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14 | 2017
Varia
Solenne Carof
https://doi.org/10.4000/anthropologiesante.2396
Résumés
Français English
Cet article décrit les représentations sociales du surpoids et de l’obésité de soignants (médecins,
diététiciens et psychologues) et de soignés (personnes catégorisées médicalement en surpoids ou
obèses). L’analyse des termes employés, des croyances morales et des normes sociales et
esthétiques, que révèlent les entretiens, permet de comprendre la définition, par les soignés, de
nombreuses situations comme « stigmatisantes » ou « discriminantes ». Les praticiens
explicitent, quant à eux, la complexité du traitement du surpoids et de l’obésité, leurs
insatisfactions professionnelles et les rôles qu’ils attendent de leurs patients. L’analyse des
représentations sociales permet ainsi de mettre en lumière le décalage des croyances et des
attentes mutuelles et ses conséquences négatives sur la prise en charge des personnes de forte
corpulence. Elle permet également de montrer, au sein de chacun des groupes étudiés, la
diversité des positionnements professionnels ou des vécus quotidiens et leurs effets possibles sur
l’interaction soignants soignés.
This article describes the social representations of “overweight” and “obesity” of practitioners
(doctors, dietitians, psychologists) and patients (people medically categorized “overweight” or
“obese”). The analysis of the terms they use, of their moral beliefs, and of their social and
aesthetic norms helps to explain why people define many situations as “stigmatizing” or
“discriminating”. The medical, dietetic, and psychological professionals describe the complexity
of weight management, their professional dissatisfactions, and what they expect from their
patients. Analyzing social representations sheds light on the gap between beliefs and mutual
expectations and how these impact the management of overweight and obese patients. This
analysis is also a way to illustrate the diversity of each studied group, in terms of professional
background or daily-life experiences, and their consequences on medical interactions.
Entrées d’index
Mots-clés : représentations sociales, stigmatisations, médecins, patients, obésité
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Keywords: social representations, stigmatization, medical professionals, patients, obesity
Texte intégral
Introduction
1 De nombreux travaux ont montré l’influence des caractéristiques sociales des
patients et des médecins sur le déroulement des consultations médicales (Bury, 1991 ;
Baszanger, 1986 ; Herzlich & Pierret, 1991 ; Fainzang, 2006). Mais encore trop peu
analysent explicitement le poids comme une dimension centrale des relations
soignants-soignés, qu’il soit l’objet de la consultation, sous-tendu dans les remarques ou
simplement présent par sa visibilité et son volume. Pourtant l’enjeu du poids semble
essentiel dans la mesure où il concerne une part non négligeable de la population : en
France, en 2012, 24,6 % des femmes et 36,1 % des hommes étaient médicalement
catégorisés en surpoids et 14,6 % des femmes et 14,5 % des hommes étaient définis,
selon l’Indice de masse corporelle (IMC), comme obèses (OECD, 2015)1. Pour
comprendre la place prise par cette problématique dans l’espace médical, plusieurs
études se sont intéressées aux représentations sociales du surpoids et de l’obésité, aux
croyances morales et aux causes supposées du poids, mais également aux solutions
proposées par les praticiens et les patients concernés (Lang et al., 2008 ; Guérin et al.,
2008). Ces études montrent que si les représentations des fortes corpulences sont
majoritairement péjoratives en France, les acteurs médicaux et non-médicaux ne se
réfèrent pas exactement aux mêmes définitions lorsqu’ils parlent de surpoids et
d’obésité. Lorsque les termes employés, le sens qu’ils sous-tendent et les objectifs qu’ils
promeuvent diffèrent, le malaise, l’agressivité ou l’évitement peuvent résulter de cette
incompréhension mutuelle.
