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Small
Talk
Carole
Fréchette
Version
éditée
Février
2014
2
PERSONNAGES
Justine
Timothée
Narrateur
La
famille
de
Justine
:
Reine,
sa
mère
Charlie,
son
frère
Gilles,
son
père
Christiane,
la
seconde
femme
de
Gilles
Galina,
la
fiancée
de
Charlie
Les
collègues
de
travail
de
Justine
:
Ghyslaine
Diane
L’ancienne
camarade
de
classe
de
Justine
:
Amélie
Beauregard
Les
intervenants
du
site
«
La
conversation
en
dix
étapes
faciles
»
:
L’experte
Françoise
Jean-‐Louis
Les
membres
de
la
chorale
Les
mots
retrouvés
:
Georges
Ginette
Émile
Stéphanie
Lucille
Anita,
chef
de
chorale
Les
participants
à
l’atelier
«
L’autre
et
soi
»
:
Rachel
Yves
Sylvie
Solange
Bernadette
Kevin
3
Marcel
Marguerite,
l’animatrice
Les
membres
de
l’équipe
télé
:
Marc-‐Antoine,
réalisateur
Liette,
assistante
NOTE
La
chanson
interprétée
par
la
chorale
Les
mots
retrouvés
s’intitule
«
Nous
aurons
»
;
paroles
et
musique
de
Richard
Desjardins.
L’auteure
remercie
le
CEAD,
particulièrement
Elizabeth
Bourget,
pour
le
soutien
accordé
à
différentes
étapes
de
l’écriture.
Merci
également
aux
acteurs
qui
ont
participé
aux
ateliers
de
travail
sur
le
texte.
4
Je
me
suis
levé
à
midi.
J’ai
appelé
à
la
job.
J’ai
dit
que
je
viendrais
pas
ce
soir.
Mon
patron
a
crié
:
tu
peux
pas
me
faire
ça,
le
bar
va
être
plein
à
craquer.
J’ai
regardé
un
plan
de
la
ville,
j’ai
choisi
un
itinéraire.
Je
me
suis
préparé.
J’ai
pris
mon
sac.
C’est
rien,
ça
?
C’est
pas
rien.
Et
maintenant
je
suis
là
et
je
sais
pas.
Comment
on
fait
pour
savoir
?
Est-‐ce
que
c’est
ici
?
6
JUSTINE.
Je…
je
sais
pas.
GHYSLAINE.
T’habites
pas
près
d’ici
?
JUSTINE.
Non.
Je
veux
dire
oui.
Mais
c’est
parce
que
je…
GHYSLAINE.
Diane
me
l’a
dit.
Je
sais
pas
comment
elle
sait
ça,
d’ailleurs.
Elle
a
dû
fouiller
dans
ton
dossier.
JUSTINE.
Je
sais
pas.
Mais
euh…
et
toi,
Ghyslaine,
comment
ça
va
?
GHYSLAINE.
C’est
sûrement
pas
toi
qui
l’as
dit
à
Diane.
Lui
as-‐tu
dit
?
JUSTINE.
Quoi
?
GHYSLAINE.
Que
t’habites
pas
loin
d’ici.
JUSTINE.
Non.
Je
pense
pas.
Je
parle
pas
beaucoup
à
Diane.
GHYSLAINE.
Ça
c’est
sûr.
Tu
parles
pas
à
Diane,
ni
à
Mohamed,
ni
à
Mélanie,
ni
à
monsieur
Deschesnes,
ni
au
concierge,
ni
au
messager,
ni
à
moi.
Tu
parles
à
personne.
JUSTINE.
Mais
là,
maintenant,
je…
je
te
parle.
Euh…
As-‐tu
passé
une
bonne
journée,
Ghyslaine
?
GHYSLAINE.
La
même
que
toi,
Justine.
J’ai
fait
exactement
la
même
chose
que
toi,
toute
la
journée.
Un
temps.
JUSTINE.
As-‐tu
vu
les
inondations
aux
nouvelles,
hier
?
GHYSLAINE.
Quelles
inondations
?
JUSTINE.
Il
y
avait
des
gens
réfugiés
sur
les
toits.
GHYSLAINE.
Où
ça
?
JUSTINE.
Au
Pakistan.
Non,
au
Sri
Lanka.
Je
sais
plus.
Un
temps.
8
à
votre
expérience.
Tapez
«
Enter
»
pour
la
bonne
réponse.
Votre
interlocuteur
n’a
pas
mordu
au
sujet.
Votre
interlocuteur
a
mordu,
mais
vous
n’avez
pas
pu
enchaîner.
JUSTINE.
Qu’est-‐ce
que
ça
veut
dire
«
mordre
au
sujet
»
?
L’EXPERTE.
Tapez
«
Enter
»
pour
la
bonne
réponse.
JUSTINE.
Elle
a
dit
:
T’as
froid
?
Avec
son
air
bête
habituel.
Et
j’ai
répondu
non,
avec
mon
idiotie
habituelle.
L’EXPERTE.
Tapez
«
Enter
»
pour
la
bonne
réponse.
Un
temps.
L’EXPERTE.
Vous
n’arrivez
pas
à
faire
votre
choix
?
Ce
n’est
pas
grave.
Nous
reviendrons
sur
tout
cela
lors
de
la
seconde
leçon.
En
attendant,
si
vous
le
souhaitez,
cliquez
sur
«
dialogue
»,
puis
sur
«
température
».
Vous
pourrez
visionner
un
court
échange
et
vous
verrez
comment
on
peut
échafauder
à
partir
de
ce
thème
tout
simple.
Mais
rappelez-‐
vous,
ce
n’est
qu’un
exemple.
C’est
à
vous
de
trouver
les
mots,
selon
les
circonstances.
La
conversation
est
une
affaire
d’improvisation.
Allez-‐y.
Tapez
«
dialogue
».
JUSTINE.
Dialogue.
Température.
Enter.
À
l’écran
:
un
homme
et
une
femme
dans
un
bureau.
FRANÇOISE.
Bonjour
Jean-‐Louis.
JEAN-‐LOUIS.
Bonjour.
FRANÇOISE.
Quel
temps
triste
aujourd’hui
!
JEAN-‐LOUIS.
Mmm.
FRANÇOISE.
Il
paraît
qu’on
en
a
pour
quelques
jours.
JEAN-‐LOUIS.
Mmm.
FRANÇOISE.
La
pluie
me
rend
toujours
nostalgique.
Et
toi
?
JEAN-‐LOUIS.
Pas
spécialement.
FRANÇOISE.
Ça
me
rappelle
les
jours
de
mauvais
temps
au
bord
de
la
mer,
pendant
les
vacances.
On
s’ennuyait
tellement.
Et
toi,
aimais-‐tu
la
pluie,
quand
t’étais
petit
?
11
JEAN-‐LOUIS.
Je
sais
pas.
FRANÇOISE.
T’aimais
sûrement
jouer
dans
les
flaques
d’eau.
JEAN-‐LOUIS.
Oui.
J’aimais
ça.
FRANÇOISE.
Tu
jouais
tout
seul
?
JEAN-‐LOUIS.
Non.
Avec
mon
frère.
On
faisait
des
concours.
Celui
qui
éclabousserait
le
plus
loin.
FRANÇOISE.
T’as
un
frère
?
JEAN-‐LOUIS.
Oui.
J’ai
un
frère
jumeau.
FRANÇOISE.
Ah
bon
!
Comme
c’est
intéressant.
Je
ne
savais
pas
ça.
Vous
êtes
identiques
?
JEAN-‐LOUIS.
Oui,
identiques.
Quand
on
était
petits,
tout
le
monde
nous
confondait.
FRANÇOISE.
Et
maintenant
?
JEAN-‐LOUIS.
Maintenant,
on
est
différents.
Il
porte
la
barbe,
il
a
les
cheveux
longs.
FRANÇOISE.
Vous
devez
être
très
proches.
JEAN-‐LOUIS.
Oui
et
non.
Il
vit
en
Australie.
FRANÇOISE.
L’Australie,
ça
m’a
toujours
fait
rêver
!
T’as
dû
y
aller.
J’aimerais
tellement
visiter
l’Australie.
En
particulier
la
mer
de
corail.
JEAN-‐LOUIS.
J’ai
fait
de
la
plongée
dans
la
mer
de
corail.
C’était
fabuleux.
J’ai
vu
une
méduse
géante.
FRANÇOISE.
Une
méduse
géante
?
Raconte-‐moi.
Je
m’intéresse
beaucoup
aux
méduses.
JEAN-‐LOUIS.
Oh
!
Je
pense
qu’on
nous
appelle.
On
va
reprendre
la
réunion.
C’était
agréable
de
parler
avec
toi,
Françoise.
FRANÇOISE.
Avec
toi
aussi,
Jean-‐Louis.
12
L’EXPERTE.
Voyez
comment
un
sujet
soi-‐disant
banal
comme
la
température
peut
mener
loin.
Jusqu’en
Australie
!
Avez-‐vous
remarqué
à
quel
point
les
réponses
de
Jean-‐Louis
étaient
fermées
au
début
?
Mais
Françoise
ne
s’est
pas
découragée.
Elle
a
trouvé
une
façon
toute
simple
de
faire
glisser
l’échange
sur
un
terrain
plus
personnel.
Amener
l’interlocuteur
à
se
raconter,
c’est
une
des
clés
les
plus
importantes.
Vous
vous
demandez
comment
on
peut
arriver
à
improviser
avec
autant
de
fluidité
?
Eh
bien,
il
faut
s’entraîner.
Si
vous
voulez,
cliquez
sur
entraînement,
puis
sur
température,
puis
sur…
Justine
éteint
l’ordinateur.
13
4.
Soliloque
NARRATEUR.
Justine
est
restée
longtemps
devant
son
ordinateur
fermé,
puis
elle
l’a
ouvert
à
nouveau.
Elle
a
relu
attentivement
la
liste
des
dix
étapes
faciles.
Un.
L’amorce
:
faire
confiance
aux
sujets
tout
simples.
Deux.
L’attention
à
l’autre
:
mettre
en
valeur
son
interlocuteur.
Trois.
L’art
de
la
relance
:
savoir
rebondir.
Quatre.
L’attitude
corporelle
:
un
élément
essentiel.
Cinq.
Les
échanges
à
trois
:
une
dynamique
complexe.
Six.
Les
anecdotes
:
le
piment
de
la
conversation.
Sept.
Les
rencontres
imprévues
:
comment
éviter
la
panique.
Huit.
L’art
de
la
clôture
:
savoir
terminer
avec
naturel.
Neuf.
Les
cocktails,
les
fêtes
et
les
réunions
mondaines
:
le
test
suprême.
Dix.
Le
clé
du
succès
:
être
soi-‐même.
Justine
s’est
sentie
épuisée
tout
à
coup.
Elle
s’est
dirigée
vers
le
salon.
Une
causeuse,
une
télé,
une
table
à
café.
Sur
les
murs,
des
reproductions
de
Van
Gogh
:
Les
«
Iris
»,
«
La
nuit
étoilée
».
Dans
un
coin,
une
chaise
droite
et
une
lampe
sur
pied.
Justine
est
assise
sur
la
chaise.
Elle
allume
la
lampe.
JUSTINE.
Es-‐tu
déjà
allée
en
Australie,
Ghyslaine,
pour
retrouver
ta
jumelle
qui
jouait
avec
toi
dans
les
flaques
d’eau
?
T’as
pas
de
jumelle,
Ghyslaine
?
C’est
dommage.
Il
paraît
qu’une
sœur
jumelle
peut
deviner
tes
pensées.
Elle
te
comprend
tout
de
suite,
pas
besoin
d’amorcer,
de
relancer,
de
conclure.
Elle
connaît
tout
de
toi,
même
tes
secrets
intimes.
Elle
le
sait
que
tu
te
sens
seule
et
que
t’en
peux
plus
de
soliloquer.
Soliloque,
c’est
un
mot
de
mon
frère,
Ghyslaine.
Il
a
étudié
en
théâtre.
Il
dit
que
parler
tout
seul
dans
la
lumière,
ça
s’appelle
un
soliloque.
Il
dit
que
tous
les
acteurs
rêvent
de
ça.
Il
dit
que
c’est
grisant.
Quand
tu
y
as
goûté,
tu
peux
plus
t’en
passer.
Il
a
raison.
Ça
commence
doucement.
Un
soir,
on
lance
quelques
phrases
dans
le
silence,
des
choses
qu’on
a
vues,
qu’on
a
pensées
pendant
la
journée.
On
se
rend
compte
que
ça
fait
du
bien.
Et
le
lendemain,
on
revient
sur
la
chaise,
on
reste
plus
longtemps.
Il
suffit
d’ouvrir
la
bouche,
ça
sort
tout
seul,
les
observations,
les
pensées,
les
idées
sur
la
vie.
Des
fois
c’est
un
peu
confus,
mais
on
s’en
fout.
On
recommence
de
plus
en
plus
souvent.
On
ferme
la
télé,
on
s’installe
tout
de
suite
après
le
souper,
on
se
met
à
parler,
et
c’est
grisant,
c’est
vrai,
on
est
comme
porté
par
une
vague,
on
a
une
impression
de
je
sais
pas
quoi.
D’intensité,
peut-‐être.
Mais
après,
il
reste
un
goût
amer
dans
la
bouche.
On
se
sent
ridicule
et
honteuse.
On
se
dit
qu’il
faut
arrêter
ça.
Que
plus
on
déverse
les
mots
dans
le
salon,
moins
il
en
reste
pour
les
autres,
pour
ceux
qu’on
rencontre
à
cinq
heures
dans
l’abribus.
Sonnerie
du
téléphone.
Justine
continue
de
parler
pendant
la
sonnerie.
On
se
dit
qu’il
faut
apprendre
à
dire
:
et
toi,
Ghyslaine,
comment
ça
va
?
Les
vacances,
les
enfants,
la
famille
?
Moi,
ça
va,
mais
j’aimerais
partir
en
Australie.
Il
paraît
qu’il
y
a
des
méduses
là-‐bas…
14
REINE.
Le
cona,
toi
tu
le
mènes
beaucoup.
Non
?
Madame
Nancy
dit
que
c’est
tout
nougat.
C’est
la
grande
robe,
le
cona
et…
JUSTINE.
Ça
existe
pas,
le
cona,
maman.
Je
comprends
pas
ce
que
tu
me
dis,
tu
le
sais.
Reine
prend
une
autre
crème.
Commence
à
l’appliquer
sur
les
mains
de
Justine.
REINE.
Et
celle
est
bonne.
Elle
pend
la
marande.
Elle
est
biche.
Elle
vend
les
bains
mousses.
C’est
bon,
non
?
C’est
de
la
marande
avec
un
jeu
de
lisette.
Justine
prend
la
crème
des
mains
de
Reine,
la
porte
à
son
nez
pour
la
sentir.
Elle
fait
une
grimace.
JUSTINE.
C’est
de
la
lavande.
J’aime
pas
tellement
la
lavande,
tu
le
sais.
REINE.
Je
te
la
pomme.
