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Sport et médecine ou les mille définitions de la santé

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Eliane Perrin
Hôpitaux Universitaires de Genève
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Sport et médecine ou les mille définitions de la santé.
Perrin, E.

In N. Midol (1991.), Performance & Santé (pp. 25-28). Nice: AFRAPS-LANTAPS.

La santé ou la conservation de l'intégrité corporelle


Les définitions sociales implicites de la santé dans nos sociétés occidentales développées
peuvent être résumées par le fait de conserver son intégrité corporelle le plus longtemps
possible, de rester entier et en possession de tous ses moyens jusqu'à un âge canonique si
possible. Ceci suppose non seulement de n'être ni blessé ni malade mais aussi de ne pas
vieillir ou le moins rapidement possible ou encore, lorsque l'inévitable se produit, de donner le
change en conservant les apparences de la santé. Cette définition suppose donc une lutte pour
rester ce que l'on est, ce que l'on a été, lutte contre le temps, l'usure, le vieillissement, la
déchéance.

La santé ou le bon fonctionnement de la machine physique et mentale


Les définitions médicales de la santé sont soit de nature idéaliste comme celle de
l'Organisation Mondiale de la Santé (« la santé est un état de bien-être physique et mental»),
soit de nature plus fonctionnelle (rétablir le bon fonctionnement de la machine physique et
mentale} Jusqu'à une période récente, la médecine était centrée sur les maladies et les
accidents, sur la «mauvaise santé» et visait à remettre les individus en «bonne santé», c'est-à-
dire dans un état le plus proche possible de la situation antérieure à l»'accident de santé». La
médecine était organisée en «un système de soins».

La santé dans les campagnes de prévention


Puis face à l'explosion des coûts, l'idée de prévention a gagné du terrain, définissant des
comportements sociaux à risques, qu'il s'agisse de comportements alimentaires, sexuels,
d'hygiène corporelle, de travail, d'excès ou de manque d'activités physiques, etc. Le système
de soins est devenu «un système de santé». Les campagnes de prévention successives ont
donné des définitions diverses et partielles de la santé. Par l'interdit: pour rester en bonne
santé, il ne faut pas boire d'alcool (sécurité routière, cirrhose du foie), fumer (cancer du
poumon, maladies cardio-vasculaires), prendre des drogues (désocialisation, criminalité,
décès par overdose puis sida), manger trop de sucre (diabète, obésité), trop de sel (hyper-
tension), trop de graisses (cholestérol). Et par l'incitation: il faut faire de l'exercice physique,
du sport (maladies cardio-vasculaires), utiliser des préservatifs lors de relations sexuelles
(sida). La plupart de ces campagnes reproduisent les découpages du corps en grands systèmes
(nerveux, digestif, cardio-vasculaire, respiratoire, etc.) par les sciences médicales
occidentales.

Le sport c'est la santé, sous contrôle médical


Rare exception: les campagnes favorables au sport. En effet, le sport met en jeu le corps tout
entier. Ces campagnes suggèrent implicitement que le sport est bon pour tout: le coeur et le
système vasculaire, les muscles, le dos, la digestion, le sommeil, la ligne, se débarrasser du
stress, etc. Le message, «le sport, c'est la santé», remplace le précédent «le travail, c'est la
santé», travail jugé aujourd'hui malsain parce que trop sédentaire et stressant. Nous sommes
dans les années 70. Le jogging moderne remplace la course à pied, se pratique à peu de frais,
en solitaire, à n'importe quelle heure et hors club, «en sauvage». Dans les années 80, des
médecins spécialistes du système locomoteur, et d'autres spécialités, constatant des cas
d'usure précoce de l'appareil locomoteur, renversent la vapeur: certes, il faut faire du sport
mais sans excès et sous contrôle médical (étape de plus vers la médicalisation de notre vie).
Etre en forme le jour J
Si médecins et sportifs semblent s'accorder pour faire de la santé une valeur centrale
commune, en ont-ils une même définition ? Rien n'est moins sûr. Bien entendu, les sportifs de
haut niveau sont dans une relation de dépendance quasi permanente vis-à-vis de la médecine,
qu'ils' agisse de contrôles, d'amélioration de leur état général ou d'actes réparateurs en cas
d'accident. Ils n'ont donc aucun intérêt à contredire les discours médicaux. Leur problème
principal n'est pas de définir la santé ni même de s'assurer une bonne santé à long terme mais
d'être «en forme» à telle date pour une compétition précise. Leur définition implicite de «la
forme», état de santé particulier, se situe dans une temporalité qui varie entre quelques heures,
quelques jours, quelques semaines voire quelques mois, rarement au-delà. Définie d'une
échéance à l'autre par le calendrier des compétitions, la forme n' exclut pas la prise de risques
ni dans les moyens utilisés pour l'atteindre le jour J (régîmes drastiques, médicaments, etc.), ni
dans les efforts fournis lors de la compétition elle-même (aller au-delà de ses limites, à la
limite de l'accident corporel ou mortel). Temporalité courte et prise de risques maximum sont
en contradiction totale avec les définitions médicales de la santé basées sur la conservation de
l'intégrité corporelle et le principe de longévité.

Maladies honteuses et accidents héroïques


Prendre des risques consiste à la fois à rechercher la victoire et à s'exposer à l'accident sous
toutes ses formes. C'est pourquoi l'accident survenant lors de pratiques sportives ou de
compétition est le plus souvent considéré comme héroïque, preuve de force, de courage. Et un
corps en pleine forme brisé se rétablit très vite grâce aux merveilleux mécaniciens que sont les
médecins. En effet, l'accident renvoie les sportifs à une représentation mécanique du corps,
machine qui, une fois réparée, est de nouveau comme neuve. Au contraire, la maladie est
vécue et considérée comme un signe de faiblesse du corps, peu résistant à l'attaque insidieuse
de virus ou de bactéries s'infiltrant partout. Difficilement intégrable à une représentation d'un
corps-machine, la maladie est incompréhensible et vécue comme honteuse. Elle signifie la
mauvaise santé contrairement aux accidents qui n'ont rien à voir avec cette notion.

