Vous êtes sur la page 1sur 132

Jouer, rêver, inventer…

Collection « 1001 BB »
dirigée par Patrick Ben Soussan

Des bébés en mouvements, des bébés naissant à la pensée, des bébés


bien portés, bien-portants, compétents, des bébés malades, des bébés
handicapés, des bébés morts, remplacés, des bébés violentés, agressés,
exilés, des bébés observés, des bébés d’ici ou d’ailleurs, carencés ou éveillés
culturellement, des bébés placés, abandonnés, adoptés ou avec d’autres
bébés, des bébés et leurs parents, les parents de leurs parents, dans tous ces
liens transgénérationnels qui se tissent, des bébés et leur fratrie, des bébés
imaginaires aux bébés merveilleux…
Voici les mille et un bébés que nous vous invitons à retrouver dans
les ouvrages de cette collection, tout entière consacrée au bébé, dans sa
famille et ses différents lieux d’accueil et de soins. Une collection ouverte à
toutes les disciplines et à tous les courants de pensée, constituée de petits
livres — dans leur pagination, leur taille et leur prix — qui ont de grandes
ambitions : celle en tout cas de proposer des textes d’auteurs, reconnus ou
à découvrir, écrits dans un langage clair et partageable, qui nous diront, à
leur façon, singulière, ce monde magique et déroutant de la petite enfance
et leur rencontre, unique, avec les tout-petits.
Mille et un bébés pour une collection qui, nous l’espérons, vous donnera
envie de penser, de rêver, de chercher, de comprendre, d’aimer.

Le catalogue de la collection, comportant un index des auteurs, des titres


et des thèmes abordés, est disponible gratuitement chez l’éditeur :
Éditions érès, 33 avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse,
tél. 05 61 75 15 76
e.mail : eres@editions-eres.com
www.editions-eres.com
Christine Bernard
Carine Verne

Jouer, rêver, inventer…


La créativité à l’œuvre
dans les lieux accueillant le jeune enfant

1001 BB - Bébé au quotidien


Conception de la couverture :
Corinne Dreyfuss

Réalisation :
Anne Hébert

isbn : 978-2-7492-7365-5
cf – 1500
© Éditions érès 2022
33, avenue Marcel-Dassault - 31500 Toulouse
www.editions-eres.com

Partagez vos lectures et suivez l’actualité des éditions érès sur les réseaux sociaux

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle
de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation,
numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue
une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre français
d’exploitation du droit de copie (cfc), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris, tél. : 01 44 07 47 70 -
Fax : 01 46 34 67 19.
Introduction

ar le choix de ce thème nous ouvrons un large

P champ, puisqu’il vient toucher à la fois le


domaine de la petite enfance et le positionne-
ment des professionnelles 1, en passant par la santé
mentale.
Psychologues en structures petite enfance, nous
sommes interpelées par les difficultés que rencontrent
certains enfants (ceux qui ne jouent pas, ceux dont
les manifestations comportementales dérangent,
ceux qui sont déjà accros aux écrans, ceux dont le
langage n’émerge pas…) tout autant que par celles que

1. Pour, à la fois, éviter une lecture compliquée par l’écriture inclu-


sive et refléter la réalité d’un métier exercé, dans une écrasante majo-
rité, par des femmes, nous parlerons ici de professionnelles. Que les
hommes travaillant dans le champ de la petite enfance et, parmi
eux, ceux que nous avons rencontrés, soient ici assurés qu’ils sont
bien présents dans notre esprit et dans notre propos.
8 Jouer, rêver, inventer…

connaissent les professionnelles (répétitivité des tâches,


confrontation à l’archaïque, enjeux et responsabilités,
tiraillements entre les divers positionnements sur « le
bien de l’enfant »…).
Cependant, nous constatons que parfois éclosent
de petites bulles de respiration, d’énergie créative, qui
s’avèrent de formidables ressorts pour redynamiser la
pensée, redonner envie, fluidifier les relations entre
enfants.
Fidèles à la pensée de René Clément, pour lequel
la fonction du psychologue est de « soutenir le vivant
et [de] travailler le mortifère 2 », nous avons souhaité
évoquer le travail avec les tout-petits sous l’angle de la
créativité, dans une « filiation » winnicottienne.
Nous aborderons un certain nombre de ques-
tions : quelle place tient la créativité dans les struc-
tures d’accueil du jeune enfant ? Comment et à
quelles conditions s’exprime-t-elle, se décline-t-elle
dans le quotidien des équipes ? Comment les profes-
sionnelles peuvent-elles inventer leurs modalités de
travail et leurs « outils », dans une rencontre entre le
cadre externe et leur inventivité propre ? Comment
accompagnent-elles le déploiement de la créativité de

2. Préface dans René Clément. Un psychologue au risque de la psycha-


nalyse, Cahiers de l’ANREP, n° 8, 1996.
Introduction 9

l’enfant, à cet âge où c’est le monde qu’il crée par ses


expériences ? Comment soutiennent-elles ces enfants
qui semblent ne pas trouver d’élan créatif, ne pas jouer,
ne pas inventer, imaginer ?
La forme fera alterner propos théoriques et vignettes
cliniques – petites histoires constituant non seulement
des illustrations mais aussi, en soi, des « démonstra-
tions » –, donnant la parole aux professionnelles « de
terrain ».
Ainsi, nous souhaitons que cet ouvrage soit aussi
un hommage à la création et la créativité de ces artistes
du quotidien que sont les professionnelles de l’accueil
du jeune enfant.
Il est par ailleurs l’occasion de revisiter – et de
citer – les auteurs et cliniciens qui nous ont nourries.
I

La créativité
du côté de l’enfant
1

La créativité : de quoi s’agit-il ?

« La créativité […] est la capacité


de conserver tout au long de la vie
quelque chose qui est propre
à l’expérience du bébé :
la capacité de créer le monde 1 . »

ommençons par préciser ce que nous entendons

C par « créativité ». À l’instar de D.W. Winnicott,


dont l’œuvre va nous accompagner dans cet
ouvrage comme elle le fait dans notre quotidien de
psychologues et psychothérapeutes, nous proposons
ici d’« envisager la créativité dans son acception la plus

1. D.W. Winnicott, « Vivre créativement », dans Conversations ordi-


naires, Paris, Gallimard, 1986.
14 Jouer, rêver, inventer…

large 2 », sans la cantonner à la création artistique, qui


n’en est qu’une modalité d’expression.
Définie comme la capacité, le pouvoir de trouver,
d’inventer, de réaliser quelque chose de nouveau, la
créativité est à l’œuvre chez chacun de nous, que l’on
soit bébé ou adulte.

Les racines

Dès l’aube de la vie, le vaste chantier de la construc-


tion du psychisme se met en route. Et très vite la
créativité apparaît et catalyse ce travail.
C’est dans le lien que construit le bébé avec son
environnement qu’elle va puiser ses racines : les adultes
qui entourent le tout-petit, grâce à leur sensibilité et
à leur disponibilité, commencent par se présenter et
présenter le monde au moment où c’est nécessaire
au bébé. À lui pour qui, à cette période, la réalité
extérieure n’existe pas en tant que telle, cela laisse la
possibilité d’éprouver une illusion omnipotente, celle
de « créer » le monde en réponse à ses besoins. C’est
le fameux « trouvé-créé » winnicottien.

2. D.W. Winnicott, « La créativité et ses origines », dans Jeu et


réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.
La créativité : de quoi s’agit-il ? 15

Peu à peu, sur le chemin de son développement,


l’enfant va saisir le monde, se l’approprier, le penser
à sa façon ; c’est ainsi qu’il grandit et se construit – se
crée – lui-même.

« Un lieu pour vivre »

À partir de cette période originelle, et grâce à la


diminution de la disponibilité de l’adulte, le bébé va
peu à peu cheminer et faire l’expérience de l’existence
d’une réalité externe, de l’intersubjectivité, de la frustra-
tion, etc. C’est pour rendre compte d’un lieu psychique
dans lequel s’élabore cette prise en compte progressive
de la réalité que D.W. Winnicott a inventé et théorisé
la notion d’« aire transitionnelle », qui s’étoffe petit à
petit chez l’enfant, constituant l’espace de la créativité 3.
Cet espace représente un lieu tampon entre les pres-
sions du monde extérieur et la réalité intérieure ; zone
de rencontre, il permet de se débrouiller de l’une et de
l’autre, de les concilier : « Sur la réalité extérieure, l’en-
fant n’a que peu de prise, et l’usage d’un intermédiaire

3. D.W. Winnicott, « La localisation de l’expérience culturelle »,


dans Jeu et réalité, op. cit.
16 Jouer, rêver, inventer…

la rend moins dure […]. L’espace transitionnel permet


la fluidité des échanges entre le dehors et le dedans 4. »
C’est un lieu de détente, qui permet une expé-
rience de l’entre-deux en ayant à la fois les pieds dans
la réalité et la tête dans les étoiles. Au fil de la vie,
l’expérience culturelle sera une extension de cet espace
intermédiaire : l’« espace potentiel » est celui du jeu, de
l’imaginaire, de l’inventivité…, mais aussi du travail
scientifique créatif. « L’entretien de l’espace de la créa-
tivité chez l’enfant ne sert à rien, sauf à développer
sa créativité, à essayer son rapport à la culture et à la
possibilité de grandir, à faciliter le développement de
son intelligence, de ses facultés intellectuelles et de ses
connaissances 5. »
L’ensemble théorique élaboré par D.W. Winnicott
rend compte du processus de maturation affective de
l’être humain (passage de la totale dépendance à l’in-
dépendance relative et à l’autonomie), de ses relations,
de sa façon de se situer dans son environnement, et de
faire face à la réalité extérieure.

4. Phrase empruntée à M. Vaillant.


5. T. Lainé, « Les nidations culturelles » (1991), www.cemea. asso.
fr/IMG/VEN493.pdf
La créativité : de quoi s’agit-il ? 17

Il relie la question de la créativité à une attitude


du sujet face à la réalité extérieure, à sa capacité de
trouver/créer le « lieu où nous vivons 6 ».
Ainsi, pour lui, la créativité est inhérente au fait de
vivre. Vivre, ce n’est pas simplement assouvir ses besoins
primaires, être en bonne santé physique et satisfaire ses
pulsions ; c’est ce « quelque chose en plus » qui permet
« d’être, de sentir que la vie est réelle et qu’elle vaut
la peine d’être vécue 7 » et ce quelque chose en plus,
c’est l’espace de la créativité qui peut nous le donner. Il
représente pour chaque être humain un pilier qui fait
tenir tout l’édifice de sa personnalité, une nécessité au
fondement même de l’organisation psychique.

Une notion menacée mais tellement nécessaire

Or « jouer, rêver, inventer… », tout cela n’a pas très


bonne presse dans la vie quotidienne et serait plutôt
synonyme de superflu. De nos jours, priorité est donnée
à la pensée rationnelle, aux programmes et actions qui
s’évaluent ; on tend à évacuer la fantaisie, la poésie, la

6. D.W. Winnicott, « La localisation de l’expérience culturelle »,


dans Jeu et réalité, op. cit.
7. D.W. Winnicott, « La créativité et ses origines », dans Jeu et
réalité, op. cit.
18 Jouer, rêver, inventer…

rêverie, et à ordonner l’efficacité, l’utilitaire et la renta-


bilité. Malheureusement, la relation parent-enfant n’est
pas tenue à l’écart de cette doctrine. Soucieux d’agir
au mieux pour leurs enfants, nombre de parents ont
tendance à remplacer les temps libres – comme s’il
s’agissait de temps « vides » – par des activités struc-
turées. Si bien que le temps consacré aux activités non
contraintes, favorisant la créativité et la coopération,
diminue de façon inquiétante, de même que les acti-
vités non initiées ni supervisées par les adultes.
La pensée dominante, et parfois inconsciente,
semble tenir pour acquis que les enfants apprennent
seulement quand une connaissance est apportée par un
adulte. Or, l’observation attentive des enfants montre
que leurs savoirs se construisent par eux-mêmes, en
tâtonnant, en expérimentant, et souvent, juste en regar-
dant les autres faire.
« Qu’a-t-il fait aujourd’hui ? », demande la maman
de Jules, 8 mois.
Silence de son auxiliaire, s’interrogeant sur les
attentes de ces parents.
En fait, Jules a fait comme tous les jours : maths,
physique, linguistique, psycho, socio… Il va bien
dormir !
Plus tard, lors de la séance d’analyse des pratiques
professionnelles, la psychologue parle de la nécessité
La créativité : de quoi s’agit-il ? 19

pour le tout-petit d’organiser le monde environ-


nant, trier les informations perçues. « Ah, il fait du
tri sélectif », dit l’auxiliaire. Cette trouvaille du « tri
sélectif » restera et pourra être évoquée au fil des
réunions suivantes.
Chez les tout-petits, l’activité, c’est toucher (Inès
teste les textures : touche successivement le tapis à
boules, les cheveux de la poupée…), flairer, taper,
regarder (Raphaël reste plusieurs minutes devant la
vitre, captivé par la dame qui passe l’aspirateur de
l’autre côté ; Louis, à plat ventre sur le tapis, redresse
son torse pour voir les grandes filles dans la cour),
se déplacer, se confronter à ses limites (Capucine
se dresse devant le porteur, constate qu’elle ne peut
pas encore l’enjamber, et fait « Vooom » tranquille-
ment. Auparavant, elle avait essayé de pénétrer dans
le four de la cuisinière, et avait dû constater qu’il
était trop petit), gigoter (Louis, sur le ventre, réussit
à se remettre sur le dos), recommencer (Camille et
Etan envoient inlassablement des légumes derrière
le meuble pour que l’adulte les fasse réapparaître),
babiller (Chloé explore les sons qu’elle peut produire :
des « rrr », des vocalises variées…), explorer l’autre
(Raphaël cherche à faire réagir Cornélius, dont il vise
l’oreille de son index).
L’enfant laissé libre dans ses explorations persévère
parfois dans des activités très « exigeantes » au regard
de ses compétences : Riad, cuillère en main, réussit
à rester debout (il ne marche pas encore vraiment)
devant le panneau à manipuler ; il tape, tourne,
20 Jouer, rêver, inventer…

ouvre les volets, vocalisant beaucoup et éprouvant


beaucoup de plaisir, malgré l’inconfort pour lui de
cette posture (tête en hyperextension).
La créativité préside à l’espace du jeu, de la rêverie,
et de l’imagination, mais aussi à l’essor de nombre de
compétences, comme le langage et l’intelligence. En
effet, la capacité à créer est fondamentale pour l’élan
cognitif ; c’est l’imagination qui produit les idées.
Chez l’enfant, expérimenter lui permet de chercher
des réponses, d’assouvir sa curiosité naturelle. Inhiber
ces recherches revient à brider le développement de
son intelligence, à la barrer.
En jouant de manière autonome, le tout-petit est
confronté à des écueils qu’il va apprendre à dépasser
seul. À travers le jeu libre, les enfants explorent leur
milieu et testent de nouvelles façons de trouver des
solutions lorsqu’ils sont confrontés à des difficultés.
Cela stimule leur pensée créative et leur capacité à
résoudre des problèmes. Ils acquièrent aussi, de la sorte,
une certaine flexibilité comportementale.
Ainsi, jouer développe l’autonomie et permet d’ac-
quérir une confiance en soi en prenant des décisions.
C’est à travers le jeu que les enfants apprennent qu’ils
sont capables de contrôler leur vie, qu’ils expérimentent
ce contrôle.
La créativité : de quoi s’agit-il ? 21

Le monde imaginaire qu’élaborent les enfants à


travers le jeu libre les aide à faire face aux situations
stressantes et anxiogènes. Indispensable pour faire face
aux aléas de la vie, cette capacité est également un
levier précieux pour prévenir – et soigner – les troubles
psychiques.

Une dimension préventive

Soutenir la mise en place et l’expression du jeu et


de la créativité chez l’enfant est aussi une démarche
de prévention en santé mentale.
C’est le constat du lien entre l’amenuisement des
espaces ludiques et « gratuits », la « dilacération des
enveloppes 8 » culturelles et l’émergence de symp-
tômes psychiques graves et de troubles cognitifs, qui a
conduit des praticiens 9 tels que Tony Lainé, psychiatre
et psychanalyste auprès d’enfants, à défendre non
seulement les pratiques créatives au quotidien mais
également les actions culturelles et artistiques dans
les lieux de soins.

8. T. Lainé, « L’espace culturel et l’imaginaire du jeune enfant », Les


cahiers de l’éveil, n° 2, www.enfancemusique.asso.fr
9. Notamment les cofondateurs, avec T. Lainé, de l’association
A.C.C.E.S., « Actions culturelles contre les exclusions et ségréga-
tions », https://www.acces-lirabebe.fr/lassociation/presentation/
22 Jouer, rêver, inventer…

En amont d’interventions thérapeutiques, prendre


soin au quotidien de l’enfant implique que l’on s’at-
tache à lui offrir ces ressources.
C’est dans cette période de la petite enfance que
se met en place la capacité à symboliser, à mettre des
mots sur les ressentis, à jouer les éprouvés, toutes ces
activités qui permettent de prendre de la distance avec
les choses difficiles de la vie, et ne pas les prendre de
plein fouet, sans recul. C’est à cet âge (vers 18 mois)
que l’enfant commence à percevoir la possibilité d’ex-
primer son mécontentement avec des mots, et non
plus avec des coups.
Lucie est atteinte d’une maladie génétique, son
développement et sa qualité de jeu sont très décalés
par rapport aux autres enfants de la section. Elle
prend souvent les jeux des autres sans tenir compte
de leurs réactions, elle tourbillonne, papillonne…,
ce qui occasionne conflits et comportements agressifs
de la part des autres enfants, fort mécontents d’être
interrompus sans ménagement dans leurs activités.
Jana est installée depuis un long moment à la petite
table avec un abaque. Concentrée et minutieuse, elle
a trié par couleur toutes les pièces de bois et les enfile
maintenant une à une sur les tiges. L’ambiance est
paisible, mais Lucie s’approche… Elle arrive tout
près et s’apprête à prendre le jeu. Jana, qui sent alors
son activité menacée, lève la main en direction de
La créativité : de quoi s’agit-il ? 23

Lucie comme pour la taper, puis trouve la ressource


de se contenir et la met finalement sur son jeu pour le
protéger : « Non, Lucie ! Tu me gênes ! » Mais Lucie
n’est pas en capacité de tenir compte du désaccord
de Jana… « Aliiiiine, j’ai besoin d’aiiiiiide ! » crie-
t-elle en direction de la professionnelle qui intervient
alors, à la fois amusée et satisfaite de voir que son
accompagnement porte enfin ses fruits.
Durant toute l’année les professionnelles se sont fait
agents de la circulation de la parole et médiatrices de
conflits : « C’est interdit de taper/pousser ! Dis-lui
non ! », « Appelle-nous à l’aide si elle ne veut pas
te laisser tranquille ! » n’ont-elles cessé de répéter
aux enfants pour que les mots supplantent enfin les
coups.
Ce qui soutient la vie sociale, c’est que nous parta-
geons la possibilité d’utiliser les mots pour dire nos
désaccords ; les mots plutôt que les passages à l’acte.
Ce qui rend violent, c’est la violence ressentie de
façon brute, sans possibilité d’y donner du jeu, de
s’en distancer.
Le jeu, le faire-semblant, tout comme l’humour,
sont des instruments autorisant la distanciation ; ils
permettent de reprendre le dessus face aux moments
insupportables de la vie (maladies, deuils…). Ce
sont des capacités à laisser émerger puis à cultiver en
crèche…, avec la créativité, qui affirme sa place du
24 Jouer, rêver, inventer…

côté de la vie. C’est une responsabilité importante


des adultes que de soutenir la mise en place de cette
capacité à penser, parler, représenter, jouer – jouer
avec les mots et avec la pensée – et à se servir de ces
outils pour se construire plus solide, sécure, et dans
le respect de l’autre. La qualité de l’accompagnement
est primordiale à cet âge où tout se construit en appui
sur le psychisme de l’autre.
Bulle de vie : À la piscine
Fin de matinée à la crèche ; les « grands » sont dans
le jardin, ils ont faim et commencent à fatiguer, à
s’énerver ; les conflits de territoire se multiplient.
« On va à la piscine ? — demande Nassira à la
professionnelle.
« C’est parti ! On prend les affaires ! — répond
celle-ci.
Et elles miment les préparatifs, le sac en bandoulière…
D’autres enfants montent dans le bus avec elles,
d’autres encore les rejoignent à la piscine. Tout un
groupe enfile les maillots. Ils sautent dans l’eau,
nagent, s’éclaboussent. Puis passent à la douche
— « c’est chaud ! » —, se savonnent, vont se rhabiller.
Enfin, ils remontent dans le bus et arrivent à la
crèche… juste à temps pour le repas !
Bon, maintenant, il faut se laver les mains « pour
de vrai ».
C’est un jeu ritualisé, initié par cette auxiliaire,
auquel tous les enfants prennent plaisir. Ils s’en-
gouffrent dans un imaginaire partagé, qui rend plus
supportable l’« être en groupe » à un moment qui
aurait pu, au contraire, être marqué par des cris et
des pleurs.
2