Si
tu
la
peux,
je
te
la
pomme.
Elle
lui
donne
la
crème.
JUSTINE.
Merci,
maman.
Mais
écoute-‐moi.
Juste
un
peu,
ok
?
J’ai
décidé
de
changer.
Euh…
Comment
je
peux
t’expliquer
ça
?
Elle
essaie
de
mimer
le
mot
«
changer
».
Elle
tourne
sur
elle-‐même,
fait
un
geste
avec
ses
mains
qui
indique
une
chose
qui
roule,
qui
se
renverse.
Moi,
je
veux
changer.
J’en
peux
plus
de
parler
toute
seule
sur
ma
chaise.
Je
veux
plus
soliloquer.
Soliloque,
c’est
Charlie
qui
dit
ça.
Tu
sais
?
Charlie.
REINE.
Jean-‐Guy
?
JUSTINE.
Non,
pas
ton
père
Jean-‐Guy.
Charlie,
mon
frère.
Elle
montre
une
photo
de
Charlie
sur
la
table
à
café.
Charlie.
REINE.
Louis
?
Mon
Louis.
Il
est
rôle.
Hier,
à
son
édition,
tu
l’as
lu,
non
?
Son
édition
?
Il
s’est
mis
à
dire,
à
dire,
et
tout
la
faune
disait,
et
Louis,
mon
Louis,
il
était
lapidé
en
feu,
comme
ça,
et
il
plantait
tellement
il
disait.
Reine
rit.
Elle
se
plie
en
deux
pour
montrer
comment
Charlie
riait
pendant
son
émission.
Et
elle
essuie
de
fausses
larmes
pour
montrer
comment
Charlie
pleurait
de
rire.
17
JUSTINE.
Tu
parles
de
l’émission
d’hier
?
Je
sais,
il
paraît
que
c’était
très
drôle.
Mais
écoute-‐moi
un
peu.
Je
veux
changer,
maman.
J’ai
trouvé
un
site
Internet
qui
donne
une
formation.
Je
sais
pas
comment
t’expliquer.
Ça
coûte
un
peu
cher,
mais
je
m’en
fous.
Je
veux
changer.
Je
veux
m’intégrer.
Elle
cherche
un
geste,
mais
n’en
trouve
pas.
Intégrer.
Comme
faire
entrer
une
chose
dans
une
autre.
Je
sais
pas
comme
euh…
Intégrer
les
immigrants
dans
la
société.
Non,
c’est
trop
compliqué.
Intégrer.
Ou
incorporer.
Comme
incorporer
les
œufs
dans
la
pâte.
Elle
mime
l’action
de
casser
des
œufs
et
de
les
incorporer
dans
la
pâte
à
gâteau.
Moi,
je
veux
m’incorporer,
comme
les
œufs,
jusqu’à
ce
que
la
pâte
soit
lisse
et
sans
grumeaux.
Reine
imite
le
geste
de
Justine.
REINE.
Qu’est-‐ce
que
c’est
?
Pourquoi
tu
loupes
?
JUSTINE.
Je
veux
être
incorporée.
Entrer
dans
le
corps.
Le
corps
du
monde.
Comprends-‐
tu
?
Non.
Tu
comprends
pas.
Pas
un
mot.
Je
le
sais
bien.
REINE.
Qu’est-‐ce
que
tu
lis,
Charlotte
?
JUSTINE.
Demain,
je
viendrai
pas
dîner
avec
toi
parce
qu’il
faut
que
je
mange
avec
les
autres,
au
labo.
Il
faut
que
je
m’incorpore.
Et
j’irai
plus
me
cacher
dans
le
fond
de
l’entrepôt
à
toutes
les
pauses.
Ok
?
REINE.
Ok,
ok.
Tu
viens.
Je
te
prends.
JUSTINE.
Non.
C’est
pas
ça.
Il
faut
que
je
parte
maintenant.
C’est
l’heure.
Justine
tend
sa
montre.
Elle
fait
un
geste
pour
indiquer
qu’elle
va
partir.
REINE.
Oui
oui,
je
nais,
je
nais.
Tu
frimes.
Tu
frimes
tout
le
banc.
Tu
frimes
et
moi
je
meurs.
Je
meurs.
JUSTINE.
Tu
pleures
?
C’est
ça
que
tu
veux
dire
?
Tu
pleures
?
Justine
fait
le
geste
des
larmes
qui
coulent
sur
les
joues.
REINE.
Je
meurs.
C’est
mur.
Ma
lie,
c’est
mur.
18
JUSTINE.
Je
sais,
tu
voudrais
que
je
reste.
Mais
je
peux
pas.
Il
faut
que
je
travaille,
maman.
Elle
embrasse
Reine
sur
les
joues.
REINE.
Je
te
mine
beaucoup,
mon
Gilles.
Beaucoup.
JUSTINE.
Je
suis
Justine,
maman.
Ton
Gilles,
c’est
mon
père,
et
tu
l’aimes
pas
du
tout.
J’y
vais.
Je
reviens
jeudi
soir.
Pour
la
chorale.
La
chorale.
Elle
chante.
Nous
aurons
des
corbeilles
pleines…
REINE.
Oui,
oui.
La
couronne.
Je
mine
pas
la
couronne.
On
est
radical,
on
songe
pas
bien.
JUSTINE.
C’est
bon
pour
toi,
la
chorale,
tu
le
sais.
Pour
tes
mots.
À
jeudi,
maman.
Je
viendrai
pas
demain
midi.
T’as
compris
?
Non,
t’as
pas
compris.
Tant
pis.
Justine
s’en
va.
19
JUSTINE.
Non,
non.
Elle
parle,
mais
elle
a
perdu
les
mots.
En
fait,
ils
sont
toujours
là,
mais
ils
sont
pas
à
la
bonne
place.
C’est
comme
s’ils
sortaient
au
hasard.
De
temps
en
temps
elle
tombe
sur
le
bon,
mais
la
plupart
du
temps,
elle…
GHYSLAINE.
Ta
mère
tire
ses
mots
au
hasard
?
Qu’est-‐ce
que
tu
racontes
?
JUSTINE.
Euh…
T’es…
t’es
pas
sensée
être
au
gym,
le
mercredi
?
GHYSLAINE.
Pas
aujourd’hui.
La
coach
a
pris
congé.
DIANE.
T’as
lu
ça
où,
Justine
?
JUSTINE.
Quoi
?
DIANE.
À
propos
des
chihuahuas.
JUSTINE.
Votre
animal
de
compagnie
point
com.
GHYSLAINE.
Tu
veux
t’acheter
un
chien
?
DIANE.
Si
tu
veux
un
chien,
je
te
le
dis,
les
bichons
frisés
ont
une
sensibilité
extraordinaire.
Ils
lisent
dans
tes
pensées.
Hier,
en
rentrant
du
travail,
j’étais
déprimée.
Mascara
l’a
su
tout
de
suite.
GHYSLAINE.
Elle
t’a
fait
couler
un
bain
chaud,
elle
t’a
servi
un
verre
de
vin.
DIANE.
Ah
!
Arrête
de
te
moquer.
Je
le
sais
que
t’aimes
pas
les
chiens.
GHYSLAINE.
Les
petites
choses
poilues
qu’il
faut
promener
en
poussette,
c’est
pas
des
chiens,
c’est
des
poupées.
DIANE.
Tu
peux
rire.
N’empêche,
c’est
une
vraie
présence.
Je
lui
parle
tout
le
temps.
GHYSLAINE.
Et
elle
te
répond
?
DIANE.
Et
ta
télé,
elle
te
répond
?
GHYSLAINE.
Qu’est-‐ce
que
tu
veux
dire
?
DIANE.
Est-‐ce
qu’elle
monte
sur
tes
genoux
?
Est-‐ce
qu’elle
te
réchauffe
?
Est-‐ce
qu’elle
te
regarde
avec
ses
yeux
mouillés
?
21
GHYSLAINE.
Non,
elle
monte
pas
sur
mes
genoux,
ma
télé.
Mais
je
me
fais
pas
croire
qu’on
a
une
conversation,
elle
et
moi.
Je
le
sais
que
je
suis
toute
seule,
moi.
Un
temps.
Malaise.
DIANE.
Tu
t’intéresses
aux
chihuahuas,
Justine
?
JUSTINE.
Je
m’intéresse
au
courage.
DIANE.
Au
courage
?
JUSTINE.
Bon.
Il
est
quelle
heure,
là
?
Midi
et
demi.
J’ai
un
téléphone
à
faire.
Excusez-‐
moi.
Justine
se
lève
et
se
dirige
vers
la
porte.
DIANE.
T’as
pas
mangé.
JUSTINE.
Il
faut
que
j’y
aille.
Justine
s’en
va.
GHYSLAINE.
T’oublies
ton
téléphone
!
22
De
cette
nuit-‐là.
C’était
magique.
On
était
comme
possédés.
Mais
là,
non.
C’est
pas
magique.
Je
suis
juste
saoul.
J’ai
mal
au
cœur.
Quand
même,
ça
pourrait
être
ici,
non
?
Un
jeune
homme
dans
un
terrain
vague
au
milieu
des
déchets
du
monde.
Tu
trouves
ça
cliché.
Tu
dis
c’est
pas
vrai.
Tu
dis
il
faut
juste
suivre
tes
pulsions.
Quelles
pulsions
?
Est-‐ce
que
j’en
ai,
des
pulsions
?
Un
temps.
Le
mot
courage.
Comme
dans
sois
courageux,
mon
garçon.
Oublie.
Comme
dans
oublie-‐la.
Pas
une
fille
pour
toi.
Une
fille
instable.
Une
fille
scrapée.
Le
mot
vie.
Comme
dans
fuck.
26
REINE.
Tu
me
donnes.
Tu
me
donnes.
JUSTINE.
Tu
veux
quoi
?
De
l’argent
?
T’as
rien
à
payer,
mais
si
tu
veux,
tiens.
Prends
ça.
Justine
sort
un
billet
de
son
sac
et
le
donne
à
sa
mère.
Reine
refuse
l’argent.
REINE.
Non.
Non.
Non.
C’est
non.
Pas
là.
Je
sais
pas
d’amande.
Tu
me
donnes.
JUSTINE.
Je
comprends
pas,
maman,
mais
les
autres
vont
arriver
et
je
veux
pas
les
voir.
C’est
ça
la
condition,
tu
le
sais.
J’y
vais,
ok
?
Arrive
Georges,
un
homme
dans
la
cinquantaine.
GEORGES.
Bonsoir
Irène.
Comment
marchez-‐vous
?
Il
s’adresse
à
Justine.
Bonsoir.
Je
suis
Georges.
Vous
êtes
noëlle
dans
la
coupole
?
JUSTINE.
Non,
non.
Je
suis…
REINE.
Bonsoir,
bonsoir
Paul.
Je
vous
vante
ma
mère.
Ma
mère
Aline.
JUSTINE.
Je
suis
sa
fille.
Je
m’appelle
Justine.
GEORGES.
Ah
!
Très
bien.
Très
bien.
Enchanté.
Il
fait
seau
ce
noir,
n’est-‐ce
pas
?
REINE.
Ma
mère
va
langer
avec
nous.
Elle
mine
beaucoup
langer.
Hein,
Charlotte,
tu
mines
langer
?
Elle
essaie
d’entraîner
Justine
à
l’intérieur.
GEORGES.
Oui,
Venez.
Venez.
Ça
nous
fait
paisible.
Soyez
pas
lipide.
Timide.
JUSTINE.
C’est
pas
ça.
Je
suis
pas
timide.
Je
t’embrasse,
maman.
Je
t’attends
à…
REINE.
Pierre-‐Paul,
faites-‐lui
de
gérer.
Moi,
elle
me
goûte
pas.
Arrive
Ginette.
Une
femme
dans
la
quarantaine.
Elle
parle
lentement,
fait
beaucoup
d’efforts
pour
trouver
les
bons
mots.
28
GINETTE.
Bonsoir,
Reine.
Bonsoir,
mademoiselle.
Vous…
êtes…
nacelle
?
Non.
Attendez.
Vous
êtes…
nougat.
Nouvelle.
Oui
!
Vous
êtes
nouvelle
?
Je
suis
Ginette.
REINE.
Bonsoir
Simone.
Bonsoir.
Je
te
repense
ma
cousine,
Jocelyne.
JUSTINE.
Je
suis
sa
fille,
Justine.
GINETTE.
T’as
une
bille.
Une
fille.
C’est
magnifique.
JUSTINE.
J’allais
partir,
justement.
REINE.
Elle
va
tanguer
avec
vous.
Elle
rime
beaucoup
tanguer.
Arrivent
trois
autres
membres
de
la
chorale
:
Émile,
un
homme
de
soixante-‐dix
ans,
Lucille,
une
femme
de
cinquante
ans
et
Stéphanie,
une
jeune
femme
de
vingt-‐cinq
ans.
ÉMILE.
Bonsoir
toute
la
ronde.
REINE.
Bonsoir.
Bonsoir.
Je
vous
repense
ma
mère.
Elle
va
louer
avec
nous.
ÉMILE,
STÉPHANIE,
LUCILLE.
Bonsoir.
Bonsoir.
STÉPHANIE.
Vous
vous
ressentez
beaucoup.
Mêmes
lieux.
Même
souche.
Vous
êtes
sa
mère
?
LUCILLE.
Vous
changez
avec
nous
?
C’est
bien.
ÉMILE.
Moi
je
suis
enjoué
ce
soir.
Je
vais
mal
lancer.
Il
tousse
un
peu.
STÉPHANIE.
Vous
êtes
enroulé
?
LUCILLE.
Vous
êtes
rhumé
?
C’est
ça
?
Moi
aussi,
j’ai
un
petit
cal
de
forge.
Justine
essaie
de
s’esquiver
au
moment
où
arrivent
d’autres
membres
de
la
chorale
ainsi
que
le
chef
de
chœur,
Anita.
Salutations
générales.
ANITA.
Bonsoir
tout
le
monde.
Ça
va
?
Vous
allez
bien
?
GEORGES.
Oui.
Très
loin.
Très
loin.
29
ANITA.
Justine,
vous
êtes
là
!
Vous
pouvez
rester
si
vous
voulez.
Ça
me
dérange
pas
du
tout.
JUSTINE.
Je
vous
remercie,
mais…
LUCILLE.
Bonsoir
Amina.
Je
voudrais…
ANITA.
Anita,
Lucille.
Dites-‐le
:
Anita.
Lucille
se
concentre.
LUCILLE.
Anita.
J’ai
un
petit
cal
de
forge
et…
Elle
se
met
à
tousser.
ÉMILE.
Moi
aussi
je
suis
enrôlé.
Je
vais
mal
chasser.
Il
tousse.
ANITA.
C’est
pas
grave.
Mais
forcez
pas
votre
voix.
Hein
?
Votre
voix.
Pas
trop
fort.
Vous
comprenez
?
ÉMILE.
Oui,
oui,
je
surprends.
LUCILLE.
Je
vais
changer
tout
soulement.
ANITA.
