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Jacques le Fataliste

et son maitre
Comment s'étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme
tout le monde. Comment s'appelaient-ils? Que vous
importe? D'ou venaient-ils? Du lieu le plus prochain*. Ou
allaient-ils? Est-ce que l'on sait ou l'on va? Que disaient-
il~? Ú: m~tre ne disait ri~n; et Jac9ues disait que son capi-
tame disw.t que tout ce qm nous amve de bien et de mal ici-
bas était écrit la-haut.
LE MAtTRE. -C'est un grand mot que cela.
JACQUES. - Mon capitaine ajoutait que chaque halle qui
partáit d'un fusil avait son billet 1•
LE MAtTRE. - Et il avait raison ...
Apres une courte pause, Jacques s'écria: « Que le diable
emporte le cabaretier et son cabaret !
LE MAtTRE. - Pourquoi donner au diable son prochain?
Cela n' est pas chrétien.
JACQUES. - C' est que, tandis que je m' enivre de son
mauvais vin, j 'oublie de mener nos chevaux a l' abreuvoir.
Mon pere s' en aper~oit ; il se fache. Je boche de la tete; i1
prend un Mton et m'en frotte un peu durement les épaules.
Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy 2 ;
de dépit je m' enrole. Nous arrivons; la bataille se donne.
LE MAtrRE. - Et tu r~ois la baile a ton adresse.

• Les astérisques renvoient au lexique en fin de volume. . .


l. Se dit « des marques ou passeports qui se donnent pour av~lf la hberté
i>asser ou d'entrer en quelque lieu » (Dictionnaire de F~ere, 1690).
L expresgion est empruntée littéralement aun passage du Tr_istram Shandy
de Laurence Steme, dont s'inspire d'ailleurs en grande partte to?t le début
2 roman. Voir les extraits concemés dans le chapitre 1 du dossier. . .
du
· Yillage de Belgique ou l' arrnée fran~aise écrasa en 1745 une coah~on
'?&lo-~ollando-autrichienne, dans le cadre de la guerre de Succession
d Autriche (1740-1748).
42 J ac qu es l e Fa ta/i s t e

JACQUES. - Vous l' avez deviné; un coup d


genou ; et Dieu sait les bonnes et mauvaises avente feu au
nées par ce coup de feu . Elles se tiennent ni plusures ~ -
. .
Ja c ques te Fataliste -O

1 ur chemin. - Et ou allaient-ils? :- Voila la


et ¡,oursu1vant e e vous me faites cette quest10n, et la
,..-onde fois qu _ réponds . Qu'est-ce que cela vous
que les chafnons d ' une gourmette*. Sans ce cou nidrnoins ,.,. , · ueJe vous ·
seconde ,01s q I suJ·ec de leur voyage, adieu les arnours
par exemple, je crois que je n' aurais été amoure~ ; feu, f111t• ?· s·1J·•entame e
Il allerent ·
quelque temps en s1lence. Lorsque
vie, ni boiteux. X e 11\a de Jacques . ·· su remis de son chagrin*, le maitre dita son
LE MAITRE. - Tu as done é té amoure ux ? cbaCUn fut u; pe Jacques ou en étions-nous de tes arnours ?
JACQUES . - Si je l' ai été ! valet : « Eh ~e~ous en étions, je crois, a la déroute de 1' ar-
LE MAITRE. - Et cela par un coup de feu ? JACQUES-. On se sauve on est poursuivi, chacun pense
JACQUES. - Par un coup de feu .
LE MAITRE. - Tu ne m' en as jamais dit un mot.
JACQUES. - Je le crois bien.
l so~e:::
01ée .efemi~- sur le ch~P de bataille, enseveli sous le

