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Licence eden-13-1021498-LIQ2187573 accordée le 12 janvier 2024 à sophie-marineau

François-Charles Mougel

HISTOIRE
DES RELATIONS
INTERNATIONALES
de 1815 à nos jours

Seizième édition mise à jour


53e mille
À lire également en
Que sais-je ?
collection fondée par paul angoulvent

Philippe Moreau Defarges, La Mondialisation, no 1687.


Philippe Braillard, Mohammad-Reza Djalili, Les Relations internationales,
no 2456.
Pascal Gauchon, Jean-Marc Huissoud (dir.), Les 100 mots de la
géopolitique, no 3829.
Pascal Gauchon (dir.), Les 100 lieux de la géopolitique, no 3830.
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Théories des relations internationales,
no 4075.
Frédéric Encel, Les 100 mots de la guerre, no 4192.

En très amical hommage à Séverine Pacteau, maître de conférences


honoraire en histoire contemporaine à l’Institut d’études politiques
de Bordeaux, disparue en 2017, coauteur des éditions précédentes de
cet ouvrage.
FCM

ISBN 978‑2-7154‑1884‑
ISSN 0768‑0066
Dépôt légal – 1re édition : 1988
16e édition mise à jour : 2023, août
© Presses Universitaires de France / Humensis, 2023
170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris
PREMIÈRE PARTIE

Du concert européen
à la constitution
des nouvelles nations
(1815‑1871)
CHAPITRE PREMIER

Le congrès de Vienne
et ses prolongements : la lutte
entre légitimité et nationalité

En 1815, après plus de vingt ans de conflits quasi


i­ninterrompus, l’Europe aspire à la paix. Une paix qui clô-
ture les bouleversements géopolitiques provoqués par la
Révolution française et l’Empire napoléonien, dessine une
nouvelle carte du continent, et fixe les principes et les modes
de fonctionnement du futur système diplomatique. C’est ce
triple objectif que s’assigne le congrès de Vienne dont l’acte
final et les traités qui l’accompagnent ouvrent une nouvelle
ère des relations internationales qui, par-delà les aléas et les
ruptures, durera jusqu’en 1914.

I. – La situation diplomatique en 1815

1. Les formes de la paix et le nouveau système inter‑


national
(A) Une paix de vainqueurs. – Quoique vaincue, la France,
toujours jugée hégémonique et belliqueuse, doit être affai-
blie. Les traités de Paris de 1814 et 1815 lui ôtent toutes ses
conquêtes postérieures à 1792, y compris la Savoie et les
places fortes du Nord-Est, ainsi que nombre de ses colonies
(Antilles, île Maurice…), et la frappent d’une indemnité
de 700 millions assortie d’une occupation militaire. Elle
est aussi surveillée par un cordon d’États tampons – Pays-
Bas, Prusse rhénane, Confédération helvétique, royaume de
Piémont-Sardaigne – ainsi que par la Quadruple-Alliance
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– qui regroupe les grands vainqueurs : Prusse, Royaume-Uni,
Autriche, Russie –, afin de maintenir la paix. Celle-ci a été
réglée par l’acte final du congrès de Vienne de juin 1815,
selon le double principe de la hiérarchie – primauté aux pays
les plus forts – et de l’équilibre – rejet de toute hégémonie au
sein des États dominants. C’est d’ailleurs en vertu de ces prin-
cipes que la France, grande puissance indispensable au nouvel
ordre diplomatique, n’a pas été démembrée et qu’au contraire
les petits États ont souvent été ignorés. La Russie reçoit ainsi
la majeure partie de la Pologne et conserve la Finlande arra-
chée à la Suède tout comme la Bessarabie prise aux Turcs.
La Prusse retrouve une part de ses provinces polonaises et
acquiert les deux-tiers de la Saxe, ainsi qu’un bloc séparé
de territoires rhénans. L’Autriche renonce à ses anciennes
possessions belges et allemandes mais récupère ses terres
alpestres et obtient les ex-Provinces illyriennes et le royaume
de Lombardie-Vénétie qui, joint aux autres États dirigés
par des Habsbourg, lui donne le contrôle de l’Italie. Elle
reçoit également la présidence de la nouvelle Confédération
germanique qui, même sans grand pouvoir, lui confère la
prééminence sur les 39 États allemands. Le Royaume-Uni
reprend le fief dynastique du Hanovre et consolide sa supré-
matie maritime et coloniale en s’emparant de Helgoland,
de Malte, des îles Ioniennes, de plusieurs Antilles, d’une
partie de la Guyane, de l’île Maurice et des colonies du
Cap et de Ceylan, prises pour l’essentiel aux Français et aux
Néerlandais. Ces derniers forment avec les Belges le nou-
veau royaume des Pays-Bas. Enfin, l’Espagne et le Portugal
retrouvent leurs frontières tandis que la Suède, amputée de
la Finlande, reçoit en compensation la Norvège enlevée
au Danemark, puni pour ses liens passés avec Napoléon.
(B) Une paix européenne. – Les quelques États reconnus
d’Asie et d’Afrique (Chine, Perse, Maroc) n’ont pas été
conviés à Vienne, de même que les États-Unis ou encore
l’Empire ottoman, pourtant partiellement européen mais
dont l’islam dominant est perçu comme incompatible avec
5
les fondements chrétiens que revendique le nouveau sys-
tème international. Quant aux empires coloniaux, ils restent
soumis à la souveraineté de leurs métropoles respectives.
(C) Une paix des rois. – Les dynasties d’Ancien Régime,
tels les Bourbons à Paris, Madrid et Naples, sont partout
rétablies. Ces restaurations monarchiques se fondent sur une
idéologie commune : la légitimité. Fruit de l’histoire, de la
tradition et des valeurs chrétiennes, la légitimité s’incarne dans
la suprématie de l’État, le droit divin et l’absolutisme royal.
Récusant les concepts de nation, de souveraineté populaire,
de république, voire de constitution, cette Europe des rois
refuse toute reconnaissance aux peuples et aux ­nationalités
malgré leur rôle dans la chute de l’Empire napoléonien.
À l’inverse, elle conforte sa propre cohésion idéologique
par le traité de la Sainte-Alliance de novembre 1815, qui
instaure solidarité et assistance face à toute menace révo-
lutionnaire entre les monarques de Russie, de Prusse et
d’Autriche. Londres ne s’y associe pas, au nom de ses valeurs
libérales, mais reste fidèle à la Quadruple-Alliance, jugée
plus efficace. Une distinction s’esquisse ainsi entre les États
de la réaction, arc-boutés sur le maintien de l’ordre, et la
Grande-Bretagne, certes antirévolutionnaire, mais attachée
à une conception réformiste des relations internationales.
À preuve, l’inter­diction de la traite négrière ou l’inter­
nationalisation du Rhin qu’elle fait adopter par le congrès
de Vienne : le droit devient l’un des outils de la diplomatie.
(D) Une paix des États. – Ayant banni la guerre comme
régulateur des relations internationales, les grandes puissances
se dotent d’instruments favorables à leur « paix idéo­logique ».
D’un côté, les forces armées pour l’ordre intérieur et les
« exécutions militaires » extérieures contre toute forme de
subversion. De l’autre, la diplomatie, désormais profession-
nalisée, pour maintenir des réseaux de contacts pérennes et
organiser les congrès nécessaires au bon fonctionnement d’un
système global de concertation, d’équilibre et d’action dont
le chancelier autrichien, Metternich, sera le principal acteur
6
de 1815 à 1848. Mais ce « concert européen » suppose une
harmonisation des intérêts difficile à garantir. La Russie vise
l’agrandissement de son aire d’influence au risque de déstabi-
liser les Balkans et la Méditerranée orientale. La Prusse rêve
d’unifier son territoire et de grouper autour d’elle les petits
États allemands. À l’inverse, l’Autriche défend son intégrité
face à ses minorités nationales et son contrôle sur l’Italie et
la Confédération germanique. Le Royaume-Uni veut utiliser
la paix pour renforcer sa thalassocratie impériale et servir ses
intérêts sans oublier ses idées libérales. Quant à la France,
elle aspire à retrouver sa place dans le système international
mais ses engagements idéologiques variés restent porteurs de
bouleversements possibles, pour elle comme pour le reste du
continent. La paix reste donc à construire.
2. Les facteurs de changement. – Ils se classent en deux
groupes. L’un, statique, correspond à l’Europe de la ­réaction,
absolutiste, traditionaliste, rurale, par l’intermédiaire de la
Sainte-Alliance, sur la défense de l’ordre. L’autre, dyna-
mique, alimente l’Europe du mouvement par le biais de
deux sources : d’une part, le libéralisme politique et éco-
nomique qui gagne l’ouest du continent et, d’autre part,
le mouvement des nationalités, appuyé par le romantisme
libertaire, largement répandu au sein des peuples dominés
de l’Europe centrale, méditerranéenne et balkanique, qui vise
à refondre la carte du continent conformément au modèle
de l’État-nation hérité de 1789. C’est la rencontre entre ces
deux composantes, libérales et nationales, qui va faire du
mouvement, au moyen de révoltes et de révolutions, la force
majeure de transformation de la géopolitique du continent.

II. – Les premières luttes entre légitimité


et nationalité (1815‑1833)

1. Les succès de la réaction et la politique des congrès.


De 1815 à 1830, le concert européen fonctionne et assure
le maintien de l’ordre grâce à une série de congrès, pas
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toujours unanimes cependant. À Aix-la-Chapelle, en 1818,
la France est libérée et admise dans le cercle des grandes
puissances quoique toujours sous surveillance. Les congrès
de Carlsbad et de Vienne (1819‑1820) confient à l’Autriche
la mission de réprimer, de concert avec la Prusse, l’agitation
politique et nationale qui gagne l’Allemagne, surtout au sud,
depuis 1817. En 1820‑1821, les troubles de Turin et les
pronunciamentos de Madrid et de Naples, réclamant des
constitutions libérales, amènent les congrès de Troppau et
de Laybach à mandater l’Autriche pour rétablir l’ordre en
Italie et en Allemagne, tandis que le congrès de Vérone de
1823 accepte de confier à la France la mission de restaurer
l’absolutisme en Espagne. Les « exécutions militaires » et la
répression qui s’ensuivent confortent en apparence le « sys-
tème Metternich » mais n’éradiquent pas en profondeur les
aspirations libérales et nationales. Le système, qui a bénéficié
de l’intégration de la France à la Sainte-Alliance, perd en
outre l’aide de la Grande-Bretagne qui, dès 1818, rejette le
projet d’ordre mondial proposé par le tsar avant d’opter pour
une politique de non-engagement motivée par ses principes
libéraux comme par son refus de voir les grands États inter-
venir dans l’empire colonial espagnol alors en pleine révolte
et dans lequel elle entend maintenir ses seuls intérêts.
À peu près calme de 1823 à 1830, l’Europe connaît
une brutale poussée révolutionnaire à partir de 1830, à la
suite du renversement des Bourbons en France, remplacés
par la monarchie libérale de Louis-Philippe. Même si le
nouveau régime se prononce pour la paix et la stabilité
en Europe, l’écho des Trois Glorieuses de juillet 1830 et
l’espoir d’une possible aide française rallument les feux du
changement dans une large part du continent.
2. Ordre et révolutions (1830‑1833). – Dès août 1830, les
Belges que tout – religion, langue, économie – oppose aux
Hollandais qui les dominent, proclament leur indépendance.
Le roi des Pays-Bas, Guillaume Ier, en appelle à la Sainte-
Alliance, mais la Russie et l’Autriche sont retenues par les
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révoltes de Pologne et d’Italie, et la Prusse est trop isolée pour
agir seule. La France et l’Angleterre, favorables aux insurgés
et hostiles à toute intervention extérieure, se prononcent
pour une conférence des grandes puissances. Celle-ci, réunie
à Londres, reconnaît finalement l’indépendance (1830) puis
la neutralité (1832) du nouveau royaume où va régner un
proche de la dynastie anglaise et non un prince français,
comme l’auraient voulu les Belges, les Britanniques craignant
l’annexion du pays par Paris. L’échec d’une tentative de
reconquête par Guillaume Ier, arrêtée par la France, consacre
le démantèlement final du royaume des Pays-Bas, l’un des
États tampons encerclant la France et, par conséquent, l’af-
faiblissement d’un des piliers du système de 1815.
Les autres mouvements révolutionnaires, en revanche,
vont échouer. La révolte polonaise de 1830, suivie d’une
déclaration d’indépendance en 1831, est écrasée par le tsar
fin 1831 : le statut d’autonomie de 1815 est aboli et une
brutale répression est instaurée. Bien qu’ils aient bénéficié
de la sympathie des États libéraux, les Polonais n’en ont
reçu aucune aide et leurs rivalités internes – « les rouges
contre les blancs » – ont facilité la victoire des Russes. Le
sentiment national polonais reste néanmoins vif, comme
on le verra lors des révoltes de 1848 et 1863.
Les soulèvements italiens de 1830‑1831 à Parme, à
Modène et en Romagne, lancés par les carbonari et les adelfi,
sont brisés par l’Autriche, la France se contentant d’installer
un poste de surveillance à Ancône. Toutefois, Metternich
ne réussit pas à éteindre la flamme unitaire italienne, portée
désormais par le mouvement du Risorgimento. Un scénario
identique se déroule en Allemagne en 1830‑1832 : les
révoltes de Saxe, de Hesse et de Bavière, ainsi qu’un appel
aux États-Unis d’Allemagne sont étouffés par l’Autriche
qui renforce la Confédération germanique sans faire dis-
paraître les aspirations libérales et nationales.
Le bilan des révolutions de 1830‑1832 est donc contrasté.
La réaction a survécu et maintient ses positions jusqu’en
1848, mais elle est de plus en plus sur la défensive voire
9
en recul. Un seul congrès a lieu à Münchengrätz, en 1833,
où la Russie, la Prusse et l’Autriche se garantissent leurs
possessions polonaises et réaffirment leur opposition aux
idées nationales. Le retrait français de la Sainte-Alliance
en 1830 et le non-engagement anglais sont en revanche
préoccupants pour l’avenir de l’ordre, d’autant que les
idées libérales, portées par le changement économique et
social, progressent, même en terre conservatrice. À preuve,
la création par la Prusse, en 1834, avec 26 des 39 États
allemands mais sans l’Autriche, qui doit laisser faire, du
Zollverein, une union douanière, puis monétaire, qui accré-
dite l’idée d’une future unité allemande autour de Berlin.
C’est pourquoi on peut dans le même temps considérer que
le mouvement n’a pas perdu et a même marqué des points,
s’étendant en Belgique, en Hollande et en Scandinavie,
souvent avec le soutien de Londres et de Paris, bien visible
d’ailleurs lors des crises politico-dynastiques d’Espagne et
du Portugal. Mais il ne s’agit pas toujours du même libé-
ralisme : prudent dans la France de Louis-Philippe, avancé
dans une Angleterre qui élargit sa base électorale (1832) et
supprime l’esclavage colonial (1833), sans toutefois pouvoir
contrer l’éveil de la lancinante question d’Irlande. En outre,
les deux piliers du mouvement qui se sont rapprochés
lors de la première Entente cordiale (1833) continuent
de rivaliser, notamment en Méditerranée.

III. – Les affaires méditerranéennes (1815‑1856)

Plutôt périphérique en 1815, l’aire méditerranéenne


devient une des zones majeures de fragilité du système inter-
national. En effet, le déclin continu du principal État de la
région, l’Empire ottoman, tiraillé de l’intérieur et convoité
de l’extérieur, ouvre pour un siècle la lancinante question
d’Orient. Étendu du Maghreb au Caucase et des Balkans au
Golfe persique, cet empire constitue une mosaïque ethnique
rassemblant Turcs, Arabes et Slaves et un kaléidoscope
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religieux où cohabitent une majorité musulmane et de mul-
tiples minorités chrétiennes. L’affaiblissement constant de
l’autorité des sultans, chefs politiques et religieux, a eu trois
conséquences. D’abord, l’essor de forts pouvoirs locaux aux
mains des pachas, tel Méhémet Ali en Égypte. Ensuite, le
réveil des minorités nationales, notamment dans les Balkans,
où Serbes, Grecs et Roumains réclament leur autonomie,
voire plus. Enfin, les volontés d’ingérence des grandes puis-
sances : la Russie vise les détroits et l’accès à la mer Égée,
et se pose en protectrice des Slaves et des orthodoxes ; la
France veut renforcer son influence dans tout le bassin
méditerranéen ; l’Angleterre défend ses intérêts commer-
ciaux et la sécurité de la « route des Indes ».
1. Le mouvement des minorités balkaniques et l’in‑
dépendance de la Grèce. – Révoltés depuis 1804, les
Serbes sont constitués en principauté vassale en 1816.
En 1821, l’insurrection gagne les Roumains de Valachie
et de Moldavie et surtout les Grecs. Si les Roumains sont
vite vaincus et replacés sous le joug de la Sublime Porte,
les Grecs, forts de leur avance économique, de leur cohé-
sion, du soutien de leur diaspora et portés par les idées
des Lumières comme par leur foi orthodoxe, résistent aux
Turcs et proclament leur indépendance en 1822. Interpellée
par les massacres de Chios et le puissant philhellénisme qui
électrise ses opinions publiques, l’Europe des rois renonce
à défendre le sultan, souverain légitime mais musulman.
Seule la Russie envisage de s’engager directement. Le sul-
tan en profite pour mener, à partir de 1823, avec l’aide de
Méhémet Ali, une brutale reconquête de la Morée et de
l’Attique mais il subit à Navarin, en 1827, la destruction
de sa flotte par une escadre franco-russo-anglaise venue
au secours des insurgés. Le conflit russo-turc qui s’ensuit
aboutit à la défaite de la Porte malgré le déclenchement
de la « guerre sainte » par le sultan. La paix d’Andrinople
de 1829 reconnaît l’indépendance, pleinement établie en
1830 à Londres, d’une Grèce aux dimensions restreintes
11
que les puissances confient à un prince bavarois. La paix
instaure aussi l’autonomie de la Serbie, du Monténégro et
des provinces roumaines. Elle consacre surtout la préémi-
nence du tsar qui s’empare du delta du Danube, devient
protecteur de la Moldavie et de la Valachie, et reçoit liberté
de passage dans les détroits et de commerce dans les ports
turcs. Mais cette vassalisation latente de la Porte préoccupe
l’Angleterre, la France et l’Autriche : la logique des États
fragilise la solidarité du concert européen.
2. De l’affaire égyptienne à la guerre de Crimée
(1830‑1856). – La crise naît des ambitions de Méhémet Ali
qui exige du sultan, pour prix de son aide contre les Grecs,
la Crète et l’hérédité de son titre de pacha. Mais sa volonté
de faire de la Méditerranée orientale un « lac égyptien »
heurte l’expansionnisme russe dans la région tout comme
les intérêts des Anglais, désormais ralliés à l’unicité de
l’Empire ottoman pour garantir leur emprise géo­politique
sur la route des Indes. Seule la France y voit un moyen
d’affaiblir la Porte au moment où elle se lance en 1830
dans la conquête de l’Algérie, officiellement régence otto-
mane. Fort de ces divergences, Méhémet Ali passe à l’at-
taque, soumet la Syrie (1832), bat les Turcs et marche
sur Constantinople. Le tsar se pose alors en protecteur du
sultan, à qui il impose en 1833 le traité d’Unkiar-Skelessi
qui ferme les détroits aux ennemis des Russes en cas de
conflit. Inquiet de ces nouvelles avancées russes, Londres
pousse le sultan à reprendre la Syrie : c’est un échec (1839).
Metternich propose aussitôt un congrès européen pour
obliger le pacha à renoncer à ses conquêtes et ainsi sauver
l’Empire turc. La France tente alors, maladroitement, de
substituer au congrès une négociation directe entre le sultan
et le pacha, au grand dam des autres puissances, hostiles à
l’Égypte et aux manœuvres de Paris. Devant le risque, agité
par l’Angleterre, d’une renaissance de la Quadruple-Alliance
et donc d’une guerre générale, Louis-Philippe finit par
accepter l’accord multilatéral de 1840 qui confère au pacha
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l’Égypte à titre héréditaire contre l’abandon de la Syrie et
d’une réduction de son armée. Parallèlement, la convention
de Londres ferme les détroits à tous les navires de guerre
(1841). Londres, grâce à Palmerston, a donc gagné : la
Russie et l’Égypte sont contenues, la France retenue, la
Porte maintenue et les intérêts britanniques sauvegardés.
La question d’Orient n’est pas pour autant réglée : malgré
l’échec des révolutions de 1848, le feu couve dans tous les
Balkans, et la fin du système Metternich attise les ambitions
antagonistes des grandes puissances, au premier rang des-
quelles se trouve la Russie. L’activisme du tsar, qui envahit
les provinces roumaines afin de les détacher de la Porte,
déclenche la riposte du sultan qui se bat pour l’intégrité de
son empire avec le soutien de l’Angleterre et de la France,
soucieuses de leurs intérêts géopolitiques. De 1853 à 1856,
c’est une guerre dure et meurtrière qui se déroule en Crimée
avant de se clore au congrès de Paris. Finalement vaincu, le
tsar doit évacuer les provinces roumaines, désormais auto-
nomes sous tutelle turque, et accepter la neutralisation de la
mer Noire. La Porte voit son intégrité garantie par les grandes
puissances. L’Autriche obtient, pour prix de sa médiation,
la liberté de navigation sur le Danube. Le Piémont, rallié
tactiquement aux Français et aux Anglais, pose la question
italienne lors d’un tour d’horizon général et prend date tandis
que Londres se satisfait de voir ses positions consolidées.
Quant à la France de Napoléon III, reconnue protectrice des
chrétiens du Levant, également instigatrice du percement du
canal de Suez (1854‑1869) qui ouvre une voie d’eau essen-
tielle pour le commerce international, elle se pose en leader
diplomatique du continent, en priorité au service des nationa-
lités : dès 1858, elle appuie la réunion de la Moldavie et de la
Valachie, qui formeront en 1878 la Roumanie unifiée, avant
de se lancer dans l’aventure des unités italienne et allemande.
Marginales en 1815, les affaires méditerranéennes sont
devenues en quelques décennies une composante essentielle
des relations internationales. Après 1870, elles joueront un
rôle majeur dans la marche à la Première Guerre mondiale.
CHAPITRE II

Identités et unités :
les nouveaux rapports de force
(1830‑1871)

Liés aux questions identitaires et nationales, de nouveaux


rapports de force vont transformer le système international,
opposant le monde ancien à celui de la modernité, aussi
bien en Asie et en Amérique qu’en Europe.

I. – Les problèmes des nations non européennes

1. L’indépendance de l’Amérique latine. – Elle procède


de deux facteurs : l’un, structurel, tient au rôle actif des
élites créoles, influencées par les Lumières et les révolu-
tions américaine et française ; l’autre, conjoncturel, résulte
de l’invasion napoléonienne de 1808 dans la péninsule
ibérique.
Au Portugal, la fuite de la famille royale pour Rio fait
soudain du Brésil le centre de l’Empire lusitanien. Aussi
le régime colonial ne peut-il pas être rétabli lorsque le roi
retourne finalement à Lisbonne. Pour maintenir l’unité
et la stabilité du Brésil, Dom Pedro, le fils du monarque,
proclame aussitôt l’indépendance du pays dont il prend
la couronne (1822). En 1825, sous médiation anglaise,
la reconnaissance du nouvel empire par le Portugal offre le
rare exemple d’un divorce maîtrisé entre une métropole
et sa colonie.
En revanche, l’émancipation de l’Empire espagnol, étiré
de la Californie à la Terre de Feu, fut longue et violente.
14
En 1808, par fidélité aux Bourbons déchus, les colons
refusent de reconnaître Joseph Bonaparte comme roi et en
profitent pour abolir le régime colonial. Un dur conflit s’en-
suit avec les représentants locaux de l’Espagne qui s’achève
par la défaite des insurgés (1810‑1816). Mais dès 1817,
l’absolutisme des Bourbons restaurés rallume la guerre
dans toutes les colonies sous la conduite de chefs charis-
matiques tels Bolívar et San Martín. En 1824, la défaite
d’Ayacucho ponctue l’échec final de Ferdinand VII, affaibli
par la révolte libérale espagnole comme par les désaccords
des grandes puissances. En effet, l’Angleterre s’oppose
à toute intervention de la Sainte-Alliance en Amérique
au nom de ses sympathies libérales et de la défense de
ses intérêts. Même attitude de la part des États-Unis,
qui font leur entrée sur la scène internationale en 1823
en proclamant, par la déclaration du président Monroe
– « l’Amérique aux Américains » –, leur soutien aux colons
révoltés pour mieux écarter toute ingérence européenne
et établir leur suprématie sur l’ensemble du continent.
Manœuvrant habilement, Londres parvient à la fois à
neutraliser l’activisme de Washington et à empêcher la
création des États-Unis du Sud que Bolivar escomptait du
congrès de Panama de 1826. Du Mexique à l’Argentine, ce
sont finalement dix-huit États qui naissent de l’ex-Empire
espagnol, les rares regroupements – Grande Colombie en
1828‑1830, Amérique centrale en 1838 – échouant très
vite. À l’exception des Guyanes et des Caraïbes restées
sous la souveraineté de leurs métropoles anglaise, fran-
çaise, néerlandaise et même espagnole (sauf la République
dominicaine, libérée entre 1821 et 1844 et qui rejoint
Haïti, première république noire de l’histoire, fondée dès
1804 contre la France), l’Amérique latine était émancipée.
Mais sous influence extérieure, surtout de Londres et de
Washington, était-elle vraiment décolonisée ?
2. L’essor des États-Unis. – Fiers de leurs valeurs
libérales et de leur constitution républicaine et fédérale,
15
vainqueurs de la seconde guerre d’indépendance contre
les Anglais (1812‑1814), les États-Unis affichent désor-
mais leur volonté de puissance, notamment en s’agrandis-
sant : aux treize États originaux s’ajoutent les territoires
de l’Ouest – entre les Appalaches et le Mississippi, cédés
par l’Angleterre dès 1783 –, la Louisiane – achetée à la
France en 1803 –, puis la Floride – achetée à l’Espagne en
1819. En 1845, Washington accède à la demande d’an-
nexion des colons américains de la nouvelle république
du Texas, qui s’est déclarée indépendante du Mexique en
1836. La guerre américano-mexicaine qui s’ensuit vaut
aux États-Unis d’acquérir tout l’espace au nord du Rio
Grande et notamment la Californie (1848), tandis que le
traité fixant les frontières du Canada, passé avec Londres
en 1846, leur donne l’Oregon, qui complète leur façade sur
le Pacifique. Avec l’achat de l’Alaska aux Russes en 1867,
l’Union atteint définitivement ses limites continentales,
triplant sa superficie de 1815 tandis que le nombre de
ses États passe de dix-huit à quarante-quatre entre 1815
et 1860. Parallèlement, l’essor économique, la hausse de
l’immigration et l’attractivité du « rêve américain » font
des États-Unis le modèle des pays pionniers. Mais cette
expansion a aussi pour résultat la destruction des civili-
sations amérindiennes, victimes de la ruée vers l’Ouest,
et la guerre de Sécession causée par le refus des onze
États confédérés du sud d’abolir l’esclavage, de plus en
plus incompatible avec les valeurs nationales. Conflit civil
de masse aux moyens modernes, très meurtrière, la guerre
de Sécession (1861‑1865) a aussi divisé l’opinion interna-
tionale, sans susciter d’interventions extérieures. Toutefois,
le rétablissement de l’unité à la suite de la victoire des
abolitionnistes, le développement d’un puissant capitalisme
et la marche vers la démocratie vont favoriser l’émergence
de l’idéologie yankee dont les connotations moralisantes
et dominatrices favorisent les ambitions diplomatiques
des États-Unis. En commençant par la zone américaine :
les visées sur Cuba, le projet de percement d’un canal
16
interocéanique au travers de l’Amérique centrale et la
condamnation de la création de l’éphémère empire du
Mexique par Napoléon III (1863‑1867) montrent que la
doctrine Monroe se traduit désormais par « l’Amérique
aux États-Unis ».
3. L’ouverture de l’Extrême-Orient. – Celle-ci ne
procède pas de l’initiative des États de la région mais de
la volonté de pénétration des Européens, à toutes fins
économiques, religieuses et stratégiques. Puissance tuté-
laire de la zone, la Chine en est aussi la cible principale.
Profitant de sa faiblesse politique et militaire, Londres
oblige Pékin, par la force, à accepter l’opium fourni par
la Compagnie des Indes orientales – jusqu’alors interdit
en Chine – et à lui concéder l’ouverture de cinq ports, des
avantages financiers et douaniers ainsi que la cession de l’île
de Hongkong (1842). Dès 1844, la France et les États-Unis
obtiennent des avantages comparables, base de l’« impé-
rialisme informel » qui juxtapose l’indépendance politique
théorique et la soumission économique réelle du pays
concerné. Ces pertes de souveraineté cumulées dressent
contre la dynastie mandchoue la révolte nationaliste des
Taiping (1851‑1864) dont la violence xénophobe provoque
la riposte des Occidentaux. Usant comme en 1842 de la
« stratégie de la canonnière », deux expéditions franco-
anglaises en 1858 et 1860 forcent Pékin à ouvrir onze
nouveaux ports et à octroyer la liberté de navigation sur le
Yang-Tsé, des privilèges aux étrangers et aux missionnaires
ainsi que l’établissement de relations diplomatiques avec les
pays extérieurs. La Russie se fait accorder la vaste Province
maritime, menaçant directement la Mandchourie (1860).
En échange de toutes ces concessions, le gouvernement
impérial est secondé dans sa lutte contre les Taiping, mais
l’humiliation née de ces « traités inégaux » vient nourrir un
ressentiment de longue durée dans la conscience chinoise.
Volontairement fermé depuis 1639, le Japon est lui
aussi contraint, à la suite d’une démonstration navale
17
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américaine, d’ouvrir ses ports aux étrangers en 1854. La
crainte de subir le sort de la Chine jointe à la pression
xénophobe de sa population face aux premières installa-
tions occidentales font réagir, à partir de 1863, le pouvoir
impérial qui, après avoir renversé le système féodal et
inefficace du shogunat, reprend le contrôle du pays et se
lance en 1868, avec Mutsuhito, dans un vaste processus
de réformes et de modernisation dans le but de hisser
l’Empire nippon au niveau des grandes puissances sur
tous les plans, surtout économique et militaire.
La « révolution Meiji » reste toutefois un cas unique en
Asie. La colonisation directe progresse en effet au-delà des
anciennes bases ibériques de Macao et des Philippines.
Londres s’empare de Singapour (1819), puis agrandit en
Malaisie et en Birmanie les marges de l’empire des Indes
passé sous tutelle directe de la Couronne après la révolte
des cipayes et l’abolition conjointe de la Compagnie des
Indes et de l’Empire moghol (1857). Les Pays-Bas pour-
suivent la conquête de l’Indonésie tandis que la France,
nouvelle venue, s’empare de la Cochinchine en 1862 et
établit son protectorat sur le Cambodge (1859‑1863). De
son côté, la Russie avance dans toute l’Asie, du Caucase à
l’Extrême-Orient, parfois au risque de fortes tensions avec
des puissances rivales, notamment l’Angleterre. Ainsi, dès
1813, le « Grand Jeu » oppose « l’ours à la baleine » en Perse,
en Afghanistan et au Tibet, et ne s’achèvera qu’en 1907
par une série de partages d’influence dans la région. Si, au
demeurant, on tient compte de la domination britannique
installée en Australie entre 1788 et 1851 et en Nouvelle-
Zélande après 1840, ainsi que de sa pénétration dans les
archipels du Pacifique où la France progresse aussi (Tahiti
en 1842, Nouvelle-Calédonie en 1853), on constate que
le recul des anciens empires européens en Amérique a été
compensé, et au-delà, par l’essor des nouveaux empires,
formels et informels, d’Asie et d’Océanie.