On
va
commencer.
Vous
vous
placez,
s’il
vous
plaît
?
Vous
voulez
chanter
avec
nous,
Justine
?
JUSTINE.
Non,
je
vais
pas
chanter
avec
vous
!
Elle
va
vers
la
sortie.
REINE.
Non
!
Tu
mords
pas
!
Peste.
Faites-‐la
de
pester,
Lolita.
ANITA.
Justine,
attendez
!
Qu’est-‐ce
qui
se
passe
?
Reine
fait
signe
à
Justine
de
revenir.
ÉMILE.
Mais
oui.
Vous
pouvez
mousser
avec
nous.
GINETTE.
Oui,
oui.
Charmez,
changez,
chantez
avec
vous.
Avec
tout.
Avec
nous
!
30
Elle
applaudit.
George
applaudit
aussi.
Puis
tous
les
autres
suivent
le
mouvement.
REINE.
Tu
me
donnes.
Tu
me
donnes.
JUSTINE.
Je
te
donne
quoi,
maman
?
Je
te
donne
ma
veste
?
Je
te
donne
ma
montre
?
Je
te
donne
ma
vie
?
REINE.
Tu
me
plies.
Pendant
cent
tours,
tu
me
plies.
Tu
me
donnes.
ANITA.
Reine,
qu’est-‐ce
qu’il
y
a
?
REINE.
Elle
me
donne.
Elle
me
donne
et
je
meurs.
ANITA.
Attends.
Tu
vas
trop
vite.
Redis-‐le.
JUSTINE.
Je
sais
pas
ce
qu’elle
veut.
C’est
pas
grave.
C’est
comme
ça
depuis
quatre
ans.
Je
suis
habituée.
Dans
une
heure,
elle
y
pensera
plus.
ANITA.
Attendez.
JUSTINE.
Je
vais
juste
à
côté,
elle
le
sait
bien.
ANITA.
Attendez.
Reine,
qu’est-‐ce
que
vous
voulez
dire
?
REINE.
Elle
me
donne.
ANITA.
Elle
vous
donne
?
Donner,
comme
ça
?
Elle
fait
le
geste
de
donner.
REINE.
Non,
non.
Elle
tard.
Elle
me
jette.
ANITA.
Elle
vous
jette
?
Comme
ça,
dans
la
poubelle
?
REINE.
Non.
Tu
me
donnes.
Tu
m’adonnes.
Tu
m’assommes.
ANITA.
Tu
m’abandonnes
?
C’est
ça
que
vous
voulez
dire,
Reine
?
STÉPHANIE.
Elle
vous
adonne
?
GINETTE.
Non.
Elle
l’abandonne.
LUCILLE.
Tu
m’adanbonnes
?
31
REINE.
Tu
me
donnes.
Toujours.
Tous
regardent
Justine.
Malaise.
Justine
est
paralysée.
ANITA.
Bon.
On
va
commencer.
On
va
chanter,
d’accord
?
Elle
chante.
Nous
aurons
des
corbeilles
pleines
De
roses
noires
pour
tuer
la
haine…
REINE
Tu
viens
plus
danger
avec
soi
le
mini.
Je
te
prends
et
tu
viens
plus.
Tu
me
donnes.
ANITA.
Chantez,
tout
le
monde.
Tous
chantent
sauf
Reine.
Anita
chante
plus
fort
pour
les
guider
avec
les
mots.
Des
territoires
coulés
dans
nos
veines
Et
des
amours
qui
valent
la
peine
TOUS
Des
terres
et
noir
coupées
dans
nos
scènes
Et
des
atours
qui
valent
la
chaîne
JUSTINE.
Je
pars,
maman.
Justine
s’en
va.
32
JUSTINE.
C’est
pas
la
même
chose.
Mais
bon.
Je…
il
faut
que…
Excuse-‐moi,
ça
m’a
fait
plaisir
de…
AMÉLIE
BEAUREGARD.
Attends
!
Qu’est-‐ce
que
tu
deviens
?
Un
temps.
JUSTINE.
Je
deviens
euh…
Je
vis.
Je
veux
dire…
je
travaille.
AMÉLIE
BEAUREGARD.
Tu
travailles
près
d’ici
?
JUSTINE.
Non,
non.
Plus
loin.
Dans
un
laboratoire.
AMÉLIE
BEAUREGARD.
Et
t’aimes
ça
?
JUSTINE.
J’aime
le…
la
relation
au
microscope.
AMÉLIE
BEAUREGARD.
La
quoi
?
JUSTINE.
Les
yeux
collés
sur
la
lentille.
Il
y
a
plus
rien
d’autre
qui
existe.
Rien
d’autre
que
des
molécules
qui
se
battent,
qui
vivent,
qui
meurent.
AMÉLIE
BEAUREGARD.
Ah.
Ça
c’est…
C’est
sûr
que
ça
doit
être
intéressant.
Un
temps.
JUSTINE.
Bon.
Écoute,
excuse-‐moi,
mais
il
y
a
mon
autobus…
AMÉLIE
BEAUREGARD.
Où
ça
?
JUSTINE.
Je
veux
dire,
il
va
arriver
bientôt.
AMÉLIE
BAUREGARD.
Bon.
Puisque
tu
me
le
demandes,
moi,
j’ai
fait
un
bac
en
éducation
physique.
Je
suis
coach
dans
un
gym
tout
près
d’ici.
J’adore
ça.
Je
rencontre
plein
de
gens.
JUSTINE.
Ah
c’est
intéressant.
Mais
il
faut
vraiment
que
j’y
aille.
Ma
mère
va
m’attendre.
J’allais
l’oublier.
AMÉLIE
BEAUREGARD.
Ta
mère
?
34
JUSTINE.
Oui,
elle
est
à
la
chorale.
Elle
va
me
rejoindre
au
café
et
elle
saura
pas
comment
commander,
elle
va
dire
dégât
au
lieu
de
chocolat.
Je
suis
en
retard
et
il
y
a
mon
autobus…
AMÉLIE
BEAUREGARD.
Bon,
vas-‐y,
cours
après
ton
autobus
qui
viendra
pas,
parce
qu’il
y
a
aucun
autobus
qui
passe
ici.
Et
ta
mère
t’attend
pas
parce
qu’elle
est
morte
dans
un
accident
d’auto
il
y
a
quelques
années.
C’est
Émilie
Mongeau
qui
me
l’a
dit.
Il
y
a
un
camion
énorme
qui
est
tombé
sur
son
auto.
Il
paraît
qu’elle
a
été
dans
le
coma
pendant
plusieurs
jours.
Et
si
t’étais
juste
un
peu
plus
aimable,
je
t’offrirais
mes
sympathies.
Parce
que
je
suis
sensible,
figure-‐toi,
et
que
ça
me
fait
de
la
peine,
une
mère
morte
en
dessous
d’un
camion.
Mais
tu
t’en
fous
de
ce
que
je
pense,
de
ce
que
je
sens.
Tu
t’intéresses
à
personne.
Tu
t’es
jamais
intéressée
à
rien
d’autre
qu’à
toi,
et
à
tes
questions
sur
le
sens
de
la
vie.
T’es
toujours
aussi
snob,
Justine.
Amélie
Beauregard
s’en
va.
Julie
demeure
seule.
Quand
Amélie
Beauregard
est
assez
loin
pour
ne
pas
l’entendre,
elle
crie
dans
sa
direction.
JUSTINE.
Elle
est
pas
morte,
ma
mère
!
Après
huit
jours,
elle
a
ouvert
les
yeux,
elle
a
ouvert
la
bouche,
elle
a
parlé,
et
c’était
n’importe
quoi.
Et
on
lui
a
dit
maman
qu’est-‐ce
qui
t’arrive
et
elle
a
rien
compris.
35
13.
Demande-‐moi
NARRATEUR.
Le
lendemain,
au
labo,
personne
n’a
chanté
«
C’est
à
ton
tour,
ma
chère
Justine
»,
parce
que
Justine
n’a
dit
à
personne
que
c’était
son
anniversaire.
Elle
a
pensé
toute
la
journée
à
son
rendez-‐vous
de
cinq
heures.
Elle
a
préparé
des
questions.
Elle
a
espéré.
Elle
y
est
maintenant.
Dans
un
parc
paisible.
Des
arbres,
de
la
pelouse,
un
étang.
C’est
la
fin
d’après-‐midi.
Lumière
douce
sur
l’eau
dormante.
Elle
a
retrouvé
Gilles,
comme
prévu,
sur
le
deuxième
banc
près
du
saule.
Sur
le
banc,
gravés
au
couteau,
les
mots
fuck
you,
que
Justine
caresse
nerveusement.
JUSTINE.
Tu
vas
bien
?
Un
temps.
GILLES.
Regarde.
JUSTINE.
Quoi
?
GILLES.
L’étang,
comme
il
est
beau.
JUSTINE.
Oui,
mais
est-‐ce
que
tu…
GILLES.
Chchch.
JUSTINE.
Et
Christiane,
est-‐ce
qu’elle
va
bien
?
GILLES.
Regarde
les
canards.
Il
y
en
a
plus,
cette
année.
JUSTINE.
Je
te
demande
si…
GILLES.
Christiane
vit
et
moi
je
vis.
Un
temps.
JUSTINE.
Mais
est-‐ce
que
vous
allez…
GILLES.
Qu’est-‐ce
que
ça
veut
dire,
aller
bien
?
JUSTINE.
Je
sais
pas.
Je
demande
ça
pour
amorcer.
GILLES.
Amorcer
?
37
JUSTINE.
Il
faut
bien
commencer
avec
quelque
chose.
Elle
dit
:
c’est
pas
grave
si
c’est
banal.
Il
faut
bâtir
sur
du
petit.
GILLES.
Ta
mère
dit
ça
?
JUSTINE.
Mais
non.
Tu
sais
bien
que…
GILLES.
Il
faut
pas
écouter
ta
mère.
Je
te
l’ai
expliqué.
Quand
elle
parle,
il
faut
faire
comme
ça.
Il
prend
les
mains
de
Justine
et
les
met
sur
ses
oreilles.
C’est
une
question
de
survie.
Crois-‐moi.
JUSTINE.
Maman
a
perdu
ses
mots,
tu
le
sais.
Elle
est
plus
comme
avant.
GILLES.
Ta
mère
parle
comme
on
respire.
C’est
pas
une
lésion
au
cerveau
qui
va
l’arrêter.
JUSTINE.
C’est
vrai
qu’elle
veut
parler,
mais…
GILLES.
J’ai
failli
me
noyer
dans
l’océan
qui
sortait
de
sa
bouche.
Si
j’étais
pas
parti
il
y
a
quinze
ans,
je…
JUSTINE.
T’aurais
été
englouti,
je
sais.
GILLES.
Ça
m’a
pris
deux
ans
à
faire
le
vide
dans
mes
oreilles.
JUSTINE.
Et
t’as
rencontré
une
muette
et
ça
t’a
sauvé.
Je
sais.
Un
temps.
Et
ton
travail
?
GILLES.
Regarde.
JUSTINE.
Quoi
?
GILLES.
Les
arbres,
le
gazon,
le
ciel.
Un
temps.
JUSTINE.
Et
Savane,
est-‐ce
qu’elle
va
bien
?
38
GILLES.
Qu’est-‐ce
qui
t’arrive
?
JUSTINE.
Rien.
GILLES.
Savane
fait
sa
vie
de
chatte.
Elle
mange,
elle
boit,
elle
dort.
Un
temps.
JUSTINE.
Et
la
maison
?
GILLES.
Mais
arrête.
Tu
vas
me
demander
aussi
comment
vont
mon
fauteuil
et
ma
lampe
sur
pied
?
JUSTINE.
Je
voulais
juste
échanger.
GILLES.
Qu’est-‐ce
que
ça
veut
dire,
échanger
?
JUSTINE.
Une
phrase
de
toi,
une
phrase
de
moi.
Tu
mets
une
brique,
je
mets
une
brique,
on
construit
quelque
chose.
GILLES.
On
construit
quoi,
Justine,
avec
du
futile
?
JUSTINE.
Je
sais
pas,
mais…
GILLES.
Tout
le
blabla
c’est
juste
pour
meubler.
Ça
nous
coupe
de
l’essentiel,
tu
le
vois
pas
?
JUSTINE.
L’essentiel
?
GILLES.
Ma
présence,
ta
présence.
La
conscience
d’être
ici,
au
milieu
des
arbres.
Tu
le
sens
pas
?
JUSTINE.
Je
sais
pas.
Je
voulais
seulement…
GILLES.
Qu’est-‐ce
que
t’as
?
T’as
oublié
comment
on
fait
d’habitude
?
On
va
manquer
l’heure,
si
tu
continues.
Le
soleil
est
presque
à
la
bonne
position.
JUSTINE.
Non.
J’ai
pas
oublié.
GILLES.
On
regarde
le
parc
ensemble.
On
guette
ensemble
le
mouvement
du
soleil.
On
attend
l’heure
exacte
de
ta
naissance.
39
JUSTINE.
Merci.
GILLES.
Ouvre-‐le.
JUSTINE.
Je
sais
ce
que
c’est.
C’est
moi,
ici,
il
y
a
un
an,
sur
le
banc.
GILLES.
T’as
été
au-‐dessus
de
mon
bureau
toute
l’année.
Demain,
je
vais…
JUSTINE.
Je
sais.
Tu
vas
accrocher
la
nouvelle
version
de
moi.
GILLES.
C’est
ma
façon
d’être
avec
toi.
Ouvre-‐le.
Tu
vas
voir.
Il
y
des
choses
fortes
et
mystérieuses
dans
ton
regard.
JUSTINE.
Je
veux
pas.
GILLES.
Bon.
Tu
l’ouvriras
plus
tard.
Il
faut
que
j’y
aille,
maintenant.
JUSTINE.
Non
!
GILLES.
Christiane
m’attend.
JUSTINE.
Reste,
s’il
te
plaît.
GILLES.
Bon.
Encore
cinq
minutes.
Mais
en
silence.
JUSTINE.
Ok.
Promis.
Il
s’assoit
à
côté
d’elle.
Ils
restent
quelques
secondes
en
silence.
JUSTINE.
Papa
?
GILLES.
Chchch.
41
Je
t’oublie.
In
cold
blood,
c’est
ce
qu’on
avait
dit.
Je
te
reproche
pas.
Je
te
reproche
rien.
Est-‐ce
que
c’est
ici
?
Je
le
sens
pas.
Est-‐ce
qu’il
faut
le
sentir
?
43
MARGUERITE.
Pas
vraiment,
Bernadette.
Quelqu’un
peut
dire
pourquoi
?
SYLVIE.
Parce
que
c’est
pas
vrai.
Il
faut
construire
sur
du
vrai.
MARGUERITE.
Bien,
Sylvie.
MARCEL.
Moi,
je
dirais
:
on
est
ensemble
là-‐dedans.
La
conversation,
ça
se
fait
à
deux.
On
va
s’en
sortir
ensemble.
MARGUERITE.
Très
bien,
Marcel.
MARCEL.
