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Cela signifie que l’individu ne doit pas « apprendre » à agir de telle ou de telle

façon en fonction du milieu. Dès sa naissance, l’information véhiculée


génétiquement, c’est-à-dire sa « mémoire spécifique » –au sens de « mémoire
IV. Des mémoires spécifiques aux mémoires de son espèce– guide ses comportements.
épisodiques L’idée de "programme" renvoie à l’idée d’un automate qui serait guidé par un
programme préétabli. De nombreux exemples peuvent être fournis de ces types
d’"automatismes” biologiques.

Programme génétique de l’espèce


= " mémoire spécifique "
« Celui qui considère les choses à partir du début de leur croissance et
de leur origine, [...] obtiendra la vision la plus claire de ces choses. »

Aristote, Politique, Livre 1, partie 2.


Comportement de l’individu face à
son environnement naturel ou social

1 3

1. Programmation génétique :
« mémoire spécifique » ou « apprentissage 0 »
L’exemple célèbre donné
autrefois par Jacob von
Pour un grand nombre d’animaux,
Programme génétique de l’espèce Uexküll (1965 : 17-9) à
non seulement les traits physiques = " mémoire spécifique " propos de la tique et de
(anatomie, physiologie) mais aussi le
son milieu peut donner
comportement individuel dans le
une idée de ce type
milieu physique, biologique et social
d’organismes guidés de
sont très largement déterminés par ce
Comportement de l’individu face à façon r é fl e x e ,
que nous pourrions appeler le
son environnement naturel ou social automatique :
"programme génétique de l'espèce".

Cela signifie par exemple que la structure d’un mouvement particulier, la


reconnaissance d’un aliment, la reconnaissance de certains traits propres à En 1921, Jakob von Uexküll créa les termes de "milieu",
"monde de la perception" et "monde de l'action". Pour lui,
l’espèce, etc. ont un fondement héréditaire de type biologique. Nous pouvons chaque animal vit dans un monde déterminé par les capacités
nous représenter de façon graphique la détermination du comportement, en une et les limites de ses appareils sensoriels. In Pour la Science,
Les Génies de la Science, Konrad Lorenz, n° 13, 2002-3 : 53.
première approximation que nous corrigerons et compléterons
progressivement.
2 4
" L’habitant de la campagne qui parcourt souvent bois et buissons avec son Cet animal, privé d’yeux, trouve le chemin de son poste de garde à l’aide d’une
chien, n’a pas manqué de faire connaissance avec une bête minuscule, qui, sensibilité générale de la peau à la lumière. Ce brigand de grand chemin,
suspendue aux tiges des buissons, guette sa proie, homme ou bête, pour se aveugle et sourd, perçoit l’approche de ses proies par son odorat.
précipiter sur sa victime et se gorger de son sang. La bestiole, qui n’a qu’un
L’odeur de l’acide butyrique, que
ou deux millimètres, se gonfle alors jusqu’à prendre la dimension d’un petit
dégagent les follicules sébacés de tous les
pois."
mammifères, agit sur lui comme un signal
qui le fait quitter son poste de garde et se
lâcher en direction de sa proie, l’animal à
sang chaud, et n’a plus besoin que de son
sens tactile pour trouver une place aussi
dépourvue de poils que possible, et
s’enfoncer jusqu’à la tête dans le tissu
cutané de celle-ci. Il aspire alors
lentement à lui un flot de sang chaud.
(...) Si la tique, stimulée par l’acide butyrique, tombe sur un corps froid, elle a
manqué sa proie et doit regrimper à son poste d’observation. Le copieux repas
La tique (Ixodes ricinus). Femelle non gorgée et semi-gorgée. Cliché C. Perez-Eid/Institut Pasteur), scanné in de sang de la tique est aussi son festin de mort, car il ne lui reste alors plus
Clément (Pierre) : 1999. "A chaque animal son monde : la place du cerveau dans la notion d'Umwelt", in Pas si
bêtes ! Mille cerveaux, mille mondes. Paris, Nathan,Museum d'histoire naturelle, p. 129.
5
rien à faire qu’à se laisser tomber sur le7 sol, y déposer ses oeufs et mourir. "

"La tique ou ixode, sans être très


dangereuse, est un hôte importun des En fait que se passe-t-il ?
mammifères et des hommes. Sa vie a été si
bien étudiée dans la plupart de ses Les systèmes de réception et de traitement de
caractéristiques dans des travaux récents l'information de pareils organismes sont
que nous pouvons en tracer une image “programmés” pour répondre à certains "stimuli-
sans grande lacune. " La tique :
Illustration in Uexküll. clés" (petits objets qui bougent pour la grenouille,
chaleur ou acide butyrique pour la tique...).
"La bestiole, à la sortie de son oeuf, n’est pas entièrement formée; il lui
manque une paire de pattes et les organes génitaux. À ce stade, elle est déjà
Ces systèmes de réceptions et de traitement de
capable d’attaquer des animaux à sang froid, comme le lézard, qu’elle guette,
l'information filtrent l'information de
perchée sur l’extrémité d’une brindille d’herbe. Après plusieurs mues, elle a
l'environnement par rapport auquel ils ne
acquis les organes qui lui manquaient et s’adonne alors à la chasse des
réagissent que pour des excitations ou des La tique :
animaux à sang chaud." Illustration in Uexküll.
ensembles d'excitations bien déterminées qu'on
Lorsque la femelle a été fécondée, elle grimpe à l’aide de ses huit pattes appelle les "déclencheurs innés".
jusqu’à la pointe d’une branche d’un buisson quelconque pour pouvoir, d’une
hauteur suffisante, se laisser tomber sur les petits mammifères qui passent ou Insistons sur le fait que ce “comportement réflexe” de la tique n’a pas été
se faire accrocher par les animaux plus grands. appris par elle, mais qu’il est inné.
6 8
En s’inspirant de Laborit (1994 : 51), on peut modéliser schématiquement ce
type de processus d’action en représentant par un cercle un organisme dans En fonction des signaux qu’il reçoit, il adapte son comportement, dans le but de
son environnement (son milieu extérieur) et en représentant au coeur de cet maintenir sa structure, son équilibre intérieur (homéostasie). Comme l’explique
organisme schématique (milieu intérieur) le système nerveux primitif sous Laborit (1994 : 51) :
forme d’un second cercle :
Limite de l’organisme

Environnement = Milieu
extérieur
Organisme
= Milieu intérieur

Système
nerveux
primitif 2
Ac

3
tiv

lle
6

rie
ité

so
1
n
Ac

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s
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Signaux internes

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ou végétatifs 5
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Ac

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vir
n
vir

n
l’e
on

de
nem

n
tio
ent

Ac
9 11

Chez les êtres « simples », comme par exemple la tique, mais on prendra ici
plutôt l’exemple des reptiles chez qui est apparu un système nerveux central de 1. Quand, par exemple, le reptile n’a plus mangé depuis plusieurs jours, les
type primitif, ce dernier permet à l’organisme de capter par ses organes des déséquilibres biologiques qui s’en suivent dans son organisme forment des
sens (variables selon les espèces) les modifications qui surviennent, tant dans signaux internes qui déclencheront un comportement de recherche de
son environnement interne (l’organisme) que dans son environnement externe. nourriture.
Limite de l’organisme Limite de l’organisme

Environnement = Milieu extérieur Environnement = Milieu


extérieur
Organisme Organisme
= Milieu intérieur = Milieu intérieur

Système Système
nerveux nerveux
primitif 2 primitif 2
Ac

Ac
3 3
tiv

tiv
le

le
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iel
6 6
ité

ité
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sor
1 1
n

n
Ac

Ac
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Signaux internes Signaux internes
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ou végétatifs ou végétatifs
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5 5
Ac

Ac
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el
nem

nem
nd

nd
tio

tio
ent

ent
Ac

Ac
10 12
2. Les organes des sens se mettent alors en éveil. Tout passage d’une proie à
proximité sera détecté et déclenchera un comportement de prédation.
Limite de l’organisme

Environnement = Milieu extérieur

Organisme
= Milieu intérieur

Système
nerveux
primitif 2
Ce type de comportement nécessite donc une forme de "prélèvement
Ac

3
tiv

lle
6 d'information" dans l’environnement, tant extérieur qu’interne. Une série

rie
ité

so
1
n
Ac

eur

en
d’organes sensoriels, "récepteurs", reçoivent l’information des modifications

nt
tio

s
om

Signaux internes

me
ité
n

4
otr

éventuelles de l’environnement interne et externe (lumière, chaleur, acide

tiv
sur

ne
ou végétatifs 5
ice

Ac

on
l’e

vir
butyrique...) que l’organisme est susceptible de recevoir. En fonction de ces
n
vir

n
l’e
on

informations qui sont "traitées" par le système nerveux, il organise l’action de

de
nem

n
tio
ent

ses organes "effecteurs", de façon "automatique".

Ac
13 15

3. Si la proie est attrapée, ingérée, digérée, l’organisme retrouve un équilibre On peut multiplier presque à l’infini
biologique et envoie alors des signaux de satiété au système nerveux primitif des exemples qui montrent tout aussi
qui permet de reprendre un comportement de satiété. clairement cet aspect inné de ces
Limite de l’organisme comportements instinctifs.
Environnement = Milieu extérieur

Organisme
Ainsi, « l’exécution parfaite des
= Milieu intérieur activités de capture chez un insecte
prédateur qui vient de sortir de sa Une larve de coccinelle dévorant un puceron
pupe prouve bien que ces
Système manifestations n’ont pas pu se
nerveux
primitif 2 développer au contact de la proie
mais devaient déjà être
Ac

3
tiv

le

programmées dans l’organisme


iel

6
ité

sor

1
n
Ac

eur

sen

même. C’est précisément pour cela


nt
tio

Signaux internes
me
ité
mo
n

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tiv
s ur

que l’on parle d’une conduite


ne

ou végétatifs
tric

5
Ac

on
l’e

vir

innée. ” (Immelman, 1990 : 136)


n
vir

’en
on

el
nem

nd

Coccinelle ayant isolé des pucerons au bout de


tio
ent

Ac

feuilles de rosiers, et s’apprêtant à en manger


14 16
Un autre exemple habituel de ces comportements réflexes “innés” : « Une
grenouille qui nageait auparavant dans un étang sous forme de têtard, se met,
immédiatement après sa métamorphose, à gober les petits insectes qui passent Le comportement, comme le “plan de construction”, se transmet pratiquement
à portée sans avoir eu à apprendre le procédé. Ceux qui demeurent immobiles, identique à lui-même de générations en générations, sauf mutations. Il n’y a
en revanche, ne sont pas reconnus comme proies. pas apprentissage des comportements. Ceux-ci sont pratiquement
"commandés" par le programme génétique : "livrés à la sortie de l’oeuf".

Ce programme génétique se modifie peu au fil des générations, ou tout au


moins lentement. Cette mémoire héréditaire, innée s’est en effet constituée
lentement au cours de la phylogenèse (= développement des espèces au cours
de l’évolution).
Si l'on fait des expériences avec divers leurres sur ce qui déclenche réellement
l'enchaînement des actions de prise de nourriture, on constate que la De la même façon que les processus de sélection naturelle peuvent expliquer
grenouille cherche à happer tous les petits objets qui bougent, même les les différences anatomiques des organismes (par exemple la forme des dents,
feuilles ou les cailloux. C'est donc là une tendance innée et s'il ne se trouve du bec, des cornes ou des crocs ou l’apparition d’ailes ou de nageoires, etc.), la
pas un naturaliste pour brouiller les cartes, un tel comportement atteint son forme des “programmes” qui déterminent les comportements à ce niveau sont
but, car dans le milieu naturel où évolue le batracien, ce sont surtout les le fruit de la sélection naturelle.
insectes qui se déplacent." (Eibl-Eibesfeldt,
17
1972 : 35) 19

C’est le « programme génétique » qui est à l’origine non seulement de la


Il faut noter que ces comportements innés ne sont pas seulement des
configuration organique (récepteurs, effecteurs, système nerveux...), mais aussi
comportements qui guident l'animal vers ses proies ou lui permettent d'évoluer
du « programme de comportement » que l'animal adoptera en fonction de tel
dans son environnement naturel.
ou tel stimulus. Un organisme n’hérite donc pas à la naissance du seul « plan
de construction physiologique » (Bauplan*) propre à son espèce. Il hérite aussi
Des comportements sociaux chez de nombreuses espèces sont basés sur de tels
de tout ce que ce plan de construction entraîne comme fonctionnement de sa
programmes innés (comportement de combat, de parade sexuelle ou de soins à
perception, de sa cognition et en définitive de son comportement.
la progéniture).

Ainsi, "chez certains iguanes, les


bandes bleues que le mâle porte
*Bauplan = terme allemand sur les flancs provoquent l'attaque
introduit par von Baer pour
de ses congénères et si l'on peint
désigner le plan de construction de
l’embryon. celles-ci sur les femelles qui ont
une couleur grise, elles sont
assaillies comme des
rivaux." (Eibl-Eibesfeldt, 1972 :
Embryon de poisson, in Jacquard, La légende
de la vie, Paris, Flammarion, 1992 : 141 36)
18 20
De même, "les rouges-gorges reconnaissent leurs rivaux à la tache carmin On peut noter aussi que ce n’est pas parce
qu'ils portent sur leur plastron et attaquent avec tout autant de vigueur une qu’un comportement est inné qu’il est
touffe de plumes de la même couleur attachée à une branche dans leur “simple”. Il peut donner lieu à des formes
territoire." (Eibl-Eibesfeldt, 1972 : 36) de comportement extrêmement complexes
comme la vie sociale de certains insectes...
celle-ci est organisée, pour une grande part,
sur base de comportements innés des
individus. Dans ce cas, ce n'est plus un seul
individu qui réagit aux stimuli de son
environnement, mais on voit les différents
programmes comportementaux innés être
déclenchés, chez les individus sociaux, en
fonction des signaux et des comportements
des partenaires. L'interaction de ces signaux
et comportements innés permet d'expliquer
une part importante de l'organisation de ces
Rouge gorge, Le plastron rouge de son rival est un stimulus-clé sociétés complexes, comme les sociétés
qui déclenche un comportement agressif chez le Rouge-gorge
cf. exemple donné au cours : construction
mâle (Erithacus rubecula). In Zdarek, 1989 : 19. d'abeilles ou le comportements d'animaux du nid par les fourmis oecophylles +
sociaux comme les fourmis... araignée tisseuse.
21 23

Illustration in Zdarek, 1989 : 19

“L’expérience confirme que la poule ne réagit en général qu’à la voix de ses


poussins. Si on isole un petit du reste de la couvée et si on le place sous une
cloche de verre insonorisée, la poule reste insensible à ses gesticulations. Elle
répondra à ses cris de détresse s’il est seulement recouvert d’un panier ou
d’une boîte en carton. Affolée, elle se mettra à courir et à appeler celui qui
gémit, invisible. Mais elle accompagnera fièrement n’importe quel jouet de
peluche contenant un haut-parleur diffusant un pépiement de
poussin.” (Zdarek, 1989 :123) 22 24
Eibl-Eibesfeldt a lui-même élevé des petits écureuils en isolement depuis la
naissance, sans qu’ils puissent voir ce modèle de comportement auprès de leurs
parents. Arrivés à l'âge adulte, lorsqu'on présente à ceux-ci des noix :

-ils commencent par les grignoter,


-puis lorsqu'ils sont rassasiés, ils se mettent à les
cacher.
-Ils courent autour de la pièce en tenant le fruit dans
leur bouche jusqu'à ce qu'ils arrivent dans un coin;
-là ils commencent à gratter,
-posent la noix,
-la poussent du nez et
Ecureuil roux: Sciurus vulgaris -terminent en faisant le geste de la ramasser,
Source: www.mammal.org.uk/
squirrel.htm -puis de tasser la terre avec les pattes antérieures
-bien qu'il n'aient rien pu creuser du tout.

Cela indique bien qu'il s'agit d'un programme d'action inné, conclut Eibl-
Comportement inné mais complexe de l’araignée tisseuse. Eibesfeldt (1972 : 24).
25 27

Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que ces comportements innés ne sont
pas l'apanage des animaux que nous qualifions souvent "d'inférieurs". On les
retrouve notamment chez tous les mammifères, hommes compris, même si ces De même, chez les primates, on trouve des
comportements réflexes sont parfois mêlés à des suites de comportements comportements innés :
appris, ou s’ils sont corrigés ou aiguisés par l’expérience.
Ainsi, Eibl-Eibesfeldt (1972 : 24) a pu observer "Les macaques rhésus isolés depuis leur
certains comportements innés chez l’écureuil naissance et devant qui on fait passer l'image de
d’Europe centrale qui en automne : "cache des congénères sur les parois de leur cage, émettent
noix et des noisettes, comme provisions pour les sons de la recherche de contact, invitent au
l'hiver et, pour ce faire, opère d'une façon très jeu et apprennent très vite, une fois la projection
particulière : terminée, à pousser un levier pour qu'elle Singe Rhésus dans une chambre
d’isolation. Repris à Harlow et
recommence. Harlow (1965).
-le fruit dans la bouche, il dégringole sur le sol, À l'âge de deux mois, ces sujets sans aucune expérience reconnaissent les
-cherche jusqu'à ce qu'il arrive au pied d'un expressions de leurs semblables. L'image d'un singe menaçant les fait reculer,
arbre, pousser des cris de peur et le rythme des représentations qu'ils se donnent à
-creuse là un trou avec les pattes antérieures, eux-mêmes diminue rapidement quand ils voient ce spectacle. Comme ils
Ecureuil roux: Sciurus vulgaris -y dépose le fruit, n'avaient jamais été mis en présence de leur congénères, il faut bien attribuer
Source: www.mammal.org.uk/ -l'enfonce avec le nez,
squirrel.htm cette juste interprétation des expressions à quelque déclencheur inné." (Eibl-
-puis le recouvre de la terre qu'il avait ôtée." Eibesfeldt, 1972 : 36)
26 28
De multiples travaux ont pu
montrer que, chez l'homme
aussi, une série de
comportements, comme chez les
autres primates, étaient innés.
Ainsi, le nourrisson n'a pas
besoin d'apprendre à téter; il sait
aussi crier et sourire sans avoir à
l'apprendre.

