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Édition originale parue aux États-Unis en 2014 sous le titre To the Grave,

Thomas & Mercer

Ce livre a été traduit grâce au programme AmazonCrossing

Publié par
Thomas & Mercer, Amazon Media EU Sàrl
5 rue Plaetis, L-2338, Luxembourg
Décembre 2018

Copyright © Édition originale 2014


Steve Robinson
Tous droits réservés.

Copyright © Édition française 2017 traduite par Nordine Haddad

Adaptation de la couverture par : theWorldofDOT, Milano


Photos : © STOCK4B © Tom And Steve / Getty Images

ISBN : 9781542045261

www.apub.com
Pour les Nan
TABLES DES MATIÈRES
PROLOGUE
CHAPITRE 1
CHAPITRE 2
CHAPITRE 3
CHAPITRE 4
CHAPITRE 5
CHAPITRE 6
CHAPITRE 7
CHAPITRE 8
CHAPITRE 9
CHAPITRE 10
CHAPITRE 11
CHAPITRE 12
CHAPITRE 13
CHAPITRE 14
CHAPITRE 15
CHAPITRE 16
CHAPITRE 17
CHAPITRE 18
CHAPITRE 19
CHAPITRE 20
CHAPITRE 21
CHAPITRE 22
CHAPITRE 23
CHAPITRE 24
CHAPITRE 25
CHAPITRE 26
CHAPITRE 27
CHAPITRE 28
CHAPITRE 29
CHAPITRE 30
CHAPITRE 31
CHAPITRE 32
CHAPITRE 33
CHAPITRE 34
CHAPITRE 35
CHAPITRE 36
CHAPITRE 37
CHAPITRE 38
CHAPITRE 39
CHAPITRE 40
CHAPITRE 41
CHAPITRE 42
CHAPITRE 43
CHAPITRE 44
CHAPITRE 45
CHAPITRE 46
CHAPITRE 47
CHAPITRE 48
CHAPITRE 49
ÉPILOGUE
REMERCIEMENTS
À PROPOS DE L’AUTEUR
PROLOGUE

Assis à la table de sa chambre d’hôtel, Jefferson Tayte se demandait


comment sa dernière mission avait pu le conduire à cette extrémité. Cela
aurait dû être facile. Tout ce qu’il avait à faire, c’était permettre à une
femme qui avait été adoptée de reprendre contact avec ses parents
biologiques. Elle avait même été en mesure de lui fournir un nom et une
adresse, quoique datant de 1944. Et voilà qu’il se retrouvait à des milliers
de kilomètres de chez lui, nez à nez avec le canon d’un pistolet semi-
automatique Walther P99.
— Le cœur ou la tête ? lui demanda l’homme assis en face de lui.
— Quoi ?
Tayte avait entendu la question, mais il voulait être certain de l’avoir
bien comprise. L’homme ne la répéta pas. Il se contenta de déplacer
lentement le canon de son pistolet de la poitrine de Tayte à sa tête, et
inversement. Il était plus jeune que lui, jugea Tayte : la petite trentaine, vêtu
d’un complet rayé bleu marine, le col de chemise ouvert. Et il était plus
mince aussi, bien plus mince, ce qui laissait supposer qu’il serait d’autant
plus agile.
— J’imagine que j’aurais du mal à vous dissuader de faire cela, je me
trompe ?
— Non.
— Et si j’essaie d’aller jusqu’à la porte, vous me tirerez dans le dos,
c’est ça ?
— Non.
— Non ?
L’homme secoua presque imperceptiblement la tête.
— Vous n’auriez même pas le temps de vous lever, dit-il, l’expression
de la mort transparaissant sur son visage aux lèvres fines.
Tayte essaya d’avaler sa salive, sans y parvenir. Il savait qu’il allait
mourir. Il l’avait compris à l’instant même où il était entré dans la chambre
et avait vu l’homme assis à la table. Ils étaient tous deux très calmes – un
calme que Tayte, d’une certaine façon, n’était pas étonné de ressentir. Il
savait que c’était la conclusion logique. L’un devait tuer, et l’autre être tué.
La tête ou le cœur ? Quel genre de choix était-ce là ?
— Est-ce que ça fait une différence ?
— Pas pour moi, dit l’homme.
Il remonta ses lunettes rondes sans monture sur l’arête de son nez,
avant de préciser :
— Mais si vous choisissez le cœur, il se peut que la première balle ne
fasse pas son office. La tête, par contre…
Tayte s’efforça d’imaginer ce qu’il ressentirait en recevant une balle
dans la tête. Plus rapide peut-être, mais si la balle lui traversait l’œil ? Il
grimaça. Il préférait ne pas y penser. Il n’avait vraiment pas besoin de cela.
— Est-ce que ça fera mal ?
— Je ne vous dirai pas que vous ne ressentirez rien, monsieur Tayte.
Mais ce n’est pas personnel. Je ne suis pas là pour vous faire du mal. Dans
les deux cas, la douleur sera brève.
Tayte tourna la tête et regarda par la fenêtre. Il se dit que cet homme
était aussi froid que cette nuit de janvier qui déposait une couche de givre
précoce sur les voitures en bas. Il respira profondément et se demanda
comment le temps – le sien – avait-il pu passer aussi vite. Il songea à
l’ironie de la situation : il allait mourir seul dans une banale chambre
d’hôtel en essayant de permettre à une cliente de renouer avec ses parents
biologiques, alors que lui-même ignorait tout des siens. Se pouvait-il qu’il
meure sans savoir qui il était ?
Comment en était-il arrivé là ?
— La tête ou le cœur ? répéta l’homme en face de lui.
CHAPITRE 1

Cinq jours plus tôt

C’était un vendredi après-midi. Jefferson Tayte était chez sa cliente,


dans sa maison de Washington, D.C., à quelques kilomètres à l’est du
Capitole, et pas très loin de sa propre maison, située sur l’autre rive du
fleuve Potomac. Ils étaient assis l’un en face de l’autre, devant l’âtre d’une
cheminée qui avait permis à Tayte de réchauffer ses doigts et ses orteils
engourdis par le froid de janvier, le chauffage de sa bien-aimée Ford
Thunderbird ayant décidé de le lâcher durant l’une des périodes les plus
froides de l’année. La fine chemise blanche et l’ample costume en lin fauve
qu’il portait étaient tout sauf adaptés à la saison.
Il avait fait la connaissance d’Eliza Gray deux semaines plus tôt après
qu’elle avait composé son numéro repéré sur une annonce qu’il avait passée
dans le Washington City Paper. Les missions n’avaient pas manqué
dernièrement, quoique assez ordinaires somme toute ; aussi, quand sa future
cliente lui avait expliqué avoir reçu une valise et un mot anonyme disant
que son contenu avait appartenu à sa véritable mère en Angleterre, et que
l’expéditeur pensait qu’elle lui revenait de droit, il était immédiatement
passé la voir. Le mot ne disait rien de plus, mais il avait causé un choc
considérable à Eliza, qui découvrait à soixante-six ans qu’elle avait été
adoptée. Ses parents, décédés à présent, ne lui avaient jamais dit qu’elle
n’était pas leur fille biologique.
C’était une des raisons qui avaient poussé Tayte à accepter cette
mission. Elle dépassait quelque peu le cadre habituel de son travail, mais il
comprenait ce que ressentait Eliza et voulait l’aider, s’il le pouvait, à
combler le vide qui, il le savait, grandissait en elle. La première chose qu’il
avait faite avait été d’attester l’affirmation du mot selon laquelle Eliza avait
été adoptée. Il avait appelé son ami Marcus Brown, un éminent généalogiste
qui travaillait aux Archives nationales de Londres, et lui avait demandé de
vérifier si sa cliente figurait bien dans le Registre des enfants adoptés en
Angleterre et au pays de Galles. L’index du registre n’était librement
consultable sur microfiches qu’en six endroits du pays, et Marcus s’était fait
un plaisir de se rendre au centre d’archives de la ville de Westminster.
Quand il avait rappelé pour dire qu’il avait trouvé la référence sous
laquelle la naissance d’Eliza était classée, Tayte avait téléchargé les
formulaires requis, aidé sa cliente à les remplir et les avait renvoyés le jour
même. Une semaine plus tard, Eliza se rendait à un entretien obligatoire
avec un conseiller local en adoption et recevait quelques jours après deux
certificats. Le premier était son acte de naissance modifié, qui ressemblait à
un acte de naissance classique mais précisait son prénom d’adoption,
Elizabeth, ainsi que les noms et adresse de ses parents adoptifs. Le second
était une copie de l’acte original et confidentiel, rattachée au registre
modifié. On y découvrait que son prénom de naissance était Virginie, et
qu’aucun nom de père n’était mentionné, ce qui ne surprit pas Tayte.
L’autre raison pour laquelle il avait accepté cette mission était la valise
rouge qui se trouvait à côté de lui sur le canapé. S’il voulait être honnête
avec lui-même, c’était bien sa curiosité concernant le pourquoi et le
comment de sa présence ici et maintenant qui l’avait emporté sur toute autre
considération. Eliza n’avait pas gardé l’emballage, ce qui était regrettable,
car il savait qu’il aurait pu lui fournir des indices sur l’identité de
l’expéditeur.
Il ramassa la valise et la posa sur ses genoux. Elle était petite, de la
taille d’une valise d’enfant, et lui fit penser aux bagages qu’il avait vus dans
les mains d’innombrables jeunes évacués britanniques sur des
photographies prises durant la Seconde Guerre mondiale. Elle était comme
neuve, abstraction faite de la couche de poussière poisseuse qui s’était
formée sur les fermoirs et les charnières, et avait fini par ternir le métal au
fil des années. Il se dit qu’elle devait avoir au moins soixante-dix ans. Elle
dégageait cette odeur de moisi familière qu’il savait ineffaçable – bien que,
à en juger par son état, elle eût très peu voyagé.
— Je tenais à y jeter un dernier coup d’œil avant de partir, madame
Gray, dit Tayte. J’espère que cela ne vous dérange pas.
— Bien sûr que non, dit Eliza en le gratifiant d’un sourire. Mais je
pensais que nous avions convenu de nous appeler par nos prénoms.
— Oui, c’est vrai. Eliza, corrigea Tayte en lui souriant à son tour.
Il se dit qu’elle faisait bien plus jeune que son âge, avec ses cheveux
bruns mi-longs aux reflets acajou, sa silhouette mince et son style
vestimentaire pimpant. Et il aimait l’énergie qu’elle dégageait quand elle
parlait, malgré les épreuves qu’elle avait traversées au cours des dernières
années. Il imagina qu’elle avait dû être une femme très active avant
l’accident de voiture qui avait pris la vie de son mari, et l’avait condamnée
à se servir d’une canne pour le restant de la sienne. Il admirait les gens
comme elle, qui gardaient le sourire quoi qu’il arrive.
— J’aimerais garder le livre si cela ne vous ennuie pas, dit-il en
ouvrant la valise. J’ai le sentiment qu’il pourrait m’aider à ouvrir quelques
portes. Notamment à faire la preuve de la légitimité de mon travail, en cas
de besoin.
— Faites donc, je vous en prie, dit Eliza. Prenez toute la valise si vous
voulez.
Tayte laissa échapper un petit rire nasal.
— Non, le livre suffira amplement.
Il s’agissait d’un exemplaire relié de Madame Bovary de Gustave
Flaubert, à la couverture rose pâle provenant d’une bibliothèque.. Il se
trouvait dans la valise, entre plusieurs couches de vêtements, avec plusieurs
effets personnels dont une brosse à cheveux, un tube de rouge à lèvres et
d’autres articles de maquillage, ainsi qu’une brosse à dents enveloppée dans
un gant de toilette d’un blanc cassé. Il y avait également un ours en peluche
avec une estampille dans l’oreille précisant : « Fabriqué en Angleterre par
Merrythought Ltd. » La valise était pleine de ces choses dont une jeune
fille, à moins qu’on ne l’y oblige, ne voudrait jamais se séparer ; et c’était
précisément la raison de cette séparation qui intriguait le plus Tayte.
Eliza saisit la cafetière italienne qu’il l’avait aidée à apporter de la
cuisine, et leur versa une tasse de café.
— Prendrez-vous du sucre ? s’enquit-elle.
Tayte leva les yeux de son livre.
— Non, merci, répondit-il.
Il tapota son estomac, avant d’ajouter :
— Du moins, j’essaie de ne pas en prendre.
Eliza le gratifia d’un large sourire en se rasseyant.
— Bon, racontez-moi ce que vous avez découvert, reprit-elle en se
recalant confortablement dans son fauteuil. Vous n’imaginez pas mon
impatience depuis votre dernière visite.
Tayte pouvait fort bien l’imaginer au contraire, mais il ne voulait pas
entrer dans les arcanes de sa propre généalogie pour le moment. Il ouvrit le
livre et regarda la carte de lecteur qui se trouvait toujours à l’intérieur de la
couverture.
— Philomena Lasseter, lut-il à voix haute.
Eliza écarquilla de grands yeux en entendant prononcer ce qu’elle
savait maintenant être le nom de sa mère biologique.
Le nom et l’adresse de la fille à qui appartenaient les effets personnels
qui venaient d’être envoyés avec le mot étaient écrits dans le livre ; avec
cette information, Tayte s’était dit que ce serait un jeu d’enfant de remonter
jusqu’à Philomena, a fortiori après qu’il avait écrit à l’adresse indiquée et
obtenu la confirmation que la famille Lasseter y vivait toujours. Il avait reçu
un appel d’un certain Jonathan Lasseter, qui s’était montré fort enclin à lui
parler.
C’est à ce moment-là que tout avait déraillé.
Tayte avait espéré en apprendre un peu plus sur cette fille dont la
valise avait voyagé jusqu’à Washington après toutes ces années, mais tous
ses espoirs d’une mission facile s’étaient envolés quand Jonathan lui avait
avoué ne savoir que fort peu de chose concernant Philomena. Quand il avait
mis fin à la conversation, Tayte avait eu l’impression que la vie de cette fille
était aussi insaisissable qu’une illusion. Les signes annonciateurs ne lui
avaient pas échappé, mais ils n’avaient fait que piquer davantage sa
curiosité, comme lorsque, découvrant l’acte de naissance original d’Eliza, il
avait remarqué que sa mère y figurait sous le nom de Mena Fitch, et non
Philomena Lasseter, bien que l’adresse indiquée fût la même que celle
inscrite sur la carte de lecteur glissée dans l’exemplaire de Madame Bovary.
— Les nouvelles ne sont pas aussi bonnes que je l’avais espéré, admit
Tayte en refermant la valise. Quand j’ai parlé à Jonathan, il m’a expliqué
que Philomena était un peu le grand mystère de la famille. Il a bien entendu
parler d’elle, il a même vu quelques photos anciennes, mais aucune qui ne
date des années d’après-guerre, à l’époque où Philomena aurait eu entre
dix-huit et vingt ans.
— Donc, elle est peut-être morte pendant la guerre ? conjectura Eliza.
— C’est une possibilité, mais je ne le crois pas. Voyez-vous, pendant
que j’attendais une réponse à ma lettre, j’ai examiné en ligne les registres de
l’état civil concernant Philomena – notamment les registres des naissances,
des mariages et des décès au Royaume-Uni. Elle a un nom peu commun, ce
qui facilite beaucoup les choses. À partir de l’adresse que j’avais, j’ai pu
identifier la paroisse où elle est née, et mettre la main sur son acte de
naissance à Leicester, en Angleterre, au mois d’août 1927 ; autrement dit,
quand cette carte de bibliothèque a été tamponnée en septembre 1944, elle
avait dix-sept ans.
— Et il n’y a aucun certificat de décès la concernant ? anticipa Eliza.
Tayte secoua négativement la tête.
— Pas plus qu’il n’y a d’acte de mariage. Avec les informations
figurant sur son acte de naissance, j’ai pu identifier ses parents,
Margaret Lasseter, née Fitch – le nom qui figure sur votre propre acte de
naissance original – et George Lasseter, qui était à l’époque médecin
généraliste. J’ai cherché Philomena avec les noms de Lasseter et Fitch, mais
je n’ai rien trouvé de probant.
— Une idée de qui pourrait être mon père ? demanda Eliza.
Tayte ouvrit le livre à la page où un morceau de tissu avait été glissé à
la façon d’un marque-page.
— C’est à peine si j’ai le début d’une piste, répondit-il en ôtant du
livre ce qui semblait être une bande patronymique de vêtement militaire.
Un petit morceau de toile bise avec le nom de Danielson cousu dessus.
— Tout ce que l’on a, c’est ceci, mais ça pourrait être tout et n’importe
quoi.
— Ou un indice, fit valoir Eliza.
— Oui, possible, mais qui, en soi, ne nous apprend pas grand-chose.
Il le remit entre les pages du livre.
— Il a tout aussi bien pu être ramassé n’importe où en 1944.
Eliza se décala sur son siège. Tayte comprit que rester assis trop
longtemps dans une même position était difficile pour elle.
— Avez-vous découvert autre chose ? s’enquit-elle.
Tayte repoussa la frange de cheveux qui lui tombait sur le front. Il
avait une épaisse tignasse noire qui ne restait jamais bien peignée très
longtemps, quoi qu’il fasse.
— J’ai fait quelques vérifications générales en ligne, dit-il. J’ai passé
en revue toutes les archives de presse que j’ai pu, et consulté d’autres
sources également en espérant y trouver mentionnés les noms de
Philomena Lasseter ou Mena Fitch. Par ailleurs, j’ai écumé les registres
électoraux britanniques et la version Internet de la London Gazette, qui
publie les changements de nom légaux sous seing privé.
Il secoua la tête et conclut :
— Mes résultats ne sont malheureusement pas concluants, mais je
comprends désormais pourquoi sa vie est devenue un tel mystère familial.
— Mais vous pensez qu’elle pourrait être toujours en vie ? voulut
savoir Eliza, qui paraissait s’accrocher à cet espoir.
— Si c’est le cas, elle aurait quatre-vingt-quatre ans, c’est tout à fait
possible, oui. Mais je ne peux rien faire de plus ici pour le savoir.
Il se mordit la lèvre en ajoutant :
— J’ai réservé un vol de nuit pour Londres.
— Je croyais que vous aviez dit que vous ne partiriez que dans
quelques jours, ou même la semaine prochaine ?
— Je sais, mais je ne reportais mon départ que parce que je n’aime pas
prendre l’avion, et rester ici à tergiverser ne fait qu’aggraver les choses.
Mes bagages sont prêts.
— Bravo, Jefferson, bel état d’esprit, approuva Eliza.
Elle ajouta, au grand désespoir de Tayte :
— Vous savez ce que l’on dit : ce qui ne vous tue pas…
— J’ai besoin d’aller parler à la famille, reprit-il. J’aurai tout le week-
end pour essayer d’apprendre d’eux un maximum de choses, et quand les
archives locales ouvriront lundi, j’irai voir ce que je peux y trouver. J’ai
rendez-vous avec Jonathan Lasseter et sa femme chez eux demain après-
midi.
Eliza était assise sur le bord de son siège maintenant, de toute
évidence excitée par cette brusque accélération des choses.
— Quelqu’un vous accompagne ?
Tayte dut réfléchir un instant à la question. Il finit par secouer la tête et
répondre :
— Non. Personne.
— Eh bien, dans ce cas, Madame Bovary devra vous tenir compagnie.
Elle vous aidera à vous changer un peu les idées.
Tayte sourit et regarda le livre qu’il tenait toujours entre ses mains. Si
seulement c’était aussi simple, songea-t-il.
— Je veux tout savoir à son sujet, dit Eliza. Quel genre de vie elle a
mené, et…
Elle s’interrompit, puis :
— Et j’aimerais comprendre pourquoi elle m’a abandonnée.
— Bien sûr, confirma Tayte. Je ferai de mon mieux.
— Et vous me tiendrez informée, d’accord ? Je n’arriverai pas à
dormir autrement.
— Dès que j’aurai la moindre information nouvelle, promit Tayte.
— Bien. Dans ce cas, faites un bon voyage, et si vous avez besoin de
quoi que ce soit, faites-le-moi savoir.
Eliza tendit le bras pour saisir sa canne, signalant qu’elle voulait se
lever. Tayte comprit qu’elle avait hâte qu’il se mette en route, quoiqu’il fût
bien incapable d’avancer l’heure de décollage de son avion.
— Non, inutile de me raccompagner, dit-il en se levant lui-même.
Il se pencha en avant et lui serra délicatement la main, qui lui parut
minuscule dans la sienne.
— Je vous appellerai demain quand j’aurai atterri, ajouta-t-il en
s’imaginant déjà, par la pensée positive, à la récupération des bagages à
Heathrow, encore sous le coup du stress, certes, mais bien vivant, plein
d’animation, et en train de siffloter un air joyeux pour se calmer.
Lui tenant toujours la main, Eliza dit :
— J’aimerais que tout ceci reste entre nous jusqu’à ce que nous en
sachions un peu plus. Vous comprenez ?
— Bien entendu, dit Tayte, conscient qu’elle avait une grande famille :
trois fils et une fille qui habitaient Washington et ses environs, et avaient
eux-mêmes des enfants.
L’arrivée de la valise avait bousculé en quelque sorte leur généalogie.
Il appartenait à sa cliente de décider seule si elle voulait leur en faire part ou
non, et à quel moment.
Elle lâcha la main de Tayte. En tournant les talons, il jeta un dernier
coup d’œil à la petite valise rouge et se demanda, comme il l’avait fait toute
la semaine, qui l’avait envoyée, et de quelle manière ce mystérieux
expéditeur était entré en sa possession. Il se demanda aussi pourquoi elle
arrivait maintenant, soixante-dix ans après qu’elle avait été bouclée.
Quelque chose avait dû survenir, qui avait précipité son envoi, mais quoi ?
Tayte n’en avait encore aucune idée pour le moment, mais il comptait bien
le découvrir. Alors qu’il quittait la maison et se dirigeait vers sa voiture, il
leva les yeux vers le ciel clair et releva son col pour protéger son cou du
froid de cette fin d’après-midi. Et il repensa à la fille. Philomena Lasseter.
Elle hantait désormais ses pensées. Qui était-elle ? Pourquoi était-elle
mentionnée sur l’acte de naissance original de sa cliente sous le nom de
jeune fille de sa mère, Fitch ? Et pourquoi avait-elle été séparée de sa valise
toutes ces années auparavant ?
CHAPITRE 2

Décembre 1943

Ce matin de Noël, Mena Lasseter se réveilla tôt, avec la sensation


d’avoir été dérangée dans son sommeil par quelque chose qui, maintenant
qu’elle était éveillée, se révélait insaisissable. Les rideaux occultants de la
fenêtre maintenaient sa chambre dans une parfaite obscurité, et le silence
était si total qu’elle s’imaginait entendre l’air de la pièce chuinter à ses
oreilles. Elle se redressa et écarta les lourds rideaux derrière elle, qui
révélèrent un paysage brumeux d’arbres sans feuilles et de champs gelés au
clair de lune – les premières lueurs rose orangé de l’aube pointant à l’est.
Quand elle les ouvrit plus largement, la clarté de la lune baignant ce coin de
campagne du Leicestershire projeta sur les murs aux poutres apparentes des
croix diagonales dues au ruban adhésif mis en place sur les vitres depuis
que les bombardements avaient commencé. La lune peignait tout d’un
argent fluide qui éclipsait toutes les autres couleurs.
Non, pas toutes.
Alors que Mena se détournait de la fenêtre et reportait son regard dans
la chambre, par-delà la courtepointe délavée, le cadre de lit en métal et la
chaise un peu plus loin, elle vit derrière sa bassine de toilette quelque chose
qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps, et cela suffit à lui causer une
sensation de nœud dans la gorge. C’était une orange – une belle et grosse
orange qui brillait dans la grisaille de ce matin d’hiver autant qu’en plein
soleil. Elle écarta son dessus-de-lit et courut s’en saisir, incapable de résister
à la tentation de percer sa peau en même temps qu’elle la collait sous son
nez, ravivant le doux souvenir de son parfum. Elle rit doucement et réprima
une larme, souriant en comprenant ce que signifiait la présence de cette
orange : Eddie était de retour pour Noël ; c’était une bénédiction.
Mena – que sa mère, fervente catholique, avait prénommée Philomena
en souvenir de sainte Philomène, la thaumaturge – avait seize ans, soit
quelques mois de moins qu’elle n’aurait voulu. Elle était grande pour son
âge, et pouvait facilement prétendre en avoir dix-sept – l’âge requis
précisément pour pouvoir s’engager dans la WLA, une des branches
féminines de l’armée de terre britannique. Mais sa mère – adepte
enthousiaste du Décalogue – n’entendait pas l’autoriser à mentir sur son
âge, quand bien même la plupart des autres filles que Mena connaissait ne
se gênaient pas pour le faire.
Mais août n’était plus bien loin, ne cessait-elle de se répéter. Elle ferait
aller jusque-là en continuant d’œuvrer comme guetteuse d’incendie ; elle
était également volontaire à ses heures perdues, poussant un chariot de
livres d’un service à l’autre du Royal Infirmary de Leicester et de l’hôpital
général à Evington, faisant souvent la lecture aux patients. Elle participait à
sa manière à l’effort de guerre, à l’instar de sa sœur, Mary-Grace, qui s’était
engagée deux ans plus tôt dans l’ATS, le Service territorial auxiliaire1, et
livrait à n’en pas douter une guerre glorieuse, conduisant une automobile et
portant d’importants documents à des personnes non moins importantes.
Et il y avait ses trois frères. Personne n’aurait pu exiger d’eux
davantage. Ils s’étaient retrouvés au cœur du conflit dès 1940. Mena n’avait
pas revu Michael, James ni Peter depuis bien trop longtemps. Elle leur
enviait leur liberté, malgré le danger mortel et les épreuves qui n’étaient que
trop perceptibles dans leurs lettres. Edward Buckley – son cher et tendre
Eddie, qui avait toujours été comme un quatrième frère pour elle – avait
déjà intégré les forces armées britanniques quand la guerre avait éclaté. Il
avait passé son enfance à Oadby, et devait ses plus grandes joies à la famille
Lasseter, avant que la sienne ne parte s’installer dans le Hampshire.
Mena colla l’orange contre sa chemise de nuit et soupira. Mary sera
tellement contente de le voir, songea-t-elle, sincèrement ravie pour elle –
bien qu’une part d’elle-même enviât à sa sœur la joie de ce retour. Elle posa
l’orange, anticipant le moment où, après le petit-déjeuner, elle remonterait
discrètement un couteau dans sa chambre pour la manger en secret, sachant
qu’elle n’en serait que plus savoureuse après la énième création à base
d’œufs en poudre qui les attendait encore une fois en ce matin de fête. Sa
main n’eut pas plus tôt lâché l’orange que son attention fut attirée par le
craquement d’une lame de plancher derrière la porte. Elle sourit en
comprenant que ce devait être le bruit qui l’avait tirée de son sommeil.
Eddie était-il toujours là, déposant ses oranges au petit matin tel le père
Noël ?
Elle ouvrit la porte d’un geste théâtral, s’attendant à prendre l’homme
au traîneau sur le fait ; mais lorsqu’elle en franchit le seuil d’un bond, suivie
par la froide clarté de la lune, ce ne fut pas le père Noël mais son propre
père qu’elle découvrit devant elle, sa silhouette éclairée par le halo
lumineux d’une bougie. Il n’était pas vêtu d’un pantalon et d’une tunique
rouges, mais de pantoufles et d’un nouveau peignoir à rayures qui devait
quelque chose aux rideaux qui équipaient autrefois une des chambres
d’amis. Il avait un pied engagé dans l’escalier qui descendait, et une
expression de surprise plissa son visage déjà naturellement marqué par
l’inquiétude.
— P’pa ! dit Mena, souriant toujours.
Tout le monde l’appelait « P’pa », à l’exception d’Eddie, qui y était
pourtant plus qu’encouragé. Mais Eddie était si pointilleux, s’agissant des
bonnes manières, que par respect il continuait de lui donner du « monsieur
Lasseter », ou simplement « monsieur », en dépit des innombrables
protestations de l’intéressé, qui l’exhortait depuis des années à consentir au
moins à l’appeler George. P’pa était grand et mince, avec le crâne chauve et
une petite moustache grise et drue qu’il entretenait avec un soin maniaque.
Mena le vit serrer une main osseuse contre sa poitrine et tituber en avant à
la façon d’un mauvais acteur surjouant une scène de mort. Croyant qu’il
allait tomber dans l’escalier, le sourire de Mena s’effaça et elle se précipita
vers lui, mais à peine fut-elle près de lui qu’il se retourna vivement dans sa
direction, en équilibre sur la marche du haut, avec toute l’agilité d’un
homme qui n’aurait pas cinquante-quatre ans, mais moitié moins. De sa
main libre, il lui agrippa un bras.
— Je t’ai eue ! dit-il en partant d’un rire disproportionné à la
plaisanterie, jusqu’à ce que Mena lui donne une tape amusée sur le bras en
lui rappelant l’heure qu’il était.
— Chuut ! lui intima-t-elle. Tu vas réveiller tout le monde.
P’pa acquiesça, se pinçant aussitôt les lèvres pour ne pas rire, bien que
ses yeux gris fussent toujours hilares.
Mena l’embrassa tendrement.
— Joyeux Noël, P’pa.
— Joyeux Noël, ma belle, répondit son père. Maintenant, retourne au
lit, et n’en sors pas avant que j’aie eu le temps d’allumer un bon feu et de
donner à cette vieille maison une chance de se réchauffer.
Mena rejoignit sa chambre et se retourna à la porte.
— Est-ce qu’il y aura un couvert supplémentaire pour le repas de
Noël ? demanda-t-elle dans un murmure, certaine de la réponse.
Son père lui sourit de plus belle.
— Un petit peu de patience, ma fille. Un tout petit peu de patience.

Les Lasseter habitaient juste à la sortie du village de Oadby, lui-même


situé à quelques kilomètres à l’est de Leicester, entre Evington au nord, et
Wigston au sud. La guerre, jusque-là, avait été plutôt indulgente avec eux,
si tant est que l’on puisse accoler le mot indulgente au mot guerre. Mais le
fait est qu’elle avait été indulgente au point qu’ils continuaient de recevoir
régulièrement des lettres de Michael, James et Peter, qui servaient tous les
trois sur le « théâtre d’opérations européen », ou ETO2, comme on
l’appelait communément. Et vivre en bordure d’un village tel que Oadby,
dans une vieille ferme délabrée qui paraissait trop grande sans les garçons –
et cela malgré les deux enfants réfugiés qui avaient été confiés à leurs soins
– signifiait qu’ils n’avaient pas souffert des bombardements qui avaient
ciblé Leicester. Pas plus qu’ils n’avaient été victimes des bombes lâchées
sur les villages eux-mêmes par les bombardiers au retour de leurs nombreux
raids menés sur Coventry. Matériellement, ils étaient également mieux lotis
que la plupart des familles de Oadby, disposant dès le début du conflit d’un
stock plus important de nourriture et d’autres produits qui leur permettaient
de voir venir.
Mena se remit au lit, pour se rendre compte qu’elle était incapable de
se rendormir. Elle essaya la lecture en puisant dans la pile de classiques qui
se dressait sur le sol à côté d’elle, mais ni Dumas ni Stevenson ne surent
accaparer son attention. Elle se leva, emmitouflée dans son couvre-lit, et
alla s’asseoir sur sa chaise préférée près de la fenêtre, d’où elle observa le
lever du soleil. C’était un matin parfait : pas de neige, mais le sol était
suffisamment givré pour donner l’illusion qu’il venait de neiger ; ce qu’elle
aimait par-dessus tout un jour comme Noël, à défaut d’avoir un manteau
neigeux, c’était ce genre de ciel clair et ensoleillé. La brume s’était
totalement dissipée maintenant ; le monde extérieur qui s’encadrait dans la
fenêtre n’était plus argenté, mais orange, de la couleur de son cadeau,
qu’elle tenait de nouveau dans ses mains et faisait rouler doucement sur ses
genoux.
Elle était absorbée dans ses pensées, son regard fixé sur l’horizon, se
demandant où pouvaient bien se trouver ses frères à cette même heure.
Comme chaque matin, elle dit bonjour à chacun d’eux, à leurs visages tels
qu’elle s’en souvenait, priant en silence pour qu’ils reviennent sains et
saufs. Elle savait que leur repas de Noël serait meilleur que le sien cette
année. Ils mangeraient de la dinde rôtie agrémentée de pickles de légumes
et d’une sauce à la canneberge, avec des petits pois et du maïs, et du vrai
beurre, à n’en pas douter ; du moins se plaisait-elle à le croire. Elle songea à
la « fausse dinde » qu’elle avait aidé sa mère à préparer : de la chair à
saucisse avec des pommes et des oignons hachés, et deux panais pour les
cuisses. Cela n’avait aucunement le goût de la dinde, mais au même titre
que pour tant de choses désormais, tout était dans l’apparence.
L’apparence. Mena ne s’était guère préoccupée de la tenue qu’elle
porterait aujourd’hui, mais après le cadeau de l’orange, elle se devait de
faire un effort vestimentaire particulier. Elle avait l’impression qu’il était de
son devoir d’être aussi jolie que possible – toujours l’effort de guerre, la
petite contribution de chacun, ce qui l’amena naturellement à la question du
maquillage. C’était là cependant une tout autre affaire, qui suscitait la
désapprobation totale de sa mère. Mais c’était Noël, elle avait seize ans et
demi et toutes les aspirations propres à son âge. La seule chose qui la
préoccupait, c’était la manière d’improviser avec les restes des produits
qu’elle avait réussi à extorquer à Mary lors de sa dernière visite quelques
mois plus tôt. Elle ne voulait pas arriver au petit-déjeuner fardée comme
une poupée de chiffon.
Il y avait une droguerie Boots à Leicester, et elle mourait d’envie
d’essayer leur gamme de cosmétiques no 7. Elle n’y était pas allée depuis
longtemps, mais la dernière fois qu’elle avait jeté un coup d’œil à leurs
rayonnages, ils avaient du fond de teint et du lait de beauté qui coûtaient
chacun trois shillings, du fard à joues et neuf nuances différentes de poudre
de riz. Et il y avait tellement de teintes de rouge à lèvres que l’on se serait
cru dans une confiserie, mais P’pa n’avait pas d’argent à dilapider dans ce
genre de coquetterie, même si sa mère, elle, avait donné son accord.
— Nous ne savons absolument pas combien de temps cette guerre
peut durer, avait-il dit, et les choses en étaient restées là.
Elle espérait que Mary lui ferait la surprise de lui offrir quelques
restants d’indispensables du maquillage pour Noël cette année, afin qu’elle
puisse être encore plus jolie ce soir-là.
Mena se débarrassa de son couvre-lit et s’assit à sa coiffeuse. Elle posa
l’orange dans un rayon de soleil qui entrait par la fenêtre, et fronça les
sourcils en se regardant dans le miroir. Ses cheveux étaient trop raides pour
ce qu’elle avait en tête. Pour la journée, elle voulait qu’ils forment des
vaguelettes dorées, encadrent son visage en retombant sur les côtés, et se
terminent en une cascade de grosses boucles blondes sur ses épaules, à
l’instar de cette actrice hollywoodienne qu’elle avait vue dans un film l’été
précédent : Veronica Lake. Pour le soir, ce serait un chignon. Il n’y avait
rien de plus chic.
Elle ouvrit un tiroir et trouva son nécessaire à maquillage, ou du moins
ce qu’elle considérait comme tel. Le seul véritable article de cosmétique
était un reste de bâton de rouge à lèvres qu’elle devait récupérer à l’aide
d’un coton-tige au fond du tube. Elle avait du rouge pour les joues, mais ce
n’était pas à proprement parler du maquillage. À l’aide d’un mortier et d’un
pilon pris dans la cuisine un jour que sa mère était absente, elle avait écrasé
aussi finement que possible un petit morceau de peinture aquarelle, qu’elle
devait utiliser avec parcimonie ; il suffisait qu’elle en mette un peu trop
pour ressembler aussitôt à un épouvantail. Pour les yeux, elle n’avait rien
du tout, mais son père lui avait toujours dit qu’elle avait les plus jolis qui
soient – d’un gris-bleuté, comme ceux de sa grand-mère, mais en plus
clairs. De ce côté-là au moins, elle s’estimait chanceuse.
Certaines de ses amies se teignaient les jambes avec du thé noir ou du
jus de rôti, parce qu’aucune usine ne fabriquait plus de bas de soie ; celle-ci
était réservée exclusivement à la confection de parachutes. Elle avait essayé
le jus de rôti une fois, mais Xavier – ou Manfred, elle ne se souvenait plus
lequel des dogues allemands c’était – avait gâché l’effet, déjà bien réduit, en
lui léchant les jambes sous la table. Pour ne rien arranger, elle n’avait même
pas de crayon à sourcils pour dessiner un trait de couture. Des socquettes
feraient l’affaire. Il faudrait bien.
1 La branche féminine et terrestre de la British Army. (Toutes les notes sont
du traducteur.)
2 European Theatre of Operations.
CHAPITRE 3

Quand Mena fut prête à faire son apparition devant le reste de la


maisonnée, il y avait un moment déjà que le brouhaha de ce qui promettait
d’être un matin de Noël tout à fait à part parvenait à ses oreilles. Durant au
moins une demi-heure, elle avait écouté le tintement des casseroles et les
bruits de pas précipités des jumeaux de Londres qui se poursuivaient à
travers la maison avec l’inépuisable énergie de leurs dix ans, laquelle était
encore amplifiée par l’occasion et l’impatience de découvrir les surprises
que Noël apporterait. Elle entendait sa mère leur intimer l’ordre de se
calmer, ou il n’y aurait pas de cadeaux cette année. Puis c’était le silence,
mais il ne fallait pas plus deux minutes pour que le tohu-bohu reprenne de
plus belle. De temps à autre, derrière ce charivari, elle distinguait la voix de
P’pa, ou plutôt son timbre apaisant – les mots étaient inintelligibles –, mais
des périodes de calme plus longues suivaient toujours ; ce fut durant l’une
d’elles justement qu’elle entendit une autre voix, mêlée au sourd et
mélodieux murmure de celle de son père. C’était un autre homme – un
homme bien plus jeune.
Mena sourit à la star hollywoodienne dans le miroir, et se dit que la
jeune femme qui lui répondait par un clin d’œil n’allait pas démériter.
— Philomena !
La voix de sa mère était perçante. Elle s’éleva si haut dans les aigus
que Mena sursauta comme si on l’avait tirée d’un rêve ; mais ce qu’elle
venait d’entendre, elle le comprit, c’était l’ultime appel de sa mère. Elle
glissa ses pieds en socquettes dans une paire de derbies style Oxford noire
et blanche, et en noua rapidement les lacets. Puis elle courut jusqu’à la porte
et descendit, ne marquant un temps d’arrêt qu’une fois en bas de l’escalier,
pour lisser les plis de sa robe. Elle prit le temps d’examiner son reflet dans
le miroir du vestibule, se disant que le portemanteau à droite de la porte
d’entrée paraissait plus chargé que d’habitude ; quant aux bottes qui se
trouvaient au pied du gros pot de fleurs, sous le palmier nain, ce n’étaient
assurément pas celles de son père. Attirée par la voix de ce dernier, elle
traversa le hall d’entrée parqueté jusqu’à la porte du salon, devant laquelle
elle se posta et tendit l’oreille. Les paroles de son père lui parvenaient
distinctement maintenant.
— Oh, je n’ai pas le temps de chômer, dit celui-ci en réponse à une
question que Mena n’avait pas eu le temps d’entendre. Je fais la plupart de
mes visites à domicile dans les villages à présent. On a eu une vilaine
épidémie de grippe il n’y a pas longtemps, mais grâce aux bons d’essence
supplémentaires, la vieille Morris n’a pas arrêté ; bref, je ne m’en sors pas
trop mal. Et toi ? Est-ce qu’ils te traitent bien, à la 1re Aéroportée ?
— Aussi bien qu’il est possible étant donné les circonstances, répondit
son interlocuteur.
— Tant mieux. Enfin, peut-être bien que tout ça sera terminé avant le
prochain Noël, hein ? Est-ce que tu as entendu la déclaration de Churchill
hier soir à la radio ?
— Non, monsieur. Je crains bien de l’avoir manquée. Nous sommes
arrivés très tard.
— Bien sûr. Enfin, ce n’est pas comme si on ne s’y attendait pas – les
spéculations sont allées bon train ces derniers mois. Je suis bien certain que
tu ne seras pas surpris d’apprendre que Eisenhower a été nommé
commandant en chef des forces alliées armées.
— J’aurais préféré voir un des nôtres dans ce rôle.
— C’est évident, dit P’pa. Mais je crois que la différence s’est faite
principalement sur le nombre de troupes engagées.
— Sans compter les raisons politiques habituelles, certainement.
— Oh, ça ne fait aucun doute. Bien que, politiquement, cette décision
ne soit pas sans apporter certaines garanties. Si les futures opérations en
Europe sont conduites par les Américains, alors le moindre échec sera perçu
par le monde comme étant leur échec. D’un point de vue politique, leur
bienveillance et leur soutien sans faille nous sont acquis, et pour un bon
moment.
Mena fut distraite par l’arrivée des jumeaux. Le premier puis l’autre
passèrent à côté d’elle en glissant, vêtus de chaussettes grises et de robes de
chambre jaunes en tuft identiques, produisant sur son esprit une impression
de déjà-vu. Ils filèrent jusqu’au pied de l’escalier sans même remarquer
qu’elle était là, avant de grimper les marches tels des éléphants en furie,
suivis plus lentement par Xavier et Manfred, qui marquèrent tous deux un
temps d’arrêt devant Mena pour lui renifler la main.
Un nouveau tintement de casseroles provenant de la cuisine obligea
Mena à crier : « J’arrive dans une minute, Mère ». Puis elle frappa à la
porte, tourna la poignée et pénétra dans le salon baigné de soleil, de
poussières en suspension et maintenant de sourires.
Les deux hommes se tenaient devant la cheminée où crépitait un bon
feu derrière un pare-étincelles en laiton. Une paire de chaussettes de Noël
en tricot pendait d’une poutre noircie, et vers la fenêtre, à la droite de Mena,
au-dessus d’un meuble orné d’un motif fleuri, un petit sapin de Noël se
dressait fièrement malgré l’absence de nouvelles décorations une fois de
plus cette année. Les jumeaux avaient passé récemment tout un après-midi
à confectionner des animaux à partir des cure-pipes flexibles de P’pa, mais
tout le monde, à l’exception des deux garçons, avait trouvé qu’ils
ressemblaient davantage à des chenilles hirsutes.
Le sourire de Mena rencontra d’abord celui de P’pa. Il portait une
veste et une cravate – la même vieille veste de tweed confortable, aux
poches affaissées, qu’il endossait pour aller faire ses visites. Son sourire
était pincé d’un côté pour empêcher sa pipe de lui tomber de la bouche et,
comme d’habitude, il avait une main dans une des poches de sa veste, d’où
leur aspect avachi. L’attention de Mena fut rapidement attirée vers l’homme
qui se tenait à côté de lui, et affichait le même air rayonnant qu’elle en la
regardant.
— Eddie ! s’écria-t-elle. (Elle le salua militairement.) Ou dois-je
t’appeler capitaine Buckley maintenant ? P’pa nous a tout raconté.
Edward Buckley prit un air sérieux, lui retourna son salut en tapant
des talons, puis se mit à rire.
— Joyeux Noël, Mena. Eddie fera très bien l’affaire, comme toujours.
Elle se jeta dans ses bras.
— Je savais que c’était toi, dit-elle en l’étreignant si fort qu’elle crut
bien froisser son uniforme.
— Quoi ? Même avec la moustache ?
— On la voit à peine, dit Mena. Mais c’est très seyant pour un officier.
Elle étudia les traits de son visage pour le passer en revue : les
cheveux bruns bien coiffés, qu’elle trouva un peu trop brillants, et les yeux
noisette qui se mariaient bien avec la couleur terne de son uniforme.
— Merci pour l’orange, ajouta-t-elle en reculant d’un pas.
— Je t’en prie, dit Eddie. Maintenant, laisse-moi te regarder.
Il l’observa attentivement, puis :
— Ouah ! Cette robe te va à ravir. Le bleu a toujours été ma couleur
préférée ; avec ces pois, c’est superbe. Est-ce qu’ils sont jaunes ? Beige ?
Mena fronça les sourcils.
— Ils étaient blancs.
— Eh bien, quelle que soit leur couleur, je les trouve parfaits aussi.
Elle lui donna une tape sur le bras et se mit à rire.
— Tu dirais n’importe quoi pour me faire plaisir.
— Non, je le pense, comme tout ce que je dis, se défendit Eddie.
J’avais promis à ton père d’être là pour Noël, et me voilà.
P’pa se pencha et souffla la fumée de sa pipe vers l’âtre de la
cheminée.
— Et nous sommes ravis de t’avoir ici, dit-il. J’aimerais seulement
que tu puisses rester plus longtemps.
— Quand dois-tu repartir ? l’interrogea Mena, alarmée à l’idée que
leur hôte pourvoyeur d’agrumes puisse être contraint de les quitter
prématurément une fois de plus.
— J’aurai peut-être le temps de boire une tasse de thé avant de partir,
si nous ne le prenons pas trop tard. Une voiture devrait passer me récupérer
vers six heures.
— Nous y veillerons, dit P’pa.
À cet instant, on frappa à la porte ; Mena se tourna aussitôt vers celle-
ci en même temps qu’elle s’ouvrait, s’attendant à voir sa mère. C’était
Mary, qui apportait un nouveau sourire dans la pièce pour remplacer celui
que Mena venait soudainement de perdre. Mary était superbe, songea-t-elle.
Sa sœur avait tombé l’uniforme, portait des talons, ce qui aidait, et aussi de
vrais bas, crut deviner Mena. Elle avait revêtu une veste grise légère
ceinturée à la taille, avec une jupe moulante assortie qui lui arrivait aux
genoux, si bien qu’elle entra dans la pièce en se dandinant, tel un canard.
Du moins Mena eut-elle cette impression, mais le sourire qui se dessina sur
le visage d’Eddie tandis qu’il s’empressait d’aller à sa rencontre lui parut
indiquer qu’il appréciait plutôt l’effet. Mais ce qui accentuait surtout le chic
de son allure générale, était le fait que Mary avait noué en chignon ses
cheveux d’un blond vénitien, exactement comme Mena avait prévu de le
faire elle-même ce soir-là. Elle devait savoir qu’Eddie serait déjà parti à ce
moment-là.
Suivit un baiser qui dura moins de cinq secondes, mais qui parurent
cinq minutes à Mena. Son père détourna les yeux vers la cheminée sans
cesser de tirer sur sa pipe, tandis que Mena regardait sa sœur caresser un de
ses mollets graciles en faisant coulisser tout contre, de bas en haut, la
cheville de son autre jambe. Elle aurait bien voulu avoir des mollets aussi
fins et joliment galbés. Elle trouvait injuste qu’il lui faille encore exhiber les
tendres contours de l’enfance alors même qu’elle commençait à se sentir
femme, mais l’armée de terre réglerait bientôt ce problème, se consola-t-
elle. Ce serait un « travail joyeux au grand air », comme disait l’affiche
qu’elle avait dans sa chambre, et il n’y avait de toute évidence rien de
« tendre » chez cette fille au pull vert et au pantalon de velours côtelé kaki
qui tenait une fourche à la main, que l’on voyait sur la publicité. Mena vit
Eddie murmurer quelque chose à l’oreille de Mary, et celle-ci lui répondre
de la même manière. Elle n’entendit pas ce qu’ils se dirent, mais cela fit
bien rire les jeunes amoureux. Il y avait encore un an de cela, Mena aurait
fondu sur eux et insisté pour qu’ils lui expliquent ce qui les faisait tant rire,
mais elle avait grandi et ne se voyait plus faire cela.
Quand enfin Mary et Eddie réussirent à se décoller l’un de l’autre, ils
s’approchèrent de la cheminée, main dans la main, souriant d’un air
radieux, le visage rougi avant même d’avoir été exposé à la chaleur de
l’âtre. Ce n’est qu’à cet instant que Mary parut remarquer la présence de
Mena.
— Est-ce bien notre Mena ? dit-elle. Non, cela ne se peut pas.
Mena savait que sa sœur la taquinait, mais c’était la première fois
qu’elle était aussi apprêtée à la maison. Ces compliments la touchaient
particulièrement. Elle avait beau essayer, elle n’arrivait pas à s’empêcher de
sourire. Elle fit une petite révérence et baissa la tête pour dissimuler son
embarras.
— Tu es magnifique, lui dit Mary.
Elle se pencha et leurs joues se touchèrent.
— Joyeux Noël, ma sœur, ajouta-t-elle.
Puis elle embrassa son père et reprit :
— À toi aussi, P’pa. Joyeux Noël.
La porte du salon s’ouvrit de nouveau, cette fois sans que l’on ait jugé
utile de frapper avant. La vue de sa mère se tenant dans l’embrasure de la
porte rappela à Mena qu’elle avait passé trop de temps près du feu.
Margaret Lasseter, rouge d’impatience, s’essuyait les mains sur le tablier
taché qu’elle portait par-dessus sa robe bleu myosotis. C’était une femme
mince, presque aussi grande que P’pa, aux cheveux châtain terne coupés
court, aux traits bien marqués, et au regard alerte. Il flottait sur ses lèvres un
vague sourire, probablement destiné à leur invité, mais Mena savait qu’elle
était dans le pétrin.
— Désolée, Mère. J’allais justement venir.
— Eh bien, dépêche-toi un peu, jeune fille ! dit Margaret.
Elle sourit plus largement, quoique de manière peu convaincante, à
Eddie.
— Edward a véritablement apporté Noël avec lui, cette année, ajouta-
t-elle en s’adressant à tout le monde maintenant. De quoi tenir toute la
semaine, je dirais. De la vraie dinde, du bacon pour le petit-déjeuner et une
douzaine de vrais œufs. (Puis, à Mena directement :) Et il faut tout préparer,
tu le sais. Presse-toi, jeune fille. À moins que tu ne veuilles que nous ne
mangions pas avant l’heure du thé.
Mena accéléra le pas, mais en approchant de la porte, elle hésita. Le
sourire feint de sa mère avait totalement disparu, remplacé par un air
d’incrédulité agacée tandis qu’elle serrait dans le creux de sa main le
crucifix en bois monté sur une grossière cordelette qu’elle portait toujours
autour du cou. Un pas de plus, et Mena l’entendit souffler par le nez ; elle
comprit qu’elle allait y avoir droit en voyant les lèvres de sa mère se mettre
à trembler et remuer comme si elle marmonnait une prière quelconque.
Et c’est ce qui arriva, sans autre forme d’avertissement.
Mena atteignit la porte, et soudain le tablier sale se retrouva contre son
visage, le frottant sans ménagement, lui étrillant la bouche pour en ôter le
maquillage. Puis elle sentit la main ferme de sa mère lui enserrer
brusquement la nuque et la tirer hors de la pièce, presque courbée en deux.
— Espèce de Jézabel ! murmura Margaret, mais sa voix résonna à
l’oreille de Mena.
Puis, au milieu des larmes, reniflant fort, elle entendit son père dire :
— Allons, Margaret, il n’y a pas de mal à ce qu’elle se…
La porte se ferma.
— Va te nettoyer, grogna sa mère en la poussant vers l’escalier. Et ne
redescends pas avant d’avoir prié pour ton pardon !
Mena sentit le dos de la main de Margaret lui gifler sèchement
l’arrière des cuisses, la poussant à faire trois pas d’une seule enjambée.
— Et ne t’avise pas de lambiner !
CHAPITRE 4

Mena s’assit à sa coiffeuse, enfouit son visage dans le creux de ses


mains et pleura durant dix bonnes minutes. Quand enfin elle s’arrêta, elle
passa plusieurs minutes encore à fixer son reflet de poupée de chiffon dans
le miroir, songeant à son livre préféré et, telle Alice, se prenant à rêver de
disparaître dans son propre reflet et découvrir l’autre monde. Elle remarqua
à peine la porte qui s’ouvrait derrière elle, vit à peine Mary entrer dans sa
chambre et mouiller un gant de toilette dans la bassine. Mais elle sentit le
tissu éponge froid et humide sur sa peau, et vit l’image de la poupée de
chiffon s’estomper dans le miroir tandis que Mary lui passait délicatement
le gant sur le visage ; le geste était doux et apaisant, à l’opposé de la
sensation produite par le tablier de sa mère.
— Je sais, ce n’est vraiment pas juste, dit Mary. Mais crois-moi, j’ai
eu ma part d’injustice, moi aussi. Et ne reproche rien à P’pa, ajouta-t-elle.
Lui aussi a eu sa part.
Elle se mit à passer le peigne dans les cheveux de Mena. C’était
agréable, comme de s’allonger sur le sable humide à la plage par une
chaude journée d’été, quand la mer disperse une écume moussante de bulles
tout le long de votre corps. Elle soupira d’aise, et lâcha prise lentement.
— Tu te souviens du jour où Mère m’a surprise pour la première fois à
embrasser Eddie ? interrogea Mary. Bien sûr que non. Tout cela s’est passé
loin des regards, mais tu as dû te demander où j’étais passée durant tout ce
temps. Elle m’a hurlé dessus : « Mary-Grace ! »
Mena vit une petite fille dans le miroir. Pas la femme qui s’était assise
là un peu plus tôt, avec ses sourires aguicheurs et ses expressions
sensuelles ; Veronica Lake n’était plus là depuis longtemps.
— Non ? poursuivit Mary. Eh bien, j’ai passé le reste de la journée
dans ma chambre, et le lendemain aussi. Enfermée dans mon armoire pour
être exacte, sans rien à manger ni à boire. J’avais quatorze ans. Tu ne devais
pas en avoir plus de huit.
Le mouvement du peigne manqua aussitôt à Mena quand il s’arrêta.
Elle sentit un bandeau lui enserrer le crâne en glissant, et vit le visage de
Mary dans le miroir à côté du sien.
— Voilà, dit celle-ci. Je crois que Mère approuvera maintenant, qu’est-
ce que tu en dis ?
Mena acquiesça. Puis, juste sous ses yeux, elle vit un mouchoir blanc
noué pour former un petit paquet glisser sur la coiffeuse.
— Est-ce que je ne veille pas toujours sur toi ? dit Mary. J’ai pensé
que ceci te remonterait le moral. J’allais te le donner ce soir, mais je crois
que c’est plus utile maintenant.
Mena regarda sa sœur, puis le petit paquet de nouveau. Elle le prit
dans ses mains et tira sur un des coins du mouchoir, où étaient brodées les
initiales de P’pa. Le mouchoir s’ouvrit et ses yeux découvrirent directement
l’inscription « Boots no 7 ». Une nouvelle fois, elle regarda Mary, avant de
revenir aussitôt à son cadeau. Elle n’arrivait pas à y croire. Il y avait
plusieurs produits, et tous paraissaient neufs. Elle se tourna vers Mary et la
serra dans ses bras.
— Cette fois, prends bien garde à ce que Mère ne te voie pas
maquillée avec, l’avertit Mary. Si vraiment elle réclame ton maquillage,
donne-lui les vieux produits. Elle s’en contentera.
— Merci, merci, merci, dit Mena.
— Oublie ça. Allons, viens, c’est Noël. Range tout ça, et viens prendre
ton petit-déjeuner avec nous.

Mena avait bien cru que ce Noël 1943 resterait dans sa mémoire
comme le pire de tous, mais la journée retrouva rapidement son rythme. En
la voyant revenir, sa mère avait simplement souri, ainsi que le ferait
n’importe quelle mère fière de sa progéniture, avant de l’embrasser sur le
front et de dire :
— Regarde-toi. C’est tout de même beaucoup mieux ainsi, non ?
Allez, maintenant, passe-moi cette poêle s’il te plaît.
Et les choses en restèrent là.
Mena fut la dernière à s’attabler pour le petit-déjeuner, qu’ils prirent
dans le jardin d’hiver, à l’arrière de la maison, dont la vue donnait du côté
d’Evington, par-delà les terres jonchées de feuilles mortes et hérissées
d’arbres squelettiques. P’pa entreprit très vite de dissiper les dernières
traces de malaise subsistant autour de l’incident du maquillage au moyen de
quelques plaisanteries qui suscitèrent des rires de complaisance plutôt que
de réelle bonne humeur. Et avec Eddie présent à leurs côtés, lui adressant un
clin d’œil à peine se fut-elle assise, comme pour lui demander si tout allait
bien, Mena ne pensait plus qu’à son nouveau maquillage, et lui sourit en
retour pour lui répondre par l’affirmative.
La coutume – le devoir, aurait dit Margaret Lasseter – voulait que, le
jour de Noël, ils assistassent à la messe du matin en l’église Saint-Mary de
Wigston. Mais depuis que l’essence était rationnée, et malgré les bonds
supplémentaires alloués à P’pa pour ses tournées, rien ne justifiait plus de
prendre la Morris pour se rendre à l’église. En toute autre occasion, Mena
savait que sa mère n’aurait eu d’autre idée en tête que de leur faire faire le
trajet de presque douze kilomètres aller et retour à vélo, mais aujourd’hui,
avec Eddie à la maison, il y avait trop de choses à faire ; en manière de
compensation, ils dirent davantage de prières, avec une ferveur inédite en ce
jour de fête.
Après le petit-déjeuner, Mary suggéra qu’ils devraient rendre une
visite à leurs voisins les plus proches afin de partager avec eux les cadeaux
apportés par Eddie. L’idée ravit sa mère, qui donna aussitôt son
assentiment, affirmant que c’était là une pensée d’une glorieuse bonté,
comme elle n’en avait jamais ouï dire.
— Je reconnais bien là notre Mary, dit Margaret avec un sourire. Notre
Mary, pleine de grâce.
Cette activité les occupa durant le reste de la matinée ; leur repas de
Noël en fut écourté d’autant, mais nul ne parut le regretter à l’exception des
jumeaux, qui étaient constamment affamés. La tradition chez les Lasseter
voulait que les cadeaux suivissent le repas, ce à quoi, là encore, nul ne
voyait d’inconvénient, les jumeaux exceptés. Les deux garçons avaient
quitté la table en trombe, à peine le dernier amen prononcé, filant dans le
salon jusqu’à l’arbre de Noël, au pied duquel se trouvaient les cadeaux. Il
s’agissait – c’était souvent le cas – d’objets faits maison ou de choses
pratiques, comme la « nouvelle » robe de chambre de P’pa ou un morceau
de savon. Les jumeaux furent assez vite écartés cependant, envoyés en
cuisine pour aider à faire la vaisselle ; et l’après-midi toucha bientôt à sa
fin, le temps de boire quelques verres et de déballer tous les paquets.
Le soleil était bas et projetait maintenant une lueur blafarde à travers
les vitres. Le gel faisait lentement son retour à Oadby, mais le feu tenait le
froid à distance. Mary et Eddie étaient assis sur le canapé, inséparables
comme ils l’avaient été toute la journée. Margaret était installée sur sa
chaise habituelle à côté de la cheminée. P’pa se tenait près de l’âtre, parce
que c’était le seul endroit de la maison où il était autorisé à fumer sa pipe.
Mena était assise sur le sol, les jambes croisées, et observait les jumeaux,
qui étaient tranquilles, peut-être pour la première fois de la journée, occupés
à essayer de comprendre les règles de leur jeu de société, Découvrir
l’Angleterre. Mena savait qu’il avait appartenu à ses frères, mais pour les
jumeaux, il était nouveau. Ils paraissaient amplement s’en satisfaire,
poussant leurs petites voitures en carton à travers la campagne anglaise sans
se préoccuper réellement des règles. Derrière eux, installés sur leur propre
canapé qui, avec le temps, avait fini par nécessiter d’être camouflé par une
couverture, Xavier et Manfred dormaient, ou du moins en donnaient
l’impression.
Les Lasseter avaient un poste de TSF de marque Pye qui trônait
invariablement sur le buffet. La coque était en bakélite marron, et il y avait
une fenêtre en forme d’éventail pour le réglage des fréquences. P’pa
s’asseyait à côté durant des heures certains soirs, jouant avec le bouton de
présélection des stations, écoutant les messages cryptés diffusés par les
espions allemands – le signe évident que les Fritz avaient bien atteint les
rivages de l’Angleterre. Les sifflements et les crachotements parasites
énervaient le reste de la famille, en particulier les chiens, si bien que P’pa se
retrouvait souvent tout seul dans la pièce à tripatouiller son poste. Mais
personne ne ratait In Town Tonight3 et, à neuf heures, la radio était
immanquablement branchée sur le BBC Home Service pour le bulletin
d’information.
Ils écoutaient Sandy MacPherson jouer de l’orgue, comme il le faisait
si souvent, émaillant parfois ses interprétations de mélodies plus festives.
Mena n’avait aucune idée des titres des morceaux qu’ils écoutaient ; il y en
avait tellement. « Beaucoup trop », disait toujours P’pa. Elle aimait bien
également l’émission de Vera Lynn, Sincerely Yours4, que sa mère
appréciait également ; elle la manquait le moins souvent possible. Et elle
adorait écouter n’importe quel morceau de Glenn Miller et son orchestre ;
elle en éprouvait à chaque fois une impression de liberté, dût-elle ne durer
que trois minutes. L’orchestre était devenu très populaire depuis le début de
la guerre, mais pas auprès de sa mère ; aussi devait-elle ruser pour pouvoir
l’écouter, interrompant souvent P’pa, que cela ne paraissait jamais déranger.
Il lui adressait un petit hochement de tête complice à chaque fois qu’elle se
faufilait auprès de lui ; elle avait vraiment l’impression qu’il aimait bien
l’élément de danger qu’elle entraînait dans son sillage, si par malheur sa
mère devait les surprendre.
Margaret Lasseter but une gorgée de sherry et posa son verre sur la
table à côté de sa chaise.
— Faut-il vraiment que vous partiez si tôt, Edward ? demanda-t-elle.
Je ne sais pas de quelle façon nous pourrons jamais vous remercier de votre
gentillesse.
Mena regarda sa sœur resserrer l’étreinte de son bras autour de celui
d’Eddie. Leurs mains se touchèrent et leurs doigts s’entrelacèrent en
gigotant. Elle crut un instant voir Mary donner un petit coup de coude dans
la cuisse d’Eddie, avant de dissimuler rapidement son sourire dans son
verre de vermouth.
— Il y a bien quelque chose…, commença Eddie.
Il jeta un regard à Mary, puis devant lui de nouveau.
Mena eut l’impression qu’il rougissait. Elle vit Mary recommencer
avec son coude, et nota qu’elle souriait plus franchement maintenant
derrière son verre.
— Oui, quoi donc, Edward ? l’interrogea Margaret.
Cette fois, Mary joua si fort du coude qu’Eddie tressaillit. Il se tourna
vers P’pa, toussa dans sa main et dit :
— Puis-je vous parler, monsieur ?
Quoiqu’il fût rouge d’embarras et malgré la chaleur du feu, Mena le
vit pâlir et se décomposer littéralement en même temps qu’il se levait.
P’pa posa son verre de Mackeson sur le manteau de la cheminée et
répondit :
— Bien entendu, mon garçon. Tu sais que tu peux parler librement. Tu
n’as pas à demander la permission.
Eddie s’éclaircit la gorge.
— Je crois qu’en l’occurrence, si, monsieur.
Il adopta alors une posture plus décidée, se raidissant comme s’il se
mettait au garde-à-vous.
— Seuls, si vous voulez bien.
P’pa arqua les sourcils. Il tira sur sa pipe et, avant de la poser sur la
cheminée, souffla la fumée dans le feu. Une main sur l’épaule d’Eddie, il
suggéra :
— Nous pouvons aller dans le bureau.
Et c’est un Edward Buckley à l’air inquiet qui se laissa entraîner hors
de la pièce.
Ils ne mirent pas longtemps à revenir.
Mena entendit d’abord leurs rires, puis leurs voix fortes au ton amusé
derrière la porte, qui s’ouvrit finalement. Mary s’était levée ; elle paraissait
sur le point d’exploser, songea Mena. Elle sautilla sur place et applaudit
silencieusement des deux mains.
— Sors les coupes à champagne, maman, dit P’pa.
Il tenait une bouteille à la main, par le col, et détortillait rapidement de
l’autre main la boucle en fil d’acier de la capsule du bouchon.
— Je gardais cette bouteille en réserve pour vous deux, ajouta-t-il.
On entendit tinter des verres dans le meuble bar ; les yeux brillants de
Margaret s’y reflétèrent, tandis qu’elle les sortait.
— Oh, c’est une merveilleuse nouvelle, dit-elle en les distribuant.
Mary tenait Eddie par le bras, son regard noyé dans le sien ; seul le
bruit sourd du bouchon de liège qui saute réussit à briser le charme. Il
rebondit contre le plafond et traversa le sapin. Mary se mit aussitôt à la
recherche du porte-bonheur ; Xavier et Manfred commençaient à aboyer et
à tourner autour de tout le monde.
— Eddie a demandé la permission d’épouser notre fille, annonça P’pa.
Et je lui ai donné de tout cœur ma bénédiction !
Il termina de servir le champagne, la moitié d’un verre pour Mena. Les
jumeaux, quant à eux, continuaient de siroter du Coca-Cola à travers des
pailles en papier rayé.
— Il faut, Edward, que vous épousiez Mary à Saint-Mary, dit
Margaret.
Elle rit, avant d’ajouter :
— Je le dis avant de n’en être plus capable après ce verre de
champagne !
Eddie acquiesça.
— Il n’a jamais été question d’autre chose, madame Lasseter.
Il sourit à Mary, qui revenait avec le bouchon. Radieuse, elle le leva
pour le lui montrer.
— Alors, m’appellerez-vous enfin Margaret après le mariage ?
s’enquit Margaret.
Eddie rit en soufflant par le nez.
— Je promets d’essayer, dit-il.
P’pa leva son verre.
— Félicitations à tous les deux.
— Oui, félicitations, répéta Margaret en même temps que les verres
s’entrechoquaient. Et le grand jour est prévu pour quand ? Un mariage au
printemps, peut-être ? Si vous avez la patience d’attendre jusque-là.
Eddie et Mary échangèrent un regard, et répondirent d’une même
voix :
— Nous voulions…
Eddie poursuivit :
— Nous pensons qu’il vaut sans doute mieux attendre que cette fichue
guerre soit terminée, dit-il. Je tiens à faire les choses comme il faut pour
Mary, et avec le rationnement et nos familles éparpillées aux quatre vents…
— Je comprends, dit P’pa, alors même que son expression dénotait le
doute qui paraissait se faire jour dans son esprit, quant à cette décision
d’Eddie.
— Croyez-vous que ce soit bien sage, mon très cher Edward ? Je veux
dire, avec tout ce qui se passe… Ne vaut-il pas mieux profiter pleinement
du moment présent ?
— Mère ! intervint Mary.
— Non, je le crois, chérie. Qui peut savoir si Eddie ne se…
— Nous avons tranché la question, l’interrompit Eddie.
Il regarda Mary droit dans les yeux, et soutint son regard en
poursuivant d’une voix calme :
— Je n’ai aucune idée de ce qu’il adviendra de moi au cours de cette
guerre, madame Lasseter, mais je suis persuadé que j’ai une meilleure
chance de m’en sortir si je sais que la main de votre fille m’attend à la fin.
Margaret se couvrit la bouche avec la main.
— Oh, Edward, dit-elle.
Et elle le serra dans ses bras comme si elle étreignait ses trois garçons
en même temps.
Bien plus tard, après qu’Eddie fut parti et que la lune froide fut haut
dans le ciel d’Oadby, Mena s’assit sur sa chaise près de la fenêtre et
contempla le paysage cristallin. P’pa venait de se retirer pour la nuit – il
était toujours le dernier couché et le premier levé – et le calme régnait de
nouveau dans la maison, mais elle n’arrivait pas à dormir. Elle remonta sa
couverture sous son menton, et se demanda une fois encore pourquoi tout
était si injuste dans sa vie.
Pourquoi ne suis-je pas née avant Mary ?
Les choses auraient été différentes alors, imagina-t-elle. Peut-être
l’aurait-on autorisée à se maquiller, à s’enrôler et à partir loin de la maison,
à l’instar de Mary. Peut-être sa mère l’aurait-elle promise elle à Edward
Buckley toutes ces années auparavant ; elle serait maintenant en passe de se
marier et de fonder son propre foyer, quelque part loin d’Oadby et de tout
ce qui n’allait pas dans sa vie.
Un craquement de plancher interrompit le cours de ses pensées. Elle se
dit que P’pa avait dû boire une pinte de bière de trop juste avant d’aller se
coucher, mais un instant plus tard la porte de sa chambre s’ouvrit. C’était
Mary, vêtue d’une chemise de nuit jaune pâle assortie à la sienne.
— Je n’arrivais pas à dormir, dit Mary en entrant dans la pièce.
— Oh.
— Je m’inquiétais pour toi.
— Pour moi ? s’étonna Mena en riant. Et pourquoi donc ?
Mary s’approcha de la fenêtre et s’assit en face d’elle sur le bord du
lit.
— C’est à peine si tu as prononcé un mot de toute la soirée. Et voilà
que je te trouve assise sur ta chaise. Tu ne peux pas dormir non plus ?
— Je ne suis pas fatiguée.
— C’est parce qu’Eddie et moi allons nous marier ?
Mena regarda par la fenêtre ; il lui sembla que la lune était à l’unisson
de sa mélancolie.
— C’est ça, n’est-ce pas ? insista Mary.
Elle s’accroupit à côté de la chaise, entre Mena et la lune.
— Ça ne changera rien, Mena.
Sans la regarder, Mena se leva et sauta sur son lit.
— Si. Si, dit-elle. Ça changera tout, et je me retrouverai toute seule ici
avec Mère !
Avant même que Mary ait eu le temps de se relever, Mena avait
disparu sous le couvre-lit, d’où elle entendit sa sœur rire de cette façon
douce qui avait toujours pour effet de la renvoyer à la sotte petite fille
qu’elle était.
— Tu pourras venir et rester avec nous à chaque fois que tu en auras
envie, lui assura Mary. Tu le sais.
Mena sentit le couvre-lit descendre en glissant sur son visage. Elle ne
fit rien pour l’arrêter.
— Ce sera loin d’être aussi horrible que tu l’imagines, ajouta Mary.
Mena était « de retour » dans la chambre éclairée par la lune, fixant sa
sœur du regard. Elle sentit une main douce essuyer une larme sur sa joue.
— Depuis combien de temps le sais-tu ? interrogea-t-elle.
— Environ un mois. Eddie était en Italie jusqu’à la fin de l’été. Ils ont
perdu le major-général Hopkinson au combat, et je crois qu’Eddie et son
unité en ont bavé. En novembre, la plupart des hommes de sa division ont
été renvoyés dans leur foyer. Il m’a écrit pour me dire qu’il voulait me voir,
mais qu’il ne pouvait pas se libérer ; alors, j’ai fait jouer quelques relations
et j’ai pu me rendre auprès de lui. Il est venu ici aujourd’hui pour pouvoir
faire sa demande à P’pa.
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Pourquoi n’as-tu pas écrit à Mère, au
moins ?
— Il y a des choses qui sont d’ordre privé, répondit Mary. Même entre
nous. Et je tenais à ce que cela soit une surprise. (Elle rit.) Je suis certaine
que Mère attend qu’Eddie demande ma main depuis plus longtemps que
moi. Je voulais voir la tête qu’elle ferait. Est-ce que tu peux comprendre
cela ? Et me pardonner ?
Mena se redressa et prit sa sœur dans ses bras.
— C’est moi qui ai besoin de me faire pardonner. J’ai été égoïste. Je le
regrette. Je ne vous ai même pas félicités, Eddie et toi. Je vous souhaite tout
le bonheur du monde, bien entendu.
— Amies de nouveau ?
Mena acquiesça d’un hochement de tête.
— Quoi qu’il en soit, reprit Mary, à en juger par la situation, notre
mariage n’est pas pour demain. Tu verras les choses différemment quand la
guerre sera terminée, j’en suis sûre.
Mena sourit enfin.
— Peut-être que j’aurai mon propre mari à ce moment-là, dit-elle.
Quelqu’un qui m’emmènera loin d’ici, moi.
— Peut-être bien. Mais tu es trop jeune pour te préoccuper de tout ça,
tu ne crois pas ?
Mena n’était pas de cet avis.
3 Littéralement « En ville, ce soir ». Célèbre « talk-show », comme on
dirait aujourd’hui, diffusé le samedi soir sur la BBC de 1933 à 1960.
4 Littéralement « Sincèrement vôtre ».
CHAPITRE 5

Le train à bord duquel se trouvait Jefferson Tayte venait de quitter la


gare de Saint-Pancras, et roulait vers le nord. Tayte ne s’attendait pas à être
de retour en Angleterre aussi tôt, mais sans trop savoir pourquoi, il était ravi
d’être là. Était-ce parce qu’il se sentait un lien particulier avec ce pays, à
travers le peu de chose qu’il savait de sa propre mère, ou bien tout
simplement parce qu’il était soulagé d’avoir survécu à son vol ? Il avait
appelé sa cliente pour l’informer qu’il était bien arrivé, et tenait maintenant
son téléphone collé contre son oreille, s’efforçant d’entendre sa propre
conversation par-dessus le bruit ambiant. On était samedi après-midi, et il
partageait sa voiture avec une bande de fans de football surexcités, de retour
de ce qui, de toute évidence, avait été une victoire pour leur équipe.
— Toulouse ? cria-t-il dans son téléphone.
Il n’était pas certain d’avoir bien entendu.
— Qu’est-ce que Marcus fait en France ?
Il écouta la réponse, un doigt enfoncé dans le conduit de son oreille
libre pour faire barrage aux chants que les fans commençaient d’entonner
dans la voiture. Il venait, semblait-il, d’avoir l’explication au fait qu’il avait
été incapable de joindre son ami sur son portable – Marcus ne voulant pas
s’ajouter les frais d’un forfait international.
— Pourquoi est-il parti, Emmy ? demanda-t-il. Pour des recherches ?
Il écouta la femme de Marcus lui expliquer que son mari avait été si
absorbé par son dernier travail qu’elle l’avait à peine vu dernièrement.
Tayte ne comprenait que trop bien cette façon d’être.
— D’accord, dit-il. Eh bien, je réessaierai plus tard. Je voulais juste le
remercier de m’avoir aidé la semaine dernière. Je sais qu’il a dû passer
quelques coups de fil à l’état civil et faire jouer ses relations pour accélérer
les choses au sujet des documents dont j’avais besoin. Je me disais que cela
aurait été formidable de vous voir tous les deux avant que je ne reparte.
Il s’interrompit, écouta son interlocutrice.
— Oui, je sais. Ça fait longtemps. Bien trop longtemps.
Il dit au revoir et rangea son téléphone dans sa veste, se demandant sur
quel genre d’histoire familiale son vieil ami Marcus Brown travaillait en
France. Il aurait été curieux de le savoir, mais Marcus étant comme lui tenu
au secret, il ne risquait pas d’apprendre grand-chose.
— Américain ?
L’homme assis un peu trop à son aise à côté de lui, le long du couloir,
le tira de ses pensées. Tayte lui sourit et acquiesça d’un hochement de tête.
Sa femme et sa fille étaient assises juste en face d’eux : la femme lisait un
livre ; la fille était absorbée dans un jeu sur sa console portable, ses
écouteurs fort heureusement vissés dans ses oreilles. À en juger par le sac
Harrods posé sur la table et les autres sacs assortis à leurs pieds, ils s’en
revenaient d’une virée shopping.
L’homme posa son journal.
— Ne faites pas attention à cette bande-là, dit-il en désignant les
teeshirts de football rouge et blanc disséminés un peu partout dans la
voiture. On a gagné, c’est pour ça. Sheffield United, je veux dire. Alors,
vous êtes en vacances ?
Tayte se sentait encore un peu bizarre après son vol, et il n’était pas
vraiment d’humeur à raconter sa vie à un étranger dans un train, mais il ne
voulait pas non plus se montrer grossier.
— Je suis venu régler une affaire de famille, en quelque sorte, dit-il,
résolu à rester vague concernant sa profession de généalogiste, avant de se
rendre compte que l’homme devait avoir compris qu’il voulait dire qu’il se
rendait à un enterrement.
— Oh, fit l’homme. Je vois. Eh bien, je suis désolé d’apprendre ça.
L’homme retourna à la lecture de son journal. Tayte détourna la tête et
regarda par la fenêtre. Par-delà le reflet de son propre visage aux traits tirés
et à la barbe naissante, le paysage était morne. Il pleuvait quand le train
avait quitté Londres, et maintenant qu’ils avaient dépassé ses faubourgs et
roulaient en pleine campagne, une neige fondante s’était mise à tomber et
collait aux vitres. Il regarda les flocons filer à toute vitesse et s’agglutiner,
et pensa de nouveau à la jeune fille. Elle n’avait quasiment pas quitté ses
pensées depuis son départ de Washington, les syllabes de son nom roulant
dans son esprit : Philomena Lasseter. Il aimait bien ce nom. Il avait relu
plusieurs fois dans l’avion le résultat limité de ses recherches, jusqu’à ce
que les détails de l’extrait de naissance de Philomena soient gravés dans sa
mémoire. Cela l’avait aidé à oublier le vol lui-même, même si les
documents ne lui avaient rien appris de plus. Mais il était en Angleterre
désormais, et il espérait que cela allait vite changer.
Ses pensées le ramenèrent au coup de fil qu’il venait juste de passer ;
il repensa à Marcus et au bon vieux temps. Quoiqu’ils fussent restés en
contact, Tayte n’avait pas revu Marcus depuis des années, et il regrettait que
sa dernière visite n’ait pas permis de le faire. La mission qui l’avait amené
alors en Angleterre, plus précisément en Cornouailles, l’avait à ce point
accaparé qu’il n’avait guère eu le loisir de penser à Marcus, encore moins
de le retrouver quelque part. Il entendait bien remédier à cette situation cette
fois, et il espérait que Marcus serait rentré de France avant que lui-même
n’ait dû repartir.
Ils s’étaient rencontrés peu après que Tayte avait quitté le lycée et
développé un intérêt pour la généalogie – peu après, en fait, qu’il avait
découvert avoir été adopté, à la faveur de quoi il avait ressenti un besoin
urgent, impérieux d’apprendre l’essentiel du métier qui était le sien depuis
lors. Marcus Brown avait été son professeur, et Tayte son élève assoiffé de
connaissances ; nul ne l’avait aidé davantage, quand bien même il ne
pouvait se départir d’une interrogation : si quelqu’un comme Marcus
n’avait pu découvrir qui il était réellement, quelle chance avait-il, lui, d’y
parvenir ? Personne n’était plus qualifié que le très estimable Marcus
Brown. Pourtant ni l’un ni l’autre, même en conjuguant leurs talents,
n’avait réussi à lever ne fût-ce qu’une partie du mystère. Cela aidait Tayte à
se souvenir à quel point il était vain de continuer d’essayer, mais à chaque
fois qu’il donnait voix à de telles pensées, son ami se chargeait de lui
rappeler une vérité toute simple. Il entendait encore Marcus le faire pour la
toute première fois – il le revoyait fort bien caresser sa barbiche, ainsi qu’il
le faisait si souvent quand il avait quelque chose à dire qui donnait matière
à réflexion :
— On dit qu’il n’y a qu’une chose qui soit certaine dans la vie,
Jefferson. Savez-vous laquelle ?
Tayte avait vingt-trois ans à l’époque, mais il ne connaissait que trop
bien la réponse.
— La mort, avait-il dit.
— C’est exact, mais ce n’est pas l’unique certitude.
— Ah non ?
— Non, avait dit Marcus. L’autre, c’est celle-ci : où que vous
souhaitiez aller, quoi que vous vouliez être ou faire – ou découvrir, dans
votre cas – vous n’y parviendrez jamais si vous abandonnez. Maintenant,
effacez-moi cette mine contrite, et cessez de vous apitoyer sur vous-même.
Vous avez du travail.
Tayte regrettait parfois que Marcus lui ait dit cela. L’envie l’avait pris
quelquefois de tout abandonner, ou du moins le croyait-il. Mais il savait
aussi que Marcus, en fin de compte, avait raison, et la volonté lui revenait
alors de tenter de rassembler de nouveau les pièces du puzzle. C’était juste
qu’il lui semblait qu’ils avaient épuisé toutes les voies possibles au fil des
années, et pour l’heure il n’en voyait pas de nouvelle.
Il se représenta la photographie de sa mère qui lui avait été remise lors
de la lecture du testament de ses parents adoptifs. Il se souvint de l’adresse
qui était écrite au dos : la mission catholique de San Rafael, dans l’État de
Sinaola, où elle l’avait abandonné. L’indication l’avait mené jusqu’au
Mexique, auprès de sœur Manriquez. Il avait eu beaucoup de chance de l’y
trouver encore – dix-sept ans après qu’elle l’avait recueilli des mains d’une
mère qui avait refusé de donner la moindre information la concernant.
— Pour la propre sécurité de l’enfant, avait précisé sa mère avec un
accent anglais – c’est du moins ce que la religieuse lui avait raconté.
Sœur Manriquez avait ajouté qu’elle gardait très peu de souvenirs de
cette visite éclair, toute son attention accaparée alors par le petit être
emmailloté et en pleurs qu’elle avait tenu dans ses bras en regardant sa
mère s’éloigner. Cette dernière était arrivée seule – au volant d’une jeep
sans toit, avec laquelle elle était repartie aussi vite qu’elle était venue,
laissant la religieuse avec le bébé – avec lui, Jefferson – dans les bras. Il
supposait qu’elle fuyait quelque chose ou quelqu’un, mais quoi ou qui, il
n’en avait aucune idée. Il avait passé plusieurs semaines au Mexique, à
explorer la région et à poser des questions, conscient cependant du caractère
dérisoire de sa recherche.
Il secoua la tête et laissa échapper un petit rire amer. Il jeta un coup
d’œil à sa montre. Les chiffres lumineux à LED rouges lui indiquèrent qu’il
serait à Leicester dans environ quarante-cinq minutes, un temps trop long
pour le consacrer à un passé qu’il ne souhaitait pas revisiter pour le
moment. Il plongea la main dans son porte-documents posé entre ses
jambes, et tomba sur un sachet de chocolats miniatures Hershey. Il en avait
acheté deux à l’aéroport pour se donner du courage, et en avait déjà
englouti un, en dépit de la promesse qu’il s’était faite de réduire sa
consommation de sucreries. Il n’ouvrirait pas celui-là cependant. Il avait
l’intention de le garder pour le vol retour, mais seulement s’il en avait
réellement besoin, à moins qu’une autre urgence ne se présente entre-temps.
Il trouva le livre qu’il cherchait – l’exemplaire de Madame Bovary
qu’il avait apporté – se disant qu’il avait le temps de lire un peu avant que
le train n’arrive à Leicester. Il l’avait commencé dans l’avion, et tenait à le
lire parce qu’il savait que la fille l’avait fait. Il se servait de la bande
patronymique en tissu comme marque-page. Il la tira du livre et relut le
nom inscrit dessus, passant délicatement son pouce sur le relief de la
couture, se demandant de nouveau, en se renfonçant dans son siège, qui
pouvait bien être ce Danielson, et quel rôle il avait joué dans l’histoire de
Philomena et l’arrivée de sa valise chez Eliza Gray après toutes ces années.
CHAPITRE 6