2 Les représentations péjoratives se dévoilent dans des actes de stigmatisations
(Goffman, 1975) par des moqueries, des remarques négatives, des insultes ou par des
gestes d’évitement, de peur ou des regards critiques. Les discriminations se
manifestent, quant à elles, directement par des refus de soin, ou indirectement par
l’utilisation d’objets inadaptés à la corpulence des patients. De nombreux travaux ont
analysé l’importance de ces situations de stigmatisation et de discrimination dans le
champ médical et paramédical (McArthur & Ross, 1997 ; Puhl & Brownell, 2001 ;
Bocquier et al., 2005 ; Poon & Tarrant, 2009 ; Puhl & Heuer, 2010). Ces actes et
remarques dépendent des spécialités des soignants (Kristeller & Hoerr, 1997), mais
également des caractéristiques des patients. Les plus corpulents (Hebl & Xu, 2001) et
les plus défavorisés (Starfield et al., 1981) seraient ainsi les plus stigmatisés, ce qui est
renforcé par le fait qu’il existe une corrélation inverse entre l’obésité et le niveau
d’éducation ou la position sociale chez les femmes dans les pays développés (Ball &
Crawford, 2005), l’effet étant moins net chez les hommes (Sobal & Stunkard, 1989). Ces
situations sont à rapprocher des stigmatisations et discriminations liées à l’apparence
physique de manière plus générale (Amadieu, 2002 ; Herpin, 2006) ou à celles qui sont
liées à la corpulence dans le champ professionnel et dans la sphère sociale (Fischler,
1990 ; Saint Pol, 2008 ; Poulain, 2009 ; Carof, 2015a).
3 Pour saisir la force de ces situations de stigmatisation et de discrimination et
comprendre ce qu’elles révèlent des désaccords sur les termes employés et leurs
significations, ainsi que sur les rôles attendus des patients et des soignants, nous avons
réalisé soixante et onze entretiens semi-directifs. Pour rencontrer nos enquêtés et
diversifier leurs caractéristiques sociales, nous avons choisi de travailler principalement
sur deux espaces urbains — Bordeaux et Paris, ainsi que leurs banlieues respectives —,
bien qu’aucune différence fondamentale entre ces deux régions n’ait pu être dégagée.
Des annonces ont été déposées dans des cabinets médicaux et diététiques, sur des
forums “féminins” ou “médicaux” (Doctissimo, Auféminin.com, etc.), sur des forums
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praticiens. Nous verrons ensuite les conséquences de ce manque d’accord entre soignés
et soignants, en termes d’insatisfactions professionnelles et de stigmatisations
médicales ou encore en termes de mauvaise prise en charge du surpoids et de l’obésité.
« Il est à peine besoin de rappeler en effet que le corps dans ce qu’il a de plus
naturel en apparence, c’est-à-dire dans les dimensions de sa conformation visible
(volume, taille, poids, etc.), est un produit social (...) » (1977 : 51).
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dont l’obésité est très importante. Ces propos révèlent la force des idéaux actuels, qui
mettent en valeur les corps minces et jeunes et les chairs fermes et bien maintenues.
10 De nombreuses études scientifiques ont ainsi montré que le corps médical et
paramédical partage, dans de nombreux pays, des représentations sociales péjoratives
du surpoids et de l’obésité (Maddox & Liederman, 1969 ; Price, 1987 ; Teachman &
Brownell, 2001 ; Hebl & Xu, 2001 ; Harvey, 2001 ; Epstein & Ogden, 2005). Ces biais
implicites péjoratifs envers l’obésité seraient cependant moins fréquents chez les
médecins hommes, chez les plus âgés, les plus corpulents et chez ceux qui auraient des
amis obèses (Schwartz et al., 2003). Ces représentations ont en outre évolué et, si elles
étaient très prégnantes autrefois, elles sont aujourd’hui moins partagées qu’il y a une
trentaine d’années par le corps médical et paramédical, même si une étude de 2005 a
pu montrer qu’elles concernaient encore 30 % des généralistes, des internes et des
cardiologues (moins pour les endocrinologues) (Bocquier et al., 2005). Dans cette
enquête, les remarques réellement « obésophobes » se sont révélées peu fréquentes,
bien que de nombreux propos sous-tendent des représentations sociales implicites très
péjoratives des fortes corpulences.
« Alors l’obésité, y a des termes… C’est l’IMC supérieur à 30, puis supérieur à 40
ça s’appelle ’l’obésité morbide’ etc. Bon c’est quand même… L’obésité c’est le lit
du diabète, de l’hypercholestérolémie, de la… C’est une pathologie, enfin c’est un
symptôme, enfin je ne sais pas… Est-ce que c’est un symptôme ? Non, ce n’est
pas un symptôme, c’est une maladie et puis ça mène à des tas d’autres
maladies ».
14 Dans une étude récente portant sur les médecins généralistes, 90 % d’entre eux
affirmaient que « l’obésité est une maladie » (Bocquier et al., 2005). Cette attention au
lien entre la forme du corps et sa santé rejoint l’idée que formulait Georges Canguilhem
pour qui le rôle de la médecine était la « normalisation physiologique » (1966).