Dans les premières heures qui suivent la naissance,


les bébés ont un gros besoin de succion. C’est un
réflexe essentiel, celui du petit mammifère qui veut
se nourrir et rester en vie ! On ne le remarque pas
toujours, mais tous les nouveau-nés ont ce réflexe
dit "archaïque" de succion physiologique. Et même
avant de naître: à l’échographie, on voit souvent le
fœtus le pouce dans la bouche !

29 31

Que divers comportements humains soient innés, Eibl-Eibesfeldt (1972 : 25-8)


Il en va de même du réflexe de préhension a pu l’observer au travers de ses travaux sur les expressions, comme nous
chez le chimpanzé (et l’homme) qui l’avons vu notamment à propos du rire, dont on peut d’ailleurs voir les origines
permet aux nouveaux-nés primates de dans certaines mimiques primates (cf. Chapitre II).
s’agripper aux poils de leur mère Mais Eibl-Eibesfeldt a aussi filmé des
lorsqu’elle se déplace pour chercher de la enfants aveugles, voire même
nourriture (fruits dans les arbres). Il s’agit aveugles et sourds, n'ayant donc
donc là, chez l’homme d’un vieux geste jamais vu le sourire de leur mère, ni
primate, inné. entendu le son de sa voix. Ces
enfants, en bien des circonstances, se
Réflexe d’agrippement chez le
nourisson, d’après Prechtl, 1953
comportent comme les autres enfants;
in Klaus Immelman, 1982 : 200. ils émettent les mêmes sons que les
voyants et les entendants; ils pleurent
cf. Exemple présenté au
cours : réflexe de préhension
comme eux, ils tapent du pied,
chez le chimpanzé. serrent les poings et plissent le visage
quand ils sont en colère. Quand on
Illustration in Eibl-Eibensfeldt,
1977 : 420. Accrochage par les Eibl-Eibesfeldt d’après un de ses films : Expressions joue avec ces enfants, leurs mimiques
mains et les jambes d’un enfant faciales d’une petite fille de 9 ans née aveugle et
prématuré de sept mois (photo sourde. En haut à gauche : calme; à droite : sourire. sont normales, par exemple, ils rient
de A. Peiper : 1963). En bas : pleurs. au éclats comme les autres.
30 32
On cite d’ailleurs souvent comme exemple de peur innée celle des serpents.
Selon certains, ceux-ci auraient même fait tellement peur à nos ancêtres
Le goût chez l’enfant a évidemment aussi une composante innée importante, primates qu’ils auraient perfectionné leur vision pour repérer tout ce qui est
même s’il sera bien entendu retravaillé par la culture. longiligne et qui se déplace en rampant.
33 35

Le psychologue Johnson-Laird (1994 :


135) résume bien les avantages et les
inconvénients de ce cette mémoire
spécifique pour les organismes :

“Certains organismes naissent avec un


répertoire inné de comportements qui
leur permet de s’adapter à un
environnement donné. Il peuvent
survivre et se reproduire grâce à des
réactions innées déclenchées
automatiquement par certains cf. exemple présenté au cours :
événements. Ces réactions présentent un la jeune antilope qui se cabre en
avantage : elles n’ont pas à être présence d’un danger pour ne pas
être repérée.
apprises (par l’organisme) et sont donc
On peut aussi penser à tous les réflexes liés à la peur, qui dans bien des
opérationnelles dès l’instant où
situations peuvent nous tirer d’affaire de façon plus immédiate et adaptée que
l’organisme considéré apparaît dans
des raisonnements conscients et longs. Si notre espèces n’avait pas ce genre de
l’univers.
réflexes innés, il y a sans doute longtemps que nous n’existerions plus.
34 36
37 39

Leur inconvénient, en revanche, c’est


qu’elles ne se prêtent qu’à un
ajustement minimal et risquent d’être
répétées aveuglément chaque fois que
les circonstances qui les déclenchent se
produisent. Ainsi, la guêpe construit cf. Exemple présenté au cours :
son nid en exécutant une chaîne construction (et destruction) du nid
d’actions innées, et si son nid est chez la guèpe scéliphron
partiellement détruit, elle revient
automatiquement à la phase
précédente de la chaîne pour le
reconstruire. Ta n t que
l’expérimentateur continue de détruire
partiellement son nid, la guêpe le
refait; elle n’apprend jamais que ses
efforts, tels ceux de Sisyphe, sont
totalement vains. Heureusement, tous
les comportements innés ne présentent
pas ce défaut.
38 40
En un sens, même si un cerveau
animal limité donnant lieu à des
Tous les organismes ont des comportements innés. Un nouveau-né, par comportements rigides peut être
exemple, a un réflexe de préhension qui lui permet même de rester suspendu à fatal dans certains cas pour des
votre doigt. Par la suite, ce réflexe disparaît, mais d’autres, comme le individus, au niveau de l’espèce,
battement protecteur des paupières, durent toute la vie. un comportement réflexe, c’est à
dire utilisant des circuits
Un comportement inné n’est cependant adapté qu’à la vie dans un “courts” (Oléron : 1994), directs,
environnement tout simple. Il condamne une espèce si son cadre de vie est est souvent plus économique d’un
profondément modifié, alors qu’une espèce capable d’apprendre peut acquérir point de vue énergétique et peut Eibl-ebensfeldt, d’après Lorenz et Tinbergen

de nouveaux comportements qui lui permettent de s’adapter. Les êtres humains être un avantage d’un point de
sont capables de s’adapter au point de pouvoir vivre dans presque n’importe vue de la sélection naturelle.
cf. Exemple présenté au cours :
quel environnement.”
-le mouvement de roulement de l’oeuf de l’oie : le
réflexe de ramener l’oeuf dans le nid pour la couvée se
fait, à nos yeux, sans beaucoup de discernement
puisqu’une boule de billard, une ampoule électrique ou
un cube lisse sont appréhendés par l’oie comme des
oeufs !
41 43

Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que


développer des capacités cognitives plus
élaborées qui permettront des apprentissages
a un coût : il faut entretenir, nourrir, un
cerveau plus complexe, grand consommateur
d’énergie.

On sait par exemple qu’alors que le cerveau humain ne représente que 2 à 3%


du poids de notre corps, il consomme à lui seul 15 à 20% de notre métabolisme
basal (c’est-à-dire en gros quand l’organisme est en repos), mais ses besoins
sont encore plus importants quand nous le sollicitons !

42 44
Au niveau du développement physiologique de l'animal il en va de même,
Notons cependant, qu'en ce qui concerne le "programme génétique" qui
comme au niveau de son comportement : ce n’est pas parce que vous êtes en
détermine la physiologie des espèces mais guide aussi une partie de leur
présence de deux "clones" que nécessairement le développement et les
comportement, même chez les espèces les plus rudimentaires, celui-ci n'est pas
comportements de ces individus seront rigoureusement les mêmes.
"tout puissant" : c’est au contraire dans l’interaction du programme et du
milieu que se réalise le comportement effectif de l’individu, même le plus L’interaction avec
simple. Tout comportement "inné" est en fait la résultante de la " mémoire le milieu joue un
spécifique " et des particularités du milieu. Aussi, le schéma précédent aurait rôle important : les
avantage à être corrigé de la façon suivante : accidents, les
avantages, les
Programme génétique de l’espèce limitations ne sont
= " mémoire spécifique " pas nécessairement
les mêmes d’un
milieu à l’autre.
Comportement effectif de l’individu

Environnement physique, Contrairement aux apparences, ces deux souris ont bien le même génome. Celle de
biologique ou social gauche a suivi un régime riche en méthyle, qui a modifié l'activité d'un gène lié
notamment à la couleur du pelage et à l'obésité.
45 47

En fait, on peut comprendre cela par


l’exemple classique de ces graines
d’arbre, tout à fait identiques,
clonées, dont l’une est plantée dans
une terre riche, bien arrosée et se
développe sans problèmes, tandis que
l’autre est plantée dans une terre
pauvre, sèche, souvent balayée par
des vents. Dans le premier cas vous
aurez un bel arbre au couleurs
verdoyantes, droit, de l’autre, un
arbre tordu, sec, rachitique...

Ou encore, songez aux graines de Ainsi, ce n’est pas le patrimoine génétique qui détermine à lui seul le
plantes que l’on plante à l’ombre ou développement d’un individu, mais bien l’interaction des gènes et de
au soleil, ou à différentes altitudes. l’environnement. Bien sûr, chaque individu, humain ou animal, dispose de
Croissance de sept plants de mille-feuille à trois variantes de gènes qui favorisent plus ou moins la suralimentation, la
altitudes différentes. Ce graphe montre le phénotype des
organismes d’un génotype particulier en fonction de
dépression ou les performances intellectuelles. Mais l’environnement peut
l’environnement. Illustration in Lewontin, 2003 : 31.
46
influer de façon marquée l’activation et/ou
48
la désactivation de ces gènes.
Ceci modère l’idéologie du «tout génétique» ou du «tout ADN» qui avait Bien sûr l’organisme reste construit à partir de ses gènes, mais l’ADN «quasi
connu son apogée au tournant du second millénaire avec les grands projets du divin» d’autrefois, censé receler tous les secrets du vivant, est lui aussi modulé
séquençage du génome humain, qui prétendait que les gènes définissaient dans son expression par l’activité de l’organisme dans son environnement. Le
intégralement, à la fois la forme, les pathologies, mais aussi les comportements gène, en réalité, définit des potentialités que les infinies variations des
de l’individu, animal ou humain. conditions - internes et externes - des organismes réaliseront ou non.

Dans cette idéologie, on prétendait trouver Certaines parties du code génétique, peuvent ne pas s’exprimer, à cause de
des gènes de tout : des gènes qui font l’environnement. L’environnement peut influencer l’expression du programme
grossir, des gènes de la dépression, de génétique ! Un organisme ne se développe donc pas à partir du programme
l’homosexualité, de la longévité, etc. Tout génétique seul : il est façonné par un grand nombre de phénomènes aléatoires.
comportement était réduit à l’expression
d’un ou de plusieurs gènes, au même titre L'environnement notamment,
d’ailleurs que les caractéristiques de n'est pas une sorte de toile de
l’anatomie, ou les pathologies dont pouvait fond immuable sur laquelle
souffrir un individu au cours de sa vie. s'agitent les organismes, mais il Environnement Expression des gènes
participe pleinement au
développement de chacun
49
d'eux. 51

Aujourd’hui en effet, par le développement et le progrès de la génétique, en en


particulier du décryptage génomique, a mis un terme à l’idéologie du « tout C’est ce qu’explique notamment
génétique » qui réduisait tout comportement, toute pathologie à l’expression Lewontin qui veut substituer au schéma
d’un ou plusieurs gènes. On en est venu en effet à se rendre compte, classique - et simpliste - "gène/
paradoxalement, que les gènes ne décident pas de tout. organisme", la triade "gène/organisme/
environnement" (ce qu’il appelle «la
triple hélice», en référence à la double
hélice de l’ADN) plus complexe certes,
mais beaucoup plus riche de
perspectives nouvelles.

C’est ce que veut traduire la notion


d’épigénétique. « L'épigénétique est
l'étude des changements d'activité des
gènes — donc des changements de
caractères — qui sont transmis au fil
des divisions cellulaires ou des
générations sans faire appel à des
50
mutations de l'ADN. » (Colot, 2012) 52
Les abeilles sont l’exemple type de la façon
dont l’environnement peut jouer sur Le second exemple qui est souvent
l’organisme et commander l’impact des donné est celui d’un même oeuf de
gènes. tortue (ou de crocodile) qui donnera
naissance tantôt à un mâle, tantôt à
Dans une ruche, les ouvrières n’ont pas le une femelle. Ici, c’est la température
même comportement que la reine, ni le ambiante qui détermine le sexe de
même physique – alors qu’elles ont le même l’animal et des comportements qui y
patrimoine génétique. sont associés. Il s’agit ici encore de
l’expression du même code
L’ouvrière, petite et robuste, se démène toute
génétique, de la mémoire spécifique,
la journée, tandis que l’autre, plus grande, se
mais les facteurs environnementaux
prélasse dans son alvéole, daignant au mieux
sélectionnent une expression plutôt
pondre quelques œufs de temps en temps.
qu’un autre, mais chacune de ces
Qu’est ce qui fait qu’un même oeuf fécondé expressions est disponible, comme
d’abeille, puis une même larve d’abeille, potentialité dans le génome, dans la
ayant strictement le même «programme base de donnée, dans la mémoire
génétique» deviendra tantôt une reine, tantôt spécifique de l’espèce.
une ouvrière ? 53 55

Comme l’explique Thomas Jenuwein (2014) :


En fait, ce qui détermine le destin d’une « On peut comparer la distinction entre la
abeille c’est son patrimoine génétique, génétique et l'épigénétique à la différence
certes, mais aussi la façon dont la larve a entre l'écriture d'un livre et sa lecture. Une
été nourrie. C’est la gelée royale, fois que le livre est écrit, le texte (les gènes ou
composée d’un mélange d’eau, de sucre et l'information stockée sous forme d'ADN) sera
d’acides aminés, qui est réservée aux le même dans tous les exemplaires distribués
seules larves destinées à devenir reines au public.
qui fait que certaines le deviennent et
d’autres non. Cependant, chaque lecteur d'un livre donné
Plus précisément, une substance contenue dans la gelée royale aura une interprétation légèrement différente
bloque une enzyme appelée DNMT3, qui a la capacité de de l'histoire, qui suscitera en lui des émotions
désactiver certains gènes en bloquant la lecture des
informations génétiques. En inhibant cette enzyme, la gelée et des projections personnelles au fil des
royale active un autre registre de développement et de chapitres.
comportement.

C’est un bel exemple d’une sélection D'une manière très comparable, l'épigénétique permettrait plusieurs lectures
épigénétique d’un même génome. d'une matrice fixe (le livre ou le code génétique), donnant lieu à diverses
interprétations, selon les conditions dans lesquelles on interroge cette
54
matrice». 56
2. Constitution des premières mémoires individuelles :
de l’habituation à l’association

Dans un sens plus courant, on hésitera bien sûr à parler de "mémoire" ou


"d'apprentissage" pour le "programme génétique" inné et commun à tous les
membres d'une même espèce que nous avons évoqué ci-dessus.
On a donc tendance aujourd’hui
à relativiser le pouvoir autrefois On réserve généralement le terme mémoire à la capacité qu'ont certains
pensé comme absolu du code organismes à garder une trace, individuellement, dans leur système nerveux,
génétique. des informations sur leur environnement naturel ou social, pour modifier leur
comportement ultérieur.
En fait, on comprend
aujourd’hui que « notre ADN Au contraire de la "mémoire spécifique", la mémoire "individuelle" est liée à
lui-même est sous influ- l'apprentissage, à l'expérience antérieure de l’organisme et fait que, face à une
ence » (Bouvet, 2016). même situation, deux individus différents de la même espèce peuvent réagir de
manière distincte. De façon extrêmement schématique, on peut représenter le
surgissement de ces mémoires individuelles comme un “coin” qui vient
s’introduire entre la mémoire spécifique et le comportement effectif de
57
l’individu. 59

On peut donc affirmer, que, comme tous les autres caractères d’un organisme, Programme génétique de l’espèce
même rudimentaire, "les traits innés comportementaux résultent eux aussi = " mémoire spécifique "
d’une interaction permanente entre le patrimoine génétique et le milieu. Seule
Mémoires individuelles
est innée une "norme de réaction", qui représente en quelque sorte une
"potentialité" soumise à l’action du milieu (et qui se réalisera différemment Comportement effectif de l’individu
selon les différences de milieu). À l’intérieur de cette marge de variation, les
diverses influences du milieu décideront comment les informations véhiculées
par les gènes pourront se réaliser." (Immelman, 1990 : 137) Environnement physique,
biologique ou social
Si l’on peut parler "d’apprentissage" en ce qui concerne la "mémoire
spécifique", c’est de façon indirecte, pour désigner ce qui se passe dans
l’évolution biologique, par des processus de sélection. On pourrait illustrer ce schéma très/trop
simple par l'exemple d’une fourmi volante
On peut comprendre ici "apprentissage" au sens où cette "programmation" (cf. S.H. n°19 juillet 1992. photo 30) qui
elle-même n’est pas indépendante du milieu, mais qu’au contraire, c’est développe normalement les 5 phases du
l’interaction organisme-milieu qui, au cours de l’évolution, a structuré ce comportement inné suivant :
"programme" par des processus divers de sélection. Ce type d’“apprentissage”
s’inscrit donc dans la très longue durée.58 60
1) elle tue une proie Le comportement n'est donc plus entièrement "préprogrammé" : plus
exactement, chaque individu naît "programmé" mais avec cette particularité
2) elle la ramène vers son terrier que le code génétique semble, pour un certain nombre de comportements,
laisser l'individu moduler ceux-ci en fonction de sa propre expérience.
3) elle la dépose à l’entrée
Ce schéma « en coin » n’est cependant par vraiment représentatif de la façon
4) elle visite le terrier
dont on peut concevoir concrètement la mise en place des premières formes de
mémoires.
5) elle en ressort et y ramène sa proie.
Programme génétique de l’espèce
Lorsqu'on déplace la proie juste avant que la fourmi ne ressorte du terrier pour = " mémoire spécifique "
la reprendre, on observe que la fourmi dont on a perturbé volontairement le
Mémoires individuelles
programme stéréotypé va alors le répéter intégralement : elle va ramener la
proie à l’entrée du terrier, rentrera à nouveau pour l’explorer, puis ressortira Comportement effectif de l’individu
prendre la proie.