Mai 1944

Mena Lasseter avait un vélo rouge équipé d’une sonnette et d’un


panier au-dessus de la roue avant. Il avait autrefois appartenu à Mary ; à
l’époque, il était jaune et Mena était encore trop petite pour atteindre les
pédales – elle devait s’asseoir les pieds sur le guidon, et prendre appui sur
sa sœur. Elle s’en retournait chez elle en traversant le village, passant
devant l’église Saint-Peter et son mur bas en brique qui soutenait toutes les
vieilles pierres tombales. Elle portait un cardigan beige clair sur une robe à
boutons vert cendré que le vent n’arrêtait pas de soulever, mais elle n’y
prêtait pas attention. C’était un magnifique vendredi après-midi et, bien que
l’air fût frais, le soleil de fin de printemps réchauffait son visage, et les
jardins et les champs dans et autour de Oadby étaient éclatants de couleurs.
Elle leva la tête, jeta un coup d’œil à l’horloge de l’imposant clocher
de l’église, et accéléra aussitôt. Joan Cartwright est une vraie commère,
songea-t-elle, souriant, bien qu’elle sût qu’elle serait en retard pour le thé, et
surtout que sa mère ne serait pas contente. Elle tourna un peu trop vite à
l’angle de la rue et dut actionner sa sonnette pour avertir une vieille femme
en imperméable qui s’engageait pour traverser.
— Désolée, madame Andrews ! cria-t-elle sans attendre de réponse,
pédalant plus vite maintenant que la route filait droit de nouveau, et qu’elle
apercevait les jardins ouvriers qui marquaient la limite du village.
Mena venait de quitter sa meilleure amie, Joan Cartwright, avec
laquelle elle avait passé tout l’après-midi, et dont la propension naturelle à
rapporter tous les potins qui circulaient parvenait à faire tout oublier à
Mena, d’autant plus facilement que le sujet du jour concernait les soldats
américains qui arrivaient en nombre à Leicester. Certaines de leurs amies en
ville – qui étaient plutôt des amies de Joan d’ailleurs – sortaient déjà avec
quelques-uns d’entre eux. L’une d’elle, Alice, que Mena connaissait bien,
avait été enfermée dans sa chambre pour l’empêcher de fraterniser avec les
GI’s, généralement considérés comme dangereux. Mena était surprise que
sa mère n’ait pas fait la même chose avec elle, mais elle supposait que
c’était parce que, à moins que ce ne fût son tour de guetter les incendies,
elle n’était de toute façon pas autorisée à sortir après le thé – ce qui justifiait
d’autant plus sa hâte à rentrer.
Ses freins émirent un couinement caoutchouteux, et la bicyclette
trembla alors que Mena ralentissait pour quitter la route et prendre un
raccourci qu’elle connaissait. Un chemin traversait les jardins ouvriers
jusqu’à une piste cavalière qui longeait les champs auxquels la maison des
Lasseter était adossée. Elle allait arriver terriblement en retard, elle le
savait, mais quelque chose dans cette journée amoindrissait son inquiétude
et lui donnait envie de sourire. Étaient-ce les myriades de fleurs sauvages çà
et là, les floraisons des arbres qui ressemblaient à des barbes à papa
suspendues, ou bien encore les jardins fraîchement tondus dont les parterres
de fleurs regorgeaient de tulipes et de jacinthes multicolores ? Elle
s’enivrait de leurs parfums entêtants, encore accentués par l’approche du
soir, et se sentait aussi insouciante que le printemps lui-même. Elle songea à
cueillir quelques jacinthes des bois pour les offrir à sa mère en signe
d’apaisement, mais cela ne ferait qu’accroître son retard ; aussi, continua-t-
elle de presser l’allure.
Elle était hors d’haleine quand elle atteignit le portail en bas du jardin.
Elle le franchit d’un coup de roue, remonta l’allée en brique qui traversait la
pelouse en pédalant de toutes ses forces, avant de dépasser l’abri antiaérien
à sa droite, et enfin le vieux puits devenu un simple ornement de jardin à sa
gauche. Quand elle arriva dans l’arrière-cour, elle sauta du vélo en marche,
les pédales tournoyant sur elles-mêmes près de la cave à charbon pendant
qu’elle s’engouffrait dans la maison par la porte de service.
— Désolée, je suis en retard, cria-t-elle, haletante.
Il flottait dans l’air une odeur de vieille huile de friture. Elle entendit
gargouiller son estomac, en même temps qu’elle remarquait les poêles et les
casseroles sales dans l’évier. Elle ôta ses chaussures et se précipita dans la
salle à manger où les Lasseter prenaient toujours le thé. Elle ouvrit la porte
et commença à se répandre en excuses :
— J’étais juste…
Mais elle s’interrompit en voyant que la pièce était vide. Puis des rires
attirèrent son attention ; elle traversa alors le couloir jusqu’au salon, se
rendant compte soudain qu’elle était à ce point en retard qu’elle avait même
manqué le dîner. Sa mère fit la grimace en la voyant, mais Mena préféra ne
retenir que le sourire de P’pa ; et puis, Eddie était là, c’est ce qui la
sauverait, songea-t-elle. La 1re Aéroportée était cantonnée un peu partout
dans le Leicestershire, attendant des ordres. Eddie avait une permission de
quelques jours et logeait avec la famille, nourrissant l’espoir que Mary
rentrerait bientôt. Il y avait quelqu’un avec lui : un jeune homme, qui portait
lui aussi l’uniforme militaire. Il se leva, tout comme Eddie, quand Mena
entra dans la pièce ; puis les deux hommes se rassirent tandis qu’elle
fermait la porte.
Elle eut un sourire qui n’était destiné à personne en particulier, et elle
évita de croiser le regard de sa mère. Ce fut P’pa qui s’adressa à elle le
premier :
— Tu n’as pas réussi à trouver M. Gibbons ?
Mena hésita à lui répondre. On l’avait envoyée en début d’après-midi
porter une prescription au vieux Fred Gibbons, à Wigston. Il lui arrivait
souvent de faire ce genre de courses pour son père – sa façon à elle de faire
sa part.
— J’étais…, se lança-t-elle.
Elle vit sa mère plisser les yeux d’un air incrédule, et se tourna de
nouveau vers P’pa, qui lui décocha un clin d’œil. Elle saisit la perche qu’il
lui tendait :
— Il n’était pas chez lui, reprit-elle.
Et elle se signa mentalement pour se faire pardonner son mensonge.
— J’ai dû le chercher un peu partout. C’était une si belle journée ; je
suppose qu’il a dû…
— Oui, bon, ça suffit l’interrompit Margaret. L’as-tu trouvé, oui ou
non ?
— Oui, Mère.
— Alors, assieds-toi. Tu pourras dîner plus tard. Nous avons un invité,
dit-elle, retrouvant son sourire. Voici monsieur Danielson. Il est Américain.
— Les gens m’appellent Danny, à cause de mon nom de famille,
précisa leur hôte avec un accent qui paraissait aplatir les voyelles en même
temps qu’il les étirait, ou du moins Mena eut-elle cette impression.
Il était perché sur le bord du canapé, comme si l’idée de se détendre
complètement le mettait mal à l’aise. Son insigne de grade indiquait qu’il
était sergent-chef. Il portait son uniforme de « classe A » : chaussures
marron vernies, pantalon et vareuse cintrée vert olive à quatre boutons
cuivrés, avec une cravate kaki. D’autres écussons étaient cousus sur sa
veste, le plus remarquable, sur le bras gauche, arborant les lettres « AA »
sous la mention « Aéroportée ».
Il tenait, aplati entre ses mains, un calot avec un insigne de
parachutiste sur le côté. Il le serrait entre ses doigts, et le faisait tourner de
temps à autre. Il avait l’air d’avoir au moins vingt ans, jugea Mena. Elle
aimait bien ses cheveux coupés court, tellement blonds qu’ils en étaient
presque blancs. La courbe prononcée de sa mâchoire conférait à son visage
quelque chose d’inflexible. Ses yeux bleus en particulier retenaient
l’attention ; du moins, avaient-ils capté celle de Mena.
Margaret eut un grand sourire.
— Danny est un ami d’Edward, dit-elle, qui a pensé qu’il serait bien
de l’inviter à venir prendre le thé à la maison, et rencontrer une famille
anglaise. Tout le monde fait cela, apparemment.
— Il a aussi apporté des œufs frais, précisa P’pa en souriant derrière sa
pipe.
Margaret s’éclaircit la gorge et, s’adressant à Mena, dit :
— Oui, mais j’ai bien peur que les jumeaux n’aient mangé le tien,
chérie.
Mena était affamée. De vrais œufs et des pommes de terre maison.
Elle souffla par le nez et sourit d’un air emprunté. Puis elle s’assit sur la
chaise face à sa mère, et se tourna vers Eddie.
— Bonjour, Eddie, lui dit-elle. Des nouvelles de Mary ?
— Elle devrait être là à la première heure demain matin, répondit-il
d’un air radieux. Je ne sais pas si je vais réussir à dormir ce soir.
Mena pencha la tête vers leur hôte et le fixa du regard.
— Mena Lasseter, se présenta-t-elle, la bouche curieusement sèche
soudain. Je suis ravie de vous rencontrer.
— Pareillement, m’zelle, répondit Danny.
Il se pencha en avant, étendit un long bras ferme vers elle, et lui serra
la main.
Eddie laissa échapper un petit rire enjoué.
— Notre ami Danny a bien failli s’attirer des ennuis cet après-midi,
dit-il. C’est comme cela que nous avons fait connaissance.
— Oh ?
— Il n’y était pour rien, remarquez, ajouta Eddie. Je prenais un verre
avec deux amis au Dog. Le pub était tout ce qu’il y a de calme, hormis une
bande d’aviateurs qui avaient bu un petit coup de trop. On ne les voyait pas
de l’endroit où l’on était assis, mais on les entendait, ça oui. Ils t’ont lancé
une pique à propos d’une prétendue différence de salaire, c’est bien ça,
hein, Danny ?
Danny sourit.
— Bon Dieu, oui, mais n’importe quel prétexte leur aurait été bon, je
suppose. (Il décocha un regard à Margaret). S’cusez mon langage, m’dame.
Margaret eut un petit sourire indulgent. Danny poursuivit :
— Eh bien, le rapport de force ne me plaisait pas beaucoup, mais il
était clair que je n’allais pas pouvoir me sortir de là sans que l’on échange
des politesses. Je suis resté à les regarder arriver vers moi, prêt à vendre
chèrement ma peau, quand j’ai vu Eddie surgir.
Eddie se mit à rire.
— On ne pouvait pas rester assis là à te regarder prendre une rouste,
pas vrai ? C’est Dougie Peters qui a remarqué le premier ton insigne. On
s’est battus à vos côtés, vous autres les gars de la 82e, en Italie. T’es peut-
être « 100 % Américain », mais on est tous de l’Aéroportée, alors on s’est
levés. (Il se mit à rire de nouveau.) Je revois encore leurs têtes quand j’ai dit
à Peters : « Maintenant, le combat est équitable. »
— Ils n’ont même pas terminé leurs bières, rétorqua Danny, en riant
avec lui.
Il avait une bouche parfaite, songea Mena. Elle aimait sa façon de
sourire, le coin de ses lèvres se relevant légèrement, à l’unisson en quelque
sorte de son regard, qui gagnait du même coup en intensité.
— Bien joué, Eddie, dit P’pa. Ces gars de la RAF se croient tout
permis. On est entouré de terrain d’aviation, Danny. Ce ne sera pas un luxe
de voir quelques uniformes différents dans les parages.
— Le 504e est installé à Shady Lane, précisa Eddie à Mena.
— Camp Stoughton, comme on l’appelle, précisa Danny.
Mena continua de lui sourire, en hochant la tête. Si seulement elle
n’était pas dans cet état, songea-t-elle. Elle avait l’impression que ses
cheveux étaient horribles, et son visage, à coup sûr, était rougeaud et luisant
après son escapade à vélo.
— On nous a cantonnés deux semaines en quarantaine à notre arrivée,
dit Danny.
— Une arrivée par Liverpool, à ce que j’ai entendu dire, crut savoir
P’pa.
— Absolument. Une vision bien réjouissante après l’Italie. On a
traversé la Méditerranée sur un rafiot nommé le Capetown Castle. Je crois
que c’était un navire de croisière autrefois.
Il s’interrompit, et durant un long moment fixa le calot qu’il tenait
entre ses mains.
— On a perdu bien trop d’amis là-bas, reprit-il. J’imagine que c’est
pour ça qu’on est là aujourd’hui.
— Regroupement ? fit P’pa.
Danny acquiesça d’un signe de tête.
— Je ne sais pas combien de temps il faudra pour que nous soyons à
nouveau opérationnels, mais personne n’est pressé. De verts pâturages, des
visages amicaux et un lit de camp confortable. C’est sûr : ce n’est pas
l’Italie.
Mena chercha une fois de plus à croiser son regard, mais Danny fixait
son calot, qu’il tripatouillait distraitement, l’esprit apparemment ailleurs. Il
y avait quelque chose de vulnérable chez lui qui plaisait à Mena, et lui
donnait envie de le connaître mieux, peut-être pour comprendre pourquoi.
Danny prit une brusque inspiration entre ses dents serrées et appuya
ses mains sur ses cuisses.
— Bon, je crois que je ferais bien d’y aller maintenant, dit-il.
Il se leva.
— Merci infiniment pour votre hospitalité, m’dame, répondit-il à
Margaret. C’était vraiment chic de votre part.
Tout le monde se leva avec lui.
— Il faut que vous reveniez nous voir, dit Margaret.
— Mmm, approuva P’pa, fumant toujours sa pipe. Et amenez un de
vos amis la prochaine fois.
— Attention, dit Eddie. Vous allez avoir tout le 504e à votre porte
avant d’avoir eu le temps de dire ouf, et ce sera ma faute !
Danny se mit à rire.
— Ne vous inquiétez pas, m’dame. Ils ne nous laissent pas sortir tous
en même temps.
— Eh bien, revenez nous voir très vite, dit Margaret en lui serrant la
main.
— Avec grand plaisir, lui assura Danny.
Alors qu’il se dirigeait vers la porte, Mena réussit enfin à accrocher
son regard. Elle le soutint un instant, en se disant que tout le plaisir serait
pour elle.
CHAPITRE 7

La journée du lendemain fut bien moins lumineuse : pas de pluie


encore, mais il soufflait une forte brise, et de gros nuages gris s’étaient
amoncelés dans le ciel au-dessus du Leicestershire – présage, Mena le
comprit, de précipitations imminentes. La belle lumière vibratile de la veille
n’était plus qu’un souvenir, remplacée par un voile terne. Pourtant,
aujourd’hui, Mena voyait Oadby tel qu’elle l’avait vu le jour précédent,
comme si tout ne faisait que lui rappeler sa rencontre avec Danny.
Mary était rentrée à la maison très tôt ce matin-là, exactement comme
Eddie l’avait annoncé. On était maintenant en début d’après-midi. Les
corvées ménagères du samedi et les courses avaient été faites. P’pa avait été
appelé pour une visite à domicile, et Margaret Lasseter était allée faire la
queue avec son carnet de rationnement – et les jumeaux. Mary et Eddie
n’avaient fait que de rares apparitions depuis le petit-déjeuner, qui avait été
une sorte de festin parce que, depuis qu’Eddie était avec eux, ils avaient des
saucisses, une denrée qui, quoiqu’elle ne fût pas rationnée, était difficile à
se procurer, et qui changeait agréablement de la monotonie du porridge ou
des flocons de blé.
Mena se tenait près de la porte-fenêtre du jardin d’hiver quand Mary et
Eddie firent leur apparition. Elle était assise sur le sol entre Xavier et
Manfred, le regard tourné vers Evington, absorbée dans ses pensées tandis
qu’elle caressait affectueusement les oreilles tombantes des chiens.
— Tu es certaine de ne pas vouloir venir avec nous au cinéma ? lui
demanda Mary. On adorerait que tu nous accompagnes, n’est-ce pas,
Eddie ?
— Oui, bien sûr, dit Eddie. Comme au bon vieux temps.
— Tu ne me feras pas croire que tu n’avais pas hâte d’y aller, ajouta
Mary.
Il avait été prévu que la prochaine fois que Mary serait à la maison, ils
prendraient tous le car pour aller voir un film à Leicester. On y projetait La
Reine de Broadway avec Rita Hayworth, et Mary avait raison, Mena avait
attendu cela avec impatience. Jusqu’à la veille. Jusqu’à Danny Danielson.
— Je ne peux pas, vraiment, dit Mena.
Mary s’approcha et s’agenouilla à côté d’elle.
— Et pourquoi cela ? voulut-elle savoir.
— J’ai dit à Mère que je m’occuperai de ces deux nunuches jusqu’à
son retour.
Mary caressa l’échine de Xavier.
— Ça ne te ressemble pas, Mena Lasseter. Qu’est-ce que tu mijotes ?
Mena se sentit sourire intérieurement.
— Mais rien. Je t’assure.
Elle détourna la tête et essaya de dissimuler son visage en
l’enfouissant dans la nuque épaisse de Manfred, frottant son nez dans sa
fourrure dans un mouvement de va-et-vient, jusqu’à ce qu’il roule sur le
côté et lui lèche le menton.
Mary se releva.
— D’accord. Sois sage.
— À plus tard, lui lança Eddie en quittant la pièce. On te gardera du
popcorn si jamais ils en ont.

Un quart d’heure après que Mary et Eddie furent partis, laissant Oadby
derrière elle, Mena filait à vélo sur la route de Stoughton, vêtue de sa plus
belle robe sous un imperméable beige, un foulard noué autour de sa tête, et
ses lèvres maquillées avec un rouge à lèvres cerise de contrebande. Il y
avait des champs tout autour d’elle ; les rares fois où elle aperçut quelqu’un,
elle tourna la tête pour éviter d’être reconnue. Alors qu’elle approchait du
bout de la route, elle croisa une jeep militaire américaine roulant dans la
direction opposée, suivie d’un camion couvert de l’arrière duquel
s’échappèrent des sifflements. Au carrefour, elle prit à gauche dans
Gartree Road, puis à droite dans Shady Lane, le long du terrain de golf.
Shady Lane était superbe les jours de grand soleil, songea-t-elle,
quand le contraste entre la voûte feuillue des arbres et les mouchetures du
soleil était à son plus haut degré d’intensité. Les campanules qui tapissaient
les hauts talus le long du chemin paraissaient alors plus éclatantes que
jamais – même si, pour Mena au moins, elles étaient aujourd’hui tout aussi
lumineuses, quoique le chemin, qui s’étendait à perte de vue, fût si gris
qu’il en paraissait presque noir.
Elle en avait parcouru environ la moitié quand elle entendit ce qui
ressemblait à une petite fête quelque part devant elle. Un peu plus loin, elle
aperçut un grand nombre de vélos disséminés au hasard, certains couchés
sur le côté, d’autres appuyés contre les arbres. Le bruit festif était causé par
les propriétaires des vélos adossés à une barrière champêtre en bois qui
courait le long du chemin.
Mena ralentit et descendit de vélo, marchant à côté jusqu’à ce qu’elle
arrive à la hauteur du groupe. Elle s’arrêta. Elle n’en croyait pas ses yeux,
mais qu’avait-elle imaginé ? Qu’elle était la seule fille à distance
raisonnable à vélo de Camp Stoughton qui avait une raison d’être là ? Un
alignement de filles qui, elles aussi, avaient revêtu, sans doute, leurs plus
beaux atours, se tenait près de la barrière, bavardant et riant avec un groupe
d’hommes répartis sur trois rangs de l’autre côté. Leur accent américain fit
comprendre à Mena qu’elle était au bon endroit. Elle laissa tomber son vélo
et, comme elle se dirigeait vers la barrière, elle vit que certains d’entre eux
portaient le même uniforme pimpant qu’elle avait vu à Danny la veille,
tandis que d’autres avaient l’air plus décontractés avec leurs vestes larges
défraîchies et leurs pantalons à grosses poches.
Son cœur se mit à battre plus fort. Elle afficha un air embarrassé
d’abord, mais quand elle s’appuya sur la lisse de la barrière, de brusques
éclats de rire dissipèrent ses craintes ; un des GI’s – un petit homme brun –
venait de grimper sur les épaules du type le plus grand et le plus costaud de
la bande, et jonglait avec ce qui ressemblait à trois tasses en métal
galvanisé. Elle fut si absorbée par la scène, souriant et riant avec les autres
au spectacle du grand gaillard faisant des pas de côté et vacillant sous le
poids du jongleur, qu’elle sursauta quand un autre soldat se redressa juste
devant elle, de l’autre côté de la barrière.
— Salut, poupée ! Tu veux nous aider à gagner la guerre ?
Mena eut un mouvement de recul, tandis que le soldat ôtait son calot,
tout sourire. Il le serra contre sa poitrine et fit danser ses sourcils.
— Dites-moi que je ne m’en suis pas sorti en Idalie, dit-il avec un fort
accent américain qui lui fit mettre un « d » à Italie. Dites à ma mère que je
suis au paradis, et que je ne rentrerai jamais à la maison !
Un autre homme se joignit rapidement à lui et le poussa du coude. Il
souriait lui aussi. Tout le monde souriait.
— Faites pas attention à lui, m’zelle, dit-il. Spiller est l’idiot du
régiment ! Le fait qu’il ait réellement survécu à l’Italie est un mystère pour
nous tous.
Le GI lui tendait une main par-dessus la barrière.
— J’m’appelle Montalvo, ajouta-t-il. Mais vous pouvez m’appeler
Vic. Et vous, c’est comment, votre nom ?
Mena hésita. Une fille en robe bleu roi qui se tenait à côté d’elle la
regarda et lui donna un coup de coude ; sauf qu’elle n’avait rien d’une
« fille », nota Mena. Elle devait avoir une quarantaine d’années.
— Allons, mon cœur. Je ne mords pas, dit Montalvo. Pas les dames,
du moins.
Mena lui serra la main, avant de récupérer rapidement la sienne.
— Mena, dit-elle.
Montalvo émit un long et lent sifflement.
— C’est mignon, ce prénom. Presque autant que vous.
Mena se dit qu’il avait la même manière de parler que Danny et les
autres GI’s, mais il y avait quelque chose de différent chez lui : il avait le
teint hâlé, comme les autres, mais sa peau avait l’aspect cireux d’une olive,
ses dents n’en paraissant que plus blanches par contraste. Son nez était
petit, ses yeux profondément enfoncés dans leur orbite et l’on apercevait ses
cheveux noirs à l’aspect huileux sous son calot, campé dans une impossible
oblique sur sa tête.
— Alors, qu’est-ce qui vous amène à Camp Stoughton ? s’enquit-il.
— Je cherche quelqu’un.
— Mais comme nous tous, trésor, intervint Spiller.
Montalvo, qui était le plus grand des deux, glissa un bras autour de sa
nuque et l’attira contre sa poitrine.
— Quand je vous dis que c’est un petit plaisantin ! insista-t-il en se
mettant à frictionner le crâne de son ami avec ses phalanges.
Spiller se regimba en râlant. Montalvo le poussa gentiment à l’écart et
le regarda s’éloigner le long de la barrière pour aller embêter quelqu’un
d’autre.
— Quel est le nom de l’heureux veinard ? demanda Montalvo. Je peux
peut-être le trouver.
— Danny, précisa Mena. Danny Danielson.
Montalvo parut réfléchir un instant.
— Ça me dit quelque chose, répondit-il. Mais c’est pas facile d’être
sûr.
— Il est grand, ajouta Mena. Environ votre taille. Il a les cheveux
blonds et…
Elle allait parler des yeux bleus de Danny, mais elle se ravisa.
— Blonds ? releva Montalvo.
— Presque blancs, renchérit Mena.
Montalvo acquiesça d’un hochement de tête. Il sourit.
— Ouais, bien sûr. Je crois que je sais à qui vous faites allusion. Il y a
un blondinet dans la compagnie H.
Mena plongea la main dans une poche de son imperméable et en sortit
une enveloppe fermée contenant un mot. Elle lut le nom de Danny qu’elle y
avait inscrit et sourit. Elle se mordit la lèvre inférieure en se demandant si
Danny n’allait pas trouver la démarche un peu trop osée de sa part, mais
elle se sentit comme étourdie et, d’une main tremblante, elle tendit
l’enveloppe au soldat.
— Vous voulez bien lui remettre ça ?
Montalvo prit l’enveloppe et la retourna dans ses mains.
— Et si ce n’est pas le bon gars ?
Mena y réfléchit en même temps qu’elle prenait conscience que la
femme à côté d’elle se penchait par-dessus la barrière pour embrasser un
des GI’s. C’était le genre de baiser que Mena avait déjà vu au cinéma, sauf
que ces deux-là s’embrassaient fougueusement. Même Mary et Eddie
auraient fait pâle figure à côté. Quand la femme s’écarta, son rouge à lèvres
était étalé sur leurs visages, et le GI affichait un air rayonnant en même
temps qu’il lui tendit quelque chose à travers la barrière. C’était une boule
de couleur brune qui se défit quand la femme s’en saisit ; Mena vit qu’il
s’agissait d’une paire de bas. La femme l’embrassa de nouveau, et le GI
recula.
— Hé, Victor ! appelèrent plusieurs hommes d’une même voix
traînante au ton presque condescendant. Allez, tombeur !
Montalvo tourna la tête. Spiller était là avec d’autres hommes,
vraisemblablement de son unité. Ils affichaient des airs mièvres et faisaient
des signes de la main. Mena vit alors que tous les GI’s s’écartaient de la
barrière, alors que s’effaçaient les sourires des filles.
— Je dois y aller, dit Montalvo. Voilà ce que je vous propose : on se
revoit ici demain, à la même heure. (Il recula, souriant toujours.) J’vous
dirai si j’ai trouvé votre homme.
Mon homme, songea Mena. Mon blondinet. Cela sonnait si bien.

Le lendemain soir, Mena fut occupée à guetter les incendies avec


Joan Cartwright. Ce n’était pas une activité à laquelle elle se livrait de façon
officielle ; elle ne recevait pour cela aucun salaire, ses services ne faisant
que suppléer à la rotation réglementaire des guetteurs accrédités par la ville
d’Oadby. Plusieurs filles du coin s’étaient portées volontaires pour ce
travail quelques années plus tôt, au moment où les raids aériens avaient été
à leur plus haut niveau. Margaret Lasseter avait fait savoir qu’elle était
contre toutes formes de devoir civique qui retiendrait sa fille une fois la nuit
tombée. Mais Mena avait tout fait pour amadouer son père, qui lui-même
s’était chargé d’entortiller sa femme, jusqu’à ce que celle-ci consente à
laisser Mena assurer sa tâche de guetteuse deux soirs par semaine, le temps
qu’elle soit en âge de s’enrôler dans l’armée de terre, et à la double
condition qu’elle ait une amie avec elle et qu’elle soit rentrée avant minuit.
Il y avait un bâtiment dans Leicester Road, à côté des boutiques de
peintres et de décorateurs, qui avait un toit plat. Son propriétaire laissait
toujours une échelle à l’extérieur afin qu’elles puissent y grimper et s’y
asseoir, adossées à une des souches de cheminée. De là, elles pouvaient
guetter par-delà les boutiques et les maisons d’éventuels signes de bombes
incendiaires. Les guetteurs d’incendie réguliers qui patrouillaient dans les
rues par roulement toute la nuit leur faisaient toujours signe en passant ; et à
chaque fois qu’un raid aérien avait lieu, elles devaient descendre
rapidement pour gagner un des abris, mais c’était plus rare ces derniers
temps.
La nuit était fraîche. Les nuages s’étaient dispersés au-dessus de
Oadby en milieu d’après-midi, le ciel nocturne découvrant maintenant des
étoiles et un croissant de lune étincelants au-dessus des rues sombres du
village. Les deux filles portaient un manteau et un foulard, en plus de leur
inséparable masque à gaz dans une boîte en bandoulière. Leurs torches
électriques étaient équipées chacune d’un petit disque en carton fixé sur le
verre du réflecteur, avec un trou au milieu destiné à réduire le faisceau de la
lampe, et elles avaient toutes les deux un thermos de soupe chaude pour les
aider à tenir. La majeure partie du temps, elles restaient juste assises au clair
de lune, à écouter bruire le monde en contrebas : les gaietés assourdies d’un
pub voisin, ou le claquement des talons dans les rues – du moins quand leur
propre badinage leur laissait le loisir d’entrevoir d’autres bruits que celui de
leur propre conversation.
— Mary est au courant, dit Mena, après avoir tout raconté à Joan de
son escapade à Shady Lane.
— Tu plaisantes ? s’étonna Joan. Comment ?
— J’y suis retournée aujourd’hui. Je voulais être certaine que Danny
avait bien eu mon mot. Un des amis de Mary a dû me reconnaître, et lui en
parler.
— Dieu merci, elle n’a rien dit à ta mère !
— Je sais.
Joan était la meilleure amie de Mena depuis plus longtemps qu’elle
n’en gardait le souvenir. Elle avait de beaux cheveux châtains qui
cascadaient en longues vagues sur ses épaules, de grands yeux marron
éloignés, et ces derniers temps elle était presque toujours maquillée, même
chez elle. Elle sortit un paquet de cigarettes américaines Chesterfield
froissé, en alluma une et tira une bouffée, laissant une trace de rouge à
lèvres sur le papier en la tendant à Mena de ses longs doigts semblables à
des ciseaux.
— Et ? dit-elle en écarquillant les yeux d’un air d’attente. Est-ce qu’il
a eu ton mot ?
Mena toussa et hocha la tête en signe d’acquiescement.
— Il veut me rencontrer, avoua-t-elle. Dès qu’il pourra quitter le
camp.
Elle toussa de nouveau, et rendit sa cigarette à Joan.
— Et ce sera quand ? voulut savoir Joan en s’agitant, tout sourire.
— Vendredi soir. À Saint-Peter !
Les deux filles se mirent à ricaner nerveusement.
— Excellent choix, dit Joan. Ta mère ne s’approchera jamais de cette
église.
— Je sais, répondit Mena. Elle ferait tout pour ne pas croiser le
chemin d’un anglican.
Joan tira pensivement une longue bouffée de sa cigarette.
— Et ta sœur ? Qu’est-ce qu’elle sait, au juste ? Tu crois qu’elle va en
parler ?
— Je lui ai tout raconté, dit Mena. Elle n’était pas contente, mais je
suis certaine qu’elle ne dira rien. Elle sait que ce sera ma fête si elle en
parle. (Elle haussa les épaules, signifiant qu’elle s’en moquait.) Mary
s’inquiète trop, ajouta-t-elle. J’ai presque dix-sept ans, non ? Quand je
l’écoute, j’ai l’impression d’avoir dix ans.
Elle reprit la cigarette à Joan et tira une grosse bouffée, comme pour
prouver ce qu’elle avançait. Puis elle renversa la tête en arrière en même
temps que Joan, et souffla la fumée en direction de la lune.
— Il faut que tu dises que l’on a besoin de toi pour guetter les
incendies, dit Joan un instant plus tard. C’est le seul moyen si tu veux être
autorisée à sortir.
— Ce n’est pas mon soir, objecta Mena. Tu ne peux pas m’appeler en
inventant je ne sais quelle histoire ? Du genre, on attend un raid aérien, et
ils ont besoin de tous les volontaires.
Joan laissa échapper un rire moqueur.
— Parce que tu crois que ta mère t’autorisera plus facilement à sortir
si elle pense qu’il va vraiment y avoir un raid aérien ? (Elle soupira.) Je ne
peux pas, de toute façon. Je dois m’occuper de mon parasite de frère.
M’man et p’pa vont à un bal – une soirée chic en ville destinée à lever des
fonds, où j’serais bien allée moi-même d’ailleurs.
Mena dévissa le bouchon de son thermos de soupe.
— Ça ne fait rien, dit-elle, je trouverais bien quelque chose. Mary sera
repartie à ce moment-là. Ce qui est sûr, c’est que je vais devoir mentir à ma
mère.
— Comme si c’était nouveau ! persifla Joan en soufflant la fumée de
sa cigarette par le nez.
CHAPITRE 8

Avant que son rendez-vous du vendredi soir avec Danny Danielson


n’arrive, Mena était parvenue à faire croire à sa mère qu’elle avait échangé
un de ses tours de garde pour être avec une de ses amies qui, sans elle, se
serait retrouvée seule à faire le guet. Elle était allée jusqu’à rester chez elle
le soir où elle était censée accompagner Joan, afin de rendre son histoire
plus crédible, et le stratagème avait fonctionné à merveille. Elle avait
jusqu’à minuit.
Il avait plu presque toute la journée, mais la chance voulait qu’il fît sec
de nouveau maintenant. Il était un peu plus de vingt et une heures et il
faisait presque nuit quand Mena prit le chemin de l’église sur son vélo.
« L’heure d’été double », en place d’avril à septembre depuis le début de la
guerre, signifiait qu’il faisait jour une heure de plus qu’habituellement.
C’était au crépuscule que les guetteurs d’incendie rejoignaient leurs postes
d’observation, et bien qu’elle se fût volontiers libérée plus tôt, il avait été
apparemment plus simple pour Danny de la retrouver un peu plus tard dans
la soirée ; de surcroît, elle tenait à ne rien faire qui risquât d’éveiller les
soupçons de sa mère. Pour accréditer encore son mensonge, elle avait pris
dans son panier de vélo son masque à gaz, sa torche électrique et son
thermos de soupe ; et étant donné que les soirées étaient encore froides, elle
portait son manteau et son écharpe, qui étaient tout sauf superflus étant
donné ce qu’elle avait en dessous.
Elle ne se laissa gagner par l’excitation que lorsqu’elle tourna le dos à
la maison. Elle se mit alors à pédaler fort et afficha un grand sourire, en
partie parce qu’elle était satisfaite d’avoir dupé sa mère, mais surtout parce
qu’elle se rendait à son premier vrai rendez-vous amoureux. Sa peau se mit
à la picoter. Elle se sentait pleine de vie, et tout aussi hardie que lorsqu’elle
avait écrit à Danny pour lui demander s’il voulait bien qu’ils se revoient.
Elle se représenta son visage aux traits anguleux, et ses yeux d’un bleu
perçant qui s’étaient efforcés d’éviter les siens par timidité, le jour de leur
première rencontre. Il lui pardonnerait certainement son audace. C’était la
guerre, après tout.
Mena ralentit en parvenant à l’orée du village. Elle sentit le haut de
son corps se congestionner sous son manteau, et se dit qu’elle ne pouvait
pas arriver à Saint-Peter avec le visage aussi rougeaud que celui d’une fille
de cuisine. Pas cette fois. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il y ait autant de
monde dans les rues. Elle commença par se détourner de chaque visage qui
regardait dans sa direction, avant de se souvenir que son mensonge était
parfait. Peu importait que l’on remarquât sa présence, puisqu’elle avait la
permission d’être là. Elle finit donc par sourire et saluer d’un signe de tête
les gens qu’elle connaissait, quoiqu’ils fussent nombreux au village
désormais à lui être totalement inconnus. Toutes les autres personnes
qu’elle vit portaient un uniforme militaire, d’un genre ou d’un autre ; Danny
était apparemment loin d’être le seul à avoir eu une permission ce soir.
Elle y était presque. Elle aperçut la flèche de l’église au-dessus des
toits, poignardant les nuages à peine visibles maintenant dans le ciel qui
s’obscurcissait rapidement. Elle décida de ne pas emprunter la route qui
menait directement à l’église, et arrêta son vélo dans une petite rue où
s’alignaient en bandes des maisons aux fenêtres sombres. Elle appuya son
vélo contre une descente d’eau et ôta son manteau et son foulard. Elle
portait en dessous sa robe préférée, la bleue à pois qu’elle avait mise le jour
de Noël.
Elle observa rapidement son reflet dans une des fenêtres. Elle arrangea
sa coiffure et se dit qu’elle devait faire vite, ou elle n’y verrait plus rien
dans peu de temps. Elle dévissa le bouchon de son thermos de soupe, qui
n’en contenait pas ce soir. Elle le renversa et fit tomber dans le creux de sa
main son bâton de rouge à lèvres, suivi de son crayon pour les yeux, qu’elle
s’employa aussitôt à appliquer. Quand elle eut terminé, elle recula d’un pas,
fit la moue en fixant son reflet, et se dit que ses efforts étaient plutôt payants
compte tenu des circonstances. On était loin de Veronica Lake, mais cela
ferait l’affaire.
Elle posa son manteau en travers de son bras et continua le reste du
chemin à pied, se demandant où Danny avait-il l’intention de l’emmener
pour leur premier rendez-vous. Connaissait-il seulement un endroit ? Ce ne
serait pas une bonne idée de se montrer au bal de Leicester auquel se
rendaient les parents de Joan. Où qu’ils aillent, ils devraient prendre le car
pour s’éloigner de Oadby : c’était une chose, en effet, que d’être vue en
manteau et foulard faire mine d’aller prendre son poste de guet ; c’en était
une autre que de l’être en train de sympathiser à la nuit tombée avec un
soldat américain.
Soudain, l’église fut juste devant elle, comme si elle avait perdu toute
notion du temps et n’avait aucun souvenir de ce qui s’était passé depuis
qu’elle avait laissé son vélo derrière elle. Elle se tenait au bord de la route et
fixait, par-delà le mur d’enceinte et les pierres tombales, par-delà les haies
taillées et les arbres, l’imposant bâtiment de pierre, ses yeux remontant
bientôt le long de la façade jusqu’à la pointe de la flèche. Le ding d’une
sonnette lui fit détourner les yeux, et elle aperçut deux GI’s qui
descendaient la rue en vacillant sur un vélo à une place, lequel paraissait sur
le point de se briser sous leur poids. Revenant à l’église, elle se demanda si
quelque chose avait pu mettre Danny en retard ; ou pire, s’il n’avait pas eu
carrément un empêchement.
Elle traversa la route, certaine de n’être pas en avance. Elle était même
à peu près convaincue d’avoir quelques minutes de retard. En arrivant aux
marches qui permettaient d’accéder au petit chemin conduisant à l’avant de
l’église, elle se retourna. Les rues étaient plus calmes maintenant que la nuit
était complètement tombée sur Oadby. On allait bientôt allumer les
réverbères, se dit-elle, même si leur efficacité était limitée depuis que le
black-out obligeait les habitants à peindre leurs carreaux en bleu. Elle
grimpa les marches d’un pas rapide pour mieux voir, mais des rares
personnes qu’elle parvenait à distinguer, aucune ne paraissait se diriger vers
l’église.
La déception la gagnait. Elle prit une longue et lente inspiration, et
redescendit les marches en avançant sans but précis. Elle se dit qu’elle allait
attendre encore un moment, tout en sachant au fond d’elle-même que
Danny ne viendrait pas. Dans le silence de la nuit, elle se mit à entendre
d’autres personnes qui avaient l’air d’apprécier leur vie : un rire lointain, le
gai tintement d’un piano. Puis elle entendit quelque chose d’autre, qui lui
causa un frisson.
— Il y a quelqu’un ? appela-t-elle.
Son cœur se mit à battre plus fort. Dans la pénombre, elle regarda du
côté de l’église et vit une faible lueur rouge s’allumer et flotter dans
l’ombre de la porte. L’instant d’après, c’est une bouffée de fumée blanche
qui s’éleva sous l’arc d’entrée et se perdit dans le vent. Mena supposa que
le bruit qu’elle avait entendu était celui du fermoir d’un briquet-tempête.
— Danny ? appela-t-elle de nouveau, souriant toujours. C’est vous ?
Elle remonta les marches et l’entendit appeler son nom. Elle
commençait à aimer cet accent américain.
— J’ai bien cru que vous ne viendriez pas, dit-elle.
Elle fit quelques pas rapides dans sa direction le long du chemin.
— Mais je suis heureuse que vous soyez là, ajouta-t-elle tandis que le
bout rougeoyant de sa cigarette quittait maintenant l’arc de la porte pour
venir à sa rencontre.
Tout ce qu’elle parvenait à voir pour le moment dans la pénombre,
c’était son uniforme. Elle crut distinguer à un moment sa bouche parfaite
qui esquissait un sourire.
— On peut ressortir par là, dit-elle en suivant le chemin qui longeait
l’église sur le côté.
Elle le perdit à ce moment-là parmi les ombres du cimetière projetées
par les arbres. Puis elle vit un autre nuage de fumée et le suivit, étonné par
le comportement de Danielson, se disant qu’il devait être aussi timide
qu’elle l’avait imaginé.
— On pourrait aller à Wigston, si ça vous dit, reprit-elle. Je ne sais pas
si vous y êtes déjà allé, mais…
Elle s’interrompit, se rendant compte qu’elle était vraisemblablement
un peu trop directe. C’est elle qui avait arrangé cette rencontre, après tout.
C’était suffisamment audacieux de sa part. Peut-être ferait-elle bien à
présent de le laisser décider des détails. Elle le rattrapa, et discerna alors les
contours de son large dos. Il ralentit le pas, l’invitant à se rapprocher de lui.
Elle voulut lui tenir la main en marchant, mais ils avaient tout le temps pour
cela.
— On peut aller où vous voulez, ça m’est égal, dit-elle en riant
nerveusement.
Elle crut entendre Danny rire avec elle à cet instant, mais quand elle
leva les yeux pour capter son regard, il s’arrêta. Elle sentit soudain ses deux
mains se poser sur ses épaules, et l’attirer vers lui.
— Surprise !
L’exclamation la fit sursauter. Instinctivement, elle tenta de s’écarter,
ne distinguant que l’éclat de ses dents d’un blanc éclatant. Elle commença à
se débattre.
— Hé, ne t’en va pas, ma belle !
Les yeux de Mena s’habituaient lentement à l’obscurité et, elle voyait
maintenant que ce n’était pas Danny – pas son blondinet. Elle ne voyait
aucune mèche blonde dépasser du calot de l’homme. Ses cheveux à lui
étaient aussi noirs que la nuit.
— C’est moi ! dit l’homme. C’est ton vieux copain, Vic Montalvo !
Mena continuait de se débattre. Montalvo resserra son étreinte. Il se
mit à rire d’une manière condescendante, qui lui rappela la façon qu’avait
Mary de se moquer d’elle quand elle cherchait à lui faire comprendre quelle
idiote de gamine elle pouvait être parfois.
— Du calme ! insista Montalvo.
Mena se mit à secouer la tête, essayant de se convaincre que tout cela
n’était pas réel. Elle voulait réagir mais les mots restaient coincés dans sa
gorge.
— Danielson n’est pas quelqu’un pour toi, reprit Montalvo. Ce tocard
t’a lâchée à la dernière minute pour une autre poule.
Mena n’en croyait pas un mot.
Montalvo rit de nouveau.
— Je me sens pour ainsi dire responsable, vu que c’est moi qui lui ai
remis ton mot. Alors j’suis venu à sa place pour que tu ne sois pas trop
déçue.
Mena se dit qu’il n’avait sans doute même pas donné son mot à
Danny ; peut-être même n’en avait-il jamais eu l’intention. Une nouvelle
fois, elle s’écarta, et Montalvo haussa le ton.
— Hé, pourquoi faire tant d’histoires ? On s’est parlé gentiment tous
les deux, à la barrière du camp, pas vrai ?
Elle sentit ses doigts s’enfoncer dans sa peau en même temps qu’il
l’attirait plus près en la secouant. Il resserra soudain les pinces de ses bras
autour d’elle, si fort qu’elle fut incapable de bouger.
— Je pensais que ça te ferait plaisir de revoir ce vieux Vic, dit-il. Je
t’ai même apporté quelque chose. Regarde.
Il fouilla dans sa poche et en sortit un petit paquet en papier, noué avec
une ficelle, qu’il mit sous le nez de Mena.
— Il y a une paire de bas, du rouge à lèvres et des bonbons là-dedans.
Son haleine empestait le whisky. Mena se débattit une fois encore, et
le paquet tomba par terre, mais Montalvo refusa de lâcher prise.
— Quelle différence est-ce que ça fait, de toute façon ? dit-il. On est
tous de l’Aéroportée, non ? Tous Américains ! Des vrais de vrais ! C’est
bien ce que tu es venue chercher au camp, non ? C’est ce que vous venez
toutes chercher.
Mena respirait difficilement ; l’effet conjugué des bras de Montalvo la
serrant toujours plus fort et la peur qui la paralysait petit à petit lui coupait
le souffle.
— Alors, chérie. Qu’esse-t-en dis, hein ?
Mena sentit sa bouche sur son visage, qui s’efforçait de trouver ses
lèvres. Elle secoua violemment la tête de côté, et crut un instant qu’elle était
en train de crier, mais aucun son ne s’échappait de sa bouche.
Pourquoi fait-il si noir ? songea-t-elle. Où est P’pa ? Où est Mary ?
D’une main, il fourragea ses cheveux, tira sa tête en arrière et pressa
durement ses lèvres contre les siennes, cherchant à enfoncer sa langue
frétillante dans sa bouche. Puis il lui enserra fermement la gorge, son pouce
rêche remontant puis descendant sur sa peau, remontant puis descendant.
— Ne t’en fais pas, murmura-t-il.
Mena sentit qu’il lui prenait un sein en coupe dans sa main, avant de
resserrer l’étreinte de ses doigts, déclenchant chez elle un tremblement qui
donnait l’impression qu’elle était saisie d’une fièvre mortelle. Quand la
main de Montalvo descendit plus bas sur sa robe et qu’il reprit ses lèvres,
elle cessa de lutter. La seule chose à laquelle elle parvenait à penser
maintenant, c’était au matin de Noël, et au plaisir ressenti quand Mary
l’avait lentement coiffée avec ce peigne, à la sensation d’apaisement qui
l’avait doucement saisie.
— Voilà, c’est mieux comme ça, dit Montalvo, en continuant de
l’embrasser, de l’embrasser, de l’embrasser – traçant des cercles avec sa
langue en descendant sur son cou.
Il se détendait alors qu’elle se soumettait.
Mena sentit l’étau de ses bras et de ses mains se desserrer peu à peu,
en même temps qu’il continuait d’explorer son corps. Mais la peur qui la
paralysait se mua brusquement en rage, et elle saisit sa chance. Avec toute
la force dont elle était capable à cet instant, elle leva son genou droit
jusqu’à ce qu’il entre en contact avec Montalvo, qui grogna de douleur.
D’un mouvement circulaire, elle se libéra et se mit à courir.
CHAPITRE 9

Le taxi que prit Tayte à sa descente du train à Leicester le conduisit à


la sortie de la ville en direction de l’est. Il traversa quelques villages
périurbains, avant de déboucher en pleine campagne, dans la grisaille
hivernale. Il s’arrêta au bout d’un chemin gravillonné près d’un portail bas
ouvert, d’où il put apercevoir à travers les arbres la maison des Lasseter.
C’était une vieille maison de guingois aux murs quadrillés de poutres
apparentes enfermant un appareillage de briques en chevrons, et qui faisait
penser aux bâtisses du temps de Shakespeare – le cottage
d’Anne Hathaway5, en plus grand. Elle possédait un toit en tuiles plates
rouges qui s’affaissait par endroits entre les lucarnes ornées de vitraux qui
rythmaient la façade ; plusieurs garages lui avaient en outre été adjoints,
avec le temps, pour s’adapter aux besoins modernes.
Tayte paya le chauffeur, se demandant s’il ne ferait pas bien de le prier
de l’attendre un moment au cas où il n’y aurait personne, mais il se dit qu’il
était attendu. Il prit donc le risque et le taxi le laissa là, tenant la valise dans
une main, son porte-documents dans l’autre. Il s’arrêta un instant pour
regarder le taxi s’éloigner le long de la petite route étroite par laquelle ils
étaient arrivés, et prit soudain la mesure de la tranquillité et de l’isolement
du lieu ; on n’apercevait pas la moindre maison alentour. Il se remit en
marche, le gravier de l’allée crissant et se dérobant sous ses mocassins. Il
tombait une fine pluie glacée, aussi était-il heureux d’avoir son manteau.
L’air était loin d’être aussi froid que par chez lui, mais il en ressentait
davantage les effets, peut-être à cause du vent qui soufflait à travers champs
et lui arrivait par rafales cinglantes, secouant son porte-documents et agitant
les revers de son manteau.
Quand il arriva à la porte d’entrée, il n’eut pas à frapper ; à peine eut-il
le temps de lever le bras pour le faire qu’elle s’ouvrit sur un homme grand
et mince d’une soixantaine d’années, dont le sourire accentuait les traits fins
et ciselés. Il avait des cheveux poivre et sel bien coiffés et portait un
pantalon droit en toile avec une chemise classique bleu Oxford déboutonnée
au col.
— Monsieur Tayte ? dit l’homme.
— Oui, répondit Tayte en souriant à son tour.
— Je dois dire que je m’en doutais. Les visiteurs se font plutôt rares
par ici. Je suis Jonathan. (Il serra la main de Tayte.) Entrez.
Jonathan Lasseter prit le manteau et la valise de Tayte, et conduisit ce
dernier dans le salon. Un feu de cheminée était déjà allumé, qui conférait au
décor moderne, dépouillé et neutre une atmosphère plus chaleureuse.
— Ma femme n’est pas encore revenue de la ville, dit Jonathan, mais
elle ne devrait plus tarder. Elle meurt d’envie de vous rencontrer, alors nous
avons tout le temps. Puis-je vous offrir un peu de thé, ou du café ?
C’était un homme bien élevé, qui avait quelque chose de typiquement
britannique, songea Tayte.
— Du café, avec grand plaisir, répondit-il. Ça m’aidera à tenir le coup
après l’avion.
— Lait et sucre ?
— Non, merci, dit Tayte, se souvenant qu’après le sachet de chocolats
Hershey, il allait devoir ralentir sur les calories et qu’il n’y avait pas de
petits efforts.
Il s’assit dans un fauteuil en cuir marron près du feu, son porte-
documents à ses pieds, et se réchauffa tandis que Jonathan préparait les
boissons. Quelques minutes plus tard, ce dernier revint, posa une grande
tasse de café fumante devant Tayte, et s’assit sur le canapé en face de lui.
— C’est de l’instantané, j’en ai peur, précisa-t-il. Nous sommes des
buveurs de thé ici. J’en garde un pot uniquement pour les invités.
— Tant qu’il y a de la caféine dedans, dit Tayte, le reste m’importe
peu. (Il but une gorgée.) D’autres membres de la famille vivent avec vous
ici ? Des enfants ?
— Non, dit Jonathan. Les enfants sont partis il y a des années
maintenant. Jennifer, notre aînée, travaille à Bristol, où elle a fondé sa
propre famille, et Caroline est partie dans l’Est, à l’université de Norwich.
Elle est mariée à un comptable et s’est installée dans la région. (Il se cala
contre le dossier du canapé avec son thé.) Mais venons-en à vous-même et à
votre cliente ; et à cette petite valise qui a ressurgi on ne sait d’où. Vous
n’avez aucune idée de qui a pu l’envoyer ?
Tayte avala une autre gorgée de café et secoua négativement la tête.
— Sans l’emballage, nous n’avons aucun moyen de connaître sa
provenance.
— Non, j’imagine que non. C’est tellement dommage.
Tayte en convint, mais tout n’était pas perdu.
— Peut-être que quelqu’un d’autre pourra nous éclairer sur ce point,
dit-il. J’ai hâte de pouvoir parler à la famille et à quiconque a connu
Philomena. Je veux pouvoir rassembler autant d’informations que possible
qui pourraient m’aider à la trouver.
— Je ferai tout ce que je peux, lui assura Jonathan. Et c’est Mena.
Papa – son frère, Peter – l’a toujours appelée Mena. Je ne l’ai jamais
rencontrée, bien sûr, mais mon père parlait d’elle à chaque fois que
quelqu’un l’entraînait sur les chemins du passé. C’était toujours la même
histoire, en fait ; son départ à la guerre, et comment, à son retour à la
maison, il avait découvert que Mena n’était plus là.
— A-t-il donné une explication ?
— Vague, dit Jonathan. Papa a toujours soutenu que c’est parce qu’elle
était tombée amoureuse d’un de ces GI’s dont tant de filles s’entichaient à
l’époque. Il aurait appartenu à la 82e Aéroportée, ce qui fait peu de doute,
puisque le 504e régiment d’infanterie parachutiste a été stationné un temps
à Evington en 1944. On recense plein d’histoires à leur sujet par ici si on
sait où chercher.
Tayte sortit son calepin d’une poche intérieure de sa veste, et nota
rapidement ces informations. Elles l’aideraient à identifier l’homme quand
il aurait une chance de le faire.
— Papa a toujours dit regretter de n’avoir jamais revu Mena,
poursuivit Jonathan. Il nous a expliqué avoir songé une ou deux fois à se
lancer à sa recherche, mais je crois que la vie a pris le dessus et l’en a
empêché, comme elle sait si bien le faire sitôt que la volonté vous manque.
Il s’est marié juste après la guerre. Je suis né peu de temps après, et ma
sœur a suivi. J’imagine que Mena a fini par devenir un simple souvenir
pour lui – un visage familier sur une photo.
— Vous m’avez dit au téléphone que vous aviez retrouvé plusieurs
photographies de Mena, reprit Tayte.
Jonathan se pencha en avant.
— Oui, bien sûr. Vous devez avoir hâte de les voir. Je les ai rangées
dans une boîte là-dessous.
Il tendit le bras sous la table basse et en tira un coffret en acajou avec
des renforts d’angle en cuivre. Il le posa sur la table, l’ouvrit et en sortit un
paquet de photos, qu’il étala en éventail sur la table, à la façon d’un jeu de
cartes.
Tayte se pencha en s’appuyant sur ses coudes pour y voir mieux.
— Celle-ci est très bien, dit Jonathan en pointant la plus grande des
photos.
Elle apparaissait à travers le cadre d’une pochette, comme si elle avait
été prise par un professionnel.
— C’était juste avant la guerre.
Il désigna du doigt les personnes au milieu. Tout le monde avait l’air
de porter ses beaux habits du dimanche.
— Ça, c’est grand-père, P’pa, et ma grand-mère Margaret, exposa-t-il.
Papa et tante Mary sont de ce côté. Oncle Michael et oncle James de l’autre.
Puis, montrant cette fois une petite fille assise les jambes croisées au
centre de la photo :
— Et voilà Mena, dit-il. Elle doit avoir dix ou onze ans sur cette
photo.
Ses cheveux bouclés étaient attachés avec un ruban bleu pâle, et en
dépit de son air d’être ailleurs, Tayte trouva qu’elle était bien plus jolie
qu’elle ne voulait le faire croire, avec ses grands yeux, ses fossettes et sa
robe à volants qui la faisait paraître plus jeune que son âge.
— En voilà une des années de guerre, reprit Jonathan en tirant une
autre photo du paquet. Il n’y en a pas beaucoup de cette époque, j’en ai bien
peur. La plupart de ces photos ont été prises après ; et vous n’en trouverez
plus de Mena.
Tayte la reconnut immédiatement. Elle riait en adressant un salut
militaire à l’objectif, portant un béret qui paraissait deux fois trop grand
pour elle, et une veste de l’armée par-dessus sa robe tout aussi mal seyante.
— Qui est-ce, là, à côté d’elle ? demanda-t-il en désignant la fille
brune qui riait avec elle, sous le regard de deux jeunes hommes en uniforme
militaire assis à l’arrière-plan.
Jonathan reprit la photographie en mains et l’examina.
— Elle s’appelle Joan, dit-il. Et tout à fait derrière, en train de rire,
c’est Michael et James. Je suppose que c’est papa qui a dû prendre cette
photo, et que c’est probablement sa veste et son béret que porte Mena.
— Joan ? interrogea Tayte. Un autre membre de la famille ?
— Non, Joan était l’amie de Mena. Sa meilleure amie, d’après ce que
m’a expliqué papa.
— Ça vous ennuie si je la garde pendant que je suis ici ?
— Pas du tout, dit Jonathan.
Il continua de farfouiller dans le paquet de photos.
— En voilà une meilleure de tante Mary, reprit-il, la tendant à Tayte.
Celle-là date clairement des années de guerre.
Tayte s’en saisit. Elle montrait un homme et une femme en uniforme
militaire, bras dessus, bras dessous. Un couple heureux.
— Tante Mary est partie s’installer en Afrique du Sud juste après la
guerre, dit Jonathan. Elle est devenue missionnaire. J’ai entendu dire que
Margaret était très religieuse ; je suppose qu’elle n’était pas étrangère à la
vocation de Mary. Elle a épousé un Afrikaner nommé Ingram, et adopté son
deuxième prénom comme prénom usuel, Grace, mais pour moi, cela a
toujours été tante Mary. Elle était dans l’ATS pendant la guerre.
Tayte tapota la photo d’un doigt.
— Qui est l’homme que l’on voit ici avec elle ?
— C’est Edward Buckley, dans son uniforme de parachutiste – c’était
un « béret rouge ». Apparemment, tante Mary parlait tout le temps de lui.
Ils avaient prévu de se marier après la guerre, mais cela n’est jamais arrivé.
Ils étaient très épris l’un de l’autre d’après tout ce que l’on m’a raconté, et
papa disait toujours que l’on sentait chez elle, à chaque fois qu’elle parlait
de lui, une immense nostalgie, un véritable regret.
— Savez-vous pourquoi ils ne se sont pas mariés ?
— Je serais incapable de vous le dire, mais pour que ces deux-là se
séparent, ça devait être réellement sérieux.
— Est-ce que votre tante Mary est toujours en vie ? s’enquit Tayte,
conscient de la chance que ce serait de pouvoir parler avec quelqu’un qui a
connu l’époque où Mena était encore là.
— Non, malheureusement, répondit Jonathan. Vous l’avez pourtant
manquée de peu. Elle est morte le mois dernier. Cancer du poumon.
— Quel dommage, dit Tayte, se demandant si la mort de
Mary Lasseter pouvait avoir été le catalyseur qu’il recherchait : un
événement familial récent lié plus ou moins directement à la valise de
Mena, et ayant déclenché son expédition à sa cliente.
Le bruit d’une voiture roulant sur le gravier dehors attira son attention.
— Parfait, dit Jonathan en se levant. C’est sûrement Géraldine. Oh, ne
l’appelez surtout pas Géri, ou l’on aura des ennuis tous les deux.
Il fit un clin d’œil à Tayte en allant ouvrir la porte.
— Autant vous prévenir, elle va forcément insister pour que vous
restiez dîner, à moins que vous n’ayez d’autres projets ?
— Aucun, dit Tayte. Mais je ne voudrais pas m’in…
— Bien. Dans ce cas, c’est réglé pour le dîner.

À huit mille kilomètres de là, un prêtre se trouvait seul dans ses


quartiers. Il était assis à son bureau, préparant la veillée de prières du
samedi, comme le savait l’homme qui venait d’entrer dans la pièce et de
refermer la porte en silence derrière lui. Il ajusta ses lunettes rondes sans
monture pincées sur l’arête de son nez, et s’approcha plus près quand le
prêtre tourna les yeux dans sa direction.
— Je dois confesser mes péchés, mon père, dit-il presque sans
desserrer ses lèvres fines.
Le prêtre se leva. Il avait l’air troublé.
— Vous ne devriez pas être ici, lui fit-il remarquer. Cet endroit est
privé.
— J’y suis pourtant, mon père, dit l’homme.
Le prêtre, qui était beaucoup plus âgé, regarda sa montre et secoua
négativement la tête.
— Peut-être pourriez-vous revenir plus tard ? suggéra-t-il. J’allais
justement…
— Ça ne peut pas attendre, mon père, l’interrompit l’homme. Voyez-
vous, je… il y a des secrets que je dois garder.
— Des secrets ?
— Oui, mon père. En ce moment même, c’est ce que je fais.
Le prêtre lui sourit.
— Garder un secret n’est pas un tel péché.
L’homme opina lentement du chef pour affirmer le contraire, gonflant
ses poumons en inspirant de manière audible par le nez.
— C’est ma manière de les garder qui en est un, mon père.
Il glissa une main à l’intérieur de sa veste sans quitter des yeux le
prêtre, qui recula instinctivement. Quand sa main réapparut, elle tenait un
pistolet semi-automatique Glock 19 équipé d’un silencieux. Le prêtre se
recroquevilla, et sans la moindre hésitation, l’homme lui logea deux balles
dans la poitrine. Le prêtre s’écroula sur le bureau, puis sur le sol. L’homme
se tint calmement au-dessus de lui, l’air impassible et froid.
— Pardonnez-moi, mon père, car j’ai péché, dit-il.
Puis il lui tira une dernière balle dans la tête, avant de se retourner et
de sortir comme il était arrivé, calmement, en refermant la porte derrière lui.

Jefferson Tayte ressentit un élan de sympathie naturel pour la femme


de Jonathan, Géraldine, qui n’avait pas cessé de sourire et de parler tout au
long du dîner. Badiner n’avait jamais été ni tout à fait du goût, ni réellement
dans les cordes de Tayte, mais à l’instar de Jonathan, elle l’avait mis
immédiatement à l’aise. Il la trouvait séduisante, avec ses cheveux d’un
blond cendré qu’elle venait de faire couper au carré, son pantalon noir et
son pull large lilas. Elle était rentrée toute prête pour la soirée, comme
probablement, supposa Tayte, elle l’avait prévu.
Ils étaient toujours à table dans la salle à manger, à l’arrière de leur
maison si vaste que Tayte se voyait facilement s’y perdre. Du piano jazz
continuait de se faire entendre en fond sonore, et Jonathan avait réussi à
coller un verre de brandy dans la main de Tayte, qui s’était laissé faire bien
malgré lui. Il n’était pas encore neuf heures, mais le décalage horaire
alourdissait doucement ses paupières. Il savait que l’alcool n’allait rien
arranger.
— Êtes-vous tous les deux à la retraite ? demanda-t-il.
L’idée fit rire Géraldine.
— Jonathan s’est arrêté il y a deux ans, quand il a eu soixante ans, dit-
elle. Personnellement, je ne saurais pas quoi faire de ma peau si je prenais
ma retraite.
— Journaliste, précisa Jonathan, comme si cela expliquait tout.
Toujours sur la brèche.
— Je travaille pour le Leicester Mercury, dit Géraldine. Pas si
activement qu’autrefois, mais je ne suis pas encore prête à plier bagage.
— Et vous, dans quelle branche étiez-vous ? demanda Tayte à
Jonathan, se disant qu’il ne saurait jamais tenir une conversation informelle
s’il n’essayait pas un tant soit peu.
— J’étais médecin généraliste, comme mon grand-père. Papa aussi se
destinait à la médecine avant que la guerre n’éclate, mais après, je crois
qu’il n’en a plus eu le courage. Il s’est tourné vers l’ingénierie.
— Parlez-nous un peu de vous, monsieur Tayte, dit Géraldine. Qu’est-
ce que vous faites quand vous n’êtes pas accaparé par votre métier de
généalogiste ?
Tayte ne trouva rien à répondre à cela. Il les fixa avec des yeux vides
durant quelques secondes, en même temps qu’il s’efforçait de dire quelque
chose. Puis il secoua la tête et répondit :
— Rien. J’imagine que la généalogie occupe tout mon temps.
Il vit que Géraldine examinait ses mains, et crut en comprendre la
raison.
— Pas d’alliance, finit-elle par dire. Vous n’êtes donc pas marié ?
— Non, dit Tayte, riant presque à cette idée.
— Mais vous devez bien avoir une petite amie. Vous ne pouvez tout
de même pas passer tout votre temps à travailler ?
Tayte repensa à la femme qu’il avait rencontrée dans l’avion la
dernière fois qu’il était venu en Angleterre. Sa relation – si toutefois on
pouvait l’appeler ainsi – avec Julia Kapowski, n’avait pas duré ; sans doute
même n’aurait-elle jamais existé sans la détermination de celle-ci. La faute
en revenait en partie à l’éloignement géographique : elle habitait Boston, lui
Washington. Peut-être, tout simplement, l’idée d’avoir quelqu’un dans sa
vie l’avait-elle emporté un temps sur la réalité de leur liaison. Elle n’était
pas la femme qu’il lui fallait – pour autant que son manque d’expérience lui
permît de savoir quel genre de femme était fait pour lui. Au bout du
compte, elle avait voulu lui prendre trop de son temps, et il n’avait pas su
sacrifier à cette exigence. Du moins est-ce ainsi qu’il semblait voir les
choses, une partie de lui ne sachant que trop bien qu’il s’était contenté de
fuir, comme il l’avait toujours fait.
— Non, pas de petite amie non plus, dit-il. Mon travail me prend sans
doute trop de temps.
— Géraldine, tu embarrasses notre invité, intervint Jonathan.
— Non, ça ne me gêne pas, dit Tayte. Il y a tellement longtemps que
mon travail m’accapare tout entier que j’ai fini en quelque sorte par
accepter la situation.
— Eh bien, je ne vois rien de mal à se consacrer à son travail, dit
Jonathan.
Tayte eut un sourire. Il approcha son nez du bord de son verre et huma
les vapeurs du brandy. Puis il but une gorgée, le liquide ambré lui piquant
aussitôt la gorge. Il changea de sujet :
— Vous m’avez dit tout à l’heure, Jonathan, que Mena avait une amie,
Joan.
— Oui, Joan Cartwright, confirma Jonathan. La famille avait perdu le
contact avec elle il y a des années, mais elle est venue à l’enterrement de
tante Mary. Je ne sais pas qui lui a appris la nouvelle. (Il se tourna vers
Géraldine.) Nous avons échangé des cartes de vœux à Noël, non ?
— Oui, elle nous a donné son adresse aux obsèques, dit Géraldine. J’ai
eu une longue conversation avec elle. Elle tenait à ce que nous restions en
contact.
— Effectivement, dit Jonathan. C’est drôle après toutes ces années.
J’ai entendu dire qu’elle avait fait un heureux mariage, et qu’elle s’était
installée dans le Hertfordshire au début des années 1950.
— Divorcée deux fois, précisa Géraldine. Elle m’a expliqué qu’elle
avait renoncé aux hommes après ça, et qu’elle avait fini par reprendre son
nom de jeune fille.
— Pourriez-vous me communiquer son adresse avant que je ne parte ?
sollicita Tayte, supposant que la meilleure amie de Mena à l’époque de la
guerre pouvait être une source d’information capitale. Avez-vous son
numéro de téléphone ?
— Elle ne m’a pas donné son numéro, dit Géraldine. Juste son
adresse. Elle est peut-être sur liste rouge.
— Je vais vérifier tout cela, dit Tayte, se demandant qui d’autre il
pourrait aller voir.
Mary était morte récemment, mais Jonathan avait dit qu’elle s’était
mariée avec un Afrikaner.
— Est-ce que l’époux de Mary est toujours en vie ?
Jonathan secoua négativement la tête.
— Disparu depuis longtemps.
— Des enfants ?
— Oui, un fils et une fille. La fille de Mary n’a pas voulu rester en
Afrique du Sud. Ou plutôt, elle s’est brouillée avec sa mère pour je ne sais
quelle raison. Elle est venue vivre en Angleterre dès qu’elle a été en âge de
le faire, et la famille l’a aidée à s’installer. Elle habitait à la sortie de
Leicester, sur la route de Birmingham.
— Habitait ? releva Tayte, qui se demandait quel pouvait être le motif
de cette brouille entre mère et fille.
— Oui, elle est morte il y a environ six ans maintenant – son mari est
parti deux ans avant. Mais leur fils vit toujours dans la région, et nous
sommes restés en contact. Je peux vous emmener le voir si vous pensez que
ça peut être utile. Le dimanche matin, je sais où le trouver.
— Merci, dit Tayte. Ce serait formidable. On doit me déposer ma
voiture de location à mon hôtel demain matin, mais je ne sais pas à quelle
heure. Si vous voulez partir plus tôt, alors bien sûr je serais ravi de vous
accompagner.
— Où êtes-vous descendu ? demanda Géraldine.
— J’ai réservé au Marriott.
— C’est à Enderby, n’est-ce pas ? fit Jonathan.
Tayte acquiesça.
— L’hôtel est proche de l’axe autoroutier. Je ne souhaitais pas réserver
un hôtel en plein centre ; c’est toujours compliqué en voiture.
— Un choix judicieux, approuva Géraldine. La circulation par ici peut
être un vrai cauchemar.
Tayte pensait toujours à Mary, et ne voulait pas perdre le fil de son
histoire.
— Vous avez dit que Mary avait également un fils, reprit-il à l’adresse
de Jonathan. Est-ce qu’il est toujours en vie ?
— Oh oui. Il s’appelle Christopher Ingram. Il a environ mon âge. Il a
plutôt bien réussi. On ne se voit qu’à l’occasion d’un mariage ou d’un
enterrement – plutôt d’un enterrement d’ailleurs, ces derniers temps. Ses
parents ont créé ce que l’on appelle un trust, ou une fiducie de bienfaisance,
dont Christopher a assuré la gestion durant plusieurs années. Je crois qu’il
siège toujours au conseil d’administration. Ce trust a été fondé en Afrique
du Sud, mais il a étendu ses activités au Royaume-Uni il y a quelques
années. Je suis sûr que je pourrais organiser quelque chose pour vous.
Tayte sirota son brandy et sourit, se disant qu’il avait de la chance
d’être tombé sur quelqu’un comme Jonathan. Il y avait d’ores et déjà de
nombreuses personnes susceptibles de lui en apprendre davantage sur
Mena, et apparemment rencontrer la plupart d’entre elles n’allait pas poser
de problème, mais il espérait bien que Jonathan allait pouvoir lui fournir
d’autres informations encore.
— Croyez-vous qu’il puisse y avoir encore autre chose concernant
Mena dans cette maison ? demanda-t-il. D’autres photos ? Des lettres de
cette époque ?
C’était une vieille ferme pleine de coins et de recoins. Il se dit que la
question valait d’être posée.
— Ça ne m’étonnerait pas, répondit Géraldine. Le grenier, par
exemple, n’a jamais été véritablement débarrassé. Le simple fait d’y
accéder aujourd’hui est un défi en soi.
— C’est vrai, admit Jonathan. Il y a un tas de choses là-haut, mais je
ne me ferais pas trop d’illusions tout de même.
— On ne sait jamais, dit Géraldine. Tu pourrais très bien dénicher
quelque chose d’utile.
Jonathan arqua un sourcil.
— J’en doute fortement, mais je jetterai un coup d’œil demain après-
midi, après notre visite au petit-fils de tante Mary.
— N’oublie pas que nous ne sommes pas là demain à l’heure du
déjeuner, lui rappela Géraldine.
Jonathan adressa un clin d’œil à Tayte.
— Un peu plus tard, alors.
— Merci, dit Tayte. Et bien entendu, je serais ravi de vous aider si
vous…
— Oh, ça ira, ne vous inquiétez pas, l’interrompit Jonathan. Et puis, je
ne suis pas certain que le plancher résiste avec deux personnes là-haut en
même temps. De plus, l’accès par la trappe est très étroit.
Tayte avait compris le message : ce n’était pas un endroit pour un type
de son gabarit.
Jonathan se mit soudain à rougir.
— Oh, je ne voulais pas insinuer que…
— Tout va bien, dit Tayte. Je ne voudrais pas non plus qu’un type
comme moi se promène dans le grenier d’une maison aussi ancienne que
celle-ci.
Il rit joyeusement, avant d’ajouter, changeant de sujet :
— J’ai là quelque chose qui a appartenu à Mena justement, et que
j’aimerais vous montrer. Du moins, elle l’avait avec elle. C’était dans sa
valise.
Il sortit de son porte-documents, qu’il avait par habitude gardé en
passant dans la salle à manger, l’exemplaire de bibliothèque de
Madame Bovary. Il posa le livre sur la table.
— Il y a ce que l’on appelle une bande patronymique militaire à
l’intérieur, dit-il. Vous m’avez dit tout à l’heure que votre père pensait que
Mena était tombée amoureuse d’un GI.
Il ouvrit le livre et en tira la petite bande de toile afin que Jonathan et
Géraldine puissent la voir.
— Est-ce que le nom de Danielson vous dit quelque chose ?
Jonathan se redressa sur sa chaise.
— Danielson, répéta-t-il. C’est ça. J’ai essayé de me rappeler son nom
durant tout le repas. J’étais certain d’avoir entendu papa le prononcer. Son
prénom, c’était Danny. Ça me revient parfaitement à présent.
Jonathan se pencha par-dessus la table et prit le livre dans ses mains. Il
examina la bande de tissu et la deuxième de couverture où se trouvait la
carte de bibliothèque de Mena, avec son nom et son adresse, écrits de sa
propre main il y avait si longtemps. Il s’attarda dessus, comme sur un objet
de valeur égaré qui viendrait de lui être rendu.
— Danny, murmura Tayte, souriant.
Il plongea la main dans sa poche pour en sortir son calepin.
— Je vais voir si je peux dénicher quelque chose sur lui quand je serai
à l’hôtel.
Il paraissait fort probable maintenant que Mena et le GI étaient tombés
amoureux durant l’été 1944 ; autrement dit, il y avait de sérieuses chances
pour que Danielson soit le père d’Eliza Gray. Pourtant, l’arrivée de la valise
de Mena et du mot qui l’accompagnait lui faisait penser que rien n’était
aussi simple.
5 Cottage du XVe siècle de style Tudor situé à Shottery, dans le
Warwickshire, où est né et a vécu jusqu’à son mariage Anne Hathaway
(1555-1623), la femme de Shakespeare.
CHAPITRE 10

Juin 1944

Juin arriva et passa pour Mena comme l’eut fait un trait de craie, un de
plus, sur le mur d’une cellule de prison, marquant indirectement les jours
qui la séparaient encore du moment où elle serait enfin en âge d’intégrer
l’armée de terre, et de partir aussi loin que possible de Oadby. Durant tout
le mois, elle se comporta en petite fille modèle, s’habillant de manière
classique, n’arrivant jamais en retard aux repas, ne parlant que si on lui
adressait la parole. Elle ne quitta pratiquement pas la maison de tout le
mois, hormis pour aller rouler en silence son chariot de livres à l’hôpital ou
pour faire des courses, après quoi elle rentrait toujours directement à la
maison. C’en était au point où, en ce qui concernait sa relation avec ses
parents, les rôles s’étaient inversés : sa mère lui souriait à chaque fois
qu’elle la croisait, tandis que son père fronçait régulièrement les sourcils en
demandant : « Mais qu’arrive-t-il donc à ma jolie Mena ? »
À la fin de la première semaine de juin, Mena avait été témoin de
l’assaut des forces alliées sur les côtes de Normandie, une opération
baptisée du nom de code « Overlord ». Elle avait couru dans le jardin avec
P’pa et observé avec lui le ciel où, vague après vague, des avions alliés
avaient survolé le Leicestershire. Elle n’oublierait jamais ce bruit – ce ciel
vibrant ; pas plus qu’elle n’oublierait l’espoir que ces anges d’acier
apportaient.
P’pa lui avait raconté plus tard la frustration d’Eddie que la
1re Aéroportée soit retenue à l’arrière, et ait seulement servi d’unité
d’entraînement pour préparer au mieux ceux qui partaient. Mena avait
également entendu dire que la plupart des soldats américains stationnés à
Shady Lane avaient été exclus de l’opération ; elle regrettait qu’ils n’y
fussent pas tous allés ! Tous, excepté Danny, qu’en dépit de tous ses efforts
elle n’arrivait pas à oublier complètement. À la fin de la deuxième semaine,
P’pa avait commencé à parler des bombes « V » et des attaques de longue
portée lancées sur Londres par les Allemands, qui causaient au hasard des
dégâts terrifiants.
Outre ces questions militaires, elle se tenait informée des menus
événements locaux principalement par le biais de son amie Joan Cartwright,
qui – depuis que Mena avait également renoncé à guetter les incendies –
était en quelque sorte ses yeux et ses oreilles. Son amie lui rendait souvent
visite, et n’avait pas cessé dernièrement de chercher à comprendre la raison
de son brusque changement de comportement, en plus de la tarabuster pour
qu’elle lui raconte les détails de son rendez-vous avec Danny Danielson.
Joan était intarissable sur les Américains, mais Mena l’écoutait
distraitement, avec quelque chose d’hostile dans l’attitude, tandis que son
amie évoquait des choses aussi futiles que le camion qui traversait
régulièrement le village, vendant des hot-dogs et des donuts, et qui repartait
sous les cris des enfants qui couraient après : « Le camion des Yankees ! Le
camion des Yankees ! » Lors d’une de ses visites, Joan apporta un paquet de
chewing-gum à la menthe Wrigley’s, mais la friandise n’était pas nouvelle
pour Mena, qui avait déjà été témoin des vaines tentatives de sa mère de
débarrasser les cheveux des jumeaux de la substance collante, avant de
recourir finalement aux ciseaux, le tout se terminant dans les larmes.
Ce fut lors d’une de ces visites, un après-midi de la mi-juillet, que
Joan apporta à Mena un cadeau qui ne pouvait manquer de réjouir celle-ci.
C’était un dimanche, et il faisait si chaud que toutes les fenêtres de la
maison des Lasseter étaient grandes ouvertes pour laisser entrer le peu de
brise qui soufflait. Mena était dans sa chambre, recroquevillée sur sa chaise
près de la fenêtre, son ours en peluche sur les genoux en guise de réconfort.
Grâce aux pages d’un roman de Jonathan Swift, elle avait réussi à
s’échapper à Lilliput, du moins jusqu’à ce qu’elle entende la voix de Joan,
suivie de celle de P’pa, l’appeler d’en bas.
Elle les trouva dans le jardin d’hiver.
— Joan a un cadeau pour toi, Mena, dit P’pa, souriant en la regardant
entrer et aller s’asseoir sur une bergère basse.
— Bonjour, Joan, dit Mena. Ce n’est pas mon anniversaire ; pas avant
un bon mois.
— Je le sais, andouille, rétorqua Joan. Ce n’est pas un cadeau
d’anniversaire. Tiens.
Elle sortit une enveloppe dissimulée dans les replis de son élégante
robe grise et la lui tendit avec un grand sourire.
— Ouvre-la.
Mena interrogea P’pa du regard, qui s’empressa de l’encourager à le
faire. Il lui parut étrange que l’enveloppe ait déjà été ouverte. À l’intérieur
se trouvait une carte invitant M. Childers à une soirée dansante au De
Montfort Hall de Leicester le samedi suivant. Elle leva les yeux, ne
comprenant pas qu’on lui remette une invitation à une soirée dansante
adressée à quelqu’un d’autre.
— Retourne la carte, dit Joan.
Au dos, Mena lut que la soirée serait animée par Glenn Miller et son
orchestre de l’armée de l’air, avec le concours de l’orchestre de swing du
504e régiment d’infanterie parachutiste. Ses yeux se mirent à briller, mais
elle ne comprenait toujours pas.
— Qui est M. Childers ? demanda-t-elle.
Joan, assise en face d’elle, se pencha en avant.
— C’est un ami de mon père, qui a des relations, dit-elle. Il a réussi à
avoir quatre billets pour la soirée, et devine quoi ? (Elle se mit à opiner du
chef avec enthousiasme.) Il ne peut pas y aller ; sa femme n’ira pas non
plus.
— Il y a donc deux places libres ? crut comprendre Mena.
Joan continua d’acquiescer.
— Il avait invité maman et papa, dit-elle. Et puis il a eu cet
empêchement, et il a alors dit à papa qu’il pouvait emmener qui il voulait à
leur place.
Elle se leva d’un petit bond et s’approcha de Mena.
— J’ai demandé si je pouvais y aller, et si je pouvais t’inviter toi aussi.
Mena regarda P’pa et vit qu’il avait cet air de conspirateur qu’elle
connaissait bien, ce sourire amusé qui lui fit comprendre qu’il savait déjà ce
que contenait l’enveloppe.
— Et Mère ? hasarda-t-elle.
— Je lui parlerai ce soir, dit P’pa. Ça te fera du bien, et je ne vois pas
pourquoi il y aurait un problème puisque les parents de Joan seront là pour
vous chaperonner toutes les deux.
— Tu vas lui parler ? répéta Mena. Parler à Mère ?
P’pa fronça les sourcils d’un air résolu.
— Absolument, dit-il. Moi, ton père, le chef de cette famille, je vais
dire clairement à ta mère que tu vas à cette soirée dansante.
Mena savait que son père n’aurait jamais cette audace-là, mais peu
importait comment il s’y prendrait, l’essentiel étant qu’elle ait l’autorisation
d’y aller. Elle regarda de nouveau les deux côtés de la carte d’invitation, et
se laissa enfin aller à sourire à son tour à Joan :
— Je n’en reviens pas, lâcha-t-elle.

