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À plus forte raison Louis Cornellier

Louis Cornellier
Chroniques de
L’Action
Louis Cornellier « La difficulté de la chronique argumentative comme genre
À plus
forte
­littéraire est précisément là, écrit Jean-François Revel : elle doit
contenir des preuves et des faits, sans être néanmoins trop
pesante ni tourner à la dissertation. Elle doit être d’un ton

raison
entraînant et fonctionner un peu comme un tapis roulant : dès
que le lecteur a posé le pied sur la première phrase, il doit être

À plus forte raison


Chroniques de L’Action
transporté sans effort jusqu’à la dernière. »
Louis Cornellier a fait sien cet idéal du journalisme d’opinion.
Social-démocrate, souverainiste, attaché à une sensibilité
­chrétienne de gauche et opposé au relativisme, il fait flèche de
presque tout bois, dans ces chroniques publiées dans l’hebdo Chroniques de
L’Action
lanaudois L’Action entre 2007 et 2011, pour inciter ses lecteurs
À plus à partager sa vision du monde qui ne laisse aucun champ de
côté. Conscient qu’il dispose du privilège de convaincre à partir
forte d’une tribune publique, il écrit « à plus forte raison », dans un
style alliant fougue et clarté.

raison
Chroniques de
L’Action Chroniqueur au quotidien Le Devoir depuis 1998 et à l’hebdomadaire
lanaudois L’Action depuis 2007, Louis Cornellier enseigne le
français, langue et littérature, au Cégep régional de Lanaudière à
J­ oliette.

ISBN 978-2-7637-9506-5 Illustrations de la couverture : Vivian Labrie


À plus forte raison
Chroniques de L’Action
Louis Cornellier

À plus forte raison


Chroniques de L’Action
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des
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relles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme
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Maquette de couverture : Mariette Montambault


Dessins : Vivian Labrie
Mise en pages : Diane Trottier
Révision linguistique : Marie-Hélène Sarrasin

© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.


Dépôt légal 2e trimestre 2011

ISBN PUL : 978-2-7637-9506-5


PDF : 9782763795072

Les Presses de l’Université Laval


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quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des
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À mes parents, pour la confiance
Table des matières

Avant-propos................................................................1

Politique

Une autre mauvaise idée adéquiste.............................9


Souverainistes et autonomistes :
une alliance est-elle possible ?....................................12
Faut-il en finir avec le Bloc ?.......................................15
Carnet de campagne..................................................18
Quelques mythes au sujet des élections.....................21
Quand Sarko nous traite d’imbéciles.........................24
Mario s’en va..............................................................27
Ignatieff séduira-t-il le Québec ?.................................30
Quelles vaches sacrées ?..............................................33
Les finances du bonheur.............................................36
Charest s’en fout.........................................................39
Le Québec s’efface.......................................................42
Un peu de nerf, bon sang !..........................................44
Les chiffres de la confusion.........................................47
X À plus forte raison

Comment peut-on être libéral ?..................................50


Le parti de Legault :
une mauvaise nouvelle..............................................53
Les mots pour le dire...................................................56
Quel chef pour le PQ ?.................................................59
Pourquoi je suis de gauche.........................................62
Qui remplacera Jean Charest ?...................................65

Éducation

Éthique et culture religieuse à l’école :


une bonne nouvelle....................................................71
Faut-il stopper la réforme ?.........................................74
L’horreur à l’école.......................................................77
Les devoirs inutiles......................................................80
Aimez-vous vraiment l’école ?....................................83
À l’école, comme tout le monde.................................86
Parmi les meilleurs du monde....................................89

Langue

Qualité de la langue : pas de panique........................95


Le français sur le banc................................................98
Pour la réforme de l’orthographe.............................101
La langue de mon grand-père..................................104
Perdre sa langue.......................................................107
Table des matières XI

Société

Payer ensemble pour la santé..................................113


Histoires de peur.......................................................116
Un peu de science, svp !............................................119
Aimer notre temps....................................................122
Le public en santé : la vraie richesse.........................125
J’ai mon voyage !......................................................128
Objectivité et honnêteté............................................131
Le jeu de la vérité......................................................134
C comme dans confusion.........................................137
Ma dernière volonté..................................................140
Pauvreté 75 ?.............................................................143
Manawan en quête de son âme...............................146
Contre le gros bon sens.............................................149
Rapides et dangereux...............................................152
Vivre dans le passé....................................................155
Ma petite Chinoise....................................................158
Le sens de l’histoire...................................................161
De l’oxygène pour la santé.......................................164
À la défense du syndicalisme...................................167
XII À plus forte raison

Sport

La victoire ou la ferveur ?..........................................173


Le syndrome du guerrier...........................................176
Mes fantômes du CH................................................179
Mon paradoxe olympique........................................182

Religion

Noël pour les adultes................................................187


Le Vendredi saint de l’Église.....................................190
Dur, dur d’être catholique.........................................193
Un doute de Noël......................................................196
Je ne suis pas un saint..............................................199
Croire n’importe quoi...............................................202
Faut-il croire aux miracles ?......................................205
Contre l’ingratitude..................................................208
Noël engagé..............................................................211
Avant-propos

Le privilège de convaincre

« L a chronique (ou column, en anglais), explique


Pierre Sormany dans Le métier de journaliste
(Boréal, 2000), constitue le genre journalistique le plus libre,
le plus diversifié. C’est un texte amalgame où peuvent se
retrouver de la nouvelle, de l’analyse, du commentaire ou
même du reportage, au fil d’une lecture personnelle qu’en fait
le ou la journaliste (le ou la columnist). […] C’est sa lecture de
l’actualité et sa façon de la raconter. » Lysiane Gagnon, chroni-
queuse à La Presse depuis plus de trente ans, ne s’y trompe
pas non plus quand elle écrit, dans L’Esprit de contradiction
(Boréal, 2010), que « la fonction de columnist est le cadeau
du ciel aux journalistes qui aiment écrire, car la chronique
repose essentiellement sur l’art de l’écriture. »
Cette liberté de ton et de propos que procure la chronique
est comprise par plusieurs des praticiens du genre comme une
permission pour y aller de ses humeurs au fil de la plume,
sans plus de considération pour le souci de rigueur argumen-
tative. Le chroniqueur Pierre Foglia incarne, au Québec et
probablement dans le monde, la quintessence de cette
approche. D’un genre littéraire, il a fait un art littéraire de
haut vol. Maître de l’évocation, de la connotation, de l’ironie
1
2 À plus forte raison

brutale, de la délicatesse existentielle et du renversement de


perspective brillant, Foglia pratique le journalisme d’opinion
en phénoménologue. C’est un cas d’exception.
La chronique dite d’humeur atteint rarement cette
élévation. Ceux qui s’y adonnent croient trop souvent qu’il
suffit, pour être digne du statut de chroniqueur, d’avoir des
opinions sur à peu près tout et de les présenter avec un style
vivant. S’il m’arrive, parfois, de m’adonner à cette licence
réflexive et stylistique qui n’est pas sans charmes, je n’en fais
pas pour autant mon idéal de chroniqueur.
Disposer d’une tribune dans un journal à grand tirage
pour exposer ses points de vue est un privilège auquel peu de
citoyens ont accès. Aussi, ce statut doit s’accompagner d’un
sens des responsabilités à la hauteur. Comme l’écrivait le
grand journaliste français Jean-François Revel dans Fin du
siècle des ombres (Pocket, 2002), « l’opinion ou l’humeur d’un
individu déterminé, fût-il doué de verve, ne présentent par
elles-mêmes aucun intérêt ».
Entre amis, dans le privé, il peut être agréable d’échanger
des opinions à bâtons rompus, de témoigner sans contraintes
de nos convictions, pour le plaisir, parce que prendre la parole
fait du bien. Le chroniqueur, parce qu’il s’exprime à partir
d’une tribune publique, situation qui lui donne une aura de
crédibilité, doit se soumettre à des exigences plus fortes. On
n’attend pas de sa parole qu’elle fasse découvrir sa person-
nalité. On en attend qu’elle fasse réfléchir, qu’elle suscite les
remises en question, qu’elle ébranle les idées reçues, qu’elle
enrichisse le débat public. Le chroniqueur, on l’a dit, a non
seulement un droit, mais un devoir de subjectivité. C’est bel
et bien son point de vue qu’on veut lire et son style qu’on veut
fréquenter. Cela, toutefois, ne le dispense pas d’une certaine
rigueur argumentative, s’il souhaite que les convictions qu’il
exprime servent à autre chose qu’au divertissement de la
masse.
Avant-propos 3

On peut avoir des convictions, des opinions, et souhaiter


les garder pour soi ou pour ses proches. Alors, on ne se fait
pas chroniqueur. Le rôle de ce dernier, s’il ne se contente pas
d’être un amuseur public, est de chercher à convaincre ses
lecteurs que sa vision du monde, appliquée à divers sujets au
gré de l’actualité, est la meilleure, sans pour autant sombrer
dans le dogmatisme ou la propagande. S’il se refuse à cette
exigeante mission, qui consiste à rendre raison de ses opinions
basées sur une lecture informée de l’actualité et sur des convic-
tions philosophiques et sociales substantielles et affichées, s’il
préfère adopter un profil bas en se satisfaisant d’ajouter sa
voix à « l’incessant bavardage public », selon la juste formule
de l’essayiste Pierre Milot, il devrait plutôt songer à s’ouvrir
un compte Facebook. « Que ceux qui ont du cran engagent le
débat et prennent des décisions, écrit le chroniqueur et acces-
soirement blogueur à L’Actualité Jean-François Lisée. Que les
autres rénovent leur sous-sol. »
Cet idéal du chroniqueur, comme journaliste d’opinion
ayant pour mission de convaincre avec style plutôt que
d’exposer ses seules humeurs, explique mon choix de pratiquer
principalement la chronique argumentative, tout en me
permettant occasionnellement des intermèdes. Même s’il crée
une certaine confusion en appelant « éditorialiste » ce « chroni-
queur qui juge les événements et les hommes » (alors qu’on
sait qu’un éditorial, par définition, représente l’opinion de
l’éditeur ou du journal comme institution et que la chronique
exprime le point de vue de celui qui la signe), Jean-François
Revel, toujours dans Fin du siècle des ombres, résume bien l’esprit
de ce que j’appelle la chronique argumentative. « Pour
convaincre, écrit-il, le jugement de l’éditorialiste [chroniqueur]
doit apparaître comme étant la conclusion d’un raisonnement,
lui-même fondé sur des arguments plausibles et des informa-
tions crédibles. […] La difficulté de l’éditorial [chronique
argumentative] comme genre littéraire est précisément là : il
doit contenir des preuves et des faits, sans être néanmoins trop
pesant ni tourner à la dissertation. Il doit être d’un ton
4 À plus forte raison

entraînant et fonctionner un peu comme un tapis roulant : dès


que le lecteur a posé le pied sur la première phrase, il doit être
transporté sans effort jusqu’à la dernière. »
Le chroniqueur qui veut convaincre a, bien sûr, des
opinions fortes (sinon, il laisserait faire). Par conséquent, la
tentation de les asséner le guette. Revel, avec raison, formule
une mise en garde à cet égard. « La polémique de pure
outrance verbale, même s’il lui arrive d’être drôle, n’est pas
efficace, explique-t-il. Elle ne persuade que les lecteurs qui
sont d’ores et déjà du même avis que l’éditorialiste [chroni-
queur]. Or, l’intérêt d’écrire un éditorial [chronique
argumentative] vient essentiellement de ce qu’on cherche à
convaincre les lecteurs qui ne sont pas de notre avis. La
meilleure façon d’y parvenir est d’ailleurs de leur donner
l’impression que ce sont eux qui changent d’avis tout seuls et
que ce n’est pas vous qui les contraignez à le faire. »
Cet idéal, conjugué chez moi avec une subjectivité stylis-
tique nettement plus marquée que chez Revel, guide ma
pratique du journalisme d’opinion. Je suis social-démocrate,
souverainiste, attaché à une sensibilité chrétienne de gauche
très critique à l’égard de l’institution romaine et opposé au
relativisme. Partisan d’un débat public ouvert et vigoureux,
je fais flèche de presque tout bois (le mou et le pourri ne sont
pas dans ma palette) pour convaincre mes lecteurs qu’ils
devraient, pour leur bien et pour le bien commun, partager
ma vision du monde, tout en étant bien conscient que je n’y
parviendrai jamais, au mieux, que partiellement. J’écris, à
plus forte raison. Faire autrement, pour moi, équivaudrait à
une démission.

Chroniques de L’Action

Depuis novembre 2007, j’ai le privilège d’être chroniqueur


dans les pages du journal L’Action, le principal hebdomadaire
de la région de Lanaudière, dans sa portion nord. À titre de
Avant-propos 5

critique d’essais québécois au quotidien montréalais Le Devoir


depuis 1998, j’ai la chance de pouvoir participer tous les
samedis au débat public, en m’adressant aux lecteurs les plus
cultivés du Québec. Mon poste de chroniqueur libre au journal
L’Action me permet de rejoindre un autre public et me force à
relever un défi différent, mais tout aussi stimulant.
Journal bihebdomadaire distribué gratuitement dans plus
de 50 000 domiciles lanaudois et propriété du groupe
Transcontinental, L’Action, sur le plan informatif, couvre
essentiellement les actualités régionales, mais souhaite offrir
à ses lecteurs des opinions sur des enjeux régionaux et
nationaux. Les lecteurs de L’Action (dont le taux de pénétration
est de plus de 90 % dans la région) appartiennent à toutes les
couches de la société et ne sont pas tous des habitués des
affaires publiques et des débats sociopolitiques comme ceux
du Devoir.
Le chroniqueur, s’il espère être lu par la plupart d’entre
eux, doit en tenir compte, d’autant plus qu’on ne lit pas un
journal gratuit comme on lit un journal payant. Il doit donc
cultiver un souci de la mise en contexte (les événements qu’il
commente, souvent, ne sont pas couverts par le média dans
lequel il écrit) et un sens de la pédagogie civique. La clarté du
style et du propos, cette politesse à l’égard du lecteur, lui est
plus que jamais un devoir impérieux puisqu’il s’adresse à un
public qui n’a rien d’une caste. Pour un journaliste qui
souhaite convaincre un large auditoire diversifié, c’est là un
défi plus qu’emballant.
Toutes les chroniques réunies dans cet ouvrage ont été
publiées dans l’édition du mercredi du journal L’Action
(anciennement L’Expression), entre novembre 2007 et mars
2011. Le lecteur, d’ailleurs, rencontrera, au fil de sa lecture,
quelques marques qui témoignent de l’appartenance lanau-
doise du chroniqueur. Nul ne parle de nulle part, et les débats
qui intéressent les Lanaudois sont les mêmes que ceux qui
intéressent tous les Québécois.
6 À plus forte raison

Je tiens à remercier Benoit Bazinet, éditeur de L’Action, et


André Nadeau, directeur de l’information, qui m’ont accueilli
dans les pages de leur journal, certainement un des meilleurs
du genre au Québec, et m’ont laissé la bride sur le cou. Mes
remerciements vont aussi aux fidèles lecteurs dont j’ai plaisir
à entendre les commentaires lorsque je les croise dans les rues
de Joliette.

Louis Cornellier, mars 2011


[Politique]
Une autre mauvaise idée adéquiste

L es membres de l’ADQ, il faut leur donner ça, ne


manquent pas d’idées. Le problème, c’est que ces
idées sont rarement bonnes. L’acharnement de Dumont et
de ses troupes contre les commissions scolaires en est un bel
exemple. Ainsi, au lieu de suggérer des ajustements à ce
système qui remplit assez bien sa mission mais qui a quelques
défauts, l’ADQ propose plutôt de mettre la hache dedans
sans proposer de solution de rechange valable. Ça ne fait
pas très sérieux.
La même logique s’applique à la récente proposition de
l’aile jeunesse de l’ADQ qui prône la ligne dure à l’endroit des
assistés sociaux. Lors d’un conseil général tenu à Québec le
17 novembre 2007, les jeunes adéquistes ont adopté une
motion qui prévoit que, « sous un gouvernement adéquiste,
les assistés sociaux aptes au travail seraient obligés de parti-
ciper à des programmes d’études, sous peine de voir leur
chèque amputé, et perdraient progressivement leurs presta-
tions, s’ils en reçoivent depuis quatre ans ou plus ».
Et devinez qui s’est fait le défenseur de cette triste idée
qui consiste à s’en prendre aux pauvres pour en finir avec
la pauvreté ? Eh oui, il s’agit du discret député de Joliette,
Pascal Beaupré, qui, à titre de porte-parole de l’opposition
officielle pour les dossiers jeunesse, a affirmé : « Il est tout à

9
10 À plus forte raison

fait inacceptable que des gens aptes au travail choisissent


de demeurer par choix prestataires de l’aide sociale. »
Vous avez bien lu, il a dit « par choix », laissant ainsi
entendre que certains assistés sociaux se réjouissent presque
de devoir vivre avec 600 $ par mois, ce qui laisse à peu près
30 $ par semaine pour payer l’épicerie, une fois les autres
charges assumées. On devrait savoir, pourtant, que personne
ne fait un tel « choix » de carrière et que le fait de se retrouver
à l’aide sociale s’accompagne toujours de difficiles parcours
de vie familiale et personnelle.
Il faut, bien sûr, tout faire ce qu’il est possible de faire pour
aider les assistés sociaux à se sortir de cette situation de dépen-
dance. Or, leur couper les vivres est la pire des solutions. Même
l’économiste Pierre Fortin, qui a signé le Manifeste des lucides,
s’oppose à cette mesure qui créerait « un problème social qui
coûterait plus cher que l’argent qu’on épargnerait en éliminant
les prestations ».
Une fois privés de leur chèque, en effet, les bénéficiaires
de ce programme ne disparaîtront pas. Ils deviendront, litté-
ralement, des exclus, avec les conséquences qui s’ensuivent.
« Le hic, explique Jean-Robert Sansfaçon du Devoir, c’est qu’en
croyant résoudre un problème, on en crée cent pour lesquels
il n’y a pas de réponse connue : criminalité, travail au noir,
misère des enfants et même… réduction de la consommation
des ménages dans les quartiers et les régions sous-déve-
loppées. » Non seulement, donc, la solution adéquiste
stigmatise les plus pauvres d’entre nous, mais elle engendrerait
des problèmes plus graves que celui qu’elle prétend régler.
Il y a dix ans, au Québec, le nombre d’assistés sociaux
était de 794 000. Il est, aujourd’hui, de 487 000 (dont
117 000 enfants). Pourquoi ? Tout simplement parce que
­l’économie et le marché du travail vont mieux. Cela constitue
une preuve que les assistés sociaux, même aptes au travail,
ne sont pas les seuls responsables de leur sort et que la vraie
Politique 11

solution passe par des politiques économiques et sociales


(notamment l’accès à l’éducation) efficaces.
Il faut, je le répète, tout faire pour aider les assistés sociaux
à s’en sortir, surtout les jeunes, puisqu’on sait qu’après
quelques années de dépendance, les portes de sortie se font
plus rares. Cela veut dire qu’il faut prioritairement investir
dans des programmes qui visent à réintégrer rapidement les
jeunes prestataires au marché de l’emploi. Ainsi, ce sont eux
et leurs enfants qu’on sauvera du cycle de la dépendance.
La vaste majorité des assistés sociaux considérés comme
aptes au travail ne demandent pas mieux que de recevoir une
aide institutionnelle et solidaire qui leur redonnera l’espoir
d’une vie active. La menace adéquiste ne fera rien de bien
pour eux, ni pour la société en général.

28 novembre 2007
Souverainistes et autonomistes :
une alliance est-elle possible ?

S i on additionne, au Québec, les souverainistes


et les autonomistes, on obtient environ les deux
tiers de la population. Pourtant, pour le moment, nous
devons nous contenter du statu quo constitutionnel parce
que souverainistes et autonomistes se divisent entre le Parti
québécois, Québec solidaire et l’Action démocratique. Les
Québécois, majoritairement, souhaitent donc, au minimum,
rapatrier des pouvoirs d’Ottawa vers le Québec, mais ils
finissent par se paralyser entre eux.
Pour sortir de cette impasse, Gilbert Paquette, ex-ministre
dans le gouvernement Lévesque, candidat à la direction du
PQ en 2005 et actuel vice-président des Intellectuels pour la
souveraineté, propose une alliance stratégique entre ces divers
courants. Dans un récent ouvrage intitulé La nécessaire alliance
(éditions Les Intouchables, 2008), il suggère au PQ et à l’ADQ
de s’engager à participer à une consultation populaire qui
donnerait le choix entre trois options : la souveraineté, le
rapatriement au Québec d’une liste de pouvoirs (l’autonomie)
et le statu quo.
Évidemment, si la souveraineté obtient plus de 50 % des
suffrages, le Québec va de l’avant en ce sens. Si le statu quo

12
Politique 13

l’emporte dans la même proportion, on passe à autre chose


pour les années à venir. Si, toutefois, et c’est là le résultat le
plus probable, aucune des trois options n’obtient une majorité
absolue, mais que les options souverainistes et autonomistes
combinées dégagent une forte majorité, le gouvernement en
place, péquiste ou adéquiste, devrait s’engager à négocier avec
le fédéral un important rapatriement des pouvoirs, avec
obligation de résultat. En cas d’échec de ces négociations,
souverainistes et autonomistes devraient s’entendre pour aller
de l’avant avec la souveraineté.
Il est important de noter que cette alliance n’exige de
personne qu’il renie ses convictions (programme de gauche
ou de droite, par exemple). Les souverainistes, toutefois,
doivent accepter un compromis au moins temporaire
(s’engager à défendre l’autonomie si cette option est gagnante)
et les autonomistes doivent s’engager à faire preuve de
cohérence et de courage politique. En cas d’échec (fort
probable) des négociations avec le fédéral, ils auraient, en
effet, le devoir d’appuyer la souveraineté.
Les autonomistes adéquistes, qui n’ont jamais défini
clairement leur position constitutionnelle, sont-ils prêts à cette
alliance visant à briser l’impasse ? Sont-ils, en d’autres termes,
vraiment autonomistes ou simplement opportunistes ?
L’analyse des cas de deux députés de la région de Lanaudière
nous montre que l’alliance proposée par Gilbert Paquette ne
sera pas facile à réaliser, compte tenu de la confusion idéolo-
gique qui règne dans le camp adéquiste.
François Benjamin, le député adéquiste de Berthier, n’hési-
terait probablement pas à appuyer l’option « rapatriement
ou souveraineté ». Longtemps proche des cercles péquistes, il
continue à se définir comme souverainiste, même s’il considère
que ce projet n’est pas réalisable à court terme, faute d’appuis
populaires suffisants. La stratégie de Gilbert Paquette, qui
donne une dernière chance formelle au projet autonomiste
avant de passer à la souveraineté, pourrait le convaincre.
14 À plus forte raison

Le cas de Pascal Beaupré, député adéquiste de Joliette, est


différent. Militant du Parti libéral du Canada jusqu’en février
2007, c’est-à-dire à peine un mois avant son élection à titre
de député d’une formation se définissant comme autonomiste,
le jeune politicien ne semble pas avoir cette fibre très
développée. Peut-on croire, en effet, que son élection a suffi à
lui faire renier cinq ans de militantisme actif au sein d’une
formation qui prône un fédéralisme très centralisateur,
totalement sourd aux revendications du Québec ? Il est plus
plausible d’imaginer que le statu quo lui conviendrait mieux
que la souveraineté, en cas de refus du fédéral de négocier un
rapatriement de pouvoirs.
La question, au fond, est simple : où se situe l’ADQ dans
ce débat ? Considère-t-elle un rapatriement de pouvoirs vers
le Québec comme nécessaire ou seulement comme préférable ?
Son autonomisme est-il une conviction ou un slogan électo-
raliste qu’on oublie quand on va faire un discours à Toronto ?
Veut-elle plus de pouvoirs pour le Québec ou simplement le
pouvoir à Québec ? Sa réponse continue de se faire attendre.

26 mars 2008
Faut-il en finir avec le Bloc ?

L e Bloc québécois, semble-t-il, n’est pas dans ses


meilleurs jours. Le Journal de Montréal parle même,
à son sujet, d’une « crise existentielle sans précédent ».
Talonné par les conservateurs dans les sondages, le Bloc
souffrirait aussi de la décision du Parti québécois de ne plus
promettre de référendum à court terme. Dans ces conditions,
certains se demandent même s’il a encore sa place à
Ottawa.
Les arguments de ceux qui souhaitent en finir avec le Bloc
sont connus. Condamné à l’opposition permanente, disent-ils,
ce parti prive le Québec d’une participation au vrai pouvoir.
De plus, ajoutent même des souverainistes, il ne fait pas
augmenter l’appui à la souveraineté. Des fédéralistes, enfin,
dénoncent le fait que ses députés, qui veulent briser le Canada,
soient payés avec l’argent d’Ottawa.
Ces arguments, à mon avis, ne sont pas valables. Il est
vrai que le Bloc, d’une certaine manière, constitue une
anomalie. Un parti qui n’aspire pas à exercer le pouvoir et
qui, donc, ne pourra jamais appliquer son programme est
une bizarrerie dans notre paysage politique. Malgré cela, le
Bloc conserve toute sa pertinence parce qu’il est un symptôme
de ce qui ne marche pas dans le Canada actuel. Ce que l’exis-
tence du Bloc révèle, c’est que, aux yeux d’une majorité simple

15
16 À plus forte raison

de Québécois, le fédéralisme canadien tel qu’il fonctionne est


inacceptable.
L’argument selon lequel le Québec gagnerait à participer
au vrai pouvoir, en votant pour des candidats conservateurs
ou libéraux qui ont une chance de faire partie du gouver-
nement, a été maintes fois contredit dans notre histoire. En
1982, lors du rapatriement de la Constitution orchestré par
Trudeau et auquel s’opposaient unanimement les députés de
l’Assemblée nationale, 74 des 75 députés fédéraux du Québec
étaient au pouvoir. Seul Roch Lasalle, député conservateur de
Joliette, siégeait dans l’opposition. Cette situation, que
d’aucuns nous présentent aujourd’hui comme un bénéfice
pour le Québec, n’a pas empêché Trudeau de procéder sans
notre consentement.
La semaine dernière, quand Jean-Pierre Blackburn,
ministre du Travail et député conservateur de Jonquière-Alma,
a parlé d’une éventuelle réouverture de la Constitution pour
y reconnaître la nation québécoise, il a dû reculer très vite.
Comme l’a alors déclaré Gilles Duceppe, « pour être ministre
dans le gouvernement canadien, il ne faut pas déplaire au
Canada anglais ». À quoi bon, alors, participer directement
au pouvoir si c’est pour l’exercer contre nous ? L’existence du
Bloc permet aux nationalistes québécois, souverainistes ou
non, de voter pour des candidats qui ne trahiront pas leur
engagement à l’égard du Québec.
Qu’il y ait ou non un référendum à l’horizon ne change
rien à la pertinence du Bloc. Les autres partis fédéraux, jusqu’à
preuve du contraire, restent totalement sourds à l’insatis-
faction du Québec. Les conservateurs parlent peut-être
d’ouverture, mais cela tient plus du slogan électoral que d’une
volonté réelle de faire évoluer la situation dans le sens des
demandes québécoises. Leur accorder notre vote signifierait
que nous nous satisfaisons d’un discours creux qui nous entre-
tient dans notre statut de minorité comme les autres. Grâce
Politique 17

au Bloc, nous pouvons leur faire comprendre que, en tant que


nation, le Québec veut plus.
Quant à l’argument mesquin voulant que les députés
bloquistes profitent de façon illégitime de l’argent d’Ottawa,
il est carrément antidémocratique. Ces députés, comme les
autres, sont légitimement élus, et l’argent qui sert à les payer
n’est pas celui d’Ottawa, mais bien le nôtre, celui de nos impôts
honnêtement payés.
Reconnus, pour la plupart, pour leur professionnalisme
et leurs compétences, les élus bloquistes, en remplissant leurs
fonctions avec un solide sens du devoir, ont fait la preuve
qu’ils n’étaient pas là pour nuire au Canada anglais, mais
pour lui rappeler, avec constance, que son attitude envers la
nation québécoise est inadmissible.
Tant et aussi longtemps que cette situation perdurera – et
il n’y a que la souveraineté ou un improbable et radical
changement d’attitude du fédéral pour y mettre un terme –,
le Québec aura besoin du Bloc.

9 avril 2008
Carnet de campagne

J e vais vous faire une confidence : j’adore les


campagnes électorales. J’aime les débats quoti-
diens qu’elles suscitent, à travers tout le pays et dans chacune
des régions, l’intensité médiatique qu’elles génèrent et le fait
qu’elles obligent chacun d’entre nous à prendre position sur
des sujets sérieux. Je sais bien qu’elles donnent aussi lieu à
quelques coups bas, à des promesses parfois fragiles et à
beaucoup de démagogie, mais je continue de croire qu’elles
sont un des grands moments de la vie démocratique.
Des hommes et des femmes, la plupart du temps sincères,
s’y mettent en jeu et s’exposent au jugement de leurs conci-
toyens au nom d’idéologies diverses. « Les intérêts, ambitions
et projets des hommes en société sont nécessairement contra-
dictoires, écrit le philosophe français Christian Godin. La
politique permet le libre jeu de ces divergences pour les
empêcher de dégénérer en violence et en guerre. » Il y a là, dans
cette activité typiquement humaine, une belle noblesse.
Je tiens de mon père cette passion pour la politique.
Homme de débat et de discussion pour le pur plaisir de la
chose, il m’a transmis cet attachement aux joutes d’opinions
et aux prises de bec partisanes. Chaque fois que les affiches
électorales réapparaissent – quoi qu’on en dise, elles sont
nécessaires pour créer un climat de mobilisation –, je ressens

18
Politique 19

instantanément le désir de l’appeler pour jaser de tout ça


avec lui, même si je sais que nous ne partagerons pas les
mêmes opinions. Pour nous, sans la politique, la vie serait
une erreur.
C’est la raison pour laquelle, en cette presque fin de
campagne électorale fédérale, j’ai d’abord envie, avant de me
prononcer sur le fond, de saluer l’engagement des candidats
de tous les partis qui acceptent d’aller au front. Ils méritent
au moins notre respect. Grâce à eux, le débat démocratique
peut avoir lieu.
Les politiciens ne suscitent pas toujours la sympathie du
public. Nombreux sont ceux qui les accusent – et cette critique
s’adresse surtout aux leaders de chaque formation – de ne pas
tenir leurs promesses. Pourtant, l’émission d’affaires publiques
Kilomètre zéro (Télé-Québec) démontrait dernièrement que
cette accusation est abusive. Au Québec, par exemple, depuis
1960, le Parti libéral aurait tenu 60 % de ses promesses et le
Parti québécois, 75 %. Les politiciens ne disent donc pas
toujours n’importe quoi, même s’il leur arrive d’en mettre un
peu trop, et font souvent ce qu’ils disent.
Il faudra donc, d’ici au 14 octobre 2008, les écouter et les
forcer à s’engager sur des dossiers qui nous tiennent à cœur.
Une majorité d’électeurs québécois, par exemple, au-delà des
affiliations strictement partisanes, sont nationalistes. Qu’ont
donc à nous offrir les différents partis à cet égard ? Même s’il
se dit « aussi nationaliste que Gilles Duceppe », le libéral
Stéphane Dion n’offre rien de bien enthousiasmant au
Québec. Les Verts sont pleins de bonnes intentions environ-
nementales, mais ils semblent ignorer la question nationale
québécoise. Le néo-démocrate Jack Layton est sympathique
et offre une belle option au Canada anglais, mais il refuse de
s’engager formellement sur la question d’un statut particulier
pour le Québec. Harper parle d’ouverture à la « nation
­québécoise », mais il se contente de mots et refuse d’ouvrir la
constitution. Sur ce plan, donc, il n’y a que le Bloc québécois
20 À plus forte raison

pour vraiment défendre les intérêts du Québec, mais le fait


qu’il soit condamné à l’opposition en rebute plusieurs.
Les Québécois poursuivront-ils l’aventure bloquiste pour
dire une fois de plus aux autres partis que le Québec est autre
chose qu’une 10e province ? Ne pas aller en ce sens reviendrait
à abdiquer.

1er octobre 2008


Quelques mythes au sujet des élections

L a décision de Jean Charest de déclencher des


élections cet automne choque, semble-t-il, une
majorité de Québécois. Je ne partage pas cette colère et ce
ras-le-bol. Les raisons invoquées pour décrier le lancement
d’une campagne électorale ne me semblent pas valables.
La politique est un sport de combat. Il est donc normal
que les formations qui acceptent de descendre dans l’arène
cherchent la victoire. Dans un contexte de gouvernement
minoritaire, il faut donc s’attendre à plus de manœuvres, de
part et d’autre, que dans une situation de gouvernement
majoritaire. C’est l’opportunisme, certes, qui motive la
décision de Jean Charest. Il croit qu’il peut obtenir une
majorité, alors il y va. L’ADQ et le PQ ont beau crier à l’irres-
ponsabilité, on peut être convaincu qu’ils souhaiteraient eux
aussi des élections s’ils croyaient fortement à leurs chances de
victoire. Tous les partis, dans ce dossier, défendent leurs
intérêts. On peut, bien sûr, s’en désoler, mais ce serait nier la
nature même de la joute politique.
L’argument des coûts (environ 80 millions) ne tient pas la
route non plus. L’argent dépensé pendant une campagne
électorale est directement injecté dans l’économie nationale.
Des retraités et des étudiants engagés comme scrutateurs en
bénéficient, de même que les médias, des compagnies de

21
22 À plus forte raison

transport, des entreprises de graphisme (pour les fameuses


pancartes), des propriétaires de locaux à louer et des
­restaurateurs partout au Québec. Les dépenses électorales,
contrairement à ce que plusieurs affirment, font rouler
­l’économie. En période de ralentissement économique, c’est
une bonne nouvelle.
L’idée, d’ailleurs, que la crise économique appréhendée
justifierait de reporter les élections est difficile à défendre. On
peut soupçonner, en effet, que tous les partis se serviront de
la situation pour marquer des points. Au lendemain d’une
élection, ce jeu partisan sera plus difficile à justifier. D’ailleurs,
dans ce dossier complexe, ce n’est pas un mois de plus ou de
moins qui fera la différence, surtout que la marge de
manœuvre d’un gouvernement provincial reste limitée à
cet égard.
Sous prétexte que les récentes élections fédérales ont donné
un résultat semblable aux précédentes, certains affirment,
toujours pour contester le déclenchement des élections, que
la campagne québécoise sera elle aussi inutile. Attention !
L’importante chute de popularité de l’ADQ, si elle se maintient,
pourrait causer des surprises.
Enfin, un des arguments les plus souvent entendus pour
s’opposer à une autre élection veut que les Québécois soient
épuisés par la joute politique. Cet argument, à mon avis, est
le plus faible de tous. Quel effort, en effet, une campagne
électorale exige-t-elle des citoyens ? À l’exception des militants
les plus engagés qui participeront très activement à l’exercice,
les citoyens-électeurs n’ont que les devoirs de s’informer et de
réfléchir – ce qu’ils devraient d’ailleurs faire en tout temps – et
d’aller voter. Au Québec, de plus, contrairement aux États-Unis
où les files d’attente s’étiraient le 4 novembre 2008, le vote
se déroule toujours rondement et ne prend que quelques
minutes. Seuls ceux que la démocratie fatigue trouveront qu’il
s’agit là d’un effort considérable. Les décrocheurs de la
politique, les abstentionnistes et ceux qui prétendent que la
Politique 23

politique ne sert à rien sont la plupart du temps les Québécois


les moins informés. Moins on connaît ça, en d’autres termes,
plus on trouve ça inutile.
Il y aura donc des élections québécoises le 8 décembre
2008. Peut-on souhaiter que le débat se fasse sur l’essentiel
– par exemple le financement et la qualité des services publics,
l’avenir politique du Québec, la place du français et l’éco-
nomie, mais pas seulement elle – plutôt que sur des niaiseries ?
C’est parti ? Alors, allons-y gaiement !

