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Espace d'action technique et geste perceptif

Charles Lenay, John Stewart, Olivier Gapenne

Université de Technologie de Compiègne


COSTECH , Groupe Suppléance Perceptive

Résumé
Cet article aborde la question de la relation entre le geste et l'outil. Inspirées par le
"tactile vision substitution system" de Bach-y-Rita (1972), les expériences rapportées
ici sont une simplification délibérée où les retours sensoriels sont réduits à leur plus
simple expression, à savoir une stimulation tactile en tout en rien. Ce dispositif
expérimental oblige une extériorisation complète de l’activité perceptive, ce qui rend
possible sont enregistrement et son étude. L'analyse montre que, dans ces conditions,
l'outil exerce une contrainte "proscriptive" sur les gestes, autrement dit qu'il ne les
détermine pas totalement, mais donne lieu plutôt à une pluralité de stratégies
d'action possibles. Il convient alors de prendre en compte le fait que l'outil existe en
deux modes : "saisi", et dans ce cas il s'intègre au corps propre ; ou "déposé", et dans
ce cas il peut être refaçonné afin d'optimiser l'efficacité d’une stratégie, tout en
inhibant les autres. C'est ainsi au terme d'un processus de construction que l'outil
semble générer un geste unique, ce qui fait de l'outil une forme de "mémoire
externe".

Mots clés : geste, outil, substitution sensorielle, stratégies d'action, mémoire externe.

I. Introduction.
La relation entre le geste et l'outil est devenue, depuis Leroi-Gourhan (1964),
l'une des grandes questions de l'anthropologie. Les gestes ne laissent généralement
pas de traces ; c'est donc d'abord pour des raisons méthodologiques que
l'anthropologie étudie les outils, dans la mesure où ils permettent de reconstituer les
gestes de nos ancêtres disparus. Les outils sont ainsi une forme de mémoire pour
pré-historiens. Mais les outils sont aussi, et plus essentiellement, une forme de
"mémoire externe" pour les sociétés elles-mêmes. Les êtres humains naissent dans un
monde culturel qui est "toujours déjà là" pour eux ; et les outils et dispositifs

Lenay C., Stewart J., Gapenne O., Espace d'action technique et geste perceptif, in Le geste technique : réflexions
méthodologiques et anthropologiques, Bril B. et Roux V. (Eds) Ramonville Saint-Agne : Editions Erès (Revue
d'Anthropologie des connaissance, Technologies /Idéologies / Pratiques).
techniques constituent une partie importante, peut-être même déterminante pour le
mode de vie, de cet indispensable héritage culturel.
Pour bien comprendre les outils, il faut thématiser le fait qu'ils existent pour
ainsi dire en deux "modes" : saisi, et déposé. Quand il est saisi et utilisé, un outil est
"intériorisé", et devient pratiquement une partie du corps propre, presque au même
titre que les organes de perception et d’action. Mais, à la différence des yeux ou des
mains, un outil existe aussi en mode "déposé" ; c'est à ce titre que les êtres humains
peuvent déployer leur imagination pour l'inventer et le fabriquer ; et dans la mesure
où ceux qui l'inventent, qui le fabriquent, et qui ensuite l'utilisent ne sont le plus
souvent pas les mêmes personnes, les outils sont d'emblée profondément sociaux. Ce
qui caractérise les outils, c'est le va-et-vient entre ces deux modes ; nous aurons
l'occasion de revenir sur ce thème en l'illustrant par les recherches qui seront
présentés ici.
Il convient de reconnaître que la relation entre l'outil et le geste est complexe et
difficile à bien cerner. L'outil n'est pas un simple "moyen" indifférencié et neutre ; il
influe sur les fins et les activités, d'où précisément son intérêt pour la préhistoire.
Mais d'un autre côté, l'outil ne détermine pas purement et simplement le geste. Un
outil ne contribue à constituer des actions que s'il est saisi, pris en main, approprié
par le sujet humain. Un apprentissage (plus ou moins long) est généralement
nécessaire pour cela ; et, surtout, l'emploi d'un outil est rarement unique. Par
exemple, une canne peut servir à s'appuyer pendant la marche, à fouetter un serpent,
à explorer un terrier.... ou, pour un aveugle, à percevoir le sol et des obstacles1. Nous
espérons, dans cet article, apporter une contribution à la compréhension de cette
relation subtile entre le geste et l'outil.
Nous aborderons cette question du geste technique dans le cadre particulier
de l'activité perceptive et de ses prothèses. En effet notre recherche s'appuie sur des
dispositifs expérimentaux permettant d'observer la genèse chez l'adulte de gestes
nouveaux, et ceci dans le cas d'une activité perceptive. Nous présenterons d'abord

1 J.J.Gibson écrivait : " an elongated object of moderate size and weight affords wielding. If used to hit or strike,
it's a club or hammer. If used by chimpanzee behind bars to pull in a banana beyond reach, it is a sort of rake.
(...) [Gibson 1979 p. 133.]

