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Publié par
Thomas & Mercer, Amazon Media EU Sàrl
5 rue Plaetis, L-2338, Luxembourg
Décembre 2018
ISBN : 9781542045261
www.apub.com
Pour les Nan
TABLES DES MATIÈRES
PROLOGUE
CHAPITRE 1
CHAPITRE 2
CHAPITRE 3
CHAPITRE 4
CHAPITRE 5
CHAPITRE 6
CHAPITRE 7
CHAPITRE 8
CHAPITRE 9
CHAPITRE 10
CHAPITRE 11
CHAPITRE 12
CHAPITRE 13
CHAPITRE 14
CHAPITRE 15
CHAPITRE 16
CHAPITRE 17
CHAPITRE 18
CHAPITRE 19
CHAPITRE 20
CHAPITRE 21
CHAPITRE 22
CHAPITRE 23
CHAPITRE 24
CHAPITRE 25
CHAPITRE 26
CHAPITRE 27
CHAPITRE 28
CHAPITRE 29
CHAPITRE 30
CHAPITRE 31
CHAPITRE 32
CHAPITRE 33
CHAPITRE 34
CHAPITRE 35
CHAPITRE 36
CHAPITRE 37
CHAPITRE 38
CHAPITRE 39
CHAPITRE 40
CHAPITRE 41
CHAPITRE 42
CHAPITRE 43
CHAPITRE 44
CHAPITRE 45
CHAPITRE 46
CHAPITRE 47
CHAPITRE 48
CHAPITRE 49
ÉPILOGUE
REMERCIEMENTS
À PROPOS DE L’AUTEUR
PROLOGUE
Décembre 1943
Mena avait bien cru que ce Noël 1943 resterait dans sa mémoire
comme le pire de tous, mais la journée retrouva rapidement son rythme. En
la voyant revenir, sa mère avait simplement souri, ainsi que le ferait
n’importe quelle mère fière de sa progéniture, avant de l’embrasser sur le
front et de dire :
— Regarde-toi. C’est tout de même beaucoup mieux ainsi, non ?
Allez, maintenant, passe-moi cette poêle s’il te plaît.
Et les choses en restèrent là.
Mena fut la dernière à s’attabler pour le petit-déjeuner, qu’ils prirent
dans le jardin d’hiver, à l’arrière de la maison, dont la vue donnait du côté
d’Evington, par-delà les terres jonchées de feuilles mortes et hérissées
d’arbres squelettiques. P’pa entreprit très vite de dissiper les dernières
traces de malaise subsistant autour de l’incident du maquillage au moyen de
quelques plaisanteries qui suscitèrent des rires de complaisance plutôt que
de réelle bonne humeur. Et avec Eddie présent à leurs côtés, lui adressant un
clin d’œil à peine se fut-elle assise, comme pour lui demander si tout allait
bien, Mena ne pensait plus qu’à son nouveau maquillage, et lui sourit en
retour pour lui répondre par l’affirmative.
La coutume – le devoir, aurait dit Margaret Lasseter – voulait que, le
jour de Noël, ils assistassent à la messe du matin en l’église Saint-Mary de
Wigston. Mais depuis que l’essence était rationnée, et malgré les bonds
supplémentaires alloués à P’pa pour ses tournées, rien ne justifiait plus de
prendre la Morris pour se rendre à l’église. En toute autre occasion, Mena
savait que sa mère n’aurait eu d’autre idée en tête que de leur faire faire le
trajet de presque douze kilomètres aller et retour à vélo, mais aujourd’hui,
avec Eddie à la maison, il y avait trop de choses à faire ; en manière de
compensation, ils dirent davantage de prières, avec une ferveur inédite en ce
jour de fête.
Après le petit-déjeuner, Mary suggéra qu’ils devraient rendre une
visite à leurs voisins les plus proches afin de partager avec eux les cadeaux
apportés par Eddie. L’idée ravit sa mère, qui donna aussitôt son
assentiment, affirmant que c’était là une pensée d’une glorieuse bonté,
comme elle n’en avait jamais ouï dire.
— Je reconnais bien là notre Mary, dit Margaret avec un sourire. Notre
Mary, pleine de grâce.
Cette activité les occupa durant le reste de la matinée ; leur repas de
Noël en fut écourté d’autant, mais nul ne parut le regretter à l’exception des
jumeaux, qui étaient constamment affamés. La tradition chez les Lasseter
voulait que les cadeaux suivissent le repas, ce à quoi, là encore, nul ne
voyait d’inconvénient, les jumeaux exceptés. Les deux garçons avaient
quitté la table en trombe, à peine le dernier amen prononcé, filant dans le
salon jusqu’à l’arbre de Noël, au pied duquel se trouvaient les cadeaux. Il
s’agissait – c’était souvent le cas – d’objets faits maison ou de choses
pratiques, comme la « nouvelle » robe de chambre de P’pa ou un morceau
de savon. Les jumeaux furent assez vite écartés cependant, envoyés en
cuisine pour aider à faire la vaisselle ; et l’après-midi toucha bientôt à sa
fin, le temps de boire quelques verres et de déballer tous les paquets.
Le soleil était bas et projetait maintenant une lueur blafarde à travers
les vitres. Le gel faisait lentement son retour à Oadby, mais le feu tenait le
froid à distance. Mary et Eddie étaient assis sur le canapé, inséparables
comme ils l’avaient été toute la journée. Margaret était installée sur sa
chaise habituelle à côté de la cheminée. P’pa se tenait près de l’âtre, parce
que c’était le seul endroit de la maison où il était autorisé à fumer sa pipe.
Mena était assise sur le sol, les jambes croisées, et observait les jumeaux,
qui étaient tranquilles, peut-être pour la première fois de la journée, occupés
à essayer de comprendre les règles de leur jeu de société, Découvrir
l’Angleterre. Mena savait qu’il avait appartenu à ses frères, mais pour les
jumeaux, il était nouveau. Ils paraissaient amplement s’en satisfaire,
poussant leurs petites voitures en carton à travers la campagne anglaise sans
se préoccuper réellement des règles. Derrière eux, installés sur leur propre
canapé qui, avec le temps, avait fini par nécessiter d’être camouflé par une
couverture, Xavier et Manfred dormaient, ou du moins en donnaient
l’impression.
Les Lasseter avaient un poste de TSF de marque Pye qui trônait
invariablement sur le buffet. La coque était en bakélite marron, et il y avait
une fenêtre en forme d’éventail pour le réglage des fréquences. P’pa
s’asseyait à côté durant des heures certains soirs, jouant avec le bouton de
présélection des stations, écoutant les messages cryptés diffusés par les
espions allemands – le signe évident que les Fritz avaient bien atteint les
rivages de l’Angleterre. Les sifflements et les crachotements parasites
énervaient le reste de la famille, en particulier les chiens, si bien que P’pa se
retrouvait souvent tout seul dans la pièce à tripatouiller son poste. Mais
personne ne ratait In Town Tonight3 et, à neuf heures, la radio était
immanquablement branchée sur le BBC Home Service pour le bulletin
d’information.
Ils écoutaient Sandy MacPherson jouer de l’orgue, comme il le faisait
si souvent, émaillant parfois ses interprétations de mélodies plus festives.
Mena n’avait aucune idée des titres des morceaux qu’ils écoutaient ; il y en
avait tellement. « Beaucoup trop », disait toujours P’pa. Elle aimait bien
également l’émission de Vera Lynn, Sincerely Yours4, que sa mère
appréciait également ; elle la manquait le moins souvent possible. Et elle
adorait écouter n’importe quel morceau de Glenn Miller et son orchestre ;
elle en éprouvait à chaque fois une impression de liberté, dût-elle ne durer
que trois minutes. L’orchestre était devenu très populaire depuis le début de
la guerre, mais pas auprès de sa mère ; aussi devait-elle ruser pour pouvoir
l’écouter, interrompant souvent P’pa, que cela ne paraissait jamais déranger.
Il lui adressait un petit hochement de tête complice à chaque fois qu’elle se
faufilait auprès de lui ; elle avait vraiment l’impression qu’il aimait bien
l’élément de danger qu’elle entraînait dans son sillage, si par malheur sa
mère devait les surprendre.
Margaret Lasseter but une gorgée de sherry et posa son verre sur la
table à côté de sa chaise.
— Faut-il vraiment que vous partiez si tôt, Edward ? demanda-t-elle.
Je ne sais pas de quelle façon nous pourrons jamais vous remercier de votre
gentillesse.
Mena regarda sa sœur resserrer l’étreinte de son bras autour de celui
d’Eddie. Leurs mains se touchèrent et leurs doigts s’entrelacèrent en
gigotant. Elle crut un instant voir Mary donner un petit coup de coude dans
la cuisse d’Eddie, avant de dissimuler rapidement son sourire dans son
verre de vermouth.
— Il y a bien quelque chose…, commença Eddie.
Il jeta un regard à Mary, puis devant lui de nouveau.
Mena eut l’impression qu’il rougissait. Elle vit Mary recommencer
avec son coude, et nota qu’elle souriait plus franchement maintenant
derrière son verre.
— Oui, quoi donc, Edward ? l’interrogea Margaret.
Cette fois, Mary joua si fort du coude qu’Eddie tressaillit. Il se tourna
vers P’pa, toussa dans sa main et dit :
— Puis-je vous parler, monsieur ?
Quoiqu’il fût rouge d’embarras et malgré la chaleur du feu, Mena le
vit pâlir et se décomposer littéralement en même temps qu’il se levait.
P’pa posa son verre de Mackeson sur le manteau de la cheminée et
répondit :
— Bien entendu, mon garçon. Tu sais que tu peux parler librement. Tu
n’as pas à demander la permission.
Eddie s’éclaircit la gorge.
— Je crois qu’en l’occurrence, si, monsieur.
Il adopta alors une posture plus décidée, se raidissant comme s’il se
mettait au garde-à-vous.
— Seuls, si vous voulez bien.
P’pa arqua les sourcils. Il tira sur sa pipe et, avant de la poser sur la
cheminée, souffla la fumée dans le feu. Une main sur l’épaule d’Eddie, il
suggéra :
— Nous pouvons aller dans le bureau.
Et c’est un Edward Buckley à l’air inquiet qui se laissa entraîner hors
de la pièce.
Ils ne mirent pas longtemps à revenir.
Mena entendit d’abord leurs rires, puis leurs voix fortes au ton amusé
derrière la porte, qui s’ouvrit finalement. Mary s’était levée ; elle paraissait
sur le point d’exploser, songea Mena. Elle sautilla sur place et applaudit
silencieusement des deux mains.
— Sors les coupes à champagne, maman, dit P’pa.
Il tenait une bouteille à la main, par le col, et détortillait rapidement de
l’autre main la boucle en fil d’acier de la capsule du bouchon.
— Je gardais cette bouteille en réserve pour vous deux, ajouta-t-il.
On entendit tinter des verres dans le meuble bar ; les yeux brillants de
Margaret s’y reflétèrent, tandis qu’elle les sortait.
— Oh, c’est une merveilleuse nouvelle, dit-elle en les distribuant.
Mary tenait Eddie par le bras, son regard noyé dans le sien ; seul le
bruit sourd du bouchon de liège qui saute réussit à briser le charme. Il
rebondit contre le plafond et traversa le sapin. Mary se mit aussitôt à la
recherche du porte-bonheur ; Xavier et Manfred commençaient à aboyer et
à tourner autour de tout le monde.
— Eddie a demandé la permission d’épouser notre fille, annonça P’pa.
Et je lui ai donné de tout cœur ma bénédiction !
Il termina de servir le champagne, la moitié d’un verre pour Mena. Les
jumeaux, quant à eux, continuaient de siroter du Coca-Cola à travers des
pailles en papier rayé.
— Il faut, Edward, que vous épousiez Mary à Saint-Mary, dit
Margaret.
Elle rit, avant d’ajouter :
— Je le dis avant de n’en être plus capable après ce verre de
champagne !
Eddie acquiesça.
— Il n’a jamais été question d’autre chose, madame Lasseter.
Il sourit à Mary, qui revenait avec le bouchon. Radieuse, elle le leva
pour le lui montrer.
— Alors, m’appellerez-vous enfin Margaret après le mariage ?
s’enquit Margaret.
Eddie rit en soufflant par le nez.
— Je promets d’essayer, dit-il.
P’pa leva son verre.
— Félicitations à tous les deux.
— Oui, félicitations, répéta Margaret en même temps que les verres
s’entrechoquaient. Et le grand jour est prévu pour quand ? Un mariage au
printemps, peut-être ? Si vous avez la patience d’attendre jusque-là.
Eddie et Mary échangèrent un regard, et répondirent d’une même
voix :
— Nous voulions…
Eddie poursuivit :
— Nous pensons qu’il vaut sans doute mieux attendre que cette fichue
guerre soit terminée, dit-il. Je tiens à faire les choses comme il faut pour
Mary, et avec le rationnement et nos familles éparpillées aux quatre vents…
— Je comprends, dit P’pa, alors même que son expression dénotait le
doute qui paraissait se faire jour dans son esprit, quant à cette décision
d’Eddie.
— Croyez-vous que ce soit bien sage, mon très cher Edward ? Je veux
dire, avec tout ce qui se passe… Ne vaut-il pas mieux profiter pleinement
du moment présent ?
— Mère ! intervint Mary.
— Non, je le crois, chérie. Qui peut savoir si Eddie ne se…
— Nous avons tranché la question, l’interrompit Eddie.
Il regarda Mary droit dans les yeux, et soutint son regard en
poursuivant d’une voix calme :
— Je n’ai aucune idée de ce qu’il adviendra de moi au cours de cette
guerre, madame Lasseter, mais je suis persuadé que j’ai une meilleure
chance de m’en sortir si je sais que la main de votre fille m’attend à la fin.
Margaret se couvrit la bouche avec la main.
— Oh, Edward, dit-elle.
Et elle le serra dans ses bras comme si elle étreignait ses trois garçons
en même temps.
Bien plus tard, après qu’Eddie fut parti et que la lune froide fut haut
dans le ciel d’Oadby, Mena s’assit sur sa chaise près de la fenêtre et
contempla le paysage cristallin. P’pa venait de se retirer pour la nuit – il
était toujours le dernier couché et le premier levé – et le calme régnait de
nouveau dans la maison, mais elle n’arrivait pas à dormir. Elle remonta sa
couverture sous son menton, et se demanda une fois encore pourquoi tout
était si injuste dans sa vie.
Pourquoi ne suis-je pas née avant Mary ?
Les choses auraient été différentes alors, imagina-t-elle. Peut-être
l’aurait-on autorisée à se maquiller, à s’enrôler et à partir loin de la maison,
à l’instar de Mary. Peut-être sa mère l’aurait-elle promise elle à Edward
Buckley toutes ces années auparavant ; elle serait maintenant en passe de se
marier et de fonder son propre foyer, quelque part loin d’Oadby et de tout
ce qui n’allait pas dans sa vie.
Un craquement de plancher interrompit le cours de ses pensées. Elle se
dit que P’pa avait dû boire une pinte de bière de trop juste avant d’aller se
coucher, mais un instant plus tard la porte de sa chambre s’ouvrit. C’était
Mary, vêtue d’une chemise de nuit jaune pâle assortie à la sienne.
— Je n’arrivais pas à dormir, dit Mary en entrant dans la pièce.
— Oh.
— Je m’inquiétais pour toi.
— Pour moi ? s’étonna Mena en riant. Et pourquoi donc ?
Mary s’approcha de la fenêtre et s’assit en face d’elle sur le bord du
lit.
— C’est à peine si tu as prononcé un mot de toute la soirée. Et voilà
que je te trouve assise sur ta chaise. Tu ne peux pas dormir non plus ?
— Je ne suis pas fatiguée.
— C’est parce qu’Eddie et moi allons nous marier ?
Mena regarda par la fenêtre ; il lui sembla que la lune était à l’unisson
de sa mélancolie.
— C’est ça, n’est-ce pas ? insista Mary.
Elle s’accroupit à côté de la chaise, entre Mena et la lune.
— Ça ne changera rien, Mena.
Sans la regarder, Mena se leva et sauta sur son lit.
— Si. Si, dit-elle. Ça changera tout, et je me retrouverai toute seule ici
avec Mère !
Avant même que Mary ait eu le temps de se relever, Mena avait
disparu sous le couvre-lit, d’où elle entendit sa sœur rire de cette façon
douce qui avait toujours pour effet de la renvoyer à la sotte petite fille
qu’elle était.
— Tu pourras venir et rester avec nous à chaque fois que tu en auras
envie, lui assura Mary. Tu le sais.
Mena sentit le couvre-lit descendre en glissant sur son visage. Elle ne
fit rien pour l’arrêter.
— Ce sera loin d’être aussi horrible que tu l’imagines, ajouta Mary.
Mena était « de retour » dans la chambre éclairée par la lune, fixant sa
sœur du regard. Elle sentit une main douce essuyer une larme sur sa joue.
— Depuis combien de temps le sais-tu ? interrogea-t-elle.
— Environ un mois. Eddie était en Italie jusqu’à la fin de l’été. Ils ont
perdu le major-général Hopkinson au combat, et je crois qu’Eddie et son
unité en ont bavé. En novembre, la plupart des hommes de sa division ont
été renvoyés dans leur foyer. Il m’a écrit pour me dire qu’il voulait me voir,
mais qu’il ne pouvait pas se libérer ; alors, j’ai fait jouer quelques relations
et j’ai pu me rendre auprès de lui. Il est venu ici aujourd’hui pour pouvoir
faire sa demande à P’pa.
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Pourquoi n’as-tu pas écrit à Mère, au
moins ?
— Il y a des choses qui sont d’ordre privé, répondit Mary. Même entre
nous. Et je tenais à ce que cela soit une surprise. (Elle rit.) Je suis certaine
que Mère attend qu’Eddie demande ma main depuis plus longtemps que
moi. Je voulais voir la tête qu’elle ferait. Est-ce que tu peux comprendre
cela ? Et me pardonner ?
Mena se redressa et prit sa sœur dans ses bras.
