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les yeux fermés, mais personne n’a encore eu l’idée que pour être bien
réveillé, il fallait soustraire des moutons… »
Les Marx Brothers.
Introduction
Parmi toutes les méthodes utilisées pour décrire l’évolution des idées
concernant le cerveau et ses relations avec l’« esprit », l’une des plus
précises s’appuie sur la chronologie des représentations graphiques du
cerveau. Cette « histoire iconographique » est particulièrement intéressante
car elle permet à la fois de découvrir des inventions fantasmatiques et de
comprendre certains concepts modernes… qui seront sans doute qualifiés de
e
fantasmes par les historiens du XXII siècle.
Peut-on tirer quelques enseignements de nos ancêtres du Néolithique qui
ont tracé de nombreux dessins sur les parois des cavernes, il y a environ
trente mille ans ?
Parmi les très rares représentations humaines, celle de la scène du puits
dans la grotte de Lascaux (figure 1) mérite une tentative d’explication de la
part des neurosciences : on voit en effet un homme à tête d’oiseau, couché,
en érection, les bras écartés devant un bison dont le ventre, ouvert par une
lance brisée, laisse échapper des entrailles. Un oiseau perché sur une lance
paraît s’envoler à côté de l’homme. L’homme représenterait un rêveur.
L’apparition périodique (toutes les 90 minutes) d’une érection au cours du
sommeil coïncide avec le rêve. On pourrait donc supposer que l’oiseau
représente l’« esprit » de l’homme qui quitterait le corps pour aller
vagabonder dans le passé ou le futur. Ce dessin représenterait la prémonition
(ou le désir) de la mise à mort d’un bison. Le concept d’une « âme » ou d’un
« esprit » quittant le corps au cours des rêves a été retrouvé à la naissance de
toutes les civilisations par les ethnologues. Il faudrait alors supposer que nos
ancêtres Cro-Magnon avaient déjà remarqué que l’érection est un fidèle
témoin somatique de l’activité onirique. Comment expliquer que ce témoin
ne fut redécouvert que plus de trente siècles plus tard, en 1965, par le
neurophysiologiste Charles Fisher à New York ?
FIGURE 1 – Léonard de Vinci (que l’on peut situer à la limite du Moyen Âge et de la Renaissance)
exécuta une curieuse sanguine. Il s’agit d’un crâne ouvert horizontalement vu d’en haut. Il montre
ainsi les trois ventricules reliés entre eux, mais la prégnance du concept ventriculaire oblige ce
remarquable observateur et dessinateur de génie à dessiner une liaison entre les yeux et le premier
ventricule par l’intermédiaire des nerfs optiques. Il invente aussi deux bandelettes qui permettent la
liaison avec les oreilles.
En outre, chez les bovidés, les vaisseaux de la base du crâne sont très
différents de ceux de l’homme. C’est pourquoi, pendant plus de dix siècles,
on inventa (comme chez le bœuf) un « réseau merveilleux » (le rete
mirabile) à la base du cerveau. La glande pinéale put également être
individualisée et promue à un rôle important, car elle se trouvait au milieu du
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cerveau. Descartes lui inventa même un pouvoir de rotation sur elle-même .
Le cœur, qui se conservait bien mieux que le cerveau et dont étaient issus
les gros vaisseaux (aorte, veine cave), apparut alors naturellement comme
l’organe de commande, le « monarque », car on avait deviné que ses
battements étaient responsables des nombreux pouls que l’on pouvait sentir
au niveau des artères périphériques.
Selon un vieux manuscrit chinois publié par Michel Böhm (1650), le rôle
de « monarque » joué par le cœur se retrouve aussi en Extrême-Orient.
Curieusement, sans doute devant l’aspect quasi liquidien d’un cerveau mal
fixé, les savants chinois ont identifié l’« océan de la moelle » : un complexe
comprenant les testicules, la moelle et le cerveau (figure 2).
C’est dans cet océan que circule le sperme, un liquide sacré qu’il faut
savoir conserver grâce au coitus interruptus. D’où la croyance que si l’on
pouvait dépuceler dix vierges dans une nuit sans éjaculer, ce record serait
suivi par une très longue vie – dix mille années. Le rôle primordial joué par
le cœur a persisté très longtemps dans la civilisation japonaise. En effet, les
Japonais n’ont pas adopté les critères de la mort cérébrale que j’avais décrits
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en 1959 , c’est-à-dire l’absence totale d’activité électrique corticale et sous-
corticale associée à l’absence d’irrigation sanguine du cerveau contrastant
avec la persistance d’un rythme cardiaque. Pour les Japonais, l’arrêt du
rythme cardiaque est resté le critère de la mort jusqu’en 1969.
FIGURE 2 – L’« océan de la moelle » (d’après un dessin publié par Michel Böhm [1612-1659] de la
Compagnie des Indes orientales hollandaises, qui recopia un vieux manuscrit chinois).
I : le complexe des testicules, moelle épinière et cerveau : l’« océan de la moelle ». II : le cœur et les
gros vaisseaux. Le monarque de tout le corps. III : le pancréas. IV : les poumons. V (en pointillé
blanc) : les reins et le système urinaire.
Mais revenons en Occident. Il faut également faire une place à part pour
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Claude Galien (vers 129-200). Il fut considéré jusqu’à la Renaissance
comme le « maître absolu ». Ses travaux furent donc enseignés sans que l’on
cherche à les vérifier. C’est à lui que l’on doit l’invention de la double
commande de l’éveil et de « l’esprit » par le cœur et le cerveau (figures 3
et 4).
FIGURE 3 – Esprits vitaux et animaux selon Claude Galien.
A : le cœur qui contient les « esprits vitaux ». B : les esprits vont dans le cerveau. Ils passent à travers
le rete mirabile et sont ainsi distillés pour devenir des « esprits animaux ». C-D : les esprits animaux
gagnent le quatrième ventricule et vont pénétrer à l’intérieur de E : un nerf creux qui va conduire les
esprits animaux jusqu’à F : muscle.
Ce schéma ascendant et descendant pourrait faire croire que l’idée de réflexe était déjà latente, mais il
faudra attendre encore douze siècles pour que Descartes et Willis expriment correctement le concept
E.
Selon Galien, en effet, le réseau sanguin qui part du cœur contient les
« esprits vitaux » (par analogie avec l’esprit-de-vin). Ces esprits gagnent le
rete mirabile pour devenir des « esprits animaux » (de anima, « âme »).
Ceux-ci gagnent alors le quatrième ventricule pour descendre dans les nerfs
crâniens afin de permettre aux muscles de se mouvoir. Galien enseignait
aussi qu’il existait un passage entre le troisième ventricule, la selle turcique
(l’emplacement de l’hypophyse) et le nasopharynx, ce qui expliquait le
liquide du rhume de cerveau (figure 5)… Laissons-lui tout de même le
bénéfice de la découverte des nerfs moteurs crâniens issus du cervelet.
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Les idées de Galien ont été améliorées par Descartes , qui commence à
distinguer les mécanismes de l’éveil de ceux du sommeil. Il écrit en effet :
« L’éveil est en proportion de l’abondance des esprits animaux qui entrent
dans les cavités du cerveau et gonflent alors les tissus cérébraux, étirent les
nerfs comme un vent violent qui gonflerait les voiles d’un navire et étendent
les cordages. Une telle machine peut répondre facilement aux esprits
animaux. Mais si les esprits ont moins de force, la machine va servir au
sommeil et aux rêves. » Pour Descartes, c’est la glande pinéale qui est le
réservoir des esprits animaux ; les perceptions sensorielles (les idées) se
trouvent aussi dans la pinéale, qui est ainsi l’« interlocuteur de l’âme »…
C’est ainsi que Descartes peut décrire un mécanisme qui apparaît comme
l’ancêtre des réflexes (figure 6).
FIGURE 6 – La théorie mécanique du réflexe (d’après Descartes, De homine [1648]).
La cible est représentée par la flèche (A, B et C). Les points A, B et C traversent le cristallin et
excitent la rétine. Celle-ci est connectée avec l’épiphyse, ou glande pinéale, qui peut pivoter et
transmettre l’excitation venue de A, B et C au niveau des nerfs moteurs du biceps.
L’image d’une flèche est reproduite sur la rétine, elle est convoyée par le
nerf optique jusqu’à la glande pinéale par les « esprits animaux ». La glande
pinéale peut alors pivoter et envoyer le message dans les tubes creux des
nerfs qui débouchent à travers la paroi ventriculaire. Alors le message va
parvenir au biceps qui produira le mouvement de la main.
Ainsi Descartes a inventé une machine. Mais comme le remarquera
9
Stenon , cette machine n’a aucun rapport avec l’anatomie, car jamais
personne n’a vu une glande pinéale pivoter !
e
Ensuite, à partir du XIX siècle, la découverte des structures responsables
de l’éveil allait progresser considérablement grâce à la méthode
anatomoclinique explorant les lésions cérébrales au cours des comas.
FIGURE 7 – « Une certaine petite glande, située environ au milieu de la substance de ce cerveau ».
Dans son traité de physiologie De homine, Descartes désigne la glande pinéale non pas comme siège
de l’âme, mais comme point de jonction entre le corps et l’âme. Le philosophe récusait en effet l’idée
selon laquelle il existerait un support physiologique de l’esprit.
Le rôle putatif du cortex cérébral restait inconnu – comment aurait-on pu
en effet étudier l’activité corticale avant la découverte de
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l’électroencéphalographie en 1924 par Hans Berger ?
Les frontières cliniques de l’éveil
Vigilance (vigilia) signifie, étymologiquement, « éveil ». L’éveil est
d’abord un comportement. Les yeux sont ouverts et le tonus musculaire est
augmenté. Un individu endormi ouvre les yeux à la suite d’une stimulation
sonore (un bruit) ou nociceptive (une sensation douloureuse). Un comateux
n’ouvre pas les yeux.
Cependant, il convient d’insister tout de suite sur les difficultés de
reconnaître les frontières de l’éveil en clinique et quelquefois en physiologie.