12 novembre 2008
Quand Sarko nous traite d’imbéciles

E n 1995, lors du dernier référendum sur la souveraineté


du Québec, presque 50 % des Québécois ont appuyé
l’option du Oui. Étaient-ils alors animés par la détestation des
Canadiens, le sectarisme et le repli sur eux-mêmes ? Se sont-ils
comportés en imbéciles ?
C’est en tout cas ce que pense d’eux, et de tous les souve-
rainistes québécois, le président français Nicolas Sarkozy. Dans
le discours qu’il a prononcé à l’occasion de la remise du grade
de commandeur de la Légion d’honneur à Jean Charest, le
2 février 2009, l’homme politique a renié la tradition de
« non-ingérence, non-indifférence » dans les relations de la
France avec le Québec.
Dans une diatribe échevelée qui s’apparentait aux propos
d’un gars qui a pris un verre de trop et qui a perdu le sens de
la mesure, Sarkozy, sans même avoir le courage de les
nommer, a dépeint les souverainistes comme des gens
agressifs, semeurs de division et imbéciles (ce dernier mot,
malgré les dénégations de l’Élysée, a bel et bien été employé).
Ces accusations, mollement accueillies par Jean Charest, sont
pourtant une insulte à l’intelligence et illustrent, pour
reprendre les mots de Gilles Duceppe, une « ignorance crasse
de la situation québécoise ».

24
Politique 25

L’option souverainiste ne repose pas sur la haine de l’autre,


mais sur le désir parfaitement sain d’assumer pleinement notre
liberté et nos responsabilités. Le Canada et la France sont des
pays souverains. Détestent-ils pour autant les pays voisins ? Ils
tiennent simplement à mener eux-mêmes leurs affaires. « Si tant
est que la souveraineté est une bonne chose pour la France et le
Canada, remarque Gilles Duceppe, pourquoi serait-ce si mauvais
pour les Québécois ? » Le Canada accepterait-il de renoncer à sa
souveraineté pour se fondre aux États-Unis ? En refusant cette
voie, témoigne-t-il de sa fermeture d’esprit ? Sarkozy accepterait-il
que les politiques françaises soient déterminées par ses voisins
allemands ou italiens, même s’il les aime ? Pourquoi en irait-il
autrement du Québec ? Être déjà souverain serait noble,
mais vouloir le devenir serait inacceptable ? Ce discours est
incohérent.
En reprenant l’argument selon lequel le désir québécois de
souveraineté serait animé par « l’enfermement sur soi-même »,
Sarkozy fait preuve d’une puissante mauvaise foi. C’est préci-
sément la volonté d’en finir avec cet enfermement qui nourrit
le projet souverainiste. Actuellement, en effet, le Québec est
enfermé à l’intérieur du Canada et n’a pas de véritable existence
internationale. Pour parler au monde, pour conclure des
ententes avec des partenaires étrangers, pour participer à des
événements sportifs internationaux même, le Québec doit
obligatoirement obtenir l’assentiment de son tuteur canadien
qui le tient en laisse. La souveraineté lui permettrait de se libérer
de ce carcan et d’avoir accès directement au vaste monde. Ce
sont ceux qui s’y opposent qui nous enferment dans la réserve
québécoise.
Quand notre identité est forte, affirme enfin un Sarkozy
avec des accents adéquistes, on n’a pas besoin d’en revendiquer
la reconnaissance. Or, tous les traités de philosophie et de
psychologie le disent, la force d’une identité passe par sa recon-
naissance par les autres. Aussi, le Québec, privé d’existence
effective sur la scène internationale et reconnu du bout des
26 À plus forte raison

lèvres par un Canada qui refuse de constitutionnaliser son


statut de nation, a besoin de la souveraineté pour raffermir son
identité qui, sans cela, est condamnée à la fragilité. Refuser de
reconnaître pleinement l’identité d’un peuple pour ensuite
l’accuser de faire preuve de faiblesse identitaire a quelque chose
d’imbécile et de mesquin.
Grands amis du financier Paul Desmarais qui a fait du
combat contre la souveraineté du Québec l’obsession de sa vie,
Sarkozy et Charest sont des mercenaires qui tentent de faire
passer les vrais défenseurs des intérêts du Québec pour des
doctrinaires. Ils souhaitent que nous nous soyons ouverts à leur
fermeture… jusqu’à l’extinction. Comme dirait l’autre, c’est
qui le cave ?

11 février 2009
Mario s’en va

L e 6 mars 2009, après 14 ans de présence à


l’Assemblée nationale à titre de député de Rivière-
du-Loup et chef de l’Action démocratique du Québec, Mario
Dumont a officiellement quitté la vie politique. Faut-il s’en
désoler ou s’en réjouir ? Une analyse de son bilan politique
m’amène à conclure qu’il s’agit là d’un bon débarras.
Mario Dumont a-t-il vraiment, comme l’ont souligné
quelques commentateurs complaisants à l’occasion de son
départ, contribué à rafraîchir la vie politique québécoise, à
lui insuffler de nouvelles idées ? J’ai beau chercher, je ne trouve
pas ce qui justifie un tel éloge.
Au début des années 1990, Dumont, qui venait de quitter
un Parti libéral pas assez nationaliste à son goût, parcourait
le Québec afin d’évaluer la pertinence de fonder un nouveau
parti politique. Je me souviens de l’avoir rencontré lors d’un
débat-midi au cégep de Joliette et, le soir du même jour, lors
d’un forum informel au café-bar L’Interlude. Il donnait
l’impression d’être un jeune politicien intelligent et insatisfait
des deux « vieux partis » – ce qui le rendait plutôt sympa-
thique –, mais sa pensée demeurait simpliste et superficielle.
« On peut faire mieux », se contentait-il de répéter. En plus de
15 ans de vie politique active, il n’a pas évolué d’un iota : habile,
mécontent, mais sans solutions de rechange valables.

27
28 À plus forte raison

Dumont déplorait le cynisme de la population envers la


politique duquel il rendait responsables les libéraux et les
péquistes. Ces derniers, disait-il, ne parlaient pas vrai et étaient
enfermés dans des idées dépassées. Or, le chef adéquiste, tout
au long de sa carrière, a lui-même beaucoup fait pour entre-
tenir ce cynisme et discréditer l’action politique.
Sa position sur la question nationale, par exemple, incitait
les Québécois à vivre dans l’illusion. L’autonomisme, sur le
plan des principes, aurait pu être une option légitime, mais
elle n’a plus, aujourd’hui, aucune pertinence, compte tenu
de la fermeture radicale d’Ottawa face aux revendications le
moindrement substantielles du Québec. En s’y tenant, Dumont
a vendu du rêve et a nui à l’évolution du Québec dans ce
dossier.
Dumont, faut-il le rappeler, fut ce politicien qui a défendu
le droit des barbares de CHOI-FM, cette triste station radio-
phonique de Québec, de répandre impunément leur fiel. Il a
aussi défendu des mesures aussi rétrogrades que le taux
d’imposition unique, qui ne profiterait qu’aux riches, les bons
en éducation, qui auraient créé un apartheid scolaire, et
l’allocation de garde des enfants à la maison, qui aurait nui
au réseau de garderies et surtout aux enfants des classes
pauvres qui ne l’auraient pas fréquenté. Dans la saga des
accommodements raisonnables, il s’est contenté de jeter de
l’huile sur le feu, en se défilant à l’heure de proposer des
solutions concrètes et rassembleuses. Sa défense d’un système
de santé mixte (privé-public) allait à l’encontre de toutes les
études sérieuses et non partisanes réalisées sur ce sujet et qui
prônent le maintien du système public universel (voir
l’ouvrage Le privé dans la santé, Les Presses de l’Université de
Montréal, 2008).
Chef solitaire, il n’a su s’entourer que d’une équipe de
suiveurs sans éclat. Pour les partisans, même modérés, de la
justice sociale, c’est une chance qu’il n’ait pas pris le pouvoir
Politique 29

avec son programme de destruction échevelée des plus beaux


fruits de la Révolution tranquille.
Son départ, et l’effacement probable de son parti à moyen
terme, n’est donc pas une mauvaise nouvelle. Il contribuera
à clarifier les options dans le paysage politique québécois.
Entre la souveraineté et le statu quo, il faudra se brancher, de
même qu’entre le centre gauche du PQ et le centre droit du
Parti libéral. Peut-on rêver, dans la foulée, pour la frange
réaliste de Québec solidaire, d’une réconciliation, dans
l’honneur et l’enthousiasme, avec le PQ ?

11 mars 2009
Ignatieff séduira-t-il le Québec ?

E n Michael Ignatieff, le Parti libéral du Canada (PLC)


s’est donné un chef de qualité. Depuis Trudeau,
cette formation politique n’avait jamais eu à sa tête un
penseur de cette envergure intellectuelle. Élu par acclamation
lors du congrès national du PLC qui s’est tenu en fin de
semaine dernière à Vancouver, ce nouveau leader libéral
saura-t-il présider à la réconciliation entre le Québec et
Ottawa ? Rien n’est moins sûr.
Michael Ignatieff est un intellectuel de fort calibre.
Magnifiquement écrit, son plus récent essai intitulé Terre de
nos aïeux (Boréal, 2009) en constitue la preuve éclatante.
Vibrant éloge du Canada, cet ouvrage au ton romantique
avance qu’ « aimer son pays est un acte d’imagination » et
que le sentiment d’appartenance à une nation est essentiel
puisqu’il donne « le sentiment que notre vie rejoint celle de
ces inconnus que nous appelons nos concitoyens ».
Ignatieff, pour autant, n’est pas naïf. Il reconnaît que le
sentiment patriotique est controversé parce que les citoyens
ne s’entendent pas toujours sur leur conception du pays. Il
insiste donc sur la nécessité du débat et sur l’idée, originale,
que la responsabilité du patriote est aussi « d’imaginer les
sentiments de ceux qui ne pensent pas comme nous ».

30
Politique 31

Trois mythes rivaux – l’anglais, le français et l’autochtone


– sont en concurrence au Canada. Pour parvenir à les récon-
cilier, sans les fondre les uns dans les autres, les citoyens
doivent les reconnaître et accepter, malgré des désaccords, de
travailler ensemble. Aimer notre pays, affirme Ignatieff, ce
n’est pas aimer ce qu’il est maintenant, mais plutôt ce qu’il
pourrait devenir. « Notre vie commune en tant que peuple,
écrit le chef du PLC, a pour objectif de réduire l’écart qui sépare
le pays réel du pays rêvé. »
Séduisante par son lyrisme et son ton rassembleur, cette
invitation à contribuer à l’avènement du pays rêvé ne fera
toutefois pas de miracles. Le blocage canadien, en effet, résulte
justement du fait que les Québécois ne rêvent pas au même
pays que les Canadiens anglais. Attachés au principe des
deux peuples fondateurs, auquel s’ajoute la reconnaissance
des peuples autochtones, la plupart des Québécois qui
croient encore au Canada rêvent, au fond, d’une sorte de
­souveraineté-association qui, sans passer par l’indépendance,
donnerait au Québec les outils dont il a besoin pour s’épa-
nouir en tant que nation. Depuis une cinquantaine d’années,
ce rêve, pour les nationalistes québécois demeurés fédéralistes,
s’est appelé statut particulier, société distincte ou fédéralisme
asymétrique et a toujours signifié la recherche d’une plus
grande autonomie dans tous les domaines, notamment en
matière de culture et d’action internationale.
Or, cette quête d’autonomie, même pensée dans le cadre
canadien et sans préjudices pour les autres provinces, a été
accueillie, au Canada, par un refus de plus en plus catégo-
rique. Ce n’est pas pour rien que même un parti fédéraliste
comme le Parti libéral du Québec a toujours refusé de signer
la constitution canadienne de 1982.
Aujourd’hui, un politicien fédéral qui prendrait parti pour
la reconnaissance de la nation québécoise et, c’est essentiel,
pour des modifications constitutionnelles qui iraient en ce
32 À plus forte raison

sens serait violemment rejeté dans le reste du Canada. Les


souverainistes, pour leur part, en ont donc tiré la conclusion
que le rêve québécois ne trouverait jamais sa place au
Canada.
Avec une grâce littéraire envoûtante, Ignatieff tente de
convaincre les Québécois hésitants que le rêve canadien n’est
pas incompatible avec le rêve québécois. Or, parce qu’il ne
saurait le faire sans s’aliéner le reste du Canada, il ne leur
offre rien de concret. Si j’étais un Canadien anglais, je voterais
peut-être pour lui. Comme je suis un Québécois, je me conten-
terai de saluer ses talents d’écrivain.

6 mai 2009
Quelles vaches sacrées ?

L e 25 juin 2009, François Legault, député péquiste


de Rousseau depuis plusieurs années, annonçait
son retrait de la vie politique. Dans la semaine précédant
cette annonce, le populaire député a répété à quelques reprises
que le temps était venu de « revoir certaines vaches sacrées »
du Québec. Questionné à ce sujet, il a refusé d’apporter des
précisions. Dans l’allocution qu’il a livrée le jour de son
départ, Legault a évoqué « le déclin tranquille du Québec »
et l’apathie des Québécois face à cette situation.
Mais de quoi parlait-il au juste ? En lisant attentivement
la transcription de son allocution, on constate qu’il souhaite
plus d’investissements en éducation afin d’augmenter
la richesse collective du Québec, plus d’efficacité dans nos
réseaux publics de santé et d’éducation et un règlement
définitif de notre question nationale, idéalement par la souve-
raineté, puisque l’attentisme, dans ce dossier, sert mal les
intérêts du Québec. Sur ces sujets, ses positions sont plutôt
claires et bienvenues.
L’affaire se gâte, toutefois, par la suite. Legault évoque
une crise des finances publiques québécoises, s’inquiète des
« factures » que nous laisserons à nos enfants et suggère d’en
finir, on l’a dit, avec « certaines vaches sacrées ». À quoi fait-il
alors référence ? Quelles sont ces « décisions difficiles » qu’il dit

33
34 À plus forte raison

être nécessaires ? Sous-entend-il qu’il faudrait augmenter les


taxes et impôts et les tarifs des réseaux de garderie, de santé
et d’éducation, de même que ceux de l’hydroélectricité ?
Selon Legault, rapporte Simon Boivin dans Le Soleil du
17 juin 2009, le gouvernement du Québec aurait dû récupérer
les deux points de TPS abandonnés par le fédéral et ne pas
diminuer les impôts des contribuables qui gagnent plus de
75 000 dollars par année. On ne le contestera pas là-dessus,
puisque ces décisions auraient garni les coffres gouverne-
mentaux de quelques milliards supplémentaires sans vraiment
faire mal aux pauvres et à la classe moyenne. Toutefois, quand
il semble donner son assentiment aux conclusions du rapport
Montmarquette sur l’augmentation des tarifs et au rapport
Castonguay sur le privé en santé, Legault déçoit, en reprenant
les clichés de ceux qui se présentent comme des Lucides.
Peut-on vraiment parler des garderies à 7 $, des actuels
tarifs d’hydroélectricité et des droits de scolarité universitaires,
de même que de la gratuité en santé, comme de « vaches
sacrées » avec lesquelles il faudrait en finir afin de rétablir
l’équilibre budgétaire ? Il s’agit là d’une pensée bien courte,
qui ne résiste pas à l’analyse. Le réseau de garderies à bas
prix est, avec la politique des congés parentaux, une des causes
du mini-baby-boom actuel, qui contribue à ralentir le vieillis-
sement de la population. Le gel des droits de scolarité permet
l’accessibilité à des études universitaires à des jeunes des
classes ouvrière et moyenne, qui contribueront ensuite, leur
vie durant, à la richesse collective par leurs compétences et
leurs impôts. Un système de santé presque pleinement public
– les experts indépendants le disent – est plus juste socialement
et coûte moins cher collectivement qu’un système mixte où
le privé occupe une large place.
Et si les vaches sacrées à remettre en cause, finalement,
n’étaient pas celles qu’identifient les penseurs de droite ?
La phobie des impôts et des taxes ciblées (sur les produits de
luxe, notamment) n’est-elle pas, au fond, la véritable vache
Politique 35

sacrée qui plombe nos finances publiques ? Le principe de


l’utilisateur-payeur ne tient aucun compte de la vertu sociale
de certains services (garderies, éducation, santé) et fait reposer
sur le seul individu la responsabilité de payer des services qui
bénéficient à la collectivité (le jeune en garderie qui deviendra
professeur ou médecin enrichira le Québec). Au contraire, le
principe des taxes et impôts progressifs (les plus riches paient
plus), qui fait pourtant si peur, s’avère plus juste et, il faut le
préciser, plus efficace, comme en ont longtemps fait la preuve
les pays scandinaves.

9 septembre 2009
Les finances du bonheur

« L a finalité, ce n’est pas d’équilibrer le budget,


c’est d’être heureux comme peuple », a déclaré
Raymond Bachand, ministre des Finances, pour lancer la
grande discussion collective sur les finances publiques du
Québec. Certains esprits étroits, comme Mario Dumont et
son démagogue de service à la triste émission Dumont 360,
ont fait des gorges chaudes de cette déclaration. Que le
ministre s’occupe d’équilibrer le budget et nous laisse nous
occuper de notre bonheur, ont-ils répliqué avec leur gros bon
sens épais.
Pourtant, c’est Bachand, le ministre le plus solide du
gouvernement Charest, qui a raison. La façon de gérer les
finances publiques détermine le choix d’un modèle social qui
a une influence sur la qualité de vie collective. Le taux d’impôt
et de taxes qu’on accepte de payer et, par conséquent, le filet
de sécurité sociale qu’on se donne participent au bonheur
d’un peuple.
Plusieurs sont portés à croire que payer moins d’impôt et
de taxes les rend plus riches et, donc, plus heureux. Or, dans
une récente étude portant sur la santé physique, la santé
mentale, la violence, la consommation de drogues, l’obésité,
le taux de grossesses chez les adolescentes et la réussite des
études dans divers pays industrialisés, deux épidémiologistes

36
Politique 37

britanniques ont plutôt démontré que « les sociétés plus égali-


taires fonctionnent presque toujours mieux ». C’est donc dire,
comme le résume le militant Serge Mongeau dans Le Devoir
du 5 janvier 2010, que, « dans les pays industrialisés, ce n’est
pas le niveau absolu de revenu qui importe, mais l’écart entre
les revenus de la classe la plus favorisée et ceux de la classe
la moins comblée ». Il est à noter que même les plus riches
ont une vie plus agréable dans des sociétés plus égalitaires.
Mieux vaut, par exemple, être relativement à l’aise au Québec
que très riche au Mexique ou aux États-Unis.
Aussi, à l’heure où l’on se demande comment venir à bout
du déficit québécois (près de 5 milliards en 2009) et s’attaquer
à la dette (environ 129 milliards, pour la dette nette), il faut
aussi se demander quelles sont les meilleures mesures à
prendre pour renflouer le Trésor québécois sans creuser les
inégalités sociales.
Il est évident, premièrement, que le gouvernement doit
faire ses devoirs et s’attaquer à toutes les formes de fraude,
collusion et corruption, de même qu’aux privilèges indus
(primes de départ faramineuses), qui vident la caisse en pure
perte. Il doit aussi revoir l’organisation du travail dans la
fonction publique. Non pas, dans ce cas, pour sauver de
l’argent, mais pour améliorer l’efficacité des services (moins
de chefs et plus d’Indiens, comme on dit). Sans ça, les citoyens
ne suivront pas.
Ce ménage, cela dit, ne sera pas suffisant. Nous devrons,
si nous sommes sérieux, participer à la mission. La pire des
solutions, à cette étape, serait une augmentation générale des
tarifs d’électricité et des services publics (garderies, droits de
scolarité, ticket modérateur en santé ou privatisation), qui fait
toujours plus mal aux classes moyenne et pauvre. À la limite,
une indexation de ces tarifs serait acceptable, mais pas une
augmentation.
38 À plus forte raison

En ce qui concerne les citoyens (le cas des entreprises est


plus complexe), il ne reste donc que deux solutions accep-
tables : une augmentation de deux points de pourcentage de
la TVQ (on les payait déjà en TPS sans trop de douleur), qui
rapporterait plus de 2 milliards par année, et une augmen-
tation de l’impôt sur le revenu des classes moyennes supérieures
et plus. Cela reste la méthode la plus simple, la plus efficace
et la plus juste, en ce qu’elle exige plus de ceux qui ont plus,
pour financer des services essentiels qui profitent à tous.
Depuis 2007, d’ailleurs, le gouvernement Charest se prive
de 900 millions par année en impôt sur le revenu.
Sommes-nous plus heureux ? À moyen terme, nous risquons
même de l’être moins, si cela a pour effet de creuser le déficit
et de nous en faire porter individuellement le fardeau en nous
transformant en utilisateurs-payeurs, au mépris de nos
moyens respectifs.

3 février 2010
Charest s’en fout

J ean Charest et son gouvernement libéral sont


désespérants. Réélus le 8 décembre 2008, ils se
comportent comme des politiciens usés, cyniques et arrogants.
À la tête d’un gouvernement qui pratique une politique de
l’insignifiance nationale et multiplie les bourdes dans une
foule de dossiers, Jean Charest, rapportait Le Devoir du
13 février dernier, reste « relativement passif, comme s’il avait
l’esprit ailleurs ». En d’autres termes, Charest s’en fout.
Les allégations sérieuses de collusion et de corruption dans
le monde de la construction se multiplient. Alors qu’un vaste
programme d’investissements massifs dans les infrastructures
bat son plein (sauf au CHUM, évidemment), les Québécois,
dit-on, paieraient ces travaux nettement plus cher que les
autres Canadiens. Chaque semaine ou presque, l’émission
Enquête, de Radio-Canada, ajoute des pièces au dossier. Il y a
deux semaines, après avoir illustré les magouilles de certains
entrepreneurs, elle évoquait les tours de passe-passe auxquels
se livreraient d’importantes firmes privées de génie-conseil,
souvent près des libéraux, pour gonfler la facture des travaux
publics. Tout le monde, à l’exception des libéraux et de la
FTQ, réclame une commission d’enquête publique pour faire
la lumière dans ce dossier. Même s’il joue un peu de marteau
pour faire diversion, Charest s’en fout.

39
40 À plus forte raison

Ancien maire de Rivière-du-Loup, le député libéral Jean


D’Amour a été condamné pour avoir enfreint les règles
d’après-mandat concernant le lobbyisme. Jean Charest l’a
nommé membre de la Commission de l’administration
publique, dont le mandat est de surveiller le Conseil du Trésor
et les contrats gouvernementaux. La députée péquiste Agnès
Maltais a dénoncé, avec raison, ce « loup entré dans la
bergerie ». Charest s’en fout.
Tony Tomassi, ministre de la Famille, aurait attribué, selon
le député péquiste Nicolas Girard, des places en garderies
privées à des contributeurs et amis du Parti libéral, même si
les projets présentés par ces derniers ont obtenu de mauvaises
notes dans les évaluations du ministère. Charest s’en fout.
Pour accommoder quelques écoles juives ultra-orthodoxes,
ce qui n’est pas condamnable en soi, Michelle Courchesne,
ministre de l’Éducation, a modifié le régime pédagogique
applicable à tous. En permettant aux écoles d’offrir cours et
activités officielles le soir et la fin de semaine, a-t-elle plaidé,
on pourrait mieux lutter contre le décrochage scolaire.
N’importe quoi ! Charest, bien sûr, s’en fout.
Yves Bolduc, ministre de la Santé, ne peut pas être tenu
responsable de tous les ratés du système. Ceux qui l’accusent
ainsi sont démagogiques. Il reste, cela dit, qu’il laisse actuel-
lement se développer dans le réseau de la santé, sans réagir
sauf en paroles creuses, la tendance du recours aux infirmières
(et autres professionnels de la santé) d’agences privées, une
méthode de gestion qui coûte cher, est inefficace et pourrit le
climat de travail. Charest s’en fout.
Pour combler le déficit budgétaire de 5 milliards, Raymond
Bachand, ministre des Finances, laisse planer toutes sortes de
scénarios (augmentation des droits de scolarité, des taxes à
la consommation, des tarifs d’électricité et des services publics)
qui auraient pour effet de faire payer essentiellement la
classe moyenne. On n’a pas le choix, dit-il. Pourtant, sur le
Politique 41

site www.couragepolitique.org, la formation Québec solidaire


propose sept solutions modérées et progressistes pour enrayer
le déficit : redevances sur l’eau imposées aux secteurs minier
et manufacturier, taxe sur le capital des entreprises financières,
réduction modeste des subventions aux entreprises, nouveau
palier d’imposition pour les particuliers qui gagnent plus de
115 000 $ par année et plafonnement de la contribution
annuelle aux REER à 10 000 $, imposition à 100 % des gains
en capitaux (sauf pour la vente d’une résidence principale ou
d’une entreprise agricole), suspension du versement au Fonds
des générations et redevances minières. Il y en a pour plus de
5 milliards. Charest s’en fout.
Dans Lanaudière, où on ne se fout pas du présent et de
l’avenir du Québec, on peut au moins se consoler en se disant
avec fierté qu’on n’a pas voté pour ça. C’est peu, mais ça fait
du bien.

17 mars 2010
Le Québec s’efface

L e Québec, dans le Canada, pèse de moins en


moins lourd. Bientôt, si la tendance se maintient,
le Canada pourra mener sa barque sans même s’en préoc-
cuper. Qui a dit que la question nationale était dépassée ?
Un récent projet de loi présenté par le gouvernement
Harper vise à augmenter le nombre de députés à la Chambre
des communes, en le faisant passer de 308 à 338. L’objectif
affirmé de ce projet est de corriger la sous-représentation
fédérale de certaines provinces (Ontario, Colombie-Britannique,
Alberta) qui ont connu une forte croissance démographique.
Le résultat, pour le Québec, est inquiétant. En 2001, avec ses
75 députés, il détenait 24,35 % des sièges de la Chambre des
communes, ce qui était à peine plus élevé que son poids
démographique (24,12 %) dans la population canadienne. Si
le projet de loi est entériné, sa représentation passera à 22,2 %
des sièges, pour une sous-représentation de 1 %, sur la base
des données de 2009. Concrètement, cela signifie presque qu’un
gouvernement fédéral pourrait obtenir une majorité au
Parlement en se passant du Québec.
Le Bloc québécois a proposé une motion visant à préserver
l’actuelle représentation du Québec. Elle a été appuyée du
bout des lèvres par le NPD, mais rejetée par les Conservateurs
et les Libéraux. Ces derniers savent bien, en effet, que toute
concession faite au Québec se paie en perte d’appuis ailleurs

42
Politique 43

au Canada. C’est comme ça qu’on nous aime dans le ROC


(Rest of Canada).
Il ne saurait y avoir d’indication plus claire que le Québec
n’a plus rien à attendre du fédéral. On dira, pour justifier
l’affaire, que le principe de la représentation selon la population
est sacré, mais ce sera faux. Six provinces canadiennes sont
surreprésentées au fédéral. Le Québec, pourtant reconnu
comme une nation, n’aura pas droit à ce privilège.
En 1867, un Canadien sur trois était francophone. En 1971,
c’était un sur quatre. En 2006, ce n’était plus qu’un sur cinq.
Les Canadiens français sont passés du statut de peuple
fondateur à celui de minorité parmi d’autres. On dira qu’ils
n’ont qu’à faire plus d’enfants et à intégrer plus d’immigrants,
mais ce sera faux. La compétition démographique n’est jamais
équitable entre une majorité et une minorité.
Le Canada, c’est clair, n’ira plus dans le sens du Québec.
Même le critère du bilinguisme pour les juges de la Cour
suprême est actuellement remis en cause. Le renouvellement
du fédéralisme est une voie totalement bloquée, et c’est une
illusion de croire que, en délaissant le Bloc pour rejoindre les
Conservateurs ou les Libéraux afin de participer directement
au pouvoir, les Québécois pourraient avoir plus d’influence.
Cette solution a déjà été essayée et ne fonctionne pas.
On soulignera, cette année, le 30 e anniversaire du
référendum de 1980, le 20e anniversaire de l’échec de l’Accord
du Lac Meech et de la fondation du Bloc québécois, de même
que le 15e anniversaire du référendum de 1995. Ce seront là de
belles occasions à saisir pour relancer le discours souverainiste,
pour rappeler que, s’il veut s’assurer un avenir en français, libre
et ouvert sur le monde, le Québec ne peut compter que sur
lui-même. Sinon, c’est la louisianisation, l’effacement (comme
aux cérémonies des Jeux olympiques ou dans les instances
internationales) et la soumission à un gouvernement fédéral
au service du Canada anglais qui nous guettent.

5 mai 2010
Un peu de nerf, bon sang !

U ne de mes émissions préférées, à la télé, est la


Période de questions et de réponses orales de
l’Assemblée nationale. Elle met aux prises l’actuel gouver-
nement libéral et l’opposition officielle péquiste, quelques
adéquistes et Amir Khadir. Environ une heure par jour, trois
fois par semaine, Charest et ses ministres sont sur la sellette.
L’opposition les talonne de questions, la plupart du temps
claires et pertinentes, et les libéraux au pouvoir, qui semblent
avoir beaucoup de choses à cacher, patinent et tentent de
faire diversion.
J’entends souvent dire que cette séance oratoire est un
cirque inutile. Je ne suis pas d’accord. La Période de questions
et de réponses orales est plutôt un exercice démocratique
extrêmement révélateur du coffre, de la qualité et de la
sincérité de nos élus. Quiconque l’a suivie ces derniers temps
peut en témoigner : quand un gouvernement gère mal les
affaires, a des comportements condamnables et est au bout
de son rouleau, il n’a plus rien d’intelligent à répondre aux
questions de l’opposition et son incompétence s’étale au
grand jour.
Depuis quelques mois, par exemple, il suffit d’entendre
les réponses en Chambre des Charest, Dupuis, Tomassi, Weil,
Bolduc et Bachand pour comprendre que les libéraux sont

44
Politique 45

en faillite politique et morale. Ils n’ont que leur mauvaise foi


à opposer aux solides questions des péquistes Marois, Girard,
Aussant, Drainville, St-Arnaud et de notre Véronique Hivon,
qui a brassé la ministre de la Justice dans l’affaire de la
nomination des juges. Même quand les membres du gouver-
nement trichent en répondant, la Période de questions et de
réponses orales fait néanmoins ressortir une bonne part
de vérité.
Les petites natures qui la dénoncent ont une conception
bien pépère de la politique. Dans une récente chronique, par
exemple, le collègue Jean-Pierre Malo, reprenant une idée
répandue, déplorait qu’on assiste, à l’Assemblée nationale,
« à un paroxysme des injures [et] des invectives les plus
basses ». Mais que souhaiterait, au juste, mon collègue ?
Que l’opposition fasse des mamours à un gouvernement
tout croche ? Et de quelles injures parle-t-il ? À l’Assemblée
nationale, tous les gros mots et même les accusations tranchées
sont interdits.
Jean-Pierre Malo, comme plusieurs autres, semble
souhaiter des échanges non partisans. Or, sauf à faire de
l’angélisme, il faut accepter, en démocratie, que la politique
soit idéologique, voire partisane. Si tout le monde avait à peu
près la même opinion, nous pourrions nous contenter d’un
gouvernement de gestionnaires, mais ce n’est pas le cas, et
c’est très bien ainsi. Faire de la politique, c’est se battre pour
des idées. Comme ces dernières sont multiples et contradic-
toires, il est normal que ça joue un peu dur. « Que ceux qui
ont du cran engagent le débat et prennent des décisions, écrit
Jean-François Lisée. Que les autres rénovent leur sous-sol. »
Je ne supporte plus, d’ailleurs, le discours de ceux qui
prétendent avoir décroché de la politique à cause des odeurs
de corruption ou des chicanes de politiciens. L’intérêt envers
la politique est un devoir de citoyen, surtout quand les choses
vont mal. C’est précisément en réaction à la corruption
46 À plus forte raison

­ uplessiste que les Québécois progressistes du temps se sont


d
mobilisés pour appuyer les libéraux et faire la Révolution
tranquille. Aussi, le décrochage politique actuel est parfai-
tement injustifié et condamnable. Aucune raison ne justifie
l’indifférence politique.
Repliés sur leur travail, leur vie privée et leurs intérêts
immédiats, trop de Québécois tentent actuellement de se faire
accroire qu’ils ont raison de déserter et de ne pas se préoccuper
des décisions qui définissent la société dans laquelle ils vivent.
Or, ils ne décrochent pas parce que ça va mal ; ça va mal parce
qu’ils décrochent. Un peu de nerf, bon sang ! La politique, c’est
dur et imparfait, mais c’est la vie !

26 mai 2010
Les chiffres de la confusion

U n récent sondage commandé par L’Idée fédérale,


un réseau québécois de réflexion sur le fédéra-
lisme, présente des résultats surprenants. Ainsi, 58 % des
Québécois jugeraient que le débat sur la souveraineté est
dépassé, alors que seulement 26 % d’entre eux estimeraient
qu’il est plus pertinent que jamais.
Le même sondage, mené en avril 2010, indique pourtant
que seulement 26 % des Québécois pensent que les désaccords
entre le reste du Canada et le Québec se sont généralement
réglés à la satisfaction des deux parties, alors que 56 % pensent
le contraire. De plus, 57 % des répondants pensent que la
survie du français est moins bien assurée aujourd’hui qu’il y
a 30 ans.
Les Québécois considèrent donc, en majorité, qu’ils sont
mal servis par le Canada, que le français est plus menacé
aujourd’hui qu’en 1980, mais ils concluent néanmoins que
le débat sur la souveraineté est dépassé. Méchante confusion !
Toujours d’après ce sondage, 22 % des Québécois se disent
surtout fédéralistes, 24 % surtout souverainistes, 22 % entre
les deux et 25 % ni l’un ni l’autre. Cela fait au moins 47 % de
Québécois (au moins, puisque 7 % des sondés ont refusé de
répondre) qui ne savent pas ce qu’ils sont !

47
48 À plus forte raison

Parmi ces derniers, plusieurs se définissent probablement


comme autonomistes. Dans un sondage réalisé par le Bloc
québécois en mars 2009, et cité dans le récent ouvrage de
Jacques Parizeau, l’option la plus populaire est celle du statut
particulier du Québec dans le Canada (66,4 %). Or, comme
l’indique Parizeau, « sur le plan constitutionnel, il y a longtemps
que cette question est réglée ». Le reste du Canada, en effet, se
bouche les oreilles quand on évoque cette option.
Un autre récent sondage, commandé par le Bloc québécois
et les Intellectuels pour la souveraineté à la firme Repère
communication, en offre une éclatante démonstration. Quand
on demande aux Québécois s’ils sont favorables aux cinq
conditions posées par le Québec dans l’Accord du Lac Meech
(droit de retrait des programmes fédéraux avec compensation
financière, pleine juridiction sur l’immigration, choix de trois
juges à la Cour suprême, droit de veto sur des modifications
à la Constitution et, petite différence par rapport à 1990,
reconnaissance constitutionnelle du fait que le Québec forme
une nation), ils répondent oui à plus de 70 %, alors que le
reste du Canada dit non dans la même proportion.
Le Québec, en d’autres termes, souhaite encore réformer le
fédéralisme en ce sens, mais il est bien le seul. « Le Canada a
tourné la page et ne veut plus rien savoir, résume le sociologue
électoral Pierre Drouilly, de l’UQAM. La grande illusion, c’est
de penser, comme on le fait au Québec, que le Canada sera
prêt un jour à reparler de notre place dans la fédération. »
Comment, dans ces conditions, peut-on en arriver en
conclure que le débat sur la souveraineté est dépassé ?
Majoritairement insatisfaits du statut du Québec dans un
Canada qui, les sondages le disent, s’en fout, inquiets quant
à l’avenir du français, opposés au multiculturalisme à la
canadienne, conscients que la souveraineté, même Jean
Charest le reconnaît, est pleinement faisable, les Québécois
semblent encore adhérer à une solution – le fameux statut
particulier – qui n’a jamais été aussi illusoire.
Politique 49

La maturité politique exige pourtant de reconnaître qu’il


n’y a que deux options possibles : la souveraineté et le statu
quo. Se contenter de ce dernier, ne l’oublions pas, c’est aussi
consentir à assister passivement, pour des raisons démogra-
phiques lourdes, au recul de la place du Québec et des
francophones dans le Canada. Et la souveraineté, c’est-à-dire
la véritable autonomie, serait dépassée ? Depuis quand la
liberté de choisir son destin est-elle une affaire de mode ?