— C’est moi qui ai besoin de me faire pardonner. J’ai été égoïste. Je le
regrette. Je ne vous ai même pas félicités, Eddie et toi. Je vous souhaite tout
le bonheur du monde, bien entendu.
— Amies de nouveau ?
Mena acquiesça d’un hochement de tête.
— Quoi qu’il en soit, reprit Mary, à en juger par la situation, notre
mariage n’est pas pour demain. Tu verras les choses différemment quand la
guerre sera terminée, j’en suis sûre.
Mena sourit enfin.
— Peut-être que j’aurai mon propre mari à ce moment-là, dit-elle.
Quelqu’un qui m’emmènera loin d’ici, moi.
— Peut-être bien. Mais tu es trop jeune pour te préoccuper de tout ça,
tu ne crois pas ?
Mena n’était pas de cet avis.
3 Littéralement « En ville, ce soir ». Célèbre « talk-show », comme on
dirait aujourd’hui, diffusé le samedi soir sur la BBC de 1933 à 1960.
4 Littéralement « Sincèrement vôtre ».
CHAPITRE 5
Mai 1944
Un quart d’heure après que Mary et Eddie furent partis, laissant Oadby
derrière elle, Mena filait à vélo sur la route de Stoughton, vêtue de sa plus
belle robe sous un imperméable beige, un foulard noué autour de sa tête, et
ses lèvres maquillées avec un rouge à lèvres cerise de contrebande. Il y
avait des champs tout autour d’elle ; les rares fois où elle aperçut quelqu’un,
elle tourna la tête pour éviter d’être reconnue. Alors qu’elle approchait du
bout de la route, elle croisa une jeep militaire américaine roulant dans la
direction opposée, suivie d’un camion couvert de l’arrière duquel
s’échappèrent des sifflements. Au carrefour, elle prit à gauche dans
Gartree Road, puis à droite dans Shady Lane, le long du terrain de golf.
Shady Lane était superbe les jours de grand soleil, songea-t-elle,
quand le contraste entre la voûte feuillue des arbres et les mouchetures du
soleil était à son plus haut degré d’intensité. Les campanules qui tapissaient
les hauts talus le long du chemin paraissaient alors plus éclatantes que
jamais – même si, pour Mena au moins, elles étaient aujourd’hui tout aussi
lumineuses, quoique le chemin, qui s’étendait à perte de vue, fût si gris
qu’il en paraissait presque noir.
Elle en avait parcouru environ la moitié quand elle entendit ce qui
ressemblait à une petite fête quelque part devant elle. Un peu plus loin, elle
aperçut un grand nombre de vélos disséminés au hasard, certains couchés
sur le côté, d’autres appuyés contre les arbres. Le bruit festif était causé par
les propriétaires des vélos adossés à une barrière champêtre en bois qui
courait le long du chemin.
Mena ralentit et descendit de vélo, marchant à côté jusqu’à ce qu’elle
arrive à la hauteur du groupe. Elle s’arrêta. Elle n’en croyait pas ses yeux,
mais qu’avait-elle imaginé ? Qu’elle était la seule fille à distance
raisonnable à vélo de Camp Stoughton qui avait une raison d’être là ? Un
alignement de filles qui, elles aussi, avaient revêtu, sans doute, leurs plus
beaux atours, se tenait près de la barrière, bavardant et riant avec un groupe
d’hommes répartis sur trois rangs de l’autre côté. Leur accent américain fit
comprendre à Mena qu’elle était au bon endroit. Elle laissa tomber son vélo
et, comme elle se dirigeait vers la barrière, elle vit que certains d’entre eux
portaient le même uniforme pimpant qu’elle avait vu à Danny la veille,
tandis que d’autres avaient l’air plus décontractés avec leurs vestes larges
défraîchies et leurs pantalons à grosses poches.
Son cœur se mit à battre plus fort. Elle afficha un air embarrassé
d’abord, mais quand elle s’appuya sur la lisse de la barrière, de brusques
éclats de rire dissipèrent ses craintes ; un des GI’s – un petit homme brun –
venait de grimper sur les épaules du type le plus grand et le plus costaud de
la bande, et jonglait avec ce qui ressemblait à trois tasses en métal
galvanisé. Elle fut si absorbée par la scène, souriant et riant avec les autres
au spectacle du grand gaillard faisant des pas de côté et vacillant sous le
poids du jongleur, qu’elle sursauta quand un autre soldat se redressa juste
devant elle, de l’autre côté de la barrière.
— Salut, poupée ! Tu veux nous aider à gagner la guerre ?
Mena eut un mouvement de recul, tandis que le soldat ôtait son calot,
tout sourire. Il le serra contre sa poitrine et fit danser ses sourcils.
— Dites-moi que je ne m’en suis pas sorti en Idalie, dit-il avec un fort
accent américain qui lui fit mettre un « d » à Italie. Dites à ma mère que je
suis au paradis, et que je ne rentrerai jamais à la maison !
Un autre homme se joignit rapidement à lui et le poussa du coude. Il
souriait lui aussi. Tout le monde souriait.
— Faites pas attention à lui, m’zelle, dit-il. Spiller est l’idiot du
régiment ! Le fait qu’il ait réellement survécu à l’Italie est un mystère pour
nous tous.
Le GI lui tendait une main par-dessus la barrière.
— J’m’appelle Montalvo, ajouta-t-il. Mais vous pouvez m’appeler
Vic. Et vous, c’est comment, votre nom ?
Mena hésita. Une fille en robe bleu roi qui se tenait à côté d’elle la
regarda et lui donna un coup de coude ; sauf qu’elle n’avait rien d’une
« fille », nota Mena. Elle devait avoir une quarantaine d’années.
— Allons, mon cœur. Je ne mords pas, dit Montalvo. Pas les dames,
du moins.
Mena lui serra la main, avant de récupérer rapidement la sienne.
— Mena, dit-elle.
Montalvo émit un long et lent sifflement.
— C’est mignon, ce prénom. Presque autant que vous.
Mena se dit qu’il avait la même manière de parler que Danny et les
autres GI’s, mais il y avait quelque chose de différent chez lui : il avait le
teint hâlé, comme les autres, mais sa peau avait l’aspect cireux d’une olive,
ses dents n’en paraissant que plus blanches par contraste. Son nez était
petit, ses yeux profondément enfoncés dans leur orbite et l’on apercevait ses
cheveux noirs à l’aspect huileux sous son calot, campé dans une impossible
oblique sur sa tête.
— Alors, qu’est-ce qui vous amène à Camp Stoughton ? s’enquit-il.
— Je cherche quelqu’un.
— Mais comme nous tous, trésor, intervint Spiller.
Montalvo, qui était le plus grand des deux, glissa un bras autour de sa
nuque et l’attira contre sa poitrine.
— Quand je vous dis que c’est un petit plaisantin ! insista-t-il en se
mettant à frictionner le crâne de son ami avec ses phalanges.
Spiller se regimba en râlant. Montalvo le poussa gentiment à l’écart et
le regarda s’éloigner le long de la barrière pour aller embêter quelqu’un
d’autre.
— Quel est le nom de l’heureux veinard ? demanda Montalvo. Je peux
peut-être le trouver.
— Danny, précisa Mena. Danny Danielson.
Montalvo parut réfléchir un instant.
— Ça me dit quelque chose, répondit-il. Mais c’est pas facile d’être
sûr.
— Il est grand, ajouta Mena. Environ votre taille. Il a les cheveux
blonds et…
Elle allait parler des yeux bleus de Danny, mais elle se ravisa.
— Blonds ? releva Montalvo.
— Presque blancs, renchérit Mena.
Montalvo acquiesça d’un hochement de tête. Il sourit.
— Ouais, bien sûr. Je crois que je sais à qui vous faites allusion. Il y a
un blondinet dans la compagnie H.
Mena plongea la main dans une poche de son imperméable et en sortit
une enveloppe fermée contenant un mot. Elle lut le nom de Danny qu’elle y
avait inscrit et sourit. Elle se mordit la lèvre inférieure en se demandant si
Danny n’allait pas trouver la démarche un peu trop osée de sa part, mais
elle se sentit comme étourdie et, d’une main tremblante, elle tendit
l’enveloppe au soldat.
— Vous voulez bien lui remettre ça ?
Montalvo prit l’enveloppe et la retourna dans ses mains.
— Et si ce n’est pas le bon gars ?
Mena y réfléchit en même temps qu’elle prenait conscience que la
femme à côté d’elle se penchait par-dessus la barrière pour embrasser un
des GI’s. C’était le genre de baiser que Mena avait déjà vu au cinéma, sauf
que ces deux-là s’embrassaient fougueusement. Même Mary et Eddie
auraient fait pâle figure à côté. Quand la femme s’écarta, son rouge à lèvres
était étalé sur leurs visages, et le GI affichait un air rayonnant en même
temps qu’il lui tendit quelque chose à travers la barrière. C’était une boule
de couleur brune qui se défit quand la femme s’en saisit ; Mena vit qu’il
s’agissait d’une paire de bas. La femme l’embrassa de nouveau, et le GI
recula.
— Hé, Victor ! appelèrent plusieurs hommes d’une même voix
traînante au ton presque condescendant. Allez, tombeur !
Montalvo tourna la tête. Spiller était là avec d’autres hommes,
vraisemblablement de son unité. Ils affichaient des airs mièvres et faisaient
des signes de la main. Mena vit alors que tous les GI’s s’écartaient de la
barrière, alors que s’effaçaient les sourires des filles.
— Je dois y aller, dit Montalvo. Voilà ce que je vous propose : on se
revoit ici demain, à la même heure. (Il recula, souriant toujours.) J’vous
dirai si j’ai trouvé votre homme.
Mon homme, songea Mena. Mon blondinet. Cela sonnait si bien.
Juin 1944
Juin arriva et passa pour Mena comme l’eut fait un trait de craie, un de
plus, sur le mur d’une cellule de prison, marquant indirectement les jours
qui la séparaient encore du moment où elle serait enfin en âge d’intégrer
l’armée de terre, et de partir aussi loin que possible de Oadby. Durant tout
le mois, elle se comporta en petite fille modèle, s’habillant de manière
classique, n’arrivant jamais en retard aux repas, ne parlant que si on lui
adressait la parole. Elle ne quitta pratiquement pas la maison de tout le
mois, hormis pour aller rouler en silence son chariot de livres à l’hôpital ou
pour faire des courses, après quoi elle rentrait toujours directement à la
maison. C’en était au point où, en ce qui concernait sa relation avec ses
parents, les rôles s’étaient inversés : sa mère lui souriait à chaque fois
qu’elle la croisait, tandis que son père fronçait régulièrement les sourcils en
demandant : « Mais qu’arrive-t-il donc à ma jolie Mena ? »
À la fin de la première semaine de juin, Mena avait été témoin de
l’assaut des forces alliées sur les côtes de Normandie, une opération
baptisée du nom de code « Overlord ». Elle avait couru dans le jardin avec
P’pa et observé avec lui le ciel où, vague après vague, des avions alliés
avaient survolé le Leicestershire. Elle n’oublierait jamais ce bruit – ce ciel
vibrant ; pas plus qu’elle n’oublierait l’espoir que ces anges d’acier
apportaient.
P’pa lui avait raconté plus tard la frustration d’Eddie que la
1re Aéroportée soit retenue à l’arrière, et ait seulement servi d’unité
d’entraînement pour préparer au mieux ceux qui partaient. Mena avait
également entendu dire que la plupart des soldats américains stationnés à
Shady Lane avaient été exclus de l’opération ; elle regrettait qu’ils n’y
fussent pas tous allés ! Tous, excepté Danny, qu’en dépit de tous ses efforts
elle n’arrivait pas à oublier complètement. À la fin de la deuxième semaine,
P’pa avait commencé à parler des bombes « V » et des attaques de longue
portée lancées sur Londres par les Allemands, qui causaient au hasard des
dégâts terrifiants.
Outre ces questions militaires, elle se tenait informée des menus
événements locaux principalement par le biais de son amie Joan Cartwright,
qui – depuis que Mena avait également renoncé à guetter les incendies –
était en quelque sorte ses yeux et ses oreilles. Son amie lui rendait souvent
visite, et n’avait pas cessé dernièrement de chercher à comprendre la raison
de son brusque changement de comportement, en plus de la tarabuster pour
qu’elle lui raconte les détails de son rendez-vous avec Danny Danielson.
Joan était intarissable sur les Américains, mais Mena l’écoutait
distraitement, avec quelque chose d’hostile dans l’attitude, tandis que son
amie évoquait des choses aussi futiles que le camion qui traversait
régulièrement le village, vendant des hot-dogs et des donuts, et qui repartait
sous les cris des enfants qui couraient après : « Le camion des Yankees ! Le
camion des Yankees ! » Lors d’une de ses visites, Joan apporta un paquet de
chewing-gum à la menthe Wrigley’s, mais la friandise n’était pas nouvelle
pour Mena, qui avait déjà été témoin des vaines tentatives de sa mère de
débarrasser les cheveux des jumeaux de la substance collante, avant de
recourir finalement aux ciseaux, le tout se terminant dans les larmes.
Ce fut lors d’une de ces visites, un après-midi de la mi-juillet, que
Joan apporta à Mena un cadeau qui ne pouvait manquer de réjouir celle-ci.
C’était un dimanche, et il faisait si chaud que toutes les fenêtres de la
maison des Lasseter étaient grandes ouvertes pour laisser entrer le peu de
brise qui soufflait. Mena était dans sa chambre, recroquevillée sur sa chaise
près de la fenêtre, son ours en peluche sur les genoux en guise de réconfort.
Grâce aux pages d’un roman de Jonathan Swift, elle avait réussi à
s’échapper à Lilliput, du moins jusqu’à ce qu’elle entende la voix de Joan,
suivie de celle de P’pa, l’appeler d’en bas.
Elle les trouva dans le jardin d’hiver.
— Joan a un cadeau pour toi, Mena, dit P’pa, souriant en la regardant
entrer et aller s’asseoir sur une bergère basse.
— Bonjour, Joan, dit Mena. Ce n’est pas mon anniversaire ; pas avant
un bon mois.
— Je le sais, andouille, rétorqua Joan. Ce n’est pas un cadeau
d’anniversaire. Tiens.
Elle sortit une enveloppe dissimulée dans les replis de son élégante
robe grise et la lui tendit avec un grand sourire.
— Ouvre-la.
Mena interrogea P’pa du regard, qui s’empressa de l’encourager à le
faire. Il lui parut étrange que l’enveloppe ait déjà été ouverte. À l’intérieur
se trouvait une carte invitant M. Childers à une soirée dansante au De
Montfort Hall de Leicester le samedi suivant. Elle leva les yeux, ne
comprenant pas qu’on lui remette une invitation à une soirée dansante
adressée à quelqu’un d’autre.
— Retourne la carte, dit Joan.
Au dos, Mena lut que la soirée serait animée par Glenn Miller et son
orchestre de l’armée de l’air, avec le concours de l’orchestre de swing du
504e régiment d’infanterie parachutiste. Ses yeux se mirent à briller, mais
elle ne comprenait toujours pas.
— Qui est M. Childers ? demanda-t-elle.
Joan, assise en face d’elle, se pencha en avant.
— C’est un ami de mon père, qui a des relations, dit-elle. Il a réussi à
avoir quatre billets pour la soirée, et devine quoi ? (Elle se mit à opiner du
chef avec enthousiasme.) Il ne peut pas y aller ; sa femme n’ira pas non
plus.
— Il y a donc deux places libres ? crut comprendre Mena.
Joan continua d’acquiescer.
— Il avait invité maman et papa, dit-elle. Et puis il a eu cet
empêchement, et il a alors dit à papa qu’il pouvait emmener qui il voulait à
leur place.
Elle se leva d’un petit bond et s’approcha de Mena.
— J’ai demandé si je pouvais y aller, et si je pouvais t’inviter toi aussi.
Mena regarda P’pa et vit qu’il avait cet air de conspirateur qu’elle
connaissait bien, ce sourire amusé qui lui fit comprendre qu’il savait déjà ce
que contenait l’enveloppe.
— Et Mère ? hasarda-t-elle.
— Je lui parlerai ce soir, dit P’pa. Ça te fera du bien, et je ne vois pas
pourquoi il y aurait un problème puisque les parents de Joan seront là pour
vous chaperonner toutes les deux.
— Tu vas lui parler ? répéta Mena. Parler à Mère ?
P’pa fronça les sourcils d’un air résolu.
— Absolument, dit-il. Moi, ton père, le chef de cette famille, je vais
dire clairement à ta mère que tu vas à cette soirée dansante.
Mena savait que son père n’aurait jamais cette audace-là, mais peu
importait comment il s’y prendrait, l’essentiel étant qu’elle ait l’autorisation
d’y aller. Elle regarda de nouveau les deux côtés de la carte d’invitation, et
se laissa enfin aller à sourire à son tour à Joan :
— Je n’en reviens pas, lâcha-t-elle.
Mena contempla les yeux bleus et les cheveux blonds de Danny ; elle
arrivait à peine à respirer.
— C’est bien vous, dit Danny.
Mena se contenta de le fixer.
— C’est bien ce que je me disais, poursuivit Danny. Mais…
Les mots lui manquèrent, et il secoua la tête d’un air incrédule, un
grand sourire illuminant son visage.
— Ouah ! s’exclama-t-il. Vous paraissez tellement différente dans
cette robe. Par rapport à la dernière fois où je vous ai vue, je veux dire. Et
comment va la famille ? Et Eddie ? Il y a des semaines que je ne l’ai pas vu.
Mena ferma la bouche.
— Vous vous rappelez bien de moi, au moins ? Eddie m’a invité à
dîner chez vous. Vous étiez en retard, et du coup il ne restait plus d’œufs.
Il rit.
Comme si je pouvais t’oublier, songea Mena.
Elle sourit, intérieurement plutôt qu’à Danny. Puis elle afficha son
sourire et dit :
— Bien sûr que je me souviens de vous. Tout le monde va bien. Mais
que faites-vous ici ? Vous êtes avec quelqu’un ?
