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« On savait bien que pour s’endormir, il fallait compter des moutons,

les yeux fermés, mais personne n’a encore eu l’idée que pour être bien
réveillé, il fallait soustraire des moutons… »
Les Marx Brothers.
Introduction

Ce livre a pour objectif de nous faire comprendre et presque toucher du


doigt les mécanismes de l’éveil. En effet, si ses mécanismes sont désormais
bien connus, les liens étroits entre l’éveil et le sommeil restent mystérieux.
Dans la majorité des cas, on constate qu’un manque ou une privation de
sommeil chez l’animal ou chez l’homme (dont le record connu est de
264 heures, soit 11 jours) sont souvent suivis d’une augmentation (que l’on
appelle « rebond ») du sommeil « réparateur ». Cependant, une pathologie
comme la maladie de Morvan nous enseigne qu’un éveil quasi continu
pendant près de 3 000 heures (2 880, pour être précis), soit 4 mois, ne
s’accompagne pas de rebond du sommeil (car le système hypnique est
perturbé). C’est la raison pour laquelle nous étudierons ici les nombreuses
horloges qui règlent le rythme circadien veille-sommeil.
Nous aborderons ensuite le problème des consciences, qu’elles soient
vigile ou onirique, car ce n’est pas seulement l’éveil qui permet la
conscience, mais également un état particulier du sommeil, le sommeil
paradoxal, qui nous ouvre la conscience du rêve.
Comment étudier la conscience ? se demandent quelques physiologistes
curieux. Est-ce possible ? Peut-on décrire les mécanismes cérébraux de la
conscience, comme le pensent Edelman et son groupe ? Les animaux ont-ils
une conscience ? et l’enfant à partir de quel âge ?
Nous terminerons ce livre par la description d’une évolution de la
recherche qui nous semble parfois délirante (comme la création d’un
cerveau artificiel dont la « pensée » pourrait être analysée par un
superordinateur capable d’explorer des millions de milliards de
combinaisons par seconde !).
Et c’est par la reconnaissance de nos limites, et avec humilité, que nous
reconnaîtrons que le cerveau ne peut pas, et ne pourra peut-être jamais, se
connaître lui-même, comme l’a bien deviné Max Planck, l’un des plus
grands explorateurs des systèmes de la nature : « La science ne peut pas
résoudre l’ultime mystère de la nature, et cela parce que, en dernière
analyse, nous faisons nous-mêmes partie du mystère que nous essayons de
résoudre. »
Prologue

Parmi toutes les méthodes utilisées pour décrire l’évolution des idées
concernant le cerveau et ses relations avec l’« esprit », l’une des plus
précises s’appuie sur la chronologie des représentations graphiques du
cerveau. Cette « histoire iconographique » est particulièrement intéressante
car elle permet à la fois de découvrir des inventions fantasmatiques et de
comprendre certains concepts modernes… qui seront sans doute qualifiés de
e
fantasmes par les historiens du XXII siècle.
Peut-on tirer quelques enseignements de nos ancêtres du Néolithique qui
ont tracé de nombreux dessins sur les parois des cavernes, il y a environ
trente mille ans ?
Parmi les très rares représentations humaines, celle de la scène du puits
dans la grotte de Lascaux (figure 1) mérite une tentative d’explication de la
part des neurosciences : on voit en effet un homme à tête d’oiseau, couché,
en érection, les bras écartés devant un bison dont le ventre, ouvert par une
lance brisée, laisse échapper des entrailles. Un oiseau perché sur une lance
paraît s’envoler à côté de l’homme. L’homme représenterait un rêveur.
L’apparition périodique (toutes les 90 minutes) d’une érection au cours du
sommeil coïncide avec le rêve. On pourrait donc supposer que l’oiseau
représente l’« esprit » de l’homme qui quitterait le corps pour aller
vagabonder dans le passé ou le futur. Ce dessin représenterait la prémonition
(ou le désir) de la mise à mort d’un bison. Le concept d’une « âme » ou d’un
« esprit » quittant le corps au cours des rêves a été retrouvé à la naissance de
toutes les civilisations par les ethnologues. Il faudrait alors supposer que nos
ancêtres Cro-Magnon avaient déjà remarqué que l’érection est un fidèle
témoin somatique de l’activité onirique. Comment expliquer que ce témoin
ne fut redécouvert que plus de trente siècles plus tard, en 1965, par le
neurophysiologiste Charles Fisher à New York ?

FIGURE 1 – Scène du puits, grotte de Lascaux.


PREMIÈRE PARTIE

Qu’est-ce que l’éveil ?


CHAPITRE 1

L’éveil, cet inconnu

Nous sommes sûrs que quelqu’un est éveillé et conscient si son


comportement (par exemple la marche, la lecture) nécessite de l’être ou s’il
peut répondre correctement à une sollicitation. Mais s’il est sourd-muet ou
paralysé, comment s’assurer objectivement de son éveil ? Et nous-mêmes,
subjectivement, ne sommes-nous pas souvent certains d’être éveillés alors
que nous rêvons ?
Voici quelques exemples subjectifs tirés de mon « onirothèque » :
o
– Rêve n 4605 du 6 mai 1991 : en plein jour, je vole avec plaisir et sans
aucune difficulté au-dessus d’une forêt. Je suis tellement étonné de cette
facilité à faire des loopings que pour me prouver que je suis bien éveillé, je
m’essaie au calcul mental : 90 divisé par 27. Je trouve 3,333. La rapidité
avec laquelle j’obtiens le résultat me prouve bien que je suis éveillé…
jusqu’à ce que je me réveille de ce rêve de lévitation.
o
– Rêve n 6600 du 11 mars 1994 : je discute avec un ami qui
m’explique qu’il aime surtout les Lieder de Mahler. Je lui réponds que
j’apprécie une chanteuse dont j’ai oublié le nom. Je le cherche alors en
repassant les lettres de l’alphabet : A, B, C… K. Cette lettre déclenche le
souvenir de Kathleen Ferrier, ce qui me réveille. Ainsi, en rêve, j’ai pu faire
l’effort de mémoire auditive que l’on fait lorsqu’on est éveillé.
Nous verrons plus loin que l’éveil et le rêve partagent des mécanismes
communs, si bien qu’on a pu décrire un « éveil vigile » et un « éveil
onirique », sinon des « consciences vigile et onirique ».
Il est facile de trouver des cas cliniques plus objectifs. En voici deux.
Lorsque j’étais interne dans un service de maladies infectieuses, il y a
déjà soixante ans, nous avions à traiter des paysannes non vaccinées
atteintes de tétanos gravissime. Elles présentaient des contractures très
douloureuses qui nécessitaient la curarisation et la mise sous respiration
artificielle pendant plusieurs jours. Devant l’aspect de ces malades, les yeux
à demi fermés, complètement immobiles, il était totalement impossible de
savoir si elles étaient comateuses, si elles dormaient ou si elles étaient
éveillées. Afin de le deviner, j’ai demandé à une infirmière d’entrouvrir très
doucement les paupières d’une malade d’une soixantaine d’années et je lui
ai dit distinctement : « Madame, vous allez bientôt guérir et vous pourrez
alors me parler. Je reviendrai vous voir. Regardez bien cette carte. » Je lui
montrai alors pendant trente secondes le roi de cœur tiré d’un jeu de cartes
en lui disant : « Lorsque je reviendrai, vous me reconnaîtrez et il faudra
alors que vous me disiez “roi de cœur”. » Cinq jours plus tard, on put lui
enlever son tube trachéal et elle put respirer sans appareillage. J’allai la voir
le lendemain matin. Dès que j’apparus, elle sourit et me dit : « Roi de cœur,
bonjour ! » J’avais donc la preuve, a posteriori, que cette malade était bien
éveillée et consciente.
Enfin, le cas le plus extraordinaire d’un éveil resté insoupçonné des
médecins pendant quelques jours peut être trouvé dans le livre remarquable
1
et bouleversant de Jean-Dominique Bauby, Le Scaphandre et le Papillon .
Ce journaliste, rédacteur en chef du magazine Elle, fut victime, le
8 décembre 1995, d’un accident vasculaire cérébral (AVC) qui le plongea
dans un profond coma dont il émergea lentement à l’Hôpital maritime de
Berck. Il était alors totalement paralysé et souffrait du locked-in syndrome,
ou syndrome d’enfermement. Les médecins le pensaient alors comateux.
Alors qu’on lui coud la paupière gauche qu’il ne peut fermer pour protéger
son œil, il parvient à bouger rapidement sa paupière droite pour signaler
qu’il est éveillé et conscient. C’est d’ailleurs ainsi, en clignant de l’œil
lorsqu’il entend une secrétaire prononcer la lettre désirée alors qu’elle
énonce lentement un alphabet dont chaque lettre est classée en fonction de
sa fréquence dans la langue française – ce que tout le monde devrait
apprendre, on ne sait jamais… ESARINTULOMD – qu’il va parvenir à
dicter son livre, lettre par lettre, entre juillet et août 1996, avant sa mort
survenue en mars 1997.
Si Jean-Dominique Bauby n’avait pas été soigné dans un service
spécialisé comme celui de Berck, il est probable qu’il eût été considéré
comme comateux, et qu’il aurait pu entendre certains commentaires
inadaptés du personnel soignant. C’est pourquoi j’ai enseigné aux étudiants
en médecine de toujours considérer qu’un malade qui semble comateux
peut entendre et comprendre ce qui se dit auprès de son lit et donc de
prononcer des paroles optimistes concernant son évolution.
Quelles sont les structures responsables
de l’éveil ?
La localisation, à l’intérieur de l’organisme (et pas seulement dans le
cerveau), d’organes responsables de l’éveil – et secondairement de la
« conscience » – n’a pas été facile, et c’est une longue histoire qui a duré
presque une vingtaine de siècles et qu’il est passionnant de résumer.
Curieusement, un génie, à qui nous devons faire une place à part, avait
deviné, il y a plus de vingt siècles, où se trouvait l’organe qui commandait à
la fois l’éveil et la conscience. C’est Hippocrate de Cos (né en 460 avant J.-
C., l’année où Périclès prit le pouvoir à Athènes). La légende raconte
qu’Hippocrate était descendant d’Hercule (du côté maternel) et d’Asclépiade
(du côté paternel). Hippocrate nous a laissé de nombreux livres. L’un des
plus connus s’intitule La Maladie sacrée. Dans ce livre, où il est question de
l’épilepsie, Hippocrate démontre à la fois son sens de l’observation et son
esprit critique. Il reconnaît qu’une lésion cérébrale peut entraîner une
paralysie du côté opposé et il enseigne que l’épilepsie n’est pas une
« maladie sacrée » – lui attribuer une cause divine n’est qu’un signe de
l’ignorance de l’homme ! –, mais qu’elle a des causes naturelles.
Très en avance sur son temps, Hippocrate fut le premier à enseigner que
« le cerveau est l’organe le plus puissant du corps humain, qui puise sa force
dans l’air que l’on respire. […] Les yeux, les oreilles, la langue, les mains et
les pieds sont commandés par le cerveau. Donc j’affirme que le cerveau
éveillé est l’interprète de notre volonté. Il y a encore des gens qui pensent
que le cœur est l’organe avec lequel nous pensons, nous ressentons le plaisir,
la douleur ou l’anxiété, mais cela est faux ».
Reconnaissons donc la priorité et la puissance du grand Hippocrate car si
on remplace le mot « air » par « oxygène » dans le paragraphe précédent, on
ne peut qu’être admiratif devant son extraordinaire génie – d’autant plus que,
plus tard, Aristote (384-322 avant J.-C.) enseignait que le cœur était le siège
de l’esprit, tandis que le cerveau ne servait qu’à refroidir le sang.
Souvenons-nous aussi qu’il a fallu ensuite mille années pour que Vésale
2
(1514-1564) reconnaisse le rôle du cœur dans la circulation et du cerveau
dans nos actes et nos idées.
Reconnaissons enfin à Hippocrate le génie d’avoir inventé une méthode
pour mesurer la température du corps (qui était augmentée dans la
pleurésie) : « Son poumon est rempli de pus, et il respire rapidement. On doit
alors mettre un drap de lin fin dans une mouture chaude et fine de terre
rouge de l’Érythrée, ensuite enrouler ce tissu tout autour du thorax et, à
l’endroit où il sèche en premier, c’est là où vous devez cautériser ou inciser,
3
aussi près du diaphragme que possible, mais surtout sans le toucher . »
Des médecins japonais ont (deux mille cinq cents ans plus tard)
reproduit ce qu’ils nomment la « thermographie hippocratique » (avec de la
terre de Kyoto) et ont obtenu des figures ressemblant à un thermogramme
4
infrarouge .
Tentons de nous mettre dans la situation de nos ancêtres d’il y a deux
mille ans pour appréhender les difficultés qu’ils rencontraient en essayant de
découvrir les connexions, sinon les fonctions des organes de notre corps.
D’abord, pour des raisons religieuses, la dissection du corps de l’homme
était interdite ; c’est pourquoi l’anatomie de l’homme était copiée sur celles
du bœuf ou du porc.
Ensuite, le cerveau n’était pas fixé au formol, et sur un cerveau très mou,
les circonvolutions disparaissent. Il devient alors impossible d’y distinguer la
substance grise de la substance blanche. Seuls les ventricules sont alors
encore apparents. Ils ont été dessinés en relation avec les globes oculaires et
les oreilles jusqu’à Léonard de Vinci (1489) (figure 1).

FIGURE 1 – Léonard de Vinci (que l’on peut situer à la limite du Moyen Âge et de la Renaissance)
exécuta une curieuse sanguine. Il s’agit d’un crâne ouvert horizontalement vu d’en haut. Il montre
ainsi les trois ventricules reliés entre eux, mais la prégnance du concept ventriculaire oblige ce
remarquable observateur et dessinateur de génie à dessiner une liaison entre les yeux et le premier
ventricule par l’intermédiaire des nerfs optiques. Il invente aussi deux bandelettes qui permettent la
liaison avec les oreilles.

En outre, chez les bovidés, les vaisseaux de la base du crâne sont très
différents de ceux de l’homme. C’est pourquoi, pendant plus de dix siècles,
on inventa (comme chez le bœuf) un « réseau merveilleux » (le rete
mirabile) à la base du cerveau. La glande pinéale put également être
individualisée et promue à un rôle important, car elle se trouvait au milieu du
5
cerveau. Descartes lui inventa même un pouvoir de rotation sur elle-même .
Le cœur, qui se conservait bien mieux que le cerveau et dont étaient issus
les gros vaisseaux (aorte, veine cave), apparut alors naturellement comme
l’organe de commande, le « monarque », car on avait deviné que ses
battements étaient responsables des nombreux pouls que l’on pouvait sentir
au niveau des artères périphériques.
Selon un vieux manuscrit chinois publié par Michel Böhm (1650), le rôle
de « monarque » joué par le cœur se retrouve aussi en Extrême-Orient.
Curieusement, sans doute devant l’aspect quasi liquidien d’un cerveau mal
fixé, les savants chinois ont identifié l’« océan de la moelle » : un complexe
comprenant les testicules, la moelle et le cerveau (figure 2).
C’est dans cet océan que circule le sperme, un liquide sacré qu’il faut
savoir conserver grâce au coitus interruptus. D’où la croyance que si l’on
pouvait dépuceler dix vierges dans une nuit sans éjaculer, ce record serait
suivi par une très longue vie – dix mille années. Le rôle primordial joué par
le cœur a persisté très longtemps dans la civilisation japonaise. En effet, les
Japonais n’ont pas adopté les critères de la mort cérébrale que j’avais décrits
6
en 1959 , c’est-à-dire l’absence totale d’activité électrique corticale et sous-
corticale associée à l’absence d’irrigation sanguine du cerveau contrastant
avec la persistance d’un rythme cardiaque. Pour les Japonais, l’arrêt du
rythme cardiaque est resté le critère de la mort jusqu’en 1969.
FIGURE 2 – L’« océan de la moelle » (d’après un dessin publié par Michel Böhm [1612-1659] de la
Compagnie des Indes orientales hollandaises, qui recopia un vieux manuscrit chinois).
I : le complexe des testicules, moelle épinière et cerveau : l’« océan de la moelle ». II : le cœur et les
gros vaisseaux. Le monarque de tout le corps. III : le pancréas. IV : les poumons. V (en pointillé
blanc) : les reins et le système urinaire.

Mais revenons en Occident. Il faut également faire une place à part pour
7
Claude Galien (vers 129-200). Il fut considéré jusqu’à la Renaissance
comme le « maître absolu ». Ses travaux furent donc enseignés sans que l’on
cherche à les vérifier. C’est à lui que l’on doit l’invention de la double
commande de l’éveil et de « l’esprit » par le cœur et le cerveau (figures 3
et 4).
FIGURE 3 – Esprits vitaux et animaux selon Claude Galien.
A : le cœur qui contient les « esprits vitaux ». B : les esprits vont dans le cerveau. Ils passent à travers
le rete mirabile et sont ainsi distillés pour devenir des « esprits animaux ». C-D : les esprits animaux
gagnent le quatrième ventricule et vont pénétrer à l’intérieur de E : un nerf creux qui va conduire les
esprits animaux jusqu’à F : muscle.
Ce schéma ascendant et descendant pourrait faire croire que l’idée de réflexe était déjà latente, mais il
faudra attendre encore douze siècles pour que Descartes et Willis expriment correctement le concept
E.

La scholastique galénique, très moderne, rejoint le rôle associé du


cerveau et des émotions (par le contrôle sympathique et parasympathique
des systèmes vasculaires et du cœur) dans l’expression de l’« esprit ». Cette
théorie est en avance sur celle de Descartes, qui fit jouer un rôle principal au
cerveau douze siècles plus tard.
FIGURE 4 – Modifié d’après l’Épimate (1496).
Toutes les sensations, l’ouïe (la cloche), la vue (l’escargot), l’odorat (la fleur), le goût (la langue) et la
sensibilité à la douleur (en pointillé) se projettent dans le premier ventricule pour former le sensus
communis. Cela illustre la théorie galénique selon laquelle ce sont à la fois le cœur et le cerveau qui
commandent les mouvements de l’« esprit ».

Selon Galien, en effet, le réseau sanguin qui part du cœur contient les
« esprits vitaux » (par analogie avec l’esprit-de-vin). Ces esprits gagnent le
rete mirabile pour devenir des « esprits animaux » (de anima, « âme »).
Ceux-ci gagnent alors le quatrième ventricule pour descendre dans les nerfs
crâniens afin de permettre aux muscles de se mouvoir. Galien enseignait
aussi qu’il existait un passage entre le troisième ventricule, la selle turcique
(l’emplacement de l’hypophyse) et le nasopharynx, ce qui expliquait le
liquide du rhume de cerveau (figure 5)… Laissons-lui tout de même le
bénéfice de la découverte des nerfs moteurs crâniens issus du cervelet.

FIGURE 5 – Les quatre humeurs d’Hippocrate (d’après Roger Bacon [1214-1294]).


Relation entre les quatre humeurs d’Hippocrate qui proviennent des ventricules et leur excrétion par
les ouvertures crâniennes. Le sang (par la bouche), la pituite (par le nez), le cérumen (ou bile jaune)
par les oreilles et les larmes par les yeux.

8
Les idées de Galien ont été améliorées par Descartes , qui commence à
distinguer les mécanismes de l’éveil de ceux du sommeil. Il écrit en effet :
« L’éveil est en proportion de l’abondance des esprits animaux qui entrent
dans les cavités du cerveau et gonflent alors les tissus cérébraux, étirent les
nerfs comme un vent violent qui gonflerait les voiles d’un navire et étendent
les cordages. Une telle machine peut répondre facilement aux esprits
animaux. Mais si les esprits ont moins de force, la machine va servir au
sommeil et aux rêves. » Pour Descartes, c’est la glande pinéale qui est le
réservoir des esprits animaux ; les perceptions sensorielles (les idées) se
trouvent aussi dans la pinéale, qui est ainsi l’« interlocuteur de l’âme »…
C’est ainsi que Descartes peut décrire un mécanisme qui apparaît comme
l’ancêtre des réflexes (figure 6).
FIGURE 6 – La théorie mécanique du réflexe (d’après Descartes, De homine [1648]).
La cible est représentée par la flèche (A, B et C). Les points A, B et C traversent le cristallin et
excitent la rétine. Celle-ci est connectée avec l’épiphyse, ou glande pinéale, qui peut pivoter et
transmettre l’excitation venue de A, B et C au niveau des nerfs moteurs du biceps.

L’image d’une flèche est reproduite sur la rétine, elle est convoyée par le
nerf optique jusqu’à la glande pinéale par les « esprits animaux ». La glande
pinéale peut alors pivoter et envoyer le message dans les tubes creux des
nerfs qui débouchent à travers la paroi ventriculaire. Alors le message va
parvenir au biceps qui produira le mouvement de la main.
Ainsi Descartes a inventé une machine. Mais comme le remarquera
9
Stenon , cette machine n’a aucun rapport avec l’anatomie, car jamais
personne n’a vu une glande pinéale pivoter !
e
Ensuite, à partir du XIX siècle, la découverte des structures responsables
de l’éveil allait progresser considérablement grâce à la méthode
anatomoclinique explorant les lésions cérébrales au cours des comas.

FIGURE 7 – « Une certaine petite glande, située environ au milieu de la substance de ce cerveau ».
Dans son traité de physiologie De homine, Descartes désigne la glande pinéale non pas comme siège
de l’âme, mais comme point de jonction entre le corps et l’âme. Le philosophe récusait en effet l’idée
selon laquelle il existerait un support physiologique de l’esprit.
Le rôle putatif du cortex cérébral restait inconnu – comment aurait-on pu
en effet étudier l’activité corticale avant la découverte de
10
l’électroencéphalographie en 1924 par Hans Berger ?
Les frontières cliniques de l’éveil
Vigilance (vigilia) signifie, étymologiquement, « éveil ». L’éveil est
d’abord un comportement. Les yeux sont ouverts et le tonus musculaire est
augmenté. Un individu endormi ouvre les yeux à la suite d’une stimulation
sonore (un bruit) ou nociceptive (une sensation douloureuse). Un comateux
n’ouvre pas les yeux.
Cependant, il convient d’insister tout de suite sur les difficultés de
reconnaître les frontières de l’éveil en clinique et quelquefois en physiologie.
Un patient en état de mutisme akinétique, les yeux fermés, peut fort bien être
éveillé et conscient, à condition que l’on explore avec patience les différents
effecteurs moteurs qui peuvent exprimer sa perceptivité (mouvement d’un
doigt par exemple, pour répondre à une question).
D’autre part, certains états chroniques de décortication (par anoxie)
peuvent s’accompagner d’une absence totale de perceptivité et de
conscience, mais présentent une alternance comportementale évidente
d’éveil (yeux ouverts) et des états de sommeil facilement repérables au
11
niveau du comportement (yeux fermés, absence ou présence de
mouvements oculaires).
Peut-on conclure que l’éveil est une condition nécessaire mais
insuffisante à la conscience ? La réponse est certainement négative. La
conscience onirique est, pour le rêveur, analogue à la conscience vigile
puisque, lorsque nous rêvons, nous avons l’impression d’être éveillés. Bien
que l’éveil et le rêve (ou le sommeil paradoxal) s’accompagnent d’une
activité corticale rapide similaire, nous savons que certains mécanismes de
12
cette activation sont différents (activation des systèmes aminergiques dans
le premier cas, inactivation dans le second).
Pour le physiologiste cependant, l’éveil se caractérise par l’association
d’un comportement d’éveil et d’une réaction d’éveil (arousal reaction) au
niveau du couple thalamo-cortical à la suite d’une stimulation extéroceptive
(un pincement) ou intéroceptive (une douleur abdominale, par exemple).
Cette définition permet d’éliminer les périodes d’activité rapide corticale du
sommeil paradoxal survenant « spontanément » au cours du sommeil
comportemental (figures 8 A et 8 B).

FIGURE 8A – Activités unitaires des cellules sous-corticales.


I : éveil. II : sommeil lent. III : sommeil paradoxal. Il existe une grande différence entre l’éveil, le
sommeil paradoxal (activité augmentée) et le sommeil lent (activité diminuée).
L’histoire récente de la découverte des systèmes responsables de l’éveil
est riche d’enseignements : elle révèle d’abord la primauté ontologique de la
clinique et de l’anatomopathologie, puis leurs relais par la physiologie. La
démarche de la physiologie va ensuite évidemment dépendre des techniques
anatomiques de plus en plus perfectionnées d’analyse du système nerveux
central. Cependant, bien que ce système ait rempli tous les critères
nécessaires régissant des rapports entre une structure et une fonction,
l’apparition, en 1983, d’une nouvelle technique de lésion rendit cette théorie
13
caduque . Le système d’éveil est remplacé actuellement par le concept de
nombreux systèmes disposés en réseaux.

FIGURE 8B – Activité cérébrale au cours des états de vigilance chez le chat.


E : éveil. S1/S2 : sommeil lent. SP : sommeil paradoxal.
EMG : électromyogramme des muscles de la nuque. EOG : électro-oculogramme signalant les
mouvements latéraux des yeux. EEG : activité électrique du cortex cérébral (fronto-pariétal). GGL :
activité du noyau géniculé latéral signalant les ondes ponto-géniculo-occipitales (PGO) pendant le SP.
Neurone : activité unitaire de l’hypothalamus postérieur.
L’étape anatomoclinique

L’encéphalopathie de Gayet-Wernicke
FIGURE 9 – Lésion d’un malade de Gayet atteint d’une encéphalopathie alcoolique (d’après les
Archives de physiologie, planche XI, 1875).
La lésion atteint la partie haute du tronc cérébral.

Médecin de l’Hôtel-Dieu de Lyon, Charles-Alphonse Gayet reçut en


1875 dans son service un homme éthylique et léthargique. Seules des
stimulations très violentes pouvaient l’éveiller brièvement. L’autopsie révéla
une lésion atteignant la partie haute du tronc cérébral (figure 9). Gayet émit
alors l’hypothèse que la lésion du mésencéphale empêchait les signaux du
monde extérieur (son) ou intérieur (douleur) de parvenir au thalamus ou au
14
cortex. Ainsi, de façon implicite, le thalamo-cortex était, selon Gayet qui
était ainsi un partisan implicite de l’hypothèse du sommeil passif (par
désafférentation), responsable de l’éveil. Wernicke attribua également la
somnolence de cette encéphalopathie à une désafférentation, c’est-à-dire à
une suppression des fibres nerveuses établissant une connexion, due à
l’œdème de la région du mésencéphale voisine du noyau du moteur oculaire
commun. On sait maintenant que cette encéphalopathie alcoolique, dite de
Gayet-Wernicke, est due à une carence en vitamine B1 et peut donc être
améliorée ou guérie par l’administration de thiamine (vitamine B1).

L’encéphalite épidémique et von Economo


Au cours de l’épidémie d’encéphalite (grippe espagnole) qui a envahi
l’Autriche après la Première Guerre mondiale, certains malades sont restés
dans un état de léthargie ou de coma, tandis que d’autres ne dormaient pas
pendant plusieurs jours avant de mourir. L’examen de leur cerveau a permis
à un neurologue viennois d’origine grecque, Constantin von Economo, de
décrire des lésions à des endroits différents selon l’allure clinique de la
maladie. Les malades qui restaient comateux présentaient une lésion de
l’hypothalamus postérieur ou de la partie haute du mésencéphale, tandis que
le cerveau des malades insomniaques présentait des lésions au niveau de
15
l’hypothalamus antérieur (région préoptique). Von Economo donna le nom
de Wachzentrum (« centre de l’éveil ») à la région de l’hypothalamus
postérieur et de Schlafzentrum (« centre du sommeil ») à la région de
l’hypothalamus antérieur (figure 10). Ainsi, grâce à un neurologue génial
confronté au hasard des expériences de la nature (une épidémie), l’attention
fut attirée pour la première fois sur le rôle du tronc cérébral et de
l’hypothalamus dans le contrôle de la veille et du sommeil.
En résumé, la période anatomoclinique désignait deux structures
responsables de l’éveil comportemental, soit le couple thalamo-cortical, soit
l’hypothalamus postérieur. Elle opposait également la théorie passive du
sommeil de Gayet à la théorie active de von Economo.
FIGURE 10 – L’encéphalite épidémique (d’après von Economo).
Les lésions du Wachzentrum (« centre de l’éveil ») sont marquées par des hachures obliques dans
l’hypothalamus postérieur, celles du Schlafzentrum (« centre du sommeil ») en hachures horizontales
dans l’hypothalamus antérieur.
Th : Thalamus. O : nerf optique. Hy : hypophyse. III : nerf moteur oculaire commun.
Étape physiologique

L’hypothalamus postérieur
16
Dès 1892, Goltz à Strasbourg avait démontré que des chiens dont la
majeure partie du cortex avait été enlevée pouvaient marcher et présenter
régulièrement une alternance comportementale d’éveil ou de sommeil. Le
17
cortex n’était donc pas « nécessaire » au comportement d’éveil. Ranson , à
Chicago, prouva ensuite que des lésions du thalamus étaient compatibles
avec un comportement d’éveil, alors que des lésions de l’hypothalamus
postérieur étaient suivies d’un coma prolongé. Pour Ranson, l’hypothalamus
postérieur devait donc exercer une influence facilitatrice descendante sur le
comportement d’éveil (puisqu’il n’était pas possible à cette époque d’étudier
18
l’activité corticale). Enfin, Nauta , à Utrecht, grâce à des transsections
étagées du diencéphale chez le rat, apporta des arguments solides en faveur
de l’existence de structures responsables de l’éveil au niveau de
l’hypothalamus postérieur.
Ainsi, avant l’apparition de l’électroencéphalogramme (EEG),
l’hypothalamus postérieur apparaissait comme la plus importante structure
pour le maintien de l’éveil.
L’utilisation de l’EEG devait permettre d’ajouter un critère objectif
capital (mais ambigu) à la définition de l’éveil, c’est-à-dire l’arousal
reaction ou « réaction d’éveil » avec activité rapide corticale
(désynchronisation). La possibilité de repérer également l’endormissement
(par l’apparition de « fuseaux » corticaux) devait permettre de développer
une dialectique beaucoup plus souple entre l’éveil et le sommeil.
19
En 1935, la préparation classique de Bremer (cerveau isolé avec
transsection intercolliculaire) ouvrit une ère nouvelle dans les conceptions de
l’éveil et du sommeil. Étant donné que la préparation « cerveau isolé » peut
présenter des signes oculaires (myosis) et électroencéphalographiques de
sommeil (fuseaux) continus pendant deux ou trois heures, Bremer en conclut
que l’éveil était l’expression d’un état dynamique des structures
diencéphalocorticales entretenu par des influx sensoriels ascendants.
Les travaux de Bremer devaient contribuer également à rejeter
l’hypothèse d’un système actif de sommeil et s’opposaient aussi au concept
20
d’un système thalamique hypnogène défendu par Hess .

La théorie réticulaire de l’éveil


21
En 1949, G. Moruzzi et H. W. Magoun, à Chicago , s’inspirant des
travaux de Bremer, démontrèrent que l’absence d’éveil cortical et le coma
comportemental n’étaient pas le résultat de l’interruption des voies
ascendantes sensorielles, mais étaient provoqués par la coagulation (donc la
destruction des périkaryas, ou corps cellulaires, et des voies ascendantes et
descendantes) de la formation réticulaire (ou réticulée) du tronc cérébral.
La définition de « formation réticulée ou réticulaire » était cependant
22
imprécise. J. Olszewski refusa même d’utiliser ce terme pour les raisons
suivantes :
1. au point de vue anatomique, la « réticulée » n’a pas de frontière
définie ;
2. les concepts anatomiques et physiologiques attribués aux « formations
réticulaires » ne correspondent pas ;
3. la formation réticulée ne montre pas de base morphologique initiale,
mais est au contraire un amas de différents noyaux présentant des structures
très différentes.
Cependant, le concept de formation réticulée activatrice ascendante
(activating reticular ascending system) s’imposa rapidement. En effet, la
stimulation de cette structure provoquait le réveil d’un animal endormi.
Enfin, l’enregistrement de l’activité unitaire des cellules nerveuses de la
formation réticulée révélait que certains neurones recevaient des
informations du milieu extérieur (visuelles, auditives, somesthésiques), alors
que d’autres pouvaient être excitées par des variations du milieu intérieur
(anoxie, hypoglycémie, etc.).
FIGURE 11 – Coupe sagittale d’un cerveau de chat.
A : la section intercolliculaire de F. Bremer qui entraîne un tracé cortical EEG de sommeil. B : la
projection de la formation réticulée « responsable de l’éveil ». C : la projection de la lésion du pont qui
supprime sélectivement le sommeil paradoxal. D : la section rétropontique de Batini et al., qui induit
le tracé EEG d’éveil prédominant.