Et si on la déplace une fois encore, elle repassera une troisième fois par toutes Environnement physique,
ces phases. Pourtant, au bout d’un certain temps, la fourmi finira par rentrer la biologique ou social
proie directement. 61 63

On peut donc dire qu’en fonction de la mémoire de son comportement dans un Programme génétique de l’espèce
passé immédiat, elle a été capable d’adapter son comportement actuel aux = " mémoire spécifique "
stimuli du milieu.
Mémoires individuelles
--> Il y a mémoire : il y a un "bouclage neuronal" qui permet à la fourmi après Comportement effectif de l’individu
un certain nombre d'expériences de faire revenir l'information de ces
expériences antérieures pour produire un comportement plus adapté au présent.
Environnement physique,
De tels exemples, on a tendance à conclure que le programme génétique guide biologique ou social
le comportement habituel des individus, mais que, au bout d'un certain nombre
d'expériences, ou à des moments tout à fait singuliers, ce programme génétique La mémoire n’est pas apparue comme une sorte de «région» tout à fait
laisse entrer en jeu un nouveau programme, basé lui sur un apprentissage fait constituée d’un cerveau dans laquelle l’organisme aurait emmagasiné des
par l'animal dans son milieu réel. «souvenirs» comme pourraient nous le faire penser d’anciennes métaphores de
la mémoire.
L'apparition de ce programme basé sur l'expérience a très certainement une
grande valeur adaptative. En effet, ces boucles qui se mettent en place On a en effet souvent pensé la mémoire au travers de métaphores qui ne nous
permettent une adaptation plus rapide des individus à un changement de permettent pas de vraiment comprendre la dynamique effective des processus
l'écosystème. Mais chacun fait son expérience individuellement. mémoriels tels qu’on les décrit aujourd’hui.
62 64
Ainsi, depuis l’Antiquité, on a souvent comparé la mémoire à une tablette de
cire.

Cette métaphore du livre sera ensuite


étendue à la bibliothèque et au
fichier, qui permettent de stocker
l’information et aussi de la retrouver.

Dans cette métaphore, mémoriser c’est écrire en gravant les expériences du


monde dans la matière molle du cerveau; se souvenir, c’est faire lire ces traces
à l’âme pour faire revenir à la conscience ce qui avait été déposé en attente :
les souvenirs.
65 67

La métaphore de la mémoire tablette de cire deviendra à partir du Moyen Âge la


D’autres verront également la
métaphore de la mémoire comme livre. Les souvenirs sont écrits sur les pages
mémoire comme une photographie,
du livre à l’aide d’une plume que l’on trempe dans l’encre de la pensée; ou
prise grâce à un appareil photo qui
alors, ils sont imprimés de façon plus ou moins claires sur les pages blanches.
garde sur un papier photo-sensible
une réaction chimique à la lumière
d’un lieu en un instant donné.

66 68
Plus récemment est apparue la métaphore de la mémoire humaine comme un
disque dur d’ordinateur, sur lequel on va rechercher de l’information.
Lorsqu’on va dans ce sens, on a
tendance à ne voir la mémoire que
comme un «magasin», un «dépôt»
qu’une “âme” ou une “intelligence”
devra exploiter, mais qui n’est pas
l’intelligence elle-même.

Dans cette optique, l’intelligence se


sert de la mémoire, mais on
n’envisage pas que la mémoire fasse
vraiment partie de l’intelligence,
elle ne serait qu’un lieu de stockage,
à l’écart de l’intelligence elle-même.

69 71

C’est aussi ce qu’induit le schéma provisoire


Cependant ces images anciennes et plus récentes de la mémoire sont que nous avons présenté ci-dessus, en
aujourd’hui complètement remises en question car elles font écran à la présentant une zone particulière, «en coin», qui
compréhension des processus mémoriels que la psychologie et la neurologie vient s’intercaler entre le comportement
contemporaines ont mis en avant. En particulier, elles ne permettent pas de effectif de l’individu et le programme
comprendre la dynamique et la plasticité de la mémoire. génétique.

En effet, un aspect que la plupart


des métaphores classiques et plus
récentes (photo, disque dur...) Programme génétique de l’espèce
= " mémoire spécifique "
mettaient implicitement en avant,
était celui de la “passivité” de la Mémoires individuelles
mémoire qui ne serait qu’un
simple “support d’empreintes”, Comportement effectif de l’individu
de “traces”.

Environnement physique,
biologique ou social

70 72
Or, ce que la neurologie a mis de mieux en mieux en évidence ces dernières Comme le rappelle Chapouthier 2017 : 21 : «Le système nerveux, qui est le
décennies, c’est que la capacité de se remémorer un comportement de façon principal système d’enregistrement de l’information chez les animaux, se
pertinente, face à une situation donnée, n’est pas extérieure à l’intelligence, développe progressivement au cours de l’évolution des espèces. Il est composé
c’est une capacité qui relève de l’intelligence en tant que telle; c’est de cellules nerveuses appelées «neurones». Lorsqu’elles sont excitées, ces
l’intelligence elle-même, qu’il s’agisse d’ailleurs d’une intelligence humaine ou cellules très allongées transmettent d’un bout à l’autre une impulsion
animale. bioélectrique : l’ «influx nerveux», qui se propage comme une onde à la surface
d’un étang.
En effet, avec le développement des
sciences cognitives, pourtant fondées au
départ sur l’analogie du cerveau et de
l’ordinateur, on s’est petit à petit rendu
compte que la mémoire fonctionnait selon
des principes complètement différents de
ceux de nos disques durs. Ainsi, on s’est
rendu compte que la mémoire n’est pas,
comme c’est le cas dans un ordinateur, un
espace matériel où les éléments seraient
stockés passivement en un lieu précis et où
l'intelligence irait les retrouver.
73 75

Entre deux neurones se situe une interruption nommée «synapse».

Il semble plus juste de considérer


que la mémoire est distribuée, de
façon dynamique, dans l'ensemble
du système neuronal, sous forme
de réseaux interconnectés de
neurones qui se construisent, se
façonnent, se modifient tout au
long de l’existence de l’individu.
Pour que les impulsions nerveuses puissent franchir cette synapse, il faut que
le neurone présynaptique sécrète une substance nommée «médiateur», qui
aille exciter le neurone voisin, postsynaptique. Ainsi les impulsions peuvent se
propager de neurone en neurone (un seul neurone peut être en contact par
l’intermédiaire de synapses, avec plusieurs centaines, voire plusieurs milliers
d’autres) pour recevoir et traiter des informations tirées de l’environnement
Dessin de neurones du cervelet de pigeon
par les organes des sens, pour, en retour, donner des instructions de
par Santiago Ramón y Cajal (1899). fonctionnement aux muscles et aux glandes du corps, et aussi pour assurer
74
l’important travail de fonctionnement interne
76
du cerveau et de la mémoire.»
Si l’on part d’un neurone, le principal embranchement de celle-ci – l’axone – Le cerveau humain est constitué d’environ 100 milliards de neurones, chacun
est accompagné de plusieurs petites branches, les dendrites. Au bout de ces étant capable d’établir en moyenne un millier de connexions synaptiques avec
connexions, les synapses mettent en contact les cellules nerveuses entre elles. les autres (réseaux), ce qui représente quelques cent mille milliards de
Chaque cellule nerveuse comporte entre 1 000 et 10 000 synapses ! synapses !
77 79

Bien sûr, ces réseaux de neurones peuvent être plus ou moins importants d’une C’est pourquoi, avec ces cent mille milliards de synapses, on parle souvent du
espèce à l’autre. cerveau humain comme l’objet le plus complexe de l’univers.

Ainsi, le nématode Caenorhabditis elegans possède 302 neurones

In Sfez, La communication.
La mouche du vinaigre
(Drosophila) en possède 200 000.

78 80
Extrait de : “Le cerveau impensable
Comme l’explique Edelman, le système génère, selon le code génétique, un
premier réseau de neurones, qui fait que le système nerveux d’une espèce a des
caractéristiques générales différentes de telle autre espèce.

(la plasticité neuronale)”


Comme l’explique Changeux (1983 : 326), de façon parallèle à Edelman, le
code génétique assure la perpétuation des grands traits de l’organisation des
systèmes nerveux pour chaque espèce : la forme du cerveau et de ses
circonvolutions, la disposition de ses aires, l’architecture générale du tissu
cérébral...

Ces réseaux de neurones, plus ou moins denses selon les espèces, ont des
capacités de connexion et de réorganisation. Ils bougent, se déforment, se lient
et se délient, et échangent des signaux, le tout à grande vitesse. Ce ne sont pas
des systèmes statiques comme dans un ordinateur. Ce sont des systèmes
vivants qui naissent, se développent, puis dégénèrent au cours de la vie des
individus. 81 83

Cette conception plastique et vivante


de la mémoire en lien avec le
développement du système nerveux a
été bien expliquée par la théorie de la
TSGN (théorie de la sélection des
groupes neuronaux) aussi appelée
darwinisme neuronal développée par La sélection naturelle a en effet opéré sur le système nerveux au même titre
Gerald M. Edelman (1929-2014 ), que sur les autres organes, pour produire des cerveaux dont la configuration est
prix Nobel de Médecine 1972. globalement comparable pour tous les membres d’une même espèce et qui est
Donnons-en ici quelques rudiments. différente d’une espèce à une autre. Nous avons pu voir quelques effets de ces
différences entre systèmes nerveux dans ce que nous avons décrit ci-devant
comme mémoire spécifique.

82 84
Cela signifie que, à ce niveau déjà, il
ne peut y avoir deux cerveaux
absolument identiques. Déjà dans ce
À ce niveau basique, celui de la cellule nerveuse et de ses connexions processus de mise en place de ce
synaptiques, on pourrait parler plus simplement en termes de « câblages ». Ce premier câblage, un processus
premier câblage neuronal constitue ce qu’Edelman appelle le « répertoire épigénétique est à l’oeuvre, pour
primaire » : selon lui, ces réseaux de neurones variés, ces «câblages» sont modeler ce réseau :
d’abord générés par le génome de l'individu. Ce premier "câblage neuronal"
-que ce soient des facteurs
donnera un répertoire primaire de comportements de l’espèce.
intrinsèques (interaction entre les
cellules; sécrétion de substances
chimiques : neuromédiateurs,
hormones), ou
-que ce soient déjà des facteurs
environnementaux (nutritionnels,
sensoriels, ...).
Le déterminisme du code génétique
n’est pas tout puissant; les gènes ne
85
sont pas les seuls qui commandent ! 87

Mais c’est à partir de ce répertoire neuronal de base défini par le génome (et
propre à chaque espèce) que seront ensuite sélectionnés certains réseaux de
Ici non plus, il ne faudrait toutefois pas s’imaginer que la complexité et la neurones qui répondent à des stimuli externes à l’organisme. Le premier
singularité du développement de ces premiers réseaux neuronaux et de leurs «câblage» sera en effet lui-même formé, sculpté, dans le cours même de son
connections synaptiques sont entièrement déterminés par le programme ontogenèse, en fonction des influences du milieu externe. Certaines
génétique. connections de neurones seront renforcées par la répétition de stimuli externes,
d'autres seront laissées à l'abandon et disparaîtront progressivement par
Lorsque ces câblages se mettent en place, par arborescences multiples, il existe inutilisation.
une compétition entre les neurones. Cette sélection est la conséquence de
contraintes d’ordre génétique et biophysique au cours du développement des
neurones. Cette variabilité qui échappe au pouvoir des gènes résulte notamment
de l’histoire précise des divisions et migrations cellulaires, qui ne peuvent être
exactement les mêmes d’un individu à l’autre, même si leur code génétique est
identique.

86 88
L’interaction avec le monde fait apparaître des bourgeonnements de nouvelles
synapses qui créent de nouveaux circuits du répertoire primaire et, dans le
même temps, la persistance de ce rapport au monde renforce les synapses
stimulées, favorisant ainsi le renforcement du répertoire secondaire.
Il y a donc interaction des processus d’élaboration des répertoires primaires et
secondaires. Ces deux répertoires forment les cartes cérébrales dans lesquelles
des neurones sont préférentiellement connectés entre eux.

La stimulation récurrente des connexions nerveuses renforce les synapses de Très concrètement, comme l'explique Ruffié (1976, 329), ce sont donc les
certains groupes neuronaux, alors que celles qui sont le moins stimulées stimuli du monde extérieurs qui enrichissent les connexions neuronales et
dégénèrent. permettent d'effectuer les "montages" du cerveau, de quelque espèce que ce
Si le programme génétique avait déterminé en grande partie dans un premier soit.
temps l'apparition d'un câblage neuronal avec une structure hypercomplexe et
redondante, c'est l'interaction avec l'environnement qui va sélectionner dans ce On a pu ainsi montrer qu'une différence significative dans la richesse et
second temps les connexions pertinentes au détriment des autres connexions l'expansion des dendrites du cerveau du chat se constitue selon que le jeune est
qui vont dégénérer et disparaître. En fait, ce sont les connexions les plus élevé à la lumière ou dans l'obscurité. En fait, grâce au développement de la
utilisées qui vont se renforcer et tandis que les autres vont disparaître, technique, on peut aujourd’hui “voir” la formation de ces “chemins
façonnant ainsi des réseaux de neurones propres à chaque individu. neuronaux” :
89 91

L’ensemble des circuits fonctionnels qui


ont été sélectionnés est appelé
« répertoire secondaire ». Ce réseau de
neurones intimement modelé par
l'expérience de l’individu permet
l'apparition du répertoire individuel des
comportements.

Document et commentaire trouvé in Pour la Science, Dossier Hors-série, n° 31, Avril-Juillet 2001,
La mémoire, le jardin de la pensée, p. 29.

Edelman distingue ensuite un troisième niveau de développement qui résulte


du regroupement de ces réseaux en ensembles plus importants de plusieurs Ces images de synapses ont été obtenues par la Quand la synapse est activée, une
milliers ou dizaine de milliers (voir millions) de cellules nerveuses que l'on reconstruction tridimensionnelle de synapses. deuxième épine “pousse” (b). De surcroît,
Lorsque la synapse n’est pas activée, la les synapses doubles qui se forment
peut appeler avec Hebb des « assemblées de neurones ». Mais nous ne possèdent toutes deux les récepteurs
connexion entre le neurone présynaptique, où
développerons pas ce troisième niveau, car il nous suffit ici de bien arrive l’influx nerveux, et le neurone nécessaires à la transmission du signal
comprendre le principe de cette dynamique de mise en place des réseaux de postsynaptique n’est constituée que d’une d’une (zones rouges sur la photographie c) : elles
neurones et surtout de la plasticité qui en découle. unique épine (a). sont vraisemblablement fonctionnelles.
90 92
Cette sélection des circuits de neurones pourrait également s’apparenter,
métaphoriquement, et de façon peut-être encore plus suggestive, à la manière
dont une société de fourmis finit par sélectionner le chemin le plus court vers
la nourriture, sur base de l’imprégnation plus forte des phéromones de ce
chemin le plus direct.

93 95

Un bel exemple de cette « sélection naturelle de l’information » a été réalisé


On pourrait suggérer ici de nouvelles métaphores de cette conception
par une expérience réalisée à l’ULB et devenue célèbre.
dynamique de la mémoire. Par exemple, on peut se représenter le processus de
mémorisation, chez l’animal ou même chez l’homme, comme la façon dont se
dessine un chemin, par l’accumulation des passages en un même endroit. Un
seul passage d’homme ou d’animal dans l’herbe haute ou de pneus sur la plage
est une trace ou une empreinte qui relève de l’événement. Par contre,
l'accumulation de traces de passage au même endroit dessine un véritable
chemin.
En fait, dans nos
cerveaux, c’est selon
ce principe du chemin
que nos connaissances
se forment, par la
réactivation simultanée
de nombreuses traces
mnésiques, par la
réactivation des mêmes NB. Extrait vidéo présenté
au cours :
circuits neuronaux. -fourmis ULB
94 96
97 99

C'est l'environnement qui joue donc un rôle fondamental dans la


complexification de la structure du cortex cérébral. On a pu ainsi vérifier que
les rats élevés dans un milieu riche en stimuli de toutes sortes, comme par
exemple dans un «Disneyland» pour rats ont un cortex plus lourd que les
animaux élevés dans l'isolement. Toutes les expériences montrent que la
richesse de l'environnement favorise la multiplication des connexions
dendritiques du cortex cérébral.
Cet enrichissement neuronal
sera évidemment particuliè-
rement développé chez les
animaux qui développent un
comportement social !

