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© ODILE JACOB, SEPTEMBRE 2021

15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS


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ISBN : 978-2-7381-5673-0
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l’article L. 122-5 et 3 a, d’une part, que les « copies ou
reproductions strictement réservées à l’usage du copiste et non
destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les
analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et
d’illustration, « toute représentation ou réproduction intégrale ou
partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants
droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette
représentation ou reproduction donc une contrefaçon sanctionnée
par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété
intellectuelle.
Composition numérique réalisée par Facompo
À la mémoire de Mohamed Charfi.

À Samia, Fatma, Leila.


Introduction
« L’insertion islamique dans les temps modernes a
accouché d’une modernité ambivalente, entre tradition
revisitée et modernité éclectique ; on a affaire à un islam
blasé qui n’apprend que ce qu’il sait déjà, ruminant le
dehors sans pouvoir le digérer 1. »
Hamadi REDISSI,
L’Exception islamique.

Le Traité théologico-politique de Spinoza 2, publié de


manière anonyme à Amsterdam en 1670, entend montrer que
« la liberté de philosopher non seulement peut être accordée
sans dommage pour la piété et la paix de la République, mais
aussi qu’on ne peut l’ôter sans ôter en même temps la paix de
la République et la piété ». Une thèse remarquable sur la
liberté de philosopher que « l’autorité excessive et le zèle
indiscret des prédicants » tente de supprimer et à laquelle
s’opposent « les préjugés des théologiens ». De quels préjugés
parle Spinoza ? « Ceux qui transforment les hommes d’êtres
rationnels en bêtes brutes, empêchent chacun d’user librement
de son jugement et de distinguer le vrai du faux et paraissent
inventés exprès pour éteindre tout à fait la lumière de
l’entendement 3. » La réponse est claire. La liberté de pensée
est absente lorsque le religieux n’accepte que les savoirs
assurant ses fondements et ne reconnaît comme seule vérité
que celle de la révélation* 4. Au nom de cette vérité, il éteint
« la lumière de l’entendement » et mutile la connaissance
scientifique. Au nom de cette vérité, il porte atteinte à la
liberté d’expression au point de condamner à mort des
intellectuels, des enseignants, des hommes libres.
Juin 1992, l’écrivain Faraj Fouda, considéré par les
oulémas* de l’Université d’Al-Azhar comme un apostat, parce
que laïc, est assassiné au Caire. Juin 1993, l’écrivain et
journaliste algérien Tahar Djaout meurt à Alger : il est l’un des
premiers intellectuels victimes de la décennie noire en Algérie.
Le cortège funèbre des intelligences, victimes de l’extrémisme
religieux n’en finit pas. Il m’habite et me révolte.
Que faire face au terrorisme islamiste ? Que faire face à
l’insoutenable horreur de la décapitation de Samuel Paty,
professeur d’histoire-géographie dans un collège français, le
16 octobre 2020 ? Comment agir pour contrer l’obscurantisme
islamiste qui tue ceux qui ne font qu’exercer leur liberté
d’expression ? Tous ceux qui adhèrent au référentiel
émancipateur pour la liberté de conscience et pour la liberté
d’expression sont impliqués, où qu’ils soient et quelles que
soient leurs convictions religieuses, par ces crimes atroces. La
tâche est délicate, complexe. Elle demande qu’on se saisisse
en toute urgence de ce qui se joue là. Certes, de nombreux
travaux de recherches sont consacrés aux différents aspects de
la « radicalisation », aux différentes versions de l’islamisme et
à ses capacités de séduction auprès de jeunes musulmans dans
ce début du XXIe siècle. Ils donnent des indications précieuses
pour comprendre les terrifiantes dérives actuelles liées à
certaines conceptions religieuses. Cependant, ces explications
gagnent à être complétées par des analyses qui puisent dans
l’histoire les fondements d’une interprétation cohérente de
l’évolution des sociétés musulmanes et évitent le piège de
l’essentialisme ainsi que celui d’une approche réductrice. Car
il ne s’agit pas seulement ici de l’islam politique. Il s’agit
également de la vitalité retrouvée de la tradition orthodoxe
islamique, de son emprise sur les sociétés musulmanes
contemporaines. Il n’y a pas un mur étanche entre la vision
islamiste et la conception traditionaliste de l’islam qui est celle
de l’islam officiel dans de nombreux pays majoritairement
musulmans. Toutes les deux sont attachées à la référence
charaïque*. Toutes les deux sont opposées à l’idée d’opérer
une séparation claire entre le politique et le religieux : « Entre
l’islam traditionnel et officiel, d’une part, et les intégristes,
d’autre part, s’il y a une différence de comportement, il n’y en
a aucune sur le plan de l’analyse, de la théorie, du fondement.
Dès lors se créent nécessairement entre eux des liens et des
passerelles 5 », soulignait le juriste Mohamed Charfi en 1998.
Ces liens et passerelles s’opposent à toute tentative de
changement, à une sortie du système normatif qui bloque le
passage à la modernité, c’est-à-dire en particulier, la
rationalisation des représentations du monde en matière
scientifique et politique, la reconnaissance des libertés
individuelles qui va de pair avec celle de la privatisation du
religieux.
L’évolution récente des pays du monde musulman y
compris les plus modernes, comme la Tunisie et la Turquie,
montre que les forces de la tradition, y compris les plus
rétrogrades, ont réussi à se maintenir, voire à s’imposer là où
elles commençaient à perdre du terrain.
Ainsi, on constate le recul de l’enseignement des sciences
pour des raisons religieuses.
En Turquie, le ministère de l’Éducation a décidé en
juin 2017 une réforme des programmes scolaires qui se veut
en accord avec les valeurs islamo-turques et qui vise à « offrir
aux enfants une bien meilleure éducation ». Sans surprise, un
des changements concerne les cours de biologie avec une
réduction de l’horaire consacré à cet enseignement au profit de
l’éducation religieuse et la suppression de l’enseignement de
la théorie de l’évolution de Darwin des manuels des collèges
et lycées 6. Cette théorie est jugée controversée et trop difficile