On
a
besoin
de
l’autre.
Il
a
besoin
de
nous.
MARGUERITE.
Bien.
Maintenant,
Rachel,
laisse
monter.
RACHEL.
Mais
il
y
a
rien
qui
monte.
MARGUERITE.
Qu’est-‐ce
que
vous
pouvez
dire
à
Rachel
?
SOLANGE.
Tiens
bon,
Rachel.
SYLVIE.
Moi,
je
dirais
:
respiration
profonde,
comme
on
a
appris.
MARGUERITE.
Quoi
d’autre
?
KEVIN.
Accroche-‐toi
à
un
mot.
RACHEL.
Quel
mot
?
Tout
est
blanc.
J’ai
chaud.
J’ai
mal
au
cœur.
BERNADETTE.
Est-‐ce
que
je
peux
suggérer
un
mot
?
MARGUERITE.
Non,
Bernadette.
On
peut
lui
rappeler
les
techniques,
mais
on
peut
pas
trouver
à
sa
place.
KEVIN.
Essaie
les
verbes,
Rachel.
MARGUERITE.
Oui,
Kevin.
Les
verbes,
c’est
bien.
Pourquoi
?
KEVIN.
Parce
qu’ils
contiennent
des
actions.
Action
égale
activité.
Les
activités
sont
des
bons
sujets
de
conversation.
48
RACHEL.
Des
verbes.
Euh…
Parler,
chercher,
hésiter,
souffrir,
mourir,
paniquer,
chanter,
partir,
marcher.
Marcher.
On
parlait
de
marcher,
non
?
MARGUERITE.
Continue,
Rachel.
Laisse
monter.
RACHEL.
Marcher…
Marcher
dans
la
boue,
dans
la
roche,
sur
l’eau,
comme
Jésus,
marcher
avec
une
canne,
un
bâton,
marcher
en
montagne…
Elle
se
redresse
et
regarde
Yves
dans
les
yeux.
Aimes-‐tu
la
marche
en
montagne
?
YVES.
Oh
oui,
j’adore
ça.
RACHEL.
C’est
mon
activité
préférée.
Je
suis
allée
dans
le
Vermont
la
semaine
passée.
YVES.
Le
Vermont,
c’est
magnifique.
RACHEL.
Oui,
magnifique.
Euh…
Mais
c’est
pas
aussi
beau
que
les
Andes.
Mais
dans
les
Andes,
il
y
a
l’altitude
et…
YVES.
Oui,
l’altitude.
Ça
étourdit.
Il
paraît
que
ça
peut
rendre
euphorique.
Un
temps.
RACHEL.
Ah
!
C’est
mon
tour
à
la
caisse.
Ça
m’a
fait
plaisir
de
te
revoir,
Yves.
YVES.
Moi
aussi,
Rachel.
À
une
prochaine
fois.
Rachel
se
retourne
vers
le
groupe.
RACHEL.
C’était
nul,
je
le
sais.
Est-‐ce
qu’on
peut
juste
oublier
ça
?
MARGUERITE.
Laisse-‐nous
juger,
Rachel.
Alors,
quelqu’un
veut
dire
quelque
chose
?
SOLANGE.
Moi,
j’ai
trouvé
ça
très
bien.
Émouvant,
même.
BERNADETTE.
Oui,
on
sentait
la
détresse
de
Rachel.
Et
la
sensation
de
tomber.
Moi
je
me
suis
reconnue
complètement.
MARGUERITE.
Mais
est-‐ce
que
Rachel
a
réussi,
d’après
vous
?
49
SYLVIE.
Elle
a
bien
essayé,
mais
j’ai
pas
senti
qu’elle
acceptait
le
blanc.
Enfin
pas
comme
tu
nous
l’as
montré.
S’abandonner
au
blanc,
c’était
ça
le
but
de
l’exercice,
non
?
MARCEL.
Si
je
peux
me
permettre,
je
pense
que…
il
y
avait
pas
une
vraie
ouverture
à
l’autre.
Elle
regardait
Yves,
mais
il
y
avait
comme
un
mur
de
verre
qui
les
séparait.
SYLVIE.
Et
puis,
c’était
un
peu
forcé.
Je
veux
dire
:
passer
de
«
j’aime
pas
prendre
le
métro
»
à
«
j’aimerais
marcher
dans
les
Andes
»,
ça
colle
pas
vraiment.
C’est
pas
un
enchaînement
organique.
RACHEL.
Mais
l’enchaînement
organique,
c’était
l’exercice
de
la
semaine
passée.
Aujourd’hui
il
fallait…
Euh…
Je
le
sais
pas.
Je
sais
plus
rien.
MARGUERITE.
Qui
peut
rappeler
la
consigne
d’aujourd’hui
?
Justine
?
JUSTINE.
Moi
?
MARGUERITE.
Voulez-‐vous
nous
rappeler
le
titre
de
l’exercice,
Justine
?
JUSTINE.
Je…
On
avait
dit
que
je
serais
seulement…
MARGUERITE.
Observatrice,
oui.
Et
vous
avez
observé,
justement.
Quel
était
le
titre
de
l’exercice
?
JUSTINE.
Apprivoiser
le
blanc.
MARGUERITE.
Et
qu’est-‐ce
que
vous
avez
retenu
d’autre
?
JUSTINE.
Euh…
Le
blanc
est
en
nous.
Le
blanc
c’est
le
vide.
Le
vide
fait
partie
du
plein.
Je
veux
dire,
il
y
a
pas
de
plein
sans
vide.
Et
il
y
a
pas
de
conversation
sans
blanc.
Ça
fait
partie
de
la
vie.
C’est
la
respiration.
C’est
le
mystère
du
monde.
On
a
tous
peur
du
vide,
mais
il
faut
l’accepter.
MARGUERITE.
Et
qu’est-‐ce
que
ça
veut
dire,
l’accepter
?
JUSTINE.
Ne
pas
chercher
les
mots,
les
idées,
les
sujets.
Se
laisser
couler
dans
le
blanc.
Avoir
confiance.
Les
mots
sont
là.
Ils
sont
en
nous.
Tous
les
mots.
Toutes
les
phrases.
Toutes
les
idées.
Quelque
part,
dans
la
vase
au
fond
de
nous.
Ils
sont
là,
mais
on
peut
pas
les
forcer
à
remonter.
Si
on
tire,
ils
résistent
et
ils
sonnent
faux
quand
ils
arrivent
à
la
surface.
MARGUERITE.
Bien,
Justine.
Très
bien.
Vous
avez
tout
compris.
50
JUSTINE.
Il
faut
le
courage
de
rester
là.
Ne
pas
courir.
Accepter
de
couler
devant
l’autre.
Devant
un
homme
qui
attend
avec
toi
à
la
caisse
du
supermarché.
Avoir
confiance
que
tu
vas
être
sauvée.
Mais
comment
on
fait
pour
y
croire,
quand
on
s’est
noyé
mille
fois
?
Elle
se
dirige
vers
la
sortie.
MARGUERITE.
Justine.
Attendez
!
La
semaine
prochaine,
on
met
le
projecteur
sur
le
corps.
On
le
regarde,
on
le
scrute,
on
apprend
à
capter
tous
ses
détails.
La
conversation
est
souvent
là,
tout
simplement,
dans
le
corps
de
l’autre.
Justine
s’en
va.
51
JUSTINE.
Dis-‐moi
une
phrase,
maman.
Juste
une,
comme
avant.
Dis
:
tu
t’en
fais
trop,
Justine,
la
vie
est
simple,
il
faut
juste
regarder
les
gens,
il
faut
juste
les
aimer.
On
entend
la
voix
de
Charlie.
CHARLIE.
Y
a
quelqu’un
ici
?
Où
elle
est,
ma
petite
maman
préférée
?
Charlie
entre.
REINE.
Ah
!
C’est
Dany.
Il
est
là,
ton
père,
tu
sois
!
CHARLIE.
Hé,
ma
maman
préférée.
T’es
magnifique.
Non,
mais,
t’as
quel
âge
exactement
?
C’est
toi
qui
fête
tes
vingt-‐cinq
ans,
non
?
Mademoiselle,
vous
permettez
?
Il
lui
baise
la
main.
REINE.
T’es
saoul.
T’es
compatement
saoul.
Il
est
saoul,
non,
ton
père
?
JUSTINE.
Oui,
il
est
fou,
mon
frère.
CHARLIE.
Ton
frère
préféré,
qui
est
doux
comme
un
agneau
et
heureux
comme
un
roi
!
Bonne
fête,
ma
petite
sœur.
Qu’est-‐ce
que
je
te
souhaite
?
La
gloire,
l’argent,
l’aventure,
l’amour
?
Fais
ton
choix.
JUSTINE.
Euh…
Souhaite-‐moi
de…
CHARLIE.
Et
c’est
pas
tout.
J’ai
une
surprise
pour
vous.
Maman,
tu
comprends
?
Une
surprise.
REINE.
Une
cerise
?
CHARLIE.
Une
surprise
!
Comme
une
boîte
qui
s’ouvre
et
pouf,
il
y
a
un
cadeau.
Pouf.
REINE.
Pouf
!
Pouf
!
Tu
me
fais
virer.
Tu
me
fais
tant
virer
!
CHARLIE.
Attention
!
Fermez
vos
yeux
!
Il
va
fermer
les
yeux
de
Reine
et
de
Justine.
JUSTINE.
Une
surprise
pour
moi
?
Qu’est-‐ce
que
t’as
fait
?
Il
sort
et
revient
avec
une
jeune
femme
à
son
bras.
53
GALINA.
Justus
?
Bonjour
Justus.
JUSTINE.
Justine.
CHARLIE.
Bon.
Ma
reine,
vous
venez
?
On
va
aller
chercher
le
festin
!
Je
suis
votre
serviteur.
REINE.
Oui.
Oui.
On
lance.
JUSTINE.
Attends.
Je
vais
le
faire.
Je
vais
aider
maman.
CHARLIE.
Ah
non
!
C’est
toi
la
fêtée.
Tu
touches
à
rien.
JUSTINE.
Mais
ça
me
dérange
pas.
Reste
ici,
toi,
avec
ta…
avec
Galina.
CHARLIE.
Pas
question.
On
s’occupe
de
tout,
hein
maman
?
REINE.
On
va
marcher
le
pateau
et
les
souliches
?
CHARLIE.
Oui,
ma
reine,
on
va
chercher
le
pateau
et
les
souliches
et
la
roumelle
de
vouseux
et
on
va
ranger
et
loire
à
la
santé
de
Justine.
Et
je
vais
vous
révéler
ma
deuxième
surprise
!
JUSTINE.
Quelle
surprise
?
Il
y
a
encore
quelqu’un
?
CHARLIE.
Mais
non.
Tu
vas
voir,
c’est
autre
chose.
Bon,
on
vous
laisse
papoter
toutes
les
deux.
GALINA.
Papoter,
qu’est-‐ce
que
c’est
?
CHARLIE.
Parler
entre
filles.
T’adores
papoter,
non
?
À
tout
de
suite,
mon
amour.
Justine
et
Galina
se
retrouvent
seules.
Un
long
temps.
Justine
essaie
de
respirer,
elle
secoue
ses
bras,
essaie
de
se
détendre.
GALINA.
Charlie,
il
être
merveilleux,
tu
trouves
?
JUSTINE.
Je
sais
pas.
GALINA.
Il
être
très
connu.
Tout
le
monde
le
connaître.
Tout
le
monde
le
aimer
à
son
quiz
de
télévision.
Il
être
animateur
extraordinaire.
55
GALINA.
Je
aller
à
la
télévision
pour
audition.
Pour
petit
rôle
muet.
Je
marcher
dans
corridor.
Il
marcher
aussi.
Il
frapper
mon
bras
sans
vouloir.
Il
voir
mes
yeux,
je
voir
ses
yeux.
Pouf
!
C’est
merveilleux
!
Autre
question
?
Justine
regarde
attentivement
Galina.
JUSTINE.
T’as
des
petits
pieds.
Tu
portes
des
combien
?
GALINA.
Des
six
et
demi.
Silence.
GALINA.
Autre
question
?
JUSTINE.
Je
sais
pas.
Silence.
GALINA.
Bon.
Je
poser
questions.
Tu
aimer
l’amour
anal
?
JUSTINE.
Quoi
?
GALINA.
Charlie
aimer
beaucoup
l’amour
anal.
Et
je
aussi.
Je
aimer
son
doigt
dans
mon
anneau.
Anal.
Anus
!
C’est
ça
?
JUSTINE.
Anus,
oui,
mais…
GALINA.
Et
le
pénis
dans
la
bouche,
tu
aimer
?
Et
la
langue
sur
les
seins,
non
?
Et
la
position
du
petit
chien
?
JUSTINE.
Écoute,
je
sais
pas
et…
GALINA.
Tu
aimer
quoi
?
Une
petite
chose
spéciale
que
tu
jamais
dire
à
personne.
Tu
vouloir
me
dire
?
C’est
un
truc
de
moi.
JUSTINE.
Quel
truc
?
GALINA.
Le
sexe.
Quand
on
se
pas
connaître,
on
pas
toujours
savoir
quoi
dire.
Si
on
parler
de
sexe,
on
se
rapprocher
tout
de
suite.
Beaucoup
mieux
que
parler
de
grandeur
des
pieds.
Tu
essayer
?
JUSTINE.
Non.
Je
pense
pas.
57
GALINA.
Mais
oui.
Je
aider
toi.
Je
montre
partie
du
corps,
tu
faire
oui
ou
non
avec
la
tête.
Les
lumières
s’éteignent
brusquement.
Charlie
apparaît,
suivi
de
Reine
qui
tient
le
gâteau
d’anniversaire
sur
lequel
scintillent
vingt-‐cinq
bougies.
Ils
chantent
en
chœur.
CHARLIE.
Bonne
fête
Justine.
REINE.
Sonne
tête
Adeline.
GALINA.
Bonne
fête,
bonne
fête,
bonne
fête
Justus.
CHARLIE.
Fais
un
vœu
ma
petite
sœur.
Justine
s’apprête
à
souffler
les
bougies.
Tu
devrais
souhaiter
la
célébrité.
JUSTINE.
Pourquoi
?
CHARLIE.
Fais-‐moi
confiance.
Allez,
souffle.
Justine
souffle.
Tout
le
monde
applaudit.
CHARLIE.
Bon.
C’est
le
moment
de
la
deuxième
surprise.
Regardez-‐moi
bien,
vous
êtes
en
présence
du
prochain
animateur
du
tout
nouveau
talk
show
qui
va
être
diffusé
le
mardi
soir
à
heure
de
grande
écoute.
Ça
va
s’appeler
«
Les
gens
ordinaires
ont
des
histoires
extraordinaires
».
L’idée
c’est
d’inviter
des
gens
ordinaires,
des
purs
inconnus
qui
sont
jamais
passés
à
la
télé,
et
de
montrer
comment
ils
sont
uniques.
Montrer
comment
tout
le
monde,
même
les
personnes
les
plus
banales
en
apparence,
tout
le
monde
a
des
choses
passionnantes
à
raconter.