Un patient en état de mutisme akinétique, les yeux fermés, peut fort bien être
éveillé et conscient, à condition que l’on explore avec patience les différents
effecteurs moteurs qui peuvent exprimer sa perceptivité (mouvement d’un
doigt par exemple, pour répondre à une question).
D’autre part, certains états chroniques de décortication (par anoxie)
peuvent s’accompagner d’une absence totale de perceptivité et de
conscience, mais présentent une alternance comportementale évidente
d’éveil (yeux ouverts) et des états de sommeil facilement repérables au
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niveau du comportement (yeux fermés, absence ou présence de
mouvements oculaires).
Peut-on conclure que l’éveil est une condition nécessaire mais
insuffisante à la conscience ? La réponse est certainement négative. La
conscience onirique est, pour le rêveur, analogue à la conscience vigile
puisque, lorsque nous rêvons, nous avons l’impression d’être éveillés. Bien
que l’éveil et le rêve (ou le sommeil paradoxal) s’accompagnent d’une
activité corticale rapide similaire, nous savons que certains mécanismes de
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cette activation sont différents (activation des systèmes aminergiques dans
le premier cas, inactivation dans le second).
Pour le physiologiste cependant, l’éveil se caractérise par l’association
d’un comportement d’éveil et d’une réaction d’éveil (arousal reaction) au
niveau du couple thalamo-cortical à la suite d’une stimulation extéroceptive
(un pincement) ou intéroceptive (une douleur abdominale, par exemple).
Cette définition permet d’éliminer les périodes d’activité rapide corticale du
sommeil paradoxal survenant « spontanément » au cours du sommeil
comportemental (figures 8 A et 8 B).
L’encéphalopathie de Gayet-Wernicke
FIGURE 9 – Lésion d’un malade de Gayet atteint d’une encéphalopathie alcoolique (d’après les
Archives de physiologie, planche XI, 1875).
La lésion atteint la partie haute du tronc cérébral.
L’hypothalamus postérieur
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Dès 1892, Goltz à Strasbourg avait démontré que des chiens dont la
majeure partie du cortex avait été enlevée pouvaient marcher et présenter
régulièrement une alternance comportementale d’éveil ou de sommeil. Le
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cortex n’était donc pas « nécessaire » au comportement d’éveil. Ranson , à
Chicago, prouva ensuite que des lésions du thalamus étaient compatibles
avec un comportement d’éveil, alors que des lésions de l’hypothalamus
postérieur étaient suivies d’un coma prolongé. Pour Ranson, l’hypothalamus
postérieur devait donc exercer une influence facilitatrice descendante sur le
comportement d’éveil (puisqu’il n’était pas possible à cette époque d’étudier
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l’activité corticale). Enfin, Nauta , à Utrecht, grâce à des transsections
étagées du diencéphale chez le rat, apporta des arguments solides en faveur
de l’existence de structures responsables de l’éveil au niveau de
l’hypothalamus postérieur.
Ainsi, avant l’apparition de l’électroencéphalogramme (EEG),
l’hypothalamus postérieur apparaissait comme la plus importante structure
pour le maintien de l’éveil.
L’utilisation de l’EEG devait permettre d’ajouter un critère objectif
capital (mais ambigu) à la définition de l’éveil, c’est-à-dire l’arousal
reaction ou « réaction d’éveil » avec activité rapide corticale
(désynchronisation). La possibilité de repérer également l’endormissement
(par l’apparition de « fuseaux » corticaux) devait permettre de développer
une dialectique beaucoup plus souple entre l’éveil et le sommeil.
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En 1935, la préparation classique de Bremer (cerveau isolé avec
transsection intercolliculaire) ouvrit une ère nouvelle dans les conceptions de
l’éveil et du sommeil. Étant donné que la préparation « cerveau isolé » peut
présenter des signes oculaires (myosis) et électroencéphalographiques de
sommeil (fuseaux) continus pendant deux ou trois heures, Bremer en conclut
que l’éveil était l’expression d’un état dynamique des structures
diencéphalocorticales entretenu par des influx sensoriels ascendants.
Les travaux de Bremer devaient contribuer également à rejeter
l’hypothèse d’un système actif de sommeil et s’opposaient aussi au concept
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d’un système thalamique hypnogène défendu par Hess .
Le système noradrénergique
La partie principale de ce système est issue de groupes cellulaires situés
dans le pont, au niveau du locus cœruleus. L’activité unitaire des neurones
du locus cœruleus augmente pendant l’éveil et diminue pendant le sommeil,
l’excitation de ses cellules (par des acides aminés excitateurs par exemple)
peut augmenter l’éveil, le blocage de la libération de noradrénaline ou des
récepteurs noradrénergiques peut diminuer l’éveil attentif, et enfin la lésion
spécifique du locus cœruleus ou des voies noradrénergiques corticipètes par
des poisons sélectifs comme la 6-hydroxy-dopamine entraîne une diminution
temporaire de l’éveil. D’autres démarches utilisent la neuropharmacologie.
Il est bien connu que la D-amphétamine entraîne un éveil avec agitation. Or
l’inhibition de la synthèse des catécholamines (dopamine, noradrénaline)
grâce à l’inhibition de la tyrosine hydroxylase par l’alpha-méthyl P-tyrosine
supprime complètement l’éveil amphétaminique. Cette constatation permet
d’admettre que les amphétamines agissent de façon présynaptique (en
libérant les catécholamines des terminales). On sait que les amphétamines
agissent surtout en libérant de la dopamine de certains systèmes
dopaminergiques. Cette action des amphétamines sur les systèmes
dopaminergiques est probablement responsable des réactions secondaires à
l’emploi chronique de ces drogues : la tolérance qui oblige à augmenter les
doses pour obtenir le même effet éveillant et la dépendance qui entraîne un
« besoin » et des troubles de la vigilance à l’arrêt subit de la prise
d’amphétamine. De nouvelles molécules (comme le modafinil) entraînent un
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éveil sans agitation, même si la synthèse des catécholamines est inhibée .
Le modafinil n’entraîne ni tolérance ni dépendance. On admet que le
modafinil agit de façon postsynaptique sur les récepteurs alpha-
adrénergiques centraux.
Morvan décrivit ensuite quatre autres cas, moins sévères, de patients qui
récupérèrent un état quasi normal. Morvan attribua les signes de cette
fibrillation musculaire à une atteinte pathologique de la corne antérieure de
la substance grise qui s’étend ensuite au faisceau intermédio-latéral en
devenant ainsi responsable de signes vasomoteurs. En même temps que
Morvan décrivait sa chorée fibrillaire, d’autres publications parurent en
Europe et Édouard Krebs, un interne de Babinski, établit dans sa thèse la
revue des articles des publications européennes décrivant aussi des chorées
fibrillaires sous le nom de « myokimie », myotonie épileptique familiale,
forme agressive de l’encéphalite léthargique (maladie de von Economo).
Il faut également remarquer que Morvan voulait vérifier son hypothèse
par l’expérimentation animale sur des chevaux anesthésiés chez qui il essaie
sans succès de chercher un faisceau responsable de sudation dans la moelle.
C’est seulement en 1974 que nous avons pu étudier les troubles du
sommeil qui sont résumés dans cet article.
Enfin, des travaux récents viennent d’attribuer cette maladie à la
présence d’anticorps qui altèrent la fonction des canaux potassiques
(voltage gated kalium channel antibody, ou VGKC antibody syndrome).
Les fonctions du sommeil
Les cas d’insomnie au long cours lors de maladie ou de lésions du
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système nerveux central vérifiés par la polygraphie sont rares . Notre
malade représente le premier cas d’une insomnie authentique de très longue
durée vérifiée par la polygraphie. On peut, en effet, affirmer, grâce au
contrôle polygraphique périodique qu’il subit et grâce au contrôle du
personnel infirmier quand il n’était pas enregistré, que ce malade ne dormit
pas (ou moins d’une trentaine de minutes de stade I par nuit, fragmentée en
épisodes très courts, ce qui est négligeable) entre janvier et avril 1970, soit
au moins 120 jours sans sommeil (2 800 heures). On peut également
estimer que sa dette en sommeil paradoxal atteignait alors plus de 200 jours.
À l’inverse de nombreux cas d’insomnie alléguée et non vérifiée par
l’enregistrement, on se trouve ainsi devant un véritable cas d’agrypnie.
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Nous voudrions réserver ce terme déjà employé par von Economo à
l’insomnie authentifiée par l’examen polygraphique, en laissant au terme
d’insomnie sa définition courante : sensation subjective de ne pas dormir.
À l’agrypnie présentée par notre malade il est intéressant de comparer
43
les cas de privations expérimentales de sommeil .
Dans les deux cas, en effet, des contrôles polygraphiques ou
comportementaux ont été réalisés et des tests psychomoteurs entrepris.
Remarquons d’emblée la différence qu’il y avait entre notre malade, couché
toute la nuit dans un lit et recevant même des somnifères, et des sujets
normaux payés pour ne pas dormir, évitant de s’étendre, sans cesse stimulés
pour rester éveillés. Le premier désirant dormir et cherchant indéfiniment le
sommeil car il n’avait pas sommeil même après quatre mois d’insomnie, les
seconds luttant pour ne pas s’endormir et tombant littéralement de sommeil
après 120, 200 et 264 heures, s’endormant pour présenter un « rebond » de
sommeil de longue durée.
Certains signes présentés par les individus privés de sommeil soit par
des expériences, soit dans le cas des prisonniers politiques dans l’ancienne
URSS (ou observés après privation expérimentale chez l’animal), ont
permis d’élaborer des hypothèses ou des théories sur les fonctions du
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sommeil : rôle dans la mémoire à long terme, dans l’apprentissage, etc.