18
II. – Les mouvements nationaux en Europe

Après 1840, le concert européen accélère sa transforma-


tion : en 1871, la carte et les principes de 1815 ont cédé
la place à une nouvelle géopolitique dont les mouvements
nationaux sont largement responsables.
1. Les facteurs de changement. – Deux facteurs de
changement sont à l’œuvre depuis 1815 : le libéralisme
et les nationalités. Progressant de l’ouest vers le reste du
continent, le libéralisme encourage les régimes constitution-
nels au détriment de l’absolutisme, favorise le capitalisme
industriel et commercial (cf. l’essor du libre-échange après
son adoption par l’Angleterre en 1846) face aux écono-
mies traditionnelles, préside à la modernisation des sociétés
contre tous les conservatismes de la réaction. Quant au
mouvement des nationalités, il s’articule autour de deux
conceptions de la nation. L’une, allemande, héritière des
thèses de Fichte, repose sur la communauté de culture et
les appartenances historiques identitaires, sans grand égard
pour la volonté populaire : on impose ainsi l’intégration
au Reich de l’Alsace-Lorraine en 1871. L’autre, française,
formulée par Renan, procède au contraire d’une volonté
de vivre en commun, expression du droit souverain des
peuples à disposer d’eux-mêmes : après plébiscites, Nice
et la Savoie sont ainsi rattachées à la France en 1860. Ces
deux thèses ne sont toutefois pas totalement antinomiques.
La première inspire dans toute l’Europe la recherche des
identités populaires, surtout quand elles sont méconnues
ou dominées : langues, coutumes et cultures soutiennent
ainsi les revendications irlandaises, germaniques, slaves,
finnoises, italiennes ou balkaniques. La seconde s’appuie
sur la précédente pour animer les tensions centrifuges qui
affectent, par exemple, l’empire des Habsbourg, tiraillé
entre Allemands, Hongrois, Tchèques, Croates et Italiens
ou, à l’inverse, les pulsions centripètes qui rassemblent les
19
populations des 39 États allemands ou celles des huit prin-
cipautés italiennes. On entend même, à la suite du mou-
vement « Jeune Europe » fondé par Mazzini dès 1834, le
prophétique appel aux États-Unis d’Europe lancé par Victor
Hugo au congrès de la Paix de 1849. En une vingtaine
d’années, la combinaison de tous ces facteurs conduit à un
remodelage majeur de la scène politique et diplomatique
du continent.
2. Les révolutions et les premières tentatives d’unité
(1848‑1850). – La révolution parisienne de février 1848,
qui met en place la Deuxième République – qui prône
la paix et la démocratie –, déclenche le Printemps des
peuples, qui gagne en quelques semaines une large part
du continent. En mars, à Vienne, la chute de Metternich
entraîne celle de l’absolutisme et l’explosion des reven-
dications nationales des peuples dominés par l’Empire
autrichien – Hongrois, Tchèques et Croates –, avant de
gagner les régions sous l’influence des Habsbourg : l’Italie
et la Confédération germanique, dans laquelle les rois de
Prusse, de Saxe et de Bavière promettent des constitu-
tions tandis qu’une assemblée provisoire organise l’élection,
au suffrage universel, d’un parlement national siégeant à
Francfort, chargé de préparer l’unité de l’Allemagne. En
Italie, nonobstant la condamnation papale, la révolution
touche toute la péninsule et revêt rapidement un tour
unitaire dont le roi de Piémont, Charles-Albert, prend la
tête : estimant que « l’Italie doit se faire par elle-même », il
engage aussitôt le combat contre l’Autriche. À l’été 1848,
les causes libérales et nationales, désormais coalescentes,
semblent partout en passe de triompher.
Ces espoirs d’indépendance sont de courte durée. Dans
l’Empire autrichien, l’ordre est rétabli en Bohême dès juin
1848, anéantissant les rêves d’autonomie des Tchèques,
puis, à l’automne, à Vienne. Une constitution limitée et
centralisée est octroyée, un nouvel empereur, François-
Joseph, est désigné, et un dur autoritarisme est instauré.
20
En Hongrie, où Kossuth fait proclamer l’indépendance
et la déchéance des Habsbourg en avril 1849, le concours
des Croates – que les Magyars voulaient garder sous leur
coupe – et l’appui de l’armée russe sont nécessaires pour
écraser la révolution en août 1849 et imposer la restau-
ration de la dynastie ainsi qu’une brutale centralisation.
Les révolutions ont donc échoué sans que le problème
des nationalités de la monarchie danubienne ait été réglé.
En Italie, le Piémont est battu dès août 1848. Pour conti-
nuer la lutte anti-autrichienne, une vague de soulèvements
républicains éclate à Venise, Florence et Rome, sans suc-
cès. Les Autrichiens rétablissent l’ordre à Parme, Modène,
Venise et en Romagne, et battent en mars 1849, à Novare,
les Piémontais qui tentaient de reprendre le combat. En
août, une intervention française permet le rétablissement de
Pie IX à Rome sans obtenir du pape les réformes promises.
En apparence, c’est l’échec du libéralisme et du mouvement
unitaire. Plusieurs acquis subsistent néanmoins. Écartant les
solutions d’unification sous direction papale ou républicaine,
c’est le Piémont, fier de sa nouvelle constitution libérale,
qui s’impose comme le champion de l’unité que vont pré-
parer, après l’abdication de Charles-Albert à la suite de sa
défaite de Novare, le nouveau roi Victor-Emmanuel II et
son premier ministre Cavour, soutenus par une aspiration
nationale toujours vivace.
En Allemagne, le parlement de Francfort élabore une
constitution unitaire mais il est divisé à propos de la confi-
guration du futur État. Il est finalement décidé en janvier
1849 de créer un Empire allemand dans le cadre de la « petite
Allemagne » autour de la Prusse, excluant l’Autriche qui
voulait entrer dans le nouveau Reich avec tous ses terri-
toires, même non germaniques. Le roi de Prusse est donc
élu empereur, mais en refusant une couronne offerte par une
assemblée élue et non par ses pairs, il provoque l’échec de
l’union par la démocratie et le parlement de Francfort finit
dispersé en juin 1849. Le monarque prussien tente alors
de former une union des princes pour créer une unité par
21
« le haut » (avril 1850) mais l’Autriche, désormais victorieuse
des révolutions, contraint Berlin à l’abandon de son projet
et, par le biais de l’humiliante « reculade d’Olmutz » de fin
1850, lui impose le rétablissement de la Confédération ger-
manique de 1815 sous la houlette des Habsbourg. Là encore,
les échecs apparents cachent de nouvelles perspectives : les
volontés populaires ont bien indiqué que l’unité allemande
ne se fera pas sous l’égide de l’Autriche et de sa « grande
Allemagne » mais sous celle de la Prusse, qui a gardé sa
constitution libérale de fin 1848, et dans un cadre fédéral.
3. L’unité italienne. – Résolus à parvenir à l’unité au
plus tôt, Victor-Emmanuel II et Cavour entreprennent de
moderniser l’économie et l’armée du Piémont, de mobi-
liser l’opinion nationale et internationale autour de la
question italienne, posée au congrès de Paris de 1856, et
surtout d’obtenir un indispensable soutien extérieur : celui
de Napoléon III (accords de 1858‑1859). À la suite d’un
ultimatum autrichien, le Piémont entre en guerre et, avec
l’appui des Français, gagne les batailles de Solférino et de
Magenta. Mais inquiet de la mobilisation prussienne et donc
du risque d’un second front, l’empereur signe la paix de
Zurich : l’Autriche remet la Lombardie à la France, qui la
rétrocède au Piémont, le statu quo étant rétabli dans le reste
de la péninsule. Ulcéré par cet abandon du projet unitaire,
Cavour démissionne tout en soutenant en sous-main les
soulèvements qui éclatent au même moment à Parme et à
Modène, en Toscane et en Romagne. Napoléon III finit par
accepter, après vote, leur annexion au Piémont en échange
du rattachement, après plébiscite, de Nice et de la Savoie à
la France (1860). Pour récupérer la Sicile et Naples, où les
républicains de Garibaldi ont pris le pouvoir, Cavour, revenu
aux affaires, lance une expédition à travers les Marches et
l’Ombrie avant de négocier le ralliement de Garibaldi avec
le tacite accord de Londres et de Paris. Une série de plébis-
cites ratifie l’annexion de l’Italie centrale et méridionale au
Piémont et, en mars 1861, Victor-Emmanuel II est proclamé
22
roi d’Italie. Il manquait encore au nouvel État Venise et
Rome : la première est obtenue en 1866 par la France pour
prix de sa neutralité dans la guerre austro-prussienne avant
rétrocession aux Italiens ; la seconde, objet de constants
litiges franco-italiens et même d’une intervention directe de
Paris en 1867, est acquise en 1870, la chute de Napoléon III
ne permettant plus le maintien de l’indépendance du pape.
Rome devient enfin la capitale de l’Italie unifiée, Pie IX se
considérant comme prisonnier au Vatican.
Avec l’unité italienne, un nouvel État, né avant tout
de la volonté populaire, est apparu sur la scène inter­
nationale et doit y trouver sa place. La France, qui a faci-
lité puis freiné ce processus, estime avoir remis en cause,
comme elle le souhaitait, les traités de 1815, notamment
en affaiblissant le pilier du système : l’Autriche. Elle a
néanmoins éveillé ce faisant la méfiance de la Russie et de
la Grande-Bretagne, dont les conséquences apparaîtront
lors du conflit franco-prussien de 1870.
4. L’unité allemande. – Constatant l’échec de la solution
démocratique du parlement de Francfort et la résistance de
l’Autriche à toute modification du statu quo rétabli à Olmutz,
Bismarck, nommé chancelier de Prusse en 1862, entreprend
de canaliser le sentiment unitaire toujours vivace au bénéfice
de son pays et de l’imposer par la force, d’abord contre
l’Autriche puis contre la France. Manœuvrant habilement,
il s’assure la bienveillance de la Russie en soutenant le tsar
dans l’écrasement de la révolte polonaise de 1863, compte
sur la neutralité anglaise et profite de l’affaire des duchés
de Slesvig et de Holstein pour se poser en champion de la
cause allemande tout en cherchant un futur casus belli avec
Vienne. Ces duchés appartenaient au roi du Danemark qui
voulait les intégrer à son royaume alors que les populations
locales souhaitaient leur maintien dans la Confédération
germanique. Début 1864, Bismarck décide d’intervenir, avec
l’aide de l’Autriche, en faveur de l’option allemande. Les
duchés sont rapidement occupés, détachés du Danemark
23
puis partagés entre les vainqueurs : le Slesvig, au nord, à la
Prusse, et le Holstein, au sud, à l’Autriche (1865). Décidé
maintenant à croiser le fer avec l’Autriche, Bismarck s’as-
sure de la neutralité de la France et de l’alliance de l’Italie
puis réclame la réforme de la Confédération germanique.
Vienne refuse et, face aux provocations prussiennes dans les
duchés, décrète l’« exécution fédérale » contre Berlin avec
l’aide de la majorité des États allemands (1866). L’Autriche
est cependant très vite battue à Sadowa, et par la paix
de Prague, elle abandonne le Holstein à la Prusse et la
Vénétie à la France, pour rétrocession à l’Italie. Bismarck
annexe ensuite toute une série de principautés alliées de
Vienne qui séparaient le territoire prussien en deux. Puis,
avec une vingtaine d’autres États, il crée une confédération
de l’Allemagne du Nord présidée par la Prusse et dotée
d’une constitution ainsi que d’un Reichstag élu au suffrage
universel (1867). Pour rallier les quatre États du sud restés
indépendants, Bismarck se donne pour objectif une guerre
contre la France.
Il commence par dénoncer, en les qualifiant de « pour-
boires », les compensations territoriales exigées par
Napoléon III (Luxembourg, Palatinat) à la suite des agran-
dissements prussiens afin de mobiliser contre ce dernier
l’opinion allemande et la méfiance des autres puissances,
inquiètes d’un retour aux « frontières naturelles » de 1792.
Bismarck exploite surtout la candidature Hohenzollern
pour pousser la France à la guerre : à la recherche d’un roi
depuis la révolution de 1868, les Espagnols proposent en
effet le trône, début 1870, à un parent du roi de Prusse.
Inquiet d’une possible « tenaille allemande », Paris obtient
du roi le retrait de la candidature mais insiste maladroi-
tement pour que cette renonciation familiale soit aussi
avalisée par le gouvernement prussien. Par le biais de la
dépêche d’Ems, Bismarck transforme l’attentisme du roi
en un camouflet pour la France. Alors qu’il avait gagné sur
le fond, Napoléon III se laisse emporter par les pressions
belliqueuses de son entourage et de l’opinion publique
24
et, le 19 juillet, il déclare la guerre à la Prusse, aussitôt
soutenue par les quatre États du sud : Bismarck tenait
son ultime conflit d’unification.
Prêt au combat, Bismarck peut compter sur la neutralité
bienveillante des grands pays tandis que Paris ne peut
obtenir ni le soutien de l’Italie, irritée par la présence
française à Rome, ni celui de l’Autriche, mécontente de
l’expédition française au Mexique close par l’exécution du
frère de François-Joseph, nommé empereur par la France.
La médiation anglo-russe également ignorée, la France
se retrouve seule dans le piège de Bismarck, isolée et en
position d’infériorité : face à la moderne armée prussienne,
elle est dépassée dans sa stratégie et ses capacités militaires.
Rapidement, en effet, les défaites à l’est et la capitulation
de Sedan le 2 septembre entraînent la chute de l’Empire
et la proclamation de la République. Mais le nouveau
gouvernement de défense nationale ne trouve pas non plus
d’alliés, les puissances estimant que la France aurait dû
se contenter du retrait de la candidature Hohenzollern et
ne pas aller au conflit. L’encerclement de Paris et l’échec
des armées de province conduisent à l’armistice de jan-
vier 1871 et, le 10 mai, le traité de Francfort ponctue
durement la défaite de la France, condamnée à la perte
de l’Alsace-Moselle et au paiement d’une indemnité de
5 milliards de francs-or, assortie de l’occupation tem-
poraire d’une large partie du territoire. Avant même la
signature de la paix, Bismarck, profitant de l’euphorie de
la victoire, avait rallié le soutien des États du sud et fait
proclamer, le 18 janvier 1871, la création de l’Empire
allemand, un État fédéral de 25 pays membres fortement
dominé par la Prusse, dont le roi Guillaume Ier devenait
empereur et Bismarck chancelier. Sans nier le soutien
populaire, l’unité avait été faite « par le haut » et, selon
le plan de Bismarck, « par le fer et le feu ». Conséquence
inattendue de ce processus, la monarchie des Habsbourg,
exclue de ­l’Allemagne, s’est réorganisée de façon duale
sous l’égide de ses deux principales nationalités, allemande
25
en Autriche, magyare en Hongrie. Toutefois, faute d’une
indispensable fédéralisation bloquée par les Hongrois, le
compromis de 1867 ne permet pas un égal développement
aux multiples peuples de la nouvelle Autriche-Hongrie.
Ce sera l’une des causes lointaines de la Première Guerre
mondiale. L’unité allemande est aussi, a contrario, un signe
de l’attractivité du modèle de l’État-nation : une forme de
revanche pour les conceptions françaises de 1789.
Bien qu’ils n’aient pas encore abouti en Pologne, en
Irlande ou dans les Balkans, les mouvements nationaux
réussis ont déjà recomposé la carte de l’Europe qui
compte désormais six États principaux : le Royaume-
Uni, le Reich allemand, la France, l’Autriche-Hongrie,
l’Italie et la Russie. Mais le concert européen, garanti
par le « système Metternich » jusqu’en 1848 comme par
la pax britannica incarnée par lord Palmerston de 1830 à
1865, a fortement reculé. Désormais, ce sont les rapports
de puissance qui déterminent le destin du continent et,
au-delà, celui du monde.
DEUXIÈME PARTIE

De l’hégémonie européenne
à la mondialisation
des relations internationales
(1871‑1907)
CHAPITRE III

L’hégémonie européenne
(1871‑1890)

Entre 1871 et 1890, la domination européenne revêt


deux aspects : paix et suprématie allemande sur le Vieux
Continent, expansion et compétition coloniales dans le
reste du monde.

I. – La nouvelle donne européenne :


la prépondérance allemande

« L’Allemagne est satisfaite », déclare Bismarck au len-


demain de sa victoire sur la France. Renonçant à toute
idée de guerre pour éviter l’émergence d’ennemis potentiels
ou d’offrir à la jeune IIIe République une occasion de
revanche, le chancelier adopte une posture défensive en
optant pour le maintien et la consolidation du nouveau
statu quo en Europe. Cette stratégie, que Berlin entend
bien conduire, suppose un ensemble de principes et de
conditions : isolement systématique et permanent de la
France – Bismarck consent à lui rendre sa souveraineté en
1873 à la suite du paiement de son indemnité de guerre –,
neutralité bienveillante du Royaume-Uni – attaché à sa
suprématie navale et impériale comme à son « splen-
dide isolement » –, partenariat avec l’Autriche-Hongrie
– désormais tournée vers les Balkans (Drang nach Osten) –,
bonnes relations avec la Russie – qui veut retrouver une
place dans la géopolitique du continent après la guerre de
Crimée –, intégration de l’Italie – nouvelle puissance –
dans l’ordre germanique et, enfin, contrôle de la question
28
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d’Orient et des minorités nationales qui l’animent. Pour
réaliser ces objectifs complexes, Bismarck s’appuie sur le
soutien de l’opinion et des élites allemandes, la puissance
économique et militaire de son pays et ses liens avec les
monarchies européennes. N’entendant ni recourir à la
force ni revenir à la Sainte-Alliance, toute sa politique se
bâtit autour de combinaisons diplomatiques pragmatiques
et toujours tournées vers la supériorité du Reich. Trois
systèmes successifs incarnent ce modèle de realpolitik.
1. Le premier système bismarckien. – Le premier sys-
tème bismarckien repose sur l’Entente des trois empereurs
(1872‑1873). D’idéologie monarchique et conservatrice,
elle a surtout pour but de maintenir l’isolement de la
France en liant le Reich, la Russie et l’Autriche-Hongrie
par des accords diplomatico-militaires établissant leur soli-
darité. L’Italie se rallia peu après à ce dispositif qui devait
garantir la paix. Mais l’Entente supposait la minimisation
des ambitions rivales de la Russie et de l’Autriche dans les
Balkans. Or, en 1875, les chrétiens de Bosnie-Herzégovine
puis les Bulgares se soulèvent contre le sultan, soutenus
dès 1876 par les Serbes et les Monténégrins. Choquées
par la répression turque, les grandes puissances décident
d’intervenir. La Russie prend les devants et attaque la
Porte en 1877, à qui elle impose le traité de San Stefano,
très favorable à ses intérêts et à ceux des minorités balka-
niques (mars 1878). L’Autriche et l’Angleterre s’opposant
à ce texte au nom des accords de 1856, Bismarck, en
« honnête courtier », réunit à l’été 1878 le congrès de
Berlin pour réviser le traité. La Serbie, le Monténégro et
la Roumanie deviennent ainsi indépendants, la Bulgarie
est constituée en trois provinces – ottomane, chrétienne
et autonome –, l’Autriche reçoit l’administration de la
Bosnie et le Royaume-Uni la possession de Chypre. La
Russie, agrandie de la Bessarabie du Sud et d’une par-
tie de l’Arménie, estime toutefois avoir subi une défaite
diplomatique qui remet en cause l’Entente de 1873.
29
2. Le deuxième et le troisième système bismarckien.
Toujours attaché à ses objectifs, Bismarck lance son
second dispositif en 1879. Il est fondé sur la Duplice,
traité austro-allemand secret d’assistance mutuelle en cas
d’attaque russe qui formera jusqu’en 1918 l’alliance des
Empires centraux. En 1881, Bismarck réussit à intégrer la
Russie, qui ignore l’existence de la Duplice, dans un autre
traité secret restaurant l’Entente des trois empereurs : le
tsar peut escompter la neutralité des Austro-Allemands
en cas de guerre anglo-russe, le Reich la neutralité russe
en cas de guerre franco-allemande. En 1882, attisant la
rivalité franco-italienne sur la Tunisie, Bismarck convainc
Rome de modérer ses revendications sur les terres irré-
dentes autrichiennes et de créer avec Vienne une Triplice
tournée avant tout contre la France, isolée, qu’elle soit
victime ou auteur de conflit.
La nouvelle crise bulgare de 1885‑1887, qui aboutit
à la création d’une principauté de Bulgarie unifiée sous
influence autrichienne, frustrant les ambitions russes,
oblige Bismarck, inquiet des tensions austro-russes et de
la poussée nationaliste en France (affaire Boulanger), à
repenser sa diplomatie. Son troisième système, daté de
1887, comporte trois volets : 1/ le renouvellement de la
Triplice, qui accorde de nouvelles garanties à l’Italie ; 2/ le
soutien à la conclusion d’accords méditerranéens entre
Londres et Rome, rejoints par Madrid, qui garantissent
le statu quo en Méditerranée et en mer Noire, bloquant
toute initiative française en Égypte ou en Tunisie et
complétant l’encerclement de la République ; 3/ le traité
ultra-secret de réassurance germano-russe, qui engage les
deux pays à rester neutres en cas d’attaque française sur le
Reich ou autrichienne sur la Russie, amplifie l’isolement
de Paris mais risque, s’il était révélé, de compromettre la
solidarité Vienne-Berlin, voire les relations entre Berlin
et Londres en raison de l’appui donné aux Russes sur la
question des détroits.
30
Ingénieuses voire machiavéliques, les constructions bis-
marckiennes ont assuré, tant bien que mal, vingt ans de
paix à l’Europe. Elles n’en restent pas moins fragiles, car
elles reposent sur une conception traditionnelle des rela-
tions internationales qui privilégie les solidarités monar-
chiques au détriment des aspirations des peuples. Elles
sont surtout l’œuvre d’un homme, Bismarck, qui a usé
en permanence de manipulations, de secrets et même de
contradictions, et elles ne survivront pas à sa démission
en 1890.

II. – L’expansion européenne dans le monde

1. Motifs et formes de l’expansionnisme. – Centré


sur l’Europe, Bismarck considère la colonisation avant
tout comme un outil dont il peut jouer, un exutoire aux
frustrations de certains États comme la France, ou un
moyen d’attiser les tensions entre pays rivaux comme la
Russie et l’Angleterre. Il n’y associe le Reich qu’après
1884, sous la pression du business allemand. Une même
réticence anime les mouvements humanistes ou spirituels
opposés à l’asservissement de peuples non européens ainsi
que les organisations hostiles à la domination capitaliste
et à la militarisation qu’elle engendre. Mais après 1870, la
majorité de l’opinion internationale jusqu’alors indifférente
bascule, ouvrant l’ère du colonialisme. Ce retournement,
de plus en plus prégnant, tient beaucoup à l’action de pro-
motion, voire de propagande, des ligues coloniales et des
milieux d’affaires avides de sources de matières premières
agricoles et minérales et de débouchés pour leurs pro-
duits et leurs placements. La vague migratoire qui pousse
plusieurs millions d’Européens vers les colonies de peu-
plement, notamment britanniques, et vers les pays pion-
niers, au premier rang desquels les États-Unis, renforce
ce tropisme ultramarin. Les politiques s’en emparent et
placent l’expansion coloniale au cœur de l’identité et de
31
l’action de leurs États, pour en souligner la puissance, le
rayonnement ou même le rôle moral. L’école, la presse, les
missions chrétiennes, nombre d’intellectuels et de partis
politiques s’en font le relais actif.
La forme la plus visible du colonialisme s’exprime par
l’acquisition de nouveaux territoires par achat, traité et sur-
tout conquête. L’Angleterre avance en Afrique occidentale
et australe, en Birmanie et sur les confins de l’empire des
Indes qu’elle crée en 1876 au profit de la reine Victoria.
La France progresse dans toute l’Indochine, le bassin du
Niger et Madagascar. Les Pays-Bas s’étendent sur toute
l’Insulinde ; l’Espagne et le Portugal s’agrandissent en
Afrique ; l’Italie se lance, dans les années 1890, à l’assaut
de la Somalie et de l’Érythrée ; le Reich s’installe, à partir
de 1884, en divers points d’Afrique australe et orientale ou
du Pacifique. De son côté, la Russie pratique une coloni-
sation en continu dans toute l’Asie centrale et orientale.
Mis à part l’Autriche-Hongrie, tous les États importants
du Vieux Continent sont impliqués. Les États-Unis et le
Japon s’y ajoutent au tournant du xxe siècle.
À cette colonisation formelle s’ajoute la colonisation
informelle qui laisse aux pays concernés un semblant de
souveraineté tout en donnant aux puissances étrangères le
contrôle d’une large part de leurs infrastructures, de leurs
économies, de leurs finances voire de leur diplomatie.
C’est le cas de l’Empire ottoman et de l’Égypte – victimes
des désordres de leurs dettes publiques –, de la Perse
– convoitée par l’Angleterre et la Russie – et surtout de
la Chine – affaiblie par ses crises internes, la perte de ses
vassaux sud-asiatiques et menacée par l’appétit des grands
États, notamment l’Angleterre, la France et la Russie.
Cette colonisation aboutit souvent à un partage plus ou
moins mutualisé et officiel des secteurs économiques au
bénéfice des États étrangers, allant même jusqu’à des
mainmises territoriales. Par exemple, en 1882, l’Égypte
passe sous la tutelle de Londres qui contrôle au demeu-
rant avec la France le canal de Suez, ouvert en 1869,
32
tandis que la Chine subit les empiétements de « traités
inégaux » successifs.
Prenant des dimensions planétaires, la colonisation
touche désormais l’ensemble de l’Afrique et de ­l’Océanie
ainsi que la majorité de l’Asie et, de façon indirecte,
l’Amérique latine. Le processus colonial est multiforme.
Ses implantations sont en effet motivées par les circons-
tances, l’agrandissement de positions antérieures, ou le
contrôle de positions stratégiques, mais presque toujours
indifférentes à la géographie, à l’ethnographie et aux
espaces politico-culturels. Ses modes d’acquisition jux-
taposent cessions volontaires (Fidji), concessions imposées
(majorité des protectorats) et, le plus souvent, conquêtes
militaires. Inégales du fait de la disproportion des forces,
les guerres coloniales n’en ont pas moins été dures et
parfois récurrentes (Soudan, Indochine, Afrique australe),
laissant de fortes rancœurs chez les autochtones. Ses modes
de gestion peuvent être intégrateurs (départements algé-
riens, empire des Indes), émancipés (Dominion du Canada
créé en 1867) ou passer par des colonies directes (colonies
ibériques), des colonies à charte dépendant de sociétés
commerciales (Afrique orientale allemande) ou scienti-
fiques (bassin du Congo), des territoires à bail (conces-
sions en Chine) et des protectorats (Tunisie, Cambodge).
Enfin, si la colonisation a apaisé, sans les éradiquer, les
conflits locaux, la traite et l’esclavage, créé des infrastruc-
tures (ports, routes, voies ferrées) et des administrations,
développé les économies et amorcé l’acculturation « à
l’européenne » (langues, éducation, religions), elle a aussi
été, outre des découpages ethniques et territoriaux arbi-
traires, source de déculturation, de déstabilisation sociale
et identitaire, de mainmise sur les terres, les ressources
et la force de travail. Indirecte ou, plus encore, directe, la
colonisation a surtout bénéficié à l’Europe et, en postulant
l’équivalence entre européanisation et civilisation, elle a
instauré une durable sujétion entre dominants et dominés,
souvent teintée de violence voire de racisme.
33
2. Les rivalités coloniales. – Plus elle progresse, plus la
colonisation engendre des tensions entre les colonisateurs :
entre la France et l’Angleterre en Égypte et au Siam, entre
la France et l’Italie en Tunisie, entre l’Angleterre et la
Russie en Asie centrale. Pour tenter d’apaiser ces tensions,
de multi­ples accords d’échange, de compensation et de
partage sont signés, et des États tampons sont créés au
besoin (Siam, Afghanistan). Pour éviter que ces tensions
ne se répercutent dangereusement sur la scène européenne
et donc sur ses propres systèmes, Bismarck se pose de
nouveau en « honnête courtier » et recourt à la diplomatie
des congrès. La conférence de Berlin de 1884‑1885 règle la
question du Congo en y établissant la liberté de commerce,
l’interdiction de la traite, la protection des missions et en
l’érigeant en État indépendant confié à titre personnel
au roi Léopold II qui le cédera en 1910 à l’État belge.
Au-delà de ce contentieux congolais, la conférence pose
les principes futurs de toute implantation coloniale en
Afrique : le pays colonisateur devra notifier ses intentions
aux autres puissances et justifier d’une implantation effec-
tive sur le terrain. Sans être aussi ouverts, d’autres accords
vont dans le même sens, tels ceux qui sont passés entre
Londres, Madrid et Rome sous la houlette de Berlin à
propos de la Méditerranée et de la mer Noire. Un sens
bien fragile et très dépendant de la capacité de contrôle
du « chancelier de fer ». De fait, l’ultimatum anglais de
1890 obligeant le Portugal à renoncer à toute liaison trans-
versale entre l’Angola et le Mozambique – ce qui aurait
menacé la percée britannique sur l’axe Le Caire-Le Cap,
en violation de l’accord de Berlin – signale non seulement
que le Reich n’est plus l’arbitre de la paix mais qu’après le
départ de Bismarck, les affaires coloniales font désormais
partie intégrante des relations internationales globales et
soumises à leurs rapports de force.
CHAPITRE IV

Vers de nouveaux équilibres


(1890‑1907)

La constitution, en Europe, de blocs antagonistes


et l’affirmation, hors d’Europe, de nouvelles puissances
rendent simultanément nécessaire et difficile la recherche
d’un nouvel équilibre mondial.