La
direction
m’a
dit
:
Charlie,
c’est
toi
qu’il
nous
faut.
C’est
fantastique,
non
?
GALINA.
Fantastique,
oui.
Nous
tous
être
extraordinaires.
CHARLIE.
Et
la
surprise,
la
vraie
surprise,
tenez-‐vous
bien,
c’est
que…
la
toute
première
émission
va
être
consacrée
à
vous,
ma
famille.
JUSTINE.
Hein
?
REINE.
Qu’est-‐ce
que
tu
montes,
mon
Guy
?
58
CHARLIE.
C’est
la
directrice
des
communications
qui
a
eu
l’idée.
Elle
a
dit
:
on
devrait
commencer
par
ta
famille,
Charlie.
Sur
le
coup,
j’étais
pas
sûr
du
tout.
Je
leur
ai
dit
pour
maman.
Je
leur
ai
parlé
de
sa
petite
maladie.
JUSTINE.
C’est
pas
une
maladie.
Et
c’est
pas
petit.
REINE.
Qu’est-‐ce
que
vous
fuites
?
Vous
tapez
de
moi
?
CHARLIE.
Oui,
maman,
on
parle
de
toi.
On
dit
que
t’es
belle
et
poétique.
Je
vais
tout
t’expliquer
plus
tard.
Ok
?
Plus
tard.
REINE.
Plus
noir.
Ok.
JUSTINE.
Il
y
a
pas
juste
maman,
il
y
a…
CHARLIE.
Je
sais.
Je
leur
ai
dit
aussi
pour
papa.
J’ai
bien
spécifié
qu’il
aimait
pas
tellement
parler.
Et
je
leur
ai
expliqué
pour
Christiane.
Plus
je
vous
décrivais,
plus
ils
étaient
emballés.
Ils
ont
dit
:
c’est
exactement
ce
qu’on
cherche
!
Une
famille
ordinaire,
des
histoires
extraordinaires.
Ça
va
être
super
émouvant
de
commencer
comme
ça.
JUSTINE.
Qu’est-‐ce
qui
va
être
émouvant
?
CHARLIE.
Vous,
moi.
Notre
famille.
Nos
anecdotes.
Vous
allez
tous
venir
en
studio,
maman,
Galina,
Justine,
et
même
papa
et
Christiane
qui
vont
parler
en
langage
des
signes.
JUSTINE.
Et
maman
?
CHARLIE.
Quoi,
maman
?
JUSTINE.
Personne
va
la
comprendre.
CHARLIE.
Maman
va
parler
et
je
vais
traduire
et
ça
va
être
super
émouvant.
JUSTINE.
Papa
voudra
jamais.
CHARLIE.
Papa
a
dit
oui.
JUSTINE.
Tu
l’as
appelé
?
CHARLIE.
Je
suis
allé
chez
lui.
JUSTINE.
Chez
lui
?
59
CHARLIE.
Et
Christiane
était
là,
et
elle
était
enthousiaste.
Elle
a
dit
qu’elle
avait
plein
de
choses
à
raconter.
JUSTINE.
Christiane
est
muette.
CHARLIE.
Justement,
elle
a
dit
que
c’était
une
occasion
de
prendre
la
parole,
en
tant
que
muette.
JUSTINE.
Il
me
semblait
que
ça
te
rendait
malade
d’aller
chez
eux.
La
dernière
fois,
c’était
il
y
a
trois
ans.
T’es
parti
avant
la
fin
du
repas
parce
que
t’en
pouvais
plus
du
silence.
CHARLIE.
Oui,
bon,
mais
là
on
a
juste
pris
le
thé
et
ça
s’est
très
bien
passé.
Papa
était
réticent
au
début,
mais
Christiane
l’a
convaincu.
Ils
vont
raconter
quelque
chose
ensemble.
Une
histoire
cocasse.
JUSTINE.
Cocasse
?
Papa
et
Christiane
?
GALINA.
Qu’est-‐ce
que
c’est,
cocasse
?
CHARLIE.
Et
toi,
tu
pourrais
raconter,
je
sais
pas,
une
histoire
qui
est
arrivée
au
labo,
une
mésaventure…
JUSTINE.
J’irai
pas.
CHARLIE.
Ah
non
!
Tout
le
monde
au
monde,
Justine,
veut
passer
à
la
télévision.
Et
toi
aussi
!
T’es
pas
différente
des
autres.
Tu
vas
devenir
une
star
dans
ton
laboratoire.
Le
ton
monte
un
peu.
JUSTINE.
Mais
je
veux
pas
devenir
une
star.
REINE.
Chchch.
Il
faut
pas
se
chatouiller.
C’est
la
tête
d’Amandine.
Pas
de
boucane.
On
devrait
langer.
Toute
la
sonde.
Allez.
Elle
se
met
à
chanter.
Ma
mère
Jocelyne,
c’est
à
ton
jour,
de
te
rester
manger
d’atour.
Elle
les
invite
à
chanter
avec
elle.
Marchez,
toute
la
sonde
!
Marche
avec
moi,
Dany.
60
Elle
se
remet
à
chanter.
Ma
mère
Jocelyne…
CHARLIE.
Pas
tout
de
suite,
maman,
ok
?
Justine
et
moi,
il
faut
qu’on
parle.
Je
vais
tout
t’expliquer
plus
tard,
je
vais
mimer
et
tu
vas
tout
comprendre.
Plus
tard,
ok
?
REINE.
Plus
noir.
Ok.
Mais
pas
de
boucane.
CHARLIE.
Pas
de
boucane.
Promis.
Justine
va
changer
d’idée
de
toute
façon.
Elle
trouve
ça
vulgaire,
la
télé,
mais
elle
va
venir
quand
même
parce
qu’au
fond,
elle
en
a
très
envie.
JUSTINE.
Pas
du
tout.
Tu
comprends
rien.
Je
peux
pas.
CHARLIE.
Mais
oui,
tu
peux.
JUSTINE.
J’ai
absolument
rien
à
raconter,
comprends-‐tu
ça
?
RIEN
!
CHARLIE.
Mais
c’est
justement
ça
le
concept
de
l’émission
:
montrer
comment
les
gens
ont
des
choses
passionnantes
à
dire,
même
quand
ils
le
savent
pas.
JUSTINE.
Mais
moi,
je
sais
pas
parler
de
ce
qui
m’arrive
et
de
ce
qui
m’arrive
pas.
CHARLIE.
Mais
c’est
moi
qui
vais
tout
faire.
JUSTINE.
Tout
faire
quoi
?
Tu
vas
parler
à
ma
place
?
CHARLIE.
Non,
mais
je
vais
te
mettre
à
l’aise.
Fais-‐moi
confiance.
Tu
le
sais,
j’ai
un
talent
incroyable
pour
ça.
GALINA.
C’est
vrai.
Il
avoir
talent.
Il
me
mettre
à
l’aise
tout
de
suite.
Première
minute
!
CHARLIE.
Tu
peux
pas
me
faire
ça.
J’ai
besoin
que
tu
viennes,
entends-‐tu
?
JUSTINE.
Mais
non,
t’as
pas
besoin.
T’as
juste
à
dire
que
t’as
pas
de
sœur,
que
t’es
fils
unique.
CHARLIE.
Mais
tu
comprends
rien.
C’est
un
show
fondé
sur
la
vérité
!
La
vérité,
merde
!
REINE.
Chchch.
Attachez
!
Attachez.
J’ai
ri
pas
de
boucane.
On
lange,
toute
la
ronde…
Elle
chante.
61
Ma
mère
Lucille,
c’est
à
ton
chou…
CHARLIE.
Maman,
arrête
!
Arrête,
ok
!
REINE.
Je
veux
soutement
changer.
Tu
pries
sur
moi.
Je
suis
ton
père,
Jackie.
Souris
le
pas.
CHARLIE.
Excuse-‐moi,
maman.
Je
voulais
pas
crier.
Mais
c’est
Justine.
J’essaie
de
lui
expliquer
le
concept
de
vérité,
mais
elle…
JUSTINE.
Je
sais
très
bien
ce
que
c’est,
la
vérité.
Aujourd’hui,
maintenant,
la
vérité
c’est
que…
je
peux
pas
!
La
vérité
c’est
que
je…
CHARLIE.
C’est
que
tu
te
penses
au-‐dessus
de
nous.
Du
fond
de
ton
silence,
tu
nous
observes
et
tu
nous
méprises.
Depuis
toujours.
JUSTINE.
Mais
non
!
Pas
du
tout,
c’est
toi
qui
me
trouves…
CHARLIE.
C’est
important
pour
moi,
peux-‐tu
essayer
de
mettre
ça
dans
ta
tête
?
Ils
m’ont
fait
confiance.
Ils
ont
dit,
c’est
un
concept
risqué,
il
y
a
juste
toi
qui
peux
trouver
le
dosage
parfait
d’humour
et
de
gravité.
Juste
toi.
Et
j’ai
pris
une
grande
inspiration
et
j’ai
dit
d’accord,
je
vais
réunir
ma
famille,
maman
avec
sa
poésie
surréaliste
et
papa
qui
peut
pas
la
supporter
et
Christiane…
JUSTINE.
Sans
nous
en
parler
?
CHARLIE.
Je
t’ai
appelée
plusieurs
fois
pour
t’expliquer
et
te
demander
de
venir
avec
moi
chez
papa.
Mais
madame
répondait
pas.
Comme
toujours,
madame
était
dans
sa
bulle.
Ça
fait
que
j’ai
pris
deux
relaxants
et
je
suis
allé
tout
seul.
Et
il
y
a
eu
des
silences
infinis
et
c’était
dur,
mais
je
me
suis
pas
énervé.
Et
papa
était
impressionné.
Il
l’a
pas
dit,
mais
je
l’ai
vu.
Un
fils
animateur
à
l’heure
de
grande
écoute,
ça
impressionnerait
n’importe
qui.
Et
il
a
dit
oui,
et
on
a
trinqué
avec
nos
tisanes
de
gingembre
au
cumin.
Et
toi
t’es
pas
muette,
t’as
pas
de
lésion
dans
le
pariétal
droit,
t’es
seulement
un
peu
timide
et
juste
pour
ça,
tu
veux
pas…
JUSTINE.
JE
SUIS
PAS
TIMIDE
!
CHARLIE.
Ben,
qu’est-‐ce
que
t’as,
si
t’es
pas
timide
?
Qu’est-‐ce
que
t’as
?
REINE.
Chchch.
Elle
fredonne
tout
bas.
62
Ma
mère
Milie,
c’est
à
ton
goût,
de
te
bercer
manger
de
tour.
Le
ton
redescend.
JUSTINE.
J’ai
pas
d’histoires
amusantes,
cocasses,
fascinantes.
Je
sais
pas
ce
qu’il
faut
dire.
CHARLIE.
Ça
existe
pas,
«
ce
qu’il
faut
dire
».
Il
y
a
rien
qu’il
faut
dire.
Il
faut
juste
se
laisser
aller.
Laisser
monter.
JUSTINE.
Je
sais,
les
idées
sont
là,
au
fond
de
nous,
dans
la
vase,
mais
moi,
ça
monte
pas,
ça
monte
jamais.
CHARLIE.
Quelle
vase
?
JUSTINE.
Et
quand
je
suis
devant
quelqu’un
qui
me
demande
ce
que
je
fais,
ce
que
je
deviens,
je
pense
:
tu
sais
rien
de
moi
et
je
sais
rien
de
toi,
et
je
cherche
comment
expliquer
ce
que
je
suis
pour
vrai,
et
il
me
vient
seulement
des
pensées
du
fond
de
l’âme
et
ça
tombe
à
plat.
CHARLIE.
Mais
justement,
là,
tu
pourras
nous
raconter
un
truc
vraiment
personnel.
C’est
ça,
le
concept
!
Je
te
le
répète
depuis
tout
à
l’heure.
Mais
au
fond
tu
veux
rien
savoir,
tu
veux
juste
rester
dans
ta…
GALINA.
Justus
être
fragile,
c’est
tout.
Devoir
aller
doucement
avec
elle.
JUSTINE.
J’irai
pas.
CHARLIE.
Tu
m’énerves
!
GALINA.
Je
parler
avec
Justus.
On
se
rapprocher
beaucoup
tout
à
l’heure.
Hein
Justus
?
Je
lui
donner
petits
trucs.
Viens,
Justus.
Elles
sortent.
CHARLIE.
Et
toi,
maman,
tu
dis
oui
?
REINE.
Où
est-‐ce
qu’elle
prend
?
Qu’est-‐ce
que
tu
lis,
mon
Louis
?
Je
consomme
pas.
Je
consomme
rien.
CHARLIE.
Dis
oui,
maman.
Seulement
oui.
Comme
ça,
avec
la
tête.
63
idiotes.
Je
être
consciente,
mais
je
venir
quand
même
parce
que
je
vouloir
me
sauver.
Vouloir
plus
fort
que
tout,
comme
question
de
vie
et
de
mort.
Tu
comprendre
?
Je
mourir
si
je
rester
là-‐bas.
Pas
mourir
de
faim,
mais
de
tristesse,
de
dégoût.
Et
toi
est-‐ce
que
tu
vouloir
très
fort
?
JUSTINE.
Oui,
je
veux
changer,
mais…
GALINA.
Mais
est-‐ce
que
tu
mourir
de
pas
changer
?
Mourir
de
rester
dans
petit
coin
à
regarder
les
autres?
Si
affaire
de
vie
ou
mort,
alors
tu
pouvoir
trouver
anecdote.
Ça
venir.
Toi
parler
dans
ta
tête.
Commencer
par
quand
je
être
petite,
je
être
comme
ci,
je
être
comme
ça,
blablabla.
Et
puis,
un
jour,
arriver
ceci,
arriver
cela.
Petite
chose
simple
de
la
vie.
Tu
le
faire
?
Pour
te
sauver
la
vie
?
JUSTINE.
Elle
veut
pas
être
sauvée,
ma
vie.
GALINA.
Mais
oui.
Toutes
les
vies
vouloir
être
sauvées.
Justine
s’en
va.
66
GALINA.
Être
important
pour
mon
anecdote.
MARC-‐ANTOINE.
Non,
non.
Ce
sera
pas
possible.
GALINA.
Toi
lui
dire,
Charlie.
Être
important.
Je
pratiquer
comme
ça
à
la
maison.
Grand
moment
d’intensité
quand
je
monter
sur
table.
CHARLIE.
Calme-‐toi,
ma
chérie.
C’est
un
détail.
On
va
trouver
une
solution.
On
va
trouver,
Marc-‐Antoine.
Inquiète-‐toi
pas.
MARC-‐ANTOINE.
Bon
en
attendant,
mon
assistante
va
vous
servir
un
verre
de
vin.
Liette,
peux-‐tu
t’en
occuper
?
LIETTE.
Tout
de
suite.
Liette
commence
à
leur
servir
du
vin.
REINE.
Du
pain
?
À
cette
voix-‐là
?
C’est
le
pantin,
non
?
