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La clé des songes

« Fort longtemps », donc : il existe un traité d’interprétation des rêves dans les
papyrus égyptiens datant de 2000 ans avant J.-C., une clé des songes
babylonienne du VIIe siècle avant J.-C., et d’autres clés des songes provenant
d’Inde et remontant au Ve siècle. Clés des songes : c’est ainsi qu’on appelle les
dictionnaires de rêves. Au IIe siècle après J.-C., la plus « célèbre » d’entre elles,
l’Onirocriticon, naît sous la plume d’un auteur grec répondant au doux nom
d’Artémidore de Daldis.
On y lit une distinction fondamentale établie par Artémidore entre rêves et
songes. Les premiers, « suscités par les affects », sont à ses yeux triviaux et
transparents, donc dénués d’intérêt. Nul besoin de les interpréter. « L’amoureux
rêve nécessairement qu’il est avec l’objet aimé, le craintif voit nécessairement ce
qu’il craint, et l’affamé rêve qu’il mange. (…) Ces rêves ne comportent pas une
annonce de l’avenir mais un souvenir des réalités présentes. »
Les songes, en revanche, véhiculent des informations précieuses, envoyées par
les dieux. De façon directe – quand, « par exemple, un navigateur a songé qu’il
fait naufrage et c’est ce qui lui est arrivé » – ou indirecte : ce sont les songes
allégoriques.
Au fond, les soucis auxquels répond l’interprétation des songes sont personnels,
intimes, bien ancrés dans la réalité sociale: c’est l’angoisse de la mort, la peur de
la maladie, les préoccupations liées au travail, la peur des condamnations, de la
répression et des tortures, le désir de voyager, d’accéder au pouvoir, de
remporter la victoire, la volonté de se marier et d’avoir une descendance, les
relations avec les maîtres et les serviteurs, l’espoir de la liberté (…), en somme,
des préoccupations de tous les temps. » Mais la psychologie n’existe pas encore:
l’individu n’étant qu’une poussière dans le grand tout, les rêves sont reliés à la
mythologie grecque.
Rappelons que pendant l’Antiquité les rêves sont, de l’avis général, des
messages divins. Le rite de l’incubation consiste par exemple à dormir dans un
temple pour y recevoir sous la forme d’un rêve les prescriptions d’un dieu
guérisseur. Hippocrate, de son côté, ne s’en remet pas à la divination, mais
établit des équivalences entre la nature des songes, les maladies du corps et les
humeurs. Ainsi, « les agitations des flots de la mer (vues en rêve) sont des
indices que le ventre est affecté ».
Les clés des songes vont traverser les époques et se transformer. « À l’époque
moderne (à la fin du Moyen Âge), lorsque les écrits d’Artémidore donnent lieu à
des traductions et adaptations diverses et parfois controversées, de nouveaux
livres de rêves circulent, entre cultures savantes, bourgeoises, féminines et
populaires. » Il est alors commun d’interpréter les rêves, mais l’affaire est
devenue moins. Au XVIIe siècle, on assiste à une redéfinition du rapport aux
rêves prophétiques, qui ne voit pas pour autant disparaître les clés des songes. »
Des philosophes rationalistes commencent en effet à affirmer que le corps est
seul responsable des rêves, dans la lignée du courant antique représenté par
Aristote ou Hippocrate.
La grande rupture intervient au XIXe siècle. « On affirme alors que tous les
rêves sont des phénomènes naturels : on détruit la dichotomie qui était faite dans
les clés des songes entre rêves naturels et rêves prémonitoires (et liés au divin),
Alfred Maury, professeur au Collège de France, publie en 1861 Le Sommeil et
les Rêves. poursuit la « psychologie expérimentale » sur des sujets qu’il réveille
à intervalles réguliers. Il constate que les souvenirs de rêves sont rares, et en
déduit que ceux-ci surviennent, non pas de façon permanente, mais de façon
épisodique et aléatoire, pendant l’endormissement (images hypnagogiques),
sous l’influence de stimuli externes ou internes, ou avant le réveil.
Le rêve n’a pas fini sa mue. Quelques décennies plus tard, l’intérêt que lui porte
un médecin autrichien, un certain Sigmund Freud, va donner naissance à un livre
culte : L’Interprétation du rêve. Tout ce qu’on croyait savoir sur le rêve se
retrouve à nouveau chamboulé. L’interprétation du rêve est un livre thèse. « J’y
apporterai la preuve, annonce Freud dès les premières lignes, qu’il existe une
technique psychologique permettant d’interpréter des rêves et qu’avec
l’application de ce procédé toute espèce de rêve se révèle être une création
psychique chargée de sens. »
Après 1960, Michel Jouvet raconte dans Le Sommeil et le Rêve la
neurophysiologie et l’histoire naturelle des rêves essaient de trouver un
“pourquoi” à l’activité onirique à partir des innombrables “comment”. »
Une interprétation des rêves est donc possible, assure Lahire, mais il faut pour
cela réaliser la « biographie sociologique » du rêveur en s’intéressant à son
passé, aux événements qu’il vient de vivre, à ses conditions sociales : « Mieux
on connaît la vie d’un rêveur, mieux on aperçoit les correspondances et les
déformations entre la situation réelle et la situation rêvée. »

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