0001 re .
1
:orts et des blessés, qui fut prodigieux - Le
meJ·eta avec une douzaine d'autres, sur une
Iendemam 00 • . a un de nos hop1taux.
, · Ah ,• Mon-
LE MAITRE. - Et pourquoi cela ? h tte pour etre condwt
JACQUES. - C'est que cela ne pouvait etre dit ni plus tot c_arre _e'ne crois pas qu' il y ait de blessures plus cruelles
ni plus tard. . s1eur, J
que celle du genou.
LE MAiTRE. - Et le moment d •apprendre ces amours est- LE MAITRE-- Allons done, Jacques, tu te moques.
il venu ? JACQUES. - Non, pardieu, monsieur, je ne me m~ue
JACQUES. - Qui le sait ? 1 pas ! u y a la je ne sais combien_d'os, d_e tendons, et bien
LE MAITRE. -A tout hasard, commence toujours . .. » d'autreS choses qu'ils appellent Je ne sats comment . . . »
Jacques commen~a l'histoire de ses amours. C'était 1 Une espece de paysan qui les suivait avec une filie qu •il
l'apres-diner* : il fai sait un temps lourd ; son maitre s'en- portait en croupe et qui les avait écoutés, prit la parole et
dormit. La nuit les surprit au milieu des champs; les voila dit : • Monsieur a raison . . . »
fourvoyés*. Voila le maitre dans une colere tenible et tom- 1 On ne savait a qui ce monsieur était adressé, mais il fut
bant a grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre mal pris par Jacques et par son mw'tre; et Jacques dit a cet
diable disant a chaque coup : « Celui-la était apparemment ioterlocutcur indiscret• : « De quoi te mílles-tu '?
1
encore écrit la-haut . .. » - Je me m8le de mon métier; je suis chirurgien a votre
Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu1il service, et je vais vous démontrer ... »
ne tiendrait qu'a moi de vous faire attendre unan, deux ans, 1 La femrne qu'il portait en croupe lui disait: « Monsieur
trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de le doctcur, passons notre chemin et laissons ces messieurs
son maitre et en leur faisant courir a chacun tous les 1 qui n'aiment pas qu'on leur démontre.
hasards I qu'il me plairait. Qu'est-ce qui m ' empecherait de - N~n. lui répondit le chirurgien, je veux leur démon-
marier le maitre et de le faire cocu? d ' embarquer Jacques lrer, et ¡e leur démontrerai . .. »
pour les iles 2 ? d •y conduire son maitre ? de les ra~ener 1 Et, tout en_se _retournant pour démontrer, il pousse sa
tous les deux en France sur le meme vaisseau? Qu il eSt
facile de faire des contes* ! Mais ils en seront quities 1:un
a
c?mpa~ne, lu1 fwt perdre l' équilibre et la jette terre, un
1 pied pns dans la basque de son habit et les cotillons ren-
et l 'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délw. Versés sur sa tílte. Jacques descend, dégage le pied de cette
L' aube dujour parut. Les voila remontés sur leurs betes

