle
devient la biographie officielle de Muḥammad, connue sous le nom de Sīrat Rasūl Allāh.
Compilée 50 à 75 ans avant les grandes collections de hadīth-s et de chroniques

27
PREMARE A.-L., Les fondations de l’Islam, entre culture et histoire, p.287. Voir également AMIR-MOEZZI A.,
Le Coran silencieux et le Coran parlant, CNRS Editions, Paris, 2011, p. 16.
28
PREMARE A.-L., Aux origines du Coran, p.83.
29
Selon A.-L. Prémare, les akhbār (singulier khabar) sont « des ‘histoires’ au sens restreint et banal du
terme : des récits de circonstances, des anecdotes. Ces histoires sont présentées comme ayant été
l’occasion d’un dit, d’un proverbe, d’un fragment de poème, d’un comportement typique ou
exemplaire, etc., rapporté à un personnage ou à un évènement donné. Chaque khabar constitue une
unité autonome. », Aux origines du Coran, p. 48.
30
ROBINSON C., Islamic Historiography, Cambridge University Press, Cambridge, 2003, p. 20.
31
Sur le développement du genre de la biographie prophétique, voir CHEDDADI A., Les Arabes et
l’appropriation de l’histoire Emergence et premiers développements de l’historiographie musulmane jusqu’au
IIe/VIIIe siècle, Actes Sud, Paris, 2004.
32
RAVEN W., « Sīra »EI², t. IX, p. 686.
33
CHEDDADI A., Les Arabes et l’appropriation de l’histoire, p. 163.
15
historiques que nous allons aborder ensuite, l’élaboration de la Sīra, tout comme celle
du Coran, semble entrer dans une logique de consolidation de l’islam, peu après la
mort du Prophète, à une période où l’umma s’agrandit et où l’héritage de Muḥammad
doit être soigneusement conservé pour ne pas être altéré. Cependant, pour les
hommes de pouvoir, cette nécessité de promouvoir des textes de référence est
accompagnée, comme nous l’avons constaté, d’une volonté de contrôler ces écrits.

Car le contrôle des textes qui transmettent la parole divine ou la parole


prophétique s’avère crucial pour la question de la légitimité politique. Lorsque les
Abbassides renversent les Umayyades en 132/750, ils se présentent comme les
héritiers légitimes du Prophète, descendants de son oncle al-‘Abbās, et « susceptibles à
ce titre de se poser en représentants et défenseurs d’une parfaite orthodoxie 34. » Mais
ils se heurtent bientôt au renforcement politique du shī‘isme. A la fin du IIIe/IXe siècle,
les shī’ites sont implantés au Ṭabaristān. Au IVe/Xe siècle, ils sont également présents
en Irak et en Egypte35. Les Abbassides et les shī‘ites prétendent ainsi au califat, et
cherchent à appuyer leur légitimité sur la période prophétique et les évènements
survenus à la mort de Muḥammad. Pour présenter simplement les choses, nous dirons
que les Abbassides défendent la prééminence des califes rashīdūn et s’inscrivent dans
leur sillage, tandis que les shī‘ites considèrent que seul ‘Alī et ses descendants peuvent
prétendre au califat, et que les autres califes ont usurpé les droits des membres de la
famille du Prophète. Les traditionnistes et les historiens ne peuvent donc éviter de
prendre parti dans leurs écrits, qui sont ainsi nécessairement orientés. Les Abbassides
sont-ils des usurpateurs ou des prétendants légitimes à l’institution califale ? Cette
question se retrouve en filigrane dans chaque texte surtout à partir du IX e siècle36,
époque à laquelle se produit une rupture historiographique majeure.

Les IIIe/IXe et IVe /Xe siècles marquent une rupture dans l’historiographie
islamique, car c’est durant cette période que le vaste corpus de traditions qui circule
dans l’ensemble de l’empire est rassemblé dans des collections de hadīth-s et dans de
grandes chroniques historiques37. Ces collections deviennent rapidement des

34
SOURDEL D. et J., La civilisation de l’Islam classique, p. 55.
35
SOURDEL D. et J., La civilisation de l’Islam classique, p. 157-158.
36
HUMPHREYS R. S. « Ta’rīkh », EI², t. X p. 291.
37
Six grands corpus de hadīth-s appelés à devenir canoniques sont compilés à cette période, parmi
lesquels ceux d’al-Bukhārī (m. 870) et de Muslim (m. 875). Le Ta’rīkh al-rusul wa-l-mulūk d’al-Ṭabarī
16
autorités, dans la mesure où aucun travail d’envergure n’est mené par la suite pour
apporter de nouvelles traditions à celles ayant déjà été transmises par les
compilateurs en question38. En effet, la majeure partie des textes antérieurs au IIIe/IXe
siècle, excepté bien sûr le Coran et la Sīra d’Ibn Isḥaq/Ibn Hishām, n’est parvenue
jusqu’à nous que grâce à ces collections, qui additionnent en général les traditions sur
un même sujet ou un même évènement les unes à la suite des autres39. Peut-on pour
autant en déduire que les compilateurs se sont contentés de transmettre des akhbār en
les classant par thème ou par ordre chronologique sans rien apporter ? Non, car les
savants de cette époque font des choix lorsqu’ils compilent des traditions. Ils
sélectionnent les akhbār, les arrangent, les fusionnent parfois pour en créer de
nouveaux. Ce processus de recomposition de la tradition relève de choix idéologiques
en rapport avec le contexte politique que nous venons d’évoquer40.

En ce qui concerne les ḥadīth-s, l’élaboration de grandes collections qui


rendent obsolètes les anciens recueils s’explique par plusieurs raisons. Elle répond
d’abord au besoin de se référer à une autorité lorsque de nouveaux problèmes
juridiques se posent et que le Coran ne suffit pas à y répondre41. Elle s’inscrit ensuite
dans un contexte d’affrontement entre les juristes partisans du jugement personnel
(ahl al-ra’y) et les juristes partisans de la transmission (ahl al-ḥadīth)42. Enfin, les ḥadīths
d’al-Bukhārī, sur lesquels nous allons nous appuyer tout au long de cette étude, et
ceux de Muslim répondent à une exigence de véracité. Ils ne contiennent que des
traditions classées comme saines (ṣaḥīḥ)43, c'est-à-dire répondant à des critères très
précis d’authenticité. Ces collections qui deviennent canoniques au IVe/Xe siècle sont
sunnites. Elles considèrent donc les quatre premiers califes de l’islam tout à fait
légitimes. Les shī‘ites ne reconnaissent pas ces recueils, car ils possèdent leurs propres

(m. 310/923) et le Futūḥ al-Buldān et l’Ansāb al-Ashrāf d’al-Baladhūrī (m. 279/893) sont les chroniques
historiques de référence. ROBINSON C., Islamic Historiography, p. 32.
38
HUMPHREYS R. S., « Ta’rīkh », EI², t. X, p. 291.
39
Cela est particulièrement visible chez Ṭabarī, qui est une de nos sources principales. Certaines de ces
traditions sont contradictoires, ce qui montre que l’objectif de l’historien était de rapporter des
témoignages sur l’histoire des débuts de l’islam, même si ces témoignages n’étaient pas unanimes.
BOSWORTH C. E., « al-Ṭabarī », EI², t. X, p. 14.
40
ROBINSON C., Islamic Historiography, p. 36.
41
ROBSON J., « Ḥadīth »EI², t. III, p.24.
42
BROWN J., The Canonization of al-Bukhārī and Muslim, Brill, Leiden, Boston, 2007, p. 50.
43
Ibid., p. 51-52.
17
hadīth-s, ne considérant comme recevables que les traditions transmises par les
membres de la famille de ‘Alī44.

Les grandes chroniques historiques rendent obsolètes les autres techniques


d’écriture, comme les monographies. Ṭabarī, en rapportant les traditions de toutes les
autorités des débuts de l’islam, s’inscrit dans la défense de la prééminence des califes
rashīdūn. En soutenant également les droits de ‘Alī au califat, il a été accusé de
sympathies shī‘ites, alors même qu’il s’inscrit plutôt parmi les tenants d’un islam
« orthodoxe »45. Les ouvrages de Ṭabarī et ceux de Balādhurī constituent l’apogée des
travaux historiques de la période classique, car ils transmettent les traditions des 200
années précédentes et marquent de leur empreinte la manière dont les musulmans
sunnites perçoivent la période des débuts de l’islam46. Ces chroniques historiques, tout
comme les ḥadīth-s ou la Sīra d’Ibn Isḥāq/Ibn Hishām, visent surtout à construire un
passé commun et à renforcer l’umma par l’affirmation de son destin politique et
religieux, à une période où son unité est menacée par les mouvements dissidents
shī‘ites. Voila le cadre dans lequel s’inscrit l’élaboration des sources que nous allons
étudier, et qui sont ainsi très influencées par tous les conflits politiques qui traversent
l’histoire des débuts de l’islam.

b. La construction du genre : naissance des Mères des Croyants

Si le contexte politique au sein duquel nos sources ont été compilées est
extrêmement important, le contexte socioculturel n’est pas moins essentiel. La place
des femmes dans la société abbasside a un impact sur la manière dont les femmes sont
représentées dans les sources. Les écrits sur les femmes en islam abondent dans
l’historiographie contemporaine, notamment grâce à l’essor des gender studies, et s’ils
sont très utiles pour travailler sur la construction du genre dans l’historiographie
islamique, ils restent néanmoins contestables sur un point : ils défendent souvent
l’idée que l’islam a détérioré la condition féminine. Leila Ahmed, sur qui nous allons

44
AMIR-MOEZZI A., Le Coran silencieux et le Coran parlant, CNRS Editions, Paris, 2011, p. 16. Parmi les
recueils de hadīth-s shī‘ites, nous pouvons citer ceux d’al-Kulīnī (m. 328/939) et d’al-Qummī
(m.381/991), ROBSON J., « adīth »EI², t. III, p. 25.
45
BOSWORTH C. E., « al-Ṭabarī », EI², t. X, p. 11-16.
46
HUMPHREYS R. S., « Ta’rīkh » EI², t. X, p. 291.
18
nous appuyer en parti, fait partie de ce courant47. Dans son ouvrage Women and Gender
in Islam, Historical Roots of a Modern Debate, elle affirme que l’islam « reformule
fondamentalement le lien pouvoir-sexualité des hommes et des femmes48 » au profit
des hommes, et que les réformes sociétales introduites par l’islam, en mettant en
valeur la patrilinéarité, ont conduit à un effacement des femmes de la vie publique.
Cette analyse, qui peut se défendre, n’est cependant pas dénuée d’un certain
essentialisme puisqu’elle suggère que c’est la religion musulmane en elle-même qui
est défavorable aux femmes. Or, rien dans le Coran par exemple n’interdit aux femmes
d’exercer un rôle dans la vie publique. Il semble alors préférable d’étudier le contexte
social et socioculturel dans lequel s’est épanoui l’islam au cours des premiers siècles
pour mieux comprendre les évolutions de la condition féminine, ce que nous allons
faire ici.

Comme nous l’avons déjà souligné, les femmes du Prophète jouissent d’un
grand prestige dans la communauté musulmane. Le titre de « Mères des Croyants »
(Ummahāt al-mu’minīn), les sacralise, mais leur impose en même temps un certain
nombre de règles de comportement, parmi lesquelles l’obligation de se voiler et de
rester dans leurs maisons49. Ce sont des pratiques exogènes, qui n’avaient pas cours en
Arabie au VIIe siècle, et que le Prophète aurait pu observer lors de ses voyages
commerciaux en Syrie. Ces prescriptions ne s’appliquent qu’à elles. Pourtant, aux IXe
et Xe siècles, à l’époque où nos sources principales sont compilées, elles sont devenues
la règle pour la plupart des femmes musulmanes dans l’empire abbasside. Comment
expliquer cela ? Denise Spellberg50 et Leila Ahmed51 donnent deux raisons à cela, qui
semblent assez vraisemblables. La première tient à l’expansion du domaine de l’umma

47
Dans les années 1990, Leila Ahmed organise un séminaire comparatiste sur le rôle des femmes dans
différents contextes historiques. En ce qui concerne les femmes en islam, elle se focalise sur les
différences entre la période préislamique et les débuts de l’islam pour affirmer que, globalement,
l’avènement de l’islam a été défavorable à l’épanouissement de la condition féminine en Arabie.
Encyclopedia of Women & Islamic Cultures, t. V, p. 197.
48
AHMED L., Women and Gender in Islam, Historical Roots of a Modern Debate, Yale University Press, 1992,
p. 45 « Islam fundamentally reformulated the nexus of sexuality and power between men and women. »
49
Coran 33 :53-55 et 33 :33.
50
SPELLBERG D., « History Then, History Now: the Role of Medieval Islamic Religio-Political Sources in
Shaping the Modern Debate on Gender » in Beyond the Exotic, Women’s Histories in Islamic Societies, ed. by
EL-AZHARY SONBOL A., Syracuse University Press, 2005, p. 3-14.
51
AHMED L., “Early Islam and the Position of Women, the Problem of Interpretation” in Women in
Middle Eastern History, Shifting Boundaries in Sex and Gender ed. by Keddie N. and Baron B., Yale University
Press, Londres, 1991, pp.58-73 et Women and Gender in Islam, Historical Roots of a Modern Debate, Yale
University Press, 1992.
19
au moment des conquêtes islamiques. Dans les grands centres urbains où s’installent
les conquérants, en Egypte ou en Perse par exemple, les sociétés sont plus restrictives
envers les femmes. Le voile et la réclusion sont des usages sassanides et byzantins, que
les musulmans appliquent ensuite à leurs propres femmes52. La tradition du harem est
très présente en Perse, et s’impose dans l’empire abbasside. Sous Harūn al-Rašid (786-
809), c’est une tradition bien établie53. En adoptant ainsi les usages des sociétés
conquises, les musulmanes se voient imposer des pratiques qui n’étaient de mise dans
la communauté musulmane primitive. Recluses, elles ne peuvent guère exercer de
rôle dans les affaires de la communauté.

La seconde raison tient à l’interprétation du Coran dans les siècles suivants la


mort du Prophète. Si en effet le Coran dit que : « Les hommes ont autorité sur les
femmes en vertu de la préférence que Dieu leur a accordée sur elles »54, il instaure
cependant un égalitarisme dans la pratique de la religion et face à Dieu 55. Pour Ahmed,
cette égalité spirituelle aurait tempéré les tendances androcentriques de l’islam, la
condition féminine étant plus avantageuse au VIIe siècle qu’au Xe siècle. C’est au
IXe siècle que les historiens placent l’émergence de la question du genre dans
l’historiographie islamique, les savants devant construire un passé commun en
définissant en même temps les rôles de chacun dans la société56. Or, à cette époque, la
parole divine est interprétée par les hommes et pour les hommes. Ces hommes
s’inscrivent dans un contexte social au sein duquel les femmes ont perdu un certain
nombre de leurs prérogatives. Si les Qarmates ou les soufis cherchent à maintenir
l’égalitarisme premier entre hommes et femmes, ce n’est pas le cas des tenants d’un
islam « orthodoxe », ceux-là même qui compilent à l’époque abbasside les textes qui
servent de base à la pratique de l’islam comme les ḥadīth-s par exemple57.

Dans ce processus de construction d’un passé commun et d’élaboration de


rôles genrés au sein de la société émerge également le besoin de créer des modèles.
Les préceptes et les pratiques de Muḥammad sont considérés comme l’exemple à
suivre par les musulmans. Il est donc logique qu’un modèle féminin soit également

52
AHMED L., Women and Gender in Islam, p. 45.
53
LEVY R.,The Social Structure of Islam, Routledge, Londres, 2000, p. 127.
54
Coran 4 :34.
55
Ibid., 33 :35.
56
SPELLBERG D., « History Then… », Beyond the Exotic, p. 4.
57
AHMED L., « Early Islam and the Position of Women… », Women in Middle Eastern History, p. 58.
20
défini. Ce sont donc ses femmes qui sont choisies pour incarner un idéal féminin type.
Tout d’abord, leur statut de « Mères des Croyants » les désigne tout naturellement à
endosser ce rôle. Placées au dessus des autres croyantes dans la sourate 33 58, elles
deviennent de ce fait l’idéal vers lequel tendre. Les hadīth-s exaltent également la
figure de certaines épouses de Muḥammad, comme Khadīja et ‘Ā’isha :
« D’après Abou-Horaïra, Gabriel vint trouver le Prophète et lui dit : « Ô Envoyé
de Dieu, cette Khadidja va t’apporter un vase dans lequel il y aura de la graisse.
Quand elle te l’apportera, salue-la de la part du Seigneur et de la mienne, et
annonce lui qu’elle aura dans le Paradis une maison de perle où elle ne sera
troublée par aucun bruit, ni par aucun soucis du ménage. »59

Il est également dit :


« D’après Abou-Mousa-El-Ach‘ari, l’Envoyé de Dieu a dit : « Il y a eu un grand
nombre d’hommes parfaits ; mais, parmi les femmes, les seules parfaites ont
été : Mariam, fille d’Imrān, et Asiya, la femme de Pharaon. Quant à la
supériorité d’Aïcha sur les femmes (musulmanes), elle est comme celle du tsarīd
sur tous les autres mets. »60

On peut ainsi constater que les femmes du Prophète sont naturellement amenées à
devenir des modèles. Si elles ne sont pas « parfaites », pour reprendre le terme
employé dans le Ṣaḥīḥ de Bukhārī, elles sont tout de même légitimées dans ce rôle par
le Coran et la parole du Prophète. Etant donné que les prescriptions coraniques qui les
concernent doublent leur grâce au Paradis si elles y obéissent61, leur droiture morale
est à la base de leur statut de modèle. Comme nous l’avons constaté, c’est leur
précédent qui sert d’exemple pour l’application de la sharī’a. Barbara Stowasser note
même que les femmes du Prophète éclipsent les autres modèles féminins sacrés dans
le Coran et les traditions prophétiques, ainsi que dans les textes de la tradition
musulmane62. Enfin, il est intéressant de constater que les shī‘ites exaltent quant à
eux la figure de Fāṭima, la fille du Prophète et épouse de ‘Alī63. Cela s’explique par le

58
Coran 33 :32 « Ô vous, les femmes du Prophète ! Vous n’êtes comparables à aucune autre femme. »
59
Bukhārī, t. III, p. 15.
60
Bukhārī, t. II, p. 625.
61
Coran 33 :30 « Nous accorderons une double récompense à celle d’entre vous qui est dévouée envers
Dieu et son Prophète. »
62
STOWASSER B., Women in the Qur’an, traditions and interpretations, Oxford University Press, 1994.
63
VECCIA VAGLIERI L. « Fāṭima », EI², t. II, p. 861-870.
21
fait qu’elle soit la mère des descendants de ‘Alī, mais également parce qu’il leur est
impossible de révérer ‘Ā’isha, qui a combattu ‘Alī en 656 et qui est donc à ce titre une
des figures les plus honnies du shī‘isme.

Ainsi, le contexte idéologique, politique et socioculturel est essentiel pour


comprendre la manière dont la vie du Prophète, celle de ses épouses et leurs
interactions avec les membres de l’élite musulmane sont présentées à travers nos
sources, car il s’agit d’une littérature orientée, même si aucun parti pris n’est
clairement annoncé. Mais ces textes sur lesquels nous travaillons présentent-ils tous
les femmes du Prophète de la même manière ? Comment se caractérise cet archétype
féminin? C’est ce que nous allons à présent étudier.

2. L’évolution de la représentation des femmes du Prophète


dans les sources

a. Dans !e Coran et la Sīra

Le Coran et la Sīra sont les deux sources les plus anciennes de notre corpus. Ce
sont également celles qui font autorité : le Coran, en tant que livre saint de l’islam, est
bien sûr considéré comme sacré, puisqu’il contient la parole divine. Sans posséder la
sacralité du Coran, la Sīra est également un texte fondateur tant pour l’histoire de
l’islam que pour la religion en elle-même, car c’est elle qui a construit l’image de
Muḥammad. Le point commun entre ces deux textes est qu’ils ne parlent que très peu
des épouses du Prophète. Pourtant, les représentations qu’ils en donnent se
complètent assez bien.

Le Coran est riche en prescriptions légales concernant les femmes, ce qui


montre à quel point ce sujet était important dans la société arabe du VII e siècle64.
Pourtant, aucune femme n’est citée nominalement dans le texte coranique à
l’exception de Marie, la mère de Jésus. Cela vaut également pour les épouses de

64
Le Coran améliore la protection des femmes en Arabie. Parmi les prescriptions légales les plus
emblématiques du renforcement du statut des femmes, nous pouvons citer la condamnation de
l’infanticide féminin (16 : 57-59), l’interdiction d’empêcher une femme de se remarier pour s’accaparer
sa richesse en cas de veuvage (4 :19), la capacité à hériter (4 : 7-14)…
22
Muḥammad, qui sont désignées comme les « Mères des Croyants » et les « femmes du
Prophète ». A s’appuyer uniquement sur le Coran, ces femmes formeraient un groupe
complètement homogène, qui n’est d’ailleurs pas strictement défini puisque la
tradition a par la suite dû déterminer à qui s’appliquait ce statut de Mères des
Croyants. Qu’est-ce qui les distinguent des autres croyantes ? La réponse est donnée
dans la sourate 33, intitulée « Les Factions » (al-Azhab). La première mention des
femmes du Prophète, comme nous l’avons déjà vu dans l’introduction, est faite au
verset 6 de cette sourate : « Le Prophète est plus proche des croyants qu’ils ne le sont
les uns des autres ; ses épouses sont leurs mères. » Puis, plus loin dans la sourate, sont
définies les obligations et les grâces attribuées à ce groupe de femmes :
« Ô vous les femmes du Prophète ! Celle d’entre vous qui se rendra coupable d’une
turpitude manifeste, recevra deux fois le double du châtiment. Cela est facile pour
Dieu.
Nous accorderons une double récompense à celle d’entre vous qui est dévouée envers
Dieu et son Prophète, à celle qui fait le bien, et nous lui avons préparé une noble part.
Ô vous les femmes du Prophète ! Vous n’êtes comparable à aucune autre femme. Si
vous êtes pieuses, ne vous rabaissez pas dans vos propos afin que celui dont le cœur
est malade ne vous convoite pas.
Usez d’un langage convenable, restez dans vos maisons, ne vous montrez pas dans vos
atours comme le faisaient les femmes au temps de l’ancienne ignorance. Acquittez-
vous de la prière ; faites l’aumône ; obéissez à Dieu et à son Prophète. Ô vous les gens
de la Maison ! Dieu veut seulement éloigner de vous la souillure et vous purifier
totalement. »65

On le voit, ce sont la piété et l’obéissance de ces femmes qui sont ici soulignées. Sont
d’ailleurs significatifs de leur statut différent des autres croyants le double châtiment
ou la double récompense qui leur sont promis. Leur prestige est ici lié à leur bonne
pratique de la religion et au dévouement dont elles font preuve envers Dieu et
Muḥammad. Les femmes du Prophète représentent de plus le seul groupe à qui le
Coran adresse une injonction directe. Un dernier ensemble de versets précise ensuite
les obligations des autres croyants vis-à-vis des épouses du Prophète. Parmi elles, on
peut citer l’interdiction de pénétrer dans la maison du Prophète sans y avoir été invité
et d’y rester jusqu’à une heure trop tardive, le fait de ne pouvoir adresser la parole à
une Mère des Croyants que derrière un voile (hijāb), et l’interdiction d’épouser une
des femmes du Prophète après la mort de celui-ci66. Nous étudierons en détail le

65
Coran, 33 : 30-33.
66
Ibid., 33 : 53-55.
23
contexte de révélation de ces différents versets plus tard, mais il est intéressant de
noter que ces prescriptions ne s’appliquent qu’aux hommes.

Deux autres versets doivent être également étudiés, car ils ont été révélés,
selon l’exégèse sunnite, pour éclaircir des évènements dans lesquels les épouses de
Mu ammad ont été impliquées. Le premier de ces versets est celui qui autorise le
mariage de ce dernier avec Zaynab bt. Ja sh, la femme répudiée de son fils adoptif
Zayd. Il s’agit du verset 37 de la sourate 33. Le second, que l’on trouve à la sourate 24,
versets 11 à 16, est celui qui établit l’innocence de ‘Ā’isha lorsqu’elle est accusée
d’adultère67. Les deux femmes ne sont pas nommément citées dans ces versets, qui ont
été révélés à des moments où la parole divine était le seul recours. Dans le cas de
Zaynab, Muḥammad ne pouvait pas l’épouser parce qu’elle était mariée à son fils
adoptif, considéré comme son fils naturel dans la coutume arabe. Il aurait alors violé
ses propres lois. Il ne pouvait pas non plus établir avec certitude la preuve de
l’innocence de ‘Ā’isha face aux calomnies dont elle était victime, ce qui explique en
partie les divergences d’interprétation de ces versets.
Les épouses du Prophète forment donc dans le Coran un groupe homogène, lié
par des obligations communes. On ne sait rien de leurs personnalités, de leur nombre,
on ne connaît même pas leur nom. Mais tous ces versets sont extrêmement
importants pour comprendre la place qui leur est accordée dans la tradition
musulmane.

Les femmes du Prophète sont peu présentes dans la Sīra, mais, à la différence
du Coran, elles n’y forment pas un groupe homogène anonyme. Les traditions à leur
sujet sont rares et éparses. Comment expliquer cela ? Par la nature du texte, tout
d’abord. La Sīrā appartient au genre littéraire des maghāzī-sīra, qui mêle biographie du
Prophète et récits de ses expéditions militaires, expéditions qui mettent en valeur le
triomphe final de l’islam sur les païens et les autres monothéismes68. Dans son étude
sur l’émergence de l’historiographie islamique, Abdesselam Cheddadi soutient très
justement qu’il y a deux dimensions dans la Sīra : une dimension biographique,

67
L’exégèse shī‘ite considère que ce verset ne s’applique pas à ‘Ā’isha mais à Māriyya la Copte,
concubine du Prophète elle aussi soupçonnée d’adultère.
68
Pour aller plus loin dans l’étude de la Sīra, voir CHEDDADI A., Les Arabes et l’appropriation de l’histoire.
Emergence et premiers développements de l’historiographie musulmane jusqu’au II e/VIIIe siècle, Actes Sud, Paris,
2004.
24
centrée sur la figure du Prophète, et une dimension historiographique, où la Sīra
devient le récit d’un évènement total, celui de l’avènement de l’islam, dans lequel
Muḥammad perd sa prépondérance pour laisser la place à la parole divine et aux
hommes à qui s’adresse ce message69. Ceci explique pourquoi dans la Sīra, les femmes
du Prophète n’apparaissent que comme des acteurs secondaires, cités ça et là dans le
texte sans beaucoup de détails sur leur statut social. Pourquoi cela ? Parce que le texte
s’organise essentiellement autour de la vie de Mu ammad, de ses expéditions
militaires, et de l’action des grands Compagnons, pour glorifier l’islam et non le
Prophète lui-même. Par conséquent, sa vie intime n’est abordée que
superficiellement, et uniquement lorsqu’elle a un lien direct avec un évènement
militaire ou politique marquant.

Le harem du Prophète en tant que tel n’est pas représenté dans la Sīra. Ses
épouses ne sont pas mises en avant comme étant les Mères des Croyants, et peu de
traditions nous parlent du harem. Les femmes de Mu ammad n’ont pas d’importance
en elles-mêmes dans le texte. Les traditions à leur sujet et celles qu’elles transmettent
n’ont qu’un but : glorifier Muḥammad et l’islam. Dans la plupart des cas, elles ne sont
citées que lorsqu’elles ont un lien avec une expédition militaire, parce qu’elles ont été
épousées à cette occasion70 ou parce qu’il s’est produit quelque chose les concernant71.
Elles transmettent également des traditions en rapport avec la situation des
musulmans avant l’Hégire72, ainsi que des détails sur la vie spirituelle du Prophète,
comme les signes de la Prophétie ou le récit de son voyage nocturne à Jérusalem 73.
‘Ā’isha et Umm Salama sont les femmes les plus citées, car ce sont elles qui
transmettent le plus de traditions sur le Prophète, comme dans les autres sources
étudiées. Enfin, les épouses du Prophète servent d’intermédiaires entre leur époux et
des membres de leur famille, en particulier leurs pères. On voit ainsi Umm Ḥabība
empêcher son père Abū Sufyān de s’asseoir sur le tapis du Prophète, ou Umm Salama
tenter d’intercéder auprès de Muḥammad pour qu’Ibn Abī Umayya et Abū Sufyān le
rencontrent74. Il n’y a donc dans la Sīra aucune indication sur le fonctionnement du

69
Ibid., p. 227.
70
C’est le cas de Juwairiyya, Ṣafiyya et Maymūna. Sīra, p. 493, 511, 531.
71
Sawda provoque la colère du Prophète en réprimandant des prisonniers de Badr pour leur manque de
bravoure, ‘Ā’isha désire affranchir un prisonnier. Ibid., p. 309, 667.
72
Ibid., p. 150-152, 171, 213, 223-4.
73
Ibid., p. 105, 181, 183.
74
Ibid., p. 543, 546.
25
harem ou sur les rapports entre Mu ammad et ses épouses. La seule exception à cela
est le moment où ‘Ā’isha parle des accusations d’adultère auxquelles elle à du faire
face75 et les traditions concernant la dernière maladie du Prophète, qu’il passe entouré
de ses proches dans l’appartement de ‘Ā’isha76. Ce n’est que dans les notes d’Ibn
Hishām que l’on trouve une liste complètes des femmes du Prophète 77, ce qui
démontre bien qu’elles ne sont que des acteurs secondaires dans l’histoire racontée
par la Sīra, qui est celle de la victoire de l’islam sur les autres monothéismes, grâce à la
parole divine et aux actions du Prophète. Ce n’est donc ni dans le Coran ni dans la Sīra
que l’on peut obtenir des renseignements sur le harem du Prophète en lui-même, bien
que ces textes soient extrêmement important pour notre sujet puisque ce sont eux qui
constituent la base de la tradition musulmane. C’est donc dans d’autres sources qu’il
faut aller chercher pour s’intéresser plus précisément à la question de la vie du
harem.

b. Les hadīth-s de Bukhārī et le Ta’rikh de Ṭabarī

Ces deux sources sont extrêmement riches, tant par leur contenu que par leur
manière d’aborder la question des femmes, et a fortiori des femmes du Prophète. Le
caractère anecdotique des hadīth-s, qui rapportent des récits précis sur un très grand
nombre de sujets, et l’ampleur de la chronique historique de Ṭabarī, nous offrent
beaucoup de matière pour travailler sur ces figures. Mais ces deux sources ont
néanmoins leurs spécificités et leurs orientations.

Les recueils de hadīth-s de Bukhārī contiennent toutes les traditions


considérées comme ṣaḥīḥ (saines, authentiques) concernant les faits et gestes du
Prophète et de ses Compagnons. Cette entreprise a un but juridique : il s’agit de
s’appuyer sur ces traditions pour interpréter la Loi islamique, pour rendre la justice,
et, plus largement, pour tenter de vivre selon l’exemple du Prophète. Chaque détail de
son existence est par conséquent étudié et rapporté, et sa vie matrimoniale et intime
est donc largement développée au travers de nombreuses traditions transmisent par
ses épouses. Elles informent les croyants sur la manière dont Mu ammad faisait la

75
Ibid., p. 493-99.
76
Ibid., p. 678-88.
77
Ibid., p. 792-94.
26
prière, les ablutions, les moments où il jeûnait et ceux où il pouvait fréquenter ses
épouses etc. Le comportement du Prophète en tant qu’époux est très important, et il
est ici présenté comme un homme impartial et calme, arbitre des querelles féminines.
L’organisation du harem, les rapports qu’entretiennent les femmes qui le composent,
la personnalité des épouses de Mu ammad et leurs amitiés ou leurs inimitiés sont
donc des thèmes que l’on retrouve dans les hadīth-s de Bukhārī, ce qui est primordial
pour notre étude.

En compilant le Ta’rīkh, Ṭabarī ambitionne quant à lui de réaliser une histoire


universelle, débutant par la vie des prophètes et des patriarches de l’Ancien
Testament et allant jusqu’à son époque, c'est-à-dire le début du Xe siècle. A partir de la
prédication de Mu ammad, le texte est organisé sous formes d’annales. Etant donné
son ampleur et son format, cet ouvrage est très détaillé, particulièrement en ce qui
concerne la vie du Prophète et le califat jusqu’à l’avènement des Abbassides. Plus que
des détails sur l’organisation du harem, le monumental ouvrage de Ṭabarī nous
permet d’obtenir des renseignements sur le rôle des femmes du Prophète au sein de la
communauté des croyants, car c’est essentiellement une histoire politique qui nous
est proposée. De plus, contrairement aux autres sources, le Ta’rīkh nous permet de
travailler sur la période suivant la mort du Prophète. Cela en fait donc une source
incontournable, en particulier pour l’étude de la première fitna.

L’intérêt premier de ces sources est donc la richesse et l’abondance des


traditions qu’elles dévoilent. Pour autant, il faut se garder de les exploiter sans les
soumettre à la critique historique, car ces ouvrages, qui participent pleinement à la
construction du genre au IXe siècle, dressent un double portrait des femmes du
Prophète. D’une part, elles sont représentées comme des figures exemplaires, dont la
vertu et la piété sont soulignées, et d’autre part ce sont leurs défauts considérés
comme féminins par les savants de l’époque abbasside qui sont exacerbés : la jalousie,
l’émotivité, l’irrationalité, sont des traits de leur caractère respectif relevés avec
insistance78. Ce phénomène est particulièrement évident chez Bukhārī, dont certaines
traditions décrivent les femmes s’enveloppant dans de grands manteaux pour aller

Pour aller plus loin, voir STOWASSER B., Women in the Women in the Qur’an, traditions and interpretations,
78

Oxford University Press, 1994, “The Mothers of the Believers in the hadīth”.
27
prier à l’aube dans la mosquée de Médine79, alors que d’autres brossent le portrait
d’une femme brisant un plat appartenant à une autre épouse 80. Bien qu’elle soit moins
évidente, on retrouve aussi cette double représentation des femmes du Prophète dans
le Ta’rīkh de Ṭabarī. Si les anecdotes sur la vie du harem sont moins nombreuses dans
cet ouvrage, la représentation des travers féminins n’est pas moins explicite. L’auteur
fait également une critique implicite de l’engagement politique de ‘Ā’isha. Nous
reviendrons sur ce point81. Il faut ainsi se rappeler en permanence que ces traditions
répondent à des enjeux idéologiques, et que tout n’est que représentation postérieure
de l’histoire.