Cette constatation donna naissance au concept très heuristique de


« système non spécifique ». Ainsi, un neurone de la formation réticulée où
pouvaient converger des informations sensorielles différentes perdait sa
spécificité originelle pour acquérir la propriété de neurone « éveillant »
capable de réveiller un animal endormi.
La formation réticulaire bulbo-ponto-mésencéphalique fut d’abord
considérée in toto comme le système d’éveil. La découverte par Batini et
23
al. qu’une préparation dont le tronc cérébral est sectionné au milieu du
pont (préparation médio-pontique prétrigéminale) était « perpétuellement
éveillée » au niveau oculaire (mouvements de poursuite) et cortical
(désynchronisation de l’EEG quasi permanente) était par contre en faveur de
l’existence de structures « activement » hypnogènes dans le tronc cérébral
inférieur. La même année, il fut démontré que le sommeil paradoxal
24
dépendait de structures situées dans le rhombencéphale (le pont). Ces
nouvelles expériences devaient alors réduire la topographie du système
d’éveil à la seule formation réticulée mésencéphalique, qui devint alors le
« système d’éveil mésencéphalique » (figure 11).
La période de 1959-1960 marque également la fin de la théorie passive
du sommeil. Comment, en effet, expliquer l’« éveil » permanent de la
préparation médio-pontique sans accepter l’hypothèse de l’existence de
structures hypnogènes ponto-bulbaires provoquant le sommeil de façon
active ?
Selon la théorie réticulaire (qui devait connaître son apogée dans le
milieu des années 1960), l’éveil cortical (activation du cortex) était sous la
dépendance de la formation réticulée mésencéphalique par l’intermédiaire de
deux systèmes ascendants, soit réticulo-thalamo-cortical, soit directement
réticulo-cortical. Le système d’éveil jouait également un rôle dans l’éveil
comportemental car la stimulation de certaines zones du système réticulé
pouvait augmenter le tonus musculaire (système réticulé facilitateur
descendant). Enfin, d’autres expériences démontrèrent que l’activation des
neurones réticulaires (augmentation de la fréquence des décharges unitaires)
pouvait précéder de quelques minutes l’éveil cortical et comportemental
spontané d’un animal. Ainsi, selon l’adage post hoc ergo propter hoc, le
système réticulé devait être la cause de l’éveil.
La découverte de la formation réticulée (ascending reticular activating
system, ARAS) devint, dans l’esprit de la majorité des neurophysiologistes,
le véritable centre de régulation de l’éveil et donc des phénomènes
conscients. Une série de colloques internationaux ont ainsi eu pour thème les
fondements neurobiologiques de la conscience. Étant donné que les lésions
du tronc cérébral (par coagulation) induisent chez l’animal de profondes
altérations de l’éveil, certains auteurs, comme Penfield, ont écrit que le
« système centrencéphalique », dont la formation réticulée représente le
maillon central, est le véritable organe responsable de l’éveil et même de
l’expérience consciente.
25
Si l’on relit L’Homme neuronal de J.-P. Changeux, on s’aperçoit que la
renommée de la formation réticulée s’est étendue. Dans son modèle de la
conscience, Changeux peut même écrire : « Les divers groupes de neurones
de la formation réticulée s’avertissent mutuellement de leurs actions. Ils
forment un système de voies hiérarchiques et parallèles en contact
permanent et réciproque avec les autres structures de l’encéphale. Une
intégration entre centres se met alors en place. Du jeu de ces régulations
“emboîtées” naît la conscience ! » « Régulations emboîtées », « bouches de
réentrée » : ces concepts artificiels vont être repris et développés par G.
26
M. Edelman aux États-Unis (voir plus loin, chapitre « Conscience »).

Mort de la théorie réticulaire


Malgré toutes ces preuves concluantes, la théorie réticulaire de l’éveil
s’effondra en 1992, lorsque apparut une nouvelle méthode permettant de ne
toucher que les corps cellulaires sans léser les voies nerveuses. L’injection in
situ d’acide kaïnique ou iboténique dans le tronc cérébral entraîne en effet
une dépolarisation intense des corps cellulaires (hyperexcitation), qui
provoque leur destruction après quelques heures, tandis que les axones de
27
passage demeurent intacts. Il fut alors démontré, par Denoyer et al. , que la
destruction totale des corps cellulaires de la formation réticulée
mésencéphalique par micro-injection locale d’acide iboténique n’entraînait
aucun trouble de l’éveil comportemental ni aucune altération de l’activation
corticale. Il fallut donc bien convenir que le coma qui faisait suite à la
destruction par coagulation de la formation réticulée mésencéphalique était
dû à l’interruption de voies ascendantes ou descendantes issues d’autres
systèmes responsables de l’éveil dont les périkaryas étaient situés en dehors
de la formation réticulée mésencéphalique.
Conception actuelle des réseaux de l’éveil
Le développement des nouvelles techniques neuroanatomiques,
l’histofluorescence et surtout l’immunohistochimie, a permis de délimiter de
nouveaux systèmes utilisant des neurotransmetteurs différents. Au début de
la théorie réticulaire, seul l’acétylcholine était connue comme
neurotransmetteur cérébral. En 1964, les neurones monoaminergiques
(noradrénaline, adrénaline, dopamine, sérotonine) furent mis en évidence par
28
Dahlström et Fuxe . Le système à histamine fut ensuite découvert, ainsi
que de nouveaux systèmes cholinergiques. Enfin, des neurones fonctionnant
avec des acides aminés excitateurs (glutamate, aspartate) ou inhibiteurs
(glycine, GABA) furent décrits en même temps qu’étaient découverts de
nombreux systèmes de neurones peptidergiques (orexine). Certains neurones
peuvent même contenir et libérer plusieurs neurotransmetteurs. On admet
actuellement qu’il existe une centaine de différents neurotransmetteurs ou
neuromodulateurs. On conçoit donc qu’il soit devenu difficile de
comprendre comment fonctionnent la plupart de ces systèmes qui sont reliés
en réseaux.
Les deux exemples suivants, associant la neuroanatomie,
l’électrophysiologie, la neuropharmacologie et la biochimie, permettent de
comprendre comment on peut distinguer la participation active mais non
exclusive d’un système aux mécanismes exécutifs de l’éveil (tableau 1).

NA DA H ACH 5-HT FRM OX


1 + + + + + + +
2 + + + + + ?
3 + + + + + + +
4 + + + ? 0 ?
5 + + + + 0 ?
6 0 0 0 0 0 0
7 0 0 0 0 + 0
TABLEAU 1 – Participation des systèmes noradrénergiques (NA : locus cœruleus), dopaminergiques
(DA : système nigrostriatal), histaminergiques (H), cholinergiques (ACH : mésopontin),
sérotoninergique (5-HT : raphé dorsalis) de la formation réticulée mésencéphalique (FRM) et des
neurones à orexine (OX) aux processus de l’éveil.
1. Augmentation de l’activité unitaire pendant l’éveil.
2. Augmentation de la libération du neurotransmetteur pendant l’éveil.
3. La stimulation du système par des acides aminés excitateurs peut augmenter l’éveil.
4. L’inhibition de la synthèse du neurotransmetteur diminue l’éveil (effet présynaptique).
5. L’injection d’antagonistes de certains récepteurs peut diminuer l’éveil cortical et/ou
comportemental.
6. La lésion des corps cellulaires peut diminuer l’éveil de façon durable.
7. La lésion des corps cellulaires peut augmenter l’éveil.
Cette « table de vérités » démontre d’une part qu’aucun système particulier n’est qualifié pour obéir
aux conditions de 1 à 6 et qu’ils agissent donc en réseau, et que d’autre part le système à 5-HT
possède un statut ambigu qu’explique son rôle homéostatique.
Le signe + indique que la condition est réalisée, le signe 0 que la condition n’est pas réalisée, le
signe ? qu’il n’a pas été encore possible de tester la condition.

Le système noradrénergique
La partie principale de ce système est issue de groupes cellulaires situés
dans le pont, au niveau du locus cœruleus. L’activité unitaire des neurones
du locus cœruleus augmente pendant l’éveil et diminue pendant le sommeil,
l’excitation de ses cellules (par des acides aminés excitateurs par exemple)
peut augmenter l’éveil, le blocage de la libération de noradrénaline ou des
récepteurs noradrénergiques peut diminuer l’éveil attentif, et enfin la lésion
spécifique du locus cœruleus ou des voies noradrénergiques corticipètes par
des poisons sélectifs comme la 6-hydroxy-dopamine entraîne une diminution
temporaire de l’éveil. D’autres démarches utilisent la neuropharmacologie.
Il est bien connu que la D-amphétamine entraîne un éveil avec agitation. Or
l’inhibition de la synthèse des catécholamines (dopamine, noradrénaline)
grâce à l’inhibition de la tyrosine hydroxylase par l’alpha-méthyl P-tyrosine
supprime complètement l’éveil amphétaminique. Cette constatation permet
d’admettre que les amphétamines agissent de façon présynaptique (en
libérant les catécholamines des terminales). On sait que les amphétamines
agissent surtout en libérant de la dopamine de certains systèmes
dopaminergiques. Cette action des amphétamines sur les systèmes
dopaminergiques est probablement responsable des réactions secondaires à
l’emploi chronique de ces drogues : la tolérance qui oblige à augmenter les
doses pour obtenir le même effet éveillant et la dépendance qui entraîne un
« besoin » et des troubles de la vigilance à l’arrêt subit de la prise
d’amphétamine. De nouvelles molécules (comme le modafinil) entraînent un
29
éveil sans agitation, même si la synthèse des catécholamines est inhibée .
Le modafinil n’entraîne ni tolérance ni dépendance. On admet que le
modafinil agit de façon postsynaptique sur les récepteurs alpha-
adrénergiques centraux.

Le renouveau de l’hypothalamus postérieur


comme structure responsable de l’éveil
30
Dès 1918, von Economo avait montré que c’étaient les lésions de
l’hypothalamus postérieur qui étaient responsables de l’hypersomnie ou du
coma de l’encéphalite léthargique de la « grippe espagnole », identifiant
31
ainsi cette structure comme un système d’éveil, tandis que Nauta , après
des lésions, chez le rat, mettait en évidence un système d’éveil dans
l’hypothalamus postérieur et un système de sommeil dans l’hypothalamus
antérieur, mais le rôle de l’hypothalamus fut ensuite estompé par la théorie
réticulaire pour revenir au premier rang récemment à la suite des
découvertes suivantes.

• LES NEURONES HYPOTHALAMIQUES POSTÉRIEURS

I. Identification de neurones actifs durant l’éveil dans l’hypothalamus


32
postérieur .
FIGURE 12 – Représentation schématique du système d’éveil et son inhibition.
Noradrénaline (NA – locus cœruleus). Acétylcholine (ACH). Noyau pédonculo-pontine (PPN).
Lateral dorsal tegmentum (LDT). Dopamine (DA). Substance grise – Sérotonine (5-HT). Raphé
dorsal (DR). Histamine (HA). Oréxine (OX). Noyau périventriculaire (PVN). Région préoptique
(POA).
Neurones GABAergiques qui inhibent tout le système d’éveil.
Les lignes noires représentent les voies inhibitrices.

II. L’injection locale de muscimol (un agoniste GABAA inhibiteur) dans


l’hypothalamus postérieur provoque une disparition durable de l’éveil, qui
33
est remplacé par du sommeil lent (figure 13).
FIGURE 13 – Coupe sagittale du cerveau d’un chat.
A : en 1, la lésion des corps cellulaires de la région préoptique latérale (qui est la cible hypnogène de
la 5-HT) produit une insomnie de plusieurs semaines représentée sur un hypnogramme de 32 heures.
B : l’injection de muscimol, un agoniste des récepteurs GABAA au niveau de l’hypothalamus
postérieur (2) entraîne l’apparition d’une hypersomnie en sommeil lent et en sommeil paradoxal
pendant 18 heures. La région préoptique n’est donc pas un centre du sommeil. Elle n’est qu’un relais
mis en jeu par la 5-HT pour déclencher des mécanismes qui agissent directement ou indirectement sur
des récepteurs GABAceptifs qui bloquent des systèmes d’éveil.

• LE RÔLE DES NEURONES HISTAMINERGIQUES

I. Démonstration par de nombreux groupes que l’administration


d’antihistaminiques (H1 récepteur antagoniste) est suivie par de la
somnolence dans le traitement de l’allergie.
II. Découverte que l’histamine est un neurotransmetteur contenu dans les
34
neurones tubéro-mamillaires de l’hypothalamus postérieur (3 000
neurones chez le rat et environ 64 000 chez l’homme).
III. En conclusion, les neurones histaminergiques jouent un rôle capital
dans le maintien de l’éveil grâce à leur projection diffuse vers le cortex
cérébral et les structures sous-corticales.

• LES NEURONES OREXINERGIQUES

I. Des neurones contenant de l’orexine (ou hypocrétine) sont situés


dorso-latéralement au noyau tubéro-mamillaire histaminergique et ils
35
projettent à tout le cerveau .
II. Ces neurones ont d’abord été baptisés « orexinergiques », car on leur
a supposé un rôle dans l’alimentation. En réalité, ils semblent agir dans des
fonctions nombreuses et dans le sommeil. Un déficit des neurones
36
orexinergiques est responsable de narcolepsie-cataplexie .
III. Les neurones orexinergiques semblent aussi jouer un rôle dans le
maintien de l’éveil et de la mémoire.
IV. En résumé, il apparaît maintenant que de nombreux systèmes d’éveil
agissent en même temps afin de contrôler les nombreuses fonctions de
l’éveil. Il est donc probable que la découverte de nouveaux facteurs va
permettre de mieux contrôler ces systèmes. Rappelons pour terminer le rôle
des « adénosines A2A récepteurs », qui sont responsables de l’excitation des
neurones somnogènes de l’aire préoptique. Or ces récepteurs sont bloqués
par la caféine – c’est pourquoi nous buvons du café !
CHAPITRE 2

À quoi sert le sommeil ?

Les insomniaques sont légion. Cependant, lorsqu’on les soumet à


l’épreuve de l’enregistrement polygraphique, ils deviennent alors de
mauvais dormeurs (300 minutes de sommeil environ en moyenne). D’un
autre côté la privation totale volontaire de sommeil vérifiée sous contrôle
37
polygraphique a ses limites et ses records : 264 heures . Pourtant, dans la
littérature neurologique, on trouve relatées des observations d’encéphalite
38
avec insomnie d’une dizaine de jours , et l’insomnie totale constitue le
symptôme majeur d’affections rares comme la chorée fibrillaire de
39 40
Morvan ou l’acrodynie . Est-il possible que certains malades puissent
rester sans dormir pendant des semaines, voire des mois sans souffrir de
troubles de l’attention ou de la mémoire ?
Penchons-nous sur le cas d’un malade de 27 ans, atteint de chorée
fibrillaire de Morvan, dont nous pouvons affirmer qu’il ne dormit pas
pendant au moins quatre mois. Ce cas est d’autant plus exceptionnel que
cette insomnie n’a entraîné aucun trouble de l’attention ni de la mémoire,
mais s’est accompagné d’hallucinations nocturnes. Enfin, l’effet curateur
(figure 1) – malheureusement non définitif – du traitement avec des
précurseurs de la sérotonine permet d’émettre quelques hypothèses sur les
mécanismes de cette agrypnie qui est, à notre connaissance, en 2014, la plus
longue vérifiée de façon presque permanente par des contrôles
polygraphiques.
Histoire de la maladie de Morvan
Augustin Morvan (1819-1897), de Lannilis, en Bretagne, était un
e
médecin exerçant dans sa région natale au cours du XIX siècle. Il était doué
d’une sagacité extraordinaire puisqu’il a identifié le myxœdème en 1875,
puis les signes de la syringomyélie en 1883 et, surtout, en 1890, une
pathologie essentiellement masculine qu’il baptisa « chorée fibrillaire »,
que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de maladie de Morvan.
Nous résumons ici sa description du premier cas qu’il publia le 12 avril
1890 dans la Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie.

Un fermier de Plabennec, de constitution robuste, est venu me


consulter le 18 juillet 1885. Depuis une semaine, il souffrait de
contractions fibrillaires des muscles postérieurs de la cuisse. Le
21 juillet, des fibrillations avaient envahi presque tous les muscles
du corps. Ces secousses musculaires tendent à disparaître lors des
contractions volontaires mais il faut noter que ces contractions
s’accompagnent maintenant de vives douleurs qui peuvent
supprimer le sommeil. Aussi le malade doit quitter son lit, d’autant
plus qu’il souffre de transpiration abondante, si bien que sa chemise
est aussi mouillée que si elle était tombée dans l’eau.
Au début du mois d’août 1885, il y eut une aggravation rapide. Le
sujet dut rester au lit bien que la sudation ait augmenté, et il
commença à délirer. Il mourut après un mois de coma.

Morvan décrivit ensuite quatre autres cas, moins sévères, de patients qui
récupérèrent un état quasi normal. Morvan attribua les signes de cette
fibrillation musculaire à une atteinte pathologique de la corne antérieure de
la substance grise qui s’étend ensuite au faisceau intermédio-latéral en
devenant ainsi responsable de signes vasomoteurs. En même temps que
Morvan décrivait sa chorée fibrillaire, d’autres publications parurent en
Europe et Édouard Krebs, un interne de Babinski, établit dans sa thèse la
revue des articles des publications européennes décrivant aussi des chorées
fibrillaires sous le nom de « myokimie », myotonie épileptique familiale,
forme agressive de l’encéphalite léthargique (maladie de von Economo).
Il faut également remarquer que Morvan voulait vérifier son hypothèse
par l’expérimentation animale sur des chevaux anesthésiés chez qui il essaie
sans succès de chercher un faisceau responsable de sudation dans la moelle.
C’est seulement en 1974 que nous avons pu étudier les troubles du
sommeil qui sont résumés dans cet article.
Enfin, des travaux récents viennent d’attribuer cette maladie à la
présence d’anticorps qui altèrent la fonction des canaux potassiques
(voltage gated kalium channel antibody, ou VGKC antibody syndrome).
Les fonctions du sommeil
Les cas d’insomnie au long cours lors de maladie ou de lésions du
41
système nerveux central vérifiés par la polygraphie sont rares . Notre
malade représente le premier cas d’une insomnie authentique de très longue
durée vérifiée par la polygraphie. On peut, en effet, affirmer, grâce au
contrôle polygraphique périodique qu’il subit et grâce au contrôle du
personnel infirmier quand il n’était pas enregistré, que ce malade ne dormit
pas (ou moins d’une trentaine de minutes de stade I par nuit, fragmentée en
épisodes très courts, ce qui est négligeable) entre janvier et avril 1970, soit
au moins 120 jours sans sommeil (2 800 heures). On peut également
estimer que sa dette en sommeil paradoxal atteignait alors plus de 200 jours.
À l’inverse de nombreux cas d’insomnie alléguée et non vérifiée par
l’enregistrement, on se trouve ainsi devant un véritable cas d’agrypnie.
42
Nous voudrions réserver ce terme déjà employé par von Economo à
l’insomnie authentifiée par l’examen polygraphique, en laissant au terme
d’insomnie sa définition courante : sensation subjective de ne pas dormir.
À l’agrypnie présentée par notre malade il est intéressant de comparer
43
les cas de privations expérimentales de sommeil .
Dans les deux cas, en effet, des contrôles polygraphiques ou
comportementaux ont été réalisés et des tests psychomoteurs entrepris.
Remarquons d’emblée la différence qu’il y avait entre notre malade, couché
toute la nuit dans un lit et recevant même des somnifères, et des sujets
normaux payés pour ne pas dormir, évitant de s’étendre, sans cesse stimulés
pour rester éveillés. Le premier désirant dormir et cherchant indéfiniment le
sommeil car il n’avait pas sommeil même après quatre mois d’insomnie, les
seconds luttant pour ne pas s’endormir et tombant littéralement de sommeil
après 120, 200 et 264 heures, s’endormant pour présenter un « rebond » de
sommeil de longue durée.
Certains signes présentés par les individus privés de sommeil soit par
des expériences, soit dans le cas des prisonniers politiques dans l’ancienne
URSS (ou observés après privation expérimentale chez l’animal), ont
permis d’élaborer des hypothèses ou des théories sur les fonctions du
44
sommeil : rôle dans la mémoire à long terme, dans l’apprentissage, etc.
Or notre patient, totalement « agrypnique » depuis quatre mois, était
capable de performances intellectuelles normales compte tenu du niveau
d’intelligence moyen qui était le sien avant sa maladie. En particulier sa
mémoire à court ou à long terme et ses capacités d’apprentissage ne furent
jamais altérées, et ses capacités d’attention, nécessaires pour la réalisation
de la figure complexe de Rey et du test du labyrinthe, ne furent jamais
diminuées. Trois ordres de manifestations pathologiques sont cependant
apparus : un syndrome dépressif, le syndrome hallucinatoire distalgique et
les micro-hallucinations.
Nous pensons que l’on peut interpréter la différence des évolutions
entre les privations instrumentales de sommeil et l’agrypnie présentée par
notre malade de la façon suivante : dans le premier cas, l’insomnie est
produite par la mise en jeu active du système d’éveil (stimulations
sensorielles surtout). Les sujets évitent l’obscurité, de fermer les yeux, de se
coucher. Le système sérotoninergique est en effet intact, et il a été montré
que le turnover de la sérotonine pouvait, dans des conditions de stress
prolongé, augmenter parallèlement à celui des catécholamines. Les troubles
de l’attention et même les micro-hallucinations relèveraient alors
d’épisodes de microsommeil qui sont bloqués par l’expérimentateur qui
surveille le patient. Dans notre cas, par contre, la vigilance de notre patient
n’était pas soumise, au moins le jour, à la mise en jeu du système
sérotoninergique. Mais il faut encore insister sur le fait que les capacités
d’attention et de mémorisation étaient intactes le jour et le système d’éveil
de notre malade a montré ainsi une infatigabilité extraordinaire pendant
plusieurs mois, en l’absence de système actif de sommeil venant l’inhiber.
Les troubles de l’attention et peut-être ceux de la mémoire qui surviennent
dans les privations expérimentales de sommeil seraient donc provoqués par
l’intrusion, au cours de l’éveil, du système sérotoninergique du sommeil.
L’absence de sommeil, et a fortiori de sommeil paradoxal, n’entraîne donc
pas obligatoirement la série de troubles observés au cours de privations
expérimentales de sommeil de longue durée. Sommeil lent et sommeil
paradoxal ne sont ainsi pas nécessaires à la vie (pendant 4 à 5 mois pour le
premier, pendant près de 8 mois pour le second), et nous ne pouvons
attribuer à leur suppression aucun déficit majeur. Privé de sommeil et de
rêve depuis 4 mois, peut-être au prix de quelques minutes d’hallucinations
nocturnes, un homme peut lire le journal, faire des projets, jouer et gagner
aux cartes, s’étendre toute la nuit sur un lit, dans l’obscurité, sans avoir
sommeil ! Convenons-en pour terminer : cette observation rend caduques la
plupart des théories sur les fonctions du sommeil et du sommeil paradoxal,
mais elle n’en propose encore aucune.

Addendum
Des travaux récents ont permis de préciser l’étiologie de la maladie de
Morvan en révélant la présence d’anticorps qui altèrent la fonction des
45
canaux potassiques .
Il est enfin normal de rendre hommage à Auguste Morvan, médecin
dans la campagne bretonne, qui individualisa trois nouveaux tableaux
cliniques : en 1875, la sémiologie du myœdème ; en 1883, la sémiologie
neurologique de la syringomyélie (qu’il baptisa paréso-analgésie des
extrémités supérieures) ; et enfin en 1890 la sémiologie de la « chorée
fibrillaire », reconnue aujourd’hui comme un modèle de pathologie
synaptique par atteinte immunitaire de l’activité des canaux potassiques
46
responsable d’agrypnie, de myokimies et de troubles neurovégétatifs .
Les petits dormeurs
Chacun de nous possède une durée moyenne stable de son sommeil
nocturne (si l’on élimine la sieste que l’on peut s’octroyer pendant les
vacances). La moyenne est de 7 à 8 heures, durée qui diminue avec l’âge.
Cependant, j’ai connu une jeune femme de 31 ans qui a eu la curiosité de
se faire enregistrer dans mon laboratoire, car elle avait confessé à son
médecin de famille qu’elle ne dormait que quelques heures par nuit. Celui-ci
ne l’a pas crue et l’a envoyée pour un contrôle EEG. Cette jeune femme en
pleine santé exerçait deux métiers (comptable et écrivain) et se trouvait
parfaitement heureuse avec ses deux amants (qui ne se connaissaient pas, car
l’un était de l’après-midi, et l’autre du soir jusqu’à 1 heure du matin). Elle
affirmait ne dormir que 3 heures par nuit et de ne pas avoir fait la sieste
depuis l’âge de 18 ans.
FIGURE 1 – Évolution du sommeil nocturne pendant 3 jours sans traitement.
Insomnie totale (avec seulement 10 minutes de stade I à 8 heures). Les barres noires signalent les
épisodes pendant lesquels la malade éveillée marchait dans le laboratoire.
FIGURE 2 – Après administration de 5, 10 ou 15 grammes de tryptophane (flèche), on ne note aucune
amélioration.
FIGURE 3 – Récupération du sommeil après administration de 1 500 mg de DL5-HTP à 23 heures et
4 heures (flèches).
e
Il y a récupération du sommeil paradoxal (SP) après la 2 dose Cal.
E : éveil. Stades du sommeil : I, II, III et IV. Sommeil paradoxal : SP.
En abscisse : temps (en heures).
Je l’enregistrai pendant trois nuits. Elle se coucha à 21 heures comme
tous les patients enregistrés et lut dans son lit jusqu’à 3 heures du matin,
posa son livre et s’endormit tout de suite pour se réveiller à 6 heures du
matin fraîche et reposée. L’organisation de son sommeil fut le suivant
(moyenne des trois nuits) :

FIGURE 4 – Histogramme cumulatif de la durée du sommeil (en minutes) puis toutes les 10 minutes
pendant 16 nuits consécutives. Les flèches indiquent le moment où étaient administrées les fortes
doses de DL 5-HTP (23 heures et 4 heures).
Gros pointillé : stades II, III et IV.
Trait continu : sommeil paradoxal.
Pointillé long : stades II, III et IV sous l’effet de placebos administrés à l’heure où le 5-HTP avait été
donné (16 nuits).

Durée totale du sommeil (DTS) : 190 minutes ; stades I et II : 55 minutes


(29 % DTS) ; stades III et IV : 85 minutes (44 % DTS), sommeil paradoxal :
50 minutes (27 % DTS).
Ainsi cette jeune femme appartient au groupe des short sleepers, ou
47
petits dormeurs, étudié par Jones et Oswald en 1968 .
FIGURE 5 – Examen thermographique au cours d’un grand épisode hallucinatoire (syndrome
hallucinatoire distalgique) (Dr Schmitt, laboratoire de thermographie, hôpital Édouard-Herriot,
Lyon).
N° 1 : témoin. N° 2 : apparition des douleurs des extrémités. Le sujet presse ses mains l’une contre
l’autre. N° 3 : yeux fermés, le sujet converse avec un interlocuteur imaginaire. Tracé
électroencéphalographique d’éveil. N° 4 : persistance des hallucinations. N° 5 : retour à la normale.
Le sujet ouvre les yeux. N° 6 et 7 : on demande au patient de fermer les yeux. Il se met à nouveau à
halluciner. Tracé encéphalographique d’éveil. N° 8 : on stimule très fort le patient, de manière à le
ramener à la réalité. Fin de l’épisode hallucinatoire. Le sujet déclare avoir rêvé.
Les privations expérimentales du sommeil

Combien de temps peut-on rester éveillé sans


dormir (d’après les physiologistes) ?

• CHEZ L’ANIMAL

Il a fallu attendre les enregistrements EEG chroniques par l’équipe de


48
mon ami Allan Rechtschaffen à Chicago en 1983 pour disposer d’études
scientifiques comportant des contrôles avec l’enregistrement en parallèle
d’un animal témoin et d’un animal privé totalement de sommeil (en général
un rat) : l’appareillage est constitué par une plateforme circulaire entourée
d’eau, coupée en deux par une barrière fixe, de chaque côté de laquelle se
trouvent un rat témoin et un rat en privation, tous deux porteurs d’électrodes
corticales permettant l’enregistrement de l’EEG cortical. Dès que l’animal
en privation s’endort, un enregistreur décèle le ralentissement de l’EEG et
fait tourner doucement la plateforme, ce qui oblige le rat à se réveiller. Le
témoin est aussi obligé de se réveiller s’il dormait à ce moment, mais lui
peut dormir pendant les périodes d’activité de son congénère. Ainsi le
témoin ne perd que 20 à 30 % de la quantité de sommeil, tandis que l’animal
privé de sommeil en perd 90 à 95 %.
Les contrôles du cortisol et des surrénales ont permis de révéler que
l’effet du stress était identique chez les deux groupes de rats.
Les résultats ont démontré qu’après une semaine, les rats totalement
privés de sommeil subissaient une altération de leur état général avec perte
de poids (malgré une prise alimentaire accrue), un catabolisme protéique
accru avec élévation de l’urée sanguine. La déperdition d’énergie atteint
e
2,5 fois sa valeur normale et le décès survient alors en moyenne le 21 jour,
précédé d’une chute thermique.
L’autopsie des rats n’a pas mis en évidence d’altération organique par
rapport aux rats témoins. Dès lors, on peut se demander pourquoi la
49
privation de sommeil est mortelle. Horne a proposé l’hypothèse suivante :
étant donné que l’action du stress est éliminée, il faut incriminer la chute de
température. Cette hypothermie serait due à une perte calorique à travers les
pattes et la queue que le rat protège normalement dans son sommeil en les
enfouissant sous sa fourrure. La mort serait alors due à un effondrement de
la thermorégulation… à moins qu’elle ne soit imputable à un autre processus
encore inconnu.