— Si on veut, répondit Danny. Je suis avec l’orchestre. On fait une
pause en attendant que Miller ait terminé. Ensuite, je crois que l’on remet ça
avec eux. C’est quelque chose, ces gars-là, hein ?
Mena approuva d’un hochement de tête.
— Je ne savais pas que vous étiez musicien.
— Oh, un simple tâcheron, rien de plus. Je tiens ma place. Je fais de la
figuration, quoi. Les gars au camp savent que je joue un peu, et puisqu’il
manquait deux musiciens à l’orchestre, on m’a proposé d’être un des deux.
On m’a collé au fond, pour limiter les dégâts.
— De quel instrument jouez-vous ?
— De la trompette, m’zelle. Dites, ça vous ennuie si je vous appelle
Mena ?
Mena prit une longue inspiration en l’entendant prononcer son
prénom, ravie de constater qu’il s’en souvenait alors qu’il ne l’avait entendu
prononcer que très brièvement deux mois plus tôt. Consciente qu’elle avait
ouvert les lèvres de nouveau mais qu’une fois de plus il n’en sortait aucun
son, elle se contenta de secouer négativement la tête.
— Génial, dit Danny. Et vous ? Vous êtes avec quelqu’un ?
— Avec mon amie, Joan Cartwright, répondit Mena. Nous sommes
venues avec ses parents.
Elle chercha Joan du regard et ne put réprimer un petit rire en la
repérant, toujours sur la piste de danse. Elle avait un GI à chaque bras et un
grand sourire sur les lèvres.
— C’est elle, là-bas, indiqua-t-elle. En robe rouge.
Danny rit à son tour en observant Joan.
— Ces gars-là n’auront plus de quoi souffler une seule note quand elle
en aura fini avec eux, dit-il. Vous aimez danser ?
Mena acquiesça.
— Dans ce cas, je peux me permettre ?
Je ne demande que cela, songea Mena. Elle regarda la main de Danny
se tendre vers elle, et la saisit en souriant. L’instant d’après, ils dansaient.
Elle aurait voulu que Joan s’approche et la pince, pour s’assurer que tout
cela était bien réel, que ce n’était pas juste une hallucination causée par son
premier verre de gin. Elle l’écouta lui parler, ses lèvres parfaites remuant
doucement, et comprit qu’il n’avait rien d’un mirage.
— Mena, c’est juste un diminutif, pas vrai ? Mais de quel prénom ?
— Philomena.
— Ouah ! Ça, au moins, ce n’est pas banal !
— Je sais, mais tout le monde m’appelle Mena – à part ma mère.
— Je trouve Mena cent fois mieux.
— Moi aussi, dit-elle.
Elle ferma les yeux. Elle tournait, tournait au rythme de la musique, se
demandant par quel miracle du hasard leurs chemins s’étaient croisés de
nouveau si parfaitement, rendant possible cette idylle qu’elle devinait
imminente. Elle rouvrit les yeux, se souvenant de ce que Danny avait dit
lorsqu’il s’était présenté à sa famille, chez elle.
— Vous avez expliqué que les gens vous appelaient Danny à cause de
votre nom, lui rappela-t-elle. Si ce n’est pas Danny, quel est votre vrai
prénom ?
Celui-ci secoua négativement la tête.
— Hu-hum. Mon prénom n’est pas banal non plus.
Il y eut un moment d’attente, Mena espérant l’entendre le lui dire.
Voyant qu’il n’en faisait rien, elle reprit :
— Alors, qu’est-ce que c’est ?
Danny se mit à rire.
— Je ne crois pas vous connaître encore assez bien pour vous le dire.
Mena cessa de danser.
— Alors, je ne crois pas que j’ai envie de danser avec vous plus
longtemps, dit-elle en espérant que son sourire froissé suffirait à lui faire
comprendre qu’elle plaisantait.
Danny avait tout sauf l’air de prendre la menace au sérieux.
— Si vous ne dansez pas avec moi, dit-il, vous ne le connaîtrez jamais.
— Je demanderai à un de vos amis. Vous devez en avoir des centaines.
Il rit de nouveau.
— Vous pouvez toujours essayer, ils ne le connaissent pas !
Il la reprit par la taille. Elle se sentit chavirer dans son regard.
— Dansez avec moi jusqu’à ce que l’orchestre s’arrête de jouer et que
nous soyons le dernier couple sur la piste, et un jour je vous le dirai.
Elle lui reprit la main.
— Un jour alors ?
— Promis juré.
Derrière eux, l’orchestre se mit à jouer Stardust. Elle sentit les bras de
Danny l’attirer tout contre lui. Elle avait l’impression d’être dans un de ces
films hollywoodiens, sur le point de donner son premier baiser de cinéma
en même temps que la mélodie montait en intensité et la transportait
littéralement.
Mena ne revit pas Joan de tout le mois. Cette dernière passa la voir
plusieurs fois, mais Mena ne se sentit pas le courage de lui parler. Elle
savait que si elle le faisait, elles en viendraient forcément à évoquer Danny ;
et Joan ne pourrait pas s’empêcher de l’interroger une fois encore sur ce qui
s’était passé ce soir-là à Saint-Peter. Mena savait qu’elle finirait par se
confier ; par lui raconter quelle petite idiote elle avait été, et où cela l’avait
menée. Joan était sa meilleure amie après tout. Si elle ne pouvait pas lui
parler à elle, à qui d’autre ?
Mais pouvait-elle vraiment s’y résoudre ?
Meilleure amie ou non, Mena connaissait suffisamment bien
Joan Cartwright pour savoir qu’elle ne pourrait pas tenir sa langue. C’était
une telle commère que Mena aurait aussi vite fait de mettre une affiche sur
la vitrine de la boutique de M. Hendy, que de perdre son temps à tout
raconter à Joan. Non, cela devrait rester son secret. Bien sûr, elle se
confierait un jour sur tout cela à son amie – elle savait qu’elle le ferait. Mais
pas maintenant. Pas avant longtemps, si elle pouvait faire en sorte de
l’éviter.
Mais c’était tout autre chose qui accaparait son esprit pour le moment,
alors qu’elle était allongée sur son lit en cette fin d’après-midi des derniers
jours de juillet ; quelque chose de bien plus terrible dont elle s’efforçait,
autant qu’il était possible, d’oublier la dure réalité. Elle pensait souvent à
Danny, mais ces pensées-là étaient agréables, et l’aidaient. Ils s’étaient
revus deux fois depuis la soirée dansante. Ils étaient allés au cinéma comme
ils l’avaient projeté, s’asseyant dans le fond de la salle, là où s’embrassent
les amoureux. Et elle avait su, dès les premières images du film, qu’il lui
faudrait retourner le voir un jour pour combler toutes les parties manquées.
Quand ils étaient sortis, il faisait grand soleil, et ils avaient marché en se
tenant par la main jusqu’à ce que les pieds de Mena lui fassent mal. Flâner
ainsi leur suffisait ; ils n’avaient besoin de rien d’autre. Mena se souvint
qu’ils avaient à peine parlé.
Danny ne pouvait pas quitter le camp tous les jours. Parfois, il n’en
sortait même pas durant une semaine, mais ils trouvaient toujours un moyen
d’être ensemble, fût-ce une simple demi-heure. Toutes les barrières de
Camp Stoughton ne servaient pas régulièrement aux soldats et aux filles des
environs ; il y avait des coins tranquilles, et Mena et Danny avaient le leur.
Quand elle n’était pas à l’hôpital à rouler son chariot de livres dans les
chambres, elle enfourchait son vélo et prenait la direction de Shady Lane,
où elle attendait Danny.
L’autre rendez-vous digne de ce nom eut lieu dans un fish and chips à
Wigston. Il fallait prendre la queue très tôt, ou le poisson – qui, bien que
n’étant pas rationné, n’en était pas moins difficile à se procurer – venait vite
à manquer au menu ; et il était bienvenu d’apporter son propre papier
journal, ou n’importe quelle sorte de papier, bien que le papier journal fût ce
qu’il y avait de mieux. Mena fut surprise de constater comment quelque
chose d’aussi banal qu’un fish and chips pouvait devenir romantique.
— Ce qui compte, c’est l’endroit où l’on mange, avait dit Danny,
avant de la prendre avec lui en travers du vélo, et de pédaler, la nourriture
dans le panier, jusqu’à la sortie de Wigston, et plus loin encore jusqu’à une
étendue de prairie tapissée de fleurs sauvages. Il l’avait fait s’asseoir sur sa
veste et lui avait composé un bouquet. Il avait une bougie dans sa poche
pour plus tard, et deux bières. Ils avaient mangé en regardant le soleil
décliner sur l’horizon.
Cet après-midi-là et la soirée à De Montfort étaient les deux moments
de juillet auxquels elle aimait repenser quand elle se sentait triste. Comme
maintenant, confrontée à la réalité d’un événement qui la dépassait. Elle
pouvait encore sentir l’odeur d’encaustique qui imprégnait l’air de la salle à
manger un peu plus tôt. Le bidon était resté ouvert à une extrémité de la
table, et sa mère n’avait même pas songé à ôter son tablier. Mena revoyait
encore les mains de P’pa trembler sur la table, en face d’elle ; elle avait
encore à l’esprit la détermination farouche qui se lisait dans ses yeux
baignés de larmes, tandis qu’il s’efforçait de calmer le tremblement qui
s’était emparé de ses lèvres. Elle revoyait sa mère assise à côté de lui,
étouffant ses cris muets dans le creux de sa main, serrant de l’autre son
crucifix en bois, l’angoisse qui l’étreignait agitant sa tête de petits
soubresauts rapides.
Et elle avait beau s’évertuer à chasser la vision parasite, elle n’en
revoyait pas moins les télégrammes qu’un jeune garçon à l’air amène, vêtu
du fringant uniforme bleu marine des postes, venait juste de leur porter.
Personne ne pleurait réellement. Elle en éprouvait maintenant une forme de
contrition, mais peut-être n’était-ce qu’une question de temps – celui,
probablement, d’intégrer la réalité de la nouvelle. Peut-être fallait-il qu’elle
lise elle-même ces télégrammes, de ses propres yeux, pour que les mots
prennent tout leur sens. Ou alors, tout simplement, James et Michael
étaient-ils partis depuis tellement longtemps à présent qu’ils étaient en
quelque sorte oubliés, et que la famille s’était faite à l’idée qu’ils ne
rentreraient jamais à la maison.
Mais elle ne voulait croire à rien de tout cela.
Elle revoyait encore sa mère, la vision était gravée dans son esprit.
Elle l’avait regardée se lever de table, en repoussant doucement sa chaise
derrière elle, les pieds grinçant sur le plancher, et elle n’oublierait jamais ce
bruit. Son père s’était levé à son tour, s’était approché d’elle pour la
réconforter. Et la même image défilait encore et encore devant ses yeux,
celle de sa mère tombant comme l’eut fait le tissu d’une robe. On ne se
débarrasse pas si facilement que cela de ce genre de souvenirs, Mena s’en
rendait compte maintenant.
La vie ne sera plus jamais ce qu’elle était, conjectura-t-elle, toujours
étendue sur son lit, fixant les lézardes du plafond. Elle continuera, mais
différemment ; ce ne sera plus la vie à laquelle elle s’était préparée. Ses
parents et elle passeront sans doute ce qu’il reste de la leur, respectivement,
à essayer d’inverser le cours du temps et de revenir en arrière, mais cela
n’arrivera évidemment jamais.
Il y avait deux choses que Mena tenait désormais pour certaines : la
première est que la vie est un don fragile qui peut vous être repris à
n’importe quel moment, et elle se promit de ne jamais laisser filer une seule
journée sans qu’elle ait compté, peu ou prou ; la deuxième était que sa mère
avait besoin d’elle, et que pour le moment au moins elle désirait rester
auprès d’elle. Comment pourrait-elle rejoindre l’armée de terre après cela ?
Qui plus est, dans un délai d’à peine plus d’un mois ? Elle ne voyait pas
comment sa mère pourrait ne fût-ce qu’envisager cette idée.
Et il y avait Danny.
L’armée de terre ne lui ferait quitter la maison que pour une période
relativement courte, alors que Danny pourrait l’emmener pour toujours. Et
elle le suivrait avec joie – Mme Mena Danielson. Cela sonnait bien. Et puis,
elle ne savait absolument pas combien de temps Danny resterait à Oadby.
Son unité pouvait être renvoyée au combat à n’importe quel moment, aussi
voulait-elle être avec lui le plus longtemps possible. Pour la millième fois,
elle repensa à ces télégrammes, et la réserve de larmes qu’elle pensait vide
se remit soudain à inonder ses yeux, alors qu’elle s’imaginait en lire un
pareil portant le nom de Danny.
Il faut que je voie Joan, se dit-elle. Elle avait hâte de lui annoncer que
finalement elle ne partait pas ; hâte de simplement lui parler, si toutefois
elle en avait encore l’envie après la manière dont elle l’avait traitée. Mary
allait rentrer directement à la maison dès qu’elle apprendrait la mauvaise
nouvelle, cela ne faisait aucun doute ; Eddie, lui, était toujours basé dans le
Leicestershire. Elle espérait que Peter également serait autorisé à rentrer ;
c’était probable, étant donné les circonstances.
P’pa avait expliqué qu’ils séparaient souvent les membres d’une
même famille afin de réduire les risques qu’il y en ait plus d’un à la fois qui
soit tué au combat. James et Michael n’avaient pas fait exception à la règle,
mais les combats avaient été si nombreux en Europe récemment, et
tellement de blessés avaient afflué dans les hôpitaux, que sans doute les
probabilités qu’ils soient tués à quelques jours d’intervalle avaient été
finalement très fortes. Ainsi P’pa tentait-il de trouver quelque logique à leur
mort, sans que leur douleur en fût pour autant amoindrie.
CHAPITRE 13
Août 1944
Mena avait été assez naïve pour croire qu’elle s’en était bien tirée avec
Danny Danielson ce jour-là, mais elle se trompait. Il était tard maintenant ;
dans à peine une heure, ce ne serait déjà plus son anniversaire. Elle était
seule dans sa chambre, assise sur son lit, impatiente d’essayer son tout
nouveau gramophone. L’après-midi était passé si vite après l’arrivée de
Danny, et il avait à ce point accaparé son attention, qu’elle n’avait même
pas encore trouvé le temps de faire marcher son appareil. Il était posé sur le
lit à côté d’elle, et cela devait faire une trentaine de minutes qu’elle se
contentait de l’admirer. Sa nouvelle robe était suspendue à un cintre sur la
porte, où elle pouvait la contempler à loisir. Il ne manquait plus que Glenn
Miller désormais, et elle se retrouverait dans les bras de Danny à la salle
De Montfort. Quelques secondes suffiraient, se dit-elle. Personne
n’entendrait rien, mais même si ce n’était pas le cas, la musique aurait cessé
avant qu’ils ne réalisent de quoi il s’agissait.
Elle souleva le couvercle et sortit In The Mood du compartiment
intérieur. Puis elle ôta la pochette du disque et plaça précautionneusement le
78-tours sur l’axe de la platine. Quand elle voulut prendre la manivelle pour
remonter l’appareil, le souffle lui manqua.
Elle n’était pas là.
Elle repensa au calme de sa mère durant tout l’après-midi. Elles
avaient à peine échangé un mot après qu’elle avait mis tout le monde au
courant concernant Danny et elle. Elle glissa ses doigts à l’intérieur du
logement où aurait dû être placée la manivelle, mais il n’y avait rien. Ça,
c’était sa mère tout craché. La dureté des mots ou d’une gifle parfois ne lui
suffisait pas. Elle repensa à son ours en peluche de chez Merrythought11.
P’pa le lui avait acheté quand elle avait perdu sa première dent. Elle n’allait
nulle part sans lui.
Jusqu’à ce qu’elle le perde.
Le perde, songea-t-elle. Elle se souvenait encore du jour où elle l’avait
retrouvé, des années plus tard. Il était dans une boîte, sous un rampant du
grenier, avec sa barrette préférée, et d’autres objets pour lesquels elle avait
manifesté un attachement particulier, à une époque ou une autre. D’une
certaine manière, elle se disait aujourd’hui qu’elle avait toujours su,
toujours soupçonné sa mère de les lui avoir fait disparaître. Aujourd’hui,
c’était au tour de la manivelle de son gramophone. Elle rejeta la tête en
arrière sur son oreiller et laissa échapper un tremblant et profond soupir.
Au moins, les disques sont intacts, se consola-t-elle en relisant leur
étiquette centrale.
10 Label discographique américain fondé en 1933, filiale du groupe RCA.
11 Célèbre manufacture de jouets britannique fondée en 1930, dont l’ours
en peluche est l’un des produits phares.
CHAPITRE 16
Tayte ouvrit à peine la bouche pendant que Joan lui parla de Mena, les
années lui ayant appris quand il valait mieux se contenter d’écouter. Ils
étaient allés se promener sur la propriété, ainsi que Joan lui avait dit aimer
le faire presque chaque jour en début d’après-midi, quand le temps le
permettait. Elle se limitait désormais à un aller-retour jusqu’au petit cours
d’eau – cinq cents mètres tout au plus, d’un pas lent. « On perd plus souvent
les bonnes habitudes que les mauvaises », avait-elle dit en enfilant son
manteau et en troquant ses chaussons contre une paire de bottes en
caoutchouc décorées d’un imprimé marguerite.
Ils étaient actuellement sur le chemin du retour, marchant le long
d’une allée recouverte d’un tapis d’écorces et bordée de parterres de
pensées et de cyclamens éclatants. Joan lui avait raconté qu’elle n’avait pas
revu Mena cette année-là, et que la fin de cet été 1944 avait aussi sonné
celle de leur amitié en raison de ce qui s’était passé. Apprendre que Mena
avait été violée choqua et irrita à la fois Tayte.
— Je croyais pourtant que vous étiez convaincue que Mena était
amoureuse de Danny, dit-il. Jonathan m’a dit la même chose, en se basant
sur ce que son père lui avait raconté.