Ce qui est globalement vrai pour l’animal l’est aussi pour l’homme. Ainsi, on a
Extrait vidéo présenté au Photo Rampon (Claire) in Rampon (Claire) : 2001. "Un stimulant pu vérifier par exemple que les chauffeurs de taxi londoniens avaient un
cours : Disneyland pour pas si ordinaire" in La Recherche Spécial : La mémoire et l'oubli.
souris « Comment naissent et s'effacent les souvenirs ». n° 344, p. 25.
hippocampe plus développé que celui d’un quidam.
98 100
Il y a pour une part un “programme génétique” qui commande la formation et
la direction des branches et de la ramure en général. Cependant, cette forme
n’agit jamais en milieu neutre. Dans son rapport à l’environnement,
notamment les vents, ce “plan initial” sera modulé, adapté, ce qui donnera une
forme singulière aux arbres, notamment, de façon très visible, à ceux qui sont
exposés aux vents dominants en bord de mer.

Les branches les plus exposées sont souvent éliminées plus vite que les autres;
Photo De Keerle/Gamma et commentaire in La Recherche, n°344, Spécial La mémoire et l’oubli, Juil.-août 2001, p. 38.
101
celles qui au contraire sont mieux protégées
103
se développent davantage.

À la place des
anciennes métapho- Ce sont des phénomènes de ce type, au niveau de la modification des réseaux
res, on pourrait propo- neuronaux, que l’on qualifie généralement de “plasticité cérébrale” (= nouvelle
ser une troisième mé- métaphore). Cette plasticité fait référence aux facultés plus ou moins
taphore du dévelop- développées d’adaptation du système nerveux selon les espèces, mais aussi les
pement des réseaux multiples aptitudes que ceux-ci peuvent développer.
neuronaux par l’ana-
logie du développe-
ment de la forme d’un
arbre exposé à des
vents dominants, tels
qu’on en observe en
bord de mer.

Photo Christian Esculier, 2011 :


Douarnenez

102 104
Ivry Gitlis, Photo P. Box/Rapho, in La Recherche, n° 289, Juillet-août 1996, p. 87.

C’est ce que l’on voit développé de façon frappante


dans le documentaire “Le cerveau impensable (la
https://www.youtube.com/watch?v=pmDUZGcKKcI plasticité neuronale)”. En particulier 12 premières
105 minutes.
107

On veut indiquer par ce concept que les réseaux neuronaux ne sont pas
donnés tout faits, de façon statique, à la naissance de l’individu. Au
contraire, c’est par l’expérience, par la stimulation plus ou moins importante
d’un organe ou d’un autre que se développeront de façon différenciée d’un
individu à l’autre les réseaux de neurones. Les incessantes réorganisations
de ceux-ci sont à l’origine de l’extrême variabilité des capacités humaines.

Ainsi, un joueur de violon, par l’exercice quotidien, va “sculpter” son


cerveau, ses circuits neuronaux, selon un schéma tout à fait particulier, qui
ne sera pas, disons, celui d’un chauffeur de taxi ou d’un médecin. De même,
ce qui fait qu’un pianiste est moyen, bon ou virtuose ne dépend pas tant de
ses gènes que du fonctionnement plus ou moins coordonné, exercé, de ses
réseaux de neurones. On ne naît pas violoniste, on le devient en jouant.

106 108
Ainsi il n’est plus possible de penser le développement cérébral comme un
Comme pour la sélection naturelle à programme entièrement déterminé à l’avance par la «mémoire spécifique», par
l’origine des différentes espèces telle le code génétique, ni entièrement façonné par l’expérience du sujet. Il faut
qu’elle fut décrite par Darwin, nous apprendre à penser les relations cerveau-expérience en terme de coproduction :
retrouvons donc dans la théorie du
darwinisme neuronal deux concepts clés :
en fait, il y a des dispositions de neurones et des agencements synaptiques qui
pré-existent à l’interaction avec le monde extérieur. Mais l’épigenèse exerce sa
a) la production d'une variété de formes (la sélection ceux-ci.
diversité des structures neuronales) et

b) un mécanisme qui sélectionne les


formes les mieux adaptées (la stabilisation
sélective des circuits neuronaux).

-> Apprendre, mémoriser, c’est stabiliser des combinaisons synaptiques


préétablies; c’est aussi éliminer les autres.
109 111

En résumé : l’hypothèse centrale d’Edelman est donc que la cartographie


L’intérêt de cette théorie du darwinisme neuronal, c’est qu’elle parvient à bien
neuronale des systèmes nerveux individuels se construit par un processus
rendre compte de la façon dont progressivement, le code génétique, la
sélectif.
«mémoire spécifique» laisse l’expérience individuelle prendre le relai de façon
de plus en plus prononcée sur le code génétique.
Le génome de l'individu génère d’abord des réseaux de neurones variés. C’est
à partir de ce répertoire neuronal de base défini très largement par le génome
En d’autres termes, si les réseaux de neurones se construisent bien à partir du
(et propre à chaque espèce) que seront par la suite sélectionnés certains réseaux programme génétique (« circuiterie » neuronale), les détails de la construction
de neurones qui répondent particulièrement bien à des stimuli externes dépendent de l’environnement.
importants pour l’organisme.
En fait, cette théorie permet de comprendre comment le développement de ces
Comme l'explique Edelman (1992, 113) : "Les comportements induisent le réseaux neuronaux laisse une place de plus en plus déterminante, selon les
renforcement ou l'affaiblissement sélectifs de diverses populations de espèces, à des modelages «épigénétiques» de ce code.
synapses, ce qui conduit à la formation de divers circuits, constituant un
répertoire secondaire de groupes neuronaux."

110 112
Nous ne nous distinguons donc pas
vraiment de la plupart des animaux
À des degrés divers de complexité selon les espèces considérées, le par un nombre de gène plus élevé;
«programme» ou le «code» génétique n’est plus en mesure de prendre en il y a même des plantes qui ont un
compte toutes les particularités des comportements pertinents à adopter en nombre de gènes bien plus
fonction de telle ou telle configuration d’un milieu donné. imposant que le nôtre : ainsi le
maïs, avec ses 54 000 gènes a
En fait, quand on reprend l’exemple du cerveau humain avec ses 100 milliards pratiquement le double de gènes
de neurones, et ses cent mille milliards de connections synaptiques, il n’est pas que les humains !
possible qu’un nombre si astronomique de connexion puisse être totalement
déterminé par le nombre proportionnellement limité de gènes. Il faut donc bien admettre, sur base
de ces rapports mathématiques, que
Comme l’a remarqué Jean-Pierre Changeux, il est difficile de croire que la ce nombre de gènes est largement
structure du cerveau, avec 100 milliards de cellules nerveuses, comportant insuffisant pour expliquer
chacune 1 000 à 10 000 synapses, puisse être déterminée en détail par l’immense variété des caractères
seulement ± 22 000 à 25 000 gènes ! Considérant que chacun de nos 100 humains, de nos conduites
milliards de neurones établit ces 1000 ou 10 000 connexions, il est comportementales, de nos façons de
mathématiquement impossible que le génome spécifie entièrement le câblage faire, d’agir, de savoir, ... Ten Speed Press publishes the "Corn of America" poster,
available at www.tenspeed.com. (SHNS photo by
précis de tout le cerveau. Maureen Gilmer / Do It Yourself)
113 115

En effet, contrairement à une idée reçue et des


estimations sans fondements, nous savons que Si le système n’avait été piloté que par ce nombre si limité de gènes, il serait
notre espèce et l’extraordinaire complexité de impossible de rendre compte du fonctionnement effectif du cerveau et du
son cerveau ne se caractérise pas par un système nerveux, un système aussi dynamique, aussi redondant, qui est
nombre de gènes particulièrement élevé; que capable de s’adapter aux innombrables variations des milieux (extérieur et
du contraire. Depuis que les progrès techniques intérieur) et d’être en fin de compte modulé par la propre activité qu’il génère.
du début des années 2000 ont permis de
En fait, la théorie d’Edelman explique très bien comment des gènes
décrypter le génome de nombreuses espèces, Caenorhabditis elegans
relativement peu nombreux peuvent construire, par sélection, des systèmes
on s’est rendu compte que nous n’en avions
nerveux composés d’un nombre de neurone bien plus important que le nombre
pas sensiblement plus que :
de gènes.
-nos cousins chimpanzés (20 à 35 000 gènes) On comprend donc mieux ici pourquoi le comportement ne peut plus être
et entièrement "préprogrammé" : plus exactement, chaque individu naît
"programmé" mais avec cette particularité que le code génétique semble
-que ce nombre était même comparable au prévoir, pour un certain nombre de comportements, de laisser l'individu
génome du vers nématode, Caenorhabditis moduler ceux-ci en fonction de sa propre expérience, sur base de boucles que
elegans dont nous avions précisé qu’il n’avait l’expérience d’un milieu donné sélectionne dans le réseau synaptique de
pourtant que 302 neurones ! l’individu.
114 116
Même si la représentation par zones cérébrales ci-dessous n’est pas exacte, au
vu de ce que nous avons dit, il est commode de se représenter la mémoire
comme “bouclage” en modifiant le schéma proposé plus haut, en ajoutant,
Si l’on considère cette conception neuronale du cerveau, par « chemins qui se autour du système nerveux primitif, un cercle plus large représentant les
renforcent » tandis que d’autres s’effacent, rend tout à fait vain de départager mémoires individuelles. Limite de l’organisme
l’inné de l’acquis.
Le système nerveux Organisme
peut traiter l’infor- = Milieu intérieur
On voit donc combien on est
mation présente en Mémoires
loin de l’image d’une mémoire individuelles
établissant des boucles
de disque dur comme un espace
( ) avec l’information
physique bien distinct de Système
emmagasinée lors
l’intelligence. nerveux
d’expériences passées primitif 2
dans les mémoires. Il

Ac
La mémoire individuelle est au 3

tiv

lle
est à noter que ce 6

rie
ité
contraire distribuée dans

so
4 1

n
eur
schéma pourra bien sûr

en
Ac

nt
s
l’ensemble du cerveau et

om
Signaux internes

tio

me
ité
5
être complété ulté-

otr
n

tiv
ou végétatifs

ne
sur
complètement intriquée au

ice

Ac

on
vir
l’e
rieurement en spécifi-

n
processus inné de formation de

l’e
vir
ant les types de mé-

on

de
celui-ci.

nem

n
tio
moire en jeu.

ent

Ac
117 119

Mais bien avant d’arriver à la complexité d’un cerveau comme celui des Comme on l’a dit précédemment, dans de nombreux cas, par exemple lorsqu'il
humains, avec leur 100 milliards de neurones, il faut noter, comme l’explique faut se défendre d'un prédateur, il est vital pour un organisme de pouvoir réagir
Cyrulnik (2001, 449) : en fonction d'un mécanisme préprogrammé qui guide une réponse réflexe
immédiate et automatique (circuit court) et non en fonction de boucles (circuits
"Dès qu'un organisme possède une possibilité de mémoire, il accède à la plus longs) qui exigent la construction d’une mémoire individuelle par essais et
petite unité de représentation possible en comparant ce qu'il perçoit dans le erreurs.
présent avec ce qu'il a perçu dans le passé. La simple différence constatée entre
deux perceptions fait naître un début de représentation. Mais si, dans la nature, des formes de mémoires individuelles sont apparues, on
peut supposer que la mise en place de ces boucles (circuits plus longs) avaient
En fait, l'astuce qui permet d'amplifier ce phénomène de mémoire comparative un avantage adaptatif, ou tout au moins qu'elles n'étaient pas un désavantage
repose sur des neurones qui font revenir l'information dans le système nerveux. adaptatif.
En effectuant des bouclages, ils augmentent le nombre de comparaisons
possibles, permises par l'association à un nombre croissant de connexions." On peut expliquer aujourd'hui comment chez nombre d'espèces, l'apparition de
mémoires individuelles permet à leurs membres d'avoir un comportement
mieux adapté à des environnements variables que des animaux dont le
programme génétique est plus automatique.
118 120
On s'est d'ailleurs progressivement rendu compte que des formes de mémoires On peut mettre en évidence cette mémoire rudimentaire en réalisant une
individuelles rudimentaires étaient beaucoup plus répandues dans la nature que expérience d'accoutumance ou d’habituation : si vous présentez de façon
ce que l'on croyait dans un premier temps. On peut déjà observer l'apparition répétée le même stimulus inoffensif à un organisme comme l’aplysie, vous
de formes de "mémoires individuelles" sommaires à un niveau biologique pourrez observer une diminution progressive de l’intensité, de la durée ou de la
élémentaire, chez des invertébrés parmi les plus primitifs. fréquence de la réponse à celui-ci. Cette diminution de la réponse n’est pas liée
à de la fatigue, car il suffit de présenter un nouveau stimulus pour réactiver
Par ailleurs, de façon plus générale, on distingue généralement quelques types
l’intensité de réaction. C’est donc bien la répétition du stimulus qui fait faiblir
de mémoires différentes qui sont partagées par un nombre important
la réponse de l’organisme.
d’espèces :
Exemple de l'aplysie = limace de mer ou
-conditionnement skinnérien... lièvre de mer.
-conditionnement pavlovien Mémoires
-tendance à l’alternance individuelles
-habituation (+sensibilisation) Une simulation de l’habituation chez l’aplysie peut être
observée en ligne à l’adresse : www.mnhn.fr/expo/cerveaux/
cerveau/aplysie.htm.

Système On peut donc dire qu’il y a déjà ici une forme rudimentaire de mémoire
nerveux
puisque l’organisme parvient à comparer la situation actuelle (la présentation
Ac
tiv
primitif 2
ité renouvelée d'un stimulus donné) avec ses "souvenirs" (les présentations
n
eur
o mo
tr
répétées précédentes du même stimulus ou d’un stimulus perçu comme
semblable).
ice
121 123

Pour le dire autrement, il y a déjà ici mémoire, puisque l'organisme prépare sa


Passons rapidement en revue ces différents types de mémoires que la réponse au stimulus avec lequel il est mis en contact en sollicitant de
psychologie expérimentale avait mise en évidence. l’information qu’il a emmagasinée.

En fait cette "mémoire individuelle" permet à l'organisme de mettre à jour sa


1) L’habituation "représentation" (on reviendra sur la pertinence ou non de ce terme à ce
niveau) de son environnement.
-conditionnement skinnérien...
Mémoires
-conditionnement pavlovien individuelles
-tendance à l'alternance
-habituation (+sensibilisation)

Système
nerveux
La mémoire la plus rudimentaire et que primitif 2
Ac

l'on peut mettre en oeuvre pour toute


tiv
ité

espèce animale, même chez certains


n
eur

unicellulaires est l'habituation. Elle


omo
tric

Photo in Books, Hors-série, n° 11, Le


consiste à répéter une stimulation jusqu'à
e

cerveau cet inconnu. août -sept 2017, p. 27.


ce qu'elle ne produise plus aucun effet.
122 124
Il y a donc ici des formes de reconnaissance qui ne sont pas "innées" mais 2) La tendance à l'alternance
"acquises", on pourrait dire "apprises" : il y a déjà ici des formes rudimentaires
d’apprentissage. L'organisme a mémorisé les caractères d'une telle stimulation. -conditionnement skinnérien...
Mémoires
-conditionnement pavlovien individuelles
Ce type d’apprentissage n’existe évidemment -tendance à l'alternance
-habituation (+sensibilisation)
pas que chez les animaux au système nerveux
rudimentaire, mais aussi chez des animaux
comme les mammifères. Observez votre chat Système
qui fait la sieste. Soudain, un son non familier nerveux
Une deuxième forme de mémoire
primitif 2
(par exemple celui d’un jouet d’un enfant rudimentaire a pu être repérée chez d'autres

Ac
jouant à proximité) lui fait redresser la tête et

tiv
organismes. Cette forme est appelée la

ité
inspecter visuellement son environnement.

n
tendance à l'alternance. Lorsqu'un animal a

eur
om
choisi plusieurs fois de suite le premier

otr
Mais, dans la mesure où ce son n’est pas suivi d’événements qui affectent son

ice
équilibre (ni de façon agréable, ni de façon désagréable), si ce son du jouet terme d'une alternative, il aura tendance, à
réapparaît de façon répétée, on verra dans les secondes ou les minutes qui un moment donné, à choisir le second. On se
suivent que la réponse du chat (redresser les oreilles puis la tête, puis inspecter référera ici à Chapouthier (2001 : 119-20).
son environnement) décroîtra rapidement. Ce n’est pas parce que le chat est
fatigué. Car si vous déclenchez un autre bruit bizarre pour lui, le chat Ceci suppose à nouveau un certain
redressera à nouveau les oreilles. (Delacour, 1998 : 109) "souvenir" du premier terme de l'alternative.
125 127

Chez l’homme, on peut observer le même type


d’habituation. Par exemple le bébé auquel on présente un
nouvel objet va y consacrer beaucoup d’attention. Puis,
progressivement, son intérêt diminuera. Par contre, son
attention sera à nouveau attirée par un nouvel objet.
Tendance à l’alternance. Dans une situation de double
De même, nous nous accoutumons -au point de ne plus les choix, (comme dans ce labyrinthe en forme de T où le rat
percevoir de façon consciente- à de nombreux stimuli de peut choisir entre la gauche et la droite), un animal qui a
l’environnement, lorsque ceux-ci se répètent fréquemment déjà fait un premier choix (ici la droite), soit
et régulièrement (ex. Bruit de voitures en ville). Ou encore, spontanément (a), soit forcé (b), aura tendance à alterner
lorsque vous découvrez un chemin inconnu, votre attention et à faire l’autre choix (ici la gauche) (c).
est très soutenue. Mais si ce chemin devient pour vous
habituel, votre attention va diminuer progressivement.