2 juin 2010
Comment peut-on être libéral ?

I l m’arrive parfois de croiser, par hasard, dans


Joliette, le candidat libéral défait aux dernières
élections québécoises. Je ne connais pas personnellement
Christian Trudel et je ne lui ai jamais parlé. Je sais, cela dit,
que le gars, qui a fait sa marque dans le domaine de l’édu-
cation aux adultes, a bonne réputation. Chaque fois, donc,
que je l’aperçois, je ne peux m’empêcher de me dire que cet
honnête citoyen devrait remercier ceux qui n’ont pas voté
pour lui. Le gouvernement de Jean Charest est, en effet,
tellement mauvais que c’est une chance de ne pas en faire
partie.
Laissons temporairement de côté, si vous voulez, la parti-
sanerie et essayons de regarder les choses froidement. Il est
normal et sain, dans une démocratie, de retrouver une
diversité d’opinions, de même que des partis politiques
multiples. Cela admis, posons la question : comment peut-on,
aujourd’hui, en septembre 2010, se reconnaître dans le Parti
libéral du Québec (PLQ) ? Il fut un temps où les électeurs
fédéralistes, mais néanmoins nationalistes, et attachés à une
gestion centriste et modérée de l’État pouvaient adhérer sans
honte au PLQ. Mais, aujourd’hui, que reste-t-il de cela ?
Quelles idées valables défendues par le PLQ pourraient justifier
qu’on l’appuie ? Je cherche et je n’en trouve pas.

50
Politique 51

Le dossier du gaz de schiste, par exemple, est révélateur


de la situation d’ensemble. L’extraction de ce gaz naturel,
enfoui dans le sous-sol rocheux de certaines régions du
Québec, n’irait pas sans dommages collatéraux (bruit
permanent, paysages défigurés et, surtout, pollution des
nappes phréatiques, comme l’illustre le cas de la Pennsylvanie).
L’inquiétude des citoyens à cet égard est donc justifiée, surtout
quand on apprend, dans Le Devoir du 9 septembre 2010, que
« le gaz de schiste serait aussi polluant que le charbon ».
Que fait le gouvernement libéral ? Tout en faisant semblant
de consulter pour la forme, il va de l’avant, en prétextant que
cela sera bon pour l’économie du Québec. Or, La Presse du
4 septembre 2010 nous apprend que Québec exige des
redevances de 10 à 50 cents l’hectare pour la phase d’explo-
ration, ce qui lui a permis de récolter 3,5 petits millions de
dollars depuis deux ans, alors que la Colombie-Britannique
exige, elle, jusqu’à 1 000 $ l’hectare, récoltant ainsi 1,5 milliard
de dollars pendant la même période.
« La liste des libéraux au service de [cette] industrie
s’allonge », titre Le Devoir du 4 septembre 2010. Ceci explique-
rait-il cela ? Doit-on comprendre que les libéraux font passer
leurs amis avant le bien commun ? J’ai bien peur que oui. On
peut fortement présumer, d’ailleurs, qu’il en va de même dans
l’univers des contrats de construction, ce qui expliquerait le
refus du gouvernement de déclencher une commission
d’enquête à ce sujet.
Les libéraux ne sont pas plus convaincants dans le dossier
de la langue. Le projet de loi 103, qui concerne les fameuses
écoles passerelles dont certains se servent pour contourner la
loi 101 et avoir accès à l’école anglaise, fera en sorte que les
plus riches pourront s’acheter un droit interdit par la loi. Même
le fédéraliste Thomas Mulcair, député néodémocrate à Ottawa,
qualifie le projet de loi 103 d’« erreur monumentale ». Le
gouvernement Charest, totalement dégriffé dans ses rapports
52 À plus forte raison

avec le fédéral, n’est même plus capable de défendre le français


au Québec.
Faut-il rappeler les cas des ministres Tomassi et Whissel,
contraints de démissionner pour des affaires d’apparence de
conflits d’intérêts ? L’imposition d’une injuste contribution
santé à taux unique qui fait que Paul Desmarais ne contribue
pas plus à la caisse qu’une secrétaire ? La promesse irréfléchie
de financer un nouveau Colisée à Québec (aussi appuyée, il
est vrai, par le Bloc québécois) avec des fonds publics ? La
Commission Bastarache ? Dans ce dernier cas, on attendra les
conclusions avant de se prononcer.
Touchées, à juste titre, par la mort prématurée de Claude
Béchard, plusieurs personnes ont présenté le jeune ministre
comme un batailleur exemplaire. S’il m’attriste humainement,
ce drame intime ne me fait pas perdre la tête politiquement.
L’homme, c’est vrai, avait du nerf, mais sa pensée politique
était, à l’image de celle de son parti, d’une médiocrité
navrante.

15 septembre 2010
Le parti de Legault :
une mauvaise nouvelle

L a rumeur selon laquelle François Legault et


quelques gros bonnets de la scène publique québé-
coise s’apprêteraient à lancer un nouveau parti politique de
centre droite semble séduire de nombreux Québécois. Selon
un sondage Agence QMI-Léger Marketing paru dans un
quotidien montréalais le 12 octobre 2010, 61 % des électeurs
pensent que le Québec a besoin d’une nouvelle formation
politique au niveau provincial. Alors que les intentions de
vote se situent actuellement à 39 % pour le Parti québécois,
29 % pour le Parti libéral, 12 % pour l’ADQ et 8 % pour
Québec solidaire, la création de ce nouveau parti modifierait
le portrait en ce sens : 30 % pour le parti de Legault, 27 %
pour le PQ, 25 % pour le PLQ, 7 % pour l’ADQ et 6 % pour
Québec solidaire.
Tout cela, évidemment, n’est que conjectures. Ce nouveau
parti n’existe pas encore et ses candidats potentiels se font
plus que discrets pour le moment. Les prochains mois, donc,
nous en diront plus. Je souhaite, pour ma part, que ce projet
échoue, car il m’apparaît comme une très mauvaise nouvelle.
Le Québec, en effet, n’a vraiment pas besoin d’un autre parti
fédéraliste et de droite, ce que serait, quoi qu’en dise son
éventuel chef, le nouveau parti de François Legault.

53
54 À plus forte raison

Pendant des années, les péquistes Legault et Joseph Facal,


l’autre tête d’affiche de ce projet, ont clamé que la souveraineté
était nécessaire au développement du Québec. « La question
nationale, écrit justement Facal dans son dernier ouvrage
paru en janvier 2010, n’est pas un problème à côté des autres
problèmes, mais une problématique qui les traverse presque
tous, parce qu’elle pose, au fond, la question du siège
de l’autorité ultime. Prétendre le contraire, c’est ne rien
comprendre ou faire semblant. » Or, aujourd’hui, Legault et
Facal semblent affirmer qu’il faudrait mettre cette question
en veilleuse pour s’attaquer aux problèmes du Québec (santé,
éducation, finances publiques). En d’autres termes, ils disent
à peu près la même chose que les libéraux et les adéquistes.
Pourquoi, alors, fonder un nouveau parti, sinon par simple
goût du pouvoir ?
Legault et Facal mettent aussi en avant un programme
fiscal emprunté au Manifeste pour un Québec lucide : réduction
de la dette, hausse des droits de scolarité et des tarifs d’élec-
tricité, tarifications des services publics plutôt qu’impôt sur le
revenu et ouverture au privé en santé. Dans son dernier
budget, le libéral Raymond Bachand ne faisait pas autre chose
et l’ADQ trouvait qu’il n’allait pas assez loin en ce sens.
Legault et Facal voudraient-ils aller encore plus loin dans ces
mesures fiscales très à droite qui n’annoncent rien de bon
pour les classes moyenne et pauvre ?
Prenons l’exemple des droits de scolarité. Dans une récente
étude dont les résultats ont été présentés dans La Presse du
16 août 2010, des chercheurs de l’Université de Toronto ont
montré que les facultés de médecine du Québec comptaient
plus d’étudiants provenant de familles modestes que celles du
reste du Canada, à cause des droits de scolarité plus bas. En
Ontario, récemment, ces droits, pour étudier en médecine,
sont passés de 5 000 $ à 14 500 $ par année, avec pour résultat
que « la proportion d’étudiants provenant de familles ayant
un revenu de moins de 40 000 $ est passée de 23 % à 10 % ».
Politique 55

La même étude montre aussi que les étudiants provenant de


quartiers ou de régions rurales pauvres « sont ensuite plus
portés à y pratiquer la médecine que les étudiants venant de
quartiers riches ». En d’autres termes, des droits de scolarité
plus bas contribuent autant à la mobilité sociale qu’à un
meilleur accès aux soins sur tout le territoire. Cette petite
démonstration illustre que les politiques de droite ne servent
pas les gens ordinaires et que nous n’avons pas besoin d’un
autre parti pour les défendre.
Ça vous intéresse, un parti, peut-être parrainé par le Père
Fouettard Lucien Bouchard, qui prônerait ces mauvaises idées
et qui réunirait, s’il faut en croire la rumeur médiatique, le
lobbyiste du privé en santé Philippe Couillard, le pitbull des
médecins spécialistes Gaétan Barrette, l’homme d’affaires
opportuniste Charles Sirois et le saltimbanque anglicisé
Gregory Charles ? Pas moi.

20 octobre 2010
Les mots pour le dire

L a chronique que j’ai consacrée (voir page 53) à


l’éventuel futur parti de François Legault n’a pas
fait l’unanimité. Cela est tout à fait normal et ne mériterait
même pas d’être mentionné ici, s’il n’y avait pas autre chose,
qui tient à la nature de certaines critiques formulées à l’égard
de ce texte.
Des lecteurs, en effet, m’ont reproché d’avoir été impoli et
d’avoir formulé des « commentaires insultants ». Qu’ai-je écrit,
au juste ? Que je ne voulais pas d’un parti composé du père
Fouettard Lucien Bouchard, du lobbyiste du privé en santé
Philippe Couillard, du pitbull des médecins spécialistes Gaétan
Barrette, de l’homme d’affaires opportuniste Charles Sirois et
du saltimbanque anglicisé Gregory Charles.
Mes formules, j’en conviens, étaient imagées. Relevaient-
elles de l’insulte déplacée pour autant ? Je ne le crois pas. Un
père Fouettard, c’est, selon Le Petit Robert, un croquemitaine,
c’est-à-dire, entre autres, une « personne très sévère qui fait
peur à tout le monde ». Bouchard, en effet, incarne la sévérité
et fait politiquement peur à bien du monde. Dire de Philippe
Couillard qu’il est un lobbyiste du privé en santé est une
description conforme aux faits. Le docteur Barrette, quant à
lui, se fait une gloire de ses méthodes de négociation agres-
sives. Le parcours de Charles Sirois justifie, à tout le moins,

56
Politique 57

qu’on évoque l’opportunisme. Gregory Charles, enfin, se


présente lui-même comme le « Music Man » et fait des tours
d’adresse en public, d’où ma formule.
Il faut être bien sensible pour voir des insultes déplacées
dans ces formules. Au Québec, pourtant, un tel refus du débat
un peu vigoureux est répandu. « Chez nous, écrivait le regretté
Pierre Bourgault en 1996, toute discussion un peu vive jette
le trouble chez la plupart des interlocuteurs qui n’arrivent pas
à imaginer qu’on puisse défendre une opinion avec passion,
qu’on puisse assener des arguments mortels, qu’on puisse
élever le ton, qu’on puisse refuser de lâcher le morceau sans
se brouiller pour la vie. » Bourgault expliquait cette moumou-
nerie langagière par un trait culturel québécois : la peur de la
chicane. « On n’a pas compris non plus, ajoutait-il, que c’est
le dialogue, sans cesse renouvelé et même, à l’occasion,
violent, qui écarte la véritable violence qui éclate toujours
quand les gens cessent de se parler. »
Un vrai débat exige que nous n’ayons pas peur des mots.
Récemment, par exemple, la Fédération des femmes du
Québec a été dénoncée parce que, dans une publicité, elle
s’opposait à la guerre en Afghanistan en faisant dire à une
mère qu’elle ne voulait pas que ses enfants deviennent de la
« chair à canon ». Où est le problème ? Cette formule ne
méprise pas les soldats comme personnes. Elle dit que les
envoyer mourir dans une guerre inutile revient à les trans-
former en « chair à canon », ce qu’ils ne devraient pas être.
On peut être en désaccord. Il s’agit alors d’en débattre, et non
de s’offusquer.
Il y a maintenant dix ans, Yves Michaud, le célèbre « Robin
des Banques », était unanimement dénoncé par les députés
de l’Assemblée nationale pour des propos supposément antisé-
mites qu’il n’avait même pas tenus. Le langage coloré de
Michaud a fait peur aux députés, qui ont donc injustement
condamné ce dernier pour délit d’opinion. Le vrai scandale
58 À plus forte raison

est là, dans cette maladive rectitude politique, et pas dans les
propos de Michaud.
Un débat ne permet pas tout. Des accusations graves,
comme « raciste », « nazi », « fasciste » ou « criminel », doivent
être manipulées avec prudence et fondées sur des preuves
concrètes. Les attaques au physique des personnes (gros, laid,
infirme) ou à leur vie privée sont à proscrire. Les commentaires
anonymes, de même, sont inacceptables. Quand on veut
débattre, il faut, comme l’écrit André Pratte, avoir « le courage
du nom ». Une fois ces restrictions respectées, les débatteurs
devraient avoir le droit d’utiliser les mots qu’ils trouvent justes,
même s’ils choquent.

3 novembre 2010
Quel chef pour le PQ ?

P auline Marois est une politicienne compétente


et expérimentée. Elle pourrait être une bonne
première ministre pour le Québec. Son engagement envers
le Parti québécois et son attachement au peuple québécois
ne font aucun doute. Pourtant, eh oui, pourtant, Pauline
Marois, comme on dit, ne passe pas très bien dans les rangs
de l’électorat en général et chez les électeurs péquistes en
particulier.
Certaines féministes, comme Lise Payette, attribuent cette
situation au fait que Marois est une femme. Je ne pense pas
que ce soit le cas ici. Il y a certes encore, au Québec, quelques
citoyens vieux jeu qui n’arrivent pas à se faire à l’idée qu’une
femme puisse être première ministre, mais ils sont de plus en
plus rares. Le problème est donc ailleurs.
Est-ce parce que Pauline Marois n’incarne pas le
renouveau ? Parce que son programme politique, sur les plans
national, social et économique, manque de clarté ? Parce
qu’elle n’est pas une oratrice charismatique ? Ces éléments
constituent probablement une partie de l’explication. Une
chose, cela dit, est certaine : Pauline Marois ne suscite pas
l’enthousiasme. Alors que Jean Charest est complètement
discrédité et que l’ADQ est à l’article de la mort, la chef du PQ
arrive difficilement à s’imposer comme une stimulante
solution de rechange.
59
60 À plus forte raison

Je discute souvent avec des électeurs péquistes et je n’en


connais aucun qui est un adepte inconditionnel de Marois.
Boisclair était dans une situation semblable et n’y a pas
survécu. La semaine dernière, dans la section Tribune libre
de laction.com, Robert Marsolais, un militant péquiste bien
connu de la circonscription de Joliette, signait une lettre
d’appui à Pauline Marois. Or, le ton de sa lettre était plus
empathique qu’enthousiaste et il trahissait plus la crainte
d’une bisbille qui pourrait nuire aux chances du PQ de
reprendre le pouvoir qu’il ne témoignait d’une réelle et
profonde confiance en Pauline Marois.
Il est donc normal, dans ces conditions, et plus de deux
ans avant les prochaines élections, que des questions se posent
au sujet du leadership de Marois. Toutefois, qu’on ne s’y
trompe pas : le problème de la chef du PQ n’est pas, comme
certains parizeauistes semblent le croire, de manquer d’ardeur
souverainiste, mais bien de ne pas parvenir à susciter l’enthou-
siasme et la confiance. Pour un chef politique, une telle
situation est insoutenable.
L’année dernière, presque à pareille date, j’écrivais déjà
dans cette chronique que le PQ avait deux problèmes : une
certaine ambiguïté idéologique sur le plan socioéconomique
(traditionnellement de centre gauche, il penche parfois vers
la droite par opportunisme) et l’impopularité de sa chef.
J’ajoutais alors, mot pour mot, que « l’arrivée de Gilles
Duceppe à sa tête lui ferait peut-être du bien sur ces deux
tableaux ». Je n’ai pas changé d’idée.
En vingt ans de politique fédérale, dont treize à titre de
chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe a pris beaucoup de
coffre, au point de s’imposer comme le politicien québécois le
plus solide et le plus inspirant de l’heure. Dans un livre d’entre-
tiens avec le journaliste Gilles Toupin qu’il vient tout juste de
faire paraître chez Richard Vézina éditeur, le chef du Bloc
québécois expose sa vision de tous les enjeux politiques actuels
Politique 61

avec une clarté, une cohérence et une intelligence remar-


quables, qui ne peuvent qu’inspirer confiance. À côté de lui,
qui a appris à maîtriser, à Ottawa, tous les dossiers qui sont
l’apanage des pays souverains, les autres politiciens québécois,
sans exception, semblent bien provinciaux.
Gilles Duceppe a 63 ans. S’il passe son tour aux prochaines
élections québécoises, il sera trop tard pour lui. N’étant
membre ni du PQ, ni du Bloc, ni d’aucun autre parti, je me
permets de vous dire librement que le Québec n’a pas les
moyens de se passer de lui.

10 novembre 2010
Pourquoi je suis de gauche

L e Québec est-il en train de virer à droite ? Cette


tendance politique, en tout cas, fait parler d’elle
plus que jamais. Le 23 octobre 2010 naissait le Réseau
Liberté-Québec, un mouvement animé par des déçus de
l’ADQ. Ce groupe prône une réduction draconienne de la
taille de l’État, moins de taxes et d’impôts, plus de privé en
santé, appuie l’exploitation du gaz de schiste, conteste la
thèse des changements climatiques et ne veut plus parler
de la question nationale. Il représente la frange radicale de
la droite québécoise.
Au même moment, les tractations se poursuivent autour
de François Legault (Facal vient de déclarer forfait), qui a
laissé filtrer son intention de lancer lui aussi un mouvement
politique campé à droite, partisan de l’augmentation des
droits de scolarité et des tarifs d’électricité, favorable au
privé en santé et à une sorte de moratoire sur la question
nationale.
Ces idées ont-elles du succès ? Difficile de le savoir
­précisément pour le moment. D’après un sondage Léger
Marketing-Le Devoir rendu public le 13 novembre 2010, 31 %
des Québécois se disent de gauche, 27 % de droite, 35 %
affirment ne pas le savoir et 7 % refusent de répondre. Devant
de tels résultats, il faut d’abord déplorer le fait que 42 % des

62
Politique 63

Québécois soient si incultes politiquement qu’ils sont


incapables de se situer dans ce débat.
Il faut aussi être prudent en interprétant un autre résultat
du sondage, soit celui selon lequel la réduction de la taille de
l’État serait la priorité des Québécois. En général, la volonté
de réduire la taille de l’État est une attitude de droite. Or, il
faut nuancer. Les gens qui se disent de gauche, tout en étant
partisans de l’intervention de l’État dans l’économie et dans
la société, sont aussi favorables à une réduction de la taille
de l’administration publique au profit d’une augmentation
des travailleurs sur le terrain. Moins de gestionnaires, donc,
et plus d’infirmières et d’enseignants, disent-ils. On peut donc
facilement supposer que, parmi les 44 % de Québécois qui
font de la réduction de la taille de l’État leur priorité, nombreux
sont ceux qui plaident plutôt pour une réorganisation de
celui-ci.
On peut au moins retenir, des résultats de ce sondage, que
la population québécoise est divisée à peu près également
entre la gauche et la droite. Faut-il en conclure, comme le
veut un préjugé tenace, que la moitié de la population carbure
à la solidarité en négligeant les considérations économiques
(la gauche) et que l’autre moitié fait preuve de réalisme (la
droite) ? Ce n’est pas mon point de vue. Si je suis de gauche,
non pas extrême mais sociale-démocrate, c’est parce que je
me sens solidaire de tous mes concitoyens, mais aussi parce
que j’ai la conviction que les politiques de gauche (inter-
vention de l’État, services publics, syndicalisation) sont plus
efficaces pour assurer le bien commun.
Dans une étude présentée par le magazine L’Actualité en
mars 2010, l’épidémiologiste britannique Richard Wilkinson
démontre que « la qualité de vie est meilleure dans les pays
où l’écart entre les riches et les pauvres n’est pas trop grand ».
Dans les sociétés plus inégalitaires, précise l’économiste
Bernard Élie dans le numéro d’automne 2010 du magazine
Inter – (UQAM), on retrouve plus de violence, de criminalité,
64 À plus forte raison

de décrochage scolaire et moins de mobilité sociale. Le socio-


logue Éric Pineault ajoute qu’un partage équitable de la
richesse, réalisé par l’intervention de l’État, contribue non
seulement à la justice sociale, mais rend « les sociétés plus
performantes ». Instruire et soigner tout le monde, en effet,
sans égard aux capacités de payer individuelles, contribuent
à la croissance économique et au bien commun.
C’est bien beau tout ça, mais qui va payer ? répliquera-t-on
peut-être. Des solutions raisonnables existent. Le comptable
Léo-Paul Lauzon en suggère plusieurs dans son dernier
ouvrage : impôt minimum des compagnies, réduction du
plafond des REER, réduction des subventions aux compagnies,
lutte acharnée à l’évasion fiscale, ajout de paliers d’impo-
sition, élimination des organismes de charité bidons, abolition
des subventions aux écoles privées et plusieurs autres. J’ajoute :
contribution santé proportionnelle au revenu et lutte à la
corruption dans les contrats de travaux publics. Il y a là des
milliards à aller chercher, sans défaire le tissu social et sans
nuire à l’économie.

1er décembre 2010


Qui remplacera Jean Charest ?

S i j’étais un militant libéral, je serais inquiet. Aux


yeux d’une solide majorité de Québécois, en effet,
Jean Charest et son gouvernement n’ont plus de crédibilité.
Embourbés dans le dossier du gaz de schiste qu’ils ont géré
comme s’ils étaient des lobbyistes de l’industrie, quasiment
ridiculisés dans le dossier de la Commission Bastarache que
presque tout le monde considère comme une mise en scène,
entêtés dans leur refus carrément louche de déclencher une
commission d’enquête sur la corruption dans l’industrie de
la construction, les libéraux seraient balayés du pouvoir s’il
y avait des élections aujourd’hui.
L’automne dernier, c’est le leadership de Pauline Marois
qui faisait la manchette. Dans la chronique du 10 novembre
2010, j’ai suggéré qu’elle soit remplacée par Gilles Duceppe
à la tête du PQ. Or, même ceux qui partagent cette idée recon-
naissent néanmoins que Marois pourrait être une bonne
première ministre. Jean Charest n’en est plus là. « C’est
aujourd’hui un homme brûlé, écrit le chroniqueur Michel
David dans Le Devoir du 23 janvier 2011. Malgré toute la
sympathie qu’ils peuvent avoir pour leur chef, la question que
les libéraux devront bientôt se poser, c’est s’ils sont prêts à
couler avec lui. »

65
66 À plus forte raison

Le gros problème, c’est que les libéraux, contrairement


aux péquistes, ne sont pas vraiment des champions du débat
et des remises en question. Tous se souviendront de ce militant
qui, l’automne dernier, lors d’un congrès libéral, s’est retrouvé
complètement isolé parce qu’il demandait qu’une discussion
ait lieu sur la possibilité de déclencher une commission
d’enquête sur l’industrie de la construction. Certains libéraux
se font une gloire de ce qu’ils appellent la « discipline de parti ».
De l’extérieur, cela ressemble plutôt à la loi du silence.
Dans tout le Québec, un seul militant libéral a ouver-
tement réclamé, récemment, la démission de Jean Charest. Il
s’agit d’Anthony Beauséjour, un jeune homme de Saint-
Charles-Borromée, qui est président de la Commission
politique jeunesse du Parti libéral du Québec (PLQ) dans
Lanaudière. « L’objectif d’un parti, a-t-il déclaré, c’est de
gagner les prochaines élections. » On peut considérer, bien
sûr, que cette conception toute stratégique du rôle d’un parti
politique est limitée. Gagner est certes un objectif valable,
mais avoir de bonnes idées n’est pas mauvais non plus. Il faut
néanmoins reconnaître, dans les circonstances, que Beauséjour
a fait preuve d’une certaine audace et qu’il a raison sur au
moins un aspect : ce n’est pas avec Charest à leur tête que les
libéraux gagneront les prochaines élections.
Mais avec qui, alors ? Au PQ, on peut facilement imaginer
Duceppe à la place de Marois. Au PLQ, où est le dauphin ? Le
nom de Nathalie Normandeau circule dans les rangs libéraux,
mais ne crée pas d’engouement ailleurs. Son rôle de meneuse
de claque de l’industrie dans le dossier du gaz de schiste n’a
certes pas contribué à sa crédibilité. La dame est une belle
parleuse et maîtrise l’art de faire avaler des couleuvres aux
citoyens mal informés, mais elle incarne trop la version
féminine de Charest pour renverser la vapeur.
Politique 67

Raymond Bachand serait lui aussi tenté par le poste,


mais ses chances sont minces. D’après un sondage Léger
Marketing réalisé en décembre dernier, 42 % des Québécois
ne le connaissent pas ou n’ont pas d’opinion sur lui et 33 %
ont une opinion négative. Il y a quelques années, Philippe
Couillard aurait peut-être fait l’affaire, mais son recyclage
en lobbyiste du privé en santé l’a discrédité. Denis Coderre ?
Le personnage est trop folklorique, trop canadien-français
et pas assez québécois. Le banquier Jacques Ménard ?
L’homme a le charisme d’une boîte de conserve et est
tellement vendu au capitalisme dur que les Québécois, avec
raison, en auraient peur.
La relève de qualité, on le constate, ne court pas les rues
dans les quartiers libéraux. C’est un peu normal puisque ce
parti, depuis des années et surtout sous Jean Charest, est
devenu une stricte machine de pouvoir, sans substance
politique valable. Qui pourrait le relancer sur des bases intéres-
santes ? Lui redonner un peu de son lustre d’antan ? Vos
suggestions sont les bienvenues.

9 février 2011
[Éducation]
Éthique et culture religieuse à l’école :
une bonne nouvelle

À la prochaine rentrée scolaire, en septembre,


le cours d’enseignement religieux confes-
sionnel sera chose du passé et fera place au nouveau cours
d’éthique et de culture religieuse. Certains, semble-t-il, s’en
inquiètent. Mario Dumont, appuyé par le député de Joliette,
a même proposé un moratoire sur l’implantation de ce cours
en prétextant qu’il ne faisait pas assez de place à la tradition
majoritaire, c’est-à-dire catholique. Je voudrais, aujourd’hui,
rassurer tous ces inquiets et leur dire que cette nouveauté
constitue une bonne nouvelle.
Car, enfin, qu’allons-nous perdre, au juste ? Essentiellement
un cours qui est devenu un échec pédagogique et confes-
sionnel. L’actuel cours d’enseignement religieux, en effet, ne
produit plus les fruits attendus. Non seulement les enfants qui
le suivent n’en retiennent à peu près rien sur le plan des
connaissances, mais, de plus, ils n’en retirent à peu près jamais
de bonnes raisons d’être catholiques. À quoi bon, alors,
poursuivre cette expérience qui ne donne pas les résultats
désirés ?
Les Québécois attachés à la tradition catholique qui voient
le nouveau cours comme une attaque à leurs convictions se

71
72 À plus forte raison

trompent. Le programme qui sera implanté en septembre


2008 reconnaît franchement le catholicisme comme « la
tradition religieuse de référence au Québec » et, même s’il
intègre des éléments provenant d’autres traditions (particu-
lièrement le protestantisme, le judaïsme et les spiritualités
autochtones), il fait du catholicisme « le patrimoine offert au
premier chef à l’effort de compréhension », selon les mots du
respecté philosophe Georges Leroux.
Il se distingue de l’ancien programme, toutefois, en
abandonnant l’approche confessionnelle. Or, cette approche,
dans le cadre scolaire actuel, ne fonctionnait plus. L’évolution
du Québec moderne a fait en sorte que l’école ne soit plus un
lieu approprié pour vivre une « expérience » religieuse. Même
une majorité d’évêques ont reconnu ce changement social.
Dans une lettre au journal Le Devoir paru en décembre 2008,
Michel Bourgault, un citoyen de Saint-Paul-de-Joliette engagé
en pastorale paroissiale, rappelait que « ces évêques estiment
que les paroisses sont actuellement les plus aptes, même si
c’est de façon inégale, à faire la catéchèse et à assurer la trans-
mission de la foi catholique et des valeurs chrétiennes ».
Dans L’Action du 13 janvier 2008, Georgette Beaudry-
Desrosiers, coordonnatrice à la formation et responsable de
l’enseignement de la catéchèse au Diocèse de Joliette, allait
dans le même sens en témoignant de son optimisme devant
cette évolution et en précisant que le Diocèse « a préparé une
série de parcours d’enseignement qui sont rendus disponibles
aux parents et aux enfants désireux d’en apprendre plus sur
la foi chrétienne ». Aussi, ceux qui tiennent vraiment à trans-
mettre cet héritage à leurs enfants ne seront pas démunis.
Plus encore, cette nouvelle situation offre aux paroisses une
occasion de se redynamiser.
L’école, quant à elle, dans une perspective pleinement
laïque, pourra transmettre aux jeunes Québécois une connais-
sance d’un patrimoine religieux riche et divers, de même
Éducation 73

qu’un sens du dialogue devenu si nécessaire dans une société


de plus en plus pluraliste comme la nôtre. « La crise que nous
vivons autour des accommodements religieux, écrivait
récemment le théologien Marco Veilleux dans Le Devoir, est
largement alimentée par la méconnaissance, les préjugés, la
peur de l’autre et le manque de pratique du dialogue. Il est
donc crucial d’outiller les nouvelles générations en leur
donnant une meilleure compréhension des phénomènes
religieux. » Et cela, faut-il le préciser encore, en commençant
par la tradition majoritaire du Québec.
Il ne s’agit pas, dans ce changement, de remplacer le
catholicisme par une nouvelle religion laïque. Il s’agit de
redonner à l’école commune sa véritable mission qui est celle
de donner à tous les enfants les outils nécessaires à une bonne
compréhension du monde afin de mieux y participer. Pour la
foi, qui garde sa pertinence pour plusieurs, les paroisses et les
parents prendront le relais. Le Québec est rendu là.

6 février 2008
Faut-il stopper la réforme ?

À entendre les détracteurs de la réforme scolaire,


cette dernière serait une catastrophe. L’école
québécoise actuelle, selon eux, mépriserait les connaissances
au profit des compétences, n’enseignerait plus à écrire correc-
tement et imposerait une pédagogie par projets inefficace.
Il faudrait donc, en conséquence, stopper la réforme avant
qu’elle n’ait fait trop de ravages.
Ce point de vue radical, même s’il séduit ceux qui entre-
tiennent une insatisfaction permanente à l’égard de l’école,
repose sur des jugements hâtifs et souvent faux. Il importe de
rappeler, en effet, que si cette réforme a vu le jour il y a dix
ans, c’est parce que le système précédent n’était pas vraiment
un paradis scolaire. Les jeunes y décrochaient en masse et
présentaient, disait-on alors, de graves lacunes linguistiques.
Il est assez ironique, d’ailleurs, de constater que certains profs
qui contestent la réforme sont ceux-là mêmes qu’on accuse
de ne pas maîtriser une langue… apprise dans l’ancien
système, lui aussi durement critiqué à l’époque.
La réforme, en fait, visait deux objectifs principaux :
recentrer l’école sur les matières de base (français, mathéma-
tiques, histoire) et donner du sens aux savoirs. Personne, je
pense, ne conteste le premier, même si certains l’oublient. Il
y a, par exemple, aujourd’hui, plus d’heures de classe

74
Éducation 75

c­ onsacrées à l’enseignement du français. Quelqu’un souhai-


te-t-il revenir en arrière à cet égard ? Bien sûr que non.
Le débat concerne plutôt le second objectif, qui a fait entrer
la logique des compétences à l’école. Et que dit cette logique ?
Essentiellement ceci : que les connaissances apprises à l’école,
pour être vraiment pertinentes, doivent s’incarner dans des
situations concrètes et être transférables à la vie hors de l’école.
Il est bien, par exemple, de connaître les règles de grammaire,
mais il est encore mieux de savoir s’en servir pour écrire une
lettre aux journaux afin de participer au débat public. Une
compétence, ce n’est rien d’autre que des connaissances dont
on a appris à se servir dans de multiples situations. Si l’école
ne sert pas à ça, on se demande bien à quoi elle sert !
Une bonne partie du débat, au fond, repose sur un malen-
tendu. Depuis l’implantation de la réforme, on a laissé
entendre que la pédagogie par projets, une méthode liée à
l’approche par compétences, devait désormais exclure les
autres approches pédagogiques. Le ministère de l’Éducation
est en partie responsable de ce malentendu puisque ses porte-
parole ont entretenu ce discours. Or, ce n’est pas le cas. Le
Programme de formation de l’école québécoise est pourtant
clair à ce sujet : la diversité des approches pédagogiques est
permise, les connaissances ont bien sûr leur place dans le
programme (puisqu’il est impossible d’être compétent sans
être connaissant) et il revient aux enseignants de choisir les
méthodes appropriées (même la dictée !). Redire cela
clairement, à tous, contribuerait à calmer le débat.
D’autres enjeux liés à la réforme méritent, cela dit, d’être
réévalués. Je pense, entre autres, à la politique d’intégration
des enfants en difficulté aux classes régulières. Appliquée sans
discernement, cette politique a parfois pour résultat de
paralyser le fonctionnement des classes et de nuire au rythme
d’apprentissage de tous, du plus lent au plus rapide. Il faut
donc la repenser et se rappeler que la réussite du plus grand
nombre a un coût.
76 À plus forte raison

Quant aux questions de l’évaluation et du redoublement,


il faut agir avec prudence. L’école finlandaise, considérée
comme la meilleure au monde, interdit les notes durant les
premières années du primaire et ne permet le redoublement
que dans de très rares cas, mais elle privilégie les petites classes
de vingt élèves. Cela devrait faire réfléchir les partisans du
bulletin chiffré dès le primaire. L’école, en effet, ne devrait pas
être un lieu de compétition, mais un lieu de formation. C’est
ça, aussi, le renouveau pédagogique. On peut, bien sûr, le
réformer, le simplifier (sur le plan de l’évaluation), mais le
stopper nous ferait encore perdre notre temps.