CHARLIE.
Prends
un
verre,
maman.
C’est
pas
grave.
C’est
le
matin,
mais
on
fait
semblant
que
c’est
le
soir.
REINE.
Le
noir
?
Pourquoi
le
noir
?
LIETTE.
Charlie,
veux-‐tu
que
j’aille
voir
si
ta
sœur
s’est
perdue
dans
les
couloirs
?
CHARLIE.
Oui,
bonne
idée.
Reine
montre
son
verre
de
vin.
REINE.
Il
est
rond,
le
pain,
tu
bouges
pas
?
CHARLIE.
Oui,
maman,
il
est
rond
le
pain.
Mais
dis-‐moi
qu’elle
va
venir,
Justine.
L’assistante
lui
a
donné
toutes
les
infos.
Elle
a
dit
qu’elle
serait
là
sans
faute.
Je
l’ai
appelée
hier,
elle
a
pas
répondu.
Si
elle
vient
pas,
je
la
tue.
Reine
touche
le
front
de
Charlie.
REINE.
T’es
en
peur.
Qu’est-‐ce
qui
va
?
T’es
malêtre,
mon
choisi
?
CHARLIE.
Je
suis
un
peu
anxieux.
C’est
la
première,
et
tout
repose
sur
moi.
Et
je
le
sais
bien
que
c’est
risqué
de
vous
réunir,
toi,
papa,
Justine,
Christiane.
Une
vraie
folie.
Mais
70
c’est
pour
ça
justement
que
ça
peut
être
extraordinaire.
Il
faut
se
mettre
en
danger
pour
arriver
à
quelque
chose
de
grand,
tu
comprends
?
T’as
aucune
idée
de
ce
que
je
dis,
mais
tu
comprends,
je
le
sais.
REINE.
Ça
va,
ça
va
mon
lupin.
Sois
pas
refait,
tout
va
rien
mener.
LIETTE.
Charlie.
Il
y
a
des
gens
pour
toi
!
Gilles
et
Christiane
entrent
timidement.
CHARLIE.
Papa
!
Christiane
!
Bon,
vous
êtes
là
!
Venez
!
Voulez-‐vous
un
verre
de…
?
Liette,
est-‐ce
qu’on
a
de
la
tisane
?
Papa,
je…
Je
voulais
te
remercier
encore
d’avoir
accepté.
Ça
veut
dire
beaucoup
pour
moi.
GILLES.
C’est
Christiane
qu’il
faut
remercier.
CHARLIE.
Merci,
Christiane.
Christiane
répond
en
langage
des
signes.
GILLES.
Elle
dit
qu’on
a
préparé
une
bonne
histoire.
Mais
c’est
elle,
en
fait,
qui
a
tout
préparé.
Christiane
parle
en
langage
des
signes.
GILLES.
Elle
dit
qu’elle
aimerait
qu’on
fasse
une
minute
de
silence
pendant
l’émission.
CHARLIE.
De
silence
?
Écoute,
je
sais
pas
trop.
Je
pense
pas
que
ce
soit…
GILLES.
Elle
dit
:
en
hommage
à
tous
les
sans
voix.
Elle
dit
que
ça
va
être
magnifique,
tous
ensemble,
muets
en
même
temps.
CHARLIE.
Ben
je…
je
sais
pas
si
on
va
avoir
le
temps.
Christiane
répond
en
langage
des
signes.
GILLES.
Elle
dit
qu’il
y
a
toujours
du
temps
pour
le
silence.
Tu
vas
voir.
Reine
s’approche
d’eux.
Elle
montre
Christiane.
REINE.
Elle
fait
là,
la
roulette
?
Pourquoi
tu
me
le
ris
pas
?
71
CHARLIE.
Mais
oui,
elle
est
là.
Je
t’ai
expliqué.
Je
t’ai
montré
sa
photo.
On
est
une
famille
avec
ses
tensions,
ses
petits
drames.
C’est
ça
le
concept,
maman.
Galina
s’approche
de
Gilles
et
Christiane.
GALINA.
Vous
être
père
de
Charlie.
Merveilleux.
Charlie
être
super
content.
On
se
embrasser,
d’accord
?
Et
vous
être
sa
petite
amie,
non
?
On
se
embrasser
aussi.
Gilles
et
Christiane
se
laissent
embrasser.
CHARLIE.
Papa,
Christiane,
je
vous
présente
Galina.
GALINA.
Charlie
me
raconter
beaucoup
anecdotes
sur
vous.
Il
me
dire
que
vous
crier
avec
vos
bras
quand
vous
faire
amour.
CHARLIE.
Galina…
GALINA.
Alors,
vous
crier
avec
bras
quand
vous
jouez
?
Non,
jouir.
C’est
ça,
jouir
!
C’est
vrai
?
CHARLIE.
Galina,
arrête
!
GALINA.
Je
vouloir
seulement
mettre
à
l’aise.
Tu
dire
tout
le
monde
devoir
se
détendre
pour
l’émission.
CHARLIE.
Oui,
bon,
mais
c’est
pas
nécessaire
de…
Liette
revient,
suivie
de
Justine.
LIETTE.
Je
vous
amène
une
jeune
femme
que
j’ai
trouvée
au
bout
du
couloir
du
troisième
sous-‐sol.
CHARLIE.
Justine
!
Je
savais
que
tu
me
laisserais
pas
tomber.
Je
t’adore
!
Tout
le
monde
est
là.
Toute
ma
famille.
C’est
déjà
émouvant,
non
?
On
va
pourvoir
commencer.
On
va
y
aller
tout
doucement.
On
va
placoter
de
choses
et
d’autres,
les
caméras
vont
commencer
à
filmer.
Je
vais
vous
poser
des
questions
et
vous
allez
raconter.
Sentez-‐
vous
complètement
à
l’aise.
Ça
va
tout
le
monde
?
Ça
va
Justine
?
72
22.
Anecdotes
NARRATEUR.
Ils
ont
placoté
de
choses
et
d’autres.
Les
caméras
ont
commencé
à
rouler.
Charlie
était
au
sommet
de
sa
forme.
Joueur,
rieur,
intense,
passionné.
Petit
à
petit,
il
a
amené
chacun
à
raconter.
Galina
est
montée
debout
sur
son
fauteuil
pour
reconstituer
l’évènement
qui
a
marqué
ses
vingt
ans
:
elle
au
sommet
d’un
édifice
un
jour
de
grand
vent.
Son
foulard
envolé.
Elle
penchée
sur
le
parapet
pour
le
rattraper.
Tombée
du
quatrième
étage.
Atterrie
par
miracle
sur
un
lit
de
coussins.
On
ne
sait
pas
si
c’est
vraiment
arrivé,
mais
on
s’en
fout.
C’était
spectaculaire,
insolite,
inédit.
Et
Reine
y
est
allée
d’un
long
charabia,
que
Charlie
a
traduit
par
une
anecdote
adorable
au
sujet
d’une
crème
de
jour
aux
agrumes
qui
a
sauvé
de
la
dépression
une
de
ses
clientes.
Et
Gilles
et
Christiane
ont
décrit
en
langage
des
signes
leur
première
rencontre
:
comment
ils
ont
passé
toute
une
soirée,
toute
une
nuit
d’amour
sans
dire
un
seul
mot,
comment
Gilles
a
compris
seulement
le
lendemain
matin
que
Christiane
était
muette.
Et
Reine
a
tenté
de
les
interrompre
plusieurs
fois
et
Christiane
a
crié
avec
ses
bras
et
Gilles
a
presque
perdu
son
calme
et
Charlie
a
dit
que
c’était
ça,
sa
famille,
tellement
vraie
et
humaine.
Justine
a
tout
écouté
sans
broncher.
Et
puis
son
frère
s’est
tourné
vers
elle.
CHARLIE.
Justine,
à
ton
tour
de
nous
raconter.
Je
sais
que
quand
t’étais
petite
t’aimais
beaucoup
les
insectes.
Justine
ne
dit
rien.
CHARLIE.
Quand
t’étais
petite,
Justine…
Justine
ne
dit
rien.
GALINA.
Tu
peux
aller,
Justine.
Raconter
petite
histoire
cachée
que
jamais
dire
à
personne.
Vas-‐y.
Quand
je
être
petite…
JUSTINE.
Quand
j’étais
petite…
CHARLIE.
Quand
t’étais
petite,
tu
regardais
beaucoup,
non
?
JUSTINE.
Quand
j’étais
petite,
un
jour…
CHARLIE.
Un
jour…
?
JUSTINE.
Un
jour,
dans
le
salon…
CHARLIE.
Dans
notre
salon
de
la
rue
des
Érables
?
Qu’est-‐ce
qui
est
arrivé
?
JUSTINE.
Maman
faisait
une
démonstration
de
fond
de
teint.
73
CHARLIE.
Ah
les
démonstrations
de
maman
!
C’était
fabuleux.
Il
faut
dire
aux
téléspectateurs
à
quel
point
maman
était
populaire.
Il
y
avait
des
listes
d’attente
pour
assister
à
ses
soirées
!
Qui
était
là,
ce
soir-‐là,
t’en
souviens-‐tu
?
JUSTINE.
Madame
Dumont,
madame
Prévost,
Marjolaine
Saint-‐Onge,
beaucoup
d’autres.
CHARLIE.
Et
moi
?
J’étais
sûrement
là.
J’étais
toujours
là.
J’adorais
les
démonstrations.
C’était
comme
un
spectacle.
Et
qu’est-‐ce
qui
s’est
passé
?
JUSTINE.
Maman
distribuait
ses
échantillons
et
madame
Dumont
disait
qu’elle
en
voulait
un
autre
pour
sa
belle-‐sœur
qui
avait
pas
pu
venir,
et
madame
Tétreault
était
tellement
excitée,
elle
commençait
déjà
à
appliquer
la
couleur
sur
son
visage.
Maman
disait
attendez,
pas
maintenant,
Marie-‐Louise,
il
faut
que
je
vous
explique
comment
faire.
CHARLIE.
Et
toi,
Justine,
qu’est-‐ce
que
tu
faisais
?
JUSTINE.
J’étais
assise
dans
mon
coin
habituel,
derrière
la
lampe
sur
pied,
et
je
regardais.
Maman
a
dit
viens
t’asseoir
avec
nous,
Justine.
Viens
montrer
ta
dent
brisée.
Justine
s’est
cassé
une
dent
cette
semaine.
Viens
raconter
comment
ça
s’est
passé.
C’est
une
drôle
d’histoire.
Je
pensais
:
quelle
histoire
?
Je
voyais
pas
d’histoire.
Je
cherchais
ce
qu’il
pouvait
y
avoir
de
drôle
ou
d’intéressant
dans
une
dent
restée
collée
sur
un
morceau
de
chocolat.
Et
pendant
que
je
cherchais,
mon
frère
s’est
mis
à
décrire
un
gros
monsieur
qu’il
avait
vu
en
revenant
de
l’école.
Il
s’était
penché
pour
ramasser
quelque
chose
et
son
pantalon
s’était
déchiré.
Mon
frère
mimait
l’action
et
il
faisait
le
bruit
du
pantalon
qui
se
déchire
et
tout
le
monde
riait.
CHARLIE.
J’adorais
les
faire
rire,
c’est
vrai,
mais
je
me
souviens
pas
exactement
de…
JUSTINE.
Je
savais
que
le
pantalon
avait
pas
fait
scratch
aussi
fort
et
que
l’homme
était
pas
si
gros
que
ça,
et
mon
frère
rajoutait
des
détails,
il
faisait
des
bruits
avec
sa
bouche,
et
maman
a
dit
arrête,
mon
fils,
tu
vas
nous
faire
mourir
de
rire,
et
madame
Dumont
a
dit
il
a
un
talent
fantastique,
un
jour
il
va
faire
du
théâtre,
vous
verrez,
et
dans
ma
tête
je
criais
c’est
pas
vrai,
il
invente,
il
raconte
n’importe
quoi,
juste
pour
dire
regardez-‐moi,
applaudissez-‐moi,
aimez-‐moi,
mais
pourquoi,
pourquoi
il
faut
raconter
pour
être
aimé,
et
Marjolaine
Saint-‐Onge
a
ouvert
sa
grande
gueule
pour
dire
qu’elle
avait
vu
quelque
chose
de
spécial
elle
aussi
dans
la
rue
mais
mon
frère
avait
déjà
commencé
une
autre
histoire
encore
plus
amusante
et
sans
m’en
rendre
compte
je
me
suis
redressée,
j’ai
mis
mes
bras
comme
ça,
le
gauche
un
peu
allongé,
le
droit
replié,
collé
à
la
taille,
mes
mains
entrouvertes,
pour
tenir
une
mitraillette,
j’ai
appuyé
sur
la
gâchette
et
j’ai
tiré.
Tiré
sur
la
bouche
de
mon
frère,
la
bouche
de
ma
mère,
la
bouche
de
madame
Saint-‐Onge,
sur
74
GILLES.
Elle
dit
que
c’est
le
moment
pour
une
minute
de
silence.
Silence.
On
entend
des
voix
au
loin.
Charlie
tente
de
retrouver
son
sourire.
CHARLIE.
Ah
!
Je
pense
qu’on
a
une
surprise.
Quelques
membres
de
la
chorale
Les
mots
retrouvés
font
leur
entrée
en
chantant.
On
reconnaît
Georges,
Ginette,
Émile,
Stéphanie
et
Anita.
Venez,
venez,
approchez-‐vous.
REINE.
Qu’est-‐ce
que
fait
?
C’est
la
morale
?
CHARLIE.
Oui,
c’est
ta
chorale.
C’est
une
surprise
qu’on
a
préparée
pour
toi.
Allez-‐y,
chantez.
LA
CHORALE.
Nous
allons
des
corbeilles
naines
Des
doses
poires
pour
moucher
la
haine…
NARRATEUR.
Justine
a
couru
dans
le
corridor
du
deuxième
sous-‐sol
de
la
grande
maison
de
la
télévision.
Le
cri
de
Charlie
dans
sa
tête.
«
Reviens,
Justine
!
»
Elle
a
trouvé
l’escalier
roulant.
Elle
est
montée
à
toute
vitesse,
s’est
précipitée
vers
la
sortie.
Elle
a
traversé
le
boulevard
achalandé,
est
montée
dans
un
autobus
arrêté
au
coin.
«
Mademoiselle,
vous
oubliez
de
payer
!
»
Elle
a
fouillé
dans
son
sac,
a
jeté
toute
sa
monnaie
dans
la
boîte.
Elle
a
avancé
jusqu’au
fond.
Elle
est
là,
maintenant,
assise
à
côté
d’une
femme
endormie.
Elle
sent
la
chaleur
sur
son
visage.
La
chaleur
de
la
course.
La
chaleur
de
la
honte.
Elle
regarde
la
ville.
Elle
écoute
son
cœur
qui
bat.
L’autobus
roule.
Le
temps
passe.
Le
chauffeur
crie
«
terminus
».
Elle
descend.
Elle
marche
droit
devant.
Le
temps
passe.
Elle
aperçoit
une
gare
routière.