-
pauvrc créature et lui rabaisse ses jupons. Je ne sais s' il
1

1. Ici, aventures. 1
2. Les Anlilles. 1 l. L"honeur de la bataillc de Fontenoy, qui lit 21000monsdool7000
Frar.;ais. marqua considérablement les espril& du tcmps.
1
Jacques le Fataliste l e Fataliste 97
96 Ja c ques
Vous voyez, Je_cteur, combien je suis obligeant: il ne . ui t'a dit qu'il était mort?
tiendrait qu'a mo1 de donner un coup de fouet aux ch _ ¿t
LE MAITRE. - Et qui est~t; ce carrosse a ses armes ?
vaux qui trainent Je carrosse drapé de noir, d'assembJer \ JACQUES. - Et_c~ cercue1 ~rt ·e n'en doute pas.
la porte du gite prochain, Jacques, son maitre, les gard~s Mon pauvre cap1tame est, me ¡;; mains liées sur le dos; et
LE MAITRE. - Et ce pretr I dos . et ces gardes de la
des Fennes ou les !'.avaliers de m;rr~ch~ussée avec Je reste
de leur cortege, d mterrompre I h1st01re du capitaine d ces gens les mains _liée~ sur ar~chau'ssée ; et ce retour du
Jacques et de vous impatienter a mon aise ; mais pour celae Ferme ou ces cavahers e~ . est vivant je n'en doute
·ne? Ton cap1tame '
il faudrait mentir, et je n'aime p~s le mensonge, a moin~ convoi vers 1a v~ · . d son camarade?
pas; mais ne sa1~-t_u n~n e son camarade est une belle
qu'il ne soit utile et forcé. Le fa1t est que Jacques et son
JACQUES. - L h1stolíe d; ce qui est écrit Ja-haut.
mll!"tre ne virent plus le carrosse drapé, et que Jacques, tou- ligne du grand rouleau ou e
jours inquiet de l'allure de son cheval, continua son récit: LE MAITRE. - ]'espere ... » ·t as a son maitre d' ache-
« Unjour, les espions rapporterent au majorqu'il y avait
eu une contestation fort vive entre le commandant et Je pay-
cheval de Jacques, nr r:i s~cartant ni a droite ni a
ver; ¡J part comme un ec a1 ,te On ne vit plus Jacques; et
san ; qu' ensuite ils étaient sortis, le paysan marchant le pre- gauche, suivant la gra?de ro~ ·chemin aboutissait a des
mier, le commandant ne le suivant qu'a regret, et qu'ils son mattre,. per~uad*e qu:n~t les cotes de rire. Et puisque
étaient entrés chez un banquier de la ville, ou ils étaient fourches paubuJlll;es , se t bons qu,ensemble et ne valent
encore. Jacques et son ma1tre ne sonb Quichotte sans Sancho et
« On apprit dans la suite que, n'espérant plus se revoir, rien séparés non plus que on Je continuateur de Cer-
ils avaient résolu de se battre a toute outrance, et que, sen- Richardet sans Ferragu,s, c_e que i nor Forti-Guerra i,
sible aux devoirs de la plus tendre arnitié, au moment meme vantes et l'imitateur d~ J Al noste, ensemblejusqu'a
de la férocité la plus inou1e, mon capitaine qui était riche, n, ont pas assez comp_n~, ecteur, c
commeje vous l'ai dit... J'espere, monsieur, que vous ne ce qu'ils sf¡ soient r:~1f,t~istoire du capitaine de Jacques
me condamnerez pas a finir notre voyage sur ce bizarre ani-
mal ... Mon capitaine, qui était riche, avait exigé de son
o~º:; :o:t!~r:~ vous aurez tort. Je vous pro~este:
ielle qu, il l' a racontée a son m~ttre,/e! fut le r~c1~~uqJene
camarade qu'il acceptíit une lettre de change* de vingt- avais entendu faire aux Invahdes , Je ne sa~ d Saint
quatre mille livres* qui lui assuríit de quoi vivre chez année Je ·our de Saint-Louis, a table chez ~n . . e -
I'étranger, aucas qu'il fOt tué, celui-ci protestant* qu'il ne . ' J . d !'hotel. et !'historien qui parl111t en pré-
Éuenne, maJor e ' · · aient
se battrait point sans ce préalable ; l' autre répondant a cette sence de plusieurs autres officiers de la m111son, qu~ a~ ·1
'
offre: "Est-ce que tu crois, mon ami, que si je te tue, je te 1 connaissance du fait, était un personnage grave qui n av111
survivrai ?..." 1' (
« lis sortaient de chez le banquier, et ils s'. acheminaient
i
vers les portes de la ville, lorsqu' ils se virent entourés du 1
--- .
1. Don Qui~holle. le chevaher ~~~¿; 1 1Sancho Pan? son écuyer. héros
_1 ) de Ce~anl~s. consliluenl
5 615
major et de quelques officiers. Quoique cette rencontre e0t 1' ' du Do11 Qu,chotte_de 1~ Mane _e u cou le formé par le maitrc el
une des sources httératres maJeures d . ~el el Fcrragus sont deux
I'air d'un incident fortuit, nos deux amis, nos deux enne- i Jacques (voir le chapttrc l. du t~;~~r)J:: h&DY-comiquc de!' Arioslc.
mis, comme il vous plaira de les appeler, ne s'y méprirent 1
1
personnagesduRo/andfune~ . ' om saen 1614unesuiledeDon
pas. Le paysan se laissa reconnaitre pour ce qu'il était. On '1 Un ennemi de Cervanl~s. Luis Ahag~, e po ¡ 704 Nicolo Forti-
alla passer la nuit dans une maison écartée. Le Iendemain, 1 Quichorte, qui fut traduite ~n fran~ats par Le~ge e~ arodlés des themcs
1
Guerra esl l'au1eur du Ricciardetto, dans leque son P
des la pointe du jour, mon capitaine, apres avoir embrassé
plus(eurs fo!s son camarade, s 'en sépara pour ne plqs fe ' empfunlét: l'l~i:~~s. destiné al'hospi1alisa1ion des invwides do guerre
2. L MI~. e_s . é f édºfié par Lou1s XIV a partir de 1670.
el des m1hta1res relrall s. ut 1
revo1r. A peine fut-il arrivé dans son pays, qu'il mourut.
es le Fatalist e Jacque s le Faraliste
98 Jacqu 99