Pensez encore au parfum : si vous vous parfumez, vous


sentirez le parfum que vous avez mis pendant 1 à 2
minutes, puis vous ne sentirez plus votre odeur, si vous n’y
Illustration in Chapouthier (Georges) : 2001. "Mémoire et
prêtez pas attention, car votre odorat aura subi une évolution biologique" in Dossier pour la Science : La
habituation à cette odeur. 126
mémoire. Le jardin de la pensée. Paris, Pour la Science, p. 10.
128
Si l'on propose de la
nourriture à un chien,
celui-ci salive, car il
s'agit d'une réponse (R)
innée automatique,
relevant de ce que nous
avons décrit comme la
mémoire spécifique. La
nourriture est pour le
chien un stimulus
inconditionnel (SI).

Si chaque fois qu'on lui offre de la nourriture, on associe un stimulus perçu par
le chien, mais qui est neutre, car il ne déclenche pas par lui même de réflexes
automatiques, par exemple une sonnerie, le chien finira par saliver dès qu'il
entendra ce stimulus neutre à l'origine. Ce dernier stimulus est donc un
stimulus conditionné (SC), capable de produire une réponse, par association
répétée au stimulus inconditionnel, alors qu'il était neutre à l'origine.
129 131

3) Le conditionnement pavlovien Nous voyons donc ici aussi une forme de mémoire, qui garde le souvenir d'une
"association" entre deux stimuli.
Une troisième forme de mémoire est ce que l'on appelle le conditionnement
classique ou pavlovien. Ce type de mémoire a bien sûr des avantages sélectifs sur le plan de
l'adaptation des espèces. On peut comprendre qu'une espèce capable, par
-conditionnement skinnérien...
Mémoires
expérience individuelle, d'associer à une proie un indice préalable de sa
-conditionnement pavlovien
-tendance à l'alternance
individuelles présence, ou à un danger réel un indice qui l'annonce, a plus de chance de
-habituation (+sensibilisation) survie qu'une espèce qui ne pourrait pas se baser sur de tels indices
"mémorisés" ...
Système
L'expérience de conditionnement de
Pavlov, selon une illustration d'époque. in
Pour la Science, Les Génies de la

Illustration in Chapouthier (Georges) :


2001. "Mémoire et évolution
biologique" in Dossier pour la
Science : La mémoire. Le jardin de la
nerveux

pensée. Paris, Pour la Science, p. 8.


primitif 2
Ac
tiv
Science, n°13, 2002-3 : 21.

ité
n
eur
o mo
tr
ice

130 132
4) Le conditionnement instrumental ou « skinnerien"
Illustration in Chapouthier
(1994, 13) : Boîte de
Skinner.
-conditionnement skinnérien...
Mémoires
-conditionnement pavlovien La souris peut obtenir de la
individuelles
-tendance à l'alternance nourriture dans la
-habituation (+sensibilisation) mangeoire située derrière
elle si elle appuie sur le
levier lorsque le voyant est
allumé.
Système
nerveux
primitif 2
On peut distinguer du conditionnement

Ac
pavlovien classique le conditionnement Conditionnement skinnérien. Pour obtenir des

tiv
ité
boulettes de nourriture, une souris peut apprendre à

n
instrumental ou "skinnerien". Dans ce type

eur
om
de conditionnement, l'animal doit effectuer appuyer sur un levier (a). Pour obtenir la même

otr
ice
une certaine réponse (R) pour obtenir une récompense, elle peut aussi apprendre à choisir
récompense, qu'on considérera comme un systématiquement l’allée de droite dans un labyrinthe
"renforcement positif"; ou au contraire en forme de T (b).
pour éviter un "châtiment" que l'on nomme Illustration in Chapouthier (Georges) : 2001. "Mémoire et évolution biologique"
in Dossier pour la Science : La mémoire. Le jardin de la pensée. Paris, Pour la
"renforcement négatif". Science, p. 11.
133 135

À la différence du conditionnement pavlovien


où le stimulus inconditionnel c'est-à-dire le
Ces mémoires relativement simples ont été surtout étudiées par le courant de
"renforcement" précède la réponse (la
psychologie dit “béhavioriste” ou “conductiviste”. Ce courant a été dominant
salivation par exemple), dans le
en psychologie pendant pratiquement 50 ans et a prévalu jusque dans les
conditionnement skinnerien, la réponse
années 60.
précède le renforcement. En fait, on pourrait
considérer que ce type de conditionnement
Le béhaviorisme voulait faire de la psychologie une science aussi rigoureuse
correspond à ce que l’on appelle souvent
que la physique et à ce titre, il excluait de son champ d’investigation toute
l’apprentissage par “essais et erreurs”.
forme d’introspection.
Toujours est-il, pour ce qui nous concerne,
La psychologie béhavioriste voulait n’étudier que les faits directement (et
qu'il y a ici aussi mémorisation d'associations
L'élève de Watson, Burrhus Skinner publiquement) observables.
entre deux stimuli, ou un comportement et un (1904-1990), ici avec quelques-uns de ses
stimulus... animaux de laboratoire, inventa la "cage à
problème" pour renforcer les processus En fait, ce qui est directement observable, c’est le comportement et la façon
d'apprentissage par une récompense ou
une punition. In Pour la Science, Les
dont celui-ci peut être affecté par un stimulus.
Génies de la Science, Konrad Lorenz, n°
13, 2002-3 : 25.
Le béhaviorisme se limitera dès lors à étudier les liens ou les rapports qu’il
peut y avoir entre des Stimuli (S) et de Réponses (R) des organismes.
134 136
3. Constitution de mémoires individuelles épisodiques :
La plupart des notions qui prévalaient dans la psychologie populaire et la
psychologie scientifique qui précède ce mouvement seront sévèrement
les représentations
écartées. En effet, les années 60 correspondent à l’avènement de
l’informatique. L’informatique, tout en donnant des
On évitera à tout prix de parler de notions comme “introspection”, “intention”, gages rigoureux de scientificité ne se prive pas
“imitation”, “représentation”... d’employer des notions comme “information”,
“symbole”, “code”, “programme”, “mémoire”,
Le but du béhaviorisme est de pouvoir expliquer, par des enchaînements de S- “représentation”., etc.
R, aussi longues soient ces chaînes, l’ensemble des comportements des êtres
vivants, humains compris. L’espoir est que, par ces connaissances des Pourquoi une psychologie qui se voudrait tout aussi
enchaînements de S-R on pourra modeler, par un système éducatif orienté, le scientifique que l’informatique se priverait-elle de
comportement des individus telles notions ?
(cf. cours ITC en BAC 1 : Watson et le modèle hypodermique de communication).
Une génération de jeunes chercheurs, formés au départ à la rigueur du
béhaviorisme mais influencés par les succès spectaculaires de l’informatique,
introduiront en psychologie certaines de ces notions qui, pour un béhavioriste
137
radical, semblaient plus proches de la psychologie
139
populaire que de la science.

Cependant, le modèle béhavioriste va finir par paraître insuffisant, même pour


certains chercheurs qui s’inscrivaient pourtant dans l’idéal de scientificité
positiviste de ce courant de recherche. La notion centrale qui sera introduite alors sera celle de “représentation”. Cette
introduction de la notion de “représentation” ne signifiera pas pour autant le
On va se rendre compte qu’on ne peut pas faire l’économie de “variables retour à une psychologie populaire. Bien au contraire, ce qu’on appellera la
intermédiaires” entre S et R. En effet, on a bien dû reconnaître que chez un “psychologie cognitive” ne veut renoncer ni à la rigueur scientifique, ni à la
grand nombre d’organismes, il existe divers processus, qui sont généralement nécessité de mesures objectives. Ce qui servira désormais de “modèle” pour
inobservables de l’extérieur, et qui modulent les rapports entre S et R. expliquer le comportement, ce sera moins la “physique” que “l’informatique”.
La psychologie cognitive sera également enrichie par les apports des
Ainsi, si l’on présente de la viande (S) à un chat ou à un chien, sa réaction (R) neurosciences ainsi que de l’éthologie.
sera très différente s’il n’a plus mangé depuis des heures ou s’il vient d’être
rassasié. Pour les psychologues cognitivistes, la notion de “représentation” va s’imposer
comme une variable intermédiaire nécessaire, à côté des variables simplement
De plus, à la fin de années 60, on verra certains psychologues considérer que physiologiques (faim, sommeil...) pour expliquer certains comportements
parmi ces variables intermédiaires (VI), il faut compter, chez certains complexes pour lesquels les simples enchaînements et associations de S-R ne
organismes tout au moins, des “représentations”. La notion de “représentation” suffisent pas. En particulier, les comportements orientés vers un but. Voyons ici
que les béhavioristes évitaient à tout prix faisait un retour en force : on assistait quelques exemples de ces variables décrites comme “représentationnelles”.
à ce qu’on appelle couramment la “révolution cognitive”.
138 140
On peut rapprocher cette sorte de faculté cognitive du “détour de locomotion”
car il s’agit ici de la faculté qu'ont certains animaux d'atteindre leur but en s'en
détournant provisoirement. Cela suppose généralement que l'animal ait
1) L’apprentissage de détour de locomotion et les cartes cognitives
mémorisé une certaine “représentation” de l'espace.
L’un des pionniers dans l’étude de la mémoire Cette représentation lui permet de
représentationnelle sera Edward C. Tolman. Il prévoir le bénéfice qu’il peut tirer
montrera que quand un rat explore un labyrinthe, du fait de s’éloigner momenta-
il n’apprend pas une série de changements de nément du but qu’il veut atteindre.
directions simplement par stimulus-réponse : il Cette représentation mentale de la
forme plutôt une «carte cognitive» de l’espace. localisation, de la disponibilité et
de la qualité des choses dans
Ainsi, quand les rats ont parcouru plusieurs fois l’environnement est appelée
un labyrinthe, et qu’on supprime une partie des “carte cognitive”.
cloisons, pour permettre un raccourci vers Les cartes cognitives permettent aux
l’arrivée, la plupart des rats prennent le raccourci. animaux d’établir des itinéraires Exemple donné au cours :
Ceci montre qu’il ont une connaissance globale efficaces d’un site à l’autre, en -les chiens qui doivent contourner une clôture
du labyrinthe. (voir Rosenzweig & alii 1998 : pour rejoindre leur maître.
gagnant à la fois du temps et de -les écureuils
624). Tolman (1886 - 1959) l’énergie. -les porcs
141 143

Remettant en question l’idée que les


animaux «apprennent en faisant»
uniquement par une série d’essais et
erreurs, façon Skinner, Tolman a
voulu montrer par des expériences
multiples que les animaux pouvaient
apprendre des données générales, par
exemple suivre un itinéraire dans un
labyrinthe.

Tolman suggère au travers de ses


dispositifs que les animaux se
construisent une carte cognitive des
espaces dans lesquels ils agissent.

Cf. David McFarland, Le comportement animal, De Boeck, 2009, (3ème édition).

h t t p s : / / w w w. c a i r n . i n f o / l e - c o m p o r t e m e n t -
animal--9782804107093-page-517.htm

http://www.vetopsy.fr/comportement/ethologie/ethologie-histoire-ethologie-cognitive-precognitivistes.php
142 144
Apprentissage de détour : raton laveur

Apprentissage de détour : octopus


145 147

Des cartes cognitives ont pu être mises en évidence chez les oiseaux, par
exemple chez le geai qui cache ses provisions pour l’hiver pendant l’automne.
Il est capable de disséminer ses réserves dans une centaine de cachettes sur son
territoire et de les retrouver quand il en a besoin :

146 148
“L’emplacement de chaque réserve est Le singes et les grands singes connaissent en effet un grand nombre de choses
mémorisé par l’intermédiaire d’une série au sujet de l’environnement et des aliments.
de repères topographiques; c’est donc à
une véritable carte mentale du territoire -Ils connaissent les aliments à consommer ou à éviter,
que le geai se réfère pour retrouver
l’emplacement de ses caches. -Ils savent où trouver des sources alimentaires dans leur domaine,

Les repères utilisés sont très divers :

-forme de l’arbre au pied duquel sont enfouies les graines,

-distance et direction de la cache par rapport au pied de l’arbre,

-position relative de l’arbre par rapport au nid de l’oiseau et d’éléments


remarquables présents sur le territoire (église, route, ruisseau, champs, forme
des haies, etc.),

-ou la direction d’indices visibles depuis ce territoire, tels qu’une montagne Mère et petit chimpanzés qui mangent des fruits de ficus (Parc National Kibale, Ouganda). Crédit : Alain Houle /
ou la position du soleil levant.” (Hergueta,
149
1999 : 52) Harvard University / BMC Ecology image competition 2014: the winning images - Licence : CC BY
151

Des cartes cognitives très élaborées ont pu être mises en évidence également
chez les singes et les grands singes (Boyd & Silk 2004 : 236)

150 152
2) Économie d'essais en réversion
On peut aussi citer comme type de faculté cognitive permettant la mise en place
de mémoires complexes, celle qu'on appelle économie d'essais en réversion.
Dans un labyrinthe en T, on apprend à un ver, par conditionnement, à tourner à
gauche après 100 essais successifs. Si après cela, on veut que l'animal tourne à
droite (tâche de réversion) on aura beaucoup de difficultés à le faire faire à
l'animal. Le premier apprentissage rend plus difficile celui de la tâche inverse. Il
faudra faire davantage d'essais pour y parvenir.
http://www.ox.ac.uk/news/2017-11-01-chimpanzees-shown-spontaneously-taking-turns-solve-number-puzzle
Seuls quelques
-Ils retiennent des parcours à suivre pour se rendre sur animaux sont
les lieux recherchés, en se rendant d’une source de capables, lors de
nourriture à l’autre, Exemples donnés au cours : cet apprentissage
de la tache de
-Ils savent comment éviter des prédateurs... -l’orang-outan et la carte réversion, de faire
cognitive
moins d'essais Illustration in Chapouthier : 2001 : 12.
-enfant et chimpanzé et
modèle réduit de la pièce que lors de
Il est clair qu’on retrouve ces “cartes cognitives” chez l'apprentissage de
l’homme également. 153
la tâche directe. 155

Pour comprendre à quoi fait appel cette capacité, prenons l'exemple d'un enfant
à qui vous proposez de découvrir un bonbon caché sous une des deux tasses
que vous lui présentez, en le mettant toujours sous la tasse de droite. Il aura
vite compris que c'est sous celle-là qu'il doit d'abord chercher. Lorsqu'on
inversera la consigne, en mettant les bonbons sous la tasse de gauche, il suffira
à l'enfant d'un ou de deux essais pour comprendre que ce qui valait pour la
droite, vaut à présent pour la gauche.
L’enfant est donc capable de découvrir une règle cognitive qui peut s’énoncer
comme ceci : "généralement les bonbons se trouvent sous la tasse de droite"

et suite à un ou deux essais, de transférer cette règle cognitive à la seconde


situation : "maintenant les bonbons se trouvent sous la tasse de gauche ».

Chapouthier a ainsi montré que contrairement à ce qui se passe pour un ver (cf.
Illustration ci-dessus), on peut mettre en évidence un apprentissage d'une règle
chez le rat (schéma ci-après).

154 156
Illustration in Chapouthier (2001a : 12)

En fonction du développement des systèmes nerveux de ces animaux, on voit


se développer les types de mémoires. Ainsi, on peut reprendre sous forme d'un
tableau simplifié cette évolution des capacités mnésiques.