Accompagner l’éclosion
du jeu de l’enfant

es professionnelles de la petite enfance sont prises

L par des questionnements permanents, naviguent


toujours entre le respect de la spontanéité, de
l’élan créateur de l’enfant… et le « qu’est-ce-que je
lui propose ? »
Interrogées sur leur rôle dans l’accompagnement
de l’enfant vers le jeu et la créativité, elles répondent
souvent en termes d’aménagement de l’espace et du
cadre 1 :

1. Entretiens semi-directifs, réalisés auprès de professionnelles de


crèches et RAM par Lucineia Martins Dos Santos, Carine Verne et
Christine Bernard, psychologues.
28 Jouer, rêver, inventer…

« Ma fonction est de permettre à l’enfant d’être libre


de jouer, de créer. J’installe les jeux ; il y a une sorte
de mise en scène des objets, mis à disposition pour
leur donner envie d’y aller. » (Véronique Piscaglia,
auxiliaire de puériculture, crèche départementale
Joséphine-Baker, Bagnolet)
« Par ma présence physique et psychique, je lui
permets une continuité de sa sécurité affective, afin
qu’il puisse se donner à sa créativité dans le jeu. Aussi,
mon rôle est de garantir un environnement adapté à
travers une diversité de propositions de jeux, mis en
accès libre et en continu. » (Tania Alves, éducatrice
de jeunes enfants EJE)
Ainsi, il est question de susciter le désir en aména-
geant et enrichissant l’environnement, tout en ajustant
la qualité de la présence de l’adulte. De fait il s’agit
d’un vrai travail de funambule et l’exercice est difficile :
trouver le juste équilibre entre la sécurité et la liberté ;
être disponible pour l’enfant mais à juste distance pour
lui permettre d’éprouver sa capacité à jouer seul.
Un délicat équilibre
entre présence et absence

C’est bien en amont des séquences de jeu que se


construit la capacité à jouer et à créer librement pour
l’enfant ; plus largement cela a à voir avec la question de
l’organisation des soins et du rôle de la professionnelle.
Accompagner l’éclosion du jeu de l’enfant 29

L’approche picklerienne 2 a particulièrement


travaillé autour de cet équilibre entre présence et
absence : en soignant les moments d’attention indi-
viduelle autour des soins corporels, il s’agit parado-
xalement de fournir à l’enfant, une fois retourné au
tapis, une solitude pleine de la présence de l’adulte.
C’est dans une relation chaleureuse, stable et fiable avec
l’adulte que l’enfant va puiser sa capacité à jouer et à
être seul, être en mesure d’effectuer ce travail psychique
de l’« entre-deux » et de la pensée.
L’émergence de la capacité à être seul va permettre
à l’enfant de jouer dans la créativité, sans se sentir
débordé par son excitation et sans être accaparé par la
présence ou l’absence de l’adulte. « L’espace potentiel
ne se constitue qu’en relation avec un sentiment de
confiance de la part du bébé, à savoir une confiance
supposant qu’il peut s’en remettre à l’adulte ou aux
éléments du milieu environnant, cette confiance venant
ici témoigner de ce que la fiabilité est en train d’être
introjectée 3. »

2. B. Golse, « Lóczy, une attention entre présence et absence », dans


A. Szanto-Feder, Lóczy, un nouveau paradigme ?, Paris, Puf, 2012.
3. D.W. Winnicott, « La localisation de l’expérience culturelle »,
dans Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975, p. 139.
30 Jouer, rêver, inventer…

Son rôle serait donc, à la fois, de savoir être


présente… mais aussi absente dans un savant dosage
de moments « avec » et « sans » l’enfant ; de pouvoir
se retirer tout en laissant l’enfant dans un climat de
sécurité interne, lui permettant ainsi découvertes et
expérimentations autonomes.
Cet équilibre ne se trouve pas une fois pour toutes,
il dépend de chaque enfant et varie selon les moments.
Dans les structures accueillant le jeune enfant, il
se trouve – ou se perd – selon la disponibilité des
professionnelles.
Pour évoquer le juste positionnement, au quotidien,
de l’adulte veillant au jeu du jeune enfant, Anne-Marie
Fontaine recourt à la métaphore du « phare » : « Le
phare en mer est ce qui éclaire et sécurise une zone.
Les enfants jouent principalement dans les espaces
“éclairés” par la présence des adultes 4. » C’est la posi-
tion du « phare allumé » qui va répondre au besoin
de l’enfant. En confortant sa sécurité affective, il lui
permet une exploration tranquille de son environne-
ment. L’adulte montre qu’il est disponible et accessible,

4. A.-M. Fontaine, « Aménager les espaces de jeu pour favoriser


les jeux durables et les interactions positives entre enfants et entre
adultes et enfants », www.ac-caen.fr/dsden50/circo/cherbourgouest/
IMG/pdf/moins3ans_amenagement_amenager_espaces_jeu.pdf
Accompagner l’éclosion du jeu de l’enfant 31

sans être intrusif. Cette posture de l’adulte n’est pas sans


lien avec ce que Winnicott a développé autour de « la
capacité d’être seul en présence de l’autre 5 », aptitude
fondamentale pour le développement et la matura-
tion de l’individu. L’enfant peut ainsi faire l’expérience
d’être seul psychiquement tout en ne l’étant pas physi-
quement. Cela constitue une première étape qui lui
permettra par la suite de tirer bénéfice de l’expérience
de la solitude où il sera seul, cette fois physiquement
et psychiquement.
A contrario, le « phare éteint » est dans la pièce mais
ne regarde pas les enfants, tout se passe comme s’il était
présent physiquement mais psychiquement ailleurs.
Le « phare clignotant » apparaît puis disparaît
constamment, son attention et sa disponibilité sont
fluctuantes. Le « phare éblouissant » quant à lui est très
directif dans le jeu des enfants : il injecte voire impose
sa propre créativité au détriment de celle des enfants.
« Il faut que l’adulte soit “connecté”, repère les envies
de l’enfant, pour proposer une activité adaptée. C’est
la position des phares ; il faut qu’ils soient allumés,
éclairés ; c’est très compliqué d’être éclairé toute la
journée ; parfois on n’éclaire pas assez ; il y a de petits

5. D.W. Winnicott, « La capacité d’être seul », dans De la pédiatrie


à la psychanalyse, Paris, Payot, 1989.
32 Jouer, rêver, inventer…

conflits qu’on n’arrive pas à régler parce qu’on n’a


pas vu le début. » (Léticia Marin Marin, EJE crèche
départementale Joséphine-Baker, Bagnolet)

L’indispensable soutien de l’adulte 6

Nombre de compétences de l’enfant – pour ne pas


dire toutes – naissent grâce à la présence psychique de
l’autre. Sa pensée prend appui sur la pensée d’un adulte,
qui rêve (pour) l’enfant. Observant son activité, il rêve
près de lui, pense près de lui, et ce sont ces pensées
et rêves qui circulent, viennent semer les rêves et les
pensées de l’enfant 7.
Plus tard, ce sont les mises en mots de l’adulte qui
soutiennent, contiennent la réflexion de l’enfant et
l’aident à inventer. Le langage lui-même se construit
ainsi : l’adulte, par son « illusion anticipatrice 8 », trans-
forme les « papapapa » en « “Papa” ! Tu as dit “Papa” ! »
Il en va de même pour l’activité ludique : présent
près du bébé au tapis, l’adulte, veillant à rester au plus

6. Cette partie reprend partiellement des passages publiés dans la


revue Métiers de la petite enfance, n° 263, novembre 2018.
7. Cf. W.R. Bion, « La “capacité de rêverie” maternelle », dans Aux
sources de l’expérience, Paris, Puf, 1979.
8. R. Diatkine, « L’enfant en communication dans ses différents
milieux de vie. Propos d’un psychanalyste », Enfance, tome 33,
n° 4-5, 1980, p. 129-130.
Accompagner l’éclosion du jeu de l’enfant 33

près de son expérience, accompagne l’exploration de


l’enfant, soutient son activité, lui donne les moyens
de l’enrichir.
Lors des jeux dits « libres », l’enfant invente une
utilisation des objets, des rapports spatiaux, une orga-
nisation du monde. Il fait des trouvailles, crée, mais
ces trouvailles doivent être partagées ; l’adulte doit
en témoigner, en soutenir l’élaboration, ne serait-ce
que par son regard et quelques paroles qui ponctuent.
Cette nécessaire attitude rejoint ce que Winnicott
a décrit en terme de « holding 9 ».
Les plus jeunes vont s’investir dans des jeux mais
jamais très longtemps : s’ils ne sont pas portés par la
présence et le regard de l’adulte, ils ne pourront rien
en faire. Le jeu sera donc abandonné…
Lorsque l’enfant est soutenu dans ce qu’il vient
de faire, il va plus loin dans son activité ; et parfois
celle-ci ne peut commencer à s’organiser qu’avec la
participation active de l’adulte :
« Il y a l’idée de se dire “on laisse l’enfant, on se mêle
pas, parce qu’on va casser sa créativité”. Mais il ne
faut pas aller dans les extrêmes. Par exemple, si je
propose une grosse caisse de Lego, je commence à

9. D.W. Winnicott, « La théorie de la relation parents-nourrissons »,


dans De la pédiatrie à la psychanalyse, op. cit.
34 Jouer, rêver, inventer…

jouer avec eux parce que c’est compliqué pour l’enfant


de construire à partir de rien. Alors j’essaie ; je ne vais
pas non plus tout faire mais je commence à construire,
et l’enfant ajoute des éléments. […] Je pense qu’il faut
être créative avec eux, sans trop intervenir non plus. Si
je vois qu’il faut relancer, je relance. Je suis en support
à leur créativité, je démarre quelque chose, et ensuite
ils prennent ou ne prennent pas ; ils s’autorisent à
faire. » (Léticia Marin Marin, EJE crèche départemen-
tale Joséphine-Baker, Bagnolet)
Plus tard, lorsque émergent les premiers jeux
symboliques, l’inventivité ne se déploie que si l’en-
fant est sécurisé par la présence attentive de l’adulte,
le regard actif de celui-ci montrant qu’il est concerné
par ce que fait l’enfant : son jeu lui est en partie adressé
quand il est présent.
L’attention portée par l’adulte sur le jeu symbolique
valorise le jeu de l’enfant et lui permet d’avoir plus
de créativité, de construire des scenarii plus élaborés.
L’adulte disponible par sa posture peut accompagner
l’enfant si celui-ci le sollicite, mais n’intervient pas pour
diriger les modalités d’expression de son imagination ;
il montre de l’intérêt pour le jeu de l’enfant, sans juger.
Observation de L.B., EJE en centre de PMI :
Elyan prend un personnage robot et le montre à
l’éducatrice :
– Il marche pas, ton bonhomme.
Accompagner l’éclosion du jeu de l’enfant 35

– Si, mais c’est à toi de le faire marcher.


Elyan le retourne dans tous les sens comme s’il cher-
chait quelque chose.
L’éducatrice est repartie à ses occupations.
Elyan pose le jouet et part jouer à autre chose.
Si la professionnelle avait été disponible pour Elyan,
aurait-il pu investir ce bonhomme et le faire fonc-
tionner à sa manière ?
La façon dont l’adulte accueille les « productions »
(et par « productions », entendons aussi les idées qui
fusent) de l’enfant est déterminante pour l’aider à les
contenir et à les mettre en forme. Elle contribue à
les organiser, permet de les développer. L’imaginaire
s’étoffe grâce à la mise en liens, parfois par l’adulte, des
idées de chacun. L’attention adulte, de plus, sécurise
et prévient le « trop » d’excitation, l’explosion qui met
en danger.
« Un jour, les enfants avaient fait une sorte de parcours
avec des blocs de mousse ; il fallait sauter, puis esca-
lader pour remonter. À un moment, ils ont fait un
lien avec une histoire qu’on avait racontée quelque
temps auparavant, une histoire de loup et de puits.
Ils sont partis dans le jeu. Un petit garçon s’est mis à
faire le loup et il attendait les autres en bas, les autres
ne voulaient pas sauter, ils jouaient à avoir peur et
lui disaient de sortir. Mais à un moment ils ont tous
sauté sur le loup. Il a eu peur, c’était un peu trop dans
36 Jouer, rêver, inventer…

l’émotion, ils étaient vraiment pris dans le jeu. Alors je


leur ai proposé de passer à autre chose. » (Dominique
Tesson, auxiliaire de puériculture, crèche départemen-
tale Joséphine-Baker, Bagnolet)
« Jouer » le loup peut permettre d’approcher les
peurs, de les représenter, et de prendre de la distance à
son endroit ; mais les enfants de crèche ne sont jamais
sûrs durablement que c’est « pour de faux » ; l’adulte
est là pour le rappeler.

Alimenter, nourrir…

Chez les tout-petits, la créativité, c’est s’approprier


des éléments épars (objets, matières, couleurs, sons,
mots, idées…) trouvés alentour, les recombiner entre
eux, s’émerveiller, s’amuser, s’émouvoir et s’étonner
du résultat.
L’une des tâches des adultes est donc d’aménager
cet environnement, sans doute en le pensant sur le
mode de l’« object presenting 10 », autre rôle défini par
Winnicott. Il s’agit pour l’adulte de présenter les objets
du monde extérieur précisément au moment où l’en-
fant s’attend à les trouver ; ni avant, ni après, ni trop
tôt, ni trop tard. Cela permet une présentation du

10. Ibid.
Accompagner l’éclosion du jeu de l’enfant 37

monde en douceur. L’invitation à se tourner vers le


monde tout en respectant son rythme permettra à
l’enfant de se sentir suffisamment en confiance pour
affronter la nouveauté et expérimenter.
Héléna, 13 mois, est peu attentive à la musique jouée
à plusieurs mètres d’elle. Mais Anne-Marie, l’inter-
venante musicale, vient lui présenter un instrument,
qu’elle considère avec attention ; elle le saisit, et en
poursuivra l’exploration durant plusieurs minutes.
Ainsi, les professionnelles ont avant tout à mettre
à disposition, à déployer devant l’enfant un univers
riche, varié, vivant, dont il pourra se saisir dans une
atmosphère de liberté, de « gratuité ».
« C’est l’enfant qui choisit et je mise tout sur l’amé-
nagement de l’espace : que l’enfant trouve ce dont il
a besoin, puisse utiliser les jeux comme il le souhaite.
Tout doit être à la disposition de l’enfant, qui choisit.
Il a l’opportunité de détourner le jeu s’il en a envie.
L’adulte doit être présent : c’est ce qui sécurise l’en-
fant ; mais il n’a pas besoin d’intervenir sauf si l’enfant
le sollicite. » (Fatou Badiane, EJE, crèche départemen-
tale Joséphine-Baker, Bagnolet)
Elles proposent pour que l’enfant puisse disposer,
trouvant dans tout objet, tout support, ce qui fait sens
pour lui à ce moment-là.
38 Jouer, rêver, inventer…

Cet univers, pour être investi, doit être repérable,


cadré : les rangements, l’aménagement, le choix des
jeux, sont conçus pour permettre à chacun d’y prendre
sa place ; leur pérennité est assurée pour que l’enfant
puisse en disposer. Car la créativité est bien entendu
un domaine où rien n’est forcé. L’adulte veille « seule-
ment » à soigner les conditions de son déploiement.
En crèche, les enfants s’observent beaucoup ; ce qui
les motive, c’est souvent le spectacle de l’autre 11. Ainsi,
ils viennent confronter ce qu’ils élaborent eux-mêmes
et ce qui vient des autres, ce qui entraîne parfois des
rivalités pour la possession d’objets.
« Il faut des jeux exactement pareils ; c’est important
que l’enfant puisse faire la même chose qu’un autre
au même moment. Le jeu vivant (animé), c’est celui
qui intéresse l’autre ; il veut faire pareil. Parfois un
objet est convoité ; l’enfant le prend au copain et dès
qu’il l’a dans la main, il le laisse. Parce qu’il ne bouge
plus comme le copain le faisait bouger. Si un enfant
fait des choses magnifiques avec un jouet, il faut
exactement le même pour un autre enfant. Sinon il a
la conviction que c’est l’objet qui peut faire ça, et pas
la façon dont il l’utilise. » (Léticia Marin Marin, EJE,
crèche départementale Joséphine-Baker, Bagnolet)

11. J. Nadel, Imiter pour grandir, Paris, Dunod 2016. Proposer


des jeux en plusieurs exemplaires identiques (même forme, même
couleur) favorise les comportements d’imitation.
Accompagner l’éclosion du jeu de l’enfant 39

Il s’agit aussi de doser les apports de nouveautés.


Cela sous-entend un subtil mélange de « pareil-pas
pareil 12 » : des choses suffisamment familières pour
ne pas inquiéter, ni être inaccessibles, mais suffisam-
ment nouvelles pour susciter l’attention par le regain
d’intérêt et la surprise. Il n’est pas évident de trouver
un équilibre entre une bonne variété de sollicitations,
d’objets présentés, et une multitude dans laquelle se
perdraient les enfants.
En 2020, au moment du déconfinement suite à la
première vague pandémique, les établissements d’ac-
cueil de jeunes enfants (EAJE) ont réouvert avec des
protocoles drastiques, devant en particulier limiter le
nombre de jeux et jouets à disposition, et désinfecter
chaque sélection avant toute réutilisation. Les sections
se sont donc trouvées nettement moins encombrées…
ce qui a dans un premier temps chagriné les profes-
sionnelles qui craignaient un appauvrissement du
jeu des enfants. Mais les premières observations les
ont rassurées : elles ont pu constater que les enfants
exploraient plus longuement les possibilités de chaque
support, que l’utilisation de chaque jouet était plus
riche et renouvelée.