I. – Le changement d’orientation
des relations internationales

1. Le cadre. – Stimulée par la seconde révolution


industrielle, celle du pétrole et de l’électricité, par les pro-
grès technologiques et par l’essor des transports maritimes
et terrestres, la reprise économique engendre, après 1890,
une nouvelle hiérarchie du développement, plaçant en
tête les États-Unis devant le Royaume-Uni, désormais en
compétition avec le Reich pour la seconde place, suivis
par la France. De nouveaux pays s’industrialisent comme
l’Italie, la Russie et surtout le Japon. Parallèlement, les
services et la finance étendent leurs réseaux sur toute la
planète. Dans le cadre d’un capitalisme libéral stable,
régulé par l’étalon-or et la suprématie de la livre sterling,
une véritable mondialisation se met en place, les pays
développés imposant leur suprématie aux autres pays et
continents d’une triple manière. D’abord, le partenariat
qui associe les grands États en quête de produits agri-
coles ou miniers, de débouchés industriels et de place-
ments financiers aux pays nouveaux tels que l’Australie ou
­l’Argentine. Ensuite, l’impérialisme informel, qui renforce
35
son emprise commerciale et financière sur les États tam-
pons (Perse, Siam) et les grands empires décadents mais
impossibles à conquérir tels la Chine ou l’Empire otto-
man. Enfin, l’impérialisme formel qui, par le biais de la
colonisation directe, achève le « partage du monde » au
début du xxe siècle au Maghreb, en Afrique noire, en
Océanie et en Asie du centre et du Sud-Est au bénéfice
des métropoles anciennes (Angleterre, France, Pays-Bas,
pays ibériques) ou nouvelles (Italie, Allemagne, Belgique)
voire extra-européennes (États-Unis, Japon) sans oublier
l’empire par extension de la Russie.
Cet impérialisme généralisé est renforcé par les vastes
migrations qui affectent notamment l’Europe dont la
population croît de moitié entre 1850 et 1900. Misère,
pogroms, soif d’aventure, surpopulation, encadrement
colonial poussent plusieurs millions de migrants hors
d’Europe (surtout du centre, de l’Est et du Sud) vers
les colonies de peuplement (Dominions britanniques)
ou vers les pays pionniers en plein essor (États-Unis,
Amérique latine). Ces migrations ont pour effet de dif-
fuser les langues, les comportements et les cultures du
Vieux Monde, même de la part de ceux qui l’ont fui sous
la menace ou la persécution (par exemple, les Juifs de
l’Empire russe) : le melting pot états-unien en constitue
le parfait symbole. Mais cette européanisation de la pla-
nète – « Européen » devient synonyme de « civilisé » – a
pour contre-effet l’accentuation de la déculturation des
peuples dominés et l’émergence d’un racisme « blanc »
plus ou moins avoué chez les dominants : les querelles
identitaires et les drames génocidaires du xxe siècle vont
rapidement y trouver leurs sources.
Ces changements retentissent sur les structures idéo­
logiques et politiques et, par ricochet, sur les relations
internationales. En matière de régimes, la réaction se replie,
même en Russie, au bénéfice des systèmes constitutionnels,
monarchiques ou républicains, où s’affirment le libéralisme
et, déjà, la démocratie. Ces transformations, qui s’opèrent
36
par la réforme et non plus par la révolution, amènent les
États à renforcer leurs pouvoirs et leur légitimité par le
biais de la conscription, de l’école et de la culture, asso-
ciant développement économique, rayonnement extérieur
et militarisation. D’où leur appui sur le nationalisme qui
alimente le patriotisme des peuples, soutient le colonialisme
(cf. le jingoïsme anglais ou la « mission civilisatrice » de
la France) et l’expansionnisme (pangermanisme, pansla-
visme). Ce nationalisme peut aussi attiser les mouvements
des nationalités en quête de libération (Empires russe et
austro-hongrois, Irlande) ou de regroupement (Slaves des
Balkans) selon le modèle de l’État-nation qui fait référence.
Ce sont toutes ces formes de nationalisme qui vont engen-
drer, après la fin de l’ordre bismarckien, la succession de
crises qui conduira à la guerre généralisée de 1914.
2. L’alliance franco-russe. – Rompant avec le système
bismarckien, le nouvel empereur allemand, Guillaume II,
ne renouvelle pas le traité de réassurance avec la Russie
(1890), tout en reconduisant par anticipation la Triplice
en 1891. Il montre ainsi sa préférence pour l’alliance avec
Vienne et son moindre intérêt pour la Russie, à qui il
a déjà fait refuser l’octroi de crédits, escomptant que le
tsar autocrate ne saurait se rapprocher de la France de la
IIIe République. Or précisément, dans le même temps,
Paris sait habilement offrir ses capitaux – les fameux
emprunts russes – indispensables à la modernisation et
à la défense de l’Empire, en contrepartie de pourparlers
politiques (1891) puis militaires (1892) qui débouchent,
en 1894, sur une véritable alliance. Le traité garantit un
soutien diplomatique voire militaire réciproque aux deux
partenaires face à toute menace ou agression venant des
États de la Triplice. Complexe, porteur de risques d’es-
calade dangereux tout en se voulant défensif, le texte a
toutefois une portée essentielle : désormais, la France
n’est plus isolée, ouvrant la voie vers sa pleine maîtrise
diplomatique.
37
3. Le tournant des années 1898‑1900. – Il doit beau-
coup à l’évolution de la relation au monde de la Grande-
Bretagne. D’abord, dans sa sphère impériale : en Afrique
australe, où elle étend ses possessions (Rhodésie), elle se
heurte à la résistance des deux États fondés par les colons
néerlandais. Il faudra une guerre très dure, y compris
contre les civils, entre 1898 et 1902, pour que Londres
puisse s’emparer des républiques boers du Transvaal
et de l’Orange et de leurs richesses minières avant de
les intégrer dans une nouvelle Union sud-africaine. Au
passage, Albion a subi la réprobation de l’opinion inter­
nationale, favorable aux Boers, qui reçoivent même l’ap-
pui du Reich, déjà en pleine rivalité navale, commerciale
et diplomatique avec les Britanniques. Toujours sur le
tracé de la route Le Caire-Le Cap qu’elle rêve de créer,
l’Angleterre, qui a établi son protectorat sur l’Égypte en
1882, veut l’étendre au Soudan. Pour y parvenir, elle doit
vaincre les révoltés mahdistes puis, au terme d’une grave
crise politico-diplomatique assortie de menaces militaires,
obliger les Français, qui veulent instaurer un axe trans-
versal Dakar-Djibouti, à évacuer leur poste de Fachoda,
laissant les Britanniques fonder le condominium anglo-
égyptien sur le Soudan (1898‑1899). Fâchée avec Paris
et Berlin, Londres l’est aussi avec Saint-Pétersbourg dont
elle redoute les avancées en Asie centrale et orientale qui
menacent à la fois son empire des Indes et ses intérêts
en Chine. Dernier signe des inquiétudes britanniques :
l’échec d’un plan anglais de partage de l’Empire ottoman
à la suite des persécutions de la Porte contre les Crétois,
les Arméniens et les peuples balkaniques, en raison de
l’inertie des Autrichiens et des Russes ainsi que de l’op-
position allemande (1898).
Les Britanniques ne restent pas pour autant inertes.
Assouplissant leur tutelle coloniale, ils étendent le statut
de Dominion, créé pour le Canada en 1867, à l’Australie
en 1901, à la Nouvelle-Zélande en 1907 et à l’Afrique du
Sud en 1910, première étape vers un véritable partenariat
38
avec la métropole. En Extrême-Orient, les Anglais signent
en 1902 une alliance défensive avec le Japon qui permet
aux deux pays de contrer les avancées russes. En Europe,
Londres esquisse une ouverture vers le Reich avant d’en-
visager, avec beaucoup de prudence, une amélioration
de ses relations avec la France. Si le tournant du siècle
coïncide bien avec l’abandon du « splendide isolement »,
pilier de la diplomatie britannique depuis 1815, quelles
en sont les conséquences ?

II. – Le rééquilibrage européen

1. L’Entente cordiale, produit des relations anglo-


allemandes. – La compétition industrielle et commer-
ciale entre Londres et Berlin prend un tour nationaliste,
notamment en Allemagne où le Kaiser, l’armée et le
business, aiguillonnés par la Ligue pangermaniste, affir-
ment la volonté allemande de dominer le monde et se
jettent dans une course aux armements, surtout navals,
qui ne peut qu’inquiéter les Britanniques, très attachés
à leur suprématie maritime. Pour apaiser les risques de
confrontation, Londres tente un rapprochement avec
Berlin, proposant le partage mutuel des colonies por-
tugaises d’Afrique australe et même un projet d’alliance
(1898). Mais le Reich subordonnant tout accord à son
adhésion préalable à la Triplice – au risque de l’entraîner
dans des guerres continentales dont il ne veut pas –, le
Royaume-Uni part à la recherche d’autres appuis. Il les
trouve auprès des États-Unis (1901), du Japon (1902) et,
contre toute attente, de la France. Paris, qui s’inquiète des
tensions anglo-russes en Asie et qui rêve de renforcer ses
positions face au Reich, souhaite en effet un rapproche-
ment avec Londres malgré le souvenir de Fachoda et les
méfiances populaires. Une habile préparation, notamment
l’échange réussi de visites d’Édouard VII et du président
Loubet, facilite le retournement des opinions publiques
39
puis la signature d’une convention réglant le contentieux
entre les deux pays (1904). La France renonce à ses droits
de pêche à Terre-Neuve contre la cession de deux îles en
Guinée ; Londres et Paris délimitent leurs zones d’in-
fluence au Siam, instaurent leur condominium sur les
Nouvelles-Hébrides et reconnaissent leurs droits respectifs
sur l’Égypte et le Maroc.
Cette seconde Entente cordiale, après celle de
1833‑1834, n’est ni un traité ni une alliance mais elle
constitue un incontestable succès pour la France dont le
désenclavement diplomatique est conforté par une série
d’accords avec l’Italie qui, battue à Adoua dans sa tentative
de conquête de l’Éthiopie (1896), tempère son expan-
sionnisme et souhaite renouer avec sa « sœur latine ».
Rome reconnaît le protectorat français sur la Tunisie
contre un statut pour ses ressortissants (1896), met fin
à la guerre douanière qui l’opposait à Paris (1898) tandis
que l’accord secret de 1900 répartit les zones d’influence
en Méditerranée : la Tripolitaine pour l’Italie, le Maroc
pour la France. Certes, Rome ne rompt pas avec ses alliés
autrichien et allemand, avec qui elle renouvelle la Triplice
en 1902, mais la promesse secrète faite à Paris de rester
neutre en cas de conflit franco-allemand (1900) préoccupe
Berlin, qui s’en doute, et fragilise ainsi les dispositifs des
puissances germaniques.
2. La crise de 1905 et la Triple-Entente. – Ayant achevé
la conquête du Sahara en 1902, la France souhaite établir
son protectorat sur le Maroc pour s’assurer la maîtrise de
tout le Maghreb. Après avoir négocié préalablement avec
Londres, Rome et Madrid, elle offre son aide financière
et militaire au sultan, alors en difficulté. Guillaume II,
qui veut affirmer le rôle du Reich et tester les capacités
diplomatiques de Paris, affiche, début 1905, son soutien au
sultan et obtient la tenue d’une conférence internationale à
Algésiras début 1906. Sous médiation américaine, appuyée
par ses partenaires russe et anglais, la France obtient, sinon
40
le protectorat auquel elle ne renonce pas, du moins un
rôle majeur dans la nouvelle banque d’État du Maroc et,
avec l’Espagne, le contrôle de plusieurs ports marocains.
Berlin, soutenu seulement par Vienne, doit reconnaître
sa défaite diplomatique et la solidité du dispositif fran-
çais. Son échec est d’autant plus net que, parallèlement, le
Kaiser n’est pas parvenu à briser l’alliance franco-russe en
faisant signer au tsar, à Björko, à l’été 1905, une conven-
tion défensive à laquelle il offre à la France de se joindre
pour mieux la neutraliser. Non seulement Paris refuse,
mais le tsar se rétracte tandis que Londres promet aux
Français son aide militaire en cas de conflit (1906). Dans
la foulée, poussé par Paris qui ne veut pas avoir à choisir
entre ses partenaires en cas d’affrontement anglo-russe,
le Foreign Office décide de régler ses contentieux avec la
Russie. La convention relative à l’Asie centrale de 1907
prévoit l’évacuation du Tibet par les Britanniques, celle
de l’Afghanistan par les Russes et le partage de la Perse
en trois zones d’influence, britannique, russe et neutre.
La Triplice est désormais contrebalancée par l’ensemble
des accords liant la France, la Russie et le Royaume-Uni
qui constituent désormais, sinon une alliance, du moins
une étroite Triple-Entente. Fait essentiel : le rapport des
forces entre les grandes puissances s’est rééquilibré par la
constitution de ces deux blocs diplomatiques et s’est même
inversé au détriment du Reich, désormais potentiellement
menacé sur deux fronts, ce que tous ses efforts depuis 1871
cherchaient absolument à éviter.

III. – L’affirmation des nouvelles puissances

1. Les États-Unis s’ouvrent au monde. – Se posant en


protecteurs du continent américain, les États-Unis veulent
aussi participer, au premier rang, à la vie internationale.
Forts de leur puissance territoriale et économique, portés
par un esprit pionnier toujours dynamique, ils s’assignent,
41
au nom de leur Manifest Destiny (1885), une mission
morale : faire triompher partout le droit.
Premier terrain d’expérience de ce nouvel impéria-
lisme : Cuba. L’île est depuis 1895 en lutte contre sa
métropole, l’Espagne, qui réprime avec brutalité ses vel-
léités indépendantistes. Sous la pression humanitaire du
Congrès et de l’opinion, le président McKinley engage
les hostilités envers Madrid. En l’absence de réaction des
Européens, les Américains débarquent à Cuba et occupent
également Porto Rico et les Philippines. Symbolique, la
Paix de Paris de 1898 liquide l’essentiel de l’ex-empire
colonial espagnol : indépendance de Cuba, acquisition
de Porto Rico, de Guam et achat des Philippines par
Washington. Avec l’annexion des îles d’Hawaï, également
en 1898, les États-Unis disposent désormais d’un réseau
de bases navales qui conforte aux yeux des stratèges et
du public les thèses de l’amiral Mahan pour qui, dans
l’Histoire, la puissance maritime finit par l’emporter sur
la puissance terrestre.
Cette tendance impérialiste s’accentue sous la pré-
sidence de T. Roosevelt. Désireux, pour faciliter leur
­commerce et leur défense, de créer un canal interocéanique
au travers de l’Amérique centrale, les Américains suscitent
une révolution en Colombie et obtiennent de la nouvelle
république de Panama (1903) le contrôle de la zone où
le canal sera achevé en 1914. Avec l’instauration d’un
protectorat sur Cuba, l’annexion de Porto Rico en 1904
et diverses interventions dans les Antilles et l’Amérique
centrale, la mer des Caraïbes se transforme en véritable
« lac américain ». Cet expansionnisme a été théorisé par
le président Roosevelt sous la forme d’un « corollaire à la
doctrine Monroe » autorisant les États-Unis à éliminer
toute ingérence étrangère en Amérique et même à se poser
en défenseurs « de l’ordre et de la sécurité de la société
civilisée » : ils affichaient déjà des ambitions mondiales.
Tantôt impérialisme de la force (politique du big stick de
T. Roosevelt), tantôt impérialisme de l’argent (diplomatie
42
du dollar du président Taft), tantôt encore intervention-
nisme de la médiation et de l’arbitrage (crise marocaine,
guerre russo-japonaise), l’action diplomatique des États-
Unis est donc devenue une donnée incontournable des
relations internationales que l’Europe doit désormais
reconnaître.
2. Le renouveau du Japon et les affaires d’Extrême-
Orient. – Alors que la Chine s’enfonce dans la décadence
intérieure et la dépendance extérieure, le Japon se hisse
de plus en plus au niveau d’un Occident dont il se veut
l’égal et, à terme, le partenaire ou le rival. Se sentant sûr
de ses forces, il attaque son voisin chinois au prétexte du
statut de la Corée. Rapidement vaincu sur mer et sur terre,
Pékin, privé de toute aide européenne, doit, par le traité
de Shimonoseki de 1895, reconnaître l’indépendance de
la Corée et concéder à Tokyo les îles Pescadores et de
Formose, la péninsule du Lio-Toung avec Port-Arthur,
une indemnité de guerre et des avantages commerciaux.
La facilité de la victoire japonaise, qui les inquiète, incite
les Occidentaux à s’interposer pour en limiter les consé-
quences. Les Nippons doivent s’incliner devant cette inter-
vention menée par la Russie, soutenue par le Reich et la
France : dès 1895, ils restituent à la Chine la péninsule
du Lio-Toung. La rancœur du Japon est aggravée par
les concessions que les Européens extorquent du même
coup à Pékin : Weï Haï Weï et le contrôle du bassin du
Yang-Tsé aux Anglais, le Chantoung avec Kiao-Tchéou
aux Allemands, un port et les voies ferrées du Yunnan aux
Français et, à la fureur des Japonais, Port-Arthur, le Liao-
Toung et la voie ferrée transmandchourienne aux Russes
(1898). Seuls les États-Unis, hostiles à ce démembrement,
protestent et réclament la « porte ouverte » en Chine.
Ce dépeçage en continu de leur pays provoque la révolte
violente et xénophobe des Boxers, forçant paradoxalement
l’impératrice Ci Xi à faire appel aux Occidentaux pour mettre
fin au siège des légations de Pékin (1900). Leur intervention,
43
renforcée par le Japon et les États-Unis, leur vaut la pro-
tection de leurs nationaux et des facilités commerciales. En
échange, les puissances étrangères garantissent l’intégrité de
l’empire du Milieu (1901) et lui consentent des emprunts.
Mais l’unanimité ne dure pas : les Japonais s’irritent
particulièrement de la présence économique des Russes en
Mandchourie alors qu’eux-mêmes recherchent des débou-
chés continentaux pour leurs productions. Forts de leur
alliance avec Londres, ils réclament l’évacuation de la
Mandchourie puis, sans sommation, coulent la flotte russe
basée à Port-Arthur (1904). La guerre qui s’ensuit tourne,
à la surprise générale, au désastre pour les forces du tsar,
battues sur terre à Moukden et sur mer à Tsushima (1905).
Très fiers de leur victoire – la première pour un peuple
« non-blanc » –, les Nippons la transforment aussitôt en
succès diplomatique : sous médiation américaine, le traité
de Portsmouth de 1905 leur accorde le Sud de l’île de
Sakhaline, Port-Arthur et pleine liberté d’action en Corée.
Ce traité consacre ainsi l’accession du Japon et des
États-Unis au rang de grandes puissances : désormais
mondialisées, les relations internationales ne peuvent plus
se cantonner au cercle des grands États européens. De
fait, comme les Américains, les Nippons poursuivent leur
aventure extérieure, profitant de l’anarchie d’une Chine
que l’instauration de la République en 1911 ne parvient pas
à juguler, pour s’établir en Mandchourie, annexer la Corée
(1910) et étendre leur influence sur tout l’Extrême-Orient
au point d’inquiéter les États-Unis, récemment installés à
Hawaï, à Guam et aux Philippines. Le Pacifique devient
ainsi l’enjeu d’une rivalité de longue durée entre ces deux
empires. La Russie, quant à elle, affaiblie par sa défaite de
1905 et par le sursaut révolutionnaire qu’elle a provoqué,
cherche à retrouver son rôle et son prestige dans l’espace
européen, relançant les tensions existantes, notamment
dans les Balkans. Le xxe siècle naissant bascule ainsi dans
les crises et les conflits.
TROISIÈME PARTIE

Le temps des crises


et des guerres (1907‑1945)
CHAPITRE V

La fin d’un monde


(1907‑1918)

I. – La marche à la guerre (1907‑1914)

1. L’état du monde. – À partir de 1907, la société inter-


nationale se déstabilise progressivement, les facteurs de
guerre l’emportant de plus en plus sur les facteurs de paix.
Ces derniers ne sont pourtant pas négligeables : solida-
rité monarchique d’une Europe qui ne compte en 1910 que
trois républiques (France, Suisse et Portugal), coopération
internationale en matière douanière, monétaire, humani-
taire (Croix-Rouge) et judiciaire (Cour internationale de
La Haye, créée en 1899), scientisme humaniste des élites
savantes, esprit missionnaire « positif » des Églises et paci-
fisme militant des mouvements révolutionnaires, socialistes
et syndicaux, prêts à s’opposer à la « guerre capitaliste »,
au besoin par la grève générale (IIe Internationale).
Face à ces forces visant, pour des raisons divergentes,
à la paix, d’autres tendances poussent à la confrontation.
Elles s’articulent essentiellement autour du « fait natio-
nal », dans lequel se mêlent l’exaltation nationaliste des
États qui voient dans la politique extérieure un reflet de
leur puissance intérieure et un élément de légitimation
idéologique, le patriotisme culturel et politique de nom-
breux courants intellectuels et partisans, les pulsions centri-
fuges des peuples soumis à des Empires pluriethniques
(Russie, Autriche-Hongrie, Turquie), la volonté centri-
pète de peuples cherchant à s’unir (Polonais, Slaves du
Sud) et les rivalités coloniales, économiques, territoriales
46
ou militaires, souvent xénophobes, opposant peuples et
États sur toute la planète. La division de l’Europe en
deux réseaux d’alliances rivales, Triplice et Triple-Entente,
aggrave encore ces tensions auxquelles n’échappent que de
rares pays neutres (Suisse, Belgique) ou extra-européens
(États-Unis). Cette polarisation duale de la société inter-
nationale aboutit à lier entre elles toutes les questions géo-
politiques, contribuant, au travers de crises diplomatiques
successives, à une fatale montée des périls.
2. Les crises et le déclenchement de la guerre

(A) La crise bosniaque (1908‑1909). – La première crise


marocaine à peine réglée, de nouveaux différends surgissent
dans les Balkans. Inquiète du changement de dynastie
opéré en Serbie en 1903, qui a provoqué un retournement
d’alliance et encouragé l’agitation des Slaves sur son propre
sol, l’Autriche entend réagir pour briser définitivement
l’expansionnisme serbe et contrer l’influence russe dans
toute la région : en 1908, profitant de la révolution jeune-
turque, elle annexe la Bosnie-Herzégovine qu’elle occupait
depuis 1878. Furieuse, la Serbie fait appel à la Russie qui
réclame alors une conférence internationale. Soutenue par
Berlin, Vienne adresse un ultimatum aux Serbes et aux
Russes. Mais la France, estimant que les intérêts vitaux
de son alliée ne sont pas en jeu, refuse d’intervenir. La
victoire de Vienne reste cependant fragile : la Russie,
humiliée, entend se venger, l’Italie est mécontente de ne
pas avoir obtenu de compensations tandis que l’agitation
nationaliste persiste en Autriche même.
(B) La seconde crise marocaine (1911‑1912). – Début
1911, des troubles amènent le sultan à faire appel à la
France. L’intervention française est alors considérée par
l’Allemagne comme une violation de l’acte d’Algésiras :
en juillet, Berlin envoie une canonnière en baie ­d’Agadir.
Inquiet, Paris s’adresse alors à la Russie qui refuse de
s’engager. C’est l’intervention de Londres qui permet alors
47
de dénouer la crise : l’Allemagne reconnaît le droit de la
France d’instaurer son protectorat sur le Maroc qui sera
établi en 1912, sauf dans la zone du Rif, placée sous auto-
rité espagnole. Elle abandonne aussi à Paris le « bec de
canard » au Cameroun mais, en échange, elle reçoit deux
bandes de terre au travers du Congo français. Le conten-
tieux franco-allemand est ainsi provisoirement apaisé, et
la France, désormais maîtresse de l’Afrique du Nord, a
pu vérifier l’efficacité du soutien britannique.
(C) Les guerres balkaniques (1912‑1913). – L’affaiblissement
continu de l’Empire ottoman, avivé par l’échec des Jeunes-
Turcs, attise les convoitises des pays balkaniques comme
celles des Italiens et des Russes. Dès 1911, l’Italie s’empare
de la Tripolitaine et se fait concéder Rhodes et les îles du
Dodécanèse. La défaite turque entraîne la formation de
la Ligue balkanique qui groupe la Serbie, la Bulgarie, le
Monténégro et la Grèce. En octobre 1912, la Ligue bat la
Turquie mais la paix de Londres imposée aussitôt par les
grandes puissances ne résiste pas aux ambitions rivales des
vainqueurs. Dès juin 1913 la Bulgarie attaque la Serbie,
qui obtient le soutien des Grecs et des Monténégrins,
mais aussi des Roumains et même des Turcs. Privés
de l’appui de l’Autriche, freinée par Berlin, les Bulgares
sont battus.
Le traité de Bucarest d’août 1913 retire à la Bulgarie ses
conquêtes de 1912, l’ampute d’une partie de la Dobroudja,
donnée à la Roumanie, et de la Thrace orientale, rendue
aux Turcs. La Grèce, la Serbie et le Monténégro se par-
tagent la Macédoine, l’indépendance de l’Albanie (née
dès 1912 de la volonté de Vienne de priver la Serbie
de tout accès à la mer) étant confirmée. Si les grandes
puissances ont pu éviter une guerre générale, le second
conflit balkanique a plutôt tourné à l’avantage de l’Entente
et surtout de la Serbie.
(D) La crise de l’été 1914 et le déclenchement de la guerre.
La succession des crises aggrave la psychose de guerre.
48
Dès 1912, les préparatifs militaires s’accélèrent et les
alliances sont renouvelées (Triplice, Alliance franco-russe)
en prévision d’un conflit qui viendrait résoudre, une bonne
fois, les tensions internationales.
Le 28 juin 1914, l’assassinat de l’archiduc héritier
d’Autriche-Hongrie à Sarajevo va précipiter la crise finale.
Décidée à briser la menace serbe, Vienne, fermement sou-
tenue par Berlin, accuse la Serbie de l’attentat, commis par
des nationalistes bosniaques, et lui adresse un ultimatum
que les Serbes acceptent, sauf sur un point. Considérant
la réponse comme négative, l’Autriche mobilise. Londres
propose alors une conférence internationale que le Reich
rejette aussitôt. S’estimant en bonne posture, Vienne prend
le risque de déclarer la guerre à la Serbie et fait bombar-
der Belgrade (28 juillet). La Russie, forte cette fois du
soutien français, veut éviter l’écrasement de son alliée
et mobilise à son tour. Le 31 juillet, Berlin exige, par
ultimatum, la démobilisation russe et des précisions de la
France. Le même jour, l’assassinat de Jaurès met fin aux
espoirs des pacifistes qui, renonçant à leur plan de grève
générale préventive, se rallient majoritairement à l’« union
sacrée » des bellicistes. Décidé au combat, Berlin déclare
la guerre à la Russie le 1er août, à la France le 3. Dès le 2,
pour réaliser son plan de bataille qui prévoit d’écraser la
France avant de se retourner contre la Russie afin d’éviter
une guerre sur deux fronts, le Reich envahit la Belgique,
pourtant neutre, ce qui provoque, le 4 août, l’entrée en
guerre de l’Angleterre et de ses Dominions suivis, un
peu plus tard, par le Japon qui entend surtout agir en
Extrême-Orient. Seuls les États-Unis et l’Italie restent
neutres. Dès l’été 1914, la guerre, partie des Balkans, est
devenue mondiale.