• CHEZ L’HOMME

Des expériences ont évidemment été menées par les armées de différents
pays (Norvège, États-Unis, France, URSS), mais elles n’ont pas été publiées.
On sait toutefois que la limite supportable (permettant encore d’obéir à des
e e
ordres) se situe entre le 9 et le 12 jour selon l’entraînement des sujets. Il
faut attendre Randy Gardner, un jeune Américain de 17 ans qui, pour battre
un record et pour la « gloire », fut volontaire pour établir un record en restant
éveillé sans l’aide de drogues (amphétamines) ou, mieux, sans café. Il fut
alors enregistré de façon continue par mon collègue et ami William
50
Dement . Il battit ainsi le record mondial en restant 11 jours sans dormir
(soit 264 heures). Les principaux symptômes observés furent les suivants : à
e
partir du 2 jour, il dut cesser de regarder la télévision à cause des troubles de
e
l’accommodation ; 3 jour : ataxie, nausées mineures, humeur dépressive ;
e
4 jour : troubles de la mémoire, de la concentration, illusions (il prit un
panneau de signalisation pour un individu) et déclara qu’il était devenu « le
e e
plus grand joueur de football du monde ». Du 5 au 11 jour, l’ataxie
augmenta, ainsi que les hallucinations et les troubles de la mémoire.
e
L’examen clinique pratiqué le 11 jour révéla un ptosis important avec
strabisme, un nystagmus, des tremblements des mains, ainsi qu’une
hypothermie centrale de 1 °C et de 10 °C au niveau cutané en raison d’une
importante vasoconstriction.
La première nuit de récupération dura 15 heures. En y ajoutant les deux
nuits suivantes, on totalise une récupération de seulement 24 % du
« sommeil perdu » qui se caractérise ainsi : récupération de 7 % des stades I
et II (sommeil léger) contre 46 % du stade III, 68 % du stade IV et 53 % du
sommeil paradoxal (SP). D’où l’hypothèse que les stades III et IV ainsi que
le SP seraient peut-être les plus nécessaires pour le cerveau. L’interprétation
51
de Horne de ces données est la suivante (elle est à mon avis totalement
fausse, comme on l’a vu avec l’insomnie de la maladie de Morvan) :
– il existe un sommeil indispensable qui doit être absolument
« récupéré » en cas de privation et qui « répare » l’« usure » diurne du
cerveau. Il s’agit du stade IV et du sommeil paradoxal : c’est le « noyau du
sommeil », qui est concentré dans les premières heures de la nuit (figure 6) ;
– un sommeil « facultatif », présent dans la deuxième partie de la nuit. Il
serait possible de s’en passer en cas de motivation positive (figure 7).
FIGURE 6 – Le noyau de sommeil lent profond (d’après Horne).
FIGURE 7 – Proportionnalité entre quantité de stade IV et veille préalable (d’après Webb
et Agnew).
Quels sont les effets de la privation
de sommeil ?
La première conclusion des expériences de privation de sommeil est
l’absence de retentissement somatique. On admet en effet actuellement que
la récupération des fatigues physiques, la libération d’hormone de
croissance (GH) au début du sommeil ou l’augmentation du sommeil lent
profond induit par l’exercice physique ne sont pas dues à la privation de
sommeil, mais à l’hyperthermie induite par lui. En effet, les mêmes
symptômes peuvent être obtenus par un accroissement thermique provoqué
52
par un bain chaud . Il faut alors supposer qu’il est plausible que c’est
seulement au cours du sommeil à ondes lentes (stades III et IV) que peuvent
se produire d’éventuels processus de réparation (recharge en
neuromédiateurs, croissance dendritique, etc.). La proportionnalité entre la
quantité du stade IV et le temps d’éveil préalable laisse à penser qu’un
« déficit créé par l’éveil prolongé doit être comblé ou un dommage
53
réparé » (voir figure 7).
Ce que nous venons de décrire démontre que la physiologie ne peut pas
tout résoudre seule et qu’il faut encore être aidé par les inventions et les
hasards de la clinique humaine car nous avons montré qu’il est possible de
rester quatre mois éveillé sans troubles majeurs. Les troubles entraînés par
la privation de sommeil que nous venons de résumer sont dus à la
persistance de mécanismes hypniques qui ne peuvent plus s’exercer
normalement, tandis que leur suppression dans la maladie de Morvan ne
permet plus ces symptômes. Cela prouve une fois encore que la clinique est
toujours la meilleure alliée de la physiologie grâce aux inventions infinies
des mécanismes immunologiques, virologiques, etc., qui peuvent supprimer
ou faciliter d’innombrables fonctions cérébrales.
L’insomnie fatale familiale (IFF)
Après l’agrypnie de la maladie de Morvan, l’insomnie fatale familiale
(IFF) est devenue mieux connue depuis que Stanley Prusiner est parvenu à
en trouver la cause (ce qui lui a permis d’obtenir le prix Nobel) : ce n’est
pas un virus qui est à l’origine de cette maladie, mais une protéine, le prion,
qui est aussi la cause de l’encéphalopathie spongiforme bovine, de la
tremblante du mouton et de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Cette maladie,
qui frappe généralement après la cinquantaine, est très rare puisqu’elle
concerne une centaine de personnes dans le monde. Les descendants de
patients atteints par cette maladie ont 50 % de risques de l’être à leur tour
(pour le reste de la population, le risque s’élève seulement à 1 sur
30 millions).
Les symptômes de l’IFF sont typiques : le malade transpire
abondamment, ses pupilles sont toujours contractées (en tête d’épingle), il
devient impuissant (ou si c’est une femme elle devient ménopausée). Le
sommeil devient court, difficile à obtenir, et finit par disparaître. Une fois
qu’il a perdu le sommeil (et contrairement à la maladie de Morvan), la
dégradation du malade s’accélère. Il perd le sens de l’équilibre et ne peut
plus marcher sans aide. Des troubles de la conscience apparaissent. Une
quinzaine de mois après le début de la maladie en moyenne, les malades
tombent dans un coma terminal. Trente malades atteints d’IFF ont
succombé le siècle dernier, et quatorze entre 1973 et 2000. Malgré la
découverte du prion, aucune thérapeutique n’a encore été trouvée.
Ainsi, dans le cas de l’IFF, l’insomnie est vite accompagnée de troubles
généraux (ataxie puis coma) et ne permet pas, comme dans la maladie de
54
Morvan, d’isoler l’agrypnie .
CHAPITRE 3

Les régulations circadiennes


et pharmacologiques de l’éveil
Le cycle veille-sommeil
Voici les trois mécanismes principaux de ce cycle, dans leur ordre
d’apparition sur la scène de l’évolution :
• l’horloge circadienne : elle est responsable de la structure temporale
du cycle. C’est une horloge endogène qui impose une période d’à peu près
24 heures ;
• l’homéostasie réactive : nous savons par expérience que si nous
restons éveillés toute une nuit, le sommeil qui fera suite à 36 heures d’éveil
continu sera à la fois plus profond et plus long. Il existe donc un mécanisme
d’homéostasie réactive qui va adapter la qualité-quantité du sommeil à
l’éveil précédent ;
• enfin, le pacemaker ultradien : une nuit de sommeil est interrompue
toutes les 90 minutes par 20 minutes de sommeil paradoxal (ou de rêve). Il
existe donc un pacemaker ultradien responsable à la fois de l’imagerie
onirique et de l’atonie musculaire (ou cataplexie) du sommeil paradoxal.
L’horloge circadienne et l’invention
de l’homéostasie prédictive
Il y a 3 milliards et demi d’années, l’apparition de la vie (les
protocaryotes) dans l’océan primitif s’est accompagnée d’un mécanisme
d’« internalisation du temps cosmique ». À côté des variations aléatoires du
milieu extérieur auxquelles devaient réagir les premières cellules, il existait
des variations périodiques et prédictibles entraînées par la rotation de la
Terre autour du Soleil.
Devant ces variations périodiques, des mécanismes permettant de
prévoir le moment adéquat pour la photosynthèse (le soleil au zénith) furent
sélectionnés afin de mettre en jeu de façon anticipée des processus de
synthèse de certaines protéines. Cette internalisation du temps cosmique
chez les êtres unicellulaires est ainsi responsable de l’homéostasie
prédictive qui joue un rôle considérable dans notre vie. Ainsi, c’est vers
3 heures du matin, alors que notre température interne est la plus basse,
qu’est mise en route, chez l’homme, la cascade des processus de synthèse
de la libération du CRH (corticolibérine) et de l’ACTH (hormone
corticotrope). Grâce à cette anticipation, nous avons le matin un taux
sanguin élevé de glucocorticoïdes qui nous permet d’affronter les divers
périls de la lutte pour la vie (trouver une femme, tuer un ennemi !).
Cette homéostasie prédictive dépend d’une machinerie fort mystérieuse
chez les protocaryotes (dépourvus de noyau). Elle est commandée chez
l’homme par les noyaux suprachiasmatiques. Cette putative master clock
est responsable du contrôle temporel du cycle veille-sommeil, de celui de la
température interne et de bien d’autres variables. Cette horloge endogène a
une période d’à peu près 24 heures (circadienne) en libre cours. Elle est
synchronisée par des photons qui excitent des cellules spéciales de la rétine.
Enfin, ce sont les noyaux suprachiasmatiques qui donnent le temps à notre
cerveau et aux autres horloges de notre organisme par voie interne (le
système photique) qui commande à travers la glande pinéale la sécrétion de
mélatonine.

L’homéostasie réactive
La relation dialectique entre l’activité et le repos (homéostasie réactive)
n’est évidemment apparue qu’avec les métazoaires. On en découvre déjà la
trace chez les insectes. Il est possible en effet de la mettre en évidence chez
la blatte (Periplaneta). Si on force des blattes à demeurer actives en les
secouant dans un récipient à la fin de leur période d’activité nocturne, la
période diurne de repos « compensateur » sera plus longue. Ce mécanisme
d’homéostasie se perfectionne chez les reptiles chez qui la dimension
d’« intensité » du sommeil peut déjà être mesurée. Enfin, l’homéostasie
réactive s’apprécie facilement chez les mammifères et chez l’homme en
intégrant l’EEG lent du sommeil. Il est probable que l’étape « ascendante »
de la régulation homéostasique soit mise en jeu au cours de l’éveil. Des
mécanismes sérotonergiques mesurent à la fois la durée et l’intensité de
l’éveil. La boucle « descendante » de ce système met en jeu certains
mécanismes GABAergiques du sommeil et les systèmes à pro-
opiomélanocortine (POMC) ou prolactine centraux dans le cas du rebond de
sommeil.
Le pacemaker ultradien du sommeil
paradoxal
Il semble avoir été « inventé » à la fois par les oiseaux et les
mammifères. Il vient d’être découvert chez les monotrèmes (échidnés) en
Tasmanie, alors qu’il n’avait pu être mis en évidence jusque-là. Le
pacemaker semble donc apparaître (à peu près il y a 70 millions d’années)
avec l’homéothermie, et donc la possibilité d’un métabolisme rapide.
Ce pacemaker est situé dans la formation réticulée pontique. Sa période,
fonction du métabolisme, peut également être sollicitée dans des processus
homéostasiques (rebond de sommeil paradoxal faisant suite à la suppression
instrumentale ou pharmacologique). Enfin, il est normalement soumis à la
régulation circadienne du cycle éveil-sommeil.
Le dérèglement de cette nouvelle horloge permettrait d’expliquer
pourquoi le sommeil paradoxal puisse survenir en dehors du sommeil au
cours de la période d’éveil (narcolepsie).
Pendant des millions d’années, ces trois mécanismes se sont
interrégulés de façon harmonieuse, rythmés par le Zeitgeber principal – le
soleil.
Cependant, cette harmonie a commencé à disparaître en 1879 avec
l’invention de la lampe à incandescence par Edison. Notre civilisation
industrielle a alors pu échapper au rythme solaire en inventant le travail de
jour et de nuit (travail posté) et, depuis 1962, les vols transméridiens sont
venus encore désynchroniser notre horloge endogène.
Les troubles du cycle veille-sommeil peuvent ainsi entrer dans
différents cadres, soit pré- ou post-edisonien (les maladies d’Edison), soit
en rapport avec les trois mécanismes principaux que nous venons de
résumer.
Les troubles du cycle veille-sommeil

Les insomnies
Il est possible que la plupart des insomnies puissent entrer dans le cadre
des maladies d’Edison. Notre enquête menée chez une population bassari
(qui, en 1975, vivait sans électricité aux confins du Sénégal et de la Guinée)
a révélé que le mot « insomnie » n’existait pas dans leur langue – ni le mot,
ni le concept, ni surtout la plainte. Les gens âgés trouvent normal le retour à
un rythme ultradien du cycle veille-sommeil similaire à celui du jeune enfant
avec des éveils nocturnes périodiques et des siestes diurnes répétées.

Les excès de sommeil,


ou troubles de la vigilance diurne
Le premier mécanisme (l’horloge circadienne) est sans doute
responsable de dérèglements de la vigilance. Certains sont normaux, comme
la sieste, qui peut être considérée comme physiologique (et non culpabilisée)
e
au sud du 45 parallèle. Il apparaît même que, chez l’homme, la période de
notre horloge ne soit pas véritablement circadienne, mais en fait circa-
circadienne. En attendant une meilleure explication, on peut également
supposer que les hypersomnies idiopathiques (12 à 14 heures de sommeil
quotidien répartissant harmonieusement le sommeil lent et le sommeil
paradoxal) doivent appartenir à une population située sur l’extrême droite de
la répartition moyenne de la durée du sommeil, alors qu’il existe des
individus qui ont la chance de n’avoir besoin que de 3 heures de sommeil
(ceux qui sont situés à l’extrême gauche de la courbe en cloche).
Entrent également dans le cadre des dérèglements de l’horloge (qui
n’obéit plus au Zeitgeber) les syndromes de retard de phase et le syndrome
hypernycthéméral, qui survient surtout chez les aveugles, insensibles par
définition aux photons, et peu sensibles aux synchroniseurs sociaux, chez qui
l’horloge fonctionne en libre cours. Ils s’endorment alors à peu près 20
minutes plus tard chaque soir.
La confrontation de l’ère postedisonienne avec les homéostasies
prédictives et réactives est responsable d’un très grand nombre
d’endormissements diurnes dont le prix à payer est de plus en plus cher : les
accidents de la route, par exemple, ou les catastrophes telles que celle de
Tchernobyl, la désintégration de la navette spatiale Challenger ou encore
l’échouement de l’Exxon Valdez.
Il est difficile, dans ces accidents, de faire la part entre l’insuffisance de
sommeil (donc le rôle de l’homéostasie réactive) et l’opposition de phase
entre l’horaire de travail et l’horaire du temps cosmique internalisé (travail
posté/vols transméridiens). Il faut également faire entrer dans le cadre des
maladies d’Edison les somnolences iatrogènes (benzodiazépines, associées
ou non à l’alcool).
C’est enfin au niveau du pacemaker ultradien, et de son échappement à
l’horloge suprachiasmatique, qu’il faut chercher la cause de la narcolepsie-
cataplexie. La découverte récente du rôle majeur de l’orexine (ou
hypocrétine, un peptide sécrété dans l’hypothalamus postérieur) devrait
permettre de mieux contrôler cette affection.

Une horloge « bizarre » pour l’éveil


et le sommeil
Ce n’est pas un botaniste mais un astronome, Jacques d’Ortous de
Mairan (1678-1771), qui après avoir remarqué que le Mimosa pudica de son
salon ouvrait périodiquement ses feuilles le jour pour les replier la nuit eut
l’idée de l’enfermer dans un cabinet noir. Il s’aperçut alors que le mimosa
continuait à ouvrir ses feuilles le jour et les refermait la nuit. Il en conclut,
dès 1729, qu’il devait y avoir une horloge enfermée à l’intérieur de ce
mimosa (figure 1). Cette découverte lui valut une grande renommée en
Europe. Malheureusement, dans sa dissertation sur l’Estimation de la force
motrice des corps (1731), il calcula que celle-ci était égale au produit de la
masse par la vitesse : E = MV. Cette erreur lui valut d’être contredit par notre
« première femme savante » Émilie de Breteuil, marquise du Châtelet (1706-
1749), la maîtresse de Voltaire qui la surnommait Madame Pompon Newton,
car elle avait traduit toute l’œuvre de ce dernier, et, en excellente
2
physicienne, avait calculé que la « force vive [était] égale à 1/2 MV ».
À cette époque, règnes végétal et animal étaient encore souvent
comparés l’un avec l’autre. Dans L’Homme plante, Julien Offray de La
Mettrie (1748) calculait que l’éjaculation des plantes ne dure que 2 secondes.
« La nôtre dure-t-elle beaucoup plus ? » se demande-t-il…
FIGURE 1 – La découverte de Jacques d’Ortous de Mairan en 1729 (dessin de Danièle
Jouvet).
Le Mimosa pudica ouvre ses feuilles le jour pour les replier la nuit, mais cela n’est pas dû à l’action de
la lumière, car lorsque le mimosa est enfermé dans un cabinet noir, il continue à ouvrir ses feuilles le
« jour » et les refermer la « nuit ». Il existe donc une « horloge enfermée dans le mimosa ».

Ces concepts d’une horloge interne cachée dans un mimosa ou chez


l’homme furent ensuite oubliés car ils se sont heurtés à de nombreux
obstacles épistémologiques : en effet, la nature périodique de la séquence
jour-nuit ou éveil-sommeil fut assimilée à un système homéostasique jusque
vers 1970 : ainsi, au cours du sommeil, l’énergie ou des substances
essentielles pour le cerveau utilisées au cours de l’éveil devraient être
remplacées, ou bien des « substances toxiques » accumulées pendant l’éveil
55
seraient « détoxifiées » pendant le sommeil. Les expériences de Piéron
démontrant que l’on peut endormir des chiens en leur injectant dans les
ventricules du liquide céphalo-rachidien prélevé chez des chiens privés de
sommeil furent ainsi interprétées en faveur du concept des « hypnotoxines ».
56
Plus tard, en 1963, Nathanael Kleitman pouvait écrire : « Le
développement et la maintenance d’un rythme de 24 heures d’éveil-sommeil
et de température chez un individu sont dus au fait que cet individu est né et
a vécu dans un environnement soumis à l’alternance rythmique de la lumière
et l’obscurité due à la rotation de la Terre autour de son axe. » Enfin, le
concept d’horloge se heurte au concept de Claude Bernard, selon lequel « le
milieu intérieur est constant et isolé du milieu extérieur : s’il est constant,
alors il n’y a pas d’horloge ».
D’autre part, pendant longtemps, je me suis considéré comme un
« xénochron » (étranger au rythme). Depuis Sherrington, la
neurophysiologie s’est construite en effet à partir d’expériences effectuées
chez le chat. Or la physiologie du sommeil connut un développement
considérable avec la découverte des deux états de sommeil chez le chat au
début des années 1960, au moment de la naissance de la chronobiologie.
Quel démon a voulu que le chat n’exprime pas un rythme circadien de
sommeil ou de température ? Pourquoi existe-t-il une horloge circadienne
endogène à partir des protocaryotes jusqu’à l’homme, alors que les seuls
félidés en seraient dépourvus ? L’absence de rythme circadien chez le chat
explique la longue et difficile incorporation de l’étude des rythmes
circadiens dans la physiologie du sommeil. Les livres fondateurs de la
chronobiologie, le Cold Spring Harbor Symposium de 1960, ceux de J.
57
L. Cloudsley-Thompson en 1961, de E. Bünning en 1965 , ne contiennent
en effet aucune référence sur le sommeil.
Inversement, les hypnologues se désintéressaient totalement des rythmes
circadiens (alors que le rythme ultradien du sommeil paradoxal commençait
à les fasciner). L’Annual Sleep Bibliography de 1969 ne contient qu’une
seule référence à un rythme circadien endogène alors qu’il y en a 153 pour le
rythme ultradien. Il faudra presque vingt ans, à la suite des recherches
menées sur le rat et sur l’homme, pour que les rythmes circadiens occupent
une place importante (5 % des 1 673 références de l’Annual Sleep
Bibliography en 1989). L’hypnologie a reconnu depuis longtemps
l’extraordinaire complexité du sommeil et du rêve, et se doit d’être
pluridisciplinaire pour ne pas disparaître. Pour cette raison, l’étude des
rythmes circadiens est devenue une branche féconde de la physiologie du
sommeil des rongeurs et de l’humain. Elle a apporté sa contribution au
modèle associant homéostasie réactive (facteur S) (plus je suis éveillé
longtemps et plus mon sommeil sera long et/ou profond) et l’homéostasie
prédictive (ou facteur circadien).
Une remarque finale à propos des rapports entre rythmes circadiens et
sommeil : l’homme dort la nuit et le rat dort le jour. C’est en général
l’homme qui fait des expériences sur le rat. Il est évidemment plus facile de
travailler le jour et je n’ai trouvé que peu d’articles concernant des
expérimentateurs qui auraient travaillé la nuit (le « jour » du rat) ou soumis
des rats à des rythmes inversés (obscurité pendant le jour et inversement).
C’est pourquoi de nombreuses expériences, réalisées le jour chez le rat, sont
d’interprétation « hasardeuse ». Que signifie l’injection d’une drogue ou
d’un peptide sur la mémoire d’un rat tiré de son sommeil entre 10 et
12 heures du matin ? Un effet bénéfique sera-t-il dû à une action sur les
processus de mémorisation, ou simplement à un effet « éveillant » non
spécifique ? Il faut laisser à de futurs historiens le soin d’étudier en détail les
heurs et malheurs de l’aspect « chronanthropique » de la relation homme-rat.
Il ne faut pas oublier, enfin, qu’il peut y avoir plusieurs sortes de
rythmicité : en effet, à cause des boucles de feed-back et de l’hystérésis
intrinsèque de tous les processus homéostasiques, les systèmes de contrôle
physiologique oscillent obligatoirement : il en est ainsi des régulations entre
les effecteurs thermogéniques et thermolytiques qui produisent des
oscillations thermiques de la température du corps semblables à l’hystérésis
du chauffage d’une maison (dont les oscillations tendent à neutraliser les
différences entre le niveau du set point et la température).
Le concept émergent d’un rythme endogène est récent. Entre 1960 et
1970 apparurent de nombreux livres et articles en rapport avec des rythmes
d’à peu près 24 heures (ou circadien : de circa, « autour de », et dies,
« jour »). Les critères d’un rythme véritablement endogène furent alors
établis :
– la persistance de ce rythme en l’absence de toute influence périodique
externe ;
– la périodicité circadienne doit demeurer identique si l’environnement
possède une périodicité différente ;
– le changement lent de phase après un changement brusque de la
périodicité de l’environnement.
Ce sont les privations de sommeil chez l’homme qui ont apporté des
preuves de l’existence d’un rythme endogène. Pendant une privation
prolongée de sommeil, on observe une « pression de sommeil » qui
augmente tout au long de la privation, mais qui diminue beaucoup à la fin de
l’après-midi pour augmenter de nouveau à la fin de la nuit. Des tests
cognitifs et psychomoteurs ont la même périodicité. Ainsi, curieusement, le
maximum de besoin de sommeil survient au moment du réveil et son
minimum juste avant l’heure habituelle d’endormissement. L’existence d’une
poussée d’éveil à la fin de l’éveil (juste avant l’ouverture de la « porte du
sommeil ») n’a pas encore été complètement expliquée et permet de
considérer qu’il y a quelque chose de « bizarre » dans l’horloge de l’éveil.
L’existence d’une horloge interne s’est imposée encore plus à l’heure des
voyages en avion long-courrier et du jetlag qui peut parfois durer dix jours,
et qui est plus sévère au cours des vols vers l’est que vers l’ouest. En outre,
lorsqu’on eut la possibilité d’enregistrer la température des sujets, on s’est
aperçu que la synchronisation interne entre la diminution de la température
et le sommeil (qui s’observe dans des conditions normales) disparaît après
58
un temps variable. Czeisler et al. ont pu montrer que la durée d’un épisode
de sommeil dépend surtout de la phase circadienne du rythme de
température à laquelle débute le sommeil, et non de la durée de l’éveil
précédent.
Enfin, l’enregistrement de patients dans des grottes ou des bunkers (qui
suppriment les signaux circadiens du jour et de la nuit) démontre l’existence
59
d’un rythme circadien endogène de l’ordre de 25-28 heures .
Où se situe alors l’horloge endogène qui contrôle notre température,
l’éveil et le sommeil ? Cette horloge, ce sont les noyaux suprachiasmatiques
60
(NSC), qui furent découverts en 1972 par Moore et Eichler et par Stephan
61
et Zucker . La preuve la plus solide que les NSC sont bien à la fois
nécessaires et suffisants pour la génération d’un rythme circadien a ensuite
62 63
été apportée par Edgar et son équipe , et Ralph et ses collègues. Après
avoir détruit les NSC chez des rongeurs et ainsi supprimé tout rythme
circadien de température et de vigilance, ils ont pu montrer que ces rythmes
pouvaient être restaurés en insérant soit des fragments de NSC fœtal, soit des
cellules de NSC dans le troisième ventricule (figure 2). Bien mieux, la
période du rythme restaurée était similaire à celle du donneur.
64
Enfin, Pevet vient d’identifier le TGF comme un nouveau signal de
l’horloge circadienne. À propos de notre horloge biologique, il est
intéressant de signaler qu’elle joue aussi un rôle dans la sécrétion d’insuline.
En effet, on s’est aperçu qu’un dérèglement d’horaire comme un travail de
nuit, un décalage horaire ou des repas à des horaires inappropriés peuvent
parfois favoriser l’obésité ou le diabète. Or il a été montré que la sécrétion
de l’insuline obéissait non seulement aux repas, mais aussi à un rythme
65
circadien indépendant . Pour cela, il a mesuré très précisément les taux
sanguins d’insuline chez des souris à différentes heures de la journée et de la
nuit. Certaines souris étaient « normales », d’autres présentaient un défaut
génétique brouillant leur horloge interne, les dernières étaient placées
24 heures sur 24 sous lumière artificielle. Elles étaient alimentées par une
nourriture riche en graisses. Les animaux dont l’horloge biologique était
perturbée voyaient leur sécrétion d’insuline déréglée. Elles entraient dans un
processus d’insulino-résistance, c’est-à-dire une perte d’efficacité de
l’insuline et une aggravation du risque d’obésité. Par rapport aux souris
témoins, elles ont ainsi pris plus de poids. La production d’insuline est donc
stimulée par l’ingestion d’aliments, mais aussi par les horloges internes qui
règlent la production de nombreuses hormones dans notre corps à différents
moments du jour et de la nuit, comme l’insuline ou la mélatonine par
exemple.
FIGURE 2 – Mode d’action des neurones suprachiasmatiques (SCN) pour l’intégration des rythmes
circadiens (d’après Saper et al., « Hypothalamic regulation of sleep and circadian rhythms », Nature,
vol. 437, 2005). Les SNC agissent sur les noyaux dorso-médians de l’hypothalamus (DMH) par
l’intermédiaire des faisceaux ventro- et dorso-ventriculaire (DSPZ et VSPZ). Le DMH contrôle
l’éveil, la libération des corticoïdes et le sommeil par le faisceau VLPO (ventro-latéral préoptique) et
la température par le faisceau préoptique médian (MPO). On suppose que des peptides de la nourriture
(leptine) contrôlent aussi le rythme circadien par l’intermédiaire des noyaux arqués (ARC) et ventro-
médiaux (VMH).

Il ressort que le « régime méditerranéen », dans lequel le repas principal


est pris en milieu de journée, est probablement meilleur pour la santé, tout
comme le fait de manger plus léger au dîner et de ne pas grignoter entre les
repas. Il faut donc souligner l’importance de respecter des horaires stricts
dans le cadre de régimes alimentaires, tout autant que les quantités
d’aliments.
Le rôle de la mélatonine
Le rôle de la mélatonine dans la périodicité de l’horloge circadienne,
66
petite molécule produite dans la glande pinéale, est aussi apparu en 1986 .
Dans chaque organisme, la synthèse de la mélatonine est limitée à
l’obscurité et continue à osciller dans l’obscurité, mais elle est supprimée par
la lumière. Ainsi, le niveau de la mélatonine circulant dans le sang est
proportionnel à la durée du jour solaire. Les effets de la lumière sur la
production de la mélatonine sont transmis par un faisceau spécifique, le
faisceau rétino-hypothalamique, qui projette depuis la rétine jusqu’à
l’hypothalamus au voisinage des noyaux suprachiasmatiques. Ces noyaux
suprachiasmatiques relaient des signaux neuronaux jusqu’à la glande pinéale
(épiphyse) à travers la colonne intermédiolatéralis dans la moelle cervicale, à
travers le ganglion cervical supérieur.
L’administration de mélatonine au cours de la journée joue un rôle
67
soporifique en intervenant entre le pacemaker circadien et le sommeil .
La pharmacologie de l’éveil (à propos
du café)

Mes souvenirs sur le café

• CAFÉ ET ÉVEIL : EFFETS SYNCHRONIQUES

Comme la majorité des hypnologues dont la vie est entrecoupée de nuits


blanches, je suis devenu un grand buveur de café et c’est ainsi que je me suis
intéressé aux mécanismes de l’action psychotonique de la caféine. C’est
avec la caféine que j’ai effectué mes premières expériences de
neurophysiologie en 1954. Dans le vétuste laboratoire de physiologie du
68
doyen Hermann, j’ai démontré que l’injection de 1 mg/kg de caféine
pouvait désynchroniser de façon durable l’activité électrique corticale lente
et « synchronisée » d’une préparation « cerveau isolé » dont le tronc cérébral
était sectionné en avant du mésencéphale (donc en avant de la formation
réticulée mésencéphalique, qui était alors considérée comme le système
d’éveil par excellence). Par contre, l’injection d’amphétamine (10 mg/kg),
69
comme l’avaient déjà montré mes amis Paul Dell et Marthe Bonvallet , ne
provoquait pas d’activation du cortex chez le même chat « cerveau isolé ».
Ainsi, la caféine devait soit agir directement sur le cortex, soit sur des
structures hypothalamiques à projections corticales situées en avant de la
transection du tronc cérébral. En outre, les mécanismes de l’éveil caféinique
devaient être totalement différents de ceux des amphétamines.
L’hypothèse que la caféine puisse bloquer les actions sédatives de
70
l’adénosine est devenue vraisemblable (figure 3).

FIGURE 3 – Mode d’action de la caféine.


Les neurones à adénosine libèrent l’adénosine qui agit sur les récepteurs postsynaptiques 2A pour
inhiber l’activité des neurones activateurs postsynaptiques. La caféine, en se fixant au niveau des
récepteurs 2A, supprime ainsi l’inhibition de ces neurones et contribue à l’éveil.

Les avantages de pouvoir lutter contre le sommeil et de posséder un éveil


de qualité sont évidents. Or, quelques heures après le réveil, nous avons déjà
produit, au niveau de l’hypothalamus ventral, suffisamment de molécules
hypnogènes pour nous endormir à nouveau. Un test simple (dit itératif
d’endormissement) permet de repérer chaque heure, sous contrôle
polygraphique, la tendance à s’endormir de sujets normaux dans un local
sombre. Peu d’entre eux restent éveillés plus de cinq minutes le matin après
10 heures. La condition naturelle de notre cerveau est, en effet, de dormir, à
condition que les besoins essentiels de nourriture et de sécurité soient
assurés. Le hamac des peuplades dites primitives est aussi souvent occupé le
jour que la nuit. C’est la civilisation industrielle, en imposant des horaires de
travail, qui nous oblige à rester éveillés et à maintenir notre vigilance par
peur du contremaître, besoin d’argent, plus rarement par une véritable
curiosité intellectuelle.
Imaginons donc une tribu d’hominidés vivant il y a quelque 4 ou
5 millions d’années dans la corne orientale de l’Afrique : cette tribu vivait de
cueillette et de chasse. Un jour de famine, un individu a croqué quelques
graines de café. Les graines étaient amères, mais elles provoquaient une
sensation de bien-être. La fatigue disparaissait et la veillée du soir devant la
caverne était plus facile. Bientôt, la tribu entière croqua régulièrement des
graines qui devenaient meilleures si elles étaient grillées sur les braises du
feu. Grâce au café, le périmètre de cueillette et de chasse s’accrut, et la
résistance au sommeil permit des attaques nocturnes sur les autres tribus
endormies. Il y eut plus de nourriture, plus d’enfants. La
psychopharmacologie de l’éveil permit à cette tribu « xanthophage » de
l’emporter sur ses voisins.
Encore faudrait-il que l’avantage synchronique apporté par la
consommation de caféine puisse se doubler d’un avantage diachronique et
passer dans les générations ultérieures. En d’autres termes, la caféine a-t-elle
la propriété d’induire des modifications du système nerveux central qui
puissent s’inscrire sur le plan génétique du développement de l’encéphale ?
La réponse est oui, au moins chez le rat et la souris.

Effets diachroniques de la caféine


• CHEZ LE RAT ET LA SOURIS
71
En 1980, Enslen et al. ont étudié les états de vigilance de plus de 120
rats Sprague-Dawley. Les femelles, après avoir été fécondées, furent mises
dans des cages et reçurent soit 0, soit 0,0125, soit 0,025, soit 0,1 % de
caféine, ajoutée dans leur nourriture le temps de la gestation. L’apport de
caféine fut interrompu pendant la lactation et les ratons de la première
génération, élevés par leurs mères, une fois devenus adultes, furent
enregistrés (avec contrôle polygraphique continu du cycle veille-sommeil)
pendant plusieurs semaines. Ensuite, les femelles de cette première
génération furent mises aux mâles (non drogués) et reçurent une nourriture
sans caféine pendant la gestation et l’allaitement. Le cycle veille-sommeil
des ratons de cette deuxième génération fut ensuite étudié à l’âge adulte.
Les résultats révèlent une augmentation significative du sommeil
paradoxal (SP) de 38 minutes chez les rats descendant de mères non
droguées à 64 minutes chez les rats issus de mères ayant reçu de la caféine.
Le sommeil lent ne présentait pas de variation significative. Chez les rats de
la deuxième génération, une augmentation du SP de 43 (contrôle) à 60
minutes fut notée chez les descendants de grands-mères droguées à la
caféine pendant leur gestation.
Ces expériences ont été confirmées par Christopher Sinton en 1981 dans
72
mon laboratoire . Il put ainsi éliminer l’hypothèse d’un effet maternel en
confiant l’élevage des souriceaux nés de mères droguées à la caféine pendant
la gestation à des mères non droguées. Sinton, grâce à des tests de
comportement, démontra ainsi une augmentation significative du
comportement d’exploration dans l’espace ouvert de Hebb-Williams et une
latence plus grande à pénétrer dans un compartiment sombre après y avoir
reçu un choc électrique chez les souris issues de mères droguées.
Les modifications permanentes du sommeil paradoxal chez la première
et la deuxième génération entraînées par la caféine restent inexpliquées.
Toutefois, le fait expérimental, vérifié dans deux laboratoires avec des
contrôles rigoureux, demeure. L’absorption de caféine pendant la gestation
entraîne une élévation permanente du sommeil paradoxal chez les
descendants aussi bien de la première que de la deuxième génération.