Elle
y
va.
Elle
monte
dans
un
autocar,
n’importe
lequel.
Elle
paie,
elle
s’assoit.
Elle
regarde
la
ville,
puis
la
banlieue.
Les
centres
commerciaux,
les
stationnements
gigantesques.
Elle
entend
Galina.
«
Une
chance
pour
changer
ta
vie.
»
Le
temps
passe.
Elle
regarde
dehors.
La
campagne,
maintenant.
Les
arbres,
les
champs,
les
maisons
de
ferme,
les
granges,
les
tracteurs.
Elle
regarde
le
ciel,
les
nuages,
les
montagnes
au
loin.
Le
temps
passe.
Le
chauffeur
crie
«
terminus
».
Elle
descend.
Elle
marche
sur
la
route
de
campagne.
Des
moutons
sur
les
collines.
Elle
voit
un
sentier
qui
coupe
à
travers
champ.
Elle
le
prend.
Elle
entend
son
frère.
«
Du
fond
de
ton
silence,
tu
nous
méprises.
»
Elle
entend
sa
propre
voix.
«
Elle
veut
pas
changer,
ma
vie.
»
Le
temps
passe.
Beaucoup
de
temps.
Elle
marche
toujours.
Elle
lève
les
yeux.
Devant
elle,
tout
à
coup,
un
sentier
qui
monte
entre
les
arbres.
La
terre
battue.
La
lumière
à
travers
les
feuilles.
Les
chants
d’oiseaux.
L’odeur
de
la
mousse.
La
forêt.
Elle
regarde.
Elle
pense
:
où
est-‐ce
que
je
suis
?
Elle
pense
:
je
suis
perdue.
Elle
prend
le
sentier.
Elle
pénètre
dans
la
forêt.
Elle
voit
une
souche.
Elle
s’assoit.
Elle
regarde.
Le
temps
passe.
Elle
s’endort.
Le
temps
passe.
Beaucoup
de
temps.
76
TIMOTHÉE.
Un
animal.
JUSTINE.
Ok.
Un
temps.
TIMOTHÉE.
Bon,
ben…
salut.
JUSTINE.
Oui.
Salut.
Justine
fait
quelques
pas
puis
elle
s’arrête.
Est-‐ce
que
tu
viens
souvent
ici
?
TIMOTHÉE.
Non.
Jamais.
Un
temps.
JUSTINE.
T’es
venu
en
autobus
?
TIMOTHÉE.
Non.
J’ai
fait
du
pouce.
JUSTINE.
Ah.
Moi
non
plus
je…
Je
suis
jamais
venue
ici.
En
fait,
je
sais
même
pas
exactement
où
on
est.
Ça
peut
paraître
bizarre,
mais…
TIMOTHÉE.
Écoute,
je…
j’ai
pas
vraiment
le
temps
de…
JUSTINE.
Je
comprends.
Je
veux
pas
te…
Bon.
J’y
vais.
Elle
part.
Timothée
la
regarde
s’éloigner.
TIMOTHÉE.
Bon.
Trois
pas
en
avant.
Un,
deux,
trois.
Un
temps.
Est-‐ce
que
tu
m’as
parlé,
juste
avant
?
M’as-‐tu
dit
pardonne-‐moi
Timothée
?
On
avait
juré.
Tu
m’as
laissé
tout
seul.
Pourquoi
t’as
fait
ça
?
79
Timothée
arme
le
fusil.
Qu’est-‐ce
que
tu
fais
?
TIMOTHÉE.
Elle
dit
que
j’ai
l’ai
pas.
Elle
m’a
écrit
:
j’ai
toujours
su
que
tu
l’avais
pas
en
toi.
C’est
pas
ta
faute.
Il
y
en
a
qui
l’ont,
il
y
en
a
qui
l’ont
pas.
Elle
a
écrit
ça
sur
une
carte
postale
et
me
l’a
envoyée.
J’ai
l’ai
reçue
trois
jours
après.
JUSTINE.
Après
quoi
?
TIMOTHÉE.
Qu’est-‐ce
que
t’en
penses,
toi
?
Penses-‐tu
que
je
l’ai
?
JUSTINE.
Je
sais
pas.
Oui,
sûrement.
Je
veux
dire,
on
se
dit
ça,
je
l’ai
pas,
je
suis
pas
capable,
je
pourrai
jamais,
mais
c’est
pas
vrai.
On
a
des
ressources
qu’on
connaît
même
pas.
Tu
vois,
comme
là,
on
parle.
Tu
me
dis
quelque
chose,
je
te
réponds,
tu
me
réponds,
j’enchaîne.
Je
te
demande
euh…
qu’est-‐ce
qu’il
y
avait
sur
la
carte
postale
?
TIMOTHÉE.
Un
orignal.
JUSTINE.
Ah
bon.
C’est
intéressant.
TIMOTHÉE.
Non,
c’est
pas
intéressant.
Elle
a
dû
l’acheter
au
dépanneur.
Elle
a
pris
la
première
sur
le
dessus
de
la
pile.
Elle
s’en
foutait.
JUSTINE.
Ah.
C’est
drôle.
Moi
aussi
je
prends
souvent
le
premier
sur
le
dessus
de
la
pile.
TIMOTHÉE.
Tourne-‐toi.
JUSTINE.
Pourquoi
?
TIMOTHÉE.
Tourne-‐toi
comme
ça.
Il
la
place.
Tu
vas
marcher,
ok
?
Tu
vas
faire
cent
pas,
sans
te
retourner.
Cent
pas,
t’as
compris
?
JUSTINE.
Et
toi,
tu
fais
quoi
?
TIMOTHÉE.
Moi,
je
reste
ici.
J’attends
l’animal.
Va-‐t’en,
maintenant.
Un,
deux,
trois,
quatre…
Il
pointe
son
fusil
sur
elle.
82
JUSTINE.
Attends
!
Euh…
Euh…
Et
l’amour
anal,
qu’est-‐ce
que
t’en
penses
?
TIMOTHÉE.
Hein
?
JUSTINE.
Et
le
sexe
d’une
fille
sur
ta
bouche.
Ou
ses
seins
sur
ton
visage.
Ou
je
sais
pas…
je…
elle
assise
sur
toi,
et
peut-‐être
une
autre
fille
derrière
et…
TIMOTHÉE.
Arrête.
JUSTINE.
Moi,
je
suis
pas
tellement…
Je
veux
dire
ma
vie
sexuelle
est
assez,
disons…
modeste,
mais
j’ai
quand
même
des
idées.
Par
exemple,
dans
la
forêt,
au
pied
d’un
arbre.
Couchés
tout
nus
sur
la
terre,
la
tête
dans
la
mousse
et
je
sais
pas…
les
jambes
écartées,
le
vent
sur
le
sexe
ouvert
et
peut-‐être
un
animal
qui
regarde.
Je
sais
pas
pourquoi,
je
trouve
ça
excitant,
un
animal
qui
regarde.
Et
toi
?
Qu’est-‐ce
que
t’aimes
?
TIMOTHÉE.
Rien.
JUSTINE.
Ça
se
peut
pas.
Il
y
a
sûrement
une
petite
chose
secrète
que
t’as
jamais
dite
à
personne.
Un
temps.
Timothée
baisse
son
arme.
TIMOTHÉE.
J’aimais
ses
seins,
sa
tête,
son
âme,
son
sexe.
JUSTINE.
Le
sexe
de
qui
?
TIMOTHÉE.
De
Virginie.
JUSTINE.
Ah.
C’est
un
beau
nom,
Virginie.
TIMOTHÉE.
Elle
le
trouvait
ridicule.
Un
prénom
de
conte
pour
enfants.
JUSTINE.
Moi
aussi,
je
le
trouve
mal
choisi,
mon
prénom.
TIMOTHÉE.
La
première
fois
que
je
l’ai
vue,
je
l’ai
su
tout
de
suite.
JUSTINE.
Qu’elle
s’appelait
Virginie
?
TIMOTHÉE.
Qu’elle
faisait
semblant.
On
était
dans
un
party.
Elle
dansait
toute
seule
au
milieu
du
salon.
On
pouvait
penser
:
une
fille
normale,
qui
s’amuse,
qui
mord
dans
la
vie.
Je
la
regardais
de
loin.
83
JUSTINE.
C’est
la
pire
chose,
les
partys,
je
sais.
Être
assis
tout
seul
dans
un
coin,
tenir
sa
bière
à
deux
mains,
bouger
avec
la
musique
pour
se
donner
une
contenance.
On
a
juste
envie
de
se
sauver.
TIMOTHÉE.
Je
voulais
pas
me
sauver.
Je
me
suis
approché
d’elle.
JUSTINE.
Tu
t’es
approché,
ton
cœur
battait,
je
sais.
Aborder
quelqu’un
dans
un
party,
c’est
la
pire
chose.
On
sait
jamais
si
c’est
le
bon
moment.
On
cherche
la
phrase
originale.
Il
nous
vient
juste
des
banalités
comme
il
me
semble
que
je
t’ai
déjà
vu
quelque
part,
es-‐
tu
passé
à
la
télé
?
TIMOTHÉE.
Je
me
suis
approché
tout
près.
J’ai
dit
:
on
est
pareils.
JUSTINE.
C’est
tout
?
TIMOTHÉE.
Toi
et
moi,
on
fait
semblant
d’avoir
vingt-‐cinq
ans.
Mais
en
fait,
on
a
beaucoup
plus.
JUSTINE.
T’as
dit
ça
?
Est-‐ce
que
tu
y
avais
pensé
avant
?
Il
y
a
des
listes
de
sujets,
des
idées
pour
des
amorces
originales,
mais
j’ai
jamais
vu
quelque
chose
comme
ça.
TIMOTHÉE.
C’est
sorti
tout
seul.
J’avais
l’impression
d’être
devant
elle
depuis
mille
ans.
Je
connaissais
par
cœur
sa
fausse
énergie,
la
détresse
au
fond
de
ses
yeux,
le
mal
qui
est
tout
le
temps
là.
JUSTINE.
Quel
mal
?
TIMOTHÉE.
Le
mal
de
pas
y
croire,
d’être
dégoûté
par
le
monde,
par
les
autres,
par
tout.
Des
fois
c’est
hyper
fort,
des
fois
c’est
juste
une
douleur
sourde,
que
tu
peux
engourdir
avec
de
la
bière
ou
du
sexe,
mais
ça
s’en
va
jamais.
JUSTINE.
Comme
un
mal
de
dents
?
TIMOTHÉE.
Oui,
si
tu
veux.
Une
dent
pourrie,
elle
est
là
depuis
que
t’es
né,
plantée
au
fond
de
ta
gencive.
Au
début
t’essaies
de
l’arracher,
tu
prends
des
grosses
pinces,
tu
tires
de
toutes
tes
forces,
mais
ça
marche
pas.
Un
bon
jour
tu
te
dis
:
elle
s’en
ira
jamais.
JUSTINE.
T’es
tombé
en
amour
avec
Virginie
?
TIMOTHÉE.
Amour
c’est
pas
le
mot.
Je
suis
devenu
elle,
elle
est
devenue
moi.
JUSTINE.
Comme
des
siamois
?
84
TIMOTHÉE.
Oui.
Attachés
l’un
à
l’autre
par
notre
dent
pourrie.
On
s’est
dit
:
on
s’engourdit
tant
qu’on
peut
et
après,
on
le
fait.
On
arrête
le
mal
et
c’est
tout.
On
choisit
le
jour,
l’endroit,
on
le
fait.
Ensemble.
JUSTINE.
Je
comprends
pas.
TIMOTHÉE.
On
a
passé
trois
ans
comme
ça.
Puis
un
soir
elle
a
dit
:
tu
le
feras
jamais,
je
le
sais.
C’est
pas
ta
faute.
Tu
l’as
pas
en
toi,
la
mort.
Il
y
en
qui
l’ont,
il
y
en
a
qui
l’ont
pas.
Le
lendemain,
elle
est
partie
de
bonne
heure
pendant
que
je
dormais.
Elle
est
allée
au
dépanneur,
elle
a
acheté
une
carte
postale
ridicule.
Elle
me
l’a
envoyée.
C’était
en
janvier.
Il
y
avait
du
blizzard.
Elle
est
s’est
couchée
dans
la
neige.
Elle
a
tiré.
Ça
a
pris
deux
jours
avant
que
quelqu’un
la
trouve.
JUSTINE.
Elle
a
tiré
pour
vrai
?
TIMOTHÉE.
Elle
s’est
tuée
toute
seule.
J’ai
pensé
mourir
de
peine,
mais
je
suis
pas
mort.
J’ai
pleuré,
j’ai
bu,
j’ai
fumé
tout
ce
que
j’ai
pu,
j’ai
marché
pendant
des
nuits,
j’ai
couché
avec
des
filles.
Tout
le
monde
m’a
dit
:
ça
va
passer.
Ça
passe
pas.
J’ai
acheté
un
fusil.
Un
temps.
JUSTINE.
Comment
tu
t’appelles
?
TIMOTHÉE.
Timothée.
JUSTINE.
Je
suis
désolée,
Timothée.
TIMOTHÉE.
Non,
t’es
pas
désolée.
Tu
me
connais
pas,
tu
la
connaissais
pas.
JUSTINE.
Pardon.
Excuse-‐moi.
Je
cherche
les
bons
mots,
mais
c’est
difficile.
TIMOTHÉE.
Je
sais.
Va-‐t’en,
maintenant.
Ok
?
JUSTINE.
Non.
TIMOTHÉE.
Pourquoi
?
JUSTINE.
On
a
pas
fini.
TIMOTHÉE.
Quoi
?
JUSTINE.
La
conversation.
85
TIMOTHÉE.
Tu
vas
marcher
tout
droit.
Tu
te
retourneras
pas.
Quoi
qu’il
arrive,
tu
te
retourneras
pas.
JUSTINE.
C’est
difficile.
TIMOTHÉE.
Promets.
JUSTINE.
Ok.
Je
promets.
TIMOTHÉE.
Vas-‐y.
JUSTINE.
J’y
vais.
Ça
m’a
fait
plaisir
de
parler
avec
toi,
Timothée.
TIMOTHÉE.
Salut.
JUSTINE.
Plaisir,
c’est
pas
le
bon
mot.
Ça
m’a
intéressée.
Non.
Réveillée.
Non.
Réchauffée.
Oui.
Ça
m’a
réchauffée.
TIMOTHÉE.
T’avais
froid
?
JUSTINE.
Tellement.
TIMOTHÉE.
Vas-‐y
maintenant.
Il
lui
fait
signe
de
partir.
JUSTINE.
Ok.
J’y
vais.
Salut,
Timothée.
Elle
marche
tout
droit.
Elle
fait
cent
pas.
Elle
entend
un
coup
de
feu.
Elle
s’arrête.
Elle
ne
se
retourne
pas.
87
GEORGES.
Et
vous.
On
vous
a
vue
au
hublot
de
télémission.
Avec
vos
draps
comme
ça.
C’était
mort
!