Certes intrigantes, jalouses et émotives, les femmes du Prophètes n’en restent


donc pas moins des modèles de pureté et de piété. Deux éléments le soulignent chez
Bukhārī et Ṭabarī. Tout d’abord, elles sont presque systématiquement appelées
« Mères des Croyants » dans les traditions. De nombreux hadīth-s se présentent par
exemple sous cette forme : « ‘Aicha, mère des croyants, a dit : « Je demandai au
Prophète la permission de prendre part à la guerre sainte. Il me répondit : « Votre
guerre sainte, c’est le pèlerinage.82 » On retrouve également cette formule chez
Ṭabarī : « Pour le moment, les Mères des Croyants étaient avec ‘Ā’isha83 ». Cette
appellation est récurrente et rappelle donc en permanence le statut social particulier
des épouses puis des veuves du Prophète. De plus, lorsqu’elles transmettent des
traditions qui les concernent, elles précisent en général si c’était avant ou après la
descente du verset du hijāb, pour justifier leurs attitudes. Voici un récit de ‘Ā’isha :
« Le Prophète, quand il voulait se mettre en route, tirait au sort entre ses femmes […].
Je partis avec lui ; c’était après la révélation de ce qui est relatif au voilement des
femmes.84 » En plus de l’appellation « Mères des Croyants », cette précision qui revient
très fréquemment insiste sur les strictes prescriptions qui entourent les femmes du
Prophète, ainsi que sur leur caractère sacré et pur, puisqu’elles doivent être invisibles
aux regards. Il est intéressant de constater que l’appartenance des femmes du
Prophète à l’élite musulmane est justifiée dans ces deux sources tant par leur place
dans la société médinoise que par leur statut de Mères des Croyants. Bukhārī et
79
Bukhārī, t. I, p. 201.
80
Ibid., t. III, p. 598.
81
Voir infra p. 101-103.
82
Bukhārī, t. II, p. 307.
83
Ṭabarī, t. XVI, p. 41.
84
Bukhārī, t. II, p. 308.
28
Ṭabarī, comme d’autres savants de leur époque, érigent les femmes du Prophète en
modèle pour toute femme musulmane. Comme l’indique Barbara Stowasser dans son
étude sur les femmes dans les textes sacrés85, dans ces ouvrages, les femmes du
Prophète deviennent l’incarnation vivante de l’application de la loi divine. En
acceptant immédiatement les prescriptions concernant leurs vêtements, leurs
attitudes, leur réclusion, les femmes du Prophète deviennent le modèle de la
soumission à l’islam. Et cela est sans cesse rappelé dans les textes.

Si le Coran pose ainsi le cadre de la sacralité et de l’exemplarité des Mères des


Croyants, les ḥadīth-s et la chronique de Ṭabarī offrent une vision à la fois plus
complexe et plus ancrée dans la réalité du harem du Prophète. Ces textes, tout en
montrant que le harem répond à des logiques qui lui sont propres, présentent des
figures individuelles. Les épouses du Prophète sont certes les Mères des Croyants,
partageant des obligations et une sacralité commune, mais elles sont également des
femmes ayant leur personnalité et leurs intérêts propres. On passe ainsi d’une
représentation homogène à une représentation hétérogène du harem du Prophète,
qui laisse une place à l’individualité, entre le Coran et les deux sources que nous
venons d’étudier. Il faut également revenir sur le fait que Bukhārī et Ṭabarī compilent
des traditions à une époque où le passé islamique prend une place considérable dans
les enjeux politiques et idéologiques. En devenant des écrits de référence, des écrits
canoniques, les collections de ces auteurs contribuent comme on l’a vu à forger
l’image que les musulmans se font de leur passé commun. Et la place des femmes est à
cet égard une question d’importance. Prenons l’exemple de ‘Ā’isha : son engagement
contre ‘Alī durant la première fitna est quelque chose de difficile à traiter pour les
savants sunnites, qui ne peuvent condamner son action mais qui ne peuvent non plus
la glorifier. C’est la question de la place des femmes dans l’espace public et de leur
participation aux affaires politiques qui est ici posée, et la réponse très claire
qu’apportent les traditionnistes à cela est que cela doit être évité. Comment donc
continuer à révérer ‘Ā’isha malgré son opposition à un calife et la manière dont elle
transgresse les barrières du genre et de son statut de Mère des Croyants en sortant de
chez elle pour conduire une armée malgré les prescriptions coraniques ? En insistant
sur son statut de Mère des Croyants, d’épouse du Prophète sur terre et dans les

85
STOWASSER B., Women in the Women in the Qur’an, traditions and interpretations, Oxford University Press,
1994.
29
cieux86. Et en séparant son action politique en tant que veuve de sa vie d’épouse, au
sein d’un harem modèle, construction de la Tradition, qui ne fait pas de place à la
politique, alors même que l’époque qu’il traverse connaît des bouleversements
politiques et religieux cruciaux.

3. Le harem modèle

Qu’entendons-nous par « harem modèle » ? Il s’agit de la représentation du


harem du Prophète qui transparaît à la première lecture des sources. Cette image,
véhiculée essentiellement dans le Coran et les hadīth-s, exclut presque totalement la
dimension politique des alliances du Prophète et ne se préoccupe donc guère de
l’influence qu’ont pu exercer les épouses de Muḥammad au sein de l’élite musulmane.
Elle se concentre sur l’aspect moral du harem, c'est-à-dire sur les qualités et les
défauts des épouses, sur leur éthique et leur piété, sur le soutien qu’elles apportent au
Prophète. Il est nécessaire de présenter cette image d’un harem modèle, à la fois
pieux, moral, mais aussi terrain de jalousies, pour pouvoir ensuite s’en détacher et
étudier sa dimension politique.

a. Des auxiliaires du Prophète

La mort de Khadīja bt. Khuwaylid, la première femme du Prophète, en 619,


marque une rupture dans la vie conjugale de Muḥammad. Il cesse à ce moment là
d’être monogame, et épouse une dizaine de femmes entre 619 et 629. Si la Tradition ne
donne pas d’explication quant au nombre d’unions matrimoniales conclues par le
Prophète, hormis des raisons morales comme le fait d’épouser des veuves ou des
captives de guerre, elle insiste en revanche sur le rôle d’auxiliaire attribué aux
femmes du Prophète. Elles tiennent son foyer, veillent sur lui durant ses moments de
repos, et lui portent parfois assistance dans sa mission prophétique.

86
SPELLBERG D., Politic’s, Gender, and the Islamic Past: the Legacy of A’ïsha bint Abi Bakr, « Gender and the
politics of succession », Columbia University Press, New-York, 1994, p. 101-150.

30
Il est intéressant de constater que ce rôle d’auxiliaires du Prophète est exposé
différemment selon qu’il s’exerce dans l’espace public ou privé. En effet, lorsque les
traditions concernant les épouses de Muḥammad les mettent en scène au sein de la
communauté musulmane, elles sont la plupart du temps présentées sous un jour
extrêmement favorable, alors que dans l’espace privé du harem, ce sont leur jalousie
et leur esprit d’intrigue qui sont mis en avant. On voit ainsi ‘Ā’isha et Ḥafṣa faire croire
au Prophète que son haleine est déplaisante pour l’empêcher de passer du temps chez
Zaynab à boire du miel87, ou ‘Ā’isha et Zaynab se lancer dans une joute verbale
violente88. L’attitude des femmes face à une nouvelle venue dans le harem est
également révélatrice, et les sources nous laissent entrevoir la jalousie qui en résulte :
« Je devins très inquiète à cause de ce que j’avais entendu sur sa beauté et une autre
chose, la plus grande et la plus noble des questions, ce que Dieu a fait pour elle en lui
donnant ce mariage. J’ai dit qu’elle allait s’en vanter auprès de nous » sont les mots
prononcés par ‘Ā’isha lorsque le Prophète annonce son intention d’épouser Zaynab89.
Si les traditionnistes insistent donc sur la jalousie qui règne au sein du harem, cela
leur permet également de montrer Muḥammad sous un jour favorable, comme un
arbitre des luttes entre ses épouses :
« Anas a dit : « Le Prophète était chez une de ses femmes au moment où une
des mères des Croyants lui envoya un plat dans lequel il y avait un mets. La
femme, dans l’appartement de laquelle se trouvait le Prophète, frappa la main
de l’esclave et le plat tomba en se brisant. Le Prophète rassembla les morceaux
du plat et se mit en devoir d’y replacer le mets qu’il contenait, en disant :
« Votre mère est jalouse ». Ensuite, il retint l’esclave jusqu’à ce qu’on eut
apporté un plat de la femme chez laquelle il se trouvait, et renvoya ce plat
intact à celle dont le plat avait été brisé, et garda le plat brisé dans
l’appartement de celle chez qui il avait été cassé.90 »

Il peut sembler surprenant que les traditionnistes mettent en avant les défauts des
femmes du Prophète alors qu’ils souhaitent dépeindre le harem comme un lieu
hautement moral. En réalité, cela répond à une double logique : montrer la nature des
femmes dans le cadre de la construction du genre, et dépeindre le Prophète en
homme calme et impartial. De plus, cela n’empêche pas ses épouses d’être considérées
comme ses plus proches soutiens. Dans d’autres traditions que celles que nous venons

87
Bukhārī, t. III, p. 613.
88
Ibid., t. 2, p. 187-188.
89
Ṭabarī, t. VIII, p. 3.
90
Bukhārī, t. III, p. 598.
31
de citer, on les voit en effet prendre soin du Prophète, lui apporter à manger, prier
avec lui, laver ses vêtements et faire leurs ablutions en sa compagnie 91. Muḥammad
semble lui-même accorder à ses épouses une importance toute particulière, y compris
devant ses compagnons. En expédition militaire et accompagné de Zaynab et Umm
Salama, il leur dresse deux tentes et prie entre elles jusqu’au retour à Médine 92. Tous
ces récits, qui relèvent de la sphère privée, sont essentiels pour comprendre comment
se construit l’image morale et religieuse du harem.

Dans l’espace public, les femmes du Prophète sont exemplaires. On voit ainsi
‘Ā’isha enseigner à une femme comment faire ses ablutions93, ou donner à manger à
des femmes venues chercher des aumônes94. Ḥafṣa transmet quant à elle le songe d’un
homme au Prophète, pour que celui-ci puisse l’interpréter95. Les femmes du Prophète
se tiennent aussi sur le champ de bataille, pour soigner les blessés ou donner à boire
aux combattants96. Comme le montre par exemple cette tradition qui concerne Umm
Salama lorsqu’elle accompagne le Prophète lors du pacte de Ḥudaybiyya, leur
présence et leurs conseils peuvent s’avérer cruciaux pour le Prophète :
« Quand le Messager de Dieu eut fini le pacte, il dit à ses compagnons : « Levez-vous,
sacrifiez vos bête et rasez-vous ». Par Dieu, pas un homme ne se leva alors qu’il le dit
trois fois. Il entra dans la tente d’Umm Salama et lui dit ce qui lui arrivait avec le
peuple. Umm Salama lui dit : « Prophète de Dieu, approuves-tu cela ? Va dehors, ne
parle à personne avant que tu n’aie abattu ton chameau le plus engraissé, que tu n’aie
convoqué ton barbier et qu’il t’ait rasé. » Il se leva, sortit et ne parla à personne avant
d’avoir fait cela. Quand ils virent cela, les gens se levèrent, firent le sacrifice,
commencèrent à se raser les uns les autres. 97»

Les hommes du Prophète refusant de respecter les rituels du pèlerinage, c’est donc
Umm Salama qui, par ses conseils judicieux, rétablit l’autorité de Muḥammad. Cette
tradition est rapportée par Ṭabarī et par Bukhārī. Une autre tradition relate que
‘Ā’isha, ayant égaré son collier pendant une expédition où elle accompagnait
Muḥammad, retarde les hommes qui, se trouvant alors sans eau ne peuvent pas faire
leurs ablutions. C’est à cette occasion qu’est révélé le verset permettant aux croyants
de faire leurs ablutions avec du sable. Même par inadvertance, ‘Ā’isha provoque la

91
Ibid., t. III p. 598-99, t. I p. 93, 101, 184.
92
Ṭabarī, t. IX, p. 23.
93
Bukhārī, t.I, p. 99.
94
Ibid., t. I, p. 345.
95
Ibid., t. II, p. 618.
96
Ibid., t. II, p. 308-9.
97
Ṭabarī, t. VIII, p. 88-89, Bukhārī, t. II, p. 255.
32
descente de la parole divine et est saluée pour cela : « Dieu te récompense en bien, car,
par Dieu ! il ne t’est jamais arrivé une chose déplaisante sans que Dieu n’en ait fait
quelque chose de bon pour toi et pour les musulmans », dit à cette occasion l’un des
Compagnons98.

Jalouses et intrigantes mais exemplaires et de bon conseil, les femmes de


Muḥammad sont donc présentées en premier lieu comme les personnes les plus
proches du Prophète, qui tiennent son foyer et participent pleinement à la vie de la
communauté médinoise. Une autre dimension du harem mérite d’être étudiée, celle
qui fait de ce lieu l’incarnation de la piété et du savoir religieux.

b. Des femmes de savoir et de piété

Au Xe siècle, dans son recueil de hadīth-s intitulé le Mustadrak, le juriste shāfi‘ite


al- ākim al-Naysaburī (m. 405/1012) nous livre une anecdote très parlante : le calife
Mu‘āwiya aurait demandé à un homme de son entourage de lui indiquer la personne la
plus savante de sa connaissance. L’homme désigne le calife, mais celui-ci exige de lui
une réponse honnête. L’homme répond alors qu’à son avis, la personne la plus savante
de la communauté musulmane est ‘Ā’isha, la veuve du Prophète99. Cette tradition
montre à quel point ‘Ā’isha est une figure essentielle de la transmission du savoir
religieux. Mais elle n’est pas la seule Mère des Croyants à avoir participé à la
constitution de la Tradition musulmane. Les autres épouses de Muḥammad étaient
également perçues comme des femmes de savoir et de piété. Ces deux attributs sont
indissociables l’un de l’autre. C’est parce que les Mères des Croyants sont considérées
comme les personnes les plus proches du Prophète qu’elles deviennent garantes de sa
Sunna et que l’on vient les trouver pour les consulter au sujet de ses habitudes. C’est
parce qu’on les considère comme pieuses et pures que leurs traditions font autorité.

Il est difficile de définir où exactement réside le fondement de l’image de piété


que renvoient les femmes du Prophète, mais il est sûr que l’épisode du « verset du

98
Bukhārī, t. I, p. 124.
99
Al-Ḥākim al-Naysaburī, Kitāb ma’rifat al-ṣaḥaba, t. IV, p. 15, cité par GEISSINGER A., « ‘A’isha bint Abi
Bakr and her Contributions to the Formation of Islamic Traditions », Religion Compass, vol. 5, Janvier
2011, p. 37-49.
33
choix 100» en est un moment déterminant. Elles décident à ce moment-là de rester
avec Mu ammad, prêtes à renoncer aux richesses du monde, après qu’il s’est séparé
d’elles durant vingt-neuf jours, pour des raisons encore discutées101. Cet épisode est
raconté par ‘Ā’isha, qui explique qu’elle choisit immédiatement de rester avec
Muḥammad, et que toutes les autres épouses font de même102. C’est un évènement
d’importance, d’où découle leur statut social si particulier, car de nouvelles
prescriptions les concernant sont édictées. Mais d’autres traditions mettent en avant
la piété des femmes du Prophète. Tout d’abord, un ḥadīth prophétique en fait la raison
principale pour épouser une femme103. On voit également des femmes pleurer de ne
pouvoir faire le pèlerinage tout entier à cause de leurs menstrues, et le Prophète
sacrifier des animaux en leurs noms104. ‘Ā’isha indique dans une autre tradition qu’elle
faisait des prières surérogatoires le matin105. Leur piété passe également par le respect
des prescriptions coraniques qui leur sont imposées, particulièrement au niveau du
ḥijāb et de la réclusion. Zaynab et Sawda auraient par exemple opté pour une
réclusion totale, ne sortant plus du tout de leurs appartements à partir du moment où
ce verset est édicté106. Sawda, qui n’est que très rarement citée dans les sources, est
cependant connue pour être la femme la plus charitable du harem107.

Le lien particulier unissant les femmes du Prophète au divin explique


également leur image de femmes pieuses et instruites. L’omniprésence de ‘Ā’isha dans
les sources vient en partie de ce rapport au divin, dont est empreinte sa vie
quotidienne. Elle est connue pour posséder neuf caractéristiques qu’elle ne partage
avec aucune autre Mère des Croyants. Parmi ces caractéristiques, quatre sont liées à
son rapport au sacré : son union avec le Prophète a été décidée par Dieu, elle est la
seule à avoir vu l’ange Gabriel, la seule également avec qui le Prophète avait des
révélations, et enfin la seule à avoir eu une révélation coranique à son propos 108. Cette

100
Coran, 33: 30-33.
101
Voir ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, Chicago University Press, 1942, p. 48-57.
102
Bukhārī, t. III, p. 611.
103
« On épouse une femme pour l’une des quatre qualités suivantes : richesse, noblesse, beauté et piété.
Choisis celle qui est pieuse ; périsse ta fortune si tu n’agis pas ainsi ! » Ibid., t. III, p. 553.
104
Ibid., t. I, p. 110.
105
Ibid., t. I, p. 367.
106
STOWASSER B., Women in the Qur’an, traditions and interpretations, Oxford University Press, 1994.
107
Bukhārī, t. I, p. 461.
108
«L’ange a fait descendre mon portrait ; le Messager de Dieu m’a épousée alors que j’avais sept ans ;
mon mariage a été consommé alors que j’en avais neuf ; il m’a épousée alors que j’étais vierge, aucun
homme ne m’a partagée avec lui ; la révélation lui venait alors que nous partageons le même lit ; je suis
34
proximité avec le divin est un aspect très important du prestige des femmes du
Prophète. C’est par elle que Muḥammad justifie sa préférence pour ‘Ā’isha devant ses
autres épouses. Il dit ainsi à Umm Salama qui se plaint du statut de favorite de la jeune
fille : « Ne me chagrine pas au sujet de ‘Aïcha, car la révélation ne m’arrive jamais
quand je suis dans les jupes d’une femme, si ce n’est dans celles de ‘Aïcha.109 » Pour
autant, elle n’est pas la seule à se prévaloir d’un rapport privilégié avec le divin. En
effet, c’est une révélation coranique qui est à l’origine du mariage entre Mu ammad et
Zaynab. Etant la femme répudiée du fils adoptif du Prophète, elle n’aurait pu se marier
avec lui sans cela. Cela cause d’ailleurs quelques craintes à ‘Ā’isha : « « Je devins très
inquiète à cause de ce que j’avais entendu sur sa beauté et une autre chose, la plus
grande et la plus noble des questions, ce que Dieu a fait pour elle en lui donnant ce
mariage. J’ai dit qu’elle allait s’en vanter auprès de nous. 110
» Umm Salama affirme
quant à elle dans un ḥadīth que l’ange Gabriel avait un jour visité le Prophète alors que
celui-ci se trouvait dans son appartement111. On le voit, le lien avec le sacré est une
dimension fondamentale du harem modèle.

La surreprésentation de ‘Ā’isha dans les textes étudiés nous oblige à la citer


très fréquemment, mais cela s’explique également par sa contribution à la formation
du savoir religieux. Elle est, dès son plus jeune âge, connue pour son excellente
mémoire et son envie de connaître les choses de la religion. Un ḥadīth dit ainsi :
« ‘Aïcha, la femme du Prophète, n’entendait jamais une chose qu’elle ne comprenait
pas sans revenir à la charge auprès du Prophète jusqu’à ce qu’elle l’eût bien saisie. 112 »
Par conséquent, et grâce à sa qualité de favorite du Prophète, c’est à elle que la plupart
des savants viennent s’adresser après la mort du Prophète. Elle est ainsi à la source de
20 traditions dans la Sīra, et aurait transmis environ 2000 hadīth-s, dont 1210 qui ont
été authentifiés par les traditionnistes de l’époque classique. Bukhārī en inclut 228
dans son recueil, Muslim 242113. ‘Ā’isha aurait également joué un rôle dans la

une des personnes qu’il chérissait le plus ; un verset du Coran me concernant a été révélé quand la
communauté était presque détruite ; j’ai vu Gabriel alors qu’aucune femme ne l’a jamais vu ; le
Prophète a été emporté dans sa maison quand il n’y avait personne d’autre que lui, l’ange et
moi. » Ṭabarī, t. VII, p. 7.
109
Bukhārī, t. II, p. 188.
110
Ṭabarī, t. VIII, p. 3.
111
Bukhārī, t. II, p. 577.
112
Ibid., t. I, p. 52.
113
GEISSINGER A., « ‘A’isha bint Abi Bakr and her Contributions to the Formation of Islamic
Traditions », Religion Compass, vol. 5, Janvier 2011, p. 37-49, p. 41.
35
transmission et la préservation du texte coranique. Les codex de trois Mères des
Croyants auraient également été utilisés au moment de la mise par écrit du Coran :
ceux de ‘Ā’isha, d’Umm Salama et de Ḥafṣa, et ‘Ā’isha aurait par la suite donné de
nombreuses indications quant aux différentes lectures possibles du texte114. Umm
Salama est par ailleurs la Mère des Croyants qui transmet le plus de tradition après
‘Ā’isha, même si leur participation à la constitution du savoir religieux n’est pas
comparable. Un hadīth montre des croyants venus s’enquérir du nombre de prières
faites par le Prophète auprès de ‘Ā’isha, qui les oriente vers Umm Salama pour avoir
une réponse précise115.

Auxiliaires de Muḥammad car maîtresses de son foyer et soutiens dans sa


mission prophétique, les Mères des Croyants sont donc également connues pour leur
grande piété et leur connaissance des pratiques religieuses due à leur proximité avec
le divin. Cette dimension est extrêmement importante, car elle participe pleinement à
la construction du harem modèle. Dans quel environnement socio-culturel s’inscrit ce
harem modèle ? C’est ce que nous allons maintenant étudier.

c. Un monde d’homme

Comme nous l’avons vu, la construction religieuse et morale du harem répond


aux préoccupations des IXe et Xe siècles : il s’agit de mettre en avant la figure d’un
Prophète impartial, qui épouse des femmes pour des raisons morales, ce qui explique
qu’il n’épouse que des veuves excepté ‘Ā’isha, et d’un harem composé de femmes
pieuses, jalouses certes, mais tout de même exemplaires par bien des aspects. On a
également pu constater que l’aspect politique du harem, qui existe indéniablement
puisque Muḥammad est un chef politique qui fait des alliances matrimoniales
profitables, n’est pas présent dans cette image du harem modèle. Pourquoi cela ? La
condition des femmes à l’époque où sont compilées les sources est un élément de
réponse. Elles n’ont pas de rôle politique. Les affaires publiques sont aux mains des
hommes. Or, dans la manière dont est abordé le harem du Prophète dans les sources,

114
Ibid. L’auteur s’appuie ici sur l’étude de JEFFERY A., Materials for the History of the Text of the Qur’an : The
Kitab al-Masahif of Ibn Abi Dawud Together with a Collection of the Variant Readings from the Codices of Ibn
Mas’ud, Ubai, Ali, Ibn ‘Abbas, Anas, Abu Musa and Other Early Qur’anic Authorities Which Present a Type of Text
Anterior to that of the Canonical Text of ‘Uthman, Brill, Leiden, 1937.
115
Bukhārī, t. 1, p. 398-399.
36
on retrouve cette vision d’un monde très masculin et patriarcal, où les femmes
doivent répondre de leurs actes devant leurs parents, essentiellement leurs pères. Il
est important de le souligner, car cela fournit de nombreuses réponses concernant
leur influence et leur rôle politique.

Bien que les sources manquent pour étudier la condition féminine avant
l’avènement de l’islam, les historiens s’accordent à considérer qu’à La Mecque et plus
largement en ville, les femmes étaient en général en position d’infériorité par rapport
aux hommes. C’est en tout cas ce que semble exprimer cette tradition qui rapporte les
paroles de ‘Umar ibn al-Khaṭṭāb, le père de Ḥafṣa : « Nous autres gens de Quraysh,
nous dominions nos femmes. Quand nous arrivâmes à Médine, nous nous aperçûmes
que les Anṣâr se laissaient dominer par les leurs. Nos femmes se mirent alors à
prendre les habitudes des Anṣâr.116 » Ces paroles sont intéressantes, car ‘Umar est
dépeint dans la tradition musulmane comme l’homme qui presse en permanence le
Prophète de voiler ses femmes et de les faire rester dans leurs appartements 117. C’est
également lui qui, ayant appris que les épouses de Muḥammad pouvaient se montrer
insolentes en répondant à ce dernier et en lui demandant plus de biens matériels, va
les trouver pour leur enjoindre de se montrer plus obéissantes. Il est à cette occasion
vertement rabroué par Umm Salama, qui lui répond qu’il n’a pas à intervenir dans les
rapports qu’entretiennent le Prophète et ses épouses118. Une autre tradition nous
montre encore ‘Umar dire à sa fille : « Ô ma chère enfant, ne soit pas troublée si sa
beauté est plus grande et si l’Envoyé de Dieu la préfère » en parlant de ‘Ā’isha, pour
prévenir toute dispute à ce sujet entre les femmes et le Prophète 119. Bien que
l’ingérence masculine ne soit donc pas forcément acceptée par les épouses de
Muḥammad, elle existe néanmoins.

116
Bukhārī, t. III, p. 587. Cette tradition corrobore l’hypothèse développée par Barbara Stowasser, selon
laquelle la condition féminine était plus difficile dans les villes de l’Arabie préislamique que parmi les
tribus non-sédentaires. Encyclopedia of Women & Islamic cultures, Brill, Leiden, 2007, vol. 5.
117
Un hadīth exprime d’ailleurs la satisfaction de ‘Umar d’avoir suggéré aux femmes du Prophète de se
voiler et d’être obéissantes, et d’avoir été suivi en ce sens par la parole divine. Voir Bukhārī, t. III, p.
254-255.
118
Ibid., t. III, p. 481-83. Selon Ibn Sa‘d, cité par ABBOTT N. dans Aishah, the Beloved of Mohammed, Chicago
University Press, 1942, p. 53, Umm Salama lui aurait répondu « Ô ‘Umar, tu interviens dans les affaires
du harem ? A qui devons-nous nous adresser pour nos besoins si ce n’est au prophète ? ».
119
Ibid., t. III, p. 596-7.
37
Comment l’expliquer ? On peut y trouver des raisons sociales : les hommes ont
un ascendant sur les femmes et se permettent par conséquent d’intervenir dans leur
vie conjugale. Visiblement, ‘Umar considère ses interventions comme légitimes,
puisqu’il s’agit de sa fille et de ses co-épouses. Mais on peut également y voir des
raisons politiques, qui ne sont jamais suggérées dans les sources. Prenons l’exemple
de l’affaire du divorce. La raison la plus souvent invoquée est que Ḥafṣa aurait trouvé
Muḥammad et sa concubine Māriyya dans ses appartements en rentrant à
l’improviste et qu’elle l’aurait dit à ‘Ā’isha, laquelle se serait empressée d’alerter les
autres épouses du harem. Ses femmes lui reprochant de ne pas respecter les règles
d’équité du harem, il se serait alors retiré. Toujours est-il que cette affaire, relatée
dans les hadīth-s, inquiète beaucoup ‘Umar, qui va voir le Prophète pour lui demander
s’il a répudié ses femmes120. Encore une fois, ‘Umar fait preuve d’ingérence, mais on
peut imaginer que la répudiation de sa fille aurait remis en question ses propres
rapports avec le Prophète, tout comme ceux de Abū Bakr par exemple. Bien que la
tradition ne les présente pas comme tels, les unions du Prophète ont un aspect
politique, et ‘Umar, en tant que compagnon du Prophète, ne peut être que trop
conscient de ce qu’impliquerait la répudiation de Ḥafṣa. Nous pouvons donc en
conclure que les femmes, dans ce monde patriarcal, servent les intérêts politiques de
leurs familles.

On constate également à la lecture des sources que les femmes tirent une part
de leur prestige des actes des hommes de leur parenté. Ainsi, lorsque Ṭabarī énonce la
liste des épouses du Prophète (cf. annexe n°), il indique systématiquement qui était
leur époux précédent, et comment il est mort. Ḥafṣa est ainsi présentée comme la
veuve d’un combattant de Badr, Umm Salama comme la veuve d’un combattant de
Badr et d’Uḥud, sur le corps duquel le Prophète a récité neuf prières etc121. Certes,
c’est une manière d’insister sur le caractère moral des alliances du Prophète, qui
épouse des veuves, mais cela révèle également que le statut des femmes est
intrinsèquement lié à leur parenté masculine. Pour Denise Spellberg, ‘Ā’isha devient
dans la tradition musulmane une extension de son père Abū Bakr, en portant le même
surnom que lui, « la véridique » (al-ṣiddīqa), et en ayant une place particulière due à

120
Bukhārī, t. III, p. 586-89.
121
Ṭabarī, t. IX, p. 131-2.
38
son statut d’épouse de Muḥammad et de fille du premier calife rashīdūn122. Et il est vrai
qu’elle et son père sont toujours représentés comme les deux personnes les plus
aimées du Prophète123.

A toutes ces traditions, qui montrent que le harem du Prophète fait partie d’un
monde essentiellement masculin, s’ajoute la parole divine, qui vient confirmer la
supériorité des hommes sur les femmes. On peut ainsi lire dans le Coran : « Les
hommes ont autorité sur les femmes, en vertu de la préférence que Dieu leur a
accordée sur elles, et à cause des dépenses qu’ils font pour assurer leur entretien 124 ».
Bien que cela s’explique par des raisons économiques, l’homme étant tenu
d’entretenir son épouse, il n’en reste pas moins que les femmes sont placées en légère
infériorité, ce qui est également confirmé par des ḥadīth-s prophétiques125. Replacer
les femmes du Prophète dans ce monde où les hommes sont considérés comme les
chefs de famille naturels, garants de l’honneur et des agissements des femmes qui leur
sont proches, participe également à la construction du harem modèle. Cela permet de
mettre en avant la fidélité des femmes vis-à-vis du Prophète par rapport aux intérêts
de leurs familles et de leurs clans d’une part, et de mieux comprendre d’autre part
quelles influences elles exercent en tant que femmes dans le milieu de l’élite
musulmane constituée des grands Compagnons. Par ailleurs, il est important de
rappeler ce contexte, car toute transgression des frontières du genre est par
conséquent problématique dans l’historiographie musulmane, comme en témoigne le
traitement de l’engagement de ‘Ā’isha dans la première fitna.

***

122
SPELLBERG D., Politic’s, Gender, and the Islamic Past: the Legacy of A’ïsha bint Abi Bakr, Columbia
University Press, New-York, 1994, p. 8.
123
« ‘Amr b. al-‘Âs rapporte que le Prophète l’ayant mis à la tête des troupes de l’expédition de Dzât al-
Selâsil, il alla le trouver et lui dit : « Quelle est la personne que tu aimes le plus ? –Âïcha, répondit-il. –Et
comme homme ? reprit ‘Amr. –Son père. –Et après lui ? –‘Umar. » Bukhārī, t. II, p. 587.
124
Coran, 4 : 34.
125
« Abou-Horaïra rapporte que l’Envoyé de Dieu a dit : La femme est comme une côte ; si vous voulez
la redresser, vous la brisez, et si vous voulez vous en servir, il faut vous en servir avec sa courbe. »
Bukhārī, t. III, p. 583. Un autre hadīth dit également que la majorité des habitantes de l’enfer sont des
femmes, à cause de l’infériorité de leur intelligence et de leur pratique religieuse. Bukhārī, t. I, p. 112-
13.

39
Les sources sur lesquelles nous nous appuyons doivent être ainsi prises avec
beaucoup de recul, car elles participent de la construction d’un passé islamique
considéré comme un âge d’or héroïque, vers lequel la communauté musulmane doit
tendre. Elles présentent un harem prophétique dont la dimension religieuse et morale
en éclipse l’aspect temporel, ancré dans une société qui connaît des transformations
politiques et sociales importantes. De plus, l’époque à laquelle sont rédigés les textes
canoniques de la Tradition n’est pas propice à la mise en valeur de l’action
personnelle des femmes. L’influence politique qu’ont pu avoir les épouses du Prophète
est ainsi atténuée dans ces écrits, dont les auteurs considèrent la participation des
femmes aux affaires publiques comme une transgression des normes sociales. Il est
donc nécessaire d’effectuer une relecture plus politique de la vie des Mères des
Croyants, pour comprendre comment elles ont pu devenir à la mort du Prophète des
figures incontournables de l’élite musulmane, dont les prises de position pouvaient se
révéler déterminantes pour l’histoire de l’empire islamique.
CHAPITRE II : LES FONDEMENTS D’UNE LEGITIMITE
POLITIQUE (622-632)
1. Le harem politique

a. La constitution du harem, reflet d’un contexte politique en mouvement

La nature des multiples unions matrimoniales de Muḥammad est une question


qui a fait couler beaucoup d’encre. Plusieurs courants historiographiques s’opposent,
et cela dès l’époque médiévale. Le Coran l’autorise à se marier avec « toute femme
croyante qui se serait donnée au Prophète pourvu que le Prophète ait voulu l’épouser.
Ceci est un privilège qui [lui est] accordé, à l’exclusion des autres croyants 126 ». Ayant
ainsi consommé entre onze et treize mariages selon la tradition musulmane127 (cf.
annexe n°), Muḥammad a été taxé de luxure et de sensualité par les auteurs chrétiens
médiévaux128, qui cherchaient à décrédibiliser son image. L’historiographie
musulmane, comme on a pu le constater, a plutôt insisté sur le caractère moral des
unions du Prophète, explication reprise par de nombreux historiens contemporains.
On remarque en effet que ses unions avec des veuves de guerre telles que Ḥafṣa, Umm
Salama ou Umm Ḥabība sont souvent décrites comme animées par la volonté de
subvenir à leurs besoins matériels, tandis que son mariage avec Zaynab, désapprouvé
par les contemporains du Prophète, est considéré comme un amour passionnel pour
une très belle femme129. D’autres historiens, comme Nabia Abbott ou William M. Watt,
avancent l’hypothèse que les mariages du Prophète auraient eu au contraire une visée
éminemment politique130. Si la dimension morale des mariages du Prophète est à
prendre en compte, c’est l’analyse de Watt et d’Abbott qui nous semble être la plus
cohérente, et qui mérite d’être développée ici. Nous pensons en effet que la plupart
des unions matrimoniales contractées par Muḥammad répondent à des objectifs
politiques spécifiques en fonction de sa propre situation à La Mecque, puis à Médine.