• CHEZ L’HOMME

Si la durée de vie de la caféine est de 30 minutes chez la souris, elle est


73
de 6 heures chez l’homme . Donc 100 mg/kg/jour chez la souris
correspondent à 8 mg/kg/jour chez l’homme, soit une prise quotidienne
d’environ 500 milligrammes (qui correspond à 5 ou 6 expressos). Une dose
qui peut survenir pendant certaines grossesses et qui pourrait alors
augmenter le taux de sommeil paradoxal chez le fœtus et donc avoir un effet
bénéfique sur la maturation cérébrale ! (figure 4).

FIGURE 4 – Relations entre le sommeil de la mère et les cycles d’activité du fœtus.


A. Sommeil maternel = 1 : éveil ; 2-3 : stades de « sommeil lent » ; SP : sommeil paradoxal.
B. Enregistrement des mouvements du fœtus. Chaque classe représente 2 minutes (échelle 10/minute).
Les augmentations d’activité coïncident avec le SP de la mère et signalent le SP du fœtus.

Revenons maintenant à nos hominidés xanthophages chez qui nous


avons supposé un rôle bénéfique synchronique de la caféine. Des
générations ont passé, laissant le temps à l’action diachronique de la caféine
d’agir. Génération après génération, la durée du SP augmente graduellement
(de 60 minutes chez le primate à 120 minutes chez l’homme). Est-ce la
caféine qui est responsable des processus qui permettent au cortex frontal de
se développer et au langage d’émerger ? Un événement capital apparaît alors
dans l’histoire de l’humanité : grâce au langage, l’homme peut raconter ses
rêves. Alors, dans une grotte, un rêveur va se réveiller. Il raconte qu’il était
sorti de la grotte pendant la nuit et qu’il avait volé comme un oiseau. Ses
femmes et ses compagnons le regardent, stupéfaits. Le même phénomène se
reproduit plusieurs fois chez d’autres hominidés. Combien de temps aura-t-il
fallu pour que jaillisse alors l’interrogation capitale qui est à l’aube de
l’humanité ? Il doit exister quelque chose d’immatériel, l’« esprit », ou
l’âme, fondamentalement différent du corps matériel. L’esprit infatigable et
invisible peut en effet veiller pendant le sommeil. Il voyage où il veut dans
l’espace et le temps, et délivre au cerveau les images fantastiques de ce
périple, pendant que le corps est écrasé par le sommeil. Esprit, donc
immortalité, donc sépulture ! Ainsi, l’aspect fantastique du rêve aurait été,
selon Spencer et Malinovski, à la base de la croyance dans l’âme ou l’esprit
que l’on retrouve sous de nombreux avatars à l’origine de toutes les
civilisations et de toutes les religions.
Le café à l’origine de l’« esprit » : de la science-fiction ? Peut-être. Mais
comment ne pas tenir compte de l’environnement végétal et du rôle possible
de certaines molécules dans l’évolution humaine, puisque nous avons acquis
les récepteurs du monde végétal dans notre cerveau et que nous pouvons y
synthétiser des molécules voisines ?

La caféine protégerait de la maladie


d’Alzheimer
Plusieurs enquêtes épidémiologiques et quelques études animales ont
suggéré que la caféine pouvait exercer un effet préventif contre le risque de
survenue de la maladie d’Alzheimer. Chuanhai Cao, Gary Arendash et leurs
collègues de l’University of South Florida à Tempa se sont efforcés de tester
plus directement l’action de cette substance dans le cadre d’une étude cas-
contrôle portant sur 124 individus âgés de 65 à 88 ans suivis durant une
période de deux à quatre ans. Les niveaux plasmatiques de caféine et de
divers marqueurs ont été évalués et des tests cognitifs pratiqués. Les auteurs
ont ainsi pu noter que les niveaux de caféine étaient plus faibles chez les
sujets atteints de MCI (mild cognitive impairment, ou déficit cognitif léger)
appelés à progresser vers le stade démentiel. Aucun de ceux atteignant le
niveau critique de 1 200 mg/ml n’a été dans ce cas. Les auteurs en concluent
que l’usage de caféine réduit le risque de maladie d’Alzheimer ou retarde sa
74
survenue, tout particulièrement chez les individus au stade du MCI .
CHAPITRE 4

Naissance et évolution de la conscience

L’éveil comme le rêve sont les conditions de l’apparition de la


conscience (du monde extérieur, ou de soi-même). Que deviendrait un
individu qui ne serait conscient que pendant ses rêves ? Il faut évidemment
mettre de l’ordre au milieu des pittoresques polémiques entre certains
chercheurs. Abordons ici la naissance et l’évolution du concept de
conscience et les définitions principales de la conscience selon les
différentes écoles.
I. Les conditions de la prise de conscience
A. Existe-t-il une expérience consciente en dehors de l’activité de notre cerveau ? C’est la
théorie idéaliste qui eut d’illustres défenseurs (comme Kety, Eccles et Laplane) pour
lesquels la conscience n’est pas un phénomène matériel.
B. Nous devinerons comment certains célèbres savants comme Penrose ont tenté
d’expliquer la conscience.
C. Quelles sont les conditions de l’apparition de la conscience (de soi ou d’un objet
extérieur) au cours du continuum éveil-sommeil-rêve ?

Bien sûr, c’est surtout l’éveil qui est la condition principale de la prise de conscience. Mais
nous pouvons être conscients de nous-même ou de phénomènes que nous avons vus autour
de nous lorsque nous rêvons. Il doit exister un dénominateur commun entre l’activité de
notre cerveau éveillé ou rêveur. Nous verrons qu’il est facile d’éliminer beaucoup de
structures cérébrales pour n’en retenir que deux : le thalamus et le cortex.
II. Que savons-nous de la conscience chez l’animal ou le nourrisson ? Et quelle est
l’importance des « neurones miroirs » qui nous permettent de comprendre la conscience
immédiate que nous avons devant certains comportements ?
III. Les qualia ? Pouvez-vous expliquer ce qu’est la couleur rouge à quelqu’un qui ne l’a
jamais rencontrée ? (Par exemple, un aveugle de naissance).
IV. Enfin, peut-il exister une connaissance sans conscience ?
V. Nous laisserons pour le dernier chapitre le problème de la conscience de soi, du « self »,
car il n’est pas encore résolu puisque l’évolution de notre cerveau depuis des centaines de
milliers d’années n’est pas encore suffisante pour nous permettre de nous comprendre
totalement.
Les problèmes des consciences

Quelles sont les erreurs des philosophes


et des scientifiques lorsqu’ils étudient
la conscience ?

• PREMIÈRE ERREUR

La conscience n’est pas un sujet convenable pour la recherche


scientifique parce qu’elle est très mal définie. Le concept de conscience est,
au mieux, confus et, au pire, mystique !
En effet, la conscience commence le matin quand on se réveille
(awareness) et continue jusqu’au sommeil ou coma. Il peut y avoir
conscience dans le rêve. Les conséquences de cette définition sont les
suivantes : c’est un état subjectif qui est présent chez l’homme et les
vertébrés supérieurs. On ne peut rien dire à propos des vers ou des
escargots.
La conscience ne doit pas être confondue avec l’attention, car je suis
conscient de ma chemise sans faire attention à elle !
La conscience ne doit pas être confondue avec la conscience de soi. Je
suis conscient d’être conscient, mais je ne sais pas repérer la conscience
d’un autre individu ou d’un animal. Cependant, le fait que la conscience ne
soit pas « observable » ne signifie pas qu’elle soit en dehors de l’étude
scientifique (par exemple le Big Bang, les électrons, etc.).

• DEUXIÈME ERREUR

La science est, par définition, objective, mais dans la définition de la


conscience, on admet qu’elle est subjective. Donc il ne peut pas y avoir une
science de la conscience.
La distinction entre objectif et subjectif a été floue autrefois, mais était
comprise chez Descartes. Par contre, actuellement, il faut distinguer entre la
différence épistémique et ontologique.
Différence épistémique :
– objectif : Rembrandt est né en 1906 ;
– subjectif : Rembrandt est un peintre meilleur que Rubens.
Les concepts yoga d’esprit
ou de conscience 75
La pensée indienne et tous les systèmes « yoga » ignorent les fonctions
des poumons. Ils croient à l’existence de deux voies respiratoires qui
débutent au niveau des narines pour descendre en bas de la colonne
vertébrale. La première voie (appelée idà) descend sur le côté gauche du
corps et sert à l’inhalation (elle permet aussi de transmettre l’essence
spirituelle de la vie immortelle). L’autre voie (à droite), appelée pingalà,
sert à l’expiration et à l’évacuation du principe vital précieux. Ces deux
voies peuvent s’enrouler autour de la colonne vertébrale, mais ne
communiquent pas, sauf dans la région du périnée où elles peuvent alors
pénétrer dans le sushumnà, c’est-à-dire la cord of hope, ou voie psychique
centrale.
Ainsi, bien avant que les Occidentaux n’aient recherché le siège de
l’esprit ou de la conscience, les yogis ont enseigné une respiration spéciale
accompagnée de méditation afin d’augmenter la durée de l’inspiration et
ainsi de la projeter lentement le long de la cord of hope, car c’est à cet
endroit qu’est localisée la conscience.
Les Tibétains pensent qu’il existe cinq états de conscience qui sont
logés dans cinq centres ayant la forme du lotus, appelés « roues » ou
« chakras », qui sont localisés le long de la cord of hope. Le concept de
conscience s’applique aussi bien au corps qu’à l’esprit. Ainsi, ces centres
ont un rapport avec les cinq sens (odorat, goût, vision, audition et sensation)
et les cinq facultés (locomotion, préhension, excrétion, procréation et
parole).
L’individualité humaine se mélange avec l’univers grâce au centre
supérieur qui est localisé au-dessus des yeux. C’est à cet endroit que
Manas, « l’esprit, la raison et la pensée » ont leur logis. Cependant,
Ahamkara, la conscience de soi, et la mémoire sont localisées au niveau du
chakra du cœur. Curieusement, comme en Chine, il n’y a pas de localisation
pour les émotions ou l’action.
Ainsi, les fondements de la mythologie asiatique permettent de
comprendre l’indifférence aux fonctions psychiques car le seuil de tolérance
pour les comportements aberrants (catatonie, manie, épilepsie) y est très
élevé.
La conscience vue par les philosophes
Dans cette histoire du concept de conscience, qui, après les quelques
préliminaires obligatoires remontant aux philosophes grecs, débute en 1696
avec Locke et se termine vers 1950 avec Popper, on comprendra que les
connaissances quasi nulles sur l’activité cérébrale ne permettaient pas de
deviner les mécanismes de la conscience (du monde extérieur ou de soi).
C’est pourquoi ce domaine appartient surtout aux philosophes ou aux
psychologues, et à leurs idées souvent obscures.

Platon (427-347 avant J.-C.) et Aristote (384-


322 avant J.-C.)
Les deux plus grands philosophes de l’Antiquité n’ont pas abordé le
problème de la conscience et il n’existe aucune trace de ce concept chez les
philosophes grecs. Il est vrai que, chez certains auteurs romains, le mot latin
conscientia (cum scientia) prend une dimension morale, dérivée du droit,
exprimant le fait de se prendre soi-même comme témoin.
François Rabelais (1494-1553)
En 1520, il s’inscrit à la faculté de médecine de Montpellier où il
commente le texte d’Hippocrate. En 1532, il est médecin de l’Hôtel-Dieu de
Lyon. En 1534, il publie Gargantua, où l’on trouve pour la première fois le
terme de conscience (au sens de conscience morale) : « Mais pourquoi, selon
le sage Salomon, Sapiens n’entre point en âme malivole et science sans
conscience n’est que ruine de l’âme, il te convient de servir, aimer et
craindre Dieu. » La Sorbonne condamne son œuvre.

André Vésale (1514-1564)


Il fait ses études à l’Université de Paris et à l’Université catholique de
Louvain. Il peut être considéré comme le premier anatomiste moderne, car il
a pratiqué de très nombreuses dissections. Il devient le premier médecin de
Charles Quint. Les leçons d’Hippocrate sur la prééminence du cerveau sur le
cœur ayant été oubliées, il détruit la conception ventriculaire des facultés
mentales en invoquant « les ânes qui sont stupides, mais qui ont aussi des
ventricules », et il élimine une fois pour toutes l’idée que le cœur est un
« souverain monarque » pour mettre à sa place le cerveau qui contrôle « tout
et même nos idées ». Sans lui, le concept de conscience aurait peut-être eu
plus de mal à s’installer.

René Descartes (1596-1650)


Il s’engage dans l’armée pendant la guerre de Trente Ans. Puis s’exile en
1628 en Hollande et enfin chez Christine de Suède. Il écrit notamment le
Discours de la méthode, les Méditations métaphysiques, Les Passions de
l’âme. Il a peu utilisé le concept de conscience, bien que l’on puisse lire une
fois chez Descartes cette définition de la pensée « comme une conscience
des opérations qui se produisent en nous » (Principes de physiologie).
Descartes reste l’un des plus grands philosophes de tous les temps et sa
maxime : « Je pense donc je suis » est célèbre. Il a décrit un modèle de la
perception qui est resté classique. Son concept que la glande pinéale puisse
être l’équivalent de l’âme et pivoter pour renvoyer les afférences sensorielles
dans les nerfs moteurs a été justement critiqué par Stenon. Il a aussi écrit,
dans ses Méditations métaphysiques : « Lorsque je considère mon esprit,
c’est-à-dire moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense
[res cogitans], je n’y puis distinguer aucune partie, mais je me conçois
comme une chose seule et entière. »

John Locke (1632-1704)


Diplômé de l’Université d’Oxford, ce philosophe et médecin, considéré
comme l’héritier de Francis Bacon, représente l’empirisme en Angleterre et
apparaît comme le précurseur des Lumières. Il écrit dans son livre le plus
célèbre, Essai sur l’entendement humain (1689) : « La conscience, c’est la
perception d’un homme, mais c’est aussi le fait pour un homme de percevoir
ce qui se passe dans son propre esprit, dans un esprit qui est le sien, qui lui
appartient au propre, qui est sa propriété. »
C’est donc à partir de ce livre seulement que le concept de conscience a
été isolé de sa signification morale. Ainsi naît, en 1696, le concept de
conscience qui deviendra un fondement de la réflexion sur l’esprit.
C’est le traducteur de Locke en français, Pierre Coste, qui a introduit
l’usage moderne du mot « conscience » pour traduire consciousness en 1700.

Nicolas Malebranche (1638-1715)


Prêtre oratorien, considéré comme un cartésien, influencé aussi par saint
Augustin : « Il n’y a que Dieu que l’on connaisse lui-même. »
Voici sa définition de la conscience de soi : « La conscience peut
fonctionner comme l’opérateur d’une reconnaissance de soi. » Cela signifie
que c’est par elle qu’un individu peut se considérer comme lui-même, c’est-
à-dire lui-même comme lui-même ou lui-même comme soi.

Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716)


Il fait ses études aux universités de Leipzig, d’Altdorf et d’Iéna, puis
entre au service du baron von Boyneburg à Francfort. Il invente une machine
à calculer et le calcul différentiel (intégrale et dérivées), ainsi que la
notation : f(x)dx. Une violente querelle l’oppose à Newton qui affirme être le
premier à avoir inventé le calcul différentiel.
L’Académie des sciences de Paris le nomme en 1699. À cette occasion,
il reçoit l’hommage de Fontenelle : « Si monsieur Leibniz n’est pas de son
côté, aussi bien que monsieur Newton, l’inventeur du système des infiniment
petits, il s’en faut d’infiniment peu ! » Ensuite Leibniz se lance dans des
considérations de type métaphysique sur la conscience : « L’âme est une
monade qui a conscience d’elle-même. » « Chez l’homme, l’âme et le corps
n’agissent pas l’un sur l’autre, mais il existe entre ces deux substances une
harmonie si parfaite, que chacune, tout en se développant selon des lois qui
lui sont propres, entraîne des modifications qui correspondent exactement
aux modifications de l’autre », ce que Leibniz nomme l’« harmonie
préétablie ». Leibniz admet que nos idées sont innées. C’est pourquoi, à la
maxime de ceux qui pensent que nos idées sont dépendantes de
l’environnement (empirisme), « nihil est in intellectu quod non prius fuerit
in sensu » (« il n’est rien dans l’intellect qui n’ait auparavant été dans la
sensation »), il ajoute cette restriction : « Nisi ipse intellectus » (« si ce n’est
l’intelligence elle-même »). Il formule aussi, pour la première fois, le
principe de « raison suffisante » en postulant que tous les faits ont une
explication. Ses idées nous apparaissent assez obscures. Ce qui a bien
contrarié autrefois M. Arouet (devenu M. de Voltaire), mondain, coqueluche
des jolies femmes, champion des épigrammes, polémiste de génie qui a lu le
philosophe allemand. Ainsi, Voltaire va consacrer Candide à comparer
Leibniz au docteur Pangloss, celui qui raisonne à propos de tout et de rien
avec une dérisoire bêtise perdue dans des généralités métaphysiques et
théoriques : Pangloss est professeur de métaphysico-théologo-cosmolo-
nigologie, précepteur de Candide et de Cunégonde. Réduit à l’état de
vieillard, atteint de la vérole, il s’embarque pour Lisbonne où il arrive le jour
du tremblement de terre. Il est finalement victime d’un autodafé durant
lequel il est pendu.

David Hartley (1705-1757) 76


Il fait ses études à Cambridge, et pratique la médecine à Londres entre
1730 et 1757. Il est l’auteur des Observations on Man, his Frame, his Duty
and his Expectations (1750). Ce livre permit à la conscience d’entrer en
physiologie et à l’esprit d’envahir le cerveau. Grâce à ses « observations » et
selon son approche physiologique, il établit un schéma de notre façon
d’apprendre et d’effectuer des actes très précis, comme la parole. Concernant
la condition spirituelle de l’humanité, ses « observations » le conduisent à
affirmer que l’humanité sera sauvée car « nous partageons tous la nature
divine ». Il décrit un modèle de la croissance psychologique humaine et
comment le « soi » peut se transformer en « sympathie et théopathie », ce
qui, plus simplement, signifie « apprendre à aimer, aussi bien son prochain
que Dieu ».
D’après Hartley, le système nerveux peut répondre à un stimulus de
l’environnement par une idée et un éclair de conscience. Hartley emprunte à
Newton la notion des vibrations du système nerveux pour expliquer son
activité. Enfin, selon Hartley, les animaux sont des êtres conscients. Ce qui
nous sépare d’eux, ce sont seulement des différences dans l’anatomie du
cerveau.

David Hume (1711-1775)


Formé à l’Université d’Édimbourg, considéré comme l’un des plus
grands penseurs des Lumières, fondateur de l’empirisme moderne (avec
Locke), David Hume s’oppose à Descartes et aux philosophies considérant
l’esprit humain d’un point de vue théologico-métaphysique. Il ouvre la voie
à l’application de la méthode expérimentale aux phénomènes mentaux. Son
importance dans le développement de la pensée contemporaine est
considérable. Il a eu une influence profonde sur Kant et la philosophie
e
analytique du début du XX siècle, ainsi que sur la phénoménologie.
Dans son principal ouvrage, Traité de la nature humaine, on trouve cette
définition du concept de conscience : « L’action de l’imagination par
laquelle nous considérons des objets ininterrompus et invariables et celle par
laquelle nous réfléchissons à la succession d’objets reliés entre eux sont
presque identiques à la conscience. »
Curieusement, Hume est le champion de la négation de la conscience de
soi : « Nous avons tendance à penser que nous sommes toujours la même
personne, que notre moi actuel est le même qu’il y a cinq ans malgré les
changements qui affectent de nombreux aspects de notre personnalité. Nous
pourrions, à partir de là, rechercher un soi sous-jacent, un substrat qui
demeure le même sous les autres changements, puis nous demander quelle
est sa nature et ce qui le distingue des accidents qui nous affectent. » Mais
Hume nie que nous puissions faire la moindre différence entre un « tel moi
mystérieux » et les changements, sous prétexte qu’ils lui appartiennent ou
qu’ils en découlent. Par conséquent lorsque nous nous examinons nous-
mêmes, nous ne pouvons seulement percevoir que des ensembles d’idées et
de sentiments. L’introspection ne permet jamais de percevoir une substance
que nous pourrions appeler « moi ».

Emmanuel Kant (1724-1804)


Il fait ses études à l’Université de Königsberg. Admirateur de la
Révolution française et des idées de Jean-Jacques Rousseau, c’est l’un des
plus grands philosophes allemands. À partir de 1770, il s’intéresse au
pouvoir de la raison (période critique), à l’origine de la connaissance (raison
théorique) et aux possibilités de l’action (raison pratique).
Son ouvrage le plus célèbre est la Critique de la raison pure (1781).
L’influence de Kant sur la philosophie est immense, surtout sur l’idéalisme
allemand (Fichte, Schelling, Hegel). On peut extraire de nombreuses
citations de son œuvre qui démontrent mieux sa pensée : « La sensation est
un stimulus inorganisé, la perception est une sensation organisée » ; « La
conception est une perception organisée, la science est une connaissance
organisée » ; « L’intérêt principal de ma raison, soit spéculative ou pratique,
est concentré dans les trois questions suivantes : que puis-je savoir ? Que
dois-je faire ? Que dois-je espérer ? » ; « Toute notre connaissance débute
par des sensations, puis évolue vers la compréhension et finit par la raison. Il
n’y a rien de plus que la raison » (Critique de la raison pure, 1781) ; « Tout
homme, en tant qu’être moral, possède en lui, originairement, une
conscience morale » (Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785).
Comment le cerveau peut-il réunir une grande variété d’informations
pour aboutir à une expérience unique ? Kant évoque alors la
« transcendance » : l’unité transcendantale de l’aperception, c’est-à-dire la
possibilité de rétroaction et d’interaction à longue distance, ce serait le
concept de liage (ou binding). Kant évoque la possibilité d’une décharge
durable pour une perception consciente.
Voici enfin quelques commentaires de Kant concernant la conscience.
Dans sa conception de la structure de la conscience, Kant va inventer les
« a priori kantiens », c’est-à-dire les formes a priori de l’intuition que sont
l’espace et le temps, et il n’y a de vérité que dans l’expérience à condition
d’introduire un autre a priori qui est le concept de causalité.
Toute unification de représentations exige l’unité de la conscience dans
leur synthèse.
La conscience est le point le plus élevé auquel il faut rattacher tout usage
de l’entendement.
Enfin, en ce qui concerne la conscience de soi, Kant reconnaît bien
(comme Hume) que « le moi ne peut être vécu expérimentalement, il n’est
connaissable que comme une abstraction, incolore, sans qualité,
complètement insaisissable ».
Enfin, Kant conclut par ces trois mots devenus célèbres : « Ich bin ich »
(« Je suis je »).

Franz Joseph Gall (1758-1828)


Né en Allemagne, mort en France, F. J. Gall est l’exemple parfait du
faux savant et ne devrait pas faire partie de cette liste ; cependant son succès
– et même son triomphe – démontre que la renommée d’un savant de son
vivant n’est pas une mesure de son sérieux. Gall a écrit Anatomie et
physiologie du système nerveux en général, et du cerveau en particulier,
avec des observations sur la possibilité de reconnaître plusieurs dispositions
intellectuelles et morales de l’homme et des animaux par la configuration de
leur tête (Paris, 1810). Il prétendait qu’il existait 26 organes sur la surface du
cerveau (des bosses) qui changeaient la forme du crâne (figure 1). Il eut
comme élève Spurzheim, qui importa sa phrénologie ou crâniométrie ou
crânioscopie aux États-Unis où Thomas Edison et Alfred Russel Wallace
furent parmi les plus ardents défenseurs de Gall et de sa phrénologie.
Cependant, Magendie en 1825 démontra qu’il s’agissait d’une
pseudoscience, sans aucune base sérieuse. « Le nom même de Gall et le
terme désuet de phrénologie ne peuvent que faire sourire au milieu du
e
XX siècle et, dans l’estime commune, il ne bénéficie même pas de cette
faveur qui s’adresse de nos jours à des formes ésotériques de l’irrationnel
comme l’astrologie et l’alchimie » : telle est l’introduction de la remarquable
77
Histoire de la phrénologie de G. Lantéri-Laura .

FIGURE 1 – Vue postérieure d’un crâne avec les différentes bosses selon la terminologie
de Gall.
1 : instinct de reproduction. 2 : amour de la descendance. 3 : amitié. 4 : autodéfense et courage. 5 :
instinct carnivore, tendance au meurtre. 8 : orgueil, arrogance, amour de l’autorité. 9 : vanité,
ambition, amour de la gloire. 10 : prudence, prévoyance. 27 : fermeté, obstination, constance.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831)


La conscience est le thème de Phénoménologie de l’esprit (1807) dans
lequel Hegel retrace l’épopée de l’évolution de la conscience, depuis la
conscience sensible jusqu’à l’« esprit absolu ».
Pour construire cette aventure, Hegel va utiliser une méthode dialectique
qui consiste à décrire les contradictions et à les dépasser grâce à une
nouvelle phase, celle de la synthèse. Cette méthode influencera Husserl,
Sartre et surtout Marx.
Les aventures de la conscience et le passage à la conscience de soi : la
conscience n’est pas une institution stable, elle se constitue, se transforme
pour devenir autre qu’elle-même.
L’apparition de la conscience du monde extérieur : au début, il y a une
tentative de l’esprit pour saisir la nature d’une chose. Cette impulsion se
heurte à l’exigence des concepts universels (c’est-à-dire qu’il faut que des
individus différents puissent comprendre ces concepts).
Cette exigence conduit au deuxième mode de conscience qui est la
perception. Avec la perception, la conscience dans la recherche de la
certitude doit faire appel à des catégories de pensée et à une langue
commune.
Ainsi, la conscience est toujours tirée dans deux directions différentes :
nos sens nous renseignent sur le monde, et ces catégories donnent un sens au
monde. L’inadéquation entre les sens et les catégories induit un sentiment
d’incertitude et de frustration qui va conduire au scepticisme. La conscience
se place donc dans un processus d’apprentissage qui est le mode le plus
élevé de la conscience.
Quant à la conscience de soi, c’est elle qui, selon Locke, fonde la
possibilité de se savoir une seule et même personne tout au long de sa vie –
« Je suis je ». Il y a une séparation entre le sujet et l’objet, mais les sujets
sont aussi des objets pour d’autres sujets : on devient conscient de soi-même
à travers les yeux d’un autre. C’est la fameuse lutte pour la reconnaissance.
Altérité et pure conscience de soi s’opposent dans une lutte à mort pour la
reconnaissance. Aussi Hegel peut-il écrire cette phrase bien difficile à
comprendre : « Puisqu’il est nécessaire que chacune des deux consciences de
soi, qui s’opposent l’une à l’autre, s’efforce de s’affirmer et de se manifester
devant l’autre et pour l’autre comme un “Être pour soi absolu”, par là même,
celle qui a préféré la vie à la liberté et qui se révèle impuissante à faire, par
elle-même et pour assurer son indépendance, abstraction de sa réalité
sensible présente, entre ainsi dans un rapport de servitude. » Chacun tend à
la mort de l’autre !
Plus loin, Hegel peut ajouter : « La conscience de soi est une nouvelle
modalité du savoir, c’est un savoir de soi, un retour de la conscience depuis
l’être-autre. En ce sens, elle est une pure tautologie car la différence d’avec
l’objet se trouve abolie : “Je suis je.” La conscience de soi est donc le
moment de la prise de conscience de l’identité de soi à soi. Elle demeure
cependant à la fois une conscience d’un objet (moment négatif) et de soi-
même, c’est-à-dire de son essence vraie. En tant que cette conscience porte
sur un soi, elle devient désir. »

Thomas Henry Huxley (1825-1895)


Grand défenseur de la théorie de l’évolution, il écrit Evidence as to
Man’s Place in Nature. Ami de Charles Darwin (il était d’ailleurs surnommé
le « Bouledogue de Darwin »), Huxley applique sur lui-même quelques
données de l’évolution : « L’homme apparut avant la hache et le feu, il ne
pouvait donc pas être omnivore », c’est pourquoi il demeura frugivore toute
sa vie !
Pour lui, la compétition et l’élimination des moins aptes sont parmi les
principaux facteurs de l’évolution, ce qui lui valut les critiques de
l’anarchiste russe Kropotkine qui publia L’Entraide, un facteur de
l’évolution en réponse à Huxley.
On doit à Huxley une importante contribution à la biologie des poissons.
Il démontra les parentés profondes existant entre les reptiles et les oiseaux
qu’il réunit dans un groupe nommé les « sauropsidés » en 1864. Il décrivit
aussi trois stades évolutifs mammaliens du plus primitif au plus évolué :
protothérien, métathérien et euthérien.
Dans le domaine philosophique, il écrivit Sur l’hypothèse selon laquelle
les animaux sont des automates, et l’histoire de cette théorie, ce qui l’amena
à nier toute conscience chez l’animal. Sa doctrine, qui peut être qualifiée
d’épiphénoménisme, était la suivante :
— les états mentaux ne sont pas des états physiques ;
— les états mentaux sont déterminés par les états physiques du corps ;
— les états mentaux ne peuvent rien causer par eux-mêmes (pas plus
d’autres états mentaux que des états physiques).
Les animaux sont des brutes, des automates : la conscience des brutes est
en relation avec leur corps simplement sans aucune action (ou pouvoir) de
modifier son fonctionnement « comme le sifflet d’une machine à vapeur est
sans aucune influence sur son moteur ».

John Hughlings Jackson 78 (1835-1911)


Ce neurologue britannique a étudié l’épilepsie de sa femme. La forme de
la maladie qu’il a décrite à la suite de ses observations porte désormais le
nom d’« épilepsie jacksonienne ». Il est le défendeur du psychophysical
parallelism. Voici des généralités de bon sens – tout britannique – qu’il
énonce :
– l’étude des causes des phénomènes devrait être précédée par l’étude
des phénomènes qui sont causés ;
– l’anatomie pathologique de ceux qui ne font pas d’examen post-
mortem (autopsie) est souvent « confidentielle » et « définitive » ;
– la conscience n’est rien d’autre que l’âme de la théologie.
Voici un résumé de ses doctrines :
– l’« esprit » agit par l’intermédiaire des centres les plus évolués du
cerveau. Ainsi, un facteur « immatériel » est supposé provoquer des effets
physiques ;
– l’activité des structures nerveuses supérieures et les états mentaux sont
les différents aspects d’un seul facteur ;
– les « états de conscience » (ou ce qui revient au même, les « états de
l’esprit ») sont complètement différents du fonctionnement des « centres
supérieurs » du cerveau ;
– les deux phénomènes surviennent en même temps car pour chaque état
de conscience, il doit exister une corrélation avec un état du système
nerveux ;
– bien que les deux événements surviennent en même temps de façon
parallèle, il n’y a aucune interférence de l’un avec l’autre.
Pour essayer de mieux expliquer sa théorie, H. Jackson prend exemple
sur la perception visuelle : ainsi, il existe un circuit physique, une action
réflexe entre la périphérie sensorielle (cristallin, rétine, relais thalamique,
cortex visuel) et en retour l’effet musculaire.