Or notre patient, totalement « agrypnique » depuis quatre mois, était
capable de performances intellectuelles normales compte tenu du niveau
d’intelligence moyen qui était le sien avant sa maladie. En particulier sa
mémoire à court ou à long terme et ses capacités d’apprentissage ne furent
jamais altérées, et ses capacités d’attention, nécessaires pour la réalisation
de la figure complexe de Rey et du test du labyrinthe, ne furent jamais
diminuées. Trois ordres de manifestations pathologiques sont cependant
apparus : un syndrome dépressif, le syndrome hallucinatoire distalgique et
les micro-hallucinations.
Nous pensons que l’on peut interpréter la différence des évolutions
entre les privations instrumentales de sommeil et l’agrypnie présentée par
notre malade de la façon suivante : dans le premier cas, l’insomnie est
produite par la mise en jeu active du système d’éveil (stimulations
sensorielles surtout). Les sujets évitent l’obscurité, de fermer les yeux, de se
coucher. Le système sérotoninergique est en effet intact, et il a été montré
que le turnover de la sérotonine pouvait, dans des conditions de stress
prolongé, augmenter parallèlement à celui des catécholamines. Les troubles
de l’attention et même les micro-hallucinations relèveraient alors
d’épisodes de microsommeil qui sont bloqués par l’expérimentateur qui
surveille le patient. Dans notre cas, par contre, la vigilance de notre patient
n’était pas soumise, au moins le jour, à la mise en jeu du système
sérotoninergique. Mais il faut encore insister sur le fait que les capacités
d’attention et de mémorisation étaient intactes le jour et le système d’éveil
de notre malade a montré ainsi une infatigabilité extraordinaire pendant
plusieurs mois, en l’absence de système actif de sommeil venant l’inhiber.
Les troubles de l’attention et peut-être ceux de la mémoire qui surviennent
dans les privations expérimentales de sommeil seraient donc provoqués par
l’intrusion, au cours de l’éveil, du système sérotoninergique du sommeil.
L’absence de sommeil, et a fortiori de sommeil paradoxal, n’entraîne donc
pas obligatoirement la série de troubles observés au cours de privations
expérimentales de sommeil de longue durée. Sommeil lent et sommeil
paradoxal ne sont ainsi pas nécessaires à la vie (pendant 4 à 5 mois pour le
premier, pendant près de 8 mois pour le second), et nous ne pouvons
attribuer à leur suppression aucun déficit majeur. Privé de sommeil et de
rêve depuis 4 mois, peut-être au prix de quelques minutes d’hallucinations
nocturnes, un homme peut lire le journal, faire des projets, jouer et gagner
aux cartes, s’étendre toute la nuit sur un lit, dans l’obscurité, sans avoir
sommeil ! Convenons-en pour terminer : cette observation rend caduques la
plupart des théories sur les fonctions du sommeil et du sommeil paradoxal,
mais elle n’en propose encore aucune.
Addendum
Des travaux récents ont permis de préciser l’étiologie de la maladie de
Morvan en révélant la présence d’anticorps qui altèrent la fonction des
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canaux potassiques .
Il est enfin normal de rendre hommage à Auguste Morvan, médecin
dans la campagne bretonne, qui individualisa trois nouveaux tableaux
cliniques : en 1875, la sémiologie du myœdème ; en 1883, la sémiologie
neurologique de la syringomyélie (qu’il baptisa paréso-analgésie des
extrémités supérieures) ; et enfin en 1890 la sémiologie de la « chorée
fibrillaire », reconnue aujourd’hui comme un modèle de pathologie
synaptique par atteinte immunitaire de l’activité des canaux potassiques
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responsable d’agrypnie, de myokimies et de troubles neurovégétatifs .
Les petits dormeurs
Chacun de nous possède une durée moyenne stable de son sommeil
nocturne (si l’on élimine la sieste que l’on peut s’octroyer pendant les
vacances). La moyenne est de 7 à 8 heures, durée qui diminue avec l’âge.
Cependant, j’ai connu une jeune femme de 31 ans qui a eu la curiosité de
se faire enregistrer dans mon laboratoire, car elle avait confessé à son
médecin de famille qu’elle ne dormait que quelques heures par nuit. Celui-ci
ne l’a pas crue et l’a envoyée pour un contrôle EEG. Cette jeune femme en
pleine santé exerçait deux métiers (comptable et écrivain) et se trouvait
parfaitement heureuse avec ses deux amants (qui ne se connaissaient pas, car
l’un était de l’après-midi, et l’autre du soir jusqu’à 1 heure du matin). Elle
affirmait ne dormir que 3 heures par nuit et de ne pas avoir fait la sieste
depuis l’âge de 18 ans.
FIGURE 1 – Évolution du sommeil nocturne pendant 3 jours sans traitement.
Insomnie totale (avec seulement 10 minutes de stade I à 8 heures). Les barres noires signalent les
épisodes pendant lesquels la malade éveillée marchait dans le laboratoire.
FIGURE 2 – Après administration de 5, 10 ou 15 grammes de tryptophane (flèche), on ne note aucune
amélioration.
FIGURE 3 – Récupération du sommeil après administration de 1 500 mg de DL5-HTP à 23 heures et
4 heures (flèches).
e
Il y a récupération du sommeil paradoxal (SP) après la 2 dose Cal.
E : éveil. Stades du sommeil : I, II, III et IV. Sommeil paradoxal : SP.
En abscisse : temps (en heures).
Je l’enregistrai pendant trois nuits. Elle se coucha à 21 heures comme
tous les patients enregistrés et lut dans son lit jusqu’à 3 heures du matin,
posa son livre et s’endormit tout de suite pour se réveiller à 6 heures du
matin fraîche et reposée. L’organisation de son sommeil fut le suivant
(moyenne des trois nuits) :
FIGURE 4 – Histogramme cumulatif de la durée du sommeil (en minutes) puis toutes les 10 minutes
pendant 16 nuits consécutives. Les flèches indiquent le moment où étaient administrées les fortes
doses de DL 5-HTP (23 heures et 4 heures).
Gros pointillé : stades II, III et IV.
Trait continu : sommeil paradoxal.
Pointillé long : stades II, III et IV sous l’effet de placebos administrés à l’heure où le 5-HTP avait été
donné (16 nuits).
• CHEZ L’ANIMAL
• CHEZ L’HOMME
Des expériences ont évidemment été menées par les armées de différents
pays (Norvège, États-Unis, France, URSS), mais elles n’ont pas été publiées.
On sait toutefois que la limite supportable (permettant encore d’obéir à des
e e
ordres) se situe entre le 9 et le 12 jour selon l’entraînement des sujets. Il
faut attendre Randy Gardner, un jeune Américain de 17 ans qui, pour battre
un record et pour la « gloire », fut volontaire pour établir un record en restant
éveillé sans l’aide de drogues (amphétamines) ou, mieux, sans café. Il fut
alors enregistré de façon continue par mon collègue et ami William
50
Dement . Il battit ainsi le record mondial en restant 11 jours sans dormir
(soit 264 heures). Les principaux symptômes observés furent les suivants : à
e
partir du 2 jour, il dut cesser de regarder la télévision à cause des troubles de
e
l’accommodation ; 3 jour : ataxie, nausées mineures, humeur dépressive ;
e
4 jour : troubles de la mémoire, de la concentration, illusions (il prit un
panneau de signalisation pour un individu) et déclara qu’il était devenu « le
e e
plus grand joueur de football du monde ». Du 5 au 11 jour, l’ataxie
augmenta, ainsi que les hallucinations et les troubles de la mémoire.
e
L’examen clinique pratiqué le 11 jour révéla un ptosis important avec
strabisme, un nystagmus, des tremblements des mains, ainsi qu’une
hypothermie centrale de 1 °C et de 10 °C au niveau cutané en raison d’une
importante vasoconstriction.
La première nuit de récupération dura 15 heures. En y ajoutant les deux
nuits suivantes, on totalise une récupération de seulement 24 % du
« sommeil perdu » qui se caractérise ainsi : récupération de 7 % des stades I
et II (sommeil léger) contre 46 % du stade III, 68 % du stade IV et 53 % du
sommeil paradoxal (SP). D’où l’hypothèse que les stades III et IV ainsi que
le SP seraient peut-être les plus nécessaires pour le cerveau. L’interprétation
51
de Horne de ces données est la suivante (elle est à mon avis totalement
fausse, comme on l’a vu avec l’insomnie de la maladie de Morvan) :
– il existe un sommeil indispensable qui doit être absolument
« récupéré » en cas de privation et qui « répare » l’« usure » diurne du
cerveau. Il s’agit du stade IV et du sommeil paradoxal : c’est le « noyau du
sommeil », qui est concentré dans les premières heures de la nuit (figure 6) ;
– un sommeil « facultatif », présent dans la deuxième partie de la nuit. Il
serait possible de s’en passer en cas de motivation positive (figure 7).
FIGURE 6 – Le noyau de sommeil lent profond (d’après Horne).
FIGURE 7 – Proportionnalité entre quantité de stade IV et veille préalable (d’après Webb
et Agnew).
Quels sont les effets de la privation
de sommeil ?
La première conclusion des expériences de privation de sommeil est
l’absence de retentissement somatique. On admet en effet actuellement que
la récupération des fatigues physiques, la libération d’hormone de
croissance (GH) au début du sommeil ou l’augmentation du sommeil lent
profond induit par l’exercice physique ne sont pas dues à la privation de
sommeil, mais à l’hyperthermie induite par lui. En effet, les mêmes
symptômes peuvent être obtenus par un accroissement thermique provoqué
52
par un bain chaud . Il faut alors supposer qu’il est plausible que c’est
seulement au cours du sommeil à ondes lentes (stades III et IV) que peuvent
se produire d’éventuels processus de réparation (recharge en
neuromédiateurs, croissance dendritique, etc.). La proportionnalité entre la
quantité du stade IV et le temps d’éveil préalable laisse à penser qu’un
« déficit créé par l’éveil prolongé doit être comblé ou un dommage
53
réparé » (voir figure 7).