int du tout l'air d' un ~din. Je vou_s le répete done E2_ur

l
- Á merveille !
po moment et pour la smte : soyez crrcons t s1 vous ne - Et celui qui a de si beaux yeux, un si bel embonpoin~,
ce u ez as ren s en~ .!.n= e acques et e son une si belle peau?
maitre le vrai e?ur e aux, !e faux eour le vra.i. Vous voilli - Beaucoup mieux que les autres ; il est mort.
~
b. ertt· et Je m'en lave les mams. - vo11á, ~ - - Leur apprenez-vous quelque chose?
1en av , rdi • , Et •
deux bommes bien extrao narres . - e est la ce - Non, madame.
vous, Pr ... t, 1a nature esy,.
.
qui vou 5
met en défiance.
. .
enucremen
t ,,. 'il - Quoi ? ni a tire, ni a écrire, ni le catécbisme ?
van·ée, surtout dans les mstmcts
., e 1es,.~caracu.res,
• dgu n'y - Ni a tire, ni a écrire, ni le catéchisme.
• ele si bizarredans ~11magmauo_
a nen -
n u_ un ~ te ont l'ex-
- ff . - Et pourquoi cela?
eU::observauon ne '!2.~.s ? nssent 1e f :le dans - C'est qu'on ne m'a rien appris, et que je n'en suis pas
iañani~ ,l •foi, qui vous p~ le, ru rencon_tré le pendant du plus ignorant. S'ils ont de !'esprit, ils feront comme moi;
'fJlaecín malgré luí 1, que~ avais reg~dé Jusque-~~ comme s'ils sont sots, ce que je leur apprendrais ne les rendrait que
la plus folle et la plus gaie de~ fic,u?ns. _,. . Quo1 . le pen- plus sois ... »
dant du mari aqui sa femme dit : ai tr01s enfants sur les
! Si vous rencontrez jamais cet original 1, il n'est pas
bras. et qui lui répond: Mets-les a terre ... Ils me deman- nécessaire de le connaitre pour l' abordet. Entrainez-le dans
dent du pain : donne-leur le fouet ! - Précisément Voici son un cabaret. dites-lui votre affaire, proposez-lui de vous
entretien avec ma femme. suivre a vingt lieues*, il vous suivra; apres l'avoiremployé,
« Vous voila, monsieur Gousse? renvoyez-le sans un sou; il s'en retournera satisfait
- Non, madame, je ne suis pas un autre. Avez-vous entendu parler d'un certain Prémontval qui
- D'oii venez-vous? donnait a Paris des l~ons publiques de mathématiques?
- D' oii j' étais alié. C'était son ami .. . Mais Jacques et son maiue se sont peut-
-Qu'avez-vous fait la? etre rejoints : voulez-vous que nous allions a eux, ou res-
- J'ai raccommodé un moulin qui allait mal. ter avec moi ?.. . Gousse et Prémontval tenaient ensemble
- Aqui appartenait ce moulin ? l'école. Parmi les éleves qui s' y rendaient en foule, il y
-Je n'en sais rien; je n'étais pas alié pour raccommo- avait une jeune filie appelée Mlle Pigeon 2, la filie de cct
der le meunier. habile artiste qui a construit ces deux beaux planispberes
- Vous etes fort bien vetu contre votre usage*; pourquoi qu' on a transportés du Jardín du Roi 3 dans les salles de
sous cet habit, qui est tres propre, une chemise sale ? l' Académie des Sciences. Mlle Pigeon allait la tous les
-C'est que je n'en ai qu'une. matins avec son portefeuille sous le bras et son étui de
-Et pourquoi n'en avez-vous qu'une? mathématiques dans son manchon. Un des professews, Pr6-
-C'est que je n'ai qu'un corps ala fois. montval, dcvint amoureux de son écoli~rc. et tout l tra-
- Mon mari n'y est pas, mais cela ne vous emp&hera vcrs les propositions sur les solides inscrits a la il
pas de diner* ici. y eut un enfant de fait. Le pere Pigeon n'était bomme
- Non, puisque je ne lui ai confié ni mon estomac ni mon aentendre patiemmenl la vérité de ce corollaire.. La situa-
appétit. tion des amants devient embarrassante, ils en conftreol;
- Comment se porte votre femme?
-Comme il lui plai"t; c'est son affaire.
1. Sur ce tcnne, voir le cbapitre 4 du dossier.
- Et vos enfants ? 2. ~montval et Mlle Pigeon soot des pcnoalllC'S r6ds, •
Diderot
3. L' IICtllel Jardin des Pbntes l Pll'is,. doat &ftoG Ñl-..-: .....
l.~ Mldecin ntalgi lui est une com6die farcesque de Moliae (1666). en 1739.
í
es Le Fataliste
202 Jacqu Ja c que s le Fataliste 203