à comprendre pour les élèves et ne sera introduite qu’au
niveau universitaire. Le chef du Conseil de l’éducation,
Alparslan Durmus a justifié cette décision en déclarant que
certains « sujets polémiques » ont été mis de côté « parce que
nous savons qu’il est impossible pour nos étudiants d’avoir les
connaissances scientifiques ou les éléments nécessaires pour
les appréhender ». Il ajoute que les programmes scolaires
tourneront le dos à « une vision eurocentrée, par exemple dans
les cours d’histoire ». Quelques mois auparavant, le vice-
premier ministre Numan Kurtulmus s’était exprimé dans le
même sens, considérant la théorie de l’évolution comme
« scientifiquement obsolète et pourrie » en concluant qu’« il
n’y a pas de règle disant qu’il faut absolument l’enseigner ».
Pour le syndicat d’enseignants Egitim-Sen, c’est un pas en
arrière, une décision négative pour le pays. Selon des
personnalités politiques de l’opposition, il s’agit pour le
gouvernement AKP 7, de rapprocher la Turquie des pays
islamistes dirigés par la charia*, de « retirer complètement
l’éducation laïque et scientifique pour éviter d’avoir une
génération qui réfléchit, questionne » et de « créer un appareil
idéologique avec des jeunes qui pensent comme eux ».
La réforme des programmes n’est pas une surprise au vu de
la politique actuelle des dirigeants turcs opposés à l’éducation
laïque et scientifique, héritage de la république moderne
d’Atatürk, et décidés à la faire oublier avant le centième
anniversaire de son avènement en 2023. La Turquie d’Atatürk
avait mis en place un système d’éducation nationale moderne
qui avait introduit au début des années 1930 des notions sur
l’évolution puis, après le « choc » du lancement du Spoutnik
en 1957, des cours de biologie sur la théorie de l’évolution qui
n’avaient pas subi de changement notable jusqu’en 1985 8.
La mise sous tutelle du système éducatif dans un objectif
idéologique n’est pas une particularité de la Turquie et
constitue un instrument redoutable pour conditionner les
enfants, victimes des enjeux politiques et de programmes
rétrogrades. Comme on vient de le voir, la réforme des
programmes scolaires a immédiatement fait réagir le syndicat
d’enseignants Egitim-Sen qui, comme d’autres composantes
de la société turque, résiste à l’opération islamo-nationaliste
imposée par le président de la Turquie Erdoğan et son parti,
l’AKP. Cependant, il arrive aussi que ce type de changements
motivés par les tendances conservatrices d’un pays ne
provoque pas de réactions dans les milieux enseignants,
probablement acquis à cette orientation rétrograde.
Ainsi, en Tunisie, la réforme éducative de 2002 avait-elle
été conçue en partie pour réduire certains aspects jugés trop
modernes de la réforme de 1991. L’une des décisions les plus
significatives en faveur du retour en arrière était la
modification des programmes de biologie. L’enseignement de
l’évolution biologique a été réduit pour la section sciences de
la vie et de la Terre. Il a été supprimé pour les autres futurs
bacheliers, en particulier ceux de la section mathématiques,
section la plus sélective et la plus recherchée pour les études
scientifiques et les filières d’ingénieurs. Cette suppression est
passée inaperçue et subsiste depuis dans l’indifférence
générale.
Le recul de l’enseignement des sciences en Turquie et en
Tunisie y est un signe révélateur du retour de la tradition alors
qu’elles se distinguaient nettement des autres pays d’islam de
la région, qu’il s’agisse du statut des femmes ou d’une
conception moderne en matière d’éducation. L’autorité
politique s’y démarque de plus en plus des choix
émancipateurs faits par Atatürk après l’abolition du califat
ottoman et par Bourguiba dès l’indépendance de la Tunisie.
L’enseignement des sciences qui avait été encouragé, promu
par rapport aux sciences traditionnelles, se voit désormais
canalisé et limité pour éviter de heurter la sensibilité religieuse
et, par là même, d’ouvrir un champ de réflexion sur les
grandes questions philosophiques.
On est loin ici de l’attitude de personnalités politiques de
premier plan en Tunisie à la fin du XIXe siècle. Ainsi de
Kheireddine, Premier ministre tunisien de 1873 à 1877, qui
appelait à se démarquer des oulémas* qu’il traite sans
ménagement dans son Essai sur les réformes nécessaires aux
États musulmans 9 : « ignorant complètement ce qui se passe
chez les autres », ils se trouvent en conséquence « dans
l’impossibilité de remplir convenablement leur mission
temporelle ». Il en concluait qu’il fallait s’ouvrir à la science,
et la prendre « là où elle se trouve ». Près d’un siècle plus tard,
le premier président de la République tunisienne, Bourguiba
soulignait à son tour ce que l’on doit à la science moderne,
bien plus étendue que la « connaissance des anciens » qui
tenait « dans une mémoire d’hommes ». Quel était pour lui le
secret du progrès ? Savoir tirer parti de l’intelligence, privilège
de l’homme, « sans se préoccuper des doctes références 10 ».
Les dirigeants politiques actuels s’appuient sur un autre
référent que celui de la modernité et prônent, sans le dire de
manière claire, une réconciliation avec l’islam traditionnel qui
conforte les conservateurs et, par là même, renforce le modèle
de l’islam politique.
La recherche d’un autre référent que celui de la modernité
occidentale a conduit des intellectuels musulmans à
promouvoir l’« islamisation de la connaissance » et à présenter
ce projet comme celui qui permet aux pays d’islam d’affronter
les défis scientifiques de demain tout en restant fidèles à leur
héritage. La notion d’« islamisation de la connaissance »
apparaît pour la première fois lors de la Première Conférence
sur l’éducation musulmane organisée à La Mecque 11 au
printemps 1977. Elle est promue, une année plus tard, par l’un
des conférenciers présents, le philosophe malaysien Sayyid
Muhammad Naqib al-Attas (né en 1931) dans son ouvrage
Islam, Securalism and the Philosophy of the Future, comme
un projet de « synthèse entre l’éthique musulmane et les
différents champs de savoir moderne » assorti du concept de la
« désoccidentalisation de la connaissance ». La conférence de
La Mecque eut pour effet la création de deux universités
islamiques internationales à Islamabad et Kuala Lumpur et la
création de la fondation de l’International Institute of Islamic
Thought (IIIT), à Washington, ainsi que de plusieurs bureaux à