126
Coran, 33 :50.
127
La Sīra avance le nombre de onze mariages consommés, Ṭabarī en compte treize. Sīra, p. 794, Ṭabarī,
vol. IX, p. 126-127.
128
Voir par exemple TARAYRE M., « L’image de Mahomet de l’Islam dans une grande encyclopédie du
Moyen Âge, le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais », Le Moyen Âge, 2002/3, tome CIX, p. 313-343.
129
DJAIT H., La vie de Muḥammad, t. III, p. 263, RODINSON M. Mahomet, p. 240-241.
130
WATT W. M., Mahomet, Payot, Paris, 1958, 1959, ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, Chicago
University Press, 1942.
L’année 619 marque une double rupture dans la vie du Prophète 131. Après la
mort de Khadīja, sa première épouse avec laquelle il avait été strictement monogame,
il commence à se constituer un harem, ce qui est un bouleversement dans sa vie
personnelle. C’est également l’année où meurt son oncle Abū Ṭālib, dont la protection
avait jusque là permis à Muḥammad de rester à La Mecque. La première femme
qu’épouse Muḥammad après la mort de Khadīja est Sawda bt. Zam‘a132. C’est une
femme d’un certain âge, veuve d’un homme avec qui elle avait émigré en Abyssinie. Ce
mariage est un des seuls qui ne semble pas avoir de portée politique, mais qui a plutôt
un intérêt pratique. Resté seul, Muḥammad a besoin d’une femme pour s’occuper de
son foyer et de ses filles, et c’est apparemment à Sawda qu’est dévolue cette tâche133.
Son mariage avec ‘Ā’isha bt. Abī Bakr la même année répond au contraire à des
considérations très politiques. Elle n’a que six ans à l’époque, et le mariage n’est
consommé que trois ans plus tard, à Médine, selon son propre récit134. Comment
expliquer qu’un homme d’une quarantaine d’années épouse une si jeune fille ? La
tradition nous dit que c’est parce qu’il voulait épouser une vierge135 et que le visage de
‘Ā’isha lui est apparu deux fois en rêve136, mais la réponse est autre à notre sens.
‘Ā’isha est la fille du plus proche compagnon de Muḥammad, un des premiers
convertis, Abū Bakr. Il est issu du clan de Taym, un des clans mineurs de Quraysh, et
c’est avec lui que le Prophète fuit La Mecque en 622. On peut donc supposer, voire
affirmer, que Muḥammad souhaitait par cette union renforcer les liens l’unissant à
l’un de ses plus proches soutiens, un homme dont il avait besoin et en qui il avait
confiance.

La troisième femme à rejoindre le harem du Prophète est Ḥafṣa bt. ‘Umar, en


3/625137. Tout comme ‘Ā’isha, elle est la fille d’un des plus proches compagnons du
Prophète. ‘Umar vient d’ailleurs en troisième position dans la liste des personnes les

131
Cette rupture est largement soulignée dans les sources : « Khadija et Abū Ṭālib moururent la même
année, et avec la mort de Khadija les troubles arrivèrent vite sur les talons de chacun, parce qu’elle
était un plein support pour lui dans l’islam, et il avait l’habitude de lui confier ses troubles. » Sīra, p.
191. Voir p. 115, Tabari, vol. 6.
132
Ṭabarī, t. IX, p. 129.
133
GAUDEFROY-DEMOMBYNES, Mahomet, p. 223-4.
134
« D’après ‘Aïcha, le Prophète l’épousa alors qu’elle avait six ans ; le mariage fut consommé quand elle
avait neuf ans, et elle resta avec le Prophète neuf ans. » Bukhārī, t. III, p. 568.
135
Ṭabarī, t. IX, p. 129.
136
Bukhārī, t. III, p. 548.
137
Ṭabarī, t. VII, p. 105.
43
plus aimées de Muḥammad138, et sa conversion à l’islam est considérée comme une
véritable victoire par les traditionnistes139. Ḥafṣa, veuve d’un combattant de Badr, la
grande bataille qui oppose en 2/624 les Mecquois à des musulmans inférieurs en
nombre emmenés par le Prophète, est selon la tradition d’abord proposée à ‘Uthmān
b. ‘Affān (m. 656), puis à Abū Bakr, sans succès, avant que Muḥammad ne se propose
lui-même140. ‘Umar est devenu le second calife de l’islam, après Abū Bakr. Ses liens
avec le Prophète étaient privilégiés, il faisait parti de son entourage immédiat. Il est
difficile de croire que Muḥammad n’épousa Ḥafṣa qu’à cause de son statut de veuve de
guerre, et non pour s’unir à la famille de ‘Umar, issu lui aussi d’un clan mineur de
Quraysh, les ‘Adī b. Kā‘b. De plus, cette alliance a lieu juste avant la bataille d’Uḥud en
3/625, une défaite très lourde pour les musulmans, dans un moment où la ville de
Médine connaît des tensions entre les convertis sincères et les Hypocrites (munafīqūn),
Médinois qui selon le Coran ne croient guère au message de l’islam. Une alliance avec
un de ses meilleurs lieutenants était certainement utile au Prophète.

En 4/626, c’est Ḥind bt. Abī Umayya, appelée Umm Salama, qui entre dans le
harem du Prophète141. Veuve d’un des cousins du prophète tué à Uḥud, son mariage
est également perçu dans la tradition comme le moyen de subvenir aux besoins d’une
veuve de guerre. Elle ne voulait pas se remarier et avait refusé consécutivement Abū
Bakr et ‘Umar. Elle refuse également le Prophète, prétextant son âge et sa jalousie,
avant de se laisser convaincre142. Umm Salama vient du clan qurayshite de Makhzūm,
un des clans les plus puissants de La Mecque. C’est une proche parente du leader du
clan, et c’est également la tante de Khālid ibn al-Walid, qui combat le Prophète à la
bataille d’Uḥud mais qui se convertit en 8/630 et qui devient ensuite l’un des chefs
militaires les plus connus de la période des conquêtes islamiques. A Uḥud, le Prophète
a été battu par les Mecquois, qui n’ont pas poussé leur avantage, se contentant de
venger les morts de Badr. Le fait d’épouser quelques mois plus tard une femme issue
de l’aristocratie qurayshite, dont la famille lui était opposée, ne peut être le fruit du
hasard, et correspond plutôt aux desseins politiques du Prophète, qui souhaite
étendre l’islam à l’Arabie. S’unir avec les grandes familles de la ville la plus puissante

138
Bukhārī, t. II, p. 587.
139
Sīra, p. 155.
140
Bukhārī, t. III, p. 563.
141
Ṭabarī, t. VII, p. 167.
142
Ibn Sa‘d, Ṭabaqāt, 9 vol., Leiden, (éditeur non precisé), 1905-40, t. VIII, p. 62, cité par ABBOTT N.,
Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 13-14.
44
de la péninsule relevait probablement d’une stratégie sur le long terme, comme le
montrent les mariages suivants.

Toujours en 4/626, le Prophète épouse Zaynab bt. Jaḥsh143. C’est le plus


controversé de tous les mariages du Prophète, car, auparavant mariée au fils adoptif
du Prophète, la coutume interdisait normalement à Muḥammad de la prendre pour
femme. Mais le Coran vint abolir cette pratique qui consistait à considérer l’enfant
adoptif au même titre que l’enfant naturel144. Sans entrer dans les détails, signalons
tout de même que ce mariage a été pris comme symbole de la luxure du Prophète dans
l’historiographie chrétienne médiévale et moderne, car la tradition présente ce
mariage comme un coup de foudre du Prophète pour sa bru. De plus, il était déjà
marié à quatre femmes, et c’est à cette occasion que fut révélé le verset l’autorisant à
épouser un nombre illimité de croyantes145. Passion, prétexte pour abolir d’anciennes
pratiques coutumières considérées comme obsolètes ou intérêt politique ? Peut-être
les trois à la fois, mais notons tout de même que Zaynab, cousine du Prophète,
appartient à un clan bédouin confédéré, client du père d’Abū Sufyān, qui dirige les
campagnes contre Médine.

Deux juives font leur entrée dans le harem du Prophète, à un an d’intervalle,


en 5/627 et 6/628146. Il s’agit de Juwairiyya bt. al-Ḥārith et de Ṣafiyya bt. Ḥuayy.
Juwairiyya vient de la tribu des Banū Muṣṭaliq et est faite prisonnière lors de
l’expédition contre cette tribu. Son mariage avec le Prophète fut à l’origine de la
libération de tous les prisonniers, les musulmans les considérants de ce fait comme les
beaux-frères du Prophète. A cette occasion, ‘Ā’isha prononce ces mots : « Je ne
connais aucune autre femme qui ait été une plus grande bénédiction pour son
peuple147. » Ṣafiyya, de la tribu des Banū Naḍīr, est quant à elle épousée par le
Prophète lors de la prise de Khaybar, cette oasis très riche dans laquelle s’étaient
réfugiés les Juifs de Médine expulsés au cours des années 3/625 et 4/626. Elles sont
toutes les deux filles et épouses de chefs de clans, et leur mariage avec le Prophète,

143
Ṭabarī, t. VIII, p. 3-4.
144
Coran, 33:37 « Puis, quand Zaïd eut cessé tout commerce avec son épouse, nous te l’avons donnée
pour femme afin qu’il n’y ait pas de faute à reprocher aux croyants au sujet des épouses de leurs fils
adoptifs, quand ceux-ci ont cessé tout commerce avec elles. »
145
Ibid., 33 :50.
146
Ṭabarī, t. VIII, p. 56 et 117.
147
Ibid., t. VIII, p. 57.
45
souvent justifié par la volonté de ce dernier de racheter des captives de guerre et de
les affranchir en les épousant, peut être interprété comme une coutume, celle
d’épouser la fille du chef que l’on vient de tuer, et animé par la volonté politique de
réconcilier les Juifs et les musulmans après l’exécution des hommes de la tribu.

Les deux dernières femmes à entrer dans le harem du Prophète sont issues de
l’aristocratie qurayshite, tout comme Umm Salama. Il s’agit de Ramla bt. Abī Sufyān,
appelée Umm Ḥabība, épousée en 6/628, et de Maymūna bt. al-Ḥārith, épousée en
7/629148. Ces deux mariages interviennent à un moment où le Prophète est en position
de force. Après la bataille du Fossé, durant laquelle les Qurayshites tentent sans succès
d’assiéger Médine, de nombreux Arabes se convertissent à l’islam, et le Prophète
devient de plus en plus puissant, militairement et financièrement. En 6/628, il envoie
des lettres à plusieurs souverains étrangers pour les exhorter à se convertir, dont le
Négus d’Abyssinie, à qui il demande la main d’Umm Ḥabība, qui a émigré là-bas. Ce
mariage a lieu après le pacte de Ḥudaybiya qui instaure une trêve entre La Mecque et
Médine. A ce moment-là, Abū Sufyān, le père d’Umm Ḥabība, le leader de Quraysh, a
compris que l’avenir appartient à Muḥammad et qu’il faudra se convertir à sa nouvelle
religion. Cette union est donc éminemment politique. Le Prophète épouse Maymūna
lors du pèlerinage qu’il fait à La Mecque avec ses Compagnons en 7/629. Elle est la
belle-sœur d’al-‘Abbās, l’ancêtre des Abbassides, un des hommes les plus puissants de
La Mecque, et appartient par sa mère à la tribu des Banū Hilāl, des Bédouins que
Muḥammad voulait soumettre149. Grâce à ces deux mariages, Muḥammad fait alliance
avec des hommes résignés à se convertir et à entrer dans le jeu de l’islam, des hommes
dont la puissance financière et politique est avérée.

Les neuf unions que nous avons présentées ici, à l’exception peut-être de celle
de Sawda, sont donc des alliances politiques, qui répondent au contexte du moment.
Entre 619 et 625, alors qu’il doit s’imposer comme Prophète et comme chef religieux,
Muḥammad renforce ses liens avec ses plus proches soutiens. Entre 625 et 627, dans
un contexte d’affrontement avec La Mecque et de troubles à Médine, il épouse des
femmes liées aux clans aristocratiques mecquois. Enfin, à partir de 627, alors qu’il
apparaît comme évident qu’il représente l’avenir politique de la péninsule Arabique, il

148
Ṭabarī, t. VIII, p. 109 et 135.
149
GAUDEFROY-DEMOMBYNES, Mahomet, p. 228.
46
épouse des femmes issues des tribus juives vaincues et des aristocrates mecquoises
dont les parents ont combattu le Prophète mais qui s’apprêtent à accepter sa
domination. Ces alliances apparaissent comme des unions de réconciliation. Le
Prophète n’a pas épousé de Médinoise, peut-être pour ne pas nouer d’alliance
privilégiée avec l’un des deux clans arabes de Médine dont les rivalités avaient
conduit à des guerres avant son arrivée150.

b. Hiérarchies et factions : l’organisation sociale du harem

Hétérogène, le harem l’est. Muḥammad rassemble autour de lui en une dizaine


d’années neuf femmes, issues de tribus et de clans différents, dont le rang social et le
poids politique varient ainsi considérablement. Par exemple, Juwairiyya et Ṣafiyya,
dont les parents ont péri pendant les expéditions contre les Juifs de Médine,
n’apportent pas au Prophète une alliance aussi précieuse qu’Umm Ḥabība la
Qurayshite, dont le père est le leader de la plus puissante tribu de La Mecque. Si
l’équité, selon les prescriptions coraniques liées à la polygamie151, doit régner au sein
du harem, l’égale répartition de l’amour du Prophète n’est pas obligatoire.
Mu ammad a ses préférences, et elles rejaillissent sur le prestige qui entoure ses
femmes et sur la manière dont elles sont considérées, à la fois par leurs
contemporains mais aussi dans la Tradition. Comment s’organise alors le harem du
Prophète ? Quels sont les rapports qu’entretiennent les épouses entre elles ? La
Tradition, et en particulier les recueils de ḥadīth-s, se fait l’écho des affinités et des
inimitiés qui se créent dans cet espace privé. Mais le point de vue de ces textes est
partiel : à les lire, c’est une jalousie réciproque provoquée par le désir d’être au centre
de l’attention du Prophète qui serait l’élément principal dans les relations entre les
épouses. Sans dire que la jalousie n’est pas un aspect important du harem, d’autres
éléments sont à prendre en compte, et notamment les affinités politiques des épouses
de Mu ammad. On peut ainsi lire chez Bukhārī cette tradition très intéressante, la
seule montrant des groupes constitués entre les femmes du Prophète :

150
Ceci est en tout cas l’hypothèse de W. M. Watt dans « al-Madīna », EI², t. V, p. 991, et cela semble très
probable.
151
Coran, 4 : 3 « Epousez, comme il vous plaira, deux, trois ou quatre femmes. Mais si vous craignez de
ne pas être équitable, prenez une seule femme ou vos captives de guerre. » Coran 4 : 129 « Vous ne
pouvez être parfaitement équitable à l’égard de chacune de vos femmes, même si vous en avez le
désir. »
47
« Les femmes de l’Envoyé de Dieu formaient deux clans (ḥizb): un clan qui
comprenait ‘Aïcha, Ḥafṣa, Ṣafiya et Sauda ; l’autre qui comptait Omm-Salama et
toutes les autres femmes du Prophète. Les musulmans connaissaient la
préférence qu’avait l’Envoyé de Dieu pour ‘Aïcha ; aussi lorsque l’un d’eux avait
un cadeau à offrir à l’Envoyé de Dieu, il attendait que l’Envoyé de Dieu fut dans
l’appartement de ‘Aïcha, et alors, il envoyait le porteur du cadeau trouver
l’Envoyé de Dieu dans l’appartement de ‘Aïcha. Le clan d’Omm-Salama parla de
la chose à cette dernière et lui demanda de prier l’Envoyé de Dieu de faire aux
fidèles une annonce en ces termes : « Quiconque voudra offrir un cadeau à
l’Envoyé de Dieu devra le lui envoyer dans l’appartement de celle de ses
femmes où il se trouvera. » Omm-Salama répéta au Prophète les paroles de ses
compagnes, mais le Prophète ne lui répondit rien. […]Les femmes (du clan
d’Omm Salama) mandèrent alors Fâṭima, la fille de l’Envoyé de Dieu, et la
dépêchèrent à ce dernier pour lui dire : « Tes femmes te demandent d’être
impartial et de ne pas favoriser la fille d’Abou-Bakr. » Fâṭima parla au Prophète
qui lui répondit : « Ma chère enfant, n’aimes-tu pas ce que j’aime moi-même ? –
Certes oui », répliqua-t-elle, puis elle retourna auprès des femmes, et leur fit
part de cette réponse. […]Les femmes envoyèrent ensuite Zeïneb-bent-Dja ch
qui alla trouver le Prophète et lui dit d’une voix forte : « Tes femmes te
demandent d’être impartial et de ne pas favoriser la fille d’Abou Qo âfa. » Elle
éleva la voix au point que Aicha, qui était là assise, l’entendit dire du mal d’elle.
L’Envoyé de Dieu s’était tourné vers Aicha, afin de voir si elle allait parler à son
tour. Aicha prit, en effet, la parole, et répliqua à Zeïneb jusqu’à ce qu’elle l’eut
réduite au silence. A ce moment, le Prophète regarda Aicha et s’écria : « elle est
bien la fille d’Abou-Bakr152 ».

Cette tradition est intéressante à plus d’un titre. Elle soulève tout d’abord deux
points fondamentaux de l’organisation sociale du harem : la hiérarchie qui existe
entre les femmes, et l’instauration de factions. La hiérarchie au sein du harem est
double : elle existe de fait puisque le Prophète a des favorites. Mais elle est d’autant
plus accentuée que la Tradition surreprésente les femmes préférées du Prophète,
celles qui lui sont le plus proche, et qui sont respectées pour cela. Le cas de ‘Ā’isha est
ici exemplaire : explicitement présentée comme l’épouse favorite du Prophète et
reconnue comme telle par la communauté musulmane, la jeune femme est aussi celle
qui est le plus fréquemment citée par les traditionnistes. Mais ‘Ā’isha n’est pas la seule
à bénéficier des attentions du Prophète. Il semblerait qu’à la fin de sa vie, Muḥammad
ne fréquentait plus que quatre de ses épouses : ‘Ā’isha, Umm Salama, Ḥafṣa et

152
Bukhārī, t. II, p. 187-188.
48
Zaynab153. ‘Ā’isha, Umm Salama et Ḥafṣa sont celles qui vont s’impliquer le plus
largement dans les affaires de la communauté après la mort du Prophète 154, ou du
moins celles dont la Tradition parle le plus. La question des hiérarchies, et nous
entendons par là la hiérarchie dans le cœur du Prophète et non en fonction d’un
quelconque rang social, est donc primordiale, parce qu’il semble qu’elle contribue à
asseoir le prestige d’une partie des Mères des Croyants.

La question des hiérarchies est par ailleurs à mettre en étroit rapport avec
celle des factions existant au sein du harem. Hichem Djaït rapporte que le mot ḥizb,
employé par Bukhārī pour parler de factions, est utilisé dans le Coran pour désigner
un groupe d’hommes liés par un même objectif politique ou guerrier 155. Ce n’est donc
pas un terme neutre, qui viserait juste à faire comprendre que deux groupes de
femmes se seraient créés. Sa connotation corrobore l’hypothèse que les affinités liant
les femmes les unes aux autres sont avant tout des intérêts politiques communs.
L’émergence de factions aurait commencé avec l’entrée d’Umm Salama au sein du
harem156. ‘Ā’isha et Ḥafṣa représentent alors les intérêts de leurs pères, issus de clans
mineurs de Quraysh mais parmi les premiers convertis et très proches du Prophète,
tandis que les aristocrates mecquoises Umm Salama, Umm Ḥabība et Maymūna sont
proches de la ahl al-bayt, la maison du Prophète157, et sont donc plutôt favorables aux
intérêts de ‘Alī et Fāṭima. Dans cette logique, on observe deux façons d’envisager la
légitimité politique dans la participation à l’exercice du pouvoir : d’une part une
vision que l’on peut qualifier de proprement islamique, c'est-à-dire qui respecte
l’égalitarisme instauré par l’islam et qui favorise par conséquent la primauté dans la
religion plutôt que la puissance clanique158, et d’autre part une vision qui s’inscrit
plutôt dans la préservation du pouvoir de l’aristocratie qurayshite et qui accepte la
filiation comme fondement légitime du pouvoir.

153
Ibn Sa‘d, Ṭabaqāt, t. VIII, p. 67, cité par ABBOTT N ., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 43.
154
Voir infra, « Les garantes du respect de la Sunna du Prophète », p. 72-107.
155
DJAIT H., La vie de Muḥammad, t. III, p. 184.
156
ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 15.
157
Ibid., p. 15.
158
C’est le moment de la conversion à l’islam et le nombre de campagnes effectuées aux côtés du
Prophète qui détermine la position sociale des Compagnons, et plus tard, leur position économique
lorsque des registres de dotations sont mis en place sous ‘Umar. La précellence dans l’islam est donc un
fondement important de la puissance politique et sociale. Voir MURANYI M., « Ṣaḥāba », EI², t. VIII,
p. 856-857.
49
Les autres épouses du Prophète, qui n’ont pas d’axe politique particulier à
défendre, semblent s’être ralliées selon les moments à l’un ou l’autre groupe. Zaynab,
par exemple est proche d’Umm Salama, mais elle défend ‘Ā’isha lorsque celle-ci est
accusée d’adultère159. afiyya, en entrant dans le harem, est en butte à l’hostilité de
‘Ā’isha et de af a par rapport à ses origines juives, mais devient finalement proche
d’elles lorsqu’Umm Salama et Zaynab lui manifestent également de l’hostilité 160. Elle
cède par exemple l’un de ses jours à ‘Ā’isha pour que celle-ci plaide sa cause auprès du
Prophète, auquel elle pense avoir déplut. Que nous apprend l’instauration de factions
dans le harem du Prophète ? Tout d’abord que les deux partis qui vont s’affronter
pour le pouvoir à la mort du Prophète sont déjà en place. Cela nous démontre
également que les femmes du Prophète ont conscience des intérêts politiques qu’elles
ont en commun avec d’autres coépouses. Enfin, on constate que la Tradition
musulmane a sciemment effacé l’aspect politique du harem, puisque la seule tradition
abordant l’existence de groupes constitués n’évoque pas la moindre raison à cela,
hormis une opposition au statut de favorite de ‘Ā’isha.

c. Les femmes du Prophète et les Compagnons : réalités des alliances politiques

Presque toutes les traditions mettant en scène des altercations dans le harem
concernent ‘Ā’isha. Elle semble être au cœur de toutes les jalousies et cristallise les
tensions. Il est souvent reproché au Prophète d’afficher trop ouvertement sa
préférence pour elle, comme le montre la longue tradition citée ci-dessus161. Or, on
peut ici faire le parallèle entre la jeune femme et son père, Abū Bakr. Un ḥadīth fait
d’eux les personnes les plus aimées du Prophète162. C’est avec Abū Bakr que
Mu ammad s’enfuit de La Mecque, et Abū Bakr est à ses côtés dans la plupart de ses
expéditions militaires. Le mariage de ‘Ā’isha avec le Prophète, et surtout le statut de
favorite de cette dernière, renforce considérablement sa position sociale au sein de la
communauté musulmane. Or, les ambitions politiques d’Abū Bakr se heurtent à celles
de ‘Alī. Cousin et gendre du Prophète, il a épousé sa fille Fāṭima, sa position sociale est

159
« L’envoyé de Dieu avait interrogé à mon sujet Zeïneb-bent-Dja ch, en lui disant « Ô Zeïneb, que sais-
tu et qu’as-tu vu ? –Ô Envoyé de Dieu, répondit-elle, je respecte mes oreilles et mes yeux. Je ne sais que
du bien. » Or c’était Zeïneb qui, seule des femmes de l’Envoyé de Dieu, était avec moi sur le pied de
l’égalité. »Bukhārī, t. III, p. 398.
160
ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 43.
161
Voir supra, p. 48.
162
Bukhārī, t. II, p. 587.
50
également assurée, et son prestige très grand. De plus, il est réputé pour sa bravoure
au combat, notamment à Badr et à Khaybar. C’est également l’un des secrétaires de
Mu ammad163. Abū Bakr et ‘Alī n’ont jamais été proches, pour des raisons politiques
évidentes. A la mort du Prophète, la lutte pour le pouvoir a lieu entre trois groupes :
les Anṣār, les partisans de Abū Bakr, c'est-à-dire la plupart des Compagnons et des
tribus bédouines, et les Hāshimites, qui désirent voir un membre de la famille du
Prophète accéder au califat et qui appuient donc ‘Alī164. Il est donc intéressant de
constater que s’il n’y a dans le harem aucune femme pour appuyer les vues des Anṣār,
le Prophète n’ayant épousé aucune Médinoise, les deux autres factions sont
représentées. Une question se pose alors. Umm Salama, Umm Ḥabība et Maymūna
sont-elles proches de ‘Alī et de sa famille en réaction à la place qu’occupent ‘Ā’isha
dans le harem et son père parmi les Compagnons, ou les appuient-elles parce qu’issues
de l’aristocratie qurayshites, héritières d’une société arabe hiérarchisée et
aristocratiques, elles considèrent comme légitime que la famille du Prophète tienne la
première place au sein de l’umma ? Les sources sur lesquelles nous nous appuyons ne
nous permettent pas de répondre de manière claire et tranchée à cette question. Il est
difficile de passer du cadre restreint du harem et de ses rapports de force au milieu
plus large qui regroupe tous les Compagnons du Prophète.

La proximité entre les femmes de Mu ammad issues des grands clans de


Quraysh avec ‘Alī et Fāṭima est en tout cas apparente dans les sources, et se confirme
par les prises de position de ces femmes lors de la fitna165. Outre la tradition qui
montre Fāṭima plaidant la cause des femmes du Prophète par rapport à ‘Ā’isha, un
récit rapporte également qu’après une altercation particulièrement violente entre
cette dernière et Umm Salama ou Zaynab, Umm Salama est allée se plaindre auprès de
‘Alī et de Fāṭima. Elle leur rapporte également des paroles hostiles que ‘Ā’isha aurait
prononcé à leur égard. A la suite de cela, ‘Alī tente d’en parler au Prophète,
visiblement sans succès puisque quelques jours plus tard, la porte entre le harem et la
maison de ‘Alī est scellée166. Ici encore, c’est ‘Ā’isha qui est au cœur de la dispute. La
réaction très vive de ‘Alī indique un ressentiment extrêmement fort à l’égard du
Prophète et de la jeune femme, peut-être un signe d’exaspération par rapport à la

163
VECCIA VAGLIERI L., « ‘Alī b. Abī Ṭālib », EI², t. 1, p. 392.
164
DJAIT H., La grande discorde, p. 48-52.
165
Voir infra, p. 98.
166
ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 48 (source non citée).
51
place qu’occupent ‘Ā’isha et son père dans le cœur du Prophète ? Quoiqu’il en soit,
que ce soit à cause d’affinités naturelles, d’une commune opposition à ‘Ā’isha, ou
d’une même vision de la légitimité du pouvoir, les femmes emmenées par Umm
Salama sont très proches des Hāshimites et des Umayyades du vivant du Prophète
puis à sa mort. Cependant, rien ne laisse à penser qu’elles aient œuvré pour que ‘Alī
obtienne plus d’influence, ou pour qu’il soit désigné successeur du Prophète.

‘Ā’isha et Ḥafṣa sont quant à elles proches des membres de leur famille. La
Tradition shī‘ite en fait même des espionnes à la solde de leurs pères, considérant
parfois qu’elles auraient été jusqu’à empoisonné le Prophète pour leur permettre de
confisquer le pouvoir167. Cette théorie est reprise par Henri Lammens dans un article
paru en 1910168.Il y développe l’idée qu’Abū Bakr se serait rallié au Prophète car il
aurait très vite saisi le potentiel politique de Mu ammad. Très tôt, il aurait envisagé
de prendre sa succession et d’en exclure les Hāshimites. Une fois arrivé au pouvoir, il
aurait préparé l’avènement de ‘Umar, qui lui-même aurait préparé celui d’Abū
‘Ubayda, troisième membre d’un triumvirat de l’ombre. Dans leur plan, Abū Bakr et
‘Umar auraient été aidés par leurs filles, qui auraient espionné le Prophète pour leur
compte, s’opposant en même temps à Umm Salama et Umm abība, représentantes
de l’ancienne aristocratie et défenseuses des droits des Hāshimites. Cette vision des
choses est caricaturale, rien ne permettant d’affirmer qu’‘Ā’isha ou af a aient jamais
espionné le Prophète. Au contraire, elles semblent avoir défendu avant tout les
intérêts du Prophète. On voit par exemple ‘Ā’isha préparer les affaires de Mu ammad
avant une expédition, et ne pas divulguer à Abū Bakr les projets de son époux169. Le
seul moment où l’on peut supposer que ‘Ā’isha cherche à aider son père est celui de la
mort du Prophète170.

Du vivant du Prophète, aucune de ses épouses ne semble donc avoir joué de


rôle politique direct et avéré. Elles n’ont pas, malgré leur statut ou leurs affinités avec
certains Compagnons, orienté la politique du Prophète ou agit dans l’ombre pour
servir les intérêts de qui que ce soit. Mais le rôle qu’a prêté la Tradition shī‘ite a

167
AMIR-MOEZZI A., Le Coran silencieux et le Coran parlant, p. 44 (source non citée).
168
LAMMENS H., « Le ‘triumvirat’ Abou Bakr, ‘Omar et Abou ‘Obaida », Mélange de la faculté orientale
de Beyrouth, vol. IV, 1910.
169
Sīra, p. 544.
170
Voir infra, p. 72-80.
52
‘Ā’isha et af a montre tout de même que les épouses du Prophète avaient les
moyens d’exercer une influence sur le Prophète, et de servir des stratégies familiales.
L’explication que nous pouvons privilégier est la suivante : par sa mission
prophétique, par l’égalitarisme prôné par l’islam et par ses succès militaires, le
Prophète, de son vivant, parvient à être la clef de voûte de tout un système au sein
duquel des intérêts différents et parfois contradictoires se mêlent. Son charisme et
son statut de chef politique suffisent à empêcher les velléités de pouvoir personnel
chez les Compagnons, qui construisent leur prestige individuel sur leurs exploits
guerriers et sur leurs rapports avec Mu ammad. Une alliance matrimoniale avec lui
est un moyen de renforcer son prestige personnel, mais non une tentative de
mainmise sur lui. On voit d’ailleurs ‘Umar exhorter ses épouses à la docilité et à
l’obéissance171. Plutôt que de parler de rôle politique pour les femmes du Prophète, on
peut alors, pour cette période, parler d’influence, au sens où les épouses du Prophète
ne sont pas pour autant passives et uniquement là pour servir de liens entre le
Prophète et leurs parents. La tradition où Umm Salama dispense ses conseils au
Prophète lors du pacte de udaybiyya172 montre qu’elles sont impliquées dans la
réussite de sa mission, et que leurs suggestions sont respectées et prises en
considération. Les dix ans qui vont de l’Hégire à la mort du Prophète sont des années
durant lesquelles les femmes du Prophète se forgent un prestige certain et se donnent
les moyens d’exercer par la suite un réel rôle politique, par leur statut et leur place
dans la communauté musulmane.

2. Les femmes du Prophète et la société médinoise

a. Des intercesseurs entre le Prophète et la communauté musulmane

Si les épouses du Prophète, sans intervenir directement dans la direction de la


communauté, sont pour leurs proches un moyen d’augmenter leur pouvoir social,
qu’en est-il de leur place dans la société médinoise ? Tout d’abord, elles semblent

171
« […] Umar alla prendre son manteau à la place où il le mettait et se rendis chez Hafsa. « Ma chère
enfant, lui dit-il, est-il vrai que tu répliques à l’Envoyé de Dieu, au point qu’il passe toute sa journée en
proie à la colère ? –Par Dieu ! répliqua Hafsa, nous lui répliquons. –Sache, ô ma chère enfant, que je te
mets en garde contre le châtiment de Dieu et la colère de son Envoyé. […] »Bukhārī, t. III, p. 481-483.
172
Tradition citée p. xx, Ṭabarī, t. VIII, p. 88-89, Bukhārī, t. II, p. 255.
53
avoir été des vecteurs pour la transmission de l’enseignement du Prophète,
notamment auprès des femmes. On peut ainsi lire le ḥadīth suivant :
« D’après ‘Aïcha, une femme des Anṣâr vint dire au Prophète : « Comment me laverais-
je de mes menstrues ? –Prends, répondit-il, un chiffon parfumé de musc et fait
l’ablution trois fois. » A ce moment, pris d’un sentiment de pudeur, le Prophète
détourna son visage et ajouta : « Fais l’ablution avec ce chiffon. » Alors, dit ‘Aïcha je
pris cette femme et, l’attirant vers moi, je lui fis connaître ce que le Prophète
entendait par là173.»