12. Cette notion de dosage pareil-pas pareil est souvent utilisée


par B. Golse (notamment B. Golse, « Naissance de la pensée et
aléas de son développement », L’information psychiatrique, 9 (82),
p. 713-721) dans un prolongement du travail de G. Haag, « La
mère et le bébé dans les deux moitiés du corps », Neuropsychiatrie
de l’enfance, 33 (2-3), p. 107-114.
40 Jouer, rêver, inventer…

… mais pas gaver

L’enfant a besoin de temps durant lequel il paraît


passif, ne serait-ce que pour digérer psychiquement
une séquence active, ou bien pour observer les autres,
se préparer à agir.
Offrir sans surstimuler, conserver des temps pour le
« rien », pour souffler, imaginer, s’ennuyer ; être avec
sans nécessairement faire ou faire faire… voilà qui
ouvre encore aux professionnelles un large champ de
réflexion.
Il est toujours délicat de trouver comment s’ap-
puyer sur les initiatives des enfants et leur proposer
un enrichissement, faire en sorte qu’ils « aillent plus
loin », les inviter à déployer leur propre créativité sans
être envahis par celle des adultes.
« Il m’est arrivé de jouer aux Lego avec un enfant, et
je voulais faire ma maison, mais l’enfant voulait faire
ci, et moi je voulais faire ça… Et à un moment, je me
suis dit “Non, mais Dominique, c’est lui qui joue,
c’est pas toi !” J’étais prise par le jeu. » (Dominique
Tesson, auxiliaire de puériculture, crèche départemen-
tale Joséphine-Baker, Bagnolet)
Leur permettre de progresser dans le jeu sans
les diriger demande subtilité et attention ; cela
suppose de ne pas laisser libre cours à la « pulsion de
Accompagner l’éclosion du jeu de l’enfant 41

rangement », de ne pas se transformer en gendarmes


pas si mobiles que ça.
Il n’est pas facile pour l’adulte – qui a déjà exploré
les jouets que l’enfant, lui, découvre – de soutenir l’ac-
tivité de l’enfant sans l’anticiper, c’est-à-dire de ne pas
tomber dans le « trop tôt » ou le « phare éblouissant »
décrits plus haut. Il peut être en effet tentant de donner
un « modèle » de ce qu’il « faudrait » faire ; de trop vite
se projeter sur une réalisation, d’induire un scenario,
de diriger le jeu de façon normative, etc. ; pourquoi
se précipiter pour sortir les « vrais » instruments de
musique, si le maïs de la dînette constitue un güiro
très efficace ?
L’adulte est là pour soutenir l’imaginaire de l’enfant
dans son jeu, sans se crisper sur les règles ni les « bonnes
façons » qui viendraient l’appauvrir. Il est donc aussi
important que sa présence sache se faire discrète : qu’il
ne cherche pas à tout entendre ou à tout voir, qu’il
puisse laisser passer les paroles de l’enfant qui joue (« Et
maintenant, ils vont faire l’amour… »), qu’il tolère le
jeu avec les limites, les « petites transgressions » et les
détournements. L’enfant pourra aussi expérimenter le
jeu avec « ce qui ne se fait pas ».
Bulle de vie : La friche
Claire Gruel, animatrice du rpe (ex-ram) de Bouray-
sur-Juine, arpente, appareil photo en main, l’allée
de l’espace extérieur :
« Depuis que j’ai commencé à demander aux jardi-
niers de ne pas couper ce qui poussait “sauvagement”
sur les plates-bandes, on observe de plus en plus
d’espèces de plantes. Au début, il y en avait 6, et
maintenant, j’en compte 18 : carré sauvage au cœur
d’une zone pavillonnaire bien policée. On s’y arrête
un moment avec les enfants quand ils viennent : ils
observent de près, cherchent les espèces différentes,
remarquent qu’il y a des feuilles lisses et d’autres
à petit duvet… Certaines se mangent (vesce à goût
de petit pois). En regardant de près les feuilles de
luzerne d’Arabie, on y aperçoit un petit cœur, comme
ceux que les enfants tamponnent parfois sur leurs
dessins. Et la bourse-à-pasteur, aussi, donne des
graines en forme de cœur. Une assistante mater-
nelle a eu l’idée d’en proposer aux plus grands pour
une composition de carte de fête des mères, avec
un poème qu’elle a retrouvé dans un ancien cahier
d’école de son fils ; elle en avait gardé le souvenir et
il lui semblait qu’il serait adapté. Et en effet !
La semaine dernière, on a eu l’idée de sortir des
feuilles d’un papier un peu résistant (“diffuseur de
couleurs”), et de frotter dessus fleurs et feuilles ; le
44 Jouer, rêver, inventer…

coquelicot donne une délicate couleur lie-de-vin ; la


chélidoine un orange vif, l’oseille sauvage une sorte
de jaune. De nouvelles “peintures” sont nées… irri-
guées par la saveur des nouveaux mots, ouvrant vers
l’espace de la poésie et de la culture.
Ce n’est pas un projet préconstruit, juste une série de
rencontres, d’associations d’idées, la possibilité de
saisir au vol un geste, une expérience, et d’en faire
quelque chose, d’en garder la trace, aussi. »
3

L’adulte
peut-il tout accueillir ? 1

l n’est pas toujours facile pour les adultes de laisser

I se dérouler le jeu de l’enfant sans être envahis par


leurs propres interprétations et projections – pas
facile d’observer le jeu d’un enfant avec des armes en
période d’attentats… Les « c’est pas comme ça qu’on
fait » lorsque l’enfant détourne l’utilisation d’un objet ;
les « c’est pas gentil » quand un enfant malmène une
poupée ; le malaise de l’adulte quand les enfants jouent
à « pan, t’es mort ! », en témoignent.

1. Ce chapitre reprend partiellement des passages publiés dans la


revue Métiers de la petite enfance, n° 263, novembre 2018.
46 Jouer, rêver, inventer…

Parfois les professionnelles ont besoin d’être elles-


mêmes soutenues pour accueillir certains jeux qui
heurtent leur sensibilité, souvent parce qu’elles y
projettent leurs interprétations, parfois très éloignées
des conceptions de l’enfant.
Zohra, assistante maternelle, partage son observa-
tion au cours d’une réunion du RAM (relais assistants
maternels) : « Nejma joue à la poupée, elle s’en occupe
très bien, elle refait mes gestes, elle fait même rouler
le biberon entre ses mains pour mélanger la poudre…
et après, elle la fâche et lui met des fessées. Là, je dis
qu’elle ne doit pas le faire, qu’elle n’est pas gentille.
Parce que, comme elle fait tout comme moi, après,
les parents vont croire que je frappe aussi le bébé ! »
Le jeu de l’enfant n’est pas une transposition de la
réalité de ce qu’il vit mais, peut-être plus sûrement, une
émanation de sa réalité psychique 2. La petite fille joue
son interprétation de ce qui se passe, ou de ce qu’elle
voudrait bien voir advenir. Qu’exprime Nejma avec
ces fessées ? Un peu de rancœur de voir son assistante
maternelle s’occuper si bien de ce nouveau bébé ? Le
sentiment de se sentir moins bien traitée, elle-même,
puisqu’elle est devenue plus autonome par rapport à

2. H. De Caevel, « Ce n’est plus du jeu », Lettre du GRAPE, n° 40,


2000.
L’adulte peut-il tout accueillir ? 47

son corps ? Comment mieux l’exprimer que dans le


jeu, s’en sentir confortée ?
Ameline, auxiliaire de puériculture : « J’aime pas quand
ils jouent “à être mort”, qu’ils se poursuivent avec des
pistolets. Je préfère jouer aux cow-boys et aux indiens ! »
C’est donc bien une question de projection et de
résonance avec l’histoire personnelle de chacun…
Le jeu est un faire-semblant : il évoque la réalité, lui
ressemble, mais ce n’est pas exactement elle ; il permet
de s’en distancier, d’en observer les différentes facettes,
de la penser et ainsi d’avoir prise sur elle.
Rappelons que le jeu, pour l’enfant, correspond à
quelque chose qu’il a besoin de mettre au travail, et
que la fonction de l’adulte est de l’aider à distinguer
clairement la fiction de la réalité, ce qui est possible de
ce qui ne l’est pas, le vrai du faux. C’est souvent cette
distinction que l’enfant questionne dans ses jeux – et
que l’adulte oublie dans sa façon de les accueillir.
Ainsi, les jeux de pistolet sont souvent peu appréciés
des adultes. L’enfant a pourtant besoin d’exprimer son
agressivité, il est important qu’existent des espaces où
c’est possible : le jeu (faire semblant de tuer l’autre ou
se montrer plus fort) en est un. Mais oui, dans le jeu
« ça compte pour du beurre », « c’est pour de faux »,
comme le disent très bien les enfants !
48 Jouer, rêver, inventer…

Nessim, 30 mois, promène dans la crèche un plateau


de dînette dont il dit que c’est son pistolet, sans plus ;
il ne « tire » pas sans cesse. Cela met les adultes mal
à l’aise, résonnant pour eux avec la violence brute de
l’actualité, des films, des jeux vidéos, jeux auxquels les
professionnelles savent que Nessim est exposé.
Que représente réellement ce comportement pour
lui ? Il assiste à des scènes violentes dans des fictions,
mais n’en est pas à l’âge où il peut distinguer clairement
la fiction de la réalité. De son point de vue, il est donc
tout à fait possible de se trouver n’importe quand face
à des individus armés. Quelle insécurité cela génère-t-il
en lui ? Peut-être brandit-il toujours un pistolet pour
se protéger ? En tout cas, son comportement est sans
doute à entendre comme des questions adressées à
l’adulte. Tant qu’il n’a pas trouvé sa « bonne » réponse,
il a besoin du pistolet. Est-ce pour lui permettre de
se rassurer, entendre que « c’est pour de faux, c’est
seulement dans les films » ? Est-ce pour faire entendre
l’envie de se « débarrasser » des autres (surtout qu’on
n’a pas toujours les mêmes envies qu’eux) ? Car il est
parfois pesant de passer toute une journée en groupe.
L’enfant aborde également, à travers ses mises en
scène, les questions essentielles de la vie, celles dont il
perçoit l’importance sans toutefois les cerner : l’amour,
la mort, la sexualité…
L’adulte peut-il tout accueillir ? 49

Nous sommes souvent heurtés, par exemple, par


l’évocation de la mort par les jeunes enfants. Ne
perdons pas de vue qu’elle n’a absolument pas le même
sens pour eux que pour nous. Il leur faudra plusieurs
années pour comprendre qu’elle est irréversible et
universelle ; plusieurs années au cours desquelles ils
l’aborderont et l’introduiront dans leurs jeux et leurs
histoires de façon différente, évolutive, et parfois trou-
blante pour les adultes que nous sommes – d’autant
que nous souhaiterions bien sûr qu’ils soient préservés
de ces questions douloureuses.
D’une façon générale, quand les enfants insistent
avec un type de demande (jeu répétitif, comportement,
histoire ou activité sans cesse reprise…), cela correspond
à une question, un domaine qu’ils ont à « creuser ».
Laissons-les déployer leurs questionnements, leurs
interrogations, apprivoiser petit à petit ce qu’il en est
vraiment. Cette élaboration nécessitera tout naturel-
lement plusieurs années, mais débutera par ces jeux
dépourvus de l’angoisse que l’adulte, avec son expé-
rience, risque d’y projeter.
Nombre de jeux qui se déroulent dans les « coins »
aménagés des crèches permettent aux enfants, par iden-
tification imaginaire à un autre, de s’essayer à des posi-
tions inaccessibles dans la « vraie » vie, et notamment
50 Jouer, rêver, inventer…

à renverser les positions : passer de celui qui subit à


l’acteur, qui décide et dirige.
Anaïs multiplie les piqûres faites au poupon, Clément
« gave » le sien, Leila ne cesse de demander à son auxi-
liaire de l’aider à remettre la couche qu’elle enlève
aussitôt pour mettre son poupon sur le pot…
Mais là encore, les limites du faire semblant s’avèrent
parfois fluctuantes, poreuses pour l’enfant – ou peut-
être ne le sont-elles que pour l’adulte ?
« Une fois, en jouant au médecin, un enfant a failli
vraiment enfoncer le thermomètre dans les fesses
de l’autre 3 ; j’observais, j’ai été mal à l’aise. J’ai dit
“doucement, pas pour de vrai !” Je me suis dit, il faut
qu’on remette la règle, “on fait semblant” ; je trou-
vais que le jeu allait trop loin. » (Dominique Tesson,
auxiliaire de puériculture crèche départementale José-
phine-Baker, Bagnolet)
Accueillir le jeu de l’enfant, c’est lui permettre de
se dérouler librement sans pour autant le « lâcher », en
l’abandonnant à ses débordements pulsionnels.
Alyah et Chloé jouent très souvent ensemble à la
crèche, et, parfois, leurs jeux « débordent », néces-
sitant alors l’intervention de l’adulte. Jusqu’ici rien

3. C’était dans les années 2000, l’époque des prises de température


rectale.
L’adulte peut-il tout accueillir ? 51

de bien original dans une section de grands. Mais


dernièrement, l’équipe s’est retrouvée spectatrice d’un
jeu entre ces deux petites filles qui l’a mise en diffi-
culté : Chloé a demandé à Alyah de lui faire rouler
la voiture sur le corps, puis de lui faire rouler plus
particulièrement au niveau du pubis, et de recom-
mencer. Aucune des professionnelles ne s’est autorisée
à intervenir, mettant en avant ce qu’elles ont appris :
« on sait que c’est l’âge de la découverte du corps » ;
« c’est la curiosité, c’est normal » ; « on ne veut pas leur
transmettre quelque chose de négatif par rapport à
ça », disent-elles. En même temps, elles parlent de leur
malaise et de leur sidération devant cette scène qui
s’est déroulée au centre de la pièce de vie, aux yeux de
tous, adultes comme enfants.
Alors, a posteriori l’équipe se questionne : fallait-il
vraiment « laisser faire » ce jeu sans intervenir ? Une
limite de l’adulte n’aurait-elle pas été la bienvenue ?
S’abstenir d’intervenir dans ce genre de situation
n’équivaut-il pas à un « lâchage » de l’adulte ? Limiter
le jeu s’avère parfois nécessaire par respect des autres
et de soi-même.
Bulles de vie : Musique country
Un matin, à la crèche. Tous les enfants sont arrivés,
la journée s’annonce dans la continuité des autres,
dans une ambiance un peu morne. Depuis plusieurs
mois, du fait de la pandémie, les enfants de chaque
section ne se rencontrent plus ; les professionnelles
non plus. Auparavant, les couloirs (longs et larges)
et l’atrium étaient investis comme espaces de jeux,
notamment avec les porteurs en cas de pluie. Il est
désormais impossible de s’y croiser.
Soudain, une musique retentit ; les portes des
sections s’ouvrent sur l’atrium, enfants et adultes
se précipitent vers les barrières en place, pour voir ce
qui se passe. Deux cow-boys, visages masqués par les
foulards et têtes chapeautées, arrivent, enjambant
un « cheval à balai ». Un petit tour d’atrium, puis
ils descendent de cheval et débutent une série de
danses country.
Les enfants rient, se dandinent, applaudissent, s’excla-
ment. Les professionnelles aussi. Cela dure une dizaine
de minutes, après quoi les cow-boys s’approchent des
barrières, les enfants caressent les chevaux. On entend
bien quelques « c’est Céline et Marjorie ! », mais pour
la plupart, à la fin du spectacle, ce sont d’inattendus
visiteurs cow-boys qui repartent.
Les plus grands des enfants parleront toute la matinée
de cet intermède ; beaucoup joueront à chevaucher
ce qu’ils trouvent, plusieurs demanderont à danser.
Les professionnelles commentent : « C’est pas grand-
chose, mais ça change complètement l’ambiance. »
Les cow-boys, débarrassés de leurs atours, expliquent
ensuite : « La country, cela fait des mois qu’on n’y
va plus. Les réactions des enfants donnent envie de
recommencer, de trouver d’autres façons de partager
un bon moment, de réintroduire de la joie, du rêve,
de s’amuser tous ensemble. »
Cette respiration a aussi permis de constater à
quel point le Covid englue dans quelque chose de
mortifère, où les espaces de fantaisie s’amenuisent.
4

Ce que le jeu dit


de l’interprétation du monde
par l’enfant

Jouer, c’est symboliser

e que vit le jeune enfant au quotidien, dans

C sa rencontre avec son environnement, laisse


en lui des traces qu’il va avoir à transformer
pour pouvoir ensuite les intégrer à sa subjectivité. C’est
un peu comme si l’enfant écrivait son propre livre
interne 1 ; il y inscrit des mots, des images, les infor-
mations glanées par l’expérience. Pour progresser dans

1. E. Cabrejo Parra, « L’acquisition du langage, un processus


d’échanges culturels », Cahiers de l’éveil, n° 2, www.enfancemusique.
asso.fr
56 Jouer, rêver, inventer…

son cheminement, il fera appel, au fur et à mesure,


à ces mots, ces images, ces représentations. Chaque
avancée s’appuie sur l’intériorisation des précédentes.
Le jeu permet à cet immense travail psychique
d’advenir : il met en forme l’expérience, la représente,
et réalise ainsi un processus de symbolisation. Jouer
est un travail très sérieux pour le jeune enfant puisque,
lorsqu’il joue, il est en fait en train de s’approprier son
expérience vécue, de trouver les moyens de l’intégrer,
de la digérer, de la métaboliser.
Ainsi, la façon dont s’élabore, dans le jeu, l’expé-
rience de la séparation peut s’observer chaque jour
dans les lieux d’accueil de jeunes enfants.
Le quotidien montre de multiples déclinaisons
de ce que Sigmund Freud a décrit avec son petit-fils
Ernst 2 : le jeu de la bobine. À partir de la répétition
d’une expérience de déplaisir, l’enfant élabore le vécu
de l’absence de sa mère, et surmonte celle-ci dans le
jeu en la maîtrisant peu à peu, par le geste mais aussi
grâce à ce que S. Freud entend comme l’amorce d’une
parole, un mouvement de symbolisation.
Après le départ de leurs parents, ou à d’autres
moments de la journée, les enfants investissent

2. S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de psycha-


nalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1989.
Ce que le jeu dit de l’interprétation du monde par l’enfant 57

différents jeux qui semblent renvoyer au même mouve-


ment : tonneaux ou œufs gigognes, boîtes à encastre-
ments, sans oublier les caché-coucou partagés avec
l’adulte. Tous ces jeux où il est question d’entrer/sortir,
cacher/retrouver, contenir/lâcher, enfermer/libérer,
jeter/récupérer – que nous appellerons les « jeux de
séparation 3 » – permettent de penser l’absence du
parent, son départ, la possibilité de son retour.
À son arrivée à la crèche, Antoine n’est rassuré que
par la proximité de sa référente ; son éloignement
le met dans des états de détresse importants. Peu à
peu, il s’apaise et s’éloigne de lui-même de l’adulte.
Son jeu favori : faire rouler des objets en direction
de l’adulte…, mais ce qui lui plaît surtout, c’est de
voir qu’à chaque fois, l’adulte les lui renvoie. Antoine
montre bien que l’enfant en période d’adaptation ne
joue pas ; pas tant qu’il n’a pas éprouvé la sécurité du
cadre. Ensuite il « joue » ce qu’il a besoin d’élaborer :
qu’on peut se séparer sans être oublié par l’adulte,
par exemple.

3. V. Cohier-Rahban, « “Jouer à maman qui n’est pas là”. Les


jeux de séparation simple et les jeux de séparation compliqués »,
Dialogue, n° 147, 2000.
58 Jouer, rêver, inventer…

Le conarovirus

Depuis l’hiver 2020, le monde entier se confronte


à la crise majeure du coronavirus. Les repères habituels
éclatent, les routines implosent, les organisations fami-
liales sont mises à mal, la méfiance vis-à-vis de l’autre
s’installe, un nouveau vocabulaire émerge à base de
« clusters », de « gestes barrières », etc. Ce boulever-
sement influence directement la pensée et le langage
des adultes… Quel impact chez les enfants ? Qu’en
comprennent-ils, et comment peuvent-ils questionner
ces énigmes supplémentaires ?
La mère de Léonore, 3 ans, lui explique que mainte-
nant elle et le papa mettent des masques : « Pourquoi ?
Vous avez pas mordu ! »
Abdoulaye, 5 ans, vient à son premier rendez-vous
avec la psychologue de la PMI. Il prend un à un les
jeux à destination des bébés. Arrive la balle à picots :
« Alors là non, je touche pas à ça, moi, j’vais attraper
le coronavirus ! »
Rafaël, 3 ans, se trouve devant un placard du bureau
de la psychologue :
« Tu peux ouvrir ça ?
– Non, tu sais, c’est le placard de ma collègue, on ne
peut pas toucher à ses affaires !
– Ah… c’est quand y aura plus le coronavirus qu’on
aura le droit ? !
Ce que le jeu dit de l’interprétation du monde par l’enfant 59

Emma, 18 mois, dans sa section de moyens d’une


crèche où les professionnelles ne portent pas encore
de masque. La psychologue arrive, masquée. Emma
se plante devant elle, puis va chercher un jouet qu’elle
lui tend : un personnage Lego, sur le visage duquel
n’apparaissent que les yeux ; nez et bouche se sont
trouvés effacés. La petite reste devant l’adulte à la fixer,
interrogative, jusqu’à ce que la psychologue enlève
son masque et lui montre son visage entier. Quelle
question se posait, là ?
« C’est quoi, le couvre-feu ? », demande l’adulte.
« Ben, c’est parce qu’il y a beaucoup de feu », dit
Naïm.
En jouant, l’enfant fait une tentative de « digestion »
du monde. L’observation attentive de ce qu’il met en
scène vient nous dire quelque chose de sa perception
d’une situation. Ainsi, de la même façon que les discus-
sions d’adultes ont été imprégnées par cette sombre
actualité, la crise sanitaire est venue colorer le jeu de
l’enfant :
Ann, 3 ans, jouant avec ses Playmobil à la maison :
« Attention, faut pas oublier ton autorisation ! Sinon
le méchant policier va t’emmener en prison et tu
pourras plus sortir ! »
À la crèche, les grands manifestent un regain d’intérêt
pour les claviers d’ordinateur mis à disposition ; ils
jouent à « être en télétravail ».
60 Jouer, rêver, inventer…

Nelly, 6 ans, joue avec sa thérapeute.