Évolution des capacités mnésiques selon les espèces


Conditionnements Economie
Tendance à
Habituation (pavlovien ou Détour d’essai en
l’alternance
opérant) réversion
Ce qui est intéressant dans ce type de mémoire, c'est que les organismes chez Unicellulaires oui oui
qui il a pu être mis en évidence, ne retiennent pas seulement par
Méduses oui oui
conditionnement les associations d'une situation environnementale
Vers oui oui + ou -
déterminée, mais sont capables d'abstraire d'une situation donnée une règle.
Insectes oui oui oui
Mollusques céphalopodes oui oui oui oui
C'est cette règle qu'ils retiennent et mettent en oeuvre dans une situation
différente. Ce type de mémoire suppose bien entendu des capacités cognitives Vertébrés oui oui oui oui oui
déjà beaucoup plus élaborées que celles157de la plupart des animaux. 159

3) Évolution des capacités Ce qui ressort de ce premier parcours sommaire des types de mémoires
mnésiques selon les espèces et animales et de ce schéma, c’est que l'apparition d'un type de mémoire plus
évolution de divers systèmes complexe, qui fait appel à des capacités cognitives plus élaborées, n'élimine
nerveux pas pour autant les formes de mémoires antérieures. On peut s’imaginer
l’esprit des animaux supérieurs, hommes compris, comme une accumulation
en mosaïque, voire en pelure d’oignon, de différents types de mémoires.
Comme on peut le pressentir à partir
des exemples ci-dessus, ces différents
types de mémoire correspondent au Merlin Donald (1999 : 154) exprime bien ceci :
développement progressif des
systèmes nerveux, depuis les “Les mammifères supérieurs se sont développés en
organismes les plus rudimentaires aux dernier; ils possèdent des cortex cérébraux élaborés et
animaux les plus développés. Ainsi, sont plus intelligents. Parce que l’évolution se construit
Chapouthier (2001b : 45) essaye-t-il toujours sur ce qui existe déjà, les derniers systèmes
de mettre en relation les six types de Illustration in Chapouthier (2001a, 9) nerveux comme ceux des primates, contiennent en leur
mémoires distingués ci-dessus avec le sein les structures archaïques de leurs ancêtres. Ainsi, le
développement d’un arbre généa- cerveau est organisé, comme un oignon, en couches qui
logique simplifié du règne animal : reflètent les étapes de son histoire évolutionniste.”
158 160
Divers schémas ont essayé de représenter cette mosaïque des capacités
cognitives qui se développent, sans annuler, mais en recomposant les formes -Le néocortex prend de l’importance chez les primates et culmine chez
de mémoires plus archaïques. Le plus célèbre de ces schémas est celui de l’humain. C’est grâce à eux que peut se développer la conscience, la pensée
MacLean (1973) qui est habituellement désigné par l’expression des “trois abstraite, l’imagination et le langage. La souplesse du néocortex permet des
cerveaux”. capacités d’apprentissage énormes qui rendront possibles, notamment, le
développement de la culture.
Il essaye d’établir des liens généraux entre
la complexification des facultés cognitives
au fil de l’évolution des espèces et Le schéma des trois cerveaux a connu un grand succès et a souvent été repris à
l’anatomie de l’appareil cérébral humain. des fins de vulgarisation scientifique. Ce modèle avait l’avantage de rendre
L’expression “trois cerveaux” renvoie aux compte et de simplifier le fait qu’effectivement le cerveau est un produit de
trois étapes de l’évolution contenues dans l’évolution et qu’il est composé de structures différentes que l’on retrouve
le cerveau humain : chez d’autres espèces.

-reptilienne (tronc cérébral et mésencéphale), Cependant, par rapport à nos connaissances actuelles, ce modèle :

-paléo-mammifère (hippocampe et cortex) - ne correspond pas à la façon dont est organisé le cerveau humain,

-primate (néo-mammifère) & humaine (néocortex) -ne donne pas une image exacte du cerveau des mammifères et des reptiles.
161 163

Ces trois composantes seraient distinctes dans leur chimie et leur structure et
seraient séparées, au niveau de l’évolution, par un nombre innombrable de
génération. (MacLean, 1974 : 187) Ainsi, par exemple, comme l’explique Dortier (2011 : 17), on sait aujourd’hui
que le cerveau reptilien ne se résume pas à quelques structures de bases. On a
-Le cerveau “reptilien”, serait le plus ancien et serait apparu chez les poissons pu mettre en évidence que les reptiles possèdent l’équivalent d’un système
il y a 500 millions d’années. Ce cerveau assurerait les fonctions vitales de limbique et un cortex (appelé pallium) comme tous les vertébrés (c’est-à-dire
l’organisme, notamment le contrôle de la fréquence cardiaque, de la la classe des animaux qui comprend à la fois les poissons, les reptiles, les
respiration, de la température corporelle et de l’équilibre. Une blessure qui oiseaux et les mammifères).
affecterait ce cerveau entraînerait une altération des comportements de
reproduction ou de défense du territoire. Il a été également bien mis en
évidence, qu’à l’instar des
-Le cerveau “limbique”, selon MacLean, serait apparu avec les premiers mammifères, certains reptiles, comme
mammifères, il y a environ 150 millions d’années, les rendant capables de le crocodile, ou des oiseaux (dont les
mémoriser des comportements agréables ou désagréables. Il serait responsable ancêtres sont les dinosaures !)
des émotions (c’est là ce qui a fortement été critiqué dans son schéma). Il serait manifestent des comportements
le centre de nos jugements de valeur, souvent inconscients. Là encore, une maternels ou parentaux développés,
maladie ou une blessure provoquerait d’étonnantes variations émotionnelles contrairement à ce qu’on aurait pu
qui iraient de l’indifférence totale à la rage incoercible, selon le lieu de attendre du «cerveau reptilien»
l’altération du système limbique. rudimentaire décrit par MacLean.
162 164
Ainsi, si l’on reprend les grands exemples d’homologie entre les membres de
différents vertébrés, on peut admettre qu’au-delà des spécialisations de ces
De même, comme on l’a vu ci-devant et membres en ailes, nageoires, pattes, bras,
comme on le montrera encore ci-après, les on retrouve une même structure
oiseaux sont capables de comportements générale composée à chaque
complexes comme le maniement des outils fois des mêmes éléments, dont
ou l’apprentissage du chant, ce qui suppose notamment : l’humérus, le
un cerveau bien plus développé que celui cubitus, le radius, le carpe, le
décrit par MacLean au niveau reptilien ! pouce, etc.

Il en va de même de
Aujourd’hui, on envisage l’évolution du cerveau de manière très différente. On l’organisation du cerveau. Un
considère que c’est la même structure fondamentale que l’on retrouve chez cerveau de baleine, de chauve-
tous les vertébrés. souris, de souris ou d’humain
sont très différents l’un de
Ce qui change, d’un ordre à l’autre ou d’une espèce à l’autre, c’est le l’autre. Cependant, dans tous les
développement relatif de telle ou telle structure. On peut établir un parallèle ici cerveaux de vertébrés, derrière
avec ce que nous avons donné comme exemple pour expliquer le principe ces différences, on retrouve une
d’homologie. structure de base commune.
165 167

Par exemple, si on prend deux cerveaux aussi différents que celui d’un requin
et d’un humain, au-delà des différences patentes, on retrouve en fait une
Lorsqu’on compare les membres structure de base identique, mais dont les différentes parties – en fait les cinq
antérieurs de plusieurs vésicules –se sont spécialisées différemment (indiquée par le code couleur).
vertébrés, comme le lézard, la
grenouille, l’oiseau, la chauve-
souris, l’humain, le chat, la
baleine, on constate évidemment
de grandes différences qui font
qu’on se retrouve tantôt avec
une patte, tantôt, avec une aile,
tantôt avec un bras, tantôt avec
une nageoire.

Cependant, derrière ces Cervelet


différences, il demeure une Tronc cérébral Cortex
structure de base commune au Région sous-corticale
niveau du «plan d’organisation» Toutes ces structures sont présentes aussi bien chez le requin que l’homme,
du squelette. même si leur répartition et leur volume sont différents entre le requin et
166
l’humain. 168
Ce qui change d’une espèce à l’autre est le volume respectif des différentes
fonctions. Chaque espèce a plus ou moins développé certaines structures et les
capacités cognitives qui leur sont associées : l’odorat chez les uns, l’ouïe chez
les autres; la mémoire, le sens de l’orientation, les capacités de communication
sont plus ou moins élaborées selon qu’une espèce est sociale ou non. Ceci, au
même titre, que certaines espèces ont adapté leurs membres, tantôt au vol,
tantôt à la marche, tantôt à la nage... Mais toujours, on retrouve les structures
communes.

Ainsi, les lézards possèdent bien l’équivalent d’un cortex [le pallium] où sont
traitées les informations visuelles, olfactives ou motrices. De même, Et Cyrulnik (2001, 455-6) explique, de façon très générale : "...une donnée
l’hippocampe, important dans la mémorisation et l’apprentissage, est présent majeure émerge de la comparaison entre les cerveaux : progressivement, une
chez les oiseaux contrairement à ce que pensait P. MacLean. organisation cérébrale se met en place pour permettre à l'être vivant de
répondre à des informations absentes. Le lobe préfrontal est le support
Le schéma des “trois cerveaux” de MacLean est certainement beaucoup trop neurologique de l'anticipation. Il envoie un grand nombre de neurones qui se
simple pour refléter l’extrême complexité du cerveau humain et est à ce titre connectent à ceux du système limbique, support important des fonctions de la
facilement critiquable. 169
mémoire et de l'affectivité. 171

Effectivement, on a pu critiquer le fait que l’évolution du cerveau selon


MacLean était conçue comme une addition d’aires cérébrales nouvelles aux Cette organisation cérébrale rend possible le traitement des informations à
aires cérébrales préexistantes : le néocortex serait apparu de rien puis se serait venir et leur association aux informations passées.
ajouté au cerveau limbique qui lui-même s’était préalablement ajouté au
cerveau reptilien. - Les oiseaux consacrent 8% du poids total de leur cerveau à répondre à ces
informations non contextuelles,
Cependant, comme l’établissent les théories contemporaines, l’addition de
véritables nouvelles structures est un fait beaucoup plus rare que la modification - les mammifères supérieurs 16 %,
et l’adaptation de structures déjà existantes (Striedter, 2005; Butler and Hodos,
2005). - les singes 30 %, tout comme l'homme qui, en y ajoutant la parole, peut vivre
intensément dans des mondes absents.
Si le cerveau humain s’est développé de façon particulière, au même titre que
toutes les espèces de vertébrés ont des cerveaux particuliers, ce n’est pas en (...) L'organisation de leur cerveau permet aux singes, aux hommes et à bien
ayant ajouté un nouvel étage à l’architecture cérébrale des vertébrés, mais en d'autres animaux d'adapter une stratégie comportementale qui répond à une
ayant simplement développé différemment certaines structures. représentation et non seulement à une perception.

Ainsi, chez l’homme, le néocortex semble tellement développé, par rapport à Ainsi se met peu à peu en place cette aptitude neurologique à décontextualiser
d’autres mammifères, qu’il doit se replier sur lui-même, comme du papier une information, à se libérer des perceptions présentes pour se soumettre aux
froissé et tassé, pour tenir dans la boîte 170
crânienne. représentations que nous construisons 172
de notre passé et de notre avenir."
De même, dans la mesure où nous n’avons pas ici de nécessité impérative de
Ces nouvelles organisations du cerveau permettent à la fois les souvenirs discuter du bien fondé des correspondances anatomiques, mais que nous
(passés), les besoins (présents) et des intentions (futur). L’animal peut alors cherchons plutôt à représenter de façon “simple” une “complexification”
anticiper des événements futurs et adapter ses comportements à des situations croissante de la cognition, nous nous contenterons de compléter le “schéma en
déjà rencontrées. Il peut aussi réagir à de nouvelles situations (innovation). oignon” dont nous avons déjà décrit ci-dessus la première “couche de
mémoire”.
Exemple : sur les
“représentations absentes”, M é m o i r e s -économie d'essais en réversion...
Représentations
penser au rêve chez lez animaux Mémoires réprésentationnelles -apprentissage de détour (cartes cognitives)
et chez l’homme. individuelles Mémoires
-conditionnement pavlovien + skinnérien ...
associatives Protoreprésentations
-habituation + tendance à l'alternance
Illustration in de Bonis (Louis) : Janvier 1997. et habituation
"Contingence et nécessité dans l'histoire de la vie" in
Dossier pour la science : L'évolution. p. 27. I n f o r m a t i o n
Système cérébral le plus archaïque :
Système (perception) traitée
les réflexes et les fonctions
par un dispositif
nerveux homéostatiques = correspond à la
réflexe rigide = “bien
primitif “mémoire” spécifique, la mémoire de
faire sans rien
l’espèce.
savoir”

Ac
tiv

lle
rie
ité

so
n
eur

en s
o
Signaux internes

ité
mo

tiv
ou végétatifs

tr
ice

Ac
173 175

Programme génétique de l’espèce


= " mémoire spécifique "

Mémoires
individuelles
Comportement effectif de l’individu 4) Protoreprésentations et mémoire procédurale
versus représentations et mémoire épisodique

Environnement physique,
Nous distinguons donc à présent dans notre schéma, dans la zone que nous
biologique ou social avions décrite dans le schéma précédent par le terme de “mémoires
individuelles” deux parties :

L’inconvénient de tous les schémas, comme celui de MacLean, ou celui «en - une partie, plus archaïque, qui correspond à des formes de mémoires par
habituation et par association encore largement immergées dans l’action
coin» que nous avions présenté ci-devant, c’est qu’ils sont réducteurs. Ils ne
représentent qu’une petite partie de la réalité, et encore, sous un angle limité.
-une autre, qui correspondrait aux formes de mémoire plus récentes, supposant
une complexité plus grande : des mémoires basées sur des représentations (de
Mais, l’avantage de la simplification, c’est qu’elle nous permet une première l’espace ou des règles d’actions…).
approche des phénomènes complexes. En l’occurrence, le schéma de MacLean,
au-delà de ses limites évidentes, a l’avantage de bien marquer cette idée de Nous appellerons la zone plus archaïque la mémoire des “proto-
mosaïque et de recomposition des facultés au fil de l’évolution, tout en représentations” tandis que la zone plus périphérique et plus récente, celle des
établissant des rapports sommaires avec174l’anatomie. “représentations”. 176
De même, la nidification est instinctive, mais les oiseaux plus expérimentés
M é m o i r e s -économie d'essais en réversion... construisent de meilleurs nids et en moins de temps. La plupart des
Représentations
Mémoires réprésentationnelles -apprentissage de détour (cartes cognitives) modifications comportementales se produisent à la suite d'un tâtonnement.
individuelles Mémoires
-conditionnement pavlovien + skinnérien ...
associatives Protoreprésentations
-habituation + tendance à l'alternance
et habituation Dans les poulaillers, les poussins picorent
Système cérébral le plus archaïque :
I n f o r m a t i o n instinctivement les petits cailloux au sol, puis, à force
(perception) traitée
Système les réflexes et les fonctions
par un dispositif
d’expérience, ils se mettent à picorer seulement des
nerveux homéostatiques = correspond à la
“mémoire” spécifique, la mémoire de
réflexe rigide = “bien graines comestibles.
primitif l’espèce.
faire sans rien
savoir”
Ac
tiv

lle
On peut également citer, chez les mammifères, le
rie
ité

so
n
eur

en s comportement de mise à mort chez le putois ("morsure


om

Signaux internes
ité
otr

à la nuque") comme l’ouverture de noisettes chez


tiv

ou végétatifs
ice

Ac

l’écureuil. L’enchaînement des actes moteurs de ces


En fait, cette distinction veut simplement marquer la différence qualitative séquences comportementales est indépendant de
entre les divers types de conditionnements que nous avons décrits et les l’expérience. Alors que leur orientation requiert un
facultés comme celles de “détour de locomotion” ou d’“économie d’essai en apprentissage. Lorenz (1932) et Eibl-Eibensfeldt
réversion”. (1963) d'après Immelmann (1990 : 139).
177 179

Certes, comme nous l’avions fait en un premier temps, certains auteurs ont
tendance à étendre la notion de représentation à tout type de mémoire L'instinct et l'apprentissage sont bien souvent complémentaires. L'instinct est
permettant de comparer par des boucles ce que l’organisme perçoit dans le vital quand on manque d'expérience, puis l'apprentissage affine le
présent avec ce qu’il a perçu dans le passé. comportement et le rend plus efficace.

Cependant, on admettra, même intuitivement, que l’on ne peut véritablement On peut alors voir une bonne partie de l'apprentissage, non pas comme
parler de “représentations”, au sens fort, que lorsqu’il y a au moins des “cartes l’acquisition de “représentations” au sens fort, mais comme la capacité de
cognitives”. On a du mal à imaginer qu’une aplysie ait vraiment des moduler des schèmes de comportements moteurs innés grâce à l'expérience,
“représentations”. On préférera donc parler de “protoreprésentations” au niveau pour mieux les adapter aux circonstances changeantes de l’environnement.
de ces mémoires qui ne relèvent que de conditionnements sommaires liés à
l’action. Ceci est vrai également pour une grande part des comportements humains.

En effet, on peut considérer que bien des apprentissages consistent seulement à Chez l’homme aussi, en effet, de nombreuses séquences comportementales
lisser, par l’expérience, des séquences innées de comportement. motrices ou perceptivo-motrices peuvent être rapprochées de cette mémoire
élémentaire que l’on voit à l’oeuvre dans le monde animal.
Un oisillon sait instinctivement comment battre des ailes pour voler, mais il a
encore un apprentissage à faire pour manœuvrer habilement et pour atterrir en
douceur. 178 180
Ainsi, lorsque nous essayons de prendre
un verre, nous tendons la main et, sans que En fait, on pourrait, grosso-modo, faire correspondre
nous ayons à y penser, nos doigts bon nombre des apprentissages repris ci-dessus sous
s’écartent d’une distance qui correspond l’appellation de “proto-représentations” à la mémoire
presque exactement à la taille du verre procédurale décrite en psychologie humaine. Pour
pour le saisir. Si nous voulons prendre une apprendre à marcher, à monter un escalier, à tenir en
bouteille, l’angle formé par le pouce et les équilibre sur une bicyclette, à nager; pour apprendre
autres doigts sera plus large, mais à peine à lancer un projectile de façon précise, ou même
de quelques millimètres de plus que la jouer du piano ou lire un texte, etc... nous avons dû
taille de la bouteille. On n’ouvre la main faire bien des apprentissages.
ni trop largement, ni trop étroitement. Ce
simple geste suppose une sorte de “proto- Mais ces “savoir-faire” sont enregistrés de façon à ce qu’ils deviennent des
représentation” du geste à accomplir, une sortes d’automatismes que nous accomplissons généralement “sans y penser”.
“représentation motrice” qui précède Il s’agit là de schémas d’action que nous ne pouvons apprendre qu’en tombant,
l’action et reste largement non consciente nous redressant, en avalant des “tasses” (à la piscine), en trébuchant sur des
(cf. Jeannerod, 2003 : 45). mots ou des expressions peu familiers (“les chemises de l’archiduchesse sont-
elles sèches...”) et en faisant bien des fausses notes... Mais surtout, en
181
recommençant encore et encore. 183

Cependant, il ne s’agit pas ici d’un simple acte réflexe car il a dû être appris, Par ailleurs, la mémoire procédurale est celle qui se manifeste par des
lissé, modulé par l’expérience. performances plutôt que par un rappel conscient. Elle correspond à ce qu’on
appelle couramment l’habitude. Comme l’explique Eustache (2003 : 43-6) :
Regardez jouer un jeune enfant, il
essaie de s’asseoir, d’avancer en “La mémoire procédurale permet d’acquérir des habiletés progressivement,
rampant, puis de marcher à quatre avec de l’entraînement (c’est-à-dire de nombreux essais), de les stocker et de
pattes. À force de tâtonnements, il les restituer sans faire référence aux expériences antérieures.
apprend à coordonner de mieux en
mieux ses mouvements. En explorant Elle s’exprime dans l’activité du sujet et ses contenus sont difficiles à
l’espace qui l’entoure, en saisissant verbaliser.
des objets, en les inspectant, en
essayant de les faire fonctionner, en La mémoire procédurale est chargée de l’acquisition et de la restitution
les jetant, ... d’habiletés, d’expertises, qu’elles soient motrices, verbales, cognitives. Elle
… il inscrit ces “représentations motrices”, ces “proto-représentations” dans est indissociable de l’action (…) La mémoire procédurale est caractérisée par
son cerveau, sous forme de “schémas neuronaux”. un fonctionnement automatique et rigide.