Etre en forme pour jouer avec la mort


Dans les sociétés occidentales matérialistes, la mort du corps individuel signifie la disparition
de l'être tout entier. La science et la médecine luttent avec acharnement pour la repousser le
plus tard possible. Nos sociétés sont orientées contre la mort si bien qu'elle est en voie de
devenir taboue: elle ne devrait plus exister. Les personnes âgées sont mises à l'écart et les
morts sont systématiquement retirés de la vue le plus rapidement possible. Simultanément, on
constate qu'aux pratiques sportives traditionnelles qui ont toujours consisté à jouer avec la
mort (alpinisme, parachutisme, sport automobile ou motocycliste) s'ajoutent d'autres
disciplines aussi dangereuses (aile-delta, parapente, saut à l'élastique), voire plus dangereuses
parce qu'elles suppriment les mesures de sécurité (escalade à mains nues sans cordée, courses
de voile en solitaire, plongée en apnée, etc.). La dimension symbolique, présente dans toutes
les pratiques sportives intenses, consistant à jouer avec sa propre mort en cherchant à se
dépasser, en allant aux limites du supportable, au bout de ses forces, tend à devenir réalité: on
joue avec la mort réelle, on cherche à constater son existence, à la voir de près. Et pour jouer
avec la mort, il faut être en parfaite santé, en forme.

Forme physique et santé mentale


Jusqu'ici, il n'a été question que de la santé physique. Or les définitions généralement admises
de la santé (celle de l'OMS par exemple) la décrivent comme un état de bien-être physique et
mental. Socialement il est implicitement considéré que les deux vont de pair, la santé
physique impliquant comme automatiquement la santé mentale (mens sana in corpore sano).
Il n'existe, à notre connaissance, que peu d'études sur les relations entre pratiques sportives et
santé mentale au sens large du terme. Or il est certain que l'activité physique et sportive a des
relations étroites avec l'équilibre psychique, favorables lorsqu'elle permet d'évacuer les
tensions psychologiques d'une journée de travail, le stress, défavorables lorsqu'elle devient
obsessionnelle et compulsive. Une étude sur la vie quotidienne d'une équipe de coureurs à
pied amateurs participant à l'épreuve annuelle Paris-Dakar (course durant un mois, effectuée
par groupes de deux se relayant tous les 20 km jour et nuit) nous a mené à nous poser une
série de questions sur les fonctions de l'activité sportive dans l'équilibre psychologique et la
santé mentale d'un certain nombre d'entre eux. Remplir tout le temps libre par de l'activité
physique solitaire intense, éviter d'affronter des questions existentielles sur l'amour, la
sexualité, le travail, le sens de la vie, s'effondrer de de fatigue et sombrer dans un sommeil de
plomb permet de conserver un équilibre psychologique fragile. Toute rupture, toute
interruption de l'entraînement quotidien pour cause de blessure même superficielle fait
émerger des signes de déséquilibre psychologique et physiologique grave.

Chaque discipline sportive contient sa définition de la santé


Nous venons de citer l'exemple de coureurs à pied amateurs (marathoniens, 100 km et plus).
Or il est évident qu'il s'agit là d'une discipline sportive particulière, recelant sa propre
définition de «la forme», stade suprême de la santé, nécessitant des heures d'entraînement
quotidien. O' autres disciplines ont de toutes autres exigences, supposant un «état de forme»
totalement différent, donc une autre définition de la forme suprême de la santé, sorte d'état de
grâce physique et mentale et se réfèrent à d'autres racines historiques et culturelles. L'image
du corps du coureur de fonds (musclé, sec, dépourvu de graisse), celles du lutteur (musclé,
bien en chair et massif), de l'adepte du sumo (énorme) ou du body-builder (hypermusclé,
grand, sans un gramme de graisse) supposent des disciplines de vie, des idéaux de beauté et
de laideur aux antipodes les unes des autres. L'état psychologique nécessaire aux
entraînements, les préparations mentales aux compétitions sont d'une toute autre nature. Sans
multiplier les exemples, il apparaît que chaque discipline sportive comprend implicitement ou
explicitement une définition de la santé, une conception de l'homme sain physiquement et
mentalement. Cette définition renvoie à des normes et des valeurs qui peuvent coïncider ou
entrer en contradiction avec celles de la société dans laquelle elle est pratiquée, notamment
celles concernant la santé. Autrement dit, l'apprentissage, l'entraînement, la répétition de
mouvements jusqu'à l'acquisition de la perfection, les compétitions et les affrontements
successifs supposent l'intériorisation pratique et théorique de ces normes. Et chaque discipline
suppose une modification de la représentation de soi (comme être sain ou malsain) et des
autres.

Conclusions
Ces quelques réflexions visent à montrer que sous le consensus apparent autour de la valeur
santé, les définitions qu’en donnent les différents acteurs sociaux sont loin d’être identiques.
Les recherches mériteraient d'être poussées plus loin tant du côté des définitions médicales -
prenant en compte les médecines parallèles, non-occidentales présentes dans nos sociétés -
que du côté des disciplines sportives. Ceci nous permettrait non seulement de mieux
comprendre la signification du succès de certaines médecines, de l'engouement pour certains
sports et de l'abandon d'autres, mais aussi d'approcher le noeud d'injonctions et de pratiques
contradictoires dans lequel sont pris nos corps et nos vies.

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