Les personnages utilisés avant l’interruption du confi-
nement sont réinvestis, réinstallés ; une scène du
quotidien se déroule. Et soudain :
« Tout le monde dans la voiture ! Rangez-vous ! On
sort plus ! (Elle aligne toutes les voitures sur le “bord
de route” du tapis.)
– Qu’est-ce qui se passe ?
– On sort plus pendant trois heures !
– Pourquoi ?
– C’est le président qui l’a dit.
– Ah ?
– Y a une grosse vague qui va arriver ! »
Et nous n’en étions qu’à la deuxième…
Les enfants demandent des histoires à la psychologue
qui anime l’atelier contes : « Raconte quand les gens
sont morts », puis : « Raconte comment c’était avant
le coronavirus. »

Phébus et Athéna : trois années de jeux à la crèche

Nous proposons ici une fiction élaborée à partir


d’observations en crèche collective. Phébus est le dieu
romain de la beauté, de la lumière, des arts, des lettres
et de la divination ; Athéna est la déesse grecque de la
sagesse, des sciences et des arts.
Ce que le jeu dit de l’interprétation du monde par l’enfant 61

Les âges sont donnés à titre indicatif, et sont approxi-


matifs, mais la succession des étapes est respectée.
Phébus (6 mois) est à la crèche depuis quelque temps ;
il y arrive tranquillement et son papa le dépose allongé
sur le tapis de sol, proche des adultes. Il y restera
plus d’une heure, paisible et actif, manipulant une
succession de hochets que l’adulte proche lui propose
(attendant qu’il le saisisse) : il les regarde, les passe
d’une main à l’autre, les porte à sa bouche. Deux
fois, il éternue et sa référente lui commente ce cata-
clysme. Quand un objet ne l’intéresse plus, il le lâche.
Parfois il reste un petit temps sans objet ; alors, il lève
ses jambes, les attrape, puis joue avec sa bouche/ses
lèvres, fait des bulles et des sons ; il attrapera même
une chaussette. À ce moment, il cherche un regard
alentour et sourit quand il le trouve.
Un adulte joue près de lui avec Athéna (7 mois) ; il
tente de se retourner pour les voir et y réussit presque.
À un moment, sa référente « disparaît » dans la salle
de change ; il la fixe du regard à travers la vitre et
reste serein, mais ne poursuit pas d’autre exploration
pendant ce temps.
À cet âge, tout est objet de découverte ; tout ce qui
est à portée de mains promet de nouvelles sensations,
des couleurs, des textures, des mouvements, des sons…
C’est le monde que l’enfant crée en manipulant les
différents objets à sa portée : les hochets, mais égale-
ment son propre corps, sa voix, sa bouche. Tout lui
62 Jouer, rêver, inventer…

est inconnu ; ce qui vient de son corps même est une


« bizarrerie » et peut être effrayant. Il a besoin d’être
porté, contenu, soutenu par le regard et la voix de
l’adulte pour intégrer chaque expérience.
Il possède déjà une compétence fondamentale : il
sait utiliser sa référente comme point d’appui pour se
garantir une continuité d’existence.
Il peut être attiré par un « spectacle » mais ne s’in-
téresse pas à un autre enfant.
C’est au cours des moments de change et d’ali-
mentation que les échanges sont les plus intenses :
individualisés, ils permettent une attention partagée,
une proximité et une communication autour du corps,
peuvent s’accompagner de comptines …
Athéna (7 mois), sur le dos, multiplie les sollicita-
tions sonores, « appels » à sa référente. Celle-ci lui
renvoie regards et vocalises ; elles partagent ainsi un
long moment de jeu mêlant voix et toucher, elles rient
ensemble.
Le langage se met en place à partir du plaisir
éprouvé dans l’échange ; l’enfant exerce ses capacités
phonatoires, produit des sons au hasard, et tentera de
reproduire ceux qui correspondent à ce que l’adulte
émet. C’est ainsi qu’il sélectionne les phonèmes de
sa langue. Athéna a compris l’un des principes de la
Ce que le jeu dit de l’interprétation du monde par l’enfant 63

conversation : elle respecte un « tour » de parole, se


taisant pour écouter quand l’adulte vocalise.
Après avoir été changée, elle sort de la salle de soins
dans les bras de sa référente, qui surprend son regard
en direction d’un mobile du plafond ; elle revient en
arrière pour qu’Athéna en profite, le regarde tournoyer
et essaie de l’attraper.
Avant d’être en mesure de pointer, les manifesta-
tions sont diverses : regard, posture, cris…
Plus tard, posée sur le dos au sol, elle attrape ses
chaussettes. Puis, elle se retourne et se déplace (diffi-
cilement) en rampant ; elle cherche un jeu, évite le
hochet simple. Elle trouve le tableau où l’on peut faire
apparaître-disparaître des ours ; elle n’en comprend
pas encore le principe de manipulation, mais l’ex-
plore activement. Puis, toujours rampant, elle cible
un hochet complexe qu’elle ne peut atteindre ; elle
retourne donc vers le tableau des ours. Plus tard, elle
finit par atteindre le hochet complexe convoité…
et « célèbre » cette victoire par une hyperextension
joyeuse de tout son corps (un genre de « hourra ! »).
Athéna sélectionne, parmi ce qui est mis à sa dispo-
sition, les objets qui présentent un réel intérêt pour
elle à ce moment-là. Dès la fin de la première année,
le bébé expérimente, répète ses découvertes fortuites,
fait des hypothèses et les vérifie ; il trouve/crée ainsi
les lois de l’environnement.
64 Jouer, rêver, inventer…

À 11 mois, Athéna sollicite l’adulte par syllabes. Elle


se déplace à quatre pattes d’un objet à l’autre. Quand
Phébus vient lui prendre « sa » balle, elle dit « Non ! »
Elle aime toujours le tableau des ours, sait qu’ils
peuvent disparaître/réapparaître. Elle ne parvient pas
à appuyer assez fort dessus pour qu’ils disparaissent.
Plus tard, elle s’appuie sur la rambarde de la maison
ronde, se met debout, et monte sur le jouet, réussis-
sant ainsi à faire disparaître les ours.
Tactique élaborée, ou succession fortuite ? L’idée
restera sans doute.
À 11 mois, Phébus fait « iiiii » en pointant du doigt
un « agresseur » ; en fait, l’autre ne l’avait pas agressé
mais possédait l’objet convoité.
L’objet a une valeur justement parce que l’autre joue
avec ; l’enfant convoite ce que l’autre manipule, pour
s’approprier sa compétence.
À 12 mois, Athéna lance deux peluches-téléphones
à un adulte, qui en approche une de son oreille :
« Allô ! » Athéna amorce le faire-semblant, imitant
l’adulte, qui dit « C’est maman ? – (Non, de la
tête.) – C’est papa ? » Athéna acquiesce. L’adulte, qui
verbalise tous les mouvements, lui tend le combiné.
Athéna appose le combiné devant son oreille, puis
devant ses yeux, et l’adulte fait évoluer le jeu vers un
caché-coucou.
Ce que le jeu dit de l’interprétation du monde par l’enfant 65

Ce jeu – comme nombre d’autres – permet de


penser l’absence des parents, et la certitude de leur
retour ; exemple de jouet riche de potentialités, dont
l’utilisation évolue avec l’enfant, la peluche-téléphone :
à manipuler, puis pour imiter, communiquer, évoquer
les absents. Dans la première année, les jeux symbo-
liques sont utilisés comme tous les autres : remplir,
tourner, taper… Ensuite seulement, viennent imitation
et faire-semblant.
À 13 mois, Phébus marche. Parfois, il rampe/glisse à
Très Grande Vitesse, de toute évidence ravi de cette
puissance motrice. Il repère certains interdits ; il s’ar-
rête au « non » de l’adulte, mais se précipite pour
tenter de nouveau l’expérience quand il sort de la
pièce : essaie de grimper sur le fauteuil non autorisé,
et tente d’ouvrir le placard-réserve de jouets.
Difficile de comprendre/accepter les limites, qui
sont autant d’entraves à sa soif de découvertes.
En fin de première année, les enfants se sont
construits en tant qu’individus, commencent donc
à « se défendre », à s’opposer…Mais ce n’est qu’un
début, fragile.
À 14 mois, Athéna fait un circuit-toboggan : elle esca-
lade, descend, remonte, glisse. Au deuxième passage,
elle saisit en bas une girafe à roulettes, l’emporte et lui
fait faire le même circuit devant elle : grimper sur le
66 Jouer, rêver, inventer…

coussin-marches, descendre, grimper vers le toboggan


(mais pas glisser).
Projette-t-elle sur l’objet l’expérience qu’elle vient
de vivre ? C’est une façon de raconter son aventure,
ou au moins de la penser.
À 15 mois, Phébus fait des bulles, et donc du bruit
dans le verre d’eau du matin.
Le jeu des premiers mois avec les organes phona-
toires se poursuit avec les bulles dans le verre, en souf-
flant sur les plumes, en grimaçant devant le miroir…
Ces exercices qui mettent en jeu la bouche, la langue,
les lèvres, les cordes vocales, le souffle, permettent à
l’enfant de préciser les gestes nécessaires à la réalisa-
tion du langage. L’enfant découvre d’abord par hasard
les possibilités complexes de production des sons, les
reconnaît dans les mots qui lui sont adressés, et tentera
de les reproduire pour communiquer.
À 16 mois, Athéna a une matinée difficile ; elle semble
triste et reste sur les genoux d’un adulte. Phébus s’en
approche et dit : « bobo ». Plus tard, elle est debout
dans le coin dînette ; elle fait semblant de manger le
contenu d’une tasse, avec une cuillère.
À 16 mois, Phébus vient s’installer près d’un adulte
avec une poupée, une tartine et un couteau ; il tartine,
puis donne à manger à la poupée ; reprend en écho les
Ce que le jeu dit de l’interprétation du monde par l’enfant 67

paroles de l’adulte (« elle ouvre la bouche ») ; alterne


avec un faire-semblant de manger lui-même la tartine.
Plusieurs expériences du même type sont réali-
sées dans les différents jeux (dînettes, encastrements,
transvasements) : mettre dans la bouche/mettre dedans/
mettre dans la bouche de l’autre… Elles permettent
de travailler parallèlement ce qui se joue dans le corps
(alimentation, acquisition de la propreté), dans la rela-
tion, et les lois de la physique.
À 17 mois, Phébus adore la motricité. Il saisit une
poutre et la dresse verticalement ; il en dresse une
autre à côté. Athéna les fait tomber, regardant l’adulte
proche qui dit « Boum ! » Elle reprend l’idée de dres-
sage de poutres, en lève deux. Un garçon qui passe
les fait tomber. « Témoi ! », proteste Athéna. Pendant
ce temps, Phébus réessaie plus loin de dresser une
poutre, cette fois sur une autre poutre plus grosse,
horizontale. Elle tombe ; il abandonne, empêché par
le mouvement des autres autour.
Il y a enrichissement mutuel chez les enfants, qui
découvrent grâce aux essais et aux sollicitations des
autres.
En construisant, encastrant…, l’enfant débute les
maths et les sciences exactes ; en partageant un espace
de motricité, un jeu de dînette, il approche les sciences
humaines. L’enfant de cet âge découvre les autres, à
68 Jouer, rêver, inventer…

la fois parce que ce sont des objets intéressants, mais


aussi parce qu’ils viennent contrecarrer ses projets : ils
partagent le même espace, les mêmes jeux, les mêmes
adultes. Cela crée forcément des conflits de territoire.
Et ils n’ont pas encore les mots pour traiter ces conflits.
À 18 mois, Phébus a installé une poupée sur la chaise,
et lui donne à manger une tartine ; fait « psiiiit » en
versant du café dans une tasse, puis remue avec la
cuillère.
La séquence de jeu se structure dans le temps.
À 19 mois, Athéna se fait promener dans la poussette
par une autre petite fille, doudou en main. Soudain,
elle pleure parce que ses pieds se trouvent coincés.
Un adulte propose de mettre plutôt une poupée dans
la poussette et lui en apporte une ; Athéna promène
ensuite longuement la poupée, à laquelle elle a confié
son doudou.
Certains enfants n’extériorisent pas leur chagrin,
mais montrent dans le jeu leur besoin d’être dorlotés,
cocoonés. Jouer réconforte, permet d’inverser une
situation d’infériorité, de maîtriser une situation habi-
tuellement subie. Passer par des rôles successifs rend
capable d’avoir des échanges de plus en plus complexes
avec l’autre. L’enfant se socialise ainsi, apprend à exister
au sein d’un groupe.
Ce que le jeu dit de l’interprétation du monde par l’enfant 69

À 19 mois, Phébus participe à l’activité train ; il mani-


pule avec difficulté deux segments de rails, et ne peut
que formuler « cassé » ; dissocie les quelques rails déjà
assemblés puis jette/projette tout.
À 22 mois, Phébus retrouve l’activité train ; il réussit
à poser une locomotive sur un segment de rails ;
content, il lève les bras : « Tuuut Tuuut ! » Il sollicite
l’adulte avec les rails, qu’elle assemble. Plus loin, fait
rouler un wagon et passe devant une gare : « passé le
train ».
Il a maintenant en tête une représentation de ce
que peut devenir le jeu.
À 23 mois, Phébus joue avec les ciseaux de la mallette
de docteur ; plus tard il organise un coin coiffeur avec
Athéna ; ils se coupent les cheveux, toujours avec les
ciseaux, et semblent se les sécher avec l’otoscope. Un
garçon proteste et s’enfuit quand Athéna veut lui
couper les cheveux.
Distinguer avec certitude la différence entre vrai/
faux, imaginaire/fiction, possible/impossible nécessi-
tera encore plusieurs années. L’enfant, dont le schéma
corporel est encore peu abouti, n’est pas sûr de ne pas
perdre un « petit bout de lui » si l’autre joue à couper.
À 27 mois, Athéna est à l’activité dînette ; elle joue
avec trois autres enfants ; c’est Phébus qui prépare à
manger, il prend un gant pour porter la casserole sur
la table, et sert ses invités.
70 Jouer, rêver, inventer…

La dînette permet de manipuler des ustensiles qui


ne seraient pas autorisés dans la réalité, et de rejouer
le côté affectif et relationnel des repas. L’organisation
du jeu montre une « hiérarchisation » des liens entre
enfants.
À 28 mois, un matin Phébus arrive chagriné. Il pleure
lors de la séparation, il est consolé sur les genoux d’un
adulte qui, après quelques minutes et des mots rassu-
rants, attire son attention sur les cubes, et en associe
quelques-uns. Il refuse ; l’adulte monte une tour. Il la
casse, fait tout tomber et rit. Il peut ensuite s’éloigner
et aller jouer seul.
Exprimer sa colère, son agressivité, sur un support
autorisé, « restaure » Phébus ; il n’en est plus encombré.
À 32 mois, Athéna est en motricité, où l’adulte
a installé un « parcours » très facile. Les enfants
l’investissent avec enthousiasme, mais après trois
minutes, cela ne suffit plus ; Athéna introduit l’idée
du loup : « Le loup y va me manger ; faut courir ! »,
qui est reprise par les autres. Ils courent donc tous
sur et autour du « parcours ». Phébus reste allongé au
milieu ; il regarde les autres et commente, agite ses
jambes en disant « cours, cours ». D’autres enfants
reprennent cette idée de s’allonger, sous le tapis cette
fois (donc en plein milieu du parcours), avec l’idée
de « se cacher ». Cela se transforme en espace-lit pour
dormir, avec couverture ; tous les enfants s’y mettent
Ce que le jeu dit de l’interprétation du monde par l’enfant 71

sauf Phébus, et clament que le loup arrive. Phébus


semble ainsi désigné comme « loup » ; d’ailleurs il
s’approche avec des peluches en bouche. Mais ne
parvient pas à s’inclure vraiment.
Intégrer un scénario imaginaire « pimente » l’acti-
vité, lui redonne un regain d’intérêt. Avoir le sentiment
d’appartenir à un groupe conforte l’enfant dans son
identité, le réconforte devant le « danger ».
Ensuite, l’adulte sort les « chevaux ». Comme
une observatrice est assise, Athéna lui apporte un
« malade » ; Phébus attrape cette idée en écho, et
annonce que le sien a des boutons ; il va lui mettre
de la pommade. Les autres enfants décident alors de
soigner aussi leurs chevaux.
L’imaginaire verbal se développe avec l’entrée dans
le langage ; il permet de créer des fictions (inventer des
mises en scène de situation en lien avec le quotidien,
pour se l’approprier) et des jeux poétiques.
5

Ouvrir des espaces de créativité


au quotidien

l n’y a pas d’originalité sans tradition, sans trans-

I mission ; la créativité fait son nid dans le tissu


culturel environnant. C’est en ce sens que Tony
Lainé évoquait la notion si précieuse de « nidation
culturelle 1 ».
Accueillir le bébé, c’est lui proposer une enveloppe
culturelle suffisamment sécurisante pour qu’il puisse
pousser les portes de l’imaginaire, de la rêverie, de
la création, du plaisir partagé. Là prennent place
les « outils » d’éveil, les matériaux qui alimentent

1. T. Lainé, « Les nidations culturelles » (1991), www.cemea.asso.


fr/IMG/VEN493.pdf
74 Jouer, rêver, inventer…

l’imaginaire en une sorte d’« allaitement culturel 2 ».


Ainsi, le nid se constitue des plumes que sont les
histoires, mais aussi les chansons, les comptines…,
et il est d’abord tissé avec le matériel amené par les
figures parentales, puis avec les trouvailles de l’enfant,
les apports des pairs et ceux des autres adultes entou-
rant l’enfant.
Ces outils, « objets culturels » du jeune enfant,
sont suffisamment malléables pour lui laisser toute
la place dont il a besoin pour en construire sa propre
utilisation. Ils se différencient par là de tous ceux
qui happent la pensée et confisquent la créativité,
comblent, formatent (télé, jeux vidéo…).
Tout est histoire de relation, d’échange, d’ambiance,
plus que de technique ou de méthode.
« L’EJE durant sa formation apprend des techniques de
créativité afin de pouvoir proposer des activités avec
but. Dans les structures d’accueil du jeune enfant,
un projet pédagogique définissant un protocole pour
chacun des moments fondamentaux de la journée
du jeune enfant est rédigé. En revanche, les activités
créatives ne figurent pas dans un protocole. Elles ne
reposent pas sur un apprentissage de techniques, mais
sur les capacités propres du professionnel ; elles lui

2. C.-J. Delpy, La culture des bébés, Toulouse, érès, coll. «1001 BB »,


1997.
Ouvrir des espaces de créativité au quotidien 75

permettent de rebondir, de répondre spontanément


avec des outils adaptés aux besoins de l’enfant sur
l’instant présent, de ne pas tomber dans une routine
et de solliciter lui-même son imagination. » (L.B., EJE
en centre de PMI)
Les lieux d’accueil de la petite enfance offrent de
multiples occasions et activités invitant les tout-petits
à déployer leur créativité. Les professionnelles sont
garantes de leurs expérimentations et explorations,
tant dans leur façon d’« être avec » l’enfant que dans
les modalités de mise en place de l’activité ; cela repose
bien souvent sur leur propre inventivité, leur expérience
des matériaux, leurs affinités avec les supports… et
leurs souvenirs d’enfance.