Une grande partie de la législation mise en place par le Prophète à Médine est d’ordre
intime et corporel. Un chapitre du Ṣaḥīḥ de Bukhārī est d’ailleurs entièrement
consacré à la menstruation, et l’on trouve également un très grand nombre de
traditions concernant les ablutions ou les rapports sexuels. Ces questions participent
des préoccupations quotidiennes des musulmans, et entrent dans une logique de
discipline du corps. L’intervention de ‘Ā’isha dans cette tradition qui traite d’une
dimension proprement féminine et intime n’est pas surprenante. La séparation des
sexes, bien que la réclusion n’ait absolument pas été en vigueur du temps du Prophète
excepté pour ses femmes après la descente du verset du ḥijāb, existait tout de même.
Un ḥadīth montre les femmes prier à l’aube dans la mosquée avant de sortir
enveloppées dans de grands manteaux174 pour qu’on ne puisse les reconnaître.
Lorsque Muḥammad accepte le serment des femmes de Médine, il ne leur serre pas la
main, contrairement aux hommes, mais se contente d’un acquiescement oral 175. Un
ḥadīth montre également le Prophète sortir de la mosquée avec Ṣafiyya et croiser deux
hommes, à qui il montre le visage de son épouse pour « que le soupçon n’entre pas
dans leur cœur 176». Les contacts physiques entre les deux sexes étaient donc
réprouvés, et un homme ne pouvait se trouver seul avec une femme qui ne lui était
pas interdite pour le mariage. Ainsi, bien que le Prophète édicte sans pudeur les règles
de l’hygiène pour les femmes, l’aide de ses épouses pour montrer l’exemple pouvait,
on le voit, se révéler précieuse. Mais leur rôle n’était pas simplement de montrer
l’exemple aux autres femmes croyantes. Une autre tradition laisse à penser que le
Prophète envoyait spécifiquement ses épouses lorsqu’il voulait intervenir auprès des
femmes :

173
Bukhārī, t. 1, p. 116.
174
Ibid., t. I, p. 201.
175
Sīra, p. 212.
176
Bukhārī, t. 1, p. 646.
54
Quand vint la nouvelle de la mort de Jaʿfar (b. Abī Ṭālib) nous vîmes de la
douleur sur le visage de l’apôtre. Un homme vint lui dire : « Les femmes nous
troublent et nous dérangent ». Il lui dit de repartir et de les faire taire. Il partit
mais revint en prononçant les mêmes paroles. ‘Ā’isha commente
ici : « L’ingérence offense souvent l’ingérent ». L’apôtre dit : « Va et dis-leur de
rester calmes, et si elles refusent jette du sable dans leurs bouches. » Aicha
ajouta : « Je me dis à moi-même, Dieu vous maudisse, vous ne vous épargnez ni
l’indignité d’un affront, ni n’êtes capable de faire ce que l’apôtre a dit. Je savais
qu’il ne pourrait pas jeter du sable dans leurs bouches.177 »

Tout cela montre donc que les épouses du Prophète l’aidaient dans sa mission
prophétique en allant à la rencontre des femmes musulmanes, ce qui contribue à faire
apparaître deux sphères sexuées bien distinctes. Ce sont les femmes qui parlent aux
femmes.

Mais les Mères des Croyants sont également des intercesseurs entre le
Prophète et les hommes de la communauté musulmane. Elles sont un moyen de
parvenir à lui, de faire entendre sa voix. Le rôle de ‘Ā’isha est une fois de plus mis en
avant dans plusieurs traditions rassemblées dans le Ṣaḥīḥ. On peut ainsi lire : « ‘Orwa
rapporte que ‘Aïcha a dit : « Pour faire leurs cadeaux, les fidèles choisissaient mon
jour178 ». Les musulmans avaient donc connaissance de la position de favorite de
‘Ā’isha, ce qui laisse supposer que les rapports de force internes au harem étaient
connus dans la communauté. Cela pose d’ailleurs problème, car les cadeaux envoyés
au Prophète pouvaient être de la nourriture, qui n’est alors pas répartie
équitablement entre les épouses du Prophète, puisque c’est toujours chez ‘Ā’isha
qu’elle arrive. C’est très certainement ce que sous-entend Fāṭima lorsqu’elle demande
au Prophète de « ne pas favoriser la fille d’Abou-Bakr179 ».

177
Sīra, p. 535-536 : « ‘Abu‘l-Ra mān b. al-Qāsim b. Muhammad told me from from his father from
‘Ā’isha the prophet’s wife who said: « When news of Ja‘far’s death came we saw sorrow on the apostle’s
face. A man went to him and said, « The women trouble us and disturb us. » He told him to go back and
quieten them. He went but came back again saying the same words. ‘Ā’isha here commented,
« Meddling often injures the meddler. » The apostle said, « Go, and tell them to be quiet, and if they
refuse throw dust in their mouths. » ‘Ā’isha added: « I said to myself, God curse you, for you have
neither spared yourself the indignity of a snub nor are you able to do what the apostle said. I knew he
could not throw dust in their mouths. »
178
Bukhārī, t. II, p. 187. Une tradition similaire est rapportée juste à la suite de celle-ci : « « Les
musulmans connaissaient la préférence qu’avait l’Envoyé de Dieu pour ‘Aïcha ; aussi lorsque l’un deux
avait un cadeau à offrir à l’Envoyé de Dieu, il attendait que l’Envoyé de Dieu fut dans l’appartement de
‘Aïcha, et alors, il envoyait le porteur du cadeau trouver l’Envoyé de Dieu dans l’appartement de
‘Aïcha».
179
Ibid, t. II, p. 187-188.
55
Mais ‘Ā’isha n’est pas la seule à faire le lien entre le Prophète et les musulmans.
Umm Salama intervient par exemple auprès du Prophète pour plaider la cause de son
frère, qui a encouru le ressentiment du Prophète pour ne pas avoir pris part à une
expédition militaire. Muḥammad lui pardonne peu après qu’Umm Salama ait pris sa
défense180.

Les épouses qurayshites du Prophète servent également d’intermédiaires entre


lui et les hommes de La Mecque. C’est ainsi qu’Umm Ḥabība reçoit la visite de son père
Abū Sufyān peu après son mariage, ce qui est une manière pour cet homme, opposant
à Muḥammad depuis le début de sa prédication, de rencontrer le Prophète avant que
celui-ci ne reprenne La Mecque. Cette tradition, que l’on retrouve dans la Sīra et chez
Ṭabarī, montre que l’épouse du Prophète a définitivement choisi son camp entre sa
famille et son époux :
« Etant arrivé à Médine, [Abū Sufyān] alla chez sa fille Umm Ḥabība, et au
moment où il allait s’asseoir sur le tapis du Prophète, elle le tira pour qu’il ne
puisse pas s’asseoir. « Ma chère fille, dit-il, je ne sais pas si tu penses que ce
tapis est trop bien pour moi, ou si je suis trop bien pour le tapis ! » Elle
répondit : « C’est le tapis du Prophète, et tu es un polythéiste impur. Je ne veux
pas que tu t’assoies sur le tapis de l’apôtre. –Par Dieu, tu es devenu mauvaise
depuis que tu m’as quitté. 181»

Umm Salama fait également le lien entre le Prophète et des hommes de La Mecque.
Un jour qu’Abū Sufyān et ‘Abdallāh b. Abū Umayya, deux leaders de Quraysh dont son
frère, tiennent à rencontrer le Prophète, elle va plaider leur cause auprès de lui, mais
sans succès :
« Abū Sufyān et ‘Abdullah b. Abū Umayya avaient aussi rencontré l’apôtre à
Nīqu’l-‘Uqāb entre La Mecque et Médine, et essayaient de le rencontrer de
nouveau. Umm Salama lui parla d’eux, les appelant son cousin et son beau-
frère. Il répondit : « Je n’ai pas besoin d’eux. En tant que cousin, il a blessé mon
orgueil ; et en tant que fils de ma tante et mon beau-frère il a parlé de moi de
manière injurieuse à La Mecque.182 »

180
Ṭabarī, t. X, p. 175.
181
Sīra, p. 543, Ṭabarī, t. VIII, p. 164. « Having arrived at Medina [Abū Sufyān] went to his daughter Umm
abība, and, as he went to sit on the apostle’s carpet she folded it up so that he could not sit on it. « My
dear daughter, he said, I hardly know if you think that the carpet is too good for me or that I am too
good for the carpet! » She replied: « It is the apostle’s carpet and you are an unclean polytheist. I do not
want you to sit on the apostle’s carpet. –By God, he said, since you left me you have gone to the bad. ».
Dans la version donnée par Ṭabarī, il ne s’agit pas d’un tapis mais d’un lit.
182
Sīra, p. 546. « Abū Sufyān and ‘Abdullah b. Abū Umayya had met the apostle also in Nīqu‘l-‘Uqāb
between Mecca and Medina and tried to get in to him. Umm Salama spoke to him about them, calling
56
Ainsi, les femmes du Prophète sont véritablement des intercesseurs entre le
Prophète et le reste des croyants. En vertu de leurs liens familiaux, elles aident
également les Qurayshites de La Mecque qui, pressentant un retournement de
situation, tentent de se rapprocher du Prophète. Cette position leur donne un pouvoir
social certain au sein de la communauté médinoise. Elles sont les épouses de l’Envoyé
de Dieu, et en tant que telles sont compétentes pour transmettre son enseignement.
Elles représentent également le meilleur moyen de parvenir à lui. Mais cette position,
comme nous allons le voir à présent, a aussi ses limites et ses inconvénients.

b. Le harem du Prophète : une faiblesse politique ?

Jusqu’à présent, nous avons constaté que ses épouses constituent


essentiellement un atout politique pour le Prophète. Elles le lient à de nombreuses
familles et renforcent sa position sociale. Elles deviennent des intermédiaires entre lui
et les autres hommes, musulmans, Mecquois, Anṣār, et sont également des aides
précieuses lorsqu’il s’agit de s’adresser aux femmes musulmanes. Mais le harem peut
également se révéler être une faiblesse pour le Prophète, car il constitue une cible de
choix pour ses opposants politique. L’affaire de la calomnie contre ‘Ā’isha illustre cela
de manière exemplaire. Cet évènement bouleverse en effet Médine durant un mois et
occasionne la révélation de plusieurs versets coraniques. Bien que ce ne soit jamais
souligné dans les sources, cette affaire nous offre également un tableau de ce que
pouvait être le contexte politique de l’oasis à ce moment précis. Denise Spellberg nous
livre une analyse très pertinente de l’impact de cet épisode sur le plan de la
symbolique sociale183, et de ce que pouvait représenter une attaque contre la moralité
de ‘Ā’isha. Et il est vrai que l’affaire de la calomnie n’est en rien anodine. Elle est au
contraire éminemment politique et sociale, car ses enjeux touchent à l’honneur, au
prestige et à la morale du Prophète et de ses proches.

them his cousin and his brother-in-law. He replied: « I have no use for them. As for my cousin he has
wounded my pride; and as for my aunt’s son and my brother-in-law he spoke insultingly of me at
Mecca. »
183
SPELLBERG D., Politics, Gender and the Islamic Past, « The accusation of adultery and communal
debate », p. 61-100.
57
A cause des versets coraniques qui ont été révélés à cette occasion184, ce récit
est très connu, et est présent dans la plupart des textes de la Tradition. Toutes les
sources sur lesquelles nous travaillons le reprennent185, avec très peu de divergences,
car les chaînes de transmission sont les mêmes. Pour bien comprendre cet épisode, il
nous faut en faire une analyse presque littéraire. C’est sur l’une des versions données
par Bukhārī que nous allons nous appuyer, pour des raisons de traduction186. En 6/627,
‘Ā’isha est tirée au sort parmi les femmes du harem pour accompagner le Prophète en
expédition contre la tribu juive des Banū Muṣṭaliq. Sur le chemin du retour, alors
qu’après une halte la troupe s’apprête à repartir, ‘Ā’isha s’isole pour ses besoins
personnels, et en revenant vers le campement, elle s’aperçoit que la troupe est partie.
Elle reste au même endroit, attendant qu’on revienne la chercher, et s’endort. Un
musulman resté en arrière de la troupe, Ṣafwān b. al-Mu‘aṭṭal al-Sulamī, arrive bientôt
à l’endroit où elle se trouve et la raccompagne auprès du Prophète. ‘Ā’isha insiste bien
sur le fait qu’elle n’ait pas adressé le moindre mot à Ṣafwān, qui l’aurait reconnue
pour l’avoir rencontrée avant que les versets relatifs au ḥijāb n’aient été révélés.

Très vite, après le retour de la troupe à Médine, la rumeur d’un adultère entre
‘Ā’isha et Ṣafwān se répand. Dans toutes les versions de ce récit, c’est ‘Abd Allāh b.
Ubayy (m. 9/631), le chef de file des Hypocrites de Médine, qui est à l’origine de la
rumeur. Malade et alitée, ‘Ā’isha n’est informée que quelques semaines plus tard.
Mais elle s’inquiète pourtant de la froideur du Prophète à son égard, qui n’entre chez
elle que brièvement pour prendre de ses nouvelles. Finalement, elle apprend par une
femme de sa famille, Umm Miṣtaḥ, dont le fils participe à la propagation de la rumeur,
ce que l’on dit d’elle. Elle demande alors au Prophète la permission de se rendre chez
ses parents pour sa convalescence, ce qui lui est accordé. Pendant ce temps,
Muḥammad demande à deux de ses proches, ‘Alī et Usāma b. Zayd, leur avis sur la
culpabilité de ‘Ā’isha. Usāma l’assure de la bonne moralité de ‘Ā’isha, tandis que ‘Alī
lui suggère de la remplacer par une autre femme, si les doutes persistent. Muḥammad
interroge ensuite la servante de la jeune femme, puis sa coépouse Zaynab, qui
l’assurent elles aussi de son innocence. Plus tard, au cours d’un sermon à la mosquée,
il demande que ‘Abd Allāh b. Ubayy réponde de ses accusations. S’ensuit alors une

184
Coran 24: 11-18. « Les calomniateurs sont nombreux parmi vous… »
185
Bukhārī, t. III, p. 134-141, 141-143, 392-400, 400-404, Ṭabarī, t. VIII, p. 57-67, Sīra, p. 493-499.
186
Bukhārī, t. III, p. 392-400.
58
altercation entre deux hommes des tribus des Aws et des Khazraj, les deux tribus
dirigeant Médine et ayant invité le Prophète. Finalement, le Prophète se rend chez
Abū Bakr pour voir ‘Ā’isha, où il a une révélation lui signifiant son innocence187.

La plupart du temps narré par ‘Ā’isha à la première personne, ce récit laisse à


penser de prime abord que c’est la jeune femme qui est visée par les calomniateurs.
C’est ce qui est sous entendu dans les propos qu’elle prête à sa mère, Umm Rūman, qui
rejette la responsabilité sur les autres femmes du Prophète : « Il est bien rare qu’une
jolie femme, qui est aimée de son mari, quand celui-ci a d’autres femmes, ne soit pas
l’objet de leurs commérages188 ». Umm Rūman s’exprime peut-être ainsi parce que la
sœur de Zaynab bt. Ja sh, présentée à cette époque comme l’une des favorites du
Prophète et pouvant à ce titre rivaliser sérieusement avec ‘Ā’isha, participe
activement à la propagation de la rumeur. Mais lorsque le Prophète interroge Zaynab,
celle-ci prend la défense de ‘Ā’isha, relativisant ainsi la jalousie dont les femmes
pouvait faire preuve dans le harem. Or, même si le texte ne laisse de toute façon
aucune ambigüité puisqu’il accuse directement ‘Abd Allāh b. Ubayy189, il est très peu
probable que les autres épouses aient sciemment accusé ‘Ā’isha, car une tâche sur son
honneur aurait rejaillit sur l’ensemble de la famille du Prophète.

A l’époque préislamique et au temps de Muḥammad, la notion d’honneur (‘irḍ)


était une chose extrêmement importante. Le ‘irḍ avait une fonction sociale
primordiale, réglant les faits et gestes des Arabes de la péninsule, excepté le Yémen.
Considéré comme un principe moral, le ‘irḍ était à l’origine des mœurs et des
institutions sociales. Les différents aspects du ‘irḍ, concernaient trois groupes : la
tribu, la famille et l’individu, ce dernier étant responsable de l’honneur du groupe
tribal. Or, la chasteté de la femme faisait partie des éléments du ‘irḍ. L’évolution
sémantique de ce terme l’a d’ailleurs conduit à ne concerner aujourd’hui que la
question féminine. Il a tendance à se confondre avec la vertu de la femme, qui, si elle
est perdue, rejaillit sur le ‘irḍ des hommes qui lui sont parents190. Accuser ‘Ā’isha
d’adultère revient donc à remettre directement en cause l’honneur du Prophète, ce

187
Coran, 24: 11-18.
188
Bukhārī, t. III, p. 395.
189
« Celui qui avait forgé la calomnie était ‘Abdallah-ben-Obayy-ben-Saloul. » Ibid., p. 393-394.
190
FARES B., « ‘Irḍ », EI², t. IV, p. 81.
59
qui représente alors une défiance par rapport à sa mission prophétique et à son rôle
de chef politique de la communauté.

Il faut alors se pencher sur la figure de ‘Abd Allāh b. Ubayy. Pourquoi cet
homme est-il selon la Tradition le premier à répandre cette rumeur à propos de
‘Ā’isha ? Dans les décennies précédant l’arrivée du Prophète à Médine, des conflits
éclatent entre les différents clans arabes de Médine, et en particulier entre les deux
grandes tribus, celles des Aws et celle des Khazraj. Ces conflits irrésolus ont
probablement été la raison de l’appel des Médinois à Muḥammad pour venir arbitrer
les litiges de l’oasis. Lors de la dernière bataille qui oppose les deux tribus, les chefs
sont tués. ‘Abd Allāh b. Ubayy, qui n’avait pas participé au combat, devient alors un
des hommes forts de la ville, avant l’arrivée du Prophète. Désigné comme le chef de
file des Hypocrites dans la Tradition, il est le leader du clan des Ba‘l Hublā, de la tribu
des Khazraj. Cela peut donc expliquer en grande partie pourquoi il cherche à
décrédibiliser la mission prophétique de Muḥammad en l’atteignant à travers sa
favorite, tout comme il avait fait acte de défiance envers le Prophète en retirant ses
hommes de la bataille d’U ud. Ce récit montre ainsi que Muḥammad doit faire face à
une opposition à l’intérieur même de Médine, alors qu’il est toujours menacé par La
Mecque. Cette résistance menace l’unité de l’umma, à laquelle appartiennent tous les
habitants de la ville en vertu de la Constitution de Médine191. Cela montre également
que les conflits entre Aws et Khazraj ne sont pas résolus, malgré la présence du
Prophète. Lorsque celui-ci demande aux Anṣār l’autorisation de prendre des mesures
envers ‘Abd Allāh b. Ubayy, un homme des Aws affirme qu’il vengera l’honneur du
Prophète si celui-ci le souhaite en tuant ‘Abd Allāh, ce qui débouche sur une violente
altercation entre les deux tribus192.

Si la Tradition souligne largement la responsabilité ‘Abd Allāh b. Ubayy dans la


calomnie contre ‘Ā’isha, et qu’étant hostile au Prophète depuis son arrivée à Médine
elle en fait un ennemi tout désigné, elle passe très rapidement sur le rôle que joue ‘Alī
dans cette même affaire. Pourtant, ses intérêts politiques semblent aussi cruciaux que
ceux de ‘Abd Allāh. En suggérant à Muḥammad de répudier ‘Ā’isha et de prendre une
autre épouse pour la remplacer, ‘Alī peut avoir l’air de protéger son honneur ainsi que

191
WATT W. M., « al-Madīna », EI², t. V, p. 991.
192
Bukhārī, t. III, p. 395-396.
60
celui de toute sa famille. Mais cette décision aurait eu un immense retentissement
dans le milieu des Compagnons, et aurait forcément redistribué les cartes du pouvoir :
Muḥammad aurait rompu l’alliance le liant à Abū Bakr, son plus fidèle compagnon.
Comme on l’a vu193, ‘Alī et Abū Bakr sont des rivaux politiques, et ne cessent de l’être
jusqu’à la désignation d’Abū Bakr comme successeur du Prophète. ‘Alī est conscient
que la disgrâce de ‘Ā’isha ne manquerait pas de rejaillir sur son père. Les questions
matrimoniales sont de haute importance. Rappelons-nous la réaction de ‘Umar
lorsque ‘Uthmān puis Abū Bakr refusent d’épouser sa fille Ḥafṣa : il prend cela comme
un grand affront personnel194. Comme lors de l’affaire du divorce où ‘Umar craint que
le Prophète ne divorce de ses femmes, la répudiation de ‘Ā’isha aurait eu des
conséquences politiques indéniables.
Les sources sur lesquelles nous travaillons nous livrent le même récit, certes
avec quelques différences sur la forme, mais non sur le fond. Le rôle de ‘Abd Allāh b.
Ubayy est exacerbé, du début de la calomnie jusqu’à son dénouement. Cet épisode est
l’un de ceux qui contribuent à le faire apparaître comme le chef de file des
Hypocrites195. Le rôle de ‘Alī, en revanche, bien qu’il soit toujours rapporté, semble
être de bien moindre importance à la lecture des sources. Il est pourtant
communément admis que là est la source de l’inimitié que lui voue ‘Ā’isha. Mais les
rapports entre eux sont troubles, et la Tradition reste largement évasive sur le sujet.

Cette affaire de la calomnie contre ‘Ā’isha montre bien à quel point le harem
du Prophète peut devenir une fragilité pour lui. Car, pour des sceptiques ou des
hommes qui se sentent menacés par son pouvoir politique, c’est le moyen le plus
efficace de l’atteindre. Au sujet de sa mission prophétique, Mu ammad est
intouchable. Il en a déjà démontré la véracité par les succès militaires de Badr (2/624)
et de la bataille du Fossé (6/627), durant laquelle Médine a victorieusement résisté au
siège des Mecquois. De plus, cette dernière bataille unit étroitement les habitants de
Médine à Mu ammad. La victoire des Mecquois aurait eu des conséquences
dramatiques pour la ville, et c’est grâce à la discipline instaurée par le Prophète que
Médine est sauvée. De ce point de vue, Mu ammad est donc inattaquable196. Que reste-
t-il donc à ses adversaires pour tenter de l’affaiblir ? Sa vie personnelle. Et on l’a vu,

193
Voir infra, p. 50-53.
194
Bukhārī, t. III, p. 563.
195
WATT W. M., « ‘Abd Allāh b. Ubayy », EI², t. I, p. 55.
196
Pour l’histoire politique de 622 à 632, voir DJAIT H., La vie de Muḥammad, t. III.
61
son honneur dépend de ses propres agissements comme de ceux de ses épouses, dont
le moindre écart peut rejaillir sur l’ensemble du groupe. L’affaire est d’autant plus
emblématique et conséquente que ce n’est pas n’importe quelle épouse qui est victime
de cette calomnie, mais bien ‘Ā’isha, sa favorite, ce qui décuple les enjeux politiques
qui lui sont liés. Cet épisode de la vie de la jeune femme est probablement celui qui
révèle le mieux à quel point la morale, le prestige et la politique sont liés. Si la
culpabilité de ‘Ā’isha avait été établie, si le Prophète l’avait répudiée, nul doute que
cela aurait eu des répercussions politiques considérables dans l’histoire des débuts de
l’Islam. Une moralité exemplaire reste l’attribut premier des femmes du Prophète.
C’est sur cet aspect que repose leur prestige. Leur vertu ne doit pas être remise en
cause, et de ce fait, le Prophète ne peut accepter que ses épouses soient exposées à la
rumeur publique. Des mesures vont donc être prises pour les protéger.

3. De femmes du Prophète à Mères des Croyants : la


sacralisation du harem

a. Le ḥijāb : sacralisation du corps, séparation des sexes

L’affaire de la calomnie contre ‘Ā’isha et son retentissement sont révélateurs


d’un contexte social en changement à Médine, qui explique en partie la descente de
versets coraniques concernant spécifiquement les femmes du Prophète, et ayant pour
but d’assurer leur protection. Les années 3 à 5 de l’Hégire (624-627) sont
particulièrement éprouvantes pour le Prophète sur le plan politique et militaire. En
3/625, la défaite d’Uḥud s’avère être un désastre pour le moral des musulmans. Car si
un an plus tôt la victoire de Badr avait été perçue comme un signe de faveur divine, la
défaite ne marque-t-elle pas au contraire l’abandon de Dieu ? De plus, ce sont les Anṣār
qui ont perdu le plus d’hommes pendant cette bataille, ce qui ne contribue pas à
apaiser les esprits à Médine, d’autant que ‘Abd Allah Ibn Ubayy, qui avait anticipé la
défaite, s’est retiré des troupes combattantes avec 300 hommes, occasionnant ainsi
une sorte de rupture au sein de l’umma. Le contexte politique, militaire et financier
n’est donc pas favorable à Muḥammad et aux Muhājirūn, qui dépendent encore très
largement de la charité des Anṣār pour vivre. Pendant les deux années qui séparent la
bataille d’Uḥud du siège de Médine en 5/627, Muḥammad se livre essentiellement à un

62
travail de législateur, en particulier au sujet des femmes. Le nombre élevé de veuves et
d’orphelins à Médine après les expéditions militaires et les batailles contre les
Mecquois peuvent expliquer les dispositions qui sont prises à leur égard197. Il essaie
également d’assurer la subsistance des Muhājirūn, notamment en expulsant la tribu
juive des Banū Naḍīr et en leur distribuant les terres et les palmeraies abandonnées
par les Juifs198. Muḥammad se trouve à cette période dans une situation inconfortable,
car il doit réagir face à une crise spirituelle provoquée par la défaite militaire, et par la
double opposition des Mecquois et des Hypocrites de Médine.

Comme l’indique la calomnie visant ‘Ā’isha, il semble que ses femmes aient pâti
de cette situation politique difficile, en étant suivies et molestées dans les rues de
Médine par des hommes prétendant ensuite ne pas les avoir reconnues199.De plus,
leurs contacts avec les membres masculins de la communauté sont nombreux,
notamment lorsqu’elles servent d’intercesseurs pour le Prophète. Or, le fait qu’un
homme et qu’une femme qui ne sont pas de proches parents se rencontrent de
manière privée est quelque chose de désapprouvé dans la société arabe200. La
coexistence de cette norme sociale et d’un contexte défavorable au Prophète explique
la révélation du verset du ḥijāb.

Dans la Tradition, ‘Umar ibn al-Khaṭṭab est salué pour avoir suggéré au
Prophète de voiler et de reclure ses femmes et pour avoir anticipé, en cela, la
révélation coranique. Plusieurs récits indiquent en effet que ‘Umar était très
préoccupé par ce sujet : « ‘Omar ayant dit en s’adressant au Prophète : « Ô Envoyé de
Dieu, il entre chez toi des gens honnêtes et d’autres qui ne le sont pas ; tu devrais
ordonner aux Mères des Croyants de se voiler », Dieu révéla le verset de la portière
(ḥijāb). 201 » On peut également citer le ḥadīth suivant :
« Selon ‘Aïcha, les femmes du Prophète sortaient la nuit lorsqu’elles avaient à
satisfaire un besoin naturel et se rendaient à El-Menâsi’, un vaste tertre. Bien que
‘Omar eût dit au Prophète d’empêcher ses femmes de sortir, l’Envoyé de Dieu n’en
avait rien fait. Une des femmes du Prophète, Sauda-Bent-Zam‘a, qui était d’une taille
élevée, étant sortie un certain soir à la tombée de la nuit, ‘Omar l’interpella en ces

197
C’est par exemple à ce moment que sont édictés les versets concernant l’héritage des femmes. Coran,
4 : 11-12.
198
WATT W. M., Mahomet, p. 463-464.
199
Ibn Sa‘d, Ṭabaqāt, t. VIII, p. 136, cité par ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 24.
200
WATT W. M., Mahomet, p. 554.
201
Bukhārī, t. III, p. 420.
63
termes : « Hé ! Sauda, je te reconnais. » ‘Omar agit ainsi parce qu’il désirait voir édicter
l’interdiction de sortir et, de fait, Dieu révéla cette interdiction.
D’après ‘Aïcha, le Prophète a dit : « Femmes, il vous est permis de sortir pour
vos besoins. » Par ces derniers mots, dit Hichâm, il faut entendre les besoins
naturels.202 »

L’insistance avec laquelle le traditionniste souligne le rôle joué par ‘Umar et le bien-
fondé de ses conseils laisse percevoir une volonté de légitimer les us et coutumes de
l’époque à laquelle il compile ces traditions203. Cela nous enseigne aussi que cette
question a pris de plus en plus d’importance. L’évènement déclencheur du processus
de protection des épouses du Prophète est le mariage de ce dernier avec Zaynab bt.
Jaḥsh en 5/626.

Les enjeux sociaux de ce mariage ayant déjà été abordés204, nous nous
concentrerons ici sur la révélation du verset du ḥijāb. Elle intervient, selon la tradition
à la fin du repas de noce :
« Anas-ben-Mâlik a dit : « Quand l’Envoyé de Dieu épousa Zeïneb-bent-Djaḥch,
il invita des fidèles. Après avoir mangé et être resté à causer, le Prophète fit
mine de se disposer à se lever, mais personne ne bougea. Voyant cela, il se leva,
et tout le monde se leva, sauf trois personnes qui restèrent en place, en sorte
que le Prophète était sur le point de consommer son mariage, que ces gens-là
étaient encore assis. Enfin ils se levèrent et j’allai aussitôt avertir le Prophète
de leur départ ; il alla pour consommer son mariage, et comme je le suivais, il
fit tomber la portière qui me sépara de lui. Dieu révéla alors ce verset : « Ô vous
qui croyez, n’entrez pas dans les appartements du Prophète, etc.205 »

Plusieurs raisons justifient la descente de ces versets, qui interdisent de s’attarder


dans la maison du Prophète, qui demandent aux hommes de ne parler à ses épouses
que derrière un voile (ḥijāb), et qui proscrivent à ces dernières de se remarier à la
mort de Muḥammad206. La première est la présence d’invités inopportuns, qui, comme
l’indique la tradition que nous venons de citer n’ont pas eu la délicatesse de se retirer

202
Ibid., t. I, p. 70.
203
Voir l’analyse de F. Lagrange à ce sujet dans Islam d’interdits, islam de jouissance, p. 45-46.
204
Voir supra p. 45.
205
Bukhārī, t. III, p. 420.
206
Coran, 33 :53-55 « Ô vous qui croyez ! N’entrez pas dans les demeures du Prophète sans avoir obtenu
la permission d’y prendre un repas, et attendu que le repas soit préparé. Quand vous êtes invités, entrez
et retirez-vous après avoir mangé, sans entreprendre de conversations familières. […] Quand vous
demandez quelque objet aux épouses du Prophète, faites-le derrière un voile. […] Vous ne devez pas
offenser le Prophète de Dieu, ni jamais vous marier avec ses anciennes épouses […]. »
64
à la fin du repas. Selon Ibn Sa‘d207, on apprend également qu’à ce repas ou à un autre,
les mains de ses épouses auraient frôlé les mains d’autres hommes, ou que la main de
‘Ā’isha aurait touché celle de ‘Umar par inadvertance, provoquant ainsi la jalousie du
Prophète. Enfin, la principale raison, celle que nous avons évoquée plus haut, provient
de la nécessité de protéger ses épouses des attaques de certains Médinois. Quant à
l’interdiction faite aux femmes de se remarier après la mort du Prophète, elle est
révélatrice de l’état de la communauté musulmane au moment où ces prescriptions
sont édictées. Si cette obligation de rester veuve, et donc de rester pour toujours
femme du Prophète, est le fondement du statut des Mères des Croyants, elle indique
aussi le malaise spirituel que traverse la communauté musulmane de l’époque. Que
des hommes osent exprimer leur désir d’épouser une femme du Prophète après sa
mort n’est pas anodin, et constitue pour Fatima Mernissi, une agression verbale,
« symboliquement dangereuse »208. C’est probablement le cas, puisque cela justifie la
raison d’être de ce verset. D’autant plus que c’est Talḥa, un des Compagnons les plus
illustres du Prophète, qui aurait affirmé vouloir épouser sa cousine ‘Ā’isha209. C’est
donc aussi en réaction à l’entourage proche de Muḥammad que ce verset est révélé.

Symboliquement, la descente du verset du ḥijāb est une séparation de l’espace.


Séparation de l’espace privé et public tout d’abord, parce que le Prophète exclut son
Compagnon Anas des appartements des femmes, le harem devenant ainsi un lieu
strictement privé. C’est également une séparation entre les sexes. Dans son ouvrage Le
Harem politique, Fatima Mernissi analyse le mot ḥijāb. Ce terme vient de la racine
ḥajaba, qui signifie « cacher », « dérober au regard ». Elle explique également que le
ḥijāb relève du domaine de l’interdit, autrement dit que ce qui est caché par lui est
quelque chose de prohibé210. Il y a donc une forte connotation éthique et morale dans
ce terme. Si le fait d’être entièrement voilée est avant tout présenté comme une
mesure de protection pour les femmes du Prophète, c’est également un acte qui les
sacralise, en en faisant des objets interdits au regard. On peut ici faire le parallèle avec
les prescriptions concernant l’ensemble des croyants : « Dis aux croyants : de baisser
leurs regards, d’être chastes. […] Dis aux croyantes : de baisser leurs regards, d’être
chastes, de ne montrer que l’extérieur de leurs atours, de rabattre leurs voiles sur

207
Ibn Sa‘d, Ṭabaqāt, t. VIII, p. 136, cité par ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 23-24.
208
MERNISSI F., Le Harem politique, p. 127.
209
ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 58 (source non citée).
210
MERNISSI F., Le Harem politique, p. 129-130.
65
leurs poitrines211. » Ces règles vestimentaires qui ne s’appliquent qu’aux femmes
expriment une volonté de conformer les corps à un idéal de pureté et de chasteté
prôné par la parole divine. La discipline des corps passe par le contrôle du regard, car
c’est lui qui est au cœur de toutes ces prescriptions : la vue est le sens qui doit être
réprimé en premier. C’est ce qui est suggéré lorsqu’il est demandé aux croyants et aux
croyantes de baisser leurs regards, et lorsque le corps des femmes du Prophète est
recouvert par le ḥijāb.