— Je crois que je n’ai que trop parlé déjà de Mena, répliqua Joan, un
léger tremblement dans la voix en repensant à cette époque, pourtant
lointaine maintenant.
Tayte crut la voir accélérer légèrement le pas.
— Mais j’ai besoin de savoir, de connaître ces choses, dit-il. Pour ma
cliente.
L’histoire de Mena l’absorbait à ce point que, l’espace d’un instant, les
besoins de sa cliente semblèrent passer après sa propre curiosité.
— Je vous dis exactement ce que m’a dit Mena, lui assura Joan.
Croyez-vous que je pourrais oublier une chose pareille ?
Tayte savait bien que non, mais il ne comprenait pas pourquoi Joan
paraissait aussi crispée soudainement.
— Et vous êtes certaine qu’elle parlait bien de Danny ? demanda-t-il,
cherchant une confirmation supplémentaire.
Joan s’arrêta de marcher, mais elle ne regarda pas Tayte. Pas
directement.
— Je vous ai déjà dit que Mena et Danny s’étaient vus une première
fois à Saint-Peter un peu plus tôt cette année-là, lui rappela-t-elle. J’étais au
courant ; je savais que Mena allait le retrouver là-bas, et elle ne m’a jamais
donné la moindre raison de croire qu’il s’était passé autre chose. C’est plus
tard, après que nous sommes allées voir Madame Bovary, et alors que nous
parlions de Danny, qu’elle s’est énervée et m’a dit : « Il m’a violée. » C’est
sorti comme ça. Et à la fin de l’année, j’ai appris qu’elle racontait à tout le
monde qu’elle portait son enfant. L’enfant de Danny.
Tayte avait vaguement l’impression que Joan expliquait tout cela avant
tout pour elle-même – un peu comme si elle reprenait les détails un à un
pour confirmer ce qu’elle savait, ou croyait savoir.
— Mais si Danny l’a violée, pourquoi m’avoir dit qu’elle l’aimait ?
C’est un peu contradictoire, non ?
Joan se détourna et se remit à marcher.
— Oui, ça l’est, admit-elle, mais c’était ainsi. Je ne sais pas trop ce
qu’il faut en penser.
Ils continuèrent d’avancer en silence pendant quelques minutes, que
Tayte mit à profit pour réfléchir à l’hésitation qui était perceptible dans le
ton de Joan. Pouvait-il y avoir une autre explication ? Pour le moment, tout
indiquait que Danny Danielson avait violé Mena, et qu’il était le père de sa
cliente. Il se dit que Joan n’avait aucune raison de mentir concernant ce
qu’elle avait entendu, mais quelque chose malgré tout n’était pas clair.
Comme ils rejoignaient la maison et le jardin d’hiver quitté un peu plus tôt,
il trouva le silence contemplatif de Joan particulièrement éloquent, et il se
demanda ce qu’elle pouvait savoir d’autre qu’elle ne disait pas. Son instinct
lui soufflait de ne pas insister pour le moment, mais il sentait en même
temps qu’il était tout près de quelque chose et, à son cœur défendant, il
insista.
— Y a-t-il autre chose que vous voudriez me dire ? risqua-t-il.
Joan ne s’arrêta pas de marcher, ni ne se tourna vers lui.
— Quelque chose qui concerne Danny, peut-être ?
Il avançait à l’aveugle, il en était conscient, mais il était certain qu’elle
lui cachait quelque chose, et il voulait savoir ce que c’était.
— Ou bien Mena ? ajouta-t-il. Y avait-il autre chose concernant
Mena ?
Joan s’immobilisa alors, et quand elle se tourna vers lui, il vit des
larmes dans ses yeux.
— Je crois qu’il est temps que vous partiez, monsieur Tayte, dit-elle.
J’aimerais être seule si ça ne vous ennuie pas.
Elle essaya de sourire, mais Tayte voyait bien que cela lui était
difficile, et il regretta aussitôt de l’avoir poussée dans ses derniers
retranchements. Cela ne lui ressemblait pas. Il la regarda franchir le seuil du
jardin d’hiver ; quelques instants plus tard, elle lui tendit son porte-
documents.
— Vous pouvez faire le tour de la maison jusqu’à votre voiture. Les
grilles sont ouvertes.
Là-dessus, elle ferma la porte-fenêtre et disparut dans la maison sans
enlever ses bottes ni son manteau, laissant Tayte déconcerté, à défaut d’être
surpris, que sa visite soit déjà terminée.
CHAPITRE 19
Chère Mena,
Je me suis dit qu’à défaut de me voir, tu pourrais au
moins lire ma lettre. On part en opération demain, et je
ne pouvais pas quitter cet endroit sans nous avoir donné
une dernière chance. De toute façon, il fallait au moins
que je te dise au revoir. On ne saura pas quelle est notre
mission avant que les C-47 aient pris les airs, mais on
nous a distribué des cartes et des devises étrangères,
alors on a tout de même une petite idée de l’endroit où
l’on va. Il est dix heures du soir, et il pleut des cordes
tandis que j’écris. J’ai l’impression d’être à l’intérieur
d’un tambour, mais le bruit a quelque chose de rassurant,
d’une certaine manière – parce qu’autrement il régnerait
un drôle de silence ici. La plupart des copains sont sur
leur lit de camp et écrivent à leur famille ou à leur
chérie. Certains sont juste allongés sur le dos, les yeux
rivés sur le toit du hangar, et j’imagine très bien à quoi
ils pensent. Le sommeil sera difficile à trouver pour tout
le monde ce soir. En ce qui me concerne, ce sera d’autant
plus facile que j’aurai eu la satisfaction de t’avoir écrit.
Ne pas te voir pendant si longtemps m’a fait
comprendre à quel point je tiens à toi, Mena. Je ne sais
pas ce qui s’est passé ce soir-là à ce bal, ni ce que cette
grande gueule d’ivrogne avait à voir avec toi, mais je
veux que tu saches que, quoi que ce soit, ça n’a pas la
moindre espèce d’importance pour moi. Il paraît assez
évident que c’est à cause de ce guignol que tu as préféré
ne plus me revoir. J’aimerais pouvoir changer ça, bien
entendu, mais voilà où nous en sommes. Aujourd’hui seul
compte ; laissons demain aux rêveurs.
Mena, nous avons passé de si bons moments
ensemble. Je ne peux pas te dire à quel point tu me
manques déjà. Être assis là, dans ce hangar froid, à
attendre le signal du départ, me donne l’impression que
j’ai déjà quitté l’Angleterre, et que j’en ressens le
manque. Ce pays est merveilleux ; je ne crois pas que
j’en reverrai un semblable de sitôt. J’imagine que c’est
grâce à toi que j’éprouve ces sentiments, Mena. Tu me
rappelles toutes les belles choses pour lesquelles je me
bats.
Mena, il y a une question qui me brûle les lèvres. Je
te l’aurais posée si j’avais pu te voir jeudi dernier – tout
le monde avait une permission ce soir-là. J’ai sûrement
tort de le faire maintenant, dans une lettre, la veille du
jour où je dois retourner affronter ces maudits boches ;
c’est injuste pour toi, mais, bon sang, ce que je ressens le
besoin de te dire, Mena, c’est que je t’aime. Le reste
devra attendre que je puisse te revoir si tu m’y autorises.
Pour l’instant, je sais seulement que cette guerre sera
bien plus facile à affronter si je sais que tu partages mes
sentiments. Dans un cas comme dans l’autre, ce serait
génial d’avoir une lettre de toi.
Danny
Mena relut la lettre. Danny allait-il lui demander de l’épouser ? Elle
attendrait d’en avoir la confirmation avant d’en souffler mot à quiconque,
mais elle ne voyait pas une seule autre question, dans ce contexte, qui soit à
ce point importante qu’il faille à Danny la lui poser de vive voix. Encore
bouche bée, elle s’efforçait d’en comprendre les implications. Tout ce qu’ils
avaient fait ensemble ainsi que toutes les choses qu’il leur restait encore à
faire se bousculèrent d’un seul coup dans son esprit, et elle se représenta
sous les traits d’une vieille femme assise sous un porche près d’une rivière,
quelque part en Virginie-Occidentale. Mais très vite, une autre question
agita son esprit : Danny était-il toujours en vie ? Si le largage avait bien eu
lieu comme prévu, il était en opération depuis plus de vingt-quatre heures
maintenant ; et vingt-quatre heures, ce n’était pas rien étant donné les
circonstances.
Mais elle préférait oublier cet aspect de la situation.
Elle repensa à la lettre qu’elle avait écrite à Danny au camp, et elle se
rendit compte qu’il ne pouvait pas l’avoir reçue avant de lui avoir écrit
celle-ci. Elle espérait seulement qu’il l’avait bien eue avant de partir, et
qu’il avait compris en la lisant à quel point elle était désolée et partageait
ses sentiments. Elle ne lui avait rien dit de ce qu’il lui était arrivé cet été-là.
Ce n’était pas le moment. Elle avait bien eu la tentation de tout lui
expliquer, mais n’avait pu se résoudre à le laisser partir avec pareilles
nouvelles.
Après avoir lu la lettre pour la troisième fois, elle sortit son stylo et se
mit à lui répondre, en même temps qu’elle jouait avec la pièce qu’elle
portait en médaillon autour du cou. Grâce aux lettres échangées avec ses
frères au fil des années, elle avait une assez bonne idée du temps que la
sienne mettrait à parvenir à Danny. Elle savait qu’elle devait lui répondre
immédiatement, afin qu’il n’y ait plus aucun malentendu quant à ses
intentions. Elle dirait oui, bien sûr ; elle l’épouserait, si c’était la question
qu’il voulait lui poser. Il pouvait bien le faire dans une lettre ; cela ne la
dérangeait pas. Elle se dit qu’elle lui raconterait aussi pour Montalvo, mais
elle se ravisa. Elle ne tenait pas à noircir les choses. Elle pourrait toujours le
lui écrire plus tard.
CHAPITRE 24
Octobre 1944
Novembre 1944
Décembre 1944
Chère Mena,
Si tu veux garder ton bébé, retrouve-moi sur le chemin
une heure avant l’aube, le premier de l’An. Prépare une
petite valise. Ne prends que ce dont tu as besoin. Je
t’attendrai.
Ed
Elle ressentit un brusque élan d’enthousiasme et d’espoir, qui lui causa
un frisson. Elle se demanda de nouveau pourquoi Eddie – aussi adorable
soit-il – lui offrait de l’aider ainsi et d’aller contre la volonté de Mary. Où
comptait-il l’emmener au juste, et quel genre de vie l’attendait si elle
choisissait de partir ? Elle repensa aux sœurs de la Providence éclairée, et
comprit que toutes ces questions n’avaient que peu d’importance. Elle
partirait. Cela ne faisait aucun doute dans son esprit.
20 Nom donné aux troupes aéroportées britanniques, en raison de la couleur
de leur béret.
CHAPITRE 29
Tayte trempa un des biscuits offerts par l’hôtel dans son chocolat
chaud et ouvrit son calepin à la page où il avait noté les informations
concernant Danny Danielson. Grignotant le biscuit, il réveilla son
ordinateur portable et pianota gauchement l’adresse web du site des
archives régimentaires de l’armée américaine qui l’intéressait. Il était
possible de consulter les listes d’enrôlement en différents endroits, mais il
se rendait généralement sur le site de la NARA23 – les archives nationales
américaines.
Il alla dans la section ADA – Accès aux données d’archives – où il eut
le choix entre deux fichiers : le premier consacré aux réservistes, l’autre aux
incorporations. Il cliqua sur le deuxième, qui couvrait la période comprise
entre 1938 et 1946. Le premier champ de saisie servait à la recherche à
partir du numéro de matricule. Tayte entra celui de Danny, avant de se
redresser avec son chocolat chaud en attendant que les résultats
apparaissent.
Le fichier comprenait presque neuf millions d’entrées, mais il fallut
moins de deux secondes pour trouver celle qui l’intéressait. En une simple
ligne, on lui présenta tous les renseignements pertinents relatifs à
l’incorporation d’un soldat dans l’armée au cours de la Seconde Guerre
mondiale : nom, comté et État de résidence, lieu et année de l’enrôlement,
et année de naissance.
Il nota tout dans son calepin, mais s’arrêta un instant sur le nom. On
pouvait lire Danielson, E., et non pas D pour Danny. Il supposa que Danny
devrait être un surnom, ou simplement un prénom d’usage. Pas étonnant
qu’il n’ait rien trouvé lors de sa première recherche.
Son État de résidence était la Virginie-Occidentale. Tayte se souvint
du prénom Virginie indiqué sur l’acte de naissance original de sa cliente. Il
se dit, compte tenu de tout ce qu’il savait maintenant à son sujet, qu’il était
assez logique que Mena ait choisi ce prénom pour sa fille. Il souligna les
mots, se demandant s’il était possible que Danny soit revenu chercher Mena
pour l’emmener vivre avec lui en Virginie-Occidentale. L’idée le fit sourire,
mais ce n’était qu’une pure hypothèse.
Il revint à l’entrée sur l’écran. Dans la colonne la plus à gauche, il était
possible de cliquer pour voir la fiche détaillée, ce qu’il fit. Y figuraient la
date d’incorporation exacte, la date de démobilisation, la race, le niveau
d’éducation, et d’autres informations qui ne revêtaient pas d’intérêt
particulier pour Tayte dans l’immédiat. Ce qu’il tenait absolument à savoir,
c’est si oui ou non Danny avait survécu à la guerre, et si c’était le cas, ce
qu’il était devenu.
Il bascula contre le dossier de sa chaise et se frotta les yeux. Il ne
savait pas si c’était dû à l’utilisation de l’écran, au chocolat chaud ou aux
deux à la fois, mais il commençait à se dire que l’oreiller sur le lit derrière
lui était prêt à l’engloutir aussitôt qu’il poserait la tête dessus.
Encore un petit moment, s’encouragea-t-il en silence, tandis qu’il
faisait apparaître un nouvel écran, jugeant préférable d’épuiser les options
les plus évidentes avant de s’engager dans le processus plus compliqué
consistant à examiner les états de service complets de Danielson.
Il se connecta sur le site web de recherches généalogiques dont il se
servait au quotidien dans ses recherches, et sélectionna une page intitulée :
« Personnels militaires américains disparus au combat ou ayant péri en mer,
1941-1946 ». Il connaissait déjà les statistiques, se souvenant que sur les
seize millions d’Américains qui avaient servi durant la Seconde Guerre
mondiale, environ quatre cent mille étaient morts. Parmi ceux-là, soixante-
dix-neuf mille ont été considérés comme disparus, une proportion ramenée
au chiffre encore considérable de six mille depuis la fin de la guerre.
Alors qu’il entrait les informations qu’il possédait dans les champs de
recherche, Tayte se prit à espérer que Danny ne soit pas l’un d’entre eux.
Mais quand le résultat s’afficha, il s’affala sur sa chaise et soupira. Son nom
figurait malheureusement sur la liste : Danielson, E. Il lut son grade :
sergent-chef. Il vérifia le numéro de matricule pour être certain. Il n’y avait
aucun doute. D’après les informations consignées, Danny était porté disparu
depuis novembre 1944.
À moins qu’il n’ait déserté pour Mena.
Il se dit que c’était une possibilité. Porté disparu au combat ne signifie
pas forcément mort. Peut-être que Danny avait trouvé un moyen de se
soustraire aux combats pour être avec Mena. Tayte sentit la fatigue le
gagner ; il repensa malgré lui à son hypothèse selon laquelle Danny avait pu
rentrer en Virginie-Occidentale avec Mena. Il songea à la petite valise rouge
de cette dernière, se disant que si Danny avait réussi à revenir auprès de
Mena avant la fin de la guerre, leur départ d’Angleterre s’était
probablement fait dans l’urgence, ce qui expliquerait que Mena ait dû la
laisser derrière elle.
Il aimait bien cette idée, mais il se dit que cela ne pouvait pas être si
simple. Si cela l’était, pourquoi sa cliente avait-elle été confiée à
l’adoption ? Il s’obligea à se lever et retourna dans son lit, conscient qu’il
allait devoir pousser ses investigations concernant Danny Danielson, et
aussi qu’il ne pourrait le faire maintenant, incapable qu’il était de rester
éveillé plus longtemps. Cela devrait attendre le lendemain.
23 La National Archives and Records Administration est une agence
indépendante du gouvernement des États-Unis, dont le siège se situe à
Washington.
CHAPITRE 32
La boîte en fer que Jonathan avait dénichée dans le grenier était posée
sur un vieux bureau en pin près d’une fenêtre qui donnait sur des champs
dépouillés et gelés, austères dans la pâle lumière hivernale. Jonathan se
dirigea droit vers la boîte ; Tayte le suivit en détaillant du regard les
rayonnages de vieux livres médicaux qui couvraient les murs.
— La plupart appartenaient à mon grand-père, expliqua Jonathan,
notant l’intérêt de Tayte.
Il ramassa la boîte et la lui tendit en disant :
— Et je soupçonne que ceci appartenait à ma grand-mère, Margaret.
Tayte étudia la boîte, la retourna dans ses mains. C’était une vieille
caissette à monnaie. Il en avait déjà vu très souvent de semblables. Elle était
noire et or, avec une ligne rouge autour du couvercle, et une poignée dorée
sur le dessus. Il repéra l’endroit où Jonathan l’avait attaquée, éraflant la
peinture et tordant le métal. Les charnières grincèrent quand il l’ouvrit ; à
l’intérieur il trouva un petit paquet de papiers. Les vieux papiers de famille
avaient le don de faire sourire Tayte, et ceux-là ne firent pas exception à la
règle.
— Je les ai déjà examinés, dit Jonathan. Je crois que les deux du
dessus vous intéresseront tout particulièrement.
Tayte les sortit et reposa la boîte sur le bureau. Les papiers étaient
roses et fins, et en dépliant le premier il vit que l’écriture s’était estompée
au point d’être presque illisible par endroits. La partie imprimée sur ce qui
était manifestement un papier carbone était plus claire.
— « Maison de la Trinité », lut Tayte à voix haute. « Les sœurs de
la Providence éclairée. Foyer catholique pour filles-mères. »
Il regarda Jonathan.