13 février 2008
L’horreur à l’école

J ’
étais, à l’école, ce qu’on appelle un bon élève.
Enfant joyeux et énergique, je pouvais parfois être
un peu tannant, mais dans le respect des normes acceptables.
Je n’avais, en moi, aucune violence, et les vraies bagarres,
même d’écoliers, me faisaient peur.
Pourtant, en secondaire 1, je fus, pendant quelques
semaines, une sorte de bourreau involontaire. Une jeune fille
de ma classe avait un tic que tous remarquaient. Par
amusement, je lui avais donné un surnom comique qui s’était
répandu comme une traînée de poudre. Un soir, son père, avec
délicatesse, s’est présenté chez moi pour raconter à mes parents
le drame que vivait sa fille. Humiliée par ce surnom, elle
pleurait tous les soirs. De l’étage, où j’étais, j’avais tout
entendu. J’en fus bouleversé. Par inconscience et pour faire le
drôle, je pourrissais la vie d’une préado qui ne méritait pas
cet injuste traitement. Dès le lendemain, encouragé par mes
parents, j’ai mis fin à ces niaiseries, tout en incitant les autres
à faire de même.
Je vous parle, ici, d’un cas léger qui a trouvé une conclusion
heureuse. Malheureusement, il n’en va pas toujours ainsi.
L’école, pour les enfants et les adolescents, devrait être une
joie. Lieu d’apprentissage et de socialisation, elle devrait être
comme un second chez-soi où l’on apprend à connaître et à
vivre, en compagnie de nos amis. Dans les pays où l’école
77
78 À plus forte raison

obligatoire et gratuite n’existe pas, c’est ainsi que la perçoivent


les enfants qui en rêvent.
La réalité, pourtant, pour certains élèves, est plus cruelle.
Confrontés au taxage, à l’homophobie, à l’intimidation et à
la violence sous toutes ses formes, ils en viennent à considérer
l’école comme un impitoyable champ de bataille sur lequel
ils mangent tous les coups et finissent par la détester. Il s’agit
là, il ne faut pas hésiter à le dire avec un mot fort, d’un
véritable drame humain qui ruine des vies innocentes.
Ce drame, le romancier belge Nic Balthazar l’évoque avec
force dans un petit roman intitulé Ben X (Boréal inter, 2008)
dont il vient de tirer un film. Légèrement autiste, le personnage
principal de cette histoire est terrorisé à l’idée d’aller à l’école
où il se fait violenter par deux ados inconscients. « Non, écrit
le romancier, Ben n’aimait pas aller à l’école, mais son dégoût
trouvait ses racines ailleurs. La vraie raison de cette aversion,
c’était l’insécurité. » Sa vie, rapidement, devient un enfer, au
point où il songe à se suicider. D’autres victimes, pour leur
part, deviendront à leur tour bourreaux et nourriront ce cercle
vicieux.
Ce drame, donc, qui devrait non seulement nous arracher
les larmes mais nous scandaliser, se produit quotidiennement
dans les écoles du Québec. Et parce qu’il est intolérable, parce
qu’il blesse notre sens de l’humanité, il faut tout faire pour y
mettre fin. En ce sens, on ne peut donc que se réjouir du plan
d’action contre la violence à l’école annoncé par la ministre
de l’Éducation, Michelle Courchesne, le 21 avril 2008. Ce plan
prévoit d’abord établir un portrait de la situation, pour ensuite
mettre en place des mesures adaptées à chacune des écoles.
Il s’accompagne d’un budget de 16,9 millions sur trois ans.
C’est un premier pas.
Il n’atteindra ses objectifs, toutefois, qu’à la condition que
tous – enseignants, autres intervenants scolaires, parents et
enfants – se mobilisent. Il faut mettre un terme à la culture
Éducation 79

du silence qui entoure ce drame affectant toutes les écoles.


Enseignants et parents, surtout, doivent s’épauler dans la
délicate mission qui consiste à identifier bourreaux et victimes
et à les faire parler. Les responsables scolaires, de même, ne
devraient pas hésiter à inviter, dans les écoles, les héros des
jeunes – sportifs, comédiens, vedettes de la scène musicale –
afin qu’ils portent le message que la violence, c’est nul, lâche,
et que la vraie force est ailleurs. Il faut rendre la violence
méprisable aux yeux de tous, en commençant par les nôtres.
Les petites victimes, qui pleurent en silence, de même que les
petits bourreaux inconscients, ont besoin de nous.

30 avril 2008
Les devoirs inutiles

C omme je suis prof, il m’arrive de recevoir, certains


soirs de semaine, des appels d’amis qui ont des
enfants et qui sont démunis devant des devoirs scolaires à
faire. Parfois, même si ces devoirs sont ceux d’enfants du
primaire, je suis incapable de répondre aux questions qu’on
me pose. Les consignes, en effet, ne sont pas toujours claires
et l’enfant, sur lequel on doit compter pour nous éclairer,
n’est pas toujours très précis. Dans ces conditions, et puisque
l’exercice se répète soir après soir, ces devoirs peuvent
rapidement devenir un lourd fardeau à porter pour bien des
familles.
Marie-Claude Béliveau, orthopédagogue et psychoéduca-
trice au CHU Sainte-Justine, vient d’ailleurs de publier Les
devoirs et les leçons, un petit ouvrage dans lequel elle fournit
des conseils pédagogiques pour éviter que cette activité se
transforme quotidiennement en champ de bataille. La spécia-
liste, toutefois, ne remet jamais en question la pertinence des
devoirs à la maison.
Cette pratique, pourtant, est de plus en plus contestée. En
2008, une étude de l’Université de Dresde, en Allemagne,
affirmait que « ce n’est pas en répétant le soir ce qu’ils n’ont
pas compris dans l’après-midi que les mauvais élèves font des

80
Éducation 81

progrès » et ajoutait que les devoirs tenaient plus du « rituel


pédagogique » que d’un exercice vraiment utile.
En 2006, une recherche de l’Université Penn State, citée
par le blogueur acadien Gary Lee Kenny, concluait que les
devoirs à la maison, compte tenu des environnements
familiaux très hétérogènes, pouvaient être utiles pour certains
élèves – ceux qui en ont le moins besoin – et nuisibles pour
d’autres. Cette étude faisait surtout remarquer que les pays
qui obtiennent les meilleurs résultats académiques sont ceux
où les enseignants donnent peu de devoirs, alors que les pays
avec les plus bas résultats académiques sont ceux où les
devoirs pullulent.
En France, où une loi non respectée de 1956 interdit les
devoirs à la maison à l’école primaire, cette question a été
beaucoup étudiée. S’en dégage une évidence : « le renvoi du
travail personnel à la maison pénalise massivement les élèves
des catégories socioprofessionnelles défavorisées, alors que ces
mêmes élèves obtiennent des résultats proches de ceux de leurs
camarades quand le travail est fait en classe. » Le Haut Conseil
de l’évaluation de l’école, un organisme semblable à notre
Conseil supérieur de l’éducation, a même publié, en 2005,
une liste de sept types d’arguments contre les devoirs à la
maison.
Philippe Meirieu, un des plus grands penseurs du monde
de l’éducation, souligne que les devoirs à la maison ont les
défauts « d’alourdir la charge des enfants et adolescents au
détriment d’autres occupations comme le sommeil, le sport
ou les activités culturelles », d’accroître les inégalités scolaires
et de renvoyer en dehors de la classe des apprentissages
méthodologiques essentiels à la réussite. Il suggère donc de
faire plus de place, à l’école même, aux études dirigées par
des professionnels, de promouvoir l’entraide entre élèves, qui
a montré son efficacité, et de limiter les devoirs à la maison.
82 À plus forte raison

Moins sévère à l’égard de cette pratique, une étude publiée


la semaine dernière par le Conseil canadien sur l’appren-
tissage conclut que, au secondaire, un travail modéré à la
maison peut contribuer à la réussite scolaire, mais affirme
que ce n’est pas le cas au primaire.
On peut donc raisonnablement conclure, de cette rapide
revue de la recherche spécialisée sur cette question, que les
devoirs à la maison devraient être abolis au primaire et
pratiqués avec modération au secondaire. Souvent liée, dans
la tête des parents et des enseignants, à une recherche de
l’excellence, la tradition des devoirs à la maison, telle qu’ap-
pliquée aujourd’hui, a plus d’effets pervers que de vertus et
doit donc être revue.
Ne pourrait-on pas, par exemple, la remplacer par une
demi-heure de lecture quotidienne, un exercice qui pourrait
même se faire à l’école et dont l’effet sur la réussite scolaire
est avéré ? Certains élèves, j’en suis sûr, poursuivraient même,
le soir, pour connaître la fin de l’histoire.

13 mai 2009
Aimez-vous vraiment l’école ?

C haque fois qu’il est question de décrochage, on se


demande ce que l’école pourrait faire de différent,
de mieux, pour le contrer. Et si on faisait fausse route ? Si la
cause du décrochage n’était pas d’abord à l’école, mais dans
les maisons et dans la société en général ?
On a cru, au milieu des années 1990, qu’une réforme
pourrait aider à réduire l’abandon scolaire. On constate,
aujourd’hui, que ce n’est pas le cas. Cette réforme, qui a ses
qualités et ses défauts, n’a pas causé le décrochage, puisque
celui existait déjà, mais elle ne l’a pas enrayé non plus. J’y vois
une preuve que ce problème, tout de même moins aigu qu’il y
a 30 ans, ne relève pas vraiment des méthodes pédagogiques.
De quoi, alors, relève-t-il ? Mon hypothèse est que le décro-
chage résulte d’abord du fait que la société québécoise n’aime
pas vraiment l’école. Elle souhaite que ses enfants réussissent,
aient des diplômes et de bons emplois, mais elle ne valorise
pas vraiment l’école pour ce qu’elle est fondamentalement,
c’est-à-dire un lieu de culture intellectuelle et physique, qui
exige un engagement authentique de la part de ceux qui le
fréquentent.
Les parents, dans ce dossier, ont un rôle essentiel à jouer
et ils ne sont pas toujours à la hauteur de ce qu’on attend
d’eux. Je connais plusieurs enseignants du primaire et du

83
84 À plus forte raison

secondaire qui se plaignent du fait que les parents, au lieu


d’appuyer l’école dans sa mission, se font systématiquement
les avocats de la défense de leurs enfants au moindre petit
pépin. Si l’enfant a un échec, ils blâment l’enseignant et
argumentent avec lui. Si l’enfant est indiscipliné et récolte
une sanction, ils vont se plaindre à l’école. Comment
voulez-vous, ensuite, que l’enfant apprenne à respecter
l’autorité scolaire et accepte les règles qui lui permettraient
d’apprendre ?
Mes amis enseignants me racontent régulièrement que
des parents signent des billets à leurs enfants leur permettant
d’être exemptés de certains cours, surtout en éducation
physique, ou de s’absenter de l’école pendant deux semaines
pour faire un voyage familial. Ils me rapportent aussi que des
parents justifient les mauvais résultats ou comportements de
leurs enfants en certaines matières en arguant que leurs petits
n’aiment pas ces cours spécifiques. À huit ans, sait-on
vraiment ce qu’on aime ?
Les parents qui agissent ainsi sapent l’autorité morale de
l’école, privent leurs enfants d’une culture scolaire essentielle
et leur envoient le message qu’ils sont des clients à satisfaire
et non des citoyens en devenir. Dans ce contexte, qu’on ne se
surprenne pas que certains jeunes clients insatisfaits, inspirés
par des adultes inconséquents, choisissent de décrocher.
Les sondages d’opinion affirment que les parents
souhaitent plus de discipline et de rigueur à l’école. Pourtant,
plusieurs de ces mêmes parents sont les premiers à blâmer
l’école qui sanctionne leur enfant irrespectueux ou qui note
sévèrement le cancre. Or, les enseignants, pour accomplir leur
mission, ont besoin que les parents appuient leurs décisions.
Envoyer le message que l’école a toujours tort et que l’enfant
a toujours raison, c’est apprendre aux jeunes le sens de l’irres-
ponsabilité.
Éducation 85

Les parents ne sont pas seuls en cause. Notre société aime


la réussite et valorise toutes sortes de compétences, mais elle
semble avoir une réticence à valoriser les compétences intel-
lectuelles, celles, précisément, qui sont au cœur de l’école. On
ne dira pas au mécanicien comment réparer notre automobile
et on admettra qu’un sportif d’élite nous dépasse, mais on
n’hésitera pas à dire à l’enseignant comment travailler et on
opposera son gros bon sens à l’expert en sciences humaines.
On aime mieux Jacques Demers et Guy Laliberté qu’un intel-
lectuel.
Or, si on ne valorise pas, au quotidien, la maîtrise de la
langue, les lectures sérieuses, l’esprit scientifique, la culture
générale, quoi, celle qui donne vraiment du sens à l’existence
et une prise sur le monde, comment convaincre nos enfants
de le faire ? Tous n’ont pas à devenir des amoureux fous de la
culture, mais tous doivent en être les amis respectueux. Ce
n’est pas en disant aux élèves qu’il s’agit d’un mauvais
moment à passer pour obtenir un diplôme et un bon emploi
qu’on en fera des accros de l’école.

19 mai 2010
À l’école, comme tout le monde

U n reportage d’Ariane Lacoursière, paru dans La


Presse du 7 juin 2010, nous apprend que près de
1 000 enfants québécois ne fréquentent pas l’école et sont
plutôt scolarisés à la maison. Selon une spécialiste de l’Uni-
versité de Sherbrooke, le nombre total d’enfants qui ne
fréquentent pas l’école serait même beaucoup plus élevé et
se situerait entre 1 000 et 2 500. Le même reportage nous
apprend aussi que la commission scolaire des Samares, c’est-
à-dire celle de la région couverte par L’Action, « compte le
plus grand nombre d’enfants scolarisés à la maison au
Québec, soit 212 ».
Cette situation est totalement inacceptable. Au Québec,
tous les enfants, sans exception, devraient fréquenter l’école.
Il n’y a aucune raison valable pour justifier qu’il en soit
autrement. Choisir de scolariser son enfant à la maison est
un geste antisocial, antidémocratique et potentiellement
dommageable pour les enfants.
Au Québec, la Loi sur l’instruction publique oblige les
parents à envoyer leurs enfants à l’école ou à leur offrir un
enseignement équivalent à la maison. Dans le deuxième cas,
les enfants doivent tout de même passer des évaluations
annuelles visant à vérifier si l’enseignement reçu respecte les
normes nationales. Or, nous apprend le reportage de La Presse,
certains parents gardent leurs enfants à domicile, ne les
86
Éducation 87

envoient pas passer les évaluations de la commission scolaire


et n’encourent aucune sanction. Un vrai scandale.
Dans Lanaudière, ce problème est particulièrement
sensible parce qu’il est notamment lié au cas du groupe
religieux Mission de l’Esprit-Saint, situé à Saint-Paul-de-
Joliette. L’école spéciale de ce groupe a été fermée en juin 2007,
par ordre de la Cour supérieure, parce qu’elle ne respectait
pas les programmes du ministère de l’Éducation. Depuis, les
enfants qui fréquentaient cette école sont censés être scolarisés
à la maison, mais ils sont parfois réunis dans l’ancienne école
pour, dit-on, des activités parascolaires. Plusieurs d’entre eux,
semble-t-il, ne passent pas les évaluations annuelles.
Légalement, les parents ont le droit de transmettre à leurs
enfants les croyances religieuses auxquelles ils adhèrent, mais
ils n’ont pas le droit de les priver des programmes scolaires
nationaux. Or, en permettant aux parents de scolariser leurs
enfants à la maison, la société perd les moyens de s’assurer
que ces derniers reçoivent un enseignement valable. Claude
Coderre, secrétaire à la commission scolaire des Samares, a
bien raison de dire « que le gouvernement n’en fait pas assez
pour s’assurer que les parents qui déclarent enseigner à la
maison le font vraiment ».
En 2006, une enquête de Radio-Canada révélait que les
résultats obtenus par les enfants scolarisés à la maison sur
le territoire des Samares étaient lamentables. Aujourd’hui,
scandale supplémentaire, une telle enquête est devenue
impossible à réaliser parce que, nous apprend La Presse, ces
résultats ne sont plus comptabilisés par le ministère de
­l’Éducation.
Dans ce dossier, le danger sectaire n’est pas le seul en
cause. Certains parents, en effet, souvent de tendance grano-
alternative, choisissent de scolariser leurs enfants à domicile
pour d’autres raisons que les convictions religieuses. Or, même
dans ces cas, ce choix n’est pas plus justifiable. La plupart du
temps, d’abord, les parents n’ont pas les compétences pédago-
88 À plus forte raison

giques requises. Ensuite, et surtout, ce choix prive les enfants


d’une expérience sociale nécessaire à la vie en démocratie.
L’école, c’est aussi pour apprendre à vivre avec les autres, avec
ceux qui ne sont pas comme nous ; c’est aussi pour apprendre
à respecter un cadre institutionnel qui ne fait pas toujours
parfaitement notre affaire, mais sans lequel toute société
démocratique s’effondrerait. On peut apprendre à lire, à écrire
et à compter en restant à la maison, mais on ne peut apprendre
à devenir un vrai citoyen.
Il revient au ministère de l’Éducation, et non à chacune
des commissions scolaires, de mettre un terme à ces dérives
en obligeant tous les parents du Québec à envoyer leurs
enfants à l’école, avec tout le monde, sous peine de sanctions
dans le cas contraire. Le cocon familial a ses limites.

16 juin 2010
Parmi les meilleurs du monde

L es élèves québécois de 15 ans sont les 5es meilleurs


du monde, et les champions de tout l’Occident,
en mathématiques. En sciences, ils sont au 14e rang mondial,
loin devant ceux du Royaume-Uni, des États-Unis et de la
France. En lecture, ils se classent au 10e rang, c’est-à-dire
encore dans le peloton de tête. Précisons, ici, que ces élèves
sont issus du renouveau pédagogique.
Ces résultats, dont le système scolaire peut être fier,
proviennent de l’enquête PISA 2009 (Programme international
pour le suivi des acquis des élèves), un exercice mené tous les
trois ans par l’Organisation de coopération et de dévelop-
pement économiques (OCDE). L’objectif du PISA est de
« déterminer dans quelle mesure les jeunes de 15 ans ont
acquis certaines des connaissances et compétences essentielles
à une pleine participation à la société moderne ». Ce
programme jouit d’une reconnaissance internationale.
En 2009, 65 pays ou économies-régions, c’est-à-dire
environ 470 000 élèves, ont participé à l’exercice. Au Canada,
23 000 élèves, dont plus de 6 000 élèves québécois, principa-
lement issus d’écoles publiques, ont pris part au programme.
Dans chacune de ces écoles, 35 élèves de 15 ans choisis au
hasard ont été soumis au test. Et les résultats, je le répète, sont
remarquables.

89
90 À plus forte raison

Il faut noter, toutefois, que, sur dix ans, les élèves québécois
ont connu un léger recul en lecture, ce qui est le cas de toutes
les provinces canadiennes, dans diverses proportions. Par
rapport à 2003 et à 2006, cependant, les résultats sont stables.
Aussi, force est de conclure que la réforme n’est pas en cause.
En mathématiques, les élèves québécois ont même amélioré
leur score par rapport à 2003.
Les documents internationaux et canadiens produits dans
le cadre de cette enquête regorgent de statistiques significa-
tives. On peut y apprendre, par exemple, que 19 % des élèves
des pays de l’OCDE ne possèdent pas les compétences de base
en lecture, ce qui n’est le cas que de 11 % des élèves québécois.
Par ailleurs, 29 % des élèves des pays de l’OCDE se classent
dans les niveaux supérieurs, mais la proportion atteint 38 %
au Québec.
Sans surprise, partout dans le monde et au Québec, les
filles sont nettement meilleures que les garçons en lecture,
mais ces derniers surpassent un peu les premières en mathé-
matiques et en sciences. Dans tous les pays, résument les
analystes de l’OCDE, « les élèves qui prennent le plus plaisir
à lire devancent largement les élèves qui en prennent le
moins ». Il faut donc comprendre que développer le plaisir de
la lecture chez les enfants est une des voies à suivre pour
assurer leur performance et leur réussite scolaires, pour les
garçons comme pour les filles.
D’autres clés de la réussite sont identifiées dans le
document Résultats du PISA 2009 : synthèse (OCDE). Le redou-
blement, qui a suscité tant de débats au Québec depuis la
réforme, n’en fait pas partie, puisqu’un « taux élevé de redou-
blement est généralement synonyme de piètres résultats
globaux », tant sur le plan local que national. La ségrégation
scolaire n’est pas plus efficace. Les meilleurs systèmes d’édu-
cation sont ceux qui privilégient les écoles et les classes
incluant « l’ensemble des élèves dans toute leur diversité »
(c’est-à-dire les forts, les moyens et les faibles ensemble).
Éducation 91

L’autonomie des établissements améliorerait la performance


globale du système scolaire, dans la mesure où ces établisse-
ments ne sont pas en concurrence dans le même bassin
scolaire. Enfin, surprise, le salaire des enseignants aurait plus
d’impact sur la performance du système que la réduction de
la taille des classes.
Le PISA n’évalue pas tout (l’écriture et les connaissances
disciplinaires ne sont pas évaluées spécifiquement) et il ne
peut donc servir de seul étalon. Il fournit néanmoins une
bonne indication de la qualité d’un système scolaire et de son
évolution dans le temps, en le situant dans un contexte inter-
national. Et ce que dit le PISA 2009, c’est que le système
québécois est parmi les meilleurs du monde.

15 décembre 2010
[Langue]
Qualité de la langue : pas de panique

L a qualité du français écrit et parlé au Québec


baisse-t-elle vraiment ? Tous les trois ou quatre
ans, ce débat revient dans l’actualité et suscite toujours les
mêmes commentaires inquiets et alarmistes. Il y a un demi-
siècle, le Frère Untel affirmait que les jeunes Québécois ne
savaient plus écrire. Aujourd’hui, ces jeunes devenus vieux
réservent le même jugement à leur progéniture. Un peu
bizarre, n’est-ce pas ?
Qu’en est-il, au juste, de la qualité de la langue au
Québec ? Faut-il vraiment s’en inquiéter ? S’il faut en croire
un reportage paru début novembre dans La Presse, la situation
est catastrophique. Les jeunes font plus de fautes que jamais
et la dégradation se poursuit. Des journalistes et des gérants
d’estrade le disent : ça va mal.
Pourtant, quand on prend la peine d’écouter ce qu’en
disent les spécialistes et de réfléchir un peu plus profondément,
on constate que ce discours de la dégradation ne tient pas la
route.
Auteurs du récent ouvrage intitulé La Grande aventure de
la langue française, les journalistes Jean-Benoît Nadeau et Julie
Barlow ont consacré quatre ans de leur vie à faire l’histoire
de notre langue. Leur conclusion est claire : la qualité de la

95
96 À plus forte raison

langue ne s’est pas dégradée. Il existe peu de données objec-


tives permettant d’évaluer avec précision cette évolution, mais
celles dont on dispose contredisent le discours des inquiets.
« Les rares cas où des comparaisons documentées sont possibles
tendent à prouver que l’on n’écrit pas vraiment plus mal
qu’autrefois », écrivent Nadeau et Barlow dans La Presse du
8 novembre 2007. Ils ajoutent que « les linguistes québécois
qui ont étudié de près cette question en se fondant sur des
documents plutôt que leurs souvenirs arrivent habituellement
aux mêmes conclusions ».
C’est le cas, notamment, d’Hélène Cajolet-Laganière et de
Pierre Martel. Dans un ouvrage intitulé La Qualité de la langue
au Québec et paru en 1995, ils affirment qu’il ne faut conclure
« ni à la catastrophe ni à la satisfaction complète ». Selon eux,
la qualité de la langue s’est améliorée dans l’administration
publique, dans les médias et la publicité et dans les entreprises.
Pour l’école, leur jugement est plus prudent. L’amélioration,
dans ce domaine, serait plus lente.
Il y a, évidemment, une explication à cela. Avant la
démocratisation de l’enseignement, très peu d’enfants
québécois fréquentaient longuement le système scolaire. Les
finissants du cours classique écrivaient peut-être à peu près
sans faire de fautes, mais les autres, la majorité, abandon-
naient l’école et, souvent, n’écrivaient plus. On a, depuis,
beaucoup entendu parler de grands-mères qui écrivaient sans
faire de fautes avec une 5e année, mais on ne les a pas souvent
lues.
Nadeau et Barlow expliquent : « Il y a 70 ans, sur un village
de 5000 habitants, on pouvait espérer un petit génie qui
finissait son cours classique. Tous les autres abandonnaient
en chemin : ils rentraient dans le bois et on ne les lisait jamais.
Désormais, ils sont des millions de Québécois qui sont scola-
risés jusqu’au cégep. Bon nombre d’entre eux écrivent
mal, mais ils écrivent ! C’est en soi un progrès que l’on
devrait applaudir. » Les meilleurs d’aujourd’hui, donc, sont
Langue 97

c­ ertainement aussi bons que les finissants du classique d’il y


a 50 ans, mais, surtout, ils ne sont plus seuls à être au moins
capables d’écrire. Toute la différence est là et ne pas y voir un
progrès revient à ne voir que le mauvais côté des choses.
Il faut ajouter, aussi, que nos futurs enseignants n’ont
jamais été soumis à autant d’examens visant à évaluer leurs
compétences en français et que nos jeunes, d’une année à
l’autre, font bonne figure dans les tests internationaux
concernant la lecture et l’écriture.
La situation, bien sûr, n’est pas parfaite et nous pourrions
faire mieux. Le renouveau pédagogique, d’ailleurs, a
augmenté le nombre d’heures consacrées au français en classe.
Il n’a donc pas que des défauts. Les enseignants, ici comme
ailleurs, qui connaissent mieux la pédagogie que Jean Charest
et sa ministre Courchesne, s’en serviront pour faire faire des
dictées, mais aussi bien d’autres activités aussi efficaces, sinon
plus, pour apprendre à écrire. Qu’on les laisse travailler et
qu’on s’y mette, nous aussi, sans paniquer.

21 novembre 2007
Le français sur le banc

Q uand j’étais un enfant, comme bien des petits


gars de mon âge, je rêvais de jouer dans la Ligue
nationale de hockey (LNH). Je n’étais pas un virtuose des
feintes à la Kovalev, mais j’étais un des plus rapides petits
patineurs de Ville Saint-Gabriel. Sur la patinoire extérieure
de la rue Cohen, je brillais souvent.
Je rêvais en couleurs, bien sûr. Non seulement je n’avais
pas le physique de l’emploi, mais, en plus, j’étais francophone.
Que vient faire la langue là-dedans, vous direz-vous peut-être.
Les Richard, Béliveau, Lafleur et Lemieux ne sont-ils pas la
preuve que le fait de parler français n’a jamais empêché un
athlète talentueux de percer ? Si vous croyez cela, vous vous
trompez.
Ancien joueur des Flyers de Philadelphie et des Capitals
de Washington, Bob Sirois, tout au long de sa carrière et après,
en a entendu des vertes et des pas mûres au sujet des franco-
phones dans la LNH. Dans certains vestiaires de cette ligue,
par exemple, il serait interdit de parler français, mais pas
russe, suédois ou finnois. On se souvient, aussi, du « frog »
servi à Patrice Brisebois. Sirois, donc, avait l’impression que
les Québécois francophones étaient victimes de discrimination
dans la LNH et il a décidé d’en avoir le cœur net. Son enquête

98
Langue 99

statistique, publiée sous le titre de Le Québec mis en échec


(éd. de l’Homme, 2009), l’a convaincu qu’il avait raison.
Depuis 1970, 920 joueurs québécois ont été repêchés par
des équipes de la LNH. 763 d’entre eux étaient francophones
et 157, anglophones. C’est donc dire que les Anglo-Québécois
représentent 8,5 % de la population totale, mais constituent
17,5 % des joueurs repêchés. Le jeune midget lanaudois, par
exemple, a donc une chance sur 618 d’être sélectionné par
une équipe de la LNH, alors que son collègue de Westmount
a une chance sur 334. « Si vous êtes francophone et que votre
fils est talentueux au hockey mineur, explique ironiquement
Sirois, anglicisez votre nom de famille et vous doublerez ainsi
ses chances d’être repêché. »
Pour expliquer le faible pourcentage de Québécois franco-
phones repêchés, de soi-disant savants analystes affirment
qu’ils auraient des lacunes en défensive. C’est ce qu’on disait,
par exemple, de Mario Lemieux ! Or, les Anglo-Québécois sont
formés dans le même système. Les francophones seraient aussi
plus petits et moins pesants que les Canadiens anglais. L’écart,
montre pourtant Sirois, est négligeable. Aussi, si Équipe
Canada junior, depuis 10 ans, ne compte en moyenne que
1,8 joueur québécois par année, c’est bel et bien parce qu’elle
pratique une sélection discriminatoire.
On peut, bien sûr, considérer cette injustice comme un
détail et se consoler en se disant qu’il y a plus important que
le sport dans la vie. Ce serait une erreur et une démission. Le
hockey est le sport national du Canada, mais c’est aussi celui
du Québec. Il fait partie de notre identité, et cela vaut même
pour ceux qui ne le pratiquent pas. Or, dans l’état actuel des
choses, il est impossible pour les Québécois francophones de
le pratiquer aux plus hauts niveaux sans se renier eux-mêmes
et sans subir de discrimination. La LNH est un marché privé.
Il est donc difficile de lui imposer des normes à cet égard.
Même le Canadien de Montréal, qui joue à fond la carte
100 À plus forte raison

identitaire auprès du public francophone, néglige les joueurs


d’ici, surtout depuis l’arrivée de Bob Gainey à sa tête.
La solution idéale serait que le Québec ait sa propre équipe
junior sur la scène internationale et son équipe olympique.
Nos athlètes pourraient ainsi se faire pleinement valoir sur la
glace, en français, sans discrimination. On voit que, même
dans le monde du sport, le fait de ne pas être souverain a des
conséquences négatives. À Vancouver, en février, il n’y aura
pas, officiellement, de Québécois. Il n’y aura que des
Canadiens. Or, puisque même Stephen Harper reconnaît que
nous sommes une nation, pourquoi ne pas revendiquer d’avoir
notre propre délégation sportive sur la scène internationale ?
Les Canadiens auraient-ils peur de se faire battre par ceux
qu’ils refusent de repêcher ?

18 novembre 2009
Pour la réforme de l’orthographe

L a réforme de l’orthographe, qui date déjà de 1990,


fait enfin parler d’elle au Québec. Or, comme c’est
souvent le cas en matière de langue ou d’éducation, les
débats qu’elle suscite sont confus et les prises de position sont
souvent mal informées.
Ainsi, plusieurs, notamment Denise Bombardier, assimilent
cette réforme à une baisse des exigences et croient qu’elle n’a
pour but que de faire réussir plus d’élèves, même ceux qui
écrivent mal. Ces opposants laissent entendre que les rectifi-
cations proposées reviennent à permettre d’écrire n’importe
comment. La réalité, pourtant, est bien différente.
Pour éviter toute confusion, il convient d’abord de préciser
que cette réforme de l’orthographe n’a rien à voir avec la
réforme scolaire propre au Québec. Les rectifications ortho-
graphiques ont été proposées, en 1990, par le Conseil supérieur
de la langue française, à la demande du premier ministre
français de l’époque, Michel Rocard. Parmi les concepteurs et
partisans de cette réforme, on compte le célèbre linguiste
Claude Hagège et le lexicographe Alain Rey, responsable des
dictionnaires Le Robert. Ces grands spécialistes et amoureux
du français ne sont certes pas des partisans du nivellement
(ou nivèlement, selon l’orthographe réformée) par le bas. Ils
constatent simplement qu’une langue vivante doit évoluer,

101
102 À plus forte raison

notamment en supprimant des anomalies ou des irrégularités


qui embêtent même ceux qui maîtrisent (ou maitrisent) le
français.
La réforme obtient rapidement l’assentiment d’associa-
tions de linguistes et de grammairiens français, belges, suisses
et québécois. Le Belge André Goosse, responsable actuel de la
célèbre grammaire Grevisse, l’appuie. Le Dictionnaire Hachette
et Le Petit Robert intègrent eux aussi 100 % des rectifications
proposées à titre de variantes acceptées. En Belgique, en Suisse
et même, depuis 2008, en France, le système scolaire accepte
les nouvelles règles, conjointement avec les anciennes. Ce
débat, on le voit, ne concerne pas que le Québec, mais bien
toute la francophonie.
La réforme proposée, et non imposée, est plus minimale
que radicale. Elle concerne le trait d’union (remplacé par la
soudure dans plusieurs mots comme entretemps, weekend et
portemonnaie), les numéraux composés (systématiquement
reliés par des traits d’union comme dans deux-mille-cent-
vingt-trois), le pluriel de certains noms composés, le pluriel
des mots étrangers (qu’on accorde désormais comme des mots
français, par exemple des minimums au lieu de minima), les
accents (le circonflexe disparaît sur les lettres i et u ; par
exemple, on écrit disparait), la simplification des consonnes
doubles (on écrira « il épèle » plutôt que « épelle »), le participe
passé du verbe laisser suivi d’un infinitif qui devient invariable
(ex. elle s’est laissé mourir) et quelques autres anomalies (dont
le fameux ognon qu’on écrira sur le modèle de pognon) Toutes
ces rectifications sont clairement présentées dans Les rectifica-
tions de l’orthographe du français (De Boeck et ERPI, 2010), un
petit ouvrage de Chantal Contant et Romain Muller.
Sur les plus de 100 000 mots que compte la langue
française, on évalue qu’environ 2 000 mots sont touchés par
cette réforme. Temporairement, les deux graphies, l’ancienne
et la nouvelle, sont acceptées. Seuls le temps et l’usage finiront
par imposer l’une ou l’autre puisqu’il n’existe pas quelque
Langue 103

chose comme une police de la langue qui procède par décret.


Les grands médias écrits auront une influence déterminante
dans ce dossier et, pour le moment, aucun d’entre eux
n’applique la réforme. Il faut savoir, toutefois, que, contrai-
rement à ce que plusieurs croient, le français, comme toutes
les autres langues vivantes, s’est sans cesse modifié dans son
histoire. Seules les langues mortes, comme le latin, ne
bougent plus.
On peut, bien sûr, s’opposer à cette réforme pour toutes
sortes de raisons, dont certaines sont valables. L’argument
selon lequel elle mélangera les parents d’enfants d’âge scolaire
est toutefois irrecevable. Combien parmi ceux-là, en effet,
maîtrisent (avec ou sans accent) le code non réformé ? Je suis,
pour ma part, plutôt favorable à cette réforme parce que je
suis convaincu, comme l’écrit le journaliste français François
de Closets dans son essai Zéro faute, qu’ « on ne défend pas
une langue en la momifiant, mais en la faisant vivre ».

2 décembre 2009
La langue de mon grand-père

M on grand-père maternel, Raymond Roberge,


était un notable de Saint-Gabriel-de-Brandon.
D’abord propriétaire d’une épicerie en plein cœur du village,
il s’est ensuite recyclé dans la vente et la réparation de télévi-
sions. Comme il était très sociable et que ses affaires allaient
bien, il était sans cesse sollicité par toutes sortes d’organismes.
Pendant des années, par exemple, il fut un orateur vedette
des Chevaliers de Colomb à travers la province. C’était un
homme autoritaire et traditionnel, mais qui appréciait la
présence des enfants. Je l’aimais beaucoup.
On dit souvent que les hommes de cette génération étaient
silencieux, qu’ils étaient des hommes de peu de mots. Mon
grand-père, lui, aimait parler. Il était d’ailleurs souvent
animateur lors de soirées de toutes sortes. Or, la langue qu’il
parlait avec une caractéristique, très répandue à l’époque :
elle était truffée de mots anglais.
Dans le tome 5 de son ouvrage intitulé Mythes et réalités
dans l’histoire du Québec (Hurtubise, 2010), le grand historien
Marcel Trudel, âgé de 93 ans, se souvient de la langue qu’il
parlait dans sa jeunesse. « J’étais à vrai dire, écrit-il, un anglo-
phone sans le savoir. » Mon grand-père aurait pu en dire
autant. Les exemples suivants, tirés du livre de Trudel,

104
Langue 105

r­appelleront certainement des souvenirs linguistiques aux


lecteurs les plus âgés de cette chronique.
Quand il fumait, mon grand-père allumait ses tops avec
un lighter. Il aimait bien regarder des vues (films) et n’oubliait
jamais d’aller à la malle (poste). Amateur de baseball, il
décrivait ce sport avec les mots backstop, mitt, fly, home run,
curve, pitcher et catcher. Les mots puck, shooter, goaler, pads,
coach, tape et jack strap lui servaient pour parler de hockey.
Dans la cuisine, il rangeait ses cannes dans la pantry,
avait un set de vaisselle qu’il lavait dans le signe, utilisait un
opener et faisait rôtir son pain dans un toaster connecté dans
une plug. Dans sa chambre, on trouvait un lit king size avec
un matelas à springs. Dans son office (bureau), à son desk
(bureau), mon grand-père travaillait fort. Il recevait le change
(monnaie), le cash et les checks de ses clients, qui remplissaient
son wallet. Des fois, il devait canceller (annuler) une
commande ou collecter (percevoir) l’argent des retardataires.
Il n’aimait pas faire des appels longue-distance (interurbains),
qui lui coûtaient cher, et rester sur la ligne (demeurer à
l’écoute) longtemps.
Quand il allait à son appointement (rendez-vous) chez le
médecin parce qu’il se croyait peut-être consomption (tuber-
culeux), il délaissait son overall et mettait plutôt un beau
coat, avec des gants de kid. Il prenait alors sa machine, dont
toutes les composantes avaient des noms anglais.
Pourquoi revenir là-dessus ? Pour le plaisir de la mémoire,
bien sûr, mais surtout parce que cet exercice est porteur de
leçons. D’abord, il montre que l’idée reçue selon laquelle la
qualité de la langue parlée au Québec se serait dégradée est
fausse. Ensuite, et surtout, cet exercice montre que la survie
de la langue française au Québec ne tient pas surtout aux
efforts des individus qui la parlent, mais principalement au
statut collectif et légal de cette langue. Une langue, en d’autres
termes, ne disparaît pas parce qu’on la parle mal ; on la parle
106 À plus forte raison

mal et elle finit par disparaître quand elle devient inutile,


secondaire et folklorique, quand une autre langue s’impose
à sa place pour le travail et, ensuite, pour la vie quotidienne,
comme c’était souvent le cas à l’époque de mon grand-père.
Ce sont la scolarisation générale et les lois québécoises – la
loi 101 principalement – sur l’étiquetage des produits et l’affi-
chage en français, sur le français au travail, qui ont permis
à la langue de mon grand-père de se refranciser partiellement.
Les campagnes du bon parler sont certes une bonne idée pour
inciter tout un chacun à des efforts individuels en ce sens,
mais elles sont inutiles si elles ne s’accompagnent pas de lois
qui imposent le français comme seule langue nécessaire dans
toutes les sphères d’activité importantes, comme l’éducation,
le travail et le monde de la consommation. S’il faut parler
français pour travailler, vivre, consommer et réussir au
Québec, le français vivra et sa qualité suivra.