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ces dispositifs techniques et les rapports qu'ils instaurent entre outil et activité. Nous
reviendrons ensuite à une discussion concernant la signification plus générale de ces
résultats.

II. Systèmes de substitution sensorielle.


II.1. Historique : le TVSS.
Les dispositifs expérimentaux que nous allons présenter doivent leur origine à
des systèmes inventés par Bach-y-Rita dès les années 70 (Bach y Rita 1972, 1994 ;
Kaczmarek et al 1995). Ces systèmes, dits de "substitution sensorielle", sont des
prothèses qui ont été développées pour l'aide aux aveugles ; les dispositifs en
question transforment les stimuli attachés à une modalité sensorielle (la vision) en
des stimuli d'une autre modalité sensorielle (le toucher). Classiquement, dans le
"TVSS" (Tactile Vision Substitution System), une image visuelle captée par une
caméra vidéo est convertie en une "image" tactile composée d'une surface de
stimulateurs (en général une matrice de 20 x 20) placée soit dans le dos, soit sur le
thorax ou encore sur le front (Collins et al 1973). De tels dispositifs peuvent aussi
être utilisés par des voyants ayant les yeux bandés. Leurs premières utilisations ont
apporté trois résultats fondamentaux qui servent de point de départ à nos
recherches.
i)- Tout d'abord, la présentation de formes à la caméra immobile ne permet
qu'une discrimination très limitée des stimuli reçus, et ils restent perçus à la surface
de la peau. Ainsi la simple substitution d'une entrée tactile à une entrée par le nerf
optique ne donne pas, en tant que telle, accès à une perception spatiale.
ii)- Mais, si l'utilisateur dispose des moyens de manipuler la caméra
(mouvement de droite à gauche, de bas en haut, zoom avant et arrière, focale), il
développe des capacités de reconnaissance de forme spectaculaires. Il commence par
apprendre comment les variations de ses sensations sont liées à ses actions : quand il
déplace la caméra de gauche à droite, sur sa peau les stimuli se déplacent de droite à
gauche; quand il zoom avant, les stimuli vont en s'écartant, etc. Après avoir appris à
diriger la caméra vers une cible, il discrimine des lignes et des volumes, puis

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reconnaît des objets familiers de plus en plus complexe jusqu'à être capable de
discriminer des visages.
iii)- De plus, cette capacité de reconnaissance de forme s'accompagne d'une
mise en extériorité des percepts en des objets placés dans l'espace. Au départ
l'utilisateur sent sur sa peau des stimulations qui se succèdent. Mais avec les progrès
de l'apprentissage perceptif, il finit par oublier ces sensations de toucher pour
percevoir des objets stables à distance, là-bas devant lui. Ainsi, d'après les
témoignages des utilisateurs, les irritations proximales que peut provoquer la plaque
tactile sont clairement distinguées de la perception proprement dite. Cette
localisation subjective des objets dans l'espace se produit rapidement (après 5 à 15
heures d'entraînement). L'aveugle découvre ainsi des concepts perceptifs nouveau
pour lui tels que la parallaxe, les ombres, l'interpositions des objets, etc. Certaines
illusions visuelles classiques sont spontanément reproduites (Bach y Rita 1982). Une
telle expérience peut être réalisée aussi bien par une personne voyante ayant les
yeux bandés que par une personne handicapée.

II.2. Un dispositif expérimental : le gant distal.


Ces expériences classiques de Bach-y-Rita et ses collaborateurs, pour probants
et fondamentaux qu'elles soient, ne se prête pas à l'expérimentation. En particulier,
en ce qui nous concerne ici, il est malaisé de décrire avec précision les gestes des
sujets. Pour cette raison, nous avons délibérément simplifié le dispositif à l'extrême
limite (Fig.1) de ce qui est encore suffisant pour reproduire les résultats essentiels
(Lenay 1997a, Lenay et al 1997b). Plus précisément, nous avons choisi une simple
cellule photoélectrique fixée sur un doigt de la main droite et connectée à un
stimulateur tactile tenu dans l'autre main. Ce vibreur réagit en tout ou rien au
dépassement d'un seuil d'activation de la cellule photoélectrique qui capte un
faisceau de lumière incidente assez large (approximativement 20°). Il n'y a ainsi
qu'un seul point de stimulation correspondant à un seul champ récepteur
(contrairement au TVSS qui dispose de 400 points de stimulation correspondant à
autant de champs récepteurs distincts sur la rétine de la caméra).