— C’est un formulaire de consentement d’un foyer d’accueil pour les
mères et leurs bébés.
Il examina les détails de la partie manuscrite presque effacée, et ne
parvint à distinguer que le nom de Philomena Lasseter. Le formulaire, daté
de décembre 1944, confirmait sa première idée selon laquelle Mena avait
fui le domicile familial à la fin de cette année-là pour tenter de garder son
bébé. Mais il savait aussi qu’elle ne l’avait pas gardé ; il se dit que peut-
être, grâce au contenu de cette petite boîte, il allait comprendre pourquoi.
— Regardez l’autre document, dit Jonathan, anticipant le prochain
mouvement de Tayte.
Tayte le déplia, s’attendant à ce qu’il soit identique en tout point au
premier, hormis la date. Il s’agissait bien de deux formulaires de
consentement du même foyer pour filles-mères, et les deux étaient signés
par Margaret Lasseter, le deuxième daté du début du mois de février 1945.
Mais il y avait une autre différence significative.
— Mena Fitch, murmura Tayte, se souvenant du nom figurant sur
l’acte de naissance original de sa cliente.
Voilà donc pourquoi Mena était enregistrée sous le nom de jeune fille
de sa mère, se dit-il. Il supposait que Margaret Lasseter avait opté pour ce
faux nom afin d’empêcher que l’on puisse associer sa fille – et la honte que
sa grossesse avait, selon elle, causée – à la famille Lasseter.
— Donc, Mena est revenue à la maison, dit Jonathan. Comment se
fait-il que papa n’en ait rien su ? Il est rentré de la guerre quelques mois
plus tard. Il aurait dû au moins en entendre parler par P’pa, mon grand-père,
qui lui a forcément dit où elle se trouvait.
Tayte y réfléchit. Il paraissait assez probable que les projets de Mena,
quels qu’ils aient été, en quittant la maison, ne s’étaient pas déroulés
comme elle l’espérait. À moins qu’on l’ait ramenée contre sa volonté. Il
repensa à la visite qu’elle avait rendue à Joan, pour lui confier ses lettres et
son pendentif, consciente peut-être qu’ils allaient lui être confisqués, soit
par sa mère, soit par les sœurs de la Providence éclairée. C’était à la fin du
mois de janvier, lui avait dit Joan. Mena avait de toute évidence l’intention
de revenir les chercher, mais elle ne l’avait pas fait – ou elle en avait été
empêchée. Il se demanda combien de temps Mena avait pu être détenue à la
Maison de la Trinité. Il reprit la boîte sur le bureau et se mit à fouiller son
contenu, à la recherche de formulaires semblables aux deux autres.
— Y avait-il autre chose provenant de ce foyer ? reprit-il.
— Je n’ai rien vu d’autre, répondit Jonathan.
Tayte continua de chercher.
— La plupart de ces foyers pour filles-mères n’étaient rien de moins
que des ateliers de misère, dit-il. Une survivance de l’ère victorienne.
Il trouva un reçu et l’écarta aussitôt.
— Le plus souvent, le seul espoir d’en sortir était qu’un membre de
votre famille revienne vous chercher.
Il leva les yeux et fixa Jonathan avec sérieux.
— À ce stade, reprit-il, étant donné que votre père ne savait pas ce
qu’il était advenu de Mena, et que votre grand-père ne semble pas lui avoir
parlé de quoi que ce soit non plus, je pense que votre grand-mère, Margaret,
était la seule personne de la famille à savoir que Mena était revenue.
Tayte atteignit le fond de la boîte, et une pensée le refroidit aussitôt. Il
n’avait pas fait de recherches concernant la famille élargie de Mena. Cette
mission, depuis le début, n’avait qu’un objectif : retrouver Mena, faire le
lien. Établir l’arbre généalogique complet était un service supplémentaire
qu’il proposait plus tard, si sa cliente le souhaitait.
— Quand Margaret est-elle morte ? demanda-t-il.
Jonathan se gratta le menton.
— Laissez-moi réfléchir, dit-il. Je me souviens que papa m’a dit
qu’elle était morte avant ma naissance – donc avant 1950. Je n’ai connu que
P’pa, mon grand-père ; j’avais cinq ou six ans quand il est mort.
Il continua de se gratter le menton.
— Attendez une minute, ça va me revenir, dit-il comme s’il participait
à un jeu télévisé.
Quelques secondes plus tard, il répondit :
— George Orwell !
— Quoi, 1984 ? fit Tayte, perplexe.
— Non, l’année de publication du livre. 1948. Papa était un grand fan
d’Orwell. Il n’arrêtait pas de me bourrer le crâne avec des détails de ce
genre.
— Vous en êtes sûr ? insista Tayte. Ou faut-il que je vérifie sur mon
ordinateur portable ?
— Non, je suis certain de la date. Margaret est morte en 1948. Mais ne
me demandez pas de quoi.
— Trois ans après le retour de Mena, réfléchit Tayte. Donc, peu de
temps après finalement.
— À quoi pensez-vous ?
— Pour l’instant, je pense au pire, répondit-il, mais j’espère me
tromper. Si Mena se trouvait toujours chez les sœurs de la
Providence éclairée quand sa mère est morte, qui restait-il pour aller la
rechercher si personne d’autre ne savait qu’elle était là-bas ? Sous un nom
partiellement faux, elle a pu être totalement oubliée.
— Je vois, dit Jonathan. Il se peut qu’elle soit restée là-bas très
longtemps.
Tayte hocha doucement la tête.
— Là-bas, ou ailleurs : elle a très bien pu être transférée dans une
autre institution. Il y en avait de nombreuses à l’époque dans la région – la
plupart fonctionnant toujours selon les préceptes moraux victoriens sur
lesquels elles ont été fondées.
— Eh bien, espérons que Margaret est allée la rechercher avant de
mourir, dit Jonathan. En même temps, si elle l’a fait, est-ce que Mena ne
serait pas rentrée à la maison ?
Tayte se posait la même question, mais il était difficile de savoir ce
que Mena avait pu faire ou non, et où elle était allée. Il se dit qu’après avoir
été forcée à abandonner son bébé, elle n’avait peut-être pas voulu rentrer
chez elle.
— J’ai l’intention de me rendre aux archives locales aujourd’hui, dit-
il. J’y trouverai peut-être des réponses à certaines questions. Ces
formulaires de consentement constituent en tout cas un bon point de départ.
Aimeriez-vous m’accompagner ?
— Avec grand plaisir, annonça Jonathan. Je n’ai rien de prévu
aujourd’hui. Si vous êtes certain que ça ne vous gênera pas, bien entendu.
Tayte sourit.
— Croyez-moi, dit-il, j’ai besoin de toute l’aide possible, et puis
j’aurai peut-être d’autres questions à vous poser.
Il fit claquer d’une chiquenaude le formulaire qu’il tenait toujours à la
main.
— Mais j’aimerais faire un saut à la Maison de la Trinité avant cela,
ajouta-t-il. Voyons ce qu’est devenu cet endroit ; et puis, j’aime bien sentir
physiquement les lieux quand j’en ai la possibilité.
Jonathan se pencha et lut l’adresse.
— C’est juste à la sortie nord de la ville, dit-il. Il ne faut pas plus de
vingt minutes pour y aller.
— Formidable, conclut Tayte. Vous voyez, vous m’aidez déjà.
CHAPITRE 35
Tayte sortit des archives avec Jonathan et remarqua qu’il faisait bien
plus froid, ce qu’il mit sur le compte du ciel clair et dégagé. L’air lui
engourdit le nez et lui gratta la gorge ; à chaque respiration, il avait
l’impression que son souffle gelait devant lui. En marchant sur le trottoir au
milieu des passants pour rejoindre le parking, Jonathan se tourna soudain
vers lui, l’air préoccupé.
— Je repense à cette photo que vous m’avez montrée, dit-il.
— La photo de Mel ? Danny et Edward à Paris ?
— Oui, il y a quelque chose qui m’interpelle dans cette photo, ça m’a
tracassé toute la matinée, mais je n’arrive pas à mettre le doigt sur ce que
c’est. Vous permettez que je la regarde encore une fois ?
— Bien sûr.
Tayte ralentit le pas et ouvrit son porte-documents. De sa main libre, il
fouilla à l’intérieur et en sortit la photographie imprimée.
— La voilà, dit-il en la tendant à Jonathan.
Ils marchaient d’un pas tranquille maintenant, Tayte avec son porte-
documents sous le bras, et Jonathan en examinant de nouveau la photo,
sourcils froncés, concentré. Tayte le regarda faire avec impatience, espérant
une nouvelle révélation, mais rien ne vint. Quand ils arrivèrent à l’entrée du
parking, Jonathan secoua la tête et lui rendit l’imprimé.
— Je suis désolé, dit-il. Ça ne m’aide pas.
— Ça vous reviendra peut-être si vous arrêtez d’y penser, suggéra
Tayte. Ça marche souvent en ce qui me concerne.
Il tint son porte-documents en équilibre sur son genou et essaya d’y
glisser la feuille pour la ranger, mais il se retrouva rapidement à sautiller,
avant de trébucher et de lâcher finalement sa serviette, qui tomba et répandit
tout son contenu sur le parking. Dans un grommellement, Tayte maudit sa
maladresse. Jonathan voulut l’aider, mais un autre homme se montra plus
rapide. Tayte leva les yeux et vit l’homme au complet rayé bleu marine
s’accroupir à côté de lui.
— Madame Bovary, dit l’homme.
Il ramassa le livre et remonta ses petites lunettes rondes sur son nez en
l’ouvrant.
— Vous avez du retard, ajouta-t-il.
— Il n’est pas à moi, dit Tayte.
— C’est ce que je vois, fit l’homme d’un air songeur en examinant
l’intérieur de la couverture.
Il ouvrit le livre à la page que Tayte avait marquée avec la bande
patronymique.
— J’ai moi-même un faible pour les classiques, ajouta-t-il. Ce pauvre
vieux Charles, hein ?
— Je ne l’ai pas encore terminé, dit Tayte en continuant de remettre
les papiers dans son porte-documents.
— Eh bien, vous devriez le terminer rapidement, conseilla l’homme.
Il ferma le livre et le passa à Tayte, le tenant encore tandis qu’il le
regardait dans les yeux et ajoutait :
— J’ai toujours peur de mourir au beau milieu d’un livre – de ne
jamais connaître la fin. C’est idiot, je sais, mais ça fait de moi un lecteur
rapide.
— Je veux bien le croire, dit Tayte.
Il lui sourit d’un air gêné, et l’homme lâcha le livre.
— En tout cas, merci pour votre aide, ajouta-t-il.
Puis il se tourna, échangea un regard incrédule avec Jonathan, et tous
les deux poursuivirent leur chemin jusqu’à la voiture.
CHAPITRE 36
Monsieur Tayte,
Mena parlait de la guerre, si je m’en souviens bien. Elle
disait que dès qu’elle serait terminée, son mari viendrait
la chercher et qu’ils iraient vivre quelque part, très loin.
Je ne me souviens pas de l’endroit, mais elle parlait
d’une rivière. C’était un petit conte qu’elle avait inventé,
j’imagine, parce que bien sûr, si elle avait été mariée, elle
ne se serait pas retrouvée à la Maison de la Trinité.
C’était une fille tranquille la plupart du temps. Sauf
lorsqu’elle se mettait brusquement à parler et parler
encore sans qu’aucune des sœurs parvienne à l’en
empêcher. Je me souviens de m’être moquée d’elle les
premières fois, mais je l’ai vite regretté en voyant les
ennuis que cela lui causait. On était en 1955, mais elle
semblait croire que la guerre durait encore. Une des filles
les plus âgées – nous étions toutes des « filles » pour les
sœurs, quel que soit notre âge – a souvent essayé de lui
expliquer que la guerre était terminée depuis des années,
mais elle ne voulait pas le croire. Elle finissait par se
mettre en colère, et alors les sœurs venaient la chercher.
Je suppose que dans son esprit, en toute logique, si la
guerre était terminée, son mari serait venu la chercher. Et
s’il ne l’avait pas fait – parce qu’elle était toujours là –
c’est que la guerre continuait de faire rage.
C’est à peu près tout ce dont je me souviens à son
sujet. C’est drôle comme certaines choses refusent de
vous quitter, n’est-ce pas ? Les souvenirs de ces années-
là sont toujours présents en moi, même si j’aimerais
mieux pouvoir les oublier.
Bonne chance dans vos recherches, monsieur Tayte.
Audrey
C’était une fois de plus une belle et froide matinée ; le soleil pâle était
encore bas sur l’horizon au-dessus des champs de Oadby quand Tayte arrêta
sa voiture devant la maison des Lasseter. Il allait en descendre quand il vit
Jonathan sortir de l’habitation pour le rejoindre. Il sourit intérieurement en
voyant cet homme, qui était devenu de si bon gré son compagnon de
mission, traverser d’un pas leste la cour gravillonnée en se démenant pour
enfiler son manteau. Il tenait quelque chose à la main, qu’il se mit à agiter à
l’intention de Tayte avant même d’arriver au véhicule.
— J’ai enfin compris ce qui me parlait dans la photo prise à Paris,
cette scène de bar, dit-il, le visage éclairé, plein d’enthousiasme. Puis-je la
voir une fois encore ? Vous l’avez avec vous ?
Tayte se demanda ce qu’il tenait à la main. Cela avait l’air d’une autre
photo.
— Elle est dans mon porte-documents, dit-il en tendant le bras derrière
lui pour le récupérer sur la banquette arrière.
Jonathan monta dans la voiture.
— C’est Mary, dit-il. J’en suis convaincu, mais j’aimerais quand
même revoir la photo pour en être certain.
— Mary ?
Tayte se dit qu’il avait certainement raté quelque chose. Il trouva
rapidement la photographie et la donna à Jonathan, qui la plaça à côté de la
sienne, laquelle représentait apparemment une scène de famille. On y voyait
George Lasseter – P’pa – et sa femme Margaret au premier plan, avec
d’autres membres du clan Lasseter dans le fond.
— Vous voyez, ici ? dit Jonathan en désignant d’un tapotement une
des personnes à l’arrière-plan, que Tayte reconnut comme étant Mary
Lasseter dans son uniforme de l’ATS. Regardez la pose, continua Jonathan.
Et la cigarette, là, vous voyez ?
Tayte acquiesça.
— Oui, je vois, dit-il.
— Maintenant, regardez sur celle-là, dit Jonathan en faisant glisser sa
main vers la scène de bar parisienne, sur laquelle apparaissaient également
différentes personnes à l’arrière-plan.
Il posa un doigt sur l’une d’entre elles en particulier, aux contours
indistincts, presque une silhouette ; quelqu’un qui se tenait tout à fait
derrière, à la gauche d’Edward Buckley.
— Je suis sûr que c’est Mary, dit-il. Regardez sa manière de tenir sa
cigarette.
Tayte se pencha et rapprocha les deux images en les superposant
partiellement. Il n’y avait aucun moyen de savoir qui était la personne que
Jonathan avait indiquée sur la photo de Mel, mais la taille et la silhouette de
la femme – puisque l’on voyait très bien que c’était une femme – étaient
très semblables. Il étudia la manière qu’avait Mary de tenir son bras, coude
plié en V serré, la cigarette entre ses doigts flottant tout près de son oreille.
Ce n’était certainement pas une façon unique de tenir sa cigarette, mais elle
était identique sur les deux images.
— C’est certainement elle, reprit Jonathan. Ça m’a tracassé toute la
nuit, et ce matin, après votre appel, je me suis replongé dans toutes les
vieilles photos de famille. J’aurais dû remarquer ce détail quand on les a
regardées la dernière fois.
Tayte continua de scruter les deux clichés.
— Si, c’est bien elle, dit-il. C’est tout de même une drôle de
coïncidence qu’ils se soient trouvés là tous les deux, dans le Paris libéré, à
peu près à l’époque où Danny justement a été porté disparu.
Tayte apprécia un peu moins cette coïncidence du fait qu’il savait
désormais que Danny n’avait pas déserté pour Mena. Il n’était pas revenu
pour elle, comme il l’avait espéré. Ou, s’il était revenu, il ne l’avait pas
trouvée – et comment l’aurait-il pu si elle avait été secrètement internée à la
Maison de la Trinité, et plus tard transférée au « Borough » ?
Alors, si ce n’était pour Mena, pourquoi Danny Danielson avait-il été
porté disparu en territoire allié au mois de novembre 1944 ?
Il se tourna vers Jonathan, pensant à l’impensable, et croyant voir ces
sombres pensées se refléter dans le regard sérieux de Jonathan.
Se peut-il que Mary et Edward aient eu quelque chose à voir avec
cela ? Se peut-il qu’ils aient été impliqués tous les deux ?
Ses pensées dévièrent et le ramenèrent au meurtre de Buckley survenu
deux jours plus tôt, et à l’homme qui avait téléphoné à Joan Cartwright et
cherchait Mena. Y avait-il un lien ? Il supposait que oui, et il se dit encore
que ce qui se jouait maintenant, quoi que ce fût, trouvait son origine dans la
mort récente de Mary, qui avait été un déclencheur, un catalyseur, qui avait
ouvert la porte du présent aux fantômes du passé.
Tayte prit les photos et les regarda de nouveau. Il savait qu’il était
toujours possible de spéculer sur la raison de la présence à Paris en même
temps d’Edward et Mary – si c’était elle – avec Danny, à peu près au
moment où ce dernier était porté disparu précisément, mais qu’avait-il de
concret, au juste ? Une photographie montrant trois amis à Paris, en temps
de guerre. Non seulement cela ne signifiait rien de particulier, mais cela ne
prouvait rien non plus.
Il se retourna vers Jonathan.
— Bon, essayons de ne pas trop nous emballer, dit-il. Ça vous ennuie
si je garde les deux photos pour le moment ?
Jonathan secoua la tête, et Tayte les glissa dans son porte-documents.
— J’aimerais en priorité continuer à rechercher Mena pour le moment,
dit-il. Savez-vous où se situe Humberstone ?