L’ambiance qui régnait devant la salle de spectacle De Montfort le


samedi soir suivant donna la chair de poule à Mena. Il y avait plus de belles
voitures circulant dans les allées du jardin à la française qui s’étendait
devant le bâtiment qu’elle n’espérait en voir de toute sa vie, leur carrosserie
scintillant dans le crépuscule tandis que des femmes tirées à quatre épingles
s’engouffraient à l’intérieur de la salle au bras de leurs partenaires en
uniforme. Les hommes d’un certain âge, comme le père de Joan, portaient
de beaux costumes bien ajustés et des chaussures noires en cuir verni. Il y
avait tellement d’électricité dans l’air, il régnait une telle atmosphère
d’attente impatiente que chacun paraissait oublier, pour un soir au moins,
que le pays était en guerre.
— Cesse de rêvasser et avance, lui dit Joan en lui donnant un petit
coup de coude dans le bras.
Le geste lui fit détourner les yeux de l’imposante façade rythmée par
une succession de colonnes corinthiennes blanches, et surmontée d’une
bannière qui s’étendait sur toute la largeur du fronton triangulaire. On
pouvait y lire en grosses lettres criardes le nom de Glenn Miller ; Mena
n’en revenait pas d’être là, sur le point d’entendre et de voir à la fois, en
direct, l’orchestre qu’elle avait tant de fois écouté chez elle, à la radio.
Elle ressentit un nouveau frisson d’excitation en reportant son
attention sur Joan, qui continuait de l’entraîner à travers la foule vers ses
parents et les guichets. Le bas en dentelle de sa robe se mit à danser sans
attendre la musique quand elle courut à côté de son amie ; elle se disait
qu’elle serait éternellement reconnaissante à Joan pour le prêt de ce qui était
assurément la plus jolie robe qu’elle ait jamais portée. Elle était en satin
émeraude, et c’était l’une des préférées de Joan. Elle était un peu trop
cintrée par endroits, mais n’était pas inconfortable tant que Mena restait
debout. Un large ruban noir à la base du corsage soulignait sa taille et
s’accordait parfaitement avec ses escarpins à talons bas.
Joan lui avait même prêté une paire de longs gants blancs qui, ajoutée
au maquillage que son amie l’avait aidé à mettre dans la voiture, lui
conférait des allures de star hollywoodienne. Elle portait également de vrais
bas de soie, dont elle n’avait que trop bien deviné la provenance, en dépit
du mutisme affiché de Joan sur cette question. La robe que portait son amie
était d’un rouge accrocheur et très décolletée, révélant des attributs que
Margaret Lasseter n’aurait même pas autorisé Mena à admettre posséder ;
et, contrairement à Mena, elle portait ses cheveux détachés, qui tombaient
en longues vagues sensuelles.
À elles deux, elles formaient un tandem détonnant.
La salle était décorée de fleurs sur tout son périmètre, et l’on voyait
partout le rouge, le blanc et le bleu des drapeaux britannique et américain.
Peu après qu’ils furent entrés, M. Cartwright se retrouva engagé dans une
conversation qui n’intéressait ni Mena ni Joan ; Mme Cartwright, à son tour,
se mit à bavarder avec son double parfait, les deux femmes agitant dans
l’air de fines cigarettes blanches entre leurs doigts élégants tandis qu’elles
parlaient. Mena sentit un nouveau coup de coude contre son bras, et les
deux filles s’éloignèrent rapidement.
— Ils ne remarqueront même pas que nous sommes parties, dit Joan.
Et elles se mirent à circuler librement à travers la foule, se perdant
rapidement dans la mêlée des robes et des uniformes, des visages souriants
et des conversations polies, l’ensemble concourant à égayer l’esprit de
Mena et à lui faire oublier momentanément les événements de mai. Elle
aperçut la scène alors qu’elles s’approchaient – un océan de cuivres
scintillants et d’uniformes américains impeccables – et soudain, ce fut
comme si ce qui était arrivé à l’église Saint-Peter n’était plus qu’un
mauvais rêve qui appartenait désormais à une autre vie.
Une note de trompette retentit. Le premier timbre de cuivre de la
soirée s’éleva, rauque, depuis le centre de la scène, et emplit l’espace de la
salle. On vit des têtes pivoter, des conversations cesser ; des
applaudissements crépitèrent brièvement, avant de s’estomper lentement.
Puis ce fut au tour de Mena de tirer Joan par le bras. Elle l’entraîna à travers
la foule jusqu’au bord de la piste de danse, à temps pour voir l’orchestre de
swing du 504e régiment d’infanterie parachutiste attaquer son air
d’ouverture, Sentimental Journey6. La musique lui causa un frisson dans le
dos. Elle était comme électrifiée ; le temps paraissait s’être figé autour
d’elle.
— Je ne vois pas beaucoup de célibataires ici, dit Joan, annonçant
clairement ses priorités personnelles pour la soirée.
Mais Mena avait l’esprit ailleurs. Elle se mit à se balancer au rythme
de la musique, tandis que la piste de danse devant elle se remplissait de
couples enthousiastes impatients d’y faire leurs premiers pas. La scène était
surélevée et étagée, plusieurs marches reliant les deux plateformes. Mena
voyait donc très bien les musiciens assis – à l’exception du violoncelliste –
derrière leurs pupitres carrés. Tout à fait derrière, un orgue en acajou noir et
en cuivre occupait pratiquement tout le mur, ses nombreux tuyaux verticaux
rappelant les impressionnants piliers de l’entrée.
— Allons prendre un verre, dit Joan.
Mena n’arrivait pas à détacher son regard des couples qui dansaient
sur la piste, les yeux dans les yeux, comme si la musique emportait chacun
d’entre eux dans un « Voyage sentimental » unique, faisant ressurgir du
même coup, peut-être, les souvenirs d’un temps plus heureux.
— Allez, viens !
Joan avait pris Mena par la main cette fois, et l’entraînait vers l’entrée.
— J’ai envie d’un gin avec du citron, ajouta-t-elle en lui adressant un
clin d’œil. Et toi ?
— Une citronnade, c’est tout, demanda Mena, se souvenant de ce que
sa mère lui avait plus d’une fois dit penser des femmes qui boivent du gin.
Elles arrivèrent devant le bar, et Joan commanda deux citronnades.
Elle en tendit une à Mena, et se remit en mouvement, se dirigeant vers
l’écriteau indiquant les toilettes, puis s’arrêtant dès qu’elles trouvèrent un
coin tranquille.
— Tiens-moi ça, dit Joan en passant sa boisson à Mena.
Elle s’approcha tout près d’elle afin qu’elle lui serve d’écran, souleva
un côté de sa robe et tira une petite flasque de la jarretière fixée sur le haut
de son bas.
— Tu es un démon, Joan Cartwright, dit Mena, tandis que Joan versait
un trait de gin dans la citronnade.
Joan arqua un sourcil interrogateur :
— Tu es sûre que tu n’en veux pas un peu ?
Mena sourit et se mordit la lèvre. Elle regarda par-dessus son épaule,
s’attendant presque à ce que sa mère fût là.
— Juste une goutte alors.
Derrière elles, la musique se mit véritablement à swinguer, adoptant
un tempo de quickstep, qui entraîna les filles à taper du pied.
— Je ne vois rien de changé, ça a toujours le goût de la citronnade, dit
Mena.
Et avant qu’elle ne puisse refuser, Joan lui versa un nouveau trait de
gin – une rasade, cette fois.
— Et maintenant ?
La gorgée suivante fit tousser Mena ; celle d’après fut plutôt agréable.
— Allez, viens danser ! dit Joan, sa voix couvrant la musique en
même temps qu’elle lui prenait son verre des mains et le posait avec le sien.
Elles couraient presque pour rejoindre la piste de danse, qu’elles
foulèrent en riant, juste au moment où le grand orchestre attaquait les
premières notes de But Not For Me de George Gershwin.
— Tu vas me manquer en septembre, dit Joan. Ce ne sera plus pareil
par ici, et je sais que je vais détester le Service civil. Il m’arrive souvent de
regretter de ne pas pouvoir m’engager avec toi dans l’armée de terre, mais
tu connais la position de mon père.
— Ce ne sera que pour un temps, dit Mena, impatiente déjà de
chausser ses Oxford à semelle plate. Je serai revenue plus tôt que tu ne le
crois. Cette guerre ne peut pas durer indéfiniment.
Il me faudra alors rentrer à la maison et retrouver Mère, songea-t-elle,
perdant à la fois son sourire et le rythme.
— Je parie que papa pourrait t’avoir un poste si je le lui demande, dit
Joan. Il n’y aurait qu’à attendre une ouverture. Comme c’est un emploi
réservé, il faudrait qu’il y ait quelqu’un qui veuille s’engager, et avec qui tu
pourrais échanger ta place.
Mena cessa de danser. Les bras tendus, elle prit les mains de Joan dans
les siennes et la fixa d’un air déterminé.
— Je pars, dit-elle, lentement, pour que les mots fassent bien leur
chemin dans l’esprit de son amie.
Joan lui adressa un maigre sourire.
— Dans ce cas, il ne nous reste plus qu’à profiter au maximum des
prochaines six semaines, abdiqua-t-elle, entraînant Mena dans une rapide
pirouette qui les fit danser de nouveau.
L’orchestre termina sa première partie sur une audacieuse version du
Seven-O-Five de Miller, tandis qu’au même moment, sur un côté de la piste
de danse, on installait des sandwichs sur des tables à tréteaux. Les filles
rejoignirent les parents de Joan pendant l’entracte, et Mena termina
lentement sa « citronnade ». Joan en avait bu trois quand leur attention fut
attirée vers la scène. Ses inséparables lunettes rondes sur le nez,
Glenn Miller apparut enfin devant sa formation de jazz de cinquante
musiciens dans un tonnerre d’applaudissements, l’orchestre jouant pour
commencer son air fétiche, Moonlight Serenade, comme il le faisait à la
radio.
Il y avait quelque chose dans cette douce mélodie, songea Mena, qui
allait droit au cœur des gens, et les touchait bien plus profondément même
que Sentimental Journey. En regardant autour d’elle les visages jusque-là
joyeux, elle nota un soudain changement d’expression. Ils souriaient
toujours, mais beaucoup avaient une larme sur la joue ; c’était toute la force
de cet air. Après cela, l’orchestre enchaîna avec Little Brown Jug ; puis In
The Mood redonna instantanément sa gaieté festive à la soirée.
La piste de danse se remplit de nouveau, mais Mena se contenta de
rester où elle était et de regarder le spectacle, bras croisés au cas où Joan
essaierait encore de l’entraîner à l’écart. Et quel spectacle c’était ! Il y avait
une rangée de saxophonistes d’un côté, une de trompettistes de l’autre.
Chaque bord se levait au moment de jouer, pivotant de temps à autre à
l’unisson dans un étincellement cuivré. Les joueurs de trombone derrière
eux se levaient et s’asseyaient en vagues dorées au rythme de leur partition,
levant bien haut leur instrument, accompagnés par Glenn Miller au centre
de la scène, et au trombone lui aussi.
Les airs rapides s’enchaînèrent. Joan dansait avec qui elle pouvait
maintenant, sans plus quitter la piste. Mena se retrouva seule pour la
première fois de la soirée, regardant et écoutant l’orchestre le sourire aux
lèvres, se rapprochant progressivement de la scène sans même en avoir
conscience. Les musiciens du 504e détournèrent un moment son attention
en passant à côté d’elle pour aller prendre un rafraîchissement, souriant
poliment, certains la saluant en soulevant leur béret. Elle les regarda
pourtant à peine, tout en devinant facilement que Joan allait leur foncer
droit dessus dès qu’elle repérerait leur présence. En ce qui la concernait,
elle, ils ne l’intéressaient tout bonnement pas.
Elle se retourna vers la scène et s’immergea rapidement dans la
musique, dont le tempo s’accéléra brutalement, avant que l’orchestre
n’enchaîne sur I Know Why. Quelques instants plus tard, une femme vêtue
d’une robe longue argentée fit son entrée sur la scène pour chanter, sous les
applaudissements chaleureux de l’assistance. Elle tenait entre ses doigts une
cigarette pas allumée. Tellement chic, songea Mena, qui, à peine la femme
eut-elle commencé à chanter, s’identifia totalement à elle. Elle rêvait de lui
ressembler ; elle aussi voulait chanter, voyager dans le monde entier avec
un grand orchestre comme celui-là, et ne jamais regarder en arrière. La
femme paraissait la fixer, elle, Mena. Était-ce sa robe émeraude qui avait
éveillé son intérêt, ou le fait qu’elle était seule ? Quoi qu’il en soit, Mena
avait l’impression que c’était pour elle et pour personne d’autre qu’elle
chantait :
« Why do robins sing in December ? Long before the springtime is
due. And even thug it’s snowing, violets are growing. I know why and so do
you… »7
Quand la femme quitta la scène, Mena l’implora silencieusement de
rester. Mais une autre voix attira soudain son attention, rompant le charme.
— Excusez-moi… m’zelle ?
Mena s’attendait un peu à ce que ce moment arrive depuis qu’elle
avait vu le 504e affluer dans la salle, mais elle ne voulait pas danser. Elle se
retourna, prête à se justifier, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge.
Ses lèvres s’entrouvrirent ; aucun son n’en sortit.
C’était Danny.
6 Littéralement Voyage sentimental. Chanson populaire écrite en 1944 par
Bud Green, sur une musique de Les Brown et Ben Homer.
7 « Pourquoi les merles chantent-ils en décembre ? Bien avant la venue du
printemps. Et il a beau neiger, cela n’empêche pas les violettes de
pousser. Je sais pourquoi, et toi aussi… »
CHAPITRE 11

Mena contempla les yeux bleus et les cheveux blonds de Danny ; elle
arrivait à peine à respirer.
— C’est bien vous, dit Danny.
Mena se contenta de le fixer.
— C’est bien ce que je me disais, poursuivit Danny. Mais…
Les mots lui manquèrent, et il secoua la tête d’un air incrédule, un
grand sourire illuminant son visage.
— Ouah ! s’exclama-t-il. Vous paraissez tellement différente dans
cette robe. Par rapport à la dernière fois où je vous ai vue, je veux dire. Et
comment va la famille ? Et Eddie ? Il y a des semaines que je ne l’ai pas vu.
Mena ferma la bouche.
— Vous vous rappelez bien de moi, au moins ? Eddie m’a invité à
dîner chez vous. Vous étiez en retard, et du coup il ne restait plus d’œufs.
Il rit.
Comme si je pouvais t’oublier, songea Mena.
Elle sourit, intérieurement plutôt qu’à Danny. Puis elle afficha son
sourire et dit :
— Bien sûr que je me souviens de vous. Tout le monde va bien. Mais
que faites-vous ici ? Vous êtes avec quelqu’un ?
— Si on veut, répondit Danny. Je suis avec l’orchestre. On fait une
pause en attendant que Miller ait terminé. Ensuite, je crois que l’on remet ça
avec eux. C’est quelque chose, ces gars-là, hein ?
Mena approuva d’un hochement de tête.
— Je ne savais pas que vous étiez musicien.
— Oh, un simple tâcheron, rien de plus. Je tiens ma place. Je fais de la
figuration, quoi. Les gars au camp savent que je joue un peu, et puisqu’il
manquait deux musiciens à l’orchestre, on m’a proposé d’être un des deux.
On m’a collé au fond, pour limiter les dégâts.
— De quel instrument jouez-vous ?
— De la trompette, m’zelle. Dites, ça vous ennuie si je vous appelle
Mena ?
Mena prit une longue inspiration en l’entendant prononcer son
prénom, ravie de constater qu’il s’en souvenait alors qu’il ne l’avait entendu
prononcer que très brièvement deux mois plus tôt. Consciente qu’elle avait
ouvert les lèvres de nouveau mais qu’une fois de plus il n’en sortait aucun
son, elle se contenta de secouer négativement la tête.
— Génial, dit Danny. Et vous ? Vous êtes avec quelqu’un ?
— Avec mon amie, Joan Cartwright, répondit Mena. Nous sommes
venues avec ses parents.
Elle chercha Joan du regard et ne put réprimer un petit rire en la
repérant, toujours sur la piste de danse. Elle avait un GI à chaque bras et un
grand sourire sur les lèvres.
— C’est elle, là-bas, indiqua-t-elle. En robe rouge.
Danny rit à son tour en observant Joan.
— Ces gars-là n’auront plus de quoi souffler une seule note quand elle
en aura fini avec eux, dit-il. Vous aimez danser ?
Mena acquiesça.
— Dans ce cas, je peux me permettre ?
Je ne demande que cela, songea Mena. Elle regarda la main de Danny
se tendre vers elle, et la saisit en souriant. L’instant d’après, ils dansaient.
Elle aurait voulu que Joan s’approche et la pince, pour s’assurer que tout
cela était bien réel, que ce n’était pas juste une hallucination causée par son
premier verre de gin. Elle l’écouta lui parler, ses lèvres parfaites remuant
doucement, et comprit qu’il n’avait rien d’un mirage.
— Mena, c’est juste un diminutif, pas vrai ? Mais de quel prénom ?
— Philomena.
— Ouah ! Ça, au moins, ce n’est pas banal !
— Je sais, mais tout le monde m’appelle Mena – à part ma mère.
— Je trouve Mena cent fois mieux.
— Moi aussi, dit-elle.
Elle ferma les yeux. Elle tournait, tournait au rythme de la musique, se
demandant par quel miracle du hasard leurs chemins s’étaient croisés de
nouveau si parfaitement, rendant possible cette idylle qu’elle devinait
imminente. Elle rouvrit les yeux, se souvenant de ce que Danny avait dit
lorsqu’il s’était présenté à sa famille, chez elle.
— Vous avez expliqué que les gens vous appelaient Danny à cause de
votre nom, lui rappela-t-elle. Si ce n’est pas Danny, quel est votre vrai
prénom ?
Celui-ci secoua négativement la tête.
— Hu-hum. Mon prénom n’est pas banal non plus.
Il y eut un moment d’attente, Mena espérant l’entendre le lui dire.
Voyant qu’il n’en faisait rien, elle reprit :
— Alors, qu’est-ce que c’est ?
Danny se mit à rire.
— Je ne crois pas vous connaître encore assez bien pour vous le dire.
Mena cessa de danser.
— Alors, je ne crois pas que j’ai envie de danser avec vous plus
longtemps, dit-elle en espérant que son sourire froissé suffirait à lui faire
comprendre qu’elle plaisantait.
Danny avait tout sauf l’air de prendre la menace au sérieux.
— Si vous ne dansez pas avec moi, dit-il, vous ne le connaîtrez jamais.
— Je demanderai à un de vos amis. Vous devez en avoir des centaines.
Il rit de nouveau.
— Vous pouvez toujours essayer, ils ne le connaissent pas !
Il la reprit par la taille. Elle se sentit chavirer dans son regard.
— Dansez avec moi jusqu’à ce que l’orchestre s’arrête de jouer et que
nous soyons le dernier couple sur la piste, et un jour je vous le dirai.
Elle lui reprit la main.
— Un jour alors ?
— Promis juré.
Derrière eux, l’orchestre se mit à jouer Stardust. Elle sentit les bras de
Danny l’attirer tout contre lui. Elle avait l’impression d’être dans un de ces
films hollywoodiens, sur le point de donner son premier baiser de cinéma
en même temps que la mélodie montait en intensité et la transportait
littéralement.

Plus tard ce soir-là, quand M. Cartwright arrêta sa voiture devant la


maison des Lasseter et déposa Mena, Joan raccompagna son amie jusqu’à
sa porte.
— Alors, dit-elle, vas-tu me dire enfin de quoi vous avez parlé tous les
deux durant toute la soirée ?
L’excitation de Mena, qu’elle avait réussi à tempérer depuis qu’elle
avait quitté la salle De Montfort et Danny Danielson, fut soudain relancée,
comme si, après son silence forcé, elle attendait que Joan lui pose justement
cette question.
— Il m’a demandé s’il pouvait me revoir, dit-elle. Il voulait venir me
chercher à la maison. Tu imagines ma réaction ?
— Qu’est-ce que tu as répondu ? Est-ce qu’il t’a embrassée ?
Mena acquiesça et sentit aussitôt ses joues s’empourprer.
— Je lui ai expliqué que pour le moment je préférais que ma mère ne
soit pas au courant pour nous deux. Il m’a alors rappelé qu’elle l’avait elle-
même invité à revenir nous voir la première fois où nous nous sommes
rencontrés. (Elle étouffa un petit rire dans sa main.) Je lui ai dit que je m’en
souvenais, mais que d’après moi elle ne pensait pas ce qu’elle disait.
— Alors, où comptez-vous vous revoir cette fois ? voulut savoir Joan
quand elles cessèrent de rire.
— Il me retrouvera à l’arrêt du car au village ; ainsi, personne ne saura
que l’on est ensemble. On sera juste deux personnes qui attendent le car.
— Et où irez-vous ?
— Je lui ai dit que je pensais que l’on projetait toujours La Reine de
Broadway en ville, et que nous pourrions justement y aller en car. Il m’a
répondu qu’il y avait une éternité – un bail, qu’il a dit – qu’il n’était pas allé
au cinéma. Du coup, cela a réglé la question.
Joan prit soudain un air pensif, et même quelque peu perplexe.
— Tu sais, tous les deux, ce soir, là-bas, vous aviez vraiment l’air
d’être destinés depuis toujours à vous rencontrer.
— C’est l’impression que ça m’a fait aussi, dit Mena, intriguée par le
changement d’expression de son amie, sans pour autant parvenir à en
comprendre la raison.
— Je veux bien le croire, reprit Joan. Il est facile de comprendre
pourquoi tu es si impatiente de le revoir, mais il y a une chose qui
m’échappe : pourquoi ne pas lui avoir donné rendez-vous depuis votre
dernière rencontre à Saint-Peter en mai ? Pourquoi avoir attendu une
occasion comme celle de ce soir, si tu l’apprécies tellement ?
Mena se repassa la question que Joan lui avait posée précédemment :
où comptez-vous vous revoir cette fois ? Elle en comprit brusquement la
signification, et ses traits se figèrent. Pour Joan, cette soirée marquait –
quoique imprévisiblement – son deuxième rendez-vous avec Danny, et non
le premier, comme c’était en réalité le cas. Elle sentit la main de Joan
prendre la sienne et la serrer très fort.
— Et pourquoi ne m’as-tu pas raconté où il t’avait emmenée ce soir-
là ? ajouta-t-elle. Pourquoi ne veux-tu pas m’en parler ?
À cet instant précis, Danny Danielson, la soirée dansante à la salle De
Montfort et l’orchestre de l’armée de l’air de Glenn Miller, tout cela avait
presque disparu, remplacé par la vision obsédante des cheveux noirs
brillants de Victor Montalvo, et de son sourire aux dents d’un blanc
éclatant. Elle tourna les talons pour rentrer, mais Joan la retint.
— Je croyais que l’on était amies, Mena. Tu sais que tu peux tout me
raconter.
Mena voulut le faire, mais elle en fut incapable. Elle sentit ses joues
devenir exsangues, si vite qu’elle se sentit tout étourdie. Elle secoua la tête,
luttant pour contenir ses émotions en même temps que ses yeux se
remplissaient de larmes. Elle tenta d’échapper de nouveau à l’étreinte de
son amie, mais Joan refusait de la lâcher. Un coup de klaxon retentit
derrière elles. Une lumière s’alluma dans la maison.
— Mena, qu’y a-t-il ? Dis-le-moi.
La porte s’ouvrit. P’pa était là, l’inquiétude le disputant à
l’interrogation sur son visage aux traits marqués.
— Mena ? dit-il. Que se passe-t-il ?
Joan eut un mouvement de recul, et Mena courut s’enfermer dans sa
chambre à l’étage.
CHAPITRE 12

Mena ne revit pas Joan de tout le mois. Cette dernière passa la voir
plusieurs fois, mais Mena ne se sentit pas le courage de lui parler. Elle
savait que si elle le faisait, elles en viendraient forcément à évoquer Danny ;
et Joan ne pourrait pas s’empêcher de l’interroger une fois encore sur ce qui
s’était passé ce soir-là à Saint-Peter. Mena savait qu’elle finirait par se
confier ; par lui raconter quelle petite idiote elle avait été, et où cela l’avait
menée. Joan était sa meilleure amie après tout. Si elle ne pouvait pas lui
parler à elle, à qui d’autre ?
Mais pouvait-elle vraiment s’y résoudre ?
Meilleure amie ou non, Mena connaissait suffisamment bien
Joan Cartwright pour savoir qu’elle ne pourrait pas tenir sa langue. C’était
une telle commère que Mena aurait aussi vite fait de mettre une affiche sur
la vitrine de la boutique de M. Hendy, que de perdre son temps à tout
raconter à Joan. Non, cela devrait rester son secret. Bien sûr, elle se
confierait un jour sur tout cela à son amie – elle savait qu’elle le ferait. Mais
pas maintenant. Pas avant longtemps, si elle pouvait faire en sorte de
l’éviter.
Mais c’était tout autre chose qui accaparait son esprit pour le moment,
alors qu’elle était allongée sur son lit en cette fin d’après-midi des derniers
jours de juillet ; quelque chose de bien plus terrible dont elle s’efforçait,
autant qu’il était possible, d’oublier la dure réalité. Elle pensait souvent à
Danny, mais ces pensées-là étaient agréables, et l’aidaient. Ils s’étaient
revus deux fois depuis la soirée dansante. Ils étaient allés au cinéma comme
ils l’avaient projeté, s’asseyant dans le fond de la salle, là où s’embrassent
les amoureux. Et elle avait su, dès les premières images du film, qu’il lui
faudrait retourner le voir un jour pour combler toutes les parties manquées.
Quand ils étaient sortis, il faisait grand soleil, et ils avaient marché en se
tenant par la main jusqu’à ce que les pieds de Mena lui fassent mal. Flâner
ainsi leur suffisait ; ils n’avaient besoin de rien d’autre. Mena se souvint
qu’ils avaient à peine parlé.
Danny ne pouvait pas quitter le camp tous les jours. Parfois, il n’en
sortait même pas durant une semaine, mais ils trouvaient toujours un moyen
d’être ensemble, fût-ce une simple demi-heure. Toutes les barrières de
Camp Stoughton ne servaient pas régulièrement aux soldats et aux filles des
environs ; il y avait des coins tranquilles, et Mena et Danny avaient le leur.
Quand elle n’était pas à l’hôpital à rouler son chariot de livres dans les
chambres, elle enfourchait son vélo et prenait la direction de Shady Lane,
où elle attendait Danny.
L’autre rendez-vous digne de ce nom eut lieu dans un fish and chips à
Wigston. Il fallait prendre la queue très tôt, ou le poisson – qui, bien que
n’étant pas rationné, n’en était pas moins difficile à se procurer – venait vite
à manquer au menu ; et il était bienvenu d’apporter son propre papier
journal, ou n’importe quelle sorte de papier, bien que le papier journal fût ce
qu’il y avait de mieux. Mena fut surprise de constater comment quelque
chose d’aussi banal qu’un fish and chips pouvait devenir romantique.
— Ce qui compte, c’est l’endroit où l’on mange, avait dit Danny,
avant de la prendre avec lui en travers du vélo, et de pédaler, la nourriture
dans le panier, jusqu’à la sortie de Wigston, et plus loin encore jusqu’à une
étendue de prairie tapissée de fleurs sauvages. Il l’avait fait s’asseoir sur sa
veste et lui avait composé un bouquet. Il avait une bougie dans sa poche
pour plus tard, et deux bières. Ils avaient mangé en regardant le soleil
décliner sur l’horizon.
Cet après-midi-là et la soirée à De Montfort étaient les deux moments
de juillet auxquels elle aimait repenser quand elle se sentait triste. Comme
maintenant, confrontée à la réalité d’un événement qui la dépassait. Elle
pouvait encore sentir l’odeur d’encaustique qui imprégnait l’air de la salle à
manger un peu plus tôt. Le bidon était resté ouvert à une extrémité de la
table, et sa mère n’avait même pas songé à ôter son tablier. Mena revoyait
encore les mains de P’pa trembler sur la table, en face d’elle ; elle avait
encore à l’esprit la détermination farouche qui se lisait dans ses yeux
baignés de larmes, tandis qu’il s’efforçait de calmer le tremblement qui
s’était emparé de ses lèvres. Elle revoyait sa mère assise à côté de lui,
étouffant ses cris muets dans le creux de sa main, serrant de l’autre son
crucifix en bois, l’angoisse qui l’étreignait agitant sa tête de petits
soubresauts rapides.
Et elle avait beau s’évertuer à chasser la vision parasite, elle n’en
revoyait pas moins les télégrammes qu’un jeune garçon à l’air amène, vêtu
du fringant uniforme bleu marine des postes, venait juste de leur porter.
Personne ne pleurait réellement. Elle en éprouvait maintenant une forme de
contrition, mais peut-être n’était-ce qu’une question de temps – celui,
probablement, d’intégrer la réalité de la nouvelle. Peut-être fallait-il qu’elle
lise elle-même ces télégrammes, de ses propres yeux, pour que les mots
prennent tout leur sens. Ou alors, tout simplement, James et Michael
étaient-ils partis depuis tellement longtemps à présent qu’ils étaient en
quelque sorte oubliés, et que la famille s’était faite à l’idée qu’ils ne
rentreraient jamais à la maison.
Mais elle ne voulait croire à rien de tout cela.
Elle revoyait encore sa mère, la vision était gravée dans son esprit.
Elle l’avait regardée se lever de table, en repoussant doucement sa chaise
derrière elle, les pieds grinçant sur le plancher, et elle n’oublierait jamais ce
bruit. Son père s’était levé à son tour, s’était approché d’elle pour la
réconforter. Et la même image défilait encore et encore devant ses yeux,
celle de sa mère tombant comme l’eut fait le tissu d’une robe. On ne se
débarrasse pas si facilement que cela de ce genre de souvenirs, Mena s’en
rendait compte maintenant.
La vie ne sera plus jamais ce qu’elle était, conjectura-t-elle, toujours
étendue sur son lit, fixant les lézardes du plafond. Elle continuera, mais
différemment ; ce ne sera plus la vie à laquelle elle s’était préparée. Ses
parents et elle passeront sans doute ce qu’il reste de la leur, respectivement,
à essayer d’inverser le cours du temps et de revenir en arrière, mais cela
n’arrivera évidemment jamais.
Il y avait deux choses que Mena tenait désormais pour certaines : la
première est que la vie est un don fragile qui peut vous être repris à
n’importe quel moment, et elle se promit de ne jamais laisser filer une seule
journée sans qu’elle ait compté, peu ou prou ; la deuxième était que sa mère
avait besoin d’elle, et que pour le moment au moins elle désirait rester
auprès d’elle. Comment pourrait-elle rejoindre l’armée de terre après cela ?
Qui plus est, dans un délai d’à peine plus d’un mois ? Elle ne voyait pas
comment sa mère pourrait ne fût-ce qu’envisager cette idée.
Et il y avait Danny.
L’armée de terre ne lui ferait quitter la maison que pour une période
relativement courte, alors que Danny pourrait l’emmener pour toujours. Et
elle le suivrait avec joie – Mme Mena Danielson. Cela sonnait bien. Et puis,
elle ne savait absolument pas combien de temps Danny resterait à Oadby.
Son unité pouvait être renvoyée au combat à n’importe quel moment, aussi
voulait-elle être avec lui le plus longtemps possible. Pour la millième fois,
elle repensa à ces télégrammes, et la réserve de larmes qu’elle pensait vide
se remit soudain à inonder ses yeux, alors qu’elle s’imaginait en lire un
pareil portant le nom de Danny.
Il faut que je voie Joan, se dit-elle. Elle avait hâte de lui annoncer que
finalement elle ne partait pas ; hâte de simplement lui parler, si toutefois
elle en avait encore l’envie après la manière dont elle l’avait traitée. Mary
allait rentrer directement à la maison dès qu’elle apprendrait la mauvaise
nouvelle, cela ne faisait aucun doute ; Eddie, lui, était toujours basé dans le
Leicestershire. Elle espérait que Peter également serait autorisé à rentrer ;
c’était probable, étant donné les circonstances.
P’pa avait expliqué qu’ils séparaient souvent les membres d’une
même famille afin de réduire les risques qu’il y en ait plus d’un à la fois qui
soit tué au combat. James et Michael n’avaient pas fait exception à la règle,
mais les combats avaient été si nombreux en Europe récemment, et
tellement de blessés avaient afflué dans les hôpitaux, que sans doute les
probabilités qu’ils soient tués à quelques jours d’intervalle avaient été
finalement très fortes. Ainsi P’pa tentait-il de trouver quelque logique à leur
mort, sans que leur douleur en fût pour autant amoindrie.
CHAPITRE 13

Tayte n’avait pas cessé de regarder par la fenêtre de la voiture après


que Jonathan était passé le prendre à son hôtel, essayant de deviner où il
allait. C’était un dimanche matin tranquille et, après avoir traversé plusieurs
villages endormis qui ne lui avaient pas fourni davantage d’indices, il
n’était pas plus avancé.
— J’ai pu faire quelques recherches concernant Danny Danielson
après vous avoir quittés hier soir, dit-il.
— Et qu’est-ce que ça a donné ?
Tayte afficha une mine renfrognée.
— Des résultats au mieux mitigés. J’ai cherché son nom dans la base
de données de la NARA, les archives nationales américaines. J’ai consulté
également les listes d’incorporation de l’armée américaine pour la Seconde
Guerre mondiale, et j’y ai trouvé plusieurs Danny Danielson. J’ai pris
quelques notes, avant de me pencher sur les registres d’état civil en utilisant
les informations récoltées.
Il secoua négativement la tête.
— Ce n’est pas bon ? crut comprendre Jonathan.
— Pas bon du tout, répondit Tayte. C’est un nom bien trop commun.
Tant que je n’en sais pas un peu plus sur lui, tout ce que je risque de faire,
c’est brasser du vent. J’ai vérifié également auprès de l’ABMC, la
Commission des monuments de bataille américains, à Washington. Ils
gardent une trace des noms des soldats américains enterrés à l’étranger, et
ils ont pu me confirmer qu’il n’y avait aucun Danny Danielson dans leurs
fichiers. Et il n’y a rien non plus sur la liste des morts ; il y a donc toutes les
chances pour qu’il ait survécu à la guerre. Il se pourrait même qu’il soit
toujours en vie.
— Ce serait quelque chose, dit Jonathan.
— Oui, c’est certain, admit Tayte.
La voiture roulait maintenant en pleine campagne, au milieu de terres
agricoles nues engourdies par le froid de l’hiver. Tayte était encore plus
curieux de savoir où ils allaient ; il était sur le point de poser la question,
quand ils tournèrent sur leur droite pour s’engager dans un chemin boueux,
avant qu’il n’aperçoive, dans un champ, des poteaux de but en forme de H.
— Il entraîne les juniors au rugby, précisa Jonathan. Les moins de
seize ans. Son gamin joue dans l’équipe.
— Super, dit Tayte. Je suis moi-même un grand fan de football
américain. Les Redskins de Washington.
— J’éviterais de parler de ça, à votre place, l’avertit Jonathan. Le
casque et les rembourrages, ce n’est pas trop son truc. Il vous dira que les
hommes, les vrais, jouent au rugby, pas à autre chose, et l’on n’en sortira
pas.
Ils arrivèrent à un parking presque plein et à un bâtiment bas, celui du
club, sur lequel était inscrit le nom de l’équipe, Leicester Cubs RFC.
— Il est divorcé depuis plusieurs années maintenant, dit Jonathan,
continuant de brosser le portrait de l’homme tandis qu’ils descendaient de
voiture. Cela a été un peu compliqué, d’après ce que j’ai entendu dire, mais
il passe beaucoup de temps avec son fils, Josh, en particulier pendant la
saison sportive.
Il pleuvait toujours, une pluie fine que le vent rendait plus froide ; le
ciel était aussi noir que du béton. Ils s’approchèrent du terrain de jeu et des
cris qui fusaient confusément. Tayte se prit à admirer la détermination des
jeunes joueurs venus s’entraîner dans le froid et la boue, un dimanche
matin. Il releva son col, regrettant de n’avoir pas un manteau imperméable
comme celui de Jonathan et une tasse de café chaud dans les mains.
Ils trouvèrent l’homme qu’ils cherchaient au milieu d’un groupe de
personnes discutant avec animation en bordure du terrain.
— C’est lui, là-bas, indiqua Jonathan. Avec le long manteau noir et le
bob. Alan. Alan Driscoll.
C’était un homme trapu, habillé pour l’occasion, songea Tayte, dont le
propre manteau descendait à peine plus bas que sa veste de costume, et dont
le pantalon et les mocassins marron étaient déjà éclaboussés de boue.
— Alan ! l’appela Jonathan.
L’homme se tourna vers eux, son air perplexe contrastant avec le
sourire de Jonathan.
— Je pensais bien te trouver ici, ajouta-t-il, tandis qu’ils
s’approchaient, Driscoll venant en même temps à leur rencontre.
— Bonjour, Jonathan, dit-il en regardant Tayte. Un problème ?
— Non, non, le rassura Jonathan. Je t’ai amené quelqu’un pour que tu
le rencontres, c’est tout. (Il se tourna vers Tayte.) Voici Jefferson Tayte.
C’est un généalogiste. Il arrive d’Amérique.
— J. T., dit Tayte, en lui tendant la main avec un sourire. Si ça ne vous
ennuie pas, j’aimerais vous poser quelques questions concernant la famille.
Driscoll lui serra la main, mais les plis entre ses sourcils se creusèrent
davantage.
— Je suis très occupé, dit-il en désignant d’un geste le terrain de jeu.
Qu’est-ce vous voulez savoir, au juste ?
— J’essaie de découvrir des informations concernant un parent à vous,
que personne ne semble avoir vu depuis la guerre – la tante de Jonathan,
Philomena. Jonathan m’a dit qu’elle était plus connue sous le diminutif de
Mena. Elle était la sœur de votre grand-mère maternelle.
— Mary-Grace, intervint Jonathan.
Driscoll ne mit pas longtemps à répondre, un œil sur Tayte, un autre
sur le jeu.
— Je suis désolé, dit-il. Je n’ai jamais entendu parler de quelqu’un
s’appelant Mena. Pourquoi vous intéressez-vous à elle ?
— Elle a eu une fille, qu’elle a abandonnée et confiée à l’adoption
vers la fin de la guerre. Cette femme est ma cliente : elle m’a demandé de
découvrir ce que je peux sur Mena, de la localiser, si possible.
Soudainement, Driscoll se tourna du côté du terrain, mit ses mains en
porte-voix autour de sa bouche et hurla :
— J’ai dit de le plaquer, Jones ! Pas de te planquer !
Puis, revenant à Tayte :
— Comme je le disais, je n’ai jamais entendu parler d’elle. Mais bon,
on n’est pas non plus ce que l’on appellerait une famille très soudée.
Il adressa un regard entendu à Jonathan.
— Justement, rétorqua Tayte, qui voulait connaître la raison de la
brouille entre Mary et sa fille. Jonathan m’a expliqué que votre mère était
venue s’installer en Angleterre après s’être disputée avec Mary à propos de
quelque chose. Votre mère vous a-t-elle jamais dit de quoi il s’agissait ?
— Pas vraiment, dit Driscoll. Une dispute stupide. Vous savez ce que
c’est, parfois, entre mère et fille.
Il se tourna de nouveau et cria :
— Passe ce foutu ballon, Reynolds ! Tu as douze coéquipiers autour
de toi !
Revenant à Tayte et Jonathan, il ajouta :
— Seigneur ! Ils se prennent tous pour Jonny Wilkinson8.
— Vous avez dit : « Pas vraiment » ? reprit Tayte, s’accrochant à
l’espoir de pouvoir tout de même récolter une information, si maigre soit-
elle. Votre mère a-t-elle laissé entendre quelque chose ? Un détail,
n’importe quoi ?
Les épaules de Driscoll retombèrent.
— Écoutez, je ne sais pas. M’man n’a jamais dit pourquoi. Tout ce que
je sais, c’est qu’elles se sont disputées, et que m’man est venue vivre en
Angleterre. Son frère a eu tout, mais nous, rien.
— Mary aurait déshérité votre mère parce qu’elle avait quitté la
maison ? chercha à comprendre Tayte.
— Je suppose que l’on peut dire ça, oui. Mes parents ont dû lutter
toute leur vie, et ils sont morts de la même manière. Personne de ce côté de
la famille ne s’en est jamais soucié. Nous n’avons jamais reçu une aide
quelconque de leur part.
Il fit un pas vers Tayte, qui remarqua que son visage avait rougi.
— Vous voyez ce gamin là-bas, avec le maillot no 9 ? En bleu ?
Tayte regarda dans la direction indiquée et acquiesça.
— C’est mon gosse, Josh. Ce gamin est tout pour moi. Il mérite mieux
dans la vie, mais je ne peux rien lui donner de plus. J’habite un deux-pièces
depuis mon divorce, et je ne vis pas, je survis, exactement comme mes
parents l’ont fait. Pas vraiment de quoi fanfaronner à quarante-trois ans,
hein ?
Tayte déglutit péniblement, la gorge serrée, Driscoll s’adressant
davantage à sa sensibilité qu’à sa raison.
Il n’en avait d’ailleurs pas terminé. Il laissa échapper un petit rire
sardonique.
— Ça m’intéresserait de savoir comment vit l’autre moitié9, dit-il.
J’imagine que vous allez les rencontrer aussi ?
C’est Jonathan qui répondit :
— J’essaie d’organiser quelque chose. (Puis, à Tayte :) J’ai téléphoné
à Christopher très tôt ce matin. J’ai laissé un message à l’un de ses
collaborateurs.
Driscoll renâcla.
— Un de ses « collaborateurs », répéta-t-il. Vous comprenez ce que
j’essaie de dire ?
Il pivota sur ses talons et hurla après un de ses joueurs :
— Surveille ton flanc ! Combien de fois il va falloir le répéter ?
Tayte avait compris maintenant qu’il n’obtiendrait rien d’utile
d’Alan Driscoll, qui paraissait ne rien savoir de Mena, et qui en était encore
manifestement à ruminer le mauvais tour de roue que le destin lui avait
réservé. Ce n’était pas, loin de là, le premier cas de division familiale que
rencontrait Tayte ; il n’était donc pas surpris que Driscoll manifeste de
l’amertume.
— Bon, merci de m’avoir accordé un peu de votre temps, monsieur
Driscoll, dit-il.
Il lui tendit sa carte de visite et ajouta :
— Si un détail vous revenait à l’esprit, je vous en prie, appelez-moi. Je
serai à l’hôtel Marriott presque toute la semaine.
Driscoll prit la carte sans un mot et sans la regarder.
— Bon, on vous laisse à vos engagements, dit Tayte en regardant
Jonathan.
— Oui, merci, Alan, répondit Jonathan. Passe à la maison quand tu
voudras.
Driscoll se contenta d’acquiescer brièvement, avant de retourner à son
poste, le long de la ligne de touche.
— C’était intense, commenta Tayte, alors qu’ils regagnaient la voiture.
— Oui. Je suis désolé que cela ne vous ait pas été plus utile.
— Ça valait la peine d’essayer. Et puis, je suis certain qu’il sait
quelque chose à propos de la raison qui a poussé sa mère à couper les ponts
avec le reste de la famille. Il a changé de sujet un peu trop rapidement,
non ?
— Oui, ce n’est pas faux.
Tayte jeta un coup d’œil à sa montre.
— Puisque vous devez être rentré à l’heure du déjeuner, on a du temps
devant nous, dit-il. Laissez-moi vous offrir une boisson chaude une fois
arrivé à l’hôtel.
En montant dans la voiture, tandis que Jonathan mettait le contact, ses
pensées étaient déjà tournées vers Joan Cartwright. Il espérait que l’après-
midi se révélerait plus fructueux.
8 Jonathan Peter « Jonny » Wilkinson, ancien international anglais de
rugby, devenu notamment le plus grand marqueur de l’histoire de la
Coupe du monde de rugby en 2007
9 Allusion indirecte au célèbre livre de photojournalisme du photographe
américain Jacob Riis, intitulé How The Other Half Lives (Comment vit
l’autre moitié), qui documente la misère des bidonvilles du New York de
la fin du XIXe siècle.
CHAPITRE 14

L’adresse de Joan Cartwright dans le Hertfordshire fut facile à trouver,


grâce au système de navigation par GPS équipant la Vauxhall argentée qui
attendait Tayte sur le parking de l’hôtel, à son retour du club de rugby en
compagnie de Jonathan. Lorsqu’ils s’étaient quittés, Tayte en avait profité
pour déjeuner dans le salon de l’atrium de l’hôtel, qui servait à n’importe
quelle heure de la journée, avant de se mettre en route. La pluie avait cessé
peu après son départ, et il n’avait pas eu un long trajet à parcourir, à peine
plus d’une heure de porte à porte dans la circulation dominicale, fluide à
cette heure médiane de la journée.
Il lui avait été plus facile de convaincre Joan de le rencontrer qu’il ne
s’y était attendu. Le livre de bibliothèque de Mena et l’histoire de sa
réapparition avaient joué leur rôle, mais c’est surtout quand il avait expliqué
à Joan qu’il était en possession d’une photographie ancienne les montrant
toutes les deux adolescentes, qu’elle s’était décidée. Tayte se disait que le
numéro de téléphone de Jonathan lui servirait de sésame quand il le lui avait
communiqué dans l’interphone, à son portail, mais elle n’en avait pas eu
besoin. Son histoire et la photographie avaient suffi.
Ils étaient assis dans de confortables fauteuils à l’intérieur du jardin
d’hiver, et buvaient du jus d’ananas. Joan portait un peignoir brodé rouge et
or ; ses cheveux étaient attachés. Les fauteuils étaient disposés en angle,
orientés vers le jardin impeccable et, plus loin, vers ce qui ressemblait à un
bois, que Tayte imagina faire partie de la propriété. Cette dernière paraissait
si étendue qu’il n’aurait pas été surpris de voir un groupe de chevreuils
passer devant la fenêtre.
Il faisait plutôt froid dans la pièce, une température qu’appréciait Joan,
malgré le conseil de ses employés de maison à demeure qui n’arrêtaient pas
de lui rappeler qu’à son âge il était important d’avoir chaud. Ce couple
vivait et travaillait chez elle depuis des années, lui avait-elle expliqué,
ajoutant qu’ils faisaient toujours une montagne d’un rien. Tayte avait sorti
son calepin ; sa carte de visite était posée sur la table basse en verre devant
eux, son porte-documents ouvert à côté de lui. Joan tenait l’exemplaire de
Madame Bovary dans une main, et la photographie dans l’autre. Elle
paraissait se perdre dans sa contemplation.
— Je te connais, toi, dit-elle en s’adressant à l’image tout en ajustant
ses lunettes.
Tayte se demanda si c’était Mena qu’elle regardait en disant cela, ou
bien elle-même, en plus jeune ; il opta pour la deuxième hypothèse. Il but
une gorgée de jus d’ananas, puis reposa son verre sur la table.
— J’ai tellement de questions à vous poser à propos de Mena, dit-il,
interrompant sa rêverie.
Elle leva les yeux, et quelque chose de malicieux étincela dans son
regard.
— Et moi tellement de choses à vous raconter, dit-elle. J’ai quatre-
vingt-quatre ans, mais revoir cette photo me donne l’impression que c’était
hier. (Elle sourit à Tayte.) Enfin, peut-être pas tout à fait hier.
Tayte lui retourna son sourire.
— Il n’y a rien de tel qu’une photographie pour faire ressurgir les
vieux souvenirs, dit-il.
Joan leva le livre et le secoua avec tendresse dans ses mains fines
percluses d’arthrite.
— Je me souviens d’être allée voir le film avec Mena, dit-elle. Elle
s’était réellement entichée du personnage d’Emma, qui devait éveiller
quelque chose dans son imagination.
Elle s’interrompit et son regard se perdit quelque part dans le jardin.
— C’était juste après son anniversaire, ajouta-t-elle.
— 1944 ?
Joan acquiesça.
— Elle venait d’avoir dix-sept ans. Je m’en souviens parce qu’elle
voulait s’engager dans l’armée de terre. Elle attendait impatiemment
d’avoir l’âge de le faire, et quand enfin cela a été le cas, elle a fait marche
arrière. Je ne sais ce qui l’en a dissuadée. J’étais juste heureuse qu’elle reste
à Oadby cet été-là.
— C’est la dernière fois où vous et Mena avez passé du temps
ensemble, c’est bien ça ? dit Tayte.
— Oui. Mena voulait tellement partir de chez elle et vivre sa propre
vie. Il était inévitable qu’elle saute le pas, tôt ou tard.
— Savez-vous pourquoi elle est partie ?
— On a tout imaginé là-dessus, dit Joan. Elle aspirait à s’éloigner de
sa mère, ça ne fait aucun doute, mais je ne pense pas que c’était la
principale raison de son départ.
— Vous n’étiez pas avec elle quand elle est partie ?
— Non, dit Joan. Nous étions les meilleures amies du monde, et
brusquement, du jour au lendemain, cela a été terminé.
Elle regarda de nouveau la photo qui les montrait toutes les deux, puis
sourit tristement. En la glissant sous la couverture du livre, elle remarqua la
bande patronymique en tissu dont Tayte se servait comme marque-page,
insérée à mi-lecture. Elle ouvrit le livre, pencha la tête pour lire ce qui était
inscrit sur la bande et écarquilla de grands yeux.
— Danny, dit-elle dans un soupir.
— Le GI dont Mena est tombée amoureuse. Jonathan m’en a parlé.
— Oh, ça oui, elle était amoureuse.
— Pouvez-vous me parler de lui ?
Joan prit une longue inspiration pensive. Quand elle relâcha son
souffle, elle dit :
— Je suis un peu embarrassée concernant Danny Danielson. Je sais
que Mena l’aimait, mais…
Elle s’interrompit, puis :
— Ça vous ennuie si nous ne parlons pas tout de suite de Danny ?
— Pas du tout, dit Tayte.
Il était intrigué par ce qu’elle devait savoir à propos de Danielson,
mais il était clair que voir son nom sur la bande l’avait mise mal à l’aise, et
il entendait ne pas forcer sa chance.
— Nous pourrions éventuellement continuer de parler de Mena,
suggéra-t-il. Nous reviendrons plus tard à Danny.
— Oui, ça me va comme ça.
Tayte lui sourit, conscient de la difficulté qu’il y avait à recevoir à
l’improviste un étranger venu tenter de déterrer un passé que l’on a peut-
être quelque raison de vouloir oublier, mais il sentait aussi qu’une partie
d’elle-même voulait repartir là-bas. Pour quelle autre raison aurait-elle
accepté de le recevoir ?
— Vous avez parlé du dix-septième anniversaire de Mena, reprit-il.
Cela vous ennuierait-il de me raconter cela ? Est-ce qu’elle a fait une fête ?
Le visage de Joan s’éclaira à ce seul souvenir. Elle rit.
— Oh, ça oui, on peut le dire, répondit-elle. Mena Lasseter a fêté
dignement ses dix-sept ans.
CHAPITRE 15

Août 1944

L’anniversaire de Mena tomba un samedi. La veille, le 11 août, le


général Eisenhower avait rendu une visite surprise à ses « boys » de la 82e à
Shady Lane. Une inspection avait eu lieu à l’aérodrome de Stoughton, et
quoique Mena n’eût pas encore vu Danny pour lui demander ce que cela
signifiait, P’pa avait dit que c’était sans doute parce qu’une opération
d’envergure se préparait.
Cela inquiétait Mena.
Il avait fait une chaleur poisseuse depuis le début du mois, mais une
certaine fraîcheur était revenue maintenant. Il y avait eu de l’orage pendant
la nuit, et il avait plu toute la matinée ; c’est ainsi, disait P’pa, que Dieu
nettoyait l’atmosphère. Le temps était de nouveau sec ; Mena se tenait près
du portail, au fond du jardin, contemplant les champs à l’horizon desquels
les nuages se massaient telle une flotte de cuirassés sur l’océan. Elle se
demandait ce que la visite d’Eisenhower allait signifier pour Danny, et à
quel moment ils ne pourraient plus se voir. Elle aurait voulu que cet
été 1944 ne finisse jamais, quoiqu’il en fût du reste. Elle inspira
profondément, humant l’air qui avait pris, après la pluie, une douce qualité
minérale qui lui plaisait, et évoquait dans son esprit la rouille sur le fer. Elle
avait à peine pris le temps de considérer le problème plus immédiat de la
manière dont elle allait mettre sa mère au courant concernant Danny, quand
elle entendit une voix l’appeler :
— On t’attend ici. Tu rentres ?
Mary était à la maison, et Mena en remerciait le ciel. Elle était arrivée
peu après qu’ils eurent reçu les télégrammes du ministère de la Guerre, et
elle avait été d’un grand réconfort pour tout le monde. Cela paraissait si loin
déjà, alors que cela ne faisait qu’un peu plus de deux semaines. Personne
n’abordait plus vraiment le sujet, peut-être pour éviter de nouvelles
effusions, ou encore, tout simplement, parce que l’effort de guerre
accaparait à ce point tout un chacun qu’ils n’avaient plus le temps d’y
penser. Mena savait qu’ils auraient tout le temps pour cela plus tard.
Elle se détourna des champs, et sa robe à motif floral s’anima sous la
brise qui agitait aussi le ruban jaune noué autour de sa taille. Mary marchait
à sa rencontre. Elle était près du vieux puits, et lui faisait signe de la main,
une cigarette entre les doigts. Il était rare, Mena l’avait constaté, qu’elle
n’en ait pas une ces derniers jours.
— Eddie vient d’arriver, lui annonça Mary. Je crois qu’il a quelque
chose pour toi.
Elle souriait, et Mena lui sourit en retour en remontant
nonchalamment le terrain. Mary était au courant de tout en ce qui les
concernait, Danny et elle, mais elle ne savait rien de Victor Montalvo, ni du
fait qu’il avait usurpé la place de Danny ce soir-là, en mai. Pour Mary –
comme pour Joan – Danny et elle s’étaient donné rendez-vous à Saint-Peter,
et étaient ensemble depuis lors. Mena lui avait raconté la soirée dansante à
la salle De Montfort, et tous les moments merveilleux qu’ils avaient passés
ensemble par la suite, mais sans rien lui dire qui suggérât qu’ils s’étaient
rencontrés là pour la première fois, contrairement à ce qu’elle avait laissé
entendre malgré elle à Joan.
Mary lui avait conseillé de cesser les cachotteries en expliquant une
bonne fois pour toutes à leur mère qu’elle sortait avec un garçon. Qu’est-ce
qui l’en empêchait, après tout ? Elle avait prévu d’attendre son anniversaire
pour cela, pensant que cette année en plus allait peut-être faire toute la
différence. Elle se disait que puisqu’elle serait en âge de quitter la maison
pour s’engager dans l’armée de terre, elle le serait aussi d’avoir un petit
ami, américain ou non, et également de se maquiller si elle en avait envie,
mais elle n’en avait pas trouvé le courage en ce jour particulier. Le
problème était qu’elle avait beau avoir dix-sept ans, elle ne se sentait pas
différente pour autant. Elle avait bien songé à se confier à P’pa, mais c’était
inutile. Elle savait qu’il n’y verrait pas d’inconvénient, tant qu’elle était
heureuse.
— Alors ? l’interrogea Mary, Mena arrivant à sa hauteur. As-tu décidé
de ce que tu allais dire quand il sonnera à la porte, un bouquet à la main,
son grand sourire de GI sur les lèvres ? Il reste peu de temps. Nous avons
terminé le gâteau, et tout est prêt pour le thé. Je me demande s’il aura un
cadeau pour toi, ajouta-t-elle en riant de sa propre espièglerie.
Mena soupira de nouveau.
— Je ne crois pas que je dirai quoi que ce soit, conclut-elle.
— Laisser les choses se faire naturellement, c’est ça ?
— Plus ou moins. Je le prendrai par le bras, ainsi tout le monde
comprendra. Et puis, ce n’est pas comme s’il n’était jamais venu ;
d’ailleurs, c’est Mère qui l’a invité à revenir nous voir.
— Je pense tout de même que tu devrais lui parler avant, insista Mary.
Vider ton sac avant qu’il n’arrive. Il est catholique ?
Mena haussa les épaules.
— Je ne lui ai pas posé la question.
Mary s’immobilisa, se tourna vers Mena et la regarda droit dans les
yeux.
— Tu l’aimes, n’est-ce pas ?
Mena n’éprouvait même pas le besoin de se poser la question. C’était
quelque chose qu’elle avait l’impression de savoir depuis toujours, sans
pour autant être capable de l’expliquer à quelqu’un. À en juger par le ton de
sa voix, et pour l’avoir vue agir toute la semaine, Mary n’en doutait pas non
plus. Le regard de Mena s’adoucit, et elle se contenta de sourire à sa sœur.
— Dans ce cas, tout se passera bien, dit Mary en écrasant son mégot
de cigarette. Joan ne vient pas ? Je pensais qu’elle serait déjà là.
Mena aurait tant voulu que ce soit le cas.
— Elle est partie avec sa famille, dit-elle. Ils ne seront pas de retour
avant demain.
Elles rentrèrent dans la maison, traversèrent la cuisine et passèrent
dans le salon, où P’pa, Margaret et Edward Buckley étaient assis. Les
jumeaux de Londres l’étaient pareillement, l’un en face de l’autre, à une
table à abattants devant la fenêtre principale, se défiant pour savoir qui des
deux terminerait son puzzle le premier. Xavier et Manfred dormaient
comme d’habitude sur leur canapé à l’autre bout de la pièce. Eddie, en
uniforme d’apparat, se leva à l’entrée des deux sœurs, tout sourire.
Leur arrivée fit s’interrompre P’pa au beau milieu d’une phrase.
— Ah, te voilà, Mena, dit-il.
Il termina de remplir sa pipe avec une pincée de tabac. Mary le
rejoignit avec une cigarette, et l’aida à l’allumer.
— Je disais seulement quelle immense déception c’est pour nous tous
que la tentative d’assassinat d’Hitler le mois dernier ait échouée.
Il regarda Eddie et ajouta dans un murmure :
— Cette foutue guerre serait peut-être déjà terminée si cette bombe
avait fait son œuvre !
— P’pa, s’indigna Margaret. Je ne veux pas entendre jurer dans cette
maison, guerre ou pas. (Elle se tourna vers Eddie.) Et vous dites que c’était
un des leurs, Edward ?
— Un colonel, madame Lasseter. Schenk, je crois qu’il s’appelait. Ils
l’ont fusillé le jour même, et j’ai entendu dire qu’ils ont pendu plusieurs de
ses complices à des crochets de boucher – avec des cordes de piano, rendez-
vous compte.
— Des barbares, dit P’pa.
Margaret grimaça et tendit le bras pour attraper la théière qui se
trouvait avec le reste du service sur une table basse près de la cheminée,
autour du gâteau d’anniversaire de Mena. Il n’était pas énorme, mais
suffisamment ; sa mère, de toute façon, y avait mis tout ce qu’elle avait pu
réunir comme ingrédients indispensables au cours des derniers mois.
— Joyeux anniversaire, Mena, dit Eddie. Regarde ce que j’ai apporté.
Il se pencha sur le côté du canapé et ramassa un gros paquet-cadeau
enveloppé dans du papier marron et noué avec de la ficelle. Il le lui tendit
en lui donnant un baiser sur la joue.
— Pardon pour ce triste emballage, mais tu sais ce que c’est en ce
moment.
Le paquet était lourd. Cela fit sourire, puis rire Mena, le poids du
cadeau l’obligeant presque à le poser le sol. Elle défit la ficelle et écarta
avec précaution le papier d’emballage afin qu’il puisse être réutilisé. Elle
crut d’abord qu’il s’agissait d’une vieille valise en cuir marron, et se dit que
Mary n’avait probablement pas eu le temps de prévenir Eddie qu’elle ne
partait plus rejoindre l’armée de terre. Mais c’était lourd ; il devait
certainement y avoir autre chose.
— Ouvre la boîte, lui dit Mary.
Elle avait des fermetures à clip sur le côté et un bouton sous la
poignée. Mena souleva lentement le couvercle, craignant qu’il n’en surgisse
quelque chose qui la ferait sursauter. Ce ne fut pas le cas, mais ce qu’elle vit
ne la surprit pas moins. Elle en resta bouche bée.
— Un gramophone, dit-elle, osant à peine y croire.
La platine argentée était recouverte d’un feutre vert, et le bras de
l’aiguille était fait du même métal argenté.
— C’est magnifique, ajouta-t-elle.
— Regarde sous le couvercle, insista Eddie.
Il y avait une paroi de séparation pour ranger des disques. Mena glissa
la main à l’intérieur et sentit les bords en papier fin d’au moins deux
pochettes. Elle les sortit, et son anniversaire en fut plus magique encore.
— Glenn Miller ! s’exclama-t-elle, ses yeux scrutant le label bleu et
beige. Bluebird10, lut-elle à voix haute. « Disque pour gramophone.
Enregistré électriquement. »
— Oui, c’est la maison de disques de Miller et de son orchestre, dit
Eddie.
Mena continua de lire ce qui était écrit sur l’étiquette centrale :
— « In the Mood – Fox Trot. Par Glenn Miller et son orchestre. »
L’autre disque était Chattanooga Choo Choo.
— Le gramophone est portatif, dit Mary.
— Et il se remonte, expliqua Edward. Tu vois la manivelle qui est là ?
Mena le souleva par sa poignée en bakélite marron, l’examina et la
remit en place. Elle se tourna alors vers sa mère, et fut surprise de la voir
sourire.
— Tu pourras l’écouter dans ta chambre le samedi, dit Margaret.
Mena se leva et embrassa tout le monde, même les jumeaux, qui
s’essuyèrent aussitôt les joues d’un air dégoûté. Dehors, Mena entendit une
voiture s’éloigner. Elle regarda par la fenêtre, qui était couverte de
condensation à cause de la pluie matinale et de la respiration des jumeaux,
mais il était trop tard pour voir de qui il s’agissait. Quand on frappa à la
porte, elle regarda Mary, puis se figea durant quelques secondes, avant de
dire :
— J’y vais !
Mais sa mère l’avait devancée.
Un moment plus tard, elle entendit :
— Philomena ! Il y a quelqu’un pour toi.
Et Margaret Lasseter revint dans la pièce, l’air impassible, ne laissant
rien paraître.
Mena exhala enfin le souffle qu’elle retenait quand elle vit que c’était
Joan qui se tenait sur le pas de la porte. Elle était un peu déconcertée de la
voir, et ravie à la fois. Son amie paraissait tout à fait ordinaire aujourd’hui,
songea-t-elle. Elle portait une simple jupe grise et un chemisier lilas. Elle
avait attaché ses cheveux, et n’était pas maquillée.
— Joan ! dit-elle. Quelle agréable surprise.
— Bonjour, Mena. Bonjour tout le monde.
Mena se précipita pour l’accueillir, remarquant en même temps
l’emballage coloré du paquet-cadeau qu’elle tenait à la main.
— Je croyais que tu ne pourrais pas venir.
— Je sais, mais j’ai demandé à papa de rentrer plus tôt. J’ai manqué le
gâteau ?
— Absolument pas. Et regarde ce qu’Eddie et Mary m’ont offert.
Elle montra à Joan le gramophone et les disques de Glenn Miller.
— Ouais, sensass ! s’exclama Joan, déclenchant l’hilarité de Mena.
— Tu ne fréquenterais pas d’un peu trop près nos amis Yankees, Joan
Cartwright ?
Joan lui répondit par un clin d’œil en lui tendant son cadeau.
— Tiens, c’est de ma part.
Margaret était assise au bord de son siège.
— Quel joli papier, dit-elle.
— Je l’ai récupéré à Noël, madame Lasseter.
Le cadeau paraissait mou dans les mains de Mena, mais elle le déballa
comme si son contenu était en sucre cristallisé. Elle vit d’abord sa couleur –
vert émeraude, avec des reflets satinés. Et avant même de la sortir et de la
plaquer devant elle, elle sut qu’il s’agissait de la robe que Joan lui avait
prêtée pour la soirée dansante à la salle De Montfort.
— J’ai pensé que ça te ferait plaisir de la garder, lui dit Joan.
Mena resta une nouvelle fois bouche bée. Elle regarda Joan avec des
yeux écarquillés pendant quelques secondes ; la gorge serrée, elle était
incapable de parler. Pouvait-elle rêver plus bel anniversaire que celui-là ? se
demanda-t-elle. Au même moment, elle entendit P’pa dire :
— Pardonnez-moi l’expression, mais regardez qui a décidé de faire un
saut.
Mena pivota instantanément sur ses talons, tenant toujours la robe
plaquée devant elle, et vit Danny à côté de P’pa – Danny qui lui souriait
comme lui seul savait le faire. Il paraissait plus élégant que jamais, songea-
t-elle, et il serrait dans ses mains son bouquet de fleurs, exactement comme
Mary l’avait anticipé. Elle n’avait pas entendu frapper à la porte, ni même
remarqué que P’pa quittait la pièce pour aller ouvrir.
— Monsieur Danielson ! commença Margaret, la présence du jeune
soldat paraissant aiguillonner brusquement son intérêt.
Elle se leva et se mit à ramasser le papier cadeau que Mena avait
abandonné sur le sol.
— Vous avez pris votre temps pour revenir nous voir, poursuivit-elle.
Vous connaissez Edward, n’est-ce pas ? Bien sûr que oui. C’est notre Mary
que vous n’avez pas rencontrée. Et voici l’amie de Mena, Joan.
Danny adressa un petit signe de tête à Eddie, et un sourire poli à Mary.
— Je suis ravi de faire votre connaissance, m’dame, dit-il.
Il ajouta, à l’attention de Joan :
— Comment allez-vous, Joan ?
Quand ses yeux rencontrèrent ceux de Mena, elle eut l’impression
d’être muette. Elle essaya de secouer la tête, espérant ne pas avoir à gérer
cette situation, mais elle semblait figée.
— Et vous avez apporté des fleurs, dit Margaret. Comme c’est
attentionné de votre part.
Elle s’approcha les bras tendus, mais Danny fit un pas en arrière.
— Eh bien, m’dame, ce qu’il y a, c’est que…
Il regarda Mena de nouveau, qui le supplia en silence de ne pas ajouter
un mot de plus. Mais il précisa :
— Les fleurs sont pour Mena.
— Pour Mena ?
— C’est ça, m’dame.
Margaret rougit.
— Évidemment, dit-elle. Suis-je bête ! Des fleurs pour son
anniversaire.
Puis, l’air déconcerté, elle lui demanda :
— Mais comment saviez-vous que c’était aujourd’hui ?
Cette fois, Mena ne put supporter de rester là plus longtemps sans rien
dire, à regarder Danny souffrir.
— Je comptais justement t’en parler, Mère, dit-elle.
Elle avait l’estomac noué, et était incapable de regarder sa mère dans
les yeux. Au lieu de cela, elle prit Danny par le bras, sourit et annonça :
— Nous sortons ensemble.
Exactement comme elle avait dit qu’elle le ferait.
Le visage de Margaret se décomposa. Ses sourcils fins s’arquèrent et
son front se creusa.
— Oh, lâcha-t-elle.
Et elle se rassit.
— Eh bien, mais c’est merveilleux, dit P’pa. Et depuis combien de
temps cela dure-t-il ?
— Depuis très peu de temps, en fait, répondit Mena avant que Danny
ne puisse le faire.
Margaret fixait le gâteau d’anniversaire en jouant d’un air absent avec
son crucifix. Quelques instants plus tard, elle ramassa le couteau à gâteau et
se mit à couper assez grossièrement plusieurs parts, un sourire crispé
relevant le coin de ses lèvres.
— Voudriez-vous une tasse de thé, monsieur Danielson ? proposa-t-
elle.
— Avec grand plaisir, m’dame, dit Danny.
Il tendit les fleurs à Mena et lui donna un baiser sur la joue.
— J’ai apporté autre chose encore, lui dit-il.
Il plongea la main dans une de ses poches, et en sortit un petit
morceau de tissu vert olive replié. Il le tint dans sa main et en déplia les
bords, sous le regard de Mena.
— C’est loin d’être assez joli pour une fille comme toi, ajouta-t-il,
mais tu me ferais un grand honneur si tu voulais bien la porter de temps en
temps.
Il ôta le tissu et Mena s’approcha.
— Voilà, dit-il. En soi, ça n’a rien d’extraordinaire, surtout déformé et
abîmé comme c’est là. J’ai fait un trou au milieu, et j’y ai passé une chaîne
pour que tu puisses la porter autour du cou et ne pas oublier – même s’il y a
peu de chance que ce soit le cas.
Mena examina la chose. C’était un petit disque argenté de trois
centimètres de diamètre environ. Il avait subi une profonde déformation au
centre, et il y avait un motif et quelques mots gravés dessus, qu’elle
n’arrivait pas à lire.
— C’est la pièce qui m’a sauvé la vie, expliqua Danny.
Il désigna du doigt la dépression au centre.
— Tu vois, c’est là que la balle a frappé.
— Ce n’est pas passé loin, dit Eddie.
— Ça, on peut le dire. J’en avais tout un tas dans ma poche. J’ai eu
l’impression qu’on me cognait en pleine poitrine. Ça m’a projeté et fait
tomber à la renverse.
— Tu ne devrais pas la garder ? lui demanda Mena. Je veux dire, si ça
t’a porté chance jusque-là.
Danny secoua négativement la tête.
— Ce dollar a fait ce pour quoi il était destiné, Mena. C’est ainsi que
je vois les choses. On dit que la foudre ne tombe jamais deux fois au même
endroit. Cette pièce m’a déjà porté chance. Mais qui sait, elle le fera peut-
être encore pour toi.
Mena lui prit doucement le pendentif des mains et passa la chaîne
autour de son cou. La pièce se superposa au petit crucifix en argent qu’elle
portait déjà.
— J’en prendrai grand soin, Danny. Merci.
— Cette pièce a été frappée quelques années après la dernière guerre,
ajouta-t-il. Ils ont appelé ça le « dollar de la paix ». Plutôt ironique, non ?
Comme je te l’ai dit, ça n’a pas de grande valeur en soi, mais je voulais te
donner quelque chose à quoi je tiens particulièrement, et je ne peux pas dire
que je possède grand-chose qui n’appartienne pas à l’Oncle Sam.
Mena eut l’impression que la pièce se refermait autour d’elle, alors
que tout le monde s’approchait pour regarder la chose de plus près ; tout le
monde sauf sa mère, qui resta assise. Mena tint la pièce devant elle pour
que chacun la voit bien. Dans son esprit, elle était parée d’une dimension
merveilleuse, du seul fait qu’elle avait appartenu à Danny. Elle se disait
aussi que jamais plus elle ne l’ôterait de son cou.

Mena avait été assez naïve pour croire qu’elle s’en était bien tirée avec
Danny Danielson ce jour-là, mais elle se trompait. Il était tard maintenant ;
dans à peine une heure, ce ne serait déjà plus son anniversaire. Elle était
seule dans sa chambre, assise sur son lit, impatiente d’essayer son tout
nouveau gramophone. L’après-midi était passé si vite après l’arrivée de
Danny, et il avait à ce point accaparé son attention, qu’elle n’avait même
pas encore trouvé le temps de faire marcher son appareil. Il était posé sur le
lit à côté d’elle, et cela devait faire une trentaine de minutes qu’elle se
contentait de l’admirer. Sa nouvelle robe était suspendue à un cintre sur la
porte, où elle pouvait la contempler à loisir. Il ne manquait plus que Glenn
Miller désormais, et elle se retrouverait dans les bras de Danny à la salle
De Montfort. Quelques secondes suffiraient, se dit-elle. Personne
n’entendrait rien, mais même si ce n’était pas le cas, la musique aurait cessé
avant qu’ils ne réalisent de quoi il s’agissait.
Elle souleva le couvercle et sortit In The Mood du compartiment
intérieur. Puis elle ôta la pochette du disque et plaça précautionneusement le
78-tours sur l’axe de la platine. Quand elle voulut prendre la manivelle pour
remonter l’appareil, le souffle lui manqua.
Elle n’était pas là.
Elle repensa au calme de sa mère durant tout l’après-midi. Elles
avaient à peine échangé un mot après qu’elle avait mis tout le monde au
courant concernant Danny et elle. Elle glissa ses doigts à l’intérieur du
logement où aurait dû être placée la manivelle, mais il n’y avait rien. Ça,
c’était sa mère tout craché. La dureté des mots ou d’une gifle parfois ne lui
suffisait pas. Elle repensa à son ours en peluche de chez Merrythought11.
P’pa le lui avait acheté quand elle avait perdu sa première dent. Elle n’allait
nulle part sans lui.
Jusqu’à ce qu’elle le perde.
Le perde, songea-t-elle. Elle se souvenait encore du jour où elle l’avait
retrouvé, des années plus tard. Il était dans une boîte, sous un rampant du
grenier, avec sa barrette préférée, et d’autres objets pour lesquels elle avait
manifesté un attachement particulier, à une époque ou une autre. D’une
certaine manière, elle se disait aujourd’hui qu’elle avait toujours su,
toujours soupçonné sa mère de les lui avoir fait disparaître. Aujourd’hui,
c’était au tour de la manivelle de son gramophone. Elle rejeta la tête en
arrière sur son oreiller et laissa échapper un tremblant et profond soupir.
Au moins, les disques sont intacts, se consola-t-elle en relisant leur
étiquette centrale.
10 Label discographique américain fondé en 1933, filiale du groupe RCA.
11 Célèbre manufacture de jouets britannique fondée en 1930, dont l’ours
en peluche est l’un des produits phares.
CHAPITRE 16

Mena passa peu de temps à la maison en ce mois d’août 1944. Elle


sentait bien que sa mère attendait qu’elle mentionne la disparition de la
manivelle de son gramophone, mais à aucun moment elle ne voulut lui faire
ce plaisir, ni lui laisser entendre du même coup que sa perte lui était un
déchirement, quand bien même c’était le cas. Elle savait que Margaret
chercherait à tirer parti de la situation pour l’empêcher de voir Danny aussi
souvent qu’elle le pouvait. Toutes les fois où elle n’était pas avec lui, ou
n’attendait pas de pouvoir l’être, elle restait à l’hôpital avec ses livres,
faisant la lecture aux patients avec une telle implication, une telle soif
d’évasion, que l’exercice profitait finalement autant aux patients qu’à elle-
même. Le genre romantique avait depuis peu sa préférence.
Ce fut le 25 août que parvint à Oadby la nouvelle annonçant qu’après
quatre années d’occupation allemande, Paris venait enfin d’être libéré.
C’était un vendredi, et une soirée dansante devait avoir lieu le lendemain
soir, organisée par le 504e régiment d’infanterie parachutiste dans leur
mess, à Saint-Peter, pour célébrer la victoire alliée. Les esprits étaient
enjoués ce week-end-là. Le comportement de la plupart des gens signifiait
que la guerre était bel et bien terminée. Du moins fut-ce l’impression qu’eut
Mena en les observant, sans réussir toutefois à partager complètement leur
bonne humeur. L’idée qu’elle pût s’approcher de nouveau de Saint-Peter, de
près ou de loin, déclenchait chez elle un irrépressible réflexe de peur. Elle
n’était plus repassée devant les marches qui menaient à l’église, ni n’avait
tourné ses regards vers les pierres tombales et le petit chemin qui les
traversait, depuis ce terrible soir de mai. Elle ne voulait pas y aller, tout en
sachant qu’il le faudrait bien. Autrement, comment pourrait-elle s’expliquer
auprès de Danny ? Elle ne pouvait pas lui mentir – pas à Danny. Et Joan y
allait, elle aussi. Elle savait que son amie verrait clair dans n’importe quelle
excuse qu’elle pourrait avancer.
Elle retrouva Danny sur la route de Stoughton à sept heures ce soir-là,
et ils rejoignirent ensemble, à vélo, le village. Danny avait invité un ami,
qu’il lui présenta, un dénommé Melvin Winkelman. Il s’accrochait aux
épaules de Danny, debout sur l’axe de la roue arrière. Il était grand, lui
aussi, songea Mena. Pas plus grand que Danny, mais plus trapu. Il avait des
cheveux bruns coupés court implantés bas sur ses joues et qui se
confondaient avec sa barbe ; et quand il souriait, ce qu’il faisait peu, Mena
lui trouvait l’air plutôt avenant. Il ne parlait pas beaucoup non plus, juste
assez pour que Mena sache qu’il aimait bien qu’on l’appelle Mel.
C’était une soirée décontractée, sans comparaison avec celle de
De Montfort. Des tables à tréteaux et des chaises avaient été disposées
autour de la piste de danse, et il n’y avait pas de décorations, à proprement
parler ; quelques petits drapeaux, mais c’était tout. Le 504e organisait
régulièrement des soirées dansantes dans la salle paroissiale de l’église, et
quoique l’événement fût improvisé, comme le sont la plupart des choses en
temps de guerre, pourvu qu’il y eût assez de bière tiède et quelques
bouteilles de gin, et que l’orchestre continuât de jouer, l’endroit en soi
importait peu.
La salle était noire de monde.
Les filles, toujours beaucoup moins nombreuses que les hommes,
portaient des « jupes swing » et des Oxford à semelles plates. Il y avait
moins d’une heure que l’orchestre avait commencé à jouer. Déjà les
cravates l’avaient cédé au débraillé des cols froissés. Partout, on fumait, et
un plafond de brume gris-bleu stagnait sur la salle comme le smog sur une
grande ville par une chaude journée d’été. Revoir l’église, puis longer le
muret d’enceinte qui bordait son petit cimetière, avait été difficile pour
Mena, mais elle avait tenu bon en s’accrochant au bras de Danny. Ils étaient
assis à une table au fond de la salle, et l’atmosphère festive du lieu n’avait
pas tardé à lui remonter le moral. L’orchestre jouait maintenant un air
entraînant, et Joan dansait comme elle aimait tant le faire. Elle était
accompagnée cette fois-ci de son flirt du moment ; Mena avait perdu le
compte des soupirants que son amie avait eus depuis le début de l’été ; elle
ne l’avait jamais vue deux fois avec le même. Pour sa part, elle était assise
sur les genoux de Danny, préférant attendre la prochaine danse ; Mel se
tenait en face d’eux, assis également, une bouteille de bière à la main, qu’il
sirotait en regardant les danseurs d’un air absent.
— Jitterbug12, c’est un drôle de nom pour une danse, fit-elle
remarquer.
Danny sourit.
— Maintenant que tu m’y fais penser, oui, ce n’est pas banal.
Comment vous appelez ça ici, déjà ?
— C’est un quickstep.
— Le jitterbug est encore plus rapide. J’ai vu des filles, là-bas, au
pays, qui le dansaient : on avait l’impression qu’elles avaient le feu aux
pieds.
— Est-ce que tu as une petite amie qui t’attend chez toi ? lui demanda-
t-elle.
C’était la première fois qu’elle pensait à lui poser la question.
— Eh bien…, commença Danny.
Il tendit une main devant lui et, en silence, déplia ses doigts un par un,
comme s’il comptait mentalement.
Mena le surprit en train de la regarder du coin de l’œil, et il se mit à
rire en même temps qu’il formait le chiffre zéro entre son pouce et son
index. Elle lui donna une tape sur la main et se mit à rire avec lui.
— Tu aurais dû voir ta tête, lui dit-il. Non, aucune fille ne m’attend
chez moi, et ça vaut mieux, non ?
— Où est-ce exactement chez toi ? voulut savoir Mena.
Cela non plus, elle n’avait pas pensé à le lui demander.
— Tu ne me l’as jamais dit, ajouta-t-elle.
Danny grimaça.
— On nous apprend à ne rien dire. Juste le nom, le grade et le numéro
de matricule, m’dame. De plus, tu ne m’as jamais posé la question.
— Je le fais maintenant.
— Je viens d’une petite ville appelée Grantsville, dit Danny. Dans le
comté de Calhoun, en Virginie-Occidentale.
— Comment est-ce ? demanda Mena, sans s’en préoccuper
réellement, l’important pour elle étant d’être auprès de Danny.
— Eh bien, il y a une Grand-Rue qui coupe la ville en deux, et il y a
une rivière, la Petite Kanawha, qui forme un arc tout autour. En fait, la
rivière est partout, sauf à l’est. Grantsville est comme qui dirait nichée dans
une vallée basse. Il te suffit de lever les yeux, où que tu ailles, pour voir des
arbres se dresser en haut des collines.
— Ç’a l’air très beau, dit Mena.
Danny prit l’air songeur un instant.
— Ouais, je crois que ça te plairait, dit-il. J’aimerais vraiment t’y
emmener un jour, et te présenter mes parents.
— Tu as une grande famille ?
Danny acquiesça en sifflant.
— Ça oui, dit-il. Une famille soudée, très centrée sur elle-même, mais
que ça ne t’impressionne surtout pas.
Mena songea à l’attitude acariâtre de sa propre mère, et se dit que rien
dans les manières de la famille de Danny ne pouvait être aussi exclusif. Elle
regarda Mel. Il y avait chez lui quelque chose de triste. Tout le monde avait
une histoire. Certains savaient juste cacher la leur mieux que les autres.
— D’où êtes-vous, Mel ?
La tête de Winkelman pivota brusquement dans sa direction.
— Arkansas, m’zelle.
Danny décapsula une autre bouteille de bière, et envoya la capsule
glisser sur la table.
— Ça se situe à quatre États environ à l’ouest de chez moi, et un petit
peu plus au sud. Hamilton, c’est bien ça, hein ?
Winkelman confirma d’un hochement de tête.
— La campagne d’Italie a su rapprocher des étrangers et en faire de
bons copains, dit Danny.
Il trinqua avec Winkelman en faisant s’entrechoquer leurs bouteilles
de bière, et ajouta d’un air pensif :
— La difficulté, c’est d’arriver à les garder. Quand tu vois des amis
comme ces gars-là, aux côtés desquels tu t’es battu, que tu les regardes
s’amuser comme ils le font maintenant, ce n’est pas vraiment à eux que tu
penses.
— Non ? fit Mena.
Danny secoua la tête.
— Non, c’est aux visages que tu ne verras plus.
Winkelman acquiesça de nouveau, plus lentement cette fois, et ils
vidèrent tous les deux leurs bières.
— Encore une ou deux, et l’on sera fait aux pattes.
Mena lui sourit d’un drôle d’air.
— Aux pattes ?
— Oh, c’est juste une expression, pour dire que l’on sera soûls.
— Je vois, dit Mena.
— Mel est une vraie bête d’élevage de ce bon vieil Arkansas, dit
Danny. Fort comme un taureau. (Il tendit le bras et donna une tape sur
l’épaule de son ami.) Pas vrai, Mel ?
Mena surprit un des rares sourires de Mel, teinté d’embarras cette fois.
L’attente en valait la peine.
— Et toi, que faisais-tu avant la guerre ? demanda-t-elle à Danny.
— La même chose que mes parents et mes grands-parents : je
travaillais à la scierie. Mais j’avais dans l’idée de reprendre mes études, et
je l’aurais sûrement fait s’il n’y avait pas eu cette maudite guerre au même
moment.
À cet instant, Joan revint près d’eux. Elle avait les cheveux ébouriffés
et le visage brillant. Son partenaire, un soldat américain en bonne forme
physique, comme tous les autres, se tenait les mains sur les genoux, hors
d’haleine.
— Pfiou ! exhala Joan dans un souffle. J’ai besoin de faire une pause.
Elle tira Mena par le bras pour qu’elle se lève, et lui murmura à
l’oreille :
— Écoute, ça t’ennuie si je m’éclipse une heure ou deux ?
Elle lui adressa un petit clin d’œil éloquent, en même temps que ses
lèvres rouge cerise souriaient d’un air diabolique.
— Tu es une débauchée, Joan Cartwright, fit mine de s’indigner Mena.
— Je sais. À tout à l’heure.
— Sois prudente, ajouta Mena.
Les GI’s avaient apporté la gale d’Italie, et Mena se disait que Joan
n’allait pas tarder à en faire les frais, si ce n’était déjà le cas. Elle ne
l’admettrait probablement jamais, mais elle l’avait vue une ou deux fois se
gratter çà et là avec ses ongles. Dieu seul savait ce qu’elle risquait
d’attraper encore si elle n’était pas plus prudente. Elle la regarda s’éloigner
avec son flirt, tandis que l’orchestre enchaînait sur une valse. Elle se tourna
vers Danny et l’invita à danser en lui tendant la main.
— Ça, c’est le genre de danse que j’aime, dit-elle. Vous permettez,
Mel ?
Mel se contenta d’opiner du chef et ouvrit une autre bière.
Quand ils furent sur la piste, Mena sentit les mains de Danny glisser
autour de ses hanches, et le souffle lui manqua. Elle lui tint les bras, priant
pour que cet instant dure toujours.
— Quel genre d’études avais-tu l’intention de poursuivre ? lui
demanda-t-elle.
— C’est tout le problème. Je n’en ai jamais eu la moindre idée. En
fait, peu m’importait le type d’études ; l’essentiel était que cela m’emmène
quelque part, loin de la scierie.
— Ça ne t’aurait peut-être pas conduit ici.
Il lui donna un baiser.
— Non, dit-il. Probablement pas.
Elle était perdue dans son regard, mais le rêve tourna court quand
soudainement elle vit une main taper sur l’épaule de Danny.
— Hé, tu permets que je prenne la relève ?
Danny s’écarta légèrement d’elle, et quand elle vit qui était
l’importun, elle pâlit si violemment qu’elle crut un instant qu’elle allait
perdre connaissance.
— Salut, poupée, tu te souviens de moi ?
— Spiller, articula-t-elle dans un murmure.
Elle se détourna instantanément de lui, et scruta du regard le moindre
recoin de la salle. Elle se sentit brusquement oppressée ; elle avait du mal à
respirer.
Spiller reprit :
— Alors, mon chou…
— Hé, le guignol, l’interrompit Danny en s’interposant entre eux. Tu
ne vois pas que tu importunes mademoiselle ?
Il s’approcha de lui, calmement. Spiller recula d’autant.
— Tout ce que je veux, c’est une danse ! Tu ne m’as pas l’air du genre
partageur, mon pote !
— Crois-moi sur parole, dit Danny. Elle n’a pas envie de danser avec
toi. Ni maintenant, ni jamais.
Danny et Spiller étaient à présent hors de la piste de danse, du côté de
la sortie. L’espace qu’ils avaient laissé derrière eux fut presque aussitôt
comblé ; Mena ne les voyait plus. Elle était seule au milieu d’un océan de
visages heureux, qu’elle se mit à scruter rapidement, un à un, jusqu’à en
avoir le tournis. Ses paumes étaient moites ; ses jambes comme paralysées.
— Tu me cherchais ?
Elle pivota sur ses talons, et soudain le cauchemar qu’elle s’efforçait
de chasser de ses pensées la rattrapa de plus belle. C’était Victor Montalvo.
Il l’attrapa fermement, et elle se mit à trembler sous son étreinte.
— Je sais que tu te souviens de moi, dit Montalvo.
Il souriait de toutes ses dents invraisemblablement blanches. Mena
respira son haleine chargée ; il empestait encore le whisky, et elle sentait le
bout de ses doigts s’enfoncer dans sa chair. Un cri manqua s’échapper de
ses lèvres quand elle vit Mel Winkelman arriver derrière lui, le dominant
d’une tête. Sans un mot, il écarta le bras de Montalvo et projeta violemment
le GI en arrière. La musique cessa et les danseurs s’écartèrent. Mena
aperçut de nouveau Danny. L’instant d’après, il avait un bras autour de sa
taille.
— Tout va bien ?
Elle acquiesça d’un hochement de tête.
Montalvo s’était relevé. Spiller s’était frayé un chemin jusqu’à lui, et
ils avaient deux amis avec eux. Hâbleur, Montalvo souriait avec arrogance,
paraissant blessé dans son amour-propre et essayant de sauver la face. Il se
rapprocha et regarda Danny droit dans les yeux.
— Hé, je l’ai vue le premier, blondinet !
— Vous déshonorez votre grade, sergent. Dégagez.
Montalvo sourit d’un air méprisant.
— Ne me dis pas qu’elle ne t’a rien dit à propos de nous.
Mena vit de la confusion dans le regard de Danny. Elle se sentit prise
de nausées.
Montalvo éclata de rire.
— T’es au courant de rien, pas vrai, blondinet ? insista-t-il.
Danny s’avança vers lui, mais Mena tendit un bras pour l’en
empêcher.
— Dans le fond, ça ne me surprend qu’à moitié, continua Montalvo.
Il jeta un regard lubrique à Mena.
— Je t’ai attendue près de la barrière comme d’habitude, chérie. J’ai
même traîné mes guêtres du côté de l’église au cas où tu serais venue y
chercher ton vieux copain.
— Ça suffit ! dit Danny.
Montalvo se dirigea vers lui, mais Winkelman s’interposa. Montalvo
sortit un couteau. Il se mit à l’agiter d’un côté à l’autre, en traçant dans l’air
un invisible symbole de l’infini.
— Alors, on joue moins au héros, hein, le baraqué ?
— Range ça, Vic, dit Spiller. Elle n’en vaut pas la peine.
— Ouais, laisse tomber, mon vieux, approuva un de ses copains.
Fichons le camp d’ici. Cet endroit pue, de toute façon.
Mel Winkelman ne parut pas s’alarmer de la présence du couteau. Il
avança vers Montalvo, sans manifester plus d’hésitation que cela. La lame
plongea vers lui, et il l’arrêta à quelques centimètres de son ventre. Il tordit
le poignet de Montalvo jusqu’à ce qu’il lâche son arme et pousse un
gémissement de douleur. Puis il lui asséna un coup de poing, un seul, qui
l’expédia au sol.
Mena se tourna vers Danny et plongea son regard dans ses yeux pleins
d’interrogation, jusqu’à ce qu’elle recule d’un pas sous le poids de ses
questions. Il s’approcha d’elle et elle se mit à secouer négativement la tête,
en même temps qu’une larme perlait au coin de son œil, puis roulait sur sa
joue.
— Pas maintenant, Danny, dit-elle. Plus tard, je te le promets.
Elle vit sa poitrine se soulever, puis retomber lentement.
— Viens, je te ramène chez toi, conclut-il.
12 Littéralement la « gigue (ou gesticulation, ou même tremblote) de
l’insecte ».
CHAPITRE 17