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cellule cible
photoélectrique

doigt (index)

stimulateur tactile
(vibrateur)

Figure 1

Dans une première expérience, une cible lumineuse est placée à distance du
sujet dans une pièce noire. Le sujet a les yeux bandés et peut librement mouvoir le
bras et la main qui tient le récepteur. Après quelques minutes d'exploration, le sujet
se révèle capable de localiser la cible, c'est-à-dire d'indiquer sa direction et sa
distance approximative. Du point de vue du sujet, après avoir cherché pendant un
certain temps l'activation du vibreur, il perçoit les premières stimulations tactiles
localisées sur la peau. Mais très rapidement, alors qu'il maîtrise mieux la production
de ces stimulations, il ressent la présence d'un objet placé au-delà de lui dans un
espace où il se situe lui-même. La succession temporelle des sensations reçues
semble renvoyer à différents "contacts" avec un unique objet distal. Il est à noter que
le vibreur peut être déplacé vers une autre région de la peau sans que cesse cette
perception. D'ailleurs le sujet oublie effectivement le lieu où se produisent les
sensations (sauf s'il y porte une attention spéciale) pour appréhender un objet dans
l'espace. Inversement, des stimuli artificiellement envoyés indépendamment des
mouvements du doigt sur lequel est positionné la cellule photosensible ne sont pas
associés à une perception distale, mais restent perçus proximalement sur la peau.
On comprend bien que la localisation de la cible soit possible. Les conditions
d'exploration déterminées par ce dispositif de couplage ultra simple sont suffisantes.
Pour simplifier, ne prenons en considération que les mouvements dans un plan
horizontal du bras tendu et de la main par rapport au bras (on oublie le coude, et les
articulations multiples des doigts et de la main). La position du sujet est supposée
fixe, le buste toujours tourné dans la même direction. On considère que la cible est

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une source ponctuelle S de coordonnées (0, L). Elle est face au sujet qui est situé en
O. L'angle indiquant la direction du bras est α = (Ox, OP) ; l'angle entre le bras et la
main est β = (PO, PS). Le point P (cos α, sin α) représente le poignet du sujet. Si un
couple de valeurs (α, β) est connu dans le référentiel du sujet, cela suffit en principe
pour localiser la source de lumière S (Fig.2).
y
cible
S

L
cellule
photoélectrique

P β

α
0 1 x

Figure 2

On observe cependant que un ou deux "contacts" avec la cible ne sont pas


suffisants pour donner au sujet l'expérience d'un objet distal. La perception exige
une activité permanente, de petites oscillations de la main avec changements de la
position du poignet de sorte à ce que la stimulation apparaisse et disparaisse sans
cesse. Si les mouvements s'arrêtent, la spatialisation disparaît : la stimulation tactile
est soit absente, soit présente, mais rien ne donne à penser l'extériorité et la distalité
de sa source (il ne reste qu'une mémoire des actions passées qui s'évanouit
rapidement). Par son extrême simplicité, notre dispositif de couplage sensori-moteur
met donc en évidence ici une nécessité absolue de l'action pour que la perception soit
possible.
Il faut aussi remarquer que, si le sujet éloigne trop largement la main de la
région où se trouve la cible, il se trouve perdu, incapable de retrouver rapidement le

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contact. C'est dans cette finitude du savoir de ses actions, que le sujet doit activement
constituer ses perceptions2.
Le problème de la perception de la position spatiale d'un objet, qui sera pensé
comme la source des sensations, est le problème de pouvoir penser la simultanéité
de différentes choses dans un même temps. Or, le sujet n'a accès qu'à une succession
temporelle de sensations. Il faut donc qu'il réalise une synthèse temporelle de ces
sensations suivant une règle. Cette règle, comme Kant l'a montré, est celle de la
réversibilité :

"Les choses sont simultanées quand dans l'intuition empirique la perception de


l'une peut succéder à la perception de l'autre et réciproquement..."(Kant 1787).