49
II. – La Première Guerre mondiale (1914‑1918)

1. Vers la guerre longue (1914‑1916). – L’échec des


grandes offensives de l’été 1914 – Belgique et France du
Nord, d’une part ; Prusse et Serbie, d’autre part – se traduit
par une stabilisation des fronts à l’Ouest comme à l’Est :
l’espoir d’une guerre éclair s’évanouit et les belligérants
s’installent dans une guerre de position longue et meur-
trière qui les oblige à mobiliser toutes leurs forces et tous
leurs atouts, notamment, pour les Français et les Anglais,
ceux de leurs vastes empires coloniaux d’Afrique, d’Asie
et d’Océanie, durement mis à contribution en hommes
et en ressources. La diplomatie fait aussi partie de ces
atouts. Elle a plusieurs objectifs : attirer de nouveaux
alliés, définir des buts de guerre attractifs et soutenir le
moral des populations. Les Empires centraux (Autriche
et Allemagne) reçoivent, en novembre 1914, le soutien
de l’Empire turc qui bloque les Russes au sud et tente de
mobiliser la communauté musulmane en proclamant le
djihad ainsi que, en octobre 1915, celui de la Bulgarie qui
provoque la défaite des Serbes. L’Entente, de son côté,
obtient le ralliement de l’Italie en avril 1915 puis, en 1916,
celui du Portugal et de la Roumanie. Malgré ces renforts,
les opérations s’enlisent sur terre (sanglantes batailles de
la Somme, de Verdun et de Galicie en 1916) et sur mer
(Dardanelles en 1915, Jutland en 1916), tandis que les
neutres s’alarment du déclenchement de la guerre sous-
marine par l’Allemagne, prisonnière du blocus naval allié.
La poursuite de la guerre met à mal l’« union sacrée » :
en septembre 1915, à Zimmerwald, et en avril 1916, à
Kienthal, les syndicalistes et socialistes révolutionnaires
réclament la fin de la « guerre impérialiste » et prônent
une « paix blanche », voire la révolution.
Pour remobiliser leurs opinions, faire pièce aux paci-
fistes et répondre aux premières offres de négociation, telle
celle du président américain Wilson en décembre 1916, les
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gouvernements définissent leurs buts de guerre. Pour les
Empires centraux qui possèdent l’avantage sur le terrain,
la paix doit aboutir à la constitution d’une Mitteleuropa
sous conduite germanique, sans égard pour les nationalités
et l’équilibre des puissances. Pour l’Entente, au contraire,
la paix revêt un aspect « moral » : toutes les nationalités
d’Autriche, de Turquie et d’Allemagne doivent être libé-
rées, le militarisme éliminé et le triomphe du droit établi.
Ces thèses étant inconciliables, chaque camp se mobilise
pour une année 1917 que tous espèrent décisive.
2. L’année trouble : 1917. – Le bilan des opérations
est apparemment favorable aux Empires centraux. Au
printemps, ils ont arrêté les offensives alliées à l’Ouest
(Flandres, Champagne), à l’automne, écrasé l’Italie à
Caporetto et bénéficié des deux révolutions russes de
mars et d’octobre pour avancer très loin en Russie et battre
la Roumanie. Mais ces succès ne sont pas décisifs. Les
Alliés, en effet, quoique affaiblis par leurs échecs et une
profonde crise morale, n’ont pas connu que des revers.
En juin, ils ont reçu le soutien de la Grèce, tandis que
l’action des Britanniques en faveur des nationalismes juif
(déclaration Balfour) et arabe faisait reculer les Turcs en
Arabie et en Mésopotamie. Ils ont surtout obtenu l’entrée
en guerre des États-Unis, en qualité d’associés, aux côtés
de l’Entente. Provoqué par le déclenchement de la guerre
sous-marine à outrance par l’Allemagne et la découverte
d’un projet d’alliance germano-mexicain, l’engagement
américain du 6 avril, complété par celui de plusieurs pays
latino-américains et de la Chine, conforte la position des
Alliés à plusieurs titres : matériel, humain, idéologique
et moral.
Mais les effets de ces divers ralliements ne sont pas
immédiats. La paix reste encore lointaine : l’échec des
offres de négociation du pape Benoît XV ou du nouvel
empereur Charles Ier d’Autriche montre que les positions
des belligérants sont encore inconciliables.
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3. La fin de la guerre. – Décidés à vaincre au plus
tôt, les Empires centraux prennent l’initiative à l’Ouest,
la paix séparée de Brest-Litovsk signée avec les Russes
(mars 1918) et la capitulation roumaine (mai 1918) les
libérant de toute menace à l’Est. Mais leurs attaques sont
bloquées par la résistance des Alliés qui, sous la conduite
de Foch, lancent à leur tour, l’offensive en juillet-août sur
tous les fronts (Belgique-France, Italie, Balkans, Moyen-
Orient). À l’automne, la victoire est acquise : la Bulgarie
signe l’armistice le 28 septembre, suivie par la Turquie
le 30 octobre, par l’Autriche-Hongrie le 3 novembre et
par l’Allemagne le 11 novembre. Après près de cinq ans
de souffrances extrêmes tant du côté des combattants
(batailles meurtrières, guerre des tranchées, gazages, etc.)
que de l’« arrière » (pénuries, destructions, deuils) qui ont
fait plus de 10 millions de morts et 20 millions de blessés
et mutilés, sans compter les millions de victimes de la
pandémie de grippe espagnole de 1918‑1920, la Première
Guerre mondiale s’achevait enfin. Mais serait-elle, selon
le vœu ardent des populations, « la der des ders », c’est-
à-dire l’ultime conflit ?
CHAPITRE VI

L’entre-deux-guerres
(1918‑1939)

I. – L’établissement de la paix (1918‑1925)

1. Le bilan diplomatique de la guerre. – Outre d’énormes


pertes humaines et de profonds bouleversements écono-
miques, politiques et sociaux, la guerre a brisé le système
diplomatique traditionnel. Le renversement des empires
russe, allemand et austro-hongrois a porté un coup décisif
à la solidarité monarchique. En outre, le démantèlement
partiel ou total de ces pays et l’apparition de nouveaux
États ont rendu caduques les notions d’équilibre et de
concert européens. Parallèlement, la montée en puissance
du Japon et des États-Unis a consacré l’abaissement du
rôle international de l’Europe. Enfin, la victoire alliée,
symbole du triomphe du droit et de la démocratie, ne
saurait faire oublier le défi idéologique et diplomatique
majeur que représente le succès de la révolution bolche-
vique en Russie dont l’expansionnisme, exprimé par les
soulèvements de 1919 en Allemagne et en Hongrie et
par la création en mars 1919 de la IIIe Internationale
(Komintern), inquiète la communauté internationale.
Dans ce contexte nouveau et difficile, le règlement du
conflit se révèle délicat. Si les quatre Grands (Clemenceau
pour la France, Wilson pour les États-Unis, Lloyd
George pour le Royaume-Uni, Orlando pour l’Italie) sont
d’accord pour imposer leurs vues aux petits États et aux
vaincus et pour bâtir une paix durable, ils ne s’entendent
ni sur la répartition des territoires ni sur l’organisation
53
du futur système international. À cet égard, la position
des États-Unis tranche, par son idéalisme, sur celle, plus
réaliste, des trois autres vainqueurs. Toutefois, le pré-
sident Wilson réussit à faire reconnaître les principes de
liberté, de transparence, de droit et de sécurité collective
qu’il avait posés en préalable dans ses Quatorze Points
de janvier 1918.
2. Les traités de paix. – Cinq grands traités, signés
en 1919 et 1920, résultent du compromis final opéré entre
les vainqueurs : les petits États durent en accepter les
conclusions, les vaincus se les voyant imposer. Quant à
la Russie, exclue des négociations en raison de sa paix
séparée, son sort fut réglé à part.
Le traité de Versailles du 28 juin 1919 fixe le destin de
l’Allemagne qui perd le septième de son sol et le dixième
de sa population. La France récupère l’Alsace-Lorraine et
reçoit, pour quinze ans, le contrôle de la Sarre. La Belgique
annexe Eupen et Malmedy. Après plébiscite, le Danemark
reprend le Schleswig du Nord. À l’Est, le Reich abandonne
Memel et Dantzig, érigées en villes libres, la Haute-Silésie,
la Posnanie et la Prusse occidentale données à la Pologne
reconstituée mais conserve la Prusse orientale, désormais
isolée par le corridor polonais. Privée de ses colonies,
réparties sous forme de mandats entre les vainqueurs et
leurs alliés, l’Allemagne est en outre désarmée, sa future
défense réduite, la Rhénanie et la rive droite du Rhin
démilitarisées et en partie occupées. Elle doit accepter
la responsabilité de la guerre et des dommages causés
(article 231) et verser en conséquence des réparations dont
le montant sera calculé à part.
Les traités de Saint-Germain du 19 septembre 1919
et de Trianon du 2 juin 1920 consacrent la disparition
de l’Autriche-Hongrie. Séparées, amputées, ­l’Autriche
et la Hongrie ne sont plus que deux petits États e­ nclavés,
réduits aux contours des nationalités allemande et magyare.
L’Autriche se voit interdire l’union avec l­’Allemagne
54
(Anschluss), et la Hongrie tout rétablissement des
Habsbourg. En revanche, l’éclatement de la monarchie
danubienne permet l’émancipation des nationalités.
L’Italie reçoit les terres irrédentes du Trentin et d’Istrie,
mais non la côte dalmate promise par les Alliés en 1915.
La Serbie s’agrandit de la Slovénie, du Monténégro et
de la Croatie avant de devenir, en 1929, le royaume de
Yougoslavie. La Bohême, la Slovaquie et la Ruthénie
constituent la nouvelle Tchécoslovaquie. La Galicie va
à la Pologne recréée, tandis que la Roumanie annexe la
Transylvanie et le Banat.
Le traité de Neuilly du 27 novembre 1919 contraint
la Bulgarie, au demeurant désarmée, à céder une partie
de la Macédoine à la Yougoslavie, la Thrace à la Grèce
et la Dobroudja à la Roumanie.
Enfin, le traité de Sèvres du 10 août 1920 désarme et
démembre l’Empire turc qui ne garde, en Europe, que
Constantinople et une partie de la Thrace et, en Asie, la
seule Anatolie où, en plus, Grecs, Français et Italiens se
taillent des zones d’influences côtières. Parallèlement, les
Détroits sont neutralisés, l’Arabie émancipée, les terri-
toires proche-orientaux érigés en mandats au profit de la
France (Grande Syrie) et de l’Angleterre (Mésopotamie,
Palestine).
À tous ces traités est annexé le pacte de la Société
des Nations (SDN) qui prévoit la création, à Genève,
d’une Assemblée générale rassemblant les Alliés, 13 États
neutres et de nouveaux adhérents admis à la majorité des
deux tiers. Les vaincus en sont provisoirement exclus et la
Russie n’y est pas invitée. Un Conseil de cinq membres
permanents (États-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-
Uni) et de quatre membres non permanents et un secré-
tariat seront chargés de la préparation et de l’exécution
des décisions de l’Assemblée. Au nom de la paix et de la
sécurité collective, un nouvel ordre mondial tentait ainsi
de succéder au défunt concert européen.
55
3. La mise en place du système (1919‑1925). – Le
premier problème concerne les frontières russes. L’échec
final des Blancs, un temps soutenus par les Alliés, et le
règlement de plusieurs conflits limitrophes permettent
enfin de tracer les limites de l’État bolchevique. Les Russes
reconnaissent l’indépendance de la Finlande et des trois
États baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie), concèdent
à la Pologne une large portion de territoires, pour par-
tie biélorusses et ukrainiens (traité de Riga de 1921), et
abandonnent la Bessarabie à la Roumanie (1919). En
Asie, la Russie doit évacuer le Nord de la Perse, mais
réussit à partager avec la Turquie l’Arménie que les
Alliés avaient voulue indépendante, récupère le Nord
de Sakhaline et parvient à faire créer, aux dépens de la
Chine, une Mongolie extérieure qui lui est inféodée. Si
elle a dû consentir de lourds sacrifices, la future URSS
(fondée en 1922) rétablit son unité interne en réannexant
l’Ukraine, la Géorgie et l’Azerbaïdjan qui s’étaient procla-
més indépendants (1920‑1921) et en réoccupant les zones
d’Asie centrale entrées en sécession en 1921. Toutefois,
la fixation des frontières n’efface pas la méfiance réci-
proque. En dépit du ralliement tactique de Lénine à la
« cohabitation pacifique », l’État bolchevique, fer de lance
du communisme international, inquiète. À l’inverse, pour
les Soviétiques, la menace de l’encerclement capitaliste et
impérialiste devient obsédante.
D’autres problèmes, également importants, découlent
des divers traités. D’abord, la permanence de la question
des minorités : en dépit des satisfactions accordées aux
« États successeurs », bien des minorités subsistent en
Pologne, en Tchécoslovaquie ou en Roumanie dont le sort
n’est pas réglé. S’ajoutent à cela les frustrations des pays qui
n’ont pas obtenu totale satisfaction (Italie) comme celles
des peuples aux promesses bafouées (Arméniens, Kurdes,
Arabes) ou ignorées (empires coloniaux), la rancœur des
vaincus, les inquiétudes de certains vainqueurs quant à leur
sécurité future (France), sans parler des dissensions entre
56
anciens Alliés, notamment entre la France et l­’Angleterre à
propos du futur de l’Allemagne et des affaires du Proche-
Orient. Le refus de ratification des traités par le Sénat
américain, en mars 1920, est également lourd de menaces :
la SDN perd son meilleur soutien, et la France la garantie
anglo-saxonne à sa sécurité, Londres emboîtant ici le
pas à Washington. Peu après, l’annexion de Memel par
la Lituanie en 1923, celle de Fiume par l’Italie en 1924
et surtout la guerre gréco-turque de 1922 suivie par le
traité de Lausanne de 1923 qui élimine l’influence des
Alliés en Asie Mineure et rend à la Turquie, devenue
république en 1923, sa pleine souveraineté, montrent les
limites de la nouvelle diplomatie fondée sur la sécurité
collective et l’arbitrage.
Pourtant, la situation finit par s’apaiser. La France
réussit à conforter sa sécurité : entente avec la Belgique
en 1920, alliance avec la Pologne en 1921 et rapprochement
avec la Petite Entente, constituée par la Tchécoslovaquie,
la Roumanie et la Yougoslavie, pour contrer les menées
« révisionnistes » de l’Italie et de la Hongrie. Le problème
des réparations allemandes fixées à Spa en 1920 à 132 mil-
liards de marks-or trouve une solution dans le cadre du
plan Dawes de 1924. Si la France doit évacuer la Ruhr
qu’elle a fait occuper en 1923 pour montrer sa détermina-
tion à faire payer le Reich et accepter les assouplissements
financiers voulus par les Anglo-Saxons, soucieux d’un
relèvement rapide de l’Allemagne, elle voit dans l’accord
une garantie supplémentaire au respect des traités. Quant
à l’accord de Rapallo de 1922 qui règle le contentieux
entre l’Allemagne et l’URSS, sa signature traduit moins
une atteinte aux traités qu’un timide retour de ces deux
« parias diplomatiques » dans le concert des nations. La
reconnaissance, entre 1923 et 1925, du régime soviétique
par tous les Alliés, sauf les États-Unis, semble le confir-
mer. En outre, la création, après partition de l’Ulster, de
l’État libre d’Irlande (1921) apporte un premier élément
57
de solution au lancinant problème irlandais, en attendant
la proclamation de la République en 1949.
Hors d’Europe, le contentieux franco-britannique au
Proche-Orient s’apaise. Et, si les nationalismes arabe et
juif s’opposent en Palestine, les mandats évoluent vers plus
d’autonomie, notamment en Irak et en Transjordanie,
tandis que l’Égypte et l’Arabie marchent vers l’indépen-
dance. En Amérique latine, les États-Unis engagent une
politique de coopération avec les États de la région. En
Extrême-Orient, les deux accords de Washington de 1922
garantissent l’indépendance de la Chine, le statu quo dans
le Pacifique et la répartition des forces navales entre Alliés.
Dans le même temps, malgré des débuts difficiles,
la SDN réussit enfin à fonctionner : à partir de 1925,
l’après-guerre s’achève.

II. – La diplomatie de la paix (1925‑1933)

1. Le temps des pactes (1925‑1930). – Dans l’environ-


nement favorable de la prosperity, la nouvelle dynamique
de la paix repose sur le rapprochement franco-allemand
concrétisé par le pacte de Locarno d’octobre 1925. La
reconnaissance mutuelle des frontières occidentales de
l’Allemagne, garanties par l’Angleterre et l’Italie, conso-
lide la sécurité de la France et de la Belgique, puisque
Berlin accepte, librement cette fois, les clauses des traités.
Si le pacte ne concerne pas les frontières orientales de
l’Allemagne, l’adjonction à l’accord de ses alliances avec
la Pologne et la Tchécoslovaquie rassure la France qui
complète ensuite sa protection diplomatique en s’alliant
avec la Roumanie en 1926 et avec la Yougoslavie en 1927.
Le pacte de Locarno permet l’admission de l’Allemagne
à la SDN en septembre 1926 : il n’y a plus de clivage
entre vainqueurs et vaincus mais partenariat entre égaux.
En août 1928, la signature du pacte Briand-Kellogg consti-
tue une nouvelle étape de la réconciliation internationale.
58
Le traité exclut tout recours à la guerre et impose à tous
les signataires de soumettre leurs différends à l’arbitrage de
la SDN. Cinquante-sept pays adhèrent au pacte, y c­ ompris
les États-Unis, pourtant isolationnistes, et l’URSS, en dépit
de ses options idéologiques. Quoique vague et non assortie
de sanctions, cette mise hors la loi de la guerre eut un
retentissement considérable dans l’opinion mondiale.
Dans ce climat euphorique, les États-Unis font adopter
en 1929 le plan Young qui réduit encore les réparations
allemandes et fait anticiper l’évacuation de la Rhénanie.
Des négociations sur un désarmement général et sur
une ébauche d’intégration européenne (plan Briand),
engagées dès 1929, prolongent encore ces espoirs en
une paix durable.
D’autres évolutions vont dans le même sens. Par exemple,
l’émergence du panaméricanisme fondé sur la coopération
entre les États-Unis et les pays latino-américains, qui per-
met de régler le conflit du Chaco entre le Paraguay et
la Bolivie, ou encore les premières mesures favorables à
l’émancipation des mandats proche-orientaux : constitutions
accordées par la France à la Syrie et au Liban, indépendance
accordée par l’Angleterre à l’Irak et à la Transjordanie. Le
Royaume-Uni innove également dans ses relations avec les
Dominions en créant en 1926 le Commonwealth, commu-
nauté d’États librement associés dans une même allégeance
à la Couronne anglaise.
2. La fin des illusions (1930‑1933). – La crise écono-
mique de 1929 va briser la dynamique de la paix, suscitant
guerre économique, tensions politiques, affrontements
nationalistes et idéologiques croissants. Le moratoire
Hoover sur les dettes de guerre, décrété en 1931, aboutit
à la conférence de Lausanne de 1932 qui annule les répa-
rations allemandes (23 milliards ont été versés sur 132),
sans pour autant supprimer les dettes des Alliés envers
les États-Unis. Leur non-paiement cantonnera d’ailleurs
les Américains dans un isolationnisme dangereux pour la
59
sauvegarde de la paix. Parallèlement, les projets de désar-
mement et d’Union européenne sombrent en 1931‑1932,
tandis que reparaissent les ambitions expansionnistes de
l’Allemagne, de l’Italie et du Japon. Précisément, l’attaque
de la Chine par les Nippons en 1931, suivie par la créa-
tion d’un État vassal, le Mandchoukouo, et par le retrait du
Japon de la SDN (1933), montre que le temps des coups
de force est revenu. La même année, l’arrivée de Hitler au
pouvoir signifie la fin du système de la sécurité collective.

III. – Le temps des crises (1933‑1939)

1. La cristallisation des périls (1933‑1936). – La crise


mondiale a provoqué un affaiblissement général de la
démocratie, rendue responsable des désordres économiques
et sociaux, et facilité l’irruption de nouvelles idéologies
autoritaires volontiers nationalistes et xénophobes. Le
nazisme en présente le cas le plus dangereux car il veut
aussi bien façonner le nouveau IIIe Reich sur la base du
racisme et du totalitarisme que remodeler la carte du
monde au nom du pangermanisme et de la supréma-
tie de la race aryenne (espace vital). Dès 1933, le plan
nazi entre en action : en octobre, l’Allemagne quitte la
conférence du désarmement et la SDN. En 1934, Hitler
signe un accord de non-agression avec la Pologne et tente
l’Anschluss avec l’Autriche, stoppé cependant par l’opposi-
tion de Mussolini. En 1935, le Führer fait du plébiscite
sarrois, qui donne 90 % de voix en faveur du rattachement
au Reich, un triomphe qui l’autorise, peu après, à rétablir
le service militaire en Allemagne et à créer une aviation de
guerre. Cette politique agressive, menée le plus souvent en
violation des traités, ne s­ uscite que des réactions limitées
du côté des démocraties. L’Angleterre est attentiste, les
États-Unis isolationnistes, et la France se borne surtout à
une action diplomatique, pas toujours réussie. Ainsi, son
projet de pacte de l’Est (1934), incluant l’URSS, échoue
60
devant le refus de Hitler de figer les frontières orientales du
Reich. De même, l’entrée de l’URSS à la SDN, voulue par
Paris, ne peut renforcer l’organisation internationale, de
plus en plus impuissante. Quant au pacte franco-soviétique
de 1935 et à l’alliance URSS-Tchécoslovaquie, l’absence de
frontière commune et la méfiance des Polonais à tout pas-
sage de troupes soviétiques sur leur sol les rendent de facto
inefficaces. Même la conférence de Stresa, organisée en
avril 1935 par l’Angleterre, la France et l’Italie pour contrer
les menaces hitlériennes, notamment envers l’Autriche,
ne permet guère de conforter la solidarité des démocra-
ties et de maintenir Mussolini dans le camp occidental :
l’accord naval germano-britannique de juin 1935 puis
l’affaire éthiopienne vont vite le montrer. Enfin, l’absence
de toute réaction autre que verbale à la remilitarisation de
la Rhénanie, décidée par Hitler en mars 1936, souligne la
faiblesse récurrente des démocraties, aggravant du coup
les inquiétudes de l’URSS et des petits États quant à
la stabilité de l’Europe.
2. La création de l’Axe. – Pour parfaire son disposi-
tif, Hitler devait briser le « front de Stresa » et amener
Mussolini dans son camp : l’affaire éthiopienne allait lui en
donner l’occasion. En effet, depuis 1933, l’Italie, soucieuse
de prestige, souhaitait installer une colonie en Éthiopie.
Comptant sur l’indulgence des démocraties, Mussolini
se lance en octobre 1935 dans une guerre de conquête.
L’Éthiopie fait alors appel à la SDN qui condamne l’Italie.
Celle-ci, furieuse de l’attitude hostile de la France et de
l’Angleterre, qui tentent en plus une négociation en sous-
main, n’en poursuit pas moins son offensive, achevée en
mai 1936, et se rapproche d’une Allemagne qui a montré
dans l’affaire une neutralité fort bienveillante. La guerre
d’Espagne va servir de catalyseur à l’entente germano-
italienne. Le 18 juillet 1936, le putsch dirigé par Franco
déclenche une guerre civile entre républicains au pouvoir et
nationalistes insurgés. En dépit d’un accord international
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de non-intervention, Hitler et Mussolini reconnaissent dès
novembre 1936 le gouvernement Franco et l’aident massi-
vement (bombardement de Guernica, 1937). Les républi-
cains, privés de tout soutien autre que celui des Brigades
internationales et de l’URSS, capitulent en mars 1939.
La guerre d’Espagne a donc permis aux Italiens et aux
Allemands de souder leur accord, de tester leurs forces
et d’installer un régime ami aux portes de la France. Dès
octobre 1936, la proclamation de « l’axe Rome-Berlin »
manifeste avec éclat le renversement d’alliances de l’Italie
et la toute-puissance du Reich. À l’inverse, la pusillanimité
des démocraties est, à nouveau, apparue.
Les développements de la situation en Extrême-Orient
vont également renforcer la position de Hitler. En effet,
le Japon, qui s’est lancé dans la conquête d’une Chine en
pleine débâcle, signe en novembre 1936 avec le Reich
le Pacte anti-Komintern, dirigé en fait contre l’URSS.
L’adhésion, dès novembre 1937, de l’Italie à ce pacte
cristallise la naissance d’un bloc diplomatique nouveau,
sans rival réel, et capable de modifier à son profit l’ordre
international.
3. La marche à la guerre (1938‑1939). – Fort de sa
puissance diplomatique et militaire, Hitler passe à l’offen-
sive. Son premier objectif est l’Anschluss. Ayant imposé la
démission du chancelier autrichien et son remplacement
par un nazi, il proclame l’annexion de l’Autriche, ratifiée
par plébiscite le 15 mars 1938. Mussolini a laissé faire,
les démocraties se bornant à des protestations.
Après cette victoire, le Führer se tourne vers la
Tchécoslovaquie sous prétexte de protéger la minorité
allemande des Sudètes qui réclame l’autonomie interne.
Les Tchèques appellent à l’aide mais la France hésite,
la Grande-Bretagne préfère « apaiser » Hitler et l’URSS
ne peut obtenir de droit de passage par la Pologne ou la
Roumanie pour intervenir militairement. Hitler en profite
pour exiger, en septembre 1938, l’annexion des Sudètes
62
au Reich. Les surenchères allemandes provoquent le rai-
dissement des Anglais et une menace de guerre générale.
Toutefois, une ultime conférence permet, le 30 septembre,
de parvenir à un accord : moyennant quelques conces-
sions, les démocraties acceptent l’annexion des Sudètes.
Croyant avoir sauvé la paix, elles signent peu après des
pactes de non-agression avec Hitler. Or, la conférence
de Munich, dont l’URSS et la Tchécoslovaquie ont été
exclues, a ruiné leur prestige sans pour autant satisfaire les
appétits du Führer et de ses alliés : dès octobre 1938, la
Tchécoslovaquie doit céder Teschen à la Pologne puis le
Sud de la Slovaquie à la Hongrie, tandis que Mussolini
émet des revendications territoriales à l’égard de la France.
En mars 1939, Hitler impose sous la menace le démem-
brement final de la Tchécoslovaquie : la Bohême-Moravie
devient un protectorat allemand et la Slovaquie un État
vassal, tandis que la Hongrie annexe la Ruthénie. Dans le
même temps, le Führer arrache Memel à la Lituanie tandis
que Mussolini s’empare de l’Albanie (avril 1939). Cette
politique brutale provoque enfin le réveil des démocra-
ties. Aussi, quand Hitler exige, dès mars 1939, l’annexion
de Dantzig et un droit de passage au travers du corridor
polonais, l’Angleterre décide de garantir l’intégrité de la
Pologne. Les Franco-Britanniques garantissent également
la Roumanie et la Grèce mais voient leur offre ­repoussée
par la Belgique, la Hollande et d’autres petits États,
soucieux de ménager Hitler. Celui-ci réplique d’ailleurs
très vite au raidissement occidental en signant le pacte
d’Acier avec l’Italie (22 mai) puis en négociant un pacte
de non-agression avec l’URSS (23 août) qui lui laisse les
mains libres à l’Est et lui permet d’accroître ses exigences
face à la Pologne. Quoique privées du soutien soviétique
– Staline préférant les avantages immédiats de l’accord
avec le Reich à leur offre risquée de front commun –, la
France et l­’Angleterre se résignent au pire : l’invasion de la
Pologne par le Reich, le 1er septembre, les conduit à décla-
rer la guerre le 3 septembre. L’Italie se proclame neutre.
63
La Seconde Guerre mondiale venait de commencer. Mais
il ne s’agit plus seulement d’une « guerre de puissances »
comme celle de 1914, il s’agit désormais d’un conflit idéo-
logique entre le totalitarisme et la démocratie : le combat
ne pourra se terminer que par la destruction de l’un ou
l’autre camp. Le sort de la lutte dépendra donc de ces deux
éléments : la capacité du Reich à vaincre rapidement d’une
part, le maintien ou la rupture du « consensus totalitaire »
d’autre part.
CHAPITRE VII