C’était le dernier jour du mois d’août, et il s’en était écoulé cinq


depuis que Mena n’avait pas revu Danny. Il était pourtant passé la voir chez
elle chaque jour depuis la soirée dansante, et elle devinait facilement les
difficultés qu’il avait certainement rencontrées pour pouvoir quitter le camp
aussi fréquemment. Elle savait qu’il avait dû pour cela enfreindre le
règlement militaire – autrement dit déserter – au moins deux fois. Mais elle
avait demandé à sa mère de l’éconduire poliment à chaque fois, incapable
qu’elle était de l’affronter. Pour le moment, du moins. Elle lui avait fait une
promesse, mais n’arrivait pas à se résoudre à lui parler de sa rencontre avec
Victor Montalvo, encore moins à lui dire la vérité sur ce qui s’était passé ce
soir-là, au mois de mai. Et pourtant, ne pas le voir, ne pas même pouvoir lui
tenir la main par-dessus la barrière du camp à Shady Lane, lui était un
déchirement.
Sa mère n’avait été que trop heureuse de jouer le rôle qu’elle lui avait
confié. Nul doute qu’elle avait vu là le signe d’une intervention divine, un
miracle ; et bien que Mena n’ait rien laissé filtrer de la raison pour laquelle
elle refusait de voir Danny, il paraissait évident que Margaret se souciait
peu de la connaître. Danny Danielson n’était apparemment pas fait pour sa
fille ; qu’y avait-il d’autre à savoir ? Sa prière avait été exaucée. Par
conséquent, le soir de la deuxième visite de Danny, Mena retrouva comme
par hasard la manivelle de son gramophone.
Elle évita soigneusement tous les endroits où elle pensait que Danny
pouvait la rencontrer, et elle changea d’itinéraire pour se rendre à vélo dans
les hôpitaux où elle travaillait. Il lui arriva même, avant de sortir de la
maison, de demander à sa mère de jeter un coup d’œil dehors pour s’assurer
que Danny ne l’attendait pas. Elle avait besoin de temps. L’idée de le perdre
s’il venait à apprendre ce qui était arrivé l’aidait à garder ses distances pour
le moment ; voilà pourquoi, ce jeudi-là en fin d’après-midi, elle avait prévu
de rester en ville après avoir terminé son travail à l’Hôpital royal.
Elle y avait retrouvé Joan, à la tour de l’horloge, un mémorial du
XIXe siècle en pierre à chaux de Ketton à quatre cadrans, un sur chacun de
ses côtés. L’édifice était situé au milieu d’un rond-point, à la jonction de
cinq routes. L’animation y était permanente ; on s’y croisait à pied ou à
vélo, pressé de faire ses courses ou de rentrer chez soi. Les tramways
étaient constamment bondés à cette heure de la journée et, en dépit des
mesures de rationnement sur le carburant, on voyait presque toujours autant
de voitures dans les rues, quoique surtout des véhicules militaires
américains.
Elles étaient de retour au mémorial, en face du magasin de chaussures
Hilton, après être allées au cinéma voir l’adaptation de 1933 de
Madame Bovary de Gustave Flaubert, qui passait ce mois-là à l’Odéon dans
Rutland Street. Il leur en avait coûté à chacune deux shillings et trois pence
pour être bien placées, au milieu du luxueux décor Art déco que Mena
adorait parce que, pour elle, il était l’essence même du style hollywoodien.
Le film l’avait à ce point captivée qu’elle était restée à sa place à la fin pour
le revoir une deuxième fois, mais Joan étant affamée, elles avaient décidé
d’aller dans une friterie.
— Qu’est-ce que tu as contre les friteries d’ici ? protesta Joan.
— Je préfère celles de Wigston, c’est tout, dit Mena, contemplant une
énorme enseigne Bovril13 fixée sur un des bâtiments de la place. Qui plus
est, c’est plus près de chez nous, et ils sont généreux dans leurs portions.
Elles reprirent leurs vélos, roulèrent en direction de la porte de
Gallowtree, rejoignirent la rue Granby, puis la rue Belvoir jusqu’à la route
de Welford, qui filait au sud jusqu’à Wigston. Tandis qu’elle pédalait dans
le sillage de Joan, Mena n’arrivait pas à penser à autre chose qu’au film
qu’elles venaient de voir et à Emma Bovary, à laquelle elle s’identifiait
tellement.
— C’est sûr, je vais lire le livre, dit-elle à Joan quand elle l’eut
rattrapée. Enfin, si j’arrive à en trouver un exemplaire.
— Il y en a forcément un à la bibliothèque, lui dit Joan.
Il y avait longtemps que Mena n’avait pas mis les pieds à la
bibliothèque municipale ; entre les livres qu’elle avait chez elle et ceux de
l’hôpital, elle avait eu amplement de quoi lire.
— J’irai y un faire un tour demain, dit-elle.
Une fois sur la route de Welford, elles repassèrent devant l’hôpital sur
leur droite, puis devant le cimetière sur leur gauche. Elles roulaient à une
allure tranquille, rien de trop exténuant. Il faisait encore bon ; leurs
chemisiers légers suffisaient. Elles portaient néanmoins toutes les deux un
pull noué autour de la taille, pour le cas où le temps viendrait à se rafraîchir.
— Tu sais, dit Mena, je peux comprendre pourquoi Emma Bovary
attendait plus de choses de la vie.
Joan laissa échapper un petit ricanement.
— Et regarde où ça l’a menée, dit-elle.
— D’accord, mais elle n’était pas heureuse de toute façon, pas vrai ?
Qu’est-ce qu’elle avait à perdre ?
— Même si le riche Rodolphe Boulanger l’avait épousée, elle n’aurait
jamais été heureuse, Mena, dit Joan. Elle aurait fini par se lasser de lui
aussi. Et alors quoi ?
Mena haussa les épaules.
— Peut-être bien, lâcha-t-elle.
— L’herbe n’est pas plus verte ailleurs, tu sais, dit Joan. C’est ça, le
message.
— Je sais, dit Mena. J’ai juste trouvé que l’on avait beaucoup de
choses en commun, c’est tout. Je veux dire, j’éprouve de la sympathie pour
elle, même si je n’approuve pas son comportement – ses mensonges, le fait
qu’elle trompe son pauvre mari, Charles. Je ne pourrais jamais être comme
elle.
Elle s’interrompit, avant d’ajouter d’un air pensif :
— J’ai des idéaux bien plus simples.
— T’éloigner le plus possible de ta mère, par exemple ? crut
comprendre Joan.
Mena ne répondit pas. Elle savait que Joan était suffisamment
perspicace pour ne pas avoir besoin d’une confirmation de sa part, mais elle
aspirait à bien davantage maintenant qu’elle avait rencontré Danny et laissé
ses pensées vagabonder du côté de la Virginie-Occidentale et de la ville
dont il avait dit être originaire : Grantsville. Elle ne voyait pas de quelle
manière mettre plus de distance entre sa mère et elle qu’en allant vivre là-
bas.
— À propos, comment se fait-il que tu ne sois pas avec Danny, ce
soir ? voulut savoir Joan. Note bien, je ne m’en plains pas. On ne se voit
plus tellement ces derniers temps, toi et moi. Pas comme autrefois.
— Je ne l’ai pas revu depuis la soirée dansante, dit Mena, en le
regrettant aussitôt.
— Oh ?
Elle continua de pédaler, en faisant semblant de ne pas avoir remarqué
le ton inquisiteur de Joan. Elle n’était pas prête à expliquer pourquoi elle
n’avait pas revu Danny depuis ce soir-là. Le simple fait d’y penser la
hérissait.
— Où étiez-vous passés tous les deux, d’ailleurs ? reprit Joan. Je ne
vous ai trouvés ni l’un ni l’autre quand je suis revenue à Saint-Peter.
— Je ne pensais pas que tu reviendrais, répondit Mena, plus que
jamais soucieuse de changer de sujet. Nous sommes partis.
Joan lui fit un clin d’œil.
— Tu as suivi mon exemple, pas vrai ? Allez, quoi, tu peux tout me
dire. Qu’est-ce que vous avez fait ?
Elle avait dans l’œil ce petit éclat démoniaque qui ne laissait aucun
doute à Mena sur ce qu’elle pouvait imaginer.
— Non, ce n’était pas ce que tu crois, lui dit-elle. Je ne me sentais pas
bien, alors Danny m’a raccompagnée à la maison.
Elle détestait mentir à Joan, et elle en voulait encore plus à
Victor Montalvo de l’obliger à le faire.
Elle chercha quelque chose, n’importe quoi autour d’elle susceptible
de l’aider à changer de sujet, mais ses pensées l’avaient ramenée à la soirée
dansante et à Victor Montalvo, et elle n’arrivait pas à les chasser de son
esprit. Les paroles du GI la hantaient : « Je l’ai vue le premier », avait-il dit
à Danny, comme s’il parlait d’un objet en solde. Et derrière cela, il y avait
l’idée que ce qui était arrivé à Saint-Peter en mai était parfaitement
acceptable de son point de vue. Et maintenant, il aspirait à davantage ; il
était même allé à sa recherche. Cette simple idée la rendait malade, mais
elle n’arrivait pas à penser à autre chose.
— Bon, mais pour quelle raison ne l’as-tu pas revu ? insista Joan,
ajoutant à la confusion qui régnait déjà dans son esprit. Vous n’avez pas
rompu, dis-moi ?
Mena commençait à se dire que Joan gâchait véritablement ses talents
naturels en continuant d’œuvrer dans le Service civil ; son amie rendrait
certainement un bien plus grand service à la communauté en aidant les
Renseignements de son pays dans leurs séances d’interrogatoire. La seule
chose à laquelle elle ne s’attendait pas, c’était qu’une partie d’elle-même
semblât prête à céder. Peut-être qu’inconsciemment, elle voulait dire ce
qu’il s’était réellement passé. Dire la vérité, dans l’espoir de la voir
disparaître, aussi vite révélée qu’emportée par les vents de l’oubli.
— Allez, quoi, s’entêta Joan. Quelque chose a dû venir tout
chambouler. Vous avez été inséparables tout l’été.
Mena sentit sa respiration s’accélérer. Joan ne pouvait-elle pas tout
simplement laisser tomber ? Elle se surprit néanmoins à hocher doucement
la tête, parce que quelque chose était effectivement venu tout chambouler.
Et cela affectait maintenant les personnes auxquelles elle tenait – les
personnes qu’elle aimait. Elle empoigna plus fermement son guidon et se
mit à pédaler plus fort, dépassant Joan afin que celle-ci ne voie pas la colère
qui montait en elle et empourprait violemment ses joues. Intérieurement,
elle était en proie au chaos. Elle avait l’impression de manquer d’air. Tout
ce qu’elle voyait c’était Victor Montalvo, qui riait de toutes ses dents
insolemment blanches, et l’avertissait que, quelle que soit la distance
qu’elle chercherait à mettre entre eux, ou l’empressement avec lequel elle
tenterait de le faire, elle ne lui échapperait jamais. Jamais.
Joan revint à sa hauteur.
— On s’était promis de ne pas avoir de secrets l’une pour l’autre, lui
rappela-t-elle. Vous vous êtes disputés, c’est ça ? Je suis certaine que l’on
peut tout arranger.
Elle n’allait donc pas lâcher prise ?
— Et ce n’est pas la première fois non plus, je me trompe ? continua-t-
elle. Je parie qu’il est arrivé la même chose après votre premier rendez-
vous, au mois de mai. C’est ça dont tu n’as pas voulu me parler quand mon
père t’a déposée chez toi après De Monfort, hein ?
Elle rit comme si ce n’était rien du tout.
— Ça arrive tout le temps, ajouta-t-elle. Raconte-moi. Ce n’est
sûrement pas aussi terrible que tu le crois.
Mais Mena n’était déjà plus là – elle avait cessé d’écouter ; ou plutôt,
tout ce qu’elle entendait, c’était un murmure lointain et confus, et la route
qui défilait sous ses pneus, hypnotique. Elle était de retour à Saint-Peter. Il
faisait nuit. Danny était là, sauf que ce n’était pas Danny, mais Montalvo, et
qu’il la serrait contre lui et l’embrassait. Il l’embrassait, encore et encore,
jusqu’à ce qu’elle réussisse à échapper à son étreinte et se mette à courir
éperdument entre les tombes – à fuir si vite qu’elle avait fini par trébucher,
avant de sentir la main de Montalvo l’attraper par une cheville et la tirer en
arrière dans l’herbe.
— Mena ? Est-ce que ça va ?
Elle tremblait de tout son corps, et les larmes inondaient son visage
comme elles l’avaient fait ce soir-là. Elle était étendue sur le dos dans les
ténèbres du cimetière, et tout ce qu’elle parvenait à voir, c’était le visage
rigolard de Victor Montalvo tandis qu’il la pénétrait de force. Elle se
souvenait encore de la peur et de la douleur ressenties.
Elle se mit à hurler :
— Il m’a violée, d’accord ? Tu es contente maintenant ?
Elle se sentit sale.
Elle entendait ses pleurs derrière les mots prononcés, en même temps
qu’elle continuait de pédaler, comme si elle canalisait dans cet effort le flux
d’adrénaline qui déferlait en elle, et la haine qui l’alimentait. Repassant
devant Joan, elle quitta la route de Welford et obliqua dans le premier
chemin venu, avec la volonté de s’y perdre. Elle avait peur. Avouer la vérité
à son amie ne lui avait apporté aucun réconfort. Elle se sentait plus terrifiée
que jamais, parce qu’elle savait qu’elle devrait mettre sa mère au courant, et
Danny aussi, bien sûr. Elle ne pouvait pas faire autrement. Elle devrait leur
dire à tous qu’elle avait été violée. Pire que tout, elle devrait avouer à sa
mère qu’elle était enceinte.
13 Assaisonnement à base d’extrait de viande de bœuf. L’équivalent de
notre Viandox.
CHAPITRE 18

Tayte ouvrit à peine la bouche pendant que Joan lui parla de Mena, les
années lui ayant appris quand il valait mieux se contenter d’écouter. Ils
étaient allés se promener sur la propriété, ainsi que Joan lui avait dit aimer
le faire presque chaque jour en début d’après-midi, quand le temps le
permettait. Elle se limitait désormais à un aller-retour jusqu’au petit cours
d’eau – cinq cents mètres tout au plus, d’un pas lent. « On perd plus souvent
les bonnes habitudes que les mauvaises », avait-elle dit en enfilant son
manteau et en troquant ses chaussons contre une paire de bottes en
caoutchouc décorées d’un imprimé marguerite.
Ils étaient actuellement sur le chemin du retour, marchant le long
d’une allée recouverte d’un tapis d’écorces et bordée de parterres de
pensées et de cyclamens éclatants. Joan lui avait raconté qu’elle n’avait pas
revu Mena cette année-là, et que la fin de cet été 1944 avait aussi sonné
celle de leur amitié en raison de ce qui s’était passé. Apprendre que Mena
avait été violée choqua et irrita à la fois Tayte.
— Je croyais pourtant que vous étiez convaincue que Mena était
amoureuse de Danny, dit-il. Jonathan m’a dit la même chose, en se basant
sur ce que son père lui avait raconté.
— Je crois que je n’ai que trop parlé déjà de Mena, répliqua Joan, un
léger tremblement dans la voix en repensant à cette époque, pourtant
lointaine maintenant.
Tayte crut la voir accélérer légèrement le pas.
— Mais j’ai besoin de savoir, de connaître ces choses, dit-il. Pour ma
cliente.
L’histoire de Mena l’absorbait à ce point que, l’espace d’un instant, les
besoins de sa cliente semblèrent passer après sa propre curiosité.
— Je vous dis exactement ce que m’a dit Mena, lui assura Joan.
Croyez-vous que je pourrais oublier une chose pareille ?
Tayte savait bien que non, mais il ne comprenait pas pourquoi Joan
paraissait aussi crispée soudainement.
— Et vous êtes certaine qu’elle parlait bien de Danny ? demanda-t-il,
cherchant une confirmation supplémentaire.
Joan s’arrêta de marcher, mais elle ne regarda pas Tayte. Pas
directement.
— Je vous ai déjà dit que Mena et Danny s’étaient vus une première
fois à Saint-Peter un peu plus tôt cette année-là, lui rappela-t-elle. J’étais au
courant ; je savais que Mena allait le retrouver là-bas, et elle ne m’a jamais
donné la moindre raison de croire qu’il s’était passé autre chose. C’est plus
tard, après que nous sommes allées voir Madame Bovary, et alors que nous
parlions de Danny, qu’elle s’est énervée et m’a dit : « Il m’a violée. » C’est
sorti comme ça. Et à la fin de l’année, j’ai appris qu’elle racontait à tout le
monde qu’elle portait son enfant. L’enfant de Danny.
Tayte avait vaguement l’impression que Joan expliquait tout cela avant
tout pour elle-même – un peu comme si elle reprenait les détails un à un
pour confirmer ce qu’elle savait, ou croyait savoir.
— Mais si Danny l’a violée, pourquoi m’avoir dit qu’elle l’aimait ?
C’est un peu contradictoire, non ?
Joan se détourna et se remit à marcher.
— Oui, ça l’est, admit-elle, mais c’était ainsi. Je ne sais pas trop ce
qu’il faut en penser.
Ils continuèrent d’avancer en silence pendant quelques minutes, que
Tayte mit à profit pour réfléchir à l’hésitation qui était perceptible dans le
ton de Joan. Pouvait-il y avoir une autre explication ? Pour le moment, tout
indiquait que Danny Danielson avait violé Mena, et qu’il était le père de sa
cliente. Il se dit que Joan n’avait aucune raison de mentir concernant ce
qu’elle avait entendu, mais quelque chose malgré tout n’était pas clair.
Comme ils rejoignaient la maison et le jardin d’hiver quitté un peu plus tôt,
il trouva le silence contemplatif de Joan particulièrement éloquent, et il se
demanda ce qu’elle pouvait savoir d’autre qu’elle ne disait pas. Son instinct
lui soufflait de ne pas insister pour le moment, mais il sentait en même
temps qu’il était tout près de quelque chose et, à son cœur défendant, il
insista.
— Y a-t-il autre chose que vous voudriez me dire ? risqua-t-il.
Joan ne s’arrêta pas de marcher, ni ne se tourna vers lui.
— Quelque chose qui concerne Danny, peut-être ?
Il avançait à l’aveugle, il en était conscient, mais il était certain qu’elle
lui cachait quelque chose, et il voulait savoir ce que c’était.
— Ou bien Mena ? ajouta-t-il. Y avait-il autre chose concernant
Mena ?
Joan s’immobilisa alors, et quand elle se tourna vers lui, il vit des
larmes dans ses yeux.
— Je crois qu’il est temps que vous partiez, monsieur Tayte, dit-elle.
J’aimerais être seule si ça ne vous ennuie pas.
Elle essaya de sourire, mais Tayte voyait bien que cela lui était
difficile, et il regretta aussitôt de l’avoir poussée dans ses derniers
retranchements. Cela ne lui ressemblait pas. Il la regarda franchir le seuil du
jardin d’hiver ; quelques instants plus tard, elle lui tendit son porte-
documents.
— Vous pouvez faire le tour de la maison jusqu’à votre voiture. Les
grilles sont ouvertes.
Là-dessus, elle ferma la porte-fenêtre et disparut dans la maison sans
enlever ses bottes ni son manteau, laissant Tayte déconcerté, à défaut d’être
surpris, que sa visite soit déjà terminée.
CHAPITRE 19

Tayte avait parcouru moins d’un kilomètre sur le chemin du retour


vers son hôtel quand son téléphone sonna. Il était toujours en pleine
campagne du Hertfordshire, roulant le long d’une petite route nue qui
ressemblait à toutes les autres. Il se rangea sur le bas-côté pour répondre et
alluma ses feux de détresse. Il ne prit pas le temps de vérifier qui l’appelait.
— Jefferson Tayte.
— J. T., c’est Jonathan.
— Bonjour, Jonathan. Comment ça va ?
— Bien. J’ai réussi à arranger les choses avec le fils de Mary,
Christopher. Je l’avais en ligne à l’instant, pour tout dire ; je viens de
raccrocher.
— Génial, dit Tayte. Quand peut-il me voir ?
— Maintenant, si vous voulez.
— Il ne perd pas de temps. J’aime ça.
— C’est surtout, si j’ai bien compris, qu’il prend l’avion pour
New York ce soir, et qu’il ne sera pas de retour avant mercredi.
— Je vois, dit Tayte. Eh bien, je suis ravi qu’il accepte de me
consacrer un moment. Où dois-je aller ?
— Il participe à un déjeuner-conférence à Londres, expliqua Jonathan.
C’est pour la fiducie de bienfaisance dont je vous ai parlé. Il a dit que vous
êtes le bienvenu si vous voulez l’y rejoindre. Ils auront sûrement servi le
plat principal quand vous arriverez, mais vous avez une petite chance de
pouvoir profiter du dessert.
Tayte se lécha les lèvres.
— Et ça se tient où ?
— Au Centre de conférences de la reine Elizabeth II14, à Westminster.
Tayte sortit son calepin et plaqua son téléphone contre son oreille avec
son épaule pour pouvoir écrire.
— J’ai supposé que vous ne voudriez certainement pas le manquer,
alors j’ai dit à Christopher que vous seriez là. Il m’a dit qu’il s’occupait de
faire ajouter votre nom à la liste des invités. Vous n’aurez qu’à le faire
prévenir quand vous arriverez.
— Combien de temps croyez-vous qu’il me faille pour m’y rendre de
chez Joan ? Je viens juste de la quitter.
— Je n’irais pas en voiture, à votre place, dit Jonathan. La circulation
ne sera peut-être pas mauvaise un dimanche après-midi, mais vous aurez de
grosses difficultés à vous garer à proximité. Si j’étais vous, je prendrais le
train à Hertford. Vous pouvez laisser votre véhicule là-bas et revenir le
chercher plus tard.
— C’est ce que je vais faire, dit Tayte. Merci.
Il allait dire au revoir quand il pensa à demander à Jonathan s’il avait
eu le temps d’aller jeter un coup d’œil dans le grenier.
Jonathan hésita avant de lui répondre.
— Oui. Je l’ai fait.
— Ça n’a rien donné, c’est ça ?
— Non. Il y a tellement de coins et de recoins quasi inaccessibles.
— Je comprends, dit Tayte. Merci d’avoir essayé.
Là-dessus, il salua Jonathan et entra la direction de Hertford sur le
GPS de la voiture.

Le Centre de conférences Elizabeth II ne fut pas difficile à trouver


quand Tayte arriva à Londres. Il sortit du métro au pont de Westminster, et,
tandis qu’il se tenait dans ce qui aurait dû être l’ombre de Big Ben si le ciel
n’avait pas été aussi couvert, on lui indiqua la direction de Broad Sanctuary,
juste derrière le Parlement. Un crachin s’était remis à tomber, mais le centre
de conférences n’était qu’à quelques minutes à pied.
À l’intérieur du bâtiment, Tayte passa la sécurité et se présenta à l’un
des comptoirs d’accueil, où il fut dirigé vers le deuxième étage. Quand les
portes de l’ascenseur s’ouvrirent et qu’il sortit de la cabine, il vit devant lui
un écran d’affichage portant l’inscription GIFT15. La lettre « I » était
représentée sous la forme d’un paquet-cadeau aux couleurs du drapeau sud-
africain, et en dessous on pouvait lire : « Bienvenue à la conférence
caritative annuelle du Fonds fiduciaire Grace-Ingram16. »
Un peu plus loin, il donna son nom à une jeune femme noire vêtue
d’une robe longue qui ressemblait au « I » de l’écran d’affichage. Elle se
tenait derrière un lutrin, à côté d’un alignement de doubles portes, et
affichait un grand sourire que venaient en quelque sorte contredire
d’anciennes cicatrices de brûlures montant de l’échancrure de son col
jusqu’en travers d’une de ses joues. Derrière elle, un grand type baraqué en
smoking assurait la sécurité du lieu. La femme vérifia le nom de Tayte sur
son écran, et elle lui sourit de nouveau, en même temps que le grand type
lui ouvrait les portes d’une vaste salle de conférences baignant dans un
subtil éclairage bleu sur tout son périmètre et au-dessus des tables,
disposées dans le style cabaret au centre de l’espace, les chaises tournées
vers la scène.
Une autre jeune femme, enveloppée elle aussi dans un papier-cadeau
aux couleurs de sa nation, conduisit Tayte vers l’avant de la salle en
longeant les côtés pour ne pas gêner la vue vers la scène. À en juger par ce
qu’il voyait, Tayte se dit que GIFT devait être un groupe d’intérêts qui
brassait de gros capitaux. Il y avait là, estima-t-il, assis autour des tables
couvertes de verres à vin et de bouteilles d’eau, au moins trois cents
hommes et femmes d’affaires tirés à quatre épingles. Il remarqua
rapidement que les couverts avaient été débarrassés, ce qui signifiait qu’il
avait raté les plats et le dessert. Devant, la scène installée provisoirement
était éclairée comme un décor de théâtre, les rideaux en moins. Le logo du
fonds fiduciaire, GIFT, apparaissait sur la partie avant de la structure.
Derrière, l’intervenante était en plein discours :
— Quand ma grand-mère, Grace Ingram, a créé ce fonds il y a presque
cinquante ans, dit-elle avec un fort accent sud-africain, elle ne pouvait
imaginer que son engagement apporterait tellement de bonheur dans tant de
vies.
De chaque côté de la salle, Tayte vit des écrans diffusant des images
du travail que faisait le fonds caritatif. Certaines montraient des enfants tout
sourire, d’autres des parents heureux, des écoles, des hôpitaux. D’autres
encore fournissaient des informations sur les entreprises qui travaillaient
déjà avec GIFT, et toutes décrivaient les résultats de l’action de GIFT en
Afrique du Sud, laissant volontairement de côté tout ce qui pouvait rappeler
les événements plus dramatiques qui avaient nécessité sa création. Il
supposait que la jeune femme à l’entrée en était l’illustration vivante. Il vit
plusieurs hommes en smoking postés dans l’ombre, entre les éclairages, les
mains jointes devant eux, scrutant la salle tels des agents du gouvernement
lors d’une visite présidentielle.
Il reporta son attention sur l’intervenante, qui continuait sa
présentation.
— Mais de la même manière que la graine du pain de singe pousse
dans le très vieux et puissant baobab que nous appelons l’arbre de vie –
parce qu’il fournit sans réserve, aux hommes et aux animaux, abri,
nourriture et eau dans les régions de savanes – le Fonds fiduciaire Grace-
Ingram s’est développé en puisant à la source de ce modèle vivant. Pour de
très nombreux Sud-Africains, le GIFT – à l’instar du baobab – a fini par
symboliser la vie même.
Un tonnerre d’applaudissements salua le discours de l’oratrice, que
cela parut embarrasser. Elle joignit les mains devant sa bouche, comme
pour prier, et, les yeux fermés, s’inclina en signe d’humilité devant son
public. Tayte arriva à la table où il était attendu. Il fut invité à s’asseoir. Il
n’y avait que deux personnes à cette table ; il supposa qu’il s’agissait de
Christopher Ingram et de sa femme. Il leur adressa un petit signe de tête et
sourit. L’homme, chauve, vêtu d’un costume argenté, lui retourna son
sourire.
— C’est ma fille, dit-il en indiquant la scène, s’exprimant également
avec un fort accent sud-africain. Elle a presque terminé sa présentation.
Nous pourrons parler après.
— Bien sûr, s’inclina Tayte.
Les applaudissements diminuèrent.
— Merci, dit l’oratrice. Mais c’est vous tous – oui, chacun d’entre
vous – qui méritez ces applaudissements.
Elle les applaudit à son tour, en opérant lentement un demi-tour sur
elle-même.
— GIFT est un nom auquel des entreprises aussi prospères que celles
que vous représentez aujourd’hui souhaitent de plus en plus être associées,
et je vous remercie de contribuer à cette réussite. Maintenant, avant que le
café ne soit servi, prenez un moment pour réfléchir à ce que sera votre
donation. Pensez à l’avenir et aux nombreuses personnes que votre
générosité sauvera. Parce que le cadeau que vous allez faire, c’est celui de
la vie.
L’assistance observa un profond silence ; des têtes s’inclinèrent. Puis,
quelques instants plus tard, deux doubles portes s’ouvrirent d’un côté de la
salle, et une foule de serveurs arriva avec des cafetières. La salle retrouva
aussitôt son animation, son atmosphère vibrante, le brouhaha des
conversations reprenant un peu partout.
— Je suis Christopher Ingram, dit l’homme à côté de Tayte.
À cet instant, la femme qui était assise à côté de lui se tourna vers
Tayte pour la première fois.
— Et voici ma femme, Sarah.
Ils se serrèrent la main.
— Je suis ravi de vous rencontrer tous les deux, dit Tayte.
Ingram remua sur sa chaise jusqu’à ce qu’il soit pratiquement face à
lui.
— J’aimerais que mon fils ressemble davantage à ma fille, avoua-t-il,
mais notre travail ne l’intéresse pas. Il préfère escalader des montagnes.
Bref, Jonathan m’a dit que vous cherchiez des informations concernant ma
tante, Mena Lasseter ?
— C’est exact, répondit Tayte.
Il allait expliquer pourquoi quand Ingram l’interrompit.
— Inutile d’entrer dans les détails, dit-il. Jonathan m’a mis au courant.
Je ne sais pas si j’ai tellement de choses à vous dire à son sujet, mais je ferai
de mon mieux.
Le simple fait qu’il ait quelque chose à dire était déjà un bon début,
songea Tayte. Mais avant qu’il puisse poser sa première question, Ingram et
sa femme se levèrent, souriant soudain, l’air radieux. Tayte suivit leurs
regards et, en se retournant, reconnut l’oratrice qui venait de quitter son
micro et s’approchait à présent de leur table.
— Voici ma fille, Retha, dit Ingram.
Elle tendit la main à Tayte, qui la lui serra, se disant qu’elle avait une
sacrée poigne pour quelqu’un qui, au premier abord, paraissait si fragile.
— Un prénom peu commun, commenta-t-il, faute de trouver autre
chose à dire.
Il lui donnait environ trente-cinq ans, et il la trouva très séduisante
maintenant qu’il la voyait de près. Menue, vêtue d’un tailleur-pantalon
bordeaux sans chemisier ni dessous visibles, elle avait le teint pâle, des
cheveux blonds coupés court, au carré, et des lèvres d’un rouge profond qui
apportait de la couleur et du relief à sa silhouette autrement monochrome.
— C’est un diminutif de Margeretha, dit-elle, l’équivalent sud-africain
du prénom anglais de mon arrière-grand-mère, Margaret.
— C’est une vieille tradition an Afrique du Sud, précisa sa mère.
Retha s’approcha de Tayte, et il sentit son parfum.
— Vous êtes américain, hein ? Ça tombe bien, dit-elle.
— Ah oui ?
Retha acquiesça.
— Vous arrivez à un moment important. Nous sommes sur le point de
signer notre premier gros contrat avec une grande entreprise américaine.
— Politique de développement, expliqua Ingram. Nous espérons que
ce sera un premier pas vers de nombreux autres partenariats. Si notre action
parvient à avoir un impact en Amérique…
Il laissa l’idée en suspens alors que le café arrivait. Puis, s’adressant à
sa fille :
— Reste, joins-toi à nous, lui proposa-t-il.
— Je ne peux pas, sincèrement, dit Retha. Je dois préparer la
prochaine intervention.
— Très bien, chérie, dit Ingram. (Il se tourna vers Tayte.) C’est un vrai
bourreau de travail. Le fonds ne pourrait être entre de meilleures mains.
Sarah Ingram fit le tour de la table.
— Je vais te donner un coup de main, dit-elle à Retha.
Avant de s’adresser à Tayte :
— Si vous voulez bien m’excuser, monsieur Tayte. Je vous laisse
bavarder tous les deux.
— J’ai été ravi de vous rencontrer, lui dit Tayte.
Et il regarda mère et fille s’éloigner.
— Alors, monsieur Tayte, reprit Ingram tandis qu’ils se rasseyaient.
Que puis-je pour vous ?
Tayte regarda le serveur remplir les tasses de café. Il prit une grande
inspiration et se demanda par où commencer. Se souvenant que Mena avait
semblait-il quitté la famille avant que Mary ne parte pour l’Afrique du Sud
et ne devienne Grace Ingram, il dit :
— Comment avez-vous appris l’existence de Mena ?
— Grâce à des photographies, répondit Ingram. Maman en avait
conservé quelques-unes de son ancienne vie ici, en Angleterre, et je suis
tombé dessus un jour. Je devais avoir dix-huit ou dix-neuf ans à l’époque, si
mes souvenirs sont bons. Il y avait une photo sur laquelle on les voyait
toutes les deux. J’ai demandé à maman qui était la fille avec elle. Quand
elle m’a expliqué qu’elle avait une sœur appelée Mena, naturellement, j’ai
cherché à savoir où elle était, parce que non seulement c’était la première
fois que je la voyais, mais je n’avais même encore jamais entendu parler
d’elle. Elle m’a répondu qu’elle n’en savait rien, que Mena était partie un
beau jour et qu’on ne l’avait jamais revue.
— Votre mère vous a-t-elle dit si elle a jamais cherché à la retrouver ?
— Je lui ai posé cette question, répondit Ingram. (Il secoua
négativement la tête.) Non, ajouta-t-il, elle n’a jamais essayé. Mais vous
devez tenir compte du fait que sa vie avait changé du tout au tout après
qu’elle fut devenue missionnaire. Et la création de la fiducie, je peux vous
le dire, ne lui a pas laissé une minute.
Malgré tout, Tayte ne put s’empêcher de se dire qu’elle aurait pu au
moins tenter un début de recherche – à moins peut-être qu’elle n’ait eu déjà
les réponses qu’elle cherchait, ou tout simplement qu’elle s’en soit fichue.
C’était un point de vue assez cynique, mais il ne pouvait s’empêcher de
considérer les choses sous cet angle.
— Je suppose qu’elle n’a jamais expliqué pourquoi sa sœur a quitté la
maison familiale ?
— Non, dit Ingram. Je ne me souviens pas lui avoir posé la question,
mais elle ne parlait jamais de son ancienne vie.
— Dommage, dit Tayte.
Il se rendait compte que cette visite risquait d’être aussi infructueuse
que celle qu’il avait rendue à Alan Driscoll au club de rugby.
— Votre sœur s’est installée en Angleterre il y a quelques années,
ajouta-t-il. Êtes-vous restés en contact ?
— Pendant quelques années, répondit Ingram. Mais les familles se
disloquent, et la nôtre n’a pas fait exception à la règle.
— J’ai cru comprendre qu’elle s’était disputée avec votre mère.
Savez-vous pourquoi ? Je veux dire, si ma question ne vous gêne pas, bien
entendu.
— Vous paraissez déjà en savoir beaucoup sur ma famille, monsieur
Tayte.
— Jonathan m’a donné les grandes lignes, et j’ai parlé à Alan Driscoll
ce matin.
Ingram hocha la tête.
— Je vois. Et qu’est-ce qu’Alan vous a dit ?
— Pas grand-chose.
— Et je ne crois pas pouvoir vous être très utile non plus. Ma sœur et
maman ont toujours eu des différends. Je n’ai pas été surpris quand j’ai
appris qu’elle était partie.
— Vous n’étiez pas chez votre mère à cette époque ?
— Non, j’étais loin, à la fac.
— Et votre mère ne vous a jamais expliqué les raisons du départ de
votre sœur ?
— Comme je vous l’ai dit, monsieur Tayte, les différends étaient
nombreux entre elles. Ça n’arrêtait pas, pour ainsi dire. Mais maman disait
qu’elle ne voulait pas en parler, et je n’insistais pas.
Tayte eut le sentiment que personne n’avait envie de parler de tout
cela. Il continua néanmoins :
— Votre mère vous a-t-elle jamais parlé d’un dénommé
Edward Buckley ?
— Je connais le nom, dit Ingram, mais elle ne m’a jamais réellement
parlé de lui. J’ai vu sa photo, par contre. Un portrait militaire ; il était
capitaine, l’allure distinguée. Une capsule de bouchon de champagne était
collée au dos de la photo, avec du ruban adhésif. Quand j’ai demandé à
maman qui il était, elle m’a donné son nom, mais rien de plus. Je me
souviens qu’elle était émue.
— Ils étaient fiancés. Ils devaient se marier après la guerre.
— Vraiment ? Je n’en savais rien.
— Ils se sont séparés, dit Tayte, mais personne ne semble savoir
pourquoi non plus. Avez-vous une idée de la raison pour laquelle votre
mère ne voulait pas parler de lui ?
— Allez savoir, dit Ingram. Des souvenirs douloureux, j’imagine. Je
ne m’intéressais pas vraiment à cet homme. J’étais gosse ; c’était juste de la
curiosité.
Quelle qu’ait pu être la raison qui avait empêché leur mariage, il
paraissait clair à Tayte, compte tenu encore de ce qu’Ingram venait de lui
dire, que sa mère tenait encore à Edward. Il en déduisit que peut-être, c’était
Edward qui avait annulé le mariage. Mais pourquoi ? Et quel lien – s’il y en
avait un – cette décision pouvait-elle avoir eu avec Mena ? Il avait vraiment
l’impression de tourner en rond, de se poser encore et encore les mêmes
questions vaines : personne ne savait rien, ou bien ceux qui savaient
quelque chose ne voulaient pas parler. C’était un peu le message qui lui
était envoyé. Cette absence d’informations utiles avait évidemment
contribué à faire de la vie de Mena, pour toute la famille, un mystère. En ce
qui concernait Mary-Grace, il apparaissait qu’elle avait emporté dans sa
tombe la réponse à une partie au moins de ce mystère.
Tayte avait laissé son café refroidir. Il le but en même temps que
l’éclairage changeait sur la scène, signalant que la deuxième partie de
l’événement était sur le point de commencer.
— Eh bien, merci de m’avoir accordé un peu de temps, dit-il en se
levant et en serrant la main à Ingram.
Il lui tendit une de ses cartes de visite.
— Au cas où vous penseriez à autre chose, précisa-t-il. Et bonne
chance pour vos projets d’expansion en Amérique. Je suivrai cela de près.
— Merci, dit Ingram. Désolé de n’avoir pas pu vous aider davantage.
14 Connu aussi sous l’abréviation de « QE2CC », ou « QEIICC », pour
« Queen Elizabeth II Conference Center ».
15 Acronyme formant le mot « cadeau » (gift) en anglais.
16 En anglais, « the Grace Ingram Foundation Trust » (GIFT).
CHAPITRE 20

La chambre avec lit « king size » standard de Tayte à l’hôtel Marriott


de Leicester ressemblait à une centaine d’autres dans lesquelles il avait
dormi, à cela près que celle-ci était plus lumineuse que la plupart ; propre,
récente, avec ses murs couleur crème renversée et sa moquette marron, ses
deux fauteuils mandarine et sa table près de la fenêtre, elle correspondait
parfaitement à ses besoins. Le bureau habituel, avec son guide des services
de l’hôtel et son bloc-note, courait le long du mur, en face du lit. Il posa son
porte-documents sous le bureau, sa veste sur le lit, et alla à la fenêtre
regarder dehors. C’était un tout nouveau quartier, et il n’y avait pas grand-
chose à voir au-delà du parking bordé de jeunes arbres.
Il était un peu plus de six heures de l’après-midi. Il avait appelé la
réception en chemin et commandé un repas en service d’étage, comme il
avait pris l’habitude de le faire au fil des années, parce qu’il était toujours
affamé à chaque fois qu’il regagnait sa chambre, quel que soit l’hôtel et
quelle que soit l’heure. Cela lui évitait d’appeler une fois arrivé et de perdre
du temps. Il n’aimait pas manger seul dans les restaurants. Il avait essayé
plusieurs fois, mais il s’était toujours senti mal à l’aise, embarrassé d’être
assis là tout seul. Prendre un livre pour lui tenir compagnie et faire semblant
de le lire ne l’avait jamais beaucoup aidé non plus.
Pendant tout le chemin du retour, il n’avait pas cessé de penser à Mena
et au piètre résultat de sa journée d’investigation. Les descendants de Mary-
Grace n’avaient fait qu’éclairer les chemins qu’avaient pris leurs vies
respectives, et bien que Joan Cartwright lui eût ouvert des perspectives
nouvelles, il ne voyait pas dans quelle mesure les informations récoltées
allaient l’aider à retrouver Mena.
Il s’assit sur le lit et ôta ses chaussures, songeant qu’il ferait bien
d’aller jeter un coup d’œil aux cimetières locaux, même s’il ne s’attendait
pas à y découvrir grand-chose. Il espérait cependant qu’une visite au bureau
des archives de la ville – où il se serait rendu bien plus tôt s’il n’était pas
arrivé un week-end – mettrait peut-être quelque chose en évidence.
Il s’installa au bureau et mit de l’ordre dans ses notes pendant qu’il
attendait son repas, lequel arriva dix minutes plus tard. Il en était à la moitié
quand sa veste se mit à vibrer, en même temps que retentissait le thème
d’une de ses comédies musicales préférées, Anything Goes. Il tira
prestement son téléphone de sa poche et vérifia le numéro d’appel, mais il
ne le connaissait pas. Il avala la bouchée qu’il mastiquait et prit l’appel.
— Jefferson Tayte.
— Monsieur Tayte, c’est Joan. Joan Cartwright.
Tayte écarquilla les yeux et repoussa son plateau-repas.
— Madame Cartwright. Je ne m’attendais pas à avoir de vos nouvelles
après…
— Je sais, veuillez me pardonner, l’interrompit Joan. J’étais
bouleversée par tous ces souvenirs qui refaisaient surface, voilà tout. Je me
suis montrée grossière, et je m’en excuse.
— Vous n’avez pas à vous excuser, dit Tayte. Je comprends
parfaitement.
— Non, je ne crois pas, dit Joan.
Il y eut un silence. Tayte attendit qu’elle lui en dise davantage, mais
elle avait de toute évidence des difficultés à le faire.
— Est-ce que tout va bien ? lui demanda-t-il.
— Non. Pas vraiment. J’aimerais venir vous voir, si cela ne vous
dérange pas. Il y a quelque chose que j’aimerais vous montrer.
— Bien entendu, dit Tayte, comprenant que sa chance venait peut-être
enfin de tourner.
Cependant, comment allait-elle pouvoir venir jusqu’à lui ?
— Ne préférez-vous pas que ce soit moi qui vienne ?
— Non. J’ai quelqu’un qui peut me conduire, dit Joan. Et puis, vous
avez déjà fait le déplacement une fois aujourd’hui. J’aurais dû vous montrer
cela tout de suite. Je peux être à votre hôtel vers huit heures.
— D’accord, dit Tayte. Je suis au Marriott de Leicester. Je vous
attendrai dans le hall.
— Alors, à huit heures, monsieur Tayte.
Dès que l’appel prit fin, Tayte engouffra le reste de son repas et fila
prendre une douche, trépignant d’impatience. Elle a quelque chose qu’elle a
besoin de me montrer, songea-t-il, se demandant de quoi il pouvait bien
s’agir.
CHAPITRE 21

Le hall de l’hôtel était un vaste espace de réception moderne en forme


d’atrium, avec un immense mur de verre à l’entrée et un plafond voûté.
Tayte était assis sur un canapé vert citron flanqué de fauteuils jaunes, le tout
posé sur un gigantesque tapis psychédélique orné d’un motif de vagues,
dont la teinte jaune-vert s’accordait bien avec le mobilier en bois sombre. Il
avait un œil sur l’entrée, et l’autre sur sa montre. Il était un peu plus de
huit heures, et il se disait que Joan n’allait plus tarder maintenant. La
circulation était peut-être plus mauvaise que prévu.
Il se passa encore cinq ou six minutes avant qu’il ne l’aperçoive à
l’entrée, en train de parler à l’homme qui, supposa-t-il, l’avait conduite à
l’hôtel. Tayte se leva afin qu’elle remarque sa présence ; il regarda le
conducteur ressortir dans la nuit, probablement pour l’attendre à la voiture.
S’il n’avait pas été prévenu de l’arrivée de Joan, Tayte se dit qu’il ne
l’aurait certainement pas reconnue ; elle était si différente. Elle portait un
tailleur-pantalon turquoise avec un foulard en soie noué autour du cou, et
elle avait détaché ses cheveux, qui tombaient sur ses épaules. Elle était
maquillée aussi, remarqua-t-il ; très légèrement, mais l’effet d’ensemble,
tandis qu’elle marchait vers lui, lui donnait dix ans de moins. Elle lui sourit
quand elle fut tout près, et cela le mit à l’aise.
Tayte lui serra la main.
— Rebonjour, dit-il.
Ils s’assirent. Dès qu’il l’avait aperçue à l’entrée, il avait cherché à
voir ce qu’elle avait apporté et tenait à lui montrer ; il se dit que, quoi que
ce fût, ce devait être petit, parce que tout ce qu’elle avait avec elle, c’était
une pochette, un petit sac de soirée noir.
— Je vais tâcher de ne pas prendre trop de votre temps, lui dit-elle. Je
suis certaine que vous avez d’autres projets pour ce soir.
Tayte aurait bien voulu que ce soit vrai, mais à part lire un peu et se
coucher tôt, il n’avait aucun « projet » du tout.
— C’est tout le contraire, dit-il. Prenez tout le temps qu’il vous faut.
— Prenons les choses dans l’ordre, dans ce cas, dit Joan, l’expression
de son visage se teintant soudain de gravité. J’ai reçu un coup de fil peu
après votre départ cet après-midi. Je ne vous en ai pas parlé quand je vous
ai appelé tout à l’heure parce que je me suis dit que cela pouvait attendre
que je vous voie, mais plus j’y pense maintenant, plus cela me perturbe.
— De quoi s’agissait-il ? s’enquit Tayte d’un ton préoccupé.
— C’était à propos de Mena.
Tayte se redressa.
— Je n’ai pas la moindre idée de qui était l’homme qui m’a appelée.
J’ai d’abord pensé qu’il travaillait peut-être avec vous, et puis je me suis
rendu compte que vous n’aviez pas mon numéro. Qui plus est, il y avait
quelque chose dans le ton de sa voix qui m’a mise mal à l’aise.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il voulait savoir où était Mena, tout comme vous. Il s’est mis à
insister pour que je lui parle. Et puis, quand je lui ai demandé comment il
avait eu mon numéro, il ne m’a pas répondu ; alors, j’ai raccroché.
— Est-ce qu’il a dit pourquoi il la cherchait ?
Joan secoua négativement la tête.
— C’était plutôt un monologue, mais quelles que soient ses raisons, je
crois qu’il est important que vous la retrouviez le premier.
Elle ouvrit sa pochette et plongea la main à l’intérieur.
— Je ne sais pas si elles vous seront d’une aide quelconque, mais je
vous ai apporté quelques lettres pour que vous en preniez connaissance.
Tayte posa les yeux dessus à la seconde même où Joan les sortit de son
sac.
— Ce sont des lettres que Danny a adressées à Mena, poursuivit-elle.
Mais peut-être serait-il bon, avant que vous n’y jetiez un coup d’œil, que je
vous explique comment elles sont entrées en ma possession.
— Faites, je vous en prie, dit Tayte, incapable de décider ce qu’il
voulait avoir en premier, les lettres ou l’explication, tout excité qu’il était
par les premières autant que par la seconde.
— J’ai revu Mena, dit Joan. Pas récemment, mais après qu’elle fut
partie de chez elle. C’était au début de l’année 1945, fin janvier, je crois. À
cette époque, j’habitais toujours à Oadby chez mes parents. En rentrant à la
maison un après-midi, je l’ai trouvée qui m’attendait. J’étais sans voix, et
elle avait du mal à parler, elle aussi. J’ai vu qu’elle pleurait. Elle a juste mis
les lettres dans ma main et m’a demandé de les lui garder, jusqu’à ce qu’elle
revienne les chercher.
Tayte regarda de nouveau les lettres. Le fait que Joan les avait
conservées en disait long.
— Et elle n’est jamais revenue ?
— Non. Je ne l’ai jamais plus revue après ça.
— Est-ce qu’elle a dit autre chose ?
— Juste qu’elle devait partir, sans délai, je m’en souviens. Sa
grossesse était bien avancée ; je l’ai invitée à entrer, mais elle n’a pas voulu.
Il n’a pas dû s’écouler longtemps ensuite avant que le bébé ne vienne au
monde.
Juste avant la naissance de ma cliente donc, se dit Tayte. Il songea
alors à la valise, et se demanda si Mena l’avait encore en sa possession à ce
moment-là.
Joan lui tendit les lettres, et Tayte les déplia. La première chose qu’il
remarqua fut le tampon qu’à l’exception d’une seule elles portaient toutes,
centré au milieu de la page :
— V-mail, pour « Victory Mail17 », dit-il en pointant la marque du
doigt.
Puis il expliqua à Joan ce qu’il en savait :
— L’armée américaine s’est inspirée du service britannique Airgraph,
dit-il. L’idée était de réduire le volume de fret postal afin de faire plus de
place pour le matériel de guerre. À l’époque, ils se sont mis à photographier
tous les courriers de la V-mail destinés aux soldats ou envoyés par eux, et à
les mettre sur microfilms, lesquels étaient alors expédiés aux États-Unis
pour y être visés par la censure. Cela signifiait que quarante sacs de courrier
pouvaient être réduits à un seul.
Il releva les yeux, puis :
— Désolé, dit-il. Je me laisse parfois aller à des digressions.
— Non, c’est très intéressant, rétorqua Joan. C’est la première fois que
j’entends parler de cela. Ces microfilms doivent être une source
documentaire précieuse pour vous aujourd’hui.
— J’aimerais que ce soit le cas, dit Tayte. Mais tout a été détruit après
la guerre.
Il nota les cases imprimées en haut et à droite des lettres, et sourit. Le
nom de Danielson et ses coordonnées de l’époque y étaient inscrits, ainsi
que son numéro de matricule.
Bingo !
Il sortit son calepin et recopia les indications portées sur la lettre,
sachant qu’il n’aurait aucun mal maintenant à trouver le bon Danielson. Il
classa les lettres par date, et examina l’encadré central destiné au texte
principal.
— C’étaient des pages uniques, dit-il. Cet encadré ici est destiné à
s’assurer que l’expéditeur ne puisse pas occuper plus d’espace que
n’importe quel autre gars. (Il eut un sourire.) Il m’est arrivé de voir des
lettres comme celles-ci, rédigées d’une écriture minuscule, pour pouvoir
dire plus de choses.
Là-dessus, il prit la première lettre et se mit à lire.
17 « Le courrier de la Victoire »
CHAPITRE 22

Mena ne s’était jamais sentie aussi seule. Il y avait presque trois


semaines qu’elle n’avait pas revu Danny, dont les tentatives de visite se
faisaient moins fréquentes ; ainsi, n’avait-il essayé de la voir que deux fois
la semaine précédente. Elle était en train de le perdre. Elle le savait, mais
elle ne supportait pas l’idée de devoir le regarder dans les yeux et lui
expliquer ce qui était arrivé ; et plus elle repoussait le moment de lui parler,
pire c’était. Elle le laissait lui échapper tout simplement parce qu’elle ne
savait pas quoi faire d’autre ; elle avait l’impression de regarder,
impuissante, se mourir lentement la seule bonne chose qui existait dans sa
vie.
Elle ne voulait pas revoir Joan non plus. L’embarras, et même la honte
– une honte qui confinait au dégoût de soi – avaient dressé un mur entre
elles deux. Qu’est-ce que son amie devait penser d’elle ? Elle avait écrit une
lettre à Joan ce soir-là en rentrant du cinéma. Elle avait été en proie à une
telle panique. Elle avait demandé à son amie de ne plus revenir à la maison
– plus jamais. Sa plus grande peur était que Joan puisse mettre sa mère ou
P’pa au courant. Elle avait écrit des choses blessantes dans cette lettre, qui
rendaient tout retour en arrière impossible ; le mal était fait. Elle avait
intérêt, lui avait-elle dit, de la boucler ; elle l’avait traitée de fouineuse. Elle
avait même menacé d’écrire à ses parents pour leur dire qui était la vraie
Joan Cartwright ; de leur livrer tous ses petits secrets, qui feraient voler en
éclats l’image qu’ils avaient d’elle. Parce qu’elle aussi était loin d’être
parfaite.
Elle regrettait chaque mot qu’elle avait écrit.
Néanmoins, son comportement inhabituel ce soir-là paraissait avoir eu
l’effet escompté ; c’était tout ce qui importait à Mena. Joan n’avait pas
essayé une seule fois de la revoir, et jusque-là ses parents ne semblaient pas
s’être préoccupés de son attitude.
Jusque-là.
Elle posa son livre et alla jusqu’au miroir en pied installé à côté de sa
coiffeuse. On était en fin de matinée, ce mardi-là. Elle était encore en
chemise de nuit, et ne s’était pas coiffée. Elle observa sa silhouette de profil
dans le miroir et caressa son ventre avec ses mains, lissant le tissu sur sa
peau. Une bosse s’était bel et bien formée, songea-t-elle. Avait-elle grossi
depuis la veille ? Elle en avait l’impression. Elle était assurément plus
grosse que la semaine précédente. Elle s’examinait ainsi chaque matin, mais
la vérité était que, pour n’importe qui d’autre, la différence – pour peu
qu’on la remarquât – était encore négligeable. Elle remerciait le ciel que les
nausées, qui faisaient encore partie il y a peu de son rituel matinal, aient
disparu.
Elle expira sèchement, comme si elle s’entraînait à affronter les
contractions, avant d’empoigner ses cheveux à deux mains, de serrer les
poings et de se mettre à faire les cent pas dans la pièce, prise d’un accès de
rage silencieuse. Ses yeux tombant alors sur son livre, retourné sur le sol à
côté de la fenêtre, elle s’assit et reprit calmement sa lecture.
Elle avait emprunté un exemplaire de Madame Bovary à la
bibliothèque municipale. C’était la dernière fois qu’elle était sortie, pour
porter sa lettre à Joan aux bureaux du Service civil. Depuis lors, elle avait
passé presque toutes ses journées ainsi, à analyser la vie d’Emma Bovary ou
à écouter Glenn Miller sur son gramophone ; et quand elle ne faisait ni l’un
ni l’autre, la panique s’emparait d’elle tandis qu’elle s’efforçait vainement
de trouver un moyen de se sortir de l’impasse où elle était, et cela avant que
sa grossesse ne devienne trop visible et que les gens ne se mettent à jaser.
C’était la principale raison qui l’avait amenée à arrêter de pousser son
chariot de livres à l’hôpital, et à cesser du même coup de faire la lecture aux
patients, alors même qu’il n’y avait jamais eu une telle demande en lits, et
que leurs occupants n’avaient jamais eu autant besoin de ce genre de
réconfort.
Elle continua de vivoter ainsi durant plusieurs jours encore, et soudain
tout changea. Le vendredi de cette semaine-là, P’pa vint la voir dans sa
chambre, lui apportant comme il le faisait souvent son déjeuner et un verre
de lait. Il en profitait pour lui donner les dernières nouvelles de la guerre et
du monde en général. Il avait apporté ce jour-là un sandwich au pâté de
porc, qu’il déposa avec le lait sur la table de chevet de Mena.
— Il y a eu un soulèvement en Pologne, Mena, dit-il. Les Russes
resserrent leur étau sur la capitale, mais l’Armia Krajowa, « l’armée de
l’intérieur », et les habitants de Varsovie, luttent courageusement.
Mena l’écouta avec un intérêt poli, puis demanda :
— Est-ce que Danny est passé ?
C’était toujours la première question qu’elle posait, celle qui la
préoccupait le plus.
P’pa s’assit sur le lit.
— Pas aujourd’hui, Mena, non.
Les épaules de Mena retombèrent, et elle regarda par la fenêtre. Les
nuages bas qui paraissaient peser sur l’horizon s’accordaient bien avec son
humeur du moment. Sa mère ne lui avait pas signalé une seule visite de
Danny de toute la semaine.
— Remarque, cela ne me surprend pas, continua P’pa. On dit que tout
est très calme à Shady Lane. Cela ne peut signifier qu’une chose, selon moi.
Mena reporta son attention dans la pièce. Elle repensa à la visite
d’Eisenhower à la fin du mois précédent, et devinait assez bien ce que son
père allait lui annoncer.
— Ils lèvent le camp, dit-il. J’en suis certain. L’unité d’Eddie a été
consignée dans ses quartiers. Mary essaie d’arriver jusqu’à lui. Je ne sais
pas comment elle s’y prend, remarque. (Il eut un petit rire.) Cette fille
réussirait à décrocher la lune avec les dents.
— Tu crois qu’on va l’autoriser à le voir ? demanda Mena.
— Difficile à dire. Elle va essayer en tout cas. Elle est convaincue
qu’ils s’en vont quelque part. (Il secoua la tête.) La pauvre, ça doit la rendre
malade.
Mena se leva d’un bond.
— Merci, P’pa, dit-elle. Si ça ne t’ennuie pas, je dois m’habiller.

La seule chose à laquelle Mena parvenait à penser tandis qu’elle se


rendait à vélo à Shady Lane cet après-midi-là, pédalant vite, le cœur serré
par l’émotion, fut qu’elle avait laissé les choses se dégrader trop longtemps.
Elle s’était comportée comme une idiote durant toute l’année, pour une
raison ou une autre, et elle s’en voulait d’en être là où elle en était.
Comment pourrait-elle reculer et le laisser lui échapper ? Elle devait agir
davantage comme Emma Bovary ; elle l’avait compris maintenant. Elle
devait reprendre le contrôle de sa vie, trouver Danny et tout lui raconter – et
au diable les conséquences ! Elle devait lui dire surtout qu’elle l’aimait, ce
qu’elle ne se souvenait pas avoir fait, pas même durant les moments de
tendresse où ils avaient été tout près de faire l’amour ; à chaque fois, elle
s’était refusée à lui, parce que tout ce qu’elle voyait quand il avait ces
gestes-là, c’était Victor Montalvo.
Elle aurait tellement voulu que les choses se soient passées autrement.
Il bruinait quand elle arriva enfin au camp. Et malgré l’air froid, elle
ne portait pas de manteau, juste une jupe et un pull qui n’avaient pas tardé à
être trempés, mais elle s’en moquait. Elle se rendit à l’entrée principale
cette fois, et fut conduite vers la direction du personnel militaire. Il
s’agissait d’une tente en coton vert olive semblable à toutes les autres, et
l’homme qu’elle devait voir était assis à une table pliante et griffonnait
quelque chose sur une planche à pince. Il avait un gros cigare à la bouche
qu’il mâchait plutôt qu’il ne fumait. Il la salua et lui désigna la chaise en
face de lui.
— J’ai besoin de voir le sergent-chef Danielson, dit Mena en
s’asseyant.
Elle se disait que la formulation avait un petit côté officiel, mais cela
ne parut pas influencer l’homme qu’elle avait en face d’elle.
Il posa son stylo, fit rouler son cigare entre ses dents, puis la regarda
brièvement, avant de secouer la tête avec un grand sourire.
— Je suppose que vous êtes venue pour votre livre par semaine,
comme toutes les autres ?
— Je vous demande pardon ?
L’homme ne paraissait pas très patient. Il souffla en se penchant et en
s’appuyant sur ses coudes, et dit :
— Pour le bébé. C’est bien pour cela que vous êtes venue ? Une livre
par semaine pendant seize ans. Croyez-moi, jeune fille, vous n’êtes pas la
première.
Mena prit une courte inspiration, et, sans voix, resta là à fixer
l’homme un moment.
— Une livre par semaine ? réussit-elle finalement à articuler.
L’homme acquiesça.
— Ne me dites pas que vous espérez que le petit farceur vous épouse ?
Il se balança en arrière sur sa chaise.
— Écoutez, m’zelle. Vous m’avez l’air d’une gentille fille. Je ne doute
pas que vous méritiez autre chose pour votre peine, mais pour ça, il faut être
deux. Vous comprenez ce que je veux dire ? Vous avez à peu près autant de
chances que ce guignol prenne ses responsabilités et accepte de se marier
que j’en ai de devenir général.
Mena le regarda en plissant les yeux, trouvant que la conversation
prenait un tour extrêmement bizarre, même si elle devait reconnaître que le
type n’était pas loin de la vérité. Elle secoua la tête et décida de
recommencer.
— J’ai juste besoin de voir le sergent-chef Danielson, répéta-t-elle.
Nouveau soupir agacé.
— Dans quelle compagnie est-il ?
Mena n’en avait pas la moindre idée. Danny le lui avait peut-être dit,
mais elle ne s’en souvenait pas.
L’homme secoua la tête et attrapa un épais registre posé sur la table à
côté de lui.
— Danielson, vous dites ?
Mena acquiesça, et l’homme se mit à feuilleter ce qu’elle supposait
être un registre du personnel militaire.
— Il a des cheveux très blonds, précisa-t-elle, croyant bien faire.
Presque blancs.
L’homme arrêta de feuilleter le registre et la regarda.
— Il n’y a pas de photos là-dedans, m’zelle, dit-il. Juste des noms et
des matricules.
Il se remit à chercher et, un moment plus tard, il tapota le registre et
annonça :
— Danielson, E. Il n’y a pas d’autre registre ; donc, j’imagine que
c’est le guignol que nous cherchons.
— Je suppose, dit Mena.
Pour une raison qui lui échappait, ils paraissaient tous se donner du
« guignol ». Mena n’avait jamais cherché à savoir pourquoi auprès de
Danny. Elle nota l’initiale de son vrai prénom, et se demanda de nouveau ce
que c’était – et si elle le saurait jamais un jour. Le fait que l’homme en face
d’elle pense que Danny était le père de son enfant la réjouissait, d’une
certaine manière. L’idée lui plaisait ; elle aurait tant voulu que ce soit le cas.
— Il est dans la compagnie A, dit l’homme, l’interrompant dans sa
rêverie. A pour Able18.
— Alors, est-ce que je peux le voir ? questionna Mena.
L’homme ôta son cigare de sa bouche, baissa la tête et soupira. Quand
il releva les yeux, il dit :
— Non, je suis navré, m’zelle. C’est impossible.
Mena sentit son pouls s’accélérer.
— Pourquoi donc ?
— Parce qu’en ce qui vous concerne, la compagnie Able n’est plus ici.
Il se leva.
— Maintenant, si vous voulez bien m’excuser.
Mena se leva avec lui, mais la tête lui tourna si violemment qu’elle
crut bien une nouvelle fois s’effondrer. Elle s’agrippa à la table pour ne pas
tomber. Elle avait la bouche sèche et les mains moites.
— Est-ce que ça va ? s’inquiéta l’homme.
Mena prit une série d’inspirations lentes et acquiesça d’un hochement
de tête.
— Pouvez-vous me dire où se trouve sa compagnie ?
L’homme ne répondit pas tout de suite. Il prit le temps de la regarder,
comme s’il réfléchissait pour savoir s’il devait ou non laisser filtrer une
information supplémentaire. Puis il dit simplement :
— Non, je suis désolé.
Et il se dirigea vers la sortie.
Mena lui courut après et lui agrippa le bras.
— Il faut que je le voie, dit-elle. Je vous en prie.
L’homme la regarda en secouant négativement la tête, mais cette fois il
y avait quelque chose qui ressemblait à un sourire sur son visage.
— Écoutez, dit-il. Tout ce que je peux faire, c’est lui remettre un mot.
Mais ne prenez pas trop de temps. Il y a du papier et des crayons sur le
bureau, là, si vous en avez besoin.
— Mais il se peut que je ne le revoie jamais, dit Mena.
C’était plus une pensée qui était sortie comme cela, que quelque chose
qu’elle tenait à dire, mais l’homme l’entendit.
— Tout le monde a eu une chance de pouvoir faire ses adieux hier, dit-
il. Si Danielson a choisi de ne pas passer son temps avec vous, c’est que…
bref, je vous laisse en déduire ce que cela peut signifier.
Mena eut brusquement envie de hurler, de pleurer et de disparaître
définitivement, là, maintenant. Elle eut envie de frapper cet homme – de le
frapper violemment, comme si tout était sa faute. Elle était certaine que
Danny avait dû passer chez elle la veille au soir, et que sa mère avait préféré
ne rien lui dire. Jusque-là, elle l’avait toujours fait, apparemment fière
d’elle-même. Mais pas cette fois. Danny avait dû lui expliquer qu’il partait,
et elle s’était assurément dit que si Mena savait cela, elle aurait accepté de
le voir. Elle l’aurait serré dans ses bras et n’aurait jamais voulu le laisser
partir.
Mais il était trop tard à présent. Elle ne pleura pas, ne cria pas, ne
frappa personne. Elle alla calmement se rasseoir à la table pour se mettre à
écrire.
18 « A » (Able) désigne la première équipe d’un groupe de combat
d’infanterie américain (« Rifle squad ») en 1944.
CHAPITRE 23

Au petit-déjeuner le lundi suivant, une lettre attendait Mena. P’pa, qui


était allé prendre le courrier ce matin-là, avait disposé l’enveloppe bien en
évidence sur son set de table. Mena l’avait vue dès qu’elle était entrée dans
la pièce ; en général, elle ne recevait du courrier que pour son anniversaire
ou à Noël, si bien qu’elle crut deviner de qui était la lettre. L’enveloppe, qui
portait le nom et le matricule de Danny, ainsi qu’une adresse de retour de
l’armée américaine, leva tous ses doutes. L’estomac noué, elle s’en saisit.
Elle sentit quelque chose de plus que du papier à l’intérieur, et fut tentée de
l’ouvrir immédiatement, mais elle n’en fit rien. Elle jeta un regard à P’pa et
lui retourna timidement son sourire.
Sa mère, qui était assise en face d’elle, avait dû surprendre le petit
échange. Elle tourna d’abord son visage sévère vers P’pa, puis vers Mena,
et dit :
— Alors, chérie, vas-tu l’ouvrir, oui ou non ?
Mena secoua négativement la tête. Elle détestait entendre sa mère
l’appeler « chérie ». Cela sonnait faux.
— Je crois que je vais l’ouvrir plus tard, dit-elle avec une nonchalance
étudiée, en posant l’enveloppe à côté d’elle.
Elle vit le regard de sa mère s’y attacher et ressentit une impression de
contrôle qu’elle n’avait encore jamais connue. C’était tout sauf désagréable.
Après le petit-déjeuner, elle enfourcha son vélo et prit le chemin de
Wigston et de la petite prairie aux fleurs sauvages où Danny et elle s’étaient
souvent retrouvés. En plus de la lettre, qu’elle n’avait pas quittée des yeux,
elle avait pris son stylo-plume et du papier de la poste aérienne que P’pa lui
avait donné, plié entre les pages de son exemplaire de Madame Bovary, qui
lui servirait d’appui pour écrire, s’était-elle dit.
C’était une belle matinée d’automne. Le brouillard des
premières heures du jour avait cédé la place à un ciel lumineux, et une
certaine fraîcheur persistait dans l’atmosphère, mais lorsqu’elle arriva à
destination, elle était toute rouge d’avoir pédalé et encore grisée par le pêle-
mêle de sentiments qui tourbillonnaient en elle. La prairie avait changé avec
la nouvelle saison ; on n’y respirait plus l’odeur de vinaigre de malt qui
avait imprégné l’air durant tout l’été, mais lorsqu’elle s’assit au pied de la
haie qui la délimitait, et contempla l’horizon, la magie de ce lieu spécial
opéra de nouveau.
Elle ne put réprimer un sourire en même temps qu’elle ouvrait
l’enveloppe et découvrait ce qu’il y avait d’autre à l’intérieur. C’était une
bande de toile bise vert olive sur laquelle était inscrit le nom de famille de
Danny ; elle imagina qu’il l’avait peut-être brodée lui-même, ce qui ne la
rendait que plus spéciale encore. Elle la glissa dans son livre, se disant
qu’elle pourrait s’en servir comme marque-page. Puis elle revint à la lettre
elle-même, qui était datée du dimanche 17 septembre, le surlendemain de la
visite qu’elle avait tenté de lui rendre au camp. Elle se dit qu’il avait dû
prendre connaissance de sa lettre, et que c’était sa réponse qu’elle
s’apprêtait à lire. Elle étudia d’abord son écriture ; puis elle laissa courir un
doigt sur l’encre, comme si toucher les mots qu’il avait écrits pouvait les
rapprocher tous les deux.

Chère Mena,
Je me suis dit qu’à défaut de me voir, tu pourrais au
moins lire ma lettre. On part en opération demain, et je
ne pouvais pas quitter cet endroit sans nous avoir donné
une dernière chance. De toute façon, il fallait au moins
que je te dise au revoir. On ne saura pas quelle est notre
mission avant que les C-47 aient pris les airs, mais on
nous a distribué des cartes et des devises étrangères,
alors on a tout de même une petite idée de l’endroit où
l’on va. Il est dix heures du soir, et il pleut des cordes
tandis que j’écris. J’ai l’impression d’être à l’intérieur
d’un tambour, mais le bruit a quelque chose de rassurant,
d’une certaine manière – parce qu’autrement il régnerait
un drôle de silence ici. La plupart des copains sont sur
leur lit de camp et écrivent à leur famille ou à leur
chérie. Certains sont juste allongés sur le dos, les yeux
rivés sur le toit du hangar, et j’imagine très bien à quoi
ils pensent. Le sommeil sera difficile à trouver pour tout
le monde ce soir. En ce qui me concerne, ce sera d’autant
plus facile que j’aurai eu la satisfaction de t’avoir écrit.
Ne pas te voir pendant si longtemps m’a fait
comprendre à quel point je tiens à toi, Mena. Je ne sais
pas ce qui s’est passé ce soir-là à ce bal, ni ce que cette
grande gueule d’ivrogne avait à voir avec toi, mais je
veux que tu saches que, quoi que ce soit, ça n’a pas la
moindre espèce d’importance pour moi. Il paraît assez
évident que c’est à cause de ce guignol que tu as préféré
ne plus me revoir. J’aimerais pouvoir changer ça, bien
entendu, mais voilà où nous en sommes. Aujourd’hui seul
compte ; laissons demain aux rêveurs.
Mena, nous avons passé de si bons moments
ensemble. Je ne peux pas te dire à quel point tu me
manques déjà. Être assis là, dans ce hangar froid, à
attendre le signal du départ, me donne l’impression que
j’ai déjà quitté l’Angleterre, et que j’en ressens le
manque. Ce pays est merveilleux ; je ne crois pas que
j’en reverrai un semblable de sitôt. J’imagine que c’est
grâce à toi que j’éprouve ces sentiments, Mena. Tu me
rappelles toutes les belles choses pour lesquelles je me
bats.
Mena, il y a une question qui me brûle les lèvres. Je
te l’aurais posée si j’avais pu te voir jeudi dernier – tout
le monde avait une permission ce soir-là. J’ai sûrement
tort de le faire maintenant, dans une lettre, la veille du
jour où je dois retourner affronter ces maudits boches ;
c’est injuste pour toi, mais, bon sang, ce que je ressens le
besoin de te dire, Mena, c’est que je t’aime. Le reste
devra attendre que je puisse te revoir si tu m’y autorises.
Pour l’instant, je sais seulement que cette guerre sera
bien plus facile à affronter si je sais que tu partages mes
sentiments. Dans un cas comme dans l’autre, ce serait
génial d’avoir une lettre de toi.
Danny
Mena relut la lettre. Danny allait-il lui demander de l’épouser ? Elle
attendrait d’en avoir la confirmation avant d’en souffler mot à quiconque,
mais elle ne voyait pas une seule autre question, dans ce contexte, qui soit à
ce point importante qu’il faille à Danny la lui poser de vive voix. Encore
bouche bée, elle s’efforçait d’en comprendre les implications. Tout ce qu’ils
avaient fait ensemble ainsi que toutes les choses qu’il leur restait encore à
faire se bousculèrent d’un seul coup dans son esprit, et elle se représenta
sous les traits d’une vieille femme assise sous un porche près d’une rivière,
quelque part en Virginie-Occidentale. Mais très vite, une autre question
agita son esprit : Danny était-il toujours en vie ? Si le largage avait bien eu
lieu comme prévu, il était en opération depuis plus de vingt-quatre heures
maintenant ; et vingt-quatre heures, ce n’était pas rien étant donné les
circonstances.
Mais elle préférait oublier cet aspect de la situation.
Elle repensa à la lettre qu’elle avait écrite à Danny au camp, et elle se
rendit compte qu’il ne pouvait pas l’avoir reçue avant de lui avoir écrit
celle-ci. Elle espérait seulement qu’il l’avait bien eue avant de partir, et
qu’il avait compris en la lisant à quel point elle était désolée et partageait
ses sentiments. Elle ne lui avait rien dit de ce qu’il lui était arrivé cet été-là.
Ce n’était pas le moment. Elle avait bien eu la tentation de tout lui
expliquer, mais n’avait pu se résoudre à le laisser partir avec pareilles
nouvelles.
Après avoir lu la lettre pour la troisième fois, elle sortit son stylo et se
mit à lui répondre, en même temps qu’elle jouait avec la pièce qu’elle
portait en médaillon autour du cou. Grâce aux lettres échangées avec ses
frères au fil des années, elle avait une assez bonne idée du temps que la
sienne mettrait à parvenir à Danny. Elle savait qu’elle devait lui répondre
immédiatement, afin qu’il n’y ait plus aucun malentendu quant à ses
intentions. Elle dirait oui, bien sûr ; elle l’épouserait, si c’était la question
qu’il voulait lui poser. Il pouvait bien le faire dans une lettre ; cela ne la
dérangeait pas. Elle se dit qu’elle lui raconterait aussi pour Montalvo, mais
elle se ravisa. Elle ne tenait pas à noircir les choses. Elle pourrait toujours le
lui écrire plus tard.
CHAPITRE 24

Octobre 1944

Après cette première lettre en septembre, Mena en écrivit de


nombreuses autres à Danny pendant qu’elle attendait d’avoir de ses
nouvelles. Souvent, le soir, elle restait dans son lit sans dormir à se
demander comment il allait, et ce qu’il faisait ; elle était toujours la
première levée le matin pour guetter le facteur. Elle savait maintenant que
Danny se trouvait en Hollande, parce qu’elle avait reçu deux autres lettres
de lui par la « V-mail ».
Dans la première, il lui disait combien il était heureux d’avoir reçu la
lettre qu’elle lui avait écrite ce jour-là, au camp, et à quel point il était
désolé qu’on ne l’ait pas autorisée à le voir. La lettre lui avait été remise le
matin du largage, expliquait-il, puis il l’avait lue dans l’avion. Il ajoutait
que tout le monde était silencieux et tirait une tête d’enterrement quand le
C-47 avait décollé pour traverser la Manche, mais pas lui. Il lui était
reconnaissant, disait-il, de lui avoir permis de surmonter cela ; en outre, le
fait de savoir qu’elle tenait toujours à lui allait l’aider à triompher d’encore
plus de difficultés dans les semaines à venir.
Le deuxième « V-mail » arriva une semaine après le premier. Dans
cette lettre, Danny lui expliquait qu’il n’avait pas eu l’occasion de lui écrire
plus tôt. Il avait été « au cœur de la mêlée », écrivait-il, et elle avait dû
imaginer le reste car les courriers étaient abondamment censurés dès qu’ils
comportaient des détails. Au début du mois cependant, P’pa avait pu la tenir
plus ou moins informée de ce que faisait Danny.
Ils recevaient régulièrement des lettres de Mary, qui en recevait elle-
même régulièrement d’Eddie. Il semblait qu’au moment où Mena avait reçu
la deuxième lettre de Danny, l’opération militaire en Hollande – nom de
code Market Garden – s’était déplacée. Danny, avec la 82e Aéroportée,
avait atterri près de Grave pour tenter de prendre plusieurs ponts
stratégiques sur la Meuse et le canal dit « de la Meuse au Waal », et se
dirigeait maintenant vers Nimègue pour y prendre le principal pont. La
1re Aéroportée britannique, la division d’Eddie, était censée prendre le pont
qui enjambe le Rhin à Arnhem, et tenir ensuite la ville jusqu’à l’arrivée de
la relève. Aidés de la 101e Aéroportée américaine, les parachutistes
devaient ouvrir la voie à la division blindée des Guards et, derrière elle, au
30e corps d’armée britannique – une force combinée de plusieurs divisions
alliées au contact de laquelle devaient venir les diverses unités aéroportées.
Les pertes alliées étaient élevées. P’pa avait dit que Danny et Eddie avaient
eu de la chance de ne pas être tués ou capturés.
Mena écrivit tous les jours à Danny. La plupart du temps, elle lui
écrivait des choses idiotes, elle en était consciente. Elle les écrivait dans sa
chambre, en fin d’après-midi, en écoutant les mêmes deux morceaux de
musique sur son gramophone, jusqu’à ce que In The Mood lui soit devenu
aussi familier que les comptines de son enfance, et que sa mère soit
contrainte de lui demander d’arrêter d’en fredonner l’air sans cesse. Elle lui
parlait surtout de ses journées, avant de se rendre compte qu’elles étaient
terriblement ennuyeuses ; alors, elle se mit à lui raconter ce qui se passait
dans les livres qu’elle lisait. Elle se disait qu’il ne lui tiendrait pas rigueur
de ce qu’elle pouvait lui raconter dans ses lettres, pourvu qu’elle continuât
de lui en écrire et de lui rappeler, à la fin de chacune d’elles, à quel point
elle l’aimait.
Elle attendait qu’il réponde à la lettre qu’elle lui avait écrite dans le
pré à Wigston, avant de lui dire pour le bébé. Elle devait d’abord s’assurer
qu’il était sérieux quand il laissait entendre qu’il voulait l’épouser. Elle
n’aurait plus qu’à espérer qu’il ne change pas d’avis après, quand il saurait.
Il allait forcément comprendre, non ? Ce n’était qu’un bébé, après tout – qui
n’était pour rien dans tout cela. Elle aurait tant aimé que ce soit le leur,
comme l’avait supposé l’homme qui l’avait reçue dans cette tente, à
Shady Lane.
Elle se figurait souvent que c’était Danny le père. Certains jours, elle
observait son reflet dans le miroir durant une bonne heure et même plus,
fixant l’arrondi de son ventre comme si elle pouvait voir le bébé à
l’intérieur ; et elle avait appris à lui sourire. Elle ne pouvait plus cacher sa
grossesse maintenant, hormis sous une robe très ample. Les vêtements
d’utilité publique19 près du corps que tout le monde portait, n’aidaient pas
non plus, bien au contraire. Elle avait même senti, ou cru sentir, une ou
deux fois le bébé lui donner un coup de pied.
La lettre qu’elle attendait arriva à la mi-octobre, un mercredi. P’pa
venait d’allumer un feu dans la cheminée du salon, et lui donnait les
dernières nouvelles de la guerre, lui racontant cette fois comment, après
soixante-trois jours de combats, Varsovie était tombée.
— Les Russes les ont plus ou moins laissés tomber à la fin, dit P’pa.
C’était politique, j’imagine. (Il se mit à préparer sa pipe.) Cela a été un
massacre, d’après ce que j’ai entendu dire. Ceux qui ont survécu ont été
évacués et la ville a été complètement rasée.
Mena était assise avec P’pa près du feu, en chemise de nuit. Elle
aimait bien quand il était à la maison, même si elle ne savait jamais – pas
plus que lui, d’ailleurs – s’il n’allait pas devoir brusquement sortir rendre
une visite à domicile à un malade. Quand il n’avait pas été obligé de le faire
pendant la nuit, il était toujours le premier levé, et le premier aussi à
récupérer le courrier sur le paillasson, avec son journal. Et à chaque fois
qu’il y avait quelque chose pour elle, il le lui apportait directement avec un
petit sourire secret qui suggérait qu’il partageait son excitation.
Il ne lui eut pas plus tôt remis la lettre qu’elle sut que c’était celle
qu’elle attendait. Cette fois, ce n’était pas un V-mail, vraisemblablement
parce que Danny avait plus de choses à lui dire qu’il n’en avait la place
dans le cadre réservé des V-mails. Elle ne savait pas comment il s’y était
pris pour lui faire parvenir ce courrier, mais elle l’avait bien reçu, et c’était
tout ce qui comptait. Son acheminement avait juste pris plus de temps par la
voie postale ordinaire. Elle se surprit à retenir son souffle en ouvrant
l’enveloppe. Danny allait-il réellement la demander en mariage ? Elle le
supposait, du moins.
Cela commençait bien…

Ma très chère Mena,


Je ne saurais pas te dire à quel point j’ai été heureux de
recevoir ta lettre. Wigston tiendra toujours une place
particulière dans mon cœur, et, bon sang, ce que je ne
donnerais pas pour une portion de poisson-frites
enveloppée dans du papier journal et assaisonnée avec
ce vinaigre de malt que tu mettais dessus. Ces jours-là
sont comme le paradis pour moi. Je n’arrête pas de
repenser à l’Angleterre depuis mon départ. Mes oreilles
se sont habituées à cet accent si particulier que vous
avez, vous autres, Britanniques – il n’est pas rare ici
d’entendre vos jeunes artilleurs y aller d’un « Sapristi »,
ou d’un « Merci infiniment, mon vieux ». Et il peut bien
pleuvoir des bombes autour d’eux, ils trouveront toujours
un moment pour prendre « une tasse de thé ». Je suppose
que c’est ce que l’on appelle le flegme britannique.
J’aimerais pouvoir te dire que les choses ici ne se
passent pas trop mal, mais ce serait un mensonge. On
traverse des moments terribles et, enfin, je te l’ai déjà dit,
mais savoir que tu es là pour moi m’aide à tenir le coup.
J’ai reçu un éclat d’obus dans la jambe il y a quelques
jours, mais ne t’inquiète pas, ça guérit bien. Une simple
égratignure, qu’ils disent. Ça me fera quelque chose à
montrer à mes petits-enfants un jour. Je me dis que ça
aurait pu être bien pire.
À propos, Winkelman m’a raconté une histoire l’autre
jour qui t’intéressera peut-être. Tu te souviens de Mel,
n’est-ce pas ? Qui pourrait oublier ce grand gaillard de
Mel ? Bref, il m’a raconté qu’il y a eu une bagarre
impliquant un de nos gars et un type d’ici, un Hollandais,
un soir. Le gars de chez nous avait bu et il semble qu’il
ait fait une cour un peu trop poussée à une fille du coin.
Il se trouve que le Hollandais était le père de la fille en
question, et qu’il s’est mis en rogne. Notre gars a sorti un
couteau et a menacé le père, mais avant qu’il ait le temps
de s’en servir, la fille l’a embroché avec une fourche !
Qu’est-ce que tu dis de ça ? Pour ma part, je n’ai pas pu
m’empêcher de me demander si ce n’était pas le même
guignol au couteau à qui on a eu affaire ce soir-là au bal.
Je sais que c’est mal de se dire ça, mais j’aime à le
croire. On ne pourra pas dire qu’il ne l’a pas cherché !
Enfin, j’imagine que l’on n’aura jamais le fin mot de
cette histoire.
Je pense aussi à cette fois où… mais trêve de
bavardage, Mena, je n’ai pas l’intention d’éluder la
question plus longtemps, alors voilà : veux-tu m’épouser,
Mena ? Comme ça, c’est dit. Je t’ai posé la question que
j’aurais aimé pouvoir te poser de vive voix, mais
j’imagine que tu as le droit de savoir ce que j’ai au fond
du cœur. Alors, qu’est-ce que tu penses de cette cabane
au bord de la rivière Kanawha ? Je suis sûr que tu te
plairais en Virginie-Occidentale, si tu voulais bien tenter
l’aventure. Je te cueillerais des fleurs sauvages tous les
jours, on ferait du bateau et l’on irait pêcher. Ce serait
sensass, non ?
Bon, j’en termine cette fois. Je t’aime, Mena. Écris-
moi dès que tu le pourras.
Danny

Mena sentit ses joues s’empourprer.