Dans la pratique, le ḥijāb distingue les femmes du Prophète des autres


musulmanes. En ce sens, c’est un élément prépondérant dans leur sacralisation
progressive. Le verset coranique leur affirmant « Vous n’êtes comparables à aucune
autre femme212 » est plus tardif, mais est déjà préfiguré par l’institution du ḥijāb. Leur
différence avec les autres croyantes s’exprime par une séparation physique brutale du
reste de la communauté, certes justifiée par un contexte politique troublé, mais qui
entre dans une logique de différenciation et de séparation des sexes. Néanmoins, il
faut bien comprendre qu’au moment où est révélé ce verset, le ḥijāb est pensé comme
un élément de prestige. Deux ans après cet évènement, lorsque le Prophète part en
expédition à Khaybar et qu’il prend l’oasis, il épouse Ṣafiyya. Voici le récit de son
mariage :
« Anas a dit : « Le Prophète s’arrêta trois jours entre Khaïbar et Médine pour
célébrer son mariage avec afiya-bent- oayy. C’est moi qui convoquai les
musulmans au repas de noces. […] Les musulmans se demandaient si c’était une
des mères des Croyants, ou si c’était une captive concubine. « Si, leur dit-on, le
Prophète la cache à vos regards, c’est une des mères des Croyants ; s’il ne la
cache pas, c’est une captive concubine. » Quand on se remit en route, il disposa
derrière lui un siège pour Ṣafiya et étendit un voile pour la cacher aux regards
des gens.213 »

On le voit, le ḥijāb, qu’il soit un rideau tiré entre les croyants et les femmes du
Prophète ou un voile dans lequel ces dernières s’enveloppent pour aller et venir, est
un attribut spécifique, qui révèle le statut social élevé des épouses de Mu ammad.
C’est également un attribut qui indique aux musulmans le caractère interdit de ces
femmes : interdites aux regards, interdites à la pensée puisqu’elles ne peuvent plus se
remarier à la mort du Prophète. Elles deviennent de ce fait des individus de plus en
211
Coran, 24 : 30-31.
212
Coran, 33 : 32.
213
Bukhārī, t. III, p. 550-551.
66
plus distants et presque sacralisés, statut qui est plus tard parachevé par les
révélations consécutives à la réclusion. Mais cette volonté de protection et de
sacralisation a ses limites, puisque quelques mois plus tard, la calomnie contre ‘Ā’isha
bouleverse la communauté musulmane, témoignant de l’inefficacité partielle de la
mesure face au poids du contrôle social auquel étaient soumis les habitants de
Médine, et plus particulièrement les membres de la famille du Prophète, et face aux
intérêts politiques en jeu.

b. La réclusion

Si la descente du verset du ḥijāb marque une première étape dans la


sacralisation des femmes du Prophète, une seconde vague de prescriptions les
concernant achève d’en faire des croyantes à part, à la pureté attestée. Nous avons
déjà évoqué la situation de crise régnant dans le harem, qui conduisit le Prophète à se
séparer de ses épouses durant un mois lors de la 7e ou de la 9e année de l’Hégire. A la
suite de cet épisode, un choix est proposé à ces dernières : se séparer du Prophète ou
bien rester avec lui, accepter la soumission à Dieu et à son Envoyé et gagner de ce fait
une place exceptionnelle parmi les Croyants :
«Ô Prophète ! Dis à tes épouses : « Si vous désirez la vie de ce monde et son faste,
venez : je vous procurerai quelques avantages puis je vous donnerai un généreux
congé. Si vous cherchez Dieu, son Prophète et la demeure dernière, sachez que Dieu a
préparé une récompense sans limites pour celles d’entre vous qui font le bien. »
Ô vous les femmes du Prophète ! Celle d’entre vous qui se rendra coupable d’une
turpitude manifeste, recevra deux fois le double du châtiment. Cela est facile pour
Dieu.
Nous accorderons une double récompense à celle d’entre vous qui est dévouée envers
Dieu et son Prophète, à celle qui fait le bien, et nous lui avons préparé une noble part.
Ô vous les femmes du Prophète ! Vous n’êtes comparable à aucune autre femme. Si
vous êtes pieuses, ne vous rabaissez pas dans vos propos afin que celui dont le cœur
est malade ne vous convoite pas.
Usez d’un langage convenable, restez dans vos maisons, ne vous montrez pas dans vos
atours comme le faisaient les femmes au temps de l’ancienne ignorance. Acquittez-
vous de la prière ; faites l’aumône ; obéissez à Dieu et à son Prophète. Ô vous les gens
de la Maison ! Dieu veut seulement éloigner de vous la souillure et vous purifier
totalement.214 »

Doublement punies ou récompensées, femmes d’exception parmi la masse des


croyants, totalement intégrées à la maison du Prophète (bayt al-ahl), les épouses de

214
Coran 33 :28-34.
67
Muḥammad se voient ici proposer un statut hors du commun à la condition de choisir
l’obéissance à l’islam. Toute la puissance de ce verset réside dans ce choix : c’est une
démarche que chaque femme doit envisager personnellement. Cela s’explique par la
situation de crise propre au harem, qui manque de se transformer en répudiation
commune. Mais ce verset doit également se comprendre à travers le contexte social
de Médine au moment où il est édicté, et particulièrement le passage concernant la
réclusion des Mères des Croyants.

En 5/626, lors du mariage de Mu ammad et de Zaynab, le port du ḥijāb est


envisagé comme une protection efficace pour les femmes du Prophète, dans un
contexte politique troublé. Deux ou quatre années plus tard, il n’est apparemment
plus suffisant, puisqu’on demande à ces femmes de demeurer dans leurs maisons.
Comment expliquer cela ? La raison principale découle certainement du contexte
politique, militaire et financier de cette période, bien plus favorable au Prophète que
durant les années précédentes. En effet, les expéditions contre les Banū Qurayẓa puis
contre l’oasis de Khaybar ont considérablement enrichi les musulmans, ceci en terres
et en armes. En 6/628, la trêve conclue avec La Mecque à udaybiyya est un acte de
reconnaissance de la part de Quraysh envers la nouvelle puissance d’Arabie215. Elle
confirme que l’état musulman est la puissance politique montante de la péninsule. En
contrôlant Médine et Khaybar, en ayant signé une trêve à La Mecque puis en
conquérant cette dernière en 8/630, Mu ammad s’appuie sur les villes pour dominer
le Hijāz, ce qui fonctionne216. Une des conséquences de l’accroissement du pouvoir de
Mu ammad est l’afflux de Bédouins à Médine. Cette population nouvellement
convertie et pauvre dans sa grande majorité forme un nouveau noyau de fidèles, qui
se regroupent dans la mosquée et ses environs. Voyons par exemple ce ḥadīth,
rapporté par Abū Hurayra :
« J’ai vu soixante-dix gens de la offa ; pas un seul d’entre eux n’avait de manteau, ni
de voile. Quant à leurs haïks ils les avaient noués autour du cou. Chez les uns ce
vêtement descendait jusqu’à la mi-jambe ; chez d’autres il atteignait les chevilles du
pied. Chacun d’eux rassemblait ce vêtement avec la main pour éviter qu’on aperçût
ses parties honteuses.217 »

215
DJAIT H., La vie de Muḥammad, t. III, p. 229-231.
216
Ibid., p. 209.
217
Bukhārī, t. I, p. 162.
68
Ce qu’Abū Hurayra désigne par ṣoffa est une pièce située dans la mosquée, servant à
accueillir les réfugiés venant d’arriver à Médine. Selon lui, il y aurait donc eu au moins
soixante-dix personnes y vivant et y dormant, ce qui en fait un lieu public
incontournable. Non seulement la communauté s’y retrouve pour les prières, mais en
plus le passage y est permanent, puisque des gens y ont élu résidence.

Or, les appartements des femmes du Prophète étaient contigus à la mosquée.


Selon Ibn Sa‘d, ils se trouvaient sur le côté gauche de l’édifice lorsque l’on se plaçait
face au minbar, lieu où se tenait l’imam pendant la prière218. L’appartement de ‘Ā’isha
avait même été aménagé spécialement pour s’ouvrir sur la mosquée219, de sorte que le
Prophète pouvait être vu des fidèles même en étant chez son épouse. Lors de sa
dernière maladie, il apparaît ainsi sur le seuil de la porte de ‘Ā’isha alors qu’Abū Bakr
dirige la prière des fidèles220. Comme le souligne Fatima Mernissi221, la relation
qu’entretient un chef politique avec les personnes sur lesquelles il exerce son autorité
est différent selon qu’il vit parmi eux ou à l’écart. Muḥammad est lié aux Médinois par
des relations de voisinage. Il les côtoie tous les jours, de même que ses épouses. Par
conséquent, l’augmentation de la population à Médine, et d’une population dont le
premier reflexe est de venir trouver un appui auprès du Prophète, dans sa mosquée,
ne peut qu’accroître considérablement le nombre d’hommes auxquels les femmes
sont confrontées. La réclusion est donc dans la lignée du verset du ḥijāb. Envisagée
comme une protection supplémentaire tout comme un élément de prestige
puisqu’elle est associée au fait « d’user d’un langage convenable » et d’être voilée, elle
achève de séparer l’espace et les sexes. L’espace privé du harem devient
essentiellement féminin, tandis que l’espace public devient de fait le lieu de la
sociabilité masculine. Ce processus n’est pas quelque chose qui prend forme plus tard,
au moment où les sources sont rédigées, car si la réclusion n’est pas la règle pour
toutes les femmes mais qu’elle s’adresse spécifiquement aux épouses du Prophète, un
ḥadīth laisse à penser que dans la pratique, l’espace était de toute façon divisé :
« ‘Aïcha a dit : « Les femmes croyantes assistaient avec l’Envoyé de Dieu à la prière de
l’aurore ; elles étaient complètement enveloppées dans leur manteau et, la prière

218
Ibn Sa‘d, Ṭabaqāt, t. VIII, p. 166, cité par MERNISSI F., Le harem politique, p. 148.
219
Ibid.
220
Ṭabarī, t. IX, p. 181, Bukhārī, t. III, p. 242-243.
221
MERNISSI F., Le Harem politique, p. 150.
69
terminée, elles retournaient dans leurs appartements sans que personne pût les
reconnaître à cause des ténèbres de la nuit.222 »

Cette tradition révèle que les musulmanes n’avaient pas pour obligation de rester
dans leurs maisons. Pourtant, les lieux qui n’étaient pas des lieux de passage mais des
endroits de débat, de rassemblement, de prise de décision comme la mosquée
n’étaient pas mixtes. La réclusion, bien que n’ayant peut-être pas été conçue dans ce
but, devient de fait un moyen d’exclure les femmes de la vie publique et donc de la vie
politique. Cette évolution, qu’on devine à travers ce ḥadīth et qui pousse les femmes à
s’écarter des lieux où s’exerce le pouvoir, est exacerbée dans ce verset. Elle s’avère
donc être un élément fondamental pour comprendre à la fois les rapports entre le
masculin et le féminin en islam, et les questions qui se posent lorsque les Mères des
Croyants prennent toute leur importance, à la mort du Prophète.

Le ḥijāb et la réclusion sont des pratiques exogènes, empruntées à d’autres


peuples. Comment les femmes du Prophète ont-elles réagi face à ces prescriptions ?
Etant donné qu’elles venaient de Dieu, il est très probable qu’elles les aient acceptées
immédiatement. Aucune tradition ne les montre réticentes face à cela. C’est un choix
qui leur est proposé, et elles l’acceptent, désirant rester auprès du Prophète. De plus,
le caractère prestigieux de ces versets a probablement eu beaucoup de résonnance. A
partir du moment où elles portent le voile et où elles sont recluses, les femmes du
Prophète occupent une place d’honneur au sein de la communauté musulmane. Cela
est confirmé par leur appellation de « Mères des Croyants223 », intimement liée au fait
qu’elles ne puissent se remarier après la mort du Prophète. Barbara Stowasser
exprime très bien ce phénomène, lorsqu’elle écrit que « c’est en liant dignité et
obligations, statut d’élite et responsabilité morale élevée, qu’un aspect de la Sunna de
Dieu est ici définie224 ».

***
L’entrée dans le harem de femmes partageant des intérêts politiques communs
entraîne ainsi la formation de clans spécifiques. Pourtant, durant les dix premières
années de l’Hégire, les femmes du Prophète n’exercent donc pas de rôle politique

222
Bukhārī, t. I, p. 201.
223
Coran 33: 6
224
STOWASSER B., Women in the Qur‘an, p. 85.
70
direct, malgré leur place au sein de l’élite musulmane. Ces années sont néanmoins
celles durant lesquelles sont posées les bases de leur prestige. Les révélations
coraniques occasionnées par le contexte politique troublé de Médine sacralisent en
effet les épouses de Mu ammad, notamment en les regroupant sous le nom de
« Mères des Croyants ». C’est ce statut particulier qui leur permet ensuite de
participer directement aux affaires de la communauté musulmane.

71
CHAPITRE III : LES GARANTES DU RESPECT DE LA SUNNA
DU PROPHETE (632-678)
1. La mort d’un Prophète

a. « Où serai-je demain ? » La dernière maladie du Prophète

En 10/632, Muḥammad conduit les croyants au pèlerinage à La Mecque, et en


revient avec la certitude que sa mort est proche225. Il l’annonce aux fidèles environ un
mois avant de mourir, dans l’appartement de ‘Ā’isha226. Les sources font une place
conséquente aux récits relatant les derniers moments du Prophète.
La dernière maladie, la mort puis l’enterrement du Prophète sont des moments
clés de l’histoire de l’Islam. Ils marquent tout d’abord la fin d’une époque : celle du
dialogue entre le divin et l’humain. Lorsque le Prophète disparaît, la révélation est
close à jamais. La question du maintien de son œuvre se pose alors. Comment assurer
l’avenir de la communauté musulmane naissante ? Muḥammad disposait de la
formidable puissance de la prophétie, qui avait unifié une partie des Arabes autour
d’une religion qui s’adressait à eux. Sa force avait été de devenir, en même temps
qu’un émissaire de la parole divine, un chef politique charismatique. Qui était donc le
mieux placé pour lui succéder, au niveau de ses prérogatives temporelles ? Et avec
quelle légitimité ? Nous avons déjà suffisamment souligné l’importance de la question
de la succession du Prophète pour revenir sur tous ses enjeux postérieurs, mais il est
nécessaire de rappeler que toutes les traditions ayant trait à la mort de Muḥammad
sont d’une importance capitale. C’est sur elles que s’appuient toutes les controverses
sur la légitimité du pouvoir d’Abū Bakr par rapport à ‘Alī. Par conséquent, les derniers
mots, les derniers gestes du Prophète sont scrupuleusement rapportés, car ils servent
d’appui dans les démonstrations ultérieures visant à légitimer la prise du pouvoir par
Abū Bakr ou au contraire de montrer son caractère infondé.

La dernière maladie du Prophète est un acte qui se joue dans l’espace confiné
du harem. C’est dans l’appartement de Zaynab qu’il commence à souffrir227, et c’est

225
GAUDEFROY-DEMOMBYNES, Mahomet, p. 202.
226
Ṭabarī, t. IX, p. 173.
227
Ṭabarī, t. IX, p. 168.
dans celui de Maymūna qu’il s’effondre, submergé par la douleur228. Il demande alors à
ses femmes la permission de passer le temps de sa maladie dans la chambre de ‘Ā’isha,
comme l’indique cette tradition :
« Au cours de la maladie de laquelle il mourut, l’Envoyé de Dieu demandait : « Où
serai-je demain ? Où serai-je demain ? » Il voulait parler du jour de ‘Aïcha. Ses femmes
l’ayant autorisé à rester où il voudrait, il resta dans l’appartement de ‘Aïcha jusqu’à sa
mort.229 »

A partir de ce moment-là, la chambre de la jeune femme devient le lieu de toutes les


attentions, et ‘Ā’isha prend de fait une place centrale dans la plupart des récits
relatant la mort du Prophète. C’est tout d’abord elle qui transmet un grand nombre de
traditions à ce sujet. Se trouvant en permanence aux côtés du Prophète, elle est la
mieux informée sur ce qui se passe autour de lui pendant sa maladie. Mais cela pose
par conséquent la question de l’objectivité des sources. De plus, comme le montrent
un certain nombre de récits que nous allons étudier, elle est le lien entre Abū Bakr et
le Prophète, mais l’obstacle entre ce dernier et ‘Alī. Une des questions qui parcourent
la Tradition musulmane, et en particulier la Tradition shī‘ite est la suivante : ‘Ā’isha a-
t-elle influencé le Prophète pour faire désigner son père comme successeur légitime ?
Si les rumeurs d’empoisonnement du Prophète par ‘Ā’isha et Ḥafṣa sur ordre de leurs
pères semblent tout à fait infondées, ces dernières sont tout de même conscientes que
la lutte pour le pouvoir concerne leur famille de très près. Les récits mettant en scène
‘Ā’isha et dans une moindre mesure Ḥafṣa autour du Prophète pendant sa dernière
maladie sont si ambigus qu’ils méritent que l’on s’y arrête en détail.

Une tradition en particulier laisse sous-entendre une volonté de la part de


‘Ā’isha de préserver l’image de son père, pour en faire un candidat à la succession du
Prophète. On la trouve dans le Ṣaḥīḥ et chez Ṭabarī, voici ici une des versions données
par Bukhārī :
« ‘Aïcha, la mère des Croyants, a dit : « Au cours de sa maladie, l’Envoyé de Dieu
prononça ces paroles : « Donnez l’ordre à Abou-Bakr de diriger les fidèles à la prière.
–Abou-Bakr, fis-je observer, quand il sera à ta place ne se fera pas entendre des fidèles
tant il pleurera230. Donne donc à ‘Omar l’ordre de diriger la prière des fidèles. –Je priai
alors Ḥafṣa de dire au Prophète : « Si Abou-Bakr se tient à ta place, il pleurera tant
qu’il ne se fera pas entendre des fidèles ; donne donc l’ordre à ‘Omar de diriger la

228
Ibid., p. 169.
229
Bukhārī, t. III, p. 596. Le même récit est rapporté par Ṭabarī, t. IX, p. 169, et dans la Sīra, p. 679.
230
Il est dit dans la tradition qu’Abū Bakr pleurait à chaque fois qu’il récitait le Coran. Sīra, p. 680.
74
prière des fidèles. » Ḥafṣa ayant fait ce que je lui avais demandé, l’Envoyé de Dieu
s’écria : « Silence ! Vous êtes donc comme les dames égyptiennes avec Joseph ! Qu’on
donne l’ordre à Abou-Bakr de diriger les fidèles à la prière. –Ah ! me dit Ḥafṣa, jamais
tu ne m’as fait arriver quelque chose de bien !231 »

‘Ā’isha explique son geste dans un autre ḥadīth : « Je n’avais d’autre raison pour
insister aussi souvent, que la conviction certaine que jamais les fidèles n’aimeraient
l’homme qui occuperait la place du Prophète après lui232. » C’est une des rares fois où
les objectifs politiques d’une des Mères des Croyants sont clairement exposés : ‘Ā’isha
veut protéger son père pour qu’il soit dans la meilleure posture possible pour briguer
ensuite la place de successeur du Prophète. Elle ne veut pas qu’il le remplace de son
vivant, ce qui pourrait lui porter préjudice. Une tradition montrant une ingérence de
‘Ā‘isha et de Ḥafṣa dans les désirs du Prophète est citée de trois manières différentes.
Chez Ṭabarī, il est dit que le Prophète n’ayant appelé que ‘Alī, et ‘Ā’isha ayant aussi fait
chercher Abū Bakr et Ḥafṣa ‘Umar, ils se retrouvent tous les trois devant le Prophète,
qui les renvoient finalement233. La même tradition datant de l’époque umayyade,
indique que le Prophète avait en réalité fait appeler ‘Uthmān, qui sort de l’entretien le
visage transformé. Mais selon une version abbasside, c’est ‘Alī que le Prophète aurait
souhaité voir, et ‘Ā’isha aurait ignoré sa requête et fait appeler son père. Ḥafṣa se
serait alors empressée de faire venir ‘Umar, tandis que Maymūna serait partie
chercher son beau-frère al-‘Abbās234. On ignore comment Umm Salama échoue à se
rendre compte de l’absence de ‘Alī, ce qui relativise la crédibilité de cette tradition
dont on comprend cependant tout l’enjeu. Le déroulement des choses qui semble être
le plus vraisemblable est que le Prophète appelait telle ou telle personne dans ses
moments de lucidité, et que son entourage cherchait éventuellement à imposer la
présence de certaines autres personnes parmi les plus influentes. Le rôle de ses
femmes devient donc déterminant : étant les personnes les plus présentes au chevet
du Prophète, elles sont également le mieux placées pour tenter d’influer sur ses choix.
Pour les sunnites, le choix du Prophète de passer ses derniers jours dans la
chambre de ‘Ā’isha est une manière d’indiquer clairement sa préférence pour elle, et
par extension pour son père. Mourir dans l’appartement de ‘Ā’isha revient à désigner

231
Bukhārī, t. I, p. 228-229.
232
Ibid., t. III, p. 241-242.
233
Ṭabarī, t. IX, p. 179.
234
Ibn anbal, Musnad, 6 vol., Le Caire (éditeur non précisé), 1895-1896, t. I, p. 356, cité par ABBOTT N.,
Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 77.
75
implicitement Abū Bakr comme successeur235. Voici l’un des récits de la mort du
Prophète :
« Abou-‘Amr-Dzakouân, l’affranchi de ‘Aïcha, a raconté que ‘Aïcha disait : « Une des
faveurs que Dieu m’a accordée, c’est d’avoir fait que l’Envoyé de Dieu soit mort dans
ma chambre, le jour qu’il me consacrait, et (la tête) entre mon épaule et mon menton.
En outre Dieu a permis que ma salive que ma salive et celle du Prophète fussent
mélangées le jour de sa mort. En effet, ‘Abderraḥman était entré dans ma chambre en
tenant à la main du souâk236 pendant que je soutenais l’Envoyé de Dieu. En voyant qu’il
regardait ce souâk, je compris que le Prophète le désirait : « Veux-tu, lui dis-je, que je
te le donne ? » D’un geste de la tête, il me fit signe que oui. Je le lui remis, et comme il
souffrait beaucoup je lui demandai s’il voulait que je le mâchonnasse. De la tête il me
fit signe de le mâchonner. Et je le fis. […] Enfin il leva la main et dit : « Avec le
compagnon le plus élevé » ; puis il rendit le dernier soupir en laissant tomber sa
main237. »

Dans son ouvrage Muhammad’s grave, Leor Halevi pose la question suivante : pourquoi
le dernier acte du Prophète est-il de se nettoyer les dents ? Il est vrai que l’on peut se
demander quelle est la signification de ce geste trivial. Pour lui, c’est de l’ordre du
symbolique : le cure-dent a été apporté par le frère de ‘Ā’isha. Elle l’a mâché avant de
le donner au Prophète, faisant ainsi le lien entre eux au moment où il meurt238. Son
rôle est vraiment mis en avant, et accentué par une idée de faveur divine. Etant donné
que cette tradition provient de l’affranchi de ‘Ā’isha et qu’il rapporte les paroles de la
jeune femme, son objectivité est loin d’être établie. On peut supposer que c’est une
manière pour ‘Ā’isha d’insister sur la légitimité de son père. Cette tradition est
racontée de manière très similaire chez Ṭabarī et dans la Sīra, et appuie donc le point
de vue sunnite qui veut qu’Abū Bakr ait été le successeur naturel du Prophète, compte
tenu des liens qui les unissaient et de son exemplarité dans la pratique de l’islam.

Qu’en est-il de ‘Alī ? Deux ḥadīth-s posent la question de sa succession. Le


premier montre al-‘Abbās pressant ‘Alī de demander au Prophète qui doit lui
succéder, et lui prédisant sa prise de pouvoir. ‘Alī refuse de poser cette question au
Prophète : « Par Dieu, si moi j’adresse pareille demande à l’Envoyé de Dieu et qu’il
refuse, les fidèles après sa mort ne voudront pas m’accorder le khalifat ; aussi, par
Dieu, je ne demanderai pas cela à l’Envoyé de Dieu239 ». A travers toutes les traditions

235
SPELLBERG D., Politics, Gender and the Islamic Past, p. 38.
236
Sorte de cure-dent.
237
Bukhārī, t. III, p. 243. La même tradition apparaît dans la Sīra p. 682 et chez Ṭabarī, t. IX, p. 183.
238
HALEVI L., Muhammad’s grave, p. 49.
239
Bukhārī, t. III, p. 242.
76
que nous venons de citer, il est aisé d’imaginer quelle pouvait être l’atmosphère à
Médine pendant la maladie de Muḥammad, et plus particulièrement dans le milieu des
Compagnons, qui devaient être en pleine effervescence. Pour les mieux placés, comme
‘Alī et Abū Bakr, chaque rencontre avec Muḥammad étaient probablement d’une
importance cruciale, et les stratégies politiques devaient aller bon train. Dans ce
ḥadīth, ‘Alī affirme clairement ses ambitions, mais il est dans l’indécision concernant
la volonté du Prophète tout comme son propre avenir. Un autre récit met cette fois
‘Ā’isha en scène, qui dénie à ‘Alī toute prérogative politique :
« El-Asouad a dit : « On racontait devant ‘Aïcha que le Prophète avait recommandé ‘Ali
(comme khalife). « Qui a dit cela ? demanda-t-elle ; moi j’ai vu le Prophète alors qu’il
était appuyé sur ma poitrine ; il me demanda un bol (pour y cracher) ; ensuite il se
renversa sur le côté et mourut sans que je m’en aperçusse. Comment donc aurait-il
désigné ‘Ali ?240 »

On le voit, ‘Ā’isha prend clairement parti contre ‘Alī, ce qui s’explique par leur inimitié
réciproque et qui est dans la logique de son engagement contre lui lors de la fitna.
Cette inimitié entre eux est vraiment perceptible dans les traditions ayant trait à la
mort du Prophète. Lorsque ce dernier s’effondre dans l’appartement de Maymūna, il
est transporté par deux hommes, selon ‘Ā’isha, qui ne donne le nom que d’un seul des
deux, al-Faḍl b. al-‘Abbās. Le Compagnon ‘Ubaydallah ajoute en rapportant cette
tradition : « Quand je racontai cette histoire à Abdallāh b. ‘Abbās, il demanda : « Sais-
tu qui étais l’autre homme ? –Non. –C’était ‘Alī b. Abī Ṭālib, mais ‘Ā’isha ne peut
prendre sur elle pour parler de lui en bien, bien qu’elle eût été capable de le faire. 241 »
On peut supposer que ces paroles ont été rapportées par les Compagnons après la
fitna, ce qui expliquerait la réticence de ‘Ā’isha à prononcer le nom de son ennemi.
[Rajouter quelques éléments d’explication]

La dernière maladie de Muḥammad marque ainsi le début de la participation


directe de ses épouses dans la vie politique de la communauté musulmane. Elles ne
sont plus simplement des intermédiaires entre les croyants et le Prophète, car elles
orchestrent des rencontres entre ce dernier et les personnes susceptibles de lui
succéder. Leur omniprésence pendant toute la maladie du Prophète en fait des
témoins incontournables en même temps que des acteurs à part entière. Si le rôle de
‘Ā’isha est mis en avant par la Tradition compte tenu de ses relations avec Abū Bakr et
240
Ibid, p. 245.
241
Ṭabarī, t. IX, p. 170.
77
‘Alī et des évènements qui suivent la mort du Prophète, Ḥafṣa et Maymūna semblent
également avoir pris part à l’effervescence politique régnant à ce moment-là. Mais il
faut surtout souligner le caractère ambigu et contradictoire des différents récits que
nous avons étudié. Les moments précédant le décès de Muḥammad sont si
déterminants pour l’histoire politique et religieuse des débuts de l’islam que
l’abondance des traditions les concernant s’explique aisément, ainsi que les
divergences qu’ils provoquent. Finalement, tout est une question de symbole, comme
en témoigne l’analyse de Leor Halevi sur les derniers gestes du Prophète. Et
l’importance de la symbolique que nous avons pu constater se poursuit dans les récits
concernant les jours suivant la mort de ce dernier.

b. Questionnements autour de l’enterrement du Prophète

Le Prophète meurt un lundi dans la nuit, au mois de Rabī‘ 10/632242. A


l’annonce de cet évènement, une explosion de violence à lieu à Médine, car la
question de sa succession se pose alors de manière immédiate. Les confrontations
auraient été très vindicatives, entre les Muhājirūn et les Anṣār et entre les Hāshimites
et le reste des Qurayshites, plus favorables à Abū Bakr qu’à ‘Alī. Il semblerait que la
Tradition sunnite ait cherché à atténuer ces conflits, dont la teneur violente aurait nui
à la légitimité d’Abū Bakr243. Ce dernier parvient, grâce à une intervention de ‘Umar, à
se faire reconnaître comme calife par les Anṣār, puis par le reste des croyants, à
l’exception notable de ‘Alī et de son clan, les Banū Hāshim, qui ne prêtent allégeance
(bay’a) que six mois plus tard244. Tout cela a lieu le jour de la mort du Prophète.
Pendant qu’Abū Bakr, ‘Umar et les autres Muhājirūn sont préoccupés par la succession
politique, ‘Alī reste près du Prophète entouré de quelques compagnons tels qu’al-
Zubayr et Ṭalḥa. Nous allons nous intéresser à ce qui se passe dans le harem, autour
du corps de Muḥammad. Avant d’être enterré, le Prophète devait être lavé et vêtu.
Selon la Tradition, pendant qu’Abū Bakr se charge de son élection à la tête de la
communauté, c’est ‘Alī qui s’occupe de cela. Les deux récits qui relatent cet
évènement et que l’on trouve conjointement dans la Sīra et de le Ta’rīkh se
contredisent cependant sur le rôle précis que ‘Alī exerce.

242
Ṭabarī, t. IX, p. 183.
243
AMIR-MOEZZI A., Le Coran silencieux et le Coran parlant, p. 18.
244
Ṭabarī, t. IX, p. 197.
78
La première tradition vient de ‘Abdallāh b. Abū Bakr et « d’autres de [ses]
compagnons ». ‘Alī y est présenté comme dirigeant le groupe d’hommes avec qui il
s’occupe du corps du Prophète. C’est lui qui le lave, pendant que d’autres versent
l’eau245. La seconde tradition est de ‘Ā’isha. ‘Alī n’y est pas représenté comme le chef
du groupe, au contraire. Elle indique que les hommes, ne sachant pas s’ils devaient
laver le corps du Prophète avec ou sans ses vêtements, commencent à se disputer à ce
propos. Un étrange sommeil les envahit alors, tandis qu’une voix inconnue s’élève
d’un coin de la pièce, disant : « Lavez le Prophète avec ses vêtements.246 » Le plus
étonnant est qu’à la suite de cette tradition, le traditionniste ajoute que ‘Ā’isha avait
l’habitude de dire à ce propos : « Si j’avais su ce que me recommandaient mes devoirs
au début de ce que j’en ai su à la fin, personne d’autre que ses femmes ne l’aurait
lavé.247 » Pour Leor Halevi, la tradition transmise par ‘Ā’isha fait du lecteur le témoin
d’une incapacité à diriger. ‘Alī n’arrive pas à imposer ses vues quant à la manière de
laver le corps du Prophète248. La voix venue de nulle part intervient juste à temps,
pour contredire un des autres hommes présents qui voulait enlever sa chemise pour le
laver. Si la première tradition est donc favorable à ‘Alī, la seconde l’est nettement
moins, et jette le discrédit sur ses capacités à diriger un groupe, et a fortiori à diriger la
communauté musulmane.

Au-delà de ces considérations sur le rôle de ‘Alī dans la préparation du corps


du Prophète et sur la manière dont cela est rapporté dans la Tradition, une question
se pose. Pourquoi les femmes du Prophète n’ont-elles pas pris part à ces préparatifs,
qui avaient pourtant lieu dans l’appartement de ‘Ā’isha ? D’autant plus que le
Prophète avait donné les instructions suivantes :
Selon ‘Abdallāh b. Mas‘ūd : « Nous demandâmes [au Prophète] qui devait le laver et
de quels vêtements il devait être enveloppé. Il répondit qu’il devait être lavé par ses
plus proches parents, et qu’il devait être enveloppé dans les vêtements qu’il portait,
ou dans un tissu blanc d’Egypte, ou dans une chemise yéménite. 249»

245
Sīra, p. 687-688, Ṭabarī, t. IX, p. 202-203.
246
Sīra, p. 688, Ṭabarī, t. IX, p. 203.
247
Ibid. « Had I known regarding my duty at the beginning what I knew at the end, none but his wives
would have washed him. »
248
HALEVI L., Muhammad’s grave, p. 47.
249
Ṭabarī, t. IX, p. 173. « He replied that he should be washed by his closest relatives ».
79
‘Alī est le gendre et le cousin du Prophète, il fait donc partie de sa famille proche. Mais
pourquoi sont-ce d’autres compagnons qui le lavent avec lui, et non ses épouses ou sa
fille Fāṭima? ‘Ā’isha indique que les hommes divergeaient sur la manière dont le
corps du Prophète devait être lavé. Ses épouses avaient quant à elle l’habitude de
s’occuper de Muḥammad, et en particulier pendant sa maladie :
« ‘Ā’isha, la femme du Prophète, a dit : […] Ensuite, la maladie de l’apôtre s’aggrava, et
il souffrit beaucoup. Il dit : « Versez sur moi sept outres d’eau provenant de différents
puits, afin que je puisse aller voir les hommes et leur donner mes instructions. » Nous
le fîmes asseoir dans une cuve appartenant à Ḥafṣa bt. ‘Umar, et nous versâmes sept
outres d’eau sur lui, jusqu’à ce qu’il crie : « Assez, assez ! 250»

Les femmes du Prophète savaient ainsi comment s’acquitter d’une pareille tâche. Elles
avaient reçu des instructions très claires à ce sujet. Leur absence au moment où le
corps est préparé est donc surprenante. Mais le témoignage de ‘Ā’isha sur la dispute
qui oppose ‘Alī et les autres Compagnons n’est pas moins exempt d’interrogations. Les
hommes se trouvaient dans sa chambre : était-elle présente ? A-t-elle assisté à cette
scène, sans sombrer dans le sommeil, ce qui expliquerait la manière dont elle
commente l’incident, regrettant de ne pas avoir empêché les hommes d’effectuer
cette tâche ? Etait-elle absente, auquel cas elle ne ferait que transmettre un
témoignage obtenu de l’un des protagonistes, mais qui serait en contradiction avec la
première version de cette scène, rapportée par plusieurs compagnons ? La Tradition
ne le précise pas.