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Plusieurs soignants critiquent cependant l’IMC, certains parce qu’ils n’en voient pas
l’utilité et d’autres parce qu’ils connaissent les controverses portant sur son calcul, sur
les seuils utilisés ou sur le danger du surpoids (Flegal et al., 2013). À l’inverse, quelques
soignants, en particulier les endocrinologues et diététiciens, défendent cet indicateur
chiffré pour objectiver une maladie et lui donner forme, alors que la complexité de cette
problématique tend à rendre leur travail difficile et leur légitimité professionnelle plus
fragile. Certains patients se servent de leur bon état de santé (absence de cholestérol, de
diabète, etc.), d’autres des études remettant en cause la dangerosité du surpoids et de
l’obésité modérée qu’ils connaissent, ou encore du manque de solutions efficaces qu’ils
ont constaté pour eux-mêmes, pour mettre en doute la validité des recommandations
ou des prescriptions de leurs praticiens.
15 Si l’obésité est majoritairement associée à la maladie dans le discours médical, la
catégorie de surpoids est plus ambivalente pour les soignants rencontrés et le terme de
« malade » n’est jamais employé à l’égard des personnes concernées. Dans cette
catégorie, c’est moins l’IMC qui est utilisé comme donnée chiffrée que la masse grasse
et la masse musculaire pour les praticiens qui possèdent un impédancemètre3 ou encore
la mesure du tour de taille. Cette catégorie ambivalente est en outre plus souvent
médicalisée par les endocrinologues, les nutritionnistes ou les diététiciens rencontrés et
moins par les généralistes et les psychologues. Roger (50 ans, médecin généraliste), lui-
même en surpoids, me dit ainsi ne pas trop « embêter » ses patients en surpoids : « On
en revient à ce que je te disais sur l’espèce de “tolérance” entre guillemets du médecin
généraliste de famille ». La corpulence de ce soignant a ainsi un effet sur la manière
dont il appréhende le vécu de ses patients et se met à leur place. La psychologue
Marlène Schwartz et ses collègues (2003) ont montré que les professionnels de santé
corpulents ont moins de biais implicites négatifs envers le surpoids et l’obésité. Cette
attitude compréhensive de Roger est également renforcée par le fait que son cabinet
médical se situe dans un quartier populaire de Bordeaux et qu’il se voit donc confronté
à des problématiques socio-économiques qui ont un effet sur le corps de ses patients et
contre lequel il ne peut rien faire. Cette attitude est enfin accentuée par le fait qu’il est
généraliste. Cette plus grande tolérance des généralistes envers les écarts à la norme
médicale se retrouve dans d’autres enquêtes sociologiques, sur les maladies
cardiovasculaires notamment (Sarradon-Eck, 2007).
L’annonce du poids
16 Lorsque soignés et soignants ne partagent pas les mêmes définitions du poids,
l’annonce de l’obésité est un moment particulièrement révélateur : simple constat
chiffré grâce à l’IMC pour certains soignants, et situations de stigmatisation pour
quelques enquêtés. Jonathan (46 ans, tfs4, informaticien) raconte :
« En allant voir le premier nutritionniste, on a fait un bilan avec des chiffres qui…
Voilà il applique ça sur une courbe et j’étais quand même largement au-dessus.
En plus là il a été un petit peu fort parce qu’à la première visite, il m’a dit : ‘Là, bon
vous êtes sur une obésité morbide, je vous explique, ça veut dire que vous
pouvez mourir du jour au lendemain’… Première phrase à quelque chose près,
c’était dans les cinq premières minutes. [Et qu’est-ce que ça vous a fait ?] Ah bah
ça met une gifle quand même… ».
17 La violence des mots est renforcée par le fait que ce praticien lui propose également
de perdre cinquante kilos. Jonathan décide alors de changer de médecin.
18 Les enquêtés sont surpris de découvrir qu’un terme qu’ils associaient à la maladie, la
laideur ou l’incapacité de se mouvoir ne concerne pas uniquement les corpulences de
150 kilos ou plus, mais également leur propre poids ; la catégorie médicale d’obésité (à
partir de l’IMC de 30 kg/m²) commençant ainsi pour des corpulences inférieures à
celles de la catégorie d’obésité des enquêtés concernés. Alors que nous faisons
l’entretien chez elle, une enquêtée Ludivine (43 ans, tfs, institutrice) évoque la violence
de cette catégorisation et de ce qu’elle sous-tend :
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« Quand je suis passée dans la catégorie obésité, qui est un truc récent, ces
histoires d’obésité avant ça n’existaient pas, avant les gens obèses, c’étaient les
gens… Les gens comme Carlos, ils n’étaient pas dits obèses, ils étaient dits gros.