William James (1842-1910)


Élève à la Harvard Medical School, il est le fondateur de la psychologie
en Amérique. « La première conférence de psychologie à laquelle j’ai
assisté, c’est moi qui l’ai donnée », disait-il.
Influencé par Locke, Hume et Spencer, il a influencé Bergson, Russell et
C. G. Jung. Il a écrit Principes de psychologie (1890), Le Pragmatisme
(1907), La Théorie de l’émotion (avec Carl Lange) (la théorie James-Lange).
L’émotion traduit une réponse aux modifications physiologiques de notre
organisme : « Nous nous sentons tristes parce que nous pleurons, en colère
parce que nous frappons quelqu’un, et effrayé parce que nous tremblons ! »
Il a aussi écrit : « Une idée vraie n’est pas vraie pour elle-même, elle est
vraie car elle permet d’effectuer une action sans rencontrer d’obstacle.
L’idée vraie n’est pas une propriété de la chose, ni une propriété de mon
esprit. Elle est le lien qui unit adéquatement (si l’idée est vraie),
inadéquatement (si l’idée est fausse) mon esprit à l’objet ! »
En ce qui concerne le fonctionnement cérébral, selon lui :
– il n’y a pas de cellules ou de groupe de cellules dans le cerveau qui ait
une prédominance anatomique ou fonctionnelle telle qu’il puisse apparaître
comme la « pierre de fondation » ou le « centre de gravité » de l’ensemble
du système ;
– il est absurde de supposer que la chose la plus étonnante que nous
connaissions dans l’Univers, la conscience, soit un simple artefact qui ne
jouerait aucun rôle essentiel dans la manière dont notre cerveau fonctionne.
Ainsi, le logiciel de notre cerveau accomplit une sorte de « miracle
politique interne » : il crée un « capitaine virtuel de l’équipage, le moi ou la
conscience » sans donner un pouvoir dictatorial à long terme à aucun de ses
organes.

Charles Scott Sherrington (1857-1952)


Il étudie à l’école de médecine de l’hôpital Saint-Thomas à Londres. Il
est major de sa promotion à Cambridge. Il obtient en 1932 le prix Nobel de
physiologie ou médecine qu’il partage avec Edgar Douglas Adrian « pour
leur découverte sur les fonctions des neurones ». Il est l’inventeur du
concept de synapse. Son œuvre a entraîné une véritable révolution en
neurophysiologie grâce à une nouvelle manière de considérer le système
nerveux avec les concepts d’intégration nerveuse, d’action réciproque, de
sommation des excitations, de seuil de réponse, de champ récepteur et de
voie finale commune. Il explique la tonicité et l’équilibre postural dans la
marche et le scratch reflex et rejette l’hypothèse de pouvoir psychique de la
moelle épinière. Dans son œuvre capitale datée de 1906, The Integrative
Action of the Nervous System, il se situe entre la théorie réticulaire de Golgi
et la doctrine du neurone de RamÓn y Cajal. Dans un de ses derniers livres
(Man on his Nature, 1937-1938), Sherrington se livre à des considérations
philosophiques sur le cerveau et l’esprit, et apparaît véritablement idéaliste.
« Là où le cerveau est en corrélation avec l’esprit, aucun moyen, ni
microscopique, ni chimique, ni physiologique ne peut détecter une
différence radicale par rapport à d’autres phénomènes nerveux sans rapport
avec l’esprit. Les deux concepts restent objectivement séparés. Ils me
semblent disparates, non convertibles, non traduisibles l’un dans l’autre. »

Edmund Husserl (1859-1938)


C’est le fondateur de la phénoménologie et l’explorateur de la
conscience. Il a suivi à Vienne les cours de Franz Brentano (qui fut aussi le
professeur de Sigmund Freud) sur l’intentionnalité chez Thomas d’Aquin.
D’origine juive, Husserl se convertit au protestantisme (ce qui n’empêcha
pas les nazis de lui interdire l’accès de la bibliothèque universitaire pendant
la guerre de 1939-1945). Son œuvre est relativement obscure pour un
philosophe. C’est pourquoi il avertit ses lecteurs : « Quiconque veut
vraiment devenir philosophe devrait, une fois dans sa vie, se replier sur soi-
même et au-dedans de soi, essayer de renverser toutes les sciences admises
jusque-là et tenter de les reconstruire… »
Dans ses œuvres principales (Prolégomènes à la logique pure,
Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, Idées
directrices pour une phénoménologie, Méditations cartésiennes), il expose
les quatre grands principes de la phénoménologie transcendantale :
– l’intentionnalité qui est le fait d’être conscient de quelque chose, car la
conscience n’est pas un « récipient dans lequel entrent les images de
perceptions ». Elle est, à chaque fois, une visée intentionnelle qui est
donneuse de sens. Par exemple, la perception d’une pomme n’est pas
l’imagination d’une pomme, bien que l’objet visé (ou noème) soit le même.
Ce qui est différent, c’est la nature de l’acte de viser (ou noèse) ;
– la méditation phénoménologique : il faut dégager les essences à partir
de l’expérience commune ou naïve de la conscience. On doit retourner à
l’essence de la chose, en mettant de côté le particulier ;
– l’attitude naturelle : on doit rechercher une vérité « apodictique ».
L’existence du monde est-elle indubitable, incontestable ?
– la réduction phénoménologique (l’épochè) : l’évidence « apodictique »
d’un ego cogito universel. « Je ne puis douter que je doute, donc je suis. » Le
cogito cartésien devient alors le fondement de tous les axiomes, c’est le moi
transcendantal qui est distinct du moi psychologique.
Toute conscience est conscience de quelque chose : à cause de son
idéalisme transcendantal, Husserl affirme que la conscience ne peut être
décrite indépendamment des objets qu’elle appréhende. Husserl désigne le
caractère fondamentalement orienté de la conscience vis-à-vis d’un objet,
e
quel qu’il soit. La crise des sciences du début du XX siècle serait une crise
de la conscience. Toute connaissance n’est que l’autoexplication de la
conscience réflexive.
Husserl donne le nom d’intentionnalité au processus par lequel la
conscience est toujours consciente de quelque chose, car cette association est
indéfectible.
La conscience de soi :
• La conscience est l’intuition (plus ou moins claire) qu’a un individu de
ses états mentaux, de son existence et du monde qui l’entoure (objets ou
êtres potentiellement doués de conscience).
• La conscience porte aussi sur les effets subjectifs des objets
d’expérience sensible. C’est le problème des qualia (des couleurs
différentes). À partir de ces données il devient important que le psychologue,
le psychiatre, le philosophe de l’esprit et le philosophe de l’action étudient
les questions fondamentales suivantes :
– quelle est la nature de la conscience ?
– quelle est l’origine de la conscience ?
– comment la conscience se constitue-t-elle, puis se développe-t-elle ?
– comment peut-elle exister à partir d’entité non consciente ?
– quelles sont ses propriétés ?
– quelle est sa fonction ?
– a-t-elle une causalité propre ? et si oui de quelle nature ?
– quelle(s) relation(s) la conscience a-t-elle avec d’autres phénomènes de
la réalité physique ou mentale ?

Karl Popper (1902-1994)


Bien qu’il n’ait pas étudié la possibilité d’invalider certains aspects de la
conscience, il est intéressant de résumer les critères que Popper utilise pour
différencier la « vraie science » de la « pseudoscience ». Pour Popper, en
effet, la réfutabilité est un critère sérieux de démarcation.
Par exemple, le freudisme ou le marxisme ne peuvent que donner des
2
explications a posteriori, tandis que la théorie d’Einstein (E = mc ) est
capable de prédire des événements. L’irréfutabilité est donc un vice et non
une vertu.
La science évolue par déductivisme et non par vérificationnisme. Elle ne
progresse pas par induction, car l’observation n’est jamais neutre et l’esprit
n’est pas un « récipient » (il n’est pas le simple réceptacle aux données des
sens).
Le critère de démarcation popperien pose donc que la pseudoscience est
irréfutable, tandis que la science est réfutable et cependant non réfutée. La
conscience chez l’organisme supérieur est le système de contrôle, ou
d’élimination d’erreurs, le plus haut placé dans la hiérarchie.
Cependant, le darwinisme pose des problèmes à Popper. En effet, le
darwinisme est irréfutable selon son caractère tautologique. La théorie
darwinienne essaie d’expliquer des phénomènes tels que la biodiversité ou
l’adaptation, mais elle ne peut le faire qu’a posteriori, une fois qu’ils
existent déjà. Cette théorie ne formule aucune prédiction concrète, si ce n’est
celle de l’occurrence de petits changements dus à une mutation. On peut
donc qualifier la théorie darwinienne d’infalsifiable. Elle ne peut pas être
testée, ce qui est la caractéristique des pseudosciences.
Cependant, cela n’empêche pas Popper de remarquer que (bien
qu’infalsifiable) le darwinisme est à l’origine de découvertes majeures dans
l’histoire de la biologie et constitue une théorie largement préférable à celle
du « créationnisme ». C’est pourquoi Popper admet qu’il est légitime de
classer la théorie darwinienne dans la catégorie de « programme de
recherche métaphysique », car elle a permis à la science de réaliser des
avancées décisives en servant de cadre à la recherche et l’élaboration de
théories scientifiques car testables !
Quelques définitions de la conscience
vigile

1993 – Michael Gazzaniga 79


« Qu’est-ce que la conscience ? Ma propre idée sur ce sujet se réduit à
une simple vérité : ce que nous entendons par être conscient est ce que nous
ressentons à propos des choses. La conscience n’est pas la capacité de voir
les couleurs ou les formes, ou de ressentir une douleur, ou d’apprécier l’art
et la musique. Ces capacités sont effectuées par des formations particulières
du cerveau. En fait, les frontières de ces systèmes aux merveilleuses
capacités sont en quelque sorte estompées grâce à un système spécialisé du
cerveau humain, le “module interprète”. Ce système spécialisé de
l’hémisphère gauche nous envoie un bilan de nos actions, pensées,
sentiments qui sont réunis dans une sensation d’unité : la conscience. Si le
cerveau humain contient une constellation de circuits spécialisés dans des
fonctions mentales spécifiques, et si un de ces systèmes est spécialisé dans
l’interprétation des autres systèmes, alors on peut prédire que les
caractéristiques que William James a soulignées comme étant la nature de
la conscience humaine en sont la conséquence directe. »

1998 – John Searle


« La conscience va de soi, du matin au soir. »
Il a écrit : « J’espère qu’il paraît évident que si l’on accepte l’idée d’une
vérité objective et donc la connaissance objective, on doit estimer […]
qu’un argument ad hominem n’est pas valide si quelqu’un revendique la
vérité d’une affirmation et peut soutenir celle-ci, et si, de plus, cette
affirmation est réellement vraie, alors cette personne connaît effectivement
quelque chose. Le fait que toute l’entreprise de formulation et de validation
d’une affirmation peut avoir été réalisée par un “raciste” ou par un “sexiste”
est tout simplement sans objet pour ce qui concerne la validité de
80
l’affirmation . »
John Searle, en train de revoir une série de livres importants concernant
la conscience, dont les auteurs étaient Crick, Dennett, Edelman, Penrose et
Rosenfeld, écrivait que ce problème devait d’abord être résolu rapidement.
S’il y a un problème qui est supposé être difficile, mais qui ne me semble
pas être sérieux, il eut bien le problème de définir la « conscience ».
On suppose qu’il est horriblement difficile de donner une définition de
ce mot. Mais, si l’on distingue entre des définitions analytiques qui doivent
analyser l’essence intime d’un phénomène et une définition de « sens
commun » qui identifie ce dont on est en train de parler, alors la conscience
est un rapport avec nos états mentaux d’éveil ou de vigilance qui débutent
lorsque l’on s’éveille d’un sommeil sans rêve et qui continuent jusqu’à ce
qu’on s’endorme, ou tombe dans le coma, ou meure (c’est-à-dire jusqu’à ce
que nous devenions « inconscient »).
Les rêves sont un aspect de la conscience, mais bien sûr, très différents
de l’éveil.
La conscience, telle que nous la définissons, oscille entre on et off.
Ainsi, un système est soit conscient, soit ne l’est pas, cependant à l’intérieur
du champ de la conscience il y a des niveaux d’intensité allant de la
somnolence jusqu’à la pleine vigilance. La conscience ainsi définie est un
phénomène qualitatif interne à la première personne.
Les êtres humains et les vertébrés supérieurs sont certainement
conscients mais nous ne savons pas encore jusqu’à quels niveaux
phylogénétiques la conscience peut descendre. Est-ce que les mouches sont
conscientes ? Par exemple. Mais ce n’est pas la peine de se faire du souci à
ce sujet dans l’état de notre connaissance de la biologie.
Si l’on accepte l’essentiel de notre définition, on peut en tirer la
conclusion que la conscience est un élément capital des fonctions cérébrales
des animaux qui possèdent un cycle d’éveil-sommeil. Cela embrasse tous
les homéothermes (mammifères et oiseaux) et sur la base du comportement,
du cycle circadien et des différences de l’activité EEG entre l’éveil et le
sommeil, il est possible que les reptiles, les amphibiens et peut-être les
poissons soient conscients. Tout cela doit pouvoir être étudié dans le futur.
Comment peut-on être conscient aussi bien
pendant l’éveil que le rêve ?
Nous sommes conscients quand nous sommes éveillés : c’est évident,
car la conscience est une caractéristique de l’éveil. Que deviendrait un
homme inconscient pendant l’éveil et seulement conscient pendant ses
rêves ? Si cela est arrivé, cet homme n’aura pas pu le faire savoir et sera
resté dans un service de comateux. Par contre, un individu conscient
seulement pendant l’éveil et ne rêvant pas (ou ne se souvenant jamais de ses
rêves) n’aurait pas de troubles évidents. Les consciences de l’éveil et du
rêve (qui surviennent pendant le sommeil paradoxal) se reconnaissent par
des enregistrements polygraphiques similaires. Dans ces deux conditions, il
existe une activité corticale rapide (désynchronisée) associée à des
mouvements oculaires rapides. En revanche, pendant l’éveil, il existe une
activité musculaire tonique (EMG) importante au niveau des muscles
activés par le maintien du tonus musculaire et aussi au niveau des muscles
de la houppe du menton.
81 82
Selon les travaux de Llinas et Paré et Llinas et Ribary , il faut
admettre que l’éveil et le rêve (ou SP) sont des états fondamentalement
équivalents organisés selon une boucle (loop) entre le thalamus et le cortex.
83
Ils s’opposent ainsi à la conception de William James selon laquelle
la conscience de l’éveil est exclusivement produite par des afférences
sensorielles. Ces auteurs ont également remarqué grâce à la magnéto-
encéphalographie qu’il existait des oscillations à 40 hertz après un stimulus
acoustique aussi bien au cours de l’éveil que du rêve. Selon Llinas et Paré,
cette réponse à 40 hertz devrait caractériser une attention accrue vers un
« état intrinsèque cérébral », si bien que les stimuli extérieurs ne pourraient
plus perturber cette attention !
Ainsi, c’est le couple thalamo-cortical qui règne sur les consciences,
mais il ne faut pas oublier cependant la « machinerie sous-thalamique »
sans laquelle le couple thalamo-cortical serait muet.
Rappelons simplement que l’éveil est maintenu par les systèmes
monoaminergiques du tronc cérébral et de l’hypothalamus (noradrénaline,
dopamine, histamine, orexine) tandis que le sommeil dépend de la région
préoptique de l’hypothalamus antérieur qui libère du GABA au niveau des
structures de l’éveil (voir tableau).
ÉVEIL RÊVE (SP)
EEG désynchronisé (rapide) Idem
Augmentation tonus – EMG ++ Atonie – EMG = 0
Mouvements oculaires Idem
Seuil de réactivité bas Seuil de réactivité haut
Activité – dans l’hippocampe Idem
Présence d’activité à 40 hertz Idem
Augmentation d’activité des Libération de GABA par la région
neurones monoaminergiques (NA- préoptique de l’hypothalamus (locus
DA) cœruleus) et 5-HT
DEUXIÈME PARTIE

Les grands débats autour de la conscience


CHAPITRE 5

Penrose, Eccles et Edelman


les idées de sir John C. Eccles
J’ai eu l’occasion de discuter avec sir John Eccles lors du symposium de
84
Sénanque en 1977 et de lire son dernier livre . « Ce livre, écrit-il, a été
préparé pendant les soixante-dix années de ma vie ! » C’est pourquoi il peut
combiner la paléontologie et l’archéologie avec son immense connaissance
des cerveaux, et il est évident qu’il dépasse les concepts matérialistes du
darwinisme dans les trois derniers chapitres.
Eccles commence avec la station debout, la marche bipède et l’origine
du langage, qu’il fait débuter comme Tobias avec Homo habilis… à cause
de l’évidence d’une empreinte (endocast) au niveau des aires crâniennes
antérieures et postérieures du langage. Ensuite, les augmentations des
« centres du plaisir » (du noyau dorso-latéral, de l’amygdale et du septum)
auraient été associées au développement du monogamisme, de l’altruisme
et de la vie sociale ! Curieusement, Eccles n’aborde pas l’activité interne du
cerveau (EEG, formation réticulée, etc.), mais c’est bien sûr le mystère du
rapport entre le cerveau et l’esprit qui occupe la plus grande partie du livre.
Étant dualiste, Eccles s’efforce de prouver que des événements mentaux
peuvent produire des changements physiques (et non le contraire). C’est
pourquoi il montre qu’il peut y avoir des augmentations du flux sanguin de
l’aire corticale responsable lorsqu’un sujet a l’intention de toucher quelque
chose avec un doigt… (ce que Libet a démontré à plusieurs reprises : le
cerveau est actif avant qu’un individu décide de faire un mouvement
85
volontaire ).
L’intérêt particulier (et très spécial) de la théorie d’Eccles est qu’il
invoque l’action des « psychons » sur les neurones. Il fait référence à
Margenaux selon qui « l’interaction cerveau-esprit est “analogue” au champ
de probabilité de la mécanique quantique qui n’a ni énergie ni masse, mais
peut cependant avoir une action effective sur des microsites ». Sir John
Eccles croit qu’il existe une « grille vésiculaire » au niveau des synapses,
qui induit la « chance » pour l’intention mentale de sélectionner (selon son
choix), l’exocytose d’une vésicule d’un bouton synaptique. Ainsi,
l’intention mentale serait suffisamment intelligente pour sélectionner un
nombre assez important de « psychons » pour exciter, par exemple, les
récepteurs de l’image d’un chat !
Bien sûr, la plupart des lecteurs de son livre ont critiqué la théorie
d’Eccles, car il était absurde d’introduire la théorie des quanta de cette
façon !
Mais Eccles va encore plus loin dans le dernier chapitre, « The human
person », pour expliquer l’origine de la conscience de soi (self-
consciousness) qu’il rend responsable de l’apparition de l’« enterrement
cérémonial de l’homme de Neandertal », car selon lui aucune solution
matérialiste ne peut expliquer ce comportement.
La solution d’Eccles est miraculeuse ; c’est pourquoi il est obligé
d’attribuer l’unité du soi, ou de l’« âme », à une création spirituelle
supranaturelle : chaque âme serait une nouvelle création divine implantée
chez le fœtus entre la conception et la naissance…
Et à quelle étape de l’évolution humaine ce miracle est-il apparu ? Selon
une citation du Christian Darwinist, cet événement supranaturel prit place à
un moment où nos ancêtres étaient encore des mammifères préhumains et
devinrent ainsi des « vrais hommes »…
La théorie d’Eccles ne semble pas avoir été acceptée par les
neurobiologistes de ma génération, mais il faut bien admettre qu’il s’agit là
de problèmes de physiologie et de philosophie qui sont toujours non
complètement résolus.
Les « folles idées » de Roger Penrose
sur la conscience
Roger Penrose est mathématicien et physicien, professeur à l’Université
d’Oxford. Il s’est fait connaître en 1970 par son invention d’« objets
impossibles » (figure 1), puis par son ouvrage sur les fondations de la
mécanique quantique. Il a reçu, avec Stephen Hawking, le prix Wolf de
physique en 1988. Ses idées sur la conscience ont été résumées et discutées
par John R. Searle, professeur de philosophie à l’Université de Berkeley, en
1996. De son côté, Gerald Edelman, qui reçut le prix Nobel en 1972 pour
avoir contribué à établir la structure chimique des anticorps, professeur à
l’Institut de neurosciences de La Jolla, en Californie, où il m’avait invité, a
lui aussi voulu donner son avis sur les travaux de Penrose.
FIGURE 1 – Escalier et triangle de Penrose.

La confrontation des jugements de Searle et d’Edelman est


particulièrement instructive pour ceux qui étudient la « conscience ».

Les travaux de Penrose résumés par Searle 86


Searle s’appuie sur les deux livres de Penrose dédiés aux mécanismes de
la conscience en rapport avec la mécanique quantique, The Emperor’s New
87 88
Mind et Shadows of the Mind . Il reprend un grand nombre de chapitres
du premier livre et répond aux objections qu’il avait suscitées. Le deuxième
livre contient deux parties. Dans la première, Penrose s’appuie sur la
fameuse théorie d’individualité de Gödel pour prouver que nous ne sommes
pas des machines et que le fonctionnement de notre cerveau ne peut même
pas être simulé au moyen d’un ordinateur. Mais laissons de côté les
commentaires de Searle concernant cette première partie, car ils n’ont pas de
rapport avec les idées de Penrose sur la conscience.
FIGURE 2 – La gravitation quantique (d’après Luca Antonelli).
Sur une sphère, le transport d’un vecteur tangent à une courbe, parallèlement à elle-même, le long
d’une boucle ne ramène pas à l’identique ce vecteur. On voit aussi que les orientations d’un vecteur
tangent transporté parallèlement au pôle nord selon le trajet NBA et selon le trajet NA différent d’un
angle.
Sur une surface plane, cet angle serait nul. En considérant, sur un espace-temps courbe, un ensemble
de boucles de ce genre, la connaissance des résultats des calculs du transport parallèle de vecteurs le
long de ces boucles caractérise la courbure de l’espace-temps et sa forme. C’est le traitement
quantique de ces boucles qui est utilisé pour faire de la gravitation quantique à boucles.

Dans la seconde moitié de son deuxième livre, Penrose présente un


résumé de nos connaissances en mécanique quantique et tente d’appliquer
certains des résultats obtenus dans ce domaine au problème de la conscience.
Son exposé, selon Searle, est particulièrement limpide : « Si vous vous êtes
jamais interrogé sur la superposition quantique binaire, l’effondrement de la
fonction d’onde, le paradoxe du chat de Schrödinger, vous pouvez, comme
moi, y trouver d’excellents exposés sur ces questions. » Mais ces questions
n’ont rien à voir avec la conscience.
Pour Penrose, la physique classique, avec sa représentation d’un Univers
calculable, ne peut rendre compte du caractère non numérique de l’esprit.
Même un ordinateur quantique avec ses éléments aléatoires ne pourrait
rendre compte des aspects non formalisables de la conscience humaine.
Alors Penrose espère que « lorsque la mécanique quantique sera achevée, et
surtout lorsque nous disposerons d’une théorie satisfaisante de la
gravitation quantique [figure 2], celle-ci nous conduira à quelque chose de
véritablement non calculable ».

FIGURE 3 – L’intérieur d’un microtubule.


La disposition des tubulines qui constituent le microtubule serait conforme à une séquence de la
célèbre suite de Fibonacci (5, 8, 13, 21, 34, 55).

Mais alors, comment Penrose peut-il expliquer le fonctionnement de la


conscience dans le cerveau ? Pour lui, la réponse ne se trouve pas au niveau
des neurones, qui sont trop gros et relèvent de la physique classique, mais
plutôt au niveau de la structure interne des neurones, c’est-à-dire du
cytosquelette, donc la structure qui est à la base de la cellule et sert de
système de contrôle de ses différentes opérations. Or le cytosquelette
contient lui-même de petites structures cylindriques appelées microtubules
qui, d’après Penrose, jouent un rôle déterminant dans le fonctionnement des
synapses. À l’intérieur d’un microtubule, la disposition des tubulines qui le
constituent serait conforme à une séquence de la célèbre suite de Fibonaci :
1-2-3-5-8-13-21-34-55, etc. (figure 3).
Ainsi, le « niveau cytosquelettique » est entièrement pris dans des
phénomènes relevant de la mécanique quantique et, lorsque le niveau
« micro » entre en contact avec le niveau « macro », la conscience apparaît.
Mais les neurones se situent à un niveau qui ne permet pas d’expliquer la
conscience. Ils ne sont qu’un appareil grossissant pour ce qui compte
vraiment et qui se situe au niveau du cytosquelette. Le niveau neuronal
pourrait n’être ainsi que l’ombre d’un autre niveau, plus profond, où l’on
doit rechercher le substrat physique de l’esprit.
Searle a une grande admiration pour Penrose : c’est, dit-il, « un auteur
inventif, plein d’enthousiasme, original et courageux ».

Les idées d’Edelman à propos des deux livres


de Roger Penrose
89
Dans la « Postface critique » de son livre Biologie de la conscience ,
Edelman s’attaque aux physiciens comme Roger Penrose qui, dans son livre
The Emperor’s New Mind, écrit que « le système de la conscience ne sera
résolu que lorsqu’une théorie satisfaisante de la gravitation quantique aura
été construite ». Edelman lui répond avec ironie : « Quantique par-ci,
quantique par-là, il en restera toujours quelque chose ! Pourquoi utiliser
quantique comme un épouvantail physique ? Penrose néglige les bases
biologiques et psychologiques qui sont essentielles pour la connaissance de
la conscience. La description de Penrose est un peu comme celle d’un
écolier qui, au cours d’un examen, ne sachant pas la formule de l’acide
sulfurique, fait à la place une merveilleuse description de son chien Médor. »
Et Edelman continue de façon acerbe : aborder le problème de la conscience
avec des théories physiques, « c’est comme si, dans un concours hippique,
une bande de chevaux exhibaient leur cul à une bande de crétins qui
90
montreraient leurs chevaux ! ».
Je me range à l’opinion d’Edelman, car il est évident que Penrose ignore
totalement l’anatomie et la physiologie cérébrale. Mais Edelman ne limite
pas son ironie aux physiciens comme Penrose, il s’attaque aussi aux
philosophes et, dans le chapitre XV de sa Biologie de la conscience, il écrit :
« La philosophie est un cimetière aux “ismes”. » Il n’y a pas de philosophie
partielle et elle manque de modestie. Le fait que toutes les visions des
philosophes portent des noms qui se terminent en « -isme » donne un
ensemble intéressant : empirisme, rationalisme, phénoménalisme,
réductionnisme, objectivisme, opérationnalisme, instrumentalisme,
positivisme logique, fondamentalisme, pragmatisme, évolutionnisme,
sélectionnisme, etc. (Edelman en cite 33).
À cette liste, Edelman répond : entrons dans le jeu – après que
Wittgenstein et Husserl ont mis de l’ordre dans la logique et le langage de la
philosophie –, et voyons combien d’ismes tombent si nous adoptons un point
de vue scientifique sur l’esprit [et] énonçons d’abord les hypothèses de base
de toute vision scientifique :
– il existe un monde réel décrit par les lois de la physique. C’est
l’hypothèse physique ;
– nous sommes le produit d’une évolution qui a donné naissance à
l’esprit. C’est l’hypothèse évolutionniste ;
– il est possible de constituer une science de l’esprit sur des bases
biologiques. C’est l’hypothèse sélectionniste.
Il faut donc abandonner l’idéalisme, le dualisme, le panpsychisme,
l’épiphénoménalisme, l’empirisme et l’essentialisme.

La machine de Turing
Plus loin, Edelman s’attaque à la fausse analogie des ordinateurs
numériques : « Des choses extraordinairement absurdes ont été dites à
propos de l’idée selon laquelle les machines seraient capables de penser.
Pour la plupart, l’absurdité provient de l’analogie entre pensée et logique. »
Pour comprendre l’origine de cette confusion, on doit explorer la théorie qui
se trouve derrière les ordinateurs numériques. Cette théorie est due en grande
partie au travail d’Alan Turing. Turing était un cryptologue, informaticien
anglais de génie qui contribua au déchiffrement des messages de l’armée
allemande. Hélas, à la fin de la guerre, son homosexualité fut découverte et
la justice anglaise le condamna à choisir entre la prison et la castration
chimique. Le traitement hormonal entraîna alors des effets flétrissants sur
son organisme et donna naissance à un puissant ensemble d’idées
mathématiques (l’une d’elles étant connue sous le nom de machine de
Turing).
Turing se suicida en croquant une pomme empoisonnée au cyanure. Son
souvenir quasi éternel est représenté par la pomme à moitié croquée qui sert
de logo à Apple. Turing a été anobli par la reine d’Angleterre Elizabeth II en
janvier 2014.
Comment pouvons-nous comprendre
le but des actions ou les intentions
de nos voisins ?

Les neurones miroirs


Les travaux récents de Giacomo Rizzolatti et de son équipe à Parme, en
Italie, ont permis de révéler l’existence de neurones qui sont activés
lorsqu’un individu exécute une action spécifique (préhension d’une balle) ou
qu’il observe un autre individu effectuant la même action. Ces neurones ont
été baptisés « neurones miroirs ». Ces neurones sont responsables de notre
capacité à comprendre les actions effectuées par d’autres.

• CHEZ LE SINGE

Ces neurones, mis en évidence chez le singe par l’équipe de Parme, sont
situés au niveau du cortex prémoteur (aire F5) (figure 4A) et du lobule
inférieur pariétal (IPL). Ils sont activés lorsque le singe observe un autre
individu (singe ou homme) effectuant un geste de la main et surtout lorsqu’il
exécute un geste de préhension (figure 4B), mais ces neurones ne déchargent
pas en réponse à la présentation du moniteur. Ils ne déchargent pas non plus,
ou très peu, lorsque le singe observe des gestes de la main imitant une
préhension sans preuve de l’objet (figure 4C). Plus récemment, des neurones
miroirs ont été découverts lorsqu’un singe observe ou exécute des
mouvements de la bouche (mouth mirror neurons).
FIGURE 4 – Les neurones miroirs chez le singe.
Il est probable que ces neurones miroirs puissent être « conditionnés ».
Ainsi, l’activité des neurones miroirs a été enregistrée lorsque le singe
observait l’écrasement d’une coquille de cacahuète. On a ensuite constaté
que les neurones pouvaient répondre au seul bruit de l’écrasement de la
coquille.

• CHEZ L’HOMME

La première observation de « neurones miroirs » chez l’homme (datée de


1950) est due à l’équipe de Gastaut à Marseille. Elle a observé qu’un rythme
EEG baptisé « rythme µ » survenait au niveau des dérivations frontales au
cours d’un mouvement actif ou lorsque le sujet observait la même action
effectuée par un autre.
Ces neurones miroirs ont ensuite été étudiés en détail par l’équipe de
Parme en utilisant soit la magnéto-encéphalographie (MEG), soit la
stimulation magnétique transcrânienne (TMS), soit la tomographie à
émission de positons (PET) ou l’imagerie à résonance magnétique
fonctionnelle (IRMf). Ils sont situés au niveau des aires 40, 44 et 45
(figure 4D). Les recherches de l’équipe de Rizzolatti ont également permis
de révéler qu’il est possible de mettre en évidence des neurones miroirs qui
déchargent seulement en rapport avec l’intention du sujet.