Enfin, son expression est implicite, c’est-à-dire que nous l’utilisons sans avoir
conscience de faire appel à notre mémoire. (...)
182 184
La mémoire procédurale est très impliquée dans les tâches
de tous les instants. Elle sous-tend de multiples activités que Comme l’explique Donald (1999 : 162) :
nous réalisons chaque jour; elle nécessite peu de ressources
attentionnelles (...). En conduisant notre voiture, nous “La mémoire épisodique, comme son nom l’indique, est la mémoire des
pouvons soutenir une conversation; mais la discussion épisodes particuliers d’une vie, c’est-à-dire des événements avec la
s’arrête dès que les aléas de la route imposent une localisation particulière dans le temps et dans l’espace. Ainsi, nous pouvons
manoeuvre particulière.” nous rappeler les particularités d’une expérience, l’endroit et le temps, les
couleurs et les odeurs et les voix du passé.”

On le voit, ce genre de mémoires par conditionnements est trop “atomisé”, trop De tels souvenirs sont riches en contenus perceptifs particuliers. Le trait
lié au “schéma d’action” pour qu’il puisse y avoir une véritable représentation. important de ce type de mémoire est sa nature concrète et perceptive et sa
rétention de détails épisodiques spécifiques. La charge émotionnelle vécue par
Notons enfin, avec Eustache (2003 : 46) que si cette mémoire procédurale est le sujet au moment des faits conditionne la qualité de la mémorisation
omniprésente chez l’homme dans de multiples aspects de nos existences, épisodique.
parfois même en lien avec des compétences complexes (articuler les mots On constate en effet qu’il y a une puissance émotionnelle du souvenir qui est
d’une langue, jouer d’un instrument de musique…), cependant, cette forme de considérable : un souvenir peut nous rendre gai ou nous faire pleurer, nous
mémoire peut être considérée comme : « relativement archaïque et son rendre fier ou honteux, nous donner confiance ou nous stresser… En fait, notre
existence est décrite chez différentes espèces, y compris chez des animaux mémoire épisodique, par ce va-et-vient incessant du passé au futur est ce qui
primitifs. » 185
construit notre identité humaine individuelle.
187

Comme l’explique Eustache (2003 : 36-7) :


Cette mémoire procédurale se distingue nettement de ce
que, depuis Tulving (1972), chercheur d’origine “la mémoire épisodique recouvre l’encodage, le stockage et la récupération
estonienne ayant fait sa carrière à Toronto au Canada, on d’informations personnellement vécues, situées dans leur contexte temporel et
appelle la “mémoire épisodique”. spatial d’acquisition. La mémoire épisodique permet de voyager mentalement
dans le temps; elle est responsable de souvenirs précis”
La mémoire épisodique, d’abord décrite en psychologie
humaine, est la mémoire impliquée dans le souvenir des
Ce voyage dans le temps et l’espace est extraordinaire; il permet de se
faits autobiographiques et des événements personnels,
Tulving, représenter consciemment les événements passés tout en les intégrant à un
comme ce qui a été vécu la veille, ou il y a des années. né en 1927
projet futur.
C'est un système permettant donc d'enregistrer des informations spécifiques,
situées dans leur contexte temporel et spatial. Par exemple : La mémoire épisodique implique une prise de
conscience de l’identité propre du sujet dans le Exemple ; “J’ai posté
la lettre hier matin; en
temps subjectif s’étendant du passé au futur.
“Je me rappelle que la dernière fois que Patricia est venue à la maison, c’était principe je peux lui
t é l é p h o n e r
avant la fête de Noël d’il y a trois ans”. aujourd’hui pour voir
Le sujet qui se souvient a l’impression de revivre la ce qu’il pense de mes

La mémoire épisodique comprend ainsi le fait précis (quoi ? Patricia est scène, avec tous les détails phénoménologiques et propositions.”
l’émotion du moment. »
venue), le contexte spatial (où ? chez nous à la maison), le contexte temporel
(avant la fête de Noël trois ans auparavant).
186 188
L’exemple typique de la mémoire épisodique est celui de la
madeleine relaté en 1913 par Marcel Proust dans À la
recherche du temps perdu. Lorsqu’il goûte un morceau de
madeleine trempé dans du thé c’est un souvenir précis de
son enfance qui remonte en lui : On peut comprendre ceci par une exemple : « pour apprendre à attraper une
balle, on doit acquérir le principe selon lequel on suit la trajectoire d’un objet
“Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, qui se déplace sans accorder d’importance à la vitesse de l’objet, au point de
c'était celui du petit morceau de madeleine que le départ ou à sa position initiale au moment où il est lancé. Il serait
dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne encombrant de mémoriser la vitesse exacte, le point de départ et la position
sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui Exemple ; Proust de chaque capture réussie; il est peu probable en pratique que les
dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait remonte au temps de caractéristiques particulières d’un nouveau lancé se répètent. Ainsi,
son enfance.
après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul.” apprendre une procédure, même à ce niveau, implique de régler des
paramètres et de construire des règles générales. » Donald (1999 : 163)

Par contre, se souvenir de quand j’ai joué au tennis la dernière fois, avec qui,
189
en quelles circonstances relève d’une mémoire
191
tout à fait différente.

Exemple donné au cours : Pour illustrer la différence qu’il peut y avoir


Comme l’explique Donald (1999 : 162-3) la mémoire procédurale semble être entre ces deux types de mémoire nous pouvons voir la vidéo du cas d’un
être à l’opposé de la mémoire épisodique : “Tandis que la mémoire épisodique patient qui, suite à un accident vasculaire cérébral, lorsqu’il était étudiant
à l’université, avait perdu sa capacité à former de nouveaux souvenirs
préserve les particularités des événements, la mémoire procédurale préserve épisodiques : il ne pouvait enregistrer aucun nouvel événement de sa vie.
les généralités de l’action à travers les événements. Les connaissances
procédurales doivent préserver les généralités de l’action et ignorer les Ainsi, s’il pouvait parfaitement se souvenir de ses parents ou des amis
qu’il connaissait avant son accident, il lui était impossible de se souvenir
particularités de chaque situation. des personnes qu’il avait rencontrées, même à maintes reprises, après son
accident cérébral.
Dit autrement encore (Donald, 1999 : 163) : “Tandis que les connaissances
procédurales se généralisent à travers les situations et les événements de la Par contre, il était encore en mesure d’apprendre de nouvelles
connaissances procédurales, comme par exemple, des savoirs manuels du
vie, la mémoire épisodique stocke les détails particuliers des situations et des type “cannage de chaise” voire même “jouer du piano”.
événements. Ainsi, un système de mémoire stocke les généralités et abandonne
les particularités; l’autre système, épisodique, stocke les particularités mais ne S’il pouvait acquérir ainsi de nouvelles connaissances procédurales, par
contre, il ne pouvait jamais se souvenir des épisodes particuliers dans
généralise pas. »
lesquels ces connaissances avaient pu être acquises. C’est à partir de cas
cliniques similaires que la distinction entre mémoires procédurales et
mémoires épisodiques a pu être établie.

190 192
Ces mémoires sont à ce point différentes qu’on peut supposer qu’elles reposent
sur des mécanismes neuronaux très différents et il est donc certain que ceux-ci
se seraient développés plus ou moins séparément. Comme l’explique Donald
(1999 : 163) :

« Manifestement, il serait difficile pour le même mécanisme neuronal de faire


les deux (i.e. (stocker les généralités et abandonner les particularités versus
stocker les particularités mais ne pas généraliser); par conséquent, deux
mécanismes distincts se sont développés pour les deux types de stockage et la
distinction s’est maintenue dans de nombreuses espèces. »
193 195

En effet, si cette mémoire épisodique a d’abord été décrite chez l’humain chez
qui elle est souvent bien mise en évidence par les formes linguistiques grâce
auxquelles ces mémoires sont partagées, on a pu repérer des formes de
mémoire épisodique chez divers animaux, en particulier chez les mammifères
et les oiseaux.

Ainsi, notre geai (cf. supra) qui est capable de


mémoriser l’emplacement de ses caches en
fonction de repères spatiaux divers, a un
cerveau qui accède, dans une certaine mesure
en tout cas, à ce que l’on peut considérer déjà
comme une mémoire épisodique.
C’est un cerveau qui n’est plus seulement commandé par des signaux, comme
la tique qui se laisse tomber lorsqu’elle perçoit de l’acide butyrique; ce n’est
plus un cerveau qui apprend seulement par automatisme procédural l’ensemble
de ses schèmes d’action; son cerveau est en outre capable, pour certains
comportements, de se référer à des systèmes neuronaux très complexes, à
travers lesquels une information sensorielle continue à se transmettre bien
après avoir été perçue par ses sens.
194 196
Comme l’explique Joëlle Proust (2000 : 26) on pourrait dire que :

“ce qui distingue la manière


dont des organismes comme
l’aplysie ou l’escargot de mer,
d’un côté, et les oiseaux ou les
mammifères de l’autre, utilisent
l’information réside dans le fait
que les premiers ne traitent
qu’une information au contact
de leurs récepteurs, tandis que
les autres traitent une
information qui concerne le
monde environnant.”

En fait, notre geai n’a pas seulement des schémas d’action conditionnés par
l’expérience immédiate de ses récepteurs, il a aussi une certaine vue d’un
monde avec un horizon plus large et une temporalité qui ne se limite pas au
197
strict présent. 199

Comme l’explique Hergueta (1999 : 51) le traitement des informations visuelles On a d’ailleurs pu faire l’expérience sur certains oiseaux de cette différence
du geai : entre “mémoire procédurale” et “mémoire épisodique” au niveau des dispositifs
neuronaux.
“repose sur la discrimination de catégories d’objets regroupés par leurs
ressemblances, tant sur un plan purement descriptif (forme, couleur, texture...) Ainsi, si l’on détruit un noyau déterminé de leur cerveau, ils peuvent perdre
que sur un plan contextuel (temporel, social...). Ce sont en effet de telles leur chant (c’est à dire une forme de mémoire procédurale);
caractéristiques qui sont mémorisées, conduisant le cerveau à construire des
images mentales subjectives des objets. Ces systèmes cognitifs intègrent à la si on détruit un autre noyau de leur cerveau, on peut leur faire perdre la capacité
fois des souvenirs (passé), des besoins (présent) et des intentions (futur), ce qui à cacher et à retrouver de la nourriture telle que nous l’avons décrite pour le
geai (ce qui correspond à une forme de mémoire épisodique). (Donald, 1999 :
permet à l’animal d’anticiper des événements futurs et de mettre en oeuvre des
163).
comportements adaptés à des situations déjà rencontrées. Ils lui permettent
aussi de réagir à des situations nouvelles (innovation).”
Aussi, à la suite de Donald (1999 : 162), on peut considérer que :
On devine ici la mémoire épisodique correspond largement à ce que nous avons “La mémoire procédurale est assez différente et structurellement plus
décrit comme mémoire basée sur des représentations. On voit mal une mémoire archaïque que la mémoire épisodique. Pour la plus grande part, les
épisodique sans véritables représentations spatiales et temporelles. Un simple connaissances procédurales peuvent être vues comme les composantes
conditionnement opérant ou associatif est trop “atomisé”, trop lié au “schéma mnémoniques de patterns d’actions sans aucun rappel épisodique détaillé; la
d’action” pour qu’il puisse y avoir une véritable représentation. Il permet certes mémoire procédurale implique le stockage d’algorithmes ou de schémas qui
une mémoire procédurale, mais pas une198mémoire épisodique. sous-tendent l’action.” 200
On remarquera que l’archaïsme de la mémoire procédurale peut être représenté « À l’opposé, les représentations détachées concernent des objets ou des
par la schématisation “en oignon” que nous avions proposée, en la situant au événements qui ne sont ni présents, ni même déclenchés par des indices
plus proche du système nerveux primitif. La mémoire épisodique, supposant récents. Un bon exemple de représentation détachée est le souvenir de quelque
de véritables représentations, serait plus récente. C’est pourquoi elle est chose de complètement indépendant du contexte dans lequel ce souvenir a été
représentée de façon plus périphérique. Mais rappelons que cette disposition créé.
n’est que schématique et n’est pas transposable comme telle à l’anatomie
cérébrale. Considérons le cas d’un chimpanzé
effectuant la séquence d’actions
-économie d'essais en réversion...
M é m o i r e s
-apprentissage de détour (cartes cognitives)
Représentations suivante : il s’éloigne d’une
Mémoires réprésentationnelles
individuelles Mémoires termitière, casse une brindille, en
-conditionnement pavlovien + skinnérien ...
Protoreprésentations
associatives
et habituation
-habituation + tendance à l'alternance enlève les feuilles afin de fabriquer
un bâton, retourne à la termitière et
I n f o r m a t i o n
Système cérébral le plus archaïque :
Système les réflexes et les fonctions
(perception) traitée utilise le bâton pour « pêcher » les
par un dispositif
nerveux homéostatiques = correspond à la
réflexe rigide = “bien
termites. Un tel comportement serait
“mémoire” spécifique, la mémoire de
primitif l’espèce.
faire sans rien très difficile à expliquer sans avoir
savoir”
Ac

recours à l’hypothèse que le


tiv

lle
rie
ité

Photo : http://planete.gaia.free.fr/animal/ethologie/
chimpanzé possède une
so
n
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en

abc.culture.chimpanze.html
s

représentation détachée du bâton et


o

Signaux internes
ité
mo

tiv

ou végétatifs
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de son utilisation. »
ice

Ac

201
201 203

« L’existence d’une telle capacité implique que l’on soit capable de mettre en
-économie d'essais en réversion... Représentations
-apprentissage de détour Représentations Mémoire épisodique sommeil les sensations que l’on reçoit dans l’instant. Si on ne les supprimait
(cartes cognitives) détachées
pas, ces sensations entreraient en conflit avec les représentations détachées.
-conditionnement pavlovien
-conditionnement skinnérien Représentations Lorsque l’on pense à l’avenir, que l’on songe au passé, que l’on se projette
Protoreprésentations Mémoire procédurale
-tendance à l'alternance
-habituation …
réponses dans ses pensées intérieures, le monde environnant est provisoirement mis à
l’écart. C’est le lobe frontal du cerveau qui est impliqué dans la planification
des tâches, de l’imagination et des « fonctions exécutives » responsables du
Une autre manière encore de décrire ces distinctions de façon plus ou moins
contrôle de soi. Il se trouve que le lobe frontal est la partie du cerveau qui
parallèle à celle proposée par Tulving, est celle proposée par Mathias Osvarth
s’est développée le plus rapidement lors de l’évolution des hominidés. »
et Peter Gärdenfors (in Dortier 2015 : 106-7), entre les « représentations
réponses » et les « représentations détachées » :

« La représentation réponse concerne quelque chose qui est présent dans


l’environnement immédiat de l’individu. Par exemple, un chat qui voit une
souris se réfère à la représentation interne qu’il a de la souris. Cette
représentation s’active en présence de la souris et lui indique comment se
comporter face à elle. L’objet n’a même pas besoin d’être vraiment présent
pour être représenté, mais la représentation doit au moins avoir été
déclenchée par quelque chose : par exemple un couinement, qui indique au
chat qu’une seule souris est dans son environnement
202
immédiat. » 204
Une observation assez récentes
Et effectivement, il est clair que les humains sont ceux des animaux qui ont le (en 2009) d’un chimpanzé
plus développé, grâce à l’importance de leur lobe frontal, ces « représentations nommé Santino dans un zoo
détachées », ces « mémoires procédurales », et qu’ils ont à ce titre, plus que
près de Stockholm en Suède est
d’autres espèces développé ce qu’on peut appeler à la suite de Mathias Osvarth
une bonne illustration de cette
et Peter Gärdenfors des « mondes intérieurs ». L’épisode de la madeleine de faculté d’anticiper, basée sur ces
Proust est un bel exemple de ces « mondes intérieurs » autant que celui que
« images mentales », sur cette
nous avons développé dans le chapitre précédent du chasseur qui « voit au loin
« mémoire épisodique » ces
l’antilope » et continue donc à la traquer, même si celle-ci a complètement « représentations détachées » ou
disparu de son horizon perceptif. plus simplement des « idées ».
Mais avant de comprendre pourquoi ces représentations détachées se sont
développées à ce point chez l’homme, prenons la peine de comprendre
pourquoi elles sont déjà fortement développées chez d’autres mammifères et https://djurhusbloggen.wordpress.com/2010/09/03/nytt/

en particulier chez les primates. En bref, essayons de comprendre pourquoi, en


matière de cognition, les « représentations détachées », les « mémoires Le matin, avant que le public arrive, Santino fait le tour de son enclos à la
épisodiques » – ou ce qu’on pourrait appeler selon un vocabulaire plus recherche de projectiles : pierres, bouts de bois, déchets, excréments… Il le fait
commun rappelé par Dortier (2015 : 101-2) les « images mentales » voire longtemps à l’avance, parfois quatre heures avant l’ouverture du zoo au public.
encore plus simplement les « idées » – ont été déjà à ce point développées bien
avant l’homme. 205 207

Il dispose ceux-ci dans diverses cachettes et attend l’arrivée du public vers 11h
5) Des mammifères aux grands singes : l’apogée de l’esprit épisodique
du matin.
Si l’on a pu établir que chez les vertébrés, on retrouve des formes complexes
de représentations, en particulier des cartes cognitives, tant chez les oiseaux
que chez les mammifères, essayons de décrire à présent, de façon générale, ce
que permettent, sous forme de comportements, ces mémoires “épisodiques” ou
ces « représentations détachées ».