Ce que nous venons de décrire démontre que la physiologie ne peut pas
tout résoudre seule et qu’il faut encore être aidé par les inventions et les
hasards de la clinique humaine car nous avons montré qu’il est possible de
rester quatre mois éveillé sans troubles majeurs. Les troubles entraînés par
la privation de sommeil que nous venons de résumer sont dus à la
persistance de mécanismes hypniques qui ne peuvent plus s’exercer
normalement, tandis que leur suppression dans la maladie de Morvan ne
permet plus ces symptômes. Cela prouve une fois encore que la clinique est
toujours la meilleure alliée de la physiologie grâce aux inventions infinies
des mécanismes immunologiques, virologiques, etc., qui peuvent supprimer
ou faciliter d’innombrables fonctions cérébrales.
L’insomnie fatale familiale (IFF)
Après l’agrypnie de la maladie de Morvan, l’insomnie fatale familiale
(IFF) est devenue mieux connue depuis que Stanley Prusiner est parvenu à
en trouver la cause (ce qui lui a permis d’obtenir le prix Nobel) : ce n’est
pas un virus qui est à l’origine de cette maladie, mais une protéine, le prion,
qui est aussi la cause de l’encéphalopathie spongiforme bovine, de la
tremblante du mouton et de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Cette maladie,
qui frappe généralement après la cinquantaine, est très rare puisqu’elle
concerne une centaine de personnes dans le monde. Les descendants de
patients atteints par cette maladie ont 50 % de risques de l’être à leur tour
(pour le reste de la population, le risque s’élève seulement à 1 sur
30 millions).
Les symptômes de l’IFF sont typiques : le malade transpire
abondamment, ses pupilles sont toujours contractées (en tête d’épingle), il
devient impuissant (ou si c’est une femme elle devient ménopausée). Le
sommeil devient court, difficile à obtenir, et finit par disparaître. Une fois
qu’il a perdu le sommeil (et contrairement à la maladie de Morvan), la
dégradation du malade s’accélère. Il perd le sens de l’équilibre et ne peut
plus marcher sans aide. Des troubles de la conscience apparaissent. Une
quinzaine de mois après le début de la maladie en moyenne, les malades
tombent dans un coma terminal. Trente malades atteints d’IFF ont
succombé le siècle dernier, et quatorze entre 1973 et 2000. Malgré la
découverte du prion, aucune thérapeutique n’a encore été trouvée.
Ainsi, dans le cas de l’IFF, l’insomnie est vite accompagnée de troubles
généraux (ataxie puis coma) et ne permet pas, comme dans la maladie de
54
Morvan, d’isoler l’agrypnie .
CHAPITRE 3
L’homéostasie réactive
La relation dialectique entre l’activité et le repos (homéostasie réactive)
n’est évidemment apparue qu’avec les métazoaires. On en découvre déjà la
trace chez les insectes. Il est possible en effet de la mettre en évidence chez
la blatte (Periplaneta). Si on force des blattes à demeurer actives en les
secouant dans un récipient à la fin de leur période d’activité nocturne, la
période diurne de repos « compensateur » sera plus longue. Ce mécanisme
d’homéostasie se perfectionne chez les reptiles chez qui la dimension
d’« intensité » du sommeil peut déjà être mesurée. Enfin, l’homéostasie
réactive s’apprécie facilement chez les mammifères et chez l’homme en
intégrant l’EEG lent du sommeil. Il est probable que l’étape « ascendante »
de la régulation homéostasique soit mise en jeu au cours de l’éveil. Des
mécanismes sérotonergiques mesurent à la fois la durée et l’intensité de
l’éveil. La boucle « descendante » de ce système met en jeu certains
mécanismes GABAergiques du sommeil et les systèmes à pro-
opiomélanocortine (POMC) ou prolactine centraux dans le cas du rebond de
sommeil.
Le pacemaker ultradien du sommeil
paradoxal
Il semble avoir été « inventé » à la fois par les oiseaux et les
mammifères. Il vient d’être découvert chez les monotrèmes (échidnés) en
Tasmanie, alors qu’il n’avait pu être mis en évidence jusque-là. Le
pacemaker semble donc apparaître (à peu près il y a 70 millions d’années)
avec l’homéothermie, et donc la possibilité d’un métabolisme rapide.
Ce pacemaker est situé dans la formation réticulée pontique. Sa période,
fonction du métabolisme, peut également être sollicitée dans des processus
homéostasiques (rebond de sommeil paradoxal faisant suite à la suppression
instrumentale ou pharmacologique). Enfin, il est normalement soumis à la
régulation circadienne du cycle éveil-sommeil.
Le dérèglement de cette nouvelle horloge permettrait d’expliquer
pourquoi le sommeil paradoxal puisse survenir en dehors du sommeil au
cours de la période d’éveil (narcolepsie).
Pendant des millions d’années, ces trois mécanismes se sont
interrégulés de façon harmonieuse, rythmés par le Zeitgeber principal – le
soleil.
Cependant, cette harmonie a commencé à disparaître en 1879 avec
l’invention de la lampe à incandescence par Edison. Notre civilisation
industrielle a alors pu échapper au rythme solaire en inventant le travail de
jour et de nuit (travail posté) et, depuis 1962, les vols transméridiens sont
venus encore désynchroniser notre horloge endogène.
Les troubles du cycle veille-sommeil peuvent ainsi entrer dans
différents cadres, soit pré- ou post-edisonien (les maladies d’Edison), soit
en rapport avec les trois mécanismes principaux que nous venons de
résumer.
Les troubles du cycle veille-sommeil
Les insomnies
Il est possible que la plupart des insomnies puissent entrer dans le cadre
des maladies d’Edison. Notre enquête menée chez une population bassari
(qui, en 1975, vivait sans électricité aux confins du Sénégal et de la Guinée)
a révélé que le mot « insomnie » n’existait pas dans leur langue – ni le mot,
ni le concept, ni surtout la plainte. Les gens âgés trouvent normal le retour à
un rythme ultradien du cycle veille-sommeil similaire à celui du jeune enfant
avec des éveils nocturnes périodiques et des siestes diurnes répétées.
• CHEZ L’HOMME
Bien sûr, c’est surtout l’éveil qui est la condition principale de la prise de conscience. Mais
nous pouvons être conscients de nous-même ou de phénomènes que nous avons vus autour
de nous lorsque nous rêvons. Il doit exister un dénominateur commun entre l’activité de
notre cerveau éveillé ou rêveur. Nous verrons qu’il est facile d’éliminer beaucoup de
structures cérébrales pour n’en retenir que deux : le thalamus et le cortex.
II. Que savons-nous de la conscience chez l’animal ou le nourrisson ? Et quelle est
l’importance des « neurones miroirs » qui nous permettent de comprendre la conscience
immédiate que nous avons devant certains comportements ?
III. Les qualia ? Pouvez-vous expliquer ce qu’est la couleur rouge à quelqu’un qui ne l’a
jamais rencontrée ? (Par exemple, un aveugle de naissance).
IV. Enfin, peut-il exister une connaissance sans conscience ?
V. Nous laisserons pour le dernier chapitre le problème de la conscience de soi, du « self »,
car il n’est pas encore résolu puisque l’évolution de notre cerveau depuis des centaines de
milliers d’années n’est pas encore suffisante pour nous permettre de nous comprendre
totalement.
Les problèmes des consciences
• PREMIÈRE ERREUR
• DEUXIÈME ERREUR
FIGURE 1 – Vue postérieure d’un crâne avec les différentes bosses selon la terminologie
de Gall.
1 : instinct de reproduction. 2 : amour de la descendance. 3 : amitié. 4 : autodéfense et courage. 5 :
instinct carnivore, tendance au meurtre. 8 : orgueil, arrogance, amour de l’autorité. 9 : vanité,
ambition, amour de la gloire. 10 : prudence, prévoyance. 27 : fermeté, obstination, constance.
La machine de Turing
Plus loin, Edelman s’attaque à la fausse analogie des ordinateurs
numériques : « Des choses extraordinairement absurdes ont été dites à
propos de l’idée selon laquelle les machines seraient capables de penser.
Pour la plupart, l’absurdité provient de l’analogie entre pensée et logique. »
Pour comprendre l’origine de cette confusion, on doit explorer la théorie qui
se trouve derrière les ordinateurs numériques. Cette théorie est due en grande
partie au travail d’Alan Turing. Turing était un cryptologue, informaticien
anglais de génie qui contribua au déchiffrement des messages de l’armée
allemande. Hélas, à la fin de la guerre, son homosexualité fut découverte et
la justice anglaise le condamna à choisir entre la prison et la castration
chimique. Le traitement hormonal entraîna alors des effets flétrissants sur
son organisme et donna naissance à un puissant ensemble d’idées
mathématiques (l’une d’elles étant connue sous le nom de machine de
Turing).
Turing se suicida en croquant une pomme empoisonnée au cyanure. Son
souvenir quasi éternel est représenté par la pomme à moitié croquée qui sert
de logo à Apple. Turing a été anobli par la reine d’Angleterre Elizabeth II en
janvier 2014.
Comment pouvons-nous comprendre
le but des actions ou les intentions
de nos voisins ?
• CHEZ LE SINGE
Ces neurones, mis en évidence chez le singe par l’équipe de Parme, sont
situés au niveau du cortex prémoteur (aire F5) (figure 4A) et du lobule
inférieur pariétal (IPL). Ils sont activés lorsque le singe observe un autre
individu (singe ou homme) effectuant un geste de la main et surtout lorsqu’il
exécute un geste de préhension (figure 4B), mais ces neurones ne déchargent
pas en réponse à la présentation du moniteur. Ils ne déchargent pas non plus,
ou très peu, lorsque le singe observe des gestes de la main imitant une
préhension sans preuve de l’objet (figure 4C). Plus récemment, des neurones
miroirs ont été découverts lorsqu’un singe observe ou exécute des
mouvements de la bouche (mouth mirror neurons).
FIGURE 4 – Les neurones miroirs chez le singe.
Il est probable que ces neurones miroirs puissent être « conditionnés ».
Ainsi, l’activité des neurones miroirs a été enregistrée lorsque le singe
observait l’écrasement d’une coquille de cacahuète. On a ensuite constaté
que les neurones pouvaient répondre au seul bruit de l’écrasement de la
coquille.