L'espace ne surgit que comme résultat de son exploration réversible, c'est-à-


dire de la possibilité de retrouver les mêmes sensations en faisant revenir son
"regard" sur une "position" précédente (la maison devant moi est présente dans un
même temps, même si mon regard ne me donne qu'un accès successif à ses
différentes parties, parce que je peux revenir à volonté sur chacune d'entre elles).
Dans nos expériences, une localisation spatiale stable n'est acquise que si le sujet
dispose de la règle de variation dépendante des mouvements α et β permettant de
déterminer la stimulation tactile. Cette règle est en même temps une structure
d'anticipation puisque la perception d'un objet revient à la capacité d'anticiper la
sensation qui sera reçue étant donnée les actions effectuées (Fig.3).

L=0

2
3

2 Nous retrouvons, au cœur de l'activité perceptive spatiale, une "finitude rétentionelle" au sens développé par
Bernard Stiegler à propos de la conscience du temps et de ses liens avec les supports techniques de la mémoire
[Stiegler 1996].

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Figure 3

La localisation correspond donc à la sélection d'une ligne particulière de


covariation entre α et β parmi toutes celles qui sont possibles (l'ensemble infini et
continu des localisations possibles, i.e. des règles de pointage). Elle s'établit
rapidement, dès que la cible est "accrochée".
Un objet n'est donc spatialisé, c'est-à-dire perçu comme extérieur par le sujet, que
si les successions temporelles de ses actions lui permettent de le retrouver ou de le
perdre à volonté, c'est-à-dire s'il dispose d'une règle stable de la réversibilité des
effets de ses actions en terme de sensations et de possibilités d'action. En effet, la
réversibilité, c'est-à-dire la possibilité de réaliser des actions contraires dont les effets
se compensent, signifie que la règle qui lie les actions à leurs effets est indépendante
des actions particulières effectuées. Dans notre expérience, en dépit du faible accès
aux actions passées qui n'autorise qu'une liberté de mouvement limitée, dès lors
qu'une réversibilité est découverte dans un domaine d'action même restreint,
l'expérience d'une extériorité d'un objet s'établit, et suffit a constituer une localisation
approximative.
L'espace lui-même peut alors être conçu comme l'ensemble du groupe des
transformations qui permettent de retrouver de mêmes successions de sensations à
partir des mêmes successions d'actions. On retrouve là la conception de l'espace de la
perception développée par Poincaré (1905, 1907). La perception n'est pas la
construction d'une représentation sous forme d'image dans un espace mental interne
au sujet connaissant qui reflèterait un supposé espace "externe" indépendant. Les
percepts et un espace se constituent à partir des invariants sensori-moteurs d'un
couplage qui implique autant le corps que le milieu dans lequel il agit. L'espace dans
lequel les perceptions sont données, est en même temps l'espace dans lequel le sujet
se déplace : la constitution de l'espace nécessite un déplacement du point de vue du
sujet dans cet espace qu'il constitue. Le phénoménologue dira que le sujet habite le
monde qu'il perçoit (et non pas qu'il se le représente).

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Cette importance de l’action au cœur même du processus perceptif à été
discutée depuis longtemps par divers auteurs, disons depuis Diderot [1749] jusque
Merleau-Ponty [1945]. Une célèbre approche récente est celle de J.J. Gibson qui a
propos de la locomotion écrivait :

"Locomotion is guided by visual perception. Not only does it depend on


perception, but perception depends in locomotion inasmuch as a moving point of
observation is necessary for any adequate acquaintance with the environment. So we
must perceive in order to move, but we must also move in order to perceive".[Gibson
1979, p. 223]3

Pour résumer, ces expériences avec le "gant distal" permettent une bonne
caractérisation qualitative de la façon dont cet outil très particulier défini les
contraintes qui pèsent sur la recherche des relations invariantes entre action et
sensation, relations qui finalement constituent un espace perceptif. Nous aurons
l'occasion d'y revenir dans notre discussion. Cependant, le travail consistant à
mesurer, enregistrer et décrire avec précision les gestes effectivement accomplis par
les sujets est encore à faire. La mise en place d’un système d’observation adéquat est
en cours. On peut cependant compléter cette première série d'expériences, en
utilisant un autre dispositif : le "stylet tactile".

III.3. Le stylet tactile : la perception proximale.