Les gens obèses, c’étaient les gens qui étaient dans l’extrême. Et le jour où j’ai
découvert avec les machines que j’étais dans l’obésité, ça a été un choc ! !
Terrible ! ! J’ai pris au moins dix kilos ! [C’est vous-même qui l’avez découvert ?]
Ah oui quand j’ai découvert ça, le fait d’être dans la zone d’obésité, ça a été une,
une… ça a été terrible, terrible, terrible ! Ah oui, oui, non, mais je suis… Je pense
que ça a un effet… Pour moi l’obésité c’était ce truc terrorisant dans lequel il ne
fallait surtout pas… et une fois que j’y étais, ce n’était plus possible, plus vivable,
plus… Tu vois, enfin c’était terrorisant… terrorisant… terrorisant…. ».
« Moi j’ai eu des jeunes femmes qui se sont mises à pleurer quand je leur ai dit :
‘Vous êtes considérées en obésité’. Mais c’est une prise de conscience aussi ! Si
elles sont là, ce n’est pas pour rien, c’est pour perdre du poids, donc… Il faut
qu’elles sachent… ».
21 Une situation que ses patientes pourraient qualifier de stigmatisante devient pour
Tiffaine un ressort pour son action thérapeutique. Définir une situation de
stigmatisante ou discriminante dépend ainsi de la manière dont les termes sont définis
et du décalage possible entre soignés et soignants, ce qui peut conduire à des situations
d’incompréhensions et de désaccords, accentuées par des perceptions différentes des
facteurs étiologiques de la corpulence.
Un désaccord fréquent
psychologiques et sociaux qui empêchent de manger ce que l’on veut, quelle que soit la
motivation mise en œuvre.
23 Cette association entre volonté et corpulence explique pourquoi les personnes en
surpoids et obèses sont fréquemment jugées responsables de leur poids. En termes
d’étiologie, une étude anglaise (Ogden et al., 2001), effectuée sur 89 généralistes et
599 patients, a ainsi montré que ces derniers attribuaient plus souvent la cause de leur
poids à un problème non contrôlable comme les hormones, le métabolisme ou le stress
alors que les généralistes l’attribuaient plus souvent à une suralimentation, donc à un
élément contrôlable par les patients. Dans cette enquête, une opposition s’est dessinée
dans le groupe de soignants. D’un côté, les endocrinologues, les médecins
nutritionnistes et les diététiciens, tenants d’une pratique plus quantitative, définissent
la surcharge pondérale plus fréquemment par des causes dépendantes des patients.
Kevin (65 ans, médecin nutritionniste en libéral) explique sa conception des causalités
du poids :
« On va dire que dans 90 % des cas, les gens se nourrissent mal, ils mangent
trop gras, trop salé, trop sucré et ils grignotent souvent ! Dans 10 % des cas, il y a
une cause endocrinienne, ça peut être un dysfonctionnement de la thyroïde, ça
peut être un dysfonctionnement des surrénales, ça peut être un
dysfonctionnement hypophysaire, il y a des tas de maladies qui peuvent
éventuellement… Il y a aussi des gens qui ont pris des médicaments, comme la
cortisone… ».
24 D’un autre côté, les généralistes et les psychologues mentionnent plus souvent
l’environnement extérieur ou les causes internes indépendantes de la volonté des
patients. Au sein du groupe de soignants, les différences de causalités révèlent ainsi
l’hétérogénéité des formations reçues et des représentations du poids qui leur sont
associées. L’étiologie supposée dépend également de la corpulence des patients, les
causes médicales (dysfonctionnement physiologique, cause génétique) étant plus
fréquemment citées pour les personnes obèses que pour celles en surpoids, souvent
accusées de « gourmandise ». Des différences de genre ont aussi pu être notées, les
femmes étant dites plus fréquemment dépressives ou psychologiquement fragiles que
les hommes.
25 De leur côté, tous les enquêtés concernés ont attribué des déterminants à la fois
individuels et collectifs à leur poids. L’environnement social, les histoires de vie, les
grossesses, le stress, les prédispositions et le coût d’une alimentation équilibrée sont
souvent cités. Claudine Herzlich et Janine Pierret (1991) notaient déjà cet
enchevêtrement de causalités possibles pour les patients, ces derniers mélangeant
parfois causes et conséquences, déterminants et symptômes. François Laplantine
(1986) montrait également que les étiologies endogène et exogène ne s’opposaient pas
systématiquement dans le discours des individus. Cette complexité des causalités
permet ainsi aux enquêtés de modérer la responsabilité individuelle que la société leur
attribue vis-à-vis de leur corpulence. Aude (50 ans, fs, propriétaire d’une TPE de
machines-outils avec son mari) nous envoie un mail quelques jours après notre
entretien pour expliquer :
26 En défendant des causes internes, mais non dépendantes d’elle-même, cette femme
refuse d’endosser la responsabilité de son poids. Cette étiologie la conduit également à
promouvoir des solutions externes, contrairement à ce qu’elle se voit proposer
généralement.