Peindre

L’activité peinture fait bien souvent partie des


incontournables de la crèche ; cependant, il n’est pas
évident de la proposer de façon ajustée aux besoins et
capacités des enfants, c’est-à-dire en leur permettant
d’explorer réellement et de jouer librement avec les
textures, les couleurs et les traces.
Pour atteindre ces objectifs, la professionnelle doit
se préparer, accepter les débordements et maladresses,
mais également avoir à l’esprit que le résultat final n’est
76 Jouer, rêver, inventer…

pas le point central de cette activité. En effet, l’intérêt


du jeune enfant se concentre dans l’instant : il réside
dans le plaisir du geste (étaler, saupoudrer), la décou-
verte des manipulations (la peinture un peu gluante sur
les mains, parfois angoissante), la « patouille ». Ce n’est
que bien plus tard qu’il s’intéressera à la trace obtenue.
En effet, le produit fini importe peu à l’enfant ; il
est surtout investi par les adultes, preuve tangible des
activités proposées par le lieu d’accueil. Mais si les
professionnelles restent concentrées sur les produc-
tions – parfois en écho à ce qu’elles perçoivent du désir
des parents –, elles risquent de perdre leur capacité à
s’identifier à l’enfant.
Si l’adulte garde prioritairement en tête le ressenti
de l’enfant, il proposera plus naturellement des outils
et une installation vraiment adaptés à ses capacités,
notamment en lien avec son mode de préhension
et la liberté du geste : grandes feuilles, supports
verticaux, etc.
« Quand je fais peinture avec les enfants, je fais évoluer
mes propositions au fil de l’année. Au début, c’est
tout nouveau pour eux ; je propose trois couleurs,
les couleurs primaires, avec de grandes feuilles et de
gros pinceaux. Ils font des gros pâtés, ils trouent la
feuille, et apprennent peu à peu à mesurer leurs gestes.
Ensuite je leur propose les couleurs deux par deux,
Ouvrir des espaces de créativité au quotidien 77

ils voient comment elles se mélangent. Plus tard, on


investit des supports plus petits : cartons, feuilles à
coller, avec des outils plus petits.
Comme, personnellement, j’aime la peinture, j’ai
pris des cours l’an dernier, pour essayer diverses tech-
niques. Cela m’a donné envie de varier les matériaux
aussi avec les enfants : gouache, encre, craie… Par
exemple, j’ai pu les faire travailler comme au couteau :
ils prennent de la peinture acrylique épaisse, ils étalent.
J’avais changé de carte bancaire, j’ai cassé l’ancienne et
j’en ai fait un “couteau” pour les enfants.
L’idée de mettre du sable dans la peinture m’est venue
en voyant faire un peintre en bâtiment. Les enfants
ont mélangé le sable et les couleurs qu’ils choisissaient.
Je me débrouillais pour qu’ils n’aient pas trop de sable,
que la texture et les effets puissent varier…
Et l’encre aussi, avec l’eau ; c’est presque vivant, la
fusion de l’encre avec l’eau.
Certains enfants adorent patouiller ; d’autres n’aiment
pas avoir les mains sales, mais parfois ils y viennent.
L’important est que l’enfant s’y retrouve et ait envie.
Parfois j’ai eu des peintures très sombres, avec des
enfants en colère ; parfois des peintures joyeuses, très
aériennes ; ça reflète souvent leur personnalité. »
(Dominique Tesson, auxiliaire de puériculture, crèche
départementale Joséphine-Baker, Bagnolet)
Proposer une activité créative, c’est, finalement,
mettre à la disposition des enfants des éléments susci-
tant l’expérimentation et le plaisir de la découverte,
78 Jouer, rêver, inventer…

qui leur permettront de projeter sur le support tout


l’enthousiasme et les émotions qui les habitent alors.
L’expression de l’enfant passe par tous les canaux et
toutes les modalités : affectives, corporelles, motrices,
plastiques, et aussi, petit à petit, verbales.

Chanter

Les comptines appartiennent à la littérature orale ;


elles en conservent toutes les caractéristiques (origine
intemporelle, multiples variantes, « cousinages » tout
autour du monde et d’une époque à l’autre, trans-
mission de bouche à oreille), même si la technologie
moderne a permis de les enregistrer, et donc à chacun
de se constituer un répertoire. Le corpus en est extrê-
mement varié, elles sont de différents types, différentes
formes, qui s’adaptent et s’adressent à l’enfant au fil de
son évolution : des berceuses aux jeux de nourrices, des
jeux de mains aux chansons à gestes et onomatopées.
Elles entrent en résonance avec l’enfant en dévelop-
pement, sollicitent toutes ses compétences (motricité,
langage, socialisation…), lui présentent le monde et
lui parlent de lui.
Dans cette crèche, c’est un CD de comptines qui invite
les enfants à chanter lors des temps de regroupements
Ouvrir des espaces de créativité au quotidien 79

du matin. Les chansons défilent, mais l’attention des


enfants se perd ; regarder dans la direction de la mini-
chaîne n’est pas très intéressant. Un échange en équipe
a permis une réflexion autour des façons de redonner
vie à ce moment : partager, improviser, choisir, être
actifs et mobiles grâce aux gestes, concentrés grâce
à la consensualité. Élodie, auxiliaire de puériculture,
a eu l’idée de construire une boîte dans laquelle elle
a installé de petites marionnettes à doigts, que les
enfants saisissent et qui évoquent une ou plusieurs
chansonnettes. Depuis, « on se dit bonjour » puis le
bestiaire défile : « la famille tortue », « le petit chat
triste », « Gaspard le canard bizarre », « la fourmi »,
« la baleine »… Ce temps dure maintenant de plus
en plus longtemps, et le répertoire des enfants – et
des adultes – s’étoffe au fur et à mesure de l’évoca-
tion de nouveaux animaux. C’est avec jubilation que
les enfants s’identifient au chien coquin, au chat qui
transgresse, aux poules qui n’en font qu’à leur tête…
Dans cette autre crèche, c’est une stagiaire préparant
son CAP en alternance qui a constitué et plastifié des
« fiches » illustrant les diverses comptines du réper-
toire. Elle avait constaté que certains enfants étaient
en mesure d’exprimer une demande, mais que d’autres
avaient encore du mal à évoquer les différentes comp-
tines connues. Ce support leur a permis à eux aussi de
choisir ce qu’ils avaient envie d’entendre.
80 Jouer, rêver, inventer…

Raconter des histoires

Depuis les années 1970-1980, la littérature enfan-


tine a connu un bel essor, le dynamisme de certaines
maisons d’édition et la sensibilité des auteurs et illus-
trateurs apportant aux enfants tout un monde vivant
et peuplé de toutes sortes d’individus.
Les albums font rêver, comprendre le monde, et
sont prétexte à des jeux et des échanges. Les enfants y
trouvent moult occasions de (se) penser, s’identifiant
là encore aux héros, qu’ils soient humains ou animaux,
et projetant sur eux leurs conflits internes, tout en
prenant une salutaire distance.
« Tu peux raconter l’histoire du loup qui mange la
maîtresse et tous ses élèves ? » demande Hiba. La
professionnelle ne voit pas du tout de quelle histoire
il peut bien s’agir… Elle montre certaines couver-
tures de livres à l’enfant, qui lui répond toujours par
un « non » de la tête. Devant La vie secrète du loup 3,
Hiba finit par acquiescer : c’est bien de ce livre qu’elle
parlait. Elles commencent donc la lecture et arrivent
effectivement à une page où le loup a le ventre empli
de la maîtresse et de tous ses élèves. Hiba interrompt
alors la professionnelle : « Ben moi aussi, ma maman,
avant elle m’avait dans son ventre… »

3. E. Manceau, La vie secrète du loup, Paris, éd. Tourbillon, 2011.


Ouvrir des espaces de créativité au quotidien 81

Hiba, grâce au support de cet album, trouve une


forme et des contours plus clairs à ses questionne-
ments sur l’énigme de la grossesse.
Le jeu avec la fiction, avec l’imaginaire, permet un
travail psychique, aide à se défendre contre l’angoisse
en lui donnant des formes repérables, cernables 4.
La diversité des modalités d’illustration, tant dans
les techniques et les styles qu’au regard des choix
définissant le rapport entre texte et images, introduit
l’enfant à l’univers artistique, mais aussi favorise une
pensée associative, invite à des digressions, enrichit sa
perception du monde et lui laisse sa part.
Ainsi, nous pouvons observer des tout-petits se saisir
d’un album tout juste raconté ou lu par l’adulte, et en
extraire une tout autre histoire, sans doute davantage
en rapport avec ce qui l’intéresse ! Là encore, préserver
un espace de liberté pour que l’enfant « joue » avec
le livre et interprète à sa façon l’univers singulier des
auteurs est tout aussi enrichissant que la lecture fidèle.
Les imagiers, dans leur extraordinaire diversité, sont
un médiateur de choix pour ces temps d’échange et
de découverte partagée.

4. R. Diatkine, M. Bonnafé, J. Roy, avec la collaboration de


C. Camus, C. Brandao, « Les jeunes enfants et les livres », Psychia-
trie de l’enfant, vol. XXIX, n° 2, 1986, p. 319-361.
82 Jouer, rêver, inventer…

Claire, agent auprès des enfants, présente un imagier


sur les objets du quotidien. Elle le présente, et attend.
Les mots ne tardent pas : « Du pain ! », « Maman
l’achète, moi donne la pièce ! » – « Pour du chocoya. »
La professionnelle accueille les idées de chacun, les
reformule, encourage les commentaires, permettant
ainsi que, au-delà de la simple dénomination, s’en-
gage un partage d’expériences autour de cette fenêtre
ouverte sur le monde.
Cette découverte créative d’un objet tout simple,
qui pourrait au contraire être « enfermante » (sur le
mode : « qu’est-ce que c’est ? Du pain »), superpose
à un temps de construction du langage un moment
d’expression de soi, de rencontre entre l’objet extérieur
et le monde interne de chacun. Il s’agit donc d’une
autre modalité d’expression de la transitionnalité.
À l’âge des premières combinaisons de mots, le
jeune enfant comprend que parler lui permet de s’ap-
proprier le monde, de questionner, d’obtenir, et de
témoigner de sa vie intérieure. Il saisit les différents
éléments linguistiques, les combine entre eux, et ainsi
crée le langage 5. Cela donne par exemple : « Il a metté
le pain là », et autres énoncés qui témoignent de la
grande capacité inventive de cet âge, capacité qu’il

5. K. Martinaud-Thébaudin, Langage et lieux d’accueil, Toulouse,


érès, coll. « 1001 BB », 2005.
Ouvrir des espaces de créativité au quotidien 83

convient de soutenir pour que l’enfant conserve le


plaisir du verbe tout en lui renvoyant, dans l’échange,
les « bonnes formes » de la langue.
La façon dont l’adulte est attentif à l’enfant lui
permet ainsi également de l’accompagner dans la
construction de son langage.

S’autoriser à jouer

Lors des réunions d’équipe, des séances d’analyse


des pratiques, voire en formation 6, il est frappant de
constater que nombre de professionnelles considèrent
que jouer avec l’enfant ne fait pas partie de leurs tâches,
et que leur rôle consiste surtout à assurer une présence
contenante et un aménagement favorable :
« Vous jouez avec eux ? Non, je ne joue pas avec eux,
je suis là. » (Dominique Tesson, auxiliaire de puéri-
culture crèche départementale Joséphine-Baker,
Bagnolet)
« Mon rôle est vraiment l’observation ; c’est comme ça
que je vais m’adapter, adapter l’aménagement de l’es-
pace et les propositions de jeux. » (Fatou Badiane, EJE,
crèche départementale Joséphine-Baker, Bagnolet)

6. Nous nous référons également aux entretiens semi-directifs menés


par L. Martins Dos Santos auprès de différentes catégories profes-
sionnelles, concernant leur conception de leur rôle vis-à-vis du jeu
de l’enfant.
84 Jouer, rêver, inventer…

Nous ne pouvons qu’être d’accord avec ce position-


nement, que nous avons d’ailleurs développé plus haut.
De plus, les professionnelles se défendent de jouer avec
l’enfant, mettant en avant la crainte d’interférer dans
leurs jeux, de les « polluer ». Et jouer avec l’enfant va
parfois à l’encontre de ce qu’elles ont « appris », de
leurs convictions sur ce qu’est le travail. Car est-il bien
décent de s’amuser au travail ?
Au quotidien, auprès des enfants, cette posture
énoncée n’est toutefois pas la seule adoptée par les
professionnelles. Sans doute ne leur semble-t-elle pas
réellement suffisante.
Si nous prenons le temps de nous installer ne
serait-ce que quelques minutes dans une section de
crèche, par exemple, que constatons-nous ? Que les
enfants sollicitent, offrent des « cafés », ont besoin de
partenaires dociles à qui faire des piqûres… Alors ils
ont besoin d’adultes disponibles, qui s’autorisent à
jouer et en conservent le goût. Pour cela, « rester en
lien avec l’enfant que l’on a été » est peut-être un atout
professionnel, pour autant que ce lien soit souple.
Quentin, ludothécaire à la médiathèque commu-
nautaire de Lardy (91), prend la parole lors d’une
conférence sur le jeu du tout-petit 7, et témoigne de la

7. Médiathèque de Lardy, communauté de communes Entre Juine


et Renarde, Essonne.
Ouvrir des espaces de créativité au quotidien 85

persistance de son plaisir à jouer : « J’ai des souvenirs


extraordinaires des jeux de mon enfance ; avec mon
frère, nous passions les journées à la cave (rires de
l’assistance, qui imagine le pauvre Quentin enfermé
dans l’obscurité). Non, c’était un sous-sol aménagé,
où nous créions tout un univers imaginaire, jouant
sans fin des scénarios fantastiques. Il y avait même un
castelet, nous fabriquions des marionnettes et inven-
tions des spectacles. »
La maman de Quentin était assistante maternelle, son
fils a fait son métier de l’envie de partager des jeux, de
prolonger infiniment ces temps créatifs.
Parfois ce sont aussi « les enfants qui ne jouent
pas » que l’on peut observer ; en réunion d’équipe,
c’est d’ailleurs souvent de ces enfants-là qu’il est ques-
tion : il y a ceux qui « s’ennuient », ceux qui « piquent
constamment les jouets des autres », ceux qui passent
leur temps à « déménager », ceux qui « papillonnent »
d’une activité à l’autre sans jamais se poser, etc. Ces
manifestations constituent des « loupés », des « ratages »
qui mettent les professionnelles à mal.
« Je me souviens d’un enfant qui refusait de jouer ; il
restait assis avec son doudou et sa tétine. À la maison,
il jouait bien, mais à la crèche il refusait. La maman
reprenait son travail, elle aurait aimé le garder et il
n’est arrivé qu’à 16 mois. J’avais un sentiment d’im-
puissance ; il ne voulait pas. Je ne savais pas comment
86 Jouer, rêver, inventer…

l’aborder. Il ne parlait pas beaucoup, il chouinait. Cela


me renvoyait de la tristesse, un malaise ; ce souvenir
est encore très douloureux pour moi. » (Dominique
Tesson, auxiliaire de puériculture, crèche départemen-
tale Joséphine-Baker, Bagnolet)
Ces descriptions, qui recouvrent des situations
individuelles très différentes, sont des occasions pour
l’équipe de réfléchir globalement à l’enfant concerné,
à son vécu, à l’aménagement de l’accueil qui lui est
proposé.
Les adultes, alors, se retroussent les manches pour
essayer de répondre aux besoins de l’enfant : plus de
sécurité affective, davantage d’échanges entre l’équipe
et les parents, des temps en groupe plus restreint, des
moments d’échange très individualisés, quand c’est
possible. Et parfois, il apparaît que ce dont l’enfant a
besoin, c’est d’un partenaire de jeu pour favoriser son
accès à la symbolisation – au jeu symbolique – quand
il n’en est pas encore tout à fait là.
« En ce moment nous accueillons Timothée : très
en fusion avec sa mère, son adaptation a été compli-
quée. Au début, il ne faisait rien mais il fallait qu’il me
suive partout. J’ai commencé avec le livre, raconté des
histoires. Il m’apportait des livres, je racontais, et après
ça s’est fait, ça s’est ouvert. Comme il était collé à moi,
il n’y a que le livre qui pouvait faire médiateur, nous
Ouvrir des espaces de créativité au quotidien 87

mettre en relation. Le livre comme objet permettant


l’ouverture, un tiers. C’est toujours l’idée d’“aller cher-
cher” l’enfant pour qu’il puisse jouer. » (Dominique
Tesson, auxiliaire de puériculture crèche départemen-
tale Joséphine-Baker, Bagnolet)
Ainsi, s’autoriser à jouer avec l’enfant peut constituer
un véritable « coup de pouce », permettre de fluidifier,
de dépasser certains obstacles qui jalonnent commu-
nément le développement de l’enfant. Winnicott le
disait déjà : « Il ne faut jamais oublier que jouer est une
thérapie en soi. Faire le nécessaire pour que les enfants
soient capables de jouer, c’est une psychothérapie qui
a une application immédiate et universelle 8. »

Accueillir les familles

Les centres de PMI sont destinés à toutes les familles


et enfants de moins de 6 ans. Parmi les familles accueil-
lies, certaines présentent, de par leur histoire ou leur
contexte de vie, des points de fragilité et de vulnérabi-
lité divers qui vont nécessiter un accompagnement plus
resserré des équipes pluridisciplinaires. Cela amène les
professionnelles à inventer de nouveaux dispositifs, tels

8. D.W. Winnicott, « Jouer, proposition théorique », dans Jeu et


réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.
88 Jouer, rêver, inventer…

que les espaces de jeu, afin de rompre l’isolement de


certaines familles et de proposer un étayage éducatif.
Les deux situations suivantes ont été rapportées par
L.B., EJE en centre de PMI. « Proposer un espace de
jeu en PMI permet d’accueillir, de façon informelle,
des difficultés qui ne se disent pas, des situations qui
“frottent” un peu. La présence de l’EJE, sa posture, crée
une possibilité de rencontre où chacun peut s’exprimer,
prendre du plaisir à jouer, à être avec l’autre, à échanger.
Les jumeaux Luka et Yulian, 14 mois, sont venus jouer
avec leur mère ; ils explorent les jouets, tout en se
déplaçant dans l’espace de jeu.
À leur disposition, des modules de motricité, des dalles
tactiles, des jouets à pousser, un tableau d’éveil, une
pomme de pin, un grand morceau de papier cadeau
métallisé, un gros galet, une pyramide cylindre, une
balle, etc.
Luka met le galet à la bouche, le tourne, le retourne,
le suce.
« Bah voilà, je vais vous donner des cailloux pour
jouer », dit sa mère.
– Les objets que l’on détourne sont les meilleurs
jouets au monde, du moment qu’ils sont sans danger,
remarque l’EJE.
– Oui, oui, je vois ça.
– Il n’y a pas besoin d’acheter une multitude de jouets.
Parfois un carton qui se transforme en bateau suffit.
Dans les cuisines, les placards avec les boîtes en plas-
tique et les cuillères en bois font merveille.
– Yulian adore vider toutes les boîtes du placard. »
Ouvrir des espaces de créativité au quotidien 89

Un téléphone sonne. Luka s’arrête, retire une cuillère


en plastique de sa bouche et la met derrière sa tête.
« Allô, bonjour, oui, Luka est là, il joue avec son frère
et sa maman », renvoie l’EJE.
Luka arrive et met sa main sur l’oreille de la
professionnelle.
« Allô, oui », puis elle met sa main sur l’oreille de Luka
et dit : « C’est pour toi. »
– Aho… ?
Leur mère sourit et dit : « Luka met toujours sa main
derrière sa tête comme s’il avait une oreille derrière
lorsqu’il entend un téléphone. »
Yulian arrive et a très envie de reproduire le même
jeu avec l’EJE mais la place est prise par son frère. La
professionnelle lui propose de le faire avec sa mère, qui
s’en saisit : « Viens, Yulian, on va le faire ensemble. »
Cette observation fait écho aux deux aires de jeux
qui se chevauchent, pour D.W. Winnicott 9 : celle de
l’enfant et celle de la professionnelle. C’est aussi dans
ce chevauchement d’espaces que se conçoit la rencontre
avec le parent ; c’est ainsi que l’on peut croiser les
regards, partager les observations, « porter ensemble »
l’enfant et permettre de le penser, donner du sens à
son activité et la laisser se déployer.