brée commune. Le maitre de Jacq~es et le marquis des Arcis f ubOurg; celle-la ou une autre, cela lui est indifférent, pourvu
soul""ren
t ensemble. Jacques et le Jeune homme furent ........
.
, art Le mai"tre ébaucha en quatre mots au marqu1s l'histo·
~• vis :u'il fasse un role, qu'il rassemble ses voisins, et qu'il s'en
fasse écouter. Donnez au boulevard une fete amusante; et
.. p . ues et de son tour de tete ,aA "1a1·1ste. Le marquis ...ll'e
.,
de Jacq · · 11 · été é ""''ª us verrez que la place des exécutions sera vide. Le peuple
du jeune honune qui le smvai.t. ava1t . pr montré 1. nétait v~t avide de spectacle, et Y court, parce qu' il est amusé quand
sorti de sa maison par u~e aven~re. b1zarre ; des amis le IUi
avaient recommandé; et 11 en avai.t f~t son secrétaire en atten-
f1en jouit, et qu' il est encore amusé par )e récit qu' il en fait
uand il en est revenu. Le ~uple est temble dans sa fureur;
dant mieux. Le mai."tre de Jacques dit: « Cela est plaisant. ~ais elle ne dure pas. Sa rrusere propre l'a rendu compatis-
LE MARQUIS DES ARCIS. - Et que trouvez-vous de plai- sant; ¡¡ détoume les y_e~x ~u spectacle d'horreur qu'il estallé
sant a cela? , chercher; il s'attendrit, 11 s en retourne en pleurant. .. Toutce
LE MAITRE. - Je parle de Jacques. A peine sommes-nous que je vous débite la, lecteur, je le tiens de Jacques, je vous
entrés dans le logis que nous venons de quitter, que Jacques J'avoue, parce que je n'aime p~ a ~e _faire honneu~ de !'es-
m'a dita voix basse: "Monsieur, regardez bien ce jeune prit d'autrui. Jacques ne connai.ssai.t rule nom de vice, ni le
homme, je gagerais* qu'il a été moine." nom de vertu; il prétendait qu' on était heureusement ou mal-
LE MARQI.JIS. - Il a rencontré juste 2 , je ne sais sur quoi. heureusement né. Quand il entendait prononcer les mots
Vous couchez-vous de bonne heure? recompenses ou chatiments, il haussait les épaules. Selon lui
LE MAITRE. - Non, pas ordinairement; et ce soir j'en la récompense était l' encouragement des bons ; le chatiment,
suis d' autant moins pressé que nous n' avons fait que demi- l'effroi des méchants. « Qu'est-ce autre chose, disait-il, s'il
journée. n'y a point de liberté, et que notre destinée soit écrite la-
LE MARQUI~ DES ARCIS. - Si vous n'avez rien qui vous haut? » 11 croyait qu'un homme s'acheminait aussi néces-
occupe plus uulement ou plus agréablement je vous racon- sairement ala gloire ou al'ignominie, qu'une boule qui aurait
terai l'histoire de mon secrétaire; elle n'est pas commune. la conscience d'elle-meme suit la pente d'une montagne ; et
LE MAITRE. - Je l' écouterai volontiers. » que, si l' enchainement des causes et des effets qui fonnent
Je vous entends, lecteur : vous me dites : « Et les amours la vie d'un homme depuis le premier instant de sa naissance
de !acques ?... » Croyez-vous que je n'en sois pas aussi jusqu'a son demier soupir nous était connu, nous resterions
cuneux que vous? Avez-vous oublié que Jacques aimait a convaincus qu' il n'a fait que ce qu'il était nécessaire de faire.
parler, et surtout a parler de lui ; manie générale des gens de Je l'ai plusieurs fois contredit, mais sans avantage et sans fruit
son état* ·, maru·e qui· ¡es tire
· de leur abiection qui les place
En effet, que répliquer a celui qui vous dit : « Quelle que soit
dans 1 tribune, et qui· les transforme tout ' a coup
' en person-
la somme des éléments dont je suis composé, je suis un; or,
f ages mtéressants? ~el est, a votre avis, le motif qui attire une cause n'a qu'un effet; j'ai toujours été une cause une;
ª populace aux exécutions publiques? L'inhumanité? Vous je n'ai done jamais eu qu'un effet aproduire; ma durée n'est
vous trompez: le peuple n'est point inhumain · ce malhcu- done qu'une suite d'effets nécessaires. » C'est ainsi que
reux autour de l'éch-" '
rait des . de ~aud duque! il s'attroupe, il l'arrache- Jacques raisonnait d'apres son capitaine. La distinction d'un