La non-participation des épouses du Prophète aux préparatifs de l’enterrement


et le commentaire de ‘Ā’isha sur ses regrets suggèrent des tensions entre elles et les
Compagnons en présence251. Rien ne permet de l’affirmer, mais nous pouvons
cependant formuler l’hypothèse qu’il était dans l’intérêt de ‘Alī d’apparaître comme le
seul instigateur de ces préparatifs. En effet, en se présentant comme celui qui
prodigue les derniers soins au corps du Prophète, il se forge une image de successeur
légitime. Entrant ainsi dans la bataille politique, on comprend qu’il ne souhaitait pas
partager ce rituel avec les femmes du Prophète, et en particulier avec ‘Ā’isha. Peut-
être ont-elles été écartées d’une tâche leur revenant de droit pour laisser à ‘Alī et à
des compagnons influents comme Ṭalḥa et al-Zubayr la possibilité de se prévaloir de

250
Sīra, p. 679.
251
HALEVI L., Muhammad’s grave, p. 49.
80
cela. Si toute cette scène a pour objectif de servir les intérêts politiques de ‘Alī, alors la
phrase de ‘Ā’isha s’éclaire.

En quelques semaines, le rôle des femmes du Prophète devient prépondérant.


A partir du moment où ce dernier tombe malade et que l’épicentre de la vie politique
de Médine se trouve dans la chambre de ‘Ā’isha, elles ont la capacité de jouer un rôle
direct dans les affaires de la communauté. La mort du Prophète entraîne des tensions
politiques et sociales manifestes, qui n’épargnent pas sa famille. Les Mères des
Croyants tiennent certes une place très honorable parmi les croyants, mais l’épisode
de la préparation du corps du Prophète pour l’enterrement montre qu’elles peinent à
trouver leur place par rapport au milieu des Compagnons et des proches de
Muḥammad. D’épouses, elles deviennent des veuves presque saintes car à jamais
mariées avec l’Envoyé de Dieu, mère de tous les croyants, dépositaires de l’héritage
religieux du Prophète. Avec la disparition de Mu ammad, elles entament une nouvelle
vie, dans laquelle elles ne sont plus des auxiliaires et des intercesseurs, mais des
acteurs de la vie publique à part entière.

2. Le temps des califes Bien-Guidés

a. Les califats d’Abū Bakr et de ‘Umar

Après la mort du Prophète, les Mères des Croyants continuent à vivre


ensemble dans le harem, qui devient un lieu doublement sacré, par sa proximité avec
la mosquée et par le fait qu’il abrite la tombe du Prophète. Celui-ci a en effet été
enterré à l’endroit même où il est mort, c'est-à-dire dans la chambre de ‘Ā’isha252. Ne
pouvant se remarier, les veuves du Prophète vivent donc en communauté, sans
autorité masculine. De quelles ressources financières disposent-elles alors ? Le
Prophète avait refusé que l’on hérite de lui, et, selon un récit de ‘Ā’isha, les veuves
sont donc dans un premier temps assez démunies :
« Lorsque l’Envoyé de Dieu mourut, il ne restait pas chez moi la moindre nourriture
convenable à un être vivant, si ce n’est une demi-charge d’orge. Elle était placée dans
un placard, et j’en mangeai bien longtemps ; puis, ayant mesuré ce qui restait d’orge,
je le vis disparaître. 253»

252
Sīra, p. 688.
253
Bukhārī, t. II, p. 385.
81
Cela s’explique par la frugalité dont le Prophète et sa famille faisaient preuve, et que
Ḥafṣa souligne lorsqu’elle raconte à son père ‘Umar que l’ordinaire du harem était
composé de pain d’orge cuit254. L’entretien de la famille du Prophète provient en
réalité d’une part du butin de l’expédition contre les Banū Naḍīr, qui a été attribué au
Prophète par Dieu255. Sur cette part, une portion était prélevée par le Prophète pour la
subsistance de ses femmes et de ses proches, et le reste était consacré à l’aumône. A la
mort du Prophète, l’administration de ce bien revient au calife, qui doit s’en occuper
de la même manière. La portion revenant à la Maison du Prophète était probablement
faible, car la question de l’héritage de Muḥammad conduit à de nouvelles tensions
politiques entre Abū Bakr et la famille de ‘Alī :
« ‘Ā’isha a dit : « Fāṭima et al-‘Abbās vinrent trouver Abū Bakr pour demander leur
part d’héritage du Messager de Dieu. Ils demandèrent les terres du Messager de Dieu à
Fadak et sa part du tribut de Khaybar. Abū Bakr répondit : « J’ai entendu le Messager
de Dieu dire : « Nos biens ne peuvent être hérités et quoique nous laissions, cela doit
être donné en charité. La famille de Muhammad se nourrira de cela. » Par Dieu, je
n’abandonnerai pas une chose que j’ai vu le Messager de Dieu pratiquer, et je
continuerai à faire selon ses actes. » Fāṭima l’évita et ne lui parla plus jusqu’à sa mort.
‘Alī l’enterra de nuit, et ne permit pas à Abū Bakr d’assister à l’enterrement. Lorsque
Fāṭima vivait, ‘Alī tenait le respect des gens. Après sa mort, leur attention se détourna
de lui. Fāṭima vécut six mois après la mort du Messager de Dieu et mourut ensuite. 256»

Outre le conflit politique qui oppose manifestement Abū Bakr à ‘Alī et Fāṭima, cette
tradition montre que le nouveau calife s’inscrit manifestement dans la continuité du
Prophète et de ses actes. Sa légitimité repose en grande partie sur son respect de la
Sunna, et il ne fait pas d’exceptions. Selon un ḥadīth, les femmes du Prophète auraient
voulu dépêcher ‘Uthmān auprès d’Abū Bakr pour obtenir elles aussi une part
d’héritage, mais ‘Ā’isha le leur déconseilla257. Ce récit est transmis par la jeune femme,
qui se place donc également comme garante de la Sunna du Prophète, raisonnable et
soucieuse de ne contredire ni les volontés du Prophète ni celles de son père. En
réalité, il semblerait qu’elle-même n’avait pas de problèmes financiers : à la fin de son
règne (632-634), son père Abū Bakr lui alloue des terres dans deux quartiers de
Médine258. De plus, son cousin Ṭalḥa lui verse 10 000 dirhams par an lorsqu’il s’enrichit

254
Ṭabarī, t. XII, p. 205.
255
Bukhārī, t. III, p. 93-95.
256
Ṭabarī, t. IX, p. 196-197.
257
Bukhārī, t. III, p. 95.
258
Ibn Sa‘d, Ṭabaqāt, t. III, p. 138, cité par ABBOTT N., Aishah, the beloved of Mohammed, p. 85.
82
considérablement pendant les conquêtes259. Nous pouvons supposer que ‘Ā’isha n’était
pas la seule veuve à bénéficier de ressources personnelles, compte tenu du rang social
de certaines autres femmes comme Umm Ḥabība ou Maymūna, mais les sources
auxquelles nous avons eu accès sont silencieuses sur ce sujet.

Sous le règne de ‘Umar (634-644), grâce aux guerres de conquête, la


communauté musulmane s’enrichit considérablement. En 15/636-637, le calife
institue le versement d’une pension annuelle pour les combattants, les compagnons
du Prophète, et y inclue ses épouses. Le montant de ces pensions est calculé en
fonction de la primauté dans l’islam260. Selon le récit qui est fait dans le Ta’rīkh de
Ṭabarī, ‘Umar donne 10 000 dirhams à chacune des Mères des Croyants, sauf à celles
qui avaient été esclaves, c'est-à-dire Ṣafiyya et Juwairiyya261. Ces dernières protestent,
rétorquant que le Prophète ne faisait pas de différence de statut entre elles et les
autres épouses. ‘Umar accepte alors de leur verser les 10 000 dirhams, mais il en
propose 2000 de plus à ‘Ā’isha à cause de son statut de favorite de Muḥammad, qui les
refuse262. Une autre version dit que ‘Ā’isha aurait accepté ce montant, puisque par la
suite l’un de ses griefs contre ‘Uthmān est la réduction de sa pension au niveau de
celle des autres épouses263. Quoiqu’il en soit, si les premiers mois suivant la mort du
Prophète semblent avoir été durs financièrement pour les Mères des Croyants, leur
situation économique s’améliore et se stabilise ensuite.

Le règne de ‘Umar, s’il ne laisse que peu d’opportunité aux femmes du


Prophète d’exercer une forme de pouvoir politique direct dans les affaires de l’empire
islamique en construction, est constitutif du renforcement de leur prestige. En leur
octroyant une pension, il reconnaît leur statut particulier et le fait que la
communauté des croyants doit aider à leur entretien en tant que veuve du Prophète
et Mères des Croyants. On assiste également à une valorisation de la personne de
‘Ā’isha, en tant que bien-aimée du Prophète et fille du premier calife, hommes que
‘Umar s’emploie à imiter dans son comportement. L’argent supplémentaire qu’elle

259
DJAIT H., La grande discorde, p. 82.
260
Ṭabarī, t. XII, p. 199-200
261
Nabia Abbott indique que ces deux femmes auraient reçu 5000 ou 6000 dirhams chacune. Aishah, the
Beloved of Mohammed, p. 95 (source non citée).
262
Ṭabarī, t. XII, p. 202.
263
Ya‘qubī, Tā’rīkh, ed. Houtsma, 2. Vol, Lugduni Batavorum, 1883, t. II, p. 175, cité par ABBOTT N.,
Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 95.
83
reçoit en témoigne. ‘Ā’isha est favorable à ‘Umar, et soutient ses actions politiques.
C’est ce qui explique peut-être pourquoi les croyants choisissent de préférence af a
plutôt que ‘Ā’isha pour être introduit auprès du calife264. Ḥafṣa était sûrement plus
compréhensive et plus abordable. Le prestige de ‘Ā’isha semble avoir été immense à
cette époque, car elle est liée aux deux hommes les plus importants de l’islam. Une
alliance matrimoniale avec sa famille représente par conséquent un énorme avantage
sur le plan politique, et ‘Umar le comprend car il demande la main de sa jeune sœur
Umm Kulthūm. Mais ‘Ā’isha la lui refuse, car elle trouve sa sœur trop jeune pour se
marier avec lui, qui réputé rude et sévère envers les femmes265. Umm Kulthūm épouse
par la suite Ṭalḥa, tandis que ‘Umar se marie avec la fille de ‘Alī et de Fāṭima266. Cela
montre à quel point une alliance avec la famille du Prophète est recherchée, car c’est
synonyme de puissance politique et sociale. Notons que pendant les quatre décennies
qui suivent la mort du Prophète, toutes les personnes qui gouvernent l’empire
islamique lui sont liées par le mariage267 (cf. annexe n° 3). Abū Bakr et ‘Umar sont ses
beaux-pères, ‘Uthmān et ‘Alī ses gendres. Umm Ḥabība est la sœur de Mu‘āwiya,
fondateur de la dynastie umayyade, tandis que les Abbassides descendent de l’oncle
paternel d’al-‘Abbās, dont Maymūna est la belle-sœur.

Durant le règne de ‘Umar, les Mères des Croyants ont un rôle de soutien
politique auprès du calife. En ce sens, nous pouvons dire qu’elles se situent au-dessus
de la sphère politique exécutive, et qu’elles servent de caution religieuse et morale.
Leur prestige est tel qu’avoir leur approbation est essentiel pour ‘Umar, ce qui
explique certainement le versement d’une pension, le fait qu’il accepte de ne pas
baisser celles de Ṣafiyya et de Juwairiyya er qu’il augmente celle de ‘Ā’isha, qui est
sans conteste la Mère des Croyant la plus influente. Recluses à Médine, elles
s’intéressent tout de même aux conquêtes islamiques. On voit par exemple ‘Ā’isha
transmettre un récit sur la bataille d’al-Qādisiyya, qui oppose en 14/636 les
musulmans et les Sassanides dans le cadre de la conquête de la Perse 268. Il n’est guère
étonnant que la jeune femme soit une fois de plus la plus représentée dans les sources,

264
Ibn Sa‘d, t. III, p. 222, cité par ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 96.
265
Ṭabarī, t. XIV, p. 101-102.
266
Ibid.
267
SPELLBERG D., Politics, Gender and the Islamic Past, p. 102.
268
Ṭabarī, t. XII, p. 46.
84
et la mieux informée des affaires de l’empire, car elle est certainement la plus
sollicitée par le calife.

Le harem, et plus particulièrement l’appartement de ‘Ā’isha, devient pendant


le règne des deux premiers califes un lieu de plus en plus sacralisé. En effet, Abū Bakr,
sentant sa mort venir, demande à sa fille la permission d’être enterré aux côtés du
Prophète, dans sa chambre. Une tombe est donc creusée, et il y est enseveli de
manière à ce que sa tête soit placée près des épaules du Prophète. Les deux tombes
sont jointes269. Lorsqu’en 23/644, ‘Umar est frappé d’un coup de couteau pendant la
prière, il dit à son fils :
« Ô ‘Abdallah, va-t-en vers ‘Aïcha, la Mère des Croyants ; donne-lui le salut de ma part,
puis demande-lui à ce que je sois enterré avec mes deux compagnons. –J’aurais désiré
cette place pour moi, répondit ‘Aïcha, mais aujourd’hui je donne la préférence à ‘Umar
sur moi-même. 270»

En accordant à ‘Umar le privilège d’être enseveli aux côtés du Prophète et d’Abū Bakr,
‘Ā’isha se sacrifie, car elle aussi aurait voulu reposer auprès de son époux et de son
père. Peut-être comprend-t-elle l’enjeu symbolique d’une sépulture commune à
Muḥammad et aux deux premiers califes, d’autant qu’en faisant de son appartement
un mausolée hautement symbolique, elle augmente son propre prestige. Par la suite,
la jeune femme confie qu’elle s’est sentie chez elle aussi longtemps qu’il n’y avait que
son père et son époux qui reposaient dans sa chambre, mais que la présence du corps
de ‘Umar change cet état d’esprit. Elle fait donc construire un muret pour séparer le
mausolée de son propre lieu de vie271.

Les règnes d’Abū Bakr et de ‘Umar sont donc pour les Mères des Croyants une
période de consolidation de leur place au sein de l’élite musulmane. Elles deviennent
des appuis et des soutiens pour le pouvoir. Les califes recherchent leur approbation,
ce qui signifie qu’elles sont pour eux une caution à la fois religieuse et morale. En tant
qu’épouses du Prophète, elles sont les mieux placées pour juger de la qualité de
l’action politique de ses successeurs. Cette période correspond également au moment
où le prestige personnel de ‘Ā’isha prend de plus en plus d’ampleur, car elle est mise
en avant, notamment par ‘Umar.
269
Ibid., t. XI, p. 136.
270
Bukhārī, t. I, p. 451.
271
Ibn Sa‘d, t. III, p. 264, cité par ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 100.
85
b. L’émancipation de la parole

Le califat de ‘Uthmān (644-656) est connu pour être celui qui précipite la
communauté musulmane dans la guerre civile, la première fitna. La Tradition
musulmane divise son règne en deux périodes de six années chacune, la première
étant calme et en accord avec les principes fondamentaux du califat, la seconde étant
au contraire troublée et marquée par des désaccords profonds entre le calife et les
Compagnons272. Avec la fin des conquêtes islamiques, l’empire s’enrichit
considérablement. Argent, esclaves et marchandises affluent à Médine, où ‘Uthmān
mène une politique bien plus libérale que celle de ‘Umar, en permettant par exemple
aux Compagnons de sortir de Médine pour se répandre dans les provinces et faire du
commerce. Très vite, il s’éloigne de la ligne tenue par Abū Bakr et ‘Umar, en se servant
du Trésor public pour financer ses propres dépenses et celles de sa famille. Son mode
de vie n’a plus rien à voir avec celui de ses prédécesseurs, qui insistaient sur le devoir
de vivre de manière simple et frugale. A sa mort, sa fortune personnelle s’élève à
150 000 dinars et un million de dirhams, sans compter les biens immeubles273. Le
principal grief qui est fait à ‘Uthmān à partir du moment où des voix commencent à
s’élever contre sa politique est son népotisme. Il place ses favoris et les membres de sa
famille à de très hauts postes, et ce dès le début de son califat. En 24/645, il nomme
son frère utérin al-Walīd b. ‘Uqba comme gouverneur de Kūfa, à la place de Sa‘d b. Abī
Waqqāṣ274. Or, al-Walīd est un homme qui s’est converti après la reddition de La
Mecque, alors que Sa‘d est un compagnon très respecté, héros de la bataille d’al-
Qādisiyya. Cette nomination aurait été très mal accueillie275. Un an plus tard, ‘Uthmān
nomme cette fois son cousin et frère de lait ‘Abdallāh b. Sa‘d gouverneur d’Egypte, à la
place de ‘Amr b. al-‘Āṣ, conquérant du pays.

L’opinion publique se retourne contre ‘Uthmān en 29 ou 30/650-651 ou 651-


652, et c’est dans le milieu des Compagnons qu’émergent les premières critiques à son
égard. Selon l’hypothèse proposée par Hichem Djaït, il s’agit du milieu qui se sent le

272
Pour toutes les références à l’histoire politique du califat de ‘Uthmān citées dans cette partie, voir
DJAIT H., La grande discorde, p. 73-146.
273
Mas‘udī, Murūj al-Dhahab, Beyrouth, 1966, t. III, p. 76, cité par Ibid., p. 81.
274
Ṭabarī, t. XV, p. 15.
275
Balādhurī, Ansāb al-Ashrāf, Jérusalem, 1936, t. V, p. 17, cité par DJAIT H., La grande discorde, p. 86.
86
plus concerné par le destin de l’umma, et qui se considère comme dépositaire du legs
du Prophète, tant au niveau politique et religieux. C’est également notre avis, car c’est
aussi de cette manière que se perçoivent et que sont perçues les Mères des Croyants,
qui font partie de cette élite sociale. Plusieurs affaires opposant des compagnons à
‘Uthmān vont éclater dans l’empire, et ces dernières vont y prendre part. C’est ‘Ā’isha
qui, la première, prend publiquement position contre ‘Uthmān dans la seconde partie
de son règne, probablement parce que son statut de favorite du Prophète et de fille du
premier calife en font la personne la mieux placée pour contester le calife sans risquer
de se mettre elle-même en péril. En 29 ou 30, le gouverneur de Kūfa Walīd b. ‘Uqba
tente de prélever de l’argent du Trésor public de la ville contre l’avis du trésorier, le
Compagnon ‘Abdallāh b. Mas‘ud. Celui-ci s’en plaint à ‘Uthmān, qui lui dit de laisser le
gouverneur faire ce que bon lui semble. Ibn Mas‘ud rend alors les clés du Trésor.
Quelques mois plus tard, il est accusé par le gouverneur de fomenter des troubles à
Kūfa, et est convoqué à Médine où il est pris à partie par ‘Uthmān durant la prière.
‘Ā’isha crie alors à ‘Uthmān, devant l’assemblée : « ‘Uthmān, t’adresses-tu ainsi à un
Compagnon du Messager de Dieu ?276 » Peu après cet épisode, quatre hommes arrivent
à Médine pour accuser Walīd b. ‘Uqba d’ivresse manifeste, mais ils sont menacés de
représailles par ‘Uthmān. Ils vont alors se réfugier auprès de ‘Ā’isha, qui s’exclame :
« ‘Uthmān fait obstruction aux sanctions coraniques légales (ḥudūd) et menace les
témoins 277 ». Le calife, apprenant que les hommes se sont réunis chez la Mère des
Croyants, commente : « Est-ce que les rebelles et les canailles du peuple d’Irak ne
peuvent trouver un autre refuge que la maison de ‘Ā’isha ? » Entendant cela, la jeune
femme se saisit d’une sandale de Muḥammad, va trouver ‘Uthmān, et l’apostrophe
violemment, en lui disant : « Tu as abandonné la Sunna du Messager de Dieu, à qui
appartient cette sandale ! ». Finalement, sous la pression d’un groupe de Compagnons,
‘Uthmān dépose son frère.

Une autre affaire met à mal les relations entre ‘Uthmān et les Mères des
Croyants : le Compagnon ‘Ammār b. Yāsir (m. 37/657) est fouetté jusqu’à
l’évanouissement pour avoir défié ‘Uthmān sur l’utilisation des ressources publiques.
Il est ramené dans la maison d’Umm Salama, à qui il est affilié, son père étant un

276
Balādhurī, Ansāb al-Ashrāf, ed. Muḥammad Bāqir al-Maḥmūdī, Beyrouth, 1974, t. V, p. 36, cité par
MADELUNG W., The succession to Muḥammad, p. 100.
277
Balādhurī, Ansāb, t. V, p. 34, cité par Ibid.
87
mawlā d’Abū Ḥudhayfa, du clan de Makhzūm. En réaction à cela, Hishām b. al-Walīd,
également Makhzūmite, proteste contre l’autoritarisme de ‘Uthmān et est lui aussi
insulté publiquement. Il se rend lui aussi chez Umm Salama, où de nombreux
membres du clan sont réunis. ‘Uthmān envoie alors un message, demandant la raison
d’un tel rassemblement, ce à quoi Umm Salama répond : « Mets de côté cette conduite,
ô ‘Uthmān, et ne force pas par tes ordres un peuple qui les abhorrent278 ». Lorsque
Umm Salama rapporte l’incident à ‘Ā’isha, celle-ci s’empare d’une tunique, d’un
cheveu et d’une sandale du Prophète, et les montre à la foule rassemblée dans la
mosquée, en invectivant ‘Uthmān : « Comme tu as vite oublié les pratiques de la Sunna
de ton Prophète, alors que ces objets, ce cheveu, cette tunique et cette sandale n’ont
pas encore péri !279 » En malmenant ainsi des Compagnons respectés, ‘Uthmān envoie
un très mauvais signal au reste de l’élite islamique. C’est leur prestige en tant que
personnages historiques et emblématiques de la fondation de l’islam qui est remis en
question, ce qui ne peut manquer de les toucher.

Par rapport à la période précédente, durant laquelle les Mères des Croyants
entretenaient de bonnes relations avec les califes et soutenaient leurs actions, le
règne de ‘Uthmān est une véritable rupture. En changeant la manière de gouverner,
en faisant preuve d’un libéralisme accru et en plaçant ses proches à des postes
stratégiques, ce dernier s’attire les foudres d’une partie du milieu des Compagnons,
qui trouve de bonnes porte-paroles en la personne des veuves du Prophète. ‘Ā’isha et
Umm Salama sont ainsi les premières à s’exprimer publiquement, et à s’émanciper de
la réserve que l’on attendait d’elles. Pourquoi ? Tout d’abord parce que ce sont les
deux femmes les plus respectées et les plus influentes. Etant également les femmes
préférées de Muḥammad, on peut émettre l’hypothèse qu’elles se sentent
responsables de son legs politique et religieux. ‘Uthmān s’éloigne par trop du mode de
vie du Prophète et de ses deux successeurs, et ses abus de pouvoir ne peuvent être
tolérés dans une société où la religion implique un certain égalitarisme. Pour défendre
l’islam originel, ‘Ā’isha et Umm Salama transgressent les règles qui leur ont été
imposées par la parole divine. Mais elles le font pour un intérêt supérieur : le respect
de la Sunna du Prophète. En exhibant des objets ayant appartenu au Prophète dans la

278
Balādhurī, Ansāb, V, 48, cité par ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 108. « Put aside this
conduct from you, ô ‘Uthmān, and do not by your order force on the people that which they abhor. »
279
ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 108: « How soon indeed you have forgotten the
practice (sunnah) of your prophet, and these, his hair, shirt and sandal have not yet perished! »
88
mosquée, ‘Ā’isha se place clairement en garante de la pureté de la religion et de
l’institution califale. Et c’est cela qui donne du poids à ses paroles : elle n’est pas
qu’une femme. Elle est une des Mères des Croyants, épouse du Prophète dans ce
monde et le suivant, fille d’Abū Bakr, et à ce titre elle est éminemment respectée.
Cependant, il faut noter que les divers incidents que nous venons d’évoquer
n’apparaissent pas chez Ṭabarī dans leur totalité. Par exemple, lorsqu’il rapporte
l’épisode durant lequel al-Walīd b. ‘Uqba ingère de l’alcool, il passe sous silence le
traitement réservé aux témoins et le rôle des Mères des Croyants. La version qui est
donnée dans le Tā’rīkh est très édulcorée : elle précise simplement qu’al-Walīd doit
répondre à des accusations et qu’il est démis de ses fonctions avant d’être flagellé
publiquement280. Favorable aux califes rashīdūn, peut-être Ṭabarī, qui est le seul auteur
que nous étudions à relater les évènements qui se sont produits après la mort du
Prophète, a-t-il volontairement omis ces précisions pour ne pas nuire à l’image de
‘Uthmān.

c. La crise du califat de Médine : prises de positions politiques

En 35/655-656, l’atmosphère à Médine et dans les grands centres urbains de


l’empire islamique est extrêmement tendue. Après une année difficile en 34/654-655
durant laquelle ‘Uthmān reçoit de nombreuses plaintes, pour la plupart en
provenance de Kūfa281, il convoque les gouverneurs des grandes provinces à Médine
pour une large consultation. Pendant que ceux-ci se trouvent en Arabie, les
contestations se font de plus en plus en fortes dans les provinces. En Shawwāl 35/avril
656, des contingents militaires irakiens et égyptiens viennent camper aux abords de
Médine. Les hommes qui les composent n’ont probablement pas pour objectif de
destituer ou de tuer ‘Uthmān, mais de présenter leurs doléances et d’amener ‘Uthmān
à faire acte de repentir et à modifier sa manière d’exercer le pouvoir282. Dans un
premier temps, le calife accepte les revendications des insurgés. Il s’engage à ne
nommer aucun gouverneur sans que les Mères des Croyants n’aient approuvé ce
choix283. Mais bientôt, les deux parties se radicalisent, et la maison de ‘Uthmān est

280
Ṭabarī, t. XV, p. 45-61.
281
Pour aller plus loin dans le déclenchement des hostilités contre ‘Uthmān, voir DJAIT H., La grande
discorde, p. 97-101.
282
DJAIT H., La grande discorde, p. 143.
283
Balādhurī, Ansāb al-Ashraf, t. V, p. 68, cité par ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 121.
89
assiégée par les contingents militaires. C’est à ce moment-là que l’action des Mères
des Croyants est décisive, et que chacune doit prendre position dans le conflit qui
agite Médine.

‘Ā’isha a été la plus vindicative contre ‘Uthmān. Il semblerait même que son
action ait dépassé Médine, car lorsque la maison de ‘Uthmān est assiégée par les
rebelles à Médine, ‘Ā’isha dit en s’adressant au chef des Kufiotes : « Il n’aurait pas plu à
Dieu que je commande l’effusion du sang des musulmans, le meurtre de leur imām, la
violation de leur inviolabilité ». Celui-ci lui répond : « Vous [les Mères des Croyants]
nous avez écrit, mais à présent que votre action a mis le feu aux poudres et entraîné la
guerre, vous nous l’interdisez. 284» En effet, des lettres auraient été envoyées au nom
des Mères des Croyants dans les provinces, pour inciter la population à se révolter,
mais ‘Ā’isha en aurait été la seule auteure285. Quoiqu’il en soit, cela montre à quel point
l’opposition des veuves du Prophète à ‘Uthmān a eu un impact sur l’opinion publique.
Elles sont dotées d’une autorité manifeste, qui donne à leurs propos un poids politique
très fort. Le fait que ‘Ā’isha ou que toutes les Mères des Croyants aient envoyé des
lettres dans les provinces n’est pas mentionné chez Ṭabarī. Il s’agit véritablement d’un
désaveu complet à l’égard de ‘Uthmān. Mais la réaction de ‘Ā’isha face aux insurgés,
niant son implication dans le drame qui est en train de se jouer, montre qu’elle est
quelque peu dépassée par les évènements. Que ‘Uthmān doive changer sa politique,
certes, mais qu’il soit menacé de mort, cela ‘Ā’isha ne peut le cautionner. La jeune
femme se retrouve probablement à ce moment-là prise entre deux feux : son
opposition au calife, qui légitime la prise d’armes des contingents provinciaux, et sa
conscience de Mère des Croyants qui lui interdit d’aller aussi loin et de verser le sang
du successeur du Prophète. C’est parce que ‘Uthmān traite les Compagnons d’une
manière qu’elle juge inacceptable qu’elle s’est dressée contre lui, il apparaît alors
logique que dans un tel cas elle refuse qu’un imām soit traité d’une telle façon.

Assiégé, ‘Uthmān demande de l’aide aux Compagnons et aux Mères des


Croyants, en leur faisant parvenir un message demandant de l’eau. Si les Compagnons

284
Balādhurī, Ansāb al-ashrāf, V, 102, cité par MADELUNG W., The succession to Mu ammad, p. 101. « God
forbid that I would order the spilling of the blood of Muslims, the murder of their imam, the violating
of their inviolability. –You [f. pl.] have written to us, but now when the war has been set ablaze by your
action you forbid us. »
285
MADELUNG W., The succession to Muḥammad, p. 101.
90
ont été les premiers à critiquer l’action de ‘Uthmān, ils lui viennent en aide lorsque
celui-ci accepte de se repentir mais qu’il est tout de même assiégé chez lui 286.
Cependant, l’attitude des hommes les plus en vue dénote. ‘Alī ne vient pas
directement défendre la maison de ‘Uthmān, mais il lui envoie son fils aîné, tout
comme al-Zubayr287. Cette attitude de retrait par rapport aux évènements en cours
peut être interprétée comme un désaveu partiel envers ‘Uthmān et donc une aide
indirecte aux insurgés. Par contre, Ṭalḥa aide directement ces derniers288, car il
ambitionne d’être élu calife. Proche parent de ‘Ā’isha qui appuie ses vues, son attitude
peut expliquer celle de la veuve du Prophète, qui sans aider les rebelles ne fait pas un
geste envers ‘Uthmān. On ne voit pas non plus Umm Salama intervenir en faveur du
calife, elle qui avait été également très virulente contre lui. afiyya, proche des
Umayyades, tente en vain de donner de l’eau et de la nourriture à ‘Uthmān et à sa
famille289. Umm abība essaie quant à elle de braver la foule pour parvenir jusqu’à lui :
« Umm abība vint sur une mule dont la selle contenait une gourde. Ils [les
assiégeants] dirent : « C’est une Mère des Croyants, Umm Ḥabība », et ils frappèrent sa
mule sur la face. Elle dit : « Les testaments des Banū Umayya sont en la possession de
cet homme. Je veux le rencontrer et lui parler de cela, afin que la propriété des
orphelins et des veuves ne soit pas perdue. » « Elle ment », dirent-ils. Ils se
précipitèrent sur elle et coupèrent la corde de la mule avec une épée. La mule s’enfuit
avec Umm Ḥabība. Sa selle glissa, et les gens la tinrent sur l’animal. Elle avait failli être
tuée, et les gens la ramenèrent chez elle. 290»

Molester une Mère des Croyants n’est pas un acte anodin, et dénote une grande
nervosité chez les assiégeants. Le fait que cela soit relaté dans l’ouvrage de Ṭabarī
montre qu’il s’agit de quelque chose d’important, qui témoigne de l’atmosphère
explosive régnant dans les rues de Médine.

Peu après cet incident, ‘Ā’isha décide de partir en pèlerinage à La Mecque. elle
demande à son frère Mu ammad de l’accompagner, mais celui-ci refuse. Elle prononce
ces mots : « Par Dieu, si je pouvais faire en sorte que Dieu frustre leurs efforts, je le
ferais certainement291 ». ‘Uthmān demande alors à l’Umayyade Marwān b. al- akam
de convaincre la jeune femme de ne pas quitter Médine. Il est probablement conscient

286
DJAIT H., La grande discorde, p. 149.
287
Ibid.
288
Ṭabarī, t. XV, p. 199.
289
ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 122 (source non citée).
290
Ṭabarī, t. XV, p. 208.
291
Ibid.
91
qu’elle ne souhaite pas sa mort, et que sa protection pourrait l’épargner. Voici
comment la Tradition présente leur entrevue :
« ‘Ā’isha était pleine de rancœur envers les Egyptiens. Marwān b. al-Ḥakam vint la
voir et lui dit : « Mère des Croyants, si tu restes à Médine, ils seront plus enclins à
montrer du respect à cet homme. –Veux-tu que je sois traitée comme l’a été Umm
Ḥabība ? Je ne trouverai personne pour me défendre. Non, par Dieu, je ne suis pas à
blâmer. Je ne sais pas où les actions de ces gens vont nous diriger. 292»

Ce récit nous enseigne plusieurs choses. Tout d’abord, que ‘Ā’isha se désolidarise de
ce qui pourrait advenir à ‘Uthmān si elle s’en va. Sa position est délicate : ayant attisé
les rancœurs, elle se retrouve pourtant dépassée par les évènements, et ne veut plus y
prendre part. Peut-être pense-t-elle ne plus pouvoir agir, alors que son frère
Mu ammad et son cousin Ṭal a soutiennent les insurgés. Elle craint probablement de
subir un affront comme Umm abība. De plus, comme le montre la tradition où le
chef des rebelles kufiotes la met face à son action subversive contre ‘Uthmān, elle
n’est guère en position de prôner la modération, elle qui s’est élevée contre le calife à
de si nombreuses reprises. Aussi ‘Ā’isha quitte la ville et part en pèlerinage avant le
dénouement, accompagnée des autres Mères des Croyants.

Quels sont les ressorts de l’engagement politique des femmes du Prophète ?