travers le monde, en particulier au Caire et à Kuala Lumpur.
Lorsque l’Arabie Saoudite organise une conférence sur
l’éducation avec le qualificatif « musulman », on ne s’attend
pas à une réflexion sur l’éducation de la jeunesse aux sciences
en vue de faire émerger le citoyen moderne en pays d’islam.
Dans ce pays, la Commission saoudienne des Fatwas* s’est
prononcée sur l’éventualité d’une intégration de la philosophie
en tant que discipline dans les cursus scolaires d’une manière
non équivoque, rappelant le devoir islamique de faire
triompher « la vérité » :
« Le musulman n’a pas le droit d’étudier la philosophie, le
droit positif et les autres disciplines dans ce genre si celui-
ci est incapable de différencier entre la vérité et l’erreur et
risque de dévier du bon chemin. Cet enseignement n’est
permis qu’aux personnes capables de le comprendre et qui
auront au préalable étudié le Coran et la Sunna*. […] On
comprend donc pourquoi il est illicite de généraliser
l’enseignement du droit et de la philosophie dans les cycles
éducatifs et universitaires, cet enseignement ne devant être
réservé qu’à une élite bien préparée, et dont le seul but
serait d’accomplir son devoir islamique, en faisant
triompher la vérité et en dénonçant l’erreur (2010, fatwa
no 107885) 12. »
Des penseurs modernes de l’islam ont énergiquement rejeté
la notion d’« islamisation de la connaissance ». Il est
intéressant à ce propos de donner la parole à une grande figure
de l’islam contemporain, l’Indo-Pakistanais Fazrul Rahman 13
(1919-1988), musulman très pieux, qui s’est particulièrement
investi dans l’examen des systèmes éducatifs dans les pays
nouvellement indépendants.
Fazrul Rahman réfute la notion d’« islamisation de la
connaissance 14 » en soulignant, d’une part, que dans la vision
coranique il n’y a aucun frein à l’accumulation de la
connaissance par l’homme et, d’autre part, que le problème ne
réside pas dans les connaissances développées par le monde
moderne (occidental), mais résulte de leur « utilisation »,
comme ce fut le cas pour « la bombe atomique ». L’entreprise
d’« islamisation de la connaissance » conduit « l’intellectuel
musulman dans une position consumériste et passive en le
faisant travailler dans les archives de la production du savoir
en Occident pour discriminer l’islamique du non-
islamique 15 ». Un effort improductif qui éloigne d’une
dynamique de création. Dans la confrontation entre islam et
Occident qui est au cœur du projet d’islamisation, le penseur
Fazrul Rahman propose au contraire une étude critique du
passé, salutaire : « La nécessité d’une étude critique du passé
intellectuel de l’islam se fait de plus en plus pressante : en
raison d’un étrange complexe d’infériorité vis-à-vis de
l’Occident, nous en sommes venus à défendre notre passé
comme s’il s’agissait de notre Dieu 16. »
Le projet d’« islamisation de la connaissance » est une
approche défensive, partant de l’idée qu’il suffirait de
« réintroduire de l’islam partout où l’Occident l’aurait
sciemment biffé 17 », notamment dans les domaines du droit,
de l’économie 18, de la politique, de l’éducation. Il est porté par
ceux qui étaient « préoccupés par l’Occident » ou animés par
la « colère et la rage ». Il risque de mener les musulmans à « la
sacralisation de leur passé » comme « réponse à la domination
19
occidentale ». En ce début du XXIe siècle, l’islamisation de la
connaissance est plus qu’un projet et, pour certains, plus
qu’une « colère » et une « rage ». Elle est présente et
s’accomplit de manière visible dans un certain nombre de pays
d’islam, sous différentes formes suivant les contextes
politiques. Ou bien, dans certains pays d’Europe, elle avance
de manière insidieuse par le biais d’associations caritatives
musulmanes qui ont su habilement trouver leur place pour
assurer des compléments de formation aux enfants de culture
musulmane au sein d’institutions privées. Il me semble
particulièrement important d’élucider les détournements du
registre scientifique pour des raisons idéologiques et politiques
afin de préserver les élèves et lycéens.
Le constat de différentes formes de confusion et
d’amalgame entre sciences et croyances religieuses depuis la
« montée » ou le « retour » du religieux est préoccupant. Des
élèves de culture musulmane manifestent leur réticence à
l’égard de certains cours de sciences et remettent en question
« l’indépendance du registre explicatif scientifique à l’égard
des croyances religieuses 20 ». La confusion entre la sphère
scientifique et la sphère religieuse conduit à l’amalgame des
référentiels scientifique et religieux, incompatible avec
l’exercice de la méthodologie du chercheur qui analyse,
s’interroge et propose une explication cohérente, indépendante
de toute référence religieuse. Cette méthodologie relève d’une
conception sécularisée de la science. Des enquêtes menées
auprès d’élèves de l’enseignement secondaire belge
francophone 21, dont une majorité de culture musulmane, ont
donné des résultats significatifs sur les différentes conceptions
des élèves en matière de sécularisation de la science et sur les
facteurs qui peuvent mener à l’amalgame des deux registres,
celui de la science et celui des croyances religieuses. Dans
l’échantillon étudié, une majorité d’élèves catholiques (58 %)
adopte une conception sécularisée de la science alors que ce
n’est pas le cas pour les élèves protestants (17 %) ou
musulmans (10 %). Le positionnement des élèves entre
science et croyances religieuses est associé au statut attribué
aux textes sacrés. Plus précisément, ils ont une conception
moins sécularisée de la science lorsqu’ils attribuent aux textes
sacrés le statut de « récit réaliste » (74 % chez les élèves
musulmans, 46 % chez les élèves protestants, 17 % chez les
catholiques) plutôt que celui de « récit symbolique ». Pour les
élèves musulmans, ce résultat est peu dépendant de la filière
d’études scientifiques ou non scientifiques, un constat qui
renforce le facteur lié au statut accordé aux textes sacrés.
La science n’est toujours pas au rendez-vous dans les pays
d’islam. Si l’on se réfère au Deuxième Rapport arabe sur le
développement humain 2002, publié par le Programme des
Nations unies pour le Développement, on trouve deux
données 22 sur les traductions produites dans le monde arabe
qui sont particulièrement frappantes. La première concerne le