— Oh, P’pa ! s’exclama-t-elle.
Elle le fixa durant quelques secondes, puis relut la partie où Danny lui
posait la question.
— Il veut m’épouser !
La moustache de P’pa se mit à frémir, jusqu’à ce qu’un grand sourire
illumine tout son visage. Il tendit les bras vers elle sur le canapé, l’étreignit
et dit :
— Je suis le plus heureux des pères. Et ne t’en fais pas, ajouta-t-il. Ce
garçon est de la race des survivants. Je l’ai compris le jour où je l’ai vu.
Aussi heureuse Mena fût-elle, le moment ne dura pas. Comme si leur
joie s’était répandue dans la maison, Margaret fit son apparition sur le seuil
de la porte, souriant avec eux quoiqu’elle n’eût aucune idée de la raison
d’une telle gaieté.
— Qu’est-ce qui se passe, ici ? demanda-t-elle.
Elle entra dans la pièce, alla s’asseoir dans le fauteuil près de la
cheminée, croisa les jambes et joignit les mains comme pour dire une
prière.
Mena n’arrivait pas à dire un mot. Elle regarda P’pa, qui la regarda à
son tour. Il sourit timidement à Margaret et dit :
— Mena a reçu une autre lettre.
— Mais c’est très bien, lâcha Margaret. De ce jeune Américain ?
Mena acquiesça d’un hochement de tête.
— Eh bien, voyons cela, chérie.
Mena regarda fixement les doigts tendus de sa mère, qui se mirent à
papillonner d’impatience. Elle n’avait pas demandé à voir ses lettres
précédentes ; sans doute, songea Mena, se doutait-elle que celle-ci n’était
pas ordinaire, mais elle n’avait pas l’intention de la lui laisser lire. Qu’aurait
fait Emma Bovary à sa place ? Elle se dit qu’elle s’en serait probablement
sortie par une pirouette, en prétendant qu’il s’agissait là d’une lettre bien
trop insignifiante et indigne de l’attention de sa mère pour la lui faire lire,
mais elle n’arrivait pas à envisager les lettres de Danny sous cet angle.
Elle finit par conclure qu’Emma Bovary, mise au pied du mur, aurait
réagi d’une manière plus directe ; aussi, feignit-elle de sourire en se levant,
et dit :
— Mère, nous allons nous marier.
Margaret éclata d’un rire teinté de dérision.
— Tu ne vas rien faire de la sorte ! objecta-t-elle. Maintenant, montre-
moi cette lettre.
Mena tenait la lettre dans son dos. Elle sentit ses mâchoires se crisper,
et serra les dents. Elle vit les narines de sa mère se dilater et son regard se
charger de reproches sous l’empire de la colère, mais Mena était décidée à
tenir bon et elle ne bougea pas quand Margaret s’approcha d’elle. Personne
ne lui dirait qui elle devait aimer ; et elle sut quels mots allaient porter le
coup de grâce à sa mère avant qu’elle pût faire un pas de plus.
— Et ce n’est pas tout, dit-elle.
Margaret eut un pas hésitant, en même temps que Mena s’avançait
vers elle et se mettait à portée de gifle en lui décochant un regard plein de
fiel.
— Je porte son enfant ! lâcha-t-elle avec toute la morgue dont elle était
capable à cet instant.
Elle vit sa mère reculer sous le choc et se laisser choir dans son
fauteuil, avant d’enfouir son visage dans le creux de ses mains, silhouette
pathétique recroquevillée sur elle-même, paraissant frappée de mutisme.
Mena se tourna vers P’pa, dont l’expression trahissait toujours de
l’inquiétude à son égard, mais elle sentait bien qu’il était ébranlé lui aussi
par sa révélation.
D’un ton largement adouci, elle ajouta :
— Nous allons vivre aux États-Unis après la guerre.
Elle ressentit de la tristesse en disant cela, sachant que cela signifiait
qu’elle devrait laisser son père derrière elle en plus de sa mère, et qu’elle ne
le reverrait peut-être jamais après son départ.
— En Virginie-Occidentale, précisa-t-elle, avant d’aller le serrer très
fort dans ses bras.
19 Une gamme de vêtements nécessitant le minimum de matières premières
(Utility Clothing Scheme) instituée par la Commission du commerce
britannique.
CHAPITRE 25

Novembre 1944

Mena Lasseter était enceinte de Danny. C’était le mensonge qu’elle


avait fait croire à tout le monde, et pourquoi pas ? En dehors de Joan,
personne d’autre n’avait besoin de savoir ce qui était arrivé ce soir-là à
Saint-Peter, quoiqu’elle supposât que Danny était maintenant au courant.
Elle avait répondu immédiatement à sa dernière lettre pour tout lui raconter
concernant Victor Montalvo : comment elle l’avait rencontré au mois de
mai à Shady Lane, alors qu’elle venait le voir lui, Danny ; et comment
Montalvo s’était joué d’elle pour parvenir à ses propres fins, et la peur et
l’accablement qui l’avaient saisie ensuite.
Elle avait pleuré à chaque mot couché sur le papier, et souhaité que ses
larmes les effacent un à un, aussitôt écrits. Mais, Dieu lui pardonne, c’était
la vérité : elle avait été violée et elle était enceinte. L’homme qui
envisageait de l’épouser devait tout savoir s’ils voulaient pouvoir vivre
heureux ensemble au bord de cette rivière dont parlait Danny.
Et le plus tôt serait le mieux, songea-t-elle.
Sa mère ne lui adressait pratiquement plus la parole, ce qui en soi
n’était pas pour lui déplaire, mais c’était toute l’atmosphère de la maison
qui s’en ressentait, et qui avait perdu tout ce qu’elle avait de bon, à
commencer par le sourire rassurant de P’pa, qui paraissait avoir emporté
avec lui le cœur même du lieu. Les jumeaux de Londres étaient partis, eux
aussi. Leur mère les avait envoyés chercher à la fin du mois d’octobre ;
Mena regrettait déjà l’énergie qu’ils avaient apportée à la maison en
l’absence de ses frères, une énergie que rien ne semblait pouvoir remplacer
maintenant. Même Xavier et Manfred paraissaient différents, ayant sans
doute perçu, ainsi qu’il arrive parfois aux animaux, les changements
survenus. Ils étaient devenus distants, comme s’ils n’avaient plus envie, eux
non plus, d’être là, dormant sous les lits et manifestant un manque d’appétit
révélateur au moment des repas. Mena trouvait que leurs yeux de marbre
avaient perdu de leur éclat.
Tout cela ne faisait que l’encourager à sortir pour se distraire. Au
début du mois de novembre, elle reprit son travail bénévole auprès des
bibliothèques des hôpitaux des villes voisines, et se confiait à toutes les
personnes qu’elle connaissait – ou pas – concernant Danny et le bébé,
expliquant que le mariage aurait lieu à Saint-Mary dès que Danny serait de
retour. Elle raconta tant de fois ce mensonge rassurant que la vérité finit par
s’estomper peu à peu au profit de ce nouvel idéal, jusqu’à ce que, dans son
esprit, ce ne soit plus du tout un mensonge. Ce n’était plus son bébé, mais
leur bébé. Certes, il était peu probable qu’il ressemble beaucoup à Danny
physiquement, mais ils seraient en Amérique avant qu’une quelconque
différence héréditaire bien marquée soit repérée. Pourvu, évidemment, que
Danny ne prenne pas mal son récit de ce qui était arrivé, et que cela
n’interfère pas entre eux. Mais pourquoi serait-ce le cas ? Après tout, elle ne
l’avait pas trompé. Dans tout cela, la victime, c’était elle.
Alors pourquoi ne lui avait-il pas encore répondu ?
L’amour le guidera, songea-t-elle en arrivant à la maison sur son vélo
cet après-midi-là, après avoir quitté l’Hôpital royal de Leicester. C’était une
journée froide et venteuse de début novembre ; le ciel était chargé de gros
nuages qui paraissaient si pressés qu’ils en oubliaient de pleuvoir. Mena se
dit qu’ils n’allaient tout de même pas tarder à s’en souvenir, car elle rangea
son vélo à sa place habituelle, à côté de la cave à charbon, et entra par la
porte de service. Elle alla directement dans le salon où elle espérait trouver
P’pa pour savoir s’il y avait du courrier pour elle aujourd’hui. Elle portait
toujours son manteau et son foulard, et P’pa était là, ainsi que sa mère et
Mary, ce qui était une agréable surprise. Tous les trois se levèrent à son
arrivée. Ils avaient l’air absorbés, songea-t-elle en s’arrêtant pour les
regarder, en même temps qu’elle perdait son sourire.
— Pas de lettre ? demanda-t-elle à P’pa.
Il secoua négativement la tête, les sourcils froncés.
— Que se passe-t-il ?
— Assieds-toi, Mena, dit sa mère.
Elle s’assit dans un des fauteuils, et ils l’imitèrent tous les trois, mais
en se perchant sur le rebord de leur siège plutôt qu’en s’asseyant
véritablement dedans.
Mena leur sourit et laissa échapper un petit rire nerveux.
— Qu’y a-t-il ?
Sa mère s’agita nerveusement, ses mains formant des nœuds avec ses
doigts.
— Il y a un certain temps à présent que tu n’as pas reçu de nouvelles
de ton jeune Américain, n’est-ce pas ? reprit-elle.
— Il s’appelle Danny, dit Mena. Même son nom, tu ne peux pas le
prononcer ?
— Pas maintenant, Mena, intervint P’pa.
Mena soupira et se retourna vers sa mère.
— Ça fait trois semaines, dit-elle. C’est tout. Ce n’est rien.
— Trois semaines, répéta sa mère. Et tu recevais des lettres de…
Elle s’interrompit.
— …de Danny, reprit-elle, régulièrement avant cela, n’est-ce pas ? Au
moins une ou deux lettres par semaine. C’est bien cela, P’pa ?
P’pa fronça les sourcils de nouveau, et acquiesça lentement.
Mena n’aimait pas beaucoup le tour que prenait la conversation.
— Ça ne veut rien dire, dit-elle.
— Tu savais qu’il y aurait des risques, dit sa mère. C’est pareil pour
Mary, et – Dieu merci – elle reçoit toujours des nouvelles d’Edward,
presque tous les jours.
— C’est vrai, sœurette, insista Mary. Trois semaines, c’est long.
Mena ne voulait pas les écouter, peut-être parce qu’ils exprimaient
ouvertement ses propres doutes, et ne les rendaient par là même que plus
difficiles à ignorer.
— Il peut y avoir mille raisons, fit-elle valoir.
Elle n’en voyait pourtant qu’une dans l’immédiat : Danny avait lu sa
lettre et ne souhaitait plus entendre parler d’elle. Elle avait été souillée,
dégradée. Quel homme pourrait bien vouloir d’elle maintenant ?
P’pa prit sa défense :
— Nous allons laisser encore un peu de temps, dit-il. Une lettre
pourrait arriver n’importe quand.
Mena surprit le regard furieux que sa mère, l’air pincé, lui lança pour
avoir dit cela.
— Il l’a laissée tomber, dit Margaret. C’est tout à fait clair. Maintenant
qu’il sait pour le bébé, il ne veut pas en assumer la responsabilité. Il est
parti depuis deux mois, c’est amplement suffisant pour qu’il ait oublié notre
Mena. Plus nous attendons, pire ce sera. Les gens vont se mettre à jaser.
(Elle plaqua une main contre sa bouche.) Quelle honte ! ajouta-t-elle. Nous
serons bientôt mis au ban de l’Église.
Mena se leva.
— Plus nous attendons quoi ? demanda-t-elle.
Margaret leva les yeux vers elle et soupira, pendant que P’pa fixait les
flammes dans la cheminée en tripotant doucement sa pipe. Elle sentit une
odeur de fumée de cigarette, puis un bras qui l’enlaçait. C’était Mary, qui se
mit à lui frotter l’épaule d’un geste apaisant.
— Quoi ? répéta-t-elle. De quoi s’agit-il ? Dites-le-moi.
— Très bien, dit sa mère en regardant P’pa. Nous allons attendre
encore quinze jours, mais pas plus.
— Et après quoi ? osa Mena.
Elle balaya d’un geste le bras de Mary.
— Quelqu’un va-t-il me répondre, à la fin ?
Margaret se leva et, l’air parfaitement impassible, dit :
— Nous t’enverrons dans une maison d’accueil pour filles-mères.
Mena se sentit pâlir violemment. Elle recula en titubant légèrement,
les jambes faibles, en même temps qu’elle croisait le regard de P’pa, qui
secouait doucement la tête, reconnaissant qu’il n’y pouvait plus rien, que
c’était ce qu’il y avait de mieux à faire maintenant.
— Tu pourras tout recommencer, dit Mary. Laisser tout ça derrière toi,
tu comprends ?
— Mais, et notre bébé ?
— La Maison de la Trinité est un excellent foyer catholique, dit sa
mère. Les sœurs de la Providence éclairée veilleront sur toi et le bébé.
— Elles lui trouveront un bon foyer, dit Mary. Tu pourras alors revenir
et reprendre une vie normale, comme si rien ne s’était passé.
Comme si rien ne s’était passé ?
Mena n’arrivait pas à croire que c’était sa sœur qui parlait ainsi.
Comment pouvait-elle être aussi insensible, elle, Mary ? Sa tête se mit à
trembler tandis que, les yeux brouillés de larmes, elle se tournait vers son
père.
— P’pa ? ajouta-t-elle, d’un ton qui semblait le supplier de mettre un
terme à cette folie.
Mais son père baissa la tête.
— Mary ? dit-elle, les yeux écarquillés, l’air d’enjoindre à sa sœur de
ne pas cautionner cela.
— C’est ce qu’il y a de mieux à faire, sœurette, dit Mary.
Mena regarda sa mère et sentit sa respiration s’accélérer. Tout son
corps se mit à trembler jusqu’à ce qu’elle se sente trop faible pour rester
debout. Margaret Lasseter ne tenta pas de dissimuler la satisfaction que
Mena savait qu’elle éprouvait. Ses lèvres minces se vrillèrent, et elle haussa
lentement un sourcil triomphant.
— Non ! hurla Mena. P’pa, tu ne peux la laisser faire !
CHAPITRE 26

Le bar Tanner de l’hôtel où séjournait Tayte était aussi calme que


n’importe quel bar d’hôtel de banlieue pouvait l’être un dimanche soir. La
décoration rappelait celle du hall, avec son bois sombre et son mobilier
coloré, comme ces tabourets de bar jaune citron alignés le long du comptoir,
qui sautaient d’autant plus aux yeux qu’ils étaient vides. Tayte avait suggéré
à Joan d’aller y prendre un verre après qu’il avait lu les lettres qu’elle lui
avait apportées, et ils s’étaient installés confortablement à l’une des tables –
Joan avec un whisky allongé d’un trait d’eau, et Tayte devant un
Jack Daniels avec de la glace.
Il avait fait bon usage de son calepin, ajoutant le nom de
Mel Winkelman aux informations qu’il avait déjà sur Danielson ; et quand
il avait essayé de rendre les lettres à Joan, elle avait insisté pour qu’il les
garde, disant qu’elles étaient en sa possession depuis bien trop longtemps,
et qu’elle pensait qu’elles lui seraient plus utiles à lui maintenant.
— Donc, Danny avait demandé Mena en mariage, dit-il en sirotant son
whisky, ruminant l’information.
Il repensait à ce que Joan lui avait dit chez elle à propos de Danny, et
trouvait que cela ne cadrait absolument pas avec l’idée qu’il aurait violé
Mena. Son instinct lui criait qu’il y avait vraiment quelque chose qui
clochait dans cette histoire.
— Je sais ce que vous m’avez expliqué concernant Danny, dit-il, mais
je n’arrive pas à croire que l’homme qui a écrit ces lettres à Mena ait pu
démarrer leur relation amoureuse en la violant.
Joan prit une longue inspiration.
— C’est bien pour cela que je voulais que vous les voyiez, dit-elle.
Moi aussi, j’ai eu des doutes, depuis le jour où Mena me les a apportées. Il
y a longtemps que cela me tracasse.
— Et en avez-vous tiré une conclusion quelconque, après toutes ces
années ?
— Non, pas vraiment. C’est juste une impression, exactement comme
celle que vous avez maintenant après les avoir lues.
Elle s’interrompit, prit son verre de whisky et en but une gorgée.
— Vous savez, j’ai longtemps imaginé que Mena avait eu une belle vie
après qu’elle fut partie de chez elle, mais, les années passant, et voyant
qu’elle ne revenait pas chercher ses lettres, j’ai commencé à me demander
si c’était bien le cas.
— Pour le moment, ce que je ne comprends pas, dit Tayte, c’est
pourquoi elle a ressenti le besoin de vous les confier, tout simplement.
Qu’est-ce qui a pu l’empêcher de les garder ? La seule conclusion qui
s’impose dans mon esprit, c’est qu’elle avait peur de les perdre ; et à qui les
confier pour qu’elles soient en sécurité, si ce n’est à sa meilleure amie ?
— Je me suis fait la même réflexion, dit Joan.
Elle eut un petit sourire et ajouta :
— J’aime à penser que Danny est revenu la chercher après la guerre,
et l’a emmenée en Amérique. Cela expliquerait qu’elle ne soit jamais
revenue récupérer ses lettres – étant avec Danny, elle n’en avait plus besoin.
Je ne sais pas.
— C’est une possibilité, reconnut Tayte.
Il souffla sèchement par le nez et ajouta :
— Peut-être que je me suis trompé de pays. J’aurais certainement dû
mener mes recherches aux États-Unis.
Joan ne souriait pas. Elle termina de boire son verre et dit :
— Promettez-moi que vous découvrirez ce qu’elle est devenue.
L’air sérieux, Tayte hocha doucement la tête.
— Je vous promets de faire de mon mieux, dit-il, se demandant de
nouveau qui d’autre pouvait bien être à sa recherche, pourquoi et quelles
conséquences pourrait avoir le fait qu’ils la retrouvent les premiers.
Joan plongea la main dans sa pochette.
— Si vous la retrouvez – et qu’elle est toujours en vie – voulez-vous
lui donner ceci ?
Elle tendit à Tayte un médaillon avec sa chaîne en argent. Il vit qu’il
s’agissait d’une pièce d’un dollar américain, bosselée au milieu.
— Mena me l’a laissé avec les lettres, dit Joan. Une chose de plus
qu’elle n’est jamais revenue chercher.
Elle inspira profondément.
— Je m’en remets à vous maintenant. Je crois vous avoir dit tout ce
que je sais. J’espère que cela vous aidera.
Elle voulut se lever, mais Tayte la retint encore un instant.
— Avant que vous ne rentriez, dit-il, avez-vous une idée de qui peut
avoir envoyé la valise de Mena à ma cliente ?
Joan, assise sur le rebord du fauteuil, y réfléchit sérieusement. Puis :
— Il y avait un ami de la famille, un certain Edward Buckley. Il était
comme un frère pour Mena, et j’ai entendu dire qu’il avait joué un rôle
utile, sans que je sache bien lequel, dans son départ. C’est ce qui se
murmurait au village à l’époque. En tout cas, c’est tout ce que je vois.
— Jonathan m’a parlé de lui, dit Tayte. Il m’a expliqué que Mary et
Edward devaient se marier, mais que cela ne s’est finalement pas fait.
— C’est exact, confirma Joan. Ils se sont brouillés vers la fin de la
guerre, avant que Mena ne parte. Je ne l’ai jamais revu, lui, à Oadby, ni
nulle part ailleurs, après cela.
— Avez-vous une idée de l’endroit où il pourrait se trouver ? S’il est
toujours en vie, bien sûr.
— Je n’en ai aucune idée, navrée, dit Joan. Tout ce que je peux vous
dire, c’est que sa famille habitait dans le Hampshire à l’époque. Ils avaient
un titre de noblesse, je crois.
— Dans le Hampshire, répéta Tayte en le notant dans son calepin.
Il se leva, impatient d’exploiter les nouvelles informations qu’il venait
de recueillir. Avec le numéro de matricule de Danielson, il savait qu’il allait
pouvoir accéder à toutes sortes de renseignements utiles ; et si
Edward Buckley appartenait effectivement à une famille noble, alors celle-
ci figurerait certainement dans le Burke’s Peerage, l’annuaire de la noblesse
britannique. Avait-il réellement aidé Mena à s’enfuir ? Tayte se demanda
pourquoi il aurait fait cela, et si la raison de cette possible complicité
n’avait pas quelque chose à voir avec le fait que Mary et lui ne s’étaient
jamais mariés.
— Merci, Joan, dit-il en lui offrant son bras pour l’aider à se lever. Je
vous raccompagne à votre voiture.
CHAPITRE 27

Décembre 1944

Deux semaines s’étaient écoulées depuis que Mena avait entendu sa


mère évoquer la Maison de la Trinité, et son intention de l’y envoyer ; et
elle n’avait toujours pas reçu d’autres lettres de Danny. Elle peinait à
comprendre comment elle avait pu se méprendre à ce point sur lui,
n’imaginant pas qu’en apprenant ce qu’il lui était arrivé, il ne daignerait
même pas lui répondre, ne fût-ce que pour lui dire que cela changeait tout
pour lui. Cela ne lui ressemblait pas. Il n’avait jamais montré une telle
froideur.
Elle avait bien soupçonné sa mère d’intercepter son courrier, mais elle
avait vu elle-même le facteur chaque matin, ces quatorze derniers jours.
Elle avait même fouillé la chambre de sa mère pendant qu’elle était sortie
faire des courses, mais elle n’avait rien trouvé. Certes, la division de Danny
était presque à coup sûr toujours engagée dans la grande offensive
européenne, et cela pouvait être une des raisons de son silence, mais elle
n’aimait pas penser à cela. Elle avait communiqué à Mary son numéro de
matricule et d’autres informations, sa sœur lui ayant proposé d’essayer de
vérifier s’il n’avait pas été tué au combat, ou bien s’il n’était pas porté
disparu, auquel cas il restait un espoir, quoique mince.
Maintenant que son sursis de quinze jours était arrivé à son terme, elle
se retrouvait enfermée dans sa chambre, pour la protéger d’elle-même, lui
avait-on expliqué, mais il était clair dans son esprit que sa claustration
forcée n’avait d’autre finalité que de protéger la réputation de la famille de
la honte attachée à son comportement dissolu. Être isolée pendant de
longues périodes ne serait pas une nouveauté pour Mena, mais cette fois
c’était différent. Elle était prisonnière de sa mère, et la peine qu’elle
attendait d’exécuter lui faisait l’effet d’une condamnation à mort. En moins
d’un mois, sa vie avait basculé du salut à la perdition, et tandis qu’elle
attendait que P’pa vienne la chercher, elle imagina que ce serait très
prochainement bien pire.
On lui avait demandé de mettre sa robe jaune du dimanche. Elle avait
un col boutonné haut et une bordure en dentelle blanche ; elle la détestait.
Elle était vieillotte et mal coupée, mais c’était justement pour cela que sa
mère aimait la voir la porter à l’église – et malheur à elle si elle oubliait de
fermer un seul bouton. Mais cette fois, l’église n’était pas à l’ordre du jour.
Quand elle entendit la clé dans la serrure et que la porte de sa chambre
s’ouvrit enfin, elle vit son père apparaître sur le seuil et l’attendre en
silence. Il lui avait apporté son manteau et son foulard. En passant à côté de
lui, Mena lui trouva l’air plus âgé que jamais. Il la suivit sans un mot. Elle
aurait voulu au contraire qu’il dise quelque chose, n’importe quoi, pour
faire retomber la tension du moment. N’était cette vilaine robe jaune qu’elle
portait, on aurait facilement pu croire qu’ils se rendaient à un enterrement.
Mais elle se dit que P’pa devait souffrir intérieurement autant qu’elle ; et
s’il lui était arrivé de souhaiter qu’il fût plus fort parfois, elle n’aurait pour
rien au monde tenté de le changer aujourd’hui.
C’était le premier samedi du mois, et c’était une si belle journée que
toute cette beauté avait quelque chose d’indécent aux yeux de Mena, étant
donné les circonstances. P’pa disait toujours que contempler de tels ciels,
c’était voir le troupeau du grand berger se promener parmi les bleuets. Elle
savait aujourd’hui que ce n’était qu’une image, mais elle ne l’en aimait pas
moins. Cette époque à jamais révolue lui paraissait si innocente, si lointaine
maintenant.
Ils approchèrent de la Morris stationnée dans l’allée, et son cœur se
mit à battre plus fort quand elle vit que sa mère était déjà assise à l’arrière et
l’attendait ; pire, Margaret ne daigna même pas la regarder quand P’pa lui
ouvrit la portière et qu’elle grimpa dans la voiture. Elle s’assit aussi loin
d’elle que l’espace limité de la banquette le lui permettait, et continua de
suivre son père du regard tandis qu’il se glissait au volant, devant elle, et
mettait le contact. Elle le vit claquer sa portière, mais sursauta tout de
même.
Il fallut du temps avant que l’un d’eux ne rompe le silence. Ils savaient
tous les trois où ils allaient et pourquoi ; ce n’était pas le genre d’occasion
qui favorisait l’échange et l’affabilité. Margaret Lasseter portait un chapeau
assorti à sa robe bleu pâle. Elle le fit glisser de ses genoux vers la banquette,
comblant ainsi l’espace qui la séparait de Mena, sans quitter l’objet des
yeux.
— La Maison de la Trinité est le meilleur endroit en son genre dans la
région, dit-elle. Les sœurs de la Providence éclairée n’acceptent pas
n’importe qui ; donc, je te conseille de surveiller ton attitude. Si elles
t’apprécient, je me suis arrangée pour que tu puisses y entrer au début de
l’année prochaine.
Mena s’efforçait de continuer à respirer calmement, fixant à travers le
pare-brise la route qui s’étendait devant eux. Elle eut l’impression d’arriver
à destination en un rien de temps. Elle repéra l’écriteau à l’entrée.
L’institution se trouvait à l’écart d’une petite route de campagne déserte –
au milieu de nulle part. Ils obliquèrent dans l’allée et roulèrent une centaine
de mètres environ au milieu de haies d’arbustes, bien taillées et bordées de
parterres de pensées aux tons vifs, qui rappelèrent à Mena un kaléidoscope
qu’elle avait eu plus jeune.
La Maison de la Trinité était un imposant bâtiment en brique rouge et
ardoise noire, dont la façade était rythmée par une succession de fenêtres à
guillotine de style géorgien. Mena remarqua tout en haut une rangée de
minuscules fenêtres de toit, qui correspondait à un quatrième étage. P’pa
gara la voiture, et Mena en descendit avec sa mère. Son père, semblait-il, ne
les accompagnait pas à l’intérieur. Contemplant les gargouilles
malveillantes penchées au-dessus des hautes lucarnes et des pignons, elle
songea combien elle redouterait cet endroit s’il n’y avait pas le soleil qui lui
réchauffait le visage ; et à quel point elle serait terrifiée à la nuit tombée.
Elle se dirigea d’un pas hésitant, hébétée, vers l’entrée principale avec
sa mère, tentant de prendre la mesure de l’endroit. Elle entendit quelqu’un
appeler sa mère par son nom, et deux religieuses en habit gris et blanc, qui
ne répondirent pas au sourire de Margaret, les saluèrent et les invitèrent à
entrer. L’intérieur rappela à Mena les pensionnats des romans de Dickens,
avec en plus cette atmosphère de piété propre à l’Église catholique. Il
flottait dans l’air une forte odeur d’encaustique, de charbon de forge, de
bois ciré – et de livres. C’était la seule chose que Mena appréciait dans cet
endroit.
Leur escorte les précéda jusqu’à une porte en chêne foncé, à laquelle
l’une des religieuses frappa une fois avec autorité, avant de l’ouvrir et de se
retirer en silence, disparaissant dans l’ombre de l’escalier principal.
— Révérende Mère, s’empressa de dire Margaret Lasseter, à peine
furent-elles entrées. C’est tellement aimable de votre part d’accepter de
nous recevoir.
La mère supérieure était une petite femme menue qui parut à Mena
plus âgée que sa mère. Elle avait le visage hâve, et un grain de beauté
hérissé de longs poils gris sur le menton. Mena supposa que c’était par
humilité qu’elle ne les coupait pas, ni ne les arrachait. Elle ne les invita pas
à s’asseoir. Elle se leva au contraire, fit le tour de son bureau et s’avança
vers elles.
— Laisse-moi te regarder, dit-elle à Mena en se mettant à tourner
lentement autour d’elle d’un air concentré, l’étudiant en silence jusqu’à ce
que Mena soit mal à l’aise. Puis elle retourna s’asseoir et leur désigna enfin
un siège en face d’elle.
— Nous n’avons qu’un seul lit disponible, je regrette de devoir le dire,
commença-t-elle. En ces temps difficiles, vous avez eu de la chance de nous
contacter quand vous l’avez fait. Bon, quand le bébé doit-il venir au
monde ?
Mena allait lui répondre quand elle se rendit compte que la question
était adressée à sa mère.
— En février, répondit Margaret. Pour autant que je le sache.
La mère supérieure acquiesça d’un hochement de tête.
— Nos services sont gratuits, dit-elle, même si les dons sont appréciés.
Nous attendons de nos filles qu’elles travaillent pour assurer leurs besoins,
et qu’elles suivent les règles de notre institution. Nous sommes strictes mais
justes.
Elle regarda Mena et ajouta :
— La discipline est la voie du salut.
Mena n’aima pas beaucoup la manière avec laquelle les yeux de la
mère supérieure parurent lire en elle, comme si elle scrutait son âme pour
tenter de déterminer si la discipline était une chose dont elle était capable ou
non. Elle hocha timidement la tête ; puis la religieuse s’empara d’un
formulaire sur son bureau, le fit glisser vers Margaret et lui tendit un stylo.
Margaret le prit.
— Je me dois d’insister sur le droit qui nous est conféré, sans
équivoque, d’éduquer moralement et physiquement nos filles tout au long
de leur séjour chez nous, précisa la mère supérieure.
Margaret Lasseter jeta à peine un coup d’œil au formulaire avant de le
signer. Mena eut l’impression qu’elle était pressée de donner son
consentement.
— Combien de temps vais-je devoir rester ici ? demanda-t-elle.
La mère supérieure parut désarçonnée par la question. Elle regarda
Mena comme si elle venait de s’apercevoir qu’elle était là, d’un air qui
semblait dire : « Comment oses-tu ? »
— Nos filles n’ont pas le droit de parler, à moins que l’on ne s’adresse
à elles, dit-elle.
Elle ajouta, à l’intention de Margaret :
— Je suis surprise, madame Lasseter, que votre fille ne sache pas cela.
Margaret décocha un regard furieux à Mena, rouge d’embarras.
— Je vous assure que si, Révérende Mère. Mais peut-être que son
séjour à la Maison de la Trinité le lui rappellera.
— De cela, vous pouvez être certaine, lui assura la mère supérieure.
Elle dévisagea Mena d’un air sévère durant un long moment, avant de
se tourner vers Margaret et de lui tendre le double rose du formulaire
qu’elle venait juste de signer.
— Durant son séjour, reprit-elle, votre fille s’occupera de son bébé et
continuera de travailler avec les autres pensionnaires pour s’acquitter des
frais de son séjour. Entre les prières et par roulement, elle nettoiera la
maison ou entretiendra le jardin, aidera en cuisine ou fera la lessive. Notre
Seigneur n’aime pas l’oisiveté, madame Lasseter, et moi non plus. Enfin,
outre ces tâches régulières, elle participera à l’effort de guerre avec du fil et
une aiguille. Vous verrez que la question de la durée de son séjour est
évoquée très clairement sur le formulaire, ajouta-t-elle. En deux mots, votre
fille doit rester avec nous jusqu’à ce que le bébé soit né, et que nous lui
ayons trouvé un foyer convenable.
Mena voulut demander combien de temps cela prendrait, mais elle
avait trop peur d’ajouter quoi que ce fût. La mère supérieure parut
néanmoins lire dans ses pensées, ce qui ne fit que la mettre encore plus mal
à l’aise.
— Le temps que votre fille passera ici exactement est très variable,
poursuivit la religieuse. Certaines de nos filles nous quittent au bout de
six mois environ ; d’autres restent plusieurs années. Nous avons une fille
qui a été reniée par sa famille et qui n’a nulle part où aller. Elle est avec
nous depuis presque six ans maintenant.
Mena chercha à avaler sa salive, mais sa gorge était trop sèche. Et si
personne ne voulait de son bébé ? À moins de s’enfuir, elle serait piégée ici
à jamais. Mais où irait-elle ? Elle ne pourrait pas rentrer chez elle ; on la
renverrait immédiatement ici. Et étant donné qu’ils n’avaient plus qu’un lit,
il serait probablement dans le grenier. Et l’on parlait bien d’un lit, pas d’une
chambre. Elle imagina donc que plusieurs filles dans sa situation
partageaient le même espace exigu et mal éclairé. Et les livres dans tout
cela ? Elle était certaine que son passe-temps préféré serait considéré
comme une activité futile par les sœurs de la Providence éclairée, à moins
que le sujet n’en soit religieux et que, de surcroît, elles l’aient approuvé.
Elle ne voulait pas de cette vie-là.
Elle se serait enfuie en hurlant si elle n’avait pas eu l’impression
d’avoir les jambes paralysées tandis que sa mère concluait l’affaire avec la
religieuse, qui la quitta, elle, Mena, sur ces mots :
— L’année prochaine, tu seras purgée de tes péchés et tu pourras enfin
renaître.
Mena aurait aimé que Joan soit là. Elle aurait su quoi faire ; elle ne
serait certainement pas restée là sans réagir, à écouter ces sottises. Elle
pensa à son amie en regagnant la voiture. Elle savait combien elle avait été
affreuse avec elle ; elle aurait voulu pouvoir lui dire à quel point elle était
désolée. Mais elle ne la reverrait probablement pas avant longtemps
maintenant.
CHAPITRE 28

Mena continua d’essuyer la condensation sur la vitre de sa chambre,


pour mieux contempler les arbres gelés et le brouillard givrant qui flottait
au-dessus des champs autour de Oadby. Aux premières heures du jour, il se
teintait d’une jolie couleur rose pâle. Elle se prit à regretter que l’on ne fût
plus au mois de décembre précédent, pour pouvoir recommencer l’année à
zéro. Si seulement elle n’était pas allée à Shady Lane ce fatidique jour de
mai, en espérant y trouver Danny ; si seulement elle avait eu la patience
d’attendre leur rencontre à cette soirée-concert, à De Monfort. Mais Danny
avait raison : le passé était le passé, on ne pouvait pas le changer.
« Aujourd’hui seul compte ; laissons demain aux rêveurs ». Le paysage
hivernal lui rappela avec quelle fébrilité elle avait attendu Noël l’année
précédente, et son impatience à vouloir s’engager dans l’armée de terre. Ce
Noël-ci serait bien différent.
Il y avait un peu plus d’une semaine que sa mère l’avait conduite à la
Maison de la Trinité ; son sort semblait scellé. Dans deux semaines, elle
serait confiée aux bons soins des sœurs de la Providence éclairée et à leur
mère supérieure, qui, depuis qu’elle l’avait rencontrée, était la seule
personne que Mena craignait plus que sa propre mère. Mais elle était
résolue à ne pas baisser les bras, même si elle voyait mal maintenant
comment elle pourrait retourner la situation.
P’pa était venue la voir pour lui dire qu’il avait reçu une lettre de Mary
disant qu’elle n’avait rien trouvé qui indique que Danny était porté disparu,
ou qu’il avait été tué au combat. Il avait froncé les sourcils tout le temps où
il était resté avec elle, lui avait répété au moins trois fois avant de partir
qu’il était désolé, sans doute parce que cela confirmait l’idée selon laquelle
Danny n’avait aucune raison de ne pas lui écrire, si ce n’était parce qu’il
l’avait décidé.
Danny n’était déjà plus qu’un agréable souvenir pour elle : un
merveilleux rêve dont elle s’était finalement réveillée ; et elle avait beau
frotter la pièce qu’elle portait autour du cou, elle n’arrivait pas à trouver un
moyen d’y retourner. Danny était perdu pour elle, elle l’avait compris
désormais ; et c’était suffisamment difficile à accepter pour ne pas devoir en
plus perdre leur bébé aussi – car elle continuait à le considérer comme
« leur » bébé, depuis qu’elle avait reçu cette dernière lettre de Danny dans
laquelle il la demandait en mariage. La seule solution qu’elle voyait se
profiler maintenant était la fuite – comme Edmond Dantès dans Le Comte
de Monte-Cristo, un de ses classiques préférés – quoiqu’elle n’eût pas la
moindre idée de l’endroit où elle pourrait aller, ni de quelle manière elle s’y
prendrait, seule, pour mener sa grossesse jusqu’à son terme.
Mais le hasard est une bien curieuse chose, songea-t-elle un peu plus
tard ce jour-là en prenant place à table en bas, vêtue de sa robe verte et d’un
long cardigan beige. Eddie était arrivé à l’improviste, et elle avait été
conviée à se joindre à eux pour dîner dans la salle à manger, pourvu qu’elle
accepte de porter des vêtements amples et de n’aborder à aucun moment le
sujet de sa grossesse.
Si elle réfléchissait ainsi à la nature du hasard, c’est que la première
chose qu’Eddie lui avait dite en la voyant avait été : « Ne t’inquiète pas. J’ai
un plan. » Il lui avait murmuré les mots à l’oreille en la saluant d’un baiser
sur la joue, et elle avait compris que Mary avait dû tout lui raconter. Elle
jugeait toutefois étrange que ce soit Eddie qui veuille l’aider, alors que
Mary, qui avait très clairement soutenu leur mère dans ses décisions jusque-
là, ne voulait manifestement rien faire qui aille dans ce sens.
Ce dîner n’en était que plus intrigant.
— Nous sommes ravis de ton retour, Eddie, dit P’pa tandis qu’ils
attaquaient le plat principal, du ragoût de mouton consistant surtout en un
mélange de légumes-racines.
Margaret termina de servir chacun et se rassit sur sa chaise.
— Peter aussi devrait nous revenir au printemps, annonça-t-elle.
Edward sourit.
— Eh bien ça, quelle bonne nouvelle, dit-il. Quant à moi, je suis ravi
d’être de retour. La Hollande n’était pas une sinécure, croyez-moi.
— P’pa nous a expliqué que vous avez eu de la chance de vous en
sortir, dit Margaret.
— De la chance, oui, purement et simplement, dit Edward d’un air
pensif. Rien d’autre. Dix mille d’entre nous sont allés se battre là-bas ; huit
jours plus tard, nous étions à peine plus de deux mille. Nous nous sommes
repliés sur la rive sud du Rhin. (Il baissa les yeux et fixa son assiette.) Nous
avons dû laisser nos blessés derrière nous.
— Des braves, tous autant qu’ils étaient, dit P’pa. Les meilleurs.
Edward acquiesça.
— Et personne n’a montré autant de bravoure que le colonel Frost et
son bataillon, dit-il. À peine sept cent cinquante hommes ont tenu nos
objectifs pendant quatre nuits, alors que, face à la supériorité numérique de
l’ennemi, c’est le temps que l’on estimait possible de tenir à dix mille !
— Que leur est-il arrivé ? demanda P’pa.
— Une centaine d’entre eux a fini par se rendre. Deux cents blessés
environ avaient déjà été évacués à ce moment-là.
P’pa ouvrit la bouche pour dire quelque chose d’autre quand Margaret
l’interrompit :
— Je crois qu’Eddie a suffisamment parlé de tout cela pour le
moment, dit-elle.
Eddie eut un petit sourire.
— Merci, madame Lasseter.
— Bien sûr, abdiqua P’pa. Pardonne au vieil idiot que je suis, Eddie.
Je ne sais toujours pas me taire quand il le faudrait.
— Ne vous inquiétez pas, monsieur, tout va bien.
Mena changea de sujet.
— As-tu vu Mary récemment ?
— Non, dit Edward. Mais j’espère la voir très bientôt. Nous sommes
si peu nombreux maintenant, nous autres les « diables rouges20 », que l’on
raconte que nous ne sommes pas près de nous retrouver au cœur de l’action.
Est-ce qu’elle est rentrée à la maison récemment ?
Margaret le regarda d’un drôle d’air.
— Pas depuis novembre, dit-elle. Mais elle ne vous a pas tenu au
courant ?
Eddie se mit soudain à rougir.
— Si, je suis certain qu’elle l’a fait. Mais j’ai tellement l’esprit ailleurs
ces derniers temps.
Mena se dit qu’il s’en était plutôt bien sorti sur celle-là. Mais c’était
assez intrigant.
— Je suis sûre qu’elle rentrera pour Noël, se persuada-t-elle. Mary
adore Noël autant que moi. Mais, et toi, Eddie ? Est-ce que tu seras là cette
année ?
— Non, je ne crois pas que ce sera possible, dit Eddie sans prendre le
temps d’y réfléchir, jouant avec la nourriture dans son assiette.
Margaret parut contrariée.
— Vraiment, Edward ? Quel dommage. Je m’étais faite à l’idée que
vous seriez là, n’est-ce pas, P’pa ?
— Oui, bien sûr, dit P’pa. Ce ne sera pas pareil sans toi, mon garçon.
Eddie sourit comme si quelque chose le gênait. Mena se demanda s’il
ne s’était pas brouillé avec Mary, même si elle n’arrivait pas à imaginer
qu’une chose pareille fût possible entre eux. Mais pourquoi ne ferait-il pas
tout ce qu’il pouvait pour être avec elle à Noël, ou du moins dire qu’il
essaierait ? D’autant qu’il venait d’expliquer qu’il était peu probable qu’il
reprenne du service de sitôt. La question lui brûlait les lèvres, mais elle ne
pouvait pas la lui poser. Ce n’était ni l’endroit, ni surtout le moment. Elle
trouva curieux également qu’Eddie ne s’attarde pas après le dîner. Il refusa
poliment l’invitation de P’pa de lui tenir compagnie près du feu, ainsi que le
cigare qu’il lui offrit.
— Il faut vraiment que je rentre à présent, dit-il, alors qu’ils se
trouvaient tous dans l’entrée. Merci pour le dîner, madame Lasseter. C’était
très gentil à vous.
— Mais de rien, Edward, dit Margaret, dont le ton trahissait
maintenant la curiosité également. Vous savez que vous êtes toujours le
bienvenu.
Mena ne pût s’empêcher de se dire qu’elle était peut-être – elle, Mena
– l’unique raison de sa visite. Elle l’accompagna jusqu’à la porte, jouant au
passage avec le palmier nain dans son gros pot de fleurs. Elle sentait le
regard de sa mère qui suivait chacun de ses mouvements, comme cela avait
été le cas depuis la minute même où elle avait été autorisée à sortir de sa
chambre.
— Eh bien, au revoir, Eddie, dit-elle, un peu trop fort. C’était
merveilleux de te revoir.
Eddie jeta un regard par-dessus son épaule. Il lui sourit et lui donna un
baiser sur la joue.
— Si c’est ce que tu veux, murmura-t-il, tiens-toi prête.
Elle sentit qu’il lui glissait quelque chose dans le creux de la main,
mais elle continua de le regarder tandis qu’il descendait l’allée vers le
portail, avant de jeter enfin un coup d’œil à ce qu’il lui avait donné. Cela
ressemblait à un morceau de papier bleu clair de la poste aérienne, plié à la
taille d’une boîte d’allumettes. Elle le glissa dans la poche de son cardigan,
intriguée.
— Écarte-toi de la porte, Mena, l’appela sa mère.
— J’arrive, maman.
Dès que la vaisselle fut terminée, sa mère la raccompagna à sa
chambre, ce qui n’était pas pour déranger Mena, qui mourait d’envie de lire
le mot d’Edward. Elle attendit à peine que la porte se soit refermée pour se
jeter sur son lit et commencer à déplier le message, mais elle n’eut le temps
que d’entrevoir ce qu’il y avait d’écrit ; la porte venait de se rouvrir
brusquement. Elle fourra rapidement le mot sous son oreiller, le cœur
battant.
Sa mère se tenait sur le seuil de la chambre.
— Je vais dire à P’pa de te monter un verre de lait tout à l’heure, dit-
elle.
Elle s’interrompit, comme si elle voulait ajouter quelque chose, ou en
avait eu l’intention depuis le début sans parvenir à trouver un moment
opportun pour le faire. Ce ne serait encore pas pour cette fois, visiblement.
Mena lui sourit d’un air gêné et hocha la tête, se disant que sa mère
avait peut-être tout simplement tenu à la remercier pour son bon
comportement de la soirée, pour n’avoir rien dit à propos de sa grossesse, ni
fait une scène. Se pouvait-il qu’elle éprouvât quelques remords à la garder
ainsi recluse dans sa chambre comme si elle avait commis un crime ? En la
regardant refermer lentement la porte, puis en écoutant la clé tourner dans la
serrure, elle se dit que non.
Le mot d’Eddie était très court.

Chère Mena,
Si tu veux garder ton bébé, retrouve-moi sur le chemin
une heure avant l’aube, le premier de l’An. Prépare une
petite valise. Ne prends que ce dont tu as besoin. Je
t’attendrai.
Ed
Elle ressentit un brusque élan d’enthousiasme et d’espoir, qui lui causa
un frisson. Elle se demanda de nouveau pourquoi Eddie – aussi adorable
soit-il – lui offrait de l’aider ainsi et d’aller contre la volonté de Mary. Où
comptait-il l’emmener au juste, et quel genre de vie l’attendait si elle
choisissait de partir ? Elle repensa aux sœurs de la Providence éclairée, et
comprit que toutes ces questions n’avaient que peu d’importance. Elle
partirait. Cela ne faisait aucun doute dans son esprit.
20 Nom donné aux troupes aéroportées britanniques, en raison de la couleur
de leur béret.
CHAPITRE 29

Réveillon du jour de l’An, 1944

Il était presque sept heures du soir. Mena, assise à sa coiffeuse, avait


dû mal à contenir ses larmes en couchant sur le papier les derniers mots de
la lettre qu’elle écrivait à P’pa. Sa petite valise rouge était faite ; elle avait
caché sous son couvre-lit la robe ordinaire et le cardigan qu’elle comptait
mettre pour voyager, et qui attendaient de faire leur apparition en même
temps que la nouvelle année. Elle avait passé toute la matinée à décider
quoi emporter, et presque tout l’après-midi à se préparer pour la petite
« fête » du soir, comme disait sa mère, bien qu’avec uniquement ses parents
et Mary présents cette année, Mena sût que ce ne serait rien de la sorte.
Elle portait la robe vert émeraude que Joan lui avait offerte pour son
anniversaire, après l’avoir adaptée à sa nouvelle silhouette à l’aide d’une
vieille robe qu’elle ne mettait plus. Elle ne serait plus jamais pareille, elle le
savait, mais elle savait aussi qu’elle ne pourrait pas l’emporter ; elle avait
surtout une envie folle de la revêtir une dernière fois. Elle portait par
ailleurs des bas foncés, que Danny lui avait donnés, et une paire d’escarpins
en cuir gris à bouts ouverts. Elle aimait tout particulièrement leur côté
hollywoodien. Elle avait relevé ses cheveux, et passé bien trop de temps à
peaufiner sa coiffure, pour finalement se rendre à l’évidence : sans
maquillage, il manquait quelque chose. Or, ses produits étaient déjà rangés
dans la valise. Non pas qu’elle eût osé se maquiller, bien sûr que non. Si
elle faisait tout cela, ce n’était pas par égard pour sa mère et sa petite
« fête ». Non, si elle se donnait tant de mal, c’était juste pour entretenir
l’illusion que cette année était semblable à toutes les autres. Elle ne ferait
rien qui risquât d’alerter sa mère, et mettrait le même soin à se préparer
qu’elle l’avait toujours fait, afin qu’à aucun moment on ne se doutât qu’elle
allait partir cette nuit-là.
Xavier et Manfred étaient couchés sous le lit, côte à côte, contre un
des pieds. Elle voyait leur museau dans le miroir. Ils étaient venus la
rejoindre à la tombée de la nuit, au moment où sa mère avait déverrouillé sa
porte ; Mena supposait qu’elle avait attendu jusque-là en se disant que sa
chère fille ne se risquerait pas à sortir dans l’obscurité, ce qui fit sourire
Mena. Elle aurait donné cher pour voir le visage de sa mère quand elle
entrerait dans sa chambre le lendemain matin, et découvrirait que c’était
justement ce qu’elle avait fait.
— Les Hartwell ne viendront pas cette année, dit Mena à ses
compagnons. Vous n’aurez pas beaucoup de restes, j’en ai peur, mais je
verrai ce que je peux faire. Nous mangeons une assiette de viande froide et
des pommes de terre, et Mary a préparé sa crème à la gelée une fois encore.
Pauvre Mme Hartwell, ajouta-t-elle. Je suis certaine qu’elle doit être très
vexée, mais Mère ne peut pas leur dire pourquoi ils ne sont pas invités cette
année, pas vrai ?
Elle posa son stylo et s’observa une nouvelle fois dans le miroir. La
robe et sa grossesse n’allaient décidément pas ensemble, mais que pouvait-
elle y faire ? Elle se remit à l’écriture de sa lettre, la dernière tâche qu’il lui
restait à accomplir avant de descendre rejoindre le reste de la famille. Elle
devait une explication à P’pa, mais pourquoi était-ce si difficile ? Elle s’y
escrimait depuis presque deux heures maintenant, et ne regrettait pas de ne
pas s’être maquillée, parce que tout aurait coulé plusieurs fois avec ses
larmes, surtout quand elle avait dû écrire qu’elle ne le reverrait peut-être
jamais.
Il était presque sept heures trente quand elle ajouta un dernier baiser à
sa lettre, avant de la glisser dans une enveloppe cachetée et de quitter la
pièce. Elle savait que tout le monde était en bas, mais elle n’en regarda pas
moins attentivement autour d’elle en sortant dans le couloir, surveillant les
portes en même temps qu’elle tenait sa lettre bien serrée. Elle entendait la
radio dans le salon, et des bribes de conversation indistinctes. Prenant garde
à ne pas faire grincer les lames du plancher, elle avança
précautionneusement, craignant que sa mère ne l’entende et ne monte voir
ce qu’elle faisait.
Il y avait, au-dessus d’une vieille malle de blanchisserie dans un coin
du couloir, un petit placard mural en bois d’ébène sculpté dans lequel P’pa
rangeait son tabac. Il l’appelait son « y-a-d’la-joie », autant dire son
machin-bidule-truc, parce que personne ne savait exactement ce que c’était,
ni d’où cela provenait. Quand elle fut devant, Mena l’ouvrit et glissa sa
lettre à l’intérieur, à côté d’une des blagues à tabac. P’pa ne mettrait pas
longtemps à la trouver, songea-t-elle. Le lendemain soir, peut-être. Alors, le
mystère entourant sa disparition n’en serait plus un pour personne.

N’étaient l’excitation et la peur que Mena éprouvait depuis qu’elle


avait quitté sa chambre, les dernières heures de 1944 eussent été sans aucun
doute les plus ennuyeuses de sa vie. P’pa était resté assis dans le salon avec
sa pipe presque toute la soirée, pratiquement sans dire un mot ; ce qui
expliquait pour une bonne part l’atmosphère lugubre qui régnait, en dépit
des efforts de Margaret pour s’assurer que tout le monde profite bien de la
petite « fête », forçant chacun à manger ce qu’il y avait dans son assiette et
insistant pour jouer à des jeux de réflexion du type devinettes. En fait, cela
eut l’effet inverse sur tout le monde excepté Mary, qui paraissait faire de
son mieux pour que tout se passe bien – « pour le bien de Mère ».
Pour Mena, toute la soirée était une mascarade, rendue plus ridicule
encore par sa robe retouchée et le fait que tous les autres s’étaient habillés
de manière relativement ordinaire : sa mère portait une robe à fleurs, P’pa
sa vieille veste aux poches défoncées, et Mary son tailleur-jupe ceinturé
bleu marine. Elle se retrouvait maintenant avec cette dernière dans la
cuisine, et la regardait se préparer une énième « boule de neige21 ». Mena
ne comptait plus combien Mary en avait bu ce soir, mais la bouteille
d’Advocaat qu’elle avait achetée la veille seulement était presque vide. Elle
la regarda en boire une gorgée et allumer une cigarette.
— Comment se fait-il que tu aies le droit de fumer dans la cuisine ? lui
demanda Mena.
— C’est la fête, sœurette, dit Mary. Un soir seulement, d’après la
règle.
Elle tituba légèrement en appuyant ses fesses contre le bord de la table
de cuisine, et aspira une longue bouffée de sa cigarette, soufflant ensuite la
fumée par le nez.
— T’en veux une ? proposa-t-elle.
Mena souffla un air à travers le goulot de la bouteille de Coca-Cola
qu’elle tenait à la main depuis une bonne heure. En réponse à la question de
sa sœur, elle secoua négativement la tête, évitant toutefois de lui dire qu’elle
ne l’avait pas attendue pour lui en prendre une et essayer, mais que cela ne
l’avait pas emballée.
— Comment va Eddie ? reprit-elle.
Elle était toujours aussi curieuse de comprendre pourquoi Eddie se
portait si galamment à son secours, alors qu’il n’avait même pas pris la
peine de venir voir sa sœur une seule fois ce Noël-ci.
— Ed ? dit Mary, visiblement surprise par la question.
Elle avala d’un trait la moitié de sa « boule de neige ».
— Il va très bien. Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Oh, c’est que d’habitude il vient te voir pendant les vacances ou les
fêtes. C’était juste pour savoir si tout allait bien, c’est tout.
Mary pinça les lèvres et souffla un trait de fumée dans la direction de
Mena.
— Bien sûr que ça va, dit-elle. Pourquoi ça n’irait pas ? Ce qu’il y a,
c’est que cette satanée guerre n’est pas terminée, tu ne l’as tout de même
pas oublié ?
Mena secoua négativement la tête.
— Bon, dit Mary. Il ne pouvait pas se libérer cette fois, c’est tout.
Mena sourit sans enthousiasme, se demandant qui sa sœur essayait de
convaincre. Elle savait qu’elle avait mis le doigt sur quelque chose, alors
elle insista :
— C’est juste qu’il est passé à la maison et a dîné avec nous il y a
deux semaines, et…
— Oui, c’est vrai, l’interrompit Mary. Mère m’a dit qu’il était passé.
Ce n’est pas tellement inhabituel, si ?
— Non, pas du tout, concéda Mena.
Ce qu’elle trouvait inhabituel, c’est que Mary ait dû l’apprendre par
leur mère. Pourquoi Eddie ne lui en avait-il rien dit lui-même ? Il devait se
douter qu’elle le découvrirait. Il lui en aurait parlé dans une de ses lettres. À
moins qu’il ait cessé de lui écrire, songea-t-elle. Elle regarda Mary éteindre
sa cigarette avec une telle détermination qu’elle décida de laisser cette
question en suspens.
— Allons écouter la radio, dit-elle.
Mena trouva que P’pa avait l’air terriblement esseulé et triste quand
elle entra dans le salon et le vit à sa place habituelle près du feu, silhouette
hiératique, comme sculptée à partir du manteau de cheminée lui-même. Sa
tête, en même temps que sa pipe, était courbée sur sa poitrine, et il écoutait
d’une oreille la radio et le ukulélé de George Formby. Elle lui décocha un
sourire en traversant la pièce, et alla remplir le verre de sherry de sa mère.
— Merci, chérie, dit Margaret.
Mena se força à lui sourire. Il restait moins d’une heure maintenant
avant qu’ils ne basculent dans l’année 1945, et, si elle voulait que son plan
d’évasion fonctionne, elle devait mettre à profit ce laps de temps pour
parvenir à son unique objectif : convaincre sa mère qu’il était inutile de
l’enfermer à clé ce soir.
Mary arriva et s’affala sur le canapé.
— Attention, Mère, dit-elle. Tu pourrais bien y prendre goût.
Margaret eut un petit rire narquois.
— C’est l’hôpital qui se moque de la charité, répliqua-t-elle en
montrant du doigt la « boule de neige » que Mary tenait à la main.
— Ça, ce n’est rien, dit Mary.
Puis, alors que Mena s’asseyait à côté d’elle, elle ajouta
tranquillement :
— J’ai aussi une bouteille de gin, et, par ma foi, il se pourrait bien que
je la boive avant la fin de la nuit.
Mena gardait un œil sur le verre de sherry de sa mère, priant pour
qu’elle boive autant que possible avant minuit, se disant que, si elle venait à
perdre connaissance, cela servirait encore mieux ses intérêts. La radio
diffusa une succession d’airs joyeux. Mary retourna plusieurs fois à la
cuisine, et parut peu à peu se renfermer. Mena remplit de nouveau le verre
de sa mère, et s’assit sur le sol à côté de sa chaise. Elle soupira,
délibérément.
— Vous savez, Mère, commença-t-elle, je me dis que cette Maison de
la Trinité n’est peut-être pas une si mauvaise idée que cela après tout.
Sa mère se redressa sur son siège.
— Vraiment, Mena ? dit-elle avec un sourire d’une sincérité que Mena
ne se souvenait pas lui avoir vu manifester depuis longtemps. Je pensais que
nous n’aborderions pas le sujet ce soir, mais puisque c’est toi qui
l’évoques…
Elle se pencha et lui prit une joue en coupe dans sa main.
— Qu’est-ce qui t’a ramenée à la raison ? lui demanda-t-elle.
Mena tint la main de sa mère contre sa joue jusqu’à ce que Margaret la
reprenne lentement. Elle voulut lui dire qu’elle souhaitait entrer dans les
ordres et mener une vie de célibat, se marier à Dieu, mais elle craignit de
donner l’impression d’en faire trop.
— Ce n’est pas la vie que je veux pouvoir mener, dit-elle. Je veux
avoir une carrière, et je veux voyager. Ce sera difficile si je dois élever un
bébé toute seule, pas vrai ?
— Une carrière ? releva Margaret. Tu ferais bien mieux de rencontrer
un gentil garçon, un Anglais, et de t’installer dans le Leicestershire. Un
médecin, peut-être. Quelqu’un comme ton père. Tu dois rencontrer de
nombreux médecins à l’hôpital, non ?
— Oui, bien sûr, Mère, dit Mena. Ce que j’essaie de dire en fait, c’est
que je veux avoir le choix, et que je n’en aurais pas beaucoup si je ne vais
pas à la Maison de la Trinité. C’est vrai, quel médecin voudra m’épouser si
je n’y vais pas ?
— Tout à fait, Mena. Tu comprends maintenant que nous agissons
dans ton propre intérêt, n’est-ce pas ?
— Oui, Mère, dit Mena. En fait, j’ai hâte que les deux prochains jours
soient passés. Les sœurs de la Providence éclairée m’apprendront à coudre
correctement, pour commencer.
Margaret faillit se mettre à rire.
— Oui, et beaucoup d’autres choses, dit-elle. Quand tu quitteras la
Maison de la Trinité, tu feras une parfaite épouse pour n’importe quel
Anglais, médecin ou non.
— Oui, dit Mena. Veux-tu encore un peu de sherry ?
— Oui, je crois que je vais en reprendre un peu.
À côté de la cheminée, P’pa tapota sa pipe d’un geste résolu.
— Seigneur, il est bientôt l’heure ! dit Margaret. Plus que
quinze minutes ! Allez, P’pa, prends donc une autre bière, l’encouragea-t-
elle.
Elle se leva et lui ouvrit une bouteille, avant de remplir son propre
verre de sherry.
Mena regarda P’pa lui prendre la bouteille des mains comme si elle
était trop lourde à porter. Elle aurait voulu trouver quelque chose à lui dire
qui le réconforte un peu. Il n’avait rien à voir avec tout cela, elle le savait.
L’espace d’un instant, elle se demanda si elle supporterait leur séparation.
Cela paraissait si injuste de le laisser gérer seul l’après avec sa mère, mais
elle serait forcée de le quitter de toute façon si elle restait, et telle que la
situation se présentait, elle risquait d’être piégée plusieurs années durant à
la Maison de la Trinité.
Les aiguilles de l’horloge glissant doucement vers minuit, elle prit
conscience que les années qu’elle avait passées dans la maison familiale
arrivaient à leur terme. Quand enfin minuit sonna, elle serra P’pa très fort
dans ses bras et crut un instant l’entendre ravaler un sanglot, mais quand ils
se séparèrent, elle vit que ses yeux riaient de nouveau, et elle y puisa un peu
de force. Elle prit ensuite Mary dans ses bras, ainsi que sa mère, consciente
que c’était la dernière fois ; et tous joignirent leurs mains et se mirent à
chanter Auld Lang Syne22, comme chaque année. Quand le moment fut
passé, et celui des réjouissances forcées du même coup, Mena aida à
nettoyer. Puis, feignant la fatigue, elle embrassa P’pa une fois de plus, dit
bonne nuit à tout le monde et monta se coucher.
21 Cocktail composé à part égale d’un mélange de limonade et d’Advocaat,
une liqueur au goût d’amande d’origine néerlandaise.
22 Ancienne ballade écossaise traditionnellement chantée le jour de la
Saint-Sylvestre, et mieux connue chez nous sous le nom de Ce n’est
qu’un au revoir.
CHAPITRE 30

Mena se tenait dans l’obscurité derrière la porte de sa chambre depuis


une trentaine de minutes, écoutant les battements de son cœur en même
temps qu’elle tendait l’oreille et attendait. Il était plus d’une heure du matin.
Elle avait enfilé ses habits de voyage ; sa valise était prête et posée à ses
pieds. Elle savait que P’pa était déjà couché parce qu’elle l’avait entendu
ronfler. Elle cherchait à localiser sa mère maintenant, attendant qu’il n’y ait
plus que les bruits tranquilles qui accompagnaient habituellement le calme
de la nuit : le tic-tac léger de l’horloge sur le manteau de la cheminée en bas
et le goutte-à-goutte du ballon d’eau froide, qui n’était audible que lorsque
toute la maison était endormie. Quand elle l’entendrait, elle saurait que la
voie était libre.
Elle sentit un fourmillement dans les pieds au bout d’un moment, et
alla s’asseoir sur son lit, espérant qu’Eddie l’attendrait sur le chemin
comme il l’avait dit dans son mot, mais elle devait encore patienter
plusieurs heures. Elle sentit ses pensées qui partaient à la dérive et
l’entraînaient avec elles. Elle eut envie de s’allonger, mais savait que si elle
faisait cela, elle s’endormirait et finirait probablement par être découverte
au matin, tout habillée sur son lit, avec sa valise. Elle prit une longue
inspiration, et elle allait retourner près de la porte quand elle entendit
craquer une lame de plancher. Elle se figea, se demandant si elle devait
sauter dans son lit au cas où quelqu’un, qui que ce soit, entrerait pour
vérifier si elle dormait bien. L’instant d’après, la décision fut prise à sa
place.
Elle entendit une clé dans la serrure. Celle-ci tourna lentement, et
grinça si distinctement qu’elle lui mit les nerfs à vif. Elle se leva d’un bond
et fut à la porte en un éclair. Elle voulut tourner la poignée, ouvrir et courir
avant qu’il ne soit trop tard, mais quand elle entendit le bruit sourd du pêne
glisser dans la gâche, elle comprit que c’était déjà le cas. Sa mère l’avait
enfermée. Elle était pourtant si sûre qu’elle ne l’aurait pas fait ce soir. Ne
lui avait-elle pas donné tous les gages nécessaires, en se montrant
obéissante ? Elle avait joué le jeu, avait donné à sa mère tout lieu de croire
qu’elle était finalement décidée à aller à la Maison de la Trinité.
Alors, pourquoi l’avait-elle enfermée ?
Mena se mit à faire les cent pas dans la chambre, assaillie par toutes
sortes de pensées. Instinctivement, elle alla à la fenêtre, écarta les lourds
rideaux et l’ouvrit, laissant l’air froid de la nuit s’engouffrer dans la pièce.
En se penchant dehors, dans la nuit sans lune, elle vit qu’il s’était mis à
neiger. Les tuiles sous sa lucarne seraient glissantes, mais elle se dit que la
gouttière arrêterait sa glissade. De là, il n’y avait qu’un peu plus de deux
mètres à sauter pour atterrir dans le jardin. Mais qu’arriverait-il si la
gouttière ne réussissait pas à arrêter sa glissade ? Elle secoua la tête, comme
si elle refusait de croire que cela pouvait arriver. Puis elle s’assit sur sa
chaise et, sans bouger, réfléchit durant de longues minutes à cette solution
de la fenêtre, cherchant désespérément un autre moyen de se sortir de ce
cauchemar.
N’en trouvant pas, elle se pencha de nouveau dehors pour tenter
d’évaluer plus précisément les distances et les hauteurs. Elle s’assit sur le
rebord de la fenêtre, jambes à l’extérieur, prenant réellement la mesure de
ce qui semblait être maintenant son unique moyen de fuite. Le sol lui parut
soudain bien plus loin, et elle retint son souffle, ses jambes se balançant
dans le vide en tentant d’atteindre les tuiles. Soudain, elle s’arrêta. À quoi
pensait-elle ? S’il arrivait qu’elle glisse réellement – même si elle survivait
à la chute – qu’en serait-il de son bébé ?
Elle rentra dans la chambre et se rassit, tremblante de peur et de colère
mêlées ; surtout de colère. Elle était si près du but. Comment sa mère avait-
elle pu réduire ses espoirs à néant de cette façon ? De quel droit ? Elle fixa
la porte comme si sa volonté seule pouvait suffire à l’ouvrir, jusqu’à ce
qu’elle respire plus calmement et courbe doucement la tête. Quelques
minutes plus tard, elle alla s’affaler sur sa chaise et se mit à rêver.
Ce fut le bruit de la clé dans la serrure qui la réveilla. Elle revint à elle
dans un sursaut, ne sachant absolument pas combien de temps elle avait
dormi. Plusieurs heures, à en croire le réveil sur sa table de chevet ; une
faible lueur était visible à la fenêtre. L’aube était toute proche, et elle fut
brusquement prise de panique. Sa première pensée fut qu’elle devait
absolument rejoindre Eddie, en espérant qu’il l’attendait toujours. La
deuxième fut pour le bruit de clé qui l’avait réveillée. Avait-elle vraiment
entendu une clé tourner dans la serrure ? Peut-être était-ce seulement dans
son rêve ? Elle voulait en avoir le cœur net. Elle s’approcha de la porte et
tourna lentement la poignée, retenant son souffle comme si elle venait de
forcer la sécurité d’un coffre-fort. Quand la poignée fut tournée à fond, elle
tira dessus et, à sa grande surprise, la porte s’ouvrit.
Elle se dit que c’était certainement un piège, que sa mère voulait
sûrement lui jouer un de ses tours cruels. Cherchait-elle à la tester ? Le
couloir était sombre et tranquille. Et si c’était Mary ? Elle ne l’avait pas
entendue monter se coucher cette nuit-là ; s’était-elle endormie sur le
canapé ? Elle se demanda si Eddie et elle n’agissaient pas de manière
complice pour l’aider. Peut-être que Mary s’était contentée de jouer un rôle
destiné à tromper leur mère ? Elle sourit pour elle-même, se disant que si
c’était le cas, elle avait été sacrément convaincante.
Elle ramassa sa valise et se dirigea vers l’escalier sur la pointe des
pieds, telle une voleuse de bijoux aguerrie. Son cœur battait si fort qu’elle
avait l’impression que le souffle lui manquait. Elle descendit, en restant sur
le côté des marches pour éviter qu’elles ne craquent. Quand elle arriva en
bas, elle se dirigea droit vers le portemanteau.
Elle s’arrêta net en entendant quelqu’un tousser.
Elle retint son souffle et se tourna dans la direction du bruit. Il
provenait du salon. La porte était ouverte. En jetant un regard à l’intérieur,
elle remarqua que des braises rougeoyaient encore dans la cheminée, et
juste devant elle vit monter un trait de fumée bleue.
— Et où t’en vas-tu comme ça, hein ? dit Mary.
Au ton de sa voix, elle paraissait à moitié endormie, à moitié ivre.
— Comment es-tu sortie de ta chambre ?
— Quelqu’un a ouvert ma porte, répondit Mena, certaine à présent
qu’il ne s’agissait pas de Mary.
Elle se détourna, prit son manteau et son foulard et entreprit de les
enfiler, ne pensant qu’à une chose : partir immédiatement.
— Il a dit qu’il avait besoin de réfléchir, dit Mary.
Mena se retourna et vit Mary qui se tenait sur le seuil de la porte,
s’appuyant lourdement contre le chambranle. Il lui fallut quelques secondes
pour comprendre qu’elle parlait d’Eddie ; et maintenant qu’elle voyait le
visage de sa sœur, elle se rendit compte qu’elle avait pleuré. Son maquillage
avait coulé. Elle avait l’air d’une poupée trop fardée.
— Un vrai petit détective, hein ? continua Mary. Ou faut-il que je
t’appelle mademoiselle la fouineuse ?
— Je ne sais pas de quoi tu parles.
Mary laissa échapper un petit ricanement.
— Toutes ces questions hier soir. Tu savais parfaitement où nous en
sommes Eddie et moi, mais tu n’as pas pu t’empêcher de m’en parler, hein ?
C’était plus fort que toi, tu n’as pas pu me laisser passer une foutue soirée
tranquille.
— Je n’en savais rien, se défendit Mena. J’étais inquiète, c’est tout.
Mary s’approcha d’elle en titubant.
— Et où pars-tu comme ça, mademoiselle la fouineuse ?
Elle souriait d’un air sarcastique, et son haleine empestait le gin.
— Loin d’ici, dit Mena.
Elle alla à la porte, la déverrouilla et l’ouvrit, mais Mary intervint et la
referma avec fracas. Le bruit fit perdre toute contenance à Mena. Elle se mit
à frapper sa sœur avec sa valise.
— Je m’en vais ! dit-elle. Tu ne peux pas m’en empêcher !
Mary se mit à ricaner, comme si elles jouaient à un jeu d’enfants. Elle
continua de s’appuyer contre la porte, barrant le passage à Mena.
— Je vais te frapper de nouveau, l’avertit-elle, et cette fois, tu vas le
sentir passer. Maintenant, écarte-toi de mon chemin !
Mary souffla sèchement par le nez d’un air moqueur.
— Vas-y, dit-elle. Disons que je l’ai mérité. Donne tout ce que tu as.
Mena balança sa valise en arrière, prête à frapper Mary de toutes ses
forces, quitte à l’envoyer voler dans le pot de fleurs. Mais quelque chose
accrocha la valise, et quand elle se retourna pour voir ce que c’était, elle
sentit la main de sa mère qui la giflait en plein visage. Elle ressentit un
violent picotement dans la joue et fut déséquilibrée, en même temps qu’on
lui arrachait la valise des doigts. En se redressant, elle vit sa mère qui se
tenait devant elle en chemise de nuit, les yeux pleins d’une colère rageuse
que Mena ne lui avait encore jamais vue.
— Espèce de petite catin hypocrite ! lâcha-t-elle. Je suis encore trop
bonne de laisser les sœurs de la Providence éclairée s’occuper de toi !
Mena la regarda, incrédule, revenir vers elle, cette fois en tenant la
valise au-dessus de sa tête, décidée à la lui écraser sur le crâne. Elle se
baissa, prête à recevoir le coup, ne pensant qu’à protéger son bébé, mais
rien ne vint.
Quand elle rouvrit les yeux, elle vit P’pa vêtu de son pyjama rayé. Il se
tenait derrière sa mère, et avait attrapé la valise avec ses mains. Elle le
regarda la lui prendre avec une fermeté dont elle n’avait plus été témoin
depuis longtemps. Elle vit son regard alerte, plein de détermination, et ses
mâchoires serrées avec autorité.
— Relève-toi, Mena, dit-il. Mary, écarte-toi de la porte.
— Tu restes où tu es, Mary ! le contredit Margaret.
P’pa leva alors sur elle le revers de sa main, et Margaret recula,
apeurée, vers l’escalier. Mena ne l’avait jamais vue faire une chose pareille
avant cela. Il ne la frappa pas. Il n’eut pas à le faire.
— Mary, fais ce que je te dis, insista-t-il. Je ne te le répéterai pas.
Mena regarda sa sœur s’écarter de la porte.
— Je suis désolée, Mena, dit-elle.
Le ton repentant paraissait sincère, mais son bredouillement ivre
tandis qu’elle battait en retraite vers le salon et y disparaissait, fit que c’était
difficile à dire.
Margaret Lasseter était livide. La colère qui la dévastait intérieurement
était perceptible. Mena avait l’impression qu’elle risquait d’exploser de
nouveau d’une minute à l’autre, mais le brusque changement d’attitude de
P’pa paraissait l’en dissuader efficacement. Elle semblait figée sur place,
marmonnant toutes sortes d’incantations en serrant et en frottant son
crucifix comme une possédée.
P’pa s’approcha de Mena et lui mit la valise dans la main. Il lui sourit
fermement, et sortit de la poche poitrine de son pyjama la lettre qu’elle lui
avait écrite.
— J’ai dû puiser dans mes réserves de tabac plus tôt que prévu hier
soir, dit-il.
Elle trouva un apaisement immédiat dans ses paroles. Le simple fait de
savoir qu’il avait lu sa lettre lui fit monter les larmes aux yeux ; elle les
sentit couler sur ses joues. C’était P’pa qui lui avait ouvert la porte ; P’pa
qui connaissait ses projets bien avant qu’ils ne chantent Auld Lang Syne
tous ensemble, et qui pourtant n’avait rien fait pour se mettre en travers de
son chemin. Bien au contraire.
— Je n’ai jamais voulu que ce qu’il y a de mieux pour vous tous, dit-
il.
Mena lui sourit tendrement.
— Tu diras au revoir à Peter de ma part quand il rentrera, d’accord ?
Tu lui expliqueras tout, hein ?
— Bien sûr.
— Et si tu vois Joan, dis-lui que je suis désolée. Elle comprendra
pourquoi.
P’pa acquiesça.
— Je n’oublierai pas, lui promit-il.
Mena regarda sa mère une dernière fois, mais Margaret se détourna et
baissa la tête, avant de la secouer négativement comme pour dire toute la
déception que lui inspirait sa fille cadette. Mena, cependant, n’arrivait pas à
la détester. Elle avait juste de la peine pour elle, tandis qu’elle ouvrait la
porte et aspirait une grande bouffée d’air froid matinal ; elle ne se souvenait
pas d’avoir respiré quelque chose de plus doux depuis longtemps.
— Promets-moi une chose, lui demanda P’pa.
Mena se retourna et vit qu’il avait des larmes dans les yeux, lui aussi.
— Tout ce que tu voudras.
— Pars aussi loin d’ici que tu le peux, et ne regarde jamais en arrière,
lui dit-il. Tu mérites mieux.
Mena pouvait à peine parler. Elle renifla et avala péniblement sa
salive. Puis elle courut jusqu’à lui et le serra dans ses bras.
— Je te le promets, lui dit-elle.
Et elle pleura si fort qu’elle crut ne jamais pouvoir s’arrêter.
CHAPITRE 31

De retour dans sa chambre d’hôtel, Jefferson Tayte essayait de dormir.


Il s’était couché à neuf heures, ce qui était tôt pour lui, mais la journée
passée à voyager l’avait fatigué, ou du moins c’est ce qu’il croyait ; il était
presque dix heures maintenant, et il ne trouvait toujours pas le sommeil. Il
se dit que le décalage horaire avait perturbé ses biorythmes – son corps
fonctionnait encore à l’heure de Washington. À moins que ce ne fût la fille.
Il n’arrivait pas à la sortir de son esprit ce soir, mais il s’était rendu compte
après les premières trente minutes passées au lit, qu’il n’en avait pas
forcément envie non plus. C’était comme s’il avait égaré quelque chose
qu’il lui fallait absolument retrouver ; et il savait qu’il n’aurait plus une
seule bonne nuit de sommeil tant qu’il n’y serait pas parvenu.
Il renonça à essayer et balança ses jambes hors du lit. Puis, vêtu de son
caleçon imprimé représentant la bannière étoilée, il traversa la pièce et
enfila sa robe de chambre. De son porte-documents, il sortit les pièces qu’il
avait rassemblées, et il vit de nouveau la photographie de Mena. Il soupira
en la regardant, sans trop savoir pourquoi. Peut-être parce qu’il repensait à
l’âge qu’elle avait à l’époque, au fait qu’elle avait encore toute la vie devant
elle – une vie qui avait totalement basculé avec les événements de 1944.
Ces pensées ne firent qu’aiguillonner sa curiosité tandis qu’il
s’asseyait au bureau et sortait son ordinateur portable. Pendant que le
système d’exploitation s’amorçait, il prit son calepin dans sa veste, relut les
renseignements qu’il avait sur Danny Danielson et Edward Buckley, et
décida de commencer par Buckley. Il faisait a priori un sujet d’investigation
plus facile ; il avait hâte de voir ce qu’il pouvait trouver sur lui – partant de
l’hypothèse qu’il était toujours en vie.
Il se connecta sur le site web de l’annuaire Burke de la noblesse
anglaise, le Burke’s Peerage and Gentry, auquel il était abonné. Puis il
cliqua sur la lettre B de l’index alphabétique afin de voir d’un coup d’œil
les différentes entrées au nom de Buckley. Il fit défiler la liste et en identifia
six en tout, mais il n’y avait qu’un seul Edward. Il cliqua sur le nom, et vit
qu’une adresse était indiquée, un endroit appelé Bramshott House. Il vérifia
le comté.
— Hampshire, marmonna-t-il pour lui-même.
Cela semblait confirmer l’information que Joan lui avait donnée un
peu plus tôt, quant à l’endroit d’où les Buckley étaient originaires. Il se dit
qu’une adresse était un bon début, mais il n’avait pas le temps d’écrire à
Edward Buckley pour lui demander s’il voulait bien le rencontrer. Ce qu’il
fallait surtout, c’était un numéro de téléphone, et il savait que cela n’allait
pas être facile.
Ou une adresse e-mail, songea-t-il en sélectionnant un autre
navigateur.
Il googlisa le nom de Buckley et fit défiler plusieurs écrans de
résultats de moteur de recherche, aboutissant à de nombreuses impasses
avant de trouver quelque chose de pertinent. Il s’agissait d’un site web
dédié à la 1re Aéroportée britannique ; Jonathan lui avait expliqué
qu’Edward avait été parachutiste et avait porté le fameux « béret rouge »
durant la Seconde Guerre mondiale. Le site possédait un forum et une liste
de membres, entre autres choses. Quand Tayte cliqua sur la liste, il vit
apparaître les noms des membres sous leurs avatars personnalisés
respectifs.
Il vit, d’après les images, que la plupart des membres étaient trop
jeunes pour avoir combattu durant la Seconde Guerre mondiale. Il se dit
qu’il devait s’agir des descendants des soldats, qui continuaient de porter
haut le drapeau de leur père ou de leur parent. Mais en continuant
d’examiner la liste, il remarqua quelques visages plus âgés, et puis il vit le
nom qu’il cherchait. L’avatar était petit. C’était un homme portant un béret
rouge et un blazer bleu marine, avec une épinglette au revers représentant
un coquelicot rouge vif. Pour Tayte, cela faisait peu de doute : il devait
s’agir du bon Edward Buckley. Il cliqua sur l’image, et fut dirigé sur une
page profil qui fournissait quelques renseignements généraux et présentait
une version agrandie de l’image. Plus important, on y trouvait une adresse
e-mail.
Tayte sourit intérieurement, et s’émerveilla une fois de plus de la force
d’Internet. Il cliqua sur l’adresse et rédigea son courriel. Il se présenta en
expliquant brièvement les raisons de sa prise de contact, avant de demander
à Edward Buckley s’il voulait bien le rencontrer. Quand l’e-mail fut envoyé,
il se renversa contre le dossier de son siège et s’étira ; ce faisant, il
remarqua le sachet de chocolat en poudre instantané disposé sur le plateau
avec la bouilloire. Il se dit que cela pourrait l’aider à dormir. Il prit le
sachet, en tentant de se convaincre que ce n’était pas grave tant qu’il n’en
buvait qu’un seul, et que c’était à des fins médicinales.

Dans une gare ferroviaire de Londres, devant un casier de consigne


automatique – un parmi la centaine que comptait la structure d’ensemble –
un homme vêtu d’un imperméable long, un sac de voyage posé à ses pieds,
était sur le point d’insérer sa clé dans la serrure quand son téléphone
portable sonna. Il remonta ses lunettes sur son nez, et lut ce qui s’affichait
sur son écran. Il ne s’attendait pas à ce que son correspondant le rappelle
aussi vite, mais dans sa branche les paramètres étaient sujets à des
fluctuations.
— Bonjour.
Il écouta son interlocuteur. Puis, il acquiesça d’un hochement de tête
et dit :
— Le prêtre est mort.
Il se tut de nouveau, son portable collé à l’oreille. Une annonce sonore
en arrière-plan l’obligea à mettre une main en coupe sur le téléphone.
« Le train de 23 h 14 au départ du quai no 6 desservira les gares
de… »
Il se coupa du bruit et se concentra sur sa conversation.
— Pourquoi ce changement de plan ? demanda-t-il. Pourquoi cette
précipitation soudaine ?
Il acquiesça une nouvelle fois et continua d’écouter durant plusieurs
secondes.
— Jefferson Tayte, répéta-t-il. Américain.
Il prit une longue inspiration.
— Je m’en occupe, ajouta-t-il, avant de mettre fin à l’appel.
À l’intérieur du casier se trouvait une petite mallette en plastique
thermoformé noir. L’homme rapprocha son sac de voyage à ses pieds des
casiers, et en défit la fermeture éclair. Puis il ouvrit la mallette en ABS et
examina le pistolet semi-automatique Walther P99 qui était logé à
l’intérieur. Tout était exactement comme il s’y attendait, mais il aimait être
certain que c’était le cas. Il préférait le Walther, même si le fait de voyager à
l’étranger l’obligeait à ne pas être trop difficile. Au demeurant, le Glock
qu’il avait utilisé pour le prêtre avait parfaitement rempli son office.
Il referma la mallette et jeta un rapide regard autour de lui. Il y avait
du monde dans la gare – Londres ne dort jamais – mais personne ne
paraissait faire attention à lui. Il souleva son sac de voyage, le maintint sur
ses genoux, glissa le pistolet à l’intérieur, rattacha la fermeture éclair et alla
prendre son train.