• CHEZ L’HOMME
Les béhavioristes
Ils ont négligé la conscience : il est impossible de l’étudier à partir de
l’espace subjectif d’une autre espèce.
Harnad (1982) : c’est seulement lorsque l’activité de notre cerveau a
déterminé ce qu’il faut faire que nous avons l’illusion d’un état conscient, en
même temps que nous avons l’illusion d’avoir fait un choix ou que nous
avons contrôlé notre comportement. Si nous hésitons sur notre espèce,
comment pouvons-nous espérer en savoir sur d’autres espèces ?
Il ne faut pas étudier des animaux domestiques.
Le béhaviorisme est un dogmatisme négatif (Watson, Skinner). Par
exemple, si les pensées d’un sujet n’influencent pas son comportement. Si
vous voulez savoir pourquoi quelqu’un a fait quelque chose, ne demandez
pas. Analysez l’environnement immédiat de cette personne jusqu’à ce que
vous ayez trouvé une cause.
La question du choix d’un animal (conscient ou inconscient) ne nous
concerne pas si nous nous souvenons que des stimuli particuliers explicitent
des comportements particuliers. Un animal n’a pas besoin de connaître
pourquoi il existe une relation entre le stimulus et la réponse (Wittenberger).
Le comportement peut être influencé par la sélection évolutive.
Existe-t-il une pensée universelle ?
99
Le défenseur de cette théorie est le professeur D. Laplane , neurologue
à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris. Il faut, selon lui, construire cette théorie
en postulant qu’étant donné que les neurosciences ont démontré l’étroitesse
des liens entre la pensée et le cerveau, on doit en tirer la conséquence
suivante : le fait spécifique de la pensée est la « présence à soi ». Or il est
impossible de rendre compte de la subjectivité par l’étude objective. Ainsi
on doit conserver à la pensée une spécificité par rapport à la matière ou à
l’énergie.
Certains milieux scientifiques admettent que les possibilités
combinatoires liées au nombre considérable des connexions du cerveau sont
suffisantes pour rendre compte de la conscience et de la pensée.
Mais il est avant tout nécessaire de bien s’entendre sur le terme de
pensée et de ne pas prendre à sa place ses attributs comme la logique et la
mémoire. Le rêve qui fait évidemment partie de la pensée n’est pas
obligatoirement logique. C’est donc la présence à soi, le fait subjectif, le
« self » qui caractérise le mieux la pensée. Or il est difficile de connaître la
pensée d’autrui.
Comme on ne peut parler de la pensée en termes objectifs, ou en termes
d’énergie ou de matière, on doit considérer son existence comme
irréductible aux phénomènes cérébraux physico-chimiques même si elle est
étroitement liée à eux. Le terme de parallélisme donne une idée de non-
influence de la pensée sur la matière. Cette idée de correspondance est
vieille comme le monde, et on peut schématiser comme suit les différentes
écoles de « pensée ».
Pour certains, la pensée n’est rien, ce qui est intrinsèquement
contradictoire puisqu’il s’agit d’une pensée ! À ce courant se rattachent
ceux qui se débarrassent de la question en admettant que la pensée n’est
qu’un épiphénomène. Il est évident aussi que ceux qui prêtent à la pensée
une origine extramatérielle, « spiritualiste », ne peuvent pas combler le
hiatus entre la pensée et la matière-énergie.
D’autre part, ceux qui admettent un rapport très étroit entre la pensée et
la matière-énergie se partagent entre deux courants : identité et créations.
Selon Alain Connes et Jean-Pierre Changeux qui en ont débattu dans
100
Matière à pensée , quel est le lien entre le monde physique et le cerveau ?
Les objets mathématiques existent-ils indépendamment du cerveau de
l’homme ?
Selon Laplane, « s’il y a identité, il y a réversibilité et il serait tout aussi
juste (ou tout aussi faux) de dire : “Désormais, à quoi bon parler de
processus physico-chimiques !” »
En réalité, dire qu’il y a identité entre pensée et processus physico-
chimiques signifie que notre pensée correspond à une certaine organisation
spatio-temporelle de la matière et de l’énergie et donc que notre pensée est
l’autre face, la face subjective de cette organisation spatio-temporelle. Le
rôle du cerveau serait seulement de donner à la pensée la forme que nous lui
connaissons. Il en résulte que la pensée (présence à soi) existerait en dehors
du cerveau et se trouverait diffuse dans l’univers qui est présent à lui-même.
On en connaît là une nouvelle forme de « panpsychisme », proche de celle
de Spinoza : le cerveau donne à cette pensée universelle une forme qu’elle
n’aurait pas sans lui.
Finalement, les deux hypothèses d’identité et de créations sont assez
proches l’une de l’autre. Dans la première, la pensée est l’autre face de
l’énergie mais le cerveau sert à lui donner la forme qui va l’individualiser,
ce qui est une sorte de création (au sens large du terme). Dans la seconde, il
y a transformation mais, fondamentalement, pensée, matière et énergie
participent du même principe. Dans les deux cas, la pensée, la conscience
de soi, la présence à soi-même existent en dehors du cerveau lui-même.
Existe-t-il une connaissance sans
conscience ?
Les cas de blindsight, ou « vision aveugle », se rencontrent après des
lésions de l’aire visuelle primaire (aire 17). Celles-ci entraînent une perte de
capacité visuelle élémentaire (ou scotome) dans les régions limitées du
champ visuel.
Si l’on demande à des blessés atteints d’une lésion de l’aire 17 de bien
vouloir pointer leurs mains dans la direction d’un flash, ils déclarent
d’abord que cela leur est impossible. Cependant, ces patients sont à même
de diriger leur regard ou de pointer leur doigt en direction de points
lumineux qu’ils affirment ne pas voir.
Cette découverte indique l’existence d’opérations (diriger le regard ou
le doigt) basées sur le traitement inconscient d’informations visuelles. Elle
heurte le sens commun selon lequel le repérage d’un stimulus nécessite la
conscience de ce stimulus.
Chez le singe et chez l’homme, le cortex temporal joue un rôle clé dans
la reconnaissance de stimuli complexes (visages, figures abstraites). La
lésion bilatérale de cette région peut entraîner chez l’homme l’impossibilité
sélective de la reconnaissance de visages familiers (prosopagnosie).
Cependant, il semble exister une connaissance non consciente puisqu’il a
été montré que chez ces patients qui déclarent ne pas reconnaître des
visages connus, on peut encore enregistrer des réponses végétatives
(galvanic skin reflex).
Ces découvertes conduisent ainsi les neuropsychologues modernes à
distinguer « connaissance explicite » et « connaissance implicite ». Le cas
de la « vision aveugle » – où le sujet blindsight présente une connaissance
implicite non consciente du stimulus présenté dans la partie aveugle du
champ visuel – illustre parfaitement cette dichotomie fonctionnelle qui
confère un rôle central à la conscience en neuropsychologie et en
101
neurophysiologie .
CHAPITRE 6
Crick, Koch,
Sperry et Jeannerod
Généralités
Face à la question de la conscience, l’attitude des neuroscientifiques
varie. Certains, dans la mouvance du courant béhavioriste, pensent qu’il
faut éviter de traiter de la conscience dans le cadre d’une théorie
102
scientifique. C’est le cas, par exemple, de R. Joynt qui estime que le mot
« conscience » doit être rayé du lexique du neuroscientifique : « En tant que
clinicien neurologue, je suis habitué à ne pas utiliser le concept de
conscience », écrit-il. Cette position extrême est, à mon sens, intenable et
irréaliste. Nous pensons, en effet, qu’il est impossible de rendre compte de
certains phénomènes neuropsychologiques – split brain, blindsight, covert
recognition – sans faire intervenir, d’une façon ou d’une autre, le concept de
conscience.
D’autres, plus téméraires, s’efforcent d’expliquer les bases biologiques
de la conscience. Pour ce faire, certains d’entre eux se contentent, un peu
facilement, d’envisager la conscience comme une propriété globale du
cerveau fonctionnant comme un tout. Ainsi, Sperry définit la conscience
comme « une propriété holistique émergeant de l’activité supérieure du
103
cerveau » (« holistic or emergent property of higher order activity »).
Selon Rose, « à n’importe quel moment de l’histoire d’un individu, la
conscience est une expression de la totalité de l’activité de son
104
esprit/cerveau en interaction avec son environnement ». Ce type
d’explication est beaucoup trop vague pour être d’une quelconque utilité.
D’autres encore se fondent sur des faits plus précis en s’appuyant sur les
données scientifiques disponibles. Ainsi, dans les années 1950, les modèles
de la conscience intègrent les découvertes concernant la formation réticulée
et les mécanismes veille-sommeil ; la conscience est assimilée à la
vigilance. Dans les années 1960 et 1970 foisonnent les tentatives
d’explication de la conscience à partir des expérimentations sur le split
brain. Au cours de la décennie 1980, les phénomènes de « connaissance
sans conscience » (blindsight, covert recognition) ont la préférence. Certes,
il ne s’agit là que de tendances générales. Des modèles neurobiologiques
s’efforçant de prendre en compte l’ensemble des faits disponibles existent, à
l’image de la théorie de Gerald Edelman ou de celle esquissée par Jean-
Pierre Changeux dans L’Homme neuronal. Constatons, cependant, que les
neuroscientifiques conçoivent la conscience comme une activité
« supérieure » ou « globale » du cerveau mettant en jeu des « systèmes
complexes » de neurones ou des « boucles neurales de réentrée ».
Même si nous laissons de côté la question de l’aspect subjectif,
intérieur, de la conscience pour ne considérer que ses fondements
biologiques, nous devons avouer que les théories contemporaines laissent
sans réponse une série de questions fondamentales : quelle est la différence
entre une structure neurale sous-tendant la conscience et une structure
nerveuse sous-tendant des processus non conscients ? Quelles sont les
conditions organisationnelles permettant à un courant électrochimique
d’engendrer un phénomène conscient ? Quelle est la structure nerveuse la
plus élémentaire capable de donner naissance à un phénomène conscient
« minimal » ? Quels sont les liens entre la différence morphologique des
divers réseaux sensoriels (audition, vision) et la différence de qualité
subjective des divers sens ?