nombre de livres traduits par le monde arabe au début du
e
XXI siècle : chaque année on y traduit quelque 330 livres, soit
le cinquième de ce que traduit la Grèce. La seconde donnée est
le nombre d’ouvrages traduits depuis l’époque du calife
abbasside Al-Ma’mun (IXe siècle) : environ 100 000 ouvrages
ont été traduits, soit à peu près la moyenne annuelle des
traductions effectuées en Espagne. On a une mesure tristement
révélatrice de l’écart considérable entre les siècles glorieux de
la science en pays d’islam, celui d’Al-Ma’mun qui fut
remarquable par l’ampleur du mouvement de traduction gréco-
arabe, comme nous le verrons dans la suite de ce propos, et la
situation actuelle. D’autres indicateurs plus récents ne sont pas
plus encourageants. Le rapport de l’Unesco sur la science, Vers
2030, publié en 2016, dresse un état des lieux en matière de
production des connaissances dans le monde en 2014. Les
pays arabes, dont la population correspond à 5 % de la
population mondiale, ont une part des publications
scientifiques dans le monde qui s’élève à 2,4 %. Cette part
peut être comparée à celle de l’Union européenne : avec une
population du même ordre que celle des pays arabes, soit
environ 7 % de la population mondiale, elle a participé pour
34 %, aux publications scientifiques dans le monde donc 14
fois plus. La Turquie (1 % de la population mondiale)
participe pour 1,9 % du total mondial, une part très faible par
rapport aux pays producteurs de science et, de plus, qui ne
progresse pratiquement pas (1,8 % en 2008). Par contraste, la
Chine a connu une ascension fulgurante : en 2004, la Chine ne
représentait que 5 % des publications scientifiques dans le
monde, alors qu’elle atteint 20 % du total mondial en 2014,
résultat d’un système de recherches de plus en plus
performant. Un exemple à suivre en matière de politique de
recherche scientifique !
Ce constat est aggravé par celui de la perception de la
science par de jeunes musulmans, de leur conception plutôt
non sécularisée de la science. Peut-être faudrait-il leur
proposer de mieux comprendre l’histoire des sciences en pays
d’islam pour leur éviter le piège de la nostalgie des temps
passés ? Peut-être devraient-ils découvrir qu’elle fait partie de
l’histoire de la science « tout court 23 » pour comprendre ce que
signifie la sécularisation de la science ? Nourrir la laïcité par la
connaissance et la réappropriation d’un héritage universel et
s’inscrivant dans une continuité permet de donner un contenu
à la sécularisation plutôt que de la situer dans l’affrontement.
Et, pour contribuer à cet objectif, il y a fort à faire.
Comprendre le contexte historique qui a accompagné l’essor
de la science en pays d’islam, évoquer les avancées réalisées
par les savants de ces pays, poursuivre en explorant quelques
pistes d’explication du déclin des sciences arabes et montrer
les limites de la tentative des réformistes musulmans de
restaurer la place des sciences, tel est le projet de cet essai.
Les développements qui suivent ne sont pas ceux d’une
spécialiste d’histoire des sciences : ils expriment le point de
vue d’une scientifique physicienne qui a exercé son métier
dans son pays, la Tunisie. Parler de la science de l’intérieur
d’un pays majoritairement musulman signifie que je
m’exprime à un double titre : en tant que voix du « Sud »,
préoccupée par le développement de cette partie du monde, et,
en tant que membre de la communauté scientifique
internationale. C’est donc en cette double qualité que je
propose ces réflexions sur la science qui m’interrogent depuis
fort longtemps, en apportant un éclairage sur l’avancement de
la science en pays d’islam ainsi que sur son déclin dans une
perspective qui se démarque de l’approche essentialiste et
anhistorique.
Tout au long de ces développements, les questions
majeures de l’exercice de la liberté de pensée et de la
sécularisation seront posées, car elles conditionnent la
construction de la science. Nous verrons en quels termes ces
questions étaient débattues au cours de la période réformiste,
en particulier à travers les échanges du début du XXe siècle
entre le cheikh Muhammad Abduh et Farah Antun, tous deux
réformistes arabes, le premier plaidant pour le renouveau de
l’islam, le second, fervent défenseur de la sécularisation. Les
réformistes du XIXe siècle avaient l’ambition de rattraper le
retard scientifique et de retrouver la gloire passée de l’âge d’or
de l’islam. Mais leur souvenir est tronqué. Il occulte
l’ouverture vers les savoirs antiques, grec, indien, perse, leur
appropriation et l’activation de savoirs nouveaux par les
savants des pays d’islam qui ont produit en toute liberté une
science universelle. Malgré leur fascination pour les sciences,
les réformistes du XIXe siècle n’ont pas intégré dans leur projet
de modernisation la place de la science pour elle-même, avec
ses aspects théoriques et conceptuels. Plutôt que de renouer
avec la période la plus fructueuse pour les sciences, entre le
milieu du VIIIe siècle et le milieu du XIe siècle, ils s’inscrivent
dans la continuité de la conception des sciences que la
tradition avait adoptée, celle de la science utile, qui avait
subsisté dans les madrasas*, établissements d’enseignement
traditionnel créés avec l’arrivée au pouvoir des Turcs
seldjoukides à Bagdad en 1050. Le XIe siècle et le
e
XIX marquent ainsi deux épisodes où « la science pour la
science » est maintenue à distance au profit de la science utile,
la science opérationnelle. Au XIe siècle, c’est la fin de
l’ouverture vers l’autre et c’est la fin de la transmission du
savoir scientifique dans les institutions d’enseignement. Quant
au XIXe siècle, c’est une sortie des « ténèbres » ratée. Le
réformisme a fait le choix de la voie médiane, celui de la
conciliation entre l’islam et la science, et non le choix
de la rupture, celui de la séparation entre la sphère scientifique
et la sphère religieuse. Il a été piégé par son choix de la
conciliation qui, non seulement l’a empêché d’entrer
pleinement dans la modernité et de s’engager dans la voie de
la sécularisation, mais aussi a fondé les prémices du projet
de l’islamisation des connaissances, un projet qui n’est qu’une
« grande tromperie 24 » et qui a conduit au plus dangereux des
compromis. Il faut le dénoncer fermement si l’on veut que les
sciences retrouvent toute leur vitalité en pays d’islam.
CHAPITRE 1