Les neurones miroirs et l’autisme


91
Dès 1977, Meltzoff et Moore publièrent leurs expériences originales :
des nouveau-nés de 12 à 20 jours imitaient les mouvements du visage de
l’expérimentateur, en particulier la protrusion de la langue. À la suite de
travaux effectués avec d’autres laboratoires qui confirmaient l’imitation
précoce chez le nourrisson, Meltzoff et Moore formulèrent l’hypothèse que
l’observation et l’exécution des actions humaines étaient « codées » dans la
même structure cérébrale. C’est pourquoi, selon ces auteurs, la connexion
entre le moi et l’autre est fonctionnelle dès la naissance chez l’homme, et
que le nourrisson et le petit enfant apprennent automatiquement par imitation
et n’ont donc pas besoin d’« apprendre » à imiter…
92
C’est à l’occasion de ces recherches que Meltzoff, puis Williams et al.
93
et Altschuller et al. ont noté que l’imitation d’actes simples est
profondément altérée chez les enfants atteints d’autisme.
Des progrès récents viennent aussi d’être publiés par Thomas Bourgeron
94
et son équipe (fondation FondaMental de biologie intégrée de l’autisme à
l’Institut Pasteur) en démontrant les séquences génétiques de l’autisme.
Ainsi, une approche neurobiologique et génétique devrait permettre de
trouver une explication à l’autisme, considéré il y a quelques années encore
comme provoqué par l’environnement social ou par des « mauvais parents ».
Peut-on attribuer une conscience
aux animaux ?
J’ai toujours pensé que mon chat Darius avait une « conscience » : c’est
un birman âgé de 5 ans qui vit avec moi depuis sa naissance. Il reste éveillé
chaque nuit et va chasser les rats, les mulots et, hélas, quelquefois des petits
oiseaux. Il rentre à la fin de la nuit, monte sur mon lit et vient se mettre sur
ma poitrine entre 6 et 7 heures, selon l’heure du lever du soleil. Il attend
mes caresses, surtout autour de son cou et ses oreilles, puis s’en va pour me
montrer les plumes ou les vésicules biliaires de ses victimes. Ensuite, il
s’endort sur ma table de travail jusqu’au soir et repart à la chasse pour la
nuit.
Quelquefois, en rentrant dans ma chambre, il aperçoit Abélard, un gros
chat noir, sans queue (d’où son nom) qui s’est réfugié chez nous il y a
presque dix ans. Chaque fois, la vision de ce chat entraîne Darius à me
montrer sa « jalousie » et sa « peine ». Cela se traduit toujours par son
absence sur ma poitrine le matin et sur mon bureau ensuite. Sa « bouderie »
persiste en général entre trois et cinq jours…
Est-il « conscient » de tous ces comportements ? de l’horaire très précis
de son séjour sur ma poitrine, de sa jalousie ? Ou bien ces comportements
sont-ils le résultat de « réflexes conditionnés » sans véritable « prise de
conscience » ?
Et mes chiens ! Utter, un terre-neuve de 10 ans et 60 kilos, qui vit avec
nous depuis neuf ans, et Darwin, un labrador de 5 ans. Grâce à eux, ma
grande maison, isolée au milieu des bois, n’a plus été cambriolée. Mes
chiens sont-ils conscients ? ou est-ce leur instinct ? Pourquoi, chaque jour, à
15 h 30 (à 5 minutes près), été comme hiver, pénètrent-ils dans mon bureau
et mettent-ils leurs pattes sur mes épaules en aboyant doucement ? Car c’est
l’heure du repas du soir. Depuis plus d’un an, j’essaie de repérer le signal
auditif, visuel ou olfactif qui commande ce comportement sans parvenir à le
découvrir. Peut-être sont-ils conscients d’un signal que seuls les chiens
peuvent repérer ? Aussi suis-je prêt à défendre l’hypothèse que les chiens et
les chats sont conscients. J’ai enfin trouvé une référence : « Le chat en
resterait au stade II de Piaget. C’est-à-dire qu’un chat peut chercher un objet
caché (une proie) qui a disparu de son champ perceptif. Il le cherche
activement à condition que l’objet et l’obstacle soient situés dans le champ
95
perceptif immédiatement ».
Une revue récente de la littérature m’a prouvé que l’hypothèse d’une
conscience chez les animaux était encore discutée par J. D. Crook.
J. D. Crook
Il est professeur au département de psychologie de Bristol. Il résume,
96
dans un article publié dans Nature , les discussions de deux symposiums
(le premier tenu à Oxford, Self-awareness in Domestic Animals, le second
intitulé Animal Mind – Human Mind à Berlin en mars 1981). D’emblée,
Crook annonce qu’une connaissance directe de la façon dont un animal a
une expérience de sa vie est impossible. D’autre part, comment définir le
self-awareness chez un animal ? La conscience de soi !
Le self-awareness est la possibilité pour un animal de former une
abstraction et une trame conceptuelle de son environnement, de façon qu’il
puisse se percevoir lui-même et ses actions en rapport avec son
environnement. La grande majorité des participants à ce premier
symposium a conclu qu’aucune expérience ou série d’expériences ne
pourraient prouver l’existence d’une conscience de soi chez les animaux,
sauf chez les grands singes (chimpanzés) grâce au test spéculaire (voir plus
loin). D’autre part, lors du symposium berlinois sur l’esprit animal et
l’esprit humain, Donald Griffin a demandé aux congressistes de chercher
des éléments qui permettraient de répondre aux questions suivantes : les
animaux pensent-ils aux images et aux représentations du monde extérieur ?
ou restent-ils dans un état comparable à celui d’un « somnambule » qui
semble répondre de façon mécanique ? Comment pouvons-nous le savoir ?
Enfin la conclusion rituelle : si nous devons, et si nous pouvons, étudier la
conscience animale, nous devons d’abord être d’accord sur le domaine dans
lequel nous situons la conscience animale.
Bien sûr, l’ombre de John Watson et du béhaviorisme s’est projetée sur
le public à l’occasion de ces recherches. Depuis 1913, selon cette école, on
doit totalement éliminer les « états subjectifs non observables », aussi bien
chez l’animal que chez l’homme. Le concept de conscience perd alors tout
sens !
97
Cependant, grâce aux travaux de Tolman , on essaya sans beaucoup de
succès de prouver l’expérience de la conscience par la performance d’un
animal. Mais alors, nous savons qu’un missile de croisière volant au-dessus
de paysages complexes peut effectuer des calculs cognitifs complexes et des
décisions aussi complexes qu’un insecte ou un oiseau migrateur. Un
ordinateur jouant aux échecs peut exécuter des opérations cognitives très
précises, si bien qu’il peut maintenant battre un champion d’échecs.
Cependant, aucun biologiste ne supposera que le missile de croisière ou
l’ordinateur sont doués d’une conscience ! Alors pourquoi supposons-nous
que des animaux peuvent en être dotés ?
« Parler de l’évolution de la conscience et de ses mécanismes revient à
parler de l’hérédité avant que les biologistes cellulaires ne découvrent la
signification des chromosomes ! », a conclu l’un des participants. Il se peut
que les animaux qui vivent en société aient une conscience parce que cela
peut les aider à comprendre les expressions de leurs congénères. Cependant,
les chiens et les chats qui ne vivent pas en société semblent bien en avoir
une aussi ! (C’est ce que je pense aujourd’hui.)
Les recherches sur les kestrels (faucons) ont démontré qu’ils volent
dans leur domaine avec une conscience très exacte de la topographie et de
la position de leurs proies. Cela ressemble à la position sur un plan donné
par un système radar… Le calcul de la position temporelle et spatiale de
l’oiseau est vital pour la réussite de sa recherche. Si bien qu’on est en droit
d’admettre une self-consciouness, au moins implicite.
Enfin, il pourrait exister une évolution de la conscience chez les
animaux selon cinq stades, dont les deux derniers semblent incontestables :
1. Conscience/proprioception du corps pour vol acrobatique ou
poursuite par écholocation.
2. Conscience de l’environnement (danger, attaque des proies).
3. Conscience de l’action, expression tactique sur une stratégie.
4. Conscience de l’action sociale, collaboration, manipulation ou
tricherie.
5. Conscience de son propre langage, symbolisation du soi.
Enfin, pour faire la liaison entre Crook et Griffin, j’ai choisi une belle
preuve de la conscience chez les chimpanzés, que je dois au remarquable
98
travail de D. Premack et G. Woodruff . Ces chercheurs ont d’abord
prouvé :
– qu’un chimpanzé réagit positivement à la réaction spéculaire
(figure 5) : sous anesthésie, on lui peint une tache rouge sur le front au-
dessus d’un œil. Placé devant un miroir, le chimpanzé comprendra tout de
suite que cette tache est peinte sur lui, et il essaie alors de l’enlever (au lieu
d’essayer de la toucher sur le miroir). Cette réaction spéculaire n’apparaît
chez l’enfant qu’autour de l’âge de 2 ans !
– qu’un chimpanzé peut utiliser des outils et sait s’en servir (pince,
marteau, couteau) ;
– que les chimpanzés présentent une intentionnalité dans les contacts
avec d’autres chimpanzés et seraient capables d’attribuer certaines pensées
à des individus qui les soignent et de savoir s’ils savent ou non où se trouve
de la nourriture ;
— enfin, il apparaît, surtout chez les bonobos qui sont des chimpanzés
pygmées, qu’après un bon apprentissage ils réussissent à communiquer en
langue des signes.
À quoi pensent les animaux ?
« Aucune vérité ne m’apparaît plus évidente que les animaux peuvent
penser et raisonner aussi bien que les hommes » « No truth appears to
me more evident, than that beasts are endowed with thought and reason
as will as men »
David HUME, 1739

Cependant, beaucoup de philosophes, depuis Aristote jusqu’à Chomsky


(1966) et Popper (1972), ont insisté sur le fait qu’une expérience consciente
dépend du langage humain, mais d’autres, comme Dennett (1983) et Bishop
(1980), ont avancé des arguments opposés.
FIGURE 5 – La réaction spéculaire.
Ce test consiste à ce que l’animal soit capable de se reconnaître et de se débarrasser de la tache qui a
été peinte (sous anesthésie préalable) sur sa face au-dessus de l’œil.
Ce test aurait été réussi par le chimpanzé, le bonobo, l’orang-outan, l’éléphant, mais pas par le gorille.
Les enfants de moins de 18 mois essaient de regarder derrière le miroir ; entre 18 et 24 mois, ils
touchent leur front à l’endroit de la tache.

Admettre qu’il n’y a pas de conscience sans langage revient à admettre


que les nouveau-nés humains sont incapables d’une pensée consciente
jusqu’à ce qu’ils aient appris par expérience l’organisation du monde qui les
entoure. Cependant, le concept de la Tabula rasa de Locke est abandonné,
car on a découvert beaucoup de signes d’une perception infantile, tels que
l’imitation des grimaces qui leur sont présentées.
Deux écoles différentes étudient « la pensée animale » : l’école
cognitiviste, qui admet qu’un animal peut penser, au moins dans certaines
occasions ; l’école béhavioriste, qui écarte avec force l’idée d’étudier des
états subjectifs aussi bien chez l’animal que chez l’homme. Bien sûr, certains
chercheurs appartiennent aux deux écoles. Il faut se rappeler l’avis de Kety
(1960) : « La nature est une source de richesse ambiguë et il est téméraire de
l’étudier avec un œil fermé et un pied estropié. » Avant de continuer, il est
important de s’accorder sur une bonne définition de la conscience, celle de
l’Oxford English Dictionary : « Conscient : informé de ce que l’on fait, ou ce
qu’on a l’intention de faire, avoir le projet ou l’intention d’une action.
Conscience : la totalité des impressions, pensées, sentiments qui rendent une
personne, un être conscient. »
« Sentiment (feeling) : état conscient de plaisir ou de douleur,
appréciation émotionnelle des sensations. »
« Penser (to think) : concevoir dans l’esprit… »
D’après Bunge, voici quelques définitions ou critères qui servent de
guide pour l’étude de l’esprit d’un animal :
– des événements mentaux peuvent causer des événements non mentaux,
dans le même corps (et inversement) ;
– des animaux de différentes espèces savent comment exécuter certains
schémas, certaines constructions. Il peut y avoir de l’empathie pour d’autres
animaux ;
– un animal est informé du stimulus x (intérieur ou extérieur) seulement
s’il le perçoit. Il est conscient d’un processus cérébral z seulement s’il pense
à z. La conscience d’un animal est l’ensemble de tous les états de son CNS
dans lequel il est conscient de quelques événements neuronaux…

Les béhavioristes
Ils ont négligé la conscience : il est impossible de l’étudier à partir de
l’espace subjectif d’une autre espèce.
Harnad (1982) : c’est seulement lorsque l’activité de notre cerveau a
déterminé ce qu’il faut faire que nous avons l’illusion d’un état conscient, en
même temps que nous avons l’illusion d’avoir fait un choix ou que nous
avons contrôlé notre comportement. Si nous hésitons sur notre espèce,
comment pouvons-nous espérer en savoir sur d’autres espèces ?
Il ne faut pas étudier des animaux domestiques.
Le béhaviorisme est un dogmatisme négatif (Watson, Skinner). Par
exemple, si les pensées d’un sujet n’influencent pas son comportement. Si
vous voulez savoir pourquoi quelqu’un a fait quelque chose, ne demandez
pas. Analysez l’environnement immédiat de cette personne jusqu’à ce que
vous ayez trouvé une cause.
La question du choix d’un animal (conscient ou inconscient) ne nous
concerne pas si nous nous souvenons que des stimuli particuliers explicitent
des comportements particuliers. Un animal n’a pas besoin de connaître
pourquoi il existe une relation entre le stimulus et la réponse (Wittenberger).
Le comportement peut être influencé par la sélection évolutive.
Existe-t-il une pensée universelle ?

Les macaques sont capables de faire


des additions !
Très récemment, en avril 2014, Margaret Livingstone et ses assistants de Harvard ont
publié, dans les Proceedings of the National Academy of Sciences USA (PNAS), la
démonstration que les macaques pouvaient apprendre à faire des additions en
manipulant des symboles. Par exemple, l’association d’un système de signes
composés de chiffres arables (0 à 9) et de 16 lettres majuscules (A à P) représentant
chacune une récompense allant de 0 à 25 gouttes de liquide sucré. Les macaques ont
rapidement maîtrisé cet alphabet numérique.
Ensuite, les chercheurs ont montré sur le même écran deux symboles d’un côté et un
seul de l’autre. La récompense correspondait à la somme des chiffres. Par exemple 7 +
8. Après quatre mois d’entraînement, les trois macaques réussissaient neuf fois sur dix
à identifier le choix le plus avantageux !

99
Le défenseur de cette théorie est le professeur D. Laplane , neurologue
à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris. Il faut, selon lui, construire cette théorie
en postulant qu’étant donné que les neurosciences ont démontré l’étroitesse
des liens entre la pensée et le cerveau, on doit en tirer la conséquence
suivante : le fait spécifique de la pensée est la « présence à soi ». Or il est
impossible de rendre compte de la subjectivité par l’étude objective. Ainsi
on doit conserver à la pensée une spécificité par rapport à la matière ou à
l’énergie.
Certains milieux scientifiques admettent que les possibilités
combinatoires liées au nombre considérable des connexions du cerveau sont
suffisantes pour rendre compte de la conscience et de la pensée.
Mais il est avant tout nécessaire de bien s’entendre sur le terme de
pensée et de ne pas prendre à sa place ses attributs comme la logique et la
mémoire. Le rêve qui fait évidemment partie de la pensée n’est pas
obligatoirement logique. C’est donc la présence à soi, le fait subjectif, le
« self » qui caractérise le mieux la pensée. Or il est difficile de connaître la
pensée d’autrui.
Comme on ne peut parler de la pensée en termes objectifs, ou en termes
d’énergie ou de matière, on doit considérer son existence comme
irréductible aux phénomènes cérébraux physico-chimiques même si elle est
étroitement liée à eux. Le terme de parallélisme donne une idée de non-
influence de la pensée sur la matière. Cette idée de correspondance est
vieille comme le monde, et on peut schématiser comme suit les différentes
écoles de « pensée ».
Pour certains, la pensée n’est rien, ce qui est intrinsèquement
contradictoire puisqu’il s’agit d’une pensée ! À ce courant se rattachent
ceux qui se débarrassent de la question en admettant que la pensée n’est
qu’un épiphénomène. Il est évident aussi que ceux qui prêtent à la pensée
une origine extramatérielle, « spiritualiste », ne peuvent pas combler le
hiatus entre la pensée et la matière-énergie.
D’autre part, ceux qui admettent un rapport très étroit entre la pensée et
la matière-énergie se partagent entre deux courants : identité et créations.
Selon Alain Connes et Jean-Pierre Changeux qui en ont débattu dans
100
Matière à pensée , quel est le lien entre le monde physique et le cerveau ?
Les objets mathématiques existent-ils indépendamment du cerveau de
l’homme ?
Selon Laplane, « s’il y a identité, il y a réversibilité et il serait tout aussi
juste (ou tout aussi faux) de dire : “Désormais, à quoi bon parler de
processus physico-chimiques !” »
En réalité, dire qu’il y a identité entre pensée et processus physico-
chimiques signifie que notre pensée correspond à une certaine organisation
spatio-temporelle de la matière et de l’énergie et donc que notre pensée est
l’autre face, la face subjective de cette organisation spatio-temporelle. Le
rôle du cerveau serait seulement de donner à la pensée la forme que nous lui
connaissons. Il en résulte que la pensée (présence à soi) existerait en dehors
du cerveau et se trouverait diffuse dans l’univers qui est présent à lui-même.
On en connaît là une nouvelle forme de « panpsychisme », proche de celle
de Spinoza : le cerveau donne à cette pensée universelle une forme qu’elle
n’aurait pas sans lui.
Finalement, les deux hypothèses d’identité et de créations sont assez
proches l’une de l’autre. Dans la première, la pensée est l’autre face de
l’énergie mais le cerveau sert à lui donner la forme qui va l’individualiser,
ce qui est une sorte de création (au sens large du terme). Dans la seconde, il
y a transformation mais, fondamentalement, pensée, matière et énergie
participent du même principe. Dans les deux cas, la pensée, la conscience
de soi, la présence à soi-même existent en dehors du cerveau lui-même.
Existe-t-il une connaissance sans
conscience ?
Les cas de blindsight, ou « vision aveugle », se rencontrent après des
lésions de l’aire visuelle primaire (aire 17). Celles-ci entraînent une perte de
capacité visuelle élémentaire (ou scotome) dans les régions limitées du
champ visuel.
Si l’on demande à des blessés atteints d’une lésion de l’aire 17 de bien
vouloir pointer leurs mains dans la direction d’un flash, ils déclarent
d’abord que cela leur est impossible. Cependant, ces patients sont à même
de diriger leur regard ou de pointer leur doigt en direction de points
lumineux qu’ils affirment ne pas voir.
Cette découverte indique l’existence d’opérations (diriger le regard ou
le doigt) basées sur le traitement inconscient d’informations visuelles. Elle
heurte le sens commun selon lequel le repérage d’un stimulus nécessite la
conscience de ce stimulus.
Chez le singe et chez l’homme, le cortex temporal joue un rôle clé dans
la reconnaissance de stimuli complexes (visages, figures abstraites). La
lésion bilatérale de cette région peut entraîner chez l’homme l’impossibilité
sélective de la reconnaissance de visages familiers (prosopagnosie).
Cependant, il semble exister une connaissance non consciente puisqu’il a
été montré que chez ces patients qui déclarent ne pas reconnaître des
visages connus, on peut encore enregistrer des réponses végétatives
(galvanic skin reflex).
Ces découvertes conduisent ainsi les neuropsychologues modernes à
distinguer « connaissance explicite » et « connaissance implicite ». Le cas
de la « vision aveugle » – où le sujet blindsight présente une connaissance
implicite non consciente du stimulus présenté dans la partie aveugle du
champ visuel – illustre parfaitement cette dichotomie fonctionnelle qui
confère un rôle central à la conscience en neuropsychologie et en
101
neurophysiologie .
CHAPITRE 6

Crick, Koch,
Sperry et Jeannerod
Généralités
Face à la question de la conscience, l’attitude des neuroscientifiques
varie. Certains, dans la mouvance du courant béhavioriste, pensent qu’il
faut éviter de traiter de la conscience dans le cadre d’une théorie
102
scientifique. C’est le cas, par exemple, de R. Joynt qui estime que le mot
« conscience » doit être rayé du lexique du neuroscientifique : « En tant que
clinicien neurologue, je suis habitué à ne pas utiliser le concept de
conscience », écrit-il. Cette position extrême est, à mon sens, intenable et
irréaliste. Nous pensons, en effet, qu’il est impossible de rendre compte de
certains phénomènes neuropsychologiques – split brain, blindsight, covert
recognition – sans faire intervenir, d’une façon ou d’une autre, le concept de
conscience.
D’autres, plus téméraires, s’efforcent d’expliquer les bases biologiques
de la conscience. Pour ce faire, certains d’entre eux se contentent, un peu
facilement, d’envisager la conscience comme une propriété globale du
cerveau fonctionnant comme un tout. Ainsi, Sperry définit la conscience
comme « une propriété holistique émergeant de l’activité supérieure du
103
cerveau » (« holistic or emergent property of higher order activity »).
Selon Rose, « à n’importe quel moment de l’histoire d’un individu, la
conscience est une expression de la totalité de l’activité de son
104
esprit/cerveau en interaction avec son environnement ». Ce type
d’explication est beaucoup trop vague pour être d’une quelconque utilité.
D’autres encore se fondent sur des faits plus précis en s’appuyant sur les
données scientifiques disponibles. Ainsi, dans les années 1950, les modèles
de la conscience intègrent les découvertes concernant la formation réticulée
et les mécanismes veille-sommeil ; la conscience est assimilée à la
vigilance. Dans les années 1960 et 1970 foisonnent les tentatives
d’explication de la conscience à partir des expérimentations sur le split
brain. Au cours de la décennie 1980, les phénomènes de « connaissance
sans conscience » (blindsight, covert recognition) ont la préférence. Certes,
il ne s’agit là que de tendances générales. Des modèles neurobiologiques
s’efforçant de prendre en compte l’ensemble des faits disponibles existent, à
l’image de la théorie de Gerald Edelman ou de celle esquissée par Jean-
Pierre Changeux dans L’Homme neuronal. Constatons, cependant, que les
neuroscientifiques conçoivent la conscience comme une activité
« supérieure » ou « globale » du cerveau mettant en jeu des « systèmes
complexes » de neurones ou des « boucles neurales de réentrée ».
Même si nous laissons de côté la question de l’aspect subjectif,
intérieur, de la conscience pour ne considérer que ses fondements
biologiques, nous devons avouer que les théories contemporaines laissent
sans réponse une série de questions fondamentales : quelle est la différence
entre une structure neurale sous-tendant la conscience et une structure
nerveuse sous-tendant des processus non conscients ? Quelles sont les
conditions organisationnelles permettant à un courant électrochimique
d’engendrer un phénomène conscient ? Quelle est la structure nerveuse la
plus élémentaire capable de donner naissance à un phénomène conscient
« minimal » ? Quels sont les liens entre la différence morphologique des
divers réseaux sensoriels (audition, vision) et la différence de qualité
subjective des divers sens ?
Sur ces questions, l’évolution des théories actuelles par rapport à celles
e
du XIX siècle est mince. « Pourquoi, se demandait le psychologue-
105
philosophe T. Ribot en 1885 , certaines actions nerveuses deviennent-
elles conscientes et lesquelles ? Répondre à cette question, ce serait
résoudre le problème des conditions de la conscience. Nous avons déjà dit
qu’on les ignore en grande partie. » Par rapport au siècle passé, le véritable
acquis des neurosciences est la précision apportée au morcellement
analytique du phénomène de la conscience. « La conscience n’est pas une
entité, mais une somme d’états dont chacun est un phénomène d’un genre
particulier, lié à certaines conditions de l’activité du cerveau, qui existe
lorsqu’elles existent, manque lorsqu’elles manquent, disparaît lorsqu’elles
disparaissent », écrit-il encore. De nos jours, il est définitivement établi que
la conscience n’est pas un phénomène univoque altérable selon un
processus du type « tout ou rien ». Elle ne représente pas une fonction
simple, mais résulte de la combinaison d’un grand nombre d’activités du
système nerveux. Le concept générique de conscience ne peut pas encore
être expliqué, car notre cerveau n’a pas encore assez évolué.
Comment peut-on étudier la conscience
de façon scientifique ?
Selon Searle, le problème esprit-corps peut être divisé en deux sous-
problèmes. Le premier, qui est facile à résoudre, est le suivant : quelles sont
les caractéristiques générales des relations entre la conscience et le
cerveau ? Il y a deux principes : selon le premier, la conscience (comme
tous les phénomènes mentaux) est causée par des mécanismes cérébraux
neurobiologiques de bas grade. Selon le second, la conscience représente
l’une des fonctions les plus développées du cerveau.
Le second problème consiste à expliquer en détail les mécanismes
neurobiologiques de la conscience, c’est-à-dire qu’il faut répondre à la
question : comment l’activité neuronale au niveau des synapses est-elle
capable de causer l’extraordinaire variété de nos expériences conscientes ?
Étant donné que tout progrès scientifique est souvent freiné, voire bloqué
par des erreurs philosophiques, il faut essayer de décrire les obstacles
philosophiques les plus sérieux qui s’opposent au problème précédent afin
de les supprimer.
– Premier obstacle : la conscience ne constitue pas un sujet valable pour
une étude scientifique, car il n’y a pas de définition correcte dans la mesure
où elle n’est pas observable. On peut répondre à cela que la conscience est
en relation avec notre état de vigilance qui débute lorsque nous nous
réveillons et continue jusqu’à ce que nous nous endormions. Les rêves font
aussi partie de la conscience, mais la conscience ne doit pas être confondue
avec l’attention. En effet, je suis conscient de ma chemise, mais ne lui
accorde aucune attention.
– Les autres obstacles : doit-on séparer ce que l’on appelle les qualia
(par exemple, la couleur rouge) du problème de la conscience ? Comment
peut-on définir la couleur rouge à un aveugle ? C’est la question que pose
Francis Crick dans son livre The Astonishing Hypothesis. The Scientific
106
Search of the Soul et Gerald Edelman dans The Remembered Present.
107
Biological Theory of Consciousness , à laquelle ils répondent
108
positivement, contrairement à J. R. Searle qui, lui, s’y refuse . Il argue en
effet des nombreux obstacles philosophiques qui s’opposeraient faussement
à l’étude de la conscience : ainsi, il n’y aurait pas de définition valable de la
conscience qui, de plus, n’est pas observable. D’autre part, la définition de
la conscience est subjective, alors que la science est par définition objective.
109
Aussi, selon Thomas Najel , nous n’avons aucune idée de la façon dont
des phénomènes objectifs (par exemple, l’activité neuronale) pourraient
traduire n’importe quel état de vigilance ou, mieux, de conscience.
D’autre part, la conscience pourrait être seulement un épiphénomène
(selon le jargon philosophique actuel). Elle pourrait ressembler aux
réfections de surface sur un lac. Ses réfections ont aussi une cause, mais
n’exercent aucune fonction !
Enfin, l’obstacle le plus important semble être le suivant : quelle serait
la fonction évolutive de la conscience ? À cette question, J. R. Searle
répond de la façon suivante : « Cette question est voisine de celle-ci :
quelles sont les fonctions évolutives d’être capable de marcher, courir,
manger, penser, voir, entendre, parler une langue, se reproduire, élever des
enfants, trouver de la nourriture, éviter les dangers, etc., car toutes ces
activités, qui sont nécessaires à notre survie, sont des activités
conscientes. » Aussi la conscience n’est-elle pas responsable d’un
phénomène unique, isolé des autres aspects de notre vie ; au contraire, la
conscience serait la modalité selon laquelle les hommes et les animaux
évolués conduisent les activités principales de leurs vies.
La conscience de l’action : Libet
Vous êtes en retard et vous roulez vite en voiture un matin. Brusquement,
un piéton traverse la rue devant vous et vous l’évitez de justesse en tournant
le volant… « Bon Dieu, pensez-vous, quel idiot, j’ai failli l’écraser ! » Et
vous essuyez quelques gouttes de sueur…
Vous avez donc réagi très vite, sans y penser, « inconsciemment ». Il
peut donc exister des actions inconscientes, ou plutôt précédant la
conscience de quelques millisecondes. Comment votre cerveau commande-t-
il une action ? Et quand en devient-on conscient ? Combien de millisecondes
avant ? pendant ? ou après ?
110
C’est ce problème que Benjamin Libet (1916-2007) a voulu résoudre
et auquel il a consacré plus de vingt articles qui ont suggéré de nombreuses
et intéressantes discussions. À partir de 1983, Libet s’est demandé si le désir
conscient d’agir initiait l’action. Notre volonté préside-t-elle notre libre
arbitre ? Dans ce cas, le désir d’agir doit s’exprimer avant l’action !
(figure 1).
FIGURE 1 – Le potentiel de préparation (RP).
Ces expériences consistent à demander à des volontaires d’exécuter un mouvement simple (lever le
doigt), et de rapporter le moment de la prise de décision à un indice temporel (W) (la position d’une
aiguille se déplaçant rapidement sur le cadran d’une horloge). Au cours de la même expérience sont
enregistrés les signaux électromyographiques (EMG) qui indiquent le début effectif du mouvement,
ainsi que les signaux électroencéphalographiques (EEG) qui traduisent le début des processus
corticaux de préparation du mouvement (RP, pour readiness potential, ou potentiel de préparation,
encore appelé Bereitschafts Potential, découvert par Kornhuber en 1964).

Les résultats de cette expérience révèlent un important décalage entre le


moment où le sujet est « conscient » de sa prise de décision (W) (environ
200 millisecondes avant le début du mouvement) et l’apparition des
potentiels EEG de préparation : ceux-ci se manifestent dès 550 millisecondes
avant le début du mouvement, soit près de 350 millisecondes avant la
décision consciente d’agir. Libet en conclut que « le cerveau “décide” de
débuter ou, tout au moins, de préparer le début d’une action avant qu’il
existe une conscience [awareness] subjective rapportable que cette décision
a été prise ». Le processus conscient de l’action, conséquence secondaire du
processus inconscient initial, aurait pour fonction, selon Libet, d’autoriser la
poursuite, ou au contraire de suspendre l’action en cours de préparation. Tout
se passe donc comme si une activité cérébrale d’une certaine durée devait se
développer avant de donner naissance à une expérience subjective. Un des
corollaires de cette conclusion est que des processus cérébraux d’une durée
inférieure à cette durée critique devraient rester inconscients.
Il est évident que les concepts de Libet ont suscité beaucoup de
111
discussions (figure 2).

FIGURE 2 – Le potentiel de préparation (2).