La Seconde Guerre mondiale

I. – Les victoires de l’Axe (1939‑1942)

1. Blitzkrieg et relations internationales. – Attaquée par


les Allemands le 1er septembre, prise à revers le 17 par
les Soviétiques en vertu des dispositions secrètes du pacte
du 23 août, la Pologne finit par capituler. Le 6 octobre, le
pays est partagé : le Reich annexe la Silésie, la Posnanie
et le corridor, et constitue la Pologne centrale en gou-
vernement vassal, tandis que l’URSS reçoit toute la zone
à l’Est du Bug avec un droit de contrôle sur la Lituanie.
Seul un gouvernement polonais en exil maintient l’espoir
d’une renaissance de la nation vaincue. Staline exploite
aussitôt la situation : en mars 1940, à la suite de la « guerre
d’hiver », il arrache la Carélie à la Finlande ; en juin 1940,
profitant de la guerre à l’Ouest, il annexe les trois États
baltes et enlève la Bessarabie à la Roumanie.
Parallèlement, à l’Ouest, Hitler, qui n’a pu profiter du
climat délétère de la « drôle de guerre » pour imposer des
négociations aux Alliés, saisit le prétexte de l’opération de
Narvik pour envahir, début avril 1940, le Danemark, qui
est occupé, puis la Norvège, où un gouvernement vassal
est installé. Le 10 mai se produit l’attaque décisive contre
le front ouest. La Blitzkrieg provoque vite la débâcle des
Alliés : la Hollande, la Belgique et la France du Nord
sont envahies et, mis à part le contingent anglais, sauvé
in extremis à Dunkerque, l’essentiel des troupes alliées est
capturé. Le 14 juin, Paris est occupé. Dès le 10, d’ailleurs,
Mussolini a déclaré la guerre à une France à genoux.
N’ayant pu obtenir le soutien des États-Unis, le cabinet
65
français écarte le projet d’union franco-britannique pro-
posé par Churchill (16 juin) avant de démissionner. Le
nouveau gouvernement, présidé par Pétain, s’incline
devant la défaite : l’armistice est signé avec l’Allemagne
le 22 juin, avec l’Italie le 24. La France doit accepter
l’occupation d’une large part de son territoire, le désar-
mement de ses forces et le versement de lourdes indem-
nités de guerre. Un nouveau régime, installé à Vichy,
maintient toutefois la fiction de l’indépendance nationale.
L’armistice provoque la rupture avec l­’Angleterre, qui
bombarde la base navale de Mers el-Kébir, et l’organi-
sation d’une résistance française de l’extérieur à l’instiga-
tion du général de Gaulle qui lance, dès le 18 juin, son
appel à la poursuite de la lutte. Installé à Londres, de
Gaulle réussit à obtenir le soutien de Churchill et à rallier
l’Afrique-Équatoriale française et les terres du Pacifique
à la cause de la France libre.
Restée seule, la Grande-Bretagne résiste avec fermeté
aux épreuves de la bataille d’Angleterre (juin-octobre 1940).
Hitler renonce alors à son plan d’invasion, préférant affai-
blir les Anglais par des attaques navales et une offensive
sur l’Égypte, l’Afrikakorps prenant en Libye la relève des
Italiens en difficulté (avril 1941).
S’estimant victorieux à l’Ouest, même s’il n’a pu abattre
l’Angleterre ni décider Franco à se ranger à ses côtés,
Hitler entreprend de conforter ses positions à l’Est : en
octobre 1940, il fait occuper la Roumanie qu’il contraint
de céder la Dobroudja à la Bulgarie et une partie de la
Transylvanie à la Hongrie. Dès le 27 septembre, il a signé
avec l’Italie et le Japon un pacte tripartite qu’il impose
ensuite aux Yougoslaves, aux Roumains, aux Bulgares et
aux Hongrois. Quoiqu’irrités par ce pacte qui les vise, les
Soviétiques tentent de négocier avec Hitler un vaste plan
de partage des Balkans et du Moyen-Orient. L’accord
achoppe et Hitler se prépare à attaquer l’URSS.
Le plan Barbarossa contre la Russie est retardé par
l’échec de l’offensive italienne en Grèce et par le coup
66
d’État antinazi de Yougoslavie qui obligent Hitler à
envahir ces deux pays en avril 1941. Le 22 juin, enfin,
l’invasion de l’URSS commence. Rendue nécessaire aux
yeux du Führer par l’incompatibilité des idéo­logies nazie
et communiste et par les conflits territoriaux latents entre
les deux pays, l’attaque surprend néanmoins Staline : en
quelques mois, tout l’Ouest de l’URSS est occupé.
La guerre germano-soviétique modifie profondément
le système diplomatique fixé en août 1939 : non seule-
ment le processus de mondialisation du conflit est engagé,
mais la rupture de l’entente entre l’Axe et l’URSS ne peut
qu’être bénéfique à terme pour le camp des démocraties
qui offrent d’emblée leur aide aux Soviétiques contre l’en-
nemi commun (cf. les accords d’août 1941).
2. La guerre mondiale et l’apogée de l’Axe (1941‑1942).
Un autre paramètre déterminant du jeu diplomatique
évolue parallèlement : la position des États-Unis. Tout
en ménageant l’isolationnisme de ses compatriotes,
Roosevelt a déjà manifesté son soutien à la cause des
démocraties : en novembre 1939, une nouvelle législation
autorise l’aide matérielle aux Alliés. En mars 1941, la loi
« prêt-bail » facilite les fournitures à l’Angleterre ; son
bénéfice est étendu à l’URSS dès l’été. Le 14 août 1941,
Churchill et le président américain signent la Charte de
l’Atlantique qui définit les buts de guerre alliés en cas
d’engagement des États-Unis : lutte prioritaire contre
le Reich, rétablissement des libertés et du droit d’auto­
détermination des peuples, système de sécurité collective.
Mais c’est l’attaque contre Pearl Harbor, le 7 décembre
1941, motivée par les désirs d’expansion du Japon dans
la zone Pacifique et sans déclaration de guerre préa-
lable, qui va précipiter les États-Unis dans le conflit. Dès
lors, le combat devient pleinement mondial. En effet,
si Tokyo maintient sa neutralité à l’égard de l’URSS en
vertu d’un accord d’avril 1941, ce qui évite à Moscou
une lutte sur deux fronts, l’engagement des Italiens et
67
des Allemands contre Washington, au nom du pacte
tripartite, implique les Américains dans la guerre euro-
péenne tandis que Londres s’associe aux États-Unis dans
la zone Asie-Pacifique. Désormais, le front totalitaire
recomposé – entrée du Japon, sortie de l’URSS – entre
dans une course de vitesse pour la victoire face à la for-
midable puissance que l’Amérique apportera, à terme,
au nouveau camp allié.
L’année 1942 voit toutefois l’apogée des succès de l’Axe.
En URSS, les nazis atteignent le Caucase et la Volga
(septembre). En Afrique, les Britanniques sont repoussés
aux portes d’Alexandrie (été 1942), tandis que la bataille de
l’Atlantique provoque des pertes massives dans les convois
à destination de l’Europe et de l’URSS. Enfin, en Asie,
le Japon triomphe : entre février et décembre 1942, il
s’empare de Hongkong, de la Malaisie, de Singapour,
des Philippines, des Indes néerlandaises, de la Birmanie
et de plusieurs archipels américains. Compte tenu de ses
conquêtes antérieures en Chine et de l’inféodation de la
Thaïlande (ex-Siam) et de l’Indochine française, le Japon
domine l’Asie orientale, menaçant le centre de la Chine,
resté indépendant, mais aussi Hawaï, l’Inde et l’Australie.
Les victoires de l’Axe permettent à ses dirigeants de
créer l’« ordre nouveau », prélude d’un système internatio-
nal entièrement transformé. Ce dispositif comprend deux
pôles : l’Europe et l’Extrême-Orient. En Europe, c’est
l’Allemagne qui domine, l’Italie n’étant plus qu’une alliée
secondaire. Le Grand Reich occupe, dirige et exploite de
vastes territoires soit directement (Belgique, Hollande,
France occupée, Posnanie, Ouest de l’URSS, Grèce,
Serbie), soit sous forme de protectorats (Bohême, États
baltes, Danemark, gouvernement général de Pologne), soit
sous forme d’États vassaux (France de Vichy, Norvège,
Slovaquie, Croatie). Quant aux alliés (Hongrie, Roumanie,
Bulgarie, Finlande), ils sont étroitement soumis aux ordres
du Führer. Dans cette Europe nouvelle, l’ordre nazi
68
impose, avec une brutalité graduée, son système racial et
idéologique et sa domination économique.
En Extrême-Orient, le Japon crée une « sphère de
coprospérité de la Grande Asie orientale », fondée sur la
solidarité des peuples asiatiques et l’anticolonialisme, qui
n’est qu’un masque de sa domination absolue sur toute
la région.
La puissance de l’Axe n’est toutefois pas totale. Sa
force repose surtout sur la contrainte : elle n’a pas fait
disparaître les espoirs de libération des peuples. En outre,
l’Axe ne dispose ni de ressources humaines et matérielles
indéfinies ni d’unité géographique et politique, ce qui
accroît sa vulnérabilité, notamment militaire, alors que
son existence même dépend de son invincibilité.
Ces facteurs vont prendre une importance croissante
à partir de fin 1941 où se constitue la Grande-Alliance
qui rassemble l’Empire britannique, l’URSS, les États-
Unis, une majorité d’États latino-américains, la Chine et
­indirectement la France libre, et peut compter sur les relais
des gouvernements légitimes en exil et des mouvements
de Résistance. Bien que dépourvue d’unité idéologique,
cette Alliance dispose d’atouts majeurs : étendue, res-
sources énormes en hommes et en matériel et, surtout,
objectifs communs, tant militaires que politiques. Cette
stratégie d’ensemble commence à porter ses fruits dès
l’été 1942 : les Japonais sont arrêtés à Midway et dans la
mer de Corail, l’Afrikakorps refoulé en Libye, un débar-
quement allié réussi en Afrique du Nord. Au cours de
l’hiver 1942‑1943, la défaite allemande de Stalingrad
constitue une étape décisive : dès lors, ce sont les Alliés
qui prennent l’initiative.

II. – La défaite de l’Axe

Encore indécise, l’année 1943 voit s’accentuer les


avantages des Alliés. La reprise de l’Afrique du Nord et
69
l’unification de la Résistance sous la houlette du géné-
ral de Gaulle consolident la présence française dans la
lutte, même si elle ne peut compenser l’occupation de la
« zone libre » opérée par les nazis en novembre 1942. En
Italie, les débarquements alliés en Sicile et dans le Sud
(juillet-août 1943) provoquent la chute du Duce : même
si Mussolini parvient à fonder une République fasciste
en Italie du Nord et si les nazis envahissent la Péninsule
jusqu’au Sud de Rome, le coup porté à la puissance
et à la crédibilité de l’Axe reste sévère. D’autant qu’en
URSS l’Armée rouge refoule les troupes allemandes vers
l’ouest et que, dans le Pacifique, la défaite des Japonais
à Guadalcanal en février 1943 ouvre aux Américains la
route des archipels vers le Japon. Sans cesse renforcée, plus
sûre de ses lignes de ravitaillement, puissamment soutenue
par les mouvements de résistance, l’Alliance commence à
attaquer directement l’adversaire, notamment par des bom-
bardements aériens. Fin 1943, la conférence de Téhéran,
qui réunit Roosevelt, Churchill et Staline, confirme les
choix stratégiques opérés, prévoit un débarquement en
France et entreprend de préparer le futur après-guerre.
En 1944, les événements se précipitent. Les Alliés
progressent en Italie et libèrent Rome le 4 juin. Le 6, le
débarquement en Normandie, suivi d’un débarquement
en Provence le 15 août, permet la libération de Paris
(25 août), puis celle de toute la France et de la Belgique
(nov. 1944). Dans le même temps, les Soviétiques enva-
hissent la Pologne et occupent les Balkans où la Roumanie,
la Bulgarie et la Hongrie capitulent, tandis que les partisans
yougoslaves et albanais libèrent leurs propres pays et que
les Britanniques s’installent en Grèce. En Extrême-Orient,
malgré une résistance acharnée, les Japonais reculent sur
terre et sur mer.
L’année 1945 voit enfin l’écrasement de l’Axe. Malgré
d’ultimes offensives et l’usage des V1 et des V2, les
Allemands ne cessent de reculer, cette fois sur leur propre
sol. La poussée des Alliés sur tous les fronts permet alors
70
la jonction entre Russes et Anglo-Saxons sur l’Elbe le
22 avril, puis la récupération de toute l’Italie où Mussolini
est exécuté le 28 et enfin l’encerclement de Berlin où
Hitler se suicide le 30 avril. Le 8 mai à Reims, le 9 à
Berlin, les nazis capitulent sans condition. La victoire
en Europe acquise, restait à abattre le Japon. En août,
les Soviétiques déclarent la guerre aux Nippons, tandis
que les Américains lancent les deux bombes atomiques
d’Hiroshima et de Nagasaki (6 et 9 août). Le 15 août,
l’empereur annonce la capitulation du Japon qui est
signée le 2 septembre. La Seconde Guerre mondiale
était terminée.
Avec elle, c’est une étape dramatique de l’histoire de
l’humanité qui s’achève : plus de 25 millions de morts,
des millions de blessés et près de 30 millions de dépla-
cés. Pour la première fois, le nombre de victimes civiles
dépasse celui des pertes militaires. De plus, aux immenses
ravages humains, économiques et culturels dus au conflit,
s’ajoutent la régression morale engendrée par les crimes
et génocides nazis (Shoah) et japonais et la politique de
terreur devenue arme de combat. C’est aussi la fin du rôle
mondial de l’Europe : le rôle de troisième Grand encore
reconnu à l’Angleterre ne saurait masquer la suprématie
des deux superpuissances que sont l’URSS et, surtout, les
États-Unis. C’est enfin l’ouverture de l’« ère atomique » :
toute la diplomatie mondiale depuis 1945 dépendra de ce
facteur essentiel. Comment, dans ce contexte nouveau et
difficile, préparer la paix ?

III. – Quel système international ?

Avant même la fin de la guerre, les trois Grands


– États-Unis, URSS, Royaume-Uni – ont cherché à
fixer la nouvelle organisation du monde, notamment
à Téhéran en novembre 1943, à Dumbarton Oaks en
septembre 1944, à Yalta en février 1945 et à Potsdam
71
en août 1945. Tâche difficile, car bien des décisions
dépendent du rapport des forces militaires sur le terrain,
des équilibres idéologiques au sein des populations et
des mouvements de résistance ainsi que des orientations
propres à chaque composante de l’Alliance. En effet, les
Anglo-Saxons (F.D. Roosevelt et W. Churchill, puis
H. Truman et C. Attlee) s’en tiennent aux principes
de la Charte de l’Atlantique tout en acceptant diverses
­compensations territoriales pour l’URSS. Celle-ci, ferme-
ment tenue par J. Staline, entend de son côté profiter de
la victoire pour étendre son influence et celle du com-
munisme : la dissolution en 1943 du Komintern a été un
gage donné aux Alliés qui n’a pas effacé le principe de
compétition idéologique avec l’Occident. Dès 1944‑1945,
ces divergences s’accusent, préparant une rupture rapide
de la Grande-Alliance. Toutefois, l’accord se fera sur
quelques points majeurs : restauration des démocraties
de l’Europe occidentale, démembrement et occupation
du Reich, reconstitution de la Pologne, avantages ter-
ritoriaux pour l’URSS, partage en zones d’influence des
Balkans, retour au statu quo en Extrême-Orient, création
d’une nouvelle institution internationale, l’ONU, dont le
directoire associera les trois Grands, la France et la Chine
et qui devra œuvrer à la défense de la paix et du progrès.
En dépit de l’absence de toute grande conférence générale
de la paix, c’est sur ces bases, complétées par les traités
bilatéraux de 1947 et 1951, que s’opère le règlement du
conflit. En Europe, les vaincus paient leur défaite. L’Italie
abandonne quelques villages à la France, le Dodécanèse
à la Grèce, ses conquêtes dalmates et albanaises et ses
colonies. La Roumanie cède la Bessarabie à l’URSS et
la Dobroudja à la Bulgarie. La Finlande perd la Carélie
et tout accès à la mer Blanche au profit de l’URSS qui
annexe aussi les trois États baltes et la Ruthénie prise à
la Tchécoslovaquie recréée. La Hongrie retrouve ses fron-
tières de 1937. La Pologne reconstituée glisse de 200 km
vers l’ouest, gagnant toutes les terres allemandes à l’est
72
de la ligne Oder-Neisse, plus le Sud de la Prusse orien-
tale, mais abandonne ses provinces orientales à l’URSS.
L’Autriche redevient indépendante, mais est occupée par
les vainqueurs. Quant au Reich, amputé, désarmé et sans
statut politique, son sort dépend des quatre Grands qui
se partagent son territoire et sa capitale, l’URSS annexant
en outre le Nord de la Prusse et la France se réservant
des droits particuliers sur la Sarre. En Extrême-Orient,
les anciennes frontières sont plus ou moins rétablies. La
Chine, libérée, récupère la Mandchourie, tandis que la
Corée redevient indépendante. Quant à lui, le Japon
perd le Sud de Sakhaline et les Kouriles au profit de
l’URSS, ses mandats insulaires au profit des États-Unis
et ses conquêtes aux anciennes puissances coloniales et
à la Chine. Désarmé et occupé, il est totalement soumis
à l’autorité américaine.
La défaite de l’Axe consacre aussi celle de ses idéo-
logies : les procès de Nuremberg en 1945‑1946 et de
Tokyo en 1946‑1948 en sont le symbole. Elle est aussi
l’occasion de recréer une nouvelle forme de ­sécurité
collective. C’est dans ce but que la conférence de
San Francisco d’avril 1945 institue l’Organisation des
Nations unies – dont le principe avait été posé dès la
constitution de la Grande-Alliance lors de la conférence
Arcadia, début 1942 – et la dote d’une charte fondée sur
les principes de paix, de droit, de liberté et de coopé-
ration ainsi que d’organes d’administration (Assemblée
générale, Conseil de sécurité de 11 membres dont cinq
permanents avec droit de veto, secrétariat) et d’agences
spécialisées dans les domaines financier (FMI, BIRD),
culturel (UNESCO) et économico-social (FAO, OIT,
OMS). Malgré les espoirs qu’elle suscite, l’action de
l’ONU est vite entravée par les divergences qui se font
jour à propos de l’avenir de l’Allemagne ou du destin
des empires coloniaux et, surtout, par le clivage qui s’ac-
centue entre le camp des démocraties, de plus en plus
dominé par les États-Unis, et le camp socialiste dirigé par
73
l’URSS. Dès 1945, les grands principes s’effacent devant
un rapport de forces bipolaire qui accrédite la thèse d’un
« partage du monde » entre Supergrands. À peine établie,
la paix semble bien fragile.
QUATRIÈME PARTIE

Entre apocalypse
et détente : les relations
internationales de 1945 à 1991
CHAPITRE VIII

De la guerre froide à la détente


(1945‑1962)

I. – La guerre froide (1945‑1953)

Sensible dès 1945, la dégradation des relations entre


Occidentaux et Soviétiques va atteindre un paroxysme
entre 1947 et 1953, accréditant la possibilité d’une troi-
sième guerre mondiale, cette fois entre l’Est et l’Ouest.
C’est cet état de « paix paradoxale » que l’on appelle la
« guerre froide ».
1. La montée des tensions. – L’avenir de l’Allemagne a
été le premier catalyseur des désaccords entre les vain-
queurs. À l’URSS, hostile à toute renaissance de la puis-
sance allemande et désireuse d’utiliser sa zone d’occupation
comme base de son influence idéologique au cœur de
l’Europe, s’opposent les Occidentaux inquiets du risque de
déstabilisation que provoque l’effondrement des structures
de l’ancien Reich : dès janvier 1947 Anglais et Américains
créent la bizone pour tenter de résister à la pression sovié-
tique. Celle-ci ne se limite pourtant pas à l’Allemagne,
comme en témoignent tout à la fois les menaces sur la
Turquie et l’Iran, le déclenchement en 1946 de la guerre
civile grecque entre monarchistes et marxistes, la reprise la
même année du conflit entre nationalistes de Tchang Kaï-
chek et communistes de Mao Zedong en Chine ou la mise
en place, entre 1945 et 1947, de régimes prosoviétiques
en Europe centrale et orientale soit sous l’influence des
mouvements de libération locaux (Albanie, Yougoslavie)
76
soit sous le contrôle direct de Moscou (Hongrie, Pologne,
Bulgarie, Roumanie).
Pour les Occidentaux, la volonté de mainmise multi­
forme de l’URSS atteste d’une volonté hégémonique
mondiale violant aussi bien la Déclaration sur l’Europe
libérée adoptée à Yalta en février 1945 que le droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes reconnu par la Charte
des Nations unies. Ce qui justifie aussi bien l’engagement
anglais aux côtés des royalistes grecs que le coup d’arrêt
opposé par les Anglo-Saxons à Moscou en Turquie et
en Iran. À l’inverse, pour l’URSS, il n’y a pas contradic-
tion mais convergence entre l’affirmation de son rôle de
Supergrand et sa vocation de centre de l’internationalisme
prolétarien. C’est ce clivage croissant entre Occidentaux et
Soviétiques qui allait aboutir à la cristallisation des blocs
et à la guerre froide.
2. La création des blocs. – La formation des blocs a été
progressive et ne s’est définitivement opérée qu’en 1947.
Cela tient à l’attitude des Américains qui ont longtemps
cru pouvoir fonder une paix stable sur l’entente entre les
Grands, garantie par leur propre supériorité économique
et militaire. Les dernières étapes de la poussée soviétique
les amènent à réviser leur position et à assumer leur rôle
de chefs du monde libre. Prenant désormais le relais des
Britanniques, épuisés, en Grèce et en Turquie, Truman
définit, le 12 mars 1947, la « doctrine de ­l’endiguement »
(containment) : les États-Unis s’opposeront à toute expan-
sion de l’URSS au-delà des limites établies en 1945. Mais ce
premier objectif ne saurait suffire : pour empêcher l’exten-
sion du communisme, les Américains prennent conscience
de la nécessité d’aider au relèvement économique et social
des pays meurtris par la guerre. Cette convergence entre
impératifs idéologiques et économiques les conduit à pro-
poser à tous les pays européens, de l’Est comme de l’Ouest,
un vaste plan contractuel d’aide matérielle et financière :
le plan Marshall (5 juin 1947). Mais l’URSS, qui a déjà
77
rejeté toute participation aux instances économiques inter-
nationales (GATT, FMI), récuse « au nom de tout le camp
socialiste » ce qu’elle considère comme une ingérence de
l’impérialisme capitaliste destinée à briser la construction
du socialisme. Le plan Marshall ne bénéficiera donc qu’aux
16 pays qui acceptent de s’associer au sein de l’OECE pour
utiliser au mieux les dix milliards de dollars distribués par
les États-Unis entre 1948 et 1951.
Pour bien marquer le caractère irréductible de la coupure
idéologique entre capitalisme et socialisme, l’URSS ren-
force son emprise sur l’ensemble du mouvement socialiste
mondial en créant, en septembre 1947, le Kominform qui
rassemble tous les partis communistes, et en accélérant
le processus de transformation des pays de ­l’Europe de
l’Est en « démocraties populaires », à l’instar du « coup de
Prague » de février 1948 qui fait basculer la Tchécoslovaquie.
Désormais, un véritable « rideau de fer » sépare deux blocs
figés et hostiles.
3. La stratégie des blocs. – La cristallisation des blocs
rend encore plus capital l’enjeu allemand. En réplique
à la création, en janvier 1948, de la trizone par les
Français, les Britanniques et les Américains, Moscou
impose, fin juin, le blocus terrestre de Berlin-Ouest. Les
Occidentaux instaurent alors un pont aérien massif pour
sauver la population de leurs secteurs et maintenir leurs
droits dans l’ex-capitale du Reich. Au terme d’une période
d’extrême tension, Staline reconnaît son échec et lève le
blocus (mai 1949).
La crise de Berlin a pour effet d’accélérer trois pro-
cessus : l’organisation du camp occidental, la création
d’un État allemand de l’Ouest et la relance de la dyna-
mique européenne. Le temps de la méfiance à l’égard d’un
possible danger allemand, encore exprimé dans les pre-
mières alliances d’après-guerre (traité franco-britannique
de Dunkerque de 1947 et pacte de Bruxelles de 1948),
est désormais révolu. Pour assurer la sécurité de l’Europe
78
de l’Ouest, il importe de créer un véritable État allemand
sur la base de la trizone : la Loi fondamentale adoptée
par les Länder en mai 1949 permet la naissance de la
République fédérale en septembre. La création de la RFA
relance l’idée d’unification européenne que fédéralistes et
unionistes avaient tenté de concrétiser lors du Congrès de
La Haye de mai 1948. Sans aller aussi loin, dix États euro-
péens dont la France, le Royaume-Uni et l’Italie créent, en
mai 1949, le Conseil de l’Europe pour incarner les valeurs,
la solidarité et l’unité du camp occidental : l’élargissement
progressif de ce Conseil, notamment par l’admission de
la RFA en 1951, traduit bien cette volonté et cet espoir.
Toutefois, pour assurer définitivement la sécurité de
l’Europe de l’Ouest, il fallait y associer les États-Unis.
Renonçant à tout isolationnisme, ceux-ci acceptent d’as-
sumer leur rôle de leader diplomatique et militaire du
monde libre en s’associant au Canada et à dix autres États
européens, dont la France, le Royaume-Uni et l’Italie, dans
le cadre du pacte de l’Atlantique nord signé à Washington
le 4 avril 1949. Cette alliance défensive, de durée illimitée,
institue une organisation dotée d’organismes civils et mili-
taires et surtout la solidarité automatique des États signa-
taires (article 5). La création de l’OTAN relance l’idée
d’intégration européenne, sur le plan économique cette
fois et sur la base de la réconciliation franco-allemande.
Préparée par le plan Monnet-Schuman du 9 mai 1950, la
création de la Communauté européenne du charbon et de
l’acier (CECA) en 1951 vise clairement un but plus large,
comme le montre le caractère politique et supranational
de ses institutions voulu par ses six premiers membres
(France, Bénélux, RFA et Italie) et rejeté par le Royaume-
Uni qui se maintient à l’écart du projet. Ainsi, au début
des années 1950, le bloc occidental s’est donc structuré
sur tous les plans sans être monolithique.
En revanche, si l’on excepte la « voie autonome vers le
socialisme » que Tito instaure en Yougoslavie en 1948, au
grand dam de Moscou, l’organisation du bloc socialiste se
79
Licence eden-13-1021498-LIQ2187573 accordée le 12 janvier 2024 à sophie-marineau
révèle, sur tous les plans, totalement inféodée à son lea-
der naturel, l’URSS. Sur le plan idéologique et politique,
par le modèle de la « démocratie populaire », achevé en
octobre 1949 par la création de la République démocra-
tique allemande. Sur le plan économique, par la création du
Conseil d’assistance économique mutuel (COMECON)
qui impose la « division socialiste du travail » voulue par les
Soviétiques (1949). Enfin, sur le plan militaire, par le biais
du Pacte de Varsovie (1955) qui regroupe tous les accords
bilatéraux antérieurs sous la direction du Kremlin, qui s’est
doté des bombes A en 1949 et H en 1953. Structuré, le
camp socialiste est aussi dynamique : la victoire des com-
munistes en Corée du Nord (1945‑1948) puis en Chine,
où la République populaire naît le 1er octobre 1949, leur
influence dans les pays du Tiers Monde comme dans
les mouvements anticolonialistes l’attestent clairement.
Au début des années 1950, le socialisme régit le tiers de
l’humanité et son extension ne paraît nullement terminée.
Issue des partages de Yalta et de Potsdam, la création
des blocs s’est donc réalisée en priorité en Europe. Mais,
très vite, la compétition entre l’Est et l’Ouest s’est étendue
au reste du monde, aggravant les risques de conflit : la
guerre de Corée en est le meilleur exemple.
4. La guerre de Corée et ses conséquences. – Précédée
par la création en 1948 de deux États de part et d’autre
du 38e parallèle, la guerre est déclenchée, le 25 juin 1950,
par l’invasion du Sud par le Nord. L’attaque commu-
niste bénéficie du soutien de l’URSS puis de la Chine.
D’abord surpris, les Américains réagissent vite à l’agres-
sion, étendant à leur protégé sud-coréen la doctrine de
l’endiguement qui leur a réussi en Europe. Profitant
d’une absence provisoire des Soviétiques, ils font voter
par l’ONU des sanctions contre la Corée du Nord et
l’envoi d’un contingent international sur le front. Cette
contre-offensive occidentale provoque en retour l’ar-
rivée massive de « volontaires » chinois aux côtés des
80
Nord-Coréens. L’avancée rapide des communistes pro-
voque une véritable panique qu’aggrave encore le projet
du général MacArthur d’un bombardement nucléaire
préventif de la Chine. Conscient du risque de troisième
guerre mondiale, Truman renonce à l’idée et renvoie
MacArthur. Fin 1951, le front se stabilise au voisinage
du 38e parallèle. C’est cette ligne qu’entérinera l’armistice
de Panmunjom de 1953 qui met un terme aux opérations.
Si la guerre de Corée n’a pas débouché sur un nouveau
conflit mondial, elle n’en a pas moins souligné la fragilité
de la paix et la coresponsabilité des deux Supergrands dans
la gestion des affaires du monde, d’où le renforcement et
l’extension du système des blocs à de nouvelles zones de
la planète.
Cela se traduit, pour le camp socialiste, par le soutien à
la lutte anticoloniale, pour les Occidentaux, par la conclu-
sion de nombreux pactes diplomatico-militaires enser-
rant le camp marxiste de l’Extrême-Orient à l’Europe :
en 1951, alliances des États-Unis avec les Philippines
et le Japon et pacte de l’ANZUS avec l’Australie et la
Nouvelle-Zélande ; en 1954, pacte de l’OTASE regrou-
pant huit pays occidentaux et d’Asie du Sud-Est ; en 1955,
pacte du CENTO associant l’Angleterre, l’Iran, l’Irak, la
Turquie et le Pakistan. Parallèlement est créée en 1954
l’Union de l’Europe occidentale (les Six et le Royaume-
Uni), qui autorise la renaissance d’une armée allemande
et permet l’admission de la RFA dans l’OTAN en 1955.
Si l’UEO n’établit pas l’intégration militaire prévue par
la Communauté européenne de défense, voulue puis bri-
sée par la France (1952‑1954), elle conforte la solidarité
globale de l’Europe de l’Ouest.