-
GreveJ : ~ e la J~_sti~ s'il le pouvait. U va chercher en monde physique et d'un monde moral lui semblait vide~
ne qu 11 pu1sse raconter a son retour dans le sens. Son capitaine lui avait fourré dans la tete toutes ces op1-

-
nions qu'il avait puisées, lui, dans son Spinoza 1 qu'il savait
l . Du toponyrne • Pré
~es tncmb,:cs 6taient ve'::i~n~~r : ordrc rcligicux richc et puissant, dont
-11 a dcvin6 Juste. anc.
3
· place de G~vc 8 P . l . Baruch Spinoza ( 1632-1677), rn6taphysicien hollandais, áuteur du TRX'-
pubhqucs (l'actuclle p'l adns,, sur laqucllc avaicnt Ueu les cx&:utions 1~00 theologico-po/iticus (1670) et de l'Ér/iiqitt (1677), ~ur le «spoao-
ace e I HOtel de Villc). llsrnc » de Jacques le Fata/iste, voir le chapitre 3 du dQSSler.
204 Ja c que s l e Fatali s te Ja c ques le Fata/ lste
· 205

par ca:ur. D'apres ce systeme, on pourrait imaginer que sont que des contes • d' amour.
d . Vous etes aux contes d' amour
Jacques ne se réjouissait, ne s'aftligeait de ríen; cela n'était po ur toute nournture . L'epu1s que vous existez, et vous ne
pourtant pas vrai. Il se conduisait apeu pres comme vous et vous en 1_assez pomt. on vous tient ace régime et l'on
moi. Il remerciait son bienfaiteur, pour qu' il luí fit encore du vous y uendra .
longtemps
f
encore, hommes et fe mmes,
bien. Il se mettait en colere contre l'homme injuste; et quand grands et peuts en an1:5, sans que vous vous en lassiez. En
on luí objectait qu'il ressemblait alors au chien qui mord la vérité, cela est mervedleux. Je voudrais que l'histoire d
pierre qui l'a frappé : « Nenni, disait-il, la pierre mordue par secrétaire du -~~rquis d~s ~cis fut encore un cont~
le chien ne se corrige pas; l'homme injuste est modifié par d'amour, mais J ai peur qu 11 n en soit ríen, et que vous n'en
le baton. » Souvent il était inconséquent comme vous et moi, soyez ennuyé. Tant pis pour le marquis des Arcis, pour le
et sujet a oublier ses príncipes, excepté dans quelques cir- maitre de Jacques, pour vous, lecteur, et pour moi.
constances oíl sa philosophie le dominait évidemment ; c' était « 11 vient un moment oíl presque toutes les jeunes filies
alors qu' il disait : « 11 fallait que cela fOt, car cela était écrit et les je unes gar~ons tombent dans la mélancolie* · ils sont
la-haut. » 11 tilchait aprévenir le mal ; il était prudent avec le tourmentés d'une inquiétude vague qui se promene'sur tout
plus grand méprís pour la prudence. Lorsque l' accident était et qui ne trouve ríen qui la calme. lis cherchen! la solitude '.
arrivé, il en revenait ason refrain; et il était consolé. Du reste, ils pleurent ; le silence des cloitres les touche; l' image de¡~
bon homme*, franc, honnéte*, brave, attaché, fidele, tres tétu, paix qui semble régner dans les maisons religieuses les séduit.
encore plus bavard, et affligé comme vous et moi d'avoir lis prennent pour la voix de Dieu qui les appelle a lui les
commencé l'histoire de ses arnours sans presque aucun espoir premiers efforts d' un tempérament qui se développe : et e' est
de la finir. Ainsi je vous conseille, lecteur, de prendre votre précisément lorsque la nature les soHicite, qu'ils embrassent
partí; et au défaut des arnours de Jacques, de vous accom- un genre de vie contraire au va:u de la nature. L'erreur ne
moder des aventures du secrétaire du marquis des Arcis. dure pas ; l' expression de la nature devient plus claire; on la
D'ailleurs,je le vois, ce pauvre Jacques, le cou entortillé d'un reconnait, et I' etre séquestré tombe dans les regrets, la lan-
large mouchoir; sa gourde, ci-devant* pleine de bon vin, ne gueur, les vapeurs, la folie ou le désespoir ... » Te! fut le
contenant que de la tisane ; toussant, jurant contre l'hótesse préambule du marquis des Arcis. « Dégouté du monde al'age
qu'ils ont quittée, et contre son vin de Charnpagne, ce qu'il de dix-sept ans, Richard (c'est le nom de mon secrétaire) se
ne ferait pas s'il se ressouvenait que tout est écrít la-haut, sauva de la maison paternelle et prít l'habit de prémontré.
méme son rhume. LE MAITRE. - De prémontré? Je lui en sais gré. lis sont
Et puis, lecteur, toujours des contes* d'amour; un, deux, blancs comme des cygnes, et saint Norbert qui les fonda
trois, quatre contes d'amour que je vous ai faits; trois ou n' omit qu' une ehose dans ses constitutions ...
quatre autres contes d'amour qui vous reviennent encore: LB ~RQUIS DES ARc1s. - D'assigner un vis-a-vis I acha-
ce sont beaucoup de contes d'arnour. 11 est vrai d'un autre cun de ses religieux.
cllté que, puisqu'on écrit pour vous, il faut ou se passerde LE MAITRE. - Si ce n'était pas l'usage des amours d'al-
votre applaudissement, ou vous servir a votre go0t, et que ler tout nus, ils se déguiseraient en prémontrés. 11 regne
vous l'avez bien décidé pour 1 les contes d'amour. Toutes dans cet ordre une politique singuliere 2• On vous perrnet la
vos nouvelles en vers ou en prose sont des contes d'amour; duchesse, la marquise, la comtesse, la présidente: la