17 novembre 2010
Perdre sa langue

L ’affaire n’a pas fait beaucoup de bruit, mais elle


révèle pourtant une tendance inquiétante. Le
4 février 2011, Le Devoir nous apprenait qu’une étudiante de
l’Université de Montréal estimait être victime de discrimi-
nation linguistique. Inscrite à un programme de sciences des
religions, Marie-Noëlle Tremblay a dû abandonner dès le
premier cours parce que 80 % des lectures obligatoires étaient
en anglais. « Est-ce que ça veut dire que les études supérieures
ne sont accessibles qu’à une élite bilingue au Québec ? »
a-t-elle demandé avec inquiétude. L’ombudsman de l’uni-
versité lui a répliqué que le français, c’est bien beau, mais
qu’il fallait d’abord viser « les plus hauts standards de
qualité ».
Cette réponse est scandaleuse parce qu’elle laisse entendre
que la qualité, désormais, passe par l’anglais, ce qui,
évidemment, est totalement faux. Des études de pointe
peuvent être faites en français, une des langues les plus presti-
gieuses du monde, dans tous les domaines, si on décide qu’il
en sera ainsi. Seule la lâcheté devant la tendance du tout-à-
l’anglais explique l’omniprésence de cette langue dans le
monde universitaire québécois.
Or, il y a là un danger réel. Si le Québec laisse la langue
anglaise s’imposer dans les domaines de prestige, le français

107
108 À plus forte raison

deviendra folklorique, secondaire et, à moyen terme, dispa-


raîtra. Les francophones, même bilingues, deviendront alors
des citoyens de seconde zone dans leur propre pays.
Aussi, quand un bouffon comme le conservateur Maxime
Bernier va déclarer à Halifax que le Québec n’a pas besoin
de la loi 101 pour protéger la langue française au Québec, on
constate qu’il est plus que temps de reprendre le combat en
faveur du Québec français, si on ne veut pas laisser le champ
libre aux colonisés contents.
En novembre 2010, le parolier Luc Plamondon affirmait
n’avoir « jamais été aussi inquiet pour la survie du français
au Québec ». Il dénonçait la programmation très anglophone
du Festival d’été de Québec et le bilinguisme qui s’impose dans
les soirées-bénéfices à Montréal. « Nous sommes une nation,
même le premier ministre Stephen Harper le reconnaît, décla-
rait-il. Assumons-nous comme nation francophone. Notre
langue officielle est le français. Soyons fiers de cela. »
Les statistiques justifient l’inquiétude de Plamondon. En
1951, les francophones représentaient 29 % de la population
canadienne. En 2006, ils n’étaient plus que 21,6 %. On estime
qu’ils ne seront plus qu’entre 15 et 18 % en 2031. Leur
influence dans l’ensemble canadien ne sera alors plus très
lourde. C’est donc au Québec que la lutte sera gagnée ou
perdue.
Or, même à cette échelle, les chiffres du recensement de
2006 ne sont pas rassurants. Selon le mathématicien Charles
Castonguay, les francophones (langue maternelle) ne sont
plus que 79,1 % dans l’ensemble du Québec, 65 % dans la
région de Montréal et 49 % dans l’île de Montréal. En matière
de langue d’usage, l’anglais gagne sans cesse du terrain sur
le français.
Il importe donc, pour sauver le Québec français, de prendre
des mesures énergiques visant à renforcer la loi 101. Il faut
d’abord annuler la loi 115 sur les écoles passerelles qui permet
Langue 109

aux riches de s’acheter le droit à l’école anglaise. Il faut aussi


imposer le français comme langue de travail. Le temps est
venu, de plus, d’étendre l’application de la loi 101 au cégep
puisqu’une foule d’études ont conclu que les francophones et
allophones qui étudient dans un cégep de langue anglaise
« risquent fort d’évoluer dans un milieu anglophone pour le
reste de leur vie » (Le Devoir, 8 septembre 2010). Dans les
universités francophones, l’usage des références en anglais
doit aussi être clairement limité. Il faut, enfin, sur le plan
individuel, cultiver la fierté de parler et d’écrire en français en
toutes circonstances.
Sans la langue française, l’identité québécoise n’a plus de
sens. Nos prédécesseurs le savaient et ont mené cette lutte
dans des conditions bien plus difficiles que les nôtres. Sachons
être à la hauteur de cet héritage pour devenir, à notre tour,
des ancêtres dignes plutôt que de minables fossoyeurs.

2 mars 2011
[Société]
Payer ensemble pour la santé

R arement rapport aura été aussi attendu que


celui du Groupe de travail sur le financement
du système de santé, dirigé par Claude Castonguay. Pourtant,
le 19 février 2008, jour même de son dépôt, il était déjà en
grande partie rejeté par Philippe Couillard, ministre de la
Santé, et critiqué de toutes parts. Il faut, je crois, s’en réjouir,
car les principales solutions que propose ce rapport sont
mauvaises, quoi qu’en pense Mario Dumont.
Depuis plus de dix ans, on a beaucoup entendu dire que
plus de privé en santé permettrait de réduire les listes d’attente.
En ouvrant la porte à la mixité de la pratique, c’est-à-dire le
droit pour un médecin de pratiquer à la fois dans le public et
dans le privé, et à l’élargissement des assurances privées, le
rapport Castonguay va dans ce sens. Or, même l’Organisation
de coopération et de développement économique (OCDE), un
organisme qui n’a rien de socialiste, reconnaît aujourd’hui
que cela ne réduit en rien le temps d’attente dans le public.
Au Québec, où existe une certaine pénurie de personnel
médical, la chose est facile à comprendre. Si, sur une liste
d’attente de dix personnes, trois d’entre elles se font soigner
dans le privé, la liste publique est bel et bien réduite à sept
personnes, mais elle n’avance plus du tout pendant que les
médecins opèrent au privé. En Australie, où ce recours au

113
114 À plus forte raison

privé a été expérimenté à partir de la fin des années 1980, le


temps d’attente n’a pas été réduit et les dépenses globales
ont… augmenté !
On peut facilement présumer que les propositions du
rapport Castonguay quant à l’instauration d’une franchise
(un ticket modérateur camouflé) et à la contribution volon-
taire de 100 $ à une clinique privée n’amélioreraient en rien
le système actuel. La seule gestion administrative de ces
mesures (une visite à l’urgence, par exemple, coûterait plus
cher qu’une visite en cabinet, les exemptions seraient
nombreuses et complexes, etc.) engloutirait des fonds qui ne
pourraient plus être consacrés aux soins. Les directeurs de la
santé publique du Québec, dont le mandat est de protéger
l’état de santé de la population en général, affirment même
que ces frais modérateurs risquent d’« entraîner un report de
consultation à un stade plus avancé de la maladie, alors que
le traitement est plus complexe et plus cher ».
L’augmentation de la part du privé en médecine est non
seulement inéquitable (accorder un privilège aux plus riches,
c’est reconnaître que leur vie vaut plus que celle des autres),
mais, il faut le dire avec force, inefficace. Elle finit par coûter
plus cher sans améliorer le portrait d’ensemble.
Des mesures récentes, visant l’amélioration du système
public, paraissent nettement plus prometteuses. Je pense, ici,
à la mise sur pied des groupes de médecine familiale, à l’aug-
mentation du nombre de médecins et d’infirmières en
formation et aux ententes sur la rémunération des médecins
qui ont déplafonné leurs revenus potentiels. D’autres initia-
tives, comme la gestion régionale des listes d’attente, ont
donné, ailleurs, de bons résultats.
Ces mesures, bien sûr, ont un coût. Mais l’augmentation
du privé aussi en a un et ne profite, de plus, qu’à quelques-uns.
Aussi, la meilleure solution est encore d’assumer ce coût
collectivement, pour le bénéfice de tous, à même les taxes et
société 115

les impôts. L’an dernier, le gouvernement libéral a réduit ces


derniers de 950 millions. Il a refusé, de même, de récupérer
les deux points de TPS libérés par le gouvernement fédéral.
On parle, ici, au total, de presque trois milliards. En récupérer
ne serait-ce que la moitié se ferait sans trop de douleur pour
nos portefeuilles individuels et fournirait une bonne dose
d’oxygène au système de santé public universel.
Cela, toutefois, exigera un courage politique qui pourrait,
en retour, s’avérer très payant puisque la santé, c’est sacré.
Les libéraux, obsédés par les réductions d’impôts, ne l’auront
pas. L’ADQ, fascinée par le privé en santé, non plus. Québec
solidaire le propose d’autant plus facilement qu’il est loin du
pouvoir. Reste le Parti québécois. Mais où est-il, au juste ?

27 février 2008
Histoires de peur

N os peurs reposent souvent sur des croyances


ou des impressions qui ne sont pas fondées
sur des faits. Cela explique que certaines choses inoffensives
nous effraient, alors que d’autres, potentiellement dange-
reuses, ne suscitent pas notre crainte. Deux nouvelles parues
cet été dans les médias nationaux en constituent la preuve
et devraient nous faire réfléchir.
Depuis quelques années, on nous rebat les oreilles avec
une supposée hypersexualisation des jeunes. Un démagogue
comme le maire Stéphane Gendron a même affirmé, à
l’émission L’Avocat du diable (TQS), que des jeunes filles
exposaient leurs organes génitaux en classe ! Plusieurs, qui
ne vont pas aussi loin dans le délire, sont tout de même
convaincus que la sexualité débridée est de plus en plus
répandue chez les jeunes et s’en inquiètent.
Le 21 août 2008, un article de la Presse canadienne publié
dans La Presse nous apprenait pourtant, contre cette idée reçue,
que « les adolescentes font moins l’amour ». Selon Statistique
Canada, en effet, « en 2005, 43 % des adolescents âgés de 15 à
19 ans ont déclaré avoir eu des relations sexuelles au moins
une fois, en baisse par rapport à 47 % en 1996-1997 ». Cette
baisse, de plus, serait surtout attribuable aux jeunes femmes,
les principales visées par le discours alarmiste sur l’hyper-

116
société 117

sexualisation. Mieux encore, la baisse s’applique aussi à la


pratique sexuelle chez les très jeunes. « En 2005, nous apprend
ainsi cet article, 8 % ont déclaré avoir eu des relations sexuelles
avant d’avoir atteint l’âge de 15 ans, en baisse par rapport à
12 % en 1996-1997. » À lire cette étude, on en vient donc à se
demander si la sexualité débridée des adolescents n’est pas
plus un fantasme d’adultes nourri par les médias qu’une
réalité. Et la réponse est probablement oui.
Peu nombreux sont ceux qui, par ailleurs, s’inquiètent de
voir nos adolescents, et leurs parents, l’oreille collée en perma-
nence sur un téléphone cellulaire, aussi appelé sans-fil.
Pourtant, une nouvelle parue dans La Presse du 16 juin 2008
devrait inciter tout le monde à la plus grande prudence en
cette matière. Titré « Le sans-fil n’est pas sans risque », cet
article de Violaine Ballivy nous apprend en effet que, selon
une vingtaine de cancérologues européens, les risques poten-
tiels de cet appareil sont à ce point importants qu’il convient
de « s’en servir le moins souvent possible ».
Les études sur les dangers du téléphone cellulaire sont,
pour le moment, contradictoires. Certaines d’entre elles
affirment que cet appareil est inoffensif, mais de récents
travaux de chercheurs israéliens suggèrent « que les personnes
qui utilisent leur portable plus de 22 heures par mois
augmentent de 50 % leur risque d’avoir une tumeur aux
glandes parotides, situées sous l’oreille ».
Aussi, par mesure de précaution, les scientifiques cités
dans cet article, par ailleurs tous détenteurs d’un cellulaire,
ne prônent pas l’abstinence téléphonique, mais ils suggèrent
que les enfants de moins de 12 ans ne devraient jamais se
servir d’un tel appareil et ils ajoutent que même les adultes
devraient limiter leurs communications à quelques minutes,
tout en évitant, en tout temps, de porter un téléphone mobile
sur eux. Après avoir banni la cigarette des lieux publics sous
prétexte que la fumée secondaire nuisait à la santé des
non-­fumeurs, faudra-t-il songer à faire de même avec les
118 À plus forte raison

téléphones cellulaires ? Pourquoi, moi qui n’en ai pas,


devrais-je subir le danger des ondes secondaires ?
Ne partons pas en peur, mais posons-nous une question :
au lieu de craindre que nos jeunes, plutôt sages finalement,
s’égarent dans la débauche sexuelle, ne devrait-on pas plutôt
s’inquiéter de la débauche technologique qui menace peut-être
la santé physique, mentale et financière de tous ? Quelle peur
est la plus rationnelle ?

17 septembre 2008
Un peu de science, svp !

« Q uand les gens ne croient plus en Dieu, disait


l’écrivain anglais Chesterton il y a presque cent
ans, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, mais qu’ils
croient à tout. » Beaucoup ont pensé, en effet, que le recul
des croyances religieuses les plus primaires s’accompagnerait
d’une progression de l’esprit critique et scientifique dans la
population. Force est de constater, aujourd’hui, qu’il n’en
est rien et que la crédulité la plus naïve fait encore des
ravages dans les esprits contemporains.
L’émission Enquête (Radio-Canada) du 2 octobre 2008 a
illustré ce triste phénomène avec éclat. Inquiets devant la
popularité de plus en plus grande d’une approche thérapeu-
tique fumeuse qui se nomme la « biologie totale », le journaliste
Guy Gendron et ses collègues, armés de caméras cachées, ont
consulté quelques-uns de ces pseudo-thérapeutes en se faisant
passer pour des malades atteints de cancer. Et ce qu’ils ont
découvert a de quoi faire peur.
Inventée, notamment, par Claude Sabbah, un ex-médecin
français maintenant interdit de pratique, la biologie totale
affirme que toutes les maladies, même les plus graves, ont des
causes psychiques. Le cancer, par exemple, serait dû à un état
de crise psychologique. Aussi, le traiter avec les armes de la
médecine scientifique (ablation, radiothérapie, chimiothérapie)

119
120 À plus forte raison

serait une erreur. Il faudrait plutôt, vont même jusqu’à dire


certains de ces charlatans parfois formés en une seule semaine
de cours, remercier notre cancer de nous faire prendre conscience
que nous vivons une crise psychologique et travailler essen­
tiellement sur notre mental afin d’en guérir. Cette théorie,
parfaitement délirante et carrément dangereuse lorsqu’elle
incite des malades à renoncer à certains traitements médicaux,
serait, semble-t-il, assez répandue au Québec.
Si plusieurs auditeurs ont remercié l’équipe d’Enquête
d’avoir dévoilé les dangers de cette pratique (voir le site de
l’émission à www.radio-canada.ca), d’autres l’ont accusée
d’être malhonnête et de salir la réputation de cette thérapie,
notamment vantée par la chanteuse Lara Fabian. Comment
expliquer le succès, même relatif, d’une telle lubie sans fonde-
ments scientifiques ?
Certains pointeront, et ils n’auront pas tort, le manque
d’accessibilité aux vrais médecins et l’approche parfois trop
froide et expéditive de quelques-uns de ces derniers. La cause
principale de cette triste crédulité, toutefois, reste l’inculture
scientifique qui règne au Québec et ailleurs dans le monde.
Quand des athlètes olympiques ne sont pas gênés d’avouer
qu’ils s’inspirent d’un ouvrage aussi farfelu que Le Secret, qui
affirme que la seule force de notre pensée modifie le réel,
quand des médiums prétendant faire parler les morts
obtiennent des succès populaires, quand l’homéopathie passe
pour une science, quand Le Journal de Montréal fait suivre la
campagne électorale par des astrologues, une évidence
s’impose : la culture scientifique est en panne et les charlatans
de tout acabit ont beau jeu d’exploiter cette ignorance.
Pour renverser cette situation qui expose les personnes
vulnérables à tous les dangers, l’école et les médias ont un
rôle à jouer. La première doit revoir sa manière d’enseigner
les sciences. Son approche actuelle, souvent abstraite et
désincarnée, favorise sûrement le travail des neurones, mais
société 121

elle ne dote pas les jeunes de l’esprit critique propre à la


méthode scientifique qui permet de distinguer la connais-
sance de la croyance. Quant aux seconds, ils doivent se faire
un devoir de pratiquer une vulgarisation scientifique éclairée
et utile (médecine, psychologie, sociologie) et de démasquer,
comme l’a fait l’équipe d’Enquête au risque de déplaire, les
imposteurs.
La science n’a pas réponse à tout. Elle ne remplacera
jamais les arts et une saine religion. Elle reste toutefois une
indispensable lumière.

15 octobre 2008
Aimer notre temps

S elon un certain discours assez répandu, l’école


québécoise se dégrade, les politiciens d’aujourd’hui
n’arrivent pas à la cheville de ceux d’hier et, grosso modo,
les belles et authentiques valeurs d’antan n’ont plus cours.
Ce discours nostalgique, entretenu à gauche comme à droite,
repose pourtant sur du vent et est malsain parce qu’il nous
enferme dans le ressentiment à l’égard de notre époque.
Prenons d’abord le cas de l’école. On nous chante parfois,
pour les opposer aux ratés de l’école actuelle, les vertus du
collège classique. On oublie, ce faisant, que seulement une
infime minorité de la population y avait accès et que plusieurs
de ceux qui l’ont fréquenté ont durement critiqué le contenu
dépassé et ultrareligieux de l’enseignement qu’ils y ont reçu.
L’école d’aujourd’hui, au contraire, est ouverte, accessible à
tous et, quoi qu’on en dise, plutôt efficace.
« En décembre dernier, comme le rappelait récemment
l’économiste Pierre Fortin dans les pages de L’Actualité,
Statistique Canada nous apprenait que les jeunes Québécois
du niveau secondaire étaient parmi les plus bolés de la planète
en mathématiques. » Aurait-on pu en dire autant il y a 50 ans ?
Bien sûr que non ! On devrait donc se réjouir de notre évolution
plutôt que de pleurer sur la supposée dégradation scolaire.

122
société 123

Certes, tout n’est pas parfait et il y a encore trop de décro-


chage, mais pourquoi ne reconnaît-on pas que, même à ce
chapitre, nous faisons mieux aujourd’hui qu’à l’époque ? « Au
final, ajoute Pierre Fortin, le vrai taux de décrochage scolaire
chez les 25-34 ans au Québec est de 12 %. Pas de 30 %. Pas de
85 %. » Il s’agit du meilleur taux de notre histoire. De quel
beau passé, alors, nous parle-t-on ?
La même question devrait être posée à ceux qui prétendent
que, dans le domaine politique, « on n’a plus les bons hommes
qu’on avait ». Comment peut-on affirmer sans rire une chose
semblable quand on compare, par exemple, l’actuel député
fédéral de Joliette, Pierre Paquette, à Roch Lasalle, un de ses
illustres prédécesseurs ? Ti-Roch, comme on l’appelait, était
peut-être plus coloré, mais, en matière de compétences profes-
sionnelles, son successeur le dépasse cent fois. Nous n’avons
plus de René Lévesque ? Patience, il en viendra bien un autre…
Se souvient-on, d’ailleurs, que, en 1985, au moment de son
départ, Lévesque avait une très basse cote de popularité ?
L’idéalisation du passé n’est jamais bonne conseillère.
Il faudrait rappeler cette vérité au cardinal Marc Ouellet
qui n’en finit plus de pleurer sur le déclin d’un Québec qui
aurait, selon lui, tourné le dos au catholicisme. Adapter notre
rapport à la religion à la modernité ne signifie pas rejeter la
foi et ses valeurs. L’Assemblée des évêques catholiques du
Québec, d’ailleurs, a compris cela et refusé de suivre le cardinal
dans sa croisade pour le retour de l’enseignement religieux
confessionnel dans les écoles. Des équipes paroissiales
prendront la relève.
Dans Le Devoir du 20 octobre 2008, Jean-Claude Leclerc
rapporte le point de vue de notre évêque : « Son collègue de
Joliette, Mgr Gilles Lussier, attentif dans ses visites de paroisse
aux expériences qui y sont vécues, a pu constater auprès de
plusieurs parents qu’ils vivent un cheminement personnel en
accompagnant leurs enfants. Lors de célébrations, il est
124 À plus forte raison

impressionné, dit-il, par la qualité de présence et de partici-


pation des jeunes et des parents. Pour lui, ce sont là des signes
prometteurs pour l’avenir. » N’est-ce pas là une attitude plus
sainement constructive ?
Dans son Testament spirituel paru en 2004, Claude Ryan
nous mettait en garde contre le passéisme stérile. « Nous
devons nous garder le plus possible, écrivait-il, de toute pensée
d’amertume ou de mélancolie à l’endroit de notre temps. Nous
devons au contraire chercher à le connaître, à le comprendre
et à l’aimer sans cesse davantage. » En se rappelant, bien sûr,
que qui aime bien châtie bien.

29 octobre 2008
Le public en santé : la vraie richesse

L ’histoire de l’homme d’affaires Gilles Papillon,


rapportée par Geneviève Blais dans L’Action du
9 novembre 2008, contient une importante leçon quant à
notre attitude à l’égard du système de santé québécois. Affecté
par la maladie, « Gilles Papillon était prêt à payer pour se
faire soigner », écrit la journaliste. La rapidité et la qualité
des soins dispensés par le système de santé public, de toute
évidence, l’inquiétaient. « Je voulais aller au privé, car je
voulais trouver une solution à mon problème, et vite. Je ne
voulais pas attendre trois ans », a-t-il confié à la journaliste.
Or, surprise, M. Papillon a finalement été pris en charge par
le système public et en a été ravi. « Je pense que c’est impos-
sible d’avoir un meilleur service que celui que j’ai obtenu au
CHRDL, même pas au privé. C’est un service cinq étoiles »,
a-t-il conclu.
Presque tous ceux qui ont été vraiment malades et qui ont
dû être soignés dans le système de santé public québécois
peuvent en dire autant. Comment expliquer, alors, la
perception souvent négative entretenue à l’égard de ce
système ? Dans une récente étude, des chercheurs québécois
proposent un solide élément de réponse. Plusieurs sondages
médiatisés portant sur notre système de santé, affirment-ils,
« utilisent une méthodologie défaillante et sont utilisés par

125
126 À plus forte raison

leurs commanditaires pour faire la promotion de leur


programme politique, notamment la privatisation des soins
de santé », rapporte le journaliste André Noël dans La Presse
du 20 octobre 2008.
Ainsi, alors que les sondages financés par des fonds publics
indiquent un haut taux de satisfaction quant aux soins reçus
dans le système public, les sondages financés par des groupes
d’intérêts partisans de la privatisation des soins « répètent à
l’envi que les gens estiment que le système de santé est en
crise et qu’il faut le réformer en profondeur, plus précisément
en permettant le recours à des soins privés ». En d’autres
termes, les partisans de la privatisation manipulent les
questions et orientent les réponses pour faire mousser leur
option.
Par exemple, 70 % des Canadiennes qui ont vraiment dû
subir une biopsie au sein ont affirmé avoir attendu moins de
trois semaines. « À l’inverse, précise André Noël en citant
l’étude des chercheurs Contandriopoulos et Bilodeau,
seulement 33 % des répondants aux sondages commerciaux,
disséminés dans la population générale, croient que l’attente
est de moins de trois semaines. Bien entendu, la vérité se trouve
du côté de celles qui ont vraiment attendu pour avoir une
biopsie. »
Les médias, donc, en accordant de la crédibilité à des
sondages partisans qui affirment que le système de santé
public va mal, suscitent une malsaine anxiété dans la
population. « Il y a un peu trop de sensationnalisme lorsqu’on
parle des hôpitaux, affirme l’économiste Nicolas Marceau
dans Le Devoir du 14 septembre 2008. J’attends encore qu’on
me présente des preuves qui démontrent que notre système
fonctionne moins bien qu’ailleurs dans le monde. »
L’été dernier, dans « La Déclaration de Montréal », une
cinquantaine de médecins réitéraient leur appui au système
public et leur opposition à une plus grande ouverture au
société 127

secteur privé à but lucratif. Au terme d’une vaste enquête de


trois ans, l’Organisation mondiale de la santé concluait que
« les inégalités sociales tuent à grande échelle » et se
prononçait en faveur « de systèmes de santé financés par
l’argent public ». Comme le rappelle l’économiste Marceau,
même « les entreprises qui s’installent au Canada répètent
sans cesse à quel point le réseau public est avantageux, car
elles n’ont pas besoin de fournir des polices d’assurance
coûteuses à leurs employés ». Dans L’Actualité du 1er novembre
2008, le journaliste François Guérard rapporte que, en 2001,
la moitié des familles américaines qui ont déclaré faillite
« l’ont fait parce qu’elles étaient incapables de payer des frais
d’hospitalisation ».
Dans l’élection actuelle, seulement deux partis s’opposent
à une plus grande place du privé en santé : le Parti québécois
et Québec solidaire. Il faut le savoir.

19 novembre 2008
J’ai mon voyage !

L a passion du voyage a toujours animé une frange


de la population en quête d’exotisme ou de soleil.
Depuis quelques années, toutefois, elle a gagné presque
toutes les couches sociales, et tous les prétextes sont devenus
bons pour la justifier. Le « désir de l’ailleurs », pour reprendre
une expression du journaliste Marc Laurendeau, s’impose
désormais comme une idéologie dominante qui se pare de
toutes les vertus, et bien malvenu serait celui qui voudrait
la critiquer. C’est pourtant ce que j’entends faire ici, au risque
de heurter quelques sensibilités.
Inspirés par le vieil adage selon lequel « les voyages
forment la jeunesse », presque toutes les écoles secondaires et
les cégeps du Québec s’adonnent, depuis une dizaine d’années,
à la passion du voyage. Lancé par les établissements privés
qui voulaient ainsi se distinguer des écoles publiques, ce
mouvement est maintenant généralisé et fait place à la suren-
chère. Les élèves qui visitaient Québec, la Baie James ou Boston
sont désormais conviés à se rendre en Europe, en Inde, en
Afrique ou dans les pays d’Amérique du Sud. C’est bon pour
leur culture, dit-on.
Or, parmi tous les instruments de culture, le voyage est
probablement celui qui présente le moins bon rapport qualité/
prix et qui entraîne le plus d’effets pervers. Ces voyages, en

128
société 129

effet, coûtent cher, très cher. Ils ne sont pas accessibles à tous.
Pour pallier cette situation, les écoles multiplient donc les
activités de financement (vente de ceci ou de cela, lavothon,
parade de mode) dont le potentiel pédagogique est nul. Ces
collectes de fonds ont aussi pour effet pervers de priver de
commanditaires les activités locales, sportives et culturelles,
plus structurantes. « On a déjà donné pour le voyage », se font
par exemple répondre les jeunes comédiens des troupes de
théâtre scolaire.
Et tout ça pour quoi ? Pour passer deux semaines dans des
pays dont les jeunes ignorent presque tout avant d’y mettre
les pieds. Or, ce n’est pas en fréquentant un pays pendant
quelques jours qu’on apprend à connaître sa culture. La
preuve, c’est qu’il y a des gens qui vivent au Québec depuis
qu’ils sont nés et qui ignorent presque tout de la culture
québécoise ! Une culture, cela se découvre par la fréquentation
des œuvres et des médias qui l’incarnent ou en traitent.
Je n’ai jamais visité la France, mais je la connais mieux
que bien des touristes parce que je fréquente assidûment sa
littérature, son cinéma et ses journaux. Je peux en dire
autant du Rwanda, un pays africain au sujet duquel j’ai
dévoré une vingtaine d’ouvrages rédigés par des spécialistes.
La seule lecture quotidienne des informations internatio-
nales publiées dans les journaux québécois m’en apprend
plus sur le monde que quelques semaines de tourisme de
consommation et ne coûte presque rien, sauf en effort intel-
lectuel. Quant à l’argument justifiant certains de ces voyages
pour des raisons humanitaires, il ne devrait tromper
personne. Comment des jeunes de 15 ans, sans compétence
particulière, viendraient-ils en aide à des paysans du tiers-
monde ? Ils seraient plus utiles, ici même, à faire pression
sur leur gouvernement afin qu’il libère Omar Khadr, comme
l’ont fait des élèves de Thérèse-Martin, ou qu’il augmente
l’aide publique au développement.
130 À plus forte raison

Faut-il insister, enfin, sur la contradiction qu’il y a entre


le message écologiste prôné par l’école et cet encouragement
au voyage en avion (aller à Québec en autobus, c’est autre
chose) qui, comme le rappelait Louis-Gilles Francœur dans Le
Devoir en juillet 2006, représente une « énorme contribution
au réchauffement climatique » ?
Je laisserai le mot de la fin à l’enseignant du primaire
Éric Cornellier (mon frère, soit dit en passant) qui, dans la
revue Combats de l’hiver 2005, critiquait la boulimie du
voyage. « Nous n’avons jamais eu besoin de faire le tour du
monde pour vivre pleinement, écrivait-il. Car le monde est
ainsi fait que, à l’endroit même où l’on se trouve, la souve-
raineté du vivre s’accomplit en toute plénitude, à chaque
instant de notre vie. »

8 avril 2009
Objectivité et honnêteté

D es lecteurs qui ne partagent pas mes opinions


m’écrivent parfois pour critiquer mon manque
d’objectivité. D’autres, plutôt d’accord avec mes points de
vue, me félicitent pour mon objectivité. Les deux groupes,
pourtant, se trompent. C’est se méprendre, en effet, sur la
fonction du chroniqueur que de croire qu’il devrait faire
preuve d’objectivité.
Cette dernière, selon Le Petit Robert, est la « qualité de ce
qui est exempt de partialité, de préjugés » ou encore l’ « attitude
d’esprit d’une personne objective, impartiale ». Être objectif,
au fond, c’est être neutre. Dans certaines circonstances, il s’agit
bien sûr d’une vertu, mais dans d’autres, cela peut devenir
un défaut.
Dans l’univers scientifique, par exemple, il est évident que
l’idéal de l’objectivité doit être valorisé. Le but, en effet, est bel
et bien d’obtenir, toujours selon les mots du Petit Robert, « une
description de la réalité indépendante des intérêts, des goûts,
des préjugés de la personne qui la fait ». Il en va de l’efficacité
même de la démarche scientifique.
Dans l’univers médiatique, des distinctions s’imposent.
Les journalistes qui relèvent du service de l’information
manqueraient à leur devoir s’ils négligeaient ce souci d’objec-
tivité. On ne leur demande pas d’interpréter la réalité, mais

131
132 À plus forte raison

de la rapporter. Le journaliste qui couvre une séance du conseil


municipal ne doit pas juger la pertinence de ce qu’il y entend,
mais bien résumer les propos des intervenants. S’il couvre un
dossier controversé, il doit donner la parole aux divers camps
qui s’opposent, en fonction de leur représentativité propor-
tionnelle.
Le rôle du service de l’information, dans un journal, est
bien de décrire la réalité le plus fidèlement possible, sans porter
de jugement sur elle. Il s’agit là, bien sûr, d’un idéal. Comme
il est impossible de parler de tout, il faut donc faire des choix.
Le critère de l’intérêt public, dans cette sélection, est premier.
Or, même en s’y tenant, l’objectivité pure reste impossible à
atteindre. Dans les années 1990, par exemple, alors qu’une
majorité de journalistes étaient assez âgés, le dossier des
retraites était considéré comme primordial et occupait
beaucoup d’espace médiatique. Le récent rajeunissement de
la profession a fait en sorte que les dossiers concernant la
famille prennent plus de place. Dans les deux cas, les journa-
listes visent une description impartiale de la réalité, mais le
choix des sujets traités indique toutefois que l’objectivité pure
est impossible.
En matière d’opinion, d’ailleurs, la question ne se pose
même pas. Comme l’écrivait Pierre Bourgault dans un texte
célèbre, « l’être le plus apolitique ou le plus aculturel qui soit
n’en reste pas moins un homme qui choisit tous les jours d’être
et de penser de telle ou telle façon, pour telle ou telle raison ».
Dans la conduite de notre vie, en effet, la neutralité est impos-
sible. Prenons l’exemple classique de la question nationale.
Pour des raisons qui nous sont propres, et en se fondant sur
les informations dont nous disposons, nous sommes ou bien
souverainistes ou bien fédéralistes. Ceux qui refusent de
choisir, quoi qu’ils en pensent, font encore un choix, et, dans
ce cas, c’est celui du statu quo, donc du fédéralisme. Cela vaut
pour presque toutes les situations de la vie. Quand des idées
sont en cause (gauche/droite, public/privé, égalité/liberté,
société 133

etc.), les solutions ne sont jamais techniques, mais toujours


politiques et idéologiques.
Aussi, le rôle du journaliste d’opinion (chroniqueur, édito-
rialiste) n’est pas d’être objectif ou neutre – ce qui serait une
négation de la nature de son travail –, mais d’exprimer honnê-
tement ses choix, nécessairement subjectifs, en les justifiant
par des arguments. Il n’a pas le droit de déformer la réalité,
mais il a la mission de l’interpréter pour tenter de rallier ses
lecteurs à son point de vue. Ces derniers, bien sûr, suivant la
même logique, ont le droit de ne pas être d’accord et de le
contester, en vertu de leur propre interprétation de la réalité,
et non d’une objectivité défaillante. C’est ce que Bourgault
appelait la « subjectivité honnête ».