S’engagent-elles dans ce prélude à la première fitna par volonté de défendre l’islam, ou
pour préserver des intérêts familiaux et claniques ? Lorsque ‘Ā’isha et Umm Salama
font entendre leurs voix quelques années avant que ‘Uthmān ne soit assassiné, elles
s’inscrivent très clairement dans une défense de l’islam et des principes
fondamentaux du califat, tout comme les autres Compagnons qui commencent à
critiquer le pouvoir en place. Elles jouent pleinement leur rôle de Mères des Croyants,
protectrices du legs prophétique, garantes de la Sunna. Il n’y a aucune raison de croire
que leur engagement dans ce sens n’est pas sincère. Mais en ce qui concerne ‘Ā’isha,
cela s’enrichit d’une volonté de défendre les ambitions de certains membres de sa
famille. Les lettres envoyées dans les provinces sont par exemple un désaveu complet
à l’égard de ‘Uthmān. C’est aussi une manière d’aider son demi-frère, Muḥammad. En
effet, la population des provinces réclame des changements de gouverneurs. Or, ce
dernier a pour ambition de devenir le nouveau gouverneur de l’Egypte. Si la Mère des
Croyants est réellement l’auteur de ces missives, un de ses motifs pourrait donc être

292
Ṭabarī, t. XV, p. 209.
92
d’aider son frère à parvenir à ce haut poste293. De plus, son cousin Ṭalḥa n’a jamais
caché ses ambitions califales, et ‘Ā’isha y est évidemment favorable.
En ce qui concerne l’engagement de Ṣafiyya, qui avait semble-t-il défendu
‘Uthmān auprès de ‘Ā’isha, ‘Alī, Ṭalḥa et al-Zubayr pendant toute la période de
tensions294, nous pouvons avancer l’hypothèse qu’elle juge indigne le fait de s’en
prendre au successeur du Prophète. Quant à Umm Ḥabība, sa volonté de venir en aide
à ‘Uthmān s’explique par leurs liens de parenté. Ce sont tous les deux des Umayyades,
et elle ne peut le laisser dans cette posture sans tenter de l’approcher. Sa qualité de
Mère des Croyants aurait du être un argument de poids, mais il semblerait que la
situation soit suffisamment tendue pour que son autorité légitime ne suffise pas à
calmer la foule.

Entre 632 et 656, les Mères des Croyants acquièrent ainsi une stature de
protectrices de la Sunna du Prophète. Rétribuées par l’Etat qui leur verse des pensions
conséquentes, elles sont sollicitées pour donner leur avis. Sous les règnes d’Abū Bakr
et de ‘Umar, favorables à leur manière de gouverner, elles ne jouent pas de rôle
politique direct. Mais le califat de ‘Uthmān et ses dérives changent les choses. Leur
autorité et leur prestige, dont la construction avait commencé dès la descente de
versets mettant en avant leur place à part parmi les croyants et les croyantes,
atteignent leur apogée. Leurs prises de position publiques contre la politique de
‘Uthmān les rangent parmi ceux qui encouragent la rébellion. Elles ne sont plus
neutres, ce ne sont plus des arbitres ou des conseillères. Elles doivent, clairement,
choisir un camp. Et les errements de ‘Ā’isha sont soulignés dans la Tradition.
Encourageant les insurgés avant le siège de la maison de ‘Uthmān, puis appelant de
ses vœux les gens au calme et à la modération avant de partir pour La Mecque en plein
dénouement, elle semble ne pas savoir comment sortir de cette situation avec le
moins de dommage possible. Mais est finalement rattrapée par la politique et par ses
devoirs de Mère des Croyants.

3. La première fitna et ses suites

a. ‘Ā’isha et la levée d’une armée


293
ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 115-117.
294
VACCA V., « afiyya bt. uyayy », EI², t. VIII, p. 845.
93
‘Ā’isha quitte Médine juste avant l’achèvement du siège, accompagnée semble-
t-il d’autres Mères des Croyants, comme Ḥafṣa et Umm Salama. Lorsque ‘Uthmān est
assassiné le 18 du mois de Dhū al-Ḥijjā 35/17 juin 656, des croyants arrivent de Médine
pour se réfugier à La Mecque. Ils apprennent la nouvelle aux veuves du Prophète, sans
pouvoir leur dire qui a été désigné pour lui succéder. Reprenant le chemin de Médine,
c’est dans la localité de Sarif qu’elles découvrent finalement que c’est ‘Alī qui a reçu le
serment d’allégeance :
« Ensuite [‘Ā’isha] termina la ‘umra, partit, et arriva à Sarif, où elle fut rejointe par un
de ses parents maternels, appelé ‘Ubayd b. Abī Salima […]. « Quelles nouvelles ? »
demanda-t-elle. Il garda le silence, puis murmura quelque chose. « Dis-moi ! Sont-elles
mauvaises ou bonnes pour nous ? » « Tu ne le sais pas ! ‘Uthmān a été tué, et ils ont
attendu huit nuits. » « Et ensuite qu’ont-ils fait ? » demanda-t-elle. « Ils ont poussé les
hommes de Médine à élire ‘Alī, et la cité est sous le contrôle des rebelles. » A ces mots,
elle retourna à La Mecque sans dire un mot. En effet elle ne dit rien jusqu’à ce qu’elle
ait passé la porte de la mosquée, qu’elle soit allée au Ḥijr295, qu’elle ait ôté son voile et
que le peuple se soit réuni autour d’elle. 296»

‘Ā’isha prononce ensuite son premier discours : elle dénonce les insurgés, qui ont tué
‘Uthmān malgré son repentir. Elle les accuse d’avoir versé un sang sacré, d’avoir violé
l’enceinte de Médine, et d’avoir profané le mois du pèlerinage 297. C’est ‘Alī qu’elle vise,
car en succédant à ‘Uthmān sans punir ses meurtriers, il devient complice. Sa
situation est d’ailleurs délicate et précaire, car après cet évènement tragique, un
profond malaise a envahit tout l’umma. Aucune province ne donne sa bay‘a sans
réserves298. Si la population réprouve le meurtre, elle accepte la nomination de ‘Alī
comme successeur de ‘Uthmān, excepté en Syrie, province gouvernée par l’Umayyade
Mu‘āwiya, qui refuse de lui prêter allégeance. Cet homme a derrière lui une grande
force militaire, mais n’a pas la légitimité islamique nécessaire pour s’opposer à ‘Alī,
dont les liens de sang avec le Prophète et le passé de combattant et de défenseur de
l’islam en font un successeur tout désigné. ‘Ā’isha, en revanche, possède le passé, la
stature et le prestige suffisants pour devenir la porte-parole de ceux qui ont été
profondément choqués par le meurtre de ‘Uthmān. Elle rassemble autour d’elle de
nombreux umayyades, et est financée par les anciens gouverneurs de Baṣra et du

295
Le mur semi-circulaire de la Ka‘ba (note du traducteur).
296
Ṭabarī, t. XVI, p. 38.
297
Ibid.
298
DJAIT H., La grande discorde, p. 184.
94
Yémen, et le gouverneur de La Mecque299. Trois à quatre mois après l’assassinat de
‘Uthmān, Ṭalḥa et al-Zubayr, deux éminents Compagnons dont la légitimité égale celle
de ‘Alī, la rejoignent. Seule, ‘Ā’isha n’aurait jamais pu lever d’armée. Si son
rayonnement moral fait d’elle un opposant de poids à ‘Alī, le ralliement de ces deux
Muhājirūn, qui sont de plus ses parents puisqu’al-Zubayr est l’époux de sa sœur ‘Asmā,
est décisif.

En s’attaquant aux meurtriers de ‘Uthmān et non pas directement à ‘Alī, ‘Ā’isha


s’inscrit dans une ligne de défense purement islamique, ce qui en totale conformité
avec son statut de Mère des Croyants. Comme le dit très justement Hichem Djaït, la
démarche de ‘Ā’isha ne se veut être ni une conjuration ni un appel à la rébellion, mais
une exigence de vérité. En tant que musulmane et veuve du Prophète, elle est la mieux
à même de demander justice pour le sang de ‘Uthmān300. Cette ligne lui permet de plus
de faire oublier sa propre opposition au calife défunt. Elle l’avoue elle-même, lorsque
son parent ‘Ubayd b. Abī Salama lui apprend la mort de ‘Uthmān et l’élection de ‘Alī,
et qu’il s’étonne de sa réaction compte tenu de ses prises de positions précédentes :
« Qu’est-ce que cela ? Par Dieu, tu étais la première à incliner la lame vers ‘Uthmān, et
tu disais : « Tuez Na‘thal301 parce qu’il est devenu incroyant ! » « Ils lui ont demandé de
se repentir, et ensuite ils l’ont tué. J’ai dit des choses, et ils ont dit des choses, mais ma
dernière position était meilleure que la première. 302»

Ce comportement est certainement sincère, ‘Ā’isha ayant démontré à plusieurs


reprises son attachement aux principes de l’islam, pourtant on ne peut nier que des
intérêts personnels s’y mêlent. C’est lorsqu’elle apprend que ‘Alī succède à ‘Uthmān
qu’elle entame son combat, non quand on lui annonce le décès de ce dernier. Sa
réaction est peut-être aussi vive parce qu’elle regrette que Ṭal a n’ait pas obtenu le
califat, ou parce que sa haine envers ‘Alī la pousse à s’opposer à lui. Toujours est-il que
le gouverneur de La Mecque ‘Abdallāh b. ‘Āmir al-Ḥaḍramī, ne prête pas allégeance au
nouveau calife, laissant ainsi à ‘Ā’isha le champ libre pour rallier les musulmans à sa
cause.

299
Ibid, p. 188.
300
DJAIT H., La grande discorde, p. 186.
301
Surnom de ‘Uthmān, qui signifie « la hyène » (note du traducteur).
302
Ṭabarī, t. XVI, p. 52-53.
95
Peu de temps après l’arrivée de Ṭalḥa et d’al-Zubayr à La Mecque, ceux que
Hichem Djaït désigne comme « la triade du Chameau » décident de se porter vers
Baṣra, l’une des grandes cités-garnisons d’Irak, exportant ainsi le conflit hors d’Arabie.
Là-bas, ‘Ā’isha doit convaincre de la justesse de sa cause. Elle tient le même discours
qu’à Médine : sans jamais citer ‘Alī, elle s’emporte contre les insurgés et réclame
justice pour ‘Uthmān. Elle dénonce la violation du sacré sous toutes ses formes :
contre le calife, contre la ville sainte de Médine, contre ses habitants 303. Ce que
demandent ‘Ā’isha et ses compagnons est simple : ils veulent venger ‘Uthmān, et ‘Alī
ne doit pas s’opposer à cela304. La population de Baṣra ainsi que ses élites restent
longtemps divisés, mais finalement la triade réussit sa mainmise sur la ville. Cela
provoque un bain de sang, car ils obtiennent que les tribus leur livrent toutes les
personnes ayant marché sur Médine lors de la rébellion, et passent six cent hommes
au fil de l’épée305. Cette démesure dans la vengeance témoigne de la gravité du
contexte. La triade ne veut pas s’arrêter. Pour ses membres, l’unité de l’umma ne peut
être retrouvée qu’en châtiant les coupables de la mort du calife, coûte que coûte, alors
que ‘Alī considère que c’est en reconnaissant son autorité et en abandonnant ce projet
dévastateur pour la communauté que la paix peut être rétablie. Ne voulant pas se
cantonner à une cité, ‘Ā’isha, Ṭalḥa et al-Zubayr envoient ensuite des messages dans
l’empire, exhortant les croyants à châtier les assassins de ‘Uthmān. Entre temps, ‘Alī
se lance à leur poursuite, et gagne au passage l’appui de la ville de Kūfa. Des
négociations sont entamées entre les deux camps, sans succès.

Finalement, le 10 du mois de Jumādā II 36/4 décembre 656, l’affrontement a


lieu entre les deux camps, dans les environs immédiats de Baṣra. Il est appelée la
« bataille du Chameau » ou le « jour du Chameau » (yawm al-jamal), parce que l’animal
sur lequel est montée ‘Ā’isha, assise dans un palanquin bardé de fer, devient très vite
le centre névralgique du combat306. Après un premier moment dans la bataille durant
lequel Ṭalḥa et al-Zubayr dirigent les opérations avant d’être blessés puis tués tous les
deux, c’est ‘Ā’isha qui entre en scène. Elle encourage les combattants de la voix, les

303
Ṭabarī, t. XVI, p. 57.
304
Ibid. « Abū al-Aswad and ‘Imrān then left her. They came to Ṭalḥa and asked him, “What brings you
there? » « The search for revenge for the blood of ‘Uthmān. » « But didn’t you give allegiance to ‘Alī?»
they asked. « I did, but with the sword against my neck. However, I don’t demand the abrogation of my
allegiance to ‘Alī, provided he doesn’t obstruct our way to ‘Uthmān’s killers. »
305
Ṭabarī, t. XVI, p. 72.
306
Ṭabarī, t. XVI, p. 131.
96
appelants « mes fils ». La Tradition insiste beaucoup sur la voix de ‘Ā’isha, qui porte
loin, comme il sied à une femme de son rang, c'est-à-dire à une femme qui a l’habitude
d’encourager les combattants sur les champs de bataille307. Lorsqu’elle constate que les
troupes de ‘Alī se rapprochent toujours plus près d’elle, elle encourage les hommes
massés autour d’elle à maudire l’armée adverse308. La clameur s’élève alors, jusqu’à
couvrir les bruits de la bataille. Pour les hommes qui se battent aux côtés de ‘Ā’isha,
l’enjeu est de défendre la Mère des Croyants, par tous les moyens possibles. Ils se
relaient pour tenir la longe de son chameau, même si cela entraîne une mort certaine,
jusqu’à ce que finalement, le chameau s’écroule, mettant fin à la bataille :
« ‘Abdallāh b. al-Zubayr : […] Je n’ai jamais rien vu qui ressemble au jour du Chameau.
Aucun de nous n’a fuit ; nous étions solides comme un roc. Tous ceux qui ont tenu la
longe du chameau furent tués ; al-Aswad b. Abī Bakhtarī la prit et il fut jeté au sol ;
puis je vins et pris la longe du chameau. « Qui es-tu ? » demanda ‘Ā’isha. « ‘Abdallāh
b. al-Zubayr », répondis-je. […]Lorsque nous arrêtâmes de nous battre, la longe n’était
plus tenue. « Coupez les tendons du chameau ! » cria ‘Alī. « S’il tombe, ils se
disperseront. » Alors un homme le frappa, et il tomba, et je n’ai jamais entendu un son
plus bruyant que le mugissement de ce chameau. ‘Alī ordonna ensuite à Mu ammad
b. Abī Bakr309 de dresser une tente au-dessus de ‘Ā’isha. « Regarde si quelque chose l’a
blessée », dit-il, donc Mu ammad passa la tête à l’intérieur. « Maudit sois-tu ! Qui es-
tu ? », cria-t-elle. « Le membre de ta famille que tu hais le plus ! » « Ibn al-
Khath‘amiyya ? » « C’est cela. » « Tu m’es plus précieux que mon père et ma mère »,
répondit-elle. « Prie Allāh, qui t’a épargnée ! 310»

Ainsi, ‘Ā’isha est vaincue par son plus vieil ennemi, ‘Alī, contre qui elle a mené une
guerre fratricide. Ce dernier se montre extrêmement miséricordieux envers la Mère
des Croyants et ses partisans. Il se contente d’un léger blâme pour ‘Ā’isha311, et la fait
raccompagner dans une demeure à Ba ra. Il demande ensuite à al-Ashtar, un de ses
bras droit, de lui acheter un chameau afin de la raccompagner, à La Mecque d’abord,
puis à Médine312. Il laisse les blessés partir, fait enterrer les morts, empêche le pillage
de Ba ra. Cette attitude traduit une volonté profonde de réconcilier la umma avec elle-
même.

307
Ibid, p. 60. « Shah ad a strong voice, it could be extremely loud, like the voice of a women of high
rank. »
308
Ibid, p. 132. « You men ! Curse the killers of ‘Uthmān and their various supporters! »
309
Le demi-frère de ‘Ā’isha, qui s’est battu aux côtés de ‘Alī.
310
Ṭabarī, t. XVI, p. 139-140.
311
Ibid, p. 158. « ‘Alī then arrived. «How are you, Mother? » he asked her. « Fine. » « May Allāh forgive
you! » he said. « And you, » she replied.
312
Ṭabarī, t. XVI, p. 164-167.
97
b. Le harem divisé. Engagement de femmes, réponses d’hommes.

Qu’ont fait les autres Mères des Croyants pendant que ‘Ā’isha combattait
contre ‘Alī ? Umm Ḥabība n’a apparemment pas accompagné les autres femmes en
pèlerinage, car une tradition nous dit que restée à Médine, elle protège les membres
du clan des Umayyades, menacés de représailles semble-t-il, en les cachant dans son
appartement et dans d’autres lieux de la ville313. De plus, les insurgés refusent
d’inhumer ‘Uthmān, et n’acceptent que lorsqu’elle menace de mettre à nu et en public
« le secret et l’honneur de l’Envoyé de Dieu »314. On pourrait penser qu’apprenant les
desseins de ‘Ā’isha, elle y était plutôt favorable. Compte tenu du lien de parenté
l’unissant à ‘Uthmān, il est difficile d’imaginer une condamnation de sa part. De plus,
elle est la sœur de Mu‘āwiya, qui se garde de donner sa bay‘a à ‘Alī. Mais ses rapports
avec ‘Ā’isha sont en réalité exécrables, étant donné l’opposition de cette dernière à
‘Uthmān315. On peut émettre l’hypothèse qu’Umm Ḥabība ne soutient aucun des deux
protagonistes, mais attend l’action de son frère.

Les femmes ayant accompagné ‘Ā’isha en pèlerinage à La Mecque semblent au


départ favorables à son projet de châtier les meurtriers de ‘Uthmān, et désirent la
suivre à Baṣra, excepté Umm Salama. « Les femmes du Prophète étaient avec ‘Ā’isha et
voulaient rentrer à Médine, mais quand elle changea d’avis pour Baṣra, elles en eurent
aussi l’idée », rapporte Ṭabarī316. Le leadership de ‘Ā’isha ne fait aucun doute parmi les
Mères des Croyants, comme le montre la suite de la tradition:
« Les hommes vinrent ensuite consulter af a, qui dit : « Mon opinion est
subordonnée à celle de ‘Ā’isha. » […] af a voulait aller avec eux, mais ‘Abdallāh b.
‘Umar vint et lui demanda de rester. Elle resta mais envoya un message à ‘Ā’isha :
« ‘Abdallāh m’a empêchée de venir ». « Qu’Allāh lui pardonne ! » dit ‘Ā’isha. »

La mère des croyants la plus proche de ‘Ā’isha, af a, déterminée à soutenir cette


dernière, en est donc empêchée par son frère. Malgré son statut de Mère des Croyants,
cela révèle qu’elle n’en reste pas moins subordonnée aux décisions de son plus proche
parent masculin. Cependant, ‘Aballāh b. ‘Umar jouit également d’un grand prestige

313
Balādhurī, Ansāb al-Ashrāf, V, 80, cité par ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 127.
314
DJAIT H., La grande discorde, p. 159 (source non citée).
315
Voir infra, p. 88-93.
316
Ibid, p. 41.
98
parmi les croyants, et se voit même proposer le califat à trois reprises 317. On peut
imaginer que sa parole pèse, et qu’elle convainc af a de ne pas se joindre à sa
copéouse. Aucune autre Mère des Croyants ne manifeste le désir d’accompagner
‘Ā’isha à Ba ra, on peut donc supposer qu’elles soutiennent son projet sans pour
autant vouloir s’impliquer dans cette confrontation. Seule Umm Salama s’oppose
ouvertement à ‘Ā’isha, alors même que pendant le règne de ‘Uthmān, les deux
femmes s’étaient retrouvées autour de la même cause. Elle quitte les Mères des
Croyants pour retourner à Médine lorsqu’à Sarif, le convoi repart pour La Mecque.
Lorsque ‘Alī apprend que ‘Ā’isha est en route pour Baṣra accompagnée de Ṭalḥa et
d’al-Zubayr, Umm Salama le rencontre et lui propose les services de son fils :
« Ô Commandeur des Croyants », dit-elle, « Si ce n’était que je désobéisse à Allāh et
que tu ne l’accepterais pas de moi, je viendrais avec toi. Mais voici mon fils ‘Umar, qui
m’est plus cher que ma propre personne, par Dieu ! Il viendra avec toi, et sera à tes
côtés dans tes batailles. 318»

Son soutien à ‘Alī n’est guère étonnant, car elle l’a toujours soutenu, et ce même du
vivant du Prophète319. Elle se dissocie de ‘Ā’isha sur deux plans : d’une part, elle refuse
la scission de la communauté et prône la loyauté envers le nouveau calife, et d’autre
part, elle refuse de désobéir aux ordres qui lui ont été donnés directement de Dieu, à
savoir quitter sa maison et s’exposer aux regards. A la suite de son entrevue avec ‘Alī,
Umm Salama écrit à ‘Ā’isha, lui enjoignant d’arrêter ses projets impies qui ne siéent
pas à une femme. Elle lui exprime sa conviction que le Prophète n’approuverait pas
ses actes, et que la place d’une femme est chez elle, et non sur les champs de bataille.
A cela, ‘Ā’isha répond de manière ironique : « Quel honneur en effet de recevoir ton
sermon ! Comme je reconnais ton droit à me conseiller ! 320»

Si ‘Ā’isha et Umm Salama défendent une fois de plus des intérêts politiques
totalement opposés, elles sont également en désaccord sur la place qui doit être la
leur. En réalité, cette question parcourait la communauté musulmane, et plus
particulièrement le milieu des Compagnons, depuis que ‘Ā’isha avait invectivé
‘Uthmān à la mosquée. Les Mères des Croyants pouvaient-elles parler publiquement

317
VECCIA-VAGLIERI L. « ‘Abdallāh b. ‘Umar », EI², t. I, p. 55.
318
Ṭabarī, t. XVI, p. 42.
319
Voir supra p. 50-52.
320
Ibn ‘Abd Rabbihi, ‘Iqd al-Farīd, Le Caire, éditeur non précisé, 1876, vol. II, p. 277, cité par ABBOTT N.,
Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 140-141.
99
des affaires de la communauté, et avaient-elles le droit d’intervenir dans celles-ci ? La
Tradition dit que lorsque ‘Ā’isha se saisit d’une sandale de Mu ammad et prend à
parti ‘Uthmān devant la foule, celui-ci lui répond : « Qu’est-ce que cela peut te faire ?
Il t’a été ordonné de rester dans ta maison.321 » Une querelle entre les hommes
s’ensuit, à propos de la bienséance de l’intervention de ‘Ā’isha, en tant que femme,
dans cette affaire. Certains se rangent à l’avis de ‘Uthmān, tandis que d’autres
s’interrogent, demandant qui plus qu’elle aurait le droit d’interférer dans un cas
comme celui-là322. Durant la fitna, on retrouve cette même division chez les hommes.
Certains défendent l’idée que son statut de Mère des Croyants impose à ‘Ā’isha
d’intervenir lorsque la communauté est menacée, tandis que d’autres lui dénient tout
droit d’ingérence, s’appuyant pour cela sur les prescriptions coraniques qui lui ont été
imposées et sur sa qualité de femme.

Pourquoi cette situation engendre-t-elle autant de polémiques ? Il faut voir


plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, l’action politique de ‘Ā’isha est une véritable
transgression des nouvelles normes islamiques. Des traditions racontent que les
femmes étaient présentes sur les champs de bataille, pour soigner les blessés ou
chanter des chants guerriers, et une en particulier met ‘Ā’isha en scène, portant des
outres d’eau sur son dos pour donner à boire aux blessés, sans que cela ne pose
problème323. Mais ce récit se rapporte à la bataille d’Uḥud, c'est-à-dire avant la
descente du verset du ḥijāb. L’autorité des Compagnons du Prophète les plus
prestigieux repose sur leur stricte observance des prescriptions coraniques. En
s’émancipant de celles qui lui sont destinées, ‘Ā’isha sort du rôle qui est le sien, c'est-
à-dire une garante du respect de la Sunna du Prophète certes, mais une garante
passive. C’est sur cela que s’appuient ses détracteurs. Lorsqu’elle s’adresse aux
hommes de Baṣra pour les appeler à la rejoindre (cf annexe n° 4), un homme nommé
Jāriya b. Qūdama al-Sa‘dī se lève et lui répond :
« Mère des Croyants ! Par Dieu ! Le meurtre de ‘Uthmān b. ‘Affān n’est qu’un moindre
problème par rapport à toi sortant de ta maison sur ce chameau maudit, t’exposant à

321
Balādhurī, Ansāb al-Ashraf, t. V, p. 33-35, cite par ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 111-
112.
322
Abū al-Faraj al-Iṣfahānī, Kitāb al-Aghānī, Le Caire, éditeur non précisé, 1868, vol. IV, p. 180-181, cité
par MADELUNG W., The succession to Muḥammad, p. 101.
323
Bukhārī, t. II, p. 208-209. La femme d’Abū Sufyān par exemple, Hind bt. ‘Utba, est connue dans la
tradition pour sa virulence sur le champ de bataille et ses actes anthropophages : lors de la bataille
d’U ud, elle encourage les Mecquois avec des champs guerriers, avant de tenter d’avaler le cœur de
l’oncle du Prophète, amza.
100
des combats armés ! Allāh t’a cachée d’un voile et t’a donné un sanctuaire. Tu as
déchiré le voile, et profané ton sanctuaire. Tous ceux qui pensent que tu devrais te
battre pensent alors que tu devrais mourir. Si tu viens à nous obéissante, alors
retourne chez toi ! Si tu as été forcée par quelqu’un de venir à nous, alors recherche
de l’aide du peuple contre lui ! 324»

Cette réaction violente révèle à quel point le comportement de ‘Ā’isha est vécu
comme un acte profondément iconoclaste par une partie des musulmans. Cela montre
également combien les Mères des Croyants sont sacralisées et combien leurs vies sont
précieuses. On reproche d’ailleurs à Ṭal a et al-Zubayr de mettre la vie de ‘Ā’isha en
danger en la suivant dans son entreprise. Des hommes les prennent à partie, leur
demandant pourquoi ils ont amené ‘Ā’isha à Baṣra alors que leurs propres femmes
sont à Médine325. La situation est très complexe car elle remet en cause un ordre
social. Tous les musulmans reconnaissent à ‘Ā’isha son autorité de Mère des Croyants
et son droit à s’exprimer sur la bonne marche du califat. Il en est ainsi lorsqu’elle
conseille à ‘Uthmān de changer de gouverneur en Egypte326. Mais si en tant que Mère
des Croyants, le respect de ses fils lui est dû, il est de leur devoir à eux de la protéger.
En défiant les règles qui codifient son existence, ‘Ā’isha met sa vie en danger, mais
choque également les esprits. D’une fonction de soutien pour les hommes de pouvoir,
elle passe à la prise de position. D’acteur passif et lointain, elle devient un
protagoniste actif de l’histoire. C’est un bouleversement du rôle féminin, et, dans les
discours qui lui sont hostiles, on retrouve l’idée que son attitude n’est pas digne d’une
Mère des Croyants327. Ce qui est remis en question n’est pas la pertinence de sa cause,
mais la légitimité de sa participation directe aux affaires de la communauté, hors de
Médine, hors de la protection du harem. Bien sûr, les débats sont également vifs entre
ceux qui considèrent qu’il ne faut pas se dresser contre ‘Alī et ceux qui sont
convaincus par l’argumentation de ‘Ā’isha, mais en ce qui concerne la Mère des
Croyants elle-même, c’est sur ses actes transgressifs que porte le débat.

324
Ṭabarī, t. XVI, p. 61.
325
Ibid, p. 62.
326
Voir supra, p. 89.
327
Lorsque ‘Ā’isha arrive à Ba ra, elle écrit une lettre à Zayd b. ū ān, qui avait été l’un des opposants
de ‘Uthmān à Kūfa. Elle lui demande de la rejoindre, ou du moins d’empêcher les Kufiotes de battre.
Zayd lui répond que si elle ne rentre pas chez elle, il sera le premier à ne plus se considérer comme son
fils. Il ajoute ensuite : « May Allāh have mercy on the Mother of the Faithful! She was ordered to stay at
home, and we were ordered to fight. But she didn’t do what she was ordered and ordered us not to do
it! »Ṭabarī, t. XVI, p. 79-80.
101
Les hommes qui acceptent de se ranger à ses côtés considèrent quant à eux
qu’il est impensable de ne pas soutenir une veuve du Prophète. Lorsqu’un message est
envoyé aux Banū ‘Adī pour savoir s’ils se rallient à la triade, ils répondent : « Par Dieu !
Nous n’abandonnerons pour rien au monde le foyer du Messager de Dieu328 ». Ṭabarī
précise ici qu’ils parlent bien de ‘Ā’isha. De même, à Kūfa, lorsque ‘Alī réunit les
hommes dans la mosquée pour les rallier à sa cause, Zayd b. Ṣūḥān prend la parole
pour le défendre. Il évoque une lettre dans laquelle ‘Ā‘isha lui demandait de la suivre,
et tourne la Mère des Croyants en ridicule329. Un homme se lève alors et lui adresse ces
mots : « Tu as désobéi à la Mère des Croyants, que Dieu te tue ! 330» On le voit, si le
prestige de ‘Ā’isha lui permet de s’opposer à ‘Alī du point de vue de la légitimité
historique et islamique et lui permet aussi de réunir autour d’elle un grand nombre
d’hommes, il ne lui permet pas de justifier son action politique, largement considérée
comme subversive et anormale.

Le jugement que porte la Tradition sur ‘Ā’isha est aussi critique que celui des
contemporains de la Mère des Croyants. Les sources shī‘ites en font l’unique
responsable de la fitna, motivée par des intérêts personnels et par sa haine envers
‘Alī331. Les sources sunnites sont en revanche plus nuancées, bien que son action
politique y soit sévèrement condamnée. Par le choix des traditions qu’il transmet,
Ṭabarī se montre circonspect sur l’engagement politique de la veuve du Prophète. Son
entreprise est d’abord présentée comme un désastre annoncé. En effet, sur la route de
La Mecque à Ba ra, la troupe fait une halte dans un endroit où des aboiements de
chiens se font entendre. ‘Ā’isha demande alors leur position exacte, et on lui répond
qu’ils se trouvent à l’oasis d’al- aw’ab. Elle se remémore alors un dit du Prophète :
« J’aimerais savoir laquelle de vous fera aboyer les chiens d’al- aw’ab ! », et, prise de
panique, décide de repartir. Elle est finalement convaincue de continuer par Ṭalḥa et
al-Zubayr. Cette tradition est rapportée deux fois par Ṭabarī332, avant et après le récit
de la bataille du Chameau. Le traditionniste semble également s’interroger sur les
motivations de ‘Ā’isha, car à plusieurs reprises, il souligne son rôle dans les

328
Ibid, p. 117.
329
Voir page au-dessus.
330
Ṭabarī, t. XVI, p. 90.
331
Pour aller plus loin, voir SPELLBERG D., « Gender and the Politics of Succession », Politics, Gender and
the Islamic Past, p. 101-150.
332
Ṭabarī t. XVI, p. 50 et 68.
102
évènements qui ont conduit à l’assassinat de ‘Uthmān. Après l’avoir montrée refusant
d’apporter son aide à ‘Uthmān assiégé, Ṭabarī met les vers suivants dans la bouche de
‘Ubayd b. Abī Salama :
« From you come new opinion, from you come change,
From you are the winds, and from you the rain!
You ordered to killing of the imām
And told us he was an unbeliever.
Suppose we did obey you and kill him;
Nevertheless his killer, to our mind, was the one who issued the order. […] 333»

Ṭabarī semble donc plutôt considérer que l’engagement de ‘Ā’isha dans la fitna
répond à des motivations politiques plus que morales, s’appuyant par exemple sur sa
volonté présumée de mettre Ṭal a à la tête du califat. Pourtant, ‘Ā’isha reste la bien-
aimée du Prophète, et la fille du premier calife rashīdūn. Les savants sunnites, et
Ṭabarī parmi eux, doivent donc la défendre. Pour cela, ils dissocient son action en tant
que veuve de sa qualité d’épouse de Muḥammad334. Et dans les récits sur la fitna, les
premiers à prendre la défense de ‘Ā’isha sont les partisans de ‘Alī. Ibn Sa‘d rapporte
par exemple que le jour de la bataille du Chameau, un homme la calomnie
publiquement. Il est vertement rabroué par ‘Ammār b. Yāsir, qui lui dit : « Tais ta
clameur honteuse. Es-tu en train d’insulter la bien-aimée du Prophète de Dieu ? Elle
est sa femme au paradis. 335» Lorsque ‘Alī fait raccompagner ‘Ā’isha à Médine après la
bataille, on retrouve cette même réaffirmation de son statut. Voici les mots qu’ils
s’échangent :
« Mes fils, dit-elle, […] Il n’y a rien eu d’autre dans le passé entre moi et ‘Alī que ce qui
arrive d’ordinaire entre une femme et son parent par alliance (male in-laws). A mon
sens, il s’est montré lui-même comme le meilleur des hommes, en dépit de mes
critiques. » « Par Dieu, hommes ! répondit ‘Alī, Elle dit la vérité, et rien d’autre que la
vérité. C’est tout ce qu’il s’est passé entre nous. Elle est la femme de votre Prophète
maintenant et à jamais. 336»

Tel est donc l’axe de défense des traditionnistes sunnites par rapport à ‘Ā’isha : en
tant que femme et Mère des Croyants, son action politique est répréhensible. Mais en
tant qu’épouse du Prophète, elle doit être honorée.