Sur ces questions, l’évolution des théories actuelles par rapport à celles
e
du XIX siècle est mince. « Pourquoi, se demandait le psychologue-
105
philosophe T. Ribot en 1885 , certaines actions nerveuses deviennent-
elles conscientes et lesquelles ? Répondre à cette question, ce serait
résoudre le problème des conditions de la conscience. Nous avons déjà dit
qu’on les ignore en grande partie. » Par rapport au siècle passé, le véritable
acquis des neurosciences est la précision apportée au morcellement
analytique du phénomène de la conscience. « La conscience n’est pas une
entité, mais une somme d’états dont chacun est un phénomène d’un genre
particulier, lié à certaines conditions de l’activité du cerveau, qui existe
lorsqu’elles existent, manque lorsqu’elles manquent, disparaît lorsqu’elles
disparaissent », écrit-il encore. De nos jours, il est définitivement établi que
la conscience n’est pas un phénomène univoque altérable selon un
processus du type « tout ou rien ». Elle ne représente pas une fonction
simple, mais résulte de la combinaison d’un grand nombre d’activités du
système nerveux. Le concept générique de conscience ne peut pas encore
être expliqué, car notre cerveau n’a pas encore assez évolué.
Comment peut-on étudier la conscience
de façon scientifique ?
Selon Searle, le problème esprit-corps peut être divisé en deux sous-
problèmes. Le premier, qui est facile à résoudre, est le suivant : quelles sont
les caractéristiques générales des relations entre la conscience et le
cerveau ? Il y a deux principes : selon le premier, la conscience (comme
tous les phénomènes mentaux) est causée par des mécanismes cérébraux
neurobiologiques de bas grade. Selon le second, la conscience représente
l’une des fonctions les plus développées du cerveau.
Le second problème consiste à expliquer en détail les mécanismes
neurobiologiques de la conscience, c’est-à-dire qu’il faut répondre à la
question : comment l’activité neuronale au niveau des synapses est-elle
capable de causer l’extraordinaire variété de nos expériences conscientes ?
Étant donné que tout progrès scientifique est souvent freiné, voire bloqué
par des erreurs philosophiques, il faut essayer de décrire les obstacles
philosophiques les plus sérieux qui s’opposent au problème précédent afin
de les supprimer.
– Premier obstacle : la conscience ne constitue pas un sujet valable pour
une étude scientifique, car il n’y a pas de définition correcte dans la mesure
où elle n’est pas observable. On peut répondre à cela que la conscience est
en relation avec notre état de vigilance qui débute lorsque nous nous
réveillons et continue jusqu’à ce que nous nous endormions. Les rêves font
aussi partie de la conscience, mais la conscience ne doit pas être confondue
avec l’attention. En effet, je suis conscient de ma chemise, mais ne lui
accorde aucune attention.
– Les autres obstacles : doit-on séparer ce que l’on appelle les qualia
(par exemple, la couleur rouge) du problème de la conscience ? Comment
peut-on définir la couleur rouge à un aveugle ? C’est la question que pose
Francis Crick dans son livre The Astonishing Hypothesis. The Scientific
106
Search of the Soul et Gerald Edelman dans The Remembered Present.
107
Biological Theory of Consciousness , à laquelle ils répondent
108
positivement, contrairement à J. R. Searle qui, lui, s’y refuse . Il argue en
effet des nombreux obstacles philosophiques qui s’opposeraient faussement
à l’étude de la conscience : ainsi, il n’y aurait pas de définition valable de la
conscience qui, de plus, n’est pas observable. D’autre part, la définition de
la conscience est subjective, alors que la science est par définition objective.
109
Aussi, selon Thomas Najel , nous n’avons aucune idée de la façon dont
des phénomènes objectifs (par exemple, l’activité neuronale) pourraient
traduire n’importe quel état de vigilance ou, mieux, de conscience.
D’autre part, la conscience pourrait être seulement un épiphénomène
(selon le jargon philosophique actuel). Elle pourrait ressembler aux
réfections de surface sur un lac. Ses réfections ont aussi une cause, mais
n’exercent aucune fonction !
Enfin, l’obstacle le plus important semble être le suivant : quelle serait
la fonction évolutive de la conscience ? À cette question, J. R. Searle
répond de la façon suivante : « Cette question est voisine de celle-ci :
quelles sont les fonctions évolutives d’être capable de marcher, courir,
manger, penser, voir, entendre, parler une langue, se reproduire, élever des
enfants, trouver de la nourriture, éviter les dangers, etc., car toutes ces
activités, qui sont nécessaires à notre survie, sont des activités
conscientes. » Aussi la conscience n’est-elle pas responsable d’un
phénomène unique, isolé des autres aspects de notre vie ; au contraire, la
conscience serait la modalité selon laquelle les hommes et les animaux
évolués conduisent les activités principales de leurs vies.
La conscience de l’action : Libet
Vous êtes en retard et vous roulez vite en voiture un matin. Brusquement,
un piéton traverse la rue devant vous et vous l’évitez de justesse en tournant
le volant… « Bon Dieu, pensez-vous, quel idiot, j’ai failli l’écraser ! » Et
vous essuyez quelques gouttes de sueur…
Vous avez donc réagi très vite, sans y penser, « inconsciemment ». Il
peut donc exister des actions inconscientes, ou plutôt précédant la
conscience de quelques millisecondes. Comment votre cerveau commande-t-
il une action ? Et quand en devient-on conscient ? Combien de millisecondes
avant ? pendant ? ou après ?
110
C’est ce problème que Benjamin Libet (1916-2007) a voulu résoudre
et auquel il a consacré plus de vingt articles qui ont suggéré de nombreuses
et intéressantes discussions. À partir de 1983, Libet s’est demandé si le désir
conscient d’agir initiait l’action. Notre volonté préside-t-elle notre libre
arbitre ? Dans ce cas, le désir d’agir doit s’exprimer avant l’action !
(figure 1).
FIGURE 1 – Le potentiel de préparation (RP).
Ces expériences consistent à demander à des volontaires d’exécuter un mouvement simple (lever le
doigt), et de rapporter le moment de la prise de décision à un indice temporel (W) (la position d’une
aiguille se déplaçant rapidement sur le cadran d’une horloge). Au cours de la même expérience sont
enregistrés les signaux électromyographiques (EMG) qui indiquent le début effectif du mouvement,
ainsi que les signaux électroencéphalographiques (EEG) qui traduisent le début des processus
corticaux de préparation du mouvement (RP, pour readiness potential, ou potentiel de préparation,
encore appelé Bereitschafts Potential, découvert par Kornhuber en 1964).
En conclusion
L’un des faits les mieux établis semble être que les processus qui
mènent à la prise de conscience sont soumis à des contraintes temporales.
Ainsi, pour Marc Jeannerod, la conscience n’est pas immédiate. Au
contraire, les mécanismes qui permettent d’y accéder requièrent un
minimum de temps (de l’ordre de 250 millisecondes) pour se développer.
Ainsi les processus neuronaux ou mentaux d’une durée inférieure à cette
durée critique n’ont pas d’accès direct à la prise de conscience, mais
peuvent y avoir un accès différé. La simple observation psychophysique le
confirme : alors que 500 millisecondes sont nécessaires pour répondre
consciemment à un stimulus tactile, il suffit de 100 millisecondes pour
donner une réponse motrice (appuyer sur un bouton) à ce même stimulus.
Toutefois, le sujet aura l’impression d’avoir appuyé sur le bouton après
avoir senti le stimulus.
La seconde observation qui découle des résultats qui ont été exposés est
que la conscience n’appartient pas à une modalité spécifique du traitement
de l’observation, quelle qu’en soit la nature.
Le cerveau peut fonctionner de façon totalement inconsciente, résoudre
des problèmes complexes dans tous les domaines, y compris celui de la
pensée et de la créativité, alors qu’à l’opposé, la conscience peut embrasser
pratiquement tout le fonctionnement cérébral. La conscience ne peut à
aucun moment être considérée comme une étape nécessaire à
l’accomplissement de certaines opérations ni comme l’attribut systématique
de certains secteurs du fonctionnement mental.
L’accès conscient à l’information constitue ainsi le début d’un processus
réflexif permettant de recentrer ou de réorienter le fonctionnement du
processus, c’est-à-dire de passer d’un traitement en temps réel à un
traitement en temps différé. Ainsi, selon Marc Jeannerod, la prise de
conscience, du fait du temps nécessaire à son déroulement, peut bien être
vue comme une étape secondaire, toujours différée par rapport à la
perception ou à l’exécution.
Derek Denton
Les idées de Derek Denton que je transcris ici proviennent de la lecture
de ses livres, mais aussi des nombreuses et longues discussions que j’ai
eues avec lui lors de ses visites à Sainte-Croix, là où je vis. Je crois que
Derek Denton était également attiré par mon château-chalon 1929, qu’il a
contribué à terminer, et par mes questions sur la conscience. Physiologiste
de formation, il a conservé un solide bon sens évolutif.
S’il y a un mot ou un concept « tabou » dans certaines écoles de
neurosciences ou de cognisciences, c’est bien celui de « conscience ». Et
pourtant, que de livres paraissent sur ce sujet, signés des auteurs les plus
prestigieux – philosophes, physiciens, biologistes moléculaires,
immunologistes. Un de mes amis (qui a fait progresser la neurophysiologie
de la vision contre les théories régnantes) disait récemment, lors d’un
congrès de neuroscience : « Si je peux vous donner un bon conseil et vous
faire économiser de l’argent, n’achetez pas ces livres : ils sont illisibles. »
117
C’est pourquoi lorsque Derek Denton m’envoya son livre , je commençai
à le lire avec curiosité.