1
Un héritage universel
Le Moyen Âge à l’école : pour la laïcité

« Il est regrettable qu’un lycéen arabe de France ne sache
pas que, à la fin du XIe siècle, l’auteur de la Lettre d’adieu
et du Régime du solitaire, Ibn Bajja [Avempace], prêchait
une double séparation – séparation du philosophe et de la
société, séparation de la philosophie et de la religion –, et
que, pour cette seule raison […], ses contemporains le
considéraient comme “une calamité”, lui reprochant, entre
autres, “de se dérober à tout ce qui est prescrit dans la Loi
divine […], de n’étudier que les mathématiques, de ne
méditer que sur les corps célestes […] et de mépriser
Dieu” 2. »
Alain DE LIBERA,
Penser au Moyen Âge.

Je propose, dans ce premier chapitre, de m’attarder sur les


débuts de la science en pays d’islam, et notamment sur ce
point de départ capital que fut le mouvement de traduction
vers l’arabe des textes scientifiques anciens et principalement
de leurs sources hellénistiques. Qui furent les décideurs de ce
mouvement historique ? Quel était le contexte ? Comme le
souligne le spécialiste de l’histoire de la philosophie arabe,
Dimitri Gutas dans son ouvrage Pensée grecque, culture
arabe 3, ce mouvement de traduction est une étape
remarquable dans l’histoire de l’humanité, au même titre que
l’Athènes de Périclès, l’Italie de la Renaissance ou la
révolution scientifique des XVIe et XVIIe siècles.
Dans un deuxième temps je m’intéresserai aux premiers
moments de production de la science arabe. Les savants au
cours de cette période étaient protégés, encouragés, ils ont pu
se nourrir du savoir des anciens. Ils étaient associés à la
puissance de l’Empire islamique, mais la science qu’ils ont
construite n’était pas islamique. Elle s’inscrivait dans
l’héritage universel scientifique. Je propose d’illustrer ce point
de vue en m’appuyant sur quelques grandes figures de la
science en pays d’islam qui ont vécu dans des régions
différentes, à des périodes différentes et qui ont en commun
l’islam comme religion et l’arabe comme langue de travail et
de publication.
Mon but, ici, n’est pas de remodeler l’histoire de la science
arabe mais plutôt de m’interroger. Comment sortir d’une
analyse essentialiste pour parler de l’essor de la science
arabe ? Quels sont les éléments d’appréciation des premières
périodes de la science arabe qui conduiraient à confirmer la
nature universelle de la science écrite en langue arabe ?
Deux tendances opposées soutiennent le point de vue
essentialiste. La première est celle de beaucoup de musulmans,
plutôt des non-scientifiques, qui qualifient la science arabe de
science islamique. Ils prônent une science islamique, opposée
à la science occidentale, compte tenu du fait que l’islam serait
« sœur » de la science. Ce point de vue mène à une continuelle
confusion entre islam et science qui, au cours de l’histoire, a
pris plusieurs formes. Depuis le début du XXe siècle, cette
confusion se manifeste à grande échelle sur internet, à travers
les miracles scientifiques du Coran, sorte de dilatation
démesurée des exégèses scientifiques apparues à la fin du
e
XIX siècle. L’intrusion de la science dans l’exégèse du texte
coranique est l’une des conséquences de la vision ambivalente
e
des réformistes musulmans du XIX siècle, comme nous le
verrons ultérieurement.
La seconde, le point de vue essentialiste est défendu par
une tendance opposée au courant de la science islamique, celle
d’observateurs occidentaux soutenant que le déclin des
sciences en pays d’islam est lié à la nature même de l’islam, à
son essence propre incompatible avec une réflexion libre.
C’est un point de vue que remettent clairement en cause des
historiens des sciences. Dans son article « Situating Arabic
science. Locality versus Essence 4 », le professeur d’histoire
des sciences de l’islam médiéval Abdelhamid Sabra (1924-
2013) relève la faiblesse des arguments de nature essentialiste
et souligne la complexité de la relation entre science et
religion à travers l’histoire du monde islamique et dans ses
diverses contrées. En réalité, la vacuité des théories issues
d’approche essentialiste et anhistorique est souvent liée à une
méconnaissance de la science arabe et de la civilisation
islamique. Dimitri Gutas se range aux côtés de Abdelhamid
Sabra et dénonce « l’adoption de présupposés au sujet d’une
culture » qui sont par nature essentialistes et réifiants et donc
tout à fait anhistoriques, tels que « l’esprit grec » ou « la
mentalité arabe 5 ». Il poursuit en faisant remarquer, à juste
titre, qu’ils nous donnent plus de renseignements sur
« l’orientation idéologique du savant », auteur de ce genre de
constructions théoriques, que sur « le sujet en discussion ».