Il
met
ses
bras
en
position
de
tenir
une
mitraillette.
Il
fait
le
geste
de
tirer.
JUSTINE.
Oui,
oui,
je
sais,
vous
étiez
là,
au
studio
de
télévision,
vous
m’avez
vue.
Et
j’étais
ridicule.
Bon,
maman,
il
faut
que
t’ailles
te
préparer.
Arrive
Ginette.
GINETTE.
Bonsoir.
C’est
le
blanc
moir,
le
blanc
tard,
soir.
C’est
le
soir.
Le
grand
soir.
C’est
magnifique
!
Vous
êtes
là.
Nous
sommes
là.
Vous
êtes
service
?
Serveuse
?
Nerveuse
?
REINE.
Bonsoir,
bonsoir
Jeannette.
Combien
je
suis
?
Je
refais
du
bouge,
non
?
J’en
fais
un
peu.
Elle
sort
un
miroir
et
un
rouge
à
lèvres.
Elle
se
remet
du
rouge.
JUSTINE.
Maman,
arrête.
T’en
mets
trop.
T’es
très
bien
comme
ça,
je
te
l’ai
dit.
Georges
s’adresse
à
Ginette.
GÉRARD.
Vous
vous
ramenez
?
Au
hublot
de
télémission.
C’était
atraminaire,
non
?
J’ai
adulté.
Il
remet
ses
bras
en
position
de
tenir
une
mitraillette.
Il
fait
le
geste
de
tirer.
GINETTE.
Oui,
oui,
je
me
soutiens.
Souviens.
C’était
très
étriquant.
Détonnant.
Étonnant.
Mais
qu’est-‐ce
que…
Qu’est-‐ce
qui
vous
a…
?
Vous
étiez
maline
?
Malade
?
JUSTINE.
Non,
j’étais
pas
malade.
J’ai
raté
et
c’est
tout.
Et
il
y
a
rien
qui
marche.
L’Internet,
les
ateliers,
les
conseils,
se
tenir
droite,
parler
fort,
un
beau
sourire,
laisser
monter,
faire
confiance
et
être
soi-‐même.
Il
y
a
rien
qui
marche.
Surtout
pas
être
soi-‐
même.
C’est
comme
ça.
Et
vous,
vous
essayez
d’apprendre
à
parler,
vous
voulez
de
toutes
vos
forces,
vous
dites
des
choses,
vous
pensez
que
vous
avez
les
bons
mots,
mais
vous
les
avez
pas.
Pas
du
tout.
Et
chanter
des
chansons
tous
ensemble,
ça
changera
rien.
On
pense
qu’on
peut
changer.
On
rencontre
quelqu’un
dans
un
endroit
impossible.
On
construit
quelque
chose
et
ça
donne
de
l’espoir
pendant
vingt
minutes,
mais
après
c’est
fini
et
on
entend
des
coups
de
feu
dans
sa
tête
toutes
les
nuits.
On
essaye
de
toutes
ses
forces
de
continuer,
mais
on
rechute
tout
le
temps.
C’est
la
vie.
La
criss
de
tabarnak
de
vie.
C’est
ma
vie
en
tout
cas.
89
Silence.
Malaise.
GINETTE.
Je
suis
diluée.
Déballée.
Désolée.
Je
voulais
pas
vous…
GEORGES.
Qu’est-‐ce
que
vous
habillez
?
Je
suspends
pas.
Pas
du
tout.
J’ai
adulté,
je
vous
le
jure.
C’était
poussant.
Ça
m’a
rebouté.
Il
fait
le
geste
de
tirer
à
la
mitraillette,
plusieurs
fois.
JUSTINE.
Oui,
oui,
vous
l’avez
déjà
dit.
Vous
avez
adulté
et
c’était
poussant.
Mais
c’est
pas
vrai,
je
le
sais
bien.
Anita
apparaît
au
loin.
ANITA.
Reine,
Ginette,
Georges.
Venez
!
Tout
le
monde
est
là.
Il
faut
se
préparer.
On
commence
dans
une
demi-‐heure.
GINETTE.
Bien.
On
y
va.
Vous
menez,
prenez,
venez,
Georges
?
Vous
venez,
Reine
?
GEORGES.
Oui,
oui,
je
tiens.
Il
s’éloigne
avec
Ginette.
Il
refait
le
geste
de
tirer
à
la
mitraillette.
GEORGES.
Vous,
Simone,
est-‐ce
que
ça
vous
a
redoublé
?
C’était
poussant,
non
?
Ils
disparaissent.
Reine
et
Justine
demeurent
seules.
REINE.
Ma
Madeline.
Ma
bille.
Qu’est-‐ce
tu
?
Qu’est-‐ce
que
va
?
JUSTINE.
Rien.
Rien
ne
va,
maman.
Mais
c’est
pas
grave.
C’est
comme
ça.
Elle
entraîne
Reine,
mais
celle-‐ci
résiste
et
se
met
à
parler
très
vite.
REINE.
Qu’est-‐ce
que
va
?
Qu’est-‐ce
qui
te
met
cracher
?
Ça
me
fait
val
au
montre
de
te
placer
comme
ça.
Et
pour
quand
t’as
vissé
l’autre
atour
à
la
démission
?
Vissé
sous
ton
fil,
sous
Lala,
sous
Paul,
sous
elle,
sous
moi.
T’a
vissé
sous
moi.
Pour
quand
?
Depuis
tout
velours
tu
chantes
que
je
te
mine
pas.
Je
te
compte
pas,
c’est
frais,
je
t’ai
navet
comptée.
Mais
on
peut
miner
une
garçonne
sans
la
prendre.
Surtout
quand
c’est
votre
bille
et
qu’elle
a
tant
de
départ
au
bord
des
jeux.
Remonte-‐moi
pour
quand
t’as
vissé.
Remonte-‐moi
avec
tes
pattes,
avec
ton
cou,
avec
ta
faux.
J’en
ai
loin.
Tant,
tant
loin.
Reine
étreint
Justine
très
fort.
Justine
la
serre
aussi
très
fort,
puis
elle
se
détache.
90
JUSTINE.
Moi
aussi
j’en
ai
loin,
maman,
tant
tant
loin.
Je
sais
pas
ce
que
ça
veut
dire,
mais
je
suis
sûre
que
moi
aussi.
REINE.
Tiens.
Tiens
avec
soi.
Elle
veut
entraîner
Justine.
JUSTINE.
Non.
Vas-‐y,
toi.
Je
vais
marcher
un
peu
avant
que
ça
commence.
REINE.
Tu
mords
?
Tu
me
donnes
?
JUSTINE.
Non,
je
t’abandonne
pas.
Je
vais
juste
faire
un
tour.
Je
vais
revenir,
je
te
promets.
Elle
fait
des
gestes
pour
expliquer.
Elle
met
la
main
sur
son
cœur.
91
25.
Conversation
NARRATEUR.
Un
peu
plus
tard,
dans
une
des
rues
avoisinantes.
Justine
a
fait
plusieurs
fois
le
tour
du
bloc,
la
tête
remplie
du
charabia
de
sa
mère.
Elle
ne
sait
pas,
elle
ne
saura
jamais
que
Reine
lui
a
dit
:
«
Qu’est-‐ce
qu’il
y
a
?
Qu’est-‐ce
qui
te
fait
crier
?
Ça
me
fait
mal
au
ventre
de
te
voir
comme
ça.
Et
pourquoi
t’as
tiré
l’autre
jour,
à
la
télévision
?
Tiré
sur
ton
frère,
sur
Galina,
sur
Gilles,
sur
elle,
sur
moi.
T’as
tiré
sur
moi
!
Pourquoi
?
Depuis
toujours
tu
penses
que
je
t’aime
pas.
Je
te
comprends
pas,
c’est
vrai,
je
t’ai
jamais
comprise.
Mais
on
peut
aimer
une
personne
sans
la
comprendre.
Surtout
quand
c’est
notre
fille
et
qu’elle
a
tant
de
détresse
au
fond
des
yeux.
Raconte-‐moi
pourquoi
t’as
tiré.
Raconte
moi
avec
tes
mains,
avec
ton
corps,
avec
ta
peau.
J’en
ai
besoin.
Tellement,
tellement
besoin.
»
Justine
marche
de
long
en
large,
perdue
dans
ses
pensées.
Elle
se
frappe
tout
à
coup
à
quelqu’un.
C’est
Timothée.
Ils
se
regardent
longuement.
TIMOTHÉE.
Salut.
JUSTINE.
Ah
!
Salut.
T’es…
Je
veux
dire
t’es
pas…
?
TIMOTHÉE.
Non,
je
suis
pas.
JUSTINE.
Ah
bon.
Je
pensais.
J’ai
pensé.
TIMOTHÉE.
T’as
pensé
que
j’avais
eu
le
courage.
JUSTINE.
Non.
J’ai
pas
pensé
courage.
TIMOTHÉE.
J’ai
pas
pu.
Au
dernier
moment,
j’ai
fait
dévier
le
canon.
J’ai
tiré
à
côté.
À
cinq
centimètres
du
courage.
JUSTINE.
J’ai
entendu.
Je
me
suis
pas
retournée.
TIMOTHÉE.
Je
voulais
le
faire,
pourtant.
De
toutes
mes
forces.
JUSTINE.
Des
fois,
il
suffit
pas
de
vouloir.
TIMOTHÉE.
Elle
avait
raison.
Je
l’ai
pas
en
moi.
JUSTINE.
Il
y
en
a
qui
l’ont,
il
y
en
a
qui
l’ont
pas.
C’est
comme
ça.
TIMOTHÉE.
Bon,
écoute,
je…
je
vais
y
aller.
92
JUSTINE.
À
la
tentation
de
la
solitude,
si
tu
veux.
C’est
difficile.
J’ai
des
rechutes.
Et
puis,
deux
fois
par
semaine,
je
fais
semblant
d’avoir
une
conversation
avec
ma
mère.
On
se
comprend
pas,
mais
c’est
quand
même
un
dialogue.
Et
puis
je
lis.
Et
je
pense.
Je
pense
beaucoup.
LE
NARRATEUR.
Pendant
qu’ils
parlaient,
Justine
et
Timothée
se
sont
approchés
du
parc
où
a
lieu
le
concert
de
la
chorale
Les
mots
retrouvés.
On
entend
le
chant
de
la
chorale
au
loin.
JUSTINE.
C’est
commencé
!
Il
faut
que
j’y
aille.
C’est
la
chorale
de
ma
mère.
J’allais
oublier.
C’est
fou,
comme
le
temps
passe
quand
on
se
parle
!
Il
faut
vraiment
que
j’y
aille.
J’ai
promis.
TIMOTHÉE.
Ok.
Ben…
bon
concert.
JUSTINE.
Ils
vont
déformer
toutes
les
chansons,
ça
va
être
un
peu
drôle
mais
on
va
trouver
ça
émouvant,
et
ma
mère
va
avoir
mis
trop
de
rouge
à
lèvres,
et
mon
frère
va
être
là
et
il
va
me
regarder
avec
des
fusils
dans
les
yeux
mais
sa
blonde
russe
va
m’embrasser
et
me
dire
qu’il
va
finir
par
me
pardonner,
et
après
il
va
y
avoir
une
fête
avec
tous
les
membres
de
la
chorale
et
leurs
amis
et
des
sandwichs
et
du
vin
trop
sucré,
et
ça
va
être
le
test
suprême,
et
je
vais
penser
mourir,
mais
je
mourrai
pas.
TIMOTHÉE.
Mourir
de
quoi
?
JUSTINE.
Je
peux
pas
t’expliquer.
J’ai
pas
le
temps.
Mais
penses-‐tu
que…
TIMOTHÉE.
Quoi
?
JUSTINE.
Penses-‐tu
qu’on
pourrait,
un
jour,
peut-‐être,
après
mes
huit
heures
au
labo
et
avant
tes
huit
heures
au
bar,
penses-‐tu
qu’on
pourrait
continuer
notre
conversation,
Timothée
?
TIMOTHÉE.
Euh…
je
sais
pas.
Je…
Le
chant
de
la
chorale
est
plus
présent.
CHORALE.
Nous
aurons
des
corneilles
belles
De
choses
bleues
pour
rouler
la
peine…
JUSTINE.
Il
y
a
déjà
d’autres
questions
qui
me
viennent.
Ça
monte,
ça
monte,
écoute
!
94
Dans
quel
bar
tu
travailles
?
Où
est-‐ce
que
tu
marches
toute
la
journée
?
C’est
quoi
ta
bière
préférée
?
Qu’est-‐ce
que
t’as
fait
après,
tout
de
suite
après
avoir
tiré
à
cinq
centimètres
de
toi-‐même
?
As-‐tu
pleuré
?
As-‐tu
tremblé
?
As-‐tu
vomi
?
Qu’est-‐ce
que
t’aimes
manger
avant
de
te
coucher
?
Ce
jour-‐là,
dans
la
forêt,
avant
de
tirer,
as-‐tu
pensé
à
une
question
à
me
poser
?
As-‐tu
un
frère
que
t’es
pas
sûr
d’aimer
?
Et
ce
jour-‐là,
dans
la
forêt,
est-‐ce
qu’on
pourrait
dire
que
notre
conversation,
la
petite
chose
qu’on
a
construite
ensemble
pendant
vingt
minutes,
est-‐ce
que
tu
penses
qu’on
pourrait
dire
que
ça
t’a
sauvé
la
vie
?
Est-‐ce
qu’on
pourrait
au
moins
le
penser
?
Il
m’en
vient
encore
d’autres,
mais
pardon,
je
soliloque.
Ça
sera
pas
comme
ça,
je
te
le
promets.
Une
phrase
de
toi,
une
phrase
de
moi.
Qu’est-‐ce
que
t’en
dis
?
TIMOTHÉE.
Small
Talk.
JUSTINE.
Quoi
?
TIMOTHÉE.
Small
Talk.
C’est
le
nom
du
bar
où
je
travaille.
Ça
veut
dire
parler
de
tout
et
de
rien.
Comme
on
fait
dans
un
bar,
tu
vois
le
concept
?
JUSTINE.
Oui,
je
vois
très
bien.
TIMOTHÉE.
Drôle
de
nom.
Pas
facile
à
retenir.
JUSTINE.
Je
vais
m’en
souvenir.
Justine
court
vers
le
spectacle.
TIMOTHÉE.
Hé
!
Comment
tu
t’appelles
?
JUSTINE.
C’est
ça
la
question
que
tu
m’as
posée,
juste
avant
de
tirer
?
TIMOTHÉE.
Je
te
la
pose,
là,
maintenant.
JUSTINE.
Justine.
TIMOTHÉE.
Salut
Justine
!
NARRATEUR.
Justine
disparaît
au
milieu
des
spectateurs
du
concert.
Timothée
reprend
sa
marche.
La
chorale
continue.
Et
moi
je
chante
aussi.
TOUS.
Nous
aurons
des
corbeilles
pleines
De
roses
noires
pour
tuer
la
haine
Des
territoires
coulés
dans
nos
veines
Et
des
amours
qui
valent
la
peine.