-
presque !ous vos poemes, élégies, églogues, idylles, chan- conseillere, méme la financiere, mais point la bourgemse ;
s?ns, épnres, comédies, tragédies, opéras, sont des contes
d amour. Presque toutes vos peintures et vos sculptures ne l. Le vis-a-vis é1ait une voitwe Adeux places, focilitant en l'occurrcnce
les déplacements galants.
2· En_•ffet, dans la regle quelquc pcu relichée des pn!monin!s, s.,uls les
l. Vous nvez un goOt cenain pour. dono,rs ~taient intcrdits aux femmcs.
Jacques le Fata[ ·
ISte 299
. ..,. _ Peste soit encore du sot de n'e .
JAcQu=• n avoir pas
é deux 1»
réset"ntaiU'C le suppliant,_ pour tromper leur lassitude t
_r,ede continuer son ~1t, Jacques s'y refusant, son 1
soifdafil, Jacques se laissant bouder; enfin Jacques, a ~s
i,ou_ protesté* contre les malheurs qu'il en arri p .
avº!nant !'histoire de ses am~urs, dit: verait,
reP" Un jour de fete que 1~ se,1gneur du chAteau était a la
asse, .. » Apres c~s mots. d s ~ta tout court, et dit: « Je
: saurais ; il m' est 1~poss1ble d_ avancer; il me semble que
·•aie derechef* la mai~ du desti~ a la gorge, et que je me
la sente serrer; pour D1eu, mons1eur, permettez que je me
1aise, . • d
_ Eh bien ! ws-to1, et va emander ala premi~re chau-
·ere que voila, la demeure du ~ourricier... »
(111 C'était a la porte plus bas; 11s y vont, chacun d'eux
tenant son cheval par la bride. Á l'instant la porte du nour-
'cier s'ouvre, un homme se montre; le mai"tre de Jacques
~usse un cri et porte la main a son épée, l'homme en ques-
tion en fait autant. Les deux chevaux s' effraient du cliquetis
des armes, celui de Jacques casse sa bride et s'échappe, et
daos le meme instant le cavalier contre legue! son mai"tre
se bat est étendu mort sur la place. Les paysans du village
accourent. Le maitre de Jacques se remet prestement en
selle et s' éloigne a toutes jambes. On s' empare de Jacques,
00 luí lie les mains sur le dos, et on le conduit devant le
juge du lieu, qui l'envoie en prison. L'homme tué était le
chevalier de Saint-Ouin, que le hasard avait conduit préci-
' sément ce jour-la avec Agathe chez la nourrice de leur
enfant. Agathe s' arrache les cheveux sur le cadavre de son
amant. Le maitre de Jacques estdéja si loin qu'on !'a perdu
de vue. Jacques, en allant de la maison du juge a la prison,
disait : « 11 fallait que cela fOt, cela était écrit la-haut. .. »
Et moi, je m' arrete, parce que je vous ai dit de ces deux
personnages tout ce que j'en sais. - Et les amours de
Jacques? Jacques a dit cent fois qu'il était écrit la-haut qu'il
n'en finirait pas l'histoire, et je vois que Jacques avait rai-
son. Je vois, lecteur, que cela vous fAche; eh bien, repre-
nez son récit ou il l' a laissé, et continuez-le a votre fantai-
sie, ou bien faites une visite a Mlle Agathe, sachez le nom
100 Jacques le Fataliste
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Jacques le Fataiiste JO/