— Ce n’est qu’à quelques kilomètres d’ici, au nord-est.
— Bien. J’ai le sentiment que si nous parvenons à remonter jusqu’à
Mena, beaucoup de questions trouveront leur réponse.
CHAPITRE 38
Assis au volant de son Land Rover Defender vert foncé garé sur un
bas-côté, légèrement à l’écart de l’allée principale, l’homme se redressa sur
son siège en voyant la voiture de location de Jefferson Tayte revenir sur son
chemin et tourner dans Gipsy Lane. Il mit le contact et quitta lentement
l’abri des arbres qui bordaient le bas-côté, suivant attentivement du regard
la Vauxhall argentée qui venait de tourner. Environ une centaine de mètres
plus loin dans l’allée principale, la voiture mit de nouveau son clignotant à
droite, tourna et disparut, hors de portée de vue.
L’homme au volant du Defender accéléra, tourna à l’endroit où la
Vauxhall venait de le faire et franchit un portail grillagé ouvert, en même
temps qu’il dépassait un écriteau bleu et blanc sur lequel on pouvait lire :
« Fonds d’affectation spécial de la Caisse maladie du Leicester – Maison
George Hine. » Il y avait un petit parking au-delà des premiers bâtiments de
gardien ; l’homme ralentit légèrement en voyant sa proie garer la Vauxhall
et en descendre. Il regarda alors les deux occupants de la voiture marcher en
direction des bâtiments principaux, puis disparaître derrière un rideau
d’arbres et d’arbustes. Quand ils furent suffisamment loin, il choisit une
place de parking d’où il pourrait surveiller leur retour.
Et il attendit.
Quinze minutes plus tard, il entendit une voix familière à l’accent
américain, et vit Jefferson Tayte et son compagnon revenir vers leur voiture,
engagés dans une conversation qu’il n’entendait pas clairement, mais à en
juger par le langage corporel et la mine sombre de l’Américain, il comprit
que leur visite ne s’était pas révélée fructueuse. Il les regarda remonter dans
le véhicule, et il allait démarrer le Defender quand il remarqua que la
Vauxhall ne bougeait pas.
Tayte regardait fixement à travers le pare-brise, une main en attente
sur la clé de contact.
— J’aurais dû me douter que ce serait une perte de temps, dit-il.
— Ça valait la peine d’essayer, tenta de nuancer Jonathan.
— Ouais, peut-être bien. C’est juste que c’est tellement frustrant de
retrouver enfin des archives que l’on ne vous autorise pas à consulter.
Il mit le contact, puis le coupa de nouveau, se demandant combien de
temps Mena avait passé dans cet hôpital, et quel traitement elle y avait reçu.
Pour lui, tout avait certainement commencé à la Maison de la Trinité, où
elle avait dû développer une forme de maladie mentale, une dépression
nerveuse causée par ce qu’il lui était arrivé en 1944, et peu après : le viol, la
passion amoureuse, puis le sentiment de rejet et d’abandon, et enfin la
grande injustice de se retrouver internée au moment de devenir femme, sans
avoir commis intentionnellement la moindre faute. Il se dit qu’il y avait là
de quoi envoyer n’importe qui dans un endroit comme cet ancien « asile
d’aliénés ».
— Où Mena a-t-elle pu aller quand elle est partie d’ici ? dit-il,
réfléchissant à voix haute.
— Êtes-vous sûr qu’elle a survécu à cet endroit ?
Tayte acquiesça en hochant lentement la tête.
— J’y ai beaucoup réfléchi, dit-il, et je suis sûr que oui. Un hôpital
comme celui-ci aurait fait enregistrer son décès ; or, je n’ai aucun certificat
de décès au nom de Mena Lasseter ou Fitch dans ce comté.
— Donc, elle a pu sortir à n’importe quel moment entre 1957
et 2005 ? résuma Jonathan. Ça fait quarante-huit années, ce qui n’aide pas
beaucoup à resserrer les recherches, n’est-ce pas ?
— Non, c’est vrai, reconnut Tayte.
— Croyez-vous qu’elle était encore ici quand l’hôpital a fermé ?
demanda Jonathan.
— Si c’est le cas, et en supposant qu’elle ait encore eu besoin de soins,
elle a forcément dû être transférée dans un autre hôpital. Mais quarante-
huit ans, c’est long. Je n’imagine pas qu’elle soit restée ici aussi longtemps.
— Moi non plus, dit Jonathan. Même si on ne peut l’exclure, n’est-ce
pas ?
— Non, effectivement, concéda Tayte.
Mais il ne voulait tout bonnement pas que cela puisse avoir été le cas ;
pour le propre bien de Mena bien sûr, et parce qu’il savait que si elle avait
été transférée vers un autre hôpital psychiatrique à une date aussi récente
que 2005, il ne la trouverait jamais. Il déboucla sa ceinture et s’avachit
légèrement sur son siège. Il n’était pas encore prêt à remettre le contact,
pour la simple raison qu’il n’avait toujours pas décidé où aller.
— Examinons un instant ce que je crois être le seul autre scénario
possible, dit-il.
— Qui est ?
— Qui est qu’à une date indéterminée, entre 1957 et 2005, Mena
aurait recouvré une santé mentale suffisamment bonne pour qu’on la
renvoie dans la communauté. Dans ce cas, où serait-elle allée ? Qu’aurait-
elle fait ?
— En tout cas, elle n’est pas rentrée à la maison, dit Jonathan. Ça,
c’est certain.
Tayte étouffa un petit ricanement.
— Et qui pourrait le lui reprocher ? Je ne pense pas qu’elle voulait
avoir quoi que ce soit à faire avec son ancienne vie après tout ce qu’elle
avait traversé. Comment aurait-elle pu retourner dans une famille qui l’avait
abandonnée de la sorte ?
— Oui, je suppose qu’elle devait voir les choses ainsi.
L’un et l’autre firent silence, seuls avec leurs pensées. Tayte tenta de
reprendre mentalement l’ensemble des vérifications qu’il avait faites quand
il était encore à Washington. Tout ce qu’il avait trouvé concernant Mena,
c’était un acte de naissance. Si elle avait été renvoyée dans la communauté,
il se dit qu’il aurait dû trouver d’autres traces d’elle, mais il se souvint que
lorsqu’il avait vérifié en ligne avant de quitter Washington, il n’avait relevé
aucune entrée à son nom dans aucun registre d’électeurs récent – pas la
moindre correspondance. Il se dit qu’elle ne se serait pas évaporée plus
efficacement si elle avait bénéficié du programme fédéral de protection des
témoins.
Et changé d’identité…
Il se redressa sur son siège et se tourna vers Jonathan, les yeux
écarquillés.
— Et si elle a pris un autre nom ? Un nom qu’elle aurait choisi elle-
même cette fois. Peut-être qu’elle s’est inspirée de ce que sa mère a fait en
l’envoyant à la Maison de la Trinité sous le nom de Fitch ?
— Mais n’avez-vous déjà vérifié cela ?
— Si, bien sûr. Mais quand vous changez officiellement de nom par
un « deed28 » au Royaume-Uni, ce n’est enregistré automatiquement dans
aucun fichier central. Je sais, c’est un peu effrayant, mais c’est pourtant
vrai. Si la personne qui change de nom choisit d’en consigner officiellement
le détail, elle peut le faire en se déclarant auprès de la Cour suprême de
justice, et figurer par conséquent dans la Gazette29 de Londres, ou celle de
Belfast, où le nom sera facile à retrouver. Mais la plupart des gens qui
changent leur nom ne le font pas pour une bonne raison : ils ne veulent pas
qu’il soit public.
— Donc, ce n’est pas parce que l’on ne trouve pas trace d’un
changement de nom que celui-ci n’a pas eu lieu ?
— Exactement.
Tayte se dit que cela expliquerait pourquoi il avait eu si peu
d’informations quand il avait fait ses premières recherches. Et quel meilleur
moyen de laisser derrière soi un passé aussi traumatisant que de le
désavouer totalement et de devenir quelqu’un d’autre ? Au vu de tous les
témoignages qu’il avait recueillis depuis son arrivée en Angleterre, et
d’après les conversations qu’il avait eues avec la famille, les amis ou avec
ceux qui avaient connu Mena à une époque ou à une autre, il n’était pas
difficile d’imaginer quel nom elle avait pu choisir. Tout cela lui apparaissait
à présent comme une évidence.
— Danielson, dit-il. Elle a dû devenir Mena Danielson.
— Bien sûr, acquiesça Jonathan.
Tayte se contorsionna et attrapa son porte-documents sur la banquette
arrière.
— Selon Audrey Marsh, qui était à la Maison de la Trinité à la même
époque qu’elle, Mena racontait à tout le monde qu’elle était mariée –
qu’elle attendait que son mari vienne la chercher et l’emmène dès que la
guerre serait terminée – mais bien sûr c’était du pur délire.
— C’était probablement le seul moyen qu’elle avait imaginé pour
accepter sa situation.
— Ça, je n’en doute pas, dit Tayte. Et elle a commencé à croire à son
rêve – pour finir par prendre un jour le nom de Danny. Quoi de plus
logique ?
Il sortit son ordinateur portable de son porte-documents et l’alluma, se
demandant s’il était possible que Danny ait finalement réussi à la retrouver,
et qu’elle ait pris son nom sans se marier officiellement avec lui, pour ne
pas risquer d’être trop facilement localisables si quelqu’un venait à les
rechercher. Vivaient-ils ensemble aujourd’hui ? Tayte l’espérait, et il se dit
qu’il allait peut-être le découvrir très bientôt.
— Il y a un moyen qui devrait nous permettre de prouver notre
théorie, dit-il en pianotant sur son clavier. Si elle est bien devenue Mena
Danielson, son nouveau nom devrait figurer sur les registres électoraux.
Normalement, il faut une adresse ou au moins un nom de rue pour faire des
recherches, parce que c’est comme cela que les documents originaux sont
classés. Mais les listes électorales de l’année 2002 sont accessibles en ligne,
et l’on peut y lancer une recherche avec juste le nom.
Il y avait plusieurs sites web fournissant ce service : certains donnaient
gratuitement un début d’information pour aguicher le client, mais tous
étaient payants dès lors que l’on voulait obtenir des coordonnées complètes.
Tayte se connecta sur son site préféré pour ce genre de recherches – un
parmi les nombreux sites payants qu’il utilisait – et il entra le nom de Mena
Danielson dans le champ de recherche qui s’affichait à l’écran. Ses épaules
contractées retombèrent d’un coup quand il vit qu’il n’y avait aucun résultat
correspondant, et il s’avachit sur le clavier telle une vieille poupée de
chiffon.
— Allez, quoi, un effort, dit-il à l’écran. Elle est forcément là, quelque
part.
Il avait besoin qu’elle y soit.
— Essayez Philomena Danielson, suggéra Jonathan.
Tayte se redressa. Il entra le nom et lança une nouvelle recherche. Le
résultat revenant une nouvelle fois négatif, il se contenta de fixer l’écran et
de secouer la tête.
— Rien ? dit-il.
Il se tourna vers Jonathan, secouant toujours la tête.
— Cela ne se peut pas.
— Peut-être qu’elle a choisi également un nouveau prénom, suggéra
encore Jonathan.
L’idée plut à Tayte. Mena avait très bien pu se dire qu’il lui serait
difficile de laisser son passé derrière elle en gardant un prénom aussi peu
commun que Mena ou Philomena. Il était arrivé à Tayte de tomber sur ces
prénoms au cours de ses recherches précédentes, mais finalement très peu
souvent, et ceux qu’il avait trouvés – hormis celui figurant sur l’acte de
naissance – ne lui avaient pas permis de faire un lien quelconque avec la
Mena qu’il recherchait. La grande question à présent, c’était quel prénom
elle avait choisi.
— Une idée ? demanda-t-il à Jonathan. Un nom que vous auriez
entendu, qui daterait de l’époque où elle était encore à la maison ?
— Il y avait deux dogues allemands, expliqua Jonathan, mais ils
s’appelaient Xavier et Manfred.
— Il y avait un ours en peluche dans la valise qui a été envoyée à ma
cliente, dit Tayte. Une idée du nom qu’elle lui avait donné ?
Jonathan secoua négativement la tête.
— Je vais faire une recherche élargie sur Danielson, dit Tayte. Histoire
de voir si un nom évoque quelque chose.
Il entra Danielson dans le champ réservé au nom de famille, mais cette
fois il laissa le champ du prénom vide. Il obtint 184 résultats : des noms
masculins, des noms féminins, et quelques entrées avec juste une initiale. Il
tourna l’ordinateur afin que Jonathan puisse y voir mieux, et il fit lentement
défiler la liste.
— Arrêtez-moi surtout si un nom vous saute aux yeux, dit-il.
Puis, pendant qu’il examinait la liste lui-même, un prénom attira
brusquement son regard.
— Emma ! s’exclama-t-il.
Il se tourna vers Jonathan, un large sourire illuminant son visage.
— Emma, comme dans Madame Bovary – le livre. Peut-être qu’elle a
échappé à son passé en devenant ce personnage de roman.
Tayte espéra qu’il ne se trompait pas. L’âge mentionné paraissait
coller également, qui indiquait que le sujet avait entre soixante-quinze et
soixante-dix-neuf ans au moment où sa fiche de renseignements avait été
enregistrée. Il cliqua sur le nom et vit apparaître une nouvelle page qui
donnait les informations détaillées des registres de 2002, qui fut la première
année où il devint possible d’être rayé des listes publiques. Le fait qu’il n’y
avait pas d’entrée plus récente signifiait que cette personne avait choisi de
ne plus figurer dans les registres ultérieurs. Il y avait une adresse dans le
Leicestershire, ce qui était plutôt encourageant.
— C’est au sud-est, dit Jonathan. À la limite du Northamptonshire.
C’était le nom de la résidence qui retint surtout l’attention de Tayte.
En sortant son calepin pour le noter, il sentit son degré de confiance d’avoir
enfin retrouvé Mena grimper en flèche.
— C’est une maison de retraite, dit-il.
27 Région de l’est de l’Angleterre comprenant neuf comtés, dont le
Leicestershire.
28 Il s’agit en l’occurrence d’une simple déclaration sous seing privé faite
devant témoins. Au Royaume-Uni, la notion « d’intérêt légitime » pour
changer de nom ne s’applique pas. Il n’y a donc aucune procédure
particulière pour le faire : il suffit, a minima, de faire usage de son
nouveau nom dans la vie courante.
29 L’équivalent de notre Journal officiel.
CHAPITRE 39
Il était un peu plus de six heures du soir quand Tayte regagna son
hôtel. Il avait déposé Jonathan chez lui en fin d’après-midi, et était reparti
une fois de plus à la nuit tombée, après avoir accepté l’invitation de son
compagnon d’un jour à prendre un café avec des biscuits ; il n’avait rien
avalé d’autre depuis le petit-déjeuner. En traversant le couloir silencieux
jusqu’à sa chambre, il entendit son estomac gargouiller, et se dit que c’était
la punition qu’il méritait pour avoir mangé tous ces chocolats Hershey la
nuit précédente.
Il tourna à un angle du couloir, vit sa chambre et sortit de sa poche sa
carte d’accès magnétique. Il pensait à sa cliente, se demandant si elle
prendrait un vol de nuit le lendemain, ou si elle attendrait le matin suivant.
Cela n’avait pas vraiment d’importance. Tout ce qu’il avait à faire
maintenant, c’était attendre son appel. Ils régleraient ensemble les dernières
formalités permettant d’arriver enfin jusqu’à Mena ; le reste était entre les
mains de la police. Lui n’avait plus qu’à déconnecter, dîner, terminer son
livre et se coucher tôt.
Songer à l’appel de sa cliente lui fit penser qu’il en avait manqué un
pendant qu’il était avec l’inspecteur Lundy. Il s’arrêta à quelques pas de sa
chambre, se disant que cela n’avait pas pu être Jonathan, parce qu’il lui en
aurait parlé. Il vérifia son journal d’appels. C’était un numéro de téléphone
fixe local qu’il ne reconnut pas, mais il rappela tout de même en continuant
d’avancer vers sa chambre. Après plusieurs sonneries, il fut basculé sur une
messagerie qui l’informa qu’il était sur la boîte vocale d’Alan Driscoll. Il
mit fin à l’appel, se disant qu’il réessaierait plus tard.
Alan Driscoll… que pouvait-il bien avoir à lui dire ?
Il rangea son téléphone, certain d’une chose : Driscoll ne l’avait pas
appelé pour parler rugby ; mais il découvrirait bien assez tôt la raison de
son coup de fil. Il allait introduire sa carte dans la fente de la serrure
magnétique quand il remarqua l’écriteau « Ne pas déranger » sur la
poignée. Il ne se souvenait pas l’y avoir mis, mais il avait été tellement
pressé de sortir ce matin-là, obnubilé par ce qu’il venait de découvrir
concernant Mena, que cela ne le surprit pas.
Il entra dans la chambre, laissa tomber son porte-documents et
accrocha sa veste dans la penderie, s’attendant un peu à trouver son plateau
du petit-déjeuner toujours sur le bureau, là où il l’avait laissé, et son dessus-
de-lit défait traînant sur le sol. Mais quand il alluma, il vit que sa chambre
avait été faite ; la raison de la présence de l’écriteau sur la porte lui apparut
alors clairement.
Il n’était pas seul.
Assis à la table près de la fenêtre se tenait un homme en complet rayé
bleu marine, que Tayte reconnut vaguement. Était-ce les lunettes sans
monture, ou bien le costume à rayures ? Peu importait. Tayte n’avait d’yeux
que pour le pistolet qu’il tenait à la main et braquait maintenant dans sa
direction.
— Asseyez-vous, monsieur Tayte.
L’homme agita le canon de son arme pour lui désigner la chaise vide
en face de lui, mais au moment où Tayte voulut s’exécuter et aller s’asseoir,
il se mit à douter d’en être capable. Ses jambes étaient si lourdes qu’il avait
l’impression de ne pas pouvoir bouger du tout.
— J’ai dit : asseyez-vous, répéta l’homme.