9. D.W. Winnicott, « Jouer, proposition théorique », dans Jeu et


réalité, op. cit.
90 Jouer, rêver, inventer…

Les jumeaux reviennent jouer un autre jour. Ils partent


explorer les jeux pendant que leur mère échange avec
l’EJE.
« J’ai fait comme on avait dit la dernière fois : je leur
ai laissé des boîtes en plastique avec des cuillères en
bois dans la cuisine pendant que je cuisinais plutôt
que de leur mettre la télévision, et ça a marché un
peu. Ils ont joué. »
Dans notre société, les écrans viennent entraver
la mise en œuvre des capacités des enfants ; il est
indispensable de pouvoir échanger avec les parents
sur l’importance du jeu chez le tout-petit afin de
lui permettre de s’exprimer, d’utiliser ses capacités
physiques, cognitives…
Ces aménagements d’espaces symboliques
permettent également aux professionnelles de se laisser
prendre au jeu et d’y inviter les parents.
Dans cette autre situation, la dînette est un jeu d’imi-
tation qui fait écho aux pratiques culturelles des
familles. La mère se prête au jeu en oubliant que la
cuisine doit être ordonnée.
Emel joue à la dînette ; elle sort les assiettes et les met
sur la table, puis les couverts, puis les verres, etc.
Sa mère dit : « Oh là là, elle va vous mettre le bazar,
elle est en train de tout sortir !
– C’est fait pour, ne vous inquiétez pas, répond l’EJE.
Les jouets sont faits pour être utilisés, ranger, ce n’est
pas jouer. »
Ouvrir des espaces de créativité au quotidien 91

Puis Emel dit quelque chose en prenant une bouteille.


« Je n’ai pas compris ce que tu as dit, Eme, précise
l’EJE. Je n’ai pas le bon décodeur.
– Elle a dit : “Süt”, répond sa mère. Ça veut dire “lait”
en turc.
– « Ah, j’aurai appris un nouveau mot aujourd’hui.
Vous ne le savez pas encore, mais vous avez du monde
ce midi à table ! »
Sa mère sourit et dit : « Oui, on dirait qu’il y a toute
la famille mais je crois que je n’ai pas assez à manger. »
Puis Emel fait comme si elle mettait les aliments dans
les assiettes.
Ainsi, dans un juste échange, chacun peut prendre
plaisir à partager, ne serait-ce qu’un instant, une belle
part de créativité.
Bulle de vie : Une histoire de rotofil 10
Un matin, en animation au rpe, Léon s’est habillé avec
une robe de princesse rose et un casque à visière de
chevalier. Il vient vers moi et me demande : « Est-ce
que tu as un ro-o-iiii ? » Je lui demande de répéter ;
ne comprenant toujours pas, je demande à son assis-
tante maternelle de quoi il parle. « Il vous demande
si vous avez un rotofil, il en cherche un depuis ce
week-end, il a demandé à ses parents, à moi… »
Non, je n’ai pas de rotofil (chez moi on dit
« coupe-fil ») mais on peut essayer d’en construire
un avec ce qu’on a. Une barquette en plastique, un fil
de scoubidou, une baguette faite en papier roulé, de
l’adhésif pour tenir le tout. Et ça marche ! Certes, ça
ne coupe pas l’herbe, mais ça permet à Léon de jouer
au rotofil comme il en avait envie. Ça donne envie
aux autres : Noémie prend un canard à roulettes pour
imiter… Plusieurs assistantes maternelles bricolent
des rotofils pour les enfants chez elles de diverses
façons. Le rotofil initial se cassera après trois ou
quatre mois d’utilisation intensive.
Entre-temps, un magasin de jardinage a mis en vente
cet outil pour les enfants (information donnée par les
parents de Léon). Il est en plastique, n’a pas de fil

10. Rapportée par Claire Gruel, animatrice du RPE (ex-RAM) de


Bouray-sur-Juine (91).
mais une roulette qui fait un petit bruit. J’en achète
deux pour le relais. Les enfants jouent très régulière-
ment avec, ça roule avec un petit bruit, la fonction
initiale est rarement évoquée : quand les enfants
jouent dehors avec, ils restent sur la dalle et ne vont
plus dans l’herbe. Le mot « rotofil » est désormais
utilisé par tout le relais pour désigner le « coupe-fil »
ou « coupe-bordure ».
II

La créativité
des professionnelles
Soutien, modes
et conditions d’expression
6

Soutenir la créativité
des professionnelles

u quotidien, la pensée des professionnelles

A doit faire un grand écart : concilier la pensée


opératoire, qui rationalise, optimise, évalue,
et la pensée poétique – pensée de la fantaisie – qui
accompagne l’enfant sur le chemin de la créativité.
Pour que les adultes puissent soutenir la créativité de
l’enfant, ne faudrait-il pas veiller à protéger leur propre
capacité à penser et à rêver, et leur liberté de le faire ?
Lorsque la professionnelle est envahie par le groupe
d’enfants, quand elle est accaparée par l’organisation
matérielle, elle perd sa disponibilité psychique, condi-
tion nécessaire pour penser singulièrement l’enfant et
laisser se déployer sa créativité.
98 Jouer, rêver, inventer…

Tout comme chez l’enfant, c’est la qualité de


l’environnement qui permet ce déploiement. Or, il
ne suffit pas de souhaiter la créativité pour qu’elle
advienne ; elle ne peut prendre son essor que dans un
juste équilibre fait de confiance, de liberté, de sécu-
rité. Prendre le risque de créer et de partager ses créa-
tions implique – comme pour l’enfant – de se sentir
pris en compte dans sa singularité, soutenu par un
regard bienveillant et respectueux. Autrement dit, le
professionnel a besoin d’être reconnu dans sa position
subjective comme un être de désir et non comme un
agent interchangeable, un pion, dont la présence auprès
des enfants est la résultante de règles et des calculs
managériaux.
L’équipe d’encadrement, qu’il s’agisse des cadres
hiérarchiques ou du psychologue, joue un rôle fonda-
mental, en tant que garante de cet environnement
favorable ; sans quoi augmente le risque que le fonc-
tionnement institutionnel achoppe, se grippe, se
rigidifie.

Soyez créatives !

Une crèche privée, dont le propriétaire gérant a l’expé-


rience du « management » ; il a rédigé un projet péda-
gogique où il est question de bientraitance, d’éveil,
Soutenir la créativité des professionnelles 99

de respect des rythmes. Les professionnelles, dont les


fiches de poste sont définies précisément, sont déga-
gées de tout questionnement organisationnel : leur
rôle est de se couler dans le planning et imaginer des
activités – des activités originales ! Planifiées, prépa-
rées, organisées, parce que sinon les enfants s’ennuient.
Mais voilà que tout s’enraye, rien ne fonctionne : sur
le terrain, zéro créativité, des activités contraintes,
des ratés dans l’exécution des tâches, de la mauvaise
humeur. La tension monte. Les professionnelles se
sentent dévalorisées, épiées, contraintes. Comment
se montrer créatives et originales quand tout vous
renvoie à une position d’exécutante ?
Le gérant recrute une psychologue pour former
l’équipe autour du jeu, de l’imaginaire : « Il faut leur
donner des pistes de travail, leur montrer ce qu’il
faut faire, et comment ! » La psychologue s’installe,
observe. Elle voit des professionnelles attentives aux
besoins des enfants, fines observatrices, mais qui se
désorganisent totalement à l’heure des activités. Des
enfants de 18 mois se retrouvent alors assis dans des
sièges à accoudoirs, coincés contre la table, devant
une feuille de petit format avec un grand pinceau à
tremper dans un pot de fromage blanc au fond duquel
est versé un peu de peinture.
La psychologue relève des points positifs, elle
remarque qu’il y a vraiment de bons moments avec
les enfants. Elle met des mots sur le découragement,
l’absence de reconnaissance, elle soutient, écoute
les professionnelles, les questionne sur leurs envies,
100 Jouer, rêver, inventer…

leurs rêves fous. Ça les fait rire : leurs rêves ? Quels


rêves ? Pas de place ici pour les rêves ! La psycho-
logue en appelle à Winnicott, à Tony Lainé… On
peut toujours compter sur eux. Elle mobilise sa propre
créativité, elle conte (pas avec des chiffres), elle écrit
une histoire à partir des observations faites. Là, les
professionnelles s’amusent, reconnaissent les enfants,
associent avec leurs propres observations, se voient
dans un miroir plus avantageux ; elles osent s’exposer.
D’une rencontre à l’autre, entre grincements, rires,
excitation, dépit, l’équipe se lance, se met à raconter, à
chanter, à imaginer une autre organisation des espaces,
d’autres types de jeux…
Soutenir la créativité des professionnelles, c’est leur
donner du jeu, de l’espace ; leur permettre de laisser
vivre en elles leur créativité enfantine, leur spontanéité,
leur inventivité, de façon à ce qu’elles puissent conti-
nuer à s’émerveiller devant les trouvailles des enfants,
visiter leur univers.

Rencontres artistiques

La créativité des professionnelles peut être soutenue


par l’intervention d’artistes en EAJE. Ces démarches
ont un double effet : mettre l’enfant en contact avec la
relecture artistique du monde (relecture sensible, senso-
rielle : l’artiste propose son interprétation du monde ;
Soutenir la créativité des professionnelles 101

il joue avec le sensoriel, provoque des sensations, crée


des émotions 1) ; inspirer les professionnelles, nourrir
leurs savoir être qu’elles pourront ensuite mettre au
service de l’enfant. Loin d’une simple transmission
opératoire, il s’agit de soutenir la capacité de jouer
avec, de construire quelque chose qui ne soit pas de
l’ordre du « c’est comme ça qu’il faut faire ».
Notons que l’intérêt de ce type de démarche n’est
pas une découverte récente. Déjà en 1989, un proto-
cole d’accord entre le ministère de la Culture et le
secrétaire d’État à la Famille 2 visait à mettre en place
une politique commune d’éveil culturel et artistique à
destination du jeune enfant. Il reconnaissait les activités
d’éveil artistique comme « facteur de développement
du jeune enfant ». Les axes prioritaires de ce protocole
étaient déjà le soutien à des actions d’éveil culturel
et artistique, ainsi que la formation des personnels
travaillant auprès des jeunes enfants.

1. J. Rouland, « Donnons-leur du lait et du beau ! L’enfant et l’émo-


tion artistique », Les cahiers de l’éveil, n°1, www.enfancemusique.
asso.fr, 1998.
2. Protocole d’accord entre le ministre de la Culture, de la Commu-
nication des grands travaux et du bicentenaire, et le secrétaire d’État
auprès du ministre de la Solidarité, de la Santé et de la Protection
sociale chargé de la famille, 1989.
102 Jouer, rêver, inventer…

Plus récemment, le rapport de Sophie Marino-


poulos réaffirme l’intérêt pour les jeunes enfants de
grandir dans une « culture du sensible, de l’esthétique,
des mots, afin qu’ils puissent développer leurs capacités
identificatoires, le respect d’autrui, la protection de
la dignité, la reconnaissance de la différence, l’empa-
thie – tous ces éléments qui jouent un rôle majeur dans
la pacification sociale 3 ». Elle y développe le concept
de « Santé Culturelle », qui naît de la rencontre du
travail des professionnelles de l’enfance et de la famille
et des artistes qui s’engagent auprès des très jeunes
enfants, pour les nourrir sensoriellement et répondre
à leur appétence.
Le cinquième principe de la Charte nationale pour
l’accueil du jeune enfant 4, texte issu du rapport de
Sylviane Giampino sur le développement du jeune
enfant 5, considère explicitement ce point comme
fondamental : « Je développe ma créativité et j’éveille
mes sens grâce aux expériences artistiques et culturelles.

3. S. Marinopoulos, « Une stratégie nationale pour la Santé Cultu-


relle : promouvoir et pérenniser l’éveil culturel et artistique de l’en-
fant de la naissance à 3 ans dans le lien à son parent », 2019.
4. Arrêté du 23 septembre 2021, https://www.legifrance.gouv.fr/
jorf/id/JORFTEXT000044126586
5. https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport-giampino-vf_
modif-17_08_16.pdf
Soutenir la créativité des professionnelles 103

Je m’ouvre au monde par la richesse des échanges


interculturels. »
« Avec le budget du RAM, je fais le choix de faire venir
des intervenants artistes, qui contribueront à profes-
sionnaliser les assistantes maternelles. L’intervention
d’une danseuse a été magique à vivre. Les trois assis-
tantes maternelles sont arrivées avec leurs onze enfants
dans la salle de spectacle municipale. La danseuse avait
installé sur la scène tissus, peluches et divers objets,
dont ceux que les assistantes maternelles avaient
apportés sur le thème indiqué (éléments évocateurs
de milieux marins). Chacun a été invité à participer
comme il voulait, à son niveau, sans parole : libre
circulation des adultes et des enfants parmi les objets
éparpillés. Une bande-son, avec des morceaux variés,
induisait chaque fois des façons de danser différentes.
Les enfants étaient en grande complicité à certains
moments, et à d’autres en lien avec leur assistante
maternelle ou d’autres adultes présentes. La danseuse
évoluait parmi eux, s’exprimant aussi librement, adres-
sant parfois des moments de danse à un enfant avec
lequel pouvait ainsi se créer une interaction rythmique
et corporelle.
Les enfants pouvaient être au sol, se roulant sur/
sous les tissus, s’engageant dans des interactions en
imitation les uns des autres. Les objets pouvaient être
investis pour élargir les mouvements.
Les assistantes maternelles étaient spectatrices
actives et impliquées, mais il n’est pas évident de se
lâcher, danser et bouger devant d’autres adultes ; la
104 Jouer, rêver, inventer…

bienveillance et l’ambiance induites par l’artiste faci-


litent cela.
Les observations partagées ont été très riches : constater
que les adultes pouvaient ressentir dans leur corps ce
que l’enfant voit ; repérer qu’un enfant dont il n’est pas
facile de capter l’attention peut rester six minutes dans
une interaction dansée ; observer comment le rythme
habite le corps d’un enfant, dans un “sur-place moteur”
en résonance avec le corps des autres…
Participer à cela donne envie aux assistantes mater-
nelles, qui rebondissent ensuite chez elles, avec les
enfants accueillis. Tout ça, c’est de la résonance entre
des envies et des habitudes.
Auparavant, les assistantes maternelles demandaient
que je fasse venir des compagnies pour des spectacles.
Depuis quelque temps, avec le soutien de la musi-
cienne “intervenante communautaire”, elles préparent
ensemble des spectacles, notamment de marionnettes.
Les temps de préparation sont des moments de convi-
vialité précieux pour ces professionnelles en risque
d’isolement dans leur pratique quotidienne. Le résultat
est gratifiant : quel plaisir de voir les yeux des petits rivés
au castelet, les bouches béantes, la participation de tous
aux comptines insérées dans les spectacles !
Tant qu’elles n’ont pas vécu, pratiqué cela, elles ne
peuvent pas l’imaginer ; d’où leurs demandes anté-
rieures, par lesquelles elles étaient plus consomma-
trices qu’actrices.
J’essaie d’impulser ce type de dynamique, d’inviter
les assistantes maternelles à créer et à offrir leur
Soutenir la créativité des professionnelles 105

créativité aux enfants. (Claire Gruel, animatrice du


RPE (ex-RAM) de Bouray-sur-Juine [91])

« Parallèlement à mon travail à la crèche, je suis béné-


vole pour l’association 1, 9, 3 Soleil 6, qui s’occupe de
spectacles pour enfants. En contrepartie de mon béné-
volat, il arrive que nous puissions accueillir des artistes
qui souhaitent expérimenter une action. Ainsi, une
compagnie du collectif Puzzle est venue à la crèche
pour proposer un atelier ; ils ont tapissé complètement
une pièce qu’on avait vidée, murs et sols. Les enfants
entraient, on leur donnait du charbon, des craies et
des feutres, et ils dessinaient. C’était intéressant, c’était
pour les bébés aussi. C’était une belle expérience.
On a eu également une intervenante plasticienne qui,
en situation, nous a donné des trucs facilitant l’utili-
sation de la peinture avec des tout-petits (une boîte
d’œufs comme palette, par exemple). L’objectif est
double : une expérience pour les enfants, mais aussi
une formation pour les adultes, qui s’inspirent après
de ce qu’ils ont partagé.
Récemment, une compagnie est venue faire une répé-
tition à la crèche ; c’était intéressant pour les artistes
d’avoir un vrai public pendant qu’ils mettent en place
un spectacle. Le dernier jour, ils ont présenté leur
création : un parcours sensoriel avec les objets de la
nature. » (Léticia Marin Marin, EJE, crèche départe-
mentale Joséphine-Baker, Bagnolet)

6. https://www.193soleil.fr/, « Pôle ressource spectacle vivant très


jeune public en Seine-Saint-Denis et au-delà… »
7

Histoires pour enfants,


ou histoire de l’enfant ?

orsque l’on évoque, avec les professionnelles,

L l’usage qui est fait des objets culturels du jeune


enfant (comptines, contes, albums enfantins),
elles mentionnent souvent leur besoin de support :
recours à des musiques et comptines préenregistrées
pour inciter l’enfant à chanter, ou encore appui sur
un album pour raconter une histoire.
« Je ne sais pas inventer des histoires ; j’ai besoin de
partir d’une base ; je n’ai pas l’imagination néces-
saire pour développer quelque chose. Je ne sais pas ce
qui pourrait m’aider à le faire. Peut-être que c’est de
l’autocensure, la crainte que ce ne soit pas super, pas
abouti, alors que c’est sûr que les enfants apprécie-
raient. » (Mélanie Druesne, EJE et responsable de la
structure Les P’tits Bidous, Bouray-sur-Juine)
108 Jouer, rêver, inventer…

Certains supports semblent moins accessibles,


les imagiers ou livres sans texte mettent mal à l’aise
certaines professionnelles par exemple : comment
« lire » ce type de livre ? Ici, trop de liberté semble
inquiéter. Certains types d’objets culturels sont égale-
ment moins utilisés : « Moi, je ne sais pas chanter ! »
peut-on entendre parfois. Mais chanter, pour un
enfant, a-t-il vraiment quelque chose à voir avec
l’idée d’un quelconque « savoir » ? L’enfant sera-t-il
vraiment choqué d’une fausse note ou d’une mélodie
faisant quelques infidélités à celle apprise à l’école
d’auxiliaires de puériculture ? Au contraire, un oubli
des paroles, un nouveau rythme ne pourraient-ils pas
relancer l’intérêt des tout-petits ?
Pourquoi les adultes n’« osent »-ils pas ? Par crainte
de s’exposer sous le regard des collègues ? En raison de
la perte d’accès à leur propre créativité ?
« Il y a beaucoup de timidité, de retenue dans l’équipe,
bien que tout le monde se connaisse bien. On a peur
de ce que l’autre pourrait penser : qu’est-ce qu’ils vont
penser de ce qui est sorti de ma tête ?
Peut-être qu’une intervention extérieure pourrait
permettre de se projeter plus facilement, donner envie
d’essayer, impulser de nouvelles idées. » (Mélanie
Druesne, EJE et responsable de la structure Les P’tits
Bidous, Bouray-sur-Juine)
Histoires pour enfants, ou histoire de l’enfant ? 109

En formation, beaucoup témoignent de leur peur


de « faire mal », et de leurs multiples questionnements
sur ce qui serait « bon » pour l’enfant. Raconter des
histoires de loup provoque-t-il des cauchemars ?
Peut-être faut-il, pour que la créativité des adultes
se déploie, les mêmes conditions que pour les enfants :
rassurer (sur les enjeux, les compétences, la bienveil-
lance des auditeurs), nourrir (diffuser les répertoires
traditionnels, proposer des trames) et inciter.