Un résumé de la théorie de Crick et Koch
Voici un résumé des idées que Francis Crick m’exposait le soir, entre
deux whiskys : « On ne devrait jamais oublier que notre cerveau s’est
développé pendant la période où les hommes étaient des chasseurs-
cueilleurs. Au cœur de petits groupes de gens, il y avait une forte pression
sélective pour coopérer ou adopter une attitude hostile envers les tribus
rivales. Aujourd’hui encore, dans les forêts d’Amazonie, la principale cause
de décès dans les zones les plus reculées de l’Équateur est la blessure au
javelot infligée par des membres de tribus rivales. Dans de telles
circonstances, un ensemble de croyances communes renforce le lien entre
les membres d’une même tribu. Ces croyances ont été imprimées dans nos
cerveaux, car nos cerveaux même développés n’ont pas évolué sous la
pression de la nécessité de découvrir des vérités scientifiques, mais
simplement afin de nous rendre suffisamment intelligents pour survivre et
laisser des descendants. »
De ce point de vue, il n’est pas nécessaire que ces croyances communes
soient correctes, il suffit que les gens y croient. La capacité humaine la plus
caractéristique est que nous puissions maîtriser un langage complexe et le
parler couramment. Nous pouvons utiliser des mots pour signifier des
concepts plus abstraits. Cette capacité conduit à une autre caractéristique
humaine plus rarement mentionnée, nos capacités presque illimitées pour
l’autoduperie. La nature même de nos cerveaux – qui ont évolué pour
deviner les interprétations les plus plausibles des faits limités dont nous
disposons – rend pratiquement inévitable le fait que, sans la discipline de la
recherche scientifique, nous allions souvent droit à des conclusions fausses,
surtout en ce qui concerne les sujets abstraits, et voici l’interprétation que
nous avons des mécanismes de la conscience :
– le cerveau peut construire une interprétation explicite, multicanaux et
symbolique de son environnement. Afin de le réaliser, il faut les
mécanismes de l’attention ;
– la conscience associée à une attention focale est causée par une
assemblée de neurones déchargeant d’une manière spécifique pendant au
moins 100 ou 200 millisecondes. Cette forme d’activité neuronale est suivie
d’une mémoire à court terme ;
– des oscillations neuronales de l’ordre de 25-55 hertz peuvent causer la
coordination des neurones en induisant la conscience et la mémoire à court
terme ;
– les corrélations neuronales surviennent dans les couches profondes
sont associées avec des décharges en bouffées dans la couche 5 et
parviennent à se projeter en dehors du système cortical ;
– le circuit entre les couches profondes du cortex avec les différents
noyaux thalamiques et en retour vers le cortex peut être en rapport avec la
mémoire à court terme ;
– les neurones des couches superficielles du cortex sont surtout en
rapport avec des processus inconscients.
Comment tout cela va-t-il tourner ? Nous n’en savons rien, mais une
vue plus proche de la conception religieuse est toujours plausible.
Il existe une troisième possibilité : que les faits se déclarent en faveur
d’une nouvelle façon d’envisager la question esprit-cerveau, sensiblement
différente de la vue assez grossière et matérialiste d’un grand nombre de
neurobiologistes, tout comme celle d’un grand nombre de croyants. Seuls le
temps et de nombreux travaux scientifiques nous le diront. Quelle que soit
la réponse, la seule façon intelligente d’y parvenir passe par une recherche
scientifique détaillée. Toutes les autres approches reviennent à siffler pour
se donner du courage. L’homme est doté d’une curiosité insatiable pour le
monde. Nous ne pouvons pas nous satisfaire éternellement des vieilles
suppositions, même si les charmes de la tradition et du rituel endorment
notre sens critique.
La conscience selon Marc Jeannerod
Marc Jeannerod (1935-2011) fut l’un de mes premiers élèves, le plus
brillant interne des Hôpitaux de Lyon, l’auteur de l’exposition Le Cerveau
intime (2002-2003) à la Cité des sciences, le directeur de l’Institut des
sciences cognitives en 1998, élu à l’Académie des sciences en 2002. Il
er
meurt le 1 juillet 2011.
Il a consacré de nombreux articles et conférences à la question de la
conscience, ou à ce qu’il préférait appeler le « traitement conscient et
inconscient de l’information perceptive », en particulier dans la Revue
112
internationale de psychopathologie . C’est dans cet article que j’ai trouvé
exposés les différents modèles explicatifs du phénomène de conscience
perceptive, depuis la théorie évolutionniste jusqu’au courant cognitiviste.
Marc Jeannerod pose d’abords les problèmes suivants :
– Les phénomènes mentaux inconscients sont-ils les mêmes, à la
conscience près, que les phénomènes conscients ?
– Ont-ils des caractéristiques telles qu’ils sont par nature inconscients ?
Le sujet conscient peut-il y avoir accès ? ou, au contraire, cet accès est-il
limité à des circonstances particulières ?
– L’approche expérimentale est-elle possible chez un sujet normal ?
– Enfin, y a-t-il des différences au niveau des structures ou des
mécanismes nerveux ?
Il faut d’abord clarifier la terminologie. Car d’après W. James, la
conscience est un terme vague dont l’analogie exacte est le « cauchemar des
philosophes ». De plus, à la différence de la langue anglaise qui dispose de
plusieurs termes (consciousness, awareness, insight), le français ne dispose
que d’un seul, et il faut se limiter à la conscience perceptive (qui concerne
la prise de conscience d’une information par le sujet et non la conscience
réflexive, ou conscience de soi). C’est l’historique de l’étude du concept de
conscience par les neurosciences ou la neuropsychologie qui permettrait le
mieux, selon Jeannerod, d’étudier les mécanismes nerveux de la
conscience.
Le courant évolutionniste
Ce courant a été initié par William James, qui a employé l’argument
évolutionniste selon l’exemple de Darwin dans sa Descendance de l’homme
(1871) ou dans Les Principes de psychologie de Spencer (1855). Pour
James, puisque la conscience remplit une fonction pour la survie de
l’espèce, elle devrait augmenter avec le développement de l’organisation du
cerveau. Ainsi, toujours selon lui, la conscience est un « flux continuel qui
s’écoule sans trêve en nous ». Elle est l’état normal de l’individu et la
référence objective de tout acte mental ; elle appartiendrait ainsi aux
relations entre le sujet et l’objet de son action.
De cette conception évolutionniste dépend la conclusion selon laquelle
la conscience devrait être le résultat de l’activité de structures nerveuses
élevées en organisations et donc du cortex cérébral, structure où les
informations perdent leur spécificité et contribuent à constituer un « état
global » comme la conscience.
Un tel modèle doit être dynamique et devrait donc être activé. Or, à
cette époque (1950-1960), le rôle activateur de la formation réticulée du
tronc cérébral nécessaire à l’activation du cortex – repérable par l’activité
rapide et de bas voltage de l’EEG, ou arousal reaction (réaction d’éveil) –
avait été découvert et faisait l’objet de nombreuses études.
Cette réaction d’éveil serait ainsi responsable de l’attention. Pour Crick
(1984), les informations relayées par les noyaux spécifiques du thalamus
seraient placées sous le contrôle de noyaux réticulaires thalamiques voisins.
Ce processus aboutirait à diriger l’attention et la conscience, « comme un
faisceau lumineux se déplaçant dans l’obscurité et éclairant successivement
les différentes régions du champ perceptif ».
Le courant cognitiviste
113
Ce courant a été initié par Helmholtz . Selon lui, les activités
psychiques qui nous conduisent à inférer l’existence d’un objet situé dans
une position déterminée dans notre champ visuel sont le résultat de
conclusions inconscientes. Et d’après lui, ces conclusions inconscientes
sont irrésistibles, car les conclusions ne peuvent être contredites par des
processus conscients. De cette propriété, Helmholtz conclut que les
inférences inconscientes peuvent être considérées comme des processus
quasi physiques et peuvent donc être décrites en termes de lois. Cette
discussion est celle de la psychophysique, qui cherche à déterminer les
relations entre sensation et perception. Les sensations sont inconscientes,
mais par introspection on peut accéder à leur contenu et établir ainsi la loi
qui unit les dimensions physiques du stimulus à la sensation qui en résulte.
Cette notion d’inférence inconsciente serait le point de départ
neurophysiologique qui tend à faire de la conscience un phénomène
spécialisé, dépendant d’opérations cérébrales localisées, mais non du sujet
conscient.
Les mécanismes neurophysiologiques correspondant à cette conception
de la conscience sont évidemment bien différents de ceux qui sont issus du
courant évolutionniste, car ce sont des mécanismes focaux ou modulaires
qui sont envisagés.
La théorie modulaire de Sperry
114
Sperry et son école ont mis au point une méthode permettant
d’interroger chaque hémisphère cérébral séparément et d’observer sa
réponse chez des patients porteurs d’une section des commissures
interhémisphériques. Ainsi, chez de tels patients, les objets perçus et
identifiés tactilement par une main ne peuvent pas être reconnus par l’autre
main, ces mêmes objets peuvent aussi être reconnus par un hémichamp
visuel et ignorés par l’autre, les odeurs reconnues par une narine ne le sont
pas par l’autre, etc.
Cet ensemble de résultats constitue, pour Sperry, la démonstration d’une
division de la conscience en compartiments hémisphériques. Si, dans
certains cas, certains aspects de la conscience paraissent indivisibles, c’est
simplement parce que les informations correspondantes sont représentées
simultanément des deux côtés. Il ne serait donc pas nécessaire de postuler
l’existence d’un mécanisme de niveau plus élevé pour expliquer l’« unité de
la conscience ».
La vision inconsciente
La notion d’une dissociation entre vision consciente et vision
inconsciente est apparue à la suite de travaux chez l’animal concernant la
classique dualité du système visuel entre centre visuel cortical « conscient »
115
et centre visuel sous-cortical réflexe .
Les fibres issues de la rétine se distribuent en effet dans le cerveau selon
deux voies : la voie rétino-géniculée qui aboutit au cortex strié et la voie
rétino-tectale qui aboutit au toit optique, en particulier au colliculus
supérieur. Les lésions affectant l’une des deux voies ont permis de conclure
que le système visuel cortical était spécialisé pour la reconnaissance des
formes, tandis que le système visuel sous-cortical avait pour fonction la
116
localisation des objets dans l’espace. Cependant, Perenin et Jeannerod
ont mis en évidence, chez des malades ayant subi une hémisphérectomie,
l’existence de phénomènes de vision inconsciente.

La reconnaissance implicite des visages


et des objets
Après une lésion unilatérale (ou plus souvent bilatérale) de la région
pariéto-occipito-temporale, les patients ne peuvent plus reconnaître un
visage ni associer un nom à une personne : ils sont atteints de
prosopagnosie. Cependant, les connaissances nécessaires à l’identification
de ces visages sont présentes puisqu’il peut encore exister des réponses
psychophysiologiques (réponses électrodermales) lorsqu’on demande à des
patients d’essayer de reconnaître les photographies de visages connus.

L’action inconsciente des objets


Nous renvoyons au passage concernant les travaux de Libet (voir ici)
démontrant un important décalage entre le moment où le sujet est
« conscient » de sa décision (environ 200 millisecondes avant le début du
mouvement) et l’apparition des potentiels EEG de préparation (qui se
manifestent 535 millisecondes avant le début du mouvement, soit près de
350 millisecondes avant la décision « consciente » d’agir).

En conclusion
L’un des faits les mieux établis semble être que les processus qui
mènent à la prise de conscience sont soumis à des contraintes temporales.
Ainsi, pour Marc Jeannerod, la conscience n’est pas immédiate. Au
contraire, les mécanismes qui permettent d’y accéder requièrent un
minimum de temps (de l’ordre de 250 millisecondes) pour se développer.
Ainsi les processus neuronaux ou mentaux d’une durée inférieure à cette
durée critique n’ont pas d’accès direct à la prise de conscience, mais
peuvent y avoir un accès différé. La simple observation psychophysique le
confirme : alors que 500 millisecondes sont nécessaires pour répondre
consciemment à un stimulus tactile, il suffit de 100 millisecondes pour
donner une réponse motrice (appuyer sur un bouton) à ce même stimulus.
Toutefois, le sujet aura l’impression d’avoir appuyé sur le bouton après
avoir senti le stimulus.
La seconde observation qui découle des résultats qui ont été exposés est
que la conscience n’appartient pas à une modalité spécifique du traitement
de l’observation, quelle qu’en soit la nature.
Le cerveau peut fonctionner de façon totalement inconsciente, résoudre
des problèmes complexes dans tous les domaines, y compris celui de la
pensée et de la créativité, alors qu’à l’opposé, la conscience peut embrasser
pratiquement tout le fonctionnement cérébral. La conscience ne peut à
aucun moment être considérée comme une étape nécessaire à
l’accomplissement de certaines opérations ni comme l’attribut systématique
de certains secteurs du fonctionnement mental.
L’accès conscient à l’information constitue ainsi le début d’un processus
réflexif permettant de recentrer ou de réorienter le fonctionnement du
processus, c’est-à-dire de passer d’un traitement en temps réel à un
traitement en temps différé. Ainsi, selon Marc Jeannerod, la prise de
conscience, du fait du temps nécessaire à son déroulement, peut bien être
vue comme une étape secondaire, toujours différée par rapport à la
perception ou à l’exécution.
Derek Denton
Les idées de Derek Denton que je transcris ici proviennent de la lecture
de ses livres, mais aussi des nombreuses et longues discussions que j’ai
eues avec lui lors de ses visites à Sainte-Croix, là où je vis. Je crois que
Derek Denton était également attiré par mon château-chalon 1929, qu’il a
contribué à terminer, et par mes questions sur la conscience. Physiologiste
de formation, il a conservé un solide bon sens évolutif.
S’il y a un mot ou un concept « tabou » dans certaines écoles de
neurosciences ou de cognisciences, c’est bien celui de « conscience ». Et
pourtant, que de livres paraissent sur ce sujet, signés des auteurs les plus
prestigieux – philosophes, physiciens, biologistes moléculaires,
immunologistes. Un de mes amis (qui a fait progresser la neurophysiologie
de la vision contre les théories régnantes) disait récemment, lors d’un
congrès de neuroscience : « Si je peux vous donner un bon conseil et vous
faire économiser de l’argent, n’achetez pas ces livres : ils sont illisibles. »
117
C’est pourquoi lorsque Derek Denton m’envoya son livre , je commençai
à le lire avec curiosité.
Mes recherches physiologiques m’ont amené à me poser la question des
consciences éveillées et oniriques, et j’étais intrigué par son approche
évolutionniste. Comment l’un des pionniers de la physiologie des
régulations en était-il venu à oser pénétrer le Saint des Saints de la
neurophysiologie ? Un peu plus tard, Derek me téléphona. Je lui dis que
j’avais beaucoup apprécié son livre et que j’aurais aimé discuter avec lui
des problèmes d’émergence de la conscience vigile et de la conscience
onirique.
J’étais d’autant plus désireux de rencontrer Derek Denton que je savais
qu’il était l’un des champions les plus actifs de la défense de notre
discipline – la physiologie. Au cours des trente dernières années, nous
avons assisté à une révolution majeure en biologie avec la découverte du
code génétique et le développement exponentiel de la biologie moléculaire.
Ce succès de l’approche réductionniste a entraîné un certain malaise. Nous
devons relever le défi des aspects intégrés de la biologie. D’une part, les
gènes ne sont pas des entités indépendantes de nous. Ils sont prisonniers des
multiples régulations physiologiques qui permettent leur expression.
D’autre part, en ce qui concerne l’homme, Denton a raison de nous rappeler
le concept d’hérédité exogène que l’on doit à Peter Medawar : la parole a
donné à l’homme l’avantage unique de l’évolution lamarckienne (l’hérédité
des caractères acquis). Selon Medawar, en effet, « chez l’homme, l’hérédité
exogène, c’est-à-dire le transfert de l’information par des voies non
génétiques, est devenue plus importante pour notre succès biologique que
tout ce qui est programmé par l’ADN ».
C’est ainsi que je vis arriver dans mon laboratoire l’un des
physiologistes les plus singuliers qu’il m’ait été donné de rencontrer – et
Dieu sait si notre spécialité est riche en individualités peu conventionnelles.
Je crois que ce qui caractérise Derek est son immense curiosité et un talent
particulier pour poser des questions insolites à partir de nouvelles
perspectives. Sa vie témoigne de cette inventivité à la recherche de
nouveaux problèmes. Parti de sa Tasmanie natale, Denton se retrouve dans
le service de Frank Macfarlane Burnet, qui découvrit le système
immunitaire. Alors qu’il était interne de garde, il lui arriva de décrire les
modifications humorales fort étranges chez des malades gravissimes. Il
quitta l’immunologie pour « entrer en physiologie » et devenir le maître de
la régulation du métabolisme hydrominéral. Je m’intéressais moi-même à la
régulation hydrominérale du sommeil paradoxal chez certaines préparations
dépourvues d’hypothalamus et c’est pour cette raison que je lus son livre
The Hunger for Salt et fis ainsi la connaissance de son œuvre.
Denton a fondé et dirigé l’Institut Florey à Melbourne, l’un des plus
grands instituts de physiologie consacré à l’action des hormones sur
l’organisme et le cerveau.
En me racontant sa vie (que j’avais devinée en lisant son livre), Derek
me confia que, lors d’un séjour au Gabon (où il étudiait l’appétence du sel
chez les gorilles), il lui était venu à l’idée de relier le rôle du milieu interne,
de son contrôle par le tronc cérébral, au problème de la reconnaissance de
soi. C’est un réflexe professionnel des anciens physiologistes (nous avons le
même âge) : ne jamais séparer le cortex du tronc cérébral, le tronc cérébral
de l’organisme et l’organisme de son milieu.
Derek Denton a choisi de publier les conférences qu’il a faites à la radio
en Australie sous le titre : The Hunger for Salt.
Il suit la piste de l’évolution et affirme d’emblée être darwinien et
définitivement non cartésien. En décrivant l’évolution des idées concernant
les rapports du cerveau et de la pensée, dans un chapitre historique riche en
citations, Denton relève l’erreur de Descartes de distinguer l’homme des
animaux-machines. « Je pense donc je suis », disait Descartes. Russel lui
avait répondu : « Je marche donc je suis », et la « naturephilosophie »
allemande avait déjà écrit : « Ça pense. »
Derek Denton s’affirme ainsi, comme la quasi-totalité des
physiologistes, comme moniste. Le cerveau-esprit est un.
Derek interroge son ami australien sir John Eccles à propos du dualisme
cartésien. La réponse de sir John, dernier représentant du dualisme, vaut
d’être méditée : « L’esprit est capable d’agir dans des structures
ultramicroscopiques dans le domaine de la physique des quanta. » Une
explication ad hoc non démontrable.
Puisqu’il existe une évolution du cerveau au cours de laquelle le cortex
va se développer par complexification au-dessus, mais pas aux dépens des
structures du tronc cérébral, il est évident qu’il faut poser le problème de
l’apparition de la conscience sur le plan phylogénétique ou ontogénétique.
Les chapitres suivants de son livre passent donc en revue les preuves de
la pensée animale, et le travail de Derek sur le gorille Koko convaincra les
plus sceptiques que les grands singes ont une pensée consciente et qu’ils
sont conscients de leur image (conscience de soi).
Si le cerveau est conscient, où se cache cette propriété émergente ?
Denton expose avec clarté les recherches fondamentales de Sperry, après
avoir à nouveau poussé son ami Eccles dans le dilemme qui consiste à
enfermer l’esprit dans l’hémisphère gauche ou dans l’hémisphère droit.
Il est certain que le perfectionnement de la carte du cerveau humain
(grâce à l’imagerie de la caméra à positons ou de la résonance magnétique
fonctionnelle) va nous apporter des données de plus en plus complexes en
rapport avec l’imagerie mentale et la pensée, mais, comme le suggère
Denton, il ne faudra pas oublier le rôle des structures sous-corticales. Il
semble évident que le concept de centrencéphale (de Penfield) ou de
formation réticulée activatrice (de Moruzzi et Magoun) va évoluer et que de
nouvelles cartes fonctionnelles des structures sous-corticales (basées sur
l’immunohistochimie) vont apparaître. Il sera alors possible de comparer la
conscience éveillée, attentive, avec son obligatoire feed-back végétatif qui
met en jeu des systèmes aminergiques avec la conscience onirique qui
s’accompagne de la cessation totale d’activité de ces systèmes.
De discussion en discussion, nous finîmes par monter de la conscience
jusqu’à l’esprit. Si les chimpanzés rêvent qu’ils volent, et s’ils étaient
capables de le suggérer à leurs congénères (par la langue des signes), serait-
il possible que, comme chez l’homme, le concept d’esprit apparaisse ?
Nous discutâmes ensuite du cas d’Elizabeth Keller, sourde et aveugle de
naissance, qui réussit à devenir docteur en philosophie en ne percevant le
monde que par le toucher (et grâce à un professeur dévoué et génial). Que le
cerveau de l’homme soit parfois exceptionnellement programmé pour
comprendre et interpréter le monde extérieur à partir d’un seul canal
sensoriel est un achèvement prodigieux de l’évolution.
Je ne crois pas qu’il faille trop chercher à localiser la conscience.
Claude Bernard a bien montré qu’une fonction n’était pas de l’anatomie
animée et qu’elle mettait en jeu tout l’organisme. C’est le grand mérite de
Derek Denton que d’avoir remis la conscience dans la perspective de la
physiologie comparée, et de l’avoir à nouveau sortie du domaine de la
biologie moléculaire, des quanta, des rythmes électriques exotiques, de
l’intelligence artificielle et de la bêtise naturelle.
Pourrons-nous un jour comprendre la conscience de l’éveil – chez le
chat, puis le chimpanzé, et enfin l’homme ? Peut-être. C’est l’une des
dernières fonctions de la physiologie, mais je crois que le secret de la
conscience onirique est encore plus caché, et pourtant c’est cette conscience
qui nous pense et qui est sans doute responsable de notre façon
d’appréhender le monde.
La subordination de la perception au projet
D’après les expériences de James V. Haxby (professeur à Dartmouth,
aux États-Unis) avec la tomographie à émission de positons chez des
individus normaux, la présentation des diapositives comportant chacune trois
visages doublement encadrés est assortie d’une consigne impliquant
(figure 3) :
• Une épreuve d’appariement de formes : le sujet doit décider lequel des
deux visages présentés dans la partie basse de la photo correspond au visage
cible présenté dans la partie supérieure (B-A).
• Une l’épreuve d’appariement de localisation, dans laquelle le sujet doit
choisir lequel des visages présentés en bas est encadré de la même manière
que le visage cible (C-A).
FIGURE 3

Bien que la même information visuelle soit présentée de la même


manière dans les deux cas et que son traitement de bas niveau sollicite les
mêmes réseaux de neurones, le changement de consigne induit, à distance
de V1, l’activation métabolique de zones cérébrales différentes :
– appariement des visages au niveau du lobe occipital et du cortex
occipito-temporal, surtout le gyrus fusiforme (Qui ?) ;
– appariement de localisation au niveau de la région occipitale
supérieure, pariétale postérieure, ainsi qu’une zone du cortex prémoteur droit
(Comment ?).
La conclusion générale de cette étude est en faveur de la nécessité de
mécanismes centraux pouvant assurer la sélection et le contrôle de l’activité
des réseaux neuronaux qui sont responsables des différentes cartes visuelles,
c’est-à-dire la subordination de la perception au projet (figure 4).

FIGURE 4 – Représentation sur un cerveau (profil D et G) des régions où le débit sanguin cérébral
s’est modifié de manière significative entre les épreuves de discrimination (en pointillé) et de
localisation des visages (en noir).
CHAPITRE 7

Le modèle d’Edelman et Tononi

C’est sans doute le modèle de conscience le plus élaboré et c’est


118
pourquoi nous le décrivons en détail .
Il est évident que Giulio Tononi (que j’ai bien connu et apprécié lors de
119
son séjour dans mon laboratoire) a beaucoup apporté à ce modèle . La
conscience, qui est un phénomène mental, est-elle le résultat de processus
neuronaux particuliers et des interactions entre le cerveau, le corps et le
monde ? C’est ce que Schopenhauer appelait le « nœud du monde » et
résumait de la façon suivante : comment l’expérience subjective dépend de
certains événements qu’on peut décrire objectivement.
La conscience :
paradoxe philosophique ou objet
scientifique ?
Voici un bref historique des perspectives classiques et modernes sur la
conscience :
• Le dualisme : Descartes opérait une distinction absolue entre les
substances mentales et matérielles : la caractéristique essentielle de la
matière est l’étendue, tandis que celle de l’esprit est la pensée ou la
conscience.
• L’épiphénoménalisme : les événements mentaux et physiques sont
différents, mais les événements mentaux sont causés par des événements
physiques. L’esprit n’est qu’un produit dérivé inefficace du corps et ne peut
rien causer par lui-même, à l’instar de la fumée d’une locomotive qui ne
peut influencer la machine, pour reprendre l’image utilisée par Thomas
H. Huxley.
• Le matérialisme : l’esprit et la conscience sont identiques aux
mécanismes du cerveau et le concept de conscience disparaîtra dès que nous
aurons mieux compris le fonctionnement du cerveau. Ou bien la conscience
est comme l’eau : H2 + O = H2O, l’eau, qui n’a pas la propriété de H2 ou de
O. « Nous ne savons toujours pas comment l’eau du cerveau physique
120
devient le vin de la conscience . »
• La psychologie cognitiviste : cette discipline plus récente s’appuie sur
les modèles de l’informatique et de l’intelligence artificielle. Elle considère
la conscience comme un module spécifique ou un échelon dans la voie
hiérarchique que suit le traitement des informations. Toutefois, cette
approche ne permet pas de savoir si la conscience dépend de substrats
neuronaux spécifiques !
• Les neurosciences : elles se sont d’abord fondées sur les comas ou les
anesthésies. On invoque des hypothèses très exotiques, comme la
« gravitation quantique » (Penrose) et enfin la recherche de corrélats
neurologiques spécifiques de la conscience. Elles invoquent alors William
James, « le cerveau tout entier », ou encore « la formation réticulée, comme
les noyaux thalamiques intralaminaires, des boucles thalamo-corticales, ou
des neurones oscillant à 40 hertz »… Mais pourquoi l’activation de
neurones particuliers deviendrait-elle le siège d’une expérience subjective
plutôt que d’autres ?
Le problème spécifique de la conscience

La subjectivité et les qualia


Pourquoi la connaissance du passage de l’obscurité à la lumière
nécessite-t-elle la conscience, alors qu’une simple diode le permet ?
Pourquoi les cellules de la rétine qui différencient l’ombre de la lumière ne
sont-elles pas directement associées à l’expérience consciente, alors que
l’activité des neurones du cortex visuel l’est ? Ce ne sont donc pas les
neurones, mais des processus neuronaux qui sont en jeu.
Il nous faut expliquer le cogito ergo sum, « je pense donc je suis », car il
est impossible d’expliquer en détail une expérience subjective. C’est le
problème des qualia. Prenons par exemple le cas des couleurs ; John Locke
avait déjà remarqué le problème : « Un aveugle érudit […] se vanta un jour
de comprendre ce que signifiait la couleur écarlate ; ce devant quoi son ami
lui demanda ce qu’était l’écarlate ; et l’aveugle de répondre que c’était
121
comme le son d’une trompette . » En effet, aucune description, si riche
soit-elle, ne peut rendre compte de l’expérience phénoménale à la première
personne ! Sauf, peut-être, le génie d’un poète : « Ni le nard ni l’escargot
n’eurent jamais la peau si fine / Ni sous la lune les cristaux, de lueurs plus
122
cristallines . » Ces vers de Frederico Garcia Lorca décrivent en effet
parfaitement bien la peau nue d’une femme aimée dans la nuit.

Les méthodes de l’observation consciente


On doit bien sûr éliminer tout dualisme cartésien et s’appuyer sur des
« présupposés » scientifiques dont les principaux sont les suivants :
• Les présupposés physiques : la conscience est une forme particulière
de processus physique qui apparaît dans la structure et le dynamisme de
certains cerveaux. Elle se caractérise par son intégration (elle ne peut être
divisée) et par le fait qu’elle est très hautement différenciée.
• Les présupposés évolutionnistes : la conscience est le produit de la
sélection naturelle, mais aussi pourrait influencer certains comportements
qui deviendraient sujets à la sélection naturelle ; on doit savoir que la
conscience n’est pas partagée par toutes les espèces animales.
• Le sélectionnisme et la logique : si les présupposés évolutionnistes
sont corrects, on peut en déduire que les enseignements de la logique ne
sont pas nécessaires à la conscience. Or la logique n’est pas nécessaire à
l’émergence des cerveaux animaux, alors qu’elle l’est pour la construction
et le fonctionnement des ordinateurs. Les principes de la sélection, ou de
l’évolution, s’appliquent au fonctionnement réel des cerveaux humains
avant même qu’ils agissent selon la logique. C’est ce qu’on appelle le
sélectionnisme.
Unité, différenciation et les leçons
de la neuropsychologie

L’unité
Un état conscient est caractérisé par son unité ou son intégration. Il ne
peut être subdivisé en composante indépendante. Or l’unité engendre la
complexité, et le cerveau doit gérer une énorme quantité d’informations
sans perdre son unité. Par exemple, différentes sensations comme le plaisir
ou la douleur sont conscientes, mais les informations extérieures ne sont pas
nécessaires car la conscience du rêve peut s’élaborer sans elles. Enfin, la
nature unitaire et privée de la conscience est sa propriété primordiale
(W. James).

Les leçons de la neuropsychologie


Les lésions de l’hémisphère droit entraînent une insensibilité du côté
gauche, mais les malades nient leur pathologie ; c’est ce qu’on appelle
l’anosognosie.
Après certaines lésions du cortex occipital, les malades nient leur déficit
visuel : c’est le syndrome d’Anton.
CHAPITRE 8

La perception sans conscience


Portrait du cerveau humain
Notre cerveau pèse 1,5 kilo et contient 100 milliards de neurones (le
cortex, lui, en contient 30 milliards) et 1 million de millions de synapses (si
on comptait 1 synapse par seconde, il faudrait 32 millions d’années pour les
recenser toutes !).
Le nombre de circuits neuronaux possibles serait de 10 suivi de 1 million
de zéros.
Il y a trois arrangements topologiques principaux :
Tous les cerveaux sont différents, du fait de la sélection ; l’histoire vécue
par le cerveau peut aussi modifier son organisation.
Il y a ainsi émergence d’une synchronisation généralisée des différentes
aires cérébrales, ce qui provoque une intégration des processus et l’unité de
la perception car il n’y a pas un processus central unique dans le cerveau.
FIGURE 1 – Système thalamo-cortical.
FIGURE 2 – Boucles polysynaptiques corticifuges – vers les ganglions de la base du cervelet et retour
au cortex et à l’hippocampe (H).
FIGURE 3 – Locus cœruleus (LC) (système de valeur noradrénergique).

Selon Edelman, « aucun autre objet dans l’“Univers” que le cerveau


humain ne se distinguerait par ses circuits réentrants ». Comment le sait-il ?

L’importance du système thalamo-cortical


Aucune aire isolée du cerveau n’est responsable de l’expérience
consciente. Plus on pratique une tâche que l’on a apprise, plus sa réalisation
devient automatique, moins elle devient consciente, et plus le nombre de
régions cérébrales impliquées dans cette tâche diminue. L’expérience
consciente est associée à l’activation (ou la désynchronisation) de
populations de neurones dispersées dans le cerveau.
Après hémisphérectomie ou hydrocéphalie importante limitant
l’épaisseur du cortex à quelques millimètres, il y a peu d’altération de la
conscience. Il faut donc supposer qu’une tâche consciente nécessite
l’activation d’une grande partie du cerveau en dehors du cortex.
La perception d’une couleur issue de stimuli extérieurs, ou de la
mémoire, de l’imagination ou des rêves, dépend de l’intégrité des gyrus
fusiforme et lingual. Leur destruction supprime toute perception des
couleurs.
La conscience exige l’activité de régions cérébrales dispersées dans tout
le système thalamo-cortical.
Les seules lésions cérébrales qui entraînent une perte de conscience
affectent le système d’activation « réticulaire » (qui débute en haut du bulbe,
gagne l’hypothalamus postérieur, les noyaux intralaminaires et réticulaires
jusqu’au système thalamo-cortical).

La réentrée est nécessaire à l’intégration


L’expérience consciente exige des interactions réentrantes intenses et
rapides entre des populations de neurones dispersées, ce qui est démontré
par les syndromes de déconnexion. Le syndrome du split brain (section du
corps calleux) entraîne deux « esprits » différents, soit deux sphères séparées
de conscience. Ce que les patients éprouvent avec l’hémisphère droit n’entre
pas dans le champ de l’hémisphère gauche en ce qui concerne la perception,
la cognition, la volonté, les apprentissages et la mémoire.
L’hémisphère gauche possède le langage. L’hémisphère droit est muet et
ne peut s’exprimer que par des réactions non verbales (c’est-à-dire
végétatives).
Les syndromes de déconnexion ont été analysés de façon rigoureuse par
R. W. Sperry et coll. (1974) et par Gazzaniga (1996), et le cas d’Anna O.
(Bertha Pappenheimer) est célèbre. Cette jeune Viennoise a développé une
suite extraordinaire de symptômes dissociatifs ou hystériques avec paralysie
et anesthésie du côté droit, surdité, incapacité à parler allemand alors qu’elle
pouvait parler anglais. Elle a été suivie et guérie par J. Bremer, et devint par
la suite l’une des chefs de file du mouvement féministe.
Perception et EEG
D’autre part, il a été montré dans de nombreux travaux que l’expérience
consciente nécessite une activité neuronale rapide et de bas voltage (comme
pendant l’éveil ou le sommeil paradoxal et le rêve). Par contre, les
modifications importantes de l’EEG (hypersynchronie avec pointes-ondes
dans l’épilepsie, ou ondes lentes de haut voltage pendant le sommeil à ondes
lentes) sont accompagnées d’inconscience.

La théorie de la sélection des groupes


neuronaux – TSGN (Edelman)
La réentrée permet à un animal possédant un système nerveux central
variable et individué de partitionner un monde indistinct en objets et en
événements en l’absence de programme informatique. La réentrée suscite la
synchronisation de l’activité de groupes de neurones dans les différentes
cartes du cerveau et elle les relie pour former des circuits capables de
délivrer des informations cohérentes dans le temps. C’est le mécanisme
central qui permet la coordination spatio-temporelle d’événements sensoriels
et moteurs.
La dégénérescence : tous les systèmes sélectifs possèdent des systèmes
identiques du point de vue structurel pour produire des informations. C’est la
dégénérescence. L’équation de Schrödinger, le code génétique, de
nombreuses séquences différentes d’ADN peuvent coder pour la même
protéine. Dans le cerveau : le maillage thalamo-cortical ou certaines lésions
peuvent n’avoir qu’un effet réduit contrairement à d’autres.
FIGURE 2 – La TSGN a trois piliers.

La valeur : la dégénérescence ne peut pas déterminer un système sélectif.