En fait, on pourrait dire que ce que permettent ces « représentations


détachées », ces « images mentales », ces « mémoires épisodiques », ce n’est
évidemment pas d’abord le plaisir ou la nostalgie des souvenirs passés, comme
dans le cas de la madeleine de Proust. Ces représentations détachées se sont
développées d’abord pour permettre à un organisme de pouvoir planifier ses
actions. Ce n’est en fait que s’il a la représentation d’un but et s’il est capable
de générer une représentation d’un ensemble ordonné d’actions pour atteindre
celui-ci qu’un organisme pourra arriver à ses fins. Planifier une action suppose
ce qu’on peut nommer selon l’auteur auquel on se référera, un « monde
La croix et les flèches indiquent où sont cachés les Une réserve de projectiles caché sous un tas de foin
intérieur », des « représentations détachées », des « images mentales », ou plus projectiles dans l’enclos de Santino (Crédit photo : dans l’enclos de Santino (Crédit photo : Tomas Persson,
simplement des « idées ». Tomas Persson, PLOS ONE) PLOS ONE)
206 208
Comme le commente Dortier (2015 : 116) :

« L’anticipation, voilà une nouvelle frontière


qui tombe entre les humains et leurs cousins
primates. (…) Beaucoup d’espèces animales
manifestent des comportements orientés vers
un usage futur : les migrations, la
Un arsenal de projectiles préparés Le chimpanzée Santino se prépare à lancer ses construction d’un nid ou l’accumulation de
méticuleusement et anticipativement projectiles sur les visiteurs. réserves alimentaires en font partie. Les
par Santino.
chercheurs tentent de distinguer les activités
instinctives de celles qui supposent des
Lorsque le public arrive derrière le capacités d’anticipation. Ainsi, beaucoup de
bassin qui sépare l’île qui sépare l’île rongeurs accumulent des réserves Cette image a été prise une seconde avant le lancé
(Crédit photo : Tomas Persson, PLOS ONE)
des singes des visiteurs, Santino alimentaires même s’ils sont nourris
s’empare de ses diverses munitions et quotidiennement dans leur cage; ce qui
lance sur le public. montre qu’ils ont un sens inné de
l’accumulation et que leur comportement ne
relève pas d’une accumulation consciente. »
209 211

« La capacité de se remémorer le
passé et imaginer le futur repose en
partie sur la mémoire épisodique,
responsable de souvenirs précis. Les
psychologues ont réussi à montrer
que l’anticipation –soit
l’imagination du futur possible–
s’appuie en grande partie sur la
projection de blocs de souvenirs.

Ainsi, lorsque Santino est tout seul


dans son enclos, il rumine sans
doute une certaine aigreur contre le
Pierres en main, Santino est près à bombarder les Toujours armé de ses projectiles, Santino récupère public, il voudrait l’éloigner, il
visiteurs. Cette image a été prise 31 secondes avant le une pomme dans le bassin. Cette image a été prise
lancé (Crédit photo : Tomas Persson, PLOS ONE) 15 secondes avant le lancé (Crédit photo : Tomas
prévoit de jeter des pierres et, en
Persson, PLOS ONE) mijotant son coup, il se souvient
d’avoir manqué de munitions. D’où
Ce type de comportements qui révèle incontestablement une faculté l’idée de préparer son petit tas de
d’anticipation n’avaient jamais été observé aussi nettement, du moins pour une pierre, disponible le moment venu. »
si longue durée d’anticipation (4 heures).
210 212
Et, poursuit Tomasello (2004 : 20) :

Ces capacités d’anticipation de Santino sont évidemment fascinantes et nous “Nous disposons de nombreuses données expérimentales qui nous permettent
interpellent, dans la mesure où nous pouvions croire que ces comportements de penser que les mammifères n’acquièrent pas ces compétences de manière
étaient essentiellement humains. béhavioriste, en se bornant à faire correspondre des stimuli et des réponses,
ou en faisant simplement appel à une sorte de mémoire du “par coeur” : ils
Cependant, tout en étant une belle illustration de ces capacités d’anticipation et parviennent effectivement à comprendre et à se représenter l’espace et les
donc de l’importance de la mémoire épisodique chez les grands primates, pour objets de manière cognitive (cela vaut également pour les catégories et les
les éthologues et primatologues, elles sont un peu moins inattendues que pour quantités), ce qui rend possibles les déductions créatives et la résolution de
un public non averti. problèmes.”

En effet, on sait depuis un moment déjà que de nombreuses espèces de


Il semble toutefois que ces facultés représentationnelles complexes liées à la
mammifères, et pratiquement tous les primates, sont capables d’avoir des
mémoire épisodique se sont plus fortement développées chez les primates.
représentations épisodiques déjà assez complexes.
En effet, sans rentrer ici dans le détail de la
discussion (voir à ce sujet Martin, 1984 & Exemples donnés au cours :
Comme l’explique Tomasello (2004 : 20), ce qui permet de démontrer les 1995), on peut admettre que, de façon -l’orang-outan et la carte
compétences cognitives d’un certain nombre de mammifères et de la plupart générale, en matière de cerveaux, les cognitive
des primates c’est qu’ils sont capables de : “/… primates sont mieux dotés que la plupart des -les chimpanzés et les cartes

213
autres mammifères (cétacés non compris).215
cognitives

-se souvenir “où” se trouve “telle chose” dans leur environnement immédiat,
quels fruits par exemple se trouvent dans quels arbres (et à quel moment);

-emprunter de nouveaux parcours ou des raccourcis tandis qu’ils évoluent dans


l’espace qui est le leur;

-suivre les mouvements visibles et invisibles des objets (...)

-classer les objets en catégories sur la base de similitudes perceptuelles;

-reconnaître et apparier des petites quantités Tableau in


Dunbar, 1996 : 57

-résoudre un problème en faisant preuve de perspicacité” Lorsque le volume cérébral est mis en rapport sur un tableau avec le poids du corps (ou masse corporelle) pour divers
groupes d’animaux, la plupart des points pour chaque groupe se situe le long de lignes séparées. Par rapport à une
taille du corps donnée, les primates ont des cerveaux plus grands à toutes les autres espèces. Les reptiles au contraire
ont les plus petits cerveaux. Notons que les deux axes sont tracés sur des échelles logarithmiques : la relation entre
taille du cerveau et taille du corps est en fait courbe, ce qui indique que la taille du cerveau ne croît pas tout à fait à la
même vitesse que la taille du corps. Mettre en tableau les données d’une relation curviligne sous forme logarithmique
produit une ligne droite qui permet de voir plus clairement les rapports. (cf. Dunbar, 1996 : 57).
214 216
Pourquoi les primates ont-ils hérité de
cerveaux plus gros et de mémoires
épisodiques plus développées ? En effet, on peut imaginer une forme de sélection naturelle conduisant à la
croissance cérébrale comme suit :

Au même titre que pour d’autres espèces, le


milieu a pu favoriser le développement de A. Les individus qui sont capables de prévoir (anticiper) de meilleurs itinéraires
cornes ou des dents, les cerveaux d’une source de nourriture à l’autre, qui peuvent mieux mémoriser les
relativement plus gros des primates se caractéristiques des ressources alimentaires et qui peuvent se souvenir des
seraient développés chez eux pour des rythmes changeants d’apparition de ces nourritures ont un avantage évident sur
raisons d’adaptation à leur environnement. des individus qui en seraient moins capables.

Mais à quelles types d’adaptations précises B. Ils arrivent à mieux se nourrir que les autres. Ce genre de capacité peut
peut correspondre cet accroissement signifier pour ces individus un meilleur potentiel de reproduction et donc...
cérébral des primates ?
C. la transmission et la multiplication de ce trait “gros cerveau” permettant la
En fait, il existe, surtout par rapport aux cartes cognitives, une thèse
mise en oeuvre de cartes cognitives complexes.
écologique, qui essaye d’expliquer la croissance du cerveau chez les primates
en la mettant directement en relation avec le type d’environnement forestier
dans lequel les primates ont été amenés217à vivre. Elle consiste à expliquer que : 219

Cependant, l’intelligence des


mammifères, primates compris, ne
se limite pas à une meilleure
connaissance de leur biotope
naturel.

A. Les primates se nourrissent essentiellement de fruits. Or, ceux-ci ne Tomasello (2004 : 20) rappelle que,
peuvent être trouvés que a) sur des territoires étendus, et b) à des moments en matière sociale, “tous les
différents (les fruits ne mûrissent et ne sont comestibles qu’à certaines mammifères vivent parmi des
époques et durant une courte durée). congénères reconnus
individuellement comme tels, avec
lesquels ils entretiennent des
B. Ceci a nécessité de la part des primates a) une meilleure mémoire de relations à la fois verticales
l’espace que pour d’autres espèces (cartes cognitives) et b) une meilleure (systèmes de dominance) et
mémoire des rythmes de l’apparition des fruits. horizontales (les affiliations) (...).

Nous voyons se manifester leurs


C. En effet, qui dit meilleure mémoire (de l’espace et des rythmes), suppose
compétences sociales lorsqu’ils
un meilleur appareil cérébral... et donc ceci expliquerait, en partie au moins,
parviennent à : Photo Hugo van Lawick-Goodall,
un accroissement cérébral. in Jane Lawick-Goodall, 1971 :120.
218 220
-reconnaître les individus qui composent leurs groupes sociaux;
En fait, en parallèle à la thèse de l’environnement naturel des primates, on
-former des relations directes avec d’autres individus, fondées sur des liens trouve une hypothèse très intéressante (et qui n’est pas nécessairement
comme ceux de la parenté, d’amitié ou de rang dans le système de dominance exclusive de la première), qui essaye d’expliquer l’accroissement du cerveau
chez les primates (et en particulier l’accès plus développé à des représentations
-prédire le comportement d’individus sur la base d’indices comme ceux que détachées ou à des mémoires épisodiques) par la complexification croissante
leurs fournissent leurs états émotionnels et la direction dans laquelle ils se de leur environnement social. Sans entrer dans le détail de cette thèse (voir à ce
déplacent; sujet Dunbar, 2002) elle peut se résumer de la façon suivante :

-avoir recours à plusieurs types de stratégies sociales et communicatives pour


entrer en compétition avec les autres membres du groupe en vue de la A. Les primates sont essentiellement des animaux sociaux ayant appartenu à
conquête de ressources valorisées; des sociétés plus complexes socialement. Or, qui dit sociétés plus complexes
chez les mammifères dit rapports sociaux complexes à maîtriser.
-coopérer avec leurs congénères dans la résolution de problèmes et dans la
formation de coalitions et d’alliances;
B. Qui dit complexification des rapports sociaux dit que sera avantagé celui qui
-s’engager dans diverses formes d’apprentissage social dans lesquelles ils aura une meilleure intelligence sociale.
apprennent de leurs congénères de précieux éléments.”
C. Qui dit “meilleure intelligence sociale” dit aussi, à terme, plus gros
cerveaux.
221 223

En effet, dans une société de primates en voie de complexification (pour des


Là encore, ajoute Tomasello (2004 : 20-1) : raisons diverses...) se reproduiront mieux ceux qui tirent le plus d’avantages de
la vie en société, que ce soit pour se nourrir, se défendre d’autres prédateurs, se
“nous ne manquons pas de données permettant d’affirmer que les mammifères reproduire.
pris individuellement n’agissent pas à l’aveuglette du point de vue social, mais
qu’ils comprennent et se représentent de manière cognitive ce qu’ils sont en
train de faire tandis qu’ils interagissent de manière aussi complexe avec les Or, ceux qui tirent le plus de profit de la vie en société seraient ceux qui
membres de leur groupe.” auraient la meilleure intelligence sociale : par exemple pour comprendre
comment faire des alliances, arriver à ne pas se faire rejeter par le groupe, à
Cependant, ici aussi, il semble bien que les primates aient, par rapport à la pouvoir protéger sa progéniture, à pouvoir jouer un rôle dominant, à pouvoir
plupart des autres mammifères une compréhension plus complexe des accéder aux femelles.
relations sociales.
Donc, ceux qui auraient eu le plus d’intelligence sociale, ont pu
Ainsi, on sait que certains primates ont une certaine compréhension des
statistiquement mieux assurer, dans ces sociétés, leur reproduction.
relations qui peuvent exister entre des tiers. Ils semblent comprendre des
relations de parenté ou de domination que d’autres individus qu’eux-mêmes
peuvent avoir entre eux. On voit alors apparaître progressivement de gros cerveaux qui, dans cette
hypothèse, seraient liés aux exigences sélectives croissantes du milieu social
plus qu’au contraintes du milieu naturel.
222 224
Et l’on semble constater effectivement une corrélation forte entre le degré de
complexité des sociétés de mammifères et l’importance relative de l’encéphale.
Certes, dans les sociétés de bovins ou d’ovins, la structure sociale est simple et
ne requiert donc pas de cerveaux fort volumineux. En revanche, chez les
primates, on constate qu’il y a un indice céphalique qui augmente en relation
avec la taille du groupe social qu’ils forment.

La taille des groupes de différents


genres de singes et de grands singes est
mise en rapport par ce tableau avec la
taille relative de leur néocortex. Nous pouvons donc estimer que nous-mêmes, en tant qu’hommes appartenant
La mesure de la taille du néo-cortex à ce même groupe de singes et même de grands singes, avons hérité également
employée ici est le rapport du volume de ces facultés remarquables en matière de savoir épisodique ou de
du néo-cortex et du volume du reste du
cerveau. Ceci permet de corriger les représentations détachées. Ce sont des héritages conjugués de notre très longue
différences de taille du néocortex qui évolution à la fois écologique et sociale.
sont simplement une conséquence de
différences de taille du corps. Mais doit-on s’arrêter là ? Qu’est-ce qui peut expliquer la différence cognitive
Les deux axes sont reportés sur une
entre les représentations humaines et les représentations des singes et des
échelle logarithmique afin de grands singes ? Qu’est-ce qui peut expliquer les différences entre les
représenter la relation entre les deux
variables sur une ligne droite.
réalisations culturelles des grands singes et les réalisations culturelles des
225
humains ? 227

On serait donc entré ici dans une spirale ascendante : les cerveaux pouvant le
mieux développer une intelligence sociale sont favorisés, mais la société étant
composée d’individus ayant des capacités sociales de plus en plus développées, Si l’on considère, à la suite de Donald (1999 : 164) que : “L’apogée de la
la complexité de ces sociétés peut s’accroître. Dans cette complexité culture épisodique, la culture des grands singes, marque le point de départ de
croissante, ce sont les plus malins socialement qui l’emportent encore, et ainsi l’épopée humaine” il serait intéressant de chercher à savoir si les hommes
de suite... il y a un boucle amplificatrice : n’auraient pas développé des formes de mémoires représentationnelles
complexification de la société, accroissement cérébral, complexification de la nouvelles qui pourraient expliquer le développement prodigieux de notre
société, etc. qui peut croître jusqu’à un niveau non négligeable. évolution culturelle depuis les singes.

Bien sûr, on pense immédiatement au langage. Mais faut-il immédiatement


faire intervenir le langage ? De plus en plus de travaux semblent indiquer
qu’avant le développement du langage et de ce qu’on appellera une “mémoire
accroissement cérébral complexification de la société sémantique”, on aurait avantage à bien analyser une forme particulière
d’apprentissage social : l’apprentissage par observation et/ou par imitation. Il
serait à la base du développement des cultures humaines.

Essayons de comprendre cela, en approchant des formes particulières


On sait aussi que les grands singes en général sont particulièrement avantagés d’apprentissage par imitation. Inspirons-nous à cet effet de ce que Donald décrit
au niveau du volume relatif du néocortex par rapport à la taille des groupes. comme la culture mimétique.
226 228

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