Ouistiti et Ouastata

Il était une fois, un groupe d’assistantes maternelles de


la crèche familiale de Plaisir (78). Elles étaient réunies
pour une formation autour des comptines et contes
pour les tout-petits.
En début d’après-midi, la formatrice parla de certaines
des caractéristiques des contes : leur structure, la
présence du héros, une situation de manque ou
danger, et une fin heureuse.
Et soudain, elle fit cette proposition qui leur parut
effrayante : « Par groupes de trois ou quatre, imaginez
ensemble le conte du petit Ouistiti et du grand Ouas-
tata. Impossible de lui faire préciser ce que pouvait
bien être un Ouastata…
Et c’est ainsi que furent créés, en une quinzaine
de minutes, des contes qui pourraient tout à fait
110 Jouer, rêver, inventer…

s’inscrire dans la tradition et captiver les jeunes enfants


accueillis.
… Voici les histoires inventées à cette occasion,
dans leur version originale. Comme les contes, elles
nous font voyager vers des contrées bien différentes,
et éprouver toute une gamme d’émotions. Comme
les contes, aussi, elles illustrent le parcours du petit
enfant grandissant.
Ce sont des formes courtes, simples, efficaces, qui
disent l’essentiel.
Plusieurs histoires ont été construites selon une
structure de « randonnée » : succession un peu répé-
titive d’épisodes ou d’étapes, avant la chute heureuse.
Ouistiti se réveille de la sieste :
Mais où est Ouastata, mon doudou ?
Sous la couette ? Oh non, pas là !
Sous le lit ? Oh non, pas là !
Ouistiti commence à pleurer :
Où est Ouastata ? Peut-être dans ma turbulette…
Oh ! le vilain Ouastata !
Ouistiti sent quelque chose à ses pieds :
Youpiii !
Ouastata était bien là, au fond de la turbulette.
La plupart du temps, comme dans ce récit, Ouis-
titi est le héros auquel l’enfant peut s’identifier, avec ses
peurs, ses besoins, sa dépendance.
Histoires pour enfants, ou histoire de l’enfant ? 111

Ouistiti a faim. Il monte sur un bananier chercher une


banane. Mais voilà qu’il tombe !
Alors arrive Ouastata, qui lui demande ce qui lui est
arrivé, et pourquoi il est monté sur ce bananier.
Ouistiti lui explique qu’il a très faim.
Ouastata s’approche de lui,
lui caresse la tête et lui donne une banane.
Heureusement, Ouistiti n’est pas seul au monde ;
un grand Ouastata (auxiliaire) veille sur lui.
Un petit Ouistiti marchait, marchait…
Il était très malheureux et s’ennuyait.
Il rencontra Ouastata, qui lui dit :
« Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as peur et tu es seul ?
Mais ne t’inquiète pas ! Je suis là ! Je vais faire un tour
avec toi ; je suis ton copain ! »
Il était une fois, petit Ouistiti qui cherchait son
doudou.
Sur son chemin, il rencontra son ami Ouastata :
« Veux-tu m’aider à retrouver mon doudou ?
– Oui, je veux bien t’aider à retrouver ton doudou ;
nous allons refaire le tour de la maison… »
Rien ! Ils font aussi le tour du jardin ; rien autour des
arbres, rien dans les buissons…
Alors petit Ouistiti et Ouastata vont chercher plus
loin, autour du lac.
Mais attention de ne pas tomber dans l’eau !
Et au loin, il voit son doudou.
Sur le ponton.
112 Jouer, rêver, inventer…

Il le rassure, le met à l’abri du danger, et crée des


liens avec lui…
Ouistiti, le petit oiseau, est tombé du nid dans la forêt
soudain silencieuse.
« Cui-cui, je suis perdu. Je veux ma maman, j’ai peur,
j’ai faim, cui-cui… »
La forêt est silencieuse… Ouistiti a très peur… Des
ombres noires l’entourent…
Soudain, un bruit d’ailes, et :
« Hou… Hou… je m’appelle Ouastata. Que fais-tu
là ?
– Je suis tombé, je ne sais pas voler, j’ai très peur !
– Viens avec moi, sur mes ailes ! »
… Et ils partent… Hou… Hou… ! Sauvé !
Il était une fois, dans un pays d’Afrique centrale, un
rasta africain qui se prénommait Wastata.
Un jour, Wastata se promenait dans la forêt pour cher-
cher des provisions.
En ramassant des grenadines, il trouva un petit Ouis-
titi blessé.
Il le ramena chez lui pour le soigner. Depuis, ils sont
devenus inséparables.
… même si Ouistiti se montre imprudent.
Il était une fois un petit Ouistiti qui cherchait sa
maman dans la jungle.
Ouastata, la maman, était partie chercher de la nour-
riture et lui avait dit : « Tu ne bouges pas, tu attends
que je revienne ! »
Histoires pour enfants, ou histoire de l’enfant ? 113

Le temps paraissait long. Ouistiti décida d’aller


retrouver sa maman.
Il partit, sautant de branche en branche.
Mais tout à coup : crac ! La branche cassa et Ouistiti
tomba.
Heureusement, sa maman qui revenait juste le trouva
et le consola.
Parfois, le grand Ouastata doit vraiment ruser pour
protéger son petit.
Il était une fois un petit Ouistiti et un grand Ouastata
qui se promenaient dans la forêt.
Tout à coup apparut au bout du chemin un gros lion
qui surgit brusquement. Le Ouistiti et le Ouastata
prirent peur ; la maman Ouastata attrapa son petit et
grimpa à l’arbre.
« Tu sais, dit la maman Ouastata en s’adressant au
lion, il n’y a pas grand-chose à manger sur mon petit
Ouistiti ; il n’y a que des poils. Et si tu allais dans la
réserve Safari ? Il y a de belles antilopes bien dodues
et de la chair fraîche pour ton gros appétit.
– Je ne sais pas où est cette réserve, répondit le lion,
je n’en ai jamais entendu parler.
– Nous connaissons l’endroit, dit la maman Ouastata.
Va tout droit, tourne à droite au cinquième arbre, et
tu vas y arriver. »
Et le lion partit, tout content de cette information,
en remuant la queue. Mais au bout de quelques pas,
juste après le cinquième arbre, il se retrouva dans une
fosse. Impossible d’en sortir.
114 Jouer, rêver, inventer…

Comme grand Ouastata s’est bien occupé de lui


quand il était dépendant, Ouistiti se sent devenir
grand ; il a envie de partir à l’aventure, trouver de
nouveaux amis et découvrir le monde.
Petit Ouistiti part dans la jungle à la recherche de
nouveaux copains.
Chemin faisant, il rencontre un serpent enroulé sur
son arbre :
« Que vois-tu là-haut ?
– Rejoins-moi, viens te rendre compte par toi-même !
– Oh ! Comme c’est joli, au-dessus de la forêt ! Mais
je veux continuer mon chemin. »
Plus loin, le long du ruisseau, il voit une biche qui
se désaltère.
« Que fais-tu là ?
– Je bois de l’eau bien fraiche ; en veux-tu ?
– Oui, merci ! »
Après avoir bu, petit Ouistiti décide de repartir ; il
débouche bientôt sur une clairière avec une cabane.
Il frappe à la porte, et grand Ouastata, un petit
homme, lui ouvre.
Il lui donne à manger et lui propose un lit pour la nuit.
Parfois, Ouistiti est même un peu coquin…
Ouastata doit mieux l’éduquer !
Il était une fois un petit Ouistiti et un grand Ouastata
qui vivaient dans une forêt, chacun dans son arbre.
Petit Ouistiti était très malin, et il allait voler les
cacahuètes de grand Ouastata.
Histoires pour enfants, ou histoire de l’enfant ? 115

Grand Ouastata se demandait toujours où pouvaient


bien passer ses cacahuètes…
Un jour, il eut l’idée de guetter afin d’en avoir le cœur
net ; il construisit un abri de feuillages et s’y installa.
À force de patience, le grand Ouastata surprit le petit
Ouistiti, qui arrivait à pas de loup.
Grand Ouastata se jeta sur lui, très en colère. Il lui
demanda de rapporter toutes les cacahuètes qu’il avait
volées. Petit Ouistiti dut se résigner et se mettre à
ramasser lui-même ses cacahuètes.
Alors, ils devinrent amis.
Ouistiti finit par bien retenir les conseils de
prudence.
Il était une fois une maman oiseau qui conseilla à son
bébé oiseau de ne pas ouvrir la porte aux personnes
inconnues, sauf s’il entend une phrase secrète, connue
seulement de la maman et du bébé.
La maman partit, et pendant son absence le loup
arriva. Il voulait manger le petit Ouistiti, et l’arna-
quer en lui disant que c’était lui, sa maman. Il lui
dit : « Ouvre-moi la porte, c’est ta maman Ouastata ! »
Le petit comprit tout de suite que ce n’était pas sa
maman, parce que ce n’était pas ça, le mot-clé.
Il n’ouvrit pas la porte.
Bientôt sa maman revint, elle lui dit : « Ouvre-moi
la porte, Ouistiti ! » Il ne voulut pas ouvrir, mais il
sentait que c’était bien sa maman, alors il lui dit :
« Qu’est-ce que tu m’as rapporté, maman ? »
116 Jouer, rêver, inventer…

C’était juste pour lui rappeler le mot-clé. La maman


comprit tout de suite, et elle lui dit :
« Je te rapporte le lait dans mes seins et l’eau dans mon
bec. Ouvre-moi, mon petit ! »
Ouistiti cria de joie : « Oui ! C’est ma maman ! »
Le grand Ouastata est parfois un inconnu, et Ouis-
titi se méfie.
Il était une fois un petit Ouistiti et un grand Ouas-
tata, qui vivaient dans la montagne. Petit Ouistiti se
promenait, et grand Ouastata le suivait. Tout occupé à
surveiller son petit Ouistiti, il ne vit pas un grand trou,
et tomba dedans. Ouastata avait très mal au pied ; il
demanda de l’aide à petit Ouistiti.
Mais Ouistiti se méfia : il pensa que c’était un piège,
et que Ouastata voulait le manger.
Ouastata lui promit qu’il ne lui ferait pas de mal.
Finalement, Ouistiti accepta de l’aider, défit sa cein-
ture, et l’aida à remonter du trou.
Ouastata tint sa parole, et ne mangea pas Ouistiti ; ils
devinrent les meilleurs amis du monde.
Il arrive que Ouastata soit un « antagoniste »…
mais il ne s’en sort pas bien !
Dans la forêt, un ouistiti mangeait de belles feuilles
d’eucalyptus.
Soudain, le Grand Maître Ouastata le poussa… et le
petit Ouistiti tomba à terre.
Histoires pour enfants, ou histoire de l’enfant ? 117

Le grand Ouastata mangea tellement de feuilles qu’il


tomba malade.
Ainsi, le petit Ouistiti put reprendre sa place dans
l’arbre et déguster ses feuilles.
En grandissant, Ouistiti devient capable de venir
lui-même en aide à un grand Ouastata.
Il était une fois un petit Ouistiti tout seul dans une
grande forêt où il ne connaissait personne. Un jour,
il tomba nez à nez avec le grand Ouastata Tout Jaune,
qui n’arrêtait pas de pleurer.
« Que t’arrive-t-il, grand Ouastata Tout Jaune ?
demanda petit Ouistiti ?
J’ai mal sous mon pied, et je ne sais pas ce que j’ai. »
Petit Ouistiti s’approcha de lui :
« Attends, je vais regarder… Oh, mais ce n’est rien !
C’est une épine, je vais te soigner ! »
Petit Ouistiti lui enleva l’épine, et grand Ouastata
Tout Jaune arrêta de pleurer.
Depuis, petit Ouistiti et grand Ouastata Tout Jaune
ne se sont plus jamais quittés.
N’y aurait-il pas un peu d’assistante maternelle dans
ce grand Ouastata qui accueille ceux qui se sentent
perdus, tristes, fragiles… ?
Un petit Ouistiti, tout petit, tout petit. Il était tout
triste, ce petit Ouistiti, et tellement petit qu’il avait
tout le temps peur qu’on lui marche dessus.
118 Jouer, rêver, inventer…

Et il se sentait mal ; et il se sentait triste, et il pleurait


parce que le monde entier était trop grand.
Sur son chemin, il rencontra une biche qui lui
demanda pourquoi il pleurait comme ça :
« Je ne trouve pas le chemin, je suis perdu. Je voudrais
trouver le grand Ouastata, montre-moi le chemin !
– Oui, ne pleure plus. Je veux bien t’aider, monte sur
mon dos ! Tu seras moins fatigué, et on ne te marchera
pas dessus. »
Tout à coup, la feuille d’un arbre tomba sur le petit
Ouistiti. Il se remit à pleurer. La feuille lui dit :
« Ne t’inquiète pas ! Je me mets sur toi pour te
protéger. Ainsi, tu n’auras pas froid. »
D’un seul coup, la biche s’arrêta. « Pourquoi tu
t’arrêtes ?
– J’ai trouvé un escargot, il a très peur, il va venir
avec nous. »
L’escargot monta sur le dos de la biche.
Ensuite, ils rencontrèrent un écureuil, qui avait perdu
sa famille en cherchant des noisettes ; il monta aussi
sur le dos de la biche.
Très tard dans la nuit, ils arrivèrent chez le grand
Ouastata, qui leur dit :
« Bienvenue ! Entrez-vous mettre au chaud. Je vous ai
préparé à manger ! »
Cet emboîtement où le Ouastata accueille la biche
qui recueille la feuille qui protège le Ouistiti…, ne
fait-il pas écho au délicat montage du « prendre soin »
autour de l’enfant ?
Histoires pour enfants, ou histoire de l’enfant ? 119

Certains de ces contes évoquent la tradition orale


et la culture d’origine de celles qui les ont (re)créés ;
tous expriment une attention au tout-petit.
Au quotidien, les assistantes maternelles perçoivent
et recueillent les émois des enfants qui leur sont confiés.
Dans l’espace de liberté créative qu’ouvre le conte,
ces éprouvés informes sont transformés, réorganisés.
Ils pourront ensuite être restitués à l’enfant sous une
forme rassurante, ludique, qui les rendra tolérables,
permettant le travail de pensée et la prise de distance.
Ce faisant, l’enfant se trouve inscrit dans le langage
et la culture.
8

Quand les professionnelles


peuvent créer/penser le cadre 1

Un jeu d’équipe

a rencontre avec les jeunes enfants ne laisse

L pas les professionnelles indifférentes. Se sentir


débordé, assailli, peut induire un épuisement ou
un évitement défensif qui éloigne de l’enfant. En effet, le
psychisme des tout-petits, encore immature, dépose chez
l’adulte tous les éléments bruts, toxiques, qu’il ne peut
pas encore traiter par lui-même. Le rôle de l’adulte est
de recevoir et transformer ces éléments pour les restituer

1. Ce chapitre reprend des passages publiés dans la revue Métiers de


la petite enfance, n° 263, novembre 2018.
122 Jouer, rêver, inventer…

à l’enfant d’une façon plus digeste et assimilable 2. Cette


tâche de détoxification, de compréhension menée par
l’adulte peut trouver comme appui l’espace des réunions
d’équipe : on imagine, on pense, on invente ensemble
du sens, et de ce cheminement de pensée naissent des
effets parfois immédiats, à la grande surprise de l’équipe
quand elle retourne en section : « C’est magique ! L’enfant
n’est plus comme avant ! » Mais (et peut-être surtout) le
regard porté sur lui, non plus.
Les équipes ont besoin de temps pour éprouver le
plaisir de « jouer » ensemble ; des temps où le jeu avec
les pensées de chacun est permis. Sans ce travail, elles
sont en risque de se retrouver enfermées dans un fonc-
tionnement sclérosé, routinier, et terne. Mais quand
cela fonctionne, quand la créativité des adultes et leur
capacité à penser sont préservées, celles-ci peuvent être
mises au service du bien-être de l’enfant et contribuer
à créer un cadre d’accueil harmonieux.

2. W.R. Bion, « Une théorie de l’activité de pensée » (1962), dans


Réflexion faite, Paris, Puf, 1983.
Quand les professionnelles peuvent créer/penser le cadre 123

Penser le métier 3

L’équipe de la crèche départementale de la Paix


(Choisy-le-Roi) a choisi le thème de sa prochaine
journée pédagogique : ce sera « Et si on parlait un
peu de nous, les adultes ». Au moment où psycho-
logue et directrice réfléchissent au contenu et aux
modalités d’organisation de ce vaste et vague sujet,
les professionnelles annoncent leur couleur : ce sont
elles qui vont préparer, créer, imaginer cette journée
ensemble. La directrice et la psychologue n’ont donc
plus qu’à attendre… La psychologue propose son aide,
elles déclinent : « C’est un cadeau que l’on vous fait »
lui répond-t-on… Soit. Les mois passent, l’équipe
prend sur sa pause déjeuner pour la préparation de
la fameuse journée. Rien ne filtre sur son contenu, la
psychologue entend quelques rires étouffés, parfois,
en passant devant la pièce dans laquelle elles se
réunissent ; elle résiste néanmoins à son envie de coller
son oreille à la porte pour en savoir un peu plus… Elle
voit également passer quelques accessoires et essayages
de tenue : robe fluo, grosses lunettes de soleil et tail-
leur classique seront apparemment de rigueur.
Le jour J arrive enfin…Trois coups retentissent,
comme au théâtre, et nous voilà plongées dans un drôle

3. De même que « Soyez créatives ! » et « Contenance et créativité »,


cette partie du chapitre a partiellement été publiée dans La feuille
n° 72, bulletin de liaison de l’Association nationale des psychologues
pour la petite enfance (ANAPSY.p.e), décembre 2016.
124 Jouer, rêver, inventer…

de monde… Ce monde, c’est celui de la crèche Des


petits papiers perdus, il est peuplé de curieux person-
nages, tous plus caricaturaux les uns que les autres. Le
personnage central est une auxiliaire de puériculture,
elle se prénomme Auboutdurouleau. « Boutdu » pour
les intimes. Cette pauvre Boutdu n’en peut plus, elle
craque sous les yeux des spectateurs hilares : elle gémit
de manière grotesque, se roule par terre, a du mal à
se relever, engoncée dans les coussins enfilés sous son
tee-shirt (eh oui, Auboutdurouleau est tellement au
bout du rouleau qu’elle a pris beaucoup de poids)…
C’est finalement sur le divan de Mme Allowijécoute,
la psychologue (c’était donc pour elle, le tailleur clas-
sique !), qu’Auboutdurouleau s’effondre et se met à
raconter ses déboires. Les tableaux s’enchaînent alors :
un énième changement d’horaire dans le planning ;
Barbie, sa collègue qui, même quand elle est présente
physiquement, laisse manifestement son psychisme
dans ses soirées mojito ; Mme Débaltout (maman du
petit Débaltout) qui ne peut s’empêcher de raconter
à Boutdu ses ébats sexuels lors des transmissions du
matin ; ou encore PetiteFleurTranquille la collègue
Babacool, qui n’intervient jamais auprès des enfants et
passe son temps à écouter en section la vie formidable
de sa collègue Barbie ; et M. Iléoumoncadeau, qui
se fiche royalement des transmissions des profession-
nelles car lui, ce qui l’intéresse, ce sont seulement les
productions faites par son enfant lors des activités.
Grâce à ces caricatures, un espace intermédiaire
s’ouvre : les saynètes sont à mi-chemin entre le « pour
Quand les professionnelles peuvent créer/penser le cadre 125

de vrai » et le « pour de faux », sortes d’objets créés/


retrouvés dans l’illusion partagée. La psychologue
croit reconnaître de réelles situations traversées par
l’équipe ; elle n’en dira finalement rien, se disant que
« vraies » ou « fausses » situations, finalement la ques-
tion n’est pas là. Comme disent les enfants, « on s’en
fiche, ça compte pour du beurre ». Néanmoins, ainsi,
de réelles problématiques sont présentées : elles jouent
ou rejouent, se remémorent, inventent, revivent,
rêvent dans cet espace et ce temps où tout est possible.
Chacune des saynètes est un tremplin pour des
échanges, associations libres et rêveries de chacune :
« ça me fait penser à… », « je me demande si… »,
« moi, à sa place, j’aurais… », et permet à l’équipe
d’aborder différents thèmes importants : la difficulté
et la reconnaissance du travail, l’absentéisme, la rela-
tion aux parents, aux enfants, aux collègues, etc.
Dernière touche : en fin de journée est distribué un
document pédagogique rédigé par l’équipe, fruit de
leurs recherches théoriques sur les différentes notions
qu’elles ont souhaité aborder via leurs mises en scène.
En bref, une journée joyeuse passée ensemble à rire
de soi, des autres… Et la preuve s’il en fallait d’un
humour, d’une vitalité et d’une créativité incroyables,
matières premières de valeur inestimable ! Preuve aussi
qu’il y a plusieurs façons de réfléchir… et que le miroir
déformant en fait une activité réjouissante !
126 Jouer, rêver, inventer…

Le « quelque chose en plus » :


créativité vs protocoles

Chaque nouveau professionnel qui arrive dans une


structure en découvre les modalités d’organisation :
le découpage de la journée, l’installation des locaux,
la répartition des tâches, les horaires de l’équipe et
le projet pédagogique, sur lequel reposent les valeurs
essentielles de l’accueil de l’enfant.
Ces modalités ont souvent été élaborées peu à peu,
modifiées au fil des années et des rencontres. Cela
prend du temps. Le nouvel arrivant doit donc s’inscrire
dans un cadre prédéfini, puis, si tout va bien, suggérer,
proposer, de sorte que le cadre de l’accueil continue
de se créer, d’évoluer et de se coconstruire.
Cette coconstruction s’enracine dans le cadre
interne des professionnelles, résultat du parcours de
formation de chacune, mais aussi de la mise au travail
de sa propre histoire, de ses idéaux éducatifs et de sa
personnalité. Elle permet, dans une démarche créa-
tive, de travailler en équipe à la meilleure manière de
répondre quotidiennement aux besoins des enfants,
d’adapter les protocoles de façon à ce qu’ils prennent
sens, en lien avec chaque situation singulière.
Quand les professionnelles peuvent créer/penser le cadre 127

Parmi les modalités d’accueil travaillées en équipe,


certains points reviennent régulièrement : l’adaptation
et les transmissions.
De nombreuses journées pédagogiques sont déci-
dées pour mener une réflexion sur le fond et la forme
de ces moments forts de l’accueil. Parfois, elles abou-
tissent à la rédaction de protocoles. Certes, un proto-
cole permet de s’assurer de la cohérence des actions et
propositions éducatives, mais il peut aussi se révéler
enfermant et risque, s’il est appliqué mécaniquement,
de conduire à une perte de vue du sens des pratiques.
Comment les professionnelles peuvent-elles s’appro-
prier les protocoles et en faire des outils vivants ?
La créativité prend ici tout son sens.