Le canon du pistolet à présent dirigé vers sa tête, il réussit à faire ce
qu’on lui demandait. Qui est cet homme ? Pourquoi est-il dans ma
chambre ? À qui sont ces jambes sur le sol à côté de mon lit ?
— Vous avez fait connaissance tous les deux, je crois.
Tayte baissa les yeux et regarda fixement le cadavre.
— Driscoll ? s’étrangla-t-il, la gorge brusquement sèche.
— Ne le plaignez pas trop, dit l’homme. Il était déjà sur ma liste,
même si les choses auraient dû se passer autrement. Vous avez chamboulé
mes plans, monsieur Tayte.
— Suis-je censé me sentir coupable de sa mort et de celle d’Edward
Buckley ? Le prêtre, aussi ?
L’homme remua sur sa chaise.
— Non, pas le prêtre, dit-il. Peut-être pas Buckley non plus, bien que
vous ayez certainement raccourci sa vie de quelques jours.
Tayte ne savait pas s’il devait regarder le cadavre ou le pistolet, mais
ce dernier, avec son imposant silencieux, exprimait une imminence qu’il
était difficile d’ignorer.
— Driscoll avait un fils, avança-t-il.
— Il meurt un père de famille à chaque seconde de chaque jour, fit
valoir l’homme. On ne peut pas se permettre d’être sentimental dans mon
métier.
Tayte doutait qu’il y eût chez lui la moindre fibre sentimentale.
— Pourquoi l’avez-vous tué ?
— N’est-ce pas évident ? Vous ne croyez tout de même pas que c’est
moi qui l’ai amené ici.
Tayte ne répondit pas.
— Il était manifestement venu vous parler. J’en ai déduit qu’il devait
avoir quelque chose d’intéressant à vous raconter.
Tayte se dit que cela devait concerner la raison de la brouille de sa
mère avec sa grand-mère, Grace Ingram, et expliquer pourquoi elle était
revenue en Angleterre.
— Et je suppose que je suis le prochain sur la liste ? demanda-t-il.
La ligne fine à quoi se résumaient les lèvres de l’homme oscilla
légèrement.
— Rien ne presse, dit-il. Au fait, avez-vous terminé Madame Bovary ?
— Non, pas encore.
— C’est dommage. Je vous avais pourtant bien prévenu.
Tayte se sentit tout à coup un peu étourdi – et nauséeux.
— Vous voyez ? Tout le monde pense terminer le livre qu’il lit en le
commençant, mais qu’en sait-on ? Comment y a-t-il de lectures inachevées,
telle est la question ? Combien de personnes sont mortes sans connaître la
fin de l’histoire ?
Tayte n’en avait aucune idée, et pour tout dire il s’en fichait
complètement.
— Maintenant, je suppose que vous allez me demander de vous dire
où est Mena avant de me tuer ?
Il se fit la réflexion que c’était la dernière chose qui le séparait de la
tombe, et il était prêt à vendre chèrement l’information.
— Non, dit l’homme, avec un calme qui glaça le sang de Tayte. Je
vous ai suivi toute la journée. Je suis au courant de votre visite à la maison
de retraite Logan.
Tayte sourit pour contrarier l’homme.
— Vous ne trouverez pas Mena là-bas.
— Mena ? Non. Mais Emma Danielson, oui. C’est bien le nom que
vous avez donné à votre cliente, n’est-ce pas ? Vous avez une voix qui
porte, monsieur Tayte.
Tayte essaya d’imaginer quelque chose à dire qui permettrait de
surseoir à son exécution, mais rien ne lui vint. Quand il cessa de réfléchir, il
se sentit détendu pour la première fois depuis qu’il était entré dans la pièce,
comme si tout ce qui l’avait jamais concerné n’avait plus la moindre
importance.
— Je ne vous sers donc plus à rien, n’est-ce pas ? dit-il.
L’homme secoua négativement la tête.
— Alors, qu’attendez-vous ? Pourquoi ne tirez-vous pas ?
— Très bien.
L’homme resserra l’étreinte de sa main autour de la crosse de son
pistolet, et le pointa plus précisément sur la poitrine de Tayte. Puis il
marqua un temps d’arrêt.
— Appelez ça de la courtoisie professionnelle, si vous voulez, ajouta-
t-il, mais que préférez-vous ? La tête ou le cœur ?
— Quoi ?
Tayte avait entendu la question, mais il voulait être certain de l’avoir
bien comprise. L’homme ne la répéta pas. Il se contenta de déplacer
lentement le canon de son pistolet de la poitrine de Tayte à sa tête, et
inversement.
— J’imagine que j’aurais du mal à vous dissuader de faire cela, je me
trompe ?
— Non.
— Et si j’essaie d’aller jusqu’à la porte, vous me tirerez dans le dos,
c’est ça ?
— Non.
— Non ?
L’homme secoua presque imperceptiblement la tête.
— Vous n’auriez même pas le temps de vous lever, dit-il, l’expression
de la mort transparaissant sur son visage aux lèvres fines.
Tayte essaya d’avaler sa salive, sans y parvenir. Il savait qu’il allait
mourir. Il l’avait compris à l’instant même où il était entré dans la chambre
et avait vu l’homme assis à la table. Ils étaient tous deux très calmes – un
calme que Tayte, d’une certaine façon, n’était pas étonné de ressentir. Il
savait que c’était la conclusion logique. L’un devait tuer, et l’autre être tué.
La tête ou le cœur ? Quel genre de choix était-ce là ?
— Est-ce que ça fait une différence ?
— Pas pour moi, dit l’homme.
Il ajusta ses lunettes rondes sans monture sur l’arête de son nez, avant
de préciser :
— Mais si vous choisissez le cœur, il se peut que la première balle ne
fasse pas son office. La tête, par contre…
Tayte s’efforça d’imaginer ce qu’il ressentirait en recevant une balle
dans la tête. Plus rapide peut-être, mais si la balle lui traversait l’œil ? Il
grimaça. Il préférait ne pas y penser. Il n’avait vraiment pas besoin de cela.
— Est-ce que ça fera mal ?
— Je ne vous dirais pas que vous ne ressentirez rien, monsieur Tayte.
Mais ce n’est pas personnel. Je ne suis pas là pour vous faire du mal. Dans
les deux cas, la douleur sera brève.
Tayte tourna la tête et regarda par la fenêtre. Il se dit que cet homme
était aussi froid que cette nuit de janvier qui déposait une couche de givre
précoce sur les voitures en bas. Il respira profondément et se demanda
comment le temps – le sien – avait-il pu passer aussi vite. Il songea à
l’ironie de la situation : il allait mourir seul dans une banale chambre
d’hôtel en essayant de permettre à une cliente de renouer avec ses parents
biologiques, alors que lui-même ignorait tout des siens. Se pouvait-il qu’il
meure sans savoir qui il était ? Il laissa échapper un petit rire amer, se disant
que la mort lui épargnerait finalement cette souffrance.
Comment en était-il arrivé là ?
— La tête ou le cœur ? répéta l’homme en face de lui.
C’était le moment. Tayte savait pourtant qu’il aurait enduré n’importe
quel degré de souffrance pour avoir des réponses à ses propres questions.
Mais il se dit qu’il était trop tard pour cela maintenant.
— Avant que vous n’appuyiez sur cette détente, dit-il, voulez-vous me
dire pourquoi vous cherchez Mena ? J’aimerais au moins savoir comment
se termine son histoire, à défaut d’avoir le temps de terminer de lire son
livre de bibliothèque.
L’expression de l’homme ne varia pas. Ses yeux n’exprimaient aucune
émotion.
— Non, dit-il.
— Vous savez que vous avez laissé beaucoup de traces derrière vous.
La police a déjà fait le lien entre le prêtre et Buckley. C’est le prêtre de
Grace Ingram que vous avez tué, n’est-ce pas ?
— Qui est Grace Ingram ? demanda l’homme.
— La grand-mère d’Alan Driscoll. Vous ne croyez pas qu’ils vont
faire le lien, là encore ?
— On me paie pour garder des secrets, monsieur Tayte. C’est ce que je
me contente de faire. Je ne pose jamais de questions. Maintenant, je vais
vous reposer la question une dernière fois ; ensuite, je déciderai pour vous.
La tête ou le cœur ?
Les quelques secondes suivantes s’écoulèrent sans qu’il en ait
conscience. Il avait fermé les yeux, prêt à laisser le tueur décider, et voilà
que l’on frappait à la porte et que quelqu’un de l’autre côté annonçait :
— Service d’étage !
Tayte ouvrit les yeux et vit que le tueur avait détourné son attention. Il
en profita pour se relever d’un bond, en emportant la table avec lui.
— Entrez ! cria-t-il.
Il courut vers la porte pendant que la table retombait bruyamment
derrière lui. Quand la porte s’ouvrit, il vit un serveur souriant qui tenait son
plateau-repas à la main. Mais le sourire se mua en effroi quand Tayte
déboula sur lui et le renversa, envoyant voler dans les airs le plateau et son
contenu.
— Désolé ! cria-t-il. Fichez le camp. Il est armé !
Tayte courut comme un désespéré dans le couloir. Il suivit les
indicateurs de sortie de secours, tourna à un angle, puis à un autre, espérant
parvenir dehors avant que le tueur n’ait une deuxième chance de l’avoir
dans sa ligne de mire. Il ne se retourna pas avant de voir la sortie. Il jeta un
unique coup d’œil par-dessus son épaule, vit qu’il était à l’abri, poussa
violemment la porte de sortie de secours et dévala l’escalier extérieur en
métal, tentant de reprendre son souffle en laissant l’air froid de la nuit
emplir ses poumons.
CHAPITRE 42
Il n’y avait pas d’autres véhicules devant la maison des Lasseter quand
Tayte arriva. La Vauxhall argentée dérapa d’un bon mètre sur le gravier
quand il écrasa la pédale de frein. Il courut jusqu’à la porte d’entrée et
tambourina dessus avec son poing.
— Jonathan !
Il fit claquer plusieurs fois l’entrée de boîte aux lettres, puis cogna de
nouveau à la porte.
— C’est J. T. ! cria-t-il. Ouvrez la porte. Nous devons partir !
Il allait cogner une fois de plus quand la porte s’ouvrit sur un
Jonathan Lasseter à l’air surpris et alarmé.
— Où est Géraldine ? demanda Tayte.
— Partie nager, dit Jonathan. L’aquagym, vous vous souvenez que…
— Bien, l’interrompit Tayte.
Il l’agrippa par le bras et ajouta :
— Allons-y. Nous n’avons pas beaucoup de temps.
— Du temps pour quoi ?
— Je vous expliquerai plus tard. Montez dans la voiture pour le
moment.
— Je peux au moins mettre mes chaussures ? Et mon manteau ?
Tayte jeta un regard aux pantoufles à motif cachemire que portait
Jonathan.
— Nous n’avons pas le temps, dit-il.
Puis, comme il entraînait Jonathan à sa suite dans l’allée gravillonnée,
il entendit un bruit qui le cloua sur place. C’était une voiture ; et au
mugissement puissant de son moteur, on comprenait aisément que son
conducteur roulait vite.
— Il est ici, dit Tayte, s’efforçant de réfléchir vite.
— Qui est ici ? Que se passe-t-il ?
Tayte courut vers la Vauxhall en tirant Jonathan, mais avant même
qu’ils l’aient atteinte, un Land Rover Defender vert tourna à grande vitesse
dans l’allée, projetant du gravier dans son sillage, ses pleins phares inondant
de lumière la maison.
— Merde ! maugréa Tayte en se retournant vers l’habitation.
Il lâcha le bras de Jonathan.
— Retournons à l’intérieur !
Ils coururent ensemble vers la maison cette fois, tournant le dos au
Defender qui se rapprochait rapidement. Tayte jeta un regard par-dessus son
épaule en atteignant la porte, et vit l’homme au complet rayé se pencher par
la vitre ouverte de sa portière et viser. Un coup de feu retentit. La balle
frappa la porte et la traversa nettement. Puis, comme Tayte la refermait avec
fracas et tournait le verrou, une autre balle frôla sa manche de chemise.
— Vous êtes touché ? demanda Jonathan.
— Je ne crois pas. Éloignez-vous de la porte.
— Qui est ce type ? Pourquoi fait-il ça ?
— Je ne sais pas qui il est, dit Tayte. Il m’attendait dans ma chambre
d’hôtel. Il allait me tuer, et il vous tuera aussi.
— Pourquoi ?
— Parce que nous cherchons Mena. Il s’est servi de nous pour la
trouver, et maintenant il doit nous supprimer. Pour garder un secret.
Il y avait un téléphone sur une console contre un mur du vestibule
derrière eux ; Tayte le repéra immédiatement. Il se précipita dessus, mais
s’arrêta aussitôt. Ce n’était pas un endroit où se tenir quand le tueur
franchirait la porte d’entrée, et il savait que c’était imminent. Une seconde
plus tard, le cognement sourd retentit, éprouvant les nerfs de Tayte.
— Où est votre téléphone portable ? reprit-il.
— Dans la cuisine.
La porte résonna de nouveau sous la violence des coups portés par le
tueur. Tayte s’approcha de l’escalier.
— Est-ce qu’il y a un autre téléphone là-haut ?
— Dans la chambre.
Ils montèrent en courant dans l’obscurité, les marches grinçant sous
leurs poids, en même temps qu’une volée de coups de feu transperçait la
porte en bas.
— J’espère qu’il va croire que nous avons fui par-derrière, dit Tayte en
arrivant sur le palier et en tournant autour de la rampe. Ça pourrait nous
laisser le temps de passer un appel.
— Oui, et après ? s’inquiéta Jonathan.
Tayte ne répondit pas. Il savait qu’ils avaient peu de temps, mais se dit
que s’ils réussissaient à appeler les services d’urgence, on leur enverrait de
l’aide. Tout ce qu’ils avaient à faire jusque-là était de se cacher. C’était une
grande maison ; la fouiller prendrait du temps au tueur. Peut-être qu’ils
pouvaient monter au grenier et bloquer la trappe d’accès.
Un nouveau coup sourd retentit en bas. Cette fois, il fut suivi d’un
bruit de bois qui éclate. Tayte compris que le tueur venait d’entrer. Il se
figea au milieu du palier, attrapa Jonathan par le bras et le regarda droit
dans les yeux, un doigt posé sur les lèvres, pour l’avertir de ne faire aucun
bruit qui pourrait les trahir. Il savait que le plus petit craquement de
plancher signerait leur arrêt de mort ; or, chaque pas qu’ils avaient fait
depuis qu’ils avaient gravi l’escalier avait fait gémir de protestation la
vieille bâtisse. Il tendit l’oreille dans l’obscurité. La maison était
mortellement calme.
Quelques secondes plus tard, il entendit un cliquetis de porte quelque
part en bas, comme si on venait de tourner une poignée. Il comprit alors
qu’il était temps de se remettre en mouvement, mais se dit qu’il valait
mieux qu’il ne bouge pas, et laisse Jonathan passer l’appel. Il lui fit signe
qu’il pouvait aller dans la chambre, et, dans la pénombre à laquelle ses yeux
s’étaient habitués, il le regarda marcher lentement, comme sur des œufs, en
direction de la chambre parentale. Un autre bruit lui parvint d’en bas, plus
lointain cette fois. La porte de la chambre étant ouverte, Tayte pouvait voir
où se trouvait le téléphone, sa silhouette reconnaissable sur la table de
chevet. Jonathan s’en saisit et souleva précautionneusement le combiné.
Le bruit qui parvint soudain à Tayte l’inquiéta. Un craquement, un
seul, en bas des marches. Il retint son souffle et se tourna vers Jonathan, qui
le regardait lui aussi. Il avait un doigt suspendu au-dessus du clavier du
téléphone, prêt à passer l’appel, mais le bruit l’avait fait hésiter. Le
craquement suivant fut plus léger, avant que l’on entende des bruits de pas
assourdis dans le vestibule, comme si le tueur avait entrepris de monter
l’escalier, avant de changer d’avis pour une raison quelconque.
Tayte donna le feu vert à Jonathan d’un hochement de tête, et ce
dernier composa le 99931. Même s’il laissait le combiné décroché sans dire
un mot, Tayte se dit que cela pourrait suffire à faire que quelqu’un vienne
vérifier ce qu’il se passe. Mais alors que Jonathan entrait le dernier chiffre,
un nouveau bruit sec se fit entendre dans l’entrée en bas ; et quand Tayte se
tourna une fois encore vers Jonathan, celui-ci tenait le combiné levé et
secouait négativement la tête, lui faisant comprendre qu’il n’y avait pas de
tonalité. Le bruit qu’ils venaient d’entendre avait vraisemblablement été
causé par l’arrachement de la prise du poste principal en bas, dans le but de
les couper du monde extérieur et de leur ôter tout espoir de pouvoir appeler
à l’aide.
Le bruit dans le hall d’entrée se poursuivit durant plusieurs secondes,
et dès que Tayte comprit ce qui se passait, il s’en servit pour masquer ses
propres mouvements. Il courut jusqu’à Jonathan, qui recula quand il
atteignit la chambre, laissant la porte entrouverte derrière lui.
— Nous devons sortir, murmura-t-il.
— Et mon portable ? Peut-être que l’on pourrait essayer d’aller le
prendre dans la cuisine quand il montera ?
Tayte secoua la tête. Même s’ils réussissaient à descendre l’escalier, il
se dit que le bruit attirerait immédiatement le tueur.
— Est-ce qu’il y a une fenêtre quelque part par laquelle on pourrait
descendre ? demanda-t-il. Un rebord sur lequel s’appuyer ?
— Il y a un avant-corps, une partie en extension, à l’arrière de la salle
de bains, dit Jonathan. Ce ne serait pas si difficile de descendre par là,
même si les fenêtres sont étroites, ajouta-t-il. Par contre, la salle de bains se
trouve en haut de l’escalier. Ce serait trop risqué.
Une succession de craquements leur fit comprendre que le tueur
montait l’escalier. Tayte voulut aller à la fenêtre de la chambre.