« En fait, récemment j’ai été voir la toubib parce que j’ai été mal foutu et elle en a
profité...parce qu’en six ans, j’ai été la voir deux fois... Donc elle m’a dit : ‘Pendant
que je vous tiens, je vous fais des examens de sang’. Et quand je suis allée la
revoir, elle se marrait devant son ordinateur. Je lui dis : ‘Qu’est-ce qu’il y a ?’ Elle
m’a dit : ‘Ce n’est pas normal’. Alors je dis : ‘Quoi ?’ ‘Que ça soit normal’. En fait je
n’ai pas de problèmes, je n’ai pas cholestérol, je n’ai rien d’anormal ».
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31 Plusieurs études ont montré que l’absence de solutions efficaces et la complexité de
cette problématique pondérale conduisent certains praticiens à moins s’occuper de
leurs patients en surcharge pondérale (Kreuter et al., 1997 ; Thuan & Avignon, 2005).
33 Alors que son médecin définit la manipulation médicale comme compliquée du fait
de sa corpulence, Capucine estime qu’il n’a pas eu raison de lui faire des reproches,
étant donné que ce problème de visualisation est possible également avec des femmes
« très très minces ». Comme Capucine, de nombreux enquêtés ont décrit certains actes
comme stigmatisants et certaines remarques de soignants comme peu empathiques,
maladroites ou violentes.
34 De leur côté, plusieurs médecins enquêtés trouvent les personnes fortes plus difficiles
à manier physiquement (lorsqu’il faut aider le patient à se soulever), certaines
opérations leur paraissant également moins évidentes (comme palper un organe sous
un amas de cellules adipeuses). Quelques-uns estiment en outre que les personnes
concernées sont « fainéantes » et qu’elles pourraient perdre du poids « si elles le
voulaient ». Le ressenti des difficultés face aux patients en surcharge pondérale
mélange ainsi des faits objectifs, des croyances morales, des représentations
intériorisées et des attentes particulières vis-à-vis de leurs patients. Les soignants
peuvent alors exprimer des récriminations envers eux. Au cours de l’entretien dans son
cabinet de nutritionniste, dans un quartier aisé de Paris, Kevin, 65 ans, nous explique :
« Ah bah ça, on voit de tout ! Alors je vais vous dire, là où y a le plus d’écrémage
j’appellerais... C’est après le premier rendez-vous. Pourquoi ? Parce que, c’est ce
qu’on disait tout à l’heure, c’est ceux qui espéraient le miracle, ils sont venus
parce qu’on leur a dit : ‘Je vais te donner une adresse, tu vas voir, ça marche
vachement bien’. Et quand vous leur avez dit : ‘Ah oui, mais il y a un régime’. Moi
je vois la tête des gens : ‘Ah bon, il y a un régime ?’ [Il prend un ton moqueur pour
imiter une fausse réponse] ‘Non ! Vous allez pouvoir bouffer comme une vache et
maigrir quand même !’ [Il reprend un ton sérieux] Je dis : ‘Bien sûr qu’il y a un
régime, la pilule magique n’existe pas !’ ».
36 Les patients sont parfois jugés, selon les termes des soignants, « agaçants »,
« fainéants », « peu obéissants », « menteurs », « infantilisés » ou « consommateurs
plus qu’acteurs de leur santé ». Ces représentations péjoratives des patients en
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« Oui, mais ils [les patients] ont envie, mais ils ne font pas ou je n’arrive peut-être
pas, encore une fois je plaide coupable, j’ai sûrement ma part là-dedans, parce
que je ne m’investis peut-être pas assez, parce que ça m’emmerde quelque
part… Comme je sais que c’est la plupart du temps voué à l’échec, bon… Je n’ai
pas envie qu’ils soient mis en échec eux-mêmes ou derrière mon ombre tutélaire
et qu’ils se retrouvent en difficulté. J’ai eu ces cas, je n’en parle pas en théorie,
des patients sur lesquels je m’étais particulièrement investi et puis qui se trouvant
en difficulté me… quelque part m’englobaient dans cette difficulté et puis ils
changeaient de toubib ».