15 avril 2009
Le jeu de la vérité

D ans 1981, le beau film de Ricardo Trogi sur


l’enfance, une séquence retient particulièrement
l’attention. Les jeunes garçons, qui se racontent des menteries
depuis le début de l’année scolaire, décident de passer aux
aveux. Le premier avoue que les revues érotiques promises
à ses amis n’existent pas et qu’il les a inventées uniquement
pour se faire accepter dans le groupe. Un autre avoue que
ce fameux père, qu’il dit aller voir à Montréal, est en fait en
prison. Et tous, ainsi, se disent enfin la vérité.
Encouragé par cet élan de franchise, le jeune héros du
film, joué par l’excellent Jean-Carl Boucher, se rend à vélo
chez la jeune fille qu’il aime pour lui avouer un mensonge et
pour découvrir… qu’elle lui a menti ! Il se fait alors, en
substance, cette réflexion : le jeu de la vérité, ça ne peut
marcher que quand tout le monde joue.
Cette séquence me revient sans cesse en tête, depuis
quelques semaines, alors qu’il ne se passe pas une journée
sans qu’on ne découvre un nouveau scandale impliquant le
monde politique et le milieu des affaires. À Québec, un
nauséabond parfum de conflit d’intérêts a entouré l’octroi de
contrats de voirie à l’entreprise de David Whissel, ministre du
Travail dans le gouvernement Charest, qui a dû abandonner

134
société 135

ses fonctions ministérielles. Pour sa part, le premier ministre


fait la promotion d’un Plan Nord qui n’existe même pas !
À Montréal, l’affaire des compteurs d’eau et la collusion
dans l’industrie de la construction ont jeté les soupçons sur
l’administration Tremblay. Benoît Labonté, numéro 2 du parti
d’opposition, aurait bénéficié d’un financement occulte. À
Boisbriand, un entrepreneur, qui a obtenu plus de la moitié
des contrats de la ville, a manœuvré pour éviter des élections.
À Ottawa, les conservateurs s’adonnent à la propagande en
distribuant de l’argent public avec le logo de leur parti et sont
soupçonnés d’avoir octroyé un important contrat à une firme
dans laquelle travaille un de leurs organisateurs.
Ces gens-là, en refusant de jouer au jeu de la vérité alors
qu’ils sont très bien payés pour ce faire, ne se discréditent pas
seulement eux-mêmes ; ils sont en train, et cela est bien plus
grave, de détruire la démocratie. Comme les fréquents cas de
dopage dans le monde du sport ont amené les amateurs à
soupçonner tous les athlètes de haut niveau de ne pas carburer
à l’eau claire, les scandales éthiques en politique alimentent
un dangereux cynisme à l’égard de nos élus.
Je suis, pour ma part, partisan des impôts élevés. Il s’agit,
selon moi, du meilleur moyen d’assurer des services publics
de qualité à tous et, par conséquent, de contribuer à la justice
sociale. Or, comment pourrai-je convaincre mes concitoyens
de la pertinence de ma position si nos élus et leurs amis entre-
preneurs détournent les fonds publics à des fins de pouvoir et
d’enrichissement personnel ?
Le drame, ce serait pourtant que, sous prétexte que les
« gros » refusent de jouer au jeu de la vérité, les « petits »
décident d’en faire autant. Quand tout le monde décide de
tricher en n’espérant plus que tirer son épingle du jeu, ce sont
toujours les plus honnêtes et les plus vulnérables qui en
souffrent. S’il fallait que les scandales en question entraînent
un décrochage civique généralisé – indifférence à l’égard de
136 À plus forte raison

la politique, refus des taxes et impôts, repli sur l’intérêt


personnel –, la démocratie et la justice en seraient les premières
victimes.
Les citoyens ne doivent donc pas décrocher, mais, au
contraire, s’accrocher encore plus, exiger des enquêtes
publiques sur ces scandales pour faire le grand ménage, être
sans merci pour les élus et les hommes d’affaires à l’éthique
élastique, plaider avec énergie pour le renforcement de la loi
sur le financement des partis politiques (qui devrait s’appliquer
aux courses au leadership, interdire les dons anonymes et les
dons d’une même personne à tous les partis) et accepter, eux
aussi, de jouer au jeu de la vérité, c’est-à-dire ne pas rejeter
automatiquement un politicien honnête qui évoquerait une
augmentation d’impôt pour le bien public. Ce qui est essentiel
à la démocratie ne marche que si tout le monde joue.

28 octobre 2009
C comme dans confusion

C onnaissez-vous la Génération C ? C’est le nom par


lequel certains analystes sociaux désignent les
12-24 ans, sous prétexte qu’il s’agirait d’une génération de
la communication, de la collaboration et de la création. Sa
caractéristique principale, au fond, serait sa familiarité avec
les nouvelles technologies de l’information.
Or, s’il est vrai que les 12-24 ans sont friands de téléphones
cellulaires, d’Internet et de lecteurs MP3, sont-ils pour autant
plus communicateurs, collaborateurs et créatifs que leurs
prédécesseurs ? Les moyens, bien sûr, ont changé, mais les
contenus se sont-ils vraiment améliorés ? Avoir l’oreille collée
en permanence sur un cellulaire pour échanger des banalités
avec un absent peut-il être considéré comme un progrès de la
communication ? Papillonner sur Internet rend-il plus créatif
que de lire livres et journaux ? On peut en douter.
On peut surtout douter de la perspicacité des excités de la
technologie qui incitent toute la société à se soumettre à ce
qu’ils qualifient de « révolution ». Dans la revue L’Actualité du
15 novembre 2009, on évoque la « génération piton » et l’édi-
torialiste Carole Beaulieu plaide en faveur d’une adaptation
de l’école à cette nouvelle réalité. Son texte, intitulé « Bye-bye
école du 17e siècle ! », reprend tous les clichés qui ont cours à
ce sujet.

137
138 À plus forte raison

« Quand un ordinateur, un téléphone cellulaire ou la


technologie Wi-Fi du café du coin offrent plus d’occasions que
l’école d’accéder au savoir, écrit Beaulieu, pourquoi traîner
assis à un pupitre éraflé dans une classe sans fenêtres ? » Elle
ajoute même que « la majorité des enfants québécois savent
aujourd’hui vérifier dans Internet si leur prof a commis une
erreur dans son cours ». C’est vraiment n’importe quoi !
Ce qu’offrent les cours traditionnels, en effet, ce sont bien
sûr des savoirs, mais surtout l’art d’organiser ces savoirs, la
capacité de distinguer l’essentiel de l’accessoire, de faire la
différence entre des savoirs fondés sur du solide et des opinions
gratuites ou intéressées. Internet est certes un réservoir inépui-
sable de références, comme les bonnes bibliothèques d’ailleurs,
mais, fréquenté sans guide, il peut rapidement devenir le lieu
de toutes les dérives. Cette technologie a donc ses vertus, mais
elle ne remplacera jamais la présence d’un enseignant
compétent, en chair et en os, qui se fait le garant d’une explo-
ration encadrée du savoir.
Dans Le culte de l’amateur (éditions de L’Homme, 2008),
Andrew Keen, spécialiste des nouvelles technologies, déplore
le fait que l’engouement pour Internet est en train de tuer la
culture en mettant sur un pied d’égalité les productions intel-
lectuelles des amateurs et celles des spécialistes. « Au lieu
d’utiliser Internet pour nous informer et nous cultiver, écrit
Keen, nous cherchons à faire nous-mêmes la nouvelle, à
devenir des objets de culture. » Trop souvent, on n’y fait plus
la distinction entre le blogueur improvisé et l’expert informé.
Toutes les opinions y sont considérées comme équivalentes.
Une manifestation inquiétante de ce phénomène est
actuellement en train de se produire dans le dossier de la
grippe A (H1N1). Plus de 60 % des Québécois, semble-t-il,
refuseraient de se faire vacciner. Manquent-ils d’information ?
Non, explique le politologue Christian Dufour dans La Presse
du 27 octobre 2009, ils en ont trop ! Ils se sont souvent informés
sur Internet, sans se préoccuper de la qualité de leurs sources.
société 139

Aux informations des experts rapportées par les médias tradi-


tionnels sérieux (on ne parle pas, ici, de Denis Lévesque de
LCN), ils ont opposé les élucubrations de quelques charlatans
lues sur Internet. « On voit pourtant dans cette affaire qu’il
ne suffit pas que les gens soient informés, explique Dufour,
encore faut-il qu’ils disposent du minimum de jugement ou
de formation leur permettant d’évaluer les diverses informa-
tions qu’ils obtiennent, en ne mettant pas tout sur le même
pied. »
Or, ce jugement et cette formation, aucune technologie
n’est en mesure de les fournir aux jeunes, de même qu’aux
vieux, eux aussi embarqués dans la tendance C. Comme hier,
c’est encore sur la voix humaine des professeurs, des journa-
listes et des experts compétents qu’il faut compter pour les
acquérir.

4 novembre 2009
Ma dernière volonté

L e comportement de mes contemporains


m’inquiète. On dirait qu’ils sont tous en train de
devenir maniacodépressifs. Une semaine, ils refusent un
vaccin contre la grippe avec force en criant au complot et la
semaine suivante, ils sont prêts à laisser leur civisme au
vestiaire et à se battre pour se faire piquer. Suivant la même
logique, ils sont obsédés par leur santé parce qu’ils souhaitent
prolonger leur vie le plus possible (par le sport, la bouffe
santé et toutes sortes de produits douteux), mais se prononcent
à 80 % en faveur de l’euthanasie.
La position des Québécois dans ce dernier dossier
m’inquiète particulièrement. L’euthanasie est un sujet très
complexe qui exige d’être traité avec la plus grande prudence.
Le caractère irréversible du geste devrait inciter tout le monde
à y réfléchir avec retenue et sagesse.
Il faudrait, d’abord, savoir de quoi on parle. Débrancher
un polytraumatisé en état de mort cérébrale ou cesser des
traitements qui relèvent de l’acharnement thérapeutique, ce
n’est pas euthanasier des patients. De même, la sédation
palliative peut parfois entraîner la mort, mais elle n’est pas
un geste d’euthanasie puisqu’elle n’est pas irréversible et est
pratiquée avec l’intention de soulager et non de tuer.
« L’euthanasie, explique le docteur Patrick Vinay, spécialiste

140
société 141

des soins palliatifs à l’hôpital Notre-Dame du CHUM, est un


meurtre par compassion. C’est un phénomène provoqué de
main d’homme avec une intention, celle de faire cesser une
vie qui est jugée comme impossible à continuer. »
Les partisans de l’euthanasie en parlent comme d’un geste
visant à respecter la volonté du malade et à préserver sa
dignité. Ces arguments sont fragiles et inquiétants. La volonté
d’une personne qui vit une expérience tragique peut facilement
être bouleversée. Comme l’explique le philosophe Christian
Godin, « contrairement à ce qu’implique ce double postulat
d’une volonté à la fois claire et intacte, et d’une lucidité claire
et intacte, force est de constater que la plupart de nos actes
procèdent d’une volonté obscure et partielle et d’une compré-
hension floue et fragmentaire ». Ce constat, qui s’applique à
nos décisions ordinaires, prend d’autant plus de force dans
un contexte où se pose la question de la vie ou de la mort.
Selon le biologiste français Axel Kahn, 50 % des suicidants
affirment que leur volonté n’était pas de mourir et moins de
la moitié d’entre eux passent de nouveau à l’acte.
La pensée d’un bien-portant, explique le Dr Vinay dans
Le Devoir du 17 octobre 2009, n’est pas celle d’un malade.
Lorsqu’ils sont en santé, nombreux sont ceux qui affirment
« ne pas vouloir vivre ça » en parlant d’une fin de vie difficile.
Or, « une fois qu’ils en sont rendus là, ils changent d’idée.
Parce que leur qualité de vie, ils ne l’évaluent plus avec une
tête de bien-portant, mais avec une tête de malade. » Ils n’ont
pas besoin de se faire dire que s’ils mouraient, tout irait mieux
pour eux et pour les autres.
L’argument de la perte de la dignité, quant à lui,
m’apparaît moralement irrecevable. La dignité, pour un
humain, ça ne se perd pas, sauf en faisant du mal aux autres.
« On est digne par son humanité même, insiste Axel Kahn.
La dignité transcende l’aptitude. » Notre société, obsédée par
la notion de qualité de vie, se trompe en établissant une
142 À plus forte raison

équation entre la dignité et la capacité de produire, de


consommer et de jouir. « Nous ne sommes pas dignes seulement
par ce que nous faisons, mais par ce que nous sommes »,
explique Patrick Vinay.
Plus prudent que les fédérations des médecins spécialistes
et des omnipraticiens, le Collège des médecins suggère de
réfléchir à l’euthanasie dans la logique des soins appropriés
en fin de vie plutôt que dans une logique juridique. Ce débat,
de toute façon, n’appartient surtout pas qu’aux médecins,
mais aux vivants que nous sommes.
Dans sa poignante chanson « Ma dernière volonté », Serge
Reggiani raconte l’histoire d’un homme qui, sa vie durant,
prenait la mort de haut, mais qui, à l’heure ultime, s’écrie
qu’il veut « vivre, vivre/ même sans soleil, même sans été/
vivre, vivre/ c’est ma dernière volonté ». C’est aussi la mienne,
même si je la sais fragile.

11 novembre 2009
Pauvreté 75 ?

L es mois de janvier et février, au Québec, sont


associés à la saison hivernale, avec ses plaisirs et
ses désagréments, mais ils sont aussi associés, depuis
plusieurs années, à la saison des REER. Dans les prochaines
semaines, en effet, nous subirons un matraquage publicitaire
nous incitant à cotiser à ces régimes d’épargne-retraite.
Devrions-nous y succomber ?
En 2008, selon Statistique Canada, seulement 26 % des
Québécois ayant fait une déclaration de revenus ont choisi
cette forme d’épargne, avec une cotisation moyenne de
2 500 dollars. Est-ce inquiétant ? Oui, si on considère que
seulement un Québécois sur trois a actuellement le privilège
de cotiser à un fonds de pension vraiment solide, dit à « presta-
tions déterminées », offert par son employeur. Les autres,
c’est-à-dire la majorité, ne peuvent donc compter, pour
s’assurer une retraite à l’abri du besoin, que sur les régimes
universels (Régie des rentes du Québec, Sécurité de la vieillesse
du Canada, Supplément de revenu garanti) et sur les REER.
Or, les cotisations à la Régie des rentes du Québec (RRQ)
n’assurent aux travailleurs qu’une rente correspondant à 25 %
de leurs revenus moyens de carrière et les régimes fédéraux
d’appoint ne sont pas le Pérou, même s’ils permettent, selon
l’OCDE, à 95 % des aînés de vivre au-dessus du seuil de la
pauvreté. Dans le numéro de février 2010 du magazine
143
144 À plus forte raison

L’Actualité, la journaliste Annick Poitras, à qui je dois le titre


de cette chronique, explique qu’un Québécois qui a gagné un
salaire moyen de 46 300 dollars durant sa vie active recevra,
à 65 ans, environ 20 000 dollars de ces trois sources. Ce n’est
pas rien, mais ça reste peu.
Les REER, et même les CELI, dans ce contexte, deviennent
une option intéressante, voire nécessaire, pour s’assurer un
niveau de vie à la retraite semblable à celui qui fut le nôtre
pendant notre vie active. Encore faut-il en avoir les moyens.
Marc Tison, dans La Presse du 23 décembre 2009, nous apprend
que le taux d’endettement des ménages québécois a atteint
112,2 % en 2008 et que le taux d’épargne se situe à un
maigre 2,1 %.
Dans le cas de certains ménages, cette triste situation
s’explique par des revenus trop modestes, mais dans d’autres
cas, ce déséquilibre est plutôt attribuable à une mauvaise
gestion et à des dépenses excessives (achat d’une maison plus
près du château que d’un domicile familial, gadgets électro-
niques sans cesse renouvelés, voitures trop coûteuses, voyages
inutiles, etc.). Il serait indécent d’inciter les plus pauvres à une
modération à laquelle ils sont déjà contraints, mais il importe
de rappeler aux autres que dépenser moins et épargner
davantage est aussi un devoir civique dont ils seront les
premiers bénéficiaires. La simplicité volontaire, je peux
en témoigner, ne constitue pas un frein au bonheur, au
contraire.
La solution collective à une éventuelle crise des retraites
passe peut-être par une participation forcée des entreprises
qui en ont les moyens aux régimes de retraite de leurs
employés, par une épargne-retraite obligatoire qui passerait
par une augmentation des cotisations à la RRQ (pour assurer,
par exemple, une rente de 50 % au lieu de la rente actuelle
de 25 %) et par une retraite retardée pour ceux qui le désirent.
Sur le plan individuel, les salariés qui en ont les moyens
doivent se discipliner et se préoccuper de leur épargne-retraite.
société 145

Ils doivent, bien sûr, fuir comme la peste les beaux parleurs
à la Vincent Lacroix ou Earl Jones qui leur promettent des
rendements usuraires pour mieux les voler et plutôt tabler
sur des produits financiers honnêtes, à l’abri des bulles spécu-
latives.
Les institutions financières reconnues doivent aussi colla-
borer dans ce dossier d’intérêt public. Ces dernières années,
elles ont transformé ce qu’elles appellent la « gestion du porte-
feuille » en un exercice d’une complexité délirante, parfaitement
incompréhensible pour le commun des mortels. Or, ce dernier,
quand il ne suit plus, a raison de décrocher, de crainte de se
faire rouler. S’il veut éviter la « pauvreté 75 », il doit pourtant
s’accrocher, avec une aide adéquate.

27 janvier 2010
Manawan en quête de son âme

À Manawan, Wapanok Niquay, adolescent de


15 ans, et sa petite sœur Wapikoni ne vont
pas bien. Leur mère, Angéline, atteinte d’un cancer, est à
l’hôpital, en ville. Son mari, Paul, l’accompagne. Les deux
jeunes sont donc laissés à eux-mêmes. Wapanok se perd dans
l’alcool, la drogue et les soirées infernales. Wapikoni est
terrorisée par son frère et ses amis de débauche. Malgré tout,
leur grand-père, Nicolas, n’a pas perdu espoir de sauver leur
âme.
Ces personnages, fictifs, sont les héros de L’Envol du
pygargue, un roman jeunesse d’Étienne Poirier, publié par les
éditions du Soleil de minuit, situées à Saint-Damien-de-
Brandon et converties à la nouvelle orthographe. Enseignant
de français au secondaire dans la communauté de Manawan
depuis 2002, Poirier se présente comme « un homme admiratif
et respectueux d’un grand peuple, celui de ses amis les
Atikamekws ». Son œuvre est une déclaration d’amour à cette
communauté, mais aussi un portrait sans complaisance des
dérives qui l’accablent.
Poirier évoque les nuits éthyliques de Manawan, qui
égarent la jeunesse atikamekw. « Encore ce rap assourdissant
dont seule la basse rappelle les tambours d’antan, écrit-il. […]
Toujours ces voix nocturnes indignes de ses ancêtres, indignes

146
société 147

de la grandeur et de la sagesse millénaire de son peuple. Ces


voix qui ont remplacé les tambours d’antan dans la forêt
endormie et qui, plutôt que de rassembler, divisent et sèment
l’émoi dans les familles. Ces voix qui empoisonnent le silence
de leur venin empestant l’alcool et le mauvais tabac. Ces voix
sans âme et qui errent dans les ténèbres de l’oubli sans savoir
d’où elles viennent et ignorant où elles vont. Sans mémoire
ni avenir. »
Pour l’extirper de ce cercle vicieux, Nicolas emmènera
Wapanok en forêt, afin de l’initier à la sagesse atikamekw. Le
jeune homme, astreint à un dur labeur et à l’expérience de
la tente à sudation, en ressortira transformé. « [Mon cœur]
me dit, avouera-t-il enfin à son grand-père, que je suis respon-
sable de la mémoire de mes ancêtres et que je dois guider mon
peuple vers un avenir meilleur. Je dois être à la fois le souvenir
et l’espoir de ma nation. »
Pendant ce temps, sa petite sœur, désespérée, s’est perdue
en forêt, alors qu’elle est en quête du « gardien de la nuit »,
un personnage-esprit qui permettra à son peuple de retrouver
le sommeil. Le récit de cette aventure est l’occasion, pour
Poirier, d’initier le lecteur aux légendes atikamekws,
notamment celle du carcajou, magnifiquement racontée dans
ces pages. « Mon peuple aussi est déraciné, dit Wapikoni à
l’animal mythique. Sans mémoire, comme toi, il est perdu.
Mais tout ça est sur le point de changer. »
On aimerait bien partager, avec la jeune fille et l’auteur,
cette conclusion optimiste, mais ce n’est pas facile. Déchirés
entre leur désir de modernité et leur volonté de préserver leurs
traditions, les peuples autochtones du Québec, comme les
personnages de ce roman, ne vont pas bien. Pour eux, s’ins-
crire pleinement dans le monde moderne comporte le danger
de perdre leur identité, mais la préservation de la pureté de
cette dernière les condamne à s’enfermer dans les réserves et
à s’exclure du monde. Peut-on être autochtone et moderne à
la fois ? La solution à leur impasse est dans la réponse à cette
148 À plus forte raison

question. Les Amérindiens ont besoin de leur propre Révolution


tranquille.
Nous ne pouvons pas la faire pour eux, mais nous devons
au moins leur offrir notre fraternité. Au Québec comme
ailleurs dans le monde, les Amérindiens sont victimes d’un
racisme larvé qui fait honte à notre humanité. Souhaitons
que le beau livre d’Étienne Poirier contribue, en nous faisant
mieux connaître nos concitoyens atikamekws, au dévelop-
pement d’une solidarité québécoise qui n’exclut personne.
Note : Poirier a choisi de ne pas accorder le mot
« atikamekw », mais Antidote et le Multidictionnaire de la langue
française prescrivent de l’accorder en nombre.

10 mars 2010
Contre le gros bon sens

D e passage à Joliette, le 20 mars 2010, pour


présenter son nouveau spectacle, l’humoriste
Guy Nantel a été acclamé par le public lanaudois. Cet accueil
n’est, à mon avis, que partiellement mérité. Dans la première
partie de sa prestation, Nantel a le ton vif et son propos à
teneur sociale déride. Avec une sympathique malice, il
s’amuse aux dépens d’un distributeur de fruits et légumes
bios de Rawdon qui, bon joueur, en redemande. Le comique
aurait dû, toutefois, s’arrêter après ces 80 premières minutes,
pas toujours brillantes mais drôles.
La suite est mauvaise. Composée au tiers de blagues de
mononcle sur les relations hommes-femmes, au tiers d’un
humour de bas niveau qui critique bêtement les religions (le
savoir de Nantel sur ce sujet semble égal à celui d’un adolescent
inculte) et au tiers d’une petite morale racoleuse qui se résume
à un éloge du « gros bon sens », cette portion du spectacle est
carrément niaiseuse.
Nantel, c’est sa marque de commerce, se réclame d’un
humour social qui fait réfléchir. Il se présente même comme
un humoriste qui s’attaque aux idées reçues, c’est-à-dire aux
opinions populaires, mais sans véritables fondements. Or, son
spectacle est lui-même rempli d’idées reçues. Ses blagues sur
les « BS » sont parfois drôles, mais, contrairement à celles d’un

149
150 À plus forte raison

Yvon Deschamps, elles entretiennent plus les préjugés qu’elles


ne les combattent. Ses propos sur la religion confortent le
discours antireligieux des ignorants. Son discours sur la place
du privé en santé (qui réduirait les listes d’attente) n’est non
seulement pas drôle, mais il est faux, en plus.
La pire bêtise du spectacle, cela dit, reste son appel au
« gros bon sens », en conclusion. Nantel reprend là une des
plus fréquentes opinions préconçues du discours majoritaire.
Ce recours au gros bon sens, en effet, si cher aux Jean-Luc
Mongrain et Denis Lévesque de ce monde, est une formule
creuse, qui ne veut rien dire. Le gros bon sens, c’est comme le
bon jugement : tous croient l’avoir de leur côté, même si tous
ne partagent pas les mêmes opinions. Alors, il est où, le gros
bon sens ?
Les souverainistes, par exemple, sont convaincus d’avoir
le gros bon sens en leur faveur. Le problème, c’est que les
fédéralistes pensent la même chose. La vérité, c’est qu’il s’agit
là de deux options idéologiques. La première privilégie la
liberté et l’autonomie de la nation, alors que la seconde met
plutôt l’accent sur la sécurité économique. Qui a raison ? Ça
dépend des valeurs qu’on chérit. Le gros bon sens n’a rien à
faire là-dedans.
Souhaiter payer moins d’impôts serait, selon certains, une
position qui relèverait du gros bon sens parce qu’elle laisserait
plus d’argent dans nos poches. Ah oui ? Mais s’il faut payer,
ensuite, pour une foule de services publics, sommes-nous sûrs
d’en sortir plus riches ? Il est où, le gros bon sens ? Si on veut
des services publics de qualité, il faudra accepter que tous
paient plus de taxes et de tarifs, entend-on ces jours-ci. On
peut pourtant arriver au même résultat sans faire payer les
pauvres et la classe moyenne, rétorque Québec solidaire,
preuves à l’appui. Le privé en santé réduirait les listes d’attente,
affirme Nantel. Totalement faux, répliquent les experts qui
signent l’ouvrage Le Privé dans la santé (PUM, 2008). Le gros
société 151

bon sens de Nantel, donc, n’est qu’une pensée de droite qui


s’ignore.
L’appel au gros bon sens, on le voit, est l’argument de ceux
qui n’ont pas d’arguments. Il suggère que, si tous faisaient
preuve de sagesse, des solutions précises s’imposeraient. Or,
ça ne marche pas comme ça. Pour répondre aux divers défis
socioéconomiques d’une société, plusieurs solutions sont
possibles. À des degrés variables, certaines sont de droite (axées
sur la responsabilité individuelle, la compétition et le libre
marché), alors que d’autres sont de gauche (axées sur le bien
commun, la coopération et l’intervention de l’État). Il faut
choisir son camp et le défendre. Comment ? En se basant sur
des faits, des valeurs et des études sérieuses, et non sur un
hypothétique gros bon sens sans substance.

31 mars 2010
Rapides et dangereux

P endant la dernière fin de semaine de mars 2010,


dans Lanaudière, deux jeunes hommes ont
trouvé la mort sur nos routes, dans des accidents qui ont fait
d’autres blessés. Le retour du printemps, malheureusement,
c’est aussi ça : le début de la période la plus dangereuse sur
les routes. De 2003 à 2008, en moyenne annuelle, les
accidents routiers ont causé 279 décès de novembre à avril
et 371, de mai à octobre.
N’importe quelle autre activité qui causerait 650 morts
par année serait énergiquement condamnée. Les tragédies
routières, au contraire, sont trop souvent considérées comme
des fatalités. Ce sont des accidents, dit-on. De multiples études
ont pourtant démontré que presque 90 % de ces accidents sont
attribuables à des facteurs humains et auraient pu être
évités.
Bien sûr, nous nous sommes beaucoup améliorés à cet
égard. En 1973, la route a fait 2 209 morts. En 2008, le triste
bilan s’élevait à 557 tués et 44 123 blessés, même si le nombre
de véhicules en circulation avait presque doublé, par rapport
à 1973. On peut s’en réjouir, mais il ne faut pas féliciter les
conducteurs trop vite. Dans cette amélioration, en effet, les
avancées technologiques (les automobiles sont plus sécuri-
taires) et médicales (même gravement blessé, on meurt moins)

152
société 153

comptent pour beaucoup. Les lois plus sévères (ceinture de


sécurité, lutte contre l’alcool au volant) ont aussi eu leur effet.
L’imprudence, toutefois, reste un fléau et les automobilistes
continuent de surestimer leur habileté à conduire, tout en
sous-estimant les dangers de la route.
Les chiffres cités dans cette chronique sont tirés de Routes
et Déroutes. Pour un meilleur bilan routier au Québec (Voix paral-
lèles, 2010), un ouvrage très instructif du mathématicien
Jean-Marie De Koninck. Fondateur de l’Opération Nez rouge
et président de la Table québécoise de la sécurité routière, De
Koninck veut en finir avec les mythes entretenus en cette
dernière matière et nous offre, pour ce faire, de solides statis-
tiques qui devraient faire réfléchir. Trop d’automobilistes
continuent de se croire experts du volant et se vautrent dans
une négligence criminelle, en attribuant tous les torts aux
autres. Résultat : tout usager de la route a une probabilité de
39 % d’en devenir une victime.
La vitesse, entend-on ainsi parfois, n’est pas un problème.
La maladresse et l’incompétence, des femmes et des vieux,
surtout, seraient plutôt en cause. Ce discours, qu’on se le dise
une fois pour toutes, est faux. La vitesse est responsable de
37 % des accidents mortels. La preuve est faite qu’une
diminution de 1 km/h de la vitesse moyenne entraîne une
diminution de 3 % des accidents avec blessés. Une diminution
de 5 km/h se traduit donc par une diminution de 15 % des
accidents graves. Aux États-Unis, dans les années 1990, une
augmentation des limites permises sur les autoroutes a été
suivie d’une hausse des décès. À l’inverse, la présence de radars
photo fait diminuer le nombre de décès. Pourtant, au Québec,
70 % des conducteurs avouent dépasser la limite permise ! Ce
comportement est non seulement irresponsable, il est aussi
coûteux, puisque la vitesse se paie en consommation
d’essence.
Le problème de la conduite avec les facultés affaiblies par
l’alcool serait essentiellement, croit-on parfois, l’affaire des
154 À plus forte raison

récidivistes. Encore faux, démontre De Koninck. 83 % des


conducteurs impliqués dans un accident causé par l’alcool en
étaient à leur première offense du genre.
Malgré la loi qui l’interdit, l’utilisation du cellulaire au
volant reste répandue. Il suffit d’observer les automobilistes
lanaudois pour le constater. Or, les conducteurs qui parlent
au téléphone, que ce dernier soit « en main » ou « mains
libres », réagissent 9 % moins vite que ceux qui ont consommé
de l’alcool. Pourtant, de bons pères et de bonnes mères de
famille restent les esclaves du cellulaire au volant. Cela, je
regrette d’être obligé de le dire, s’appelle de l’inconscience.
On a toujours un peu l’impression, quand on aborde ce
sujet, de parler dans le désert. De Koninck nous invite à persé-
vérer. On peut, dit-il, améliorer notre bilan routier en luttant
sur trois fronts : l’éducation, une législation adéquate et une
bonne présence policière. La principale qualité d’un
conducteur, ce n’est ni l’habileté ni l’assurance, mais la
prudence.

14 avril 2010
Vivre dans le passé

L es albums de duos, dans lesquels des artistes


vieillissants (Dubois, Ferland, Marjo, Vigneault)
reprennent leurs vieux succès en compagnie de leurs amis,
ont la cote. Sylvain Cossette, quand il chante de nouvelles
chansons en français, obtient un succès honnête. En
reprenant de vieux hits anglophones des années 1970, il
obtient un succès retentissant. Cette année, au Québec, six
ou sept comédies musicales tiendront l’affiche. Parmi
celles-ci, l’une reprend le répertoire de Beau Dommage,
l’autre celui de Michel Fugain avec le Big Bazar et d’autres
encore d’anciens succès d’Aznavour et de Plamondon. À
Joliette, cet été, le gros spectacle sera Les Belles-sœurs, de
Michel Tremblay, une pièce de 1968. À L’Aube des saisons,
on ne joue à peu près que des classiques.
Coudon, le monde actuel, celui de 2010, est-il plat au point
qu’il faille se réfugier dans le passé pour trouver un peu de
réconfort ? Ce qui s’exprime dans le domaine artistique se
retrouve aussi dans le domaine politique. Dans un récent
sondage Léger Marketing – Le Devoir, on a demandé aux
Québécois d’identifier le meilleur premier ministre des
25 dernières années. Le fade Robert Bourassa a remporté la
palme, devant, dans l’ordre, Lucien Bouchard, Jacques
Parizeau, Bernard Landry et Jean Charest. On comprend
facilement pourquoi ce dernier n’a pas reçu beaucoup de

155
156 À plus forte raison

votes, mais que Bourassa termine premier étonne. Sa victoire,


au fond, ne peut être attribuée qu’à un élément : il est le plus
ancien de la liste. Si on avait ajouté le nom de Duplessis à
cette dernière, on peut présumer qu’il aurait été choisi !
Cette nostalgie est inquiétante. Elle indique une forme de
désengagement, de désamour des citoyens par rapport au
temps présent. Or, croire que le passé était meilleur n’est certes
pas une attitude favorable au bonheur individuel et collectif.
Ce réflexe régressif peut même inciter au décrochage social,
au conservatisme dépité et s’apparente presque à une trahison
envers notre époque. Pendant que l’on se vautre, en effet, dans
le vieux stock, on néglige les créateurs d’œuvres, d’idées et de
solutions d’aujourd’hui, le seul temps qui est vraiment le
nôtre.
Quelle chance les dramaturges actuels ont-ils de se faire
valoir si on remonte toujours du vieux Tremblay ou du
Molière ? La musique dite classique a-t-elle cessé d’inspirer les
compositeurs après Mozart, Beethoven et quelques roman-
tiques ? On semble oublier, parfois, que ces grands artistes du
passé écrivaient et composaient pour leur époque et ont été
accueillis par leurs contemporains. Si leur public avait été
obsédé par la seule reproduction du grand passé, leurs œuvres
n’existeraient pas. Après Passe-Partout, qu’on se le dise, il y a
eu et il y a encore de la bonne télé québécoise pour les enfants.
Il y a encore, de même, des gens qui composent de la musique
sérieuse et des auteurs qui écrivent des pièces de théâtre de
qualité.
Dans une étude savante sur cette fascination pour les
produits à saveur nostalgique (il s’agissait surtout d’aliments
de marque, dans ce cas), la chercheuse américaine Katherine
Loveland conclut que cette attitude serait « un remède contre
l’isolement social et le rejet qu’on semble vivre de plus en plus
dans des univers où la socialisation se fait numérique et où
les familles éclatent ». On chercherait ainsi, en consommant
des produits du bon vieux temps, à se remettre dans l’esprit
société 157

d’époques fantasmées où le lien social était fort, résume le


journaliste Fabien Deglise, dans Le Devoir du 3 avril 2010.
« Maîtresse inassouvie aux yeux trop bleus », comme le
chante Michel Rivard qui dirigera malgré tout une adaptation
chantée des Filles de Caleb, la nostalgie n’est pas un péché en
soi. J’aime bien m’y adonner à l’occasion et je reconnais
pleinement qu’un sain attachement à l’histoire est une vertu.
La nostalgie, toutefois, peut devenir nuisible si elle prend trop
de place, si elle nous enferme dans un passé idéalisé qui nous
rend aveugles aux grandeurs du présent, au souffle des
créateurs d’aujourd’hui et aux luttes qu’il faut mener,
maintenant, pour préparer demain, alors qu’hier, lui, n’est
déjà plus.