II. – Du « dégel » à la crise cubaine (1953‑1962)

1. Le « dégel ». – L’accession d’Eisenhower à la prési-


dence en 1952 s’accompagne d’un new-look de la diplomatie
81
américaine, tandis que la mort de Staline en mars 1953
et la lutte de succession qui s’ensuit, avant la victoire de
Khrouchtchev en 1955, inclinent les Soviétiques à redé-
couvrir les vertus du concept léninien de « ­co­existence
pacifique ». Celle-ci est avant tout fondée sur l’équilibre de
la terreur atomique et sur la priorité à accorder désormais
à la compétition économique et technologique, notam-
ment spatiale (avec le satellite Spoutnik en 1957 et le
premier vol habité en 1961), par rapport à l’affrontement
diplomatico-militaire.
Ce « dégel » se traduit par un certain nombre de résul-
tats positifs. Outre le règlement de la question coréenne,
on peut citer celui de la question d’Indochine (1954),
la signature du traité d’État de 1955 qui rend sa pleine
souveraineté à l’Autriche, l’admission du Japon à l’ONU
en 1956, l’interposition des deux Grands face aux Franco-
Britanniques dans l’affaire de Suez (1956), l’accord de
neutralisation de l’Antarctique (1959) ou encore les ten-
tatives menées en 1954‑1955 pour un règlement global du
problème allemand. En outre, la domination bipolaire des
Supergrands leur permet une certaine souplesse dans leurs
rapports avec leurs alliés. À l’Ouest, les États-Unis encou-
ragent la poursuite de la construction européenne qui est
marquée en 1957 par la signature des traités de Rome ins-
tituant entre les Six l’EURATOM et le Marché commun,
et en 1960 par la constitution de l’Association européenne
de libre-échange (AELE) entre le Royaume-Uni et six
autres États européens. De leur côté, les Soviétiques se
réconcilient avec les Yougoslaves en 1955, gèrent habile-
ment la crise polonaise de 1956 et reconnaissent, à partir
de 1961, l’autonomie diplomatique de la Roumanie.
Cette ouverture reste toutefois limitée. D’abord parce
que chaque superpuissance ne saurait admettre de remise
en cause de sa suprématie dans son propre camp, que
la menace vienne de sa rivale ou de ses alliés. Ainsi, les
États-Unis défendent avec fermeté les positions occi-
dentales au Vietnam, à Berlin, au Liban ou à Formose
82
(Taïwan) face aux tentatives de déstabilisation menées
directement ou indirectement par l’Est tout en résis-
tant aux velléités d’excessive indépendance de leurs alliés
(France gaulliste, Iran, Amérique centrale). De même,
l’URSS réprime avec brutalité les émeutes de Berlin
de 1953 et surtout l’insurrection hongroise de 1956 dont
elle feint d’attribuer la responsabilité aux Occidentaux.
Elle n’hésite pas à faire échouer le sommet de Paris
de 1960 pour protester contre l’espionnage aérien de son
territoire par les Américains. La rupture sino-soviétique
de 1959‑1960 peut également être interprétée comme une
volonté de l’URSS de briser les velléités d’indépendance
idéologique et politique de la Chine et de conforter son
leadership sur tout le camp socialiste.
La seconde limite au « dégel diplomatique » tient à la
permanence de la compétition entre les Supergrands sur
tous les plans. À cet égard, le nouveau raidissement sovié-
tique sur la question de Berlin en 1961, concrétisé par
l’édification du Mur en août, est tout à fait caractéristique
de la poursuite de la rivalité entre les deux blocs, encore
plus sensible là où les frontières du duopole restent floues :
c’est d’ailleurs là qu’allait jaillir en 1962 la crise la plus
grave, celle de Cuba.
2. La crise de Cuba. – L’affaire remonte à la vic-
toire, début 1959, de la guérilla marxisante menée par
Fidel Castro. D’abord corrects, les rapports américano-
cubains se dégradent vite, les États-Unis, inquiets
d’une contagion possible du castrisme en Amérique
latine, cherchant à étouffer le nouveau régime. La mise
en place d’un embargo commercial total par Washington
en 1960, suivie d’une opération de déstabilisation poli-
tique, d’ailleurs ratée (1961), provoque un rapprochement
entre Cuba et l’URSS qui accroît encore les inquiétudes
américaines. Ces craintes sont confirmées par la révélation,
en octobre 1962, de l’existence de bases de missiles sur le
sol cubain et de l’arrivée imminente de cargos soviétiques
83
porteurs de fusées capables de frapper le territoire amé-
ricain. Kennedy mobilise ses forces et le soutien de ses
alliés, mais fait aussi appel au réalisme de Khrouchtchev
qui finit par accepter le déroutement des cargos et le
démantèlement des bases cubaines. En échange, les États-
Unis renoncent à envahir Cuba et retirent leurs fusées
de Turquie.
La crise cubaine a plusieurs conséquences. Immédiates
d’abord : si l’URSS a pu préserver le régime de Castro, son
prestige international semble atteint ; à l’inverse, les États-
Unis qui ont fait preuve de sang-froid et de détermination
gardent l’avantage dans l’opinion. Au-delà et à plus long
terme, la crise, en démontrant l’efficacité de la dissuasion
nucléaire et la nécessité du dialogue direct, encourage la
mise en œuvre de procédures de consultation entre les
Supergrands et d’une nouvelle stratégie, la riposte graduée,
désormais préférée à celle des représailles massives. C’est
sur ces bases qu’allait s’ouvrir l’ère de la détente.
CHAPITRE IX

La fin du monde colonial

I. – Le contexte

La guerre a fait des empires coloniaux à la fois des ter-


rains de combat et des enjeux idéologiques, questionnant
ainsi le fait colonial lui-même. L’indépendance rendue à
l’Éthiopie en 1941, celle qui est accordée à la Syrie et au
Liban en 1943 ou les promesses d’émancipation de l’em-
pire des Indes faites en 1942 témoignent de l’importance
de cette interrogation et, aussi, de la vigueur croissante
des nationalismes « autochtones ».
C’est pourquoi la restauration du pouvoir colonial
en 1944‑1945, justifiée aux yeux des métropoles par un
double souci de prestige et de puissance, paraît anachro-
nique, même si elle s’assortit de promesses de réformes.
D’autant que de nouveaux facteurs viennent s’y opposer.
D’abord, la détermination anticolonialiste de l’URSS,
par tradition idéologique et intérêt stratégique. Ensuite
la méfiance des États-Unis, à la fois par principe, par
souci de contrer la contagion communiste et par désir
de réduire le rôle des puissances européennes. Enfin,
l’engagement de nombreux pays d’Asie, d’Afrique et
d’Amérique latine, décidés à se servir de l’ONU comme
instrument de libération de tous les peuples colonisés.
Même si ces positions ne convergent pas toutes, pendant
près de trente ans la décolonisation va s’imposer au cœur
de la vie internationale.

85
II. – Les étapes de la décolonisation

1. L’Asie. – Elle sera la première à s’émanciper.


Dès 1946, les États-Unis accordent l’indépendance aux
Philippines. En 1947, les Britanniques concrétisent leurs
promesses en décolonisant l’empire des Indes. Le 15 août,
l’indépendance est accordée aux deux États résultant de la
partition, devenue inévitable, entre provinces hindouistes
et musulmanes du sous-continent : l’Union indienne et
le Pakistan. Si les structures du Commonwealth, assou-
plies en 1949, permettent aux Anglais de maintenir des
liens importants avec leurs anciennes possessions, elles ne
peuvent empêcher une guerre atroce entre communautés
ethnico-religieuses, doublée d’un conflit indo-pakistanais
pour le Cachemire. En revanche, l’émancipation des autres
composantes de l’Empire (Ceylan, Birmanie) se fait
plus paisiblement l’année suivante. En 1948 toujours, la
Malaisie accède également à l’indépendance (1958 seule­
ment pour Singapour), les Britanniques maintenant
toutefois une présence militaire pour contrer la guérilla
communiste.
Aux Indes néerlandaises, l’agitation nationaliste et
l’échec d’une tentative de reconquête militaire contraignent
les Pays-Bas à accepter l’indépendance de l’Indonésie
(1949) dans le cadre d’une union hollando-indonésienne
finalement dissoute en 1954.
En Indochine, la France se heurte à un nationalisme
actif, surtout vietnamien. Hésitant entre négociation et
répression, elle tente de sauver son influence en intégrant
les trois États concernés à l’Union française, créée en 1946
pour encadrer l’évolution de l’empire colonial. Mais cette
solution se révèle insuffisante : une véritable guerre s’en-
gage entre la IVe République, tardivement soutenue par
les Américains, et les nationalistes du Viêt-minh, aidés
par le camp socialiste. La détérioration de la situation
politique locale et l’échec militaire de Diên Biên Phu
86
contraignent finalement la France à signer les accords de
Genève (1954) qui reconnaissent l’indépendance totale
du Laos, du Cambodge et du Vietnam, ce dernier coupé
en deux de part et d’autre du 17e parallèle entre un Nord
communiste et un Sud pro-occidental. L’avenir allait
cependant montrer que l’affaire indochinoise n’était pas
définitivement réglée.
2. L’Afrique. – En 1945, ce continent ne compte que
quatre États totalement ou partiellement indépendants : le
Liberia, l’Égypte, l’Éthiopie et l’Afrique du Sud. Encore
limités en Afrique noire, les mouvements nationalistes
sont plus actifs en Afrique du Nord (Algérie, Égypte) ou à
Madagascar. L’installation au Caire, en 1945, de la Ligue
arabe, tout juste créée, et les répercussions de la première
guerre israélo-arabe renforcent également la contestation
anticoloniale qui s’étend peu à peu au reste du continent.
À partir de 1950, les événements se précipitent. Le
règlement du sort des colonies italiennes crée un royaume
de Libye indépendant (1951), fédère l’Érythrée à l­’Éthiopie
(1950), tout en maintenant pour dix ans la tutelle de
l’Italie sur la Somalie. En 1952, la révolution égyptienne,
menée par Nasser après 1954, aggrave les tensions anglo-
égyptiennes à propos du Soudan qui se soldent par l’in-
dépendance de ce pays en 1955. Parallèlement, la crise
se généralise en Afrique du Nord française. En 1956,
la France finit par accorder l’indépendance complète au
Maroc et à la Tunisie, tandis que s’aggrave la véritable
guerre née de l’insurrection algérienne du 1er novembre
1954. Ce n’est qu’en 1962, au terme d’une très dure
épreuve, aux profondes répercussions en métropole, que
l’Algérie accède à l’indépendance. Pour l’Afrique noire
française, la décolonisation est plus paisible, facilitée par
diverses mesures évolutives comme la loi Deferre de 1956
ou la création de la Communauté en 1958. C’est d’ailleurs
le refus de la Guinée d’entrer dans ce cadre qui lui vaut
l’indépendance immédiate. En 1960, tous les autres États
87
africains et Madagascar accèdent à leur tour à l’indépen-
dance : la France ne conserve plus en Afrique que Djibouti
et les Comores. Du côté britannique, la décolonisation est
également rapide mais moins dramatique, sauf au Kenya :
dès 1957, la Gold Coast devient indépendante sous le
nom de Ghana. Suivent, entre 1958 et 1963, le Nigeria, la
Sierra Leone, la Gambie, l’Ouganda, la Tanzanie (formée
de Zanzibar et du Tanganyika), le Kenya, la Somalie, qui
se fédère aussitôt avec l’ex-Somalie italienne, puis, après
l’éclatement de la fédération d’Afrique centrale, la Zambie
et le Malawi, la Rhodésie du Sud optant, quant à elle,
pour un régime « blanc » illégal. En revanche, la décolo-
nisation belge est difficile, ponctuée par des sécessions et
l’intervention de l’ONU. Elle aboutit toutefois en 1960 à
l’apparition de trois nouveaux États : le Zaïre, le Rwanda
et le Burundi. Fin 1963, mis à part les colonies espagnoles
et portugaises, l’essentiel de l’Afrique est indépendant.
3. Le Proche-Orient. – En 1945, la présence occi-
dentale ne concerne plus que le mandat britannique de
Palestine et les territoires sous influence anglaise d’Arabie
du Sud et du golfe Persique. L’affrontement des natio-
nalismes arabe et juif contraint le Royaume-Uni à aban-
donner sa tutelle sur la Palestine : l’ONU en décide le
partage entre Hébreux et Palestiniens en novembre 1947.
Mais la naissance du nouvel État d’Israël le 14 mai 1948
déclenche l’intervention armée de ses voisins arabes. La
victoire d’Israël lui permet de s’agrandir et de conforter
son indépendance, mais signifie l’abandon du projet de
création d’un État arabe en Palestine : la Cisjordanie est
annexée à la Transjordanie qui devient ainsi le royaume
de Jordanie, la bande de Gaza étant rattachée au Sinaï
égyptien. Désormais, la question du Proche-Orient
devient l’une des plus lancinantes de la vie internatio-
nale, encore aggravée par son imbrication dans le conflit
Est/Ouest, Israël se rapprochant de l’Occident, les pays
arabes de l’URSS.
88
4. Le reste du monde. – Dans les Caraïbes et l­’Amérique
latine, le retrait des puissances coloniales se fait pacifique-
ment entre 1962 et 1976, la France, le Royaume-Uni et
les Pays-Bas conservant encore quelques îles et territoires
grâce à des réformes institutionnelles (DOM français des
Antilles-Guyane, par ex.). Il en est de même pour les îles
et archipels des océans Indien et Pacifique où les États-
Unis, la France et l’Angleterre préservent leur souveraineté
(Polynésie française, Hawaï, par ex.) ou leur influence
(Maurice, Fidji, Samoa…).
Ainsi, en une trentaine d’années, le fait colonial a quasi-
ment disparu de la planète. Pourtant, l’indépendance n’est
qu’une étape : si elle règle le problème de la souveraineté
des peuples qui forment les quelque 100 nouveaux États,
elle ne résout ni la question de leur survie politique et
économique ni celle de leur place sur l’échiquier mondial.

III. – Un nouvel acteur international :


le Tiers Monde

Globalement, la décolonisation a induit trois consé-


quences majeures. D’abord la solidarité des peuples en
lutte, partout dans le monde, qui s’exprime par divers
regroupements tels la Ligue arabe ou le bloc « afro-
asiatique » de l’ONU. Ensuite, la méfiance des nouveaux
États à l’égard de l’Ouest, de ses valeurs, de son système
économique et de ses alliances diplomatiques. Enfin, une
attitude généralement « progressiste » qui les rapproche
du camp socialiste. Mais les pays qui constituent le Tiers
Monde (la notion est d’ailleurs complexe et inclut des pays
appartenant à un bloc comme les États latino-américains)
entendent choisir librement leur destin et refusent les
modèles tout faits de l’Est ou de l’Ouest. D’où l’appari-
tion d’un courant neutraliste prônant une troisième voie,
non alignée, entre les deux blocs. C’est pour proclamer
cette volonté et cet espoir que se réunissent à Bandung,
89
en avril 1955, 29 pays afro-asiatiques : menée par l’Inde,
la Chine, l’Égypte et l’Indonésie, cette conférence qui
dénonce le colonialisme et l’impérialisme a un immense
retentissement, car elle semble ouvrir une route originale
vers la paix et le progrès des peuples libérés.
En 1956, l’affaire de Suez renforce encore l’audience
des non-alignés : Nasser n’a-t-il pas réussi, malgré son
échec militaire devant Israël et les Franco-Britanniques
qui s’y opposaient, à maintenir la nationalisation du canal,
à faire évacuer son territoire et à obtenir l’aide conjointe
des deux Supergrands ? Il mit fin de facto au rôle mon-
dial de Paris et de Londres, et s’imposa comme le leader
du monde arabe, voire d’un troisième bloc en cours de
constitution. Les réalités sont toutefois plus nuancées.
Car le Tiers Monde reste hétérogène, faible et tiraillé.
Dès que le ciment de la lutte anticoloniale disparaît, le
non-alignement s’effrite, et les essais d’intégration régio-
nale achoppent (Organisation de l’unité africaine fondée
en 1963) ou restent sous le contrôle d’une grande puissance
(Organisation des États américains créée en 1948). Plus
qu’arbitre entre l’Est et l’Ouest, le Tiers Monde tend à en
devenir l’enjeu : dès le début des années 1960, les doutes
équilibrent les espérances.
CHAPITRE X

Détente et vicissitudes
(1962‑1991)

I. – La détente (1962‑1975)

1. Les principes. – La détente est avant tout un mode


de relations entre les États-Unis et l’URSS. Elle s’organise
autour de cinq règles : parité mutuelle, dialogue direct,
contrôle des armements, non-ingérence au sein des blocs,
permanence de la compétition idéologique. Elle n’a donc
pas pour but de bouleverser le système international mais
de préserver le statu quo en évitant les risques de guerre
mondiale. Fondée sur le duopole soviéto-américain, la
détente reste par conséquent un rapport de force entre les
deux blocs comme en leur sein propre, dont chacun des
Supergrands mesure les effets à l’aune de ses intérêts : plus
qu’un donné, c’est un devenir, évolutif et souvent ambigu.
2. Les effets positifs de la détente. – Les premiers
acquis concernent le contrôle et la réduction des arme-
ments. En 1963, un premier traité prohibe tous les essais
nucléaires, sauf souterrains. En 1967 sont interdites la mili-
tarisation et la nucléarisation de l’espace. En 1968, le Traité
de non-prolifération entend éviter toute dissémination de
l’atome militaire. Si la France et la Chine ne s’associent
pas à tous ces traités, signés par l’URSS, les États-Unis et
le Royaume-Uni, et si l’Inde se dote de l’arme nucléaire,
ces accords n’en garantissent pas moins la responsabilité
des grandes puissances dans le maintien d’un équilibre rai-
sonnable de la terreur. En 1972, le premier traité SALT
limite les armements stratégiques et, en 1973, Nixon et
91
Brejnev s’engagent à empêcher toute guerre atomique :
les perspectives de paix s’en trouvent d’autant confortées.
Les autres acquis sont d’ordre diplomatique. En Europe,
l’apaisement des tensions favorise la « politique à l’Est »
du chancelier Brandt qui aboutit en 1970 à la conclusion
de deux traités, l’un germano-polonais, l’autre germano-
soviétique, reconnaissant les frontières nées de la guerre, puis
en 1972, au traité RFA/RDA normalisant les rapports entre
les deux États allemands, admis ensemble à l’ONU en 1973.
Parallèlement, un accord quadripartite régularise la situation
de Berlin (1971). Enfin, en 1975, la Conférence sur la sécu-
rité et la coopération en Europe, réunie à Helsinki, avec la
participation de 35 États dont les Supergrands, définit les
règles des relations Est/Ouest en Europe : reconnaissance des
frontières de tous les États, coopération économique, libre
circulation des hommes et des idées. Même si ces accords
d’Helsinki ne sont pas interprétés de la même manière de
part et d’autre du rideau de fer, ils posent comme principes
officiels la paix, la concertation et le respect des Droits de
l’homme. Hors d’Europe, la détente est marquée par la rela-
tive retenue de l’URSS face au conflit vietnamien, la volonté
conjointe des Supergrands de calmer le jeu au Proche-Orient,
notamment lors des conflits de 1967 et de 1973, ou encore
la non-ingérence des États-Unis et des pays occidentaux
dans les affaires internes du camp soviétique. Cette longue
période de paix relative n’a toutefois pas été sans conséquence
sur l’évolution intérieure des blocs ni sans limites : avec la
fin de l’essor des Trente Glorieuses, ces facteurs expliquent
l’effritement de la détente à partir de 1974‑1975.
3. La transformation des blocs
(A) Dans le camp occidental. – La stabilisation des régimes
politiques, la prospérité économique et les progrès sociaux
et culturels engendrés par la croissance, l’accélération des
formes d’intégration régionales, en Europe notamment, ont
encouragé un réveil des ambitions diplomatiques qui s’est
souvent tourné contre les États-Unis, eux-mêmes affaiblis
92
par la contestation interne et le problème vietnamien.
Certes, ni le principe du leadership américain ni celui d’une
solidarité occidentale active en matière militaire (OTAN)
et économique (OCDE créée en 1961 pour remplacer et
élargir l’OECE) ne sont remis en cause, ce sont plutôt les
formes de la tutelle américaine qui sont discutées.
En Europe, c’est la France gaulliste qui se singularise le
plus vite. Dès 1962, de Gaulle rejette le projet américain de
force multilatérale pour préserver l’indépendance de la force
de frappe française, confirmée en 1966 par le retrait de la
France du commandement intégré de l’OTAN. L’ouverture
vers l’Est, la reconnaissance de la Chine (1964), le dialogue
avec le Tiers Monde, la « guerre du dollar », la contesta-
tion des « hégémonies », la condamnation de la guerre du
Vietnam, la défense ombrageuse des intérêts français (CEE,
Proche-Orient, Québec…) traduisent une ferme politique
d’indépendance et de nationalisme. Toutefois, la contestation
antiaméricaine n’émane pas que de Paris : on la retrouve un
peu partout en Europe, au niveau des États, qui cherchent à
s’émanciper (cf. la RFA qui se lie étroitement à la France par
le traité de l’Élysée de 1963 ou se lance en 1969 dans l’Ost‑
politik) comme à celui des opinions publiques, sensibilisées
par la guerre du Vietnam et les mouvements de 1968. La
rivalité économique et culturelle entre l’Ancien et le Nouveau
Monde n’y est pas non plus étrangère. À cet égard, le renfor-
cement de la Communauté économique européenne (CEE)
joue un rôle considérable. Bloquée en 1963 et en 1967 par
la France, l’adhésion britannique devient effective au 1er jan-
vier 1973, renforcée par celle du Danemark et de l’Irlande
(la Norvège préférant finalement, par référendum, rester
à l’écart), tandis que s’amorcent les candidatures grecque,
turque et ibériques (Espagne, Portugal).
Des situations comparables se retrouvent ailleurs : le
Japon se pose autant en partenaire, voire en rival, des États-
Unis qu’en vassal. Les pays du Tiers Monde liés à l’Occident
ne sont plus aussi soumis, et l’on voit se renforcer, dans la
zone américaine elle-même, les manifestations d’un rejet des
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États-Unis, attisées par les guérillas marxisantes qui obligent
souvent Washington à intervenir directement (République
dominicaine en 1965) ou indirectement (Brésil en 1964,
Bolivie en 1967, Chili en 1973) pour maintenir son influence
au bénéfice, le plus souvent, de régimes autoritaires et mili-
taires qui ternissent l’image internationale de l’Occident.
Sans être totalement fissuré, le bloc occidental perd de
sa cohésion interne et se retrouve, face à la contestation
de ses idéaux et aux défis des idéologies socialisantes, sur
la défensive.
(B) À l’Est. – En ce qui concerne le camp socialiste, la
situation est plus complexe, car il importe de distinguer
l’aspect idéologique de l’aspect diplomatique.
Sur le plan idéologique, la période de détente se traduit,
globalement, par une avancée du socialisme au travers de
modèles multiples tantôt modérés (« socialisme du gou-
lasch » hongrois), tantôt radicaux (maoïsme chinois), tan-
tôt orthodoxes (modèle soviétique), tantôt contestataires
(trotskismes) qui s’implantent aussi bien en Occident que
dans le Tiers Monde. Mais la pluralité même des modèles
souligne, a contrario, le recul de l’hégémonie politique et
diplomatique de l’URSS sur le bloc socialiste.
Certes, les Soviétiques conservent une position solide
en Europe de l’Est et à Cuba, et obtiennent même de
nouveaux avantages dans le Tiers Monde, notamment en
Asie du Sud-Est où la victoire communiste au Vietnam fait
tomber l’Indochine dans leur camp (1972‑1979). L’URSS
passe des accords avec de nombreux pays arabes, africains
ou asiatiques, soutient les guérillas antioccidentales, utilise
le relais des partis communistes ou s’impose comme arbitre
(guerre indo-pakistanaise de 1965) : c’est véritablement une
puissance mondiale. Mais cette puissance n’est pas sans
limites. En URSS même, l’apparition de nationalismes et
d’une dissidence interne témoigne d’un début de contes-
tation qu’aggravent, en outre, les rigidités et les carences
du système. Dans la zone européenne, d’autres menaces
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surgissent également. Si la Yougoslavie autogestionnaire,
l’Albanie prochinoise, la Hongrie réformiste et la Roumanie
« autonomiste » voient leur spécificité reconnue ou tolé-
rée, les crises récurrentes de la Pologne à partir de 1970
et surtout l’affaire du Printemps de Prague en 1968 sont
considérées par Moscou comme des dangers graves pour la
cause soviétique. La répression s’abat sur les Polonais tandis
qu’en août 1968 les troupes du pacte de Varsovie mettent
un terme brutal à l’expérience du « socialisme à visage
humain ». La « normalisation » de la Tchécoslovaquie per-
met à Brejnev de formuler la théorie de la « souveraineté
limitée » des démocraties populaires, autrement dit leur
soumission aux intérêts supérieurs de l’internationalisme
socialiste, incarné de fait par l’URSS. Pour réglée qu’elle
apparaisse, la crise tchèque n’en révèle pas moins le malaise
persistant dans le camp soviétique et le coup sévère porté
à l’image de l’URSS et de son modèle idéologique dans
le monde entier. En 1976, lors de la conférence des par-
tis communistes, Moscou devra d’ailleurs reconnaître la
pluralité des « voies nationales vers le socialisme » pour
apaiser la revendication eurocommuniste des Espagnols,
des Français et des Italiens.
Mais c’est en Asie que l’URSS va connaître ses plus
graves difficultés. Amorcé par la rupture de 1959‑1960,
le divorce sino-soviétique est consommé au milieu des
années 1960 : la Chine maoïste rejette le « révisionnisme »
et l’impérialisme de l’URSS. Idéologique, politique et diplo-
matique, la querelle s’envenime des contentieux territoriaux
nés des traités inégaux du xixe siècle : en 1969, les deux pays
s’affrontent même, pendant quelques mois, sur les bords
de l’Oussouri. Parallèlement, une compétition sans merci
se développe entre Chinois et Soviétiques pour la conquête
de l’opinion mondiale et particulièrement des pays du Tiers
Monde, la Chine s’affichant clairement comme un leader
possible pour tous les pays en lutte contre l’hégémonie
des Supergrands. Désormais Moscou n’est plus le leader
incontesté d’un bloc socialiste potentiellement fragilisé.
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4. Vers la fin de la détente. – Outre la dilution rela-
tive des blocs, l’effritement de la détente résulte aussi de
l’accentuation des tensions dans les zones « floues » de la
planète, c’est-à-dire essentiellement dans le Tiers Monde,
où les changements fréquents de régimes et d’équipes
dirigeantes rendent les alignements diplomatiques parti-
culièrement mouvants.
Deux régions ont focalisé en priorité l’affrontement entre
l’Est et l’Ouest : l’Asie du Sud-Est et le Moyen-Orient.
En Asie, le principal problème concerne le Vietnam.
Manifeste dès 1954, la pression communiste sur le régime
pro-occidental du Sud alarme les Américains qui redoutent,
par un effet de la « théorie des dominos », le basculement
de toute l’Asie du Sud-Est dans le camp socialiste. D’où
leur engagement massif, sur le plan diplomatique puis mili-
taire, qui débouche sur une véritable guerre entre 1963
et 1972. L’ampleur des moyens employés ne parvient pas,
toutefois, à vaincre la résistance des Vietcongs, soutenus
par le Vietnam-Nord, par la Chine et par une opinion
internationale de plus en plus antiaméricaine. Refusant
une guerre totale contre Hanoï, aux conséquences impré-
visibles, les États-Unis finissent par négocier leur retrait.
Mais les Accords de paix de Paris de 1973 n’amènent ni
la paix ni la réconciliation : en avril 1975, les communistes
s’emparent du Sud-Vietnam et mettent également la main
sur le Laos et le Cambodge, impliqués depuis longtemps
dans le conflit. Le choc provoqué aux États-Unis par cette
occupation, assimilée à un échec, n’est pas étranger à leur
raidissement diplomatique de la fin des années 1970. Il n’est
pas sans lien, non plus, avec la réorganisation politique des
États non communistes de la région (création de l’ASEAN
en 1967), qui s’efforcent de combattre, par eux-mêmes, tout
danger de subversion dans l’ensemble de l’Asie du Sud-Est.
Au Moyen-Orient, la dégradation des relations israélo-
arabes conduit en 1967 à la guerre des Six-Jours qui se
conclut par la défaite des forces arabes et l’occupation par
Israël de la Cisjordanie, du Golan, du Sinaï et de Jérusalem.
96
S’ensuit une période de grave tension internationale que
prolonge le déclenchement du terrorisme palestinien dont
les répercussions s’étendent à l’Occident lui-même. Si les
Supergrands tentent officiellement de calmer le jeu, une
sourde compétition se déroule entre eux par partenaires
interposés : Israël est soutenu par les États-Unis, les Arabes
par l’URSS, le tout sur fond de rivalités interarabes, de
rapports de force à l’ONU et d’intérêts économiques. Cette
situation explosive dégénère vite en un nouveau conflit à l’au-
tomne 1973. Cette fois, la victoire israélienne est beaucoup
moins éclatante. De plus, les Arabes utilisent à l’encontre
de l’Occident l’arme pétrolière : le quadruplement des prix
du brut ouvre en fait l’ère de la crise mondiale. Même si
les Supergrands font preuve de réalisme et de retenue, le
contrôle de la situation leur échappe, l’affaire du Moyen-
Orient prenant des dimensions économiques et géostraté-
giques de nature planétaire. Tous ces conflits, y compris
la guerre civile libanaise qui éclate en 1975, montrent les
limites de la détente. Non seulement le duopole soviéto-
américain ne parvient pas à garantir la paix, mais il se trouve
nié par le déchaînement de nouvelles forces internationales,
notamment le clivage Nord/Sud, opposant pays développés
et pays du Tiers Monde, qui se surimpose au clivage Est/
Ouest. La crise économique et monétaire qui éclate au début
des années 1970 complique encore la situation en faisant
jouer ou rejouer des facteurs idéologiques, ethniques ou
religieux qui transparaissent aussi bien dans les mouvements
séparatistes qui affectent certains États du Tiers Monde
(Indonésie, Zaïre, Nigeria, Soudan) que dans la poussée des
régionalismes, particulièrement visibles en Europe (Espagne,
Ulster, Corse, Chypre), sans parler de la montée généralisée
du terrorisme. À ces éléments complexes va s’ajouter l’in-
quiétude de plus en plus vive des Américains à l’égard d’une
détente qui leur paraît incapable de maintenir des règles
diplomatiques stables et, surtout, qui leur semble de plus en
plus favorable aux Soviétiques. Deux conséquences majeures
vont s’ensuivre. D’abord, un spectaculaire rapprochement
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avec la Chine que les États-Unis laissent occuper la place
de Taïwan à l’ONU (1971) et avec laquelle ils entreprennent
de normaliser leurs relations diplomatiques (1972). Ensuite,
une méfiance accrue à l’égard des accords de contrôle des
armements stratégiques qui culminera en 1979 avec la non-
ratification des accords SALT II.
C’est pourquoi on peut estimer qu’à partir de 1975,
sans être officiellement remise en cause, la détente cesse
d’être le principe dominant des relations internationales.