Tayte trempa un des biscuits offerts par l’hôtel dans son chocolat
chaud et ouvrit son calepin à la page où il avait noté les informations
concernant Danny Danielson. Grignotant le biscuit, il réveilla son
ordinateur portable et pianota gauchement l’adresse web du site des
archives régimentaires de l’armée américaine qui l’intéressait. Il était
possible de consulter les listes d’enrôlement en différents endroits, mais il
se rendait généralement sur le site de la NARA23 – les archives nationales
américaines.
Il alla dans la section ADA – Accès aux données d’archives – où il eut
le choix entre deux fichiers : le premier consacré aux réservistes, l’autre aux
incorporations. Il cliqua sur le deuxième, qui couvrait la période comprise
entre 1938 et 1946. Le premier champ de saisie servait à la recherche à
partir du numéro de matricule. Tayte entra celui de Danny, avant de se
redresser avec son chocolat chaud en attendant que les résultats
apparaissent.
Le fichier comprenait presque neuf millions d’entrées, mais il fallut
moins de deux secondes pour trouver celle qui l’intéressait. En une simple
ligne, on lui présenta tous les renseignements pertinents relatifs à
l’incorporation d’un soldat dans l’armée au cours de la Seconde Guerre
mondiale : nom, comté et État de résidence, lieu et année de l’enrôlement,
et année de naissance.
Il nota tout dans son calepin, mais s’arrêta un instant sur le nom. On
pouvait lire Danielson, E., et non pas D pour Danny. Il supposa que Danny
devrait être un surnom, ou simplement un prénom d’usage. Pas étonnant
qu’il n’ait rien trouvé lors de sa première recherche.
Son État de résidence était la Virginie-Occidentale. Tayte se souvint
du prénom Virginie indiqué sur l’acte de naissance original de sa cliente. Il
se dit, compte tenu de tout ce qu’il savait maintenant à son sujet, qu’il était
assez logique que Mena ait choisi ce prénom pour sa fille. Il souligna les
mots, se demandant s’il était possible que Danny soit revenu chercher Mena
pour l’emmener vivre avec lui en Virginie-Occidentale. L’idée le fit sourire,
mais ce n’était qu’une pure hypothèse.
Il revint à l’entrée sur l’écran. Dans la colonne la plus à gauche, il était
possible de cliquer pour voir la fiche détaillée, ce qu’il fit. Y figuraient la
date d’incorporation exacte, la date de démobilisation, la race, le niveau
d’éducation, et d’autres informations qui ne revêtaient pas d’intérêt
particulier pour Tayte dans l’immédiat. Ce qu’il tenait absolument à savoir,
c’est si oui ou non Danny avait survécu à la guerre, et si c’était le cas, ce
qu’il était devenu.
Il bascula contre le dossier de sa chaise et se frotta les yeux. Il ne
savait pas si c’était dû à l’utilisation de l’écran, au chocolat chaud ou aux
deux à la fois, mais il commençait à se dire que l’oreiller sur le lit derrière
lui était prêt à l’engloutir aussitôt qu’il poserait la tête dessus.
Encore un petit moment, s’encouragea-t-il en silence, tandis qu’il
faisait apparaître un nouvel écran, jugeant préférable d’épuiser les options
les plus évidentes avant de s’engager dans le processus plus compliqué
consistant à examiner les états de service complets de Danielson.
Il se connecta sur le site web de recherches généalogiques dont il se
servait au quotidien dans ses recherches, et sélectionna une page intitulée :
« Personnels militaires américains disparus au combat ou ayant péri en mer,
1941-1946 ». Il connaissait déjà les statistiques, se souvenant que sur les
seize millions d’Américains qui avaient servi durant la Seconde Guerre
mondiale, environ quatre cent mille étaient morts. Parmi ceux-là, soixante-
dix-neuf mille ont été considérés comme disparus, une proportion ramenée
au chiffre encore considérable de six mille depuis la fin de la guerre.
Alors qu’il entrait les informations qu’il possédait dans les champs de
recherche, Tayte se prit à espérer que Danny ne soit pas l’un d’entre eux.
Mais quand le résultat s’afficha, il s’affala sur sa chaise et soupira. Son nom
figurait malheureusement sur la liste : Danielson, E. Il lut son grade :
sergent-chef. Il vérifia le numéro de matricule pour être certain. Il n’y avait
aucun doute. D’après les informations consignées, Danny était porté disparu
depuis novembre 1944.
À moins qu’il n’ait déserté pour Mena.
Il se dit que c’était une possibilité. Porté disparu au combat ne signifie
pas forcément mort. Peut-être que Danny avait trouvé un moyen de se
soustraire aux combats pour être avec Mena. Tayte sentit la fatigue le
gagner ; il repensa malgré lui à son hypothèse selon laquelle Danny avait pu
rentrer en Virginie-Occidentale avec Mena. Il songea à la petite valise rouge
de cette dernière, se disant que si Danny avait réussi à revenir auprès de
Mena avant la fin de la guerre, leur départ d’Angleterre s’était
probablement fait dans l’urgence, ce qui expliquerait que Mena ait dû la
laisser derrière elle.
Il aimait bien cette idée, mais il se dit que cela ne pouvait pas être si
simple. Si cela l’était, pourquoi sa cliente avait-elle été confiée à
l’adoption ? Il s’obligea à se lever et retourna dans son lit, conscient qu’il
allait devoir pousser ses investigations concernant Danny Danielson, et
aussi qu’il ne pourrait le faire maintenant, incapable qu’il était de rester
éveillé plus longtemps. Cela devrait attendre le lendemain.
23 La National Archives and Records Administration est une agence
indépendante du gouvernement des États-Unis, dont le siège se situe à
Washington.
CHAPITRE 32

Lancé à travers la campagne anglaise au volant de sa voiture, vers


onze heures le lendemain matin, Jefferson Tayte s’étonnait de découvrir à
quel point le Hampshire ressemblait à l’Hertfordshire, même si, compte
tenu de leur proximité géographique, la similitude n’avait peut-être pas de
quoi surprendre tant que cela. Les distances ici n’étaient pas comparables
avec celles des États-Unis, où conduire du milieu d’un État à un autre
pouvait prendre une journée et plus. D’après son GPS, il était à moins de
dix minutes de sa destination : Bramshott House, le lieu de résidence
d’Edward Buckley.
Il avait été réveillé ce matin-là par le service d’étage qui lui montait
son petit-déjeuner. Dormir aussi tard ne lui ressemblait pas, mais il s’était
dit qu’il en avait sûrement besoin après sa nuit de recherches. Quand il avait
repris son ordinateur portable, prêt à poursuivre ses investigations autour de
Danielson, il avait reçu un e-mail émanant d’Edward Buckley, celui-ci lui
proposant simplement de venir le voir à l’heure qu’il voulait dans la
matinée, avant midi. Il n’avait pas indiqué de numéro de téléphone.
La réponse de Buckley avait poussé Tayte à mettre en attente tout ce
qu’il projetait de faire – ses recherches Internet, et même son petit-déjeuner
– tout simplement parce qu’à ce stade de son enquête, il était impensable de
rater un entretien avec Edward Buckley. Il espérait que ce dernier lui
expliquerait pourquoi Mary et lui ne s’étaient pas mariés, et lui dirait s’il
avait vraiment aidé ou non Mena quand elle avait quitté la maison familiale.
Il avait certainement des informations sur ce qu’elle était devenue, et
pourquoi pas sur l’endroit où elle se trouvait maintenant.
« Au prochain carrefour, tournez à droite », dit la voix féminine
du GPS.
Tayte obéit et quitta la route principale.
C’était une belle matinée, songea-t-il en continuant de s’enfoncer en
pleine campagne. Les nuages qui semblaient l’avoir suivi partout depuis son
arrivée en Angleterre avaient enfin disparu. Le ciel était soudainement
devenu bleu, l’air vif et frais, et la terre avait absorbé la pluie de la veille. Il
leva les yeux à travers le pare-brise et sourit, se disant que cette nouvelle
semaine débutait sur une note prometteuse.
« Vous êtes arrivé à destination », dit la voix du GPS.
Instinctivement, Tayte s’arrêta.
Ne voyant rien de particulier à travers les haies bocagères dénudées de
chaque côté de la route, il continua de rouler. Des arbres apparurent,
formant un bosquet dense qui lui bloqua la vue ; mais après quelques
centaines de mètres, il aperçut finalement un mur de clôture en brique
rouge, puis une double grille ouverte surmontée d’une série d’entrelacs en
fer forgé composant le nom de « Bramshott House ». Il franchit la grille,
suivit sur une centaine de mètres encore une allée en gravier clair bordée de
grands ifs et de chênes effeuillés par l’hiver, et la maison lui apparut enfin.
Il avait trouvé impressionnante celle de Joan Cartwright, mais il laissa
échapper un petit sifflement enthousiaste en découvrant celle-ci.
Bramshott House était un manoir en pierre du XVIIe siècle construit sur
trois étages, avec une toiture en tuiles traditionnelles, des fenêtres à
meneaux et d’innombrables souches de cheminée se dressant sur tous les
pignons. Les extérieurs étaient entretenus, à défaut d’être réellement beaux ;
Tayte se dit qu’ils avaient dû connaître des jours meilleurs, à moins que ce
ne fût la saison qui fît cela. Il n’y avait pas de places de stationnement à
proprement parler ; aussi, se dirigea-t-il vers ce qui ressemblait à une
fontaine désaffectée, ornée de statues adoptant diverses poses et regroupées
autour d’une grande sculpture centrale.
Tayte en fit le tour et se gara près des marches qui montaient jusqu’au
porche de l’entrée principale. Il descendit de voiture et grimpa les marches,
son porte-documents à la main, frappé par la tranquillité du lieu. Hormis le
pépiement lointain des oiseaux dans les arbres, on n’entendait pas un bruit,
du moins jusqu’à ce qu’il soulève le heurtoir en fer et le laisse retomber
lourdement contre la porte en chêne ; un écho sourd se propagea aussitôt à
l’intérieur de la bâtisse. Il s’écarta de la porte et jeta des regards furtifs
autour de lui, les mains dans le dos, comme s’il venait de briser quelque
chose.
Il attendit quelques secondes, mais personne ne répondit. L’espace
d’un instant, il se dit qu’il arrivait sans doute trop tard ; il ne voyait aucune
autre voiture. Peut-être Buckley avait-il dû partir plus tôt que prévu ; mais
les grilles étaient ouvertes. Il les aurait fermées en partant. Il jeta un coup
d’œil à sa montre ; l’affichage digital lui indiqua qu’il était onze heures
quinze. Il frappa de nouveau, causant un bruit qu’il jugea largement
suffisant pour se faire remarquer de n’importe qui. Que la maison fût
immense, ou même que ses occupants dormissent encore, n’y changeait
rien. Il se dit que même si Buckley vivait seul, il avait certainement du
personnel de maison.
Alors, pourquoi ne répondent-ils pas ?
Il essaya une fois de plus, faisant jouer le heurtoir encore plus
bruyamment, au point qu’il entendit des pigeons ramiers battre des ailes au
loin, apeurés. Comme il n’obtenait toujours pas de réponse, il secoua la tête
et décida de faire le tour, se disant qu’il parviendrait à attirer l’attention de
quelqu’un par l’une des fenêtres. Il se dit également que Buckley était un
homme âgé maintenant ; était-il sourd ? Il avait peut-être, de surcroît, donné
sa matinée au personnel.
Tayte suivit l’allée gravillonnée et se mit à faire le tour de la bâtisse
par la droite. Il remarqua alors un grand garage, ou plutôt une série de box
accolés. Il n’y avait pas de portes, mais toutes les places étaient prises. Il
pouvait voir les voitures à l’intérieur. Il retourna vers la maison et se mit à
regarder à travers les fenêtres. Les pièces étaient pleines de meubles
d’époque et de tableaux anciens, mais elles étaient désertes. Une brise
froide le saisit au moment où il arrivait derrière la maison, et remarquait
une vaste étendue de terrain qui témoignait de la présence autrefois de
parterres. Les haies de buis basses mal entretenues qui l’encadraient et la
segmentaient paraissaient bien seules.
Tayte continua de regarder à travers les fenêtres ; une première, puis
une autre ; soudain, alors qu’il reculait, il perçut du mouvement à
l’intérieur. Il retourna à la fenêtre, posa son porte-documents par terre et mit
ses mains en coupe autour de son visage pour empêcher les reflets. La pièce
qu’il observait à travers la vitre ressemblait à un bureau. Il y avait un
secrétaire sur lequel était posé un écran d’ordinateur, ainsi que des
rayonnages de livres sur les murs. Il capta une nouvelle fois le mouvement
qui l’avait interpellé. Quelqu’un était agenouillé sur le sol à côté du
secrétaire, et brandissait un poing serré. Ses yeux s’habituant à la lumière
de la pièce, Tayte vit que c’était un homme âgé, et supposa qu’il s’agissait
d’Edward Buckley. Il avait l’air de souffrir, comme s’il faisait un infarctus.
Sans réfléchir, Tayte donna plusieurs coups de coude dans la fenêtre,
jusqu’à ce que le verre plombé vole en éclats. Quand il eut fait un trou
suffisamment large pour passer un bras, il déverrouilla la fenêtre de
l’intérieur et l’ouvrit, avant de se hisser dans l’encadrement.
— Monsieur Buckley ! cria-t-il. C’est Jefferson Tayte. Tenez bon !
Il se laissa tomber dans la pièce, se releva aussitôt et entendit Buckley
pousser un gémissement. Le vieil homme tressauta soudainement, et
chancela en reculant vers le bureau. Il s’effondra au moment où Tayte se
précipitait vers lui ; trop tard. Il comprit que Buckley était mort à l’instant
où il vit son visage livide et le sang qui suintait à travers sa chemise. Ce
n’était pas un infarctus. On lui avait tiré dessus.
L’attention de Tayte fut alors attirée par une porte derrière lui, qui
faisait face à Buckley et à son secrétaire. Il pivota sur ses talons et remarqua
dans la pénombre, derrière, le corps d’une femme gisant sur le sol. Il
s’approcha d’elle, mais entendit au même moment une autre porte claquer,
et juste après le bruit désormais familier du heurtoir rebondissant contre la
porte d’entrée. Il enjamba le cadavre à ses pieds, et courut dans la direction
du bruit, mais en arrivant dans le hall d’entrée, il s’arrêta net. Un autre
corps, un homme cette fois, était étendu juste devant la porte. Tayte supposa
qu’il avait été tué en allant répondre.
Il s’approcha de la porte sans quitter le cadavre des yeux, l’ouvrit
doucement et jeta un regard dehors, mais il ne vit personne. Revenant vers
le mort, et fixant le trou ensanglanté au milieu de son front, il sortit son
téléphone portable et appela la police.
CHAPITRE 33

Il était environ quatre heures de l’après-midi quand Tayte eut terminé


d’aider la police du Hampshire dans son enquête. Trois heures plus tard, il
était de retour à son hôtel, au bar Tanner, où il faisait plus ample
connaissance avec un certain Jack Daniels. La police avait vérifié assez
facilement qui il était et ce qu’il faisait à Bramshott House ce matin-là.
Jonathan s’était immédiatement porté garant de lui quand la police l’avait
appelé, et Tayte avait pu montrer à l’inspecteur Lundy, qui était en charge
de l’enquête, les e-mails qu’il avait échangés avec Edward Buckley, et qui
expliquaient sa visite. Il avait avoué n’avoir pas la moindre idée de la raison
pour laquelle Edward Buckley avait été assassiné, mais les questions de
l’inspecteur lui avaient permis de réfléchir justement au mobile du tueur.
Il n’y avait pas eu vol. L’assassinat de Buckley paraissait avoir été
prémédité ; les employés de maison s’étaient juste trouvés sur le chemin du
tueur. Pour lui – comme pour la police, imaginait-il – c’était à un meurtre
de sang-froid qu’il venait d’être mêlé, quoique trop tard pour l’empêcher.
Mais il savait aussi qu’il serait mort maintenant s’il était arrivé plus tôt à
Bramshott House.
Il prit son verre sur le comptoir et ressentit une douleur dans son
coude gauche, se souvenant en même temps qu’il s’en était servi pour briser
une vitre quelques heures plus tôt. C’était un simple bleu, lui avait-on dit,
mais il n’en avait pas moins mal à chaque fois qu’il l’utilisait. Il pivota sur
son tabouret et changea de main. Puis il avala une lampée de whisky, faisant
s’entrechoquer les glaçons, songeant à toutes les réponses qui avaient
disparu avec Edward Buckley.
Il ne put s’empêcher de s’interroger sur les probabilités qu’il y avait
que Buckley soit assassiné le matin même où il devait le rencontrer, et il se
demanda si ce qu’il faisait en Angleterre avait pu, d’une manière ou d’une
autre, précipiter sa disparition, auquel cas il n’était plus du tout question de
coïncidence. Il avait vu de nombreuses personnes au cours du week-end,
posé des questions parfois sensibles – il avait remué le passé. Ou bien peut-
être, tout bonnement, arrivait-il au milieu de quelque chose qui se serait
produit de toute façon, et qu’il n’avait fait qu’accélérer. Il commanda un
autre verre, en songeant que c’était la première fois qu’une pareille chose
lui arrivait.
En même temps que le barman lui resservait un verre, il entendit – lui
et toutes les personnes qui se trouvaient dans le bar, d’ailleurs – le thème de
Anything Goes retentir dans sa poche. Il emporta son verre dans le hall et
prit l’appel, l’affichage lui indiquant qu’il s’agissait de Jonathan.
— Comment ça va ? demanda-t-il d’un ton allègre, comme si quelque
chose le réjouissait.
Pour être honnête avec lui-même, Tayte devait reconnaître que cela
n’allait pas fort. Il avait investi beaucoup de temps et d’énergie pour
parvenir à parler à Edward Buckley. Tout ce qui était arrivé à
Bramshott House et avec la police l’avait déstabilisé, et justifiait le
deuxième verre qu’il tenait maintenant dans sa main.
— Ça va, je crois, répondit-il, ne voulant pas gâcher la bonne humeur
de Jonathan.
— On ne dirait pas. Et votre coude ?
— Ça guérira, il faut un peu de temps.
— Bien, dit Jonathan. Voilà, j’ai quelque chose qui devrait vous ravir.
Je suis retourné dans le grenier cet après-midi, explorer les rampants, et j’ai
trouvé quelque chose qui, j’en suis sûr, vous intéressera.
— Je vous écoute, dit Tayte. Qu’est-ce que c’est ?
— Une boîte en métal. Elle était fermée à clé, j’ai dû forcer la serrure
pour l’ouvrir.
— Qu’y avait-il dedans ?
— Des papiers.
Tayte souriait.
— Quel genre de papiers ?
Jonathan ne répondit pas tout de suite.
— Je pense qu’il vaudrait mieux que je vous montre tout cela, dit-il
finalement. Pouvez-vous passer dans la matinée ?
Tayte jeta un coup d’œil à sa montre. Il était encore tôt, à peine
19 h 30. Il était impatient de voir ces papiers.
— Il est trop tard pour que je passe maintenant ?
— Ce n’est pas tellement l’heure, dit Jonathan. C’est juste que l’on
allait sortir. Géraldine va à son cours de Pilates, et je lui ai promis que
j’essaierai. Elle me tanne depuis des semaines pour que j’y aille.
Tayte ne voulait pas attendre jusqu’au lendemain, mais il semblait
qu’il n’avait guère le choix.
— D’accord, dit-il. Je passerai demain matin.
— J’espère que vous pourrez vous coucher tôt et profiter d’une bonne
nuit de repos, dit Jonathan.
Tayte ne se sentait guère l’envie de dormir. Il avait encore besoin de se
calmer avant cela.
— Je vais continuer un peu mes recherches sur Danny Danielson
d’abord, dit-il.
— Qu’avez-vous découvert ?
Tayte raconte à Jonathan ce qu’il savait.
— Porté disparu ? dit Jonathan. Pauvre garçon.
— Ça reste à confirmer, dit Tayte, qui n’excluait pas la possibilité que
Danny ait pu déserter pour Mena. Il a été inscrit sur la liste en
novembre 1944, ajouta-t-il, en mesurant pour la première fois à quel point
cette date était proche de celle à laquelle Mena s’était enfuie de chez elle. Je
devrais pouvoir vous en dire plus demain matin.
— Alors, à demain, dit Jonathan. Venez aussi tôt que vous le
souhaitez.
Quand il eut mis fin à l’appel, Tayte se rassit et continua de siroter son
whisky en se réjouissant à la perspective d’arriver tôt à la maison des
Lasseter et de découvrir ce qu’il y avait sur ces papiers que Jonathan avait
découverts.
L’histoire d’une famille commence dans la maison familiale, songea-t-
il.
C’était la confirmation de ce qu’il savait déjà, à savoir qu’il était
essentiel de parler à la famille d’abord, pas seulement pour les informations
et les souvenirs qu’elle était à même de partager, mais également pour les
photographies et les documents qui se cachaient souvent quelque part,
attendant d’être découverts. C’était généralement beaucoup de temps de
gagné ; il espérait que ce serait encore le cas.
Mentalement, il fit le point sur tout ce qu’il avait appris à propos de
Mena jusqu’à présent. Selon Joan, Mena avait dit avoir été violée, et Joan
avait compris – d’après les propres déclarations de Mena – que son violeur
était Danny. Puis Mena était tombée enceinte, et comme pour confirmer les
choses, elle avait raconté à tout le monde que le bébé qu’elle portait était
celui de Danny.
Mais, et les lettres ?
Elles contredisaient clairement l’idée selon laquelle Danny avait violé
Mena, d’autant plus qu’il ressortait tout aussi clairement de tout ce qu’il
avait pu lire et entendre dire, que Danny et Mena étaient tombés amoureux
durant l’été 1944. Tayte se dit que Mena n’était peut-être pas tombée
enceinte au moment du viol, mais plus tard, au moment où avait démarré
réellement sa liaison romantique avec Danny ; le bébé aurait tout
simplement été conçu à cette période-là. Mais il ne s’agissait là que de
spéculations, qui ne tenaient pas compte du fait que Joan – jusqu’à ce
qu’elle lise les lettres de Danny – avait été persuadée, par Mena elle-même,
que c’était Danny son violeur. Il en revenait toujours au même point.
Joan avait également suggéré, sur la foi d’une rumeur qui avait circulé
à Oadby au début de l’année 1945, qu’Edward Buckley avait aidé Mena à
s’enfuir ; Tayte se demanda de nouveau pourquoi il aurait fait cela. Il se dit
que cela avait probablement quelque chose à voir avec la raison pour
laquelle Mary et lui ne s’étaient jamais mariés. Il songea à Mary alors – ou
Grace, puisqu’elle avait choisi ce prénom par la suite – qui avait finalement
fait la même chose que Mena après la guerre : fuir loin de chez elle. Et il y
avait son petit-fils, Alan Driscoll, plein d’amertume à l’égard du côté le
plus riche de la famille – envers les Ingram – du fait d’une vieille querelle
familiale.
Tayte se leva en soupirant et se dirigea vers la réception pour
commander son repas par le service d’étage, partagé entre la satisfaction
d’avoir réuni toutes ces informations d’ordre général, et la frustration de
constater qu’elles ne l’aidaient pas vraiment à accomplir l’essentiel de sa
mission, à savoir retrouver Mena. Il avait besoin de faits. Dès qu’il aurait vu
Jonathan le lendemain matin, il se rendrait aux archives locales – même s’il
savait qu’il avait peu de chances de dénicher une information concernant la
période post-1944 de Mena, dont la fuite loin de chez elle avait pu la
conduire à peu près n’importe où.
En arrivant à la réception, ses pensées le ramenèrent à Danny et aux
recherches plus approfondies qu’il comptait mener. Il ne s’attendait pas à
faire de grandes découvertes ; il voulait surtout corroborer les précédentes.
L’idée, c’était que plus il en saurait sur Danny et son histoire, plus il aurait
de chances de remonter jusqu’à Mena.
CHAPITRE 34

Durant tout le trajet qui le conduisit à la maison des Lasseter, Tayte


n’arrêta pas de sourire, et ce ne fut ni à cause du soleil sur son visage, ni
parce qu’il savait qu’il allait bientôt découvrir quel genre de documents
Jonathan avait dénichés. C’était parce qu’il avait fait une découverte lui-
même, et que, pour sa part, il ne connaissait rien de plus stimulant. Il arriva
vers huit heures trente, juste au moment où Géraldine partait travailler.
Dix minutes plus tard, il était dans le salon avec Jonathan, une grande tasse
de café à la main, ses chaussures ôtées et posées près du feu. Avant
d’examiner la trouvaille de Jonathan, il aurait aimé parler de ses recherches
de la veille au soir, pendant que les détails de sa découverte étaient encore
frais dans son esprit, et son excitation toujours vive.
— J’ai voulu voir si je pouvais découvrir autre chose concernant
Danny Danielson avant d’aller me coucher hier soir, commença-t-il. Tout ce
que j’ai appris jusqu’à présent m’a conduit à penser qu’il y avait peut-être
autre chose derrière son statut de soldat porté disparu au combat, et l’on
dirait que je ne suis pas le seul à le croire.
— Intéressant, dit Jonathan en arquant un sourcil.
Tayte but une gorgée de son café, mais il était encore bien trop chaud ;
il le reposa sur la table.
— Je suis parti de l’hypothèse selon laquelle Danny aurait imaginé un
moyen de rejoindre Mena, dit-il. Et je me suis dit que si c’était le cas, il
avait forcément dû laisser des traces derrière lui depuis. Bref, j’ai voulu voir
si je pouvais trouver quelque chose.
— À en juger par votre enthousiaste ce matin, je dirais que vous y
avez réussi, dit Jonathan.
Tayte acquiesça d’un hochement de tête.
— J’ai commencé par googliser le nom complet de Danny. J’ai obtenu
presque dix-sept mille résultats, mais heureusement beaucoup moins quand
j’ai accolé à son nom la précision : « 82e Aéroportée ». Je n’ai plus eu que
sept résultats à ce moment-là, dont un qui renvoyait à un site web dédié au
504e régiment d’infanterie parachutiste.
— Le régiment de Danny, dit Jonathan.
De nouveau, Tayte acquiesça.
— Quand j’ai découvert le nom de la personne qui a fondé le site, j’ai
été certain que je cherchais au bon endroit. Le site a été créé par un certain
Mel Winkelman. Son nom figure dans une lettre que Joan m’a montrée
avant-hier. D’après ce que je sais, Danny et lui étaient les meilleurs amis du
monde pendant la guerre. Mel est mort il y a quelques années, mais son
petit-fils continue de gérer le site. En plus de contenir des informations
d’ordre général sur le 504e régiment, il y a toute une partie consacrée à
l’ami de Mel, Danny.
— Et Mel ne croyait pas que Danny avait disparu au combat ?
— Non, dit Tayte. Et à en juger par ce qu’il a posté sur son site, il
avait une bonne raison de ne pas le croire. Voyez-vous, en novembre 1944,
quand Danny a été porté disparu et enregistré comme tel, Paris était aux
mains des Alliés – en fait, depuis la libération de la ville fin août. Mel s’y
est retrouvé en permission avec Danny et quelques autres gars de leur
compagnie. Apparemment, Paris était la capitale européenne de la fête à
cette époque – un paradis protégé où les soldats épuisés par la guerre
venaient passer une permission bien méritée.
— Autrement dit, le supposé « combat » de l’expression « porté
disparu au combat » devient sujet à caution ?
— Absolument. Le texte que j’ai lu décrit leur unité faisant la java
dans les rues de Paris, et faisant une très mauvaise impression aux gens du
coin. Après s’être soûlés jusqu’à plus soif et avoir profité des Françaises – à
l’exception de Danny, qui s’en serait tenu à l’alcool d’après Mel, par égard
pour sa fiancée – ils se sont séparés sans que l’on comprenne bien pourquoi.
C’est la dernière fois que Mel a vu Danny, pendant ou après la guerre.
— Alors pourquoi Danny a-t-il été officiellement porté disparu ?
Tayte essaya de boire son café, et cette fois il ne reposa pas la tasse.
— Mel donne un début d’explication. Apparemment, Danny a été
porté manquant à l’appel pendant un temps, mais Mel pense qu’il a dû y
avoir une confusion, ou bien que quelqu’un est intervenu volontairement.
Ça l’a tracassé que Danny ne lui ait jamais fait part de sa volonté de
déserter ; et le connaissant comme il le connaissait, il était certain que son
ami n’était pas le genre de soldat à reculer devant un combat et à laisser son
unité derrière lui.
— A-t-il jamais cherché à contester le statut de Danny ? demanda
Jonathan.
— Il l’a fait, mais il explique que personne en haut lieu ne voulait se
donner la peine d’ouvrir une enquête.
Tayte plongea la main dans son porte-documents et en sortit plusieurs
photographies qu’il avait imprimées à l’hôtel avant de partir. Il les fit glisser
sur la table jusqu’à Jonathan.
— Mel a semble-t-il passé des années après la guerre à rassembler
toutes sortes d’informations – à mener sa propre enquête. Il est même
retourné à Paris un certain nombre de fois, il a parlé à des gens, essayé de
revenir sur les lieux que Danny et lui avaient fréquentés.
Jonathan examinait une des photos imprimées en noir et blanc.
— Le « gai Paris », hein ?
Tayte alla s’asseoir à côté de lui afin de voir les images lui aussi.
— C’est Danny, là, dit-il, montrant un GI blond assis avec d’autres
soldats à une table baignée de soleil, à la terrasse d’un café.
Tout le monde riait et buvait, et il y avait une fille entre chacun d’eux.
— C’est quelqu’un de l’unité de Danny qui a pris cette photo, ajouta
Tayte. Les autres ont été prises par d’autres soldats qui se trouvaient dans la
capitale à l’époque. Mel avait réussi à savoir qui était en permission à Paris
cette semaine-là. Il a contacté les survivants au fil des années, et c’est
comme ça qu’il a réussi à rassembler toutes ces photographies sur son site.
Il y a un portrait de Danny en plan rapproché, là, quelque part.
Jonathan fouilla dans les photos et mit la main dessus.
— Joli garçon, dit-il. Pas étonnant que Mena soit tombée amoureuse
de lui.
— L’uniforme d’apparat n’y est sans doute pas pour rien, non plus, dit
Tayte.
Jonathan regarda les autres photographies en même temps que Tayte.
Il y avait des scènes de joie prises sur le vif, montrant des gens pleins
d’insouciance : une bouteille de champagne secouée au-dessus d’une foule
célébrant le bonheur d’être en vie – et quelle importance pouvait bien avoir
le prix d’une telle bouteille, quand l’homme qui la débouchait ne savait
même pas s’il vivrait assez longtemps pour dépenser sa solde. Il y avait
aussi un soldat qui embrassait une fille en sachant que ce serait peut-être
son dernier baiser, figé pour l’éternité par l’objectif de l’appareil photo.
Tayte se leva et retourna à son porte-documents.
— Il y a une autre image que je veux vous montrer, dit-il, souriant en
la sortant de la sacoche.
Elle était attachée par un trombone au journal du jour qu’il avait pris
dans le hall de l’hôtel en partant. C’était la raison principale de son
excitation. Il tendit l’image à Jonathan, gardant le journal pour le moment.
Les vitres sombres des fenêtres indiquaient que la photo avait certainement
été prise de nuit. On y voyait deux soldats buvant un verre dans un coin
d’un bar enfumé : l’un avait les cheveux très blonds, et l’on reconnaissait
clairement Danny. L’autre pouvait être n’importe qui ; sauf que Tayte savait
que ce n’était pas n’importe qui, justement.
Il laissa le temps à Jonathan d’examiner l’image pour voir s’il
reconnaissait l’autre homme. Voyant que ce n’était pas le cas, il tendit le
journal devant lui et le laissa tomber à plat, ouvert à la première page.
— Il est avec Edward Buckley, dit-il.
Jonathan regarda le journal, puis l’image.
— Seigneur, je crois que vous avez raison.
Tayte n’avait aucun doute. La photographie d’Edward et Mary, que
Jonathan lui avait montrée ce week-end-là, était petite et moins mémorable,
mais le gros titre du journal – « Un héros de la guerre assassiné ! » –, et le
portrait en pleine page du capitaine Edward Buckley de la 1re division
aéroportée britannique, rendait la comparaison évidente.
— Alors, comme ça, dit Jonathan, Edward Buckley se trouvait à Paris
au même moment que Danny.
Tayte acquiesça.
— Et ça pourrait être bien plus qu’une coïncidence. Mel avait mis
cette photo en évidence sur son site. C’est la dernière photo qu’il a trouvée
de Danny avant qu’il ne soit porté disparu.
— Vous pensez qu’Edward a eu quelque chose à voir avec la
disparition de Danny ?
Tayte se rassit.
— Je ne sais pas, répondit-il. Peut-être qu’il l’a aidé à déserter – c’est-
à-dire à rejoindre Mena. Joan Cartwright m’a dit qu’une rumeur avait
circulé à l’époque prétendant qu’Edward avait aidé Mena à s’enfuir de chez
elle. Peut-être qu’il les a réunis tous les deux.
— Et si c’était à cause de ça, directement ou indirectement,
qu’Edward Buckley a été assassiné hier ? suggéra Jonathan, en jetant une
nouvelle fois un coup d’œil au journal.
— C’est possible, admit Tayte.
Il avait lui-même réfléchi à cette éventualité depuis qu’il avait mis la
main sur cette photo montrant Danny et Buckley ensemble, mais il n’était
parvenu à aucune conclusion solide. Le fait que Buckley ait été avec Danny
à peu près à l’époque où ce dernier avait été porté disparu n’expliquait en
rien pourquoi quelqu’un pouvait vouloir le tuer. Et pourquoi maintenant,
plus de soixante-dix ans plus tard ? Tayte n’en savait rien. Il se dit qu’il
fallait qu’il creuse cette question, mais il savait aussi qu’il ne disposait pas
d’informations suffisantes pour cela. Essayer de remonter jusqu’à Mena
semblait être, en attendant, la meilleure chose à faire. Il espérait que
Jonathan avait des choses intéressantes à lui montrer.
— Et si on jetait un coup d’œil à cette boîte en fer que j’ai trouvée, dit
justement ce dernier, comme s’il lisait dans les pensées de Tayte. Elle est
dans mon bureau, si vous voulez bien me suivre.

Garé dans le chemin qui longeait la propriété des Lasseter, dissimulé à


la vue par un enchevêtrement de ronces et de branches d’aubépine, un Land
Rover Defender vert foncé mit son moteur en marche. Il était là depuis le
lever du jour, et le conducteur avait dû démarrer son moteur à intervalles
réguliers à cause du froid. Il le laissa tourner et descendit du véhicule, des
feuilles sèches craquant sous ses chaussures alors qu’il s’approchait de la
limite de propriété, écartant les branches épineuses pour avoir une vue
dégagée sur la maison.
Il ôta ensuite ses verres sans monture, leva une lunette de visée
grossissante et regarda dedans. Il se servit de la fourche d’une branche pour
la stabiliser, sa respiration formant autour de lui un halo vaporeux
semblable à un brouillard givrant, tandis qu’il scrutait la maison et les
voitures dans l’allée. Il y en avait deux mais il ne s’intéressait qu’à la
Vauxhall argentée qui n’était pas là quand il était arrivé à l’aube. Il prit
mentalement en note le numéro d’immatriculation, et continua d’examiner
la maison et les fenêtres, cherchant à distinguer de l’activité, jusqu’à ce que
le froid commence à faire trembler la lunette dans ses mains.
Il retourna à la voiture et continua d’attendre. Maintenant qu’il s’était
occupé de Buckley, il projetait de rendre une petite visite à Joan Cartwright
dans la journée, mais juste le temps nécessaire – tout comme il était inutile
qu’il s’attarde dans sa visite à Jonathan et à sa femme. Tout ce qu’ils
savaient concernant Mena Lasseter, l’Américain le savait certainement
aussi, maintenant.
D’une pierre deux coups.
Il savait que Tayte finirait par se rendre chez les Lasseter, mais qu’il
vienne à lui si tôt, c’était inespéré. Cela lui ferait gagner du temps, qu’y
avait-il de plus important ? Mais il ne voulait pas précipiter les choses.
L’Américain allait trouver Mena pour lui. Tout ce qu’il avait à faire, c’était
observer et être patient.

La boîte en fer que Jonathan avait dénichée dans le grenier était posée
sur un vieux bureau en pin près d’une fenêtre qui donnait sur des champs
dépouillés et gelés, austères dans la pâle lumière hivernale. Jonathan se
dirigea droit vers la boîte ; Tayte le suivit en détaillant du regard les
rayonnages de vieux livres médicaux qui couvraient les murs.
— La plupart appartenaient à mon grand-père, expliqua Jonathan,
notant l’intérêt de Tayte.
Il ramassa la boîte et la lui tendit en disant :
— Et je soupçonne que ceci appartenait à ma grand-mère, Margaret.
Tayte étudia la boîte, la retourna dans ses mains. C’était une vieille
caissette à monnaie. Il en avait déjà vu très souvent de semblables. Elle était
noire et or, avec une ligne rouge autour du couvercle, et une poignée dorée
sur le dessus. Il repéra l’endroit où Jonathan l’avait attaquée, éraflant la
peinture et tordant le métal. Les charnières grincèrent quand il l’ouvrit ; à
l’intérieur il trouva un petit paquet de papiers. Les vieux papiers de famille
avaient le don de faire sourire Tayte, et ceux-là ne firent pas exception à la
règle.
— Je les ai déjà examinés, dit Jonathan. Je crois que les deux du
dessus vous intéresseront tout particulièrement.
Tayte les sortit et reposa la boîte sur le bureau. Les papiers étaient
roses et fins, et en dépliant le premier il vit que l’écriture s’était estompée
au point d’être presque illisible par endroits. La partie imprimée sur ce qui
était manifestement un papier carbone était plus claire.
— « Maison de la Trinité », lut Tayte à voix haute. « Les sœurs de
la Providence éclairée. Foyer catholique pour filles-mères. »
Il regarda Jonathan.
— C’est un formulaire de consentement d’un foyer d’accueil pour les
mères et leurs bébés.
Il examina les détails de la partie manuscrite presque effacée, et ne
parvint à distinguer que le nom de Philomena Lasseter. Le formulaire, daté
de décembre 1944, confirmait sa première idée selon laquelle Mena avait
fui le domicile familial à la fin de cette année-là pour tenter de garder son
bébé. Mais il savait aussi qu’elle ne l’avait pas gardé ; il se dit que peut-
être, grâce au contenu de cette petite boîte, il allait comprendre pourquoi.
— Regardez l’autre document, dit Jonathan, anticipant le prochain
mouvement de Tayte.
Tayte le déplia, s’attendant à ce qu’il soit identique en tout point au
premier, hormis la date. Il s’agissait bien de deux formulaires de
consentement du même foyer pour filles-mères, et les deux étaient signés
par Margaret Lasseter, le deuxième daté du début du mois de février 1945.
Mais il y avait une autre différence significative.
— Mena Fitch, murmura Tayte, se souvenant du nom figurant sur
l’acte de naissance original de sa cliente.
Voilà donc pourquoi Mena était enregistrée sous le nom de jeune fille
de sa mère, se dit-il. Il supposait que Margaret Lasseter avait opté pour ce
faux nom afin d’empêcher que l’on puisse associer sa fille – et la honte que
sa grossesse avait, selon elle, causée – à la famille Lasseter.
— Donc, Mena est revenue à la maison, dit Jonathan. Comment se
fait-il que papa n’en ait rien su ? Il est rentré de la guerre quelques mois
plus tard. Il aurait dû au moins en entendre parler par P’pa, mon grand-père,
qui lui a forcément dit où elle se trouvait.
Tayte y réfléchit. Il paraissait assez probable que les projets de Mena,
quels qu’ils aient été, en quittant la maison, ne s’étaient pas déroulés
comme elle l’espérait. À moins qu’on l’ait ramenée contre sa volonté. Il
repensa à la visite qu’elle avait rendue à Joan, pour lui confier ses lettres et
son pendentif, consciente peut-être qu’ils allaient lui être confisqués, soit
par sa mère, soit par les sœurs de la Providence éclairée. C’était à la fin du
mois de janvier, lui avait dit Joan. Mena avait de toute évidence l’intention
de revenir les chercher, mais elle ne l’avait pas fait – ou elle en avait été
empêchée. Il se demanda combien de temps Mena avait pu être détenue à la
Maison de la Trinité. Il reprit la boîte sur le bureau et se mit à fouiller son
contenu, à la recherche de formulaires semblables aux deux autres.
— Y avait-il autre chose provenant de ce foyer ? reprit-il.
— Je n’ai rien vu d’autre, répondit Jonathan.
Tayte continua de chercher.
— La plupart de ces foyers pour filles-mères n’étaient rien de moins
que des ateliers de misère, dit-il. Une survivance de l’ère victorienne.
Il trouva un reçu et l’écarta aussitôt.
— Le plus souvent, le seul espoir d’en sortir était qu’un membre de
votre famille revienne vous chercher.
Il leva les yeux et fixa Jonathan avec sérieux.
— À ce stade, reprit-il, étant donné que votre père ne savait pas ce
qu’il était advenu de Mena, et que votre grand-père ne semble pas lui avoir
parlé de quoi que ce soit non plus, je pense que votre grand-mère, Margaret,
était la seule personne de la famille à savoir que Mena était revenue.
Tayte atteignit le fond de la boîte, et une pensée le refroidit aussitôt. Il
n’avait pas fait de recherches concernant la famille élargie de Mena. Cette
mission, depuis le début, n’avait qu’un objectif : retrouver Mena, faire le
lien. Établir l’arbre généalogique complet était un service supplémentaire
qu’il proposait plus tard, si sa cliente le souhaitait.
— Quand Margaret est-elle morte ? demanda-t-il.
Jonathan se gratta le menton.
— Laissez-moi réfléchir, dit-il. Je me souviens que papa m’a dit
qu’elle était morte avant ma naissance – donc avant 1950. Je n’ai connu que
P’pa, mon grand-père ; j’avais cinq ou six ans quand il est mort.
Il continua de se gratter le menton.
— Attendez une minute, ça va me revenir, dit-il comme s’il participait
à un jeu télévisé.
Quelques secondes plus tard, il répondit :
— George Orwell !
— Quoi, 1984 ? fit Tayte, perplexe.
— Non, l’année de publication du livre. 1948. Papa était un grand fan
d’Orwell. Il n’arrêtait pas de me bourrer le crâne avec des détails de ce
genre.
— Vous en êtes sûr ? insista Tayte. Ou faut-il que je vérifie sur mon
ordinateur portable ?
— Non, je suis certain de la date. Margaret est morte en 1948. Mais ne
me demandez pas de quoi.
— Trois ans après le retour de Mena, réfléchit Tayte. Donc, peu de
temps après finalement.
— À quoi pensez-vous ?
— Pour l’instant, je pense au pire, répondit-il, mais j’espère me
tromper. Si Mena se trouvait toujours chez les sœurs de la
Providence éclairée quand sa mère est morte, qui restait-il pour aller la
rechercher si personne d’autre ne savait qu’elle était là-bas ? Sous un nom
partiellement faux, elle a pu être totalement oubliée.
— Je vois, dit Jonathan. Il se peut qu’elle soit restée là-bas très
longtemps.
Tayte hocha doucement la tête.
— Là-bas, ou ailleurs : elle a très bien pu être transférée dans une
autre institution. Il y en avait de nombreuses à l’époque dans la région – la
plupart fonctionnant toujours selon les préceptes moraux victoriens sur
lesquels elles ont été fondées.
— Eh bien, espérons que Margaret est allée la rechercher avant de
mourir, dit Jonathan. En même temps, si elle l’a fait, est-ce que Mena ne
serait pas rentrée à la maison ?
Tayte se posait la même question, mais il était difficile de savoir ce
que Mena avait pu faire ou non, et où elle était allée. Il se dit qu’après avoir
été forcée à abandonner son bébé, elle n’avait peut-être pas voulu rentrer
chez elle.
— J’ai l’intention de me rendre aux archives locales aujourd’hui, dit-
il. J’y trouverai peut-être des réponses à certaines questions. Ces
formulaires de consentement constituent en tout cas un bon point de départ.
Aimeriez-vous m’accompagner ?
— Avec grand plaisir, annonça Jonathan. Je n’ai rien de prévu
aujourd’hui. Si vous êtes certain que ça ne vous gênera pas, bien entendu.
Tayte sourit.
— Croyez-moi, dit-il, j’ai besoin de toute l’aide possible, et puis
j’aurai peut-être d’autres questions à vous poser.
Il fit claquer d’une chiquenaude le formulaire qu’il tenait toujours à la
main.
— Mais j’aimerais faire un saut à la Maison de la Trinité avant cela,
ajouta-t-il. Voyons ce qu’est devenu cet endroit ; et puis, j’aime bien sentir
physiquement les lieux quand j’en ai la possibilité.
Jonathan se pencha et lut l’adresse.
— C’est juste à la sortie nord de la ville, dit-il. Il ne faut pas plus de
vingt minutes pour y aller.
— Formidable, conclut Tayte. Vous voyez, vous m’aidez déjà.
CHAPITRE 35

Il leur fallut peu de temps pour découvrir que la Maison de la Trinité


ne se trouvait plus à l’adresse indiquée sur les vieux formulaires de
consentement. Il leur apparut évident, aussitôt que Tayte tourna avec la
voiture dans la rue où se trouvait jadis l’institution, que tout le secteur avait
été transformé en un vaste ensemble résidentiel destiné à absorber
l’inévitable accroissement de la population de Leicester. La maison
d’accueil pour filles-mères qui se dressait autrefois en plein milieu avait
cédé la place à une galerie marchande construite, à en croire la plaque fixée
au-dessus de l’entrée, en 1959. Elle avait été de surcroît agrandie et
modernisée depuis cette date. Tayte se demanda alors ce qu’il était advenu
de toutes les filles qui étaient internées à la Maison de la Trinité quand elle
avait fermé. Comme il faisait demi-tour avec son véhicule et reprenait la
direction du sud de la ville, il se prit à espérer le découvrir bientôt.
Le bureau des archives du Leicestershire, de Leicester et du Rutland se
trouvait à Wigston, à moins de deux kilomètres au sud-est de Oadby.
Quoique n’y ayant encore jamais mis les pieds, Jonathan connaissait
suffisamment le secteur pour guider Tayte jusqu’à Long Street. Ils prirent la
rocade qui contournait Leicester, et, la circulation de fin de matinée étant
fluide, il ne leur fallut pas longtemps pour arriver à destination.
Tayte gara la voiture sur le parking réservé aux visiteurs, ramassa son
porte-documents sur la banquette arrière, et Jonathan et lui parcoururent
d’un pas tranquille la courte distance qui les séparait de l’entrée principale
des archives. Le bâtiment lui fit penser à une ancienne école que l’on aurait
transformée et agrandie au fil du temps pour en faire l’ensemble actuel.
Derrière ses grandes fenêtres d’atelier blanches rythmant la façade en
brique rouge, on imaginait facilement des réunions scolaires ou des cours
de gymnastique.
Ils arrivaient devant le bâtiment quand Tayte sentit son pouls
s’accélérer. Il savait que les agences d’adoption et les foyers d’accueil
comme la Maison de la Trinité n’étaient pas tenus, à l’origine, de conserver
leurs archives plus de vingt-cinq ans – une durée étendue à soixante-
quinze ans, et dans certains cas à cent ans, au cours des années 1970 – mais
il était bien souvent tombé sur des exceptions à la règle. C’est ce qu’il
aimait dans les bureaux d’archives locaux : on ne savait jamais à l’avance
ce que l’on allait trouver.
À l’intérieur, Tayte tendit son porte-documents en échange d’une clé
de vestiaire numérotée, et Jonathan et lui durent s’inscrire avant d’être
autorisés à accéder aux archives. On les dirigea vers une salle haute de
plafond dont le périmètre était couvert de rayonnages sur lesquels
s’empilaient des boîtes d’archives. Ils longèrent, au milieu de la pièce, une
rangée de chaises et une longue table couverte de lecteurs de microfilms.
Dans le prolongement de la table se trouvait une autre pièce, une annexe à
la salle de lecture, dans laquelle quelques visiteurs étaient penchés sur des
documents. À leur gauche, une femme d’âge mûr assise derrière un bureau
en L leur sourit et les salua quand ils s’approchèrent.
— Bonjour. En quoi puis-je vous aider ?
Tayte lui retourna son sourire.
— Je cherche des renseignements concernant un foyer pour filles-
mères qui existait près d’ici dans les années 1940. Je sais bien que ça ne
date pas d’hier, mais savez-vous s’il y a ici des documents de cette
période ?
La femme secoua négativement la tête avant même que Tayte ait
terminé de formuler sa demande.
— Je suis désolée, dit-elle. Il reste très peu d’archives aujourd’hui
relatives à ces institutions privées pour filles-mères, et nous n’avons rien du
tout ici.
Les épaules de Tayte retombèrent. Il avait espéré qu’il y aurait quelque
chose.
— Les seuls documents que nous possédons et qui pourraient vous
intéresser, ajouta la femme, concernent le Comité des œuvres sociales du
diocèse de Leicester – autrefois appelé l’Association pour la protection de
la moralité du diocèse de Leicester. L’institution a été créée pour venir en
aide aux jeunes gens en danger moral, comme les filles-mères. C’est devenu
une société d’adoption en 1943, mais ils ont abandonné cette activité en
1980.
— Quelle est la confession religieuse du diocèse de Leicester ?
demanda Tayte, se disant qu’il restait un petit espoir si le diocèse était
catholique.
— Anglican, dit la femme, anéantissant brutalement cet espoir.
— Je vois, soupira Tayte. Eh bien, merci pour votre temps.
Il tourna les talons et se dirigea vers la sortie.
— Alors… on s’arrête là ? demanda Jonathan en le rattrapant.
— J’ai besoin d’un café, dit Tayte. J’ai vu un distributeur de boissons
chaudes en entrant. Il faut que je réfléchisse.
Le distributeur était installé dans un petit coin détente à côté du bureau
d’accueil principal. Debout, un café à la main, Jonathan et Tayte
échangeaient tranquillement.
— Si Mena est entrée à la Maison de la Trinité en 1945, dit Tayte,
d’après moi il n’y avait que trois manières pour elle de pouvoir en partir. La
première : quelqu’un est allé la rechercher. La deuxième : elle est morte
pendant son séjour là-bas. Et la troisième : elle a été transférée, soit en 1959
quand l’institution a fermé, soit avant.
— Je crois que nous avons déjà éliminé l’option numéro un, dit
Jonathan. Si Margaret – qui était peut-être la seule personne à savoir qu’elle
était là-bas – était allée la récupérer, elle serait rentrée à la maison avec
elle ; or, je sais que cela ne s’est pas produit, papa me l’aurait dit.
Tayte en convint.
— Et je suis à peu près sûr aussi que nous pouvons abandonner la
deuxième hypothèse, dit-il. Si elle était morte là-bas, j’en aurais trouvé une
trace dans les registres locaux. J’ai déjà vérifié avec les noms de Lasseter et
de Fitch.
— Donc, vous pensez qu’elle a été transférée ?
— Des trois scénarios, c’est celui qui me paraît le plus probable, mais
il pose deux nouvelles questions : où et quand ?
— N’y a-t-il pas un quatrième scénario ? suggéra Jonathan. Elle a pu
réussir à s’enfuir.
Tayte avait envisagé cette possibilité, mais il l’avait écartée au motif
que si Mena s’était effectivement enfuie de la Trinité, elle serait retournée
chez Joan récupérer ses lettres et son pendentif.
— Non, dit-il. Elle ne s’est pas enfuie.
Il regarda dehors par la fenêtre d’un air pensif, observant distraitement
la circulation de midi.
— Pour découvrir où Mena a été transférée, reprit-il, il me faut trouver
une trace d’une institution catholique dont aucune trace n’existe plus.
— Un vrai casse-tête, reconnut Jonathan.
Tayte termina son café et jeta le gobelet dans la poubelle.
— Je ferais bien de vous raccompagner chez vous, dit-il. J’ai besoin
de réfléchir à ce que je vais faire, et ça ne m’enchante pas plus que ça. Mais
il y a des moments comme maintenant où il vaut encore mieux essayer de
tout remettre à plat et de raisonner, tout simplement.
Il ramassa au fond de sa poche sa clé de vestiaire pour récupérer son
porte-documents, puis ajouta :
— Je vous appellerai dès que j’ai une piste sérieuse.

Tayte sortit des archives avec Jonathan et remarqua qu’il faisait bien
plus froid, ce qu’il mit sur le compte du ciel clair et dégagé. L’air lui
engourdit le nez et lui gratta la gorge ; à chaque respiration, il avait
l’impression que son souffle gelait devant lui. En marchant sur le trottoir au
milieu des passants pour rejoindre le parking, Jonathan se tourna soudain
vers lui, l’air préoccupé.
— Je repense à cette photo que vous m’avez montrée, dit-il.
— La photo de Mel ? Danny et Edward à Paris ?
— Oui, il y a quelque chose qui m’interpelle dans cette photo, ça m’a
tracassé toute la matinée, mais je n’arrive pas à mettre le doigt sur ce que
c’est. Vous permettez que je la regarde encore une fois ?
— Bien sûr.
Tayte ralentit le pas et ouvrit son porte-documents. De sa main libre, il
fouilla à l’intérieur et en sortit la photographie imprimée.
— La voilà, dit-il en la tendant à Jonathan.
Ils marchaient d’un pas tranquille maintenant, Tayte avec son porte-
documents sous le bras, et Jonathan en examinant de nouveau la photo,
sourcils froncés, concentré. Tayte le regarda faire avec impatience, espérant
une nouvelle révélation, mais rien ne vint. Quand ils arrivèrent à l’entrée du
parking, Jonathan secoua la tête et lui rendit l’imprimé.
— Je suis désolé, dit-il. Ça ne m’aide pas.
— Ça vous reviendra peut-être si vous arrêtez d’y penser, suggéra
Tayte. Ça marche souvent en ce qui me concerne.
Il tint son porte-documents en équilibre sur son genou et essaya d’y
glisser la feuille pour la ranger, mais il se retrouva rapidement à sautiller,
avant de trébucher et de lâcher finalement sa serviette, qui tomba et répandit
tout son contenu sur le parking. Dans un grommellement, Tayte maudit sa
maladresse. Jonathan voulut l’aider, mais un autre homme se montra plus
rapide. Tayte leva les yeux et vit l’homme au complet rayé bleu marine
s’accroupir à côté de lui.
— Madame Bovary, dit l’homme.
Il ramassa le livre et remonta ses petites lunettes rondes sur son nez en
l’ouvrant.
— Vous avez du retard, ajouta-t-il.
— Il n’est pas à moi, dit Tayte.
— C’est ce que je vois, fit l’homme d’un air songeur en examinant
l’intérieur de la couverture.
Il ouvrit le livre à la page que Tayte avait marquée avec la bande
patronymique.
— J’ai moi-même un faible pour les classiques, ajouta-t-il. Ce pauvre
vieux Charles, hein ?
— Je ne l’ai pas encore terminé, dit Tayte en continuant de remettre
les papiers dans son porte-documents.
— Eh bien, vous devriez le terminer rapidement, conseilla l’homme.
Il ferma le livre et le passa à Tayte, le tenant encore tandis qu’il le
regardait dans les yeux et ajoutait :
— J’ai toujours peur de mourir au beau milieu d’un livre – de ne
jamais connaître la fin. C’est idiot, je sais, mais ça fait de moi un lecteur
rapide.
— Je veux bien le croire, dit Tayte.
Il lui sourit d’un air gêné, et l’homme lâcha le livre.
— En tout cas, merci pour votre aide, ajouta-t-il.
Puis il se tourna, échangea un regard incrédule avec Jonathan, et tous
les deux poursuivirent leur chemin jusqu’à la voiture.
CHAPITRE 36

Vers neuf heures ce soir-là, Tayte se retrouva avec plusieurs plateaux-


repas remplis de vaisselle sale qui s’empilaient dans un coin, et un sachet de
chocolats miniatures Hershey de premiers secours dangereusement entamé,
bien que réservé pour son vol retour. La vaisselle sale s’empilait parce qu’il
avait accroché un écriteau « Ne pas déranger » sur la porte, ne voulant pas
que qui que ce soit entre dans la chambre pour emporter les vieux plateaux
– inutile d’être dérangé davantage que cela n’avait été nécessaire quand on
les lui avait montés. Le bureau auquel il était assis avec son ordinateur
portable ressemblait à un champ de « cercles céréaliers », du fait des taches
de café séchées qu’il avait faites à force de remplir et remplir encore, et
surtout faire déborder sa tasse, mais il n’y prêtait guère d’attention.
Il suffit souvent de creuser un peu, alors creuse.
C’est ce qu’il n’arrêtait pas de se répéter comme un mantra à chaque
fois qu’il perdait le fil de ses recherches, ce qui arrivait souvent.
L’expression familière le ramenait aux longues journées et aux nuits tout
aussi longues où il s’enfermait chez lui, s’efforçant vainement de
reconstituer sa propre histoire familiale – l’envers du décor – ; à cette
différence près que cette fois, il ne buvait pas. Il avait besoin de garder
l’esprit clair ; l’expérience lui avait douloureusement démontré que Jack
Daniels n’était pas son allié dans sa quête de vérité.
Alors, comment trouver une trace d’une institution dont aucune trace
n’existe plus ?
La réponse paraissait évidente : c’était impossible. Tayte savait donc
qu’il devait contourner la difficulté. D’abord, il voulait s’assurer que Mena
avait bien séjourné à la Maison de la Trinité ; les formulaires de
consentement démontraient la volonté de sa mère de l’y envoyer, mais ils ne
prouvaient pas que Mena y était effectivement entrée. Ensuite, il cherchait à
savoir quand elle en était partie, en gardant à l’esprit la date de 1959, qui
était celle où le foyer catholique avait été remplacé par une galerie
marchande. Enfin, si Mena avait bien séjourné à la Trinité, il voulait savoir
où elle était allée ensuite.
Tayte se dit que s’il pouvait répondre d’abord à la dernière de ces
questions, il répondrait du même coup à toutes les autres. C’était cela,
contourner le problème de l’absence de documents d’archives pour la
Maison de la Trinité, mais après plusieurs heures de recherche sur Internet à
suivre la piste de toutes les Mena ou Philomena, de tous les Lasseter ou
Fitch qu’il pouvait trouver, il conclut que contourner la difficulté n’était pas
en soi beaucoup plus simple. Ses cheveux étaient déjà tout embroussaillés à
force de les ratisser dans tous les sens avec ses doigts crispés. Il réessaya,
fourrant cette fois dans sa bouche un autre mini-chocolat Mr. Goodbar,
ayant gardé les meilleurs pour la fin.
Alors, où donc pourraient aller les résidentes d’une maison d’accueil
pour filles-mères quand celle-ci ferme ?
Cette question, il avait bien dû se la poser dix fois auparavant. Sa
première idée était qu’elles seraient certainement envoyées dans un autre
foyer catholique. L’Église catholique était une communauté très soudée,
mais aussi, d’après l’expérience qu’il en avait, très prudente. Il se demanda
si ce n’était pas la raison pour laquelle il n’avait rien trouvé.
Et si Mena avait été transférée avant la fermeture de la Trinité ?
Il se dit qu’il était temps d’élargir son champ d’investigation, parce
que les mini-barres chocolatées avaient commencé à lui faire de l’œil, et il
savait qu’il n’arriverait pas à leur résister s’il n’identifiait pas très vite une
nouvelle piste.
Mais pour quelles raisons aurait-elle été transférée ?
Il en voyait principalement deux : soit elle s’était montrée trop
insoumise pour l’institution, auquel cas elle avait pu être envoyée dans un
endroit encore plus strict et surveillé ; soit elle avait été physiquement ou
mentalement malade. Dans ce dernier cas, on l’aurait envoyée dans un
hôpital, avec l’idée de la réintégrer ensuite, ou peut-être pas si le foyer avait
fermé entre-temps. Toutes ces hypothèses ouvraient de nombreuses
perspectives et posaient chacune d’autres problèmes, mais Tayte se dit qu’il
avait toute la nuit et toute la journée du lendemain pour y réfléchir.
Ou même le surlendemain.
Il était un peu plus de onze heures quand il se dit qu’il avait épuisé les
possibilités de l’approche directe et que cela n’avait rien donné. Avec
l’avènement du World Wide Web, la « Toile mondiale », et sa croissance
exponentielle au cours de la dernière décennie, Tayte était de plus en plus
convaincu que n’importe quelle information que l’on pouvait chercher s’y
trouvait, sous une forme ou une autre, quelque part. Parallèlement, il
devenait de plus en plus important de savoir ce que l’on cherchait, pour ne
pas être noyé sous un flot de données.
Pour l’heure, Tayte avait justement le sentiment d’être en train de se
noyer.
Il se leva et se prépara une pleine carafe de café frais ; puis il se rassit,
mangea le dernier de ses Hershey et concentra ses pensées sur l’approche
indirecte. Il n’arrivait pas à trouver Mena, mais peut-être pouvait-il
rencontrer quelqu’un qui l’avait connue. Il entreprit une recherche sur les
sœurs de la Providence éclairée, mais rien ne correspondant, il passa
rapidement à autre chose.
Lancer une recherche générale sur la Maison de la Trinité était une
chose qu’il avait espéré pouvoir éviter, tant le nom était répandu, mais il
n’avait pas le choix. Il commença par l’adresse, mais c’était trop spécifique
et il n’obtint aucun résultat. Quand il entra « Maison de la Trinité » sur
Google, il vit qu’il y avait presque un million de résultats à l’échelle
mondiale. Il songea à ramener le champ d’investigation au Royaume-Uni,
mais comment saurait-il que le lien qu’il espérait trouver ne figurait pas sur
un serveur dans quelque autre partie du monde – une référence au foyer,
faite par quelqu’un qui vivrait aujourd’hui à l’étranger ?
Il va falloir être méthodique, J. T., se dit-il.
Il ajouta Leicester à sa recherche, en tablant sur le fait qu’une allusion
au foyer, quelle qu’elle soit, devait inclure sa localisation même
approximative, mais il y avait encore deux cent mille résultats. Il se
renversa contre le dossier de sa chaise avec un soupir, but son café et alla
remplir une nouvelle fois sa tasse, conscient que cela allait être une très
longue nuit.
Deux heures plus tard, il parvint à la conclusion qu’il devait envisager
une autre approche encore, parce qu’il était clair que malgré le temps passé,
il n’avait fait qu’effleurer le problème. Quelques liens s’étaient révélés
prometteurs et l’avaient encouragé à poursuivre, mais ils n’avaient
finalement mené nulle part. Il y avait tellement de choses à lire – tellement
de détails à passer en revue.
La douleur qu’il commençait à ressentir au centre de ses yeux lui fit
comprendre qu’ils devaient être injectés de sang. Il les frotta et bâilla. Puis
il décrocha le combiné du téléphone de l’hôtel et commanda un en-cas par
le service d’étage de nuit. Puis, reprenant là où il en était, il ajouta le terme
« catholique » à sa recherche, avant d’espérer qu’un ou plusieurs des vingt
mille résultats annoncés contiendrait une référence à la Maison de la Trinité
qui l’intéressait. Il fit défiler des pages et des pages de données. Puis, vers
quatre heures du matin, il se redressa brusquement sur sa chaise.
Il avait sous les yeux un nom qui le remplit d’effroi, tant il avait lu
d’histoires terribles à son sujet ces dernières années : Madeleine24. Il cliqua
sur le lien et se retrouva sur un site dédié aux survivantes des tristement
célèbres couvents de la Madeleine, ou « blanchisseries Madeleine », comme
on allait plus tard les appeler. L’institution catholique avait été fondée à
Dublin, en Irlande, en 1765, et au XXe siècle, les blanchisseries Madeleine
avaient essaimé dans le monde entier. Il avait lu que ces foyers n’étaient
guère plus que des camps de travail, et que la plupart opéraient en tant que
prisons servant la communauté, tout cela sous prétexte de sauver des
femmes considérées comme « perdues », et qui pouvaient être envoyées là
pour la simple raison qu’elles étaient jugées trop attirantes pour l’autre
sexe, et par conséquent en « danger moral ». Tayte se mit à prier de tout son
cœur pour que Mena n’ait pas terminé ses jours dans un pareil endroit.
La dernière blanchisserie avait fermé en 1996 après un scandale public
consécutif à la découverte, trois ans plus tôt, des restes de cent cinquante-
cinq corps, après que les sœurs de Notre-Dame-de-la-Charité eurent vendu
à des promoteurs une de leurs propriétés dans le nord de Dublin. De tous les
restes exhumés, seuls soixante-quinze avaient fait l’objet d’une déclaration
de décès ; et sur les quatre-vingts autres, vingt-quatre n’ont pu être
identifiés. Par association, Tayte songea aux foyers protestants Béthanie :
un autre lieu religieux de détention auquel il s’était intéressé au cours de ses
recherches passées, et qui avait également déclenché un terrible scandale
dans les années 1970, preuve s’il en était besoin que de tels lieux n’étaient
pas propres à la religion catholique.
Il fit défiler son écran, cherchant à faire le lien avec la Maison de la
Trinité. Il vit des images de plusieurs femmes, et se mit à lire un peu de
chaque récit; il y était question de dissimulations et de conditions de vie qui
semblaient appartenir au Moyen Âge, mais qui pourtant remontaient
seulement à la deuxième moitié du XXe siècle. Quand il vit une référence à
la Maison de la Trinité, il rapprocha son visage de son écran, espérant que
c’était le lien qu’il cherchait, tout en priant pour ce ne soit pas le cas.
— Audrey Marsh, lut-il dans un murmure.
Il avait devant les yeux l’image d’une femme aux cheveux gris à qui il
donna environ soixante-quinze ou quatre-vingts ans, notant au passage que
son entrée avait été ajoutée sur le site environ un an et demi plus tôt. Il se
mit à lire son témoignage racontant sa vie difficile, souvent brutale, dans
une blanchisserie Madeleine. Puis, en arrivant à la référence à la Maison de
la Trinité, il marqua un temps d’arrêt. Voilà. Il lut « Leicester », et l’année
« 1959 », qui était celle de la fermeture du foyer de la Trinité. C’est à ce
moment-là qu’Audrey Marsh – peut-être avec toutes les autres filles dont
les sœurs de la Providence éclairée avaient la charge – avait été transférée à
la blanchisserie Madeleine. Tout cela paraissait logique. Tout ce que Tayte
voulait savoir désormais, c’était si Mena avait été transférée en même
temps qu’elle.
Il s’adossa au dossier de sa chaise et exhala un long soupir. Il y avait si
longtemps maintenant qu’il fixait son écran que les textes commençaient à
se brouiller. De temps à autre, les mots se mettaient à trembler devant ses
yeux. Il y avait une zone de commentaires en bas de l’écran associé à
l’entrée d’Audrey Marsh. Il l’agrandit et lut plusieurs messages, certains ne
datant que de quelques mois. Ils ne lui apprirent rien de plus, mais chaque
commentaire avait fait l’objet d’une réponse ; aussi, s’enregistra-t-il
rapidement avec son adresse e-mail, avant de laisser son propre message
expliquant qui il était et qui il recherchait, et de poser la question clé :
Audrey connaissait-elle Mena Fitch, ou avait-elle entendu parler d’elle ?
Alors qu’il fermait les yeux et posait sa tête sur le bureau – juste une
minute, se dit-il – il se prit à espérer qu’Audrey Marsh gardait un œil sur ce
site, et qu’elle recevrait bien une alerte e-mail lui notifiant qu’un nouveau
commentaire avait été déposé.
— Parfois, il suffit de creuser un peu, marmonna-t-il, juste avant que
l’épuisement n’ait raison de lui et que le sommeil ne le prenne.

Quelques heures plus tard, Tayte se réveilla en sursaut. Il se redressa


sur sa chaise et regarda autour de lui dans la chambre, totalement désorienté
l’espace d’une seconde. Puis, reprenant complètement ses esprits en voyant
son ordinateur portable devant lui, il remarqua qu’il avait reçu un nouvel e-
mail. C’était l’alerte sonore signalant son arrivée qui avait dû le réveiller. Il
renifla, inspira profondément, bâilla et se frotta le cou, avant de masser le
côté de son visage engourdi à force d’être resté appuyé sur le bureau. Puis il
jeta un coup d’œil à sa montre en ouvrant le message. On était mercredi, et
il était un peu plus de huit heures du matin.
L’e-mail était une notification de message privé émanant du site web
qu’il avait utilisé pour contacter Audrey Marsh, l’ancienne internée de la
Maison de la Trinité et de la blanchisserie Madeleine. Il suivit le lien et lut
le message :

Bonjour monsieur Tayte,


Oui, il y avait une résidente nommée Fitch à la Maison
de la Trinité quand j’étais là-bas – même si, pour autant
que je m’en souvienne, elle n’aimait pas être appelée
Fitch par les sœurs. Je ne sais pas pourquoi. J’avais
complètement oublié son prénom jusqu’à ce que je lise
votre commentaire. Ma mère m’a conduite chez les sœurs
en 1955, à l’âge de seize ans, et Mena était déjà là à mon
arrivée. Elle était bien plus âgée que moi, du moins c’est
ce qu’il m’a semblé à l’époque, et je ne l’ai pas vraiment
connue – je ne crois pas qu’elle avait beaucoup d’amies.
Je me souviens d’elle parce qu’elle parlait toujours
quand elle n’y était pas autorisée, alors même qu’elle
savait qu’elle serait battue pour cela. Nous n’étions
qu’une trentaine de filles là-bas ; donc, il était facile de
se faire remarquer.
Faites-moi savoir s’il y a quoi que ce soit d’autre que
je puisse faire pour vous aider.
Audrey

— « Battue », murmura Tayte pour lui-même.


L’e-mail d’Audrey était la preuve qu’il cherchait, mais le lire l’avait
mis en colère. Il jeta un coup d’œil à l’horodatage sur le message d’Audrey,
et s’aperçut qu’il avait été envoyé cinq minutes plus tôt seulement. Il cliqua
rapidement sur le bouton réponse et envoya un autre message demandant à
Audrey si elle savait ce que Mena était devenue. Avait-elle été transférée
avec le reste des filles quand la Trinité avait fermé ? Tout le monde avait-il
été transféré à la blanchisserie Madeleine ? Il appuya sur la touche d’envoi
et attendit une réponse en tapotant impatiemment sur le bureau. Rien
n’arrivant, il se leva et alla se préparer du café frais. Il était dans la salle de
bains en train de laver sa tasse, quand il entendit l’alerte sonore indiquant
l’arrivée d’un message. Il retourna précipitamment à son ordinateur.

Rebonjour, monsieur Tayte


Mena a quitté la Maison de la Trinité deux ans avant
nous – courant 1957, si mes souvenirs sont bon. Je crois
qu’elle a été envoyée au « Borough25 ». Toutes les filles
l’appelaient comme ça, mais je n’ai jamais su ce que ça
voulait dire. Je suis désolée de ne pas pouvoir être plus
précise.
Audrey

Tayte était au moins ravi d’apprendre que Mena avait évité la


blanchisserie Madeleine, qui avait fait souffrir Audrey et tant d’autres filles.
Mais où était-elle allée ?
Le « Borough » ? réfléchit-il.
Il se demanda ce que c’était. Il avait pourtant déjà fait le tour du genre
d’endroits où Mena avait pu être transférée, mais là, il manquait
d’informations pour continuer. Il se dit qu’il devait forcément s’agir d’un
foyer catholique ou d’un hôpital. Il ouvrit un autre navigateur web et tapa
« Borough ». Puis il ajouta « Leicestershire », choisissant de commencer la
recherche au plan local. Il vit s’afficher un demi-million de résultats. Il
ajouta « foyer », mais cela n’aida pas beaucoup. Puis il essaya « hôpital »,
mais c’était encore pire, les résultats grimpant à plus d’un million, et aucun
de ceux qui figuraient dans les premières pages n’était pertinent.
Il décida de mettre ses recherches en suspens pendant qu’il avait la
chance de pouvoir communiquer directement ou presque avec Audrey. Il
avait d’autres questions à lui poser et ne voulait pas la perdre ; aussi, lui
envoya-t-il un nouveau message pour savoir si elle se souvenait de quoi
Mena parlait quand elle n’était pas censée le faire. Cela l’avait intrigué
qu’elle enfreigne aussi ouvertement les règles, sachant qu’elle serait punie.
Il se demanda ce qui pouvait être suffisamment important à ses yeux pour
qu’elle ne puisse s’empêcher d’en parler. La réponse arriva quelques
minutes plus tard.

Monsieur Tayte,
Mena parlait de la guerre, si je m’en souviens bien. Elle
disait que dès qu’elle serait terminée, son mari viendrait
la chercher et qu’ils iraient vivre quelque part, très loin.
Je ne me souviens pas de l’endroit, mais elle parlait
d’une rivière. C’était un petit conte qu’elle avait inventé,
j’imagine, parce que bien sûr, si elle avait été mariée, elle
ne se serait pas retrouvée à la Maison de la Trinité.
C’était une fille tranquille la plupart du temps. Sauf
lorsqu’elle se mettait brusquement à parler et parler
encore sans qu’aucune des sœurs parvienne à l’en
empêcher. Je me souviens de m’être moquée d’elle les
premières fois, mais je l’ai vite regretté en voyant les
ennuis que cela lui causait. On était en 1955, mais elle
semblait croire que la guerre durait encore. Une des filles
les plus âgées – nous étions toutes des « filles » pour les
sœurs, quel que soit notre âge – a souvent essayé de lui
expliquer que la guerre était terminée depuis des années,
mais elle ne voulait pas le croire. Elle finissait par se
mettre en colère, et alors les sœurs venaient la chercher.
Je suppose que dans son esprit, en toute logique, si la
guerre était terminée, son mari serait venu la chercher. Et
s’il ne l’avait pas fait – parce qu’elle était toujours là –
c’est que la guerre continuait de faire rage.
C’est à peu près tout ce dont je me souviens à son
sujet. C’est drôle comme certaines choses refusent de
vous quitter, n’est-ce pas ? Les souvenirs de ces années-
là sont toujours présents en moi, même si j’aimerais
mieux pouvoir les oublier.
Bonne chance dans vos recherches, monsieur Tayte.
Audrey

Tayte envoya un dernier message à Audrey pour la remercier,


conscient que cela n’avait pas dû être facile de se replonger dans les
souvenirs de cette période. Il relut son dernier message, et il lui parut clair
qu’en 1955, au moment où Audrey était arrivée à la Maison de la Trinité,
Mena souffrait déjà d’une dépression nerveuse. Il se demanda quel était
exactement son état de santé mental, comment il avait évolué, quels
médicaments et quels traitements on lui avait administrés, et s’ils l’avaient
aidée à aller mieux, ou au contraire avaient aggravé les choses. Il retourna à
ses recherches sur Google et ajouta le mot « asile », qu’il savait être encore
communément employé à l’époque pour désigner un hôpital psychiatrique,
malgré l’évolution des attitudes concernant ces conventions d’appellations.
Les trois premiers résultats qui s’affichèrent étaient des liens vers les
Archives nationales du Royaume-Uni.
Il suivit le premier lien et apprit rapidement que l’asile d’aliénés du
« borough » de Leicester avait changé de nom à une époque pour devenir le
« Towers Hospital » de Leicester. Il était ensuite surtout question de travaux
de construction. Il vérifia donc le deuxième lien, qui s’avéra plus utile. Il
contenait l’histoire administrative du lieu, qui lui apprit notamment que
l’asile avait ouvert en 1869, qu’il avait changé de nom en 1912 – « asile
d’aliénés » devant « hôpital psychiatrique » – avant d’être finalement
rebaptisé « Towers Hospital » en 1947, qui était le nom officiel quand Mena
y avait été admise en 1957.
Elle devait avoir alors vingt-huit ou vingt-neuf ans – peut-être trente,
songea Tayte.
Il vérifia les différentes entrées indexées ; c’était exactement ce qu’il
cherchait : registres des admissions et des patients, observations, traitement,
dates de sortie. Il vit que les documents avaient été déposés aux archives de
Wigston, et il nota à la hâte dans son calepin leurs numéros de référence.
Puis il retint son souffle en lisant un avertissement disant : « La santé
mentale a toujours été une question sociale sensible. Par conséquent,
l’ensemble des dossiers archivés est inaccessible pour une durée de
cent ans, afin de protéger les patients vivants ou leur mémoire. »
Tayte se contenta de fixer le texte. Bien sûr que les archives étaient
inaccessibles. Ce genre d’archives l’était toujours, il le savait. Il se dit
seulement qu’il était tellement fatigué et pris par ses recherches que l’idée
ne l’avait même pas effleuré, jusqu’à ce qu’elle lui revienne en pleine
figure.
— C’est vraiment génial ! ironisa-t-il en s’adressant à son écran
d’ordinateur. Maintenant que j’ai besoin de consulter des dossiers qui
existent, voilà que l’on m’en refuse l’accès.
Savoir que ces dossiers se trouvaient à quelques kilomètres seulement
de son hôtel ne le consolait pas. Il se demanda comment il pourrait parvenir
jusqu’à eux malgré tout ; peut-être pourrait-il prétexter vouloir consulter
quelque chose qu’il était autorisé à voir ; et puis, quand il serait certain
qu’on ne le voit pas, il pourrait…
Réveille-toi, J. T., se dit-il. On est dans la vraie vie, là, pas au cinéma,
bon sang. (Il se leva.) Encore un peu de café. Et des recherches. Voilà ce
qu’il te faut.
Il jeta un coup d’œil aux détritus autour de lui – au champ de bataille
qu’était devenue sa chambre – et se dit qu’il fallait qu’il nettoie, et qu’il le
fasse lui-même pendant qu’il y pensait.
Oui, je vais le faire, se promit-il. Le temps d’en apprendre un peu plus
sur le Towers Hospital d’abord.
Quelques minutes plus tard, il était de nouveau devant son ordinateur
avec une tasse de café chaud, promettant à son estomac qui se faisait
entendre de lui donner bientôt ce qu’il réclamait. Le site web qui s’affichait
maintenant sur son écran expliquait que l’hôpital avait fermé au cours de
l’été 2005. Il vit des images d’un imposant bâtiment à trois étages de style
néogothique victorien, avec un toit en ardoise noire, des fenêtres à meneaux
en pierre et des pignons à volutes. Il apprit que c’était la partie d’origine de
ce qui était devenu par la suite un vaste ensemble de plus de 2 500 m2.
D’autres images montraient différentes parties du complexe, intérieures et
extérieures, qui avaient l’air figé dans le temps, quoiqu’il n’y eût aucune
indication des dates auxquelles les différentes photos avaient été prises.
Il poursuivit, rassemblant toujours plus d’informations. Sur un autre
site, il lut que l’hôpital avait vendu une partie de ses bâtiments à des
promoteurs qui projetaient de transformer la partie classée « grade II26 » en
appartements. La nouvelle le démoralisa totalement, jusqu’à ce qu’il lise
que le Fonds d’affectation spécial de la Caisse d’assurance maladie du
Leicestershire avait son siège dans une partie de l’hôpital, et qu’il employait
toujours des centaines de personnes.
Des centaines de personnes…
Il se demanda alors où avaient bien pu aller tous les patients quand
l’hôpital avait fermé en 2005, et il se rendit compte que la fermeture avait
surtout consisté cette année-là à refuser tout nouveau patient. Depuis,
l’hôpital réduisait peu à peu ses activités. Il n’aimait pas l’idée que Mena
puisse se trouver encore là-bas après toutes ces années, mais il se dit que si
ce n’était pas le cas pour elle, cela aurait pu l’être pour d’autres patients.
Autrement, pourquoi conserver du personnel sur place ?
Il termina son café et se leva. À défaut d’être autorisé à consulter les
archives de l’hôpital, il était du moins résolu à se rendre sur place et à voir
ce qu’il pouvait trouver d’autre. Il se dit qu’il appellerait Jonathan pour lui
proposer de l’accompagner, mais pas avant de s’être rasé, douché et de se
sentir redevenir un être humain.
24 En anglais, « Magdalene »
25 En anglais, le terme « borough » désigne une subdivision administrative,
un « arrondissement » urbain, voire un « quartier ». Le terme n’a pas
d’équivalent direct en français.
26 Dans la liste des monuments classés (Listed Buildings) britannique, le
« Grade II » correspond aux « édifices particulièrement importants ou
d‘un intérêt spécial ».
CHAPITRE 37

C’était une fois de plus une belle et froide matinée ; le soleil pâle était
encore bas sur l’horizon au-dessus des champs de Oadby quand Tayte arrêta
sa voiture devant la maison des Lasseter. Il allait en descendre quand il vit
Jonathan sortir de l’habitation pour le rejoindre. Il sourit intérieurement en
voyant cet homme, qui était devenu de si bon gré son compagnon de
mission, traverser d’un pas leste la cour gravillonnée en se démenant pour
enfiler son manteau. Il tenait quelque chose à la main, qu’il se mit à agiter à
l’intention de Tayte avant même d’arriver au véhicule.
— J’ai enfin compris ce qui me parlait dans la photo prise à Paris,
cette scène de bar, dit-il, le visage éclairé, plein d’enthousiasme. Puis-je la
voir une fois encore ? Vous l’avez avec vous ?
Tayte se demanda ce qu’il tenait à la main. Cela avait l’air d’une autre
photo.
— Elle est dans mon porte-documents, dit-il en tendant le bras derrière
lui pour le récupérer sur la banquette arrière.
Jonathan monta dans la voiture.
— C’est Mary, dit-il. J’en suis convaincu, mais j’aimerais quand
même revoir la photo pour en être certain.
— Mary ?
Tayte se dit qu’il avait certainement raté quelque chose. Il trouva
rapidement la photographie et la donna à Jonathan, qui la plaça à côté de la
sienne, laquelle représentait apparemment une scène de famille. On y voyait
George Lasseter – P’pa – et sa femme Margaret au premier plan, avec
d’autres membres du clan Lasseter dans le fond.
— Vous voyez, ici ? dit Jonathan en désignant d’un tapotement une
des personnes à l’arrière-plan, que Tayte reconnut comme étant Mary
Lasseter dans son uniforme de l’ATS. Regardez la pose, continua Jonathan.
Et la cigarette, là, vous voyez ?
Tayte acquiesça.
— Oui, je vois, dit-il.
— Maintenant, regardez sur celle-là, dit Jonathan en faisant glisser sa
main vers la scène de bar parisienne, sur laquelle apparaissaient également
différentes personnes à l’arrière-plan.
Il posa un doigt sur l’une d’entre elles en particulier, aux contours
indistincts, presque une silhouette ; quelqu’un qui se tenait tout à fait
derrière, à la gauche d’Edward Buckley.
— Je suis sûr que c’est Mary, dit-il. Regardez sa manière de tenir sa
cigarette.
Tayte se pencha et rapprocha les deux images en les superposant
partiellement. Il n’y avait aucun moyen de savoir qui était la personne que
Jonathan avait indiquée sur la photo de Mel, mais la taille et la silhouette de
la femme – puisque l’on voyait très bien que c’était une femme – étaient
très semblables. Il étudia la manière qu’avait Mary de tenir son bras, coude
plié en V serré, la cigarette entre ses doigts flottant tout près de son oreille.
Ce n’était certainement pas une façon unique de tenir sa cigarette, mais elle
était identique sur les deux images.
— C’est certainement elle, reprit Jonathan. Ça m’a tracassé toute la
nuit, et ce matin, après votre appel, je me suis replongé dans toutes les
vieilles photos de famille. J’aurais dû remarquer ce détail quand on les a
regardées la dernière fois.
Tayte continua de scruter les deux clichés.
— Si, c’est bien elle, dit-il. C’est tout de même une drôle de
coïncidence qu’ils se soient trouvés là tous les deux, dans le Paris libéré, à
peu près à l’époque où Danny justement a été porté disparu.
Tayte apprécia un peu moins cette coïncidence du fait qu’il savait
désormais que Danny n’avait pas déserté pour Mena. Il n’était pas revenu
pour elle, comme il l’avait espéré. Ou, s’il était revenu, il ne l’avait pas
trouvée – et comment l’aurait-il pu si elle avait été secrètement internée à la
Maison de la Trinité, et plus tard transférée au « Borough » ?
Alors, si ce n’était pour Mena, pourquoi Danny Danielson avait-il été
porté disparu en territoire allié au mois de novembre 1944 ?
Il se tourna vers Jonathan, pensant à l’impensable, et croyant voir ces
sombres pensées se refléter dans le regard sérieux de Jonathan.
Se peut-il que Mary et Edward aient eu quelque chose à voir avec
cela ? Se peut-il qu’ils aient été impliqués tous les deux ?
Ses pensées dévièrent et le ramenèrent au meurtre de Buckley survenu
deux jours plus tôt, et à l’homme qui avait téléphoné à Joan Cartwright et
cherchait Mena. Y avait-il un lien ? Il supposait que oui, et il se dit encore
que ce qui se jouait maintenant, quoi que ce fût, trouvait son origine dans la
mort récente de Mary, qui avait été un déclencheur, un catalyseur, qui avait
ouvert la porte du présent aux fantômes du passé.
Tayte prit les photos et les regarda de nouveau. Il savait qu’il était
toujours possible de spéculer sur la raison de la présence à Paris en même
temps d’Edward et Mary – si c’était elle – avec Danny, à peu près au
moment où ce dernier était porté disparu précisément, mais qu’avait-il de
concret, au juste ? Une photographie montrant trois amis à Paris, en temps
de guerre. Non seulement cela ne signifiait rien de particulier, mais cela ne
prouvait rien non plus.
Il se retourna vers Jonathan.
— Bon, essayons de ne pas trop nous emballer, dit-il. Ça vous ennuie
si je garde les deux photos pour le moment ?
Jonathan secoua la tête, et Tayte les glissa dans son porte-documents.
— J’aimerais en priorité continuer à rechercher Mena pour le moment,
dit-il. Savez-vous où se situe Humberstone ?
— Ce n’est qu’à quelques kilomètres d’ici, au nord-est.
— Bien. J’ai le sentiment que si nous parvenons à remonter jusqu’à
Mena, beaucoup de questions trouveront leur réponse.
CHAPITRE 38

Quand ils arrivèrent à ce qui fut autrefois l’Asile d’aliénés du


« borough » de Leicester, Tayte trouva qu’il était aussi gothique que les
images qu’il en avait vu en ligne le laissaient entrevoir. Ce qu’il n’avait pu
apprécier sur son petit écran d’ordinateur, c’était la taille presque écrasante
du bâtiment du XIXe siècle, avec ses tours de surveillance et ses myriades de
fenêtres, derrière lesquelles il imaginait d’innombrables salles reliées entre
elles par d’interminables couloirs. En chemin, il avait mis Jonathan au
courant du résultat de ses recherches, et lui avait expliqué la raison pour
laquelle il tenait à visiter l’ancien asile.
— J’imagine tout de même que vous ne croyez pas qu’elle puisse
vivre ici ? dit Jonathan.
Tayte tourna dans une allée baptisée Gipsy Lane, et continua de
s’enfoncer à l’intérieur du complexe.
— Non, je ne le crois pas, répondit-il. Je voulais juste voir cet endroit,
et poser quelques questions, si je le peux. On ne sait jamais quelle nouvelle
porte peut s’ouvrir. Et quand on veut se faire une idée de la manière dont
quelqu’un a vécu, rien n’est plus stimulant que de visiter les lieux où cela
s’est passé.
Jonathan s’efforçait d’intégrer mentalement tout ce qu’il venait
d’apprendre, regardant droit devant lui à travers le pare-brise, tandis qu’ils
se rapprochaient.
— Il est difficile de croire que Mena était si près de la maison pendant
toutes ces années sans que personne en sache quoi que ce soit, dit-il.
Il soupira et ajouta :
— Et cela pendant que je menais une enfance heureuse et insouciante.
Tayte ne savait quoi lui répondre ; aussi, ne dit-il rien. À travers les
vitres de la voiture, des deux côtés, il vit d’innombrables alignements de
panneaux de grillages galvanisés entourant les bâtiments pour tenir les gens
à l’écart. Il était clair que les promoteurs qui avaient acheté la propriété – et
dont on pouvait voir le drapeau personnalisé flotter dans la brise légère –
étaient déjà bien avancés dans leur projet. Plus loin, il vit une pancarte
invitant à découvrir un appartement témoin récemment transformé, et il
commença à se demander ce qu’il pouvait bien espérer trouver ici, presque
dix ans après la fermeture de l’hôpital. Il entendit quelque part, tout près, le
bourdonnement sourd des engins de chantier, et il chercha où pouvait bien
se cacher le personnel des services de santé. Les seules personnes qu’il
pouvait voir étaient deux hommes en costume gris et casques de chantier
blancs. Il s’arrêta à leur hauteur et descendit de voiture.
— Excusez-moi ! appela-t-il en faisant le tour de la Vauxhall. J’ai cru
comprendre que l’hôpital avait gardé une partie de son personnel après sa
fermeture.
Il regarda autour de lui comme pour constater encore l’absence totale
d’activité visible, en dehors des travaux de construction, et ajouta :
— Ça ne me semble pas être le cas.
Le plus petit des deux hommes – des géomètres, crut deviner Tayte –
s’approcha de lui.
— Vous n’êtes pas dans le bon secteur, dit-il avec un fort accent des
Midlands de l’Est27. Les services de santé réoccupent une partie des
nouveaux bâtiments, un peu plus bas.
Il pointa une direction du doigt par-dessus l’épaule de Tayte.
— Si vous faites demi-tour jusqu’à l’allée principale, vous pourrez…
— Vous dites « réoccupent » ? l’interrompit Tayte. Autrement dit, ils
n’ont sûrement pas pu garder les derniers patients qu’ils avaient, conjectura-
t-il, davantage pour lui-même qu’à l’attention du géomètre.
— Ça m’étonnerait aussi, dit l’homme. Je crois qu’il n’y a plus que de
l’administratif maintenant. Et même ce personnel-là ne sera plus là très
longtemps.
Tayte marqua un temps de pause, fixant la voiture en se demandant
que faire. Il paraissait clair que si les bâtiments avaient été vidés, puis
réoccupés plus tard, il n’allait pas pouvoir apprendre grand-chose du
personnel qui travaillait là à présent. Selon toute probabilité, ils n’étaient là
que depuis quelques années seulement. Il se retourna vers le géomètre.
— Merci, dit-il. Je vais trouver.
Là-dessus, il se remit au volant de son auto et fit demi-tour.
— On va tout de même aller jeter un coup d’œil et poser quelques
questions puisqu’on est là, dit-il à Jonathan, mais ça m’étonnerait que l’on
nous renseigne beaucoup sur une fille qui a été admise ici il y a
soixante ans.