28 avril 2010
Ma petite Chinoise

S uis-je malade ? Je me sens très bien, mais, si j’en


crois Caroline Amireault, de l’Association des
couples infertiles du Québec, je suis bel et bien malade. Ma
femme et moi, en effet, avons essayé d’avoir un enfant
pendant plusieurs années. Sans succès.
De généreux amis, mâles triomphants, m’ont expliqué
comment faire. Ça n’a rien donné. Comme nous étions plutôt
jeunes et en santé, nous avons consulté des médecins afin
qu’ils analysent notre cas. Nous avons subi tous les tests que
vous imaginez. Résultat : rien d’anormal, tout est beau. C’est
bizarre, mais c’est ça. N’en faisons pas un drame. Il y a pire
dans la vie.
Nous souhaitions avoir un enfant. Qu’allions-nous faire,
alors ? Deux choix s’offraient à nous : l’adoption et la
procréation assistée. Je préférais la première option, mais ma
femme voulait au moins s’informer au sujet de la seconde.
Opposés par principe au privé en santé, nous avons donc
frappé à la porte du réseau public. Seule la Cité de la Santé,
à Laval, a-t-on appris, offrait alors ce service. Nous y sommes
allés voir. Le gynécologue de service, lui-même père d’enfants
adoptés, nous a expliqué que notre cas n’était pas prioritaire
(nous étions bien d’accord), que ça irait plus vite au privé et

158
société 159

que, de toute façon, la procréation assistée était une démarche


lourde et incertaine.
Nous avons appelé dans une clinique privée. Juste pour
voir. On nous a dit que, même si nous avions en main tous
les tests réalisés dans le réseau public, il fallait tout recom-
mencer et payer le gros prix pour les refaire. Cela a confirmé
ce que nous savions déjà : le privé en santé est d’abord une
business, et cela est encore plus vrai dans un domaine non
prioritaire comme la procréation assistée. Notre choix, dès
lors, était clair et n’avait rien à voir avec une question
d’argent, mais de principe : nous allions adopter une petite
Chinoise. Depuis deux ans, nous l’attendons.
Un jour, je vous raconterai peut-être pourquoi nous avons
choisi d’adopter en Chine. Pour l’heure, je voudrais surtout
expliquer pourquoi je m’oppose à la décision gouverne-
mentale d’accorder un financement public aux traitements
de procréation médicalement assistée. Ce service, d’abord,
n’est pas prioritaire. Quoi qu’en pensent Caroline Amireault
et Julie Snyder, ne pas être capable d’avoir d’enfant naturel-
lement n’est pas une maladie. Ma femme et moi, je vous l’ai
dit, nous sentons très bien. Il y a donc plus urgent en matière
de soins de santé. Il faut rappeler, aussi, que ces traitements
sont pénibles, souvent peu efficaces et que les enfants qui en
sont issus ont, en moyenne, beaucoup plus de problèmes de
santé que les autres.
La principale raison de mon opposition à cette politique,
cela dit, est ailleurs. Je comprends le désir d’avoir un enfant.
Je déplore toutefois profondément l’idée très répandue, entre-
tenue par cette politique, selon laquelle un enfant naturel
serait plus « mon » enfant qu’un enfant adopté.
Mon père et ma mère m’ont bel et bien transmis leurs
gènes, mais ce n’est pas ça qui fait que je suis pleinement leur
fils. La biologie, dans cette histoire, est un détail. Si je suis le
fils heureux de Denis Cornellier et de Danielle Roberge, je ne
160 À plus forte raison

le dois pas à leur sang et à leurs gènes, mais à leurs paroles,


à leurs gestes, à leur amour. Élevé dans une autre famille,
j’aurais été un autre homme. C’est ce que Jean-Paul Sartre
exprimait en disant que, pour l’humain, « l’existence précède
l’essence ». C’est folie de croire que c’est la nature qui détermine
si un enfant est bien le mien. C’est la culture qui joue ce rôle.
Je suis le fils de mon père et de ma mère parce qu’ils m’ont
traité comme tel en me parlant et en agissant avec moi avec
amour. Il faut être malade pour croire le contraire.
Notre petite Chinoise, si elle peut finir par arriver (dans
deux ans, nous dit-on), sera accueillie par des paroles et des
gestes d’amour. Ce sera une vraie Québécoise. À 100 %. Ce
sera notre fille. Pleinement. La petite fille de parents en
santé.

22 septembre 2010
Le sens de l’histoire

O n assiste, cette année, à un déluge de commémo-


rations historiques. 2010, en effet, marque le
centenaire du journal Le Devoir, le cinquantenaire de la
Révolution tranquille, les quarante ans de la crise d’Octobre,
les trente ans du premier référendum sur la souveraineté du
Québec, les vingt ans de la fondation du Bloc québécois et
de l’échec de l’Accord du Lac Meech, de même que les quinze
ans du deuxième référendum sur la souveraineté. Ces événe-
ments de notre histoire ont été soulignés à grands traits
depuis le début de l’année par les médias.
Pourtant, les sondages l’indiquent et une petite enquête
personnelle me le confirme, ces moments charnières sont très
peu connus par de trop nombreux Québécois. La plupart du
temps, ceux qui sont assez vieux pour les avoir vécus ne s’en
souviennent que vaguement et sont incapables d’en fournir
un résumé clair et une interprétation valable. Les plus jeunes,
quant à eux, en grande majorité, les ignorent totalement. Le
programme scolaire des 3e et 4e années du secondaire aborde
ces événements, mais, de toute évidence, cela ne suffit pas.
Dans une classe du collégial, il n’y a pas 20 % des étudiants
qui ont une connaissance claire de ces grands moments. Cela
ne veut pas dire que les cours d’histoire qu’ils ont suivis étaient
mauvais ni que les jeunes sont des imbéciles, mais indique

161
162 À plus forte raison

simplement que, pour développer une vraie connaissance du


passé, comme du reste d’ailleurs, il faut sans cesse y revenir.
Pour renverser cette inculture historique trop répandue, il
faudrait donner à l’histoire une place plus importante à
l’école, notamment en imposant un cours d’histoire du Québec
obligatoire pour tous au collégial, et inciter les adultes à s’ins-
truire à ce sujet en fréquentant les médias sérieux (Le Devoir,
La Presse, L’Actualité, Radio-Canada) qui lui consacrent de
solides dossiers commémoratifs.
Certains croient peut-être ne pas avoir besoin d’une bonne
connaissance historique pour bien mener leur vie et être de
bons citoyens. Je voudrais leur montrer, par une simple
analogie, qu’ils se trompent. Pour un individu, en effet, perdre
le contact avec son passé est un drame. Cet été, à l’émission
de Josélito Michaud à Radio-Canada, une belle jeune femme
livrait un témoignage émouvant en ce sens. Victime d’un
traumatisme crânien, après avoir été fauchée par une voiture
conduite par une femme en état d’ébriété, cette demoiselle
expliquait tristement qu’elle était désormais étrangère à son
propre passé. Elle ne se souvenait plus de celle qu’elle était
avant. Or, ce qui fait l’identité d’une personne, c’est la
conscience claire de son propre parcours et des relations
humaines qui ont jalonné ce dernier. Désormais enfermée
dans un présent sans profondeur, cette jeune femme brillante
était désorientée parce qu’elle n’arrivait plus à cerner son
identité.
Il n’en va pas autrement pour les peuples. Ignorants de
leur passé, de leur histoire, ils sont privés de cohérence et ne
savent plus comment se diriger. Obsédés par le court terme,
privés de la perspective que donne le sens de l’histoire, ils en
viennent même à perdre le sens de l’avenir. Le Québec actuel
ressemble à ça.
Il ne s’agit pas, pour un individu comme pour un peuple,
de vivre dans le passé. Il s’agit de comprendre que le présent
société 163

n’a de sens que situé sur la ligne du temps, entre le passé qui
l’a fait et le futur potentiel qu’il contient et au sujet duquel le
passé regorge de leçons. La leçon de la Révolution tranquille,
par exemple, c’est qu’avec un État sainement interventionniste
et un solide appui populaire, « on est capable » de faire de
grandes choses (Hydro-Québec, santé, éducation). La leçon
d’Octobre 70, c’est que la violence fait le jeu du pouvoir
conservateur et qu’on ne fait pas pousser les fleurs plus vite
en tirant dessus. La leçon des deux référendums, c’est que les
promesses du fédéral au Québec ne sont que du vent. La leçon
de Meech, enfin, c’est que même les demandes minimales du
Québec passent pour de l’abus au Canada anglais et que le
projet de fédéralisme renouvelé est une illusion.
La principale leçon de l’histoire, au fond, c’est que, comme
l’écrit le philosophe français Régis Debray, « le mépris des
origines est mortel pour le progrès ». Pour un individu comme
pour un peuple.

13 octobre 2010
De l’oxygène pour la santé

L es chialeurs qui dénoncent sans nuances le


système de santé québécois me tapent royalement
sur les nerfs. Quand je vois les médias de Quebecor monter
en épingle des cas anecdotiques pour discréditer le système
de santé public, j’enrage presque. Comme l’écrivait déjà
Pierre Bourgault en 1994, j’ai la conviction que, « malgré ses
lacunes, notre système de santé est parmi les meilleurs du
monde ». Je pense néanmoins, comme le regretté chroni-
queur, que des améliorations sont possibles et nécessaires.
L’accessibilité aux soins de première ligne est proba-
blement le problème le plus criant à l’heure actuelle. Deux
millions de Québécois n’ont pas de médecin de famille. Même
ceux qui en ont, d’ailleurs, ont de la difficulté à obtenir un
rendez-vous avec lui. Le concept de médecin de famille est
lui-même très douteux puisque ces médecins refusent souvent
de prendre en charge le conjoint ou les enfants d’un patient
qui est déjà le leur. Aussi, dans une même famille, il arrive
que la mère ait son médecin, les enfants le leur et que le père
soit condamné à fréquenter des cliniques sans rendez-vous.
Ces dernières, d’ailleurs, portent bien leur nom puisqu’on
se retrouve souvent sans rendez-vous quand on compte sur
elles. Dès 8 heures le matin, il faut se mettre à deux sur le
téléphone pour espérer gagner le gros lot. Si, dix minutes plus

164
société 165

tard, on ne vous a pas encore répondu puisque la ligne est


toujours occupée, oubliez ça. De plus, qu’elles soient avec ou
sans rendez-vous, ces cliniques ferment à trois heures de
l’après-midi en semaine, sont rarement ouvertes la fin de
semaine et sont fermées pendant la période des Fêtes, d’où
l’engorgement annuel des urgences qui s’ensuit.
Que faire pour améliorer cette irritante situation ? La
solution ne passe certes pas par une ouverture au privé qui
ne ferait que déplacer le problème, en plus de créer une
inacceptable injustice sociale. L’accès à des soins de santé est
un droit fondamental qui doit demeurer universel et fondé
sur le principe selon lequel c’est l’état de santé d’une personne,
et non son portefeuille, qui détermine l’ordre de priorité
d’accès. En ce sens, la multiplication des cliniques qui exigent
des frais pour un bilan de santé afin de faciliter ensuite l’accès
à un médecin est un scandale.
Des solutions publiques existent, mais elles exigent du
courage politique pour être mises en œuvre. Au début de
l’année 2010, l’Ordre des pharmaciens du Québec a suggéré
d’élargir le champ de pratique de ses membres, en leur
permettant, comme c’est le cas en Ontario, de prolonger une
ordonnance et de gérer des problèmes de santé mineurs
comme certaines allergies, le pied d’athlète, la cessation
tabagique ou une infection urinaire. Au Royaume-Uni, où
elle est appliquée, cette approche aurait permis d’éviter
220 000 consultations en cabinet médical par jour ! Une étude
ontarienne, citée dans Le Devoir du 13 mars 2010, conclut à
une économie de 72 millions de dollars et à une réduction de
1,2 million de rendez-vous chez le médecin par année.
De même, l’introduction d’infirmières praticiennes dans
les soins de première ligne pourrait contribuer à donner de
l’oxygène au système. Un récent reportage de l’émission
Enquête (Radio-Canada) nous apprenait que les infirmières
praticiennes québécoises sont parmi les plus formées au
monde, mais aussi parmi celles qui ont le moins de marge de
166 À plus forte raison

manœuvre. Elles pourraient assurer le suivi de malades


chroniques, soigner des otites et bien d’autres choses encore.
Elles pourraient, par exemple, assurer une permanence en
soins de première ligne dans les CLSC.
Les médecins, dans notre système de santé, ont été un peu
trop sacralisés. Ils sont bien sûr absolument nécessaires et
leurs compétences ne font pas de doute. Seulement, on ne voit
pas au nom de quoi ils devraient détenir un monopole sur les
soins de première ligne, surtout qu’ils ne fournissent plus à la
tâche.
Actuellement, toutefois, leurs représentants, sans le dire
ouvertement, s’opposent aux solutions proposées dans ce texte
et font trembler le gouvernement. Les médecins, par exemple,
exigent 60 000 $ par année pour accueillir une infirmière
praticienne dans leur clinique. S’ils ont vraiment la santé des
Québécois à cœur, ils devraient jeter du lest, sous la pression,
s’il le faut, de nos élus.

19 janvier 2011
À la défense du syndicalisme

L e discours antisyndical ne date pas d’hier. Depuis


mon enfance, j’entends des gens dire des syndicats
qu’ils ont trop de pouvoir, incitent à la paresse, nuisent à
l’emploi et autres préjugés semblables. Ce discours connaît
parfois des accalmies, mais revient sans cesse comme la
chaleur au printemps. Depuis deux ans, par exemple, les
chroniqueurs du Journal de Montréal s’en font les porte-parole
attitrés. Le 1er février 2011, Éric Duhaime écrivait même que
le Québec n’est qu’un « vulgaire paradis syndical ».
Dans L’Action du 6 février 2011, Raphaël Melançon en
rajoutait une couche en affirmant qu’il fallait réinventer le
modèle syndical, sous prétexte que celui-ci souffrirait d’un
manque de démocratie. À l’appui de sa thèse, mon collègue
citait une « étude » de l’Institut économique de Montréal
(IEDM). Or, l’« étude » en question est un simple document de
propagande de quatre pages, réalisé par un organisme financé
par de grandes entreprises. Pour l’objectivité, on repassera !
Le point de vue de l’IEDM sur les syndicats a la même
valeur que celui de Stephen Harper sur le Bloc québécois !
Partisan enragé de la privatisation, de la déréglementation
et du rétrécissement de l’État, l’IEDM rit du monde quand il
prétend se porter à la défense de « l’intérêt du travailleur ». Il
est déplorable que mon collègue relaie sans esprit critique les
propos de cet organisme tendancieux.
167
168 À plus forte raison

Les syndicats ont certes des défauts. Nous leur devons


néanmoins, depuis plus de 100 ans, toutes les luttes qui ont
permis aux travailleurs d’obtenir des conditions de travail et
de vie décentes. Les syndicats ont non seulement contribué à
un certain partage de la richesse, ils ont aussi permis d’amé-
liorer la sécurité au travail et les régimes de retraite et ont joué
un rôle important dans la mise en place d’une foule de
programmes sociaux. D’une certaine façon, on pourrait même
dire que les syndicats ont sauvé le capitalisme au 20e siècle.
Les capitalistes, en effet, veulent toujours faire plus d’argent
et, pour cela, réduire les salaires de leurs employés. Or, si ces
derniers ne reçoivent que des pinottes pour leur production,
qui achètera cette dernière ?
On répliquera que s’ils ont été nécessaires à une époque
où les travailleurs étaient scandaleusement exploités, les
syndicats, aujourd’hui, n’auraient plus la même pertinence
et auraient trop de pouvoir. Ce discours ne tient pas la
route.
2009, au Québec, a été une année record pour le faible
nombre de conflits de travail déclenchés (36). On constate
donc que les syndicats actuels ne sont pas particulièrement
gourmands. Plus encore, selon l’historien Jacques Rouillard,
de 1940 à 1975, le pouvoir d’achat des Québécois a doublé,
alors que de 1980 à 2010, il est demeuré stable. Pourtant,
rapporte Le Devoir du 17 mars 2010, « le produit intérieur brut
s’est accru de 2,3 % par année au Québec et la productivité
du travail a augmenté de 1,2 % par année de 1981 à 2008 ».
Or, ce sont les plus riches, dont les syndiqués ne font pas
partie, qui ont accaparé toute cette nouvelle richesse. Selon
La Presse du 2 décembre 2010, les Canadiens les plus riches
(1 % de la population) ont empoché 14 % des revenus déclarés
en 2007, ce qui représente le double de ce qu’ils gagnaient à
la fin des années 1970. « La richesse se crée, constate Rouillard,
mais les travailleurs salariés n’en voient pas la couleur. Sa
redistribution est toujours reportée à plus tard. »
société 169

Pendant ce temps, apprend-on dans Le Devoir du 4 janvier


2011, les 100 dirigeants canadiens les mieux payés ont gagné
en moyenne 6,6 millions de dollars chacun en 2009, ce qui
représente 155 fois le salaire moyen des travailleurs. À 14 h 30
de l’après-midi, lors de leur premier jour de travail de l’année,
ces dirigeants avaient gagné ce que le travailleur ordinaire
gagnera pendant l’année ! Et ce sont les syndicats qui
ambitionneraient ?
Contrairement à ce qu’affirment les adversaires du syndi-
calisme, les syndicats ne servent pas à nuire aux employeurs.
Ils servent à établir un cadre de travail précis et raisonnable
et à permettre un partage plus équitable de la richesse. Dans
Lanaudière, par exemple, ne l’oublions pas, c’est en grande
partie l’argent des syndiqués qui fait vivre les commerçants.

16 février 2011
[Sport]
La victoire ou la ferveur ?

A vez-vous lu Le Guerrier (Libre Expression, 2007),


la biographie du hockeyeur Patrick Roy
rédigée par son père, Michel Roy ? Certains d’entre vous l’ont
sûrement fait puisque ce gros ouvrage de plus de 500 pages
est un succès de librairie depuis sa sortie l’automne dernier.
S’agit-il d’une lecture recommandée ? À certains égards, oui,
mais à d’autres, non. Si le livre est bien écrit et raconte une
passionnante aventure sportive, il véhicule, toutefois,
quelques idées malsaines sur la pratique du sport.
Partout au Québec, des milliers de jeunes et de moins
jeunes font du sport. Michel Roy avoue avoir choisi de raconter
la vie de son fils pour qu’elle puisse leur servir d’exemple et
de modèle. Patrick Roy, en effet, a connu une remarquable
carrière dans les uniformes du Canadien de Montréal et de
l’Avalanche du Colorado. Est-il, pour autant, un modèle pour
les sportifs ? La lecture de sa biographie m’amène à conclure
que ce n’est pas le cas.
Patrick Roy, nous dit son père, avait une obsession : la
victoire. « Pour lui, ajoute-t-il, tout le reste n’était qu’acces-
soire. » Contrairement à d’autres, je pense qu’il s’agit là moins
d’une qualité que d’un défaut sportif. Quand Michel Roy
affirme que, pour son fils, « l’argent récompensait le premier
des perdants ; le bronze, le second » et que le fait d’être un des

173
174 À plus forte raison

meilleurs ne suffisait pas puisqu’il tenait à être « LE » meilleur,


il résume, pour moi, ce qui nuit à une saine pratique
sportive.
Si, en effet, la victoire est le seul but du sport, cela signifie,
en toute logique, que la vaste majorité des athlètes perdent
leur temps et ratent leur coup puisque les gagnants, par
définition, ne sont toujours qu’une infime minorité. En
véhiculant ce message, on incite donc les jeunes sportifs et
leurs parents à mépriser le plaisir et les bienfaits du sport et
à ne se satisfaire que de la victoire. Cette mauvaise attitude
donne les résultats que l’on connaît : des parents hystériques
qui mettent trop de pression sur leurs enfants et qui insultent
arbitres et adversaires (une spécialité de Patrick Roy), de même
que des athlètes, jeunes ou adultes, qui oublient que la
grandeur du sport est dans sa pratique même et non dans le
pointage final et qui finissent par détester le sport si la victoire
n’est pas au bout de l’effort. L’obsession de la victoire, donc,
mène à développer des attitudes anti-sportives.
Pour être honnête, il faut dire que Michel Roy, dans son
livre, multiplie les nuances. Ainsi, il explique que le sport
d’élite ne convient pas à tous et il critique les parents justiciers,
criards et bagarreurs qui font perdre le goût du sport à leurs
enfants. Il dénonce aussi, avec raison, la culture machiste qui
règne dans le monde du hockey et la tradition des initiations
grossières réservées aux recrues. Le message principal de son
livre, cela dit, reste que l’obsession de la victoire est une qualité
sportive, et je pense qu’il se trompe.
Dans un petit roman jeunesse intitulé La fabuleuse entraî-
neuse (Québec Amérique, 2007), l’écrivaine Dominique
Demers développe un point de vue radicalement différent et,
à mon avis, plus sain au sujet du sport. Engagée comme
entraîneuse de l’équipe de soccer d’une école primaire qui
souhaite battre la formation d’une école adverse, l’originale
Mlle Charlotte propose d’abord aux enfants d’ « apprendre à
perdre ». La victoire, pour elle, est secondaire. La plus belle
Sport 175

équipe, croit-elle, n’est pas celle des meilleurs marqueurs,


« c’est celle dans laquelle il y a le plus de ferveur, de passion,
d’ardeur ».
Accueillante pour les joueurs, même les moins talentueux,
son équipe prône la stratégie des outardes, qui avancent en
s’associant, et les encouragements mutuels plutôt que la
motivation par l’insulte.
L’équipe de Mlle Charlotte gagnera-t-elle le match ? Cela,
au fond, n’a aucune importance. Peu importe le score final,
elle a déjà gagné. Tous ses membres savent désormais que la
grandeur du sport est dans le plaisir de l’effort honnête. Petit
ouvrage, mais grande leçon, que devraient lire les jeunes
sportifs et leurs parents.

30 janvier 2008
Le syndrome du guerrier

J e ne veux pas jouer les devins, mais je ne résiste


pas à la tentation de rappeler que, ici même,
dans cette chronique, le 30 janvier 2008, j’écrivais que la
conception du sport de Patrick Roy menait à développer des
attitudes anti-sportives. Dans ce commentaire sur Le Guerrier,
la biographie du gardien de but signée par son père,
j’affirmais que son obsession de la victoire et son compor-
tement guerrier ne devaient surtout pas servir d’exemples.
Malheureusement, les récents incidents impliquant Roy
et son fils confirment ma thèse. Frustrés par l’allure d’un
match qui annonçait la défaite de leur équipe, ils se sont
transformés en enragés assoiffés de violence. Certains ont dit,
depuis, que les Roy ne sont pas les seuls à réagir ainsi et que
si on en a tant parlé, c’est à cause de la popularité du père.
C’est justement là tout le problème.
L’affaire, en effet, ne se résume pas aux Roy et concerne
toute la culture du hockey nord-américain. C’est la raison
pour laquelle je propose de parler du « syndrome du guerrier »
pour qualifier l’état déplorable dans lequel se trouve le hockey
organisé à l’heure actuelle. Un syndrome, selon Le Petit Robert,
est l’ « ensemble des signes révélateurs d’une situation jugée
mauvaise ». Le syndrome du guerrier, en ce sens, désigne les
conséquences néfastes entraînées par l’attitude d’un Patrick

176
Sport 177

Roy, trop répandue dans le monde du sport, particulièrement


au hockey.
Dans son compte rendu du match qui opposait l’Action
de Joliette à une équipe de Québec le 21 mars 2008 à l’aréna
Marcel Bonin, Marc Laporte, au passage, écrit ceci : « C’est
l’agressif [joueur X] qui allait réveiller tout le monde en début
de 2e en jetant les gants devant [un joueur] de Québec. [Le
joueur X] a soulevé la foule en martelant l’attaquant des
Québécois qui n’a pas eu le meilleur. Mais ce combat a eu
pour effet de faire monter le jeu d’un cran chez les deux
équipes, et ce fut plus intéressant par la suite. »
Ce que nous montre cet extrait, c’est que la bagarre, la
violence donc, fait pleinement partie du jeu et est considérée
comme une stratégie efficace et appréciée par la foule. Nous
parlons, ici, d’une ligue de hockey junior. On encourage donc
des adolescents à se battre, on valorise même leur agressivité !
Partout ailleurs, un tel comportement serait considéré comme
moralement condamnable voire criminel. La patinoire, ici,
devient une zone de non-droit où les agressions sont
acclamées.
C’est, disons-le clairement, un scandale, qui discrédite à
la fois notre sport national et toute la société qui tolère pareille
barbarie. Que l’on cesse, enfin, de justifier ces voies de fait au
nom de l’adrénaline, du feu de l’action et du respect à imposer.
Ce sont là des arguments d’enragés, pas de sportifs.
Premièrement, la maîtrise de soi-même reste une vertu essen-
tielle du sport et ceux qui en sont incapables ne méritent pas
le nom d’athlètes. Deuxièmement, frapper volontairement
quelqu’un et tenter de le blesser, même sur une patinoire,
relèvent du code criminel et devraient entraîner des sanctions
pénales.
Les sportifs et amateurs atteints du syndrome du guerrier
croient que tout est bon pour atteindre la victoire. Attend-on
de se retrouver avec un cadavre sur les bras pour arrêter ce
178 À plus forte raison

délire ? L’heure est venue, pour les gouvernants, d’imposer un


cadre réglementaire à la pratique du sport organisé, surtout
au niveau junior. Tout joueur qui en agresse un autre, par
exemple, devrait être suspendu pour un an à la première
offense et banni de toute ligue organisée à la seconde. Les
fiers-à-bras, dans ces conditions, auraient de la difficulté à se
bâtir des carrières de héros. À ceux qui répliqueront que
l’interdiction des bagarres risque d’entraîner une augmen-
tation des coups vicieux, je répondrai : que l’on applique
rigoureusement les réglements et, je le redis, le code criminel.
J’irai encore plus loin : toute contestation des décisions d’un
arbitre devrait entraîner une lourde suspension. Que l’on
respecte enfin ces officiels sans lesquels le sport organisé
n’existerait pas.
Le hockey, joué par des humains sains de corps et d’esprit,
est un sport magnifique. Ne le laissons pas aux mains de
brutes qui confondent le jeu avec la guerre.

2 avril 2008
Mes fantômes du CH

J e conserve, dans mes archives, une photo publiée


dans Le Journal de Montréal en décembre 2006.
Œuvre d’Olivier Jean, elle montre un petit garçon, hospitalisé
à Sainte-Justine, qui fond en larmes en recevant un
autographe d’un joueur du Canadien. « L’émotion était trop
forte », dit la légende.
Cette photo, à mes yeux, illustre avec force que le Canadien
de Montréal, d’une certaine façon, est plus grand que
lui-même. Ce n’est pas, en effet, ce joueur précis, cet individu
en chair et en os, avec ses qualités et défauts personnels, qui
déclenche cette émotion. C’est plutôt le héros imaginaire que
l’enfant voit en lui parce qu’il porte le fameux CH.
Je retrouve, dans cette photo, une part de ma relation
personnelle avec le Canadien. J’ai, sur mon lit, une couverture
en laine polaire, un doudou, avec le logo du Canadien. Dans
mon salon, une toile du peintre lanaudois Norman D. Gérard
montre un ado un peu triste revêtu de la Sainte-Flanelle. On
pourrait en conclure, après une analyse rapide, que je suis un
fan fini du CH. Ce ne serait pas faux, mais un peu court.
Ce que j’aime, en fait, du CH, ce que je retrouve dans cette
couverture et dans cette toile, ce n’est pas tant l’équipe sportive
actuelle et encore moins l’entreprise commerciale qui arnaque

179
180 À plus forte raison

les amateurs en vendant ses billets 100 $ et son gobelet de


bière 10 $. Non, ce que j’y retrouve, c’est mon enfance, son
esprit, mes élans de jeunesse qui ont été nourris par ma passion
du hockey.
À l’époque, comme beaucoup de petits garçons, je rêvais
d’être joueur professionnel. C’est, du moins, ce que je croyais.
Aujourd’hui, devenu adulte, je suis conscient que ce rêve était
une métaphore et que je savais déjà, au fond, que je ne serais
un hockeyeur que sur la patinoire de la vie. Michel Rivard,
dans sa sublime chanson « Histoire d’hiver », exprime avec
justesse ce sentiment : « J’rêvais de jouer pour les étoiles/Et de
déjouer la destinée/Un beau matin l’amour viendrait m’gonfler
les voiles/Tout en douceur et peur de rien ».
C’est ça, oui, que je retrouve, encore, dans mon
attachement au symbole du CH. Ce sont les milliers de parties
de hockey bottine, dans la cour de mon voisin, quand nous
nous prenions pour Lafleur et Dryden. Ce sont, surtout, tous
ces samedis soirs passés en compagnie de mon grand-père à
regarder les matchs. Que peuvent donc avoir en commun un
enfant de 9–10 ans et son grand-père de 60 ans ? Nous avions
le Canadien. On oublie, parfois, que cette passion partagée
a permis un dialogue entre des générations d’hommes qui,
sans elle, auraient eu peu à se dire. Elle nous a permis, aussi,
d’aimer l’hiver.
Je sais, maintenant que je suis adulte, que ce que j’aime
du Canadien, ce n’est pas son histoire à lui, avec les faits
d’armes de ses joueurs, mais plutôt l’histoire de ceux qui l’ont
aimé. Ce que j’y retrouve, c’est mon histoire, cette enfance
que je continue, sans lui laisser prendre le dessus, de porter
en moi, et c’est encore ce qui m’attache à l’imaginaire qu’il
charrie. Comme le chante encore Rivard : « Mais chaque
automne quand l’temps rapetisse/Je r’vois l’hiver où j’ai
grandi/Et je patine jusqu’au bout d’la vie ».
Sport 181

Parce qu’il est une institution qui transcende ce qu’il est


vraiment, je me fous que le Canadien gagne la Coupe ou non.
Qu’il gagne un peu me suffit. Je ne lui demande que d’être à
la hauteur de l’imaginaire qu’il suscite. Pour moi, la visite des
joueurs du Canadien à Sainte-Justine est plus importante
qu’une victoire, et je considérerais comme une marque de
gratitude minimale envers le Québec le fait qu’ils soient
capables de s’adresser à nous dans notre langue. Quant aux
fans, être à la hauteur, pour eux, devrait signifier de ne pas
confondre la partisannerie sauvage avec la fidélité aux
fantômes du CH qui peuplent notre enfance, de même que
celle des petits fans actuels, et qui supportent mal la vulgarité
tapageuse et commerciale.

23 avril 2008
Mon paradoxe olympique

D ans deux jours, à Vancouver, la fièvre olympique


battra son plein. Les images de compétitions
sportives hivernales déferleront sur nos écrans et occuperont
les conversations. Je suivrai, pour ma part, tout cela avec
grand intérêt. J’aime le sport, presque tous les sports, et je
considère les Jeux olympiques comme la plus grande fête de
cet univers qui me passionne. Mon plaisir, toutefois, n’ira
pas sans un certain malaise.
Comme mon collègue André Nadeau, j’étais présent, le
11 décembre 2009, lors du passage de la flamme olympique
à Joliette. Et ma flamme, comme la sienne, a vacillé à ce
moment. L’organisation de cet événement, en effet, était
pitoyable. Posté devant le cégep, par ce matin de grand froid,
je n’ai eu droit qu’à deux camions qui crachaient de la
musique en anglais et sur lesquels dansaient quelques
inconnus, à un fanion où dominaient les couleurs de Coke
plutôt que les symboles olympiques et à des coureurs tout
aussi inconnus, qui sont passés en coup de vent. Comme
expérience olympique, ce n’était pas très enthousiasmant.
Cette déception ne m’empêchera pas d’apprécier le
spectacle qui s’en vient. Je connais les joies du sport, la belle
camaraderie qu’il permet entre partenaires d’entraînement
et parfois même entre adversaires, de même que le plaisir de

182
Sport 183

réaliser des exploits. Par procuration, je vivrai cela avec


intensité en compagnie des athlètes. Avec les Lanaudois
Joannie Rochette et Louis-Pierre Hélie, à qui on souhaite le
meilleur, avec le skieur de fond Alex Harvey, avec nos
patineurs de vitesse courte piste, les Hamelin, Roberge et
St-Gelais qui guident l’équipe canadienne, avec l’équipe
féminine de hockey qui, contrairement à l’équipe masculine,
est composée de vraies sportives et non de superstars million-
naires à l’ego boursouflé.
Nous assisterons, pendant les deux semaines olympiques,
à un magnifique spectacle sportif plein de talent, de détermi-
nation, mais aussi de hasard, d’inattendu et de drame. Le jeu,
une catégorie dont le sport fait partie, sert justement à repro-
duire la vie, mais sans conséquence irréversibles, et c’est ce
qui le rend si agréable et nécessaire. Le génie des techniciens
de la télévision, qui vivent aussi leurs Jeux olympiques en
nous offrant des prises de vue saisissantes, n’y sera pas pour
peu dans la magnificence de cette fête du sport.
Toute l’affaire, cependant, a un côté plus sombre. Mon
collègue Nadeau a déjà pointé le caractère ultra-commercial
des Jeux, qui relègue au second plan les valeurs olympiques
que sont le plaisir de l’effort gratuit, la persévérance et la
participation. Comme d’habitude, les médias, les spectateurs
et les athlètes eux-mêmes n’en auront probablement que pour
les gagnants, au mépris de la beauté du sport pour lui-même.
Dans ces conditions, il ne faut pas se surprendre que le spectre
du dopage rôde toujours et entache toutes les performances.
Les Québécois, plus particulièrement, auront une raison
supplémentaire de ressentir un malaise. Peuvent-ils vraiment
avoir le sentiment que ces Jeux se déroulent dans leur pays,
alors qu’ils doivent se battre pour que le français s’y fasse un
peu entendre et que l’équipe masculine de hockey a quasiment
exclu leurs représentants ? En janvier 2010, à RDS, l’entraîneur
québécois de l’équipe canadienne de ski acrobatique affirmait
184 À plus forte raison

qu’un des objectifs de ces Jeux était de développer chez les


athlètes et les spectateurs la « fierté d’être canadiens ». Cette
propagande fédéraliste, omniprésente dans le monde du sport
canadien, me heurte et me choque parce qu’elle nie mon
identité. Elle dit que les Québécois, s’ils veulent exister sur la
scène internationale, doivent se faire canadiens, c’est-à-dire
ne pas être pleinement ce qu’ils sont. Et on dira, ensuite, qu’on
nous reconnaît comme une nation ! Rappeler cela, ce n’est
pas être déplacé en faisant de la politique avec le sport. C’est
simplement noter que la politique, qu’on le veuille ou non,
est partout, même dans le sport.
Bons Jeux quand même !

10 février 2010
[Religion]
Noël pour les adultes

J ’aime la magie de Noël. J’aime les lumières dans


la nuit, la musique, les contes et les rassemblements
qui accompagnent cette fête. Ils permettent, d’une certaine
manière, de renouer avec l’esprit d’enfance. Non pas, je
précise, avec l’infantilisme, cette immaturité de l’adulte
soumis à ses désirs, mais avec l’esprit d’enfance, qui est la
source de l’être et s’exprime par une ouverture à la vie.
Ce qui, toutefois, m’attache encore plus profondément à
cette fête, c’est le message radical qu’elle nous communique,
un message pour adultes qui nous dit que nous sommes
responsables du sort du monde et de ceux qui y habitent.
On sait, aujourd’hui, grâce aux travaux savants des
biblistes et des historiens du christianisme, que les récits de la
nativité rapportés par les évangélistes Luc et Matthieu ne sont
pas des récits factuels, mais symboliques. Le prophète Jésus,
tous les chercheurs le reconnaissent, a bel et bien existé, mais
on ne connaît pas les détails de sa naissance. Les récits qui
traitent de cet événement qui a changé l’histoire du monde
doivent donc être considérés comme des « théologoumènes »,
un terme savant qui désigne, selon le journaliste Jacques
Duquesne, « une sorte d’image destinée à faire comprendre
une affirmation de foi ».

187
188 À plus forte raison

Et que cherche à nous faire comprendre l’image de l’enfant


Jésus dans la crèche ? La solidarité de Dieu avec le monde. En
envoyant son fils sur la Terre, Dieu s’incarne, dit que l’humain
a une valeur absolue et que la chair n’est pas méprisable. Plus
encore, en choisissant de s’incarner dans un petit enfant
vulnérable d’abord accueilli par des bergers, c’est-à-dire les
sans-pouvoir de l’époque, il nous dit que la vraie puissance,
contrairement à ce que l’on croit trop souvent, ne vient pas
d’en haut, mais d’en bas, qu’elle s’exprime dans la solidarité
avec les plus faibles.
À Noël, Dieu, que l’on imaginait tout-puissant, vient nous
dire que la vraie grandeur est dans la faiblesse dont la seule
puissance est celle de l’amour. Le message de la croix, du Dieu
crucifié, est d’ailleurs le même.
Bien comprendre ce message nous permet de corriger
certaines idées fausses entretenues au sujet du Dieu des
chrétiens. Pourquoi, entend-on parfois, Dieu n’intervient-il
pas pour empêcher les guerres, les injustices ? Comment croire
en un Dieu bon qui laisse faire le mal ? Les images de l’enfant
Jésus et du Christ crucifié nous donnent une réponse.
Elles expriment l’impuissance de Dieu entendue en ce sens,
elles montrent un Dieu fait homme venu proposer une alliance
à des humains qu’il a créés libres parce qu’il les aime. Or, si
les humains sont libres, Dieu ne peut être tout-puissant et leur
dicter leur conduite. La seule puissance qu’il lui reste est celle
d’inspirer l’homme. Comme l’explique le théologien québécois
Gregory Baum, « Dieu dirige l’histoire par le seul pouvoir de
la foi, de l’espérance et de l’amour, divinement inspirés dans
le cœur des gens ».
Contre une autre idée fausse souvent répétée, il faut donc
comprendre que Jésus n’a pas été envoyé sur Terre par Dieu
afin d’être sacrifié pour la rémission de nos péchés. Cette image
d’un père aimant qui mène son fils à la mort est moralement
inacceptable. Jésus n’est pas venu sur Terre pour être crucifié,
Religion 189

mais pour livrer un message révolutionnaire qui invitait les


humains à partager avec lui le sort du monde, surtout celui
des faibles et des exclus. Il a accepté la mort par fidélité à son
message, insupportable pour les puissants.
Que vous soyez croyants ou non, je souhaite que ce Noël
2007 vous permette d’entendre cet appel dont la portée est
universelle.