II. – Le temps des vicissitudes (1975‑1987)

1. Le grand jeu soviéto-américain. – Inquiet de la dégra-


dation de sa puissance, Washington trouve dans l’invasion
de l’Afghanistan par les Soviétiques, en décembre 1979,
l’occasion d’une réaction ferme : embargo céréalier à l’égard
de l’Est, boycott des Jeux olympiques de Moscou, appel à
l’ONU. Ces mesures prolongent les premières manifestations
du redressement américain : offensive de paix au Proche-
Orient (accords de Camp David signés avec Israël et l’Égypte
en 1978), entente avec Pékin (1978), soutien aux dissidents
des pays de l’Est. L’arrivée de R. Reagan au pouvoir en 1980
aggrave encore le divorce soviéto-américain, le nouveau
­président entendant rendre par tous les moyens, notamment
militaires, leur puissance et leur rang aux États-Unis et lutter
contre une URSS assimilée à l’« empire du mal ». La mise en
œuvre de ces objectifs passe d’abord par le resserrement des
alliances occidentales (OTAN, ASEAN, Amérique latine,
Japon). Elle suppose aussi la recherche de la parité militaire
avec le pacte de Varsovie : c’est l’objet du vaste programme
défensif de l’Initiative de défense stratégique (« guerre des
étoiles »), du déploiement des fusées Pershing II en Europe et
de divers projets de type « conventionnel ». Elle implique une
politique de fermeté à l’égard des atteintes directes ou indi-
rectes aux positions occidentales dans le monde qui se traduit
aussi bien par l’invasion de la Grenade (1985), le soutien aux
98
« contras » du Nicaragua ou de l’UNITA en Angola, l’aide à
Israël et aux pays arabes modérés, que par les programmes
de développement économique dans le Tiers Monde ou la
lutte contre le terrorisme international (bombardement de
la Libye en 1986). Cette politique passe également par une
promotion des valeurs occidentales : défense de la démo-
cratie, des Droits de l’homme et de l’économie de marché.
Le retour à la démocratie, entre 1984 et 1987, du Brésil, de
l’Argentine, de l’Uruguay, d’Haïti, des Philippines, l’effort
de modération des régimes d’Amérique centrale (Salvador,
Guatemala), le choix de l’Angleterre contre l’Argentine lors
de la guerre des Malouines de 1982 en sont les compo-
santes au même titre que la dénonciation de régimes pro-
occidentaux mais autoritaires (Chili) ou racistes (Afrique
du Sud) ou encore la mise au pilori des dictatures du Tiers
Monde ou de l’Est. Enfin, les États-Unis ont joué sur les
rivalités du camp socialiste en se rapprochant de la Chine
et en soutenant le mouvement de Solidarité en Pologne.
L’ensemble de ces actions a rendu autorité et confiance aux
Américains et donné au système occidental un dynamisme
que son adaptation à la crise économique et ses progrès
technologiques ont largement favorisé.
Le redressement américain n’a pas laissé l’URSS sans
réaction. Celle-ci consolide son implantation politico-
militaire en Indochine, par le relais du Vietnam qui établit
son leadership sur toute la région en évinçant notamment
en 1979 le régime sanguinaire des Khmers rouges du
Kampuchéa (ex-Cambodge), et en Afrique avec le sou-
tien des Cubains qui l’aident à conforter ses positions en
Éthiopie, en Angola et au Mozambique. Elle cherche éga-
lement à jouer un rôle en Amérique latine et au Proche-
Orient, soutenant l’apparition d’un bloc du Sud opposé
aux pays développés capitalistes. Enfin, par l’invasion de
l’Afghanistan (1979), elle tente d’élargir son influence en
Asie centrale et à se rapprocher des mers chaudes. Inquiète
des menaces de déstabilisation idéologique internes à sa
zone, elle favorise l’instauration de l’état de siège en Pologne
99
(1981) et lutte activement contre la dissidence. En outre,
Moscou essaie de faire pression sur les États-Unis en sou-
tenant les mouvements pacifistes et écologistes opposés au
déploiement des fusées Pershing et à toute extension du
nucléaire civil et militaire qui se développe dans la plu-
part des pays de l’Europe de l’Ouest. C’est aussi dans ce
sens qu’il faut interpréter la tentative de récupération du
mouvement des non-alignés menée par Castro lors de la
conférence de La Havane en 1979 ou les multiples opé-
rations de charme du Kremlin à l’égard du Tiers Monde.
Dans ce contexte universel d’affrontement plus ou moins
déclaré, il est difficile de parler encore de véritable détente.
On en vient même, au début des années 1980, à évoquer
le concept de « guerre fraîche », qui n’est pas sans rap-
peler le climat de l’après-guerre. Cette situation de ten-
sion n’est pas seulement due à l’aggravation des relations
soviéto-américaines, elle résulte aussi de l’effritement du
duopole exercé par les deux Supergrands sur le monde.
L’apparition de nouvelles forces politiques, plus nationa-
listes et radicales, a également contribué à la déstabilisation
du système international. Ainsi, les États-Unis se sont
heurtés, après le renversement du shah en 1979, à la chute
de leur influence en Iran et à l’hostilité déclarée de l’aya-
tollah Khomeiny et du mouvement chiite (cf. l’affaire des
otages américains de Téhéran en 1980‑1981). De même,
ils ne peuvent s’interposer efficacement dans les conflits du
Proche-Orient, notamment au Liban (1982‑1984). De son
côté, l’URSS, paralysée par la disparition rapide des suc-
cesseurs de Brejnev, s’empêtre en Afghanistan et se heurte
aux velléités d’autonomie de ses « clients » du Tiers Monde.
Collectivement, les Supergrands ont été incapables d’em-
pêcher le déclenchement de la guerre Iran-Irak en 1980 et
d’y trouver, ensuite, une solution. Dans un contexte inter-
national chaotique, les Grands tentent plus de s’adapter aux
nouvelles donnes qu’à les contrôler ou à les modifier. Face
aux problèmes de la dette du Tiers Monde – 1 000 milliards
de dollars en 1986 –, de la faim dans le monde ou des
100
ventes d’armes, ils font plus figure de responsables, voire
d’accusés, que de guides ou de sauveurs. À l’ONU, les votes
hostiles du Groupe des 77 à l’égard des États-Unis ou les
condamnations de la politique soviétique en Afghanistan
le prouveraient à l’envi. Cette situation plus fluide a permis
l’émergence de nouveaux pôles diplomatiques, qui, à leur
tour, ont contribué au remodelage du système planétaire.
2. Vers un monde multipolaire. – Dans le camp occiden-
tal, deux pôles majeurs achèvent de se constituer : la CEE et
le Japon. La CEE renforce ses institutions politiques internes
et sa légitimité, notamment par l’élection au suffrage univer-
sel du Parlement de Strasbourg depuis 1979. Elle développe
ses liens avec le Tiers Monde (accords de Lomé, 1975) et
cherche à formuler des positions communes sur les grands
problèmes du monde. L’adhésion de la Grèce en 1981, celle
de l’Espagne et du Portugal en 1986 confirment sa force
d’attraction comme symbole d’un capitalisme aménagé et
de la démocratie libérale. La coopération économique et
monétaire, les projets de défense communautaire, les progrès
sur la voie de l’intégration politique doivent encore accroître
son caractère d’entité supranationale authentique, de plus
en plus destinée à assumer de façon autonome son destin
dans le monde. Quant au Japon, il est désormais le troisième
Grand économique de la planète. Courtisé par l’URSS,
lié à la Chine (traité de 1978), il est aussi le pivot du sys-
tème occidental en Asie de l’Est. Toutefois, sa dépendance
­militaire et diplomatique à l’égard des États-Unis l’empêche
encore d’accéder au rang de superpuissance que sa force et
sa position lui permettraient d’être.
Dans le camp socialiste, le divorce sino-soviétique a
fait de la Chine un pivot majeur du système internatio-
nal. Reconnue par les États-Unis en 1978, la Chine post-
maoïste des Quatre Modernisations s’engage sur la voie du
progrès économique et social, de l’unification territoriale
(Hongkong, Macao, Taïwan), de l’ouverture politique et de
la puissance diplomatique et militaire. Mais les retards et
101
les incertitudes qui planent sur son avenir, visibles lors de la
crise du printemps 1989, ne peuvent pas encore la constituer
en troisième Grand diplomatique, même si elle y aspire.
Hors des blocs « classiques », d’autres pôles se sont
constitués. La fin de la décolonisation a achevé la libéra-
tion du Tiers Monde. En 1974 disparaît l’Empire portu-
gais (Angola, Mozambique, Timor, Guinée-Bissau), suivi
en 1975 par l’Empire espagnol (Sahara, Guinée équa-
toriale). La France décolonise en 1977 Djibouti et les
Comores, sauf Mayotte. La Grande-Bretagne abandonne
le Belize et plusieurs Antilles à la fin des années 1970 et
règle en 1980 le problème rhodésien. Mais l’émancipa-
tion politique n’a pas apporté de solutions aux problèmes
récurrents d’un Tiers Monde que la crise va encore affai-
blir. Plus encore que les aléas idéologiques, les drames
du sous-développement, de la faim, de l’endettement ou
de la démographie montrent bien le caractère factice du
non-alignement et la nécessité d’une aide extérieure avec
tous les risques de néocolonialisme et de dépendance que
cela peut créer. La crise mondiale a également accru les
divergences et les tensions au sein du Tiers Monde lui-
même, faisant émerger, aux côtés d’un Quart Monde sinis-
tré (Bangladesh, Éthiopie, pays du Sahel), de nouveaux
pôles. Il s’agit soit de pays parvenus aux bords du décollage
économique comme l’Inde, le Brésil ou le Mexique, soit de
groupes de pays devenus indispensables par leur puissance
manufacturière (nouveaux pays industriels d’Extrême-
Orient telle la Corée du Sud) ou leurs ressources éner-
gétiques et financières (pays de l’OPEP et notamment
monarchies pétrolières du Golfe). Ces nouveaux pôles
deviennent au cours des années de crise des pivots d’une
double relation internationale : une relation Nord/Sud, les
plaçant en position de rivaux ou de partenaires des pays
développés, et une relation Sud/Sud les constituant en
fers de lance du renouveau du Tiers Monde. Ce sont ces
nouveaux acteurs qui s’affirment comme des partenaires
indispensables du système diplomatique international.
102
Aux côtés des 160 États qui composent désormais la
communauté planétaire, des forces transnationales se sont
développées qui jouent un rôle sans cesse plus important
dans la vie du monde. On y trouve des idéologies comme le
pacifisme, l’écologisme, le libertarisme, les diverses variantes
du libéralisme, de la social-démocratie et du tiers-mondisme
qui tentent d’élaborer des solutions politiques aux problèmes
généraux de la planète. On y trouve aussi des forces huma-
nitaires (organismes caritatifs, Amnesty International…) qui
luttent en faveur des Droits de l’homme et contre les fléaux
de la misère. On y retrouve les grandes forces religieuses
aussi bien chrétiennes (cf. le rôle du pape Jean-Paul II
pour les catholiques) que juives, bouddhistes, islamiques
(sunnisme et surtout chiisme), sans parler des philosophies
syncrétiques et des sectes. On ne saurait non plus négliger le
rôle des grands courants d’idées et de culture qui imposent
au « village planétaire » des modes de pensée et de culture
de plus en plus proches. Enfin, il n’est pas jusqu’aux forces
économiques, avec les grands flux financiers internationaux
ou les firmes multinationales, qui ne contribuent à façonner
un monde distinct de celui des seuls États. Certes, toutes
ces forces ne vont pas toutes dans le même sens. Si certaines
favorisent la paix, elles ne l’envisagent pas sur les mêmes
bases. En outre, d’autres forces, notamment les intégrismes
religieux ou les divers terrorismes, opposent au statu quo
leur violence déstabilisatrice dont les conflits d’Irlande du
Nord, du Golfe, des Sikhs, de Sri Lanka, du Liban ou les
vagues d’attentats palestiniens, moyen-orientaux, arméniens,
nationalistes (basques, corses), d’ultragauche (Italie, RFA,
France) ou d’extrême droite (Italie, RFA, Amérique latine)
sont l’expression la plus dramatique. Alors, où va le monde ?

III. – Vers un nouvel ordre mondial (1987‑1991)

Le traité de réduction des forces nucléaires intermédiaires


signé à Washington le 8 décembre 1987 par l’URSS et
103
les États-Unis, ouvrant la voie à un désarmement général,
constitue le signe décisif d’un retournement de la conjonc-
ture diplomatique dont les origines remontent à 1985.
L’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir en mars ouvre
en effet l’ère de la glasnost et de la perestroïka qui va, selon
un processus accéléré mais pas toujours volontaire, boule-
verser la situation interne de l’URSS et, au-delà, celle du
bloc de l’Est, pour déboucher enfin sur une remise en cause
de l’ordre idéologique planétaire. Parallèlement, la progres-
sive maîtrise de la crise économique mondiale s’affirme :
les cours des matières premières, notamment du pétrole, se
stabilisent ou baissent, les mutations technologiques s’in-
tensifient, l’inflation diminue, et, si la situation de l’emploi
reste médiocre, la reprise s’amorce. Ce retour à la croissance
est surtout favorable à l’Ouest, comme l’atteste le rôle du
G7 regroupant les sept pays occidentaux les plus riches. Il
souligne aussi que, désormais, le modèle capitaliste, dans
ses variantes ultralibérales (Grande-Bretagne, États-Unis)
ou « mixtes » (France, RFA, Japon), se révèle seul capable
d’assurer un véritable développement économique et social,
mettant ainsi en défaut les autres modèles, socialisants ou
tiers-mondistes. Le renouveau des mentalités collectives
représente un autre vecteur du changement. Ses formes
sont multiples et parfois contradictoires. En effet, d’un côté
on assiste à la naissance d’une véritable opinion publique
mondiale, favorisée par l’explosion des médias, qui aspire
à la paix, à la justice, au respect des droits des peuples et à
la préservation de l’environnement. Face à cette « idéologie
des Droits de l’homme », on voit poindre, d’un autre côté,
les revendications fractionnistes inspirées par la prise de
conscience des spécificités ethniques, culturelles, religieuses
ou politiques : un peu partout s’ouvrent des débats sur
l’identité nationale, les minorités, l’immigration qui font
jouer ou rejouer des réflexes xénophobes, notamment au
Moyen-Orient, en Afrique et en Europe.
Cette conjonction de facteurs et le brassage d’hommes
et d’idées qu’elle sous-tend vont provoquer un formidable
104
ébranlement de toutes les certitudes idéologiques et diplo-
matiques. Le bloc de l’Est en forme l’épicentre principal.
L’« Automne des peuples » de 1989 voit tour à tour les
Polonais, les Allemands de l’Est, les Hongrois, les Tchèques,
les Bulgares et les Roumains se révolter au nom de la
démocratie. La chute du mur de Berlin le 9 novembre, la
« révolution de velours » à Prague en novembre, le renver-
sement de Ceaucescu à Bucarest à Noël constituent autant
de symboles de rejet du régime communiste. L’éclatement
de son Empire accentue la décomposition de l’URSS qui
culmine en 1991. Le putsch manqué du 19 août, inter-
venant après la dissolution du COMECON (27 juin) et
du pacte de Varsovie (1er juillet), précipite la crise : le
marxisme-léninisme cesse d’être l’idéologie de référence,
tandis qu’explosent les nationalismes internes (Baltique,
Ukraine, Caucase, Asie centrale). L’effondrement du
système soviétique a des répercussions dans le monde
entier : l’Albanie s’agite, la Yougoslavie implose, tandis
que l’influence marxiste s’affaiblit ou disparaît en Éthiopie,
en Afrique australe, au Yémen et en Amérique latine.
Fin 1991, seuls la Chine, la Corée du Nord, le Vietnam
et Cuba résistent. Victorieuse sans combat de la guerre
froide, la démocratie pluraliste s’affiche comme le seul
système capable de mobiliser les peuples et de faire face
aux enjeux de l’avenir. Pour autant, la situation n’est pas
stabilisée. Il y a d’abord le problème de l’Est. Même si la
réémergence de la Russie peut servir de pôle d’ancrage, le
futur de l’ex-URSS est incertain sur tous les plans. En dépit
du rapprochement avec l’Ouest, l’évolution de l’Europe
centrale et orientale est encore fragile. Quant à la situation
des Balkans, elle est explosive : le vœu d’indépendance des
Slovènes et des Croates se heurte à la riposte serbe, allu-
mant un risque de guerre civile qui menace toute la zone.
En outre, les dangers de déstabilisation au Moyen-Orient,
en Afrique et plus généralement dans le Tiers Monde
restent forts, même si l’aspiration démocratique progresse
(Maghreb, Amérique latine, Afrique noire).
105
Pourtant, face à la persistance ou à l’émergence de ces
facteurs de tensions, des espoirs existent. Face aux natio-
nalismes, des solutions ont été trouvées. L’unification alle-
mande a été rapidement conclue : à la suite des accords
« 2 + 4 » du 31 août 1990, l’Allemagne unie est née le
3 octobre 1990 dans le cadre de l’OTAN. Les trois États
baltes, désormais indépendants, ont été admis à l’ONU
le 17 septembre 1991 en compagnie des deux Corées.
En 1990, les deux Yémens se sont unis, la Namibie est
devenue indépendante, et l’Afrique du Sud a entrepris
d’abolir l’apartheid. La situation au Cambodge s’améliore,
et le dialogue israélo-palestinien progresse. Sur le plan inter-
national, de grandes initiatives ont été prises. En Europe
d’abord où la CEE – qui devient l’Union européenne le
1er novembre 1993 – se renforce grâce au marché unique
(1er janvier 1993) dans un climat de paix que la charte
de Paris du 21 novembre 1990 de la CSCE a solennelle-
ment concrétisé. Cette inflexion consensuelle de la diplo­
matie mondiale est apparue aussi lors de la crise du Golfe.
L’invasion du Koweït par l’Irak, le 2 août 1990, a certes
suscité le soutien des radicaux musulmans, mais elle a sur-
tout provoqué le sursaut de l’opinion internationale et le
réveil de l’ONU dont le Conseil de sécurité, unanime pour la
première fois depuis 1945, a condamné l’agression et entre-
pris de la contrer diplomatiquement puis militairement : du
17 janvier au 28 février 1991, 29 nations conduites par les
États-Unis ont lutté pour libérer le Koweït sans pour autant
écraser l’Irak. Géré par l’ONU, qui l’a créé en 1990, un nou-
veau droit – l’ingérence humanitaire – s’impose désormais.
Marquée aussi par le traité Start I du 31 juillet, réduisant
de 30 % les armes stratégiques de l’URSS et des États-
Unis, et ponctuée par la naissance, les 8 et 21 décembre,
de la Confédération des États indépendants qui unit de
façon souple 12 des républiques de l’ex-URSS, officiel-
lement morte le 25 décembre, l’année 1991 restera dans
l’Histoire comme l’une des charnières décisives du siècle,
voire la dernière du « court xxe siècle », né en 1914.
CINQUIÈME PARTIE

Ordre mondial
ou chaos planétaire ?
(depuis 1991)

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CHAPITRE XI

Contradictions et ébranlements
(1991‑2007)

I. – Le temps des contradictions (1991‑2001)

Entre 1991 et 2001, l’ordre attendu ne se concrétise


pas. Au contraire, le monde se déchire entre désir de
paix et pulsions de violence. Cette situation paradoxale
résulte, en fait, des contradictions qui affectent le système
international et, par suite, brouillent ses évolutions.
Première contradiction : la transformation des acteurs.
Si les États restent encore les responsables reconnus de la
diplomatie, la balkanisation rapide d’une planète qui compte
près de 200 pays en 2001 bouleverse la société mondiale.
D’autant plus que ces États voient souvent contester leur
identité et leurs prérogatives. Par le bas, d’abord, du fait de
multiples nationalités qui visent à leur éclatement, tantôt
pacifiquement (séparation de la République tchèque et de
la Slovaquie en 1993), tantôt brutalement (éclatement de
la Yougoslavie à partir de 1991). Par le haut, ensuite, en
raison de la constitution d’ensembles supranationaux dont
l’Union européenne, qui tente de concilier fédéralisation
et subsidiarité, forme le cas le plus révélateur. À cette
fragilisation interne s’ajoute une remise en cause externe :
l’État-nation, base de la société ­internationale depuis le
xixe siècle, doit tenir compte de nouveaux acteurs trans-
nationaux : médias, courants d’opinion, multinationales
(60 000 en 2000), marchés, flux migratoires, ONG (plus
de 30 000 en 2001), mais aussi mafias, mouvements idéo-
logiques ou religieux. Cette crise de la souveraineté ouvre le
champ de la compétition planétaire à de nouveaux risques,
108
politiques mais aussi économiques, culturels, sociaux ou
technologiques.
Deuxième contradiction : la recomposition de la société
internationale. D’un côté, l’ONU et les 188 États qui y
siègent à la fin du xxe siècle tentent d’élaborer des stra-
tégies globales en matière de droits humanitaires, d’en-
vironnement, de développement et de justice au nom de
l’égalité, de la solidarité et du progrès. De l’autre, une nou-
velle hiérarchie s’établit entre pays et continents : en bas,
les quelque 120 nations pauvres d’Afrique, d’Amérique
latine et d’Asie (dont les 49 pays les moins avancés ou
PMA) ; au centre, les pôles régionaux émergents (Brésil,
Inde, Mexique, Afrique du Sud, Australie…) ; en haut,
les grandes puissances (Chine, Japon, Russie et les prin-
cipaux pays de l’Union européenne : RFA, Royaume-Uni,
France) ; et, au sommet, l’hyperpuissance américaine. Il en
résulte une sorte de « concert mondial » interdépendant et
complexe, orchestré par un directoire des Grands, arbitré
par Washington, dont le G7, élargi à la Russie en 1996,
forme le vecteur le plus visible, sinon le plus fort.
Troisième contradiction : les nouveaux enjeux. D’abord
en matière politique. Le triomphe apparent de la démocra-
tie a réduit l’impact des idéologies, même si le marxisme
résiste en Chine, au Vietnam, en Corée du Nord et à
Cuba et si plus de 40 dictatures persistent en Afrique
et en Asie. En revanche, la poussée des nationalismes
qui gagne le Tiers Monde et l’ex-bloc socialiste inquiète,
car elle attise la course aux armements et le bellicisme.
Même situation pour les religions : la mission de paix du
pape Jean-Paul II et l’œcuménisme chrétien en général
n’empêchent pas les conflits d’Ulster ou des Balkans ; le
judaïsme est impliqué dans le destin d’Israël ; le boudd-
hisme et les sagesses orientales résistent mal aux crises
asiatiques ; le sectarisme progresse partout tandis que
la montée de l’islamisme intégriste provoque violence
interne (Algérie, Proche et Moyen-Orient) et externe
(Caucase, vagues terroristes en Europe et aux États-Unis).
109
Les enjeux sociaux se révèlent aussi risqués. Si la transition
démographique ralentit la hausse de la population, de
nombreux déséquilibres persistent : malnutrition pour près
de deux milliards d’humains sur un total de six recensés
en 1999, inégale répartition des générations et des densi-
tés, urbanisation mal maîtrisée (près de la moitié de l’hu-
manité), progression du nombre des pauvres, des réfugiés
et des migrants à quoi s’ajoutent les fléaux sanitaires (Sida,
drogue, épidémies). L’écologie souligne aussi les menaces
liées à la raréfaction des ressources (pétrole, forêts, sols
et eau), à la pollution, aux mutations climatiques comme
aux manipulations génétiques. Les enjeux économiques
sont aussi contradictoires. Si la mondialisation et les
nouvelles technologies, notamment Internet, favorisent
la croissance et l’interdépendance, elles provoquent aussi
inégalités sociologiques et régionales, crises conjoncturelles
et contestations, singulièrement envers l’ultralibéralisme
et l’américanisation culturelle de la planète.
Ces paradoxes expliquent la complexité des évolutions
de la décennie 1991‑2001. D’un côté se développe la
logique de la « fin de l’Histoire » (F. Fukuyama) fondée sur
la victoire pérenne de la démocratie et du capitalisme. Elle
s’appuie sur plusieurs tendances. La coopération politique
et économique d’abord. De nouvelles zones d’intégration
se renforcent comme la francophonie, le Commonwealth
et l’ASEAN (1995) ou apparaissent comme l’ALENA
(États-Unis, Canada, Mexique) et le MERCOSUR
(Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay à qui s’associeront le
Chili et la Bolivie), nés en 1994, la zone Circum-Pacifique
(APEC, fondée en 1989) ou l’Union africaine qui rem-
place, en 2001, l’OUA. L’exemple le plus symbolique
est, bien sûr, celui de l’Union européenne (UE). Fille de
l’Acte unique (1986) et du traité de Maastricht (1992),
l’Union, instaurée en 1993, renforce sa coopération par la
mise en place, au travers des traités d’Amsterdam (1997)
et de Nice (2000), du « grand marché », de la monnaie
unique (qui entre en vigueur dès 1999 dans les 12 pays
110
de l’Euroland), de la citoyenneté, de nouveaux outils de
gestion économique et politique, tout en s’élargissant à 15
avec l’adhésion, en 1995, de la Suède, de l’Autriche et de la
Finlande. Sans aller aussi loin, l’Organisation mondiale du
commerce (OMC), qui remplace le GATT en 1995, offre
un cadre nouveau aux échanges de biens et de services qui
explosent au sein d’une économie planétarisée. Le second
facteur de coopération concerne la sécurité. Celle-ci repose
sur le désarmement (traité Start II de 1993, traités de non-
prolifération et d’interdiction des essais nucléaires de 1996,
accord de désarmement chimique de 1998) et la mise en
place de zones protégées dans le Pacifique-Sud, ­l’Amérique
latine, l’Afrique, ­l’Antarctique et, surtout, l’Europe grâce à
l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe
(OSCE), au pacte russo-occidental de 1997 et à l’élargis-
sement de l’OTAN à l’Est de 1999 (Pologne, Hongrie,
Tchéquie). La paix se rétablit en Afrique australe et au
Cambodge et s’amorce au Proche-Orient. Mieux encore,
la communauté internationale se mobilise pour imposer
deux principes essentiels : la précaution et l’ingérence. Le
premier s’applique surtout à l’environnement au travers de
la réforme du droit de la mer et de la pêche (1994) et de
la protection de la nature décidée lors du sommet de la
Terre de Rio en 1992 et renforcée par l’accord de Kyoto
(1997). Le second permet l’intervention, y compris par
la force, dans les affaires d’États victimes ou coupables
de troubles ethniques ou politiques : ce sera le cas en
Afrique (Somalie, Rwanda, 1992‑1994), dans les Balkans
(Bosnie, 1992‑1995 ; Serbie et Kosovo, 1999) ou à Timor
(1999). L’ONU, en encourageant la démocratisation
des États, en créant des tribunaux internationaux pour
le Rwanda et l’ex-Yougoslavie (1993‑1994), en luttant
contre « l’argent sale » – évalué à plus de 1 000 milliards
de dollars en 2000 –, s’engage clairement en faveur de la
paix et des Droits de l’homme.
À ce scénario optimiste s’oppose la thèse pessimiste du
« choc des civilisations » (S. Huntington) qui prévoit entre
111
les huit aires culturelles qui se partagent le monde (occi-
dentale, latino-américaine, slavo-orthodoxe, musulmane,
chinoise, indienne, japonaise et bouddhiste) des tensions
que la charge de la dette du Tiers Monde, qui bondit
de 1 500 à 2 500 milliards de dollars entre 1991 et 2000,
les inégalités du développement et la montée des pulsions
identitaires et nationalistes pourraient transformer en véri-
tables guerres. À preuve les conflits latents ou déclarés
dans les zones fragiles de la Méditerranée, de l’Afrique
centrale, du Caucase, de l’Asie du centre et de l’Est, encore
aggravés par les instigations des « États voyous » (Iran,
Syrie, Irak, Libye) et la prolifération nucléaire qui gagne
l’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord. Parallèlement,
le mouvement antimondialiste se transforme en 2001, à
Porto Alegre, en une nouvelle idéologie du développe-
ment durable – l’altermondialisme – qui entend convaincre
l’opinion planétaire de la nécessité de remettre en cause
la « pensée unique », celle du consensus libéral de Davos.
C’est dans ce contexte que les attentats du 11 septembre
2001 à New York et Washington, d’inspiration islamiste
et antiaméricaine, marquent l’irruption du terrorisme de
masse dans la géopolitique, accentuant les désordres de
la société internationale.