38 Pour les généralistes, le sujet du poids étant sensible, il est parfois difficile de
l’aborder durant une consultation classique, alors que de nombreuses études montrent
qu’ils sont les premiers vers lesquels se tournent les personnes en surcharge pondérale
souhaitant des conseils pour perdre du poids ou ne pas en prendre (Hiddink et al.,
1995). En outre, les enquêtés soignants étant à plein temps ou à mi-temps en libéral, ils
dépendent financièrement de leur patientèle qu’il s’agit dans ce cadre d’éviter de
blesser. Dans une étude de 2005, 79 % des médecins généralistes affirmaient que leur
rôle était d’aider leurs patients en surpoids ou obèses, mais qu’ils y étaient mal préparés
et que cette tâche était peu gratifiante professionnellement (Bocquier et al., 2005). Pour
plusieurs enquêtés rencontrés, soigner la forte corpulence est une tâche sans fin, ingrate
et peu rémunératrice. C’est, comme l’affirme Roger :
« Un boulot harassant. Je conçois que les gens ne fassent que ça parce que c’est
vraiment un boulot à part entière et je crois qu’il faut vraiment avoir quelque part
une motivation forte pour ça, une espèce de vocation à s’investir là-dedans ».
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[À la fin de la consultation] « Je me suis levée avec un petit peu les boules parce
que manifestement elle ne voulait pas me traiter pour l’hypothyroïdie qui s’est
vraiment accentuée par la suite, donc je pense que si elle avait été traitée à ce
moment-là je pense que… Enfin bon je ne sais pas, je ne vais pas faire de
considérations là où il y en a pas, mais…Elle ne reconnaissait donc pas mon mal,
je me suis levée et… ‘Ah en revanche on pourrait peut-être faire quelque chose
pour votre culotte de cheval’ ».
42 Cette remarque la blesse d’autant plus qu’elle estime que cette endocrinologue ne
traite pas le mal pour lequel elle est venue la voir, mais s’intéresse par contre à son
« gros cul », selon les termes de Carine. La violence ressentie s’inscrit à la fois dans un
manque d’accord sur les objectifs de la consultation, mais également dans un sentiment
d’agression, le poids devenant central dans l’interaction alors qu’il n’était pas l’objet
initial de la consultation.
43 Pour d’autres, les remarques perçues comme violentes sont accompagnées d’un refus
de soin directement explicité. C’est le cas pour Capucine (47 ans, tfs, ingénieure
formatrice dans une école d’ingénieurs) :
« Le premier régime que j’ai fait, c’était parce que je suis allée voir un gynéco
pour avoir la pilule et je suis tombée sur un horrible macho, je le sais maintenant,
et qui plutôt que de m’en prescrire une tout de suite sans se demander pourquoi
une jeune de 18 ans a envie de prendre la pilule, a commencé à me faire faire
des tas d’examens, et m’a dit : ‘De toute façon je ne vous la donnerai jamais et
vous, à 30 ans, vous serez diabétique’ …Pouf ! […] Donc là j’ai enchaîné avec un
endocrinologue qui m’a dit ‘Mais il ne vous a raconté que des conneries !’ ».
44 Quelques années plus tard, elle va voir un médecin nutritionniste qui la reçoit alors
qu’elle n’arrive pas à avoir d’enfants :
« II m’a dit ‘Vous, avoir un bébé avec ce poids-là ? [Elle mime un ton méprisant]
Mais ce n’est pas possible, ce n’est pas envisageable !’ [Et tu pesais combien à
ce moment-là ?] Pfff je devais être à 90 kilos et ça a été, voilà, ça a été tellement
fort comme diktat, que je n’ai pas pu avoir d’enfants, que… le jour où j’ai
rencontré, presque un an après, quelqu’un, c’était justement à l’Hôtel-Dieu,
quelqu’un, une femme, à qui j’ai dit : ‘Bah voilà je viens vous voir, parce qu’il faut
que je perde du poids parce qu’etc., etc. ’ et qui m’a regardé et qui m’a dit : ‘Mais
qu’est-ce qui vous empêche d’avoir un bébé ?’ [ …] Et c’est marrant, un mois
après, j’étais enceinte… [Rires] ».
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manger sainement, de mal nourrir leurs enfants et de ne pas prendre soin de leur santé.