Mes recherches physiologiques m’ont amené à me poser la question des
consciences éveillées et oniriques, et j’étais intrigué par son approche
évolutionniste. Comment l’un des pionniers de la physiologie des
régulations en était-il venu à oser pénétrer le Saint des Saints de la
neurophysiologie ? Un peu plus tard, Derek me téléphona. Je lui dis que
j’avais beaucoup apprécié son livre et que j’aurais aimé discuter avec lui
des problèmes d’émergence de la conscience vigile et de la conscience
onirique.
J’étais d’autant plus désireux de rencontrer Derek Denton que je savais
qu’il était l’un des champions les plus actifs de la défense de notre
discipline – la physiologie. Au cours des trente dernières années, nous
avons assisté à une révolution majeure en biologie avec la découverte du
code génétique et le développement exponentiel de la biologie moléculaire.
Ce succès de l’approche réductionniste a entraîné un certain malaise. Nous
devons relever le défi des aspects intégrés de la biologie. D’une part, les
gènes ne sont pas des entités indépendantes de nous. Ils sont prisonniers des
multiples régulations physiologiques qui permettent leur expression.
D’autre part, en ce qui concerne l’homme, Denton a raison de nous rappeler
le concept d’hérédité exogène que l’on doit à Peter Medawar : la parole a
donné à l’homme l’avantage unique de l’évolution lamarckienne (l’hérédité
des caractères acquis). Selon Medawar, en effet, « chez l’homme, l’hérédité
exogène, c’est-à-dire le transfert de l’information par des voies non
génétiques, est devenue plus importante pour notre succès biologique que
tout ce qui est programmé par l’ADN ».
C’est ainsi que je vis arriver dans mon laboratoire l’un des
physiologistes les plus singuliers qu’il m’ait été donné de rencontrer – et
Dieu sait si notre spécialité est riche en individualités peu conventionnelles.
Je crois que ce qui caractérise Derek est son immense curiosité et un talent
particulier pour poser des questions insolites à partir de nouvelles
perspectives. Sa vie témoigne de cette inventivité à la recherche de
nouveaux problèmes. Parti de sa Tasmanie natale, Denton se retrouve dans
le service de Frank Macfarlane Burnet, qui découvrit le système
immunitaire. Alors qu’il était interne de garde, il lui arriva de décrire les
modifications humorales fort étranges chez des malades gravissimes. Il
quitta l’immunologie pour « entrer en physiologie » et devenir le maître de
la régulation du métabolisme hydrominéral. Je m’intéressais moi-même à la
régulation hydrominérale du sommeil paradoxal chez certaines préparations
dépourvues d’hypothalamus et c’est pour cette raison que je lus son livre
The Hunger for Salt et fis ainsi la connaissance de son œuvre.
Denton a fondé et dirigé l’Institut Florey à Melbourne, l’un des plus
grands instituts de physiologie consacré à l’action des hormones sur
l’organisme et le cerveau.
En me racontant sa vie (que j’avais devinée en lisant son livre), Derek
me confia que, lors d’un séjour au Gabon (où il étudiait l’appétence du sel
chez les gorilles), il lui était venu à l’idée de relier le rôle du milieu interne,
de son contrôle par le tronc cérébral, au problème de la reconnaissance de
soi. C’est un réflexe professionnel des anciens physiologistes (nous avons le
même âge) : ne jamais séparer le cortex du tronc cérébral, le tronc cérébral
de l’organisme et l’organisme de son milieu.
Derek Denton a choisi de publier les conférences qu’il a faites à la radio
en Australie sous le titre : The Hunger for Salt.
Il suit la piste de l’évolution et affirme d’emblée être darwinien et
définitivement non cartésien. En décrivant l’évolution des idées concernant
les rapports du cerveau et de la pensée, dans un chapitre historique riche en
citations, Denton relève l’erreur de Descartes de distinguer l’homme des
animaux-machines. « Je pense donc je suis », disait Descartes. Russel lui
avait répondu : « Je marche donc je suis », et la « naturephilosophie »
allemande avait déjà écrit : « Ça pense. »
Derek Denton s’affirme ainsi, comme la quasi-totalité des
physiologistes, comme moniste. Le cerveau-esprit est un.
Derek interroge son ami australien sir John Eccles à propos du dualisme
cartésien. La réponse de sir John, dernier représentant du dualisme, vaut
d’être méditée : « L’esprit est capable d’agir dans des structures
ultramicroscopiques dans le domaine de la physique des quanta. » Une
explication ad hoc non démontrable.
Puisqu’il existe une évolution du cerveau au cours de laquelle le cortex
va se développer par complexification au-dessus, mais pas aux dépens des
structures du tronc cérébral, il est évident qu’il faut poser le problème de
l’apparition de la conscience sur le plan phylogénétique ou ontogénétique.
Les chapitres suivants de son livre passent donc en revue les preuves de
la pensée animale, et le travail de Derek sur le gorille Koko convaincra les
plus sceptiques que les grands singes ont une pensée consciente et qu’ils
sont conscients de leur image (conscience de soi).
Si le cerveau est conscient, où se cache cette propriété émergente ?
Denton expose avec clarté les recherches fondamentales de Sperry, après
avoir à nouveau poussé son ami Eccles dans le dilemme qui consiste à
enfermer l’esprit dans l’hémisphère gauche ou dans l’hémisphère droit.
Il est certain que le perfectionnement de la carte du cerveau humain
(grâce à l’imagerie de la caméra à positons ou de la résonance magnétique
fonctionnelle) va nous apporter des données de plus en plus complexes en
rapport avec l’imagerie mentale et la pensée, mais, comme le suggère
Denton, il ne faudra pas oublier le rôle des structures sous-corticales. Il
semble évident que le concept de centrencéphale (de Penfield) ou de
formation réticulée activatrice (de Moruzzi et Magoun) va évoluer et que de
nouvelles cartes fonctionnelles des structures sous-corticales (basées sur
l’immunohistochimie) vont apparaître. Il sera alors possible de comparer la
conscience éveillée, attentive, avec son obligatoire feed-back végétatif qui
met en jeu des systèmes aminergiques avec la conscience onirique qui
s’accompagne de la cessation totale d’activité de ces systèmes.
De discussion en discussion, nous finîmes par monter de la conscience
jusqu’à l’esprit. Si les chimpanzés rêvent qu’ils volent, et s’ils étaient
capables de le suggérer à leurs congénères (par la langue des signes), serait-
il possible que, comme chez l’homme, le concept d’esprit apparaisse ?
Nous discutâmes ensuite du cas d’Elizabeth Keller, sourde et aveugle de
naissance, qui réussit à devenir docteur en philosophie en ne percevant le
monde que par le toucher (et grâce à un professeur dévoué et génial). Que le
cerveau de l’homme soit parfois exceptionnellement programmé pour
comprendre et interpréter le monde extérieur à partir d’un seul canal
sensoriel est un achèvement prodigieux de l’évolution.
Je ne crois pas qu’il faille trop chercher à localiser la conscience.
Claude Bernard a bien montré qu’une fonction n’était pas de l’anatomie
animée et qu’elle mettait en jeu tout l’organisme. C’est le grand mérite de
Derek Denton que d’avoir remis la conscience dans la perspective de la
physiologie comparée, et de l’avoir à nouveau sortie du domaine de la
biologie moléculaire, des quanta, des rythmes électriques exotiques, de
l’intelligence artificielle et de la bêtise naturelle.
Pourrons-nous un jour comprendre la conscience de l’éveil – chez le
chat, puis le chimpanzé, et enfin l’homme ? Peut-être. C’est l’une des
dernières fonctions de la physiologie, mais je crois que le secret de la
conscience onirique est encore plus caché, et pourtant c’est cette conscience
qui nous pense et qui est sans doute responsable de notre façon
d’appréhender le monde.
La subordination de la perception au projet
D’après les expériences de James V. Haxby (professeur à Dartmouth,
aux États-Unis) avec la tomographie à émission de positons chez des
individus normaux, la présentation des diapositives comportant chacune trois
visages doublement encadrés est assortie d’une consigne impliquant
(figure 3) :
• Une épreuve d’appariement de formes : le sujet doit décider lequel des
deux visages présentés dans la partie basse de la photo correspond au visage
cible présenté dans la partie supérieure (B-A).
• Une l’épreuve d’appariement de localisation, dans laquelle le sujet doit
choisir lequel des visages présentés en bas est encadré de la même manière
que le visage cible (C-A).
FIGURE 3
FIGURE 4 – Représentation sur un cerveau (profil D et G) des régions où le débit sanguin cérébral
s’est modifié de manière significative entre les épreuves de discrimination (en pointillé) et de
localisation des visages (en noir).
CHAPITRE 7
L’unité
Un état conscient est caractérisé par son unité ou son intégration. Il ne
peut être subdivisé en composante indépendante. Or l’unité engendre la
complexité, et le cerveau doit gérer une énorme quantité d’informations
sans perdre son unité. Par exemple, différentes sensations comme le plaisir
ou la douleur sont conscientes, mais les informations extérieures ne sont pas
nécessaires car la conscience du rêve peut s’élaborer sans elles. Enfin, la
nature unitaire et privée de la conscience est sa propriété primordiale
(W. James).
La connaissance du monde s’est appuyée depuis deux cents ans sur les
données épistémologiques du positivisme et du structuralisme.
Le positivisme
e
Le positivisme est apparu au XVIII siècle grâce aux encyclopédistes
français, puis avec David Hume et Auguste Comte. Il repose sur les
concepts suivants : l’expérience est la seule source de la connaissance ;
l’« esprit » est vide à la naissance (« Nihil est in intellectu quod non fuerit
primor in sensu », « Il n’y a rien dans notre connaissance qui ne soit
d’abord recueilli par les sensations »). Il n’y a donc aucune connaissance
innée au monde.
Le positivisme s’est peu intéressé aux sciences physiques ; c’est
e
pourquoi il a refusé la théorie atomique à la fin du XIX siècle, sous prétexte
que jamais personne n’avait vu un atome !