Les débuts de la science « arabe »


Je mets ici entre guillemets le terme « arabe » pour rappeler
que, tout en concernant des espaces géographiques allant de
l’Espagne à l’Inde du Nord, en passant par le Maghreb,
l’Égypte, les pays de la Mésopotamie et la Perse, où s’est
déployée la civilisation islamique, la science en terres d’islam
a eu dans tous ces grands espaces l’arabe comme langue,
devenue langue internationale de la science. C’est ce qui
justifie la dénomination « science arabe ».
Le monde musulman s’est intéressé à l’héritage antique,
celui de la tradition grecque, mais aussi perse et hindoue, et a
traduit en arabe les grands traités de la science grecque. Il ne
s’est pas limité à la réception de ce précieux héritage, ainsi que
l’a montré très clairement un historien des sciences comme
Roshdi Rashed 6 pour qui la science arabe n’a pas été un
conservatoire de la science hellène. En effet, souligne Rashed,
ce serait « défigurer les résultats de la science hellène aussi
bien que ceux du XVIIe siècle, si l’on veut joindre les
deux bouts de la chaîne dans une histoire continue 7 ». Ce
serait faire l’impasse sur les « liens privilégiés qui unissent la
science arabe à ses prolongements latins et, plus généralement,
à la science développée en Europe de l’Ouest jusqu’au
e 8
XVII siècle ». La période islamique médiévale ne fut pas

seulement une période de réception, de préservation et de


transmission, précise Abdelhamid Sabra 9. Le terme réception
est réducteur s’il est compris comme un processus passif,
n’attribuant à la civilisation islamique qu’un rôle de
dépositaire du savoir de la Grèce antique. La transmission de
la science ancienne aux pays d’islam est plutôt caractérisée par
un processus de création d’une nouvelle tradition scientifique
qui s’est épanouie dans une nouvelle langue et a régné sur une
longue période. Pour George Sarton, « les meilleurs savants
arabes ne se satisfaisaient pas de la science grecque et hindoue
dont ils avaient hérité. Ils admiraient les trésors qui étaient
tombés entre leurs mains, mais ils étaient aussi “modernes” et
aussi insatiables que nous le sommes et ils voulaient plus. Ils
critiquaient Euclide, Apollonios et Archimède, discutaient
Ptolémée, essayaient d’améliorer les tables astronomiques et
de découvrir et d’éviter les causes d’erreur qui étaient cachées
dans les théories courantes 10 ». Alain de Libera, professeur
d’histoire de philosophie médiévale cité en exergue de ce
chapitre, évoque ces profonds bouleversements culturels liés
au mouvement de traduction 11 : on traduit tout ou presque, les
grands textes philosophiques grecs, les textes scientifiques,
l’alchimie, la médecine ; on lit, on commente, on invente, on
innove, on continue et on approfondit l’héritage humain…
« Bref, il y a ce qu’on appellerait aujourd’hui “une vie
intellectuelle”. »
Lorsque l’on évoque cette nouvelle tradition scientifique
qui a commencé au VIIIe siècle et qui s’est nourrie de l’héritage
antique, il importe d’identifier les facteurs qui ont favorisé un
tel développement et on est en droit d’attendre davantage que
la réponse faisant de la religion musulmane la responsable de
l’essor de la science. Dans cette perspective, elle serait
également responsable de son déclin depuis quelques siècles
dans le monde musulman. L’explication met en avant la
religion musulmane, considérée comme une religion idéale
lorsqu’il s’agit de comprendre la gloire passée de la science
arabe, et ne concernerait plus que les musulmans qui se sont
détournés de leur vraie religion lorsque l’on aborde les
« profondes ténèbres 12 » qui ont envahi le monde arabe.
L’analyse gagnerait à échapper à une approche essentialiste et
à prendre en compte les facteurs politiques et sociaux, le
contexte historique et géographique.

Le mouvement de traduction gréco-


arabe
C’est à partir du VIIIe siècle que fut engagé un considérable
travail de traduction vers l’arabe d’ouvrages appartenant à la
tradition grecque et traitant de différentes sciences, disponibles
sous forme de codex en parchemin ou de rouleaux en papyrus
dans l’ensemble de l’Empire byzantin et le Proche-Orient. Ce
mouvement a duré deux siècles. Il a profité d’un facteur
important, la maîtrise de la technique de fabrication du papier
introduite par des prisonniers chinois lors de la bataille de
Talas, au nord de Samarkand, au milieu du VIIIe siècle. Le
papier sera fabriqué à Samarkand puis à Bagdad et va
remplacer tous les autres supports de l’écrit au début du
e
IX siècle. Il sera alors mis à profit pour favoriser la circulation