Ces accusations révèlent que les soignants tendent à oublier que si les femmes de milieu
populaire sont plus corpulentes en moyenne que dans d’autres milieux sociaux, c’est à
la fois en raison d’une moindre valorisation de la minceur (Saint Pol, 2008), mais
également du fait que les produits peu caloriques comme les fruits et les légumes sont
plus coûteux que ceux qui ont une haute densité calorique (Drewnowski & Specter,
2004). Cette stigmatisation mêlant normes de genre, de classe et de corpulence se
retrouve par exemple dans le commentaire d’un diététicien, Léonard, 47 ans, qui
cherche à rassurer une jeune patiente très mince :
« Je pense que ses copines étaient des gros… euh des filles beaucoup plus
fortes, beaucoup plus comme on… Elle était dans un BEP, bon, donc dans un
lycée technique. Moi j’ai enseigné en lycée technique, je vois les catégories
socioprofessionnelles qu’il y a là-dedans, bon… C’est des chevaux de trait
quoi ! ».
« Les médecins, vous avez un cor au pied, vous avez un rhume, vous y
allez : ‘Faut maigrir !’ [Rires] Ah oui, mais ça… Moi quand un médecin me dit ça,
je lui dis ‘Bonjour, on s’est rencontré, on s’est vu, ben vous ne me reverrez
pas !’ ».
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allégé après son opération alors que le changement de pratiques alimentaires exigé est
particulièrement pénible et contraignant.
51 Face à ces situations, plusieurs enquêtés refusent désormais toute nouvelle solution
thérapeutique et choisissent des soignants « tolérants » avec leur corpulence. Certains
préfèrent annoncer d’emblée à leurs praticiens, souvent leurs gynécologues pour les
femmes, qu’ils refusent d’être pesés ou qu’ils savent être en surcharge pondérale et ne
viennent pas pour se l’entendre dire. Ces stratégies multiples témoignent de la
transformation des rapports soignants-patients et de la capacité de négociation de ces
derniers (Barbot, 2002), plus importante dans le cas des maladies chroniques
(Baszanger, 1986). Mais ce partage du pouvoir est moins facile à mettre en œuvre
lorsque les praticiens ont une position dominante du fait de leurs caractéristiques
professionnelles ou sociales, ou lorsque les patients viennent pour soigner des
pathologies liées à leur corpulence. Si l’incertitude et la complexité de l’obésité
permettent aux personnes concernées de garder une forme de contrôle sur la définition
de leur corpulence, de son étiologie et des solutions envisageables, la présence d’une
pathologie explicite liée à la surcharge pondérale (une hypertension ou du diabète)
donne en revanche plus de pouvoir aux soignants.
Conclusion
52 Parmi les soignants rencontrés, les endocrinologues, les médecins nutritionnistes et
les diététiciens utilisent plus fréquemment l’IMC et tendent plus souvent à insister sur
la responsabilité des patients alors que les généralistes et les psychologues enquêtés
insistent davantage sur la dimension sociale du poids et choisissent des solutions moins
médicalisées pour le surpoids. Dans le groupe des personnes corpulentes, les
représentations du poids diffèrent aussi, principalement en fonction de leur propre
corpulence. Le genre, le milieu social ainsi que l’âge influencent également leur
définition de la surcharge pondérale, son étiologie et les solutions possibles qu’ils
envisagent.
53 Cependant, malgré leurs nuances internes, ces deux groupes ne partagent pas les
mêmes représentations sociales du surpoids et de l’obésité. Ces décalages sont
particulièrement importants lorsqu’ils opposent les endocrinologues, les médecins
nutritionnistes et les diététiciens avec le groupe de patients le plus souvent victimes de
stigmatisations et de discriminations – les femmes obèses économiquement
défavorisées. Mais des incompréhensions importantes peuvent également subsister
entre le groupe de praticiens le plus proches des représentations des soignés – les
généralistes et les psychologues – et les individus concernés. Le manque de thérapies
efficaces, la complexité de la corpulence et l’influence des croyances péjoratives
associées à l’obésité peuvent expliquer ces désaccords. La formation et la pratique
professionnelles influencent également durablement et différemment les
représentations du surpoids et de l’obésité et ses conséquences en termes d’étiologies et
de solutions envisageables.