Afin de pouvoir étudier la perception de formes (discrimination ou
reconnaissance), tout en enregistrant les gestes des sujets, nous avons développé un
autre dispositif de couplage minimal, le "stylet tactile". Le stylet d'une tablette

3 Toutefois, chez Gibson, le rôle de l’action de s’étend pas à la constitution de l’espace lui même. Ses
formulations sont parfois ambiguës, et la notion de perception directe peut être comprise comme la saisie
d’invariants dans la structure de la lumière, des invariants qui existeraient avant et indépendamment de
l’organisme qui les saisit [Varela 1993, pp. 275-278]

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graphique pilote un curseur qui permet d'explorer des formes en noir sur fond blanc
affichées sur l'écran de l'ordinateur (par exemple des lettres d'imprimerie
majuscules). Le curseur correspond à un champ récepteur (3 x3 pixel). Quand il
croise au moins un pixel noir il déclenche l'activation d'un stimulateur tactile
(vibration en tout ou rien d'un transducteur électromagnétique). Le sujet a les yeux
bandés et le stimulateur tactile est installé sur la main libre (l'autre tenant le stylet).
Ce dispositif de suppléance perceptive permet donc l'exploration, sur la tablette
graphique, d'une image tactile virtuelle (Hanneton et al., 1998 et 1999).
Cependant, comme plus haut, le sujet n'accède qu'à une seule information à
chaque instant. Dès lors, seuls les déplacements actifs du sujet sur l'image lui
permettent de reconnaître des formes. Par sa pauvreté même, le dispositif de
couplage force une externalisation de l'activité de reconnaissance de formes. Les
formes à reconnaître ne sont pas données d'un coup aux organes récepteurs de la
perception, comme cela peut être le cas pour une forme projetée sur la rétine ou
plaquée sur une surface de la peau (ce qui reporte le processus de reconnaissance à
une activité essentiellement interne). Ici, il n'y a qu'une sensation à la fois, en tout ou
rien. L'activité de reconnaissance est donc entièrement déployée dans le temps et
l'espace d'une activité externe aisément observable et enregistrable.
Les expériences rapportées ici sont réalisées par des sujets naïfs qui
rencontrent le dispositif pour la première fois. Dans une première expérience de
discrimination (Fig.4) (reconnaître si la forme présentée est un S ou son reflet dans
un miroir), les sujets ont un taux de bonnes réponses compris entre 90 et 100 %.

A B
Figure 4

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Une seconde série d'expériences de reconnaissance de caractère comporte 10
lettres majuscules à reconnaître ( I T L P S V B O R D ; traits larges de 3 pixels au
plus). Lors de chaque présentation de stimulus, l'essai est arrêté lorsque le sujet
donne une réponse verbale, et aucun retour sur la valeur de la réponse ne lui est
fourni. Là aussi les trajectoires de l'activité perceptive sont enregistrées (Fig.5).

Figure 5

Le taux de bonnes réponses est supérieur au hasard mais l'efficacité de la


reconnaissance dépend fortement de la forme de la lettre explorée (Fig.6).

70

60

50

40

30
% de sujets
20

10

0
I T L P S V B O R D
Lettres

Figure 6

- Dans une troisième expérience, nous avons étudié l'effet de l'entraînement et


montré l'existence d'une très nette courbe d'apprentissage. Un groupe de cinq sujets
devait reconnaître 50 fois un caractère majuscule dans un répertoire de 10 (une
minute par caractère) ; l'expérience était répétée durant trois séances à une semaine

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d'intervalle. Les résultats montrent un très net effet d'apprentissage : 9 identifications
correctes sur 50 durant la première cession à comparer avec 25 sur 50 à la dernière
session.