Personnaliser les transmissions

Loïc, auxiliaire de puériculture au multi-accueil Les


P’tits Loups, à Etréchy, évoque sa remise en question
de la façon de réaliser les transmissions auprès des
parents : « Quand quatre parents arrivent en même
temps, et que les enfants ont “mangé pareil”, “dormi
pareil”, fait la même activité, comment témoigner
d’un accueil individualisé ? »
Ce questionnement permet de décider, en équipe,
de conserver une feuille de transmissions standard,
mais de prendre le temps régulièrement, en réunion,
128 Jouer, rêver, inventer…

d’échanger sur les éléments qu’il semble nécessaire de


transmettre aux parents, selon les problématiques ou
les singularités repérées.
Ainsi, au-delà des informations concernant les soins et
les activités proposées, les professionnelles s’attachent
à identifier les « petits détails » liés à la personnalité de
l’enfant. Échanger avec les parents sur des anecdotes
contribue à les mettre en confiance, et c’est particuliè-
rement important pour les enfants qui sont présents
durant de larges plages d’accueil.
Par exemple, la professionnelle ne se contente pas
de citer l’activité perles, mais aide les parents à se
représenter l’activité : « Aujourd’hui, Jules a enfilé
des perles sur un lacet, puis il s’est amusé à essayer
de glisser le lacet dans les serrures ou d’autres inters-
tices. » L’échange s’est alors enrichi des observations
des parents : à la maison aussi, Jules s’intéresse aux
orifices, il les explore, étudie les rapports de volume
et de contenance, les issues… Grâce à cette réflexion
partagée sur ce que Jules construit ainsi, une conti-
nuité se tisse autour de lui.

Les outils créés au service de l’enfant

En observant attentivement les manifestations de


l’enfant, les professionnelles trouvent souvent moyen
d’inventer des modalités de travail à la fois nouvelles
et adaptées au contexte, et ainsi d’accueillir au mieux
les tout-petits qui leur sont confiés.
Quand les professionnelles peuvent créer/penser le cadre 129

Eloïs, 2 ans, vient de façon très occasionnelle au multi-


accueil. De ce fait, quand il est présent, il semble n’être
jamais vraiment là, toujours en marge du groupe, ne
prenant pas appui sur les adultes, se montrant un peu
perdu.
C’est à partir de leur inquiétude pour lui que Mélanie
Druesne et Jennifer Barlemont, professionnelles de
cette crèche (Les P’tits Bidous, Bouray-sur-Juine), ont
réfléchi à la mise en place d’outils susceptibles d’aider
chaque enfant.
« Nous avons réalisé un petit livret avec quelques
photos de la crèche et des accueillantes, pour que
l’enfant qui s’absente longtemps puisse les garder
présentes à l’esprit, ce qui facilite son retour. Chaque
jour, nous organisons un regroupement autour d’un
panneau sur lequel chaque l’enfant accroche sa propre
photo ; cela lui permet de penser sa place au sein du
groupe, de sentir qu’il appartient au groupe et de
signifier sa présence. Enfin, pour certains, nous réali-
sons un “cahier” qui suit l’enfant partout où il est
accueilli dans la semaine (grands-parents, assistante
maternelle). C’est un outil qui permet d’assurer sa
continuité d’existence, de faire en sorte que tous les
adultes l’accueillant aient une représentation de l’en-
semble de sa semaine, de ses interlocuteurs et de ce
qu’il a vécu. »
La créativité des professionnelles leur permet ainsi
de concevoir des « outils » en réponse à un besoin
identifié : s’adapter aux difficultés d’un enfant.
130 Jouer, rêver, inventer…

« Yanis avait 13 mois quand il est arrivé à la crèche,


explique Aline Rémy, sa référente à la crèche départe-
mentale de la Paix à Choisy-le-Roi. La séparation avec
sa maman était très difficile pour lui, ses habitudes
avec elle et dans sa maison étaient très différentes de la
crèche. Les moments de change, en particulier, étaient
très compliqués : il refusait que je le touche, il hurlait,
tapait et repoussait ma main. Chez lui, sa maman le
changeait dans la douche et le lavait avec ses mains,
à l’aide de la douchette. À la crèche, sa mère n’est pas
là et la douchette non plus. À la place, me voilà moi,
avec mon gant de toilette qu’il refuse en bloc.
J’ai alors eu l’idée de récupérer un spray que nous
utilisions pendant l’été pour rafraîchir les enfants, je
l’ai rempli d’eau tiède, j’ai aspergé ma main puis la
sienne et avec une petite serviette il l’essuyait. Comme
il n’était pas inquiet, j’ai enlevé la couche et procédé
de la même manière : ainsi, il n’y avait pas d’inter-
vention directe de ma part sur son corps, juste l’eau
qui lui rappelait peut-être la douchette de sa maison
et il s’essuyait tout seul. En parallèle, pendant l’ac-
tivité jeux d’eau au robinet, je lui donnais des gants
pour qu’il puisse les manipuler en jouant. Très vite,
les soins du change n’ont plus été source d’angoisse
pour nous deux, il se lavait le plus souvent seul avec
un gant, ou me laissait faire sans inquiétude quand
cela était nécessaire. »
Cette posture s’avère porteuse face aux situations
qui reviennent cycliquement : comment répondre
Quand les professionnelles peuvent créer/penser le cadre 131

à la « motricité impérieuse » des enfants quand les


jours de pluie se succèdent ? Comment accueillir leur
agressivité ?
Le constat énoncé lors d’une réunion de ce multi-
accueil est déprimant : « Les moyens-grands tapent,
tout le temps. Quand on les reprend, ils peuvent bien
nous dire la règle, nous montrer le dessin qui l’ex-
plique sur le panneau des règles de vie,… mais ils
recommencent immédiatement ; ils sont déchaînés, ils
ne se contrôlent pas. C’est usant. » L’équipe réfléchit :
quel besoin s’exprime ainsi ? Ne peut-on pas imaginer
que l’agressivité, l’envie d’éprouver sa force muscu-
laire, trouvent une modalité d’expression autorisée ?
Plusieurs idées émergent : installer des espaces cadrés
de « lutte », avec arbitre, tapis protecteurs, limites
externes, petit élément de « costume » et saluts en
début et fin de match. Et puis, installer un dispositif
« à taper ».
Lors de la réunion suivante, bien sûr les conflits et
manifestations agressives intempestives n’ont pas
disparu, mais les professionnelles témoignent de leur
étonnement devant le contrôle des enfants lors des
temps proposés : ils « font la queue » avec discipline
pour attendre leur tour avant de saisir la frite de piscine
qui permet de taper sur le gros sac suspendu empli de
mousse, ne dépassant jamais la limite. Et l’activité
lutte fait un tabac, là encore avec un respect scrupu-
leux des règles posées. Cela permet de constater aussi
l’inhibition de certains enfants dans leur engagement
132 Jouer, rêver, inventer…

corporel, de parler de leur sentiment de fragilité, sans


doute bien actif en arrière-plan de leurs impulsions
à taper l’autre.
La créativité des professionnelles est aussi indis-
pensable lorsqu’il s’agit de faire face aux situations de
crise en inventant des solutions compatibles avec le
bien-être des enfants accueillis.

Conarovirus, le retour

La crise sanitaire présente depuis l’hiver 2020


modifie profondément le travail des professionnelles.
Le quotidien des équipes, déjà auparavant jalonné
de tâches matérielles, s’en retrouve saturé. L’espace
pour la créativité, la fantaisie et la légèreté s’amenuise
encore. La pesanteur ambiante, l’inquiétude qui pèse
sur l’avenir, n’aident pas à se recentrer sur ce qui fait,
ou fera pour les tout-petits « le sel de la vie 4 ».
Actuellement, il est difficile d’aborder le thème
de la créativité avec les équipes sans avoir le senti-
ment d’être « hors sol » ou hors sujet, tant les équipes
semblent avoir d’autres priorités, trop occupées à
désinfecter, mesurer les distances de sécurité, surveiller
les températures, etc. Mais justement, est-il si futile

4. F. Héritier, Le sel de la vie, Paris, Odile Jacob, 2012.


Quand les professionnelles peuvent créer/penser le cadre 133

de parler de créativité en ces temps de pandémie ?


Les contraintes liées à la cohabitation avec le virus
ont obligé chacun à adopter de nouvelles pratiques.
Les professionnelles des équipes avec lesquelles nous
exerçons témoignent de vécus très différents, selon
qu’elles ont eu à se soumettre à de nouvelles normes,
protocoles, « venus d’en haut », ou qu’elles ont pu,
en lien avec les règles sanitaires édictées, réinventer
leurs modalités de travail, les adapter au plus près
des besoins des enfants 5. Les unes se sont senties
transformées en « pions », les autres ont eu davantage
le sentiment de rester vivantes.
C’est l’histoire de quelques professionnelles qui
apprennent qu’elles vont devoir aller travailler dans
une crèche qu’elles ne connaissent pas, avec des
collègues de plusieurs autres crèches qu’elles n’ont
jamais rencontrées, pour accueillir des enfants et
des parents qu’elles ne connaissent pas non plus. Par
souci d’équité, un roulement a été organisé par les
responsables : pour que « ça puisse tourner », elles
travailleront deux jours, puis d’autres professionnelles
arriveront pour deux autres journées et ainsi de suite,
les professionnelles apparaîtront puis disparaîtront à

5. D.W.Winnicott, « Vivre créativement », dans Conversations


ordinaires, Paris, Gallimard, 1988. Nous ne résistons pas à l’envie
d’inviter le lecteur à savourer le passage sur la cuisson des saucisses,
qui illustre magistralement ce propos.
134 Jouer, rêver, inventer…

tour de rôle. En une semaine de présence à la crèche,


un enfant en rencontrera une dizaine, parfois toutes
inconnues de lui, et parfois au sein de locaux qu’il ne
connaît pas.
Cette histoire n’est malheureusement ni un cauchemar
ni un scenario dystopique, mais l’organisation bien
réelle qui attend ces professionnelles dans les jours
suivant le (re)confinement. Elles l’ont appris récem-
ment et accusent encore le coup ; elles demandent
un temps d’échange avec la psychologue. L’ambiance
est pesante, le silence aussi, certaines professionnelles
arrivent en retard… L’inquiétude et la colère finissent
par s’exprimer : comment la direction peut-elle autant
mettre de côté les besoins des enfants, mais aussi les
leurs ? Comment travailler correctement dans de telles
conditions ?
La psychologue les questionne : « Avez-vous demandé
à visiter les locaux ? Pour quelle tranche d’âge allez-
vous travailler ? Avec quelles collègues ? » À toutes ces
questions, la même réponse : « On ne sait pas » ou
« On n’a pas pensé à demander. » Tout se passe comme
si, à se sentir considérées comme des « pions », elles
s’identifiaient à ce regard porté sur elles et devenaient
réellement des « pions », n’osant alors plus penser ou
exprimer leurs désirs et leurs besoins.
Quelques semaines plus tard, exerçant à nouveau
dans des conditions plus ordinaires de travail, elles
demandent un autre temps d’échanges afin de revenir
sur cette expérience de travail difficile. Elles racontent
comment, suite à ce premier temps, elles se sont
Quand les professionnelles peuvent créer/penser le cadre 135

senties autorisées à aller visiter la crèche, à construire


des outils pour mieux accueillir les familles ; comme
si ce moment leur avait permis de relancer quelque
chose d’une pensée suspendue par l’annonce sidé-
rante, de sortir de la résignation, et de devenir réelle-
ment actrices de ce qui allait se passer, non seulement
pour elles mais avec elles.

Contenance et créativité,
« holding du holding »

« Dans notre crèche des années 1970, d’importants


travaux de réaménagement ont été prévus. L’équipe
a dû faire face à de multiples bouleversements : d’un
côté, le futur agencement de la crèche, que l’archi-
tecte concevait en open space, et, de l’autre, l’ac-
cueil provisoire dans une autre structure. Il a fallu
du temps, des réunions, la disponibilité et l’écoute de
l’équipe de direction et de la psychologue, pour que,
au-delà de l’inquiétude et des résistances, puissent
être pensées les conditions dans lesquelles la conti-
nuité, la sécurité intérieure des enfants pourraient
être sauvegardées. Ce “holding” apporté à l’équipe a
aidé celle-ci à se réorganiser et à demeurer en capacité
de contenir et soutenir les enfants. L’équipe a pu
créer son nouvel espace de travail, se l’approprier
en le “rêvant”.
Les réaménagements ont fait l’objet d’une démarche
créative de la part de l’équipe, prenant naissance dans
l’espace de rencontre entre les nécessités de la réalité
136 Jouer, rêver, inventer…

externe et l’univers interne de chacun. » (Lucineia


Martins Dos Santos, psychologue de la crèche dépar-
tementale Joséphine-Baker, Bagnolet)
La capacité des professionnelles à contenir, à consti-
tuer un support, un soutien pour l’enfant, à le porter
psychiquement, dépend – en partie du moins – de la
façon dont elles se sentent elles-mêmes portées par
l’équipe d’encadrement. René Kaës le formule simple-
ment : « Pour être contenant, il faut être soi-même
contenu 6. » Cela évoque l’image des poupées gigognes :
la fonction des cadres, des politiques, des gestionnaires,
n’est-elle pas de soutenir ceux et celles qui soutiennent
l’enfant au quotidien ? Porter psychiquement, répondre
aux besoins des enfants, implique de pouvoir soi-même
s’appuyer, de disposer de surfaces, de points d’appui.
Il s’agit d’un « holding du holding 7 », par extension
de la théorie winnicottienne 8.
Ouvrir et maintenir un espace d’élaboration, de
pensée, de rêverie pour les professionnelles est fonda-
mental dans les structures accueillant de jeunes enfants.
Ces espaces permettent à la contenance institutionnelle

6. R. Kaës, Crise, rupture et dépassement, Paris, Dunod, 2013.


7. C. Allione, La part du rêve dans les institutions. Régulation, super-
vision, analyse des pratiques, La Versanne, Encre marine, 2005.
8. D.W. Winnicott, Le bébé et sa mère, Paris, Payot, 1992.
Quand les professionnelles peuvent créer/penser le cadre 137

d’opérer et à un sens d’émerger dans les pratiques, que


les professionnelles pourront s’autoriser à réinterroger
et à réinventer.
C’est de cela qu’il s’agit avec la notion de créati-
vité : favoriser une vie psychique fertile, maintenir une
ouverture, permettre l’associativité, sortir du mortifère
de la répétition traumatique.
Remerciements

Un grand merci à nos collègues du groupe de travail


de l’ANAPSY-p.e pour leur lecture et leurs encourage-
ments : Lucile Guibal, Claire Lévy, Floriane Marguet,
Lucincia Martins Dos Santos.
Nous remercions également tous les professionnels,
hommes et femmes, qui nous ont accueillies et ont
partagé leurs trouvailles avec nous.
Table des matières

Introduction . .... . .. . ............................................... .. .. . .. .. .. .. . .. . 7

I
LA CRÉATIVITÉ
DU CÔTÉ DE L’ENFANT

1. La créativité : de quoi s’agit-il ? .......... .. .. . .. .. .. .. . .. . 13


Les racines . .. . .. . ............................................... .. .. .. . .. .. .. .. . 14
« Un lieu pour vivre » ............................ .. .. .. . .. .. .. .. . . 15
Une notion menacée mais tellement nécessaire .. 17
Une dimension préventive ...................... . .. .. .. . .. .. .. .. . 21

Bulle de vie : À la piscine ................................ . .. .. .. .. . .. .. . 25

2. Accompagner l’éclosion du jeu de l’enfant . .. . 27


Un délicat équilibre
entre présence et absence ........................... .. .. . .. .. .. .. . . 28
142 Jouer, rêver, inventer…

L’indispensable soutien de l’adulte....................... . 32


Alimenter, nourrir… ............................................... .. . 36
… mais pas gaver .. . .. . ................................................. . . 40

Bulle de vie : La friche. . .................................................. . 43

3. L’adulte peut-il tout accueillir ? ........................... . 45


Bulles de vie : Musique country ......................... .. 53
4. Ce que le jeu dit de l’interprétation
du monde par l’enfant ............................................. .. 55
Jouer, c’est symboliser .............................................. .. 55
Le conarovirus . ... .. .. . . .. ................................................ .. 58
Phébus et Athéna : trois années de jeux
à la crèche .. ... ... .. .. . . .. ............................................... .. . 60
5. Ouvrir des espaces de créativité
au quotidien .. .. . ... .. .... . .. . ............................................... .. . 73
Peindre . ... ... ... .. . .. ... ... . .. . .. ............................................... .. . 75
Chanter . ... .. ... ... .. ... .... . .. . ................................................. . 78
Raconter des histoires ............................................... . 80
S’autoriser à jouer .. .. . .................................................. . 83
Accueillir les familles ............................................... .. . 87

Bulle de vie : Une histoire de rotofil....................... . . 93


Table des matières 143

II
LA CRÉATIVITÉ DES PROFESSIONNELLES
SOUTIEN, MODES
ET CONDITIONS D’EXPRESSION

6. Soutenir la créativité des professionnelles . .. . .. 97


Soyez créatives ! .......................................... .. .. . .. .. .. .. . .. . 98
Rencontres artistiques ................................ . .. .. .. .. . .. .. .. 100
7. Histoires pour enfants, ou histoire
de l’enfant ?.. . .. . ................................................. .. .. . .. .. .. .. . . 107
Ouistiti et Ouastata ................................... .. .. .. .. . .. .. .. . . 109
8. Quand les professionnelles peuvent créer/
penser le cadre . ............................................... .. .. .. . .. .. .. . .. 121
Un jeu d’équipe ............................................. .. .. .. . .. .. .. .. 121
Penser le métier ............................................ . .. .. .. .. . .. .. .. 123
Le « quelque chose en plus » :
créativité vs protocoles ................................ .. .. . .. .. .. .. . . 126
Personnaliser les transmissions .............. .. .. .. . .. .. .. .. . . 127
Les outils créés au service de l’enfant ... . .. .. .. .. . .. .. .. 128
Conarovirus, le retour................................ .. . .. .. .. .. . .. .. 132
Contenance et créativité,
« holding du holding »............................... .. .. . .. .. .. .. . .. 135
Remerciements. .. . ................................................. .. . .. .. .. .. . .. . 139

Vous aimerez peut-être aussi