Assis au volant de son Land Rover Defender vert foncé garé sur un
bas-côté, légèrement à l’écart de l’allée principale, l’homme se redressa sur
son siège en voyant la voiture de location de Jefferson Tayte revenir sur son
chemin et tourner dans Gipsy Lane. Il mit le contact et quitta lentement
l’abri des arbres qui bordaient le bas-côté, suivant attentivement du regard
la Vauxhall argentée qui venait de tourner. Environ une centaine de mètres
plus loin dans l’allée principale, la voiture mit de nouveau son clignotant à
droite, tourna et disparut, hors de portée de vue.
L’homme au volant du Defender accéléra, tourna à l’endroit où la
Vauxhall venait de le faire et franchit un portail grillagé ouvert, en même
temps qu’il dépassait un écriteau bleu et blanc sur lequel on pouvait lire :
« Fonds d’affectation spécial de la Caisse maladie du Leicester – Maison
George Hine. » Il y avait un petit parking au-delà des premiers bâtiments de
gardien ; l’homme ralentit légèrement en voyant sa proie garer la Vauxhall
et en descendre. Il regarda alors les deux occupants de la voiture marcher en
direction des bâtiments principaux, puis disparaître derrière un rideau
d’arbres et d’arbustes. Quand ils furent suffisamment loin, il choisit une
place de parking d’où il pourrait surveiller leur retour.
Et il attendit.
Quinze minutes plus tard, il entendit une voix familière à l’accent
américain, et vit Jefferson Tayte et son compagnon revenir vers leur voiture,
engagés dans une conversation qu’il n’entendait pas clairement, mais à en
juger par le langage corporel et la mine sombre de l’Américain, il comprit
que leur visite ne s’était pas révélée fructueuse. Il les regarda remonter dans
le véhicule, et il allait démarrer le Defender quand il remarqua que la
Vauxhall ne bougeait pas.
Tayte regardait fixement à travers le pare-brise, une main en attente
sur la clé de contact.
— J’aurais dû me douter que ce serait une perte de temps, dit-il.
— Ça valait la peine d’essayer, tenta de nuancer Jonathan.
— Ouais, peut-être bien. C’est juste que c’est tellement frustrant de
retrouver enfin des archives que l’on ne vous autorise pas à consulter.
Il mit le contact, puis le coupa de nouveau, se demandant combien de
temps Mena avait passé dans cet hôpital, et quel traitement elle y avait reçu.
Pour lui, tout avait certainement commencé à la Maison de la Trinité, où
elle avait dû développer une forme de maladie mentale, une dépression
nerveuse causée par ce qu’il lui était arrivé en 1944, et peu après : le viol, la
passion amoureuse, puis le sentiment de rejet et d’abandon, et enfin la
grande injustice de se retrouver internée au moment de devenir femme, sans
avoir commis intentionnellement la moindre faute. Il se dit qu’il y avait là
de quoi envoyer n’importe qui dans un endroit comme cet ancien « asile
d’aliénés ».
— Où Mena a-t-elle pu aller quand elle est partie d’ici ? dit-il,
réfléchissant à voix haute.
— Êtes-vous sûr qu’elle a survécu à cet endroit ?
Tayte acquiesça en hochant lentement la tête.
— J’y ai beaucoup réfléchi, dit-il, et je suis sûr que oui. Un hôpital
comme celui-ci aurait fait enregistrer son décès ; or, je n’ai aucun certificat
de décès au nom de Mena Lasseter ou Fitch dans ce comté.
— Donc, elle a pu sortir à n’importe quel moment entre 1957
et 2005 ? résuma Jonathan. Ça fait quarante-huit années, ce qui n’aide pas
beaucoup à resserrer les recherches, n’est-ce pas ?
— Non, c’est vrai, reconnut Tayte.
— Croyez-vous qu’elle était encore ici quand l’hôpital a fermé ?
demanda Jonathan.
— Si c’est le cas, et en supposant qu’elle ait encore eu besoin de soins,
elle a forcément dû être transférée dans un autre hôpital. Mais quarante-
huit ans, c’est long. Je n’imagine pas qu’elle soit restée ici aussi longtemps.
— Moi non plus, dit Jonathan. Même si on ne peut l’exclure, n’est-ce
pas ?
— Non, effectivement, concéda Tayte.
Mais il ne voulait tout bonnement pas que cela puisse avoir été le cas ;
pour le propre bien de Mena bien sûr, et parce qu’il savait que si elle avait
été transférée vers un autre hôpital psychiatrique à une date aussi récente
que 2005, il ne la trouverait jamais. Il déboucla sa ceinture et s’avachit
légèrement sur son siège. Il n’était pas encore prêt à remettre le contact,
pour la simple raison qu’il n’avait toujours pas décidé où aller.
— Examinons un instant ce que je crois être le seul autre scénario
possible, dit-il.
— Qui est ?
— Qui est qu’à une date indéterminée, entre 1957 et 2005, Mena
aurait recouvré une santé mentale suffisamment bonne pour qu’on la
renvoie dans la communauté. Dans ce cas, où serait-elle allée ? Qu’aurait-
elle fait ?
— En tout cas, elle n’est pas rentrée à la maison, dit Jonathan. Ça,
c’est certain.
Tayte étouffa un petit ricanement.
— Et qui pourrait le lui reprocher ? Je ne pense pas qu’elle voulait
avoir quoi que ce soit à faire avec son ancienne vie après tout ce qu’elle
avait traversé. Comment aurait-elle pu retourner dans une famille qui l’avait
abandonnée de la sorte ?
— Oui, je suppose qu’elle devait voir les choses ainsi.
L’un et l’autre firent silence, seuls avec leurs pensées. Tayte tenta de
reprendre mentalement l’ensemble des vérifications qu’il avait faites quand
il était encore à Washington. Tout ce qu’il avait trouvé concernant Mena,
c’était un acte de naissance. Si elle avait été renvoyée dans la communauté,
il se dit qu’il aurait dû trouver d’autres traces d’elle, mais il se souvint que
lorsqu’il avait vérifié en ligne avant de quitter Washington, il n’avait relevé
aucune entrée à son nom dans aucun registre d’électeurs récent – pas la
moindre correspondance. Il se dit qu’elle ne se serait pas évaporée plus
efficacement si elle avait bénéficié du programme fédéral de protection des
témoins.
Et changé d’identité…
Il se redressa sur son siège et se tourna vers Jonathan, les yeux
écarquillés.
— Et si elle a pris un autre nom ? Un nom qu’elle aurait choisi elle-
même cette fois. Peut-être qu’elle s’est inspirée de ce que sa mère a fait en
l’envoyant à la Maison de la Trinité sous le nom de Fitch ?
— Mais n’avez-vous déjà vérifié cela ?
— Si, bien sûr. Mais quand vous changez officiellement de nom par
un « deed28 » au Royaume-Uni, ce n’est enregistré automatiquement dans
aucun fichier central. Je sais, c’est un peu effrayant, mais c’est pourtant
vrai. Si la personne qui change de nom choisit d’en consigner officiellement
le détail, elle peut le faire en se déclarant auprès de la Cour suprême de
justice, et figurer par conséquent dans la Gazette29 de Londres, ou celle de
Belfast, où le nom sera facile à retrouver. Mais la plupart des gens qui
changent leur nom ne le font pas pour une bonne raison : ils ne veulent pas
qu’il soit public.
— Donc, ce n’est pas parce que l’on ne trouve pas trace d’un
changement de nom que celui-ci n’a pas eu lieu ?
— Exactement.
Tayte se dit que cela expliquerait pourquoi il avait eu si peu
d’informations quand il avait fait ses premières recherches. Et quel meilleur
moyen de laisser derrière soi un passé aussi traumatisant que de le
désavouer totalement et de devenir quelqu’un d’autre ? Au vu de tous les
témoignages qu’il avait recueillis depuis son arrivée en Angleterre, et
d’après les conversations qu’il avait eues avec la famille, les amis ou avec
ceux qui avaient connu Mena à une époque ou à une autre, il n’était pas
difficile d’imaginer quel nom elle avait pu choisir. Tout cela lui apparaissait
à présent comme une évidence.
— Danielson, dit-il. Elle a dû devenir Mena Danielson.
— Bien sûr, acquiesça Jonathan.
Tayte se contorsionna et attrapa son porte-documents sur la banquette
arrière.
— Selon Audrey Marsh, qui était à la Maison de la Trinité à la même
époque qu’elle, Mena racontait à tout le monde qu’elle était mariée –
qu’elle attendait que son mari vienne la chercher et l’emmène dès que la
guerre serait terminée – mais bien sûr c’était du pur délire.
— C’était probablement le seul moyen qu’elle avait imaginé pour
accepter sa situation.
— Ça, je n’en doute pas, dit Tayte. Et elle a commencé à croire à son
rêve – pour finir par prendre un jour le nom de Danny. Quoi de plus
logique ?
Il sortit son ordinateur portable de son porte-documents et l’alluma, se
demandant s’il était possible que Danny ait finalement réussi à la retrouver,
et qu’elle ait pris son nom sans se marier officiellement avec lui, pour ne
pas risquer d’être trop facilement localisables si quelqu’un venait à les
rechercher. Vivaient-ils ensemble aujourd’hui ? Tayte l’espérait, et il se dit
qu’il allait peut-être le découvrir très bientôt.
— Il y a un moyen qui devrait nous permettre de prouver notre
théorie, dit-il en pianotant sur son clavier. Si elle est bien devenue Mena
Danielson, son nouveau nom devrait figurer sur les registres électoraux.
Normalement, il faut une adresse ou au moins un nom de rue pour faire des
recherches, parce que c’est comme cela que les documents originaux sont
classés. Mais les listes électorales de l’année 2002 sont accessibles en ligne,
et l’on peut y lancer une recherche avec juste le nom.
Il y avait plusieurs sites web fournissant ce service : certains donnaient
gratuitement un début d’information pour aguicher le client, mais tous
étaient payants dès lors que l’on voulait obtenir des coordonnées complètes.
Tayte se connecta sur son site préféré pour ce genre de recherches – un
parmi les nombreux sites payants qu’il utilisait – et il entra le nom de Mena
Danielson dans le champ de recherche qui s’affichait à l’écran. Ses épaules
contractées retombèrent d’un coup quand il vit qu’il n’y avait aucun résultat
correspondant, et il s’avachit sur le clavier telle une vieille poupée de
chiffon.
— Allez, quoi, un effort, dit-il à l’écran. Elle est forcément là, quelque
part.
Il avait besoin qu’elle y soit.
— Essayez Philomena Danielson, suggéra Jonathan.
Tayte se redressa. Il entra le nom et lança une nouvelle recherche. Le
résultat revenant une nouvelle fois négatif, il se contenta de fixer l’écran et
de secouer la tête.
— Rien ? dit-il.
Il se tourna vers Jonathan, secouant toujours la tête.
— Cela ne se peut pas.
— Peut-être qu’elle a choisi également un nouveau prénom, suggéra
encore Jonathan.
L’idée plut à Tayte. Mena avait très bien pu se dire qu’il lui serait
difficile de laisser son passé derrière elle en gardant un prénom aussi peu
commun que Mena ou Philomena. Il était arrivé à Tayte de tomber sur ces
prénoms au cours de ses recherches précédentes, mais finalement très peu
souvent, et ceux qu’il avait trouvés – hormis celui figurant sur l’acte de
naissance – ne lui avaient pas permis de faire un lien quelconque avec la
Mena qu’il recherchait. La grande question à présent, c’était quel prénom
elle avait choisi.
— Une idée ? demanda-t-il à Jonathan. Un nom que vous auriez
entendu, qui daterait de l’époque où elle était encore à la maison ?
— Il y avait deux dogues allemands, expliqua Jonathan, mais ils
s’appelaient Xavier et Manfred.
— Il y avait un ours en peluche dans la valise qui a été envoyée à ma
cliente, dit Tayte. Une idée du nom qu’elle lui avait donné ?
Jonathan secoua négativement la tête.
— Je vais faire une recherche élargie sur Danielson, dit Tayte. Histoire
de voir si un nom évoque quelque chose.
Il entra Danielson dans le champ réservé au nom de famille, mais cette
fois il laissa le champ du prénom vide. Il obtint 184 résultats : des noms
masculins, des noms féminins, et quelques entrées avec juste une initiale. Il
tourna l’ordinateur afin que Jonathan puisse y voir mieux, et il fit lentement
défiler la liste.
— Arrêtez-moi surtout si un nom vous saute aux yeux, dit-il.
Puis, pendant qu’il examinait la liste lui-même, un prénom attira
brusquement son regard.
— Emma ! s’exclama-t-il.
Il se tourna vers Jonathan, un large sourire illuminant son visage.
— Emma, comme dans Madame Bovary – le livre. Peut-être qu’elle a
échappé à son passé en devenant ce personnage de roman.
Tayte espéra qu’il ne se trompait pas. L’âge mentionné paraissait
coller également, qui indiquait que le sujet avait entre soixante-quinze et
soixante-dix-neuf ans au moment où sa fiche de renseignements avait été
enregistrée. Il cliqua sur le nom et vit apparaître une nouvelle page qui
donnait les informations détaillées des registres de 2002, qui fut la première
année où il devint possible d’être rayé des listes publiques. Le fait qu’il n’y
avait pas d’entrée plus récente signifiait que cette personne avait choisi de
ne plus figurer dans les registres ultérieurs. Il y avait une adresse dans le
Leicestershire, ce qui était plutôt encourageant.
— C’est au sud-est, dit Jonathan. À la limite du Northamptonshire.
C’était le nom de la résidence qui retint surtout l’attention de Tayte.
En sortant son calepin pour le noter, il sentit son degré de confiance d’avoir
enfin retrouvé Mena grimper en flèche.
— C’est une maison de retraite, dit-il.
27 Région de l’est de l’Angleterre comprenant neuf comtés, dont le
Leicestershire.
28 Il s’agit en l’occurrence d’une simple déclaration sous seing privé faite
devant témoins. Au Royaume-Uni, la notion « d’intérêt légitime » pour
changer de nom ne s’applique pas. Il n’y a donc aucune procédure
particulière pour le faire : il suffit, a minima, de faire usage de son
nouveau nom dans la vie courante.
29 L’équivalent de notre Journal officiel.
CHAPITRE 39

La maison de retraite Logan se trouvait à la périphérie de


Market Harborough, un petit bourg rural séparé du comté de
Northamptonshire par la rivière Welland. Le trajet d’un peu plus de trente
kilomètres prit moins d’une heure à Tayte, et il était presque midi quand la
voix du GPS lui annonça qu’il était arrivé à destination. Le bâtiment était
une structure moderne de couleur blanche, avec d’immenses baies vitrées et
un toit d’ardoise équipé de panneaux solaires. Il était situé en pleine
campagne et entouré de saules pleureurs qui avaient depuis longtemps
perdu leurs feuilles, leurs branches retombant comme autant de drapés au-
dessus du petit cours d’eau qui bordait la propriété.
Tayte jeta un regard à Jonathan, souriant pensivement tandis qu’il
traversait l’avant-cour et garait la voiture, conscient que, selon toute
probabilité, il était sur le point de rencontrer la fille – devenue une
femme âgée – dont la valise lui avait fait parcourir tout ce chemin depuis
Washington. Et cependant, maintenant qu’il était là, il était également très
nerveux à l’idée de ce qu’il pourrait découvrir.
Ils descendirent ensemble du véhicule, et Tayte récupéra son porte-
documents sur la banquette arrière. Puis il marqua un temps d’arrêt et
examina plus attentivement les lieux – le chant des oiseaux constituant
l’unique bruit ambiant.
Se pouvait-il qu’elle soit là, réellement ?
Il modéra son enthousiasme en se souvenant que, bien qu’une
dénommée Emma Danielson ait été résidente dans cette maison de retraite
en 2002, il lui restait encore à prouver qu’elle et Mena étaient une seule et
même personne, même si tout indiquait que c’était bien le cas. Il prit une
grande inspiration, conscient qu’il n’y avait qu’un moyen de le savoir ; et
ils entrèrent dans le bâtiment.
— Cela a l’air plutôt pas mal, dit Jonathan.
Tayte acquiesça d’un signe de tête en regardant autour de lui. L’espace
d’accueil était lumineux, grâce aux grandes baies vitrées qui laissaient
entrer sans filtre la lumière du soleil et créaient une atmosphère agréable. Il
s’attendait à voir des gens âgés et des déambulateurs rouler çà et là, mais il
ne vit rien de la sorte. Dans le hall d’accueil, ou à travers une porte ouverte
qui donnait dans ce qui semblait être un salon réservé aux visiteurs et aux
patients, seuls quelques résidents étaient visibles, et il s’agissait uniquement
de femmes, certaines âgées, d’autres beaucoup moins. L’une d’elles, qui
était assise à côté de la fenêtre du salon, n’était pas loin d’avoir l’âge de
Tayte.
En s’approchant du visage souriant qui le saluait derrière le comptoir
d’accueil arrondi en bouleau, il vit que la « Logan House » n’était pas une
maison de retraite médicalisée publique classique, mais un établissement
privé spécialisé. Il sourit à son tour à la jeune hôtesse d’accueil aux joues
roses, vêtue d’une élégante robe-tunique bleu clair, en même temps qu’il se
demandait qui payait les frais d’hébergement d’Emma Danielson.
— Bonjour, dit-il. Je cherche des renseignements concernant une
femme qui a séjourné ici en 2002. Vous allez peut-être pouvoir me
confirmer si elle est toujours dans cet établissement. Elle s’appelle Emma
Danielson. Elle doit avoir dans les quatre-vingt-quatre ans.
Tayte continuait de sourire en attendant une réponse, mais celle qui
arriva lui fit comprendre qu’il allait se heurter à une nouvelle barrière.
— Êtes-vous un parent de cette dame ? demanda la femme.
Tayte agrippa Jonathan par le bras et le fit s’approcher.
— Non, mais voici son neveu, Jonathan Lasseter, dit-il, souriant
toujours. Il est médecin, ajouta-t-il, comme il aurait présenté un laissez-
passer en coulisses30.
— À la retraite, corrigea Jonathan.
La réceptionniste émit un bruit de succion entre ses dents serrées et
secoua négativement la tête.
— Je suis désolée, dit-elle, mais nous ne sommes pas autorisés à
donner des renseignements, hormis aux parents très proches – père, mère,
mari ou enfants. Y a-t-il quelqu’un d’autre avec qui vous pourriez revenir ?
Il nous faut également deux pièces d’identité.
Tayte avait perdu son sourire.
— Ses parents sont morts, dit-il. À ma connaissance, elle ne s’est
jamais mariée, et sa fille – qu’elle a été contrainte de confier à l’adoption il
y a très longtemps – vit aux États-Unis. Je pense qu’un voyage aussi long
serait très éprouvant pour elle.
— Je vois, dit la femme. Eh bien, dans ce cas, sa fille peut faire une
demande d’information par courrier.
Elle pivota sur sa chaise, récupéra deux formulaires sous le comptoir
et les présenta à Tayte.
— Elle devra remplir ces documents et nous les renvoyer avec ses
papiers d’identité. Il nous faudra en outre son certificat d’adoption.
Tayte soupira en regardant les formulaires, sachant qu’une telle
procédure allait prendre des semaines, voire des mois pour aboutir.
— Pouvez-vous au moins vérifier vos fichiers et nous dire si elle est
toujours ici ?
— Non, je suis désolée. Nous avons un devoir de prudence envers nos
résidents. Leur intérêt doit toujours passer en premier. Je suis sûre que vous
comprenez.
Tayte le comprenait. Parfaitement. Il se dit qu’il devait y avoir dans
cet établissement un tas de femmes qui avaient eu des vies difficiles, voire
traumatisantes. Ce type de règlement était là pour les protéger.
— Je suis désolé, dit-il.
Il lui adressa un maigre sourire et ramassa les formulaires.
— Merci pour votre temps, ajouta-t-il, avant de tourner les talons.
Il n’avait fait que deux pas quand il s’arrêta et se retourna vers le
comptoir d’accueil.
— Où ai-je la tête ? dit-il. Le certificat d’adoption de ma cliente ne
mentionnera pas le nom d’Emma Danielson. Voyez-vous, ce n’est pas son
vrai nom. Je veux dire, elle n’est pas née Emma Danielson. Elle a changé
son nom.
Du moins, l’espérait-il.
La femme lui sourit d’un air bienveillant.
— Nous savons naturellement que certaines de nos résidentes sont ici
sous un nom différent, dit-elle. La plupart souhaitent oublier leur passé, et
nous leur offrons de les aider dans ce sens, si c’est ce qu’elles veulent. Nous
gardons néanmoins une trace de tout changement de nom pouvant survenir
pendant que la personne réside chez nous.
— C’est très bien, dit Tayte, qui craignait bien pire.
Il y avait au moins une chance pour que Mena ait changé de nom
après sa venue ici, à la « Logan House », même s’il savait qu’il était bien
plus probable qu’elle ait opéré son changement de nom avant, auquel cas la
maison de retraite n’aurait aucune trace des noms de Mena Fitch ou
Lasseter, et ne délivrerait donc aucune information au nom d’Emma
Danielson.
— Si votre cliente nous retourne les formulaires avec les documents
requis, réitéra la femme, nous pourrons déjà partir de là, mais il n’y a rien
d’autre que je puisse faire d’ici là.
— Bien sûr. Merci encore, dit Tayte.
Puis il tourna une nouvelle fois les talons et se dirigea vers la sortie.

— Que fait-on maintenant ? demanda Jonathan dès qu’ils furent


dehors, dans l’avant-cour.
— Je vais appeler ma cliente et lui dire que je rentre avec ces satanés
formulaires, dit Tayte.
— Et c’est tout ?
— Que puis-je faire d’autre ? Si Mena est ici sous son propre nom,
nous le saurons quand la maison de retraite aura répondu. Si elle n’y est
plus, nous aurons au moins une adresse de réexpédition, et nous pourrons
alors confirmer qu’il s’agit bien de Mena et tenter de la contacter.
Ils arrivèrent à la voiture.
— On est si près, dit Jonathan.
Tayte haussa les épaules.
— C’est comme ça quelquefois, on ne peut rien y faire.
Il n’aimait pas l’admettre, mais c’était la réalité.
Il ouvrit la portière du côté passager et posa son porte-documents sur
le siège tout en gardant les formulaires en main. Il jeta un coup d’œil à sa
montre et prit son téléphone dans la poche intérieure de sa veste. Le jour
devait se lever à Washington, mais il ne pouvait pas attendre pour appeler sa
cliente ; de plus, elle serait impatiente d’entendre ce qu’il avait à lui dire. Il
n’y eut que deux sonneries avant qu’elle ne décroche.
— Madame Gary ? dit-il. Eliza, c’est Jefferson Tayte. J’espère que je
ne vous dérange pas.
— Jefferson, dit Eliza. Non, bien sûr que non vous ne me dérangez
pas. Je suis levée depuis presque une heure. Qu’avez-vous découvert ?
Tayte fit à sa cliente un résumé des recherches qui l’avait conduit à la
maison de retraite Logan, et lui expliqua pourquoi il croyait que Mena avait
changé son nom en Emma Danielson. Il sentit les espoirs d’Eliza redoubler
à chaque fois qu’il lui décrivait comment une découverte en avait amené
une autre, puis il sentit ces mêmes espoirs s’effondrer soudain quand il lui
expliqua qu’il ne pouvait pas aller plus loin.
— Ils m’ont donné des formulaires pour que vous les remplissiez, dit-
il. Mais j’ai bien peur que cela ne prenne beaucoup plus de temps que je ne
l’avais espéré.
— Oh, mon cher Jefferson, dit Eliza. Je pourrais peut-être leur
téléphoner, qu’en pensez-vous ?
— Je crains que cela ne soit inutile. Il leur faut une preuve de votre
identité, ainsi que votre certificat d’adoption.
Il y eut un silence de quelques secondes.
— Eliza ?
— J’arrive, dit Eliza. J’apporte tous les papiers nécessaires.
Tayte savait à quel point tout cela était important pour sa cliente, et il
comprenait parfaitement qu’elle veuille accélérer les choses. Lui aussi le
voulait, mais il savait que ce serait un voyage physiquement éprouvant pour
elle ; de surcroît, il n’avait encore pas la certitude absolue
qu’Emma Danielson était bien Mena.
— J’aimerais d’abord être certain que j’ai découvert la bonne
personne, dit-il.
— Pouvez-vous le faire ?
Tayte se mordit la lèvre.
— Avec les formulaires, sans doute.
— Mais pas sans eux ?
— Non, pas vraiment. Je crois que j’ai épuisé toutes les possibilités. Je
n’en vois pas d’autre.
— Et vous dites qu’il n’y avait qu’une seule Emma Danielson sur les
listes électorales du Royaume-Uni ? demanda Eliza.
— C’est exact.
— Et elle a en gros le même âge que Mena, si on le rapporte à la date
d’inscription sur ces listes électorales ?
— À quelques années près, oui, dit Tayte.
— Et vous ne croyez pas que la coïncidence est suffisamment
parlante, le fait que l’unique Emma Danielson figurant sur ces listes
électorales ait séjourné dans une maison de santé réservée aux femmes en
2002 ?
Tayte soupira.
— Si, je suppose, mais il y a une autre complication. Voyez-vous, en
fonction de la date à laquelle elle a changé de nom, il se peut qu’ils n’aient
connaissance là-bas d’aucune Mena, auquel cas ils ne pourront pas nous
donner de renseignements concernant Emma Danielson.
— Je ne vois pas vraiment ce que ça change, dit Eliza. Les formulaires
sont bien le seul moyen dont nous disposons pour le découvrir, n’est-ce
pas ?
Tayte dut en convenir.
— Dans ce cas, c’est réglé, dit-elle. Je m’occupe d’organiser mon
départ ; j’arriverai après-demain. Pouvez-vous venir me chercher à
l’aéroport ?
Tayte avait bien compris qu’il ne pourrait pas dissuader Eliza de faire
le voyage, et d’une certaine manière il en était heureux. Quand ils se dirent
au revoir, il pria pour que ses recherches l’aient bien conduit à la bonne
personne, ce dont il ne doutait pas, au fond. Eliza avait raison ; cela ne
pouvait être que Mena. Il se tourna vers Jonathan, qui avait écouté la
conversation de l’autre côté de la voiture.
— Elle va venir, précisa-t-il, au cas où Jonathan aurait manqué
quelque chose. Elle sera ici après-demain.
— J’ai hâte de la rencontrer, dit Jonathan.
— Qu’est-ce que je vais faire de ma peau d’ici là ?
— Je suis bien certain que nous allons trouver de quoi vous distraire.
Tenez, Géraldine va nager ce soir – aquagym. Ça vous dit d’y aller ?
Tayte souffla sèchement par le nez, moqueur.
— Certainement pas, répondit-il.
Il monta dans la voiture.
— En revanche, je ne serais pas contre un bon déjeuner.
— Bonne idée, dit Jonathan. Je connais un pub pas loin d’ici. On
devrait tomber dessus en rentrant.
Comme Tayte mettait le contact, son téléphone sonna. Un coup d’œil
au cadran du téléphone lui indiqua qu’il s’agissait d’un numéro masqué.
— Bonjour, dit-il. Jefferson Tayte.
— Inspecteur Lundy, monsieur Tayte. Nous nous sommes parlé en
début de semaine, après le meurtre d’Edward Buckley chez lui, dans sa
maison du Hampshire. Où êtes-vous donc ?
— Market Harborough, dit Tayte en regardant Jonathan.
— Bien, dit Lundy. Je me rendais à Leicester pour vous voir, mais si
vous pouvez faire un saut au poste de police de Market Harborough, je ferai
un détour pour vous y retrouver. Je suis à moins d’une heure.
— De quoi s’agit-il ?
— Oh, vous n’avez pas à vous inquiéter, monsieur Tayte. Vous n’êtes
pas suspect, ni rien de ce genre. C’est juste qu’il y a eu un nouveau
développement. J’ai quelques questions à vous poser, et aussi quelque chose
à vous montrer. Dites que vous venez me rencontrer en arrivant au poste, ils
s’occuperont de vous jusqu’à ce que j’arrive.
— Très bien, dit Tayte. Pas de problème.
Il mit fin à l’appel et arqua un sourcil en regardant Jonathan, se
demandant ce que Lundy pouvait bien avoir à lui montrer.
— Je suppose que c’est fichu pour le déjeuner au pub ? dit Jonathan.
— Je le crains, oui. Je suis désolé.
Tayte jeta un coup d’œil à sa montre.
— Je n’ai pas vraiment le temps de vous déposer chez vous, ajouta-t-
il. Ça vous ennuie d’attendre ?
— Pas du tout, dit Jonathan. Je vais casser la croûte quelque part et
faire du lèche-vitrine.
— Une idée de l’endroit où se situe le poste de police ?
— Non, mais je suis sûr que l’on va trouver quelqu’un pour nous
renseigner.
30 « Backstage pass » en anglais. Le « laissez-passer en coulisses » permet
au titulaire d’avoir accès à une zone réservée aux employés, en
l’occurrence les coulisses d’une salle de spectacle.
CHAPITRE 40

L’inspecteur Lundy était un petit homme trapu aux cheveux bruns,


d’une cinquantaine d’années, qui marchait en voûtant légèrement les
épaules tandis qu’il précédait Tayte et son porte-documents jusqu’à une
salle d’interrogatoire du poste de police de Market Harborough. Tayte
trouva qu’il avait l’air d’avoir à peu près aussi peu dormi que lui au cours
des dernières quarante-huit heures. Il avait les yeux rouges et bouffis, et il
parut mettre tout ce qu’il lui restait d’énergie dans le simple geste de tirer
une chaise de derrière son bureau.
— Désolé de vous avoir fait attendre, monsieur Tayte, dit-il. Je vous
en prie, asseyez-vous.
La pièce du rez-de-chaussée était des plus sobres, ne comportant que
le strict nécessaire en termes de mobilier, et trois petites fenêtres hautes sur
le mur du fond pour plus d’« intimité ». Tayte s’assit. Lundy fit de même en
face de lui, posant un gros dossier sur la table entre eux.
— Je vais tâcher de ne pas vous retenir trop longtemps, se lança
Lundy en ouvrant l’épaisse chemise cartonnée. Pour commencer, j’ai des
informations qui pourraient vous être utiles. Vous avez parlé d’une valise
qui aurait été envoyée à votre cliente aux États-Unis, et qui aurait appartenu
à une fille nommée Philomena Lasseter.
— C’est exact.
Lundy fit glisser vers Tayte sur la table un morceau de papier.
— Est-ce bien l’adresse de votre cliente ?
Tayte se pencha en avant pour lire ce qui était écrit à l’instant même
où la sonnerie de son téléphone retentissait dans sa poche. Il se saisit du
mobile et coupa le thème musical sans même regarder qui l’appelait, se
disant que ce devait être Jonathan.
— Désolé, dit-il en rendant à Lundy le morceau de papier. Oui, c’est
bien son adresse. Où l’avez-vous trouvée ?
— Edward Buckley possédait comme beaucoup de monde un carnet
d’adresses, répondit l’inspecteur. Je crois pouvoir sans risque maintenant
confirmer vos soupçons concernant l’expéditeur de la valise. Vous aviez
raison.
Tayte se dit que c’était bon à savoir, mais il ne comprenait toujours pas
pourquoi Buckley avait envoyé cette valise après toutes ces années, pas plus
qu’il ne savait si cela avait quelque chose à voir ou non avec le décès récent
de Grace Ingram. La deuxième information que lui livra Lundy fut pour le
moins surprenante.
— Edward Buckley a été arrêté en janvier 1945, dit-il. Pour
l’enlèvement de Philomena chez elle à Oadby, dans le Leicestershire.
— Son enlèvement ?
Voilà qui ne collait pas du tout avec ce qu’on lui avait raconté.
— Apparemment, confirma Lundy. La mère de Philomena…
Il s’interrompit pour consulter ses notes.
— … Margaret Lasseter – c’est elle qui a déposé plainte contre
M. Buckley. La fille de Mme Lasseter a été retrouvée plus tard chez lui, dans
le Hampshire, ce qui a conduit à son arrestation.
— Est-ce qu’il a été inculpé ?
Lundy secoua négativement la tête.
— Non, les charges ont été abandonnées dès que Philomena est
rentrée chez ses parents, mais j’imagine le tort considérable que cette
histoire aurait fait à la famille Buckley et à sa réputation s’il avait été
poursuivi. Mais le mal était fait : au dire de tous, la simple nouvelle de
l’arrestation de Buckley a fait scandale dans la région.
Tayte se demandait pourquoi Edward Buckley aurait choisi d’aider
Mena à s’enfuir de chez elle pour apparemment l’abandonner purement et
simplement ensuite. Et dans le cas contraire, pour quelle raison aurait-il pu
risquer d’encourir une deuxième fois la fureur de Margaret, sachant qu’elle
ferait rouvrir l’affaire et le traînerait devant les tribunaux, et que son nom et
l’accusation d’enlèvement d’une jeune fille de dix-sept ans s’étaleraient
dans tous les journaux ?
— Comment savez-vous tout cela ? demanda-t-il à Lundy. Je veux
dire, puisque Buckley n’a apparemment pas été poursuivi.
— La fiche d’arrestation originale existe toujours, expliqua Lundy. Et
il y a d’autres sources qui, j’en suis sûr, vous sont familières.
— Les archives de la presse ?
Lundy opina du chef. Puis il se mit à se frotter les yeux, les faisant
pleurer.
— J’essaie de passer aux lentilles de contact, mais ces satanés bidules
me pourrissent la vie, maugréa-t-il.
Il sortit un mouchoir de sa poche et s’essuya les yeux.
— Je commence à me demander si ça en vaut vraiment la peine,
ajouta-t-il en rangeant son mouchoir, avant de revenir à son dossier.
— Nous avons trouvé autre chose au domicile d’Edward Buckley.
Peut-être allez-vous pouvoir m’éclairer là-dessus, dit-il en sortant du
dossier un autre morceau de papier, plus grand et plié celui-là, qu’il fit de
nouveau glisser vers Tayte. Cette page de journal était sur son bureau,
ajouta-t-il. Elle provient d’un numéro du Times.
Tayte s’en saisit et la déplia. C’était une page de la rubrique
internationale, datée de l’avant-veille, le lundi où il était allé voir Edward
Buckley. Elle comportait de nombreux articles relatant des événements de
la semaine précédente ou du week-end.
— Regardez ici, dit Lundy.
Il tendit un bras et lui montra du doigt un des articles.
— « Un prêtre assassiné à Cape Town », lut Tayte à voix haute.
L’article était bref et ne figurait probablement dans le journal que
parce que la nouvelle, choquante, exerçait un attrait immédiat ; ce n’était
pas tous les jours qu’un prêtre était froidement abattu dans ses propres
quartiers au beau milieu de l’après-midi. Tayte lut le récit du drame, qui
avait eu lieu à la cathédrale Saint-Mary, dans le centre de Cape Town, le
samedi précédent, le jour où il était arrivé en Angleterre justement.
— Vous voyez les marques de stylo en dessous ? fit remarquer Lundy.
Tayte les avait vues, en effet. Il y avait plusieurs points d’encre,
comme si quelqu’un – vraisemblablement Edward Buckley – avait tapoté le
papier avec son stylo tout en lisant, indiquant du même coup son intérêt
pour l’article.
— J’espérais un peu que ça aurait un sens pour vous, dit Lundy. Le
mode opératoire est le même dans les deux affaires, et le tueur a eu
suffisamment de temps, après s’être occupé du prêtre, pour quitter l’Afrique
du Sud et venir tuer Edward Buckley en Angleterre – même si les deux
meurtres ne collent pas sur le plan balistique. Des armes différentes ont été
utilisées.
Tayte hochait doucement la tête.
— Ça a un sens pour moi, dit-il. Et probablement même des
conséquences que je ne mesure pas encore.
Il fouilla dans son porte-documents et en sortit la photographie de
Mel Winkelman.
— Je suis tombé là-dessus au cours de mes recherches, reprit-il.
Il montra la photo à Lundy.
— Cette photo a été prise à la terrasse d’un café à Paris en 1944.
L’homme au milieu, ici, s’appelle Danny Danielson. Celui qui boit son
verre à côté de lui, c’est Edward Buckley.
Il mit un doigt sur la silhouette de la femme à l’arrière-plan.
— Ici, je crois qu’il s’agit de Mary Lasseter. Elle était fiancée à
Edward Buckley à l’époque, mais peu de temps après que cette photo a été
prise, le mariage a été annulé. Mary est ensuite partie en Afrique du Sud, où
elle s’est mariée avec quelqu’un d’autre et a pris le nom de Grace Ingram.
Tayte poursuivit en évoquant pour Lundy l’existence du Fonds
fiduciaire Grace-Ingram, GIFT, et en lui racontant sa rencontre récente avec
le fils de Grace, Christopher Ingram. Puis il lui relata ce qu’il savait à
propos de Danny, comment il avait été porté disparu au combat en
novembre 1944 ; à peu près à l’époque où la photo avait été prise.
En dépit de l’impression persistante qu’il avait que quelque chose de
sinistre se cachait derrière ce cliché de Winkelman, il devait bien admettre
qu’il était difficile d’y voir autre chose qu’une banale photographie
montrant deux ou trois amis réunis à la terrasse d’un café en temps de
guerre. Si ce n’est qu’après l’assassinat de Buckley et celui du prêtre à
Cape Town deux jours auparavant, il lui était tout aussi difficile d’ignorer
ses soupçons. Il voyait bien, à en juger par l’air préoccupé qui se lisait sur
son visage, que l’inspecteur Lundy nourrissait les mêmes interrogations.
— Je vous suggère d’essayer de découvrir où Grace Ingram assistait à
la messe à Cape Town, reprit Tayte. Et aussi de rencontrer son fils. Si
quelqu’un essaie de s’assurer que le passé reste bien là où il est, à la lumière
de tout ce que nous venons d’évoquer, je dirais que Christopher Ingram est
la personne la mieux placée pour vous aider dans votre enquête.
— Et le mobile ? Une idée ?
Tayte se dit que le mobile était évident après tout ce qu’il venait
d’expliquer, mais peut-être était-il passé à côté d’un point essentiel.
— Le mobile ? Protéger la réputation du Fonds de bienfaisance, dit-il.
Si ses fondateurs étaient impliqués dans la disparition d’un GI américain
durant la Seconde Guerre mondiale, la réputation du Fonds fiduciaire
Grace-Ingram serait ternie de manière irrémédiable.
Lundy acquiesça.
— Attendez une minute, dit Tayte, quelque chose d’autre lui
apparaissant soudain. Quand je suis allé voir Christopher Ingram, j’ai appris
que le fonds fiduciaire cherchait à s’étendre en Amérique et était en passe
de le faire. Si Grace Ingram avait réellement été impliquée dans la
disparition de Danny, étant donné qu’il était un GI américain, quelle
entreprise américaine – ou autre, d’ailleurs – voudrait encore être associée à
GIFT ?
Tayte espérait se tromper sur tous ces points qui lui semblaient
pourtant clairs à présent. Il espérait que la réponse à ses questions serait
simplement que Danny était revenu chercher Mena, et que, n’y parvenant
pas, il n’avait jamais rejoint son unité pour pouvoir continuer de la
rechercher. Peut-être que cela lui avait pris le reste de l’année pour revenir
clandestinement en Angleterre, et que, le temps qu’il arrive à Oadby, Mena
n’y était plus. Mais instinctivement, Tayte, se disant qu’une autre vérité
attendait encore d’être dévoilée, n’en était que plus déterminé à trouver
laquelle.
— J’aimerais faire une copie de ça avant que vous ne partiez, dit
Lundy en lui montrant la photographie, et en le tirant du même coup de ses
pensées.
— Gardez-la, dit Tayte. Je l’ai sur mon ordinateur.
Les yeux de Lundy s’éclairèrent.
— Dans ce cas, je veux bien une copie du fichier, si ça ne vous ennuie
pas. Ça m’évitera de faire un saut au scanner.
CHAPITRE 41

Il était un peu plus de six heures du soir quand Tayte regagna son
hôtel. Il avait déposé Jonathan chez lui en fin d’après-midi, et était reparti
une fois de plus à la nuit tombée, après avoir accepté l’invitation de son
compagnon d’un jour à prendre un café avec des biscuits ; il n’avait rien
avalé d’autre depuis le petit-déjeuner. En traversant le couloir silencieux
jusqu’à sa chambre, il entendit son estomac gargouiller, et se dit que c’était
la punition qu’il méritait pour avoir mangé tous ces chocolats Hershey la
nuit précédente.
Il tourna à un angle du couloir, vit sa chambre et sortit de sa poche sa
carte d’accès magnétique. Il pensait à sa cliente, se demandant si elle
prendrait un vol de nuit le lendemain, ou si elle attendrait le matin suivant.
Cela n’avait pas vraiment d’importance. Tout ce qu’il avait à faire
maintenant, c’était attendre son appel. Ils régleraient ensemble les dernières
formalités permettant d’arriver enfin jusqu’à Mena ; le reste était entre les
mains de la police. Lui n’avait plus qu’à déconnecter, dîner, terminer son
livre et se coucher tôt.
Songer à l’appel de sa cliente lui fit penser qu’il en avait manqué un
pendant qu’il était avec l’inspecteur Lundy. Il s’arrêta à quelques pas de sa
chambre, se disant que cela n’avait pas pu être Jonathan, parce qu’il lui en
aurait parlé. Il vérifia son journal d’appels. C’était un numéro de téléphone
fixe local qu’il ne reconnut pas, mais il rappela tout de même en continuant
d’avancer vers sa chambre. Après plusieurs sonneries, il fut basculé sur une
messagerie qui l’informa qu’il était sur la boîte vocale d’Alan Driscoll. Il
mit fin à l’appel, se disant qu’il réessaierait plus tard.
Alan Driscoll… que pouvait-il bien avoir à lui dire ?
Il rangea son téléphone, certain d’une chose : Driscoll ne l’avait pas
appelé pour parler rugby ; mais il découvrirait bien assez tôt la raison de
son coup de fil. Il allait introduire sa carte dans la fente de la serrure
magnétique quand il remarqua l’écriteau « Ne pas déranger » sur la
poignée. Il ne se souvenait pas l’y avoir mis, mais il avait été tellement
pressé de sortir ce matin-là, obnubilé par ce qu’il venait de découvrir
concernant Mena, que cela ne le surprit pas.
Il entra dans la chambre, laissa tomber son porte-documents et
accrocha sa veste dans la penderie, s’attendant un peu à trouver son plateau
du petit-déjeuner toujours sur le bureau, là où il l’avait laissé, et son dessus-
de-lit défait traînant sur le sol. Mais quand il alluma, il vit que sa chambre
avait été faite ; la raison de la présence de l’écriteau sur la porte lui apparut
alors clairement.
Il n’était pas seul.
Assis à la table près de la fenêtre se tenait un homme en complet rayé
bleu marine, que Tayte reconnut vaguement. Était-ce les lunettes sans
monture, ou bien le costume à rayures ? Peu importait. Tayte n’avait d’yeux
que pour le pistolet qu’il tenait à la main et braquait maintenant dans sa
direction.
— Asseyez-vous, monsieur Tayte.
L’homme agita le canon de son arme pour lui désigner la chaise vide
en face de lui, mais au moment où Tayte voulut s’exécuter et aller s’asseoir,
il se mit à douter d’en être capable. Ses jambes étaient si lourdes qu’il avait
l’impression de ne pas pouvoir bouger du tout.
— J’ai dit : asseyez-vous, répéta l’homme.
Le canon du pistolet à présent dirigé vers sa tête, il réussit à faire ce
qu’on lui demandait. Qui est cet homme ? Pourquoi est-il dans ma
chambre ? À qui sont ces jambes sur le sol à côté de mon lit ?
— Vous avez fait connaissance tous les deux, je crois.
Tayte baissa les yeux et regarda fixement le cadavre.
— Driscoll ? s’étrangla-t-il, la gorge brusquement sèche.
— Ne le plaignez pas trop, dit l’homme. Il était déjà sur ma liste,
même si les choses auraient dû se passer autrement. Vous avez chamboulé
mes plans, monsieur Tayte.
— Suis-je censé me sentir coupable de sa mort et de celle d’Edward
Buckley ? Le prêtre, aussi ?
L’homme remua sur sa chaise.
— Non, pas le prêtre, dit-il. Peut-être pas Buckley non plus, bien que
vous ayez certainement raccourci sa vie de quelques jours.
Tayte ne savait pas s’il devait regarder le cadavre ou le pistolet, mais
ce dernier, avec son imposant silencieux, exprimait une imminence qu’il
était difficile d’ignorer.
— Driscoll avait un fils, avança-t-il.
— Il meurt un père de famille à chaque seconde de chaque jour, fit
valoir l’homme. On ne peut pas se permettre d’être sentimental dans mon
métier.
Tayte doutait qu’il y eût chez lui la moindre fibre sentimentale.
— Pourquoi l’avez-vous tué ?
— N’est-ce pas évident ? Vous ne croyez tout de même pas que c’est
moi qui l’ai amené ici.
Tayte ne répondit pas.
— Il était manifestement venu vous parler. J’en ai déduit qu’il devait
avoir quelque chose d’intéressant à vous raconter.
Tayte se dit que cela devait concerner la raison de la brouille de sa
mère avec sa grand-mère, Grace Ingram, et expliquer pourquoi elle était
revenue en Angleterre.
— Et je suppose que je suis le prochain sur la liste ? demanda-t-il.
La ligne fine à quoi se résumaient les lèvres de l’homme oscilla
légèrement.
— Rien ne presse, dit-il. Au fait, avez-vous terminé Madame Bovary ?
— Non, pas encore.
— C’est dommage. Je vous avais pourtant bien prévenu.
Tayte se sentit tout à coup un peu étourdi – et nauséeux.
— Vous voyez ? Tout le monde pense terminer le livre qu’il lit en le
commençant, mais qu’en sait-on ? Comment y a-t-il de lectures inachevées,
telle est la question ? Combien de personnes sont mortes sans connaître la
fin de l’histoire ?
Tayte n’en avait aucune idée, et pour tout dire il s’en fichait
complètement.
— Maintenant, je suppose que vous allez me demander de vous dire
où est Mena avant de me tuer ?
Il se fit la réflexion que c’était la dernière chose qui le séparait de la
tombe, et il était prêt à vendre chèrement l’information.
— Non, dit l’homme, avec un calme qui glaça le sang de Tayte. Je
vous ai suivi toute la journée. Je suis au courant de votre visite à la maison
de retraite Logan.
Tayte sourit pour contrarier l’homme.
— Vous ne trouverez pas Mena là-bas.
— Mena ? Non. Mais Emma Danielson, oui. C’est bien le nom que
vous avez donné à votre cliente, n’est-ce pas ? Vous avez une voix qui
porte, monsieur Tayte.
Tayte essaya d’imaginer quelque chose à dire qui permettrait de
surseoir à son exécution, mais rien ne lui vint. Quand il cessa de réfléchir, il
se sentit détendu pour la première fois depuis qu’il était entré dans la pièce,
comme si tout ce qui l’avait jamais concerné n’avait plus la moindre
importance.
— Je ne vous sers donc plus à rien, n’est-ce pas ? dit-il.
L’homme secoua négativement la tête.
— Alors, qu’attendez-vous ? Pourquoi ne tirez-vous pas ?
— Très bien.
L’homme resserra l’étreinte de sa main autour de la crosse de son
pistolet, et le pointa plus précisément sur la poitrine de Tayte. Puis il
marqua un temps d’arrêt.
— Appelez ça de la courtoisie professionnelle, si vous voulez, ajouta-
t-il, mais que préférez-vous ? La tête ou le cœur ?
— Quoi ?
Tayte avait entendu la question, mais il voulait être certain de l’avoir
bien comprise. L’homme ne la répéta pas. Il se contenta de déplacer
lentement le canon de son pistolet de la poitrine de Tayte à sa tête, et
inversement.
— J’imagine que j’aurais du mal à vous dissuader de faire cela, je me
trompe ?
— Non.
— Et si j’essaie d’aller jusqu’à la porte, vous me tirerez dans le dos,
c’est ça ?
— Non.
— Non ?
L’homme secoua presque imperceptiblement la tête.
— Vous n’auriez même pas le temps de vous lever, dit-il, l’expression
de la mort transparaissant sur son visage aux lèvres fines.
Tayte essaya d’avaler sa salive, sans y parvenir. Il savait qu’il allait
mourir. Il l’avait compris à l’instant même où il était entré dans la chambre
et avait vu l’homme assis à la table. Ils étaient tous deux très calmes – un
calme que Tayte, d’une certaine façon, n’était pas étonné de ressentir. Il
savait que c’était la conclusion logique. L’un devait tuer, et l’autre être tué.
La tête ou le cœur ? Quel genre de choix était-ce là ?
— Est-ce que ça fait une différence ?
— Pas pour moi, dit l’homme.
Il ajusta ses lunettes rondes sans monture sur l’arête de son nez, avant
de préciser :
— Mais si vous choisissez le cœur, il se peut que la première balle ne
fasse pas son office. La tête, par contre…
Tayte s’efforça d’imaginer ce qu’il ressentirait en recevant une balle
dans la tête. Plus rapide peut-être, mais si la balle lui traversait l’œil ? Il
grimaça. Il préférait ne pas y penser. Il n’avait vraiment pas besoin de cela.
— Est-ce que ça fera mal ?
— Je ne vous dirais pas que vous ne ressentirez rien, monsieur Tayte.
Mais ce n’est pas personnel. Je ne suis pas là pour vous faire du mal. Dans
les deux cas, la douleur sera brève.
Tayte tourna la tête et regarda par la fenêtre. Il se dit que cet homme
était aussi froid que cette nuit de janvier qui déposait une couche de givre
précoce sur les voitures en bas. Il respira profondément et se demanda
comment le temps – le sien – avait-il pu passer aussi vite. Il songea à
l’ironie de la situation : il allait mourir seul dans une banale chambre
d’hôtel en essayant de permettre à une cliente de renouer avec ses parents
biologiques, alors que lui-même ignorait tout des siens. Se pouvait-il qu’il
meure sans savoir qui il était ? Il laissa échapper un petit rire amer, se disant
que la mort lui épargnerait finalement cette souffrance.
Comment en était-il arrivé là ?
— La tête ou le cœur ? répéta l’homme en face de lui.
C’était le moment. Tayte savait pourtant qu’il aurait enduré n’importe
quel degré de souffrance pour avoir des réponses à ses propres questions.
Mais il se dit qu’il était trop tard pour cela maintenant.
— Avant que vous n’appuyiez sur cette détente, dit-il, voulez-vous me
dire pourquoi vous cherchez Mena ? J’aimerais au moins savoir comment
se termine son histoire, à défaut d’avoir le temps de terminer de lire son
livre de bibliothèque.
L’expression de l’homme ne varia pas. Ses yeux n’exprimaient aucune
émotion.
— Non, dit-il.
— Vous savez que vous avez laissé beaucoup de traces derrière vous.
La police a déjà fait le lien entre le prêtre et Buckley. C’est le prêtre de
Grace Ingram que vous avez tué, n’est-ce pas ?
— Qui est Grace Ingram ? demanda l’homme.
— La grand-mère d’Alan Driscoll. Vous ne croyez pas qu’ils vont
faire le lien, là encore ?
— On me paie pour garder des secrets, monsieur Tayte. C’est ce que je
me contente de faire. Je ne pose jamais de questions. Maintenant, je vais
vous reposer la question une dernière fois ; ensuite, je déciderai pour vous.
La tête ou le cœur ?
Les quelques secondes suivantes s’écoulèrent sans qu’il en ait
conscience. Il avait fermé les yeux, prêt à laisser le tueur décider, et voilà
que l’on frappait à la porte et que quelqu’un de l’autre côté annonçait :
— Service d’étage !
Tayte ouvrit les yeux et vit que le tueur avait détourné son attention. Il
en profita pour se relever d’un bond, en emportant la table avec lui.
— Entrez ! cria-t-il.
Il courut vers la porte pendant que la table retombait bruyamment
derrière lui. Quand la porte s’ouvrit, il vit un serveur souriant qui tenait son
plateau-repas à la main. Mais le sourire se mua en effroi quand Tayte
déboula sur lui et le renversa, envoyant voler dans les airs le plateau et son
contenu.
— Désolé ! cria-t-il. Fichez le camp. Il est armé !
Tayte courut comme un désespéré dans le couloir. Il suivit les
indicateurs de sortie de secours, tourna à un angle, puis à un autre, espérant
parvenir dehors avant que le tueur n’ait une deuxième chance de l’avoir
dans sa ligne de mire. Il ne se retourna pas avant de voir la sortie. Il jeta un
unique coup d’œil par-dessus son épaule, vit qu’il était à l’abri, poussa
violemment la porte de sortie de secours et dévala l’escalier extérieur en
métal, tentant de reprendre son souffle en laissant l’air froid de la nuit
emplir ses poumons.
CHAPITRE 42

Tayte atteignit le parking de l’hôtel hors d’haleine, son cœur battant si


fort que cela en était presque douloureux. Tandis qu’il continuait à courir,
tout ce qui occupait son esprit était le plateau de nourriture qu’il avait
envoyé voler, et la coïncidence de l’arrivée du service d’étages, à quoi il
devait d’avoir la vie sauve. Il vit sa voiture de location un peu plus loin et
pensa à ses clés, remerciant aussitôt le ciel de n’avoir pas eu le temps de les
sortir de sa poche de pantalon avant que le tueur ne lui ordonne de s’asseoir.
Pour le moment, son seul objectif était de fuir aussi loin que possible de
l’hôtel. Son téléphone était resté dans la chambre, dans la penderie avec sa
veste, ce qui était bien plus ennuyeux étant donné que la deuxième chose
qu’il voulait faire, c’était appeler la police.
En arrivant à la voiture, il se dit que sa sortie du bâtiment par une issue
de secours avait dû déclencher une alarme quelque part, et que la sécurité
de l’hôtel allait chercher à vérifier ce qui se passait, mais il n’avait pas
l’intention de s’attarder pour le vérifier. Il jeta un rapide coup d’œil autour
de lui avant de monter dans le véhicule, notant qu’il y avait beaucoup de
monde sur le parking, et des voitures qui allaient et venaient. Tant mieux,
songea-t-il en appuyant sur l’accélérateur et en démarrant brutalement, ses
roues patinant sur le goudron gelé.
Mais le tueur lui apparut de nouveau.
Dans son rétroviseur intérieur, Tayte le vit traverser le parking en
courant dans sa direction, tenant toujours son pistolet à la main, et, pour la
première fois depuis qu’il était sorti en trombe de l’hôtel, il sentit la
morsure du froid à travers le mince tissu de sa chemise. Il changea de
vitesse et accéléra de plus belle. L’homme gagnait du terrain, mais Tayte se
rendit compte que la voiture n’avançait pas. Ses roues n’avaient pas
d’adhérence et patinaient.
Soudain, la gomme des pneus mordit le goudron et le véhicule bondit
en avant. Il voyait parfaitement l’homme maintenant. Il le regarda lever son
arme, prêt à faire feu sans se soucier d’attirer l’attention. Mais, comme une
autre voiture arrivait en face de Tayte et le croisait, avant de se diriger vers
le tueur, ce dernier laissa brusquement retomber son bras armé et s’arrêta.
Tayte continua d’enfoncer la pédale d’accélérateur. Dans un
crissement de pneus, la voiture quitta le parking pour s’engager sur la route
d’accès à l’hôtel. Tayte voulut foncer au poste de police le plus proche,
mais il n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait. Il préféra se rendre
chez les Lasseter – il devait prévenir Jonathan, le mettre en garde. Ils
avaient passé toute la journée ensemble. Jonathan savait tout ce qu’il savait,
ce qui le mettait dans une position tout aussi mortellement dangereuse. Il
appellerait la police plus tard.
Tandis qu’il se mêlait à la circulation sur la nationale, roulant en
direction de Oadby, Tayte entendit un crissement de pneus, pas très loin
derrière lui. Il savait qu’il devait faire vite à présent. Il déboîta sur la file de
gauche et dépassa la voiture qui le précédait. Il tenta de répéter la
manœuvre, mais il se rendit compte rapidement qu’il n’en avait pas le
temps. La camionnette qui arrivait en sens inverse lui fit un appel de phare,
et un coup de klaxon retentit alors qu’il se rabattait sur sa file. Quelques
secondes plus tard, il essaya de nouveau, ne pensant qu’à une chose : arriver
le premier à la maison des Lasseter – et avec suffisamment d’avance pour
pouvoir en faire sortir Jonathan.
La circulation de début de soirée se fit bientôt plus dense ; Tayte
comprit qu’il devait absolument quitter la nationale. Il activa le GPS et
sélectionna l’adresse de Jonathan, déjà en mémoire. Le navigateur lui
proposa d’abord le trajet le plus évident – celui qu’il suivait maintenant ;
aussi en demanda-t-il un autre, et un autre encore jusqu’à ce qu’il en
identifie un qui évitait tous les grands axes, lesquels seraient certainement
saturés à cette heure de pointe. Quand il trouva enfin un trajet qui ne lui
faisait pas faire un trop grand détour, il le sélectionna. Puis il entendit une
voiture klaxonner derrière lui et jeta un coup d’œil dans son rétroviseur. Il
vit des phares se décaler brièvement sur la gauche, puis rentrer dans la file.
— Dans deux cents mètres, tournez à gauche, annonça la voix
féminine du GPS.
Si elle avait eu un visage, Tayte l’aurait embrassée.
— Merci… merci, dit-il en cherchant la sortie.
Il n’avait plus le temps de prendre le risque de doubler encore ; trop de
phares en approche. Essayer serait suicidaire, se dit-il, espérant que son
poursuivant se ferait la même réflexion.
Quand la jonction arriva, il donna un brusque coup de volant au
dernier moment, son essieu arrière chassant latéralement un instant, mais
c’était le genre de manœuvre qu’il avait fait cent fois avec sa Thunderbird.
Il contrebraqua et reprit une trajectoire normale, sans cesser de surveiller
son rétroviseur intérieur, espérant que l’homme qui essayait de le tuer ne
l’avait pas vu manœuvrer ni n’avait pensé à faire la même chose.
Après quelques secondes, il s’autorisa enfin à souffler. Il était seul
maintenant – seul avec la voix du GPS qui se faisait entendre
périodiquement, le guidant vers la maison des Lasseter, vers laquelle il
roulait aussi vite que la voiture et ses nerfs le lui permettaient.

Il n’y avait pas d’autres véhicules devant la maison des Lasseter quand
Tayte arriva. La Vauxhall argentée dérapa d’un bon mètre sur le gravier
quand il écrasa la pédale de frein. Il courut jusqu’à la porte d’entrée et
tambourina dessus avec son poing.
— Jonathan !
Il fit claquer plusieurs fois l’entrée de boîte aux lettres, puis cogna de
nouveau à la porte.
— C’est J. T. ! cria-t-il. Ouvrez la porte. Nous devons partir !
Il allait cogner une fois de plus quand la porte s’ouvrit sur un
Jonathan Lasseter à l’air surpris et alarmé.
— Où est Géraldine ? demanda Tayte.
— Partie nager, dit Jonathan. L’aquagym, vous vous souvenez que…
— Bien, l’interrompit Tayte.
Il l’agrippa par le bras et ajouta :
— Allons-y. Nous n’avons pas beaucoup de temps.
— Du temps pour quoi ?
— Je vous expliquerai plus tard. Montez dans la voiture pour le
moment.
— Je peux au moins mettre mes chaussures ? Et mon manteau ?
Tayte jeta un regard aux pantoufles à motif cachemire que portait
Jonathan.
— Nous n’avons pas le temps, dit-il.
Puis, comme il entraînait Jonathan à sa suite dans l’allée gravillonnée,
il entendit un bruit qui le cloua sur place. C’était une voiture ; et au
mugissement puissant de son moteur, on comprenait aisément que son
conducteur roulait vite.
— Il est ici, dit Tayte, s’efforçant de réfléchir vite.
— Qui est ici ? Que se passe-t-il ?
Tayte courut vers la Vauxhall en tirant Jonathan, mais avant même
qu’ils l’aient atteinte, un Land Rover Defender vert tourna à grande vitesse
dans l’allée, projetant du gravier dans son sillage, ses pleins phares inondant
de lumière la maison.
— Merde ! maugréa Tayte en se retournant vers l’habitation.
Il lâcha le bras de Jonathan.
— Retournons à l’intérieur !
Ils coururent ensemble vers la maison cette fois, tournant le dos au
Defender qui se rapprochait rapidement. Tayte jeta un regard par-dessus son
épaule en atteignant la porte, et vit l’homme au complet rayé se pencher par
la vitre ouverte de sa portière et viser. Un coup de feu retentit. La balle
frappa la porte et la traversa nettement. Puis, comme Tayte la refermait avec
fracas et tournait le verrou, une autre balle frôla sa manche de chemise.
— Vous êtes touché ? demanda Jonathan.
— Je ne crois pas. Éloignez-vous de la porte.
— Qui est ce type ? Pourquoi fait-il ça ?
— Je ne sais pas qui il est, dit Tayte. Il m’attendait dans ma chambre
d’hôtel. Il allait me tuer, et il vous tuera aussi.
— Pourquoi ?
— Parce que nous cherchons Mena. Il s’est servi de nous pour la
trouver, et maintenant il doit nous supprimer. Pour garder un secret.
Il y avait un téléphone sur une console contre un mur du vestibule
derrière eux ; Tayte le repéra immédiatement. Il se précipita dessus, mais
s’arrêta aussitôt. Ce n’était pas un endroit où se tenir quand le tueur
franchirait la porte d’entrée, et il savait que c’était imminent. Une seconde
plus tard, le cognement sourd retentit, éprouvant les nerfs de Tayte.
— Où est votre téléphone portable ? reprit-il.
— Dans la cuisine.
La porte résonna de nouveau sous la violence des coups portés par le
tueur. Tayte s’approcha de l’escalier.
— Est-ce qu’il y a un autre téléphone là-haut ?
— Dans la chambre.
Ils montèrent en courant dans l’obscurité, les marches grinçant sous
leurs poids, en même temps qu’une volée de coups de feu transperçait la
porte en bas.
— J’espère qu’il va croire que nous avons fui par-derrière, dit Tayte en
arrivant sur le palier et en tournant autour de la rampe. Ça pourrait nous
laisser le temps de passer un appel.
— Oui, et après ? s’inquiéta Jonathan.
Tayte ne répondit pas. Il savait qu’ils avaient peu de temps, mais se dit
que s’ils réussissaient à appeler les services d’urgence, on leur enverrait de
l’aide. Tout ce qu’ils avaient à faire jusque-là était de se cacher. C’était une
grande maison ; la fouiller prendrait du temps au tueur. Peut-être qu’ils
pouvaient monter au grenier et bloquer la trappe d’accès.
Un nouveau coup sourd retentit en bas. Cette fois, il fut suivi d’un
bruit de bois qui éclate. Tayte compris que le tueur venait d’entrer. Il se
figea au milieu du palier, attrapa Jonathan par le bras et le regarda droit
dans les yeux, un doigt posé sur les lèvres, pour l’avertir de ne faire aucun
bruit qui pourrait les trahir. Il savait que le plus petit craquement de
plancher signerait leur arrêt de mort ; or, chaque pas qu’ils avaient fait
depuis qu’ils avaient gravi l’escalier avait fait gémir de protestation la
vieille bâtisse. Il tendit l’oreille dans l’obscurité. La maison était
mortellement calme.
Quelques secondes plus tard, il entendit un cliquetis de porte quelque
part en bas, comme si on venait de tourner une poignée. Il comprit alors
qu’il était temps de se remettre en mouvement, mais se dit qu’il valait
mieux qu’il ne bouge pas, et laisse Jonathan passer l’appel. Il lui fit signe
qu’il pouvait aller dans la chambre, et, dans la pénombre à laquelle ses yeux
s’étaient habitués, il le regarda marcher lentement, comme sur des œufs, en
direction de la chambre parentale. Un autre bruit lui parvint d’en bas, plus
lointain cette fois. La porte de la chambre étant ouverte, Tayte pouvait voir
où se trouvait le téléphone, sa silhouette reconnaissable sur la table de
chevet. Jonathan s’en saisit et souleva précautionneusement le combiné.
Le bruit qui parvint soudain à Tayte l’inquiéta. Un craquement, un
seul, en bas des marches. Il retint son souffle et se tourna vers Jonathan, qui
le regardait lui aussi. Il avait un doigt suspendu au-dessus du clavier du
téléphone, prêt à passer l’appel, mais le bruit l’avait fait hésiter. Le
craquement suivant fut plus léger, avant que l’on entende des bruits de pas
assourdis dans le vestibule, comme si le tueur avait entrepris de monter
l’escalier, avant de changer d’avis pour une raison quelconque.
Tayte donna le feu vert à Jonathan d’un hochement de tête, et ce
dernier composa le 99931. Même s’il laissait le combiné décroché sans dire
un mot, Tayte se dit que cela pourrait suffire à faire que quelqu’un vienne
vérifier ce qu’il se passe. Mais alors que Jonathan entrait le dernier chiffre,
un nouveau bruit sec se fit entendre dans l’entrée en bas ; et quand Tayte se
tourna une fois encore vers Jonathan, celui-ci tenait le combiné levé et
secouait négativement la tête, lui faisant comprendre qu’il n’y avait pas de
tonalité. Le bruit qu’ils venaient d’entendre avait vraisemblablement été
causé par l’arrachement de la prise du poste principal en bas, dans le but de
les couper du monde extérieur et de leur ôter tout espoir de pouvoir appeler
à l’aide.
Le bruit dans le hall d’entrée se poursuivit durant plusieurs secondes,
et dès que Tayte comprit ce qui se passait, il s’en servit pour masquer ses
propres mouvements. Il courut jusqu’à Jonathan, qui recula quand il
atteignit la chambre, laissant la porte entrouverte derrière lui.
— Nous devons sortir, murmura-t-il.
— Et mon portable ? Peut-être que l’on pourrait essayer d’aller le
prendre dans la cuisine quand il montera ?
Tayte secoua la tête. Même s’ils réussissaient à descendre l’escalier, il
se dit que le bruit attirerait immédiatement le tueur.
— Est-ce qu’il y a une fenêtre quelque part par laquelle on pourrait
descendre ? demanda-t-il. Un rebord sur lequel s’appuyer ?
— Il y a un avant-corps, une partie en extension, à l’arrière de la salle
de bains, dit Jonathan. Ce ne serait pas si difficile de descendre par là,
même si les fenêtres sont étroites, ajouta-t-il. Par contre, la salle de bains se
trouve en haut de l’escalier. Ce serait trop risqué.
Une succession de craquements leur fit comprendre que le tueur
montait l’escalier. Tayte voulut aller à la fenêtre de la chambre.
— Ça tombe à pic par ici, dit Jonathan en l’arrêtant dans son élan.
Tayte pivota sur ses talons et réfléchit à voix haute, revenant à sa
première idée.
— On pourrait monter au grenier ? S’y enfermer et attendre.
— On ne peut pas attendre, rétorqua Jonathan. Géraldine doit bientôt
rentrer. Elle va tomber droit sur ce type si on ne fait rien.
Il alla à une autre porte – une plus petite au fond de la chambre. Il
l’ouvrit.
— Venez, par ici, dit-il. Ce couloir communique avec une des
anciennes chambres. Nous nous en servons comme d’un dressing
actuellement. Il y a une fenêtre à l’intérieur.
— Y a-t-il une autre porte qui permet d’y entrer ? demanda Tayte,
imaginant que cela avait dû être le cas autrefois.
— Sur le palier, oui. Mais elle n’a pas de poignée et c’est un placard
de l’autre côté.
Tandis qu’ils franchissaient la porte, Tayte entendit une voix sur le
palier, si proche et menaçante qu’elle lui causa un frisson.
— À cause de vous, monsieur Tayte, les choses deviennent
personnelles.
« Personnelles », elles l’étaient déjà, en ce qui concernait Tayte. Il
referma doucement la porte derrière lui. Puis il suivit Jonathan en direction
d’un rai de lumière argentée au bout d’un étroit couloir. Il se dit que la
fenêtre vers laquelle ils se dirigeaient devait avoir ses rideaux ouverts et
laisser entrer la clarté de la lune.
— Allez, sortez maintenant, ou bien je vais rendre tout ceci très
douloureux pour tous les deux, avertit le tueur.
Tayte se glissa derrière Jonathan dans une pièce dominée par la
présence d’armoires en pin. Il y avait une ancienne coiffeuse dans un coin.
Tayte se demanda s’ils n’étaient pas dans ce qui avait été autrefois la
chambre de Mena, et si elle ne s’était pas assise pour contempler son reflet
dans ce même miroir. Ce fut une pensée fugace sur laquelle il n’eut pas le
temps de s’attarder.
Jonathan alla droit à la fenêtre et l’ouvrit pendant que Tayte cherchait
quelque chose autour de lui pour bloquer l’accès au petit couloir –
n’importe quoi qui permettrait de leur faire gagner un peu de temps. Il vit la
porte principale qui donnait sur le palier de l’étage, bloquée par une des
armoires comme l’avait dit Jonathan. La coiffeuse était la seule chose de la
pièce qu’il jugeait assez petite pour pouvoir être déplacée sans bruit, mais
assez large pour opposer quelque résistance.
— Jonathan, murmura-t-il, l’appelant afin qu’il l’aide à déplacer le
meuble.
Il savait toutefois que ce ne serait pas un obstacle bien solide, et que le
tueur, de toute façon, n’allait pas tarder à les trouver. Tout ce qu’ils avaient
à faire à présent, c’était sortir de là avant qu’il n’arrive.
La vue depuis la fenêtre n’était pas encourageante. Sous la lucarne,
Tayte vit une pente de toit en tuiles couvertes de givre qui descendait sur
une courte distance jusqu’à une grosse gouttière, elle-même située à environ
deux mètres du sol. La glissade ne serait pas difficile, songea-t-il, ne
doutant pas une seconde que cela glisserait. La partie délicate serait
d’utiliser la gouttière pour freiner sa chute.
— Vous pensez que la gouttière tiendra ? demanda-t-il à Jonathan.
— Je crois que oui, dit Jonathan. C’est du fer forgé, c’est costaud.
— D’accord. Je vous laisse passer le premier.
Tayte se dit que puisque le moment de vérité était arrivé, il était le
mieux placé, parce que le plus lourd, pour essayer de maintenir cette
coiffeuse contre la porte. Il ne voulait pas penser aux balles qui la
traverseraient si l’homme savait qu’il était derrière.
Jonathan enjamba le châssis de la fenêtre et mit ses deux jambes
dehors. Il se tourna face à Tayte, se laissa descendre doucement le long de
la pente de toit, mais il glissa en cherchant un appui avec son pied. Il
s’agrippa au rebord de fenêtre, ses pieds raclant les tuiles. Ils se figèrent, ne
faisant plus aucun bruit en dehors de leur propre respiration. Une seconde
plus tard, Tayte éprouva une brusque montée d’adrénaline en entendant le
tueur sur le palier, de l’autre côté de l’ancienne porte principale de la
chambre. Ce dernier donna une tape sur la porte en bois.
— Je sais que vous êtes là-dedans, dit-il d’une voix chantante, comme
s’ils jouaient à cache-cache.
— Allez-y, dit Tayte.
Et Jonathan lâcha le rebord de fenêtre. Il commença à glisser sur les
mains et les genoux, cherchant désespérément un point d’ancrage qui ne
venait pas, jusqu’à ce que ses pieds touchent la gouttière.
La porte derrière Tayte se mit à résonner et à trembler dans son cadre,
et il pria pour que l’armoire tienne. Il retourna vers Jonathan juste à temps
pour le voir s’accroupir, enjamber la gouttière et s’y suspendre, jusqu’à ce
qu’il ne voie plus que les phalanges de ses mains crispées. L’instant d’après,
il l’entendit tomber dans le jardin.
Il se retourna vers la chambre. Les cognements contre la porte avaient
cessé, ce qui ajouta à la tension du moment. Soit le tueur cherchait un autre
accès – celui qu’ils avaient emprunté – soit il retournait dehors.
— Venez, l’appela Jonathan. Tout va bien.
Tayte imita son compagnon. Il enjamba le châssis de la fenêtre. Il
passait sa deuxième jambe à l’extérieur quand il entendit un grand bruit qui
le fit sursauter au point qu’il manqua tomber directement. Le tueur était à la
petite porte et essayait de l’enfoncer. Tayte vit la coiffeuse glisser. Il se
retourna et, agrippé au rebord de la fenêtre, se laissa descendre le long de la
pente de toit en même temps que la petite porte s’entrouvrait, suffisamment
pour qu’il voie le visage de l’homme. Leurs regards se croisèrent
brièvement. Tayte le vit lever son arme, et plusieurs coups de feu
retentirent. Il plut des éclats de verre autour de Tayte. Brusquement, il se
retrouva en train de glisser, puis de rouler. Il tenta désespérément d’agripper
quelque chose, mais il était désorienté. Une seconde plus tard, il heurta
violemment le sol. Le souffle coupé, il vit Jonathan se pencher sur lui.
— Vous êtes blessé ?
Tayte n’en était pas sûr. Il vérifia rapidement s’il n’avait pas de sang
sur lui. Rien. Il attrapa le bras de Jonathan et se releva, sachant seulement
qu’ils n’avaient pas le temps de s’inquiéter de cela. Ils se mirent à courir
autour de la maison en direction de la voiture, et Tayte comprit que quelque
chose clochait avec sa cheville gauche. Une douleur aiguë le faisait
grimacer à chaque fois qu’il reportait son poids dessus ; très vite, un
boitillement faussa sa course. Il allait aussi vite qu’il le pouvait, mais il ne
tarda pas à être distancé par Jonathan.
Son manque de rapidité ne fit pourtant aucune différence.
Alors qu’ils arrivaient devant la maison, et que Tayte tournait un
regard plein d’espoir vers sa voiture de location, il vit qu’une autre auto
était garée dans l’allée. Il crut d’abord que c’était celle de la femme de
Jonathan, Géraldine, de retour de sa séance d’aquagym, mais Jonathan avait
cessé de courir. Tayte se demanda pourquoi, jusqu’à ce qu’il voie la
conductrice en descendre. C’était Retha Ingram. Elle portait un attaché-case
noir dans une main gantée, un pistolet dans l’autre. Son teint pâle et sa
blondeur caractéristiques avaient quelque chose de surnaturel dans la nuit
hivernale baignée de lumière argentée.
31 Numéro d’appel d’urgence et de secours utilisé dans une vingtaine de
pays, dont le Royaume-Uni.
CHAPITRE 43

Retha agita son arme en direction de la maison.