du village ou Jacques est emprisonné; voyez Jacques dísant ces mots, la voila fondant en pleurs et suffoquée par
tionnez-le: il ne se fera pas tirer l'oreille pour vou; qu~s-
ses sanglots. . .
faire; cela le_ désennuier~. D'apres des mémoires qu!ª~'. 8: Dítes-moi, lecteur, ce que vous euss1ez fait a la place
de bonnes rrusons ~e temr po?r. sus~cts, je pourrais ~u: de Jacques? Ríen. Eh bien! c'est ce qu'il fit. II recondui-
etre suppléer ce qm manque 1c1 ; mrus aquoi bon? on sít Denise sur sa chaise, se jeta a ses pieds, essuya les pleurs
peut s'intéresser qu'a ce qu'on croit vrai. Cepenct!~ qui coulaient de ses yeux, luí baisa les mains, la consola,
comme il y aurait de _la témérité a prononcer sans un mfir la rassura, crut qu'il en était tendrement aimé, et s'en remit
examen sur les entretiens de Jacques le Fataliste et de so asa tendresse sur le moment qu'il luí plairait de récom-
maitre, ouvrage le. plus impo~ant qui ~it paru depuis l~ penser la sienne. Ce procédé toucha sensiblement Denise.
Pantagruel de ma1tre Fran901s Rabelrus, et la vie et les On objectera peut-etre que Jacques, aux pieds de Denise,
aventures du Compere Mathieu 1, je relirai ces mémoires ne pouvait guere luí essuyer les yeux ... a moins que la
avec toute la contention d'esprit et toute l'impartialité dont chaise ne fut fort basse. Le manuscrit ne le dit pas ; mais
je suis capable; et sous huitaine je vous en dirai monjuge- cela est a supposer.
ment définitif, sauf a me rétracter lorsqu'un plus intelligent Voici le second paragraphe, copié de la vie de Tristram
que moi me démontrera que je me suis trompé. Shandy 1, a moins que I' entretien de Jacques le Fataliste et
L'éditeur ajoute: La huitaine est passée. J'ai lu les de son maitre ne soit antérieur a cet ouvrage, et que le
mémoires en question; des trois paragraphes que j'y trouve ministre Steme ne soit le plagiaire, ce que je ne crois pas,
2
de plus que dans le manuscrit dont je suis le possesseur, le mais par une estime toute particuliere de M. Steme , que
premier et le demier me paraissent originaux et celui du je distingue de la plupart des littérateurs de sa nation, dont
milieu évidemment interpolé. Voici le premier, qui suppose l' usage assez fréquent est de nous voler et de nous dire des
une seconde lacune dans I' entretien de Jacques et de son injures.
maitre. Une autre fois, e' était le matin, Denise était venue pan-
Un jour de fete que le seigneur du chateau était ala ser Jacques. Tout dormait encore dans le chateau, Denise
chasse et que le reste de ses commensaux* étaient allés a s'approcha en tremblant. Arrivée ala porte de Jacques, elle
la messe de la paroisse, qui en était éloignée d'un bon quart s' arreta, incertaine si elle entrerait ou non. Elle entra en
de lieue*, Jacques était levé, Denise était assise a coté de tremblant ; elle demeura assez longtemps a coté du lit de
lui. Ils gardaient le silence, ils avaient l' air de se bouder, Jacques sans oser ouvrir les rideaux. Elle les entrouvrit
et ils boudaient en effet. Jacques avait tout mis en ceuvre doucement ; elle dit bonjour a Jacques en tremblant; elle
pour résoudre Denise a le rendre heureux, et Denise avait s'informa de sa nuit et de sa santé en tremblant; Jacques
tenu ferme. Apres ce long silence, Jacques, pleurant a lui dit qu'il n'avait pas fermé l'ceil, qu'il avait souffert, et
chaudes !armes, lui dit d'un ton dur et amer: « C'est que qu'il souffrait encore d'une démangeaison cruelle a son
vous ne m'aimez pas ... » Denise, dépitée, se leve, le prend genou. Denise s' offrit a le soulager; elle prit une petite
par le bras, le conduit brusquement vers le bord du lit, s'y piece de flanelle; Jacques mit sa jambe hors du lit, et
assied, et lui dit : « Eh bien ! monsieur Jacques, je ne vous Denise se mit a frotter avec sa flanelle au-dessous de la
aime done pas? Eh bien, monsieur Jacques, faites de la blessure, d' aborcl avec un doigt, puis avec deux, avec trois,
avec quatre, avec toute la main. Jacques la regardait faire,
-
malheureuse Denise tout ce qu'il vous plaira ... » Et en
et s'enivrait d'amour. Puis Denise semita frotter avec sa
1. Comp~re Mathieu ou les Bigarrures de /'esprit humain (1766-1773),
roman p1caresque et licencieux d'Henri-Joseph Laurens dit du Laurens
(1719-1797), avec lequel Jacques le Fataliste présente un cenain nombre l. Voirle chapitre 1 du dossier.
de resscmblances. 2. Laurence Stcmc ~ t pasteur anglican.

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