L'intérêt tout particulier de ces expériences pour l'étude de la relation entre


geste et outil réside dans le fait que les trajectoires sont enregistrées, et qu'il est donc
possible de faire une analyse détaillée de la dynamique des gestes effectués. Cette
dynamique comporte trois composants emboîtés dans des niveaux hiérarchiques
distincts.
i) Mouvements de balayage - On peut tout d'abord isoler un geste de balayage. Le
sujet commence par des mouvements exploratoires assez amples, mais dès qu'il
traverse la forme, il converge aussitôt vers un "microbalayage" de petite amplitude
autour de la source de stimulation. L'expérience présentée en II.2 laisse à penser qu'il
s'agit là essentiellement d'une opération de localisation : la position du segment
traversé est constituée par une anticipation stable de la stimulation tactile en fonction
des commandes des mouvements du stylet.
On observe durant les expériences que l'inexactitude de l'information
proprioceptive (Wann & Ibrahim 1992) et/ou la faiblesse de la mémoire sont telles
que si les sujets s'écarte trop de la forme, ils se trouvent perdus, errant à la recherche
de leur position de départ. Le sujet ne semble pas avoir accès à une position absolue
(dans un repère x, y) du stylet sur la tablette. Il perçoit seulement, et avec une assez
grande imprécision, la direction et l'ampleur de ses déplacements. Dans ces
conditions, la stratégie du "microbalayage" permet de rester "accroché" à la forme de
façon robuste.
Cependant, un tel type de geste en lui-même n'est pas suffisant pour produire
une reconnaissance de forme. En admettant une mémoire illimitée et une
proprioception précise, on pourrait envisager de "scanner" l'image, c'est-à-dire de
réaliser une "cartographie" donnant l'ensemble des positions relatives des différents
points qui la composent. On calculerait ainsi une "image mentale" de la forme à
percevoir. Mais l'incapacité des sujets à identifier avec précision des positions

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absolues en (x, y) rend cette procédure inopérante, et en effet il semble que les sujets
ne procèdent pas de cette façon.

ii) Suivi de contour - Le deuxième composant consiste en un déplacement


tangentiel, suivant la direction locale du segment de la figure (voir Figure 4). Du fait
de la limitation extrême du champ perceptif, il est impossible d'effectuer un suivi
exact du segment; le sujet s'écarte inévitablement de la forme, sans savoir de quel
côté il l'a quitté, ce qui crée un risque important de se "perdre". La stratégie adoptée
est donc une composition de deux gestes élémentaires, d'une part une oscillation
perpendiculaire qui dans une dynamique rapide permet de vérifier la position du
trait vis-à-vis de cette direction, et d'autre part, un mouvement tangentiel qui dans
une dynamique plus lente, tente de parcourir l'ensemble du segment. Ce
déplacement général réalise une anticipation de second ordre qui parie sur la
stabilité d'une fréquence temporelle de sensations.
Cette exploration est corrigée progressivement suivant les surprises du
contour. Quand le bord est perdu, le stylet ralentit, revient en arrière, tente une
nouvelle direction, et dès que le microbalayage redonne une stimulation régulière,
reprend son chemin dans une même direction jusqu'au prochain détour. Chacune de
ces directions tangentielles est la confirmation ou la déception d'une anticipation sur
les stimulations attendues via le microbalayage. Nous proposons de caractériser cette
étape comme celle d'une reconnaissance de "traits" composant la forme.
Mais, si cette stratégie permet de reconnaître des segments droits ou courbes,
ce n'est pas encore la reconnaissance de formes plus complexes, comme des lettres.
On pourrait là aussi imaginer que l'enchaînement de ces "traits" permet de construire
une "image mentale". On aurait déjà avancé en retraduisant une image comme
ensemble de positions de points en une image comme combinaison de traits (l'étape
classique d'extraction de contour aurait été externalisée), mais il faudrait encore
reconnaître et catégoriser cette image.
En fait, l'imprécision du savoir de l'action et de la mémoire de ses
changements ne permet pas une telle stratégie. Le sujet n'a pas accès à une métrique

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de l'espace exploré qui permettrait de composer mentalement ces traits, mais au
mieux une simple topologie (cf. confusion entre le "D" et le "O ", entre le "U" et le
"V").

iii) Geste d'écriture - La reconnaissance proprement dite ne semble atteinte qu'au


moment où le sujet est capable de combiner au geste de microbalayage, celui d'une
séquence dynamique de traits reproduisant le tracé d'ensemble. Dès lors le stylet
parcourt en oscillant et sans perdre les bords l'ensemble de la forme (voir Figure 4 B).
La reconnaissance d'un caractère serait ainsi la vérification que le geste, qui dans
d'autres conditions correspondrait à la production de cette forme, permet
effectivement d'anticiper correctement les sensations reçues. Non seulement la
lecture serait la reconnaissance du geste de l'écriture (Ploux 1994, 1997), mais elle est
ici la réalisation spatiale du geste d'écriture du caractère lui-même.
Dans cette expérience limite, la perception n'est plus la réception (puis la
représentation) d'une forme mais sa construction active, et ceci non seulement sur le
plan cognitif, mais de façon quasiment concrète par son écriture gestuelle. Le
parcours actif est à la fois reconnaissance et constitution de la forme (puisqu'il faut à
chaque fois produire les sensations correspondant à ses diverses parties). Comme
dans une perspective phénoménologique, la perception est la réussite (ou non) du
remplissement d'une visée active.
La perception n'est pas la catégorisation (suivant un mode associationniste)
d'une forme passivement reçue. L'anticipation précède la situation qui la confirmera
ou non, mais ce n'est pas là non plus un simple mode sélectif où une hypothèse serait
conservée ou non suivant les sensations reçues. En effet, cette anticipation ne définit
pas une attente passive, mais elle se réalise activement et très concrètement dans une
série de mouvements qui déterminent les sensations reçues. Il est d'ailleurs frappant
à l'examen du film des trajectoires, de pouvoir lire sans ambiguïté dans les directions
des mouvements exploratoires, les intentions suivies par leurs auteurs et les formes
qu'ils croient reconnaître. La forme perçue correspond à la tentative réussie de
détermination de séquences de sensations par des séquences d'actions, i.e. le