II. – La planète en tumulte (2001‑2007)

Premiers visés par une violence qui va s’étendre dans le


monde (Bali, Madrid, Londres, pays musulmans d’Afrique
et d’Asie), les États-Unis décrètent que le terrorisme s’as-
simile à une guerre du Bien et du Mal justifiant leur uni-
latéralisme et leur interventionnisme. Soutenus par l’ONU
et l’OTAN, en vertu du droit de légitime défense, ils
écrasent, sans l’éradiquer, le foyer terroriste d’Afghanistan
tenu par les talibans et Al-Qaida (2001‑2014). Puis, au
nom de la lutte contre les armes de destruction massive,
ils adoptent le principe de la guerre préventive dont la
112
première cible sera l’Irak. Le conflit qui abat le régime
de Bagdad au printemps 2003 divise la communauté
internationale entre les défenseurs du multilatéralisme
onusien (France, RFA, Russie) et la coalition victorieuse,
menée par les Anglo-Saxons et la « nouvelle Europe ».
Mais la volonté de Washington de « conduire le monde »
(G.W. Bush), appuyée sur une force militaire, économique
et culturelle sans rivale, finit par obliger tous les autres
pays à se déterminer par rapport à son hyperpuissance.
La Russie tente ainsi de revenir sur la scène en signant
un nouvel accord de désarmement avec les États-Unis
(2002), en liant ses propres combats dans le Caucase à la
lutte globale contre le terrorisme et en alternant ouver-
tures et menaces envers ses voisins (Ukraine) et l’OTAN.
L’Union européenne, quant à elle, ne cesse de s’agran-
dir : en 2004, elle accueille dix nouveaux pays (Estonie,
Lettonie, Lituanie, Pologne, Tchéquie, Slovaquie,
Hongrie, Slovénie, Chypre et Malte) rejoints en 2007
par la Bulgarie et la Roumanie. En revanche, le processus
d’intégration se révèle plus difficile : le traité constitu-
tionnel de 2004 est rejeté par la France et les Pays-Bas
en 2005 et le « traité simplifié » de Lisbonne qui le rem-
place en 2007‑2009 n’efface pas les divergences entre les
modèles économiques et sociaux de ses membres, ni le
clivage fondamental entre souverainistes et fédéralistes. Par
ricochet, l’UE ne parvient pas à définir une diplomatie et
une défense communes et autonomes : la superposition
quasi identique de sa carte avec celle de l’OTAN, élargie
à plusieurs reprises de 2002 et 2009 et complètement
réintégrée par la France en 2009, montre bien que le destin
du continent dépend toujours de l’Amérique.
Ailleurs, outre le rôle accru de l’Australie, du Canada
ou du Japon, on assiste à la rapide ascension des pays
émergents, monarchies pétrolières du Golfe, Brésil et
Inde notamment. Mais c’est surtout la Chine, devenue
un champion industriel, commercial et financier, qui
s’affiche comme une future superpuissance. Ayant repris
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pacifiquement Hongkong en 1997 et Macao en 1999,
l’Empire du Milieu veut réintégrer Taïwan au nom du
même principe – « un pays, deux systèmes » – et, au-delà,
imposer son leadership sur l’Asie orientale, voire sur tout
le Tiers Monde. Entre Pékin et Washington, la compéti-
tion pour la suprématie planétaire est désormais ouverte.
Pour autant, le monde est-il condamné soit au chaos
terroriste, soit à la domination d’un ou deux empires ?
Paradoxalement, le péril de la violence de masse a rendu
les peuples conscients de la nécessaire réorganisation de la
géopolitique mondiale, d’autant que les défis du réchauf-
fement climatique, de l’épuisement des ressources et des
déséquilibres démographiques, comme ceux de la gou-
vernance et du développement, s’aggravent et appellent
à des réponses globales que la majorité des 193 membres
de l’ONU et les organisations internationales cherchent
à promouvoir. De fait, le recul de la pauvreté dans les
120 pays du Tiers Monde, l’atténuation des combats idéo-
logiques « classiques » (en 2010, Castro reconnaîtra ainsi
l’échec du communisme), les progrès de la démocratie
en Amérique latine et en Asie et la création, en 2002,
de la Cour pénale internationale semblent augurer d’une
mondialisation positive. Malheureusement, la violente
crise économico-politique qui s’ouvre en 2007 va balayer
ces espoirs et plonger le monde dans une longue série de
tribulations qui durent encore.

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CHAPITRE XII

Un monde en chaos ?
(2007-aujourd’hui)

I. – Chocs et incertitudes (2007‑2019)

Née des excès de la spéculation anglo-saxonne, la crise


financière gagne le monde entier puis touche ensuite
l’« économie réelle » avant de retentir sur les États, accusés
de mauvaise gouvernance et de gaspillage et contraints,
voire sommés, de renflouer le secteur bancaire, de réduire
leurs dettes et leurs déficits pour mieux lutter contre la
récession, le chômage, les ruptures sociales, identitaires et
politiques. Une tâche immense, d’autant que le modèle
ultralibéral, fondé sur la suprématie des marchés et de la
financiarisation et défendu par les élites mondialisées, se
heurte désormais à une violente contestation populaire sur
toute la planète, y compris dans les pays occidentaux (cf. le
mouvement des « indignés »). Face au risque d’une « crise
de civilisation », la communauté internationale réagit par le
biais de l’ONU, de l’OMC, du FMI et du nouveau G20,
créé en 2008, qui rassemble les 20 pays les plus impor-
tants contrôlant 65 % de la population et 80 % du PIB
de la planète, y compris la Chine et l’Inde. Les solutions
retenues restent toutefois « classiques », associant d’un côté
des injections massives de capitaux (quantitative easing)
à destination des entreprises, sans grandes contreparties,
et de l’autre des politiques d’austérité à l’égard des popu-
lations et des services publics, dont le cas de la Grèce
illustre, parmi bien d’autres, les impacts négatifs.
115
Ces thérapies de choc ont eu des résultats mitigés. Si,
globalement, l’économie retrouve à partir de 2012 ses
valeurs d’avant crise, celle-ci a modifié les zonages régio-
naux. L’Amérique latine se maintient peu ou prou, une
bonne partie de l’Afrique noire décolle, les pays pétroliers
et la Russie hésitent, tandis que le Japon stagne comme
le reste du Quart Monde. Les États-Unis se reprennent
vigoureusement alors que l’UE – agrandie à 28 pays
en 2013 par l’adhésion de la Croatie – peine à redémar-
rer, frappée par les malheurs de sa zone sud (les PIGS :
Portugal, Italie, Grèce, Espagne), les tensions au sein
de l’Euroland (19 pays en 2015) et la fragilisation des
démocraties. Le choc du Brexit, voté par les Britanniques
le 23 juin 2016 – effectif en 2021 –, aggrave les inquiétudes
sur le futur du projet européen : entre souverainisme et
fédéralisme, le choix se révèle très difficile, même si les
accords de gouvernance de Bruxelles de 2012‑2013 ou
la relance du moteur franco-allemand après 2017, avec
E. Macron et A. Merkel, montrent aussi qu’une Europe
des peuples – et pas seulement des marchés – reste encore
possible. Ce qui est sûr, en revanche, c’est l’accession de la
Chine au premier rang mondial du PIB et du commerce
extérieur, ce qui en fait le principal rival et partenaire de
Washington.
Dans ce contexte complexe, la géostratégie devient de
plus imprévisible, la planète errant entre polarité autour
du duopole sino-américain, multipolarité – en ajoutant à
ce duopole l’UE, la Russie, voire l’Inde –, et apolarité (en
tenant compte de toutes les puissances régionales : Brésil,
Australie, Turquie, Iran…). Cette situation instable est for-
tement liée à l’évolution de la position des États-Unis, qui
sont passés en 2009 de l’interventionnisme de G.W. Bush
au « leadership par l’arrière » de B. Obama, en faveur du
multilatéralisme et de la paix (traité Start de désarmement
de 2010), puis, en 2017, à la gesticulation unilatéraliste et
nationaliste de D. Trump, qui veut restaurer la grandeur
116
de l’Amérique tout en limitant ses engagements (retraits
de l’OPEC et de la COP, par exemple).
L’absence de pôle directeur stable laisse le champ
libre aux États comme aux mouvements contestataires,
au risque d’une déstabilisation générale. Ainsi la Russie
affiche, avec V. Poutine, ses ambitions eurasiennes et
hégémoniques, menant la guerre en Géorgie en 2008,
arrachant la Crimée à l’Ukraine en 2014 et intervenant
en Syrie. La Turquie se détourne de l’UE et retrouve ses
rêves ottomans, notamment au Proche-Orient. En Asie,
la Corée du Nord cultive le chantage nucléaire tandis que
la Chine, sous Xi Jinping, pratique un expansionnisme
global, économique comme géopolitique (cf. les « routes de
la soie »). Quant à l’UE, elle reste un nain diplomatique,
même si la France, la RFA et le Royaume-Uni – malgré
le Brexit – entendent jouer un rôle important, notamment
en Afrique et au Moyen-Orient, comme sur les dossiers
du climat et du développement.
Ce flottement du système mondial est encore accentué
par plusieurs phénomènes. La renaissance du mouve-
ment des nationalités touche tous les continents (Europe
orientale, Palestine, Sud-Soudan, Myanmar…) et nombre
d’États s’en voient fragilisés, y compris en Occident
(Royaume-Uni, Espagne). De même, l’affrontement entre
démocratisation et autoritarisme s’accentue, le second
l’emportant souvent sur la première. À preuve l’échec du
« dégagisme », né de la révolution tunisienne de 2011,
qui, après avoir secoué nombre d’États du Maghreb et
du Moyen-Orient et suscité de grands espoirs populaires,
s’achève en guerres civiles (Yémen), en coups d’État mili-
taires (Égypte) ou en anarchie (Libye). Le cas le plus
grave est celui de la Syrie, qui devient le terrain d’affron-
tements meurtriers entre factions locales, interventions
étrangères et même, avec l’Irak, le foyer d’un émirat
islamiste et terroriste, Daesh, que la communauté inter-
nationale, d’ailleurs touchée directement par les vagues
d’attentats de 2013‑2017, aidera à abattre après de longs
117
combats (2013‑2018) sans éradiquer le risque terroriste
et insurrectionnel ni, bien sûr, rétablir la paix. À partir
de 2011, le monde musulman, de l’Afrique du Nord
et de l’Ouest au Proche et Moyen-Orient et, au-delà,
une partie du Tiers Monde, subissent chaos politiques,
crises sociales, migrations massives (toutes catégories
confondues, on compte 60 millions de déplacés dans le
monde) ou guerres intra et interétatiques. D’où, en retour,
au nom de la stabilité et des Droits de l’homme, des
interventions de grandes puissances (Franco-Britanniques
et OTAN en Libye, France au Sahel, Turquie, Russie,
Iran et Occidentaux en Syrie) qui enveniment les pro-
blèmes plus qu’elles ne les règlent : la démocratisation
tant escomptée n’est souvent plus qu’une désespérance
ou, au mieux, un rêve lointain.
Le jeu, souvent cruel, du pouvoir politico-idéologique
est aussi compliqué par le rôle des multinationales, des
lobbies et des réseaux de communication liés à Internet
(cf. le poids croissant des GAFAM ou la prolifération des
fake news). D’où un climat d’angoisse larvée que renforcent
les peurs collectives face à « l’étranger » comme face aux
risques sanitaires et écologiques que les accords sur l’impé-
rative réduction des gaz à effet de serre (cf. la COP 21 de
Paris en 2015) n’ont pas jugulés. L’incapacité et l’égoïsme
des élites, surtout politiques, deviennent de ce fait les
cibles des peuples en quête de repères et d’idéal. D’où,
face à la montée de revendications des classes moyennes
et populaires qui se sentent fragilisées ou déclassées, le
durcissement des régimes, même démocratiques (États-
Unis), et le recours au populisme qui gagne un peu partout,
même dans l’UE (Pologne, Hongrie).

118
II. – Vers un basculement du monde ?
(depuis 2019)

Apparue en Chine en 2019, la brutale pandémie de


Covid-19, qui gagne toute la planète à partir de 2020,
ouvre une série de scénarios catastrophes encore en cours.
On compte plusieurs centaines de millions de cas, envi-
ron 20 millions de victimes, 40 % de confinements, et la
déstabilisation des économies et des sociétés : la pandémie
plonge le monde dans la fragilité, la peur et l’inconnu au
préjudice des populations les plus fragiles. Face à ce choc
global et imprévisible, les États tentent de réagir, médica-
lement, par des vaccinations généralisées et, économique-
ment, par des plans massifs d’investissement et un retour à
une politique néo-keynésienne de protection des équilibres
sociaux. Alors même que la vaccination et le développe-
ment de l’immunité contre le virus ainsi que la réduction
des déficits budgétaires semblaient augurer d’une sortie
de crise, Vladimir Poutine lance une « opération militaire
spéciale » en Ukraine le 24 février 2022, et replonge ainsi
la planète dans l’angoisse de voir resurgir le spectre de la
guerre à l’horizon de l’Europe voire de l’humanité, d’autant
plus que le conflit, voulu bref par Moscou, s’enlise devant
la résistance imprévue des Ukrainiens.
Des questions se posent sur les formes de la guerre
d’abord. Le conflit-éclair ayant échoué, la guerre devient
« hybride », impliquant militaires, civils, engagés, milices
et utilisant aussi bien des armes classiques, des bombar-
dements et la terreur, que des drones, des cybermani-
pulations, des armes économiques (blocus, sanctions) et
psychologiques (désinformation). On redoute même les
pénuries organisées, les armes chimiques voire nucléaires.
D’autres questions portent sur les enjeux du combat : pour
la Russie, au-delà d’une opération de prestige pour l’élite
dirigeante, il s’agit sans doute de prévenir une potentielle
menace occidentale et de recréer l’ex-URSS, au détriment
119
de l’Ukraine mais aussi de la Géorgie, de l’Arménie et de
la Moldavie, voire des pays d’Asie centrale, cibles effec-
tives ou à venir du Kremlin. Pour l’heure, les résultats sont
contraires aux espérances russes : non seulement l’Ukraine
se bat ardemment pour son identité et son indépendance,
mais l’OTAN s’est ranimée, renforcée et même agrandie
avec l’adhésion de la Finlande (2023) et des négociations
en cours pour la Suède, deux États neutres. Quant au
leadership américain, terni par un retrait en catastrophe
de l’Afghanistan, livré au régime intolérant des talibans
(2021), il s’est à nouveau affirmé, Joe Biden abandonnant
l’isolationnisme de Donald Trump et replaçant son pays
au cœur des grandes négociations (accords climatiques,
par exemple). Pour sa part, l’UE s’est considérablement
resserrée autour de l’aide massive en armes et en cré-
dits accordés à Kiev ainsi que dans sa volonté de lutte
conjointe contre les violations du droit et en faveur de la
démocratie. Moscou n’a donc pas rallié une large adhésion
à sa cause : bien que la Russie justifie son offensive comme
réponse aux persécutions que subiraient les russophones
d’Ukraine, notamment dans le Donbass (le même pré-
texte avait été avancé en 2014 pour légitimer l’invasion et
l’annexion de la Crimée), c’est elle qui est généralement
accusée d’agression et non l’inverse. Les soutiens qu’elle
obtient au moyen de sa diplomatie ou de ses milices
en Afrique noire, en Asie centrale ou au Proche-Orient
restent verbaux ou prudents, à l’image de ceux de Pékin,
sur qui elle compte pourtant, voire de ceux de son plus
proche allié, le Bélarus.
Bien qu’il soit encore impossible de prévoir la date et
les formes d’un retour à la paix, d’autres enjeux ont été
mis en évidence par le drame ukrainien. D’abord, le retour
à la course aux armements, de plus en plus sophistiqués,
qui mobilise des budgets considérables : 2 % du PIB pour
l’OTAN – et même 4 % pour la Pologne – et sans doute
beaucoup plus en Russie ou en Chine, sans oublier les
pays fournisseurs d’équipements (Iran, Turquie, les deux
120
Corées ou encore Israël). Signe d’inquiétude, de nom-
breux accords internationaux d’entraide ou de défense se
réaffirment (OTAN, Quad – né en 2004 entre les États-
Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie –, Organisation de
coopération de Shanghai – fondée en 2001 entre la Russie,
la Chine et quatre autres pays d’Asie centrale) ou naissent
comme l’AUKUS, créé en 2021 par les États-Unis, le
Royaume-Uni et l’Australie. La guerre en Ukraine ravive
donc les foyers de tensions : du fait de la Russie en Europe
orientale et dans le Caucase ; du fait de la Chine dans
tout l’Extrême-Orient et notamment autour de Taïwan,
possible future victime d’une opération de réunification
armée de la part de Pékin – et potentielle cause d’un
conflit généralisé ; sans parler des conflits latents ou actifs
du Proche- et du Moyen-Orient.
Les déséquilibres économiques constituent le deuxième
enjeu de ce conflit. Tout comme la pandémie, la guerre a
souligné les dépendances à l’égard des fournisseurs, prin-
cipalement russes et chinois mais aussi indiens et moyen-
orientaux, de matières premières (gaz, pétrole, terres rares)
et de produits agricoles ou fabriqués (médicaments, infor-
matique) qui pénalisent surtout les pays occidentaux à
l’exception des États-Unis, qui profitent des sanctions
infligées aux agresseurs et des pénuries affectant les pays
consommateurs (UE, Japon) pour imposer leurs biens,
leurs ressources et leurs tarifs. Ces dépendances ont activé
un très brutal sursaut d’inflation qui alourdit la dette des
pays déjà fragilisés par la pandémie et les dépenses sociales.
Non seulement les finances publiques (en 2023, la dette
mondiale, toutes formes confondues, serait de 226 trillons
de dollars pour un PIB mondial de 96 trillons) sont en
difficulté dans les pays développés comme dans le Tiers
Monde, mais le fossé entre les nantis et les plus démunis
– pays ou catégories sociales – ne cesse de s’élargir, avec
tout ce que cela implique en termes de démographie, de
stabilité politique et de développement humain.
121
Les dépendances et les pénuries aggravent un troisième
enjeu : le désordre écologique. Face aux catastrophes natu-
relles et au réchauffement climatique, les réponses sont
difficiles à définir ou à faire accepter (cf. la question du
nucléaire) alors même que l’avenir s’annonce dramatique,
en priorité pour les pôles qui se réduisent, les îles du
Pacifique menacées par la montée des eaux et les déserts
qui s’étendent. L’avenir s’assombrit pour les 8 milliards
d’habitants de la planète, et le tournant de 2035‑2050 sera
révélateur des capacités de l’humanité à s’unir pour sauver
les eaux, les océans, les terres arables et l’atmosphère,
menacés de détérioration voire de disparition.
Les perspectives sont d’autant plus pessimistes que les
systèmes politiques deviennent de plus en plus autoritaires
et égoïstes, formant un nouvel enjeu. Certes, il existe
quelques formes de coopération, tels les grands plans de
financement et de développement de l’UE (cf. le Green
New Deal de 2020), les accords diplomatiques entre Israël
et plusieurs États du Golfe et du Maghreb ou les accords
onusiens de 2022 et 2023 sur la protection de la biodi-
versité et de la haute mer. Mais la tendance est plutôt à
l’affrontement, non plus tant au nom des idéologies que
des formes de régime. La démocratie, fragilisée par les
affrontements identitaires (gender, woke et cancel cultures,
par exemple), est menacée de désaffection populaire voire
de dérives autoritaires (cf. le « trumpisme » américain ou
l’émergence des « démocratures » en Europe, en Asie du
Sud et de l’Est ou en Amérique latine), tandis que les
pays communistes (Chine) ou anciennement socialistes
(Russie) deviennent de véritables dictatures, appuyées par
un contrôle social étroit, et cherchent au-delà de leurs
frontières à manipuler les pays démocratiques considé-
rés comme leurs ennemis (cf. les cyberattaques). On voit
ainsi réapparaître une polarisation planétaire confrontant
un Occident sur la défensive à un bloc d’États autori-
taires, l’un et l’autre cherchant à développer leur puis-
sance économique et militaire et à rallier à leurs côtés
122
les pays qui dépendent d’eux (cf. les avancées chinoises
et russes en Afrique, en Asie centrale, au Proche-Orient
ou dans le Pacifique) et, à l’inverse, les replis occiden-
taux tels ceux de la France en Afrique de l’Ouest ou des
États-Unis au Moyen-Orient. Même si quelques nouveaux
pays majeurs comme l’Inde – premier État du monde
par la population et peut-être future grande puissance
mondiale –, le Brésil et la Turquie tentent de jouer un
rôle médian ou de médiateur, les pulsions conflictuelles se
révèlent de plus en plus vives. Et plus encore que la logique
des États, c’est celles des empires qui semble aujourd’hui
s’imposer avec, en tête, les États-Unis et la Chine, suivis
par l’UE et la Russie qui, malgré des capacités impériales
plus limitées, restent néanmoins des pôles d’influence
importants. En tenant compte des réseaux qui gravitent
autour de Washington et de Pékin, voire de Moscou, la
question se pose d’un possible retour aux scénarios qui ont
précédé les deux grands conflits mondiaux, avec un foyer
de guerre situé en Europe. Le basculement du monde
dans l’irrationnel voire l’apocalypse est-il envisageable ?
Le fulgurant – et inquiétant – essor de l’intelligence arti-
ficielle, en déstabilisant voire en reconstruisant la réalité et
la vérité, pourrait présager l’avènement d’un monde où le
virtuel concurrencerait le factuel, préfigurant les scénarios
effrayants d’un univers soumis à la fois à la robotisation
et au transhumanisme. Dans ces conditions, quel avenir
pour l’humain, le droit, l’État, la communauté planétaire
et, bien sûr, quel futur pour les relations internationales ?
Ainsi, après deux siècles de relations internationales
contrastées, les mêmes enjeux persistent sous des formes
diverses : rôle des États, des facteurs économiques et
culturels, des identités, des nations, des empires ou de
l’environnement. Tous ces facteurs se combinent successi-
vement tantôt dans un sens pacifique et harmonieux tantôt
dans un sens conflictuel et violent. Il y aurait donc une
forme cyclique, voire dialectique, des relations interna-
tionales. Aujourd’hui, alors que tous les défis planétaires,
123
notamment écologiques, s’aggravent, le chaos et l’ordre,
faute d’une organisation claire et reconnue de la puissance
et des responsabilités, ne s’équilibrent qu’en un rapport
instable voire dangereux pour la sécurité et même la sur-
vie collectives. Plutôt que de choisir entre les thèses de
F. Fukuyama et de S. Huntington, faut-il conclure, avec
R. Kagan, « au retour de l’Histoire et à la fin des rêves » ?
TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE
Du concert européen à la constitution
des nouvelles nations (1815‑1871)

CHAPITRE PREMIER
Le congrès de Vienne et ses prolongements :
la lutte entre légitimité et nationalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4

I La situation diplomatique en 1815. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4


Les premières luttes entre légitimité
II 
et nationalité (1815‑1833). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
III Les affaires méditerranéennes (1815‑1856) . . . . . . . . . . . . . . . 10

CHAPITRE II
Identités et unités : les nouveaux rapports de force
(1830‑1871). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14

I Les problèmes des nations non européennes. . . . . . . . . . . . . . 14


II Les mouvements nationaux en Europe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

DEUXIÈME PARTIE
De l’hégémonie européenne
à la mondialisation des relations internationales
(1871‑1907)

CHAPITRE III
L’hégémonie européenne (1871‑1890). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28

La nouvelle donne européenne :


I 
la prépondérance allemande. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
II L’expansion européenne dans le monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31

CHAPITRE IV
Vers de nouveaux équilibres (1890‑1907) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

Le changement d’orientation
I 
des relations internationales. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
II Le rééquilibrage européen. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
III L’affirmation des nouvelles puissances. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

125
TROISIÈME PARTIE
Le temps des crises
et des guerres (1907‑1945)

CHAPITRE V
La fin d’un monde (1907‑1918) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46

I La marche à la guerre (1907‑1914). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46


II La Première Guerre mondiale (1914‑1918). . . . . . . . . . . . . . . 50

CHAPITRE VI
L’entre-deux-guerres (1918‑1939). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

I L’établissement de la paix (1918‑1925). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53


II La diplomatie de la paix (1925‑1933) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
III Le temps des crises (1933‑1939). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60

CHAPITRE VII
La Seconde Guerre mondiale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65

I Les victoires de l’Axe (1939‑1942). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65


II La défaite de l’Axe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
III Quel système international ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71

QUATRIÈME PARTIE
Entre apocalypse et détente :
les relations internationales
de 1945 à 1991

CHAPITRE VIII
De la guerre froide à la détente (1945‑1962). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76

I La guerre froide (1945‑1953). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76


II Du « dégel » à la crise cubaine (1953‑1962) . . . . . . . . . . . . . . 81

CHAPITRE IX
La fin du monde colonial. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85

I Le contexte. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
II Les étapes de la décolonisation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86
III Un nouvel acteur international : le Tiers Monde. . . . . . . . . 89

126
CHAPITRE X
Détente et vicissitudes (1962‑1991). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91

I La détente (1962‑1975) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
II Le temps des vicissitudes (1975‑1987) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
III Vers un nouvel ordre mondial (1987‑1991). . . . . . . . . . . . . . . 103

CINQUIÈME PARTIE
Ordre mondial ou chaos planétaire ?
(depuis 1991)

CHAPITRE XI
Contradictions et ébranlements (1991‑2007) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108

I Le temps des contradictions (1991‑2001). . . . . . . . . . . . . . . . . 108


II La planète en tumulte (2001‑2007). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112

CHAPITRE XII
Un monde en chaos ? (2007-aujourd’hui) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115

I Chocs et incertitudes (2007‑2019). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115


Vers un basculement du monde ? (depuis 2019) . . . . . . . . .
II  119

Licence eden-13-1021498-LIQ2187573 accordée le 12 janvier 2024 à sophie-marineau

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