— Ça tombe à pic par ici, dit Jonathan en l’arrêtant dans son élan.
Tayte pivota sur ses talons et réfléchit à voix haute, revenant à sa
première idée.
— On pourrait monter au grenier ? S’y enfermer et attendre.
— On ne peut pas attendre, rétorqua Jonathan. Géraldine doit bientôt
rentrer. Elle va tomber droit sur ce type si on ne fait rien.
Il alla à une autre porte – une plus petite au fond de la chambre. Il
l’ouvrit.
— Venez, par ici, dit-il. Ce couloir communique avec une des
anciennes chambres. Nous nous en servons comme d’un dressing
actuellement. Il y a une fenêtre à l’intérieur.
— Y a-t-il une autre porte qui permet d’y entrer ? demanda Tayte,
imaginant que cela avait dû être le cas autrefois.
— Sur le palier, oui. Mais elle n’a pas de poignée et c’est un placard
de l’autre côté.
Tandis qu’ils franchissaient la porte, Tayte entendit une voix sur le
palier, si proche et menaçante qu’elle lui causa un frisson.
— À cause de vous, monsieur Tayte, les choses deviennent
personnelles.
« Personnelles », elles l’étaient déjà, en ce qui concernait Tayte. Il
referma doucement la porte derrière lui. Puis il suivit Jonathan en direction
d’un rai de lumière argentée au bout d’un étroit couloir. Il se dit que la
fenêtre vers laquelle ils se dirigeaient devait avoir ses rideaux ouverts et
laisser entrer la clarté de la lune.
— Allez, sortez maintenant, ou bien je vais rendre tout ceci très
douloureux pour tous les deux, avertit le tueur.
Tayte se glissa derrière Jonathan dans une pièce dominée par la
présence d’armoires en pin. Il y avait une ancienne coiffeuse dans un coin.
Tayte se demanda s’ils n’étaient pas dans ce qui avait été autrefois la
chambre de Mena, et si elle ne s’était pas assise pour contempler son reflet
dans ce même miroir. Ce fut une pensée fugace sur laquelle il n’eut pas le
temps de s’attarder.
Jonathan alla droit à la fenêtre et l’ouvrit pendant que Tayte cherchait
quelque chose autour de lui pour bloquer l’accès au petit couloir –
n’importe quoi qui permettrait de leur faire gagner un peu de temps. Il vit la
porte principale qui donnait sur le palier de l’étage, bloquée par une des
armoires comme l’avait dit Jonathan. La coiffeuse était la seule chose de la
pièce qu’il jugeait assez petite pour pouvoir être déplacée sans bruit, mais
assez large pour opposer quelque résistance.
— Jonathan, murmura-t-il, l’appelant afin qu’il l’aide à déplacer le
meuble.
Il savait toutefois que ce ne serait pas un obstacle bien solide, et que le
tueur, de toute façon, n’allait pas tarder à les trouver. Tout ce qu’ils avaient
à faire à présent, c’était sortir de là avant qu’il n’arrive.
La vue depuis la fenêtre n’était pas encourageante. Sous la lucarne,
Tayte vit une pente de toit en tuiles couvertes de givre qui descendait sur
une courte distance jusqu’à une grosse gouttière, elle-même située à environ
deux mètres du sol. La glissade ne serait pas difficile, songea-t-il, ne
doutant pas une seconde que cela glisserait. La partie délicate serait
d’utiliser la gouttière pour freiner sa chute.
— Vous pensez que la gouttière tiendra ? demanda-t-il à Jonathan.
— Je crois que oui, dit Jonathan. C’est du fer forgé, c’est costaud.
— D’accord. Je vous laisse passer le premier.
Tayte se dit que puisque le moment de vérité était arrivé, il était le
mieux placé, parce que le plus lourd, pour essayer de maintenir cette
coiffeuse contre la porte. Il ne voulait pas penser aux balles qui la
traverseraient si l’homme savait qu’il était derrière.
Jonathan enjamba le châssis de la fenêtre et mit ses deux jambes
dehors. Il se tourna face à Tayte, se laissa descendre doucement le long de
la pente de toit, mais il glissa en cherchant un appui avec son pied. Il
s’agrippa au rebord de fenêtre, ses pieds raclant les tuiles. Ils se figèrent, ne
faisant plus aucun bruit en dehors de leur propre respiration. Une seconde
plus tard, Tayte éprouva une brusque montée d’adrénaline en entendant le
tueur sur le palier, de l’autre côté de l’ancienne porte principale de la
chambre. Ce dernier donna une tape sur la porte en bois.
— Je sais que vous êtes là-dedans, dit-il d’une voix chantante, comme
s’ils jouaient à cache-cache.
— Allez-y, dit Tayte.
Et Jonathan lâcha le rebord de fenêtre. Il commença à glisser sur les
mains et les genoux, cherchant désespérément un point d’ancrage qui ne
venait pas, jusqu’à ce que ses pieds touchent la gouttière.
La porte derrière Tayte se mit à résonner et à trembler dans son cadre,
et il pria pour que l’armoire tienne. Il retourna vers Jonathan juste à temps
pour le voir s’accroupir, enjamber la gouttière et s’y suspendre, jusqu’à ce
qu’il ne voie plus que les phalanges de ses mains crispées. L’instant d’après,
il l’entendit tomber dans le jardin.
Il se retourna vers la chambre. Les cognements contre la porte avaient
cessé, ce qui ajouta à la tension du moment. Soit le tueur cherchait un autre
accès – celui qu’ils avaient emprunté – soit il retournait dehors.
— Venez, l’appela Jonathan. Tout va bien.
Tayte imita son compagnon. Il enjamba le châssis de la fenêtre. Il
passait sa deuxième jambe à l’extérieur quand il entendit un grand bruit qui
le fit sursauter au point qu’il manqua tomber directement. Le tueur était à la
petite porte et essayait de l’enfoncer. Tayte vit la coiffeuse glisser. Il se
retourna et, agrippé au rebord de la fenêtre, se laissa descendre le long de la
pente de toit en même temps que la petite porte s’entrouvrait, suffisamment
pour qu’il voie le visage de l’homme. Leurs regards se croisèrent
brièvement. Tayte le vit lever son arme, et plusieurs coups de feu
retentirent. Il plut des éclats de verre autour de Tayte. Brusquement, il se
retrouva en train de glisser, puis de rouler. Il tenta désespérément d’agripper
quelque chose, mais il était désorienté. Une seconde plus tard, il heurta
violemment le sol. Le souffle coupé, il vit Jonathan se pencher sur lui.
— Vous êtes blessé ?
Tayte n’en était pas sûr. Il vérifia rapidement s’il n’avait pas de sang
sur lui. Rien. Il attrapa le bras de Jonathan et se releva, sachant seulement
qu’ils n’avaient pas le temps de s’inquiéter de cela. Ils se mirent à courir
autour de la maison en direction de la voiture, et Tayte comprit que quelque
chose clochait avec sa cheville gauche. Une douleur aiguë le faisait
grimacer à chaque fois qu’il reportait son poids dessus ; très vite, un
boitillement faussa sa course. Il allait aussi vite qu’il le pouvait, mais il ne
tarda pas à être distancé par Jonathan.
Son manque de rapidité ne fit pourtant aucune différence.
Alors qu’ils arrivaient devant la maison, et que Tayte tournait un
regard plein d’espoir vers sa voiture de location, il vit qu’une autre auto
était garée dans l’allée. Il crut d’abord que c’était celle de la femme de
Jonathan, Géraldine, de retour de sa séance d’aquagym, mais Jonathan avait
cessé de courir. Tayte se demanda pourquoi, jusqu’à ce qu’il voie la
conductrice en descendre. C’était Retha Ingram. Elle portait un attaché-case
noir dans une main gantée, un pistolet dans l’autre. Son teint pâle et sa
blondeur caractéristiques avaient quelque chose de surnaturel dans la nuit
hivernale baignée de lumière argentée.
31 Numéro d’appel d’urgence et de secours utilisé dans une vingtaine de
pays, dont le Royaume-Uni.
CHAPITRE 43
Wells tira deux lettres glissées entre les pages de la Bible et les posa
sur la table.
— J’ai tout lu, dit-il. Il y a un ordre logique dans cet envoi. Vous
devriez lire cette lettre d’introduction d’abord.
Il poussa vers Tayte une feuille de papier beige clair pliée.
— Voulez-vous que je la lise à voix haute ? demanda-t-il à Eliza.
— Si ça ne vous ennuie pas.
Tayte déplia la lettre. Le papier était récent, encore craquant.
— C’est daté du 14 décembre, dit-il. Et c’est signé Edward Buckley.
Chère Mena,
Par où commencer à t’expliquer les choses que j’ai
attendu si longtemps de pouvoir te dire ? Mais
maintenant que Mary a enfin trouvé la paix, j’ai le
sentiment de pouvoir – de devoir – le faire. Tu te
demanderas peut-être pourquoi j’ai attendu toutes ces
années ; la réponse est que c’est Mary que j’ai attendue.
Et cependant, alors qu’il est temps à présent, mes paroles
et mes actes te paraîtront sans doute parfaitement
égoïstes. J’espère en tout cas qu’à défaut de pouvoir
t’apporter un peu de consolation, ils t’aideront à mieux
comprendre certaines choses. Il en est que l’on ne doit
pas emporter dans la tombe.
Tu trouveras ci-joint la Bible de Mary, qui m’a été
envoyée peu après sa mort, ainsi qu’une lettre par avion.
Les deux, ensemble, te diront tout ce qu’il y a à savoir ;
sache que je ne recherche aucun pardon de mon côté, car
je n’en mérite aucun.
Ton serviteur
Edward Buckley
Tayte leva les yeux de la Bible de Mary, le regard vague, tandis qu’il
prenait la mesure de ce qu’il venait de lire. Était-ce la confession d’une
femme mourante ? Si c’était le cas, alors c’était de toute évidence aussi la
raison pour laquelle Retha Ingram et son père avaient si désespérément
cherché à retrouver Mena : pour récupérer la Bible que Mary lui avait
envoyée par l’intermédiaire d’Edward Buckley. Et pourtant, Mary n’avait
pas avoué avoir tué Danny. Elle avait laissé cela à Edward.
Vraiment ?
Tayte se dit qu’il devait y avoir autre chose encore. Il se replongea
dans la Bible et repéra aussitôt l’endroit où il s’était arrêté. Puis il reprit sa
lecture du récit d’Edward :
Le moteur a continué de hurler longtemps après que la voiture se fut
arrêtée, et aujourd’hui encore ce bruit-là hante mon sommeil. Mary est
restée dans l’auto. Je la voyais derrière le volant, ses mains crispées dessus
comme si elle était incapable, l’eût-elle voulu, de le lâcher. Elle avait l’air
dérangée – je ne vois pas d’autre mot pour décrire l’expression de son
visage. Elle me regardait fixement, assis sur le trottoir dans la lumière des
phares, avec Danny dans mes bras.
Danny n’était pas mort. Pas encore.
Il crachait du sang et sa tête était grièvement blessée, en sang elle
aussi, mais c’était un homme fort, avec une volonté encore plus forte de
vivre grâce à toi, Mena. Je crois que sa tête a dû heurter le trottoir après
que la voiture l’eut renversé. Il pourrait s’en sortir si nous pouvions
l’emmener à l’hôpital. Ma propre tête me tournait. J’ai pensé à beaucoup
de choses pendant que je tenais Danny dans mes bras, mais j’ai su très vite
ce que je devais faire.
Je devais protéger Mary.
Je n’avais pas la moindre idée à l’époque de la raison de son geste ;
sur le moment, ça m’était totalement égal. Mary était tout pour moi, et que
Danny vive ou meure, je savais quelles terribles conséquences cela aurait
pour elle. Alors, j’ai juste continué de tenir Danny, de le bercer doucement
dans la lumière des phares, les yeux rivés sur Mary. Je tenais Danny serré
contre moi, mon bras autour de son cou, tandis que la vie abandonnait son
corps.
— Ça va aller, Danny, n’arrêtais-je de lui répéter. Chut, Danny. Tout
va bien.
Je ne peux raconter tout ce qu’il m’a fallu faire cette nuit-là, mais au
petit matin la pluie est revenue laver les rues, et cela a été comme si nous
n’avions jamais été là. Ah, si seulement cela avait pu être vrai ; j’en ai rêvé
tellement de fois. Bien sûr, Mary m’a avoué pourquoi elle avait foncé sur
Danny ce soir-là. Elle m’a parlé de la lettre de Joan lui apprenant que
Danny t’avait violée, Mena – qu’il avait violé la petite sœur qu’elle aurait
fait n’importe quoi pour protéger. Et elle m’a parlé aussi de la lettre de
votre mère Margaret, lui expliquant que tu avais l’intention d’aller vivre
avec Danny en Amérique après la guerre. À l’époque, Mary pensait
sincèrement qu’elle faisait tout cela pour toi – pour te sauver. Mais je n’ai
jamais cru que Danny avait été capable d’une pareille chose. Je le
connaissais.
Et il y a eu une autre lettre, Mena.
Ce n’est que plus tard, en décembre – un mois après, alors que nous
étions tous deux revenus en Angleterre – que nous avons compris ce que
nous avions fait. Ta mère t’avait caché la dernière lettre de Danny. Elle l’a
montrée à Mary, en lui expliquant qu’elle l’avait gardée parce qu’elle ne
voulait pas que tu partes en Amérique – que la famille soit séparée. Quand
j’ai lu la lettre, je l’ai prise à Mary et l’ai conservée ; et ç’a été la dernière
fois que nous nous sommes vus – incapables que nous étions l’un et l’autre
de nous regarder droit dans les yeux sans revoir Danny et nous souvenir de
ce que nous avions fait.
Nous nous sommes refusé le bonheur, comme nous avions empêché le
tien, Mena.
Après cela, je me suis fait la promesse de faire tout ce qu’il me serait
possible pour réparer la terrible erreur que nous avions commise, mais ta
mère ne l’entendait pas de cette oreille, et pendant des années je t’ai
perdue. Quand enfin je t’ai retrouvée, ta vie semblait avoir pris un tour
nouveau, et rien ne justifiait plus que je lui cause d’autres perturbations ;
aussi, ai-je fait ce que j’ai pu pour toi, sachant que ce ne serait jamais
assez. Pour tout cela, je suis sincèrement désolé.
Quand Tayte cessa de lire, le silence dans la pièce parut refléter l’état
d’esprit de chacun. Personne ne parla pendant plusieurs secondes.
Aujourd’hui seul compte ; laissons demain aux rêveurs, songea Tayte,
se souvenant d’un passage d’une lettre de Danny à Mena. Il songea à quel
point c’était prophétique, étant donné le destin qui avait été le sien.
— C’est tout ce qu’il y a, dit-il.
Il posa la Bible sur la table et aplatit la couverture avec la paume de sa
main.
— Je suis arrivé au bout du récit.
Wells raidit le dos et se pencha légèrement en avant.
— Voici, je crois, l’autre lettre à laquelle Edward Buckley fait
allusion, dit-il en la faisant glisser jusqu’à Tayte.
Elle était écrite sur un papier bleu de la poste aérienne, dont les bords
avaient jauni avec le temps. Tayte la déplia. Datée du samedi 18 novembre
1944, elle était écrite de la main de Danny. Tayte n’y jeta qu’un vague coup
d’œil avant de se mettre à la lire :
Mena, ma chérie,
J’ai été bouleversé plus que je ne saurais le dire en
apprenant ce qui t’est arrivé au mois de mai. J’aurais
tellement voulu que tu oses m’en parler plus tôt ; j’aurais
pu faire quelque chose concernant ce rat malfaisant de
Victor Montalvo. On aurait dû le pendre haut et court
pour ce qu’il t’a fait subir. J’imagine la terreur que tu as
dû ressentir. C’est tellement courageux de ta part de me
l’avouer maintenant, Mena. Je veux que tu saches que ça
ne change rien entre nous. J’élèverai cet enfant comme
s’il était mien. D’ailleurs, des enfants, on en aura toute
une ribambelle, si tu le veux, donc ne t’inquiète pas. Je
prendrai soin de vous deux. Nous nous marierons dès que
je serai rentré, ce qui devrait arriver plus tôt que tu ne
l’imagines.
On parle de permissions prolongées pour ceux
d’entre nous qui ont survécu à la Hollande. Nous sommes
en France actuellement. Je ne peux pas te dire à quel
endroit exactement, mais il est question que nous
passions par Paris. Je ne veux pas te donner de faux
espoirs, Mena, mais je vais tâcher de couper court à la
halte parisienne pour venir faire un saut en Angleterre
juste après. Alors, ne sois pas surprise si tu me vois
remonter l’allée devant chez toi un beau matin, les mains
dans les poches et sifflotant, l’air d’être le plus heureux
des hommes.
À propos, Mena, je n’ai jamais eu l’occasion de te
dire quel est mon vrai prénom. Je t’ai promis que je le
ferai ; alors voilà. Ce qu’il faut que tu saches, c’est que
ma famille, avant de devenir américaine, est originaire
de Norvège, et qu’elle est plutôt fidèle aux traditions. Ma
mère m’a donc appelé Ednar. Je t’imagine en train de
sourire comme tous ceux à qui je dis mon prénom ; et je
suis certain que tu comprendras pourquoi j’ai gardé ça
pour moi quand je me suis enrôlé. De plus, en dehors de
ma famille, personne ne prononce le « R », si bien que
l’on entend « Edna » ; pas vraiment le genre de prénom
qui convient pour un soldat qui rejoint les durs à cuire de
la 82e Aéroportée.
Je suis si impatient de te poster cette lettre, Mena,
que j’en termine là. Tu me manques chaque jour un peu
plus, et j’aimerais juste pouvoir te prendre dans mes bras
pour te réconforter et te faire oublier toutes les vilaines
choses qui sont arrivées. Je te réécrirai bientôt, mais si
j’obtiens cette permission, je pourrais bien être auprès de
toi avant même qu’une autre lettre ait une chance de te
parvenir.
Je t’aime, Mena.
Ednar « Danny » Danielson
CHAPITRE 49