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d'Anthropologie des connaissance, Technologies /Idéologies / Pratiques).
remplissement d'une anticipation. Ceci explique d’ailleurs les "erreurs" fréquentes de
construction partielle (par exemple entre P et R ou entre P et B).

III. Discussion.
A la lumière de ces expériences, que peut-on dire sur la détermination du
geste par l'outil? Pour conduire cette discussion, il sera utile d'établir une distinction
entre contraintes "prescriptives" et contraintes "proscriptives" 4 . Des contraintes
prescriptives spécifient directement, dans tous les détails, les opérations à réaliser.
Par contraste, des contraintes proscriptives ne spécifient seulement que ce qui est
interdit, le type d’état à éviter, mais ne disent rien sur le moyen d'y parvenir. Par
exemple, tous les organismes vivants sont soumis à une contrainte proscriptive : ils
doivent impérativement se comporter de façon à rester en vie, faute de quoi ils
n'existeraient plus en tant qu'être vivant ; cette contrainte est très forte, mais ne
spécifie pas une solution unique comme le montre la grande diversité des
organismes vivants. Les ingénieurs connaissent bien ce type de contrainte : un pont,
par exemple, doit permettre de traverser une fleuve en supportant une certaine
charge et sans s'écrouler sous l'effet des vents ; mais cette contrainte ne dit pas
comment y arriver. Ce genre de problème, nommé "problème inverse", possède une
propriété générique : il n'y a aucune garantie a priori qu'une solution existe ; mais s'il
existe une solution, en général il en existe une pluralité.
Dans le cas de notre dispositif expérimental, il est clair que globalement l'outil
et la tâche constituent une contrainte proscriptive sur les gestes à accomplir : éviter
d’être perdu dans une série de variations de sensations irrégulières et incontrôlées
qui dès lors ne permettrait ni la localisation, ni la reconnaissance de quoi que ce soit.
On peut toutefois approfondir l'analyse en modélisant la situation de la façon
suivante. D'une part, chaque action « a » du sujet produit un retour sensoriel s (s=1
s'il y a retour sensoriel, s=0 sinon) ; on peut écrire cela mathématiquement par
l'équation :

4Pour d’autres approches classiques et importantes de la notion de contrainte sur l’action, voir dans ce même
numéro les articles de Lena Byriukova, Agnès Roby-Brami et Blandine Bril ainsi que leurs bibliographie.

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s = f(a) Equation (1)
D'autre part, le sujet utilise les retours sensoriels s pour guider ses actions
futures, autrement dit il possède ce que l'on peut appeler une "stratégie d'action" ;
mathématiquement :
a = g(s) Equation (2)
En combinant les équations (1) et (2) on obtient :
a = g(f(a)) Equation (3)
Autrement dit, un système d'équations différentielles qui permet de modéliser
les trajectoires produits par les sujets. Or l'équation (1) correspond à une contrainte
prescriptive : étant donnés le dispositif expérimental et la figure à percevoir, l'action
a du sujet détermine la position du stylet, ce qui à son tour détermine le retour
sensoriel s. La contrainte proscriptive réside donc dans la "stratégie d'action" décrite
par l'équation (2). Nous avons mentionné que les problèmes inverses possèdent, le
plus souvent, une pluralité de solutions ; et un examen approfondi de nos
expériences révèle qu'en effet il existe une pluralité de "stratégies d'action" possibles.
Nous avons décrit en II.3 une stratégie (i) consistant à réaliser un suivi de contour en
avançant tangentiellement sur le tracé tout en maintenant des "microbalayages"
latéraux, ajustés afin de rester centré sur le tracé. Il existe toutefois d'autres stratégies
possibles. Par exemple, (ii) un suivi de contour peut être réalisé en avançant sur le
tracé en s'écartant volontairement et périodiquement par des "sauts de mouton" d'un
seul côté du tracé. (iii) On peut également essayer de réaliser un "suivi direct" du
tracé ; efficace aussi longtemps que l'on reste effectivement sur le tracé, cette stratégie
devient compliquée quand on s'écarte (involontairement donc) du tracé, car il faut
alors une "microstratégie" supplémentaire pour découvrir de quel côté on se trouve.
Nous avons également évoqué, en II.3, une stratégie (iv) consistant à "scanner" la
figure en balayant systématiquement la totalité du champ.
Cette liste de quatre stratégies n'épuise pas toutes les possibilités, mais suffit
déjà pour illustrer notre propos. L'outil - ici notre dispositif expérimental - ne spécifie
pas le geste, mais il impose une contrainte proscriptive. Plus précisément, il donne
lieu à une liste dénombrable de "stratégies d'action" possibles. Il est à remarquer,