Alors comment le système peut-il remplir son but sans instruction
spécifique ? Les contraintes (ou valeurs) sont fournies par des structures
phénotypiques diverses et des circuits neuronaux sélectionnés pendant
l’évolution et qui déterminent des événements sélectifs (changements
synaptiques) survenant pendant le développement et les expériences. Par
exemple, le système noradrénergique du locus cœruleus (et les autres
systèmes aminergiques ou histaminergiques) peut influencer les cellules et
synapses du cerveau.
Mais comment passer de toutes ces structures aux états qualitatifs
mentaux de conscience que nous connaissons sous le terme de « qualia » ?
Les états de conscience liés à la perception du rouge ou à une sensation
de chaleur sont qualitativement différents de ceux liés à la perception du noir
ou à la sensation de froid.
Edelman élimine ce problème parce que ceux-ci varient d’un individu à
l’autre et parce qu’il est impossible que la science dans sa recherche de lois
générales puisse rendre compte des différences singulières et spécifiques.
En fait, le mystère demeure entier. Le problème des qualia est le
problème même de la conscience, car tout état conscient est un état
qualitatif, et aucun des livres d’Edelman, même les plus récents, n’est arrivé
à une explication exacte de la manière dont les processus neurobiologiques
causent des états mentaux et de conscience.

Toutes les théories laissent encore sans réponse des questions


fondamentales : y a-t-il une différence entre les structures nerveuses qui sont
responsables in fine de la conscience et les neurones à la base de processus
non conscients ? Peut-on délimiter la structure nerveuse la plus élémentaire
capable d’être responsable d’une conscience minimale (c’est-à-dire dont la
destruction supprimerait la conscience de soi) ?
e
Il faut bien reconnaître, quand on relit Ribot, au XIX siècle, que
l’évolution des idées est minime. « Pourquoi, se dit en effet Ribot, certaines
actions nerveuses deviennent-elles conscientes ? » Certains chercheurs,
optimistes, pensent que le problème a été bien posé. La solution est-elle
probable, ou seulement possible ?
En résumé, si l’on en croit Edelman, ce sont les circuits
d’interconnexions qui représentent la base neurobiologique de la conscience,
la « boucle de la conscience » (consciousness loop). Considérant que la
« conscience d’ordre supérieur » (higher order consciousness) requiert le
langage, Edelman ajoute les aires de Wernicke et de Broca dans son schéma
des bases biologiques de la conscience d’ordre supérieur.
Pourquoi pas ? Mais, force nous est de constater qu’Edelman, d’un coup
de baguette magique, fait naître la conscience des boucles de réentrée. Tel
l’illusionniste faisant jaillir le lapin du chapeau, il fait « émerger » la
conscience de ses boucles nerveuses.
Il n’empêche que la théorie d’Edelman représente sans doute, à ce jour,
la tentative d’explication des bases neurobiologiques de la conscience la plus
achevée.
CHAPITRE 9

Il y a des limites à la connaissance


123
scientifique de l’homme

La connaissance du monde s’est appuyée depuis deux cents ans sur les
données épistémologiques du positivisme et du structuralisme.
Le positivisme
e
Le positivisme est apparu au XVIII siècle grâce aux encyclopédistes
français, puis avec David Hume et Auguste Comte. Il repose sur les
concepts suivants : l’expérience est la seule source de la connaissance ;
l’« esprit » est vide à la naissance (« Nihil est in intellectu quod non fuerit
primor in sensu », « Il n’y a rien dans notre connaissance qui ne soit
d’abord recueilli par les sensations »). Il n’y a donc aucune connaissance
innée au monde.
Le positivisme s’est peu intéressé aux sciences physiques ; c’est
e
pourquoi il a refusé la théorie atomique à la fin du XIX siècle, sous prétexte
que jamais personne n’avait vu un atome !
Dans les sciences humaines, le positivisme a été surtout descriptif ou
taxonomique en psychologie, ethnologie ou linguistique, mais ses
descriptions ne furent pas suivies par des théories capables de comprendre
l’homme.
Le structuralisme
Le structuralisme admet qu’il existe une connaissance innée de l’esprit
(qui ne dérive pas de l’expérience). L’esprit construit la réalité à partir de
l’expérience grâce à des concepts innés. Il est donc capital de connaître la
nature de ces concepts, d’autant plus que l’observation seule n’est pas
suffisante car le comportement de l’homme doit être basé sur les
« structures profondes ».
Le pionnier le plus célèbre du structuralisme est Sigmund Freud. Selon
lui, le comportement humain n’est pas influencé par des événements dont
nous sommes conscients, mais plutôt par les « structures profondes » du
subconscient qui ne peuvent pas être découvertes objectivement ou
subjectivement. Il faut donc les mettre en évidence indirectement par
l’analyse des structures de surface selon des concepts psychodynamiques
empruntés aux règles régissant les rapports entre structures profondes et
structures de surface.
Malheureusement, la grande faiblesse de la psychanalyse est qu’il n’est
pas possible de vérifier ses propositions. C’est pourquoi les théories
structuralistes vont rester « plausibles » en essayant de comprendre le
124
comportement hypercomplexe de l’homme .
Les concepts transcendantaux
Notre raisonnement inductif est évidemment apporté avant l’expérience.
125
Kant a bien insisté sur le fait que nos impressions sensorielles
deviennent une expérience (c’est-à-dire acquièrent une signification)
seulement si elles sont interprétées à partir des concepts a priori comme
l’espace et le temps. L’induction ou la causalité permettent alors à notre
esprit de reconstruire la réalité à partir de l’expérience. Kant a qualifié de
transcendantaux des concepts car ils transcendent l’expérience.
La notion kantienne d’une connaissance a priori est tout à fait en
rapport avec la pensée évolutionniste moderne. En effet, les concepts a
priori kantiens (du temps, de l’espace et de la causalité) paraissent s’insérer
dans notre monde car les déterminants héréditaires de nos fonctions
mentales les plus évoluées ont été sélectionnés pour leur aptitude évolutive,
tout comme le furent les gènes qui sont à la base des comportements innés.
Ainsi, chez le nouveau-né, l’action qui consiste à téter le sein de la mère n’a
besoin d’aucun d’apprentissage pour s’exercer.
Ces considérations évolutives (darwiniennes) transcendent le support
biologique de l’épistémologie kantienne. En effet, l’évolution de notre
cerveau peut expliquer non seulement le monde, mais aussi pourquoi de tels
concepts deviennent moins utiles lorsque nous essayons d’explorer et de
comprendre le monde dans ses aspects scientifiques les plus cachés et
profonds.
C’est pourquoi cette barrière à un progrès scientifique illimité due à des
concepts a priori est devenue un obstacle philosophique : ainsi Niels Bohr a
bien reconnu la nature essentiellement sémantique de la science en
écrivant : « Comme le but de la science est de mettre de l’ordre dans nos
expériences, toute analyse des conditions de la connaissance humaine doit
s’appuyer sur le caractère et le but de nos moyens de communication. Bien
sûr, la base de cette communication est le langage que nous avons
développé pour nous orienter sur notre voisinage et pour communiquer avec
d’autres hommes.
« Cependant le perfectionnement et la minutie de nos expériences nous
obligent à nous interroger sur la cruelle insuffisance de nos concepts et des
idées qui dominent notre langage quotidien. Bien sûr les “a priori kantiens”
(temps-espace-causalité) sont devenus évidents et même compris par des
enfants sans assister à des cours de physique. Cette procédure a été très
satisfaisante tant que les phénomènes étudiés étaient similaires à ceux que
nous rencontrions chaque jour (avec quelques degrés de magnitude en plus
ou en moins) car c’est pour ces dimensions que notre cerveau a été
sélectionné au cours de l’évolution pour culminer chez l’Homo sapiens.
« Cependant, cette situation a commencé à changer au début de ce
e
[XX ] siècle avec les progrès de la physique qui s’est intéressée à des
particules plusieurs millions de fois plus petites, ou à des intervalles de
temps et à des interactions plusieurs milliards de fois plus petits ou plus
126
grands (cosmologiques) que ceux auxquels nous étions habitués . »
Ainsi, toujours selon Bohr, « il est devenu difficile de nous orienter dans
un domaine complètement inadapté à notre usage car la description des
phénomènes nouveaux avec le vocabulaire usuel entraîne des contradictions
dans la représentation de la réalité qui sont incompréhensibles.
« Afin de résoudre ces contradictions, le temps et l’espace doivent être
“dénaturés” selon des concepts dont la signification ne peut être comprise
par l’intuition. De plus, il est même apparu que le concept de causalité n’est
plus utile en ce qui concerne les événements qui surviennent à l’échelle
127
atomique ou subatomique . »
Ainsi, alors que le champ de la recherche scientifique s’est énormément
élargi et que les insuffisances et les dangers du langage quotidien ont été
reconnus, des résultats furent acquis seulement au prix de la
« dénaturation » des concepts basiques avec lesquels l’homme se lance dans
la conquête de la connaissance et la compréhension de la nature avec son
cerveau.
Le cerveau
La neurobiologie moderne a démontré que le cerveau semble
fonctionner selon les principes du structuralisme. En effet, les recherches
neurobiologiques ont démontré que les informations du monde extérieur
parviennent dans l’« esprit » (mind) non pas comme des données brutes,
mais sous la forme de structures déjà bien transformées qui proviennent de
l’entrée sensorielle. Ces transformations surviennent selon un programme
qui préexiste dans le cerveau. (Cette découverte, qui est en accord avec le
structuralisme, s’oppose à l’approche erronée du positivisme qui rejette
l’hypothèse d’un programme interne sous le terme péjoratif de mentalisme).
Voici un exemple concernant la perception visuelle : comment le
système nerveux des vertébrés évolués (y compris l’homme) convertit les
rayons de lumière qui pénètrent dans l’œil en perception d’un chat, d’un
corbeau ou d’une jolie fille ?
La perception visuelle
L’entrée est localisée au niveau de la rétine où existe un réseau
bidimensionnel d’environ 100 millions de récepteurs à la lumière : les cônes
et les bâtonnets, qui convertissent l’énergie radiante de l’image projetée à
travers le cristallin sur la rétine en pattern d’activité électrique comme le
ferait une caméra de télévision. La rétine contient non seulement l’entrée du
système visuel, mais aussi, au lieu de transmettre seulement l’intensité
lumineuse existant en un seul point de l’espace visuel, chaque cellule
ganglionnaire signale le contraste qui existe entre le centre et le bord d’un
champ récepteur circulaire de l’espace visuel. Le stade final consiste dans le
transport à travers les fibres jusqu’au cortex visuel.
Le traitement cortical est hypercomplexe : il est possible que, chez des
vertébrés primitifs (grenouille), il puisse exister certaines cellules qui
peuvent déclencher deux réponses motrices. Ma proie (qui déclenche
l’attaque), ou un prédateur (qui déclenche la fuite). Mais, chez l’homme, la
perception n’a pas encore été résolue, car elle dépend du soi (self).
Le soi, ou self
Nous arrivons enfin à la dernière barrière qui nous ferme encore la
compréhension ultime de l’homme.
Descartes l’avait déjà clairement désignée dans son explication de la
vision, avec son hypothèse de l’« âme » enfermée dans la glande pinéale.
Les découvertes modernes de la neurophysiologie représentent, si l’on
veut, le triomphe moderne de l’approche cartésienne, mais Descartes avait
déjà réalisé que le problème central de la perception visuelle était
totalement irrésolu !
La perception est en effet certainement une fonction de l’« âme » (soul),
ou, en termes modernes, le soi (self), dont la nature ne peut pas (encore) être
comprise par la science.
Quelle que soit la profondeur à laquelle nous pouvons explorer le
système visuel, nous sommes obligés d’y inclure à la fin un « homme
enfermé » (inner man) qui transforme l’image visuelle en une perception :
un chat ou un corbeau, car le concept de signification (meaning) ne peut
être extrait que du soi qui est à la fois la source intime et l’ultime
destination des signaux sémantiques.
C’est un autre concept transcendantal kantien que nous attribuons a
priori à l’homme, juste comme nous attribuons les concepts de l’espace, du
128
temps et de causalité à la nature et, comme l’écrit Niels Bohr , « l’image
d’un homme comme une “poupée russe” avec son corps externe enfermant
un “homme intérieur incorporé” est évidemment une supposition cachée
dans l’usage linguistique du mot “self” ou “soi” et l’essai d’éliminer
l’“homme intérieur” de la figure démontre le concept intuitif qui va au-delà
de son utilité psychologique. […] Bien sûr, malgré cette insuffisance ultime
des concepts quotidiens que notre cerveau nous oblige à utiliser dans la
recherche scientifique, il ne faudrait pas en conclure qu’il faille cesser toute
étude à propos du “self” ou du “mind” de même qu’il serait stupide d’arrêter
les recherches en physique ! » Bien sûr, bien sûr !
Mais il semble important de reconnaître cette limitation fondamentale
épistémologique des sciences humaines, ne serait-ce que comme une
défense et un avertissement contre ceux qui, en psychologie ou sociologie,
affirment qu’ils ont déjà pu accéder à une compréhension scientifique de
129
l’homme .
EN GUISE DE CONCLUSION

Et le futur ?

Dans quelles directions faudrait-il aller pour comprendre complètement


le cerveau conscient ? Les théories contemporaines laissent sans réponse
une série de questions fondamentales. Quelle est la différence entre une
structure nerveuse pouvant être responsable de la conscience et une autre
structure responsable de processus inconscients ?
Il est donc utile de faire le point sur les ambitions des mathématiques et
des informaticiens pour déchiffrer les mécanismes de la conscience.
Un premier essai a quantifié les réactions du cerveau à une impulsion
magnétique chez des sujets comateux, car tous les niveaux de coma –
depuis la mort cérébrale avec « état végétatif » jusqu’à la possibilité
d’ouvrir les yeux devant une sollicitation importante – ne sont pas égaux.
Cette nouvelle technique utilise la réaction EEG du cerveau à une forte
impulsion magnétique : un ordinateur calcule un « score » (d’après une
théorie de Tononi selon laquelle la conscience serait liée à la capacité du
cerveau d’intégrer de grandes quantités d’informations). Deux paramètres,
la quantité d’informations et le niveau d’intégration, sont enregistrés après
l’envoi d’une impulsion magnétique à travers la boîte crânienne. Les
facteurs sont quantifiés et ont donné des scores compris entre 0,1 et 0,7.
Ainsi, les premiers résultats ont révélé (selon l’équipe de Liège) que les
sujets en état de coma profond (mort cérébrale) ou recevant une anesthésie
profonde avaient un score de 0, les patients en état de coma profond ou
léger un score situé entre 0,5 et 0,3, et les patients éveillés des scores
supérieurs à 0,5.
L’aide des mathématiques
Les neurobiologistes Thomas Borand et François Gonon de l’université
Bordeaux-II ont révélé l’aide que les mathématiques pourraient apporter
aux cliniciens devant ce qu’ils baptisent les « échecs » de la dernière
décennie du cerveau (1990-2000) : échec d’un vaccin contre la maladie
130
d’Alzheimer ou dans le traitement de la maladie de Parkinson . Ils
attribuent ces « échecs » à la faible puissance statistique des études, qui
portent également sur un petit nombre d’échantillons. D’autre part, ces
lacunes en statistiques révèlent une méconnaissance des mathématiques qui
rend impossible la manipulation de plus de deux dimensions à la fois. Il est
donc devenu indispensable d’utiliser les mathématiques et la physique pour
conceptualiser au-delà de deux paramètres.
Les défis du Big Data (données de masse)
Presque chaque mois, de nouvelles techniques voient le jour qui
utilisent les résultats les plus récents de la physique et de la biologie et nous
permettent de mieux appréhender l’anatomie et le fonctionnement de parties
de plus en plus vastes de notre cerveau, d’en construire des modèles et de
les simuler sur des systèmes informatiques de plus en plus performants. Ces
avancées considérables sont porteuses de progrès immenses pour la
compréhension des mécanismes qui fondent notre connaissance du monde
ainsi que de leurs dysfonctionnements. Est-il alors possible de dire que ces
révolutions technologiques vont nous fournir les clés du cerveau humain,
comme l’affirment les responsables de certains grands projets européens ?
Le rôle des mathématiques dans cette grande aventure est fondamental :
l’imagerie cérébrale dépend d’une manière essentielle pour l’interprétation
des données qu’elle fournit d’outils mathématiques dont certains restent à
forger, exploitant la géométrie. Ainsi, les techniques les plus récentes issues
de la théorie des probabilités permettent d’« expliquer » certains
phénomènes organisationnels émergents dans l’activité de grandes
populations de neurones, mais sont rapidement limitées dès que la
modélisation de la biologie s’approche plus près du réel connu. De
nouvelles mathématiques sont donc nécessaires pour accompagner et guider
les explorateurs de ce qui reste encore une terra incognita : notre cerveau.
Mais ce dont on a le plus besoin est une forte dose d’humilité dans ce que
nous croyons car le scepticisme est nécessaire pour faire de la science.
La neuro-ergonomie
Nées avec la chimie, la photographie et la microscopie, les
neurosciences ont mûri avec l’informatique et l’imagerie, au point de
générer leurs propres technologies, les « neurotechnologies », qui
embrassent le fonctionnement du système nerveux, cette gigantesque
colonie de neurones et de cellules gliales qui pénètrent notre corps du cuir
chevelu à la voûte plantaire, des intestins à la peau. L’étude des calculateurs
prodiges comme Rüdiger Gamm, capable de calculer de tête des divisions
de nombres premiers jusqu’à la soixantième décimale, a révélé des forces
insoupçonnées de notre cerveau qui pourraient permettre d’apprendre
beaucoup mieux et plus vite. Comme toutes les technologies de pointe,
l’ergonomie cérébrale, ou « neuro-ergonomie », a d’abord été l’apanage de
la recherche militaire. L’US Air Force Research Laboratory s’est doté d’un
centre d’excellence pour la neuro-ergonomie, la technologie et la cognition
qui développe des technologies neuro-ergonomiques pour l’avionique. La
neuro-ergonomie fait déjà partie des programmes de la Nasa.
L’Université de Caroline du Nord explore les effets positifs des jeux
vidéo, notamment sur le vieillissement cérébral. Les mécanismes du jeu
appliqués au cerveau (on parle de « ludification ») ont commencé dans
l’enseignement des sciences. Aujourd’hui, des dizaines de milliers de
chercheurs et de neuro-ingénieurs dans le monde planchent sur les
infrastructures de la connaissance.
Grâce aux neurosciences, on peut construire des cours aussi ludiques
que des jeux vidéo – des cours intenses naturellement mémorisables et plus
addictogènes que les jeux vidéo car ils permettent d’avoir accès à la
connaissance, de la rendre à la fois fascinante et délicieuse à l’esprit. La
neuro-ergonomie va profondément changer l’éducation, c’est-à-dire notre
façon de transmettre la connaissance. Comme toute révolution épistémique,
elle sera d’abord considérée comme ridicule, puis comme dangereuse avant
d’apparaître enfin comme évidente. Notre système d’enseignement pourra
alors passer du gavage à l’amour de la connaissance. Une nouvelle
reconnaissance ?
Le Blue Brain lausannois
Dans ce projet initié en 2005 à Lausanne par le professeur Henry
Markam avec le concours d’IBM, 35 chercheurs informaticiens, biologistes,
mathématiciens et physiciens ont essayé de traduire en équations les
propriétés biologiques d’un fragment de cerveau de rat, en modélisant
10 000 neurones virtuels connectés entre eux par 30 millions de synapses.
Grâce au supercalculateur Blue Brain qui est capable d’effectuer
23 milliards d’opérations par seconde, le professeur H. Markam espère ainsi
créer le cerveau virtuel d’un mammifère en 2018, ce qui permettrait
d’éclaircir les mystères de la pensée et de la conscience vers 2033, mais il
faudrait alors augmenter la capacité de calcul de Blue Brain à 1 million de
milliards d’opérations par seconde !
Son Human Brain Project devrait fédérer 256 laboratoires de 24 pays
européens avec un budget de 1 milliard d’euros pendant dix ans pour
modéliser un cerveau humain.
En réalité, ce projet a initié un gaspillage énorme. Dans une pétition
mise en ligne le 7 juillet 2014, plus de 260 chercheurs ont alerté la
Commission européenne sur les risques d’échec majeur du projet : ils ont
estimé qu’il est impossible de modéliser le cerveau humain car cela
coûterait 1 million de dollars et un an pour ne modéliser qu’un seul faisceau
nerveux, tandis qu’il prendrait trois mille ans et 3 milliards de dollars juste
pour modéliser une portion de cerveau de la taille… d’une olive ! Il semble
qu’un mode de gouvernance plus partagée ait été proposé pour la seconde
(et dernière) phase de projet.
e
Le cerveau humain semble être devenu la Lune du XXI siècle et sa
conquête l’enjeu d’une course internationale car il faudrait pouvoir rivaliser,
sur le plan européen, avec la Brain Initiative lancée par le président Barack
Obama en 2014…
TABLE

Titre

Copyright

Introduction

Prologue

Première partie - Qu’est-ce que l’éveil ?

Chapitre 1 - L’éveil, cet inconnu

Quelles sont les structures responsables de l’éveil ?

Les frontières cliniques de l’éveil

L’étape anatomoclinique

Étape physiologique

Conception actuelle des réseaux de l’éveil

Chapitre 2 - À quoi sert le sommeil ?

Histoire de la maladie de Morvan

Les fonctions du sommeil

Les petits dormeurs

Les privations expérimentales du sommeil

Quels sont les effets de la privation de sommeil ?

L’insomnie fatale familiale (IFF)


Chapitre 3 - Les régulations circadiennes et pharmacologiques de l’éveil

Le cycle veille-sommeil

Les troubles du cycle veille-sommeil

La pharmacologie de l’éveil (à propos du café)

Chapitre 4 - Naissance et évolution de la conscience

Les problèmes des consciences

Les concepts yoga d’esprit ou de conscience

La conscience vue par les philosophes

Quelques définitions de la conscience vigile

Comment peut-on être conscient aussi bien pendant l’éveil que le rêve ?

Deuxième partie - Les grands débats autour de la conscience

Chapitre 5 - Penrose, Eccles et Edelman

les idées de sir John C. Eccles

Les « folles idées » de Roger Penrose sur la conscience

Comment pouvons-nous comprendre le but des actions ou les intentions de nos voisins ?

Peut-on attribuer une conscience aux animaux ?

Existe-t-il une pensée universelle ?

Existe-t-il une connaissance sans conscience ?

Chapitre 6 - Crick, Koch, Sperry et Jeannerod

Généralités

Comment peut-on étudier la conscience de façon scientifique ?

La conscience de l’action : Libet

Un résumé de la théorie de Crick et Koch

La conscience selon Marc Jeannerod


Le courant évolutionniste

Le courant cognitiviste

La théorie modulaire de Sperry

Derek Denton

La subordination de la perception au projet

Chapitre 7 - Le modèle d’Edelman et Tononi

La conscience : paradoxe philosophique ou objet scientifique ?

Le problème spécifique de la conscience

Unité, différenciation et les leçons de la neuropsychologie

Chapitre 8 - La perception sans conscience

Portrait du cerveau humain

Chapitre 9 - Il y a des limites à la connaissance scientifique de l’homme

Le positivisme

Le structuralisme

Les concepts transcendantaux

Le cerveau

La perception visuelle

Le soi, ou self

En guise de conclusion - Et le futur ?

L’aide des mathématiques

Les défis du Big Data (données de masse)

La neuro-ergonomie

Le Blue Brain lausannois


Éditions Odile Jacob
Des idées qui font avancer les idées

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1. Bauby J. D., Le Scaphandre et le
Papillon, Paris, Robert Laffont, 1998.
2. Vesale, De humani corporis fabrica,
livre 7, 1543.
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trad. J. E. Pretequin, 1878.
4. Otsuka J., Togawa T., « Hippocratic
thermography », Physiol. Meas., 1997,
p. 227-232.
5. Descartes R., De homine, 1648.
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corticographique de la mort du système
nerveux central au cours de certains
comas », EEG clin. neurophysiol., 1959,
11, p. 805-806.
7. Galien C., Œuvres anatomiques,
physiologiques et médicales, trad.
C. Daremberg, 1854.
8. Descartes R., De homine, op. cit.
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M. Stenon sur l’anatomie du cerveau,
Paris, J. B. Baillière, 1854.
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states of sleep », Science, 1969, 163, p. 32-
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and ACH containing neurons in the
regulation of the sleep-waking cycle »,
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lesion of the mesencephalic reticular
formation and/or the posterior
hypothalamus does not alter waking in the
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lesion of the mesencephalic reticular
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30. Economo C. von, « Sleep as a problem
of localization », art. cit.
31. Nauta W. J. H., « Hypothalamic
regulation of sleep in rats. An
experimental study », art. cit.
32. Lin J. S., Sakai K., Vanni M. G.,
Jouvet M., « A critical role of the posterior
hypothalamus in the mechanisms of
wakefulness determined by microinjection
of muscimol in freely moving cats »,
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33. Ibid.
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deprivation », Amer. J. Psychiat., 1969,
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44. Hennevin E., Leconte P., « La fonction
du sommeil paradoxal. Faits et
hypothèses », art. cit.
45. Roger H., Alliez J. et Roger J., « La
chorée fibrillaire de Morvan. Bilan de
70 observations dont 30 personnelles »,
Rev. neurol., 1953, 88, p. 164-173.
46. Le lecteur trouvera beaucoup
d’anecdotes concernant Morvan et ses
découvertes dans l’article très documenté
de D. Walusinski et J. Honnorat,
« Augustin Morvan (1819-1897), a little-
known rural physician and neurologist »,
Rev. neurol., 2013, 169, p. 2-8.
47. Jones H. S., Oswald I., « Two cases of
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50. Gulevich G., Dement W. C., Johnson
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a case of prolonged (264 hours)
wakefulness », art. cit.
51. Horne J. A., Why We Sleep. The
Functions of Sleep in Human and Other
Mammals, op. cit.
52. Horne J. A., Staff L. H. E., « Exercise
and sleep : Body heating effects », Sleep,
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53. Webb W. B., Agnew H. W., « Stage 4
sleep : Influence of time course variable »,
Science, 1971, 174, p. 1354-1356.
54. L’histoire de l’IFF est
remarquablement racontée dans le livre
suivant : Max D. T., La famille qui ne
dormait pas. Enquête sur l’un des plus
grands mystères médicaux de notre temps,
Paris, Robert Laffont, 2008.
55. Piéron H., Le Problème physiologique
du sommeil, Paris, Masson, 1913.
56. Kleitman N., Sleep and Wakefulness,
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57. Bünning E. (éd.), The Physiological
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59. Siffre M., Hors du temps, Paris,
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following suprachiasmatic lesions in the
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62. Edgar D. M., Ralph M. R. et al.,
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« Transplanted suprachiasmatic nucleus
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Kronauer R. E., Allan J. S. et al., « Bright
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Lery N., Ollagnier N., Brazier J. L., « Les
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caféine ? », Lyon méd., 1979, 241, p. 89-
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after brain wounds involving the central
visual pathways in man », Nature, 1973,
243 p. 295-296 : un signal sonore avertit le
sujet de la présentation du stimulus
lumineux. À aucun moment de
l’expérience, le patient n’a conscience de
la présence ou de l’absence de stimuli
lumineux. Il a le sentiment de répondre
totalement au hasard. L’étude la plus
complète a été réalisée par l’équipe de
Weiskrantz sur le patient D. B. (voir
Weiskrantz L., Blindsight : A Case Study
and Implications, Oxford, Oxford
University Press, 1986). Voir aussi
Weiskrantz L., « Outlooks for blindsight :
Explicit methodologies for implicit
processes », Proceedings of the Royal
Society of London B, 1990, 239, p. 247-
278. Pour un article de synthèse sur le
phénomène du blindsight, voir Cowey A.,
Stoerig P., « The neurobiology of
blindsight », Trends in Neurosci., 1991,
14, p. 140-145. Par ailleurs, Cowey et
Stoerig ont montré que certains sujets
blindsight étaient capables de distinguer de
façon non consciente des stimuli colorés
(orange vs vert, jaune vs vert, orange vs
jaune) apparaissant dans la région aveugle
de leur champ visuel (Stoerig P. et Cowey
A., « Wavelength discrimination in
blindsight », Brain, 1992, 115, p. 425-
444).
102. Joynt R., « Are two heads better than
one », Behavior. Brain Sci., 1981, 4,
p. 108-109.
103. Sperry R. W., « Mind-brain
interaction : Mentalism, yes ; dualism,
no », Neuroscience, 198, 5 (2), p. 195-206.
104. Rose S. P., Le Cerveau conscient,
Paris, Seuil, 1975.
105. Ribot T. [1885], Les Maladies de la
personnalité, Paris, Félix Alcan, 1921,
e
18 édition, p. 165-167.
106. Crick F., The Astonishing Hypothesis.
The Scientific Search of the Soul, New
York, Simon and Schuster, 1994.
107. Edelman G., The Remembered
Present. Biological Theory of
Consciousness, op. cit.
108. Searle J. R., « How to study
consciousness scientifically », Brain Res.
Rev., 1998 (26), p. 379-387.
109. Najel T., « What it is like to be a
bat ? », The Philosophical Review, 1974,
4, LXXXIII, p. 435-450.
110. Benjamin Libet était neurologue au
Neurological Institute du Mount Zion
Hospital Medical Center et professeur au
département de physiologie de la faculté
de médecine de l’Université de Californie
de San Francisco. Il a reçu le prix Nobel
virtuel de psychologie décerné par
l’Université de Klagenfurt, en Autriche.
111. Voir Libet B., « Unconscious cerebral
initiative and the role of conscious will in
volontary action », Behavior. Brain Sci.,
1985, 8, p. 529-566.
112. Jeannerod M., « Traitement conscient
et inconscient de l’information
perceptive », Revue internationale de
psychopathologie, 1990, 1, p. 13-34.
113. Helmholtz H. von, Optique
physiologique, Paris, Masson, 1867.
114. Sperry R. W., « Mental unity
following surgical disconnections of the
cerebral hemispheres », The Harvey
Lectures, New York, Academic Press,
1968, 62, p. 293-323.
115. Schneider G., « Contrasting visuo-
motor functions of tectum and cortex in
the golden hamster », Psychol. Forsch.,
1967, 31, p. 52-61. Treverthen C. B.,
« Two mechanisms of vision in primate »,
Psychol. Forsch., 1968, 31, p. 299-327.
116. Perenin M. T., Jeannerod M., « Visual
function within the hemianopic field
following early cerebral hemidecortication
in man », Neuropsychol., 1978, 16, p. 1-
17.
117. Denton D., Les Émotions
primordiales et l’Éveil de la conscience,
Paris, Fammarion, « Nouvelle
Bibliothèque scientifique », 2005.
118. Il est résumé dans : Edelman G. M.,
Biologie de la conscience, op. cit. ;
Edelman G. M., Tononi G., Comment la
matière devient conscience, Paris, Odile
Jacob, 2000 ; Edelman G. M., Plus vaste
que le ciel. Une nouvelle théorie générale
du cerveau, op. cit.
119. Voir aussi Tononi G., PHI. A Voyage
from the Brain to the Soul, New York,
Pantheon Books, 2012.
120. Edelman G. M., Tononi G., Comment
la matière devient conscience, op. cit.,
p. 20.
121. Locke J. [1689], Essai philosophique
concernant l’entendement humain, Paris,
Vrin, 1998.
122. Garcia Lorca F., « La femme
adultère », Complaintes gitanes, Paris,
Allia, 2003.
123. Je m’inspire d’un article de Gunther
Stent écrit il y a quarante ans (Stent G.,
« Limits to the scientific understanding of
man », Science, 1975, 187 (4181),
p. 1052-1057), qui est resté dans mon
« esprit », si bien qu’il devint un sujet de
mes leçons aux étudiants de médecine de
e
3 année, au cours des années 1980.
124. Gardner H., The Quest for Mind, New
York, Knopf, 1975.
125. Philonenko A., L’Œuvre de Kant,
tome 2 : Morale et politique, Paris, Vrin,
1972.
126. Bohr N., Atomic Physics and Human
Knowledge, New York, Science Edition,
1961.
127. Ibid.
128. Ibid.
129. Edelman G., Tononi G., Comment la
matière devient conscience, op. cit.
130. Le Monde, supplément « Sciences et
médecine », 13 octobre 2013.

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