19 décembre 2007
Le Vendredi saint de l’Église

D ans l’édition de mars 2008 du Prions en Église,


le théologien Jacques Lison, en éditorial,
réfléchit à la situation actuelle de l’Église d’ici. « En d’autres
endroits, écrit-il, l’Église connaît peut-être surtout l’expé-
rience de la joie pascale. Mais il faut bien admettre que, dans
notre pays, elle traverse plutôt la zone sombre du Vendredi
saint. » Il énumère, ensuite, quelques signes de ce déclin : la
baisse de fréquentation des lieux de culte, la pénurie de
prêtres, la disparition à venir de plusieurs communautés
religieuses et les critiques multiples réservées à l’ensei-
gnement moral de l’Église.
Lison ne se décourage pas pour autant. Il reconnaît que
« l’Église comme nous l’avons connue va probablement
mourir », mais il compte sur le fait que « la foi tenace des gens
invente de nouvelles manières de vivre, de célébrer et de
transmettre la joie pascale ». Il n’a pas tort, bien sûr, mais sa
critique reste incomplète et son espoir, un peu naïf.
Il ne faut pas se surprendre, en effet, du recul de la pratique
religieuse. Tous les pays développés connaissent ce phénomène.
Au Québec, pendant longtemps, le catholicisme a presque été
une religion obligée. La Révolution tranquille, en nous faisant
pleinement accéder à la modernité, a mis fin à ce quasi-­
monopole. D’une certaine manière, ce fut une chance pour

190
Religion 191

l’Église. À partir de ce moment, ceux qui se définissaient


comme catholiques le faisaient librement et leur adhésion à
cette doctrine y gagnait en profondeur. Le problème,
aujourd’hui, car il y en a un, tient au fait que les rigidités de
l’institution nuisent au message évangélique lui-même et
empêche son renouveau.
« Si le message est vivant, écrit le journaliste français
Jean-Claude Guillebaud, alors il doit pouvoir être relu et
déchiffré par les hommes et les femmes d’aujourd’hui, avec
les mots, la sensibilité et les connaissances de leur époque. »
Or, l’Église de Rome, en s’accrochant à des interdictions d’un
autre âge, empêche cette actualisation, ternit sa propre
réputation et fait décrocher plusieurs fidèles, pourtant attachés
au message évangélique.
Le refus du Vatican de remettre en cause le célibat obliga-
toire des prêtres, de considérer l’accès des femmes au sacerdoce
et de permettre l’absolution collective ne repose sur aucun
argument théologique valable. De même, son attitude à
l’égard des divorcés remariés (interdits de communion) ne
brille pas par sa miséricorde. Ses condamnations de l’homo-
sexualité et de la contraception, quant à elles, ne peuvent que
choquer.
Dans ces deux derniers cas, l’argument selon lequel l’Église
propose un idéal, certes difficile à atteindre mais néanmoins
valable, ne tient pas. Demander, en effet, à un homosexuel
de ne plus l’être, ou encore de ne pas l’exprimer, revient à lui
demander de faire violence à sa personnalité authentique.
Où est l’idéal, là-dedans ? Le seul idéal évangélique qui vaille,
en cette matière, pour les homosexuels comme pour les autres,
est celui de l’engagement vrai et de la fidélité. Le reste relève
du moralisme à la carte.
En matière de contraception, le même raisonnement
s’applique. Avoir douze enfants n’est pas nécessairement un
idéal (ni un défaut, bien sûr) et prendre la pilule ou mettre
192 À plus forte raison

un condom ne revient pas à trahir le message évangélique.


Le Vatican, en s’attachant avec force à ces détails, rate
l’essentiel et se discrédite aux yeux des modernes que nous
sommes.
L’essentiel du christianisme tient à la foi en un Dieu
unique, de laquelle découlent la primauté et la dignité de la
personne, l’égalité entre les humains, l’universalité du
message (qui exclut donc le racisme, le sexisme et la discri-
mination sociale), le souci des victimes contre les puissants et
l’espérance que la mort n’aura pas le dernier mot. Pour avoir
su transmettre aussi ce message, l’Église mérite notre recon-
naissance. Elle devrait savoir, si elle veut survivre en Occident,
que sa grandeur et sa noblesse sont là, et non dans un
moralisme justement rejeté par le Christ lui-même. Miséricorde
pour tous les humains de bonne volonté, chantait-il au
premier matin de Pâques. Notre haut clergé national et
régional, Mgr Lussier en tête, ne devrait pas attendre qu’il soit
trop tard, et que les Églises d’ici soient vides, pour s’en inspirer
et aller secouer les puces aux bonzes du Vatican.

19 mars 2008
Dur, dur d’être catholique

L es dernières semaines ont été particulièrement


pénibles pour les catholiques qui, comme moi,
sont convaincus qu’il est possible d’être à la fois croyant et
moderne.
Le cas du prêtre-député Raymond Gravel était, conve-
nons-en, un peu délicat, et on peut comprendre les réserves de
plusieurs à son égard. Dans certains dossiers, un représentant
officiel de l’Église engagé en politique active peut se retrouver
entre l’arbre et l’écorce. On peut donc considérer qu’il est sain,
d’une certaine manière, d’éviter cette confusion. Ce qui a
choqué, dans cette histoire, ce fut d’apprendre que le Vatican
a plié sous la pression de catholiques conservateurs qui ne
supportaient pas les positions progressistes de l’abbé Gravel.
Si ce dernier, en effet, s’était prononcé contre Morgentaler et
contre les mariages gais, on peut présumer que le Vatican se
serait réjoui de son engagement politique, et cette politique
du deux poids, deux mesures, elle, est intolérable.
Le cas du cardinal Turcotte, quant à lui, est franchement
désolant. À la limite, on peut comprendre son opposition à
l’avortement. Dans un tel cas de conscience, chacun a droit
à son point de vue. Ce qui choque, cependant, c’est la manière.
En annonçant en pleine campagne qu’il renonçait à l’Ordre
du Canada pour protester contre la reconnaissance de cet

193
194 À plus forte raison

honneur au docteur Henry Morgentaler, le cardinal, quoi qu’il


en dise, tente de réactiver ce débat sur la scène politique et va
même jusqu’à suggérer, à mots couverts, de voter pour les
conservateurs qui sont les seuls, pour certains d’entre eux, à
prôner ce retour en arrière.
Car, oui, le retour à l’interdiction de l’avortement serait
une violente régression. Faut-il rappeler que, à l’époque où
l’avortement était considéré comme un geste criminel, des
milliers de femmes, désespérées, y avaient tout de même
recours et se faisaient charcuter, parfois jusqu’à mourir au
bout de leur sang, par des manieurs de broches à tricoter ? C’est
à ce carnage que Morgentaler a voulu mettre fin et son juste
combat méritait d’être reconnu par l’Ordre du Canada.
Dans une perspective humaniste qui tient compte de la
santé physique et mentale des femmes, l’avortement doit être
considéré comme un geste strictement thérapeutique à l’égard
duquel l’Église devrait observer une prudente réserve. Faut-il
rappeler que même le grand Saint Thomas d’Aquin se
questionnait, comme le rapportait récemment l’écrivain
italien Umberto Eco, sur « la dignité de l’embryon » en se
demandant « à quel stade de la formation du fœtus est infusée
cette âme intellective qui en fait une personne humaine à
part entière » ? Sa réponse, assez complexe, pourrait ébranler
le pape s’il prenait la peine de sortir de son dogmatisme.
Mais quelle ouverture d’esprit attendre de Benoît XVI qui,
en pèlerinage à Lourdes récemment, a réitéré son attachement
à la messe en latin – une formule rétrograde dans laquelle on
s’adresse aux fidèles dans une langue qu’ils ne comprennent
pas – et son refus d’accueillir les catholiques divorcés et
remariés à la communion ? Voilà donc, encore une fois, le
catholique mal marié et parfois injustement abandonné par
son conjoint interdit de séjour à la table eucharistique. En
matière de charité chrétienne, on a déjà vu mieux !
Religion 195

Ce triste dogmatisme, malheureusement, n’est pas l’exclu-


sivité des bonzes de l’Église. Les parents – et il y en a dans
Lanaudière – qui veulent retirer leurs enfants du cours
d’Éthique et de culture religieuse font preuve d’une semblable
fermeture d’esprit. Ce cours qui prône la connaissance des
diverses traditions religieuses, et principalement de la tradition
chrétienne, ne pervertira pas pourtant pas les petits ! Depuis
quand connaître au lieu d’ignorer est-il nuisible ?
Pas facile, donc, d’être catholique et moderne par les temps
qui courent. Avec d’autres, je continuerai malgré tout de
m’efforcer de l’être, pour ne pas laisser l’Église et le message
du Christ aux mains de ces dinosaures qui croient les défendre
en les menant à leur disparition.

24 septembre 2008
Un doute de Noël

P our saluer Noël, une belle tradition veut que les


contes soient en vedette. Sans vouloir jouer les
trouble-fêtes, je vous raconterai, ici, mon doute et mon
espérance.
La fête de Noël, c’est une évidence, n’est plus ce qu’elle
était au Québec. De plus en plus de nos contemporains se
déclarent incroyants et vivent cette période de l’année comme
une orgie commerciale ou, au mieux, comme un simple
moment de repos et de rencontres familiales. « La foi
chrétienne, constate le père Normand Provencher dans un
petit ouvrage intitulé Croire à quoi ? Croire en qui ?, exerce de
moins en moins d’influence sur la vie concrète des gens et sur
la société. Sa force de persuasion et de rayonnement semble
se tarir. »
Symbole de ce recul de la pratique religieuse au Québec,
l’église de Saint-Gabriel-de-Brandon, dans laquelle presque
toute ma famille et moi avons été baptisés, est fermée pour
l’hiver et la paroisse ne reçoit un prêtre qu’aux deux semaines.
Partout au Québec, les célébrations religieuses sont nettement
moins nombreuses qu’il y a 10 ans.
La foi d’hier, celle de l’enfance pourrait-on dire, n’est plus.
Ses images d’Épinal n’ont pas résisté à la modernité scienti-
fique et à une lecture plus critique des Évangiles. Cette remise

196
Religion 197

en question des idées reçues du christianisme traditionnel


justifie-t-elle pour autant un rejet de la foi au nom de la
lucidité ?
Devant cette contestation, certains chrétiens, convaincus
de détenir la vérité dans un monde qui s’égare, choisissent de
se replier sur leurs dogmes. Pour l’avenir du christianisme,
cette attitude est mortelle. Le doute, au fond, est au cœur de
toute foi authentique et ne devrait pas faire peur. Même Mère
Teresa, apprenait-on en 2007, en a fait l’expérience. « Je n’ai
jamais lu la vie d’un saint où il lui arrivait d’être dans une
obscurité spirituelle aussi intense », écrivait à son sujet le père
Brian Kolodiejchuk.
Ce témoignage devrait nous aider à comprendre que la
foi adulte ne va jamais de soi et qu’elle est toujours, selon la
formule du franciscain Arnaud Corbic, « un doute surmonté ».
Elle a besoin, ajoute le père Provencher, « de la contestation
pour ne pas s’enrouer ».
La foi n’est pas d’abord une morale et encore moins une
thérapie. Elle est une quête de vérité, suscitée par la « présence
de l’absence », pour reprendre les beaux mots de la poétesse
Rina Lasnier, ressentie par l’humain chercheur de sens. Si cette
présence avait la clarté de l’évidence, l’humain perdrait la
liberté de consentir à Dieu. Au contraire, poursuit Arnaud
Corbic dans la revue Relations de décembre 2008, « cette
présence – absence laisse toute la place à l’être humain : celui-ci
est libre d’exister humainement avec Dieu ou sans Dieu, de
croire ou de ne pas croire à lui, dans un monde qui précisément
se passe de lui et ne l’invoque plus. »
Pour le chrétien moderne, donc, l’incroyance ne doit pas
être considérée comme un ennemi de l’extérieur, mais comme
une compagne de route qui permet à sa foi de se libérer de la
fausse image d’un Dieu tout-puissant qui s’impose. Le doute,
au fond, libère la foi de ses certitudes dogmatiques pour faire
place à une espérance, forte, comme le Dieu de Jésus, de sa
fragilité.
198 À plus forte raison

Et l’espérance de Noël, ce n’est pas tant un Dieu qui fait


du bien et qui rassure, mais, comme l’écrit encore Provencher,
« le Dieu heureux de venir habiter parmi nous et qui devient
si proche de tout humain et si présent à chacun que c’est
l’amour et le service des affamés, des prisonniers, des pauvres
qui l’honorent. […] Le véritable culte rendu à ce Dieu est de
rendre le monde plus humain, plus libre et plus vivant. » Ce
Dieu ne craint pas le doute, mais l’indifférence.
Joyeux Noël à tous, même aux incroyants !

10 décembre 2008
Je ne suis pas un saint

P endant la messe, lors de la récitation de la


profession de foi, le fameux « Je crois en Dieu »,
je fais toujours silence à l’étape où il s’agit d’affirmer notre
foi « à la sainte Église catholique ». Je suis incapable de
prononcer ces mots en toute sincérité. La sainteté, selon le
Dictionnaire des monothéistes (Bayard, 2003), « exige une
conduite spirituelle et morale exemplaire, s’approchant
toujours plus de celle de Jésus et de ce qu’il a prescrit ».
Or, même si les catholiques conservateurs tentent
d’imposer la vision d’une Église divine, cette dernière, on le
sait bien, reste humaine. Et les humains, c’est bien connu
aussi, font des erreurs ou, pour reprendre le vocabulaire
chrétien, sont des pécheurs. Au cours de l’histoire, l’Église
catholique, par ses représentants, a souvent erré. Elle s’est
opposée à la démocratie, a parfois justifié des guerres injustes
et défendu des dictateurs, n’a pas toujours accueilli les pauvres
comme il se doit, etc. Les récents scandales sexuels qui mettent
en cause certains de ses prêtres témoignent de son manque
de sainteté. Je ne dis pas ça pour la condamner en bloc. L’Église
a aussi, à son actif, de grandes et belles réalisations, que je
reconnais pleinement. Je souligne simplement mon malaise
devant un manque de modestie qui me semble incompatible
avec l’esprit chrétien.

199
200 À plus forte raison

La canonisation du frère André m’inspire de semblables


réflexions. Je veux bien qu’on reconnaisse la foi profonde de
cet homme qui, dit-on, brillait par son humilité. C’est la
manière qui dérange. Pourquoi, en effet, faut-il que des
miracles soient attribués à une personne pour qu’on l’élève
au statut de sainte ? Ce critère fait de l’Église une organisation
qui s’adonne à la magie et l’expose au ridicule. Dans l’évangile
de Marc, Jésus, sommé par les pharisiens de faire un miracle
pour prouver sa grandeur, leur répond : « Pourquoi les gens
d’aujourd’hui demandent-ils un miracle ? Je vous le déclare,
c’est la vérité : aucun miracle ne leur sera donné ! » Peut-on
être plus clair ?
Une théologienne anonyme, interrogée par La Presse au
sujet de la canonisation du frère André, a avoué « toute son
exaspération face à la question des miracles ». Ces démarches
très lourdes coûtent cher, prennent énormément de temps et
ne riment à rien. Dans Le Devoir, le cardinal Turcotte a essayé
de relativiser cet aspect de l’affaire en affirmant qu’il ne
pensait pas « que toutes les béquilles qu’on trouve à l’oratoire,
c’est nécessairement des gens qui ont eu des miracles, mais
des gens qui ont été consolés par cet homme ». Pourquoi, alors,
perpétuer cette mascarade qui nous détourne de l’essentiel ?
Le théologien Jacques Gauthier, animateur du Jour du
Seigneur à la télévision de Radio-Canada, m’expliquait
récemment, dans un courriel, que la sainteté est une invitation
à l’accueil et à l’amour, qu’elle est « un chemin d’imperfection,
surtout pas de perfection ». Je trouve cette interprétation
intéressante, mais je continue de croire que l’utilisation des
termes « sainteté » et « saint » entretient la confusion, surtout
avec ce critère du miracle qui l’accompagne.
Les seuls vrais miracles qui vaillent, et qui n’ont pas besoin
d’experts douteux financés par le Vatican pour être reconnus,
ce sont la charité, la générosité, la miséricorde, le don de soi
pour autrui. Des humains, malgré leurs défauts, et sans être
des saints donc, en sont capables à force de volonté, parfois
Religion 201

par la grâce de Dieu peut-être, et certains plus que d’autres.


L’Église pourrait les reconnaître comme de grands chrétiens
et en faire des modèles, sans leur imposer d’être des magiciens.
Ceux qui ont besoin de miracles « physiques » pour croire à la
grandeur du Christ pratiquent une religion infantile qui
dégrade le message chrétien.
À l’heure du credo, je continuerai de me taire quand il
s’agira de dire que je crois à la sainte Église. Parce que je suis
humain, la sainteté m’échappe et m’indiffère. La fraternité
et l’espérance me suffisent.

3 mars 2010
Croire n’importe quoi

L a croyance aux phénomènes paranormaux est


vieille comme l’humanité. Nos lointains ancêtres,
en effet, s’expliquaient ce qu’ils ne comprenaient pas en
ayant recours à la pensée magique, à la superstition. Les
avancées de la science ont fait reculer ces attitudes irration-
nelles, mais ne les ont pas fait disparaître. Il semble que les
humains, certains d’entre eux du moins, aient besoin de
croire à des folies. Les charlatans ne manquent pas d’en
profiter.
En 2010, alors que le savoir scientifique est accessible à
quiconque se donne la peine de se l’approprier, le délire
paranormal continue néanmoins d’avoir la cote. À l’automne
2010, le réseau TVA diffusera une série sur les phénomènes
paranormaux, produite par l’animatrice Chantal Lacroix. Les
médiums, des gens qui prétendent parler aux morts et aux
esprits, y seront en vedette. Ils le sont déjà, d’ailleurs, dans
l’émission Si c’était vrai, animée par la journaliste France
Gauthier, au Canal Vie, et dans les pages du magazine La
Semaine, où la même journaliste les présente. Dans le Journal
de l’Association des employées et employés du gouvernement du
Québec, on trouve une chronique de chiromancie, c’est-à-dire
l’art de deviner l’avenir par l’inspection des lignes de la main.
Dans le journal que vous tenez entre vos mains, médiums et
clairvoyants offrent leurs services.

202
Religion 203

Denis Lévesque invite régulièrement des illuminés qui


répandent ces sornettes à son émission diffusée à LCN. Le
27 avril 2010, il a accordé une heure d’antenne à un
« ufologue » qui a parlé avec le plus grand sérieux de personnes
enlevées par des ovnis ! Le 31 mai 2010, France Gauthier a
raconté pendant une heure de délirantes histoires de médiums.
« Les enfants, a-t-elle dit, sont tous médiums », en ajoutant
qu’elle en connaissait un dans lequel son père s’est réincarné.
Lévesque s’amuse à faire le sceptique, mais il n’en accorde
pas moins un précieux temps d’antenne à ces arnaqueurs qui
prétendent connaître des secrets et en profitent pour abuser
un public crédule.
Connaissez-vous le grand magicien américain Harry
Houdini ? Au début du 20e siècle, il est devenu célèbre en
donnant des spectacles d’évasions spectaculaires. Il paraissait
capable de passer au travers d’un mur et de faire disparaître
un éléphant. En 1913, sa mère meurt. Inconsolable, Houdini
part en quête d’un médium qui lui permettrait de commu-
niquer avec elle. Or, l’homme est magicien, connaît tous les
trucs et n’est pas facile à berner. Rapidement, il découvre que
tous les prétendus médiums sont des imposteurs. Il deviendra,
dès lors, un démystificateur du spiritisme. « En 35 ans, dira-t-il,
je n’ai jamais rencontré un seul vrai médium. » La carrière de
sceptique du grand Houdini est racontée dans Raison oblige
(PUL, 2009), un ouvrage du philosophe québécois Normand
Baillargeon.
Ce dernier, dans un autre solide ouvrage intitulé Petit cours
d’autodéfense intellectuelle (Lux, 2005), expose quelques-unes
des techniques utilisées par les exploiteurs de la naïveté
populaire. Il présente l’art de la lecture froide, une méthode
d’observation des gens qui permet de formuler des énoncés
qui semblent les concerner, et l’effet Forer, c’est-à-dire « cette
tendance à accepter comme nous concernant et à donner pour
précises des descriptions ou analyses vagues et générales qui
s’appliqueraient à n’importe qui ».
204 À plus forte raison

Baillargeon, en d’autres termes, montre que les prétentions


paranormales ne sont que de l’arnaque. Il pratique ainsi ce
qu’on appelle la zététique, un art du doute fondé sur la méthode
scientifique, remis au goût du jour par le physicien Henri Broch.
Faut-il rappeler, d’ailleurs, que la Fondation James Randi offre
depuis des années un million de dollars à quiconque pourra
prouver ses prétentions paranormales et qu’aucun des préten-
dants n’est venu près de réussir l’épreuve ?
Pour vous prémunir contre ces niaiseries qui nous éloignent
de la vérité, je vous suggère de plutôt vous amuser à les
combattre en lisant les ouvrages de Baillargeon et de Broch,
le blogue de la journaliste scientifique Valérie Borde, de la
revue L’Actualité, et le magazine Le Québec sceptique. Laissez
les morts tranquilles. La vie se passe ici, avec des vivants dont
l’avenir n’est écrit nulle part.

9 juin 2010
Faut-il croire aux miracles ?

D ans moins de deux semaines, à Rome, le frère


André sera canonisé. Il deviendra ainsi le
deuxième saint québécois, l’autre étant Marguerite ­d’Youville,
élevée à ce statut en 1990. Pour de nombreux catholiques
d’ici, le 17 octobre 2010 sera un grand jour de fête. Au Québec,
toutefois, les célébrations entourant cet événement historique
auront lieu le 30 octobre, alors qu’une messe se tiendra au
stade olympique.
Une enquête réalisée en 1937, dans les mois qui ont suivi
sa mort, attribue au frère André 933 guérisons et 6700 faveurs
obtenues. De son vivant, le thaumaturge – un mot savant qui
signifie « faiseur de miracles » – ne chômait pas. Pendant des
années, il a reçu des centaines de personnes par jour dans son
bureau. Au Québec, mais aussi au Canada anglais, aux
États-Unis et en Europe, sa réputation n’était plus à faire.
Lachance mentionne même que les gens téléphonaient à
l’oratoire Saint-Joseph pour savoir à quelle heure les miracles
se faisaient.
Aujourd’hui, cette atmosphère superstitieuse peut faire
sourire. Quand nous sommes malades, nous préférons nous
fier à la science médicale plutôt qu’à Saint-Joseph, encore
qu’il y a bon nombre de Québécois qui continuent de s’en
remettre à des charlatans pour guérir, mais ces derniers ne se

205
206 À plus forte raison

réclament plus du catholicisme. Pour la majorité d’entre nous,


donc, les guérisons miraculeuses du frère André appartiennent
à un sympathique folklore.
Or, l’Église, pour canoniser quelqu’un, continue d’imposer
le critère du miracle survenu après la mort de cette personne.
Cette règle, chez les catholiques, ne fait pas l’unanimité. Le
Vatican, d’ailleurs, est plutôt méfiant à l’égard de la magie.
Aussi, avant de reconnaître un miracle, les autorités ecclésias-
tiques procèdent à une minutieuse enquête scientifique.
Dans le dossier du frère André, deux guérisons miracu-
leuses ont été retenues. Celle de Joseph Audino, un Américain
souffrant d’un cancer généralisé et qui a obtenu une inexpli-
cable guérison complète, en 1958, après avoir prié Saint-Joseph,
et celle d’un enfant de dix ans, dont la famille veut préserver
l’anonymat, miraculeusement sorti d’un coma « irréversible »,
en 1990, alors qu’un membre de sa famille priait à l’Oratoire.
La science, dans les deux cas, reconnaît les guérisons et n’a
pas d’explication.
Faut-il, devant l’inexplicable, se résoudre à croire aux
miracles ? Un reportage de Marie-Pier Elie, paru dans le
numéro d’octobre 2010 du magazine Québec Science, se penche
sur la question. Le sociologue français Gérald Bronner évoque
la loi des grands nombres en guise d’explication. « Le
miraculeux, dit-il, devient la norme quand on évalue des
millions de cas. » Il compare les miracles de Lourdes, en France,
aux guérisons inexplicables survenues en milieu hospitalier.
Des millions de pèlerins fréquentent Lourdes chaque année,
« mais seulement 67 guérisons miraculeuses y ont été officia-
lisées par le Vatican en 150 ans », constate-t-il. Pendant la
même période, 1500 cas de rémissions spontanées ont été
répertoriés en milieu hospitalier. Des « miracles » ont donc bel
et bien lieu, mais peut-on vraiment les attribuer aux
saints ?
Religion 207

Les scientifiques consultés par Québec Science ne nient donc


pas l’existence de ces rémissions spontanées (environ 1 cas
sur 100 000) et identifient le système immunitaire comme
suspect numéro un. Ce dernier recèle encore des mystères que
la science cherche à élucider. À ses étudiants nouvellement
diplômés en médecine, l’hématologue Claude Perreault, qui
n’a jamais été témoin d’un miracle, fait une mise en garde.
« Cinquante pour cent des choses que vous avez apprises sont
fausses, leur dit-il. Mais vous ne savez pas quelle moitié, parce
que ce ne sera démontré que dans plusieurs années. »
En attendant, il n’y a pas de mal à croire aux miracles, si
on prend aussi un rendez-vous chez le médecin.

6 octobre 2010
Contre l’ingratitude

L e temps de l’avent me donne l’occasion d’exprimer


que je commence à en avoir ras le bol de toutes
les niaiseries qu’on profère au sujet de la religion catholique.
Pour de nombreux Québécois, en effet, le catholicisme se
résume à une institution qui, dans le passé, a abusé de son
pouvoir et dont les représentants officiels étaient réguliè-
rement des agresseurs d’enfants. Aujourd’hui, il faudrait se
réjouir du recul de cette religion qui, sur le plan spirituel, ne
véhicule que des histoires qui ne tiennent pas debout.
Cette attitude méprisante à l’égard de la religion qui a
donné sens à la vie de nos ancêtres et déterminé le visage de
la civilisation occidentale n’est pas une marque de lucidité
critique, mais une manifestation d’ignorance et d’ingra-
titude.
Les histoires d’agressions sexuelles perpétrées par des
prêtres sont de véritables scandales et méritent une virulente
condamnation. Ceux qui affirment qu’il vaudrait mieux taire
ces histoires d’horreur qui salissent la religion se trompent. Le
catholicisme a trop fait l’éloge de la vérité pour que ceux qui
s’en réclament puissent se soustraire à ce devoir. Les coupables
doivent être identifiés et punis, et les victimes ont droit à une
réparation.

208
Religion 209

Ce serait, toutefois, du délire que de faire de ces crimes la


vérité essentielle du catholicisme d’hier. J’ai côtoyé, dans ma
jeunesse, une dizaine de prêtres et de frères. À Saint-Gabriel,
le frère Émilien m’a enseigné à servir la messe et venait parfois
me voir jouer au tennis en faisant sa marche. Le directeur de
mon école primaire était le frère Jean-Paul Tremblay. J’ai servi
des messes du matin célébrées par les curés Gravel, Coutu et
d’autres. Il m’arrivait de me retrouver dans la sacristie en leur
compagnie. Jamais ces hommes d’Église n’ont eu le moindre
geste ou la moindre parole déplacés à mon égard. Ils se sont
toujours comportés en parfaits gentlemans. Je ne raconte
surtout pas ça pour laisser entendre que ceux qui affirment
avoir été victimes de prêtres disent n’importe quoi. Je témoigne
par souci d’une vérité plus complète.
Le même souci habite Claude Gravel, qui publie ces
jours-ci un bel ouvrage intitulé La vie dans les communautés
religieuses. L’âge de la ferveur, 1840-1960 (Libre Expression,
2010). Journaliste de carrière (il a travaillé au Soleil et à Radio-
Canada), Gravel, avec ce livre, veut « faire découvrir qui
étaient ces bonnes sœurs, ces humbles frères et ces prêtres
instruits d’autrefois, d’où ils venaient, comment ils vivaient
et ce qu’ils ont réalisé ».
En racontant « ce monde qui n’existe plus », Gravel ne
cherche pas à idéaliser le passé du catholicisme québécois. Il
reconnaît ses limites (un culte abusif de l’austérité, un
penchant douteux pour les mortifications, une excessive peur
du corps), mais il veut rendre hommage aux enseignants,
aidants, soignants, missionnaires ou contemplatifs dévoués
qu’ont été le plus souvent ces religieux d’hier. Dans la postface
de l’ouvrage, l’historien Luc Noppen n’hésite pas à dire que
« les communautés religieuses ont assuré l’émancipation
sociale et culturelle du Québec » et que nous leur devons en
grande partie « la très québécoise et féroce défense de l’uni-
versalité et de la gratuité des programmes sociaux ».
210 À plus forte raison

Seule l’ignorance historique explique que trop de


Québécois résument notre passé catholique à une affaire
sombre et pénible d’abus de pouvoir, comme seule l’ignorance
philosophique peut expliquer le mépris réservé à la pensée
chrétienne. Les religieux, avec leurs faiblesses humaines, ont
solidement contribué à faire du Québec ce qu’il est devenu.
De même, l’Occident doit en partie à la pensée chrétienne ses
valeurs principales, c’est-à-dire la primauté de la personne,
le souci égalitaire, la notion de progrès et le sens de la dignité
des victimes.
Il n’est nul besoin d’avoir la foi pour reconnaître ces
vérités. La connaissance historique et la gratitude, « cette joie
de la mémoire, cet amour du passé – non la souffrance de ce
qui n’est plus, ni le regret de ce qui n’a pas été, mais le souvenir
joyeux de ce qui fut », selon la belle formule du philosophe
André Comte-Sponville, suffisent. En sommes-nous encore
capables ?

8 décembre 2010
Noël engagé

D ans la nuit de Noël de 1957, François Mauriac,


Prix Nobel de littérature en 1952, réfléchit au
sens de la naissance du Christ. « Cette nuit, écrit-il, l’Occident
s’empiffre. En l’honneur de qui et de quoi, tous ces bouchons
qui sautent ? Il y a eu ce moment de l’histoire, cette nuit entre
les nuits, la naissance d’un enfant mâle entre des milliards
d’autres. Ce qu’elle a signifié pour les générations qui nous
ont précédés, combien sommes-nous encore, même parmi
les chrétiens, à le savoir ? Combien sommes-nous à y
croire ? »
Mauriac écrit ces mots, à l’époque, dans une chronique
hebdomadaire qu’il signe dans divers magazines et dans
laquelle il traite le plus souvent de politique. Ses lecteurs,
croit-il, seront peut-être déçus. Ils lui demanderont pourquoi,
cette fois-ci, il parle de Noël au lieu d’aborder son sujet
habituel. « Croyez-vous, leur explique-t-il, que la politique des
hommes n’a pas été concernée par cette nuit ? Si vous ne
connaissez plus, vous qui vous réjouissez, la raison de votre
joie, pourquoi ne vous la rappellerais-je pas, moi qui ne l’ai
pas oubliée ? »
Le message de Mauriac est clair : Noël est porteur d’un
sens philosophique et politique fort. En décidant de se faire
homme parmi les hommes, Dieu établit la dignité de l’être

211
212 À plus forte raison

humain. En choisissant de naître dans une mangeoire, il


s’associe d’abord aux plus humbles d’entre les humains. « Le
Christ, écrit Mauriac, n’est pas venu pour rassurer ceux qui
possèdent et pour les aider à se faire tenir tranquilles ceux qui
ne possèdent pas. Il est venu pour changer le monde en
changeant les cœurs. » Il n’est pas venu pour dire à tous de
ne pas s’en faire parce qu’ils auraient la vie éternelle du seul
fait d’être nés. Il est venu pour dire que ce qui importe, ce qui
ouvre la porte du seul royaume qui vaille, c’est notre
engagement dans l’humanisation du monde.
Un des plus beaux passages des Évangiles, celui qui résume
le mieux le sens du message chrétien, est celui dans lequel
Jésus décrit la scène du jugement dernier. « Car j’ai eu faim,
dit-il, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous
m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez accueilli ;
nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en
prison, et vous êtes venus à moi. » Ceux qui entendent cela se
demandent bien quand ces événements ont eu lieu. Jésus leur
répond que c’est en étant solidaires des pauvres et des exclus
qu’ils l’ont accueilli lui-même. L’essentiel est là, pas dans la
gestion du condom.
Dieu, explique Mauriac, n’est pas à notre mesure, mais
l’homme, oui, et c’est la raison pour laquelle c’est notre
attitude envers les humains qui fait de nous des justes ou non.
Le sentiment religieux, en ce sens, n’a aucune valeur s’il ne
se traduit pas en engagement concret et soutenu pour la justice
et la dignité humaines. Sur ce terrain, d’ailleurs, croyants et
non-croyants peuvent se rejoindre puisque, pour les uns
comme pour les autres, la vraie noblesse consiste à traiter
l’autre comme un frère.
Le syndicaliste Michel Chartrand faisait un lien entre sa
foi catholique et son engagement social. « S’il n’y en a pas
pour tout le monde, répétait-il souvent, il n’y en a pas pour
moi. » Manière de dire que la vraie justice ne passe pas
d’abord par la charité individuelle et occasionnelle, mais par
Religion 213

la lutte pour des structures sociales (normes du travail,


programmes sociaux, règles d’imposition) qui assurent une
équité permanente.
« En démocratie, concluait Mauriac, il n’existe pas d’irres-
ponsables. […] L’autre monde ne détourne pas de ce monde
le chrétien engagé. […] C’est dès maintenant et c’est ici-bas
que ce chrétien doit chercher le Royaume de Dieu et sa justice
– le chercher, bien qu’il le possède déjà dans son cœur, ce
royaume du petit Enfant qui est né cette nuit. »
Joyeux Noël engagé à tous !

22 décembre 2010
À plus forte raison Louis Cornellier

Louis Cornellier
Chroniques de
L’Action
Louis Cornellier « La difficulté de la chronique argumentative comme genre
À plus
forte
­littéraire est précisément là, écrit Jean-François Revel : elle doit
contenir des preuves et des faits, sans être néanmoins trop
pesante ni tourner à la dissertation. Elle doit être d’un ton

raison
entraînant et fonctionner un peu comme un tapis roulant : dès
que le lecteur a posé le pied sur la première phrase, il doit être

À plus forte raison


Chroniques de L’Action
transporté sans effort jusqu’à la dernière. »
Louis Cornellier a fait sien cet idéal du journalisme d’opinion.
Social-démocrate, souverainiste, attaché à une sensibilité
­chrétienne de gauche et opposé au relativisme, il fait flèche de
presque tout bois, dans ces chroniques publiées dans l’hebdo Chroniques de
L’Action
lanaudois L’Action entre 2007 et 2011, pour inciter ses lecteurs
À plus à partager sa vision du monde qui ne laisse aucun champ de
côté. Conscient qu’il dispose du privilège de convaincre à partir
forte d’une tribune publique, il écrit « à plus forte raison », dans un
style alliant fougue et clarté.

raison
Chroniques de
L’Action Chroniqueur au quotidien Le Devoir depuis 1998 et à l’hebdomadaire
lanaudois L’Action depuis 2007, Louis Cornellier enseigne le
français, langue et littérature, au Cégep régional de Lanaudière à
J­ oliette.

ISBN 978-2-7637-9506-5 Illustrations de la couverture : Vivian Labrie

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