et le commerce des ouvrages écrits à travers l’Empire


islamique.
Situons le début de cette aventure qui accomplit la
transmission d’un héritage culturel d’une civilisation à l’autre
et aboutit à sa réactivation et sa transformation. La dynastie
abbasside – du nom de Al-Abbas Ibn Abd al-Muttalib, l’un des
oncles du prophète Muhammad – règne depuis l’an 750. Le
centre du pouvoir de l’Empire islamique n’est plus Damas, la
capitale de l’Empire omeyyade, mais la nouvelle ville ronde,
Bagdad, que le deuxième calife abbasside Al-Mansur (718-
775) fonde en 762. Ce transfert dans une région imprégnée de
la tradition sassanide depuis le IIIe siècle de notre ère va jouer
un rôle important dans la définition de la nouvelle culture
abbasside alors en formation. Al-Mansur donne une forte
impulsion au mouvement de traduction des textes anciens,
précieux documents de la tradition scientifique grecque, mais
aussi – on va le voir – persane et hindoue. Quelles sont ses
motivations ? Quel était l’environnement culturel de la région
où s’est développé ce remarquable mouvement de traduction ?
Le professeur de l’Université Yale, Dimitri Gutas, déjà cité,
en propose une analyse convaincante 13. En premier lieu, il ne
situe pas le début de ce mouvement à la période du règne du
calife omeyyade Abd al-Malik (646-705), contrairement à ce
que soutient le professeur d’histoire des sciences arabes,
George Saliba dans son ouvrage, Islamic Science and the
Making of the European Renaissance 14. Certes, il y eut des
activités de traduction gréco-arabe durant la période
omeyyade, mais elles ont concerné les documents
administratifs, politiques et commerciaux et non des textes
scientifiques. Ce sont les Abbassides qui initièrent le
mouvement de traduction qui sera déterminant pour l’essor de
la science arabe, soutient Gutas. Un des éléments intéressants
est le transfert du pouvoir califal à Bagdad, dans une société
multiculturelle bien différente de Damas où l’influence de
Byzance restait présente. La population de Bagdad était
majoritairement perse, elle comprenait des chrétiens et des
juifs de langue araméenne, des Arabes musulmans et
chrétiens, et surtout des mazdéens, adeptes de la religion de la
Perse, le zoroastrisme 15.
L’impulsion qui fut donnée au mouvement de traduction
gréco-arabe serait liée à la mise en œuvre d’une forme
d’idéologie impériale d’inspiration zoroastrienne sassanide, ce
qui entraîna de manière concomitante l’adoption de la culture
de la traduction 16. La référence à la tradition zoroastrienne
entretenue par les derniers empereurs perses est le canon
zoroastrien, l’Avesta, qui est la source de toute la Vérité et
dont dérivent toutes les sciences. Les textes de l’Avesta datant
d’un millénaire environ connurent un parcours mouvementé
lors de la conquête de la Perse par Alexandre le Grand vers
330 avant notre ère. Ils furent dispersés dans le monde entier
suite aux destructions provoquées par Alexandre. Toutefois,
les textes qui étaient conservés dans les trésors d’Istakhr près
du site de Persépolis furent préservés. Alexandre les fit
traduire en grec et en copte. Les Grecs et les Égyptiens tirèrent
profit de la connaissance de ces ouvrages. Par la suite, les rois
sassanides entreprirent la collecte des textes zoroastriens qui
avaient été dispersés en Inde, en Chine, ainsi qu’à Byzance et
firent faire des copies. Ainsi, le pillage de la Perse par
Alexandre avait permis de faire connaître ces livres aux Grecs.
L’historien du XIVe siècle Ibn Khaldûn (1332-1406) l’explique
dans ses Prolégomènes (Muqaddima) :
« Chez les Perses, les sciences rationnelles jouaient un rôle
très important et étaient largement développées, car les
dynasties perses étaient puissantes et leur pouvoir
ininterrompu. On dit que c’est par eux que ces sciences
parvinrent aux Grecs, lorsqu’Alexandre tua Darius [en 330
avant notre ère] et s’empara du royaume achéménide 17. Il
s’appropria alors les ouvrages et les sciences des Perses 18 ».
À travers les traductions vers l’arabe au début de la période
abbasside, les Perses convertis à l’islam pouvaient considérer
que l’étude de toutes les sciences faisait partie de leur héritage
et que la traduction des textes grecs permettait de retrouver
l’ancienne science perse 19. Un élément fondamental dans
l’idéologie impériale zoroastrienne sassanide était la culture de
la traduction qu’elle revendiquait et qu’elle encourageait.
C’est cette culture que le calife abbasside Al-Mansur va
exploiter, se positionnant comme le successeur des anciens
rois sassanides. Il va également se servir de l’intérêt
zoroastrien pour l’astrologie. Il fabrique « une idéologie
impériale aux prétentions universalistes en la fondant sur
l’idée que l’État abbasside était prédestiné par les étoiles et en
définitive par Dieu à être le successeur des empires universels
qui l’avaient précédé dans la région 20 ». Soulignons avec
Gutas les implications messianiques du titre que le calife avait
adopté, celui d’« Al-Mansur », c’est-à-dire « celui à qui Dieu a
accordé la victoire ».
L’entreprise d’envergure de traduction des textes anciens
scientifiques vers l’arabe n’était pas seulement l’œuvre des
califes et des princes. Les soutiens venaient également de
l’élite de la société multiculturelle abbasside. Ils dépassaient
les divisions religieuses, ethniques, linguistiques. Les mécènes
étaient des Arabes et des non-Arabes, musulmans et non-
musulmans, sunnites* et chiites*. Ils étaient fonctionnaires
civils et chefs militaires, marchands et banquiers, professeurs
et savants. Ces mécènes se sont impliqués dans ce programme
à long terme qui disposa d’un financement considérable,
d’origine publique et privée.
Aux raisons politiques et idéologiques s’ajoutent des
facteurs liés, d’une part, à la demande de science appliquée
dans une société en plein développement et, d’autre part, à la
demande de science théorique suscitée par un milieu où se
construisait une forte tradition scientifique et philosophique.
Dans certains domaines tels que l’astrologie et l’astronomie,
les détenteurs de ces savoirs que Gutas dénomme « les savants
internationaux » avaient précédé la fondation de Bagdad et
« avaient travaillé au Proche-Orient en pratiquant leur
profession dans le milieu qui leur offrait le meilleur soutien et
en transmettant ainsi une grande part de leur savoir
scientifique sans traduction 21 ». Ces spécialistes apportaient
leur contribution scientifique aux besoins d’ordre pratique et
s’associaient au projet califal de développer le savoir
scientifique. Le milieu scientifique s’étendit pour atteindre une
masse critique à même de réaliser ce projet. Des astronomes et
mathématiciens, des physiciens et philosophes s’impliquèrent
dans cette entreprise scientifique en langue arabe. La demande
en connaissances s’accrut, suscitant en retour de nouvelles
demandes de traductions pour répondre aux recherches en
cours. Pour illustrer ce point, citons le savant et traducteur
Hunayn ibn Ishaq (808-873) quand il relate sa recherche d’un
manuscrit de Galien, La démonstration :
« Il [Galien] a composé cet ouvrage de quinze livres…
Jusqu’à présent, aucun de nos contemporains n’a obtenu
une copie complète de cet ouvrage ; mais Gibrîl consacrait
un grand soin à sa recherche, et je l’ai moi-même recherché
avec beaucoup de zèle ; j’ai voyagé en quête de cet ouvrage
en Mésopotamie, dans toute la Syrie, en Palestine et en
Égypte, jusqu’à ce que je parvienne à Alexandrie. Je n’en
ai rien trouvé, excepté à Damas, sa moitié environ. Mais il
s’agit de livres non successifs, et incomplets. Or Gibrîl
avait trouvé des livres de cet ouvrage qui ne sont pas ceux-
là mêmes que j’avais trouvés 22. »