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cependant, que ces stratégies ne sont pas d'une égale efficacité. Parmi les quatre
stratégies que nous venons d'identifier, la stratégie (iv) est la plus difficile à réaliser
(quoique, dans nos expériences, l'un de nos sujets l'a effectivement mis en oeuvre -
au prix, faut-il le préciser, d'un effort cognitif démesuré). Avec un seul champ
récepteur, la stratégie (iii) est aussi relativement peu efficace ; la stratégie (ii) est très
faisable, mais légèrement inférieure à (i).
Nous arrivons maintenant à un point clé de notre discussion. L'efficacité
relative des différentes stratégies est dépendante de variations dans le dispositif
expérimental. Par exemple, dans le cas d'un seul champ récepteur, si celui-ci est
agrandi, la stratégie (ii) devient meilleure que (i). La raison probable en est la
suivante : du point de vue du sujet, un grand champ récepteur avec un tracé fin est
équivalent à un petit champ récepteur et un trait très large ; dans ce cas, il est
effectivement plus efficace de cheminer sur un seul bord du trait, sans chercher à le
traverser entièrement ; cela correspond en effet à la stratégie (ii). Pour continuer dans
ce sens, une autre variation dans le dispositif consiste à augmenter le nombre de
champ récepteurs et des points de stimulation tactile correspondants : dans nos
expérience les plus récentes, 16 récepteurs ordonnés dans une matrice de 4 x 4. Dans
ces conditions, la stratégie (iii) devient non seulement faisable, mais la plus efficace ;
le retour sensoriel "en parallèle" effectue pour ainsi dire directement les
microbalayages, de sorte que ceux-ci deviennent superflus. On voit, à travers ces
exemples, comment l'outil conditionne sans pour autant déterminer rigidement les
gestes.
Pour conclure, revenons à la distinction entre les deux modes d'existence des
outils, "saisi" et "déposé". A la différence des organes sensori-moteurs du corps, les
outils peuvent exister en mode "déposé" et, dans ce cas, peuvent être délibérément
refaçonnés. Supposons qu'il existe une première version prototypique d'un outil.
Nous avons vu, dans le cas de notre dispositif expérimental, qu'un tel outil génère
une liste de gestes possibles ; mais que ceux-ci sont d'une efficacité variable. Or, dans
ces conditions, il est plausible de supposer que l'outil sera délibérément refaçonné de
sorte à renforcer les gestes les plus efficaces, tout en inhibant les gestes moins

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efficaces. On peut prendre comme exemple les outils de menuiserie ; dans leur forme
"première", les gestes appropriés sont difficile à acquérir. Il se produit alors une série
d'innovations, destinées à rendre ces outils maniables par des bricoleurs amateurs ; à
la suite de quoi, il devient plutôt difficile de manier l'outil autrement que d'une façon
appropriée. L'évolution technique construit, en quelque sorte, un "attracteur" fort
autour d'un geste unique et efficace ; et par conséquent on peut avoir l'impression,
en fin de parcours, que l'outil "détermine" le geste. Cette impression est dans un
certain sens bien fondée, mais au fond elle est illusoire ; car une telle "détermination",
apparemment prescriptive, est le résultat (et non la cause) d'un long processus de
construction ; et le principe même de cette construction repose sur le fait que la
contrainte exercée par l'outil sur le geste est de nature proscriptive et non
prescriptive.

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