333
Ibid., p. 53.
334
SPELLBERG D., « Gender and the Politics of Succession », Politics, Gender and the Islamic Past, p. 101-150.
335
Ibn Sa‘d, Tabaqāt, t. VIII, p. 65, cité par SPELLBERG D, Politics, Gender and the Islamic Past, p. 109.
336
Ṭabarī, t. XVI, p. 170.
103
c. Après la bataille

La défaite de ‘Ā’isha marque la fin de l’engagement direct des femmes du


Prophète dans les affaires de la communauté musulmane, probablement à cause de
ces discours remettant en cause la légitimité de leurs engagements compte tenu des
restrictions pesant sur elles. Elles n’apparaissent presque plus dans les sources ; nous
pouvons à peine compter trois à quatre références aux Mères des Croyants chez
Ṭabarī. Spectatrices lointaines de ce qui se déroule dans l’empire, elles reprennent un
rôle de conseil. On voit par exemple Umm Salama inciter son fils et son gendre à
prêter allégeance à Mu‘āwiya pendant la seconde phase de la fitna337, alors que les
troupes de ce dernier entrent dans Médine. Le nom d’Umm Ḥabība est également
évoqué à deux reprises. Un homme est fait prisonnier par Mu‘āwiya et le supplie de ne
pas le tuer, l’appelant son oncle maternel. Il explique ensuite au calife qu’il est le fils
de sa sœur, la Mère des Croyants Umm Ḥabība338. ‘Amr b. al-‘Āṣ se sert également de
son nom pour insister sur la légitimité de Mu‘āwiya à briguer le califat lors de
l’arbitrage entre lui et ‘Alī en 36/657 : « Il est le plus proche parent de ‘Uthmān, le
calife injustement tué. […] Il est le frère d’Umm Ḥabība, la femme du Prophète. 339»
L’accès de son frère au califat ne donne donc apparemment pas l’occasion à Umm
Ḥabība de tenir de rôle politique particulier. Des autres Mères des Croyants il n’est pas
fait mention, à part ‘Ā’isha. C’est dans le Ṣaḥīḥ de Bukhārī que nous trouvons un récit
sur le rôle que joue af a après 656. Proche de son frère ‘Abdallāh b. ‘Umar, elle lui
suggère d’aller au devant des croyants pour se poser en recours pendant l’arbitrage
entre ‘Alī et Mu‘āwiya. A cette époque, on songe à le nommer calife pour résoudre le
problème, mais il refuse car ce ne serait pas à l’unanimité, et il ne veut pas être la
cause d’une nouvelle effusion de sang340.

De retour à Médine, ‘Ā’isha retrouve quant à elle les Mères des Croyants dans
le harem. On ne sait rien des rapports qu’elles entretiennent entre elles à cette
période, mais une anecdote laisse à penser que les relations sont extrêmement
tendues entre ‘Ā’isha et Umm Ḥabība : entre 36/656 et 38/658, son frère Muḥammad
est nommé gouverneur d’Egypte par ‘Alī. En 38/658, un groupe d’hommes de la

337
Ṭabarī, t. XVII, p. 207.
338
Ibid., p. 88.
339
Ibid, p. 106.
340
Bukhārī, t. III, p. 126.
104
province s’unit à Mu‘āwiya, et livre Muḥammad au nouveau calife. Il est alors tué,
enveloppé de la peau d’un âne et brûlé341. Une tradition dit que lorsque cette nouvelle
parvient à Médine, Umm Ḥabība fait cuire un mouton et en envoie un morceau à
‘Ā’isha accompagné d’une note disant : « Ainsi a été rôti ton frère. » A la suite de cela,
‘Ā’isha n’aurait plus jamais mangé de viande rôtie342. Ce geste peut s’expliquer par le
fait qu’Umm Ḥabība considère ‘Ā’isha comme responsable du meurtre de ‘Uthmān. En
ce qui concerne les relations entre ‘Ā’isha et ‘Alī, elles sont pacifiées. Lorsque la
nouvelle de la mort de ‘Alī parvient au harem, elle récite des vers et porte son deuil343.
Elle n’est pas proche de Mu‘āwiya, notamment à cause de la mort de son frère, mais
accepte de le conseiller de temps à autre. Il lui demande ainsi un jour de confirmer
qu’une des prières surérogatoires qu’il fait était bien un usage du Prophète. Elle
vérifie auprès d’Umm Salama avant de lui répondre344. ‘Ā’isha et Mu‘āwiya aurait
correspondu durant le califat de ce dernier (661-680), et la Mère des Croyants lui
donnait probablement des conseils345. Elle tente d’intervenir lorsqu’un homme appelé
ujr b. ‘Adī, qui avait été l’un des opposants au gouverneur de Kūfa sous le califat de
‘Uthmān, est emprisonné à cause de ses liens avec les partisans de ‘Alī en 51/671-672.
Elle envoie un Compagnon, ‘Abd al-Ra mān b. al- ārith, à Mu‘āwiya pour lui
demander de l’épargner, mais il arrive trop tard346. Plus tard, elle rencontre le calife,
probablement à La Mecque, et lui demande : « Ô Mu‘āwiya, où était ta tolérance
envers Ḥujr ? » Celui-ci lui répond que ce n’est pas lui qui a ordonné l’exécution347.

Si la marge de manœuvre politique de ‘Ā’isha s’est considérablement réduite


après la bataille du Chameau, on constate que sa place de Mère des Croyants au sein
de la communauté musulmane lui confère toujours une autorité certaine, notamment
en matière de religion et de société. Ainsi, elle intervient pour faire appliquer le
testament de Ṣafiyya, sa coépouse. Celle-ci meurt en 50 ou 52/670 ou 672, et lègue à
son neveu un tiers de ses biens. Mais comme celui-ci est juif, des personnes s’opposent
à cette donation. ‘Ā’isha se bat alors pour faire respecter les dernières volontés de

341
Ṭabarī, t. XVII, p. 158.
342
Al-Kindī, Kitāb al-Wulā wa-Kitāb al-Quḍa, ed. R. Guest, Leiden and London, 1912, p. 30, cite ABBOTT N.,
Aishah, the Beloved of Mohammed, p.182.
343
Ṭabarī, t. XVII, p. 224-225.
344
Nous avons déjà évoqué ce récit, que l’on trouve chez Bukhārī sans référence à Mu‘āwiya, t. I, p. 398-
399.
345
ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 190.
346
Ṭabarī, t. XVIII, p. 153.
347
Ibid, p. 127.
105
afiyya348. Malgré sa réclusion dans le harem, elle reçoit beaucoup de visites. On vient
lui demander de prier pour soi et ses proches ou pour lui demander conseil, et les
hommes de Quraysh viennent la saluer lors du pèlerinage. On vient écouter ses
traditions, vérifier des points de religion. Les femmes la fréquentent beaucoup349.
Comme nous l’avons déjà vu, elle est à l’origine de très nombreux récits de la
Tradition islamique350. C’est aussi le cas d’Umm Salama, mais dans une moindre
mesure. ‘Ā’isha est considérée comme une des personnes les plus savantes de son
temps en matière de religion351. Avec 1210 ḥadith-s transmis et authentifiés, elle est un
des transmetteurs les plus prolifiques. Cependant, en étudiant les chaînes de garant
des ḥādith-s de Bukhārī, on constate que les personnes ayant transmis le plus grand
nombre de ses traditions sont des gens qui lui sont très proches (cf annexe n°5). ‘Urwa
b. al-Zubayr (m. 93/711) est sans conteste la personne qui rapporte le plus de
traditions provenant de ‘Ā‘isha. Traditionniste éminent, il est le fils du Compagnon
al-Zubayr et de Asmā’ bt. Abī Bakr, la sœur de ‘Ā’isha. Al-Qāsim b. Mu ammad autre
transmetteur, est le fils de Mu ammad b. Abī Bakr, et par conséquent un autre neveu
de la veuve du Prophète. ‘Abdallāh b. ‘Umar a lui aussi recueilli beaucoup de traditions
de la bouche de ‘Ā’isha. Sa sœur af a est la personne qui lui est la plus proche dans
le harem, et, tout comme son père et sa sœur, il devait probablement entretenir de
bons rapports avec elle. C’est d’ailleurs lui qu’envoie ‘Umar auprès de la Mère des
Croyants pour lui demander l’autorisation d’être enterré dans sa chambre352. On le
constate, si beaucoup de croyants ont rencontré ‘Ā’isha, l’abondance de ses traditions
dans les corpus canoniques musulmans est avant tout due à son cercle proche.
Nous l’avons déjà signalé, mais rappelons tout de même que les femmes du
Prophète, en particulier ‘Ā’isha, Umm Salama et Ḥafṣa, auraient pris part à la collecte
des versets du Coran sous le règne des trois premiers califes353. Elles possédaient en
effet des feuillets sur lesquels elles avaient recueilli les révélations du Prophète. A la
mort de ‘Umar, les feuillets qu’il possédait sont déposés chez Ḥafṣa354.

348
Ibn Sa‘d, Tabaqāt, t. VIII, p. 92, cité par ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 200.
349
Ibn Sa‘d, Tabaqāt, t. V, p. 218, 341, t. VI p. 49, 202, t. VIII, p. 358, cité par ABBOTT N., Aishah, the Beloved
of Mohammed, p. 201.
350
Voir supra p. 35-36.
351
Voir supra p. 32.
352
Bukhārī, t. I, p. 451.
353
Voir supra, p. 36.
354
Bukhārī, t. III, p. 341.
106
Au fil du temps, les Mères des Croyants sont rattrapées par l’âge : Zaynab
meurt en 641, durant le califat de ‘Umar. Umm Ḥabība disparaît en 664, Ḥafṣa en 665.
En 670 ou 672, c’est Ṣafiyya qui s’éteint. En ce qui concerne Sawda et Juwairiyya, la
date de leur mort est inconnue. Toutes les femmes du Prophète sont enterrées au
cimetière d’al-Baqī, sur les hauteurs de Médine355. Si l’on en croit la Tradition, ‘Ā’isha
a éprouvé de nombreux regrets pour son action pendant la fitna à la fin de sa vie.
Lorsque ‘Ā’isha est défaite lors de la bataille du Chameau, un homme entend un des
partisans de ‘Alī dire à la Mère des Croyants : « Ô notre mère ! Ô, la meilleure mère
que nous connaissons ! Ne vois-tu pas combien un brave est blessé, sa tête et son
poignet séparés ? 356» Quelques années plus tard, il se rend à Médine :
« Plus tard, je rendis visite à ‘Ā’isha à Médine. « Qui es-tu ? » demanda-t-elle. « Un
homme de la tribu de Azdī vivant à Kūfa. » « Etais-tu présent le jour du Chameau ? »
« Oui. » « Pour ou contre nous ? » « Contre », répondis-je. « Sais-tu alors qui est celui
qui m’a dit : « Notre Mère ! Ô, la meilleure mère que nous connaissons ! » « Je le sais »,
répondis-je. « C’était mon cousin paternel », et elle pleura si fort que je cru qu’elle ne
s’arrêterait jamais. 357»

Tombée malade et sur le point de mourir, ‘Ā’isha ne souhaite pas recevoir de louanges
de la part des Compagnons :
« Ibn-Abou-Molaïka a dit : Avant que ‘Aïcha ne mourut, et alors qu’elle était à toute
extrémité, Ibn-‘Abbâs demanda à être reçu par elle. Comme elle hésitait dans la
crainte qu’il ne lui fît trop de compliments, on lui fit observer que c’était l’oncle
paternel de l’Envoyé de Dieu et un des principaux personnages des musulmans. Elle
l’autorisa à entrer. « Comment te trouves-tu ? lui demanda-t-il. -Bien, répondit-elle, si
je crains Dieu. –Tu seras bien, s’il plaît à Dieu, répliqua-t-il, car tu as été la femme de
l’Envoyé de Dieu, et la seule femme vierge qu’il ait épousée. Enfin, la révélation venue
du ciel t’a reconnue innocente. » Ibn-Ez-Zobaïr étant entré chez elle après cela, Aicha
lui dit : « Ibn-‘Abbâs m’a fait des compliments, mais j’aurais préféré que l’on m’eût
oubliée.358 »

Après 656, ‘Ā’isha retourne ainsi à la vie du harem, et reste à la disposition de la


communauté des croyants sans jamais plus intervenir directement dans les affaires de
la communauté. Critiquée pour son action durant la fitna, elle semble avoir passé les
dernières années de sa vie à regretter cela. Elle meurt en 58/678, âgée de 65 ans
environ. Son enterrement a lieu de nuit, dans le cimetière d’al-Baqī, et la Tradition

355
Ibn Sa‘d, Ṭabaqāt, t. VIII, p. 53, cité par ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 218.
356
Ṭabarī, t. XVI, p. 141. « O Mother of ours ! O, best Mother we know! Do you not see how many a
brave is wounded, his head and wrist made lonely? »
357
Ṭabarī, t. XVI, p. 142.
358
Bukhārī, t. III, p. 399.
107
nous dit qu’il fut suivi par une foule impressionnante. ‘Urwa et ‘Abdallāh, les fils d’al-
Zubayr, font partie de ceux qui effectuent les rituels sacrés au-dessus du corps359. Lui
survivent Umm Salama, qui s’éteint en 678 ou 679 à un âge relativement avancé car
elle avait une trentaine d’années lors de son mariage avec le Prophète, et Maymūna,
qui meurt en 680.

359
Ibn Sa‘d, Ṭabaqāt, t. VIII, p. 53, cité par ABBOTT N., Aishah, the Beloved of Mohammed, p. 217-218.
108
Conclusion

Les femmes du Prophète sont des femmes d’exception, par leur statut et par le
rôle qu’elles ont joué dans la communauté musulmane, de Médine d’abord puis de
l’empire islamique tout entier. Ce qui leur confère ce caractère exceptionnel est avant
tout le contexte politique complexe et en perpétuel changement dans lequel elles ont
évolué et vécu. C’est lui qui a présidé à toutes leurs distinctions et à la construction de
leur légitimité et de leur prestige. La première décennie qui a suivi l’Hégire a fait des
femmes du Prophète les Mères des Croyants. Leur mariage avec Muḥammad leur
ouvre les portes de la sphère politique : pour la plupart d’entre elles, leurs pères, qu’ils
soient des Compagnons du Prophète ou qu’ils comptent parmi ses opposants, sont des
hommes qui ont un rôle à jouer dans l’histoire des débuts de l’islam. La politique
pénètre ainsi le harem, influençant les affinités et les inimitiés qui se nouent entre
elles. Les femmes du Prophète font partie de l’élite musulmane, tout d’abord par leur
mariage, qui assoit leur place au sein de la société, et par leur propre antériorité dans
l’islam et leur piété connue et révérée. Pour autant, et malgré des liens étroits avec la
plupart des grands Compagnons, elles ne jouent pas de rôle politique direct avant la
mort de Muḥammad, en 10/632. Car la communauté est en construction, et sa bonne
marche repose sur l’autorité du Prophète, qui seul possède la capacité de rassembler
autour de lui des hommes et des femmes aux intérêts parfois divergents, rassemblés
par une foi commune. Durant cette période, les femmes du Prophète n’ont pas à
intervenir dans la direction des affaires publiques. Elles doivent être des soutiens pour
Muḥammad, et elles doivent surtout répondre à l’impératif de pureté qui caractérise
les membres de sa maison.

Parallèlement à cela, c’est pendant cette première décennie post-hégirienne


que se construisent leur image et leur statut. Car elles n’ont au départ aucune
prérogative particulière. Certes plus exposées à la critique et à la rumeur du fait de
l’importance de leur époux, elles n’en restent pas moins de simples croyantes, au
même titre que les autres femmes musulmanes. Cette situation change avec la
descente du verset du ḥijāb dans un premier temps, puis des prescriptions relatives à
la réclusion et à l’interdiction de se remarier après la mort du Prophète. Ces
révélations coraniques interviennent dans un moment où la situation politique,
109
militaire et financière du Prophète et de la communauté musulmane était
relativement délicate. Mu ammad, confronté à une opposition interne à la ville de
Médine, voit ses femmes pâtir de la situation et être victimes d’attaques répétées de la
part de ceux à qui la Tradition a donné le nom d’Hypocrites. De plus, l’afflux de
population venant se réfugier auprès de lui occasionne une multiplicité des contacts
entre ses épouses et des hommes qui leur sont étrangers. Pour les protéger, elles sont
ainsi soumises à des prescriptions coraniques qui s’adresse leurs sont spécifiquement
adressées, et qui, tout en instaurant une claire délimitation entre un espace public
masculin et un espace privé féminin, renforce considérablement leur prestige. En
effet, en les dérobant aux regards et en les rendant inaccessibles à tous les hommes
musulmans même veuves, la parole divine sacralise les femmes du Prophète. Le statut
de « Mère des Croyants » qui leur est accordé leur donne une autorité commune, et le
principe de double châtiment et de double récompense en fait des croyantes à part,
singularisées par cette responsabilité religieuse et morale. En ce sens, nous pouvons
dire que les femmes du Prophète ont été façonnées par le contexte historique et
politique des débuts de l’islam, avant d’en écrire une page.

Cette autorité commune, qui se traduit à partir de 10/632 par un rôle de


garantes des pratiques de la Sunna du Prophète, donne aux Mères des Croyants les
armes nécessaires pour peser dans les cercles dirigeants lorsque Mu ammad n’est
plus là pour guider la communauté. En ce sens, si les califes sont les successeurs
temporels du Prophète, elles sont pour leur part des cautions morales reconnues par
l’ensemble des musulmans. Leur rôle au sein de la société islamique est validé par les
pensions qu’elles reçoivent sous le règne de ‘Umar. L’Etat les entretient, tout comme
il verse des subsides aux hommes qui combattent pour l’expansion de l’islam. Ceci est
révélateur de la manière dont elles sont perçues. Elles sont considérées comme des
personnages éminents, dans une société où l’antériorité dans la religion prime sur le
milieu social dont les membres sont issus. C’est précisément cet aspect de leur
personne qui leur permet de s’opposer à ‘Uthmān lorsque celui-ci semble par trop
s’éloigner des pratiques du pouvoir de l’islam originel. La Tradition considère ‘Ā’isha
et dans une moindre mesure Umm Salama comme les responsables indirectes de
l’assassinat de ‘Uthmān, ce qui révèle combien leurs prises de parole se sont révélées
cruciales dans le processus de révolte qui secoue la communauté musulmane à ce
moment précis.
110
C’est encore le prestige qui auréole les Mères des Croyants qui permet à
‘Ā’isha de prendre la tête de l’opposition contre ‘Alī lorsque celui-ci reçoit
l’allégeance de la population de Médine. Il est vrai également que ‘Ā’isha est à cette
époque la Mère des Croyants la plus influente et probablement la plus prestigieuse,
car elle est reconnue comme ayant été la favorite du Prophète. Ajoutant à cela le fait
que son père ait été le premier successeur de Muḥammad et l’importance de son lien
avec le divin, son action politique a un retentissement sans précédent. Pourtant, la
Tradition condamne son engagement dans la fitna. Une partie de ses contemporains la
vit comme une transgression brutale de son rôle de Mère des Croyants, normalement
destinée à vivre dans le harem. Le rôle qu’elle entend tenir dans cet épisode tragique
de l’histoire de l’islam est en permanence confronté aux prescriptions qui lui ont été
imposées par la révélation coranique et au fait qu’elle soit une femme. Si le bien-fondé
de son action politique est moins discuté que la manière dont elle s’implique dans la
fitna, c’est parce qu’elle sort du cadre dans lequel s’exerce sa légitimité, c'est-à-dire
celui de Médine, de ses appartements, de son statut de Mère des Croyants. Vaincue
par ‘Alī, elle retourne vivre dans le harem avec les autres veuves du Prophète, et ne
participe plus que de loin aux affaires de l’empire.

Malgré l’échec que représente la prise de position de ‘Ā’isha dans la fitna, le


rôle politique des femmes du Prophète est avéré. Il commence lors de la dernière
maladie de Mu ammad, lorsqu’elles se retrouvent en position d’influencer un
éventuel choix de ce dernier pour désigner son successeur. Il prend de plus en plus
d’importance durant le califat de ‘Uthmān, alors même que les règnes d’Abū Bakr et
de ‘Umar ont contribué à asseoir leur statut de membres éminents de la communauté.
Et son apogée se situe lors de la première guerre civile qui déchire l’empire islamique.
Pourquoi donc la Tradition a-t-elle atténué ce rôle pour construire l’image d’un harem
moral, composé de femmes dont le rôle est de soutenir Mu ammad dans sa mission
prophétique et de guider ensuite la communauté vers une pratique religieuse
conforme à l’islam originel à travers la transmission de ḥadīth-s et la contribution à la
mise par écrit du Coran ? Nous pouvons à cela proposer plusieurs hypothèses. La
condition féminine s’étant dégradée entre le VIIe et les IXe et Xe siècles, la
participation des femmes à la vie politique peut être considérée à l’époque comme
une transgression des normes sociales. Ceci expliquerait pourquoi, alors qu’elles
111
disposent d’un grand prestige et d’un statut tout à fait particulier, les Mères des
Croyants sont bien moins évoquées dans les sources que les Compagnons les plus
célèbres, tels qu’Abū Bakr, ‘Umar, Ṭalḥa ou al-Zubayr. De plus, ces textes sont
composés à une période où le besoin de construire un passé commun pour renforcer
la cohésion de la communauté est présent. En exaltant l’aspect moral du harem, les
traditionnistes mettent ainsi en avant des modèles de comportement. C’est comme
cela que les Mères des Croyants deviennent l’exemple à suivre pour les femmes
musulmanes. Pour finir, la définition de rôles sociaux distincts entre les hommes et les
femmes conduit les traditionnistes à mettre en avant des comportements considérés
comme typiquement féminins. C’est pour cela que la jalousie et l’irrationalité dont les
femmes du Prophète ont pu faire preuve sont bien plus mises en relief que leur
participation à la vie politique de la communauté, encore une fois considérée comme
relevant de la sphère masculine.

Cette étude aura ainsi permis de revenir sur les fondements de la légitimité des
Mères des Croyants à exercer un rôle politique direct dans les affaires de la
communauté islamique. Si la dimension politique des mariages du Prophète a déjà été
soulignée par les historiens, ce n’est pas cela qui donne à ses épouses la possibilité de
revendiquer une place particulière au sein de l’élite musulmane, mais bel et bien les
prescriptions coraniques qui leur sont attachées. Cet aspect de leur prestige a été mis
en avant dans les ouvrages de Nabia Abbott et de Denise Spellberg qui ont été
amplement utilisés tout au long de cette étude. Mais ces travaux sont centrés sur
‘Ā’isha. Bien que sa surreprésentation dans les sources nous oblige à nous appuyer
principalement sur son exemple pour évoquer les femmes du Prophète, le rôle qu’ont
joué les autres Mères des Croyants est également important. Cette étude s’efforce de
prendre en compte l’action de toutes les femmes du Prophète, dans la limite de ce que
nous offrent les sources et de la pertinence des traditions qui les concernent par
rapport à notre problématique. Enfin, étant donné qu’elles sont connues pour avoir
été les femmes du Prophète, et pour l’engagement de ‘Ā’isha dans la fitna, leur vie et
leur action durant les califats d’Abū Bakr, ‘Umar et ‘Uthmān ne sont que rarement
évoquées, de même que le rôle qu’elles ont joué lors de la maladie et de la mort du
Prophète. Peut-être est-ce donc un des intérêts de cette étude, que de revenir sur
cette période de leur existence.

112
La question du rôle politique des femmes du Prophète liée à la manière dont
cela a été traité dans les sources permet d’envisager de nouvelles problématiques.
Comment la condition féminine a-t-elle évoluée entre l’avènement de l’islam et le
début de l’époque abbasside ? Quels en sont les facteurs ? Et quels espaces sont
concernés, alors que l’empire islamique s’agrandit considérablement quelques années
après la disparition du Prophète ? Toutes ces questions, aux enjeux on ne peut plus
actuels, sont dans la continuité de celles qui ont été soulevées au cours de cette étude.
Le rôle des femmes dans l’Histoire, champ d’études relativement récent, ouvre, on le
voit, de nombreuses perspectives de recherches.

113
ANNEXES

114
Liste des femmes du Prophète, d’après Ibn Hishām, Sīrat rasul Allāh, p. 792-794.

115
116
Liste des Mères des Croyants d’après Ṭabarī, Tarīkh al-rusul wa-l-muluk,
traduit par Fred M. Donner, p. 126-135.

117
118
119
120
121
Tableau généalogique des principaux clans de Quraysh, incluant les femmes du Prophète, d’après Nabia Abbott, Aishah,
the Beloved of Mohammed, p. 219.

122
Discours de ‘Ā’isha dans la mosquée de La Mecque, d’après Ṭabarī, Ta’rīkh
al-rusul wa-l-mulūk, vol. 16, traduit par Adrian Brockett, p. 38-39.

People of Mecca ! The mob of men from the garrison cities and the watering
places and the slaves of the people of Medina have conspired together. They charged
this man who was killed yesterday with deceit, with putting young men in high
position where older ones had been before, and with reserving certain specially
protected places for them, although they had been arranged before him and could not
properly be changed. Nevertheless he went along with these people, and in an
attempt to pacify them he withdrew from these policies. When they could then find
neither real argument nor excuse, they became irrational. They showed their hostility
openly, and their deeds didn’t fit their words. They spilled forbidden blood, they
violated the sacred city, they appropriated sacred money, and they profaned the
sacred month. By Allāh! One of ‘Uthmān’s fingers is better than a whole world of their
type. Save yourselves from being associated with them, and let others punish them
and their followers be scared off. By Allāh! Even if what they reckon against him were
a crime he would have been cleared of it, as gold is cleaned of its impurities or a
garment of its dirt, for they have rinsed him as a garment is rinsed with water.

Discours de ‘Ā’isha devant les habitants de Baṣra, d’après Ṭabarī, Ta’rīkh


al-rusul wa-l-mulūk, vol. 16, traduit par Adrian Brockett, p. 60-61.

The people used to accuse ‘Uthmān of crimes he never did. They would belittle
his governors and then come to us in Medina to ask our advice over tales they told us
about them, expecting good words from us to solve things. But, whenever we looked
into the matter, we would find him innocent, God-fearing, and faithful and would find
them lying, treacherous, and deceitful, attempting to do the opposite of what they did
so. They attacked his house and desecrated sacred blood debt or excuse. Therefore
what is now imperative, and you have no alternative, is to arrest the killers of
‘Uthmān and establish the authority of the Book of Almighty Allāh, which says « Have
you not seen those who were given a part of the Book being called to the Book of Allāh
for it to judge between them? »

123
Les transmetteurs de Ā isha à pa ti de BUKHA‘I, Muha ad i Is ā īl al-,
Les Traditions Islamiques, t aduit de l a a e pa O. Houdas et W. Ma çais, 4 vol.,
Maisonneuve, Paris, 1984.

Ces résultats sont donnés à titre indicatif mais ne sont pas exhaustifs. Le
traducteur a la plupart du temps omis la chaîne de garants des adīth-s, ce qui nous
empêche de présenter des résultats complets. Les traditions répertoriées ici sont celles
où un transmetteur autre que Ā isha est it , e ui o e e à peu p s la oiti des
t aditio s do t elle est la sou e da s l ouv age. N a oi s, ela ous pe et tout de
même de voir qui sont les principales personnes transmettant les dits de Ā isha.

Noms des transmetteurs Nombre de Références


traditions
transmises
A âd-ben-Abdallah-ben-Ez- 1 t. 1 p. 618.
Zobaïr
Abdallah-ben- Amr 1 t. 1 p. 346.
Abdallah-ben- Obaïdallah-ben- 1 t. 1 p. 416.
Abou-Molaïka
‘Abdallah-ben-‘Omar360 5 t. 1 p. 229.

t. 2 p. 35, 485.

t. 3 p. 77, 255.
Abdallah-ben-Ez-Zobaïr 1 t. 1 p. 526.
Abderra man-ben-El-Qâsim 1 t. 3 p. 21.
Âbis-ben-Rebî a 1 t. 3 p. 667.
Abou- Amr-Dzakouân 3 t. 3 p. 243, 569.

t. 4 p. 298.
Abou-Aïman 1 t. 2 p. 182.
Abou-Borda 1 t. 2 p. 387.
Abou-El-Qâsim-ben- 1 t. 2 p. 590.
Mohammed-ben-Abou-Bakr
Abou-Meryem- Abdallah-ben- 1 t. 4 p. 488.
Ziyâd-El-Asadi
Abou-Mousa 1 t. 1 p. 228.
Abou-Salama-ben- 9 t. 1 p. 99, 108, 372, 402, 555, 639.
‘Abderraḥman
t. 2 p. 142, 424, 624.
Abou- Obaïda 1 t. 3 p. 514.
Aïcha-bent-Ṭal a 2 t. 1 p. 494.

t. 2 p. 280.
Al a a 1 t. 4 p. 286.

360
Les noms ont été retranscrits tels qu’ils sont orthographiés dans l’ouvrage. Les noms en gras
sont ceux des principaux transmetteurs de ‘Ā’isha.
124
El-Qâsim-ben-Moḥammed 8 t. 1 p. 494, 556, 572.

t. 2 p. 186, 625.

t. 3 p. 582, 635.

t. 4 p. 57
‘Amra bt. Abderraḥman 8 t. 1 p. 295, 549.

t. 2 p. 89, 211, 239, 258, 464.

t. 4 p. 580.
Anas-ben-Mâlik 1 t. 1 p. 143.
Asmâ-bent-Abou-Bakr 3 t.1 p. 46, 81, 300.
El-Asouad 12 t. 1 p. 204, 224, 227, 487, 556, 572.

t. 2 p. 172.

t. 3 p. 245, 649.

t. 4 p. 39, 78, 535.


Aṭā -ben-Abou-Rabâ 3 t. 2 p. 376.

t. 3 p. 44, 188.
Ez-Zobaïr 1 t. 1 p. 636.
ichâm-ben- Orwa 2 t. 1 p. 574.

t. 3 p. 14.
Ibn-Abou-Molaïka 4 t. 1 p. 52.

t. 3 p. 142, 269, 399.


Ibn-El- ârits 1 t. 4 p. 166.
Ibn Chihâb 1 t. 1 p. 183.
Ik i a 1 t. 1 p. 114.
Masrouq 13 t. 1 p. 204, 368.

t. 2 p. 211, 437, 491, 523, 574.

t. 3 p. 142, 455, 514, 656.

t. 4 p. 256, 285.
Mo âdza 2 t. 1 p. 119.

t. 3 p. 419.
Modjâhid 1 t. 3 p. 173.
Mo ammed-ben-El-Montachir 2 t. 1 p. 103 (x2).
Koraïb 1 t. 1 p. 398.
Sa îd-El-Maqbori 1 t. 2 p. 554.
Sa îd-Ben-El-Mosayyab 1 t. 3 p. 246.
afiyya 1 t. 4 p. 646.

125
afiyya-bent-Chaïba 1 t. 3 p. 404.
Solaïman-ben-Yasâr 3 t. 1 p. 93 (x2).

t. 3 p. 635.
Ṭal a-ben- Adballah 1 t. 2 p. 192.
‘Obaïd-Allah-ben-‘Otba 8 t. 1 p. 160, 225, 232.

t. 2 p. 190, 207, 216, 522.

t. 3 p. 241.
Omm-Roumân 1 t. 3 p. 141.
‘Orwa-ben-Ez-Zobaïr 90 t. 1 p. 111, 125, 146, 186, 204, 230, 277, 344,
372, 373, 451, 512, 521, 529, 530, 538, 556,
568, 569, 574, 616, 636.

t. 2 p. 10, 78, 117, 141, 159, 171, 183, 186, 187,


192, 207, 208, 210, 212, 214, 216, 234, 243,
257, 263, 492, 493, 538, 546, 547, 551, 552, 616
(x2).

t. 3 p. 14, 15, 16 (x2), 34, 44, 53, 59, 76, 84, 95,
142, 171, 259, 269, 419, 507, 549, 552, 557,
565, 575, 576, 584, 595, 599, 610, 650, 666,
670.

t. 4 p. 94, 153, 164, 285, 368, 374, 380, 565,


651.
Ya ya-ben-Ya a 2 t. 2 p. 531.
t. 4 p. 76.
Yousof-ben-Mâhak 1 t. 3 p. 525.

126
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130
Table des matières

Remerciements.......................................................................................................... 3

Introduction............................................................................................................... 4

CHAPITRE I : LA CONSTRUCTION RELIGIEUSE ET MORALE DU HAREM DU


PROPHETE ................................................................................................................................. 11

1. Tradition, histoire et genre (VIIe-Xe siècle) .............................................. 12

a. La construction d’un passé commun..................................................... 12

b. La construction du genre : naissance des Mères des Croyants ......... 18

2. L’évolution de la représentation des femmes du Prophète dans les


sources 22

a. Dans !e Coran et la Sīra ............................................................................ 22

b. Les hadīth-s de Bukhārī et le Ta’rikh de Ṭabarī ................................... 26

3. Le harem modèle .......................................................................................... 30

a. Des auxiliaires du Prophète .................................................................... 30

b. Des femmes de savoir et de piété ........................................................... 33

c. Un monde d’homme ................................................................................ 36

CHAPITRE II : LES FONDEMENTS D’UNE LEGITIMITE POLITIQUE (622-632) ...... 41

1. Le harem politique ....................................................................................... 42

a. La constitution du harem, reflet d’un contexte politique en


mouvement 42

b. Hiérarchies et factions : l’organisation sociale du harem.................. 47

c. Les femmes du Prophète et les Compagnons : réalités des alliances


politiques 50

2. Les femmes du Prophète et la société médinoise .................................... 53

a. Des intercesseurs entre le Prophète et la communauté musulmane53

b. Le harem du Prophète : une faiblesse politique ? ............................... 57

3. De femmes du Prophète à Mères des Croyants : la sacralisation du


harem 62
131
a. Le ḥijāb : sacralisation du corps, séparation des sexes ....................... 62

b. La réclusion ............................................................................................... 67

CHAPITRE III : LES GARANTES DU RESPECT DE LA SUNNA DU PROPHETE (632-


678) ............................................................................................................................................. 72

1. La mort d’un Prophète ................................................................................ 73

a. « Où serai-je demain ? » La dernière maladie du Prophète ............... 73

b. Questionnements autour de l’enterrement du Prophète .................. 78

2. Le temps des califes Bien-Guidés ............................................................... 81

a. Les califats d’Abū Bakr et de ‘Umar ....................................................... 81

b. L’émancipation de la parole ................................................................... 86

c. La crise du califat de Médine : prises de positions politiques ........... 89

3. La première fitna et ses suites .................................................................... 93

a. ‘Ā’isha et la levée d’une armée ............................................................... 93

b. Le harem divisé. Engagement de femmes, réponses d’hommes. ...... 98

c. Après la bataille ...................................................................................... 104

Conclusion .............................................................................................................. 109

annexes ....................................................................................................................... 114

Bibliographie ......................................................................................................... 127

Table des matières ................................................................................................ 131

132

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