Dans les sciences humaines, le positivisme a été surtout descriptif ou
taxonomique en psychologie, ethnologie ou linguistique, mais ses
descriptions ne furent pas suivies par des théories capables de comprendre
l’homme.
Le structuralisme
Le structuralisme admet qu’il existe une connaissance innée de l’esprit
(qui ne dérive pas de l’expérience). L’esprit construit la réalité à partir de
l’expérience grâce à des concepts innés. Il est donc capital de connaître la
nature de ces concepts, d’autant plus que l’observation seule n’est pas
suffisante car le comportement de l’homme doit être basé sur les
« structures profondes ».
Le pionnier le plus célèbre du structuralisme est Sigmund Freud. Selon
lui, le comportement humain n’est pas influencé par des événements dont
nous sommes conscients, mais plutôt par les « structures profondes » du
subconscient qui ne peuvent pas être découvertes objectivement ou
subjectivement. Il faut donc les mettre en évidence indirectement par
l’analyse des structures de surface selon des concepts psychodynamiques
empruntés aux règles régissant les rapports entre structures profondes et
structures de surface.
Malheureusement, la grande faiblesse de la psychanalyse est qu’il n’est
pas possible de vérifier ses propositions. C’est pourquoi les théories
structuralistes vont rester « plausibles » en essayant de comprendre le
124
comportement hypercomplexe de l’homme .
Les concepts transcendantaux
Notre raisonnement inductif est évidemment apporté avant l’expérience.
125
Kant a bien insisté sur le fait que nos impressions sensorielles
deviennent une expérience (c’est-à-dire acquièrent une signification)
seulement si elles sont interprétées à partir des concepts a priori comme
l’espace et le temps. L’induction ou la causalité permettent alors à notre
esprit de reconstruire la réalité à partir de l’expérience. Kant a qualifié de
transcendantaux des concepts car ils transcendent l’expérience.
La notion kantienne d’une connaissance a priori est tout à fait en
rapport avec la pensée évolutionniste moderne. En effet, les concepts a
priori kantiens (du temps, de l’espace et de la causalité) paraissent s’insérer
dans notre monde car les déterminants héréditaires de nos fonctions
mentales les plus évoluées ont été sélectionnés pour leur aptitude évolutive,
tout comme le furent les gènes qui sont à la base des comportements innés.
Ainsi, chez le nouveau-né, l’action qui consiste à téter le sein de la mère n’a
besoin d’aucun d’apprentissage pour s’exercer.
Ces considérations évolutives (darwiniennes) transcendent le support
biologique de l’épistémologie kantienne. En effet, l’évolution de notre
cerveau peut expliquer non seulement le monde, mais aussi pourquoi de tels
concepts deviennent moins utiles lorsque nous essayons d’explorer et de
comprendre le monde dans ses aspects scientifiques les plus cachés et
profonds.
C’est pourquoi cette barrière à un progrès scientifique illimité due à des
concepts a priori est devenue un obstacle philosophique : ainsi Niels Bohr a
bien reconnu la nature essentiellement sémantique de la science en
écrivant : « Comme le but de la science est de mettre de l’ordre dans nos
expériences, toute analyse des conditions de la connaissance humaine doit
s’appuyer sur le caractère et le but de nos moyens de communication. Bien
sûr, la base de cette communication est le langage que nous avons
développé pour nous orienter sur notre voisinage et pour communiquer avec
d’autres hommes.
« Cependant le perfectionnement et la minutie de nos expériences nous
obligent à nous interroger sur la cruelle insuffisance de nos concepts et des
idées qui dominent notre langage quotidien. Bien sûr les “a priori kantiens”
(temps-espace-causalité) sont devenus évidents et même compris par des
enfants sans assister à des cours de physique. Cette procédure a été très
satisfaisante tant que les phénomènes étudiés étaient similaires à ceux que
nous rencontrions chaque jour (avec quelques degrés de magnitude en plus
ou en moins) car c’est pour ces dimensions que notre cerveau a été
sélectionné au cours de l’évolution pour culminer chez l’Homo sapiens.
« Cependant, cette situation a commencé à changer au début de ce
e
[XX ] siècle avec les progrès de la physique qui s’est intéressée à des
particules plusieurs millions de fois plus petites, ou à des intervalles de
temps et à des interactions plusieurs milliards de fois plus petits ou plus
126
grands (cosmologiques) que ceux auxquels nous étions habitués . »
Ainsi, toujours selon Bohr, « il est devenu difficile de nous orienter dans
un domaine complètement inadapté à notre usage car la description des
phénomènes nouveaux avec le vocabulaire usuel entraîne des contradictions
dans la représentation de la réalité qui sont incompréhensibles.
« Afin de résoudre ces contradictions, le temps et l’espace doivent être
“dénaturés” selon des concepts dont la signification ne peut être comprise
par l’intuition. De plus, il est même apparu que le concept de causalité n’est
plus utile en ce qui concerne les événements qui surviennent à l’échelle
127
atomique ou subatomique . »
Ainsi, alors que le champ de la recherche scientifique s’est énormément
élargi et que les insuffisances et les dangers du langage quotidien ont été
reconnus, des résultats furent acquis seulement au prix de la
« dénaturation » des concepts basiques avec lesquels l’homme se lance dans
la conquête de la connaissance et la compréhension de la nature avec son
cerveau.
Le cerveau
La neurobiologie moderne a démontré que le cerveau semble
fonctionner selon les principes du structuralisme. En effet, les recherches
neurobiologiques ont démontré que les informations du monde extérieur
parviennent dans l’« esprit » (mind) non pas comme des données brutes,
mais sous la forme de structures déjà bien transformées qui proviennent de
l’entrée sensorielle. Ces transformations surviennent selon un programme
qui préexiste dans le cerveau. (Cette découverte, qui est en accord avec le
structuralisme, s’oppose à l’approche erronée du positivisme qui rejette
l’hypothèse d’un programme interne sous le terme péjoratif de mentalisme).
Voici un exemple concernant la perception visuelle : comment le
système nerveux des vertébrés évolués (y compris l’homme) convertit les
rayons de lumière qui pénètrent dans l’œil en perception d’un chat, d’un
corbeau ou d’une jolie fille ?
La perception visuelle
L’entrée est localisée au niveau de la rétine où existe un réseau
bidimensionnel d’environ 100 millions de récepteurs à la lumière : les cônes
et les bâtonnets, qui convertissent l’énergie radiante de l’image projetée à
travers le cristallin sur la rétine en pattern d’activité électrique comme le
ferait une caméra de télévision. La rétine contient non seulement l’entrée du
système visuel, mais aussi, au lieu de transmettre seulement l’intensité
lumineuse existant en un seul point de l’espace visuel, chaque cellule
ganglionnaire signale le contraste qui existe entre le centre et le bord d’un
champ récepteur circulaire de l’espace visuel. Le stade final consiste dans le
transport à travers les fibres jusqu’au cortex visuel.
Le traitement cortical est hypercomplexe : il est possible que, chez des
vertébrés primitifs (grenouille), il puisse exister certaines cellules qui
peuvent déclencher deux réponses motrices. Ma proie (qui déclenche
l’attaque), ou un prédateur (qui déclenche la fuite). Mais, chez l’homme, la
perception n’a pas encore été résolue, car elle dépend du soi (self).
Le soi, ou self
Nous arrivons enfin à la dernière barrière qui nous ferme encore la
compréhension ultime de l’homme.
Descartes l’avait déjà clairement désignée dans son explication de la
vision, avec son hypothèse de l’« âme » enfermée dans la glande pinéale.
Les découvertes modernes de la neurophysiologie représentent, si l’on
veut, le triomphe moderne de l’approche cartésienne, mais Descartes avait
déjà réalisé que le problème central de la perception visuelle était
totalement irrésolu !
La perception est en effet certainement une fonction de l’« âme » (soul),
ou, en termes modernes, le soi (self), dont la nature ne peut pas (encore) être
comprise par la science.
Quelle que soit la profondeur à laquelle nous pouvons explorer le
système visuel, nous sommes obligés d’y inclure à la fin un « homme
enfermé » (inner man) qui transforme l’image visuelle en une perception :
un chat ou un corbeau, car le concept de signification (meaning) ne peut
être extrait que du soi qui est à la fois la source intime et l’ultime
destination des signaux sémantiques.
C’est un autre concept transcendantal kantien que nous attribuons a
priori à l’homme, juste comme nous attribuons les concepts de l’espace, du
128
temps et de causalité à la nature et, comme l’écrit Niels Bohr , « l’image
d’un homme comme une “poupée russe” avec son corps externe enfermant
un “homme intérieur incorporé” est évidemment une supposition cachée
dans l’usage linguistique du mot “self” ou “soi” et l’essai d’éliminer
l’“homme intérieur” de la figure démontre le concept intuitif qui va au-delà
de son utilité psychologique. […] Bien sûr, malgré cette insuffisance ultime
des concepts quotidiens que notre cerveau nous oblige à utiliser dans la
recherche scientifique, il ne faudrait pas en conclure qu’il faille cesser toute
étude à propos du “self” ou du “mind” de même qu’il serait stupide d’arrêter
les recherches en physique ! » Bien sûr, bien sûr !
Mais il semble important de reconnaître cette limitation fondamentale
épistémologique des sciences humaines, ne serait-ce que comme une
défense et un avertissement contre ceux qui, en psychologie ou sociologie,
affirment qu’ils ont déjà pu accéder à une compréhension scientifique de
129
l’homme .
EN GUISE DE CONCLUSION
Et le futur ?
Titre
Copyright
Introduction
Prologue
L’étape anatomoclinique
Étape physiologique
Le cycle veille-sommeil
Comment peut-on être conscient aussi bien pendant l’éveil que le rêve ?
Comment pouvons-nous comprendre le but des actions ou les intentions de nos voisins ?
Généralités
Le courant cognitiviste
Derek Denton
Le positivisme
Le structuralisme
Le cerveau
La perception visuelle
Le soi, ou self
La neuro-ergonomie