— À l’intérieur, ordonna-t-elle. Tous les deux !
Jonathan paraissait désorienté.
— Retha ?
Son apparition à la maison des Lasseter, une arme à la main, surprit
moins Tayte. Retha Ingram était l’ambitieuse directrice d’une fiducie de
bienfaisance estimée et en plein développement, fondée par la respectée
Grace Ingram. C’est ce nom, et sans aucun doute les intérêts financiers que
cette opération de gestion et de garantie qu’est la fiducie lui procurait,
qu’elle était venue protéger ce soir.
— Je suis désolée, Jonathan, dit Retha de son accent sud-africain qui
n’avait rien de chaleureux. J’espérais que nous n’aurions pas à en arriver là.
Où est ta femme ?
Jonathan continuait de fixer l’arme qu’elle tenait. C’était un petit
modèle d’arme de poing, mais qui n’en était pas moins mortel à cette
distance.
— Elle est sortie, dit-il. À la piscine.
— Tant mieux pour elle.
— Pourquoi fais-tu ça ?
Tayte était curieux d’entendre sa réponse à cette question, bien que sa
présence ici, ce soir, ne fît que confirmer ce qu’il avait déjà expliqué à la
police un peu plus tôt – à savoir que Mary Lasseter, alias Grace Ingram,
était impliquée dans la disparition de Danny Danielson en 1944. Peut-être
même avait-elle été impliquée dans son assassinat, si l’on en croyait ce que
Retha était visiblement prête à faire pour préserver ce secret de famille.
Cela ne faisait que renforcer son besoin de savoir ce qu’il s’était passé à
Paris ce soir-là, mais tandis que Retha était rejointe par le tueur qui était à
sa solde, il comprit que ce n’était pas le moment de poser la question.
Retha agita son arme de nouveau, et l’homme au complet rayé s’écarta
pour les laisser rentrer dans la maison. Tayte avança en boitant ; au passage,
l’homme lui murmura à l’oreille :
— Ne vous inquiétez pas. Cette cheville ne vous fera plus souffrir bien
longtemps.
Tayte s’efforça d’ignorer le sarcasme, mais l’homme lui asséna un
coup de crosse sur un coin du crâne, lui rappelant qui était aux commandes.
Le coup ne mit pas Tayte K.-O., mais il s’en fallut de peu. Il tituba en
montant les marches, sa vue dédoublée.
— Ça suffit ! aboya Retha, en décochant à l’homme un regard furieux.
Elle avait peu de considération pour lui, c’était évident ; entre eux,
c’était juste une question d’affaires.
— Je lui devais bien ça, dit l’homme en poussant Tayte dans le salon
avec le canon de son pistolet, pour la défier. Vous avez le reste de mon
argent dans cette mallette ?
— Il n’est pas encore à vous, répliqua Retha.
Le salon des Lasseter paraissait un tout autre endroit à Tayte, ce soir. Il
n’y sentait plus rien de chaleureux ni de cosy, comme lors de ses
précédentes visites. C’était comme s’il avait basculé dans une dimension
parallèle, sombre et malsaine. Les rideaux étaient tirés et la lumière
allumée, mais la clarté qui baignait la pièce lui paraissait froide et
inhospitalière.
— Asseyez-vous, dit Retha. Sur le sol.
Tayte et Jonathan échangèrent un regard plein d’intensité en s’asseyant
sur le tapis, face à la cheminée éteinte, pleine de cendres grises, l’un comme
l’autre se posant silencieusement les mêmes questions : Qu’allons-nous
faire maintenant ? Est-ce la fin ? Maintenant qu’il y avait deux armes à
affronter, Tayte se sentait encore plus démuni que lorsqu’il s’était retrouvé
seul avec l’homme dans sa chambre d’hôtel. Pour ne rien arranger, il avait
désormais une cheville qui l’empêchait de courir. Il leva les yeux vers
Retha, essayant d’accrocher son regard. En vain.
— Alors, comment se fait-il que vous veniez faire vous-même votre
sale boulot, ce soir ? lui demanda-t-il. À moins que vous ne vouliez juste
jouer les spectatrices. C’est ça ?
Retha parut l’ignorer, et Tayte comprit qu’il se trompait. Elle prenait
un grand risque en venant ainsi chez les Lasseter. Il se dit qu’elle n’avait
pas dû avoir le choix. Il était censé être mort à l’heure qu’il était ;
néanmoins, le fait qu’il ait réussi à s’enfuir de sa chambre d’hôtel ne
pouvait pas être la complication qui avait entraîné sa venue. Pour qu’elle
arrive ici aussi peu de temps après le tueur, c’est qu’elle devait déjà être en
route. Elle n’était pourtant pas venue non plus pour tuer elle-même
Jonathan. Ce n’était sûrement pas quelque chose de facile pour elle, et elle
n’avait aucun besoin de s’en charger personnellement si c’était tout ce qu’il
restait à faire ce soir.
Alors, que fait-elle là ?
Le tueur à gages s’approcha de Tayte.
— Finissons-en, dit-il. Nous n’avons que trop perdu de temps.
Il leva son pistolet et le pointa sur la tête de Tayte, qui, bien que
conscient de l’inutilité de toute tentative de neutraliser la double menace
armée, décida de vendre chèrement sa peau. Il allait se relever pour bondir
sur l’homme quand Retha reprit la parole, quoique pour ne rien dire de bien
encourageant, au contraire.
— Attendez ! dit-elle.
Elle posa l’attaché-case sur le canapé et se rapprocha, venant se
positionner à côté du tueur.
— Nous allons faire ça ensemble. Je suis désolé, Jonathan, ajouta-t-
elle.
Puis, avec précision et rapidité, elle plaça son arme sous le menton du
tueur et appuya sur la détente. La tête de l’homme fut projetée en arrière. Il
s’écroula sur la table basse derrière eux, et Tayte n’eut pas plus le temps de
réagir que n’en avait eu l’homme au complet rayé pour empêcher le geste
fatal. Il vit ensuite Jonathan se relever, un large sourire apparaissant
lentement sur son visage, convaincu soudain que Retha était venue pour le
sauver. Mais Tayte savait qu’il n’en était rien. Il commençait à comprendre
la raison de la présence de Retha, et le petit pistolet qu’elle retourna contre
Jonathan lui confirma qu’il voyait juste.
— Assieds-toi, Jonathan, lui ordonna-t-elle de nouveau.
Elle ramassa l’arme du tueur et la braqua sur Tayte.
Tayte vit le sourire de Jonathan s’effacer et laisser la place au désarroi.
— Elle n’est pas là pour nous aider, dit-il en la fixant du regard. Elle
est venue dès qu’elle a appris qu’Alan Driscoll était mort. C’est bien ça,
hein ?
Retha ne répondit pas.
— Le meurtre de Driscoll touche la famille d’un peu trop près,
poursuivit Tayte. Et ça ne faisait pas partie du plan.
Il se tourna vers Jonathan.
— Je suis désolé, lui dit-il. Vous ne faisiez pas partie du plan non plus
jusqu’à ce que je vienne vous voir. Maintenant, Retha se dit que si elle livre
le tueur à la police, l’affaire sera classée. Ils poseront quelques questions
ennuyeuses, bien sûr, mais au bout du compte ils auront leur tueur.
— Est-ce vrai, Retha ? demanda Jonathan.
Retha l’ignora.
— J’aime les hommes intelligents, monsieur Tayte, dit-elle. Peut-être
allez-vous pouvoir me dire ce qui, selon mes plans, se passe ensuite ?
— Laissez-moi voir. Vous allez devoir nous tuer avec l’arme de cet
homme, raisonna Tayte en désignant le cadavre du tueur. Après quoi vous
devrez vous arranger pour que l’on croie qu’un de nous deux tenait l’arme
qui l’a tué, c’est-à-dire la vôtre. Mais comment faire pour que cela paraisse
crédible ? Pourquoi l’un de nous deux aurait-il eu une arme – en particulier
un pistolet de cette taille ? J’aurais du mal à glisser ne serait-ce que mon
doigt dans le pontet ; et puis, comment aurais-je franchi les douanes avec ?
Retha eut un sourire.
— Ce sera sa deuxième arme, dit-elle en parlant du tueur. Du moins,
c’est ce que je vais m’attacher à faire croire.
Elle alla à son attaché-case et l’ouvrit sans cesser de braquer son petit
pistolet sur eux, après avoir posé l’autre. Il n’y avait pas d’argent dans la
mallette. De toute évidence, Retha n’avait jamais eu l’intention de payer
l’homme pour ses services. L’instant d’après, elle sortit un holster doté de
sangles de fixation courtes.
— Ça va autour de la cheville, dit-elle. Un tueur professionnel peut
très bien avoir ce genre d’arme, non ? La police trouvera le holster sur lui,
et les marques d’usure prouveront que ce pistolet avait sa place dedans.
— Bon, mais concrètement, qui a tiré sur qui et pourquoi ? voulut
savoir Tayte.
Retha pointa l’arme du tueur sur Jonathan.
— Monsieur l’Assassin ici absent tue d’abord Jonathan. Au même
moment, vous vous précipitez sur lui. Vous vous battez, et il sort la
deuxième arme qu’il porte à la cheville. Il l’attrape, ou vous l’attrapez, peu
importe. Il vous tire dessus et vous lui tirez dessus. La seule différence est
que vous l’abattez sur le coup, alors que la balle qu’il vous loge dans
l’estomac laisse l’hémorragie vous tuer peu de temps après. J’ai entendu
dire que les blessures à l’estomac peuvent être extrêmement douloureuses.
Tayte déglutit pour chasser la boule qu’il avait dans la gorge. Puis il
lui posa la même question qu’il avait déjà posée au tueur.
— Pourquoi essayez-vous de trouver Mena ? Pourquoi est-elle aussi
importante pour vous ?
Retha eut un petit sourire.
— Disons seulement qu’elle a quelque chose dont j’ai besoin.
Tayte se dit qu’il avait une assez bonne idée de ce que c’était.
— La confession de votre grand-mère ? proposa-t-il.
Il voyait peu d’autres raisons de tuer un prêtre. Sceau sacré de la
confession ou non, Retha n’avait de toute évidence pas voulu courir le
risque.
Elle ne répondit pas.
— Qu’est-il arrivé à Danny Danielson ? demanda-t-il encore.
Pourquoi n’est-il pas revenu chercher Mena ?
Il répondit à la question à sa place.
— Il n’a pu, n’est-ce pas ? Alors, était-ce Mary ou Edward ? Ils l’ont
tué, c’est ça, hein ? Et vous essayez de couvrir leur crime. Qu’avez-vous
prévu pour Mena quand vous la retrouverez ?
— Assez de questions, coupa Retha. Vous devriez vous soucier
davantage de votre sort, monsieur Tayte, vous ne croyez pas ?
— Tu n’es pas obligée de faire ça, dit Jonathan.
Retha, qui visait la poitrine de Jonathan, réaffirma en tendant son bras
son intention de tirer.
— Il est trop tard pour faire marche arrière maintenant, dit-elle.
— Attendez une minute, reprit Tayte. Vous commettez une erreur. Il y
a quelque chose que vous ignorez.
— Vraiment ? C’est un peu pathétique, monsieur Tayte. Je crois au
contraire avoir couvert tous les angles possibles.
Son bras se détendit très légèrement, comme si elle s’apprêtait à faire
feu.
— Vous ignorez tout de la photo, dit-il d’un ton plein d’urgence. La
photo qui a été prise à Paris en 1944, juste avant que Danny ne soit porté
disparu. On y voit Edward Buckley, et votre grand-mère est avec lui.
Tayte savait bien que l’image de la femme à l’arrière-plan était trop
vague pour qu’un tribunal entérine son authentification, mais il se dit que
Retha n’avait pas à savoir cela.
— La police a en main une copie de cette photo, ajouta-t-il, et je leur
ai dit tout ce que je sais. Ils sont au courant pour le prêtre également. Ils
soupçonnent déjà un lien entre l’assassinat du prêtre et celui de Buckley.
Dès qu’ils auront la confirmation qu’il était le confesseur de votre grand-
mère, ils vous tomberont dessus.
Le bras de Retha qui tenait l’arme se détendit ; Tayte voyait bien
qu’elle était en train d’envisager les implications de ces révélations.
— Vous croyez que ce que vous faites ce soir ici empêchera que l’on
établisse le lien entre vous et les meurtres, mais vous vous trompez, ajouta-
t-il.
Retha s’avança d’un pas vers Jonathan.
— Dans ce cas, je vais devoir courir le risque, je ne vois rien d’autre à
faire.
Son bras était rigide maintenant. Il se mit à trembler. Tayte savait
qu’elle allait tirer. Soudain, des phares de voitures illuminèrent les rideaux à
la fenêtre.
— Géraldine ! dit Jonathan. Je t’en prie, Retha. Ne lui fais pas de mal.
Retha recula. Dehors, une portière claqua, et quelques secondes plus
tard des bruits de pas résonnèrent dans le vestibule. Retha braqua son arme
sur la porte. Puis, juste quand elle s’ouvrit, Jonathan se releva d’un bond.
— Géraldine ! Sauve-toi, elle a une arme !
Retha tira deux fois dans la porte et Jonathan s’arrêta net dans son
élan, le visage soudain livide. Ils entendirent un grognement de l’autre côté
de la porte, qui s’ouvrit un peu plus en même temps que quelqu’un
s’effondrait dans la pièce. Ce n’était pas Géraldine. C’était le père de Retha,
Christopher Ingram.
Tayte vit l’effarement le disputer au désarroi dans le regard de Retha.
Il vit également son bras armé retomber mollement le long de son corps. Le
temps que la réalité de ce qui venait de se passer fasse son chemin dans
l’esprit de la jeune femme, Tayte s’était relevé. Alors qu’elle se précipitait
vers son père, il lui agrippa le poignet et lui arracha le pistolet des mains.
Elle n’offrit aucune résistance. La seule chose qui comptait pour elle à cet
instant était l’homme qui gisait à ses pieds.
— J’étais venu te prévenir, dit Ingram.
Puis, il laissa échapper un soupir qui paraissait venir du plus profond
de son corps, et Tayte comprit qu’il était mort.
CHAPITRE 44

Deux jours plus tard

Jefferson Tayte roulait vers l’est avec sa cliente, en direction de


Sutton Bassett, un petit village situé au milieu d’un patchwork de champs
cultivés, à environ six kilomètres de Market Harborough, dans le comté de
Northamptonshire. Eliza Gray était arrivée à l’aéroport d’Heathrow tôt ce
matin-là, et sur le trajet qui les menait hors de Londres, Tayte lui avait
raconté tout ce qu’il s’était passé durant la semaine. Il ne lui épargna aucun
détail, à commencer par le récit de Joan Cartwright affirmant que Mena lui
avait confié avoir été violée. La nouvelle provoqua de la colère chez Eliza,
ainsi que Tayte s’en était douté, mais il avait jugé préférable de la préparer
pour le cas où la chose serait avérée. Elle fut également bouleversée
d’apprendre qu’il avait lui-même, par deux fois, échappé à la mort cette
semaine-là. Elle s’en était même excusée auprès de lui, comme si c’était sa
faute.
Après les coups de feu tirés chez les Lasseter, Tayte avait passé une
partie de la soirée à l’hôpital, et une autre avec la police. À l’hôpital, il avait
été ravi d’apprendre qu’il n’avait rien de cassé, bien que sa cheville
continuât de le faire souffrir à chaque fois qu’il s’appuyait un peu trop
dessus. La police, qui avait souhaité lui parler le plus tôt possible après la
découverte du corps d’Alan Driscoll dans sa chambre d’hôtel, ne lui avait
pas fourni plus d’informations qu’il n’en possédait déjà concernant le
mobile des Ingram. Retha Ingram n’avait plus dit un mot de toute la soirée ;
elle s’était refermée sur elle-même tandis qu’on la plaçait en garde à vue, et
selon l’inspecteur Lundy elle avait gardé le silence durant tout
l’interrogatoire.
Tayte supposait que Christopher Ingram avait paniqué quand Lundy
lui avait rendu visite avec la copie de la photo de la scène de café parisien
de Mel Winkelman. Ingram s’était de toute évidence rendu chez les
Lasseter pour prévenir Retha des liens que la police avait commencé à faire,
peut-être pour l’empêcher d’exécuter le plan dont Tayte savait qu’il
n’ignorait rien. Mais sa tentative d’alerter Retha avait échoué.
Que père et fille fussent complices dans la décision d’engager un tueur
à gages pour préserver un secret de famille surprit Tayte, mais il supposait
qu’ils étaient persuadés d’avoir de bonnes raisons de le faire si la théorie de
Tayte concernant ce qui était arrivé à Danny Danielson était correcte, à
savoir qu’il n’avait jamais pu rejoindre Mena parce qu’il avait été assassiné
ce soir-là, à Paris, en 1944. Tayte n’espérait plus faire beaucoup d’autres
découvertes à présent, mais il espérait bien réussir à apprendre ce qui s’était
passé exactement.
Il abaissa son pare-soleil dans un virage, ébloui par le soleil bas du
début d’après-midi. Eliza était assise à côté de lui, à l’avant, vêtue d’un
tailleur-pantalon bordeaux et d’un foulard en soie noir et or noué autour de
son cou.
— Nous y sommes presque, dit Tayte au moment où Sutton Road
devint Main Street.
Il jeta un regard à Eliza et trouva qu’elle avait l’air nerveuse, ce qui
était compréhensible étant donné qui ils étaient sur le point de rencontrer si
tout se passait comme prévu. Ils avaient fini par apprendre par la maison de
retraite Logan que Mena y avait résidé jusqu’en 2003, après avoir changé
son nom en Emma Danielson peu après son arrivée. Les dossiers qu’on leur
avait permis de consulter montraient qu’elle y était entrée directement du
Towers Hospital en 1975. Elle avait passé dix-huit ans au Towers, et vingt-
huit à la Logan House ; et bien que Tayte eût aimé obtenir la confirmation
que c’était Edward Buckley qui l’avait retrouvée et s’était occupé de son
transfert à la maison de retraite, son bienfaiteur n’était pas nommément
mentionné.
La chose la plus importante qu’ils avaient apprise en consultant les
archives de la Logan House avait été la nouvelle adresse de Mena, vers
laquelle ils se dirigeaient maintenant. Tayte avait essayé d’obtenir un
numéro de téléphone afin de pouvoir appeler à l’avance, mais aucun
numéro n’était disponible. Eliza lui avait dit en être heureuse, au cas où
Mena refuserait de les voir, et Tayte avait compris son point de vue. Arriver
à l’improviste était loin d’être une démarche subtile, mais Eliza n’avait pas
fait tout ce chemin pour essuyer un rejet par téléphone.
Elle avait pris l’avion, accompagnée de son fils aîné, auquel Jonathan
et sa femme tenaient pour le moment compagnie. Ils s’étaient mis d’accord
sur le fait qu’il serait préférable de poursuivre ce voyage à la rencontre de
Mena avec aussi peu de personnes que nécessaire, afin qu’elle ne se sente
pas submergée par ce qui arrivait quand ils la rencontreraient, si rencontre il
devait y avoir. L’inspecteur Lundy était également très intéressé par les
réponses que Tayte espérait obtenir ; ce dernier avait d’ailleurs eu quelques
difficultés à le persuader de les laisser continuer sans escorte policière. Mais
il avait fini par convaincre Lundy qu’il leur fallait faire preuve de tact s’ils
voulaient en apprendre davantage. Tayte ayant fait la promesse de lui
communiquer tout ce qui pourrait être utile à l’enquête, Lundy avait
finalement donné son feu vert.
Le paysage changea bientôt autour d’eux, les pleins champs labourés
hivernaux cédant la place à des arbres nus et à ce qui ressemblait à quelques
fermes agricoles qui, à en croire le panneau au bord de la route, marquaient
le début du village où ils se rendaient. À la vue du panneau indicateur, Eliza
se mit à jouer avec ses pouces, les faisant tourner l’un autour de l’autre,
dans un sens puis dans l’autre.
— Je croyais qu’il pleuvait toujours en Angleterre, dit-elle. Ou, dans
le cas contraire, qu’il était sur le point de pleuvoir.
— Il pleuvait à mon arrivée, dit Tayte. Mais il y a plusieurs jours déjà
que ça s’est éclairci comme ça. C’est peut-être un record, allez savoir.
Il voyait qu’elle était tendue. Il lui sourit.
— Ça ne servirait à rien de vous dire de ne pas vous inquiéter, n’est-ce
pas ?
— Non, dit Eliza. À rien du tout.
Ils passèrent devant un pub baptisé le Queen’s Head Inn, puis le GPS
les informa qu’ils étaient arrivés à destination. Tayte examina les quelques
maisons visibles alentour, et repéra bientôt celle qu’ils cherchaient. Il sentit
qu’il avait la gorge sèche, et imagina qu’il en allait de même pour Eliza.
— Nous y voilà, dit-il en garant la voiture.
La maison devant laquelle ils arrivèrent était une modeste maison
mitoyenne au toit d’ardoise, avec une petite cour-jardin sur le devant. Tayte
laissa son porte-documents sur la banquette arrière pour aider Eliza à
descendre du véhicule, boitillant encore tandis qu’il en faisait le tour.
Eliza secoua la tête.
— On fait la paire, tous les deux, hein ?
— Oui, on peut le dire, acquiesça-t-il en lui sortant ses béquilles et
l’aidant à descendre. Vous êtes sûre que vous êtes prête ?
Eliza prit une grande inspiration et répondit :
— Plus que je ne le serai jamais.
— Bien, approuva Tayte. Tenez, prenez mon bras. Je vais vous aider
dans l’allée.
Ils franchirent un petit portail bas en fer, et Tayte sentit son pouls
s’accélérer en avançant dans l’allée au milieu des arbustes taillés et des
touffes de pensées hivernales qui ajoutaient de la couleur çà et là. Quand ils
arrivèrent devant la porte d’entrée, Tayte fit un pas de plus et appuya sur la
sonnette. Une mélodie se fit entendre dans la maison, et quelques secondes
plus tard un homme d’apparence frêle ouvrit la porte. Tayte lui donna pas
loin de quatre-vingts ans. Il portait un pantalon gris, une veste de sport à
carreaux avec une chemise unie et une cravate. Il semblait sur le point
d’aller quelque part, à moins qu’il ne vienne juste de rentrer.
Tayte lui fit son plus beau sourire, en espérant ne pas avoir l’air
mielleux non plus.
— Bonjour, dit-il. Nous cherchons une dénommée Emma Danielson.
Pouvez-vous me dire si elle vit toujours ici ?
L’homme les regarda d’un drôle d’air. Il parut sur le point de leur
répondre, mais il hésita au dernier moment.
— Puis-je savoir qui vous êtes ?
— C’est un peu délicat, dit Tayte. Je m’appelle Jefferson Tayte. Je suis
généalogiste, et voici ma cliente, Eliza Gray. Nous avons de bonnes raisons
de croire qu’Emma Danielson est la mère d’Eliza, qui vient de faire un long
voyage depuis les États-Unis pour la rencontrer.
L’homme parut les observer attentivement. Puis il demanda :
— Comment avez-vous eu cette adresse ?
— La maison de retraite nous l’a communiquée, répondit Tayte. La
Logan House. À la sortie de Market Harborough.
L’homme acquiesça doucement d’un hochement de tête. Il sourit à
Eliza, et recula à l’intérieur de la maison.
— Je crois que vous feriez bien d’entrer, tous les deux, dit-il.
CHAPITRE 45

L’homme précéda Tayte et Eliza jusque dans une salle à manger


baignée de soleil à l’arrière de la maison, dont les portes-fenêtres donnaient
sur un jardin bien entretenu, qui offrait lui-même une vue dégagée sur les
terres agricoles environnantes. C’était une grande pièce, pleine de bibelots
et de souvenirs familiaux ; il y flottait une odeur d’encaustique qui avait
saisi Tayte dès qu’il était entré. Ses yeux furent immédiatement attirés par
les nombreux cadres photo argentés disposés sur le buffet à l’autre bout de
la pièce.
— Je vous en prie, asseyez-vous, dit l’homme. Je vais faire un peu de
thé.
Il tourna les talons et quitta la pièce avant que Tayte n’ait eu le temps
d’exprimer sa préférence pour le café s’il y en avait, bien que
l’empressement de l’homme à mettre la bouilloire en marche lui fît
comprendre que le thé n’était pas un choix – la bouilloire chauffait, c’était
comme cela et pas autrement. Il se tourna vers Eliza, qui s’était assise.
— Comme on dit : « À Rome… », débuta-t-il.
Il se demandait maintenant où était Mena, supposant qu’Eliza se
posait la même question. Le fait que l’homme les ait invités à entrer était
déjà un élément significatif ; qu’il les ait de surcroît invités à le faire en ne
niant pas connaître la femme qu’ils étaient venus voir, ni ne les ait redirigés
vers une autre adresse, confirmait à Tayte qu’ils étaient au bout du voyage.
Mais où était Mena ? Tayte réfléchissait à la question en même temps qu’il
était attiré par les photographies sur le buffet.
Il y en avait une vingtaine en tout – des scènes de famille dans des
cadres de tailles et de formes diverses – et, sans pouvoir l’expliquer, Tayte
sut qu’il était en train de regarder Mena quand il la vit sur une première
photographie, puis une autre. C’était une femme âgée à présent, mais ses
yeux paraissaient transcender le temps ; il avait l’impression de regarder la
jeune fille qu’il avait vue sur les photos que Jonathan lui avait montrées lors
de sa première visite chez lui.
Il avait dû s’absorber dans les photos plus longtemps qu’il ne le
voulait, parce qu’il lui sembla qu’il ne s’était écoulé que quelques secondes
quand la porte de la salle à manger s’ouvrit de nouveau, et que le plateau de
thé arriva. L’homme le posa sur la table, sur un grand napperon circulaire.
Tayte retourna vers sa cliente et tira une chaise pour s’asseoir à côté d’elle.
L’homme fit le service. La théière paraissait lourde dans sa main ; le bec
verseur oscillait doucement de droite et de gauche tandis que le liquide
marron fumant remplissait les tasses.
— Il n’y a rien de mieux qu’un bon thé bien fort, dit-il.
Soudain, il marqua un temps d’arrêt et leva les yeux.
— Mais j’en oublie les bonnes manières, ajouta-t-il. Je m’appelle
Kenneth Wells. Je vous en prie, servez-vous pour le lait et le sucre.
Eliza se pencha en avant et prit le pot à lait.
— Merci, dit-elle.
Tayte remarqua que Wells l’observait attentivement. Il ne cherchait
pas à être discret, et la vieille femme s’en avisa.
— Un problème ? avança-t-elle.
Wells rougit aussitôt.
— Je suis désolé, dit-il. Non, il n’y a aucun problème. C’est juste que
vous lui ressemblez tellement. Je veux dire, telle qu’elle était à l’époque où
nous nous sommes rencontrés.
— Est-ce que ma mère est ici ? demanda Eliza.
Wells prit une grande inspiration. Il tira une chaise à son tour et s’assit
en face d’eux, péniblement, comme s’il y mettait toutes ses forces. Il secoua
la tête.
— Je suis désolé, annonça-t-il. Elle est décédée il y a presque un an.
Les yeux de Tayte furent attirés par le pot à lait dans la main d’Eliza,
dont les forces parurent l’abandonner brusquement ; le pot tomba
bruyamment sur la table et se renversa.
Eliza exprima aussitôt son agacement en secouant la tête :
— Regardez ce que j’ai fait.
— Ce n’est rien du tout, dit Wells. Je vais aller chercher de quoi
éponger ça. Ça ne laissera pas de trace.
Tayte se tourna vers Eliza.
— Je suis navré, lui dit-il.
Il vit qu’Eliza voulut lui sourire, mais qu’elle en était incapable.
Wells mit une petite cuillerée de sucre dans son thé et remua, faisant
tinter la porcelaine.
— J’aurais aimé pouvoir vous annoncer la nouvelle plus délicatement,
dit-il. Mais je ne suis pas doué pour ce genre d’annonce.
— Ce n’est pas grave, répondit Eliza. Merci de vous en préoccuper.
Certaines choses doivent être dites telles qu’elles sont, n’est-ce pas ?
Wells acquiesça en signe d’approbation.
— Je ne savais pas que Mena avait une fille. C’est une véritable
surprise pour moi.
— Cela a été une surprise pour moi aussi, dit Eliza. Je regrette juste de
ne pas l’avoir su plus tôt.
— Je comprends, rétorqua Wells en hochant doucement la tête.
Tayte avait noté le prénom utilisé par Wells.
— Vous l’avez appelée Mena ? demanda-t-il.
— Oui, je l’ai connue quelques années avant qu’elle ne change son
nom. Pour moi, cela a toujours été Mena.
— Comment l’avez-vous rencontrée ? lui demanda Eliza.
— C’était à l’hôpital, au « Towers », à Leicester, où je travaillais en
tant que bibliothécaire. On peut dire, j’imagine, que nous avions en
commun l’amour des livres, parce qu’elle m’a raconté plus tard qu’elle
avait distribué des livres dans les hôpitaux de Leicester, elle aussi, pendant
la guerre.
Wells eut un petit sourire à l’évocation de ce trait commun.
— Elle était ma meilleure cliente, ajouta-t-il. Avec le recul, je me
rends compte qu’elle préférait vivre dans les livres plutôt que dans le
monde réel, mais il est difficile de le lui reprocher. Quand j’ai pris ma
retraite, j’ai continué à lui porter des livres, les miens cette fois ; parfois je
lui en faisais la lecture. Elle aimait ça. Nous sommes devenus de bons amis,
et quand j’ai appris qu’elle allait être transférée dans cette maison de soins à
Market Harborough, j’ai déménagé ici pour être plus près. Finalement,
après un certain temps, je l’ai persuadée de venir vivre avec moi.
— Comment a-t-elle vécu cela ? demanda Tayte. Je veux dire,
réintégrer le monde après si longtemps.
— Cela a dû être difficile pour elle, dit Eliza.
Wells sourit de nouveau, plus largement cette fois.
— Ça l’a rajeunie de plusieurs années en quelques jours, dit-il. Nous
en avons passé dix ensemble après son départ de la maison de retraite
Logan, et chaque jour a été une bénédiction. Je n’oublierais jamais la
première fois où nous sommes allés à la British Library. Mena était
redevenue une enfant. Bouleversée. Je n’ai jamais pu la convaincre d’aller à
l’étranger, mais nous avons beaucoup voyagé à travers le Royaume-Uni, je
peux vous le dire. J’étais encore relativement jeune quand ma femme est
morte, et j’ai eu beaucoup de mal à me remettre avec quelqu’un après ça. Je
crois que Mena et moi, nous nous sommes beaucoup aidés. J’espère du
moins l’avoir aidée autant qu’elle m’a aidée, elle.
— D’après ce que vous nous expliquez, je suis sûr que oui, dit Tayte.
Donc, vous et Mena ne vous êtes jamais mariés ?
— Non. Nous ne le voulions ni l’un ni l’autre. Notre aventure est née
d’une amitié, et c’est resté ainsi. Nous étions deux personnes qui avaient
décidé de vivre ensemble ; chacune avec les fantômes de son propre passé,
si je puis dire.
— Danny Danielson ? dit Tayte, sachant que Wells ne pouvait pas
faire allusion à quelqu’un d’autre.
Wells acquiesça.
— Danny, oui. Mena n’a jamais réussi à oublier Danny, et je suppose
qu’il en allait de même pour moi avec ma femme, Fiona. Nous n’avions pas
envie qu’il en soit autrement, vous comprenez ?
Wells se détendit contre le dossier de sa chaise pour la première fois
depuis qu’il s’était assis.
— Mena parlait tout le temps de Danny quand je l’ai rencontrée – dès
qu’elle n’avait pas la tête dans les livres. Elle me parlait des bals où ils
avaient dansé, des rêves qu’ils avaient partagés. Et puis elle se taisait et
devenait plus calme au bout d’un moment, un peu comme si le fait
d’évoquer cette époque lui permettait en quelque sorte d’y retourner – de
retourner auprès de son Danny. Elle pouvait s’absenter pendant des heures
quelquefois, assise à côté de la fenêtre, le regard perdu dehors, quand ce
n’était pas tout simplement un mur qu’elle fixait. Elle n’a jamais cessé de
l’attendre, même si elle a commencé à parler moins de lui quand elle est
venue vivre ici. (Il eut un petit rire.) Je suppose qu’elle avait trop à faire
avec toute la famille qui nous entourait. Je sais qu’elle aimait bien ça.
— Puis-je vous demander comment elle est morte ? dit Eliza.
Wells s’accouda sur la table de nouveau.
— Elle a fait une rupture d’anévrisme, répondit-il. C’est ce que les
médecins m’ont dit. Nous n’avons rien vu venir ni l’un ni l’autre, jusqu’à ce
qu’il soit trop tard. C’est arrivé un soir, au mois de mars dernier. J’ai réussi
à la conduire à l’hôpital, mais c’était trop grave – inopérable, d’après eux.
Elle est morte quelques heures plus tard, et j’ai été heureux de pouvoir lui
dire au revoir. La dernière chose qu’elle m’a dite est qu’elle partait en
Virginie-Occidentale. Elle souriait et parlait d’une rivière dans une basse
vallée, décrivant tout comme si elle y était vraiment. Ça m’a beaucoup
consolé de savoir qu’elle croyait réellement ce qu’elle disait.
Wells poursuivit en racontant la vie de Mena à partir du jour où elle
était venue vivre à Sutton Bassett. Ils parlèrent durant plus d’une heure,
passant bientôt dans le jardin où un pâle soleil avait fait son apparition sur
l’horizon. Wells appuya beaucoup son récit sur les photographies qu’il avait
prises d’elle et de sa propre famille qui l’avait accueillie chaleureusement ;
Eliza remarqua qu’elle paraissait heureuse sur chacune d’entre elles, ce qui
contribua à lui remonter un peu le moral. Tayte était désolé d’avoir manqué
Mena d’aussi peu, quelques mois seulement, mais il était heureux de savoir
qu’elle avait connu une fin heureuse, entourée de gentillesse.
Quand ils retournèrent dans la maison, Tayte sentit qu’il avait les
mains moites, et ce n’était pas à cause du brusque changement de
température. C’était parce qu’il avait encore une question qu’il était obligé
de poser. Bien que sa cliente parût se remettre doucement du
bouleversement émotionnel que le fait d’avoir retrouvé – et perdu en même
temps – sa mère biologique avait occasionné, il savait que ce serait difficile
pour elle.
— Je ne voudrais pas paraître insensible, dit-il en s’adressant à Wells
après avoir d’abord regardé Eliza, mais quelqu’un d’autre a essayé de
retrouver Mena récemment – en lien avec Daniel Danielson, je pense.
Auriez-vous une idée du pourquoi ?
Wells n’hésita pas avant de répondre.
— Oui, je crois savoir pourquoi, dit-il. J’allais vous montrer quelque
chose avant que vous ne partiez. Je vais chercher ça, je reviens tout de suite.
Ils attendirent dans la salle à manger. Tayte en profita pour demander à
Eliza comment elle allait.
— Oh, comme ci, comme ça, dit-elle. Je ne sais plus vraiment, pour
être honnête. Je n’ai pas de souvenirs vers lesquels me tourner. Ce n’est pas
comme si j’avais connu Mena, vous comprenez ? Je n’ai que ce que vous
m’avez raconté. Et je suis contrariée de savoir qu’il n’y aura jamais rien
d’autre.
Tayte hocha la tête, en regrettant d’être aussi démuni dans ce genre de
situation.
— J’aimerais me rendre sur sa tombe avant que nous ne rentrions,
ajouta Eliza.
— Oui, bien sûr, dit Tayte. Nous irons directement en partant d’ici. Il
devrait faire encore suffisamment jour.
Wells revint dans la pièce. Il tenait à la main une grosse enveloppe à
bulles en papier kraft.
— C’est arrivé au courrier il y a quelques semaines, dit-il en se
rasseyant. Au départ, c’était adressé à Mena à la maison de retraite Logan ;
et puis, ils l’ont fait suivre à cette adresse.
Edward Buckley, songea Tayte, supposant qu’il devait être
l’expéditeur du courrier. Wells étala sur la table le contenu de l’enveloppe.
Tayte chercha à voir le cachet de la poste qui figurait sur celle-ci. Le
tampon indiquait un bureau du Hampshire, ce qui confirmait ses soupçons.
— C’est une bible, dit Wells, ramassant sur la table un livre noir
portant une grande croix dorée au centre. Et il y a des lettres aussi.
CHAPITRE 46

Wells tira deux lettres glissées entre les pages de la Bible et les posa
sur la table.
— J’ai tout lu, dit-il. Il y a un ordre logique dans cet envoi. Vous
devriez lire cette lettre d’introduction d’abord.
Il poussa vers Tayte une feuille de papier beige clair pliée.
— Voulez-vous que je la lise à voix haute ? demanda-t-il à Eliza.
— Si ça ne vous ennuie pas.
Tayte déplia la lettre. Le papier était récent, encore craquant.
— C’est daté du 14 décembre, dit-il. Et c’est signé Edward Buckley.

Chère Mena,
Par où commencer à t’expliquer les choses que j’ai
attendu si longtemps de pouvoir te dire ? Mais
maintenant que Mary a enfin trouvé la paix, j’ai le
sentiment de pouvoir – de devoir – le faire. Tu te
demanderas peut-être pourquoi j’ai attendu toutes ces
années ; la réponse est que c’est Mary que j’ai attendue.
Et cependant, alors qu’il est temps à présent, mes paroles
et mes actes te paraîtront sans doute parfaitement
égoïstes. J’espère en tout cas qu’à défaut de pouvoir
t’apporter un peu de consolation, ils t’aideront à mieux
comprendre certaines choses. Il en est que l’on ne doit
pas emporter dans la tombe.
Tu trouveras ci-joint la Bible de Mary, qui m’a été
envoyée peu après sa mort, ainsi qu’une lettre par avion.
Les deux, ensemble, te diront tout ce qu’il y a à savoir ;
sache que je ne recherche aucun pardon de mon côté, car
je n’en mérite aucun.
Ton serviteur
Edward Buckley

Tayte rendit la lettre à Wells.


— C’est arrivé trop tard pour Mena, remarqua-t-il, tout en se disant
que c’était peut-être aussi bien pour elle, étant donné ce qu’il s’attendait à
trouver dans la Bible et l’autre lettre. Il escomptait que Wells lui donne à
lire la deuxième lettre, mais il n’en fit rien.
— Ensuite vient ceci, dit Wells en lui tendant la Bible.
Elle était plus lourde qu’elle n’en avait l’air pour sa taille ; les pages
étaient très fines et formaient un ensemble d’une grande densité sous la
couverture défraîchie et presque râpée par endroits, qui laissait penser
qu’elle avait accompagné Mary durant presque toute sa vie.
— Si vous regardez à la fin, dit Wells, vous trouverez deux textes
manuscrits – l’un de Mary, l’autre d’Edward.
Tayte ouvrit la Bible et alla directement aux pages manuscrites à la fin,
se disant que ces textes avaient été écrits dans ce livre précis pour attester
qu’ils disaient la vérité et rien que la vérité. C’étaient en fait les déclarations
sous serment de Mary et Edward. La première était celle de Mary,
griffonnée d’une petite écriture d’enfant, comme si son auteure avait eu du
mal à contrôler son stylo. Tayte se dit qu’elle ne serait pas facile à
déchiffrer, mais il était habitué à l’exercice à force de lire d’innombrables
transcriptions anciennes. Il s’éclaircit la gorge et se mit à lire :

Ma très chère Mena,


Où est passée notre jeunesse ? Où sont les jours
heureux ? J’essaie de revenir en arrière, de retrouver le
chemin de cette époque innocente, avant la guerre, quand
nous étions encore des sœurs l’une pour l’autre, toi et
moi. Mais je n’y parviens pas. L’année 1944 ressemble à
un brouillard dans mon esprit, si dense que ni les yeux ni
la mémoire ne peuvent le pénétrer. Si je pouvais refaire le
chemin des jours d’avant, Mena, j’y vivrais avec toi une
éternité de bonheur. Mais je regrette de devoir le dire : ce
temps-là n’est plus, et depuis longtemps, pour toi comme
pour moi. Je ressens une telle douleur au fond de mon
cœur que je dois te dire pourquoi.
Vers la fin de 1944, Edward m’a fait savoir qu’il
serait à Paris durant une courte période ; alors, j’ai
postulé pour servir outre-Manche, et en une semaine j’ai
été transférée au SHAEF – l’État-major suprême des
forces expéditionnaires alliées, qui était basé à Paris à
l’époque. Je n’avais pas revu Edward depuis son départ
pour la Hollande deux mois plus tôt, mais après la
bataille d’Arhem, je savais que je devais tout faire pour
le revoir.
Une semaine environ avant mon transfert, j’ai reçu
une lettre de la maison. Une lettre de Mère. Elle était
dans tous ses états, disait que tu avais l’intention
d’épouser Danny et de partir vivre avec lui en Amérique
après la guerre. Et puis, j’ai reçu une autre lettre – cette
fois, de Joan Cartwright. Elle tenait en quelques
phrases : Joan m’expliquait que Danny t’avait violée à
l’église Saint-Peter lors de votre premier rendez-vous.
Elle disait qu’elle tenait cela de ta propre bouche, et je ne
savais plus quoi penser. Je n’arrivais pas à comprendre
pourquoi tu tenais encore à cet homme, sans même parler
de te marier avec lui et d’aller vivre en Amérique. Joan
me disait que c’était pour ton propre bien, Mena, qu’elle
m’informait de ce qui se passait, ajoutant qu’elle pensait
que quelqu’un dans la famille devait être au courant.
Naturellement, j’ai pensé que tu commettais une grave
erreur.
Je n’ai pas parlé des lettres à Edward. Nous avons
passé cinq jours merveilleux ensemble à Paris. Pour tout
t’avouer, durant cette période, tout le reste m’était
complètement sorti de l’esprit. Et puis, lors de notre
dernière soirée ensemble, nous sommes allés dîner à La
Closerie des Lilas, dans le quartier du Montparnasse. Je
m’en souviens comme si c’était hier. Mais comment
pourrais-je l’oublier ?
Novembre 1944. Quartier du Montparnasse, Paris

Il avait plu très fort tout l’après-midi, et en dehors de quelques tables


animées bien à l’abri sous l’auvent de La Closerie des Lilas, les chaises en
terrasse du restaurant étaient inclinées pour permettre à la pluie de
s’écouler. C’était le début de soirée, et, en dépit d’une météo inclémente, les
rues étaient animées comme tous les jours depuis la Libération.
L’humidité avait traversé le manteau de Mary Lasseter. Elle sentit un
frisson la parcourir et serra plus fort le bras d’Eddie tandis qu’ils
slalomaient entre les arbres du boulevard, tout près du restaurant
maintenant, gloussant tels des amoureux sous la pluie. Elle regrettait de
n’avoir pas garé plus près la voiture d’état-major, mais elle n’avait pas
voulu risquer d’être épinglée pour utilisation abusive du matériel militaire –
même si cela n’avait plus grande importance à présent. Ils y étaient
presque ; la douce clarté ambrée des vitres du restaurant les appelait,
chaleureuse, accueillante.
— Dépêchons-nous ! dit Mary.
Elle tira Eddie par le bras et ils se réfugièrent sous l’auvent, riant
toujours en même temps qu’ils ôtaient leurs chapeaux et leurs manteaux, et
aplatissaient leurs cheveux. Ils étaient vêtus tous les deux de leur uniforme
d’apparat. Bien que Mary trouvât Eddie plus beau que jamais, elle en avait
assez du vert olive et du kaki qu’ils portaient à longueur de temps, jusque
sur leurs sous-vêtements.
Eddie la retint alors qu’elle s’apprêtait à pénétrer à l’intérieur du
restaurant.
— Attends, dit-il. J’ai une surprise pour toi.
Mary sourit.
— Quoi ? dit-elle. Qu’est-ce que c’est ?
Eddie eut un large sourire à son tour.
— Suis-moi.
Il lui prit la main, poussa les portes et entra. Il resta devant elle tandis
qu’ils se frayaient un chemin au milieu des autres clients.
— Un moment, monsieur*32.
C’était le maître d’hôtel, en veste noire et nœud papillon, un homme
d’âge mûr qui, à en juger par sa bedaine, avait bien mangé durant
l’Occupation.
— Avez-vous une réservation ? Nous avons beaucoup de monde ce
soir.*
— Naturellement, répondit Buckley.
Il fit un clin d’œil à Mary et lui dit :
— Apparemment, il y a foule ce soir. Heureusement que j’ai réservé.
Il se tourna vers le maître d’hôtel et précisa :
— Une table pour trois. Au nom de Buckley.*
Le maître d’hôtel vérifia sur sa liste, son doigt tendu glissant de haut
en bas de la page. Il sourit.
— Oui, naturellement. Capitaine Buckley*, dit-il.
Il ramassa deux menus sur une desserte.
— Veuillez me suivre*, ajouta-t-il.
— Il veut que nous le suivions, traduisit Buckley.
Ils passèrent devant le bar en traversant la salle de restaurant. Derrière
le comptoir bondé, un barman en chemise blanche et tablier s’activait.
Derrière lui, d’innombrables bouteilles d’alcool s’étageaient sur trois
hauteurs.
— Les Fritz ont eu au moins la courtoisie de nous laisser à boire,
commenta Buckley.
Le mobilier du restaurant était en bois d’acajou et en cuir rouge. Les
tables étaient impeccables, drapées de nappes blanches amidonnées. En
examinant la salle d’un coup d’œil, Mary se dit qu’il n’y en avait plus une
seule de libre. Où le maître d’hôtel allait-il bien pouvoir les placer ?
— Est-ce que je t’ai bien entendu parler d’une table pour trois ?
demanda-t-elle.
Eddie la regarda par-dessus son épaule, lui tenant toujours la main en
suivant le maître d’hôtel.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Je dis, commença Mary en élevant la voix, mais elle renonça à
poursuivre.
L’endroit était trop animé à cette heure, le brouhaha des conversations
et des rires montant des tables serrées au plus près, trop prégnant. Elle ne
voyait même pas où elle allait ; elle se contentait de suivre Edward et le
maître d’hôtel qui se faufilaient entre les tables. Ce n’était pas vraiment ce
qu’elle avait en tête pour leur dernière soirée en amoureux à Paris.
— Votre table, monsieur*, dit le maître d’hôtel en tendant à Eddie une
des deux cartes des menus.
Il sourit à Mary – lui bloquant encore en partie la vue sur la table
d’angle à laquelle il venait de les conduire.
— Mademoiselle*, dit-il en lui présentant l’autre carte.
Mary se demanda ce qui excitait tellement Eddie. Puis, alors qu’il se
décalait d’un côté, et le maître d’hôtel de l’autre, elle le vit.
Danny Danielson, fringant dans son uniforme de classe A, souriant de ses
belles dents blanches, plein d’animation et l’air ravi. Elle le regarda passer
une main dans ses cheveux blonds coupés court en même temps qu’il se
levait.
— Mary ! dit-il, comme s’ils étaient de bons vieux amis, et qu’il se
disait qu’elle ignorait tout de ce qu’il avait fait à sa sœur.
— La voilà, ma surprise ! claironna Buckley.
Danny s’extirpa de derrière la table afin que Mary puisse se serrer
entre eux.
— C’est chic de vous revoir, Mary, dit-il. Comment va Mena ? Avez-
vous eu des nouvelles dernièrement ?
Mary ne lui retourna pas son sourire. Du moins, s’y efforça-t-elle, quoi
que l’expression de son visage pût laisser paraître. Elle s’assit, l’appétit
brusquement coupé.
— Mena va très bien, répondit-elle. Elle fait aller. Comme tout le
monde, vous savez.
Elle ouvrit son sac à bandoulière en toile de coton et en sortit un
paquet de cigarettes.
Eddie craqua une allumette de la pochette déposée gracieusement par
le restaurant sur la table, et lui tendit du feu avant même que la cigarette
n’atteigne ses lèvres.
— J’ai retrouvé Danny après la Hollande, expliqua-t-il. J’avais un peu
de temps devant moi, et j’ai découvert qu’il se la coulait douce à Reims, dit-
il en souriant à Danny d’un air effronté.
— Et c’était très attentionné de ta part de t’inquiéter pour moi, dit
Danny en lui souriant à son tour.
— Tu parles. C’est surtout pour Mena que j’ai voulu vérifier. Bref, je
lui ai dit que je faisais un saut à Paris avant de retourner en Angleterre.
Danny, de son côté, attendait un laissez-passer. Et voilà comment on a
décidé de se retrouver ici.
— Et j’ai dû mentir à mes copains, précisa Danny, ou ils auraient
insisté pour m’accompagner !
Eddie se mit à rire. Il prit la main de Mary sur la table, et leurs doigts
s’entortillèrent.
— Tu ne m’en veux pas au moins de t’avoir joué ce petit tour, chérie ?
Elle ne répondit pas. Elle ne souriait pas, ni ne riait.
— Mary ?
Elle se tourna brusquement vers lui, comme si elle venait d’être tirée
d’un rêve éveillé.
— Non, bien sûr que non, rétorqua-t-elle précipitamment.
Elle souffla un trait de fumée du coin de sa bouche.
— Comment allez-vous, Danny ? ajouta-t-elle sans même prendre la
peine de le regarder.
— Mena me manque, surtout quand je vois deux tourtereaux comme
vous, main dans la main, fous amoureux, dit-il.
Eddie et Mary se lâchèrent aussitôt la main, et Danny éclata de rire.
— Je vous charrie, plaisanta-t-il. Surtout, faites-vous autant de câlins
que ça vous chante.
Il remua sur sa chaise, puis :
— À propos, je pense que vous avez appris la nouvelle, non ? J’aurais
aimé faire ma demande de vive voix à Mena, mais j’imagine qu’un oui,
c’est un oui, quelle que soit la manière dont on le dit.
— Bien sûr que nous avons appris la nouvelle, n’est-ce pas, Mary ? dit
Eddie. Félicitations, mon vieux !
Mary continuait de penser que Mena commettait une terrible erreur.
Elle ne comprenait pas que Danny puisse se montrer aussi charmant et
attentionné en apparence, et en même temps être capable de commettre une
chose aussi affreuse que celle que lui avait rapportée Joan. Était-ce la
guerre qui transformait certains hommes en de tels monstres ? se demanda-
t-elle. Eddie, en tout cas, avait été épargné.
Danny continuait de sourire.
— Je crois que Mena est la seule chose qui m’a permis de tenir tous
ces derniers mois. Le simple fait d’imaginer être de nouveau avec elle… Je
n’en déteste que davantage ces maudits Fritz de nous tenir éloignés l’un de
l’autre.
Il regarda Mary à cet instant, et elle ne put éviter ses yeux d’un bleu
intense qui semblaient parer tout ce qu’il disait d’une aura de profonde
sincérité.
— Je nous imagine, Mena et moi, là-bas, chez moi, en Virginie-
Occidentale, ajouta-t-il. C’est ce qui me permet de garder les idées claires,
et il vaut mieux les avoir pour affronter l’ennemi. Rester sur le qui-vive,
c’est tout ce qui compte. Autrement, vous êtes fichu.
Mary déglutit péniblement, la gorge sèche, baissant les yeux pour ne
pas croiser les siens. L’hypocrite, songea-t-elle. Comment pouvait-il
prétendre éprouver de l’amour pour Mena après ce qu’il lui avait fait ?
Le sommelier arriva et attendit, entre hésitation et impatience. Eddie,
qui avait négligé de regarder la carte des vins, l’étudia rapidement et dit :
— Nous allons prendre une bouteille de Gevrey-Chambertin, Clos
Saint-Jacques, 1935.
Puis, plus discrètement en s’adressant à Danny et Mary, il ajouta :
— C’est une grande année pour le bourgogne.
Le sommelier précisa en anglais, avec un fort accent français :
— Un excellent choix, monsieur*. Mais je me dois de vous informer
qu’il ne m’en reste qu’une bouteille.
Eddie sourit.
— Oh, je suis certain qu’il y a bien d’autres trésors sur cette carte des
vins, dit-il. Merci*.
Mary avait hâte qu’arrive le moment de l’addition. Ce n’était pas du
tout comme cela qu’elle imaginait sa dernière soirée à Paris. Toutes ses
pensées étaient tournées vers sa petite sœur ; elle imaginait l’enfer que
Danny avait dû lui faire subir. Elle se demanda s’il ne la tenait pas avec
quelque chose – quelque chose d’assez important pour l’obliger à l’épouser,
même si – elle le savait – Mena n’attendait qu’une occasion de quitter
Oadby, la maison familiale et leur mère.
Elle se souvint à quel point elle s’était montrée jalouse de ses propres
fiançailles avec Eddie. Elle repensa à cette fois, dans le jardin, avant son
anniversaire, où elle lui avait demandé si elle aimait Danny. Elle sentit un
rire amer monter dans sa gorge. Mena l’avait bernée autant qu’elle s’était
aveuglée elle-même.
Ce fut une soirée embarrassante. Les plats arrivèrent et repartirent ; il
y eut le vin et la conversation que Mary écouta à peine, et à laquelle elle ne
contribua pas davantage. Elle toucha à peine également à ses assiettes.
Danny se contentait de la regarder et de sourire, ce qui ne faisait parfois
qu’aggraver les choses – en donnant le sentiment qu’il se gaussait d’elle et
de la situation. Elle le trouvait si imbu de lui-même, assis là à rire et à
échanger des plaisanteries avec Eddie comme si rien de mal n’avait eu lieu
cet été-là.
Ils attendaient maintenant qu’arrive la carte des desserts ; la
conversation tournait autour de leur propre mariage à venir et de la
probabilité d’avoir bientôt des enfants. Que Danny puisse parler de tout cela
d’une manière aussi dégagée dépassait l’entendement de Mary.
— On dirait bien que nous allons avoir un bébé nous-mêmes, dit
Danny, comme s’il venait de découvrir les conséquences de ses actes et
qu’il en était tout fier.
Soudain, il perdit son sourire.
— Vous êtes au courant, je suppose.
— Oui, je le suis, acquiesça Mary d’une voix grave, pas loin de
suffoquer de dégoût.
— J’ai assuré à Mena dans ma dernière lettre que quoi qu’il se soit
passé avant, ça ne compte pas, dit Danny.
Mary se mordit si fort l’intérieur de la lèvre qu’elle eut le goût du sang
dans la bouche. Comment pouvait-il dire une chose pareille ? Et Mena était
encore plus stupide de croire que cela ne « comptait pas », comme il disait,
ou qu’il ne recommencerait pas, peut-être indéfiniment, durant toute la
misérable vie qui serait celle de sa sœur, si elle s’entêtait à vouloir épouser
ce monstre. Elle se dit que la meilleure chose que Mena pouvait faire était
d’abandonner le bébé et d’oublier définitivement Danny, mais elle était
assurément encore trop jeune et naïve pour savoir ce qui était réellement de
son intérêt.
Elle ne supportait plus de l’entendre, ni d’être assise aussi près de lui ;
elle ne le tolérerait pas une minute de plus.
— J’aimerais partir, dit-elle. C’est trop bruyant ici.
— Mais nous n’avons même pas encore pris de dessert, fit valoir
Eddie.
Danny tapota son ventre.
— Pour moi, ça ira, Ed. Je mange un peu trop depuis quelques jours.
Et d’ailleurs, je ne suis pas trop desserts.
— Et un dernier verre ? proposa Eddie. Il n’est pas tard. Je connais un
petit coin tranquille, pas loin de l’endroit où nous avons garé la voiture. On
pourrait te déposer à ton hôtel ensuite.
— Merci, dit Danny. Je vais prendre un verre avec vous, mais je peux
très bien rentrer en métro.
— Ne dis pas de bêtise ! Où es-tu descendu ?
— C’est sur la rive droite, rue La Fayette, dit Danny.
Mary se leva.
— J’ai besoin de prendre l’air, dit-elle. Si vous voulez bien m’excuser
une minute.
Eddie se leva pour la laisser passer.
— Je demande l’addition, dit-il en faisant signe à un des serveurs.
L’addition, s’il vous plaît.*
32 Les expressions en italique suivies d’un astérisque sont en français dans
le texte original.
CHAPITRE 47

À la maison de Sutton Bassett, Tayte arrivait à la fin de la confession


écrite de Mary.
— Il y a encore un paragraphe, dit-il.
Ses yeux embrassèrent rapidement la suite. Il songea à quel point
l’écriture déjà tremblante de Mary s’était dégradée au cours de sa lecture, et
combien le récit de ce qui était arrivé ce soir-là à Paris avait dû être difficile
à écrire.
— « Je suis désolée, Mena », lut Tayte, « mais je ne peux pas
continuer. Je pensais qu’après toutes ces années je trouverais la force de le
faire, mais je n’en ai plus, et m’en remets à Edward pour poursuivre à ma
place. »
Tayte s’arrêta.
— Voilà, dit-il. Le texte de Mary se termine là.
Eliza le regarda d’un air interrogateur.
— Alors, Danny a vraiment violé ma mère ?
Tayte avait toujours de la peine à le croire.
— D’après tout ce que j’ai vu et entendu cette semaine, je ne le crois
vraiment pas, dit-il. À mon avis, il a dû y avoir un malentendu entre Mena
et Joan sur cette question. Peut-être que le récit d’Edward va nous éclairer.
— Je l’espère, dit Eliza. Je me suis moi-même fait une tout autre
opinion de Danny d’après ce que vous m’avez raconté.
— Bon, voyons ce que cette Bible a à nous dire encore, reprit Tayte en
tournant la page. Le récit d’Edward commence sans autre introduction.
Il jeta un regard un plus loin.
— Il reprend les choses là où Mary les a laissées, apparemment,
ajouta-t-il.
Puis il poursuivit sa lecture.
Mary nous attendait sous l’auvent à l’extérieur du restaurant quand
nous sommes sortis. Il pleuvait toujours, mais avec le recul je ne crois pas
que la météo l’ait beaucoup préoccupée à ce moment-là. Elle s’est mise à
fumer cigarette sur cigarette en chemin, tout le long du boulevard du
Montparnasse.
— Allez, un dernier pour la route, vieux frère, ai-je dit à Danny quand
nous sommes arrivés au bar.
Je ne me souviens plus du nom de l’endroit. Juste que c’était dans les
petites rues, loin de la foule. Mary a dit qu’elle ne voulait pas y aller,
qu’elle préférait attendre dans la voiture, mais je ne l’ai pas laissée faire.
Bien sûr, c’est à peine si elle a prononcé un mot pendant que nous
étions à l’intérieur du bar. Elle avait juste bu un verre de vin au restaurant,
mais elle ne prit rien cette fois. Elle s’est contentée d’attendre en fumant,
pendant que Danny et moi nous étions assis là à boire et à discuter, surtout
de la Hollande. Il y avait tout un tas de GI’s dans le bar, et tout le monde
voulait nous offrir un verre, à Danny et à moi, mais Mary n’a pas tardé à
s’en mêler. Elle m’a dit que j’avais assez bu – elle ne parlait pas à Danny –
et nous sommes partis peu de temps après. Il était dix heures du soir. Je n’ai
jamais oublié l’heure – il y a des détails qui ne vous lâchent jamais.

Novembre 1944. Paris

Le sombre trottoir planté d’arbres le long du boulevard


du Montparnasse scintillait comme un miroir dans la nuit après toute la
pluie tombée ce soir-là, tandis qu’Eddie suivait Mary hors du bar. Il leva la
paume de sa main au-dessus de sa tête et constata qu’il avait cessé de
pleuvoir, bien que le ciel d’un noir d’encre restât largement couvert.
La pluie est loin d’avoir dit son dernier mot, songea-t-il.
Il avait une main sur l’épaule de Danny, parce qu’il s’appuyait sur lui,
mais surtout par camaraderie. Il sentait les effets des verres de brandy qu’il
avait bus en plus du vin au restaurant, mais Danny, lui, était encore loin
d’avoir « du plomb dans l’aile », comme il disait.
Mary marchait devant – loin devant, remarqua Eddie en observant ses
jambes gainées de bas kaki osciller d’avant en arrière, rapidement. Il se
demanda ce qu’il lui prenait ce soir. Cette attitude ne lui ressemblait pas.
Mais il se dit que c’était entièrement sa faute à lui. Il aurait dû la prévenir
pour Danny ; elle lui en voulait sûrement de l’avoir invité à partager leur
dernière soirée à Paris.
Danny lui donna une grande tape dans le dos, le déséquilibrant vers
l’avant.
— C’est une sacrée perle que tu as dénichée là, Eddie, lui dit-il en
parlant de Mary.
— Oui, c’est vrai, reconnut Eddie d’un ton sobre malgré les effets de
l’alcool. Mais elle n’est pas comme d’habitude ce soir, tu ne trouves pas ?
— Psshht ! Tu sais comment sont les femmes, dit Danny. Je n’aurais
probablement pas dû venir. Trois, c’est déjà un de trop, non ?
— Ne dis pas de bêtise, protesta Edward. Tu fais presque partie de la
famille.
— Tu ne crois pas si bien dire, vieux frère, répliqua Danny, le regard
brillant.
Ils s’arrêtèrent, et Eddie vit que Danny arborait un large sourire.
— Qu’est-ce que je dois comprendre ?
— Tu me promets que tu ne diras rien ? fit Danny. Je ne veux pas
gâcher la surprise.
Eddie sourit à son tour et posa une main sur son cœur.
— Sur l’honneur de ma famille, jura-t-il.
Et ils se remirent à marcher.
— Bon, d’accord, dit Danny, vu que tu fais partie d’une honorable
famille et tout ça.
Il baissa d’un ton, bien qu’à présent ils fussent dans une petite rue
sombre, à l’écart du boulevard.
Des petits immeubles d’habitation de trois étages se dressaient de
chaque côté de la rue étroite. On ne voyait aucune lumière derrière les
fenêtres, dont la plupart étaient dans un état de décrépitude avancé.
— Il y a un petit terrain d’aviation au sud-est de Paris, dit Danny. Orly,
ça te parle ?
— Oui, je connais, dit Eddie.
— Eh bien, ils font du ravitaillement avec l’Angleterre toute la
semaine, et j’ai l’intention d’embarquer à bord d’un de ces oiseaux.
L’idée fit rire Eddie.
— Ah oui ? Et tu comptes t’y prendre de quelle manière ? Ils te
tomberont dessus avant que tu aies le temps dire ouf !
Danny lui fit un clin d’œil.
— Disons seulement que je connais un type qui connaît un type.
— Mais il faudra encore que tu puisses revenir, dit Eddie. Et ça, avant
que ton laissez-passer n’expire. Même si tu arrives en Angleterre, comment
t’y prendras-tu pour être rentré à temps ?
— Ça, on verra bien le moment venu. De la même manière, j’imagine,
mais peu importe ! Une seule journée avec Mena vaut tout ce que l’Oncle
Sam peut bien me faire comme misères. J’ai même mis de côté un
parachute de rechange pour qu’elle puisse se faire une jolie robe de mariée
pour le grand jour.
— Un parachute de rechange ?
— Oui, enfin, il traînait là tout seul, dit Danny avec un sourire.
Eddie se mit à rire.
— Je dois bien reconnaître que vous vous posez là, vous autres, les
Yankees, dit-il.
— Pas un mot à Mary, dit Danny. On ne sait jamais.
Il tapa du talon sur le trottoir pendant qu’ils attendaient l’auto. Il
n’arrêtait pas de sourire.
— Motus et bouche cousue, promit Edward.
La voiture apparut au bout de la rue, roulant à bas régime, le bruit
sourd du moteur résonnant entre les immeubles.
— Et toi ? dit Danny. Tu as déjà fixé une date ?
— On l’annoncera à Noël.
Le véhicule se rapprocha.
— C’est chouette, conclut Danny.
Les phares éblouirent Eddie et il s’écarta. Il entendit alors le moteur
changer de régime et s’emballer brusquement, comme si la pédale
d’accélérateur était coincée au plancher. Il tourna la tête juste à temps pour
voir la voiture monter sur le trottoir, incontrôlable, ses pneus crissant
follement en même temps que le moteur hurlait.
— Danny !
CHAPITRE 48

Tayte leva les yeux de la Bible de Mary, le regard vague, tandis qu’il
prenait la mesure de ce qu’il venait de lire. Était-ce la confession d’une
femme mourante ? Si c’était le cas, alors c’était de toute évidence aussi la
raison pour laquelle Retha Ingram et son père avaient si désespérément
cherché à retrouver Mena : pour récupérer la Bible que Mary lui avait
envoyée par l’intermédiaire d’Edward Buckley. Et pourtant, Mary n’avait
pas avoué avoir tué Danny. Elle avait laissé cela à Edward.
Vraiment ?
Tayte se dit qu’il devait y avoir autre chose encore. Il se replongea
dans la Bible et repéra aussitôt l’endroit où il s’était arrêté. Puis il reprit sa
lecture du récit d’Edward :
Le moteur a continué de hurler longtemps après que la voiture se fut
arrêtée, et aujourd’hui encore ce bruit-là hante mon sommeil. Mary est
restée dans l’auto. Je la voyais derrière le volant, ses mains crispées dessus
comme si elle était incapable, l’eût-elle voulu, de le lâcher. Elle avait l’air
dérangée – je ne vois pas d’autre mot pour décrire l’expression de son
visage. Elle me regardait fixement, assis sur le trottoir dans la lumière des
phares, avec Danny dans mes bras.
Danny n’était pas mort. Pas encore.
Il crachait du sang et sa tête était grièvement blessée, en sang elle
aussi, mais c’était un homme fort, avec une volonté encore plus forte de
vivre grâce à toi, Mena. Je crois que sa tête a dû heurter le trottoir après
que la voiture l’eut renversé. Il pourrait s’en sortir si nous pouvions
l’emmener à l’hôpital. Ma propre tête me tournait. J’ai pensé à beaucoup
de choses pendant que je tenais Danny dans mes bras, mais j’ai su très vite
ce que je devais faire.
Je devais protéger Mary.
Je n’avais pas la moindre idée à l’époque de la raison de son geste ;
sur le moment, ça m’était totalement égal. Mary était tout pour moi, et que
Danny vive ou meure, je savais quelles terribles conséquences cela aurait
pour elle. Alors, j’ai juste continué de tenir Danny, de le bercer doucement
dans la lumière des phares, les yeux rivés sur Mary. Je tenais Danny serré
contre moi, mon bras autour de son cou, tandis que la vie abandonnait son
corps.
— Ça va aller, Danny, n’arrêtais-je de lui répéter. Chut, Danny. Tout
va bien.
Je ne peux raconter tout ce qu’il m’a fallu faire cette nuit-là, mais au
petit matin la pluie est revenue laver les rues, et cela a été comme si nous
n’avions jamais été là. Ah, si seulement cela avait pu être vrai ; j’en ai rêvé
tellement de fois. Bien sûr, Mary m’a avoué pourquoi elle avait foncé sur
Danny ce soir-là. Elle m’a parlé de la lettre de Joan lui apprenant que
Danny t’avait violée, Mena – qu’il avait violé la petite sœur qu’elle aurait
fait n’importe quoi pour protéger. Et elle m’a parlé aussi de la lettre de
votre mère Margaret, lui expliquant que tu avais l’intention d’aller vivre
avec Danny en Amérique après la guerre. À l’époque, Mary pensait
sincèrement qu’elle faisait tout cela pour toi – pour te sauver. Mais je n’ai
jamais cru que Danny avait été capable d’une pareille chose. Je le
connaissais.
Et il y a eu une autre lettre, Mena.
Ce n’est que plus tard, en décembre – un mois après, alors que nous
étions tous deux revenus en Angleterre – que nous avons compris ce que
nous avions fait. Ta mère t’avait caché la dernière lettre de Danny. Elle l’a
montrée à Mary, en lui expliquant qu’elle l’avait gardée parce qu’elle ne
voulait pas que tu partes en Amérique – que la famille soit séparée. Quand
j’ai lu la lettre, je l’ai prise à Mary et l’ai conservée ; et ç’a été la dernière
fois que nous nous sommes vus – incapables que nous étions l’un et l’autre
de nous regarder droit dans les yeux sans revoir Danny et nous souvenir de
ce que nous avions fait.
Nous nous sommes refusé le bonheur, comme nous avions empêché le
tien, Mena.
Après cela, je me suis fait la promesse de faire tout ce qu’il me serait
possible pour réparer la terrible erreur que nous avions commise, mais ta
mère ne l’entendait pas de cette oreille, et pendant des années je t’ai
perdue. Quand enfin je t’ai retrouvée, ta vie semblait avoir pris un tour
nouveau, et rien ne justifiait plus que je lui cause d’autres perturbations ;
aussi, ai-je fait ce que j’ai pu pour toi, sachant que ce ne serait jamais
assez. Pour tout cela, je suis sincèrement désolé.
Quand Tayte cessa de lire, le silence dans la pièce parut refléter l’état
d’esprit de chacun. Personne ne parla pendant plusieurs secondes.
Aujourd’hui seul compte ; laissons demain aux rêveurs, songea Tayte,
se souvenant d’un passage d’une lettre de Danny à Mena. Il songea à quel
point c’était prophétique, étant donné le destin qui avait été le sien.
— C’est tout ce qu’il y a, dit-il.
Il posa la Bible sur la table et aplatit la couverture avec la paume de sa
main.
— Je suis arrivé au bout du récit.
Wells raidit le dos et se pencha légèrement en avant.
— Voici, je crois, l’autre lettre à laquelle Edward Buckley fait
allusion, dit-il en la faisant glisser jusqu’à Tayte.
Elle était écrite sur un papier bleu de la poste aérienne, dont les bords
avaient jauni avec le temps. Tayte la déplia. Datée du samedi 18 novembre
1944, elle était écrite de la main de Danny. Tayte n’y jeta qu’un vague coup
d’œil avant de se mettre à la lire :

Mena, ma chérie,
J’ai été bouleversé plus que je ne saurais le dire en
apprenant ce qui t’est arrivé au mois de mai. J’aurais
tellement voulu que tu oses m’en parler plus tôt ; j’aurais
pu faire quelque chose concernant ce rat malfaisant de
Victor Montalvo. On aurait dû le pendre haut et court
pour ce qu’il t’a fait subir. J’imagine la terreur que tu as
dû ressentir. C’est tellement courageux de ta part de me
l’avouer maintenant, Mena. Je veux que tu saches que ça
ne change rien entre nous. J’élèverai cet enfant comme
s’il était mien. D’ailleurs, des enfants, on en aura toute
une ribambelle, si tu le veux, donc ne t’inquiète pas. Je
prendrai soin de vous deux. Nous nous marierons dès que
je serai rentré, ce qui devrait arriver plus tôt que tu ne
l’imagines.
On parle de permissions prolongées pour ceux
d’entre nous qui ont survécu à la Hollande. Nous sommes
en France actuellement. Je ne peux pas te dire à quel
endroit exactement, mais il est question que nous
passions par Paris. Je ne veux pas te donner de faux
espoirs, Mena, mais je vais tâcher de couper court à la
halte parisienne pour venir faire un saut en Angleterre
juste après. Alors, ne sois pas surprise si tu me vois
remonter l’allée devant chez toi un beau matin, les mains
dans les poches et sifflotant, l’air d’être le plus heureux
des hommes.
À propos, Mena, je n’ai jamais eu l’occasion de te
dire quel est mon vrai prénom. Je t’ai promis que je le
ferai ; alors voilà. Ce qu’il faut que tu saches, c’est que
ma famille, avant de devenir américaine, est originaire
de Norvège, et qu’elle est plutôt fidèle aux traditions. Ma
mère m’a donc appelé Ednar. Je t’imagine en train de
sourire comme tous ceux à qui je dis mon prénom ; et je
suis certain que tu comprendras pourquoi j’ai gardé ça
pour moi quand je me suis enrôlé. De plus, en dehors de
ma famille, personne ne prononce le « R », si bien que
l’on entend « Edna » ; pas vraiment le genre de prénom
qui convient pour un soldat qui rejoint les durs à cuire de
la 82e Aéroportée.
Je suis si impatient de te poster cette lettre, Mena,
que j’en termine là. Tu me manques chaque jour un peu
plus, et j’aimerais juste pouvoir te prendre dans mes bras
pour te réconforter et te faire oublier toutes les vilaines
choses qui sont arrivées. Je te réécrirai bientôt, mais si
j’obtiens cette permission, je pourrais bien être auprès de
toi avant même qu’une autre lettre ait une chance de te
parvenir.
Je t’aime, Mena.
Ednar « Danny » Danielson
CHAPITRE 49

Sutton Bassett était un des rares villages d’Angleterre à avoir une


église sans cimetière, le bâtiment religieux servant d’annexe à l’église
voisine de Weston-by-Welland. Peu après la lecture de la dernière lettre de
Danny, Tayte avait pris la voiture pour se rendre à l’église avec Eliza, guidé
par Kenneth Wells, qui leur avait appris que Mena avait été inhumée sur la
concession familiale des Wells, lesquels avaient fini par la considérer
comme un membre à part entière de la famille.
Tandis qu’ils pénétraient sous le lych-gate33 du cimetière de l’église de
Weston-by-Welland, dans l’ombre de sa tour normande, Tayte leva les yeux
vers le ciel de fin d’après-midi, et songea à l’ironie de ce qui était arrivé à la
famille Lasseter. Si Margaret n’avait pas gardé la lettre de Danny, le
malentendu entre Joan et Mena aurait été levé avant que soit commis
l’irréparable. Le catalyseur de toute cette histoire, c’était bien cette
dissimulation, songea-t-il. Croyant agir pour la préservation de l’unité
familiale, Margaret Lasseter, par ses actes, l’avait en fait précipitée dans le
chaos.
— Le temps est sur le point de tourner à l’orage, dit Wells, comme ils
suivaient le chemin gravillonné qui menait à l’église.
Il désigna du doigt l’horizon grisâtre, sous le bleu délavé du grand ciel
hivernal, où se formait un front orageux.
— Après le soleil, la pluie, ajouta Eliza.
— Tout à fait, madame Gray, tout à fait. Le monde continue de
tourner, et nous devons suivre le mouvement.
Quelques instants plus tard, Wells dit à Tayte :
— Je me demandais ce qu’il fallait faire de cette Bible et de ces
lettres. Il s’agit après tout d’une confession de meurtre ; je pensais les
communiquer à la police, mais tout cela s’est passé il y a si longtemps
maintenant. Je ne suis même pas sûr que cela les intéressera.
— Je suis tout à fait certain du contraire, le contredit Tayte, qui savait
que cette confession impliquait bien plus que cela aujourd’hui.
Elle avait en effet été le mobile de trois meurtres supplémentaires
récents.
Quand ils arrivèrent à l’église, ils continuèrent de suivre d’un pas
tranquille le chemin qui en faisait le tour, restant sur leur droite, du côté de
la tour-clocher. Tayte se fit la réflexion qu’Eliza maniait sa canne avec
autorité et détermination. Ils essuyèrent une rafale de vent, qui souleva ce
qui restait des feuilles d’automne, qui se mirent à danser au-dessus des
tombes du cimetière. Tayte suivit du regard leur ballet aérien, jusqu’à ce
que Wells marque un arrêt au pied de la tour.
— Je vous laisse y aller sans moi, dit-il.
Puis, s’adressant à Eliza :
— Je suis sûr que vous voudrez rester un moment seule.
— Merci, dit Eliza.
— C’est facile à trouver, ajouta le vieil homme.
Il lui désigna du doigt un endroit un peu plus loin.
— Vous voyez le cercle d’anges, là-bas ? C’est là que vous trouverez
Mena.
Tayte prit le bras d’Eliza, et, quittant le chemin gravillonné, avança sur
l’herbe avec elle, au milieu des pierres tombales. C’était le genre de
cimetière qui donnait l’impression d’avoir toujours été là, hérissé de stèles
grisâtres usées par le temps qui – ainsi qu’il courbe le dos des vieillards –
les avait lentement inclinées, elles et leurs barbes de lichens, effaçant peu à
peu leurs inscriptions, pour les rendre au silence et à la nuit.
— Mena n’aura jamais su le véritable nom de Danny, dit Eliza.
— Non. J’imagine que non.
— Avez-vous déjà entendu parler de ce Victor Montalvo mentionné
dans la lettre de Danny ?
Tayte secoua négativement la tête.
— Non, c’est la première fois.
— Bien, dit Eliza. Je ne veux rien savoir de plus à son sujet. Quand je
penserai à Mena, c’est Danny que je me représenterai à ses côtés.
J’imaginerai que je suis le fruit de leur amour, exactement comme Mena
l’avait voulu.
Tayte se dit que, de tout ce qui avait découlé des événements de cette
époque, Eliza était la seule bonne chose. Il se souvint qu’elle avait trois fils
et une fille, ayant eux-mêmes des enfants, et qui, tous autant qu’ils étaient,
n’auraient jamais existé sans cela. Et qui pouvait dire ce qu’il sortirait
encore de cette branche de son arbre généalogique ? GIFT était peut-être
une autre de ces bonnes choses, mais maintenant qu’il comprenait ce qu’il y
avait derrière sa création, tout le bien qu’il pouvait en sortir était en quelque
sorte diminué à ses yeux. Mary avait passé sa vie à expier ses péchés, et il
avait du mal à voir dans ce fonds fiduciaire autre chose qu’un chemin vers
la rédemption.
Ils arrivèrent aux statues vers lesquelles Wells les avait dirigés – un
cercle d’anges qui dansaient et souriaient au ciel, se réjouissant qu’une âme,
une de plus, ait enfin trouvé le repos dans l’unité. Tayte scruta les pierres
tombales, et son regard fut aussitôt attiré par celle de Mena parce qu’elle
était en marbre blanc et qu’elle constituait de toute évidence l’ajout le plus
récent de la concession.
— La voilà, dit-il.
En regardant Eliza, il vit qu’elle était submergée par l’émotion. Elle
essuya ses joues avec le dos de sa main et s’approcha.
— À la mémoire de notre bien-aimée Emma Danielson, lut-elle d’une
voix basse et chevrotante. Ma mère, ajouta-t-elle en tentant de sourire sans
y parvenir vraiment.
Tayte relut l’inscription et songea que personne d’autre ne connaîtrait
jamais cette histoire, ni ne serait capable de relier le nom d’Emma
Danielson à celui des Lasseter. N’importe quel généalogiste essayant de
reconstituer l’arbre des Lasseter après lui serait inévitablement confronté à
un grand vide quand il entendrait parler de Mena, la jeune fille de dix-
sept ans disparue de chez elle avec sa petite valise rouge à la fin de l’année
1944, sans qu’on la revoie jamais. Peut-être était-ce mieux ainsi, songea-t-
il, et sans doute Mena n’aurait-elle pas voulu qu’il en soit autrement.
Et qui aurait pu le lui reprocher ?
Il y avait un déplantoir enfoncé dans la terre meuble au pied de la stèle
de Mena, où des pensées jaunes et violettes avaient été plantées. Eliza
surprit Tayte en esquissant un mouvement vers l’outil de jardin. Elle laissa
tomber sa canne et s’agenouilla maladroitement dans l’herbe. Puis elle
ramassa le déplantoir et se mit à retourner la terre. Tayte s’approcha et se
mit à genoux à côté d’elle. Il cherchait à comprendre la raison de son geste.
— Il reste une dernière chose à faire, dit Eliza. Ensuite, nous pourrons
rentrer chez nous.
Elle continua à creuser la terre, et quand elle eut terminé elle mit le
déplantoir de côté. Puis elle plongea la main dans son manteau et en sortit la
fine lettre bleue de la poste aérienne.
— Je l’ai ramassée sur la table avant que nous ne quittions la maison,
dit-elle. C’était la lettre de Danny, et elle était destinée à Mena. Sa mère
n’avait aucun droit de la lui cacher.
Elle la déposa délicatement dans le trou fraîchement creusé, et rabattit
la terre par-dessus avec ses mains.
— Voilà, ajouta-t-elle. Mena l’a, maintenant, et elle sait que son
Danny va revenir la chercher.
Elle leva des yeux humides vers Tayte.
— Et désormais elle connaît son véritable nom. Elle pourra le trouver
et ils seront de nouveau réunis.
Tayte passa un bras autour de ses épaules. Il se pencha et brossa
doucement le sol avec sa main pour l’aplatir. Il y avait longtemps qu’il ne
s’était senti aussi impliqué dans une mission, sans doute parce que l’histoire
de Mena avait eu lieu dans un passé proche, ou peut-être à cause de sa
dimension tragique et de sa nature injuste. Mais peu importait la raison
profonde ; seules comptaient sa tristesse et la larme qui lui venait
maintenant à l’œil.
Il serra les dents et inspira profondément l’air froid de janvier. Il
n’était pas de ceux qui croient au paradis ou à l’enfer, ni à quelque autre
lieu que l’on ne pourrait pas atteindre par la voie terrestre, maritime ou
aérienne, mais il aimait bien le petit conte d’Eliza. Il aimait penser que ce
qu’elle avait dit sur la tombe de Mena en enfouissant la lettre de Danny
dans la terre pouvait être vrai, à savoir que, puisque Mena connaissait son
vrai nom et ce qu’il y avait dans son cœur, elle pourrait enfin le retrouver.
33 Porche typique des entrées de cimetière en Angleterre (« lych »
signifiant « cadavre » en ancien anglais.)
ÉPILOGUE

Jefferson Tayte était de retour à Washington, D. C., où il habitait un


deux-pièces à la décoration minimaliste sur la très arborée North Carolina
Avenue. C’était une garçonnière à l’espace décloisonné et parqueté et aux
murs beiges, située à deux pas de Lincoln Park, entre le Capitole à l’est et le
Kennedy Memorial Stadium à l’ouest. C’était un jeudi après-midi pluvieux,
presque une semaine après son retour d’Angleterre. Il était assis sur son
canapé et buvait du café ; il avait beau tout essayer, il n’arrivait toujours pas
à se sortir de la tête sa dernière mission.
Le fait que le petit-fils de Mel Winkelman l’avait contacté ce matin-là
ne contribuait pas à l’y aider, même s’il avait anticipé son coup de fil. À son
retour aux États-Unis, Tayte avait laissé ses coordonnées sur le site web du
504e régiment d’infanterie parachutiste, et il avait pu raconter au petit-fils
de Mel ce qu’il avait découvert concernant Danny. L’information arrivait
quelques années trop tard pour Mel, mais Tayte pensait que sa famille
devait savoir. Son petit-fils l’avait remercié de leur permettre de tourner
cette page-là. C’est ce qui lui avait remis sa mission en tête, et il continuait
d’y penser maintenant.
Il avait été heureux d’apprendre qu’Eliza Gray avait l’intention de
rester en contact avec Jonathan et sa famille. Avec la permission de
Jonathan et de Joan Cartwright, il lui avait remis le dollar monté en
pendentif offert à Mena par Danny, ainsi que le reste des lettres de ce
dernier. Il espérait qu’ils la réconforteraient quand elle penserait à sa mère
et à Danny ; et après tout, ils lui appartenaient en un sens depuis le décès de
Mena.
Joan Cartwright avait été bouleversée d’apprendre ce qu’il était
advenu de Mena, et de quelle manière il avait retrouvé sa tombe. Elle avait
été inconsolable quand il lui avait expliqué pourquoi Danny n’avait jamais
pu revenir chercher Mena. Elle s’en était immédiatement voulu d’avoir dit à
Mary ce qu’elle avait entendu.
— Il fallait toujours que je colporte les derniers potins, s’était-elle
accablée, ajoutant qu’elle n’avait pas imaginé l’importance que sa lettre à
Mary pouvait avoir eue, quand Tayte était venu la voir la première fois et
qu’ils avaient discuté.
Ce n’était pas sa faute. Tayte avait dû le lui répéter plusieurs fois pour
qu’elle y croie. Ce n’était pas plus sa faute qu’à celle de Mena, qui avait
propagé le mensonge selon lequel Danny était le père de son enfant, ce qui
n’avait fait qu’aggraver entre elles le malentendu autour de ce qui était
arrivé ce soir-là, à l’église Saint-Peter. Encore qu’étant donné la
stigmatisation sociale qui visait à l’époque les filles-mères, Tayte pouvait
comprendre pourquoi Mena tenait à ce que tout le monde croit que Danny,
qui projetait de se marier avec elle, était bien le père de son enfant.
Il but une gorgée de café, et tourna ses pensées vers Retha Ingram. Il
supposait que son procès allait se poursuivre durant un certain temps, bien
que la conclusion en fût inévitable, étant donné les preuves qui
l’accablaient. Il n’éprouvait pas le besoin de suivre cela davantage. Il se dit
que son parricide involontaire ajouterait suffisamment à sa punition dans les
années à venir.
Edward Buckley également occupait ses pensées. Son histoire et celle
de Mary étaient une véritable tragédie. Selon lui, Edward était quelqu’un de
bien, qui s’était retrouvé pris au piège d’une situation irréelle et désespérée.
Quel que soit le choix qu’il avait pu faire tandis qu’il tenait Danny dans ses
bras, il l’avait finalement payé au prix fort en perdant la femme qu’il aimait.
Tayte se demandait seulement comment Edward avait su où envoyer la
valise de Mena – concluant en même temps qu’il avait eu toute sa vie pour
trouver Eliza Gray – quand la sonnerie du téléphone sur la desserte à côté
de lui retentit. Il se leva et prit l’appel.
— Jefferson Tayte, annonça-t-il, s’attendant à avoir en ligne un
nouveau client, mais il n’en fut rien.
— Jefferson ! C’est Marcus. Je viens de rentrer de France. Emma m’a
dit que tu as essayé de me joindre.
Tayte ne voyait personne à qui il aurait eu davantage envie de parler
pour le moment, ce qui ne fit qu’ajouter à sa mélancolie quand il pensait
que la plupart des hommes de son âge avaient une femme et une famille
tout en haut de leur liste. Mais Marcus Brown était comme sa famille ;
c’était aussi et surtout, il en était conscient, tout ce qu’il avait.
— Marcus, bonjour. Alors, qu’est-ce qui t’a retenu en France ?
— Oh, juste un projet sur lequel je travaille. Et qui m’intéresse tout
particulièrement.
— Qui est la famille ?
— Personne que tu connaisses. Je n’en suis qu’au tout début. Je te
raconterai tout ça bientôt. Tu as besoin de quelque chose ?
— Non, je voulais juste avoir des nouvelles. Je me disais seulement
que cela aurait été bien de profiter du fait que j’étais en Angleterre pour
vous rendre visite à tous les deux, cette fois.
— Je suis désolé de t’avoir manqué, dit Marcus.
Il se tut brièvement, puis :
— Est-ce que tout va bien ? Tu n’as pas l’air d’avoir le moral.
— Ça ira mieux dans un jour ou deux, répondit Tayte. Je viens
d’accepter une nouvelle mission qui va m’occuper un certain temps. La
dernière en date m’a un peu éprouvé, c’est tout. Elle ne s’est pas terminée
comme je l’espérais.
— Est-ce que c’est jamais le cas, Jefferson ?
— Je sais. Je crois juste que j’ai manqué de distance avec mon sujet
cette fois.
— Ah, la fille à la valise rouge.
— Mena, dit Tayte en hochant la tête. J’imagine que pour une fois
j’espérais que ça se terminerait ailleurs que devant une pierre tombale.
— Les histoires de familles se terminent rarement bien, Jefferson. Tu
le sais. Mais c’est un des charmes du métier, non ? Ce sont tous ces
« squelettes dans les placards » qui poussent les gens comme nous à nous
lever le matin, tu ne crois pas ?
Tayte devait en convenir. Les tragédies, les injustices et les malheurs
étaient des incontournables de la recherche généalogique, et c’étaient tous
ces éléments de vie qui rendaient les voyages dans le temps tellement
fascinants.
— Oui, j’imagine, admit Tayte en soupirant.
— Oh, mon cher Jefferson, dit Marcus. Tu m’as réellement l’air d’être
au trente-sixième dessous. Et ta cliente ? Le passé est le passé, Jefferson.
On ne peut pas le changer. C’est ce que tu fais ici, dans le présent, qui
importe, et tu as changé la vie de ta cliente pour le meilleur, non ?
Tayte, sachant que Marcus essayait de lui remonter le moral, se dit
qu’il avait raison, comme toujours. Il venait de mener à son terme une
nouvelle mission mouvementée, et même si Eliza et Mena ne seraient
jamais réunies de la manière qu’il avait envisagée, il avait permis à Eliza de
retrouver une famille dont elle ignorait jusqu’à l’existence quelques
semaines plus tôt encore. Et plus important peut-être, maintenant qu’elle
l’avait fait, et contrairement à lui, elle ne se réveillerait plus chaque matin
en se demandant qui elle était.
— Je sais ce qu’il te faut, dit Marcus, interrompant le cours de ses
pensées. Il te faut une petite amie, Jefferson, voilà ce qu’il te faut.
— Je t’en prie, ne recommence pas.
— Et quelqu’un du présent, ici et maintenant, ajouta Marcus. Pas une
ombre du passé qui ne peut pas te faire de mal.
Tayte savait exactement à quoi Marcus faisait allusion. Il voulait dire
qu’il en était venu à préférer passer son temps avec les personnes sur
lesquelles il enquêtait – les morts, plutôt que les vivants – peut-être parce
que leur chemin était déjà tout tracé. Ils ne pouvaient pas refuser sa
compagnie ni lui tourner le dos ainsi que sa propre mère l’avait fait. Là,
dans le passé, il était aux commandes.
Tayte se contenta d’en rire et changea de sujet comme il le faisait
toujours.
— Alors, et ce pot de départ à la retraite ? J’imagine que tu as hâte de
le faire.
— Cet été, Jefferson. Et oui, j’ai hâte de pouvoir passer plus de temps
avec Emmy et de travailler sur mes propres projets.
Tayte laissa échapper un petit rire.
— Évite de lui parler de la deuxième partie, dit-il. Je suis bien certain
qu’elle a hâte de t’avoir pour elle toute seule.
— Tu pourrais venir ? suggéra Marcus. Tu vas bientôt fêter tes
quarante ans. On pourrait faire une double fête.
Tayte n’aimait pas marquer le coup quand arrivait son anniversaire.
Cela lui paraissait toujours tenir de la farce, parce qu’il n’avait aucune idée
du jour exact de sa naissance. C’était juste une date que l’on avait choisie
pour lui parce que personne n’en savait davantage. Non, il n’avait
certainement pas envie de faire une fête.
— Je verrai ce que je peux faire, éluda-t-il, tout en se disant que revoir
Marcus et Emmy lui ferait vraiment plaisir.
Peut-être qu’il pourrait prendre des vacances. Il sourit à cette idée. Il
ne se souvenait pas quand, pour la dernière fois, il avait fait cela.
— Bien, dit Marcus. Maintenant, plonge-toi dans cette nouvelle
mission dont tu m’as parlé. La matrice de la vie humaine est pleine de liens
brisés, et c’est…
— Je sais, l’interrompit Tayte. Et c’est à toi, à moi et à tous les autres
généalogistes, qu’il incombe de les mettre à jour et d’y remédier.
— Précisément. Et il n’y a pas de meilleur stimulant pour ce qui te
tracasse qu’une nouvelle mission. De quoi s’agit-il ?
— La routine, répondit Tayte. Une recherche des origines. Ancêtre de
première génération installé à New York dans les années 1800.
D’ascendance irlandaise, vraisemblablement.
— Oh, fit Marcus. Cela dit, on ne sait jamais sur quoi on va tomber
tant que l’on n’a pas commencé à creuser, pas vrai ?
Tayte eut un sourire.
— Non, c’est vrai, dit-il en connaissance de cause, songeant déjà à
Ellis Island et aux registres de l’immigration.
Le monde continue de tourner, songea-t-il. Et nous devons suivre le
mouvement.
REMERCIEMENTS

J’adresse mes remerciements sincères aux membres du forum Kindle


Amazon du site Goodreads (version britannique) et du forum de discussion
Kindle, pour leur soutien et leurs encouragements depuis le lancement de
mon premier roman, La Voix du sang, paru en juin 2011, ainsi qu’à tous ces
lecteurs qui m’ont écrit ou ont rédigé des comptes rendus critiques de mon
travail. Je leur en serai toujours reconnaissant.

J’adresse également un merci tout particulier à Kath Middleton,


Madeleine Page, Patricia Elliott et Karen Watkins pour leur aide dans la
relecture des épreuves de ce livre ; à Emilie Marneur, pour m’avoir invité à
rejoindre Amazon Publishing ; à ma relectrice, Julie Hotchkiss, ainsi qu’à
tous ceux qui, chez Amazon Publishing, ont contribué d’une manière ou
d’une autre à faire exister ce livre ; à ma femme Karen, enfin, sans qui
Jefferson Tayte n’aurait jamais réussi à faire le saut qui l’a propulsé de ma
tête à ces pages.
À PROPOS DE L’AUTEUR

Steve Robinson s’est inspiré de sa propre histoire familiale lorsqu’il a


imaginé la vie et la quête de son héros généalogiste, Jefferson Tayte. Publié
pour la première fois à l’âge de seize ans, le talentueux auteur londonien
s’est toujours intéressé à son grand-père maternel : « C’était un
GI américain stationné en Angleterre pendant la Seconde Guerre
mondiale », explique-t-il. « Quelques années après la fin de la guerre, il est
retourné aux États-Unis, laissant derrière lui une nouvelle famille, et, à ma
connaissance, ils n’ont plus jamais été en contact. J’ai remonté sa trace à
Los Angeles par l’intermédiaire de son dossier d’enrôlement en 1943 et ai
découvert qu’il était né en Arkansas… »

Robinson transmet dans son œuvre sa passion pour les romans


policiers et la généalogie.

Il peut être contacté via son site Internet (www.steve-robinson.me) ou


son blog (www.ancestryauthor.blogspot.com).

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