54 Ces incompréhensions et décalages ont de nombreuses conséquences négatives, tant
du côté des praticiens que des patients. Si les premiers évoquent leur insatisfaction
professionnelle, leur manque de formation sur une problématique aussi complexe et le
désir d’être socialement plus reconnu (symboliquement, mais aussi financièrement
pour les diététiciens et les psychologues), les seconds évoquent, quant à eux, de
nombreuses situations qu’ils ont vécues comme stigmatisantes ou discriminantes. Dans
les cas les plus radicaux, certains praticiens refusent ainsi de s’occuper de leurs patients
en surcharge pondérale quand certains d’entre eux fuient les cabinets médicaux. De
manière plus fréquente, l’utilisation d’un langage que les soignés jugent peu adapté ou
le nomadisme médical des patients accentuent l’incompréhension et les reproches
mutuels. Dans les deux cas, ces comportements ont pour conséquence une prise en
charge jugée inefficace par les soignants comme par les personnes concernées.
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Notes
1 L’IMC est calculé par le poids (en kilos) divisé par la taille (en mètre) au carré. Plusieurs
catégories de poids sont actuellement utilisées par l’OMS : Moins de 18,4 kg/m2 : Maigreur ; 18,5-
24,9kg/m2 : Normo-pondéral ; 25-29,9kg/m2 : Surpoids ; 30-34,9kg/m2 : Obésité modérée ; 35-
39,9kg/m2 : Obésité sévère ; Plus de 40kg/m2 : Obésité morbide. Cette catégorisation est
controversée parce que l’IMC ne prend en compte ni le sexe ni l’âge ni la génération ni la
répartition gynoïde ou androïde des tissus adipeux ni la masse musculaire ni l’origine ethnique
des individus. En outre, les catégories de surpoids et d’obésité modérée ne sont pas toujours
considérées comme dangereuses pour la santé, ce qui conduit à de nombreuses controverses dans
le champ médical (Saint Pol, 2008 ; Poulain, 2009 ; Saguy, 2013 ; Carof, 2015a).
2 Parmi les médecins, trois sont en secteur 1, trois en secteur 2 et trois non conventionnés. Dans
le système de sécurité sociale français, si un médecin est conventionné en secteur 1, il doit
respecter les tarifs fixés par la sécurité sociale, sans dépassement d’honoraire. Il peut les
dépasser, mais dans une certaine limite en secteur 2, ses patients n’étant toujours remboursés
que sur la base du secteur 1. S’il est non-conventionné, ses patients seront remboursés sur la base
d’un tarif d’autorité, la majorité des frais étant à la charge des patients.
3 Un impédancemètre est une balance qui permet de calculer la proportion de masse grasse et de
masse maigre (dont les muscles) dans le corps, ce qui est important sachant que les muscles
pèsent plus lourd que les tissus adipeux.
4 Les enquêtés seront présentés systématiquement par leur âge, leur corpulence et leur
profession. Pour éviter de reprendre les catégories médicales et garder des termes plus adaptés
aux représentations des enquêtés, la corpulence est désignée par les termes : ls : léger surpoids,
fs : fort surpoids et tfs : très forte surcharge pondérale.
5 Propos exprimé notamment par un médecin dans le journal 20minutes :
http://www.20minutes.fr/sante/601968-20100927-sante-jean-lalau-keraly-il-obeses-camps-
concentration (page consultée le 25 mai 2014). L’association de défense des personnes en
surcharge pondérale, Allegro Fortissimo, a écrit une lettre ouverte contre ces propos.
6 La chirurgie bariatrique cherche soit à réduire le volume de l’estomac (anneau gastrique), soit à
relier directement l’estomac à l’intestin (by-pass), soit encore à amputer une partie de l’estomac
(sleeve). L’objectif de ces opérations est de réduire la consommation calorique ou l’absorption des
aliments et ainsi de faire perdre du poids aux patients.
7 La « restriction cognitive » est un terme utilisé par les psychologues, les psychiatres et les
spécialistes des troubles alimentaires pour désigner un contrôle très strict des apports caloriques
dans l’objectif de perdre du poids ou de ne pas en prendre. La restriction cognitive a pour
conséquence de déséquilibrer les apports nutritionnels, mais aussi d’accentuer les risques
d’anorexie ou de boulimie.
8 Article dans le quotidien Libération le 8 janvier 2016 :
http://www.liberation.fr/france/2016/01/08/grossophobie-medicale-c-est-une-angoisse-a-
chaque-fois-que-je-dois-consulter_1424927 (page consultée le 9 janvier 2016).
9 Le by-pass gastrique est une opération chirurgicale qui réduit la taille de l’estomac et modifie
le passage des aliments. Ces derniers ne passent plus par l’estomac, mais vont directement dans
l’intestin grêle. Les aliments sont ainsi moins bien absorbés par l’organisme.
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Auteur
Solenne Carof
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