Le rêve aristotélicien d’Al-Ma’mun


Les successeurs d’Al-Mansur poursuivirent la politique
culturelle en faveur de la traduction des textes anciens de la
tradition scientifique et philosophique hellène. Le calife Al-
Ma’mun (784-832) oriente ce choix en mettant en avant la
Grèce ancienne dans une région en grande partie acquise à la
nouvelle religion et consolide l’Empire islamique face aux
Byzantins et aux chrétiens. Il s’implique dans le débat
religieux et adhère à l’école rationaliste des mutazilites*
(mu’tazila), qui attribue à la raison le rôle fondamental de
fonder la connaissance et qui la place avant les textes sacrés en
cas de contradiction. Les mutazilites adhèrent à un pur
monothéisme, affirmant l’unicité de Dieu, et défendent la thèse
du Coran créé par Dieu mais non éternel comme Dieu. Le
calife Al-Ma’mun et ses deux successeurs imposent
l’obéissance à cette doctrine et s’acharnent à la faire accepter
de force : c’est la mihna. Méthode autoritaire du pouvoir
califal ou méthode de discussion et de débats intellectuels ?
Les deux probablement. Al-Ma’mun est un souverain qui veut
promouvoir la science et la philosophie grecque. L’histoire a
retenu le mythe du rêve d’Al-M’amun auquel serait apparu
Aristote :
« Le calife Al-Ma’mun vit en songe un homme au teint
clair coloré de rouge, au front large ; ses sourcils se
rejoignaient ; il avait la tête chauve et les yeux bleu foncé,
ses manières étaient affables ; il était assis dans la chaire.
J’étais, dit Al-Ma’mun, tout contre lui et j’en fus rempli de
crainte. Je lui demandais : “Qui es-tu ?” Il me répondit : “Je
suis Aristote.” Cela me réjouit et je lui dis : “Ô Sage, je
vais te questionner.” Il me dit : “Questionne.” Je lui dis :
“Qu’est-ce que le bien ?” Il me répondit : “Ce qui est bien
selon la raison.” Je lui dis : “Et après ?” Il répondit : “Ce
qui est bien selon la révélation.” Je lui dis : “Et après ?” Il
me répondit : “Ce qui est bien aux yeux de tous.” Je lui
dis : “Et après ?” Il me répondit : “Après il n’y a pas
d’après” 23. »
Différentes interprétations et différentes versions circulent
à propos de ce rêve. Le bio-bibliographe du Xe siècle Ibn al-
Nadîm le présente comme l’illustration de la politique d’Al-
Ma’mun pour son action de grande portée en faveur de la
traduction des textes grecs. Une autre explication, sans lien
aucun avec sa politique de traduction, met en avant le soutien
d’Al-Ma’mun à la doctrine mutazilite. Par la réponse
d’Aristote, primauté est donnée à la raison aux dépens de la loi
religieuse : c’est l’exercice de la philosophie qui prime sur
l’avis des autorités religieuses et sur celui de « tous », c’est-à-
dire de la masse. C’est ce que soutiennent les mutazilites. La
figure d’Aristote est choisie pour transmettre ce message. Mais
le rêve exprime plus l’effet que les traductions grecques
commencées, comme nous l’avons écrit plus haut, avec le
règne d’Al-Mansur, ont produit en termes de références
intellectuelles, sur le milieu intellectuel de Bagdad. Pour
représenter l’autorité, c’est une personnalité de l’Antiquité,
Aristote, qui est choisie. Autrement dit, le choix est la
conséquence de la politique de traduction et non son point de
départ 24. Le penseur franco-algérien Mohamed Arkoun décrit
dans ses Essais sur la pensée islamique le milieu bagdadien
dans la première moitié du IXe siècle, « l’enthousiasme des
dirigeants aussi bien que des intellectuels qui s’attachèrent à
faire revivre la majeure partie de l’œuvre de Platon, d’Aristote,
de Galien et les principaux écrits de commentateurs comme
Porphyre, Simplicius, Proclus, etc. 25 ». La volonté d’Al-
Ma’mun est un des facteurs favorables à « cet événement
exaltant pour l’esprit. Mais cette volonté elle-même était
portée par celle de tout un groupe social ». C’est ce qui a
conduit à « une promotion spectaculaire de la raison comme
moyen et garant de la connaissance » dans « une Cité
musulmane aux bases encore mal assurées 26 ».

Le développement de la tradition
scientifique
Dans la nouvelle société abbasside, la science est devenue
une composante importante de la culture générale qui n’était
pas seulement religieuse ou littéraire et qui va constituer une
caractéristique de la culture arabe. On peut le constater dans
les ouvrages de classification des sciences ainsi que dans la
culture populaire, précise Roshdi Rashed 27 qui nous rappelle le
récit du barbier de Bagdad des Mille et Une Nuits :
« Vous avez en ma personne le meilleur barbier de Bagdad,
un médecin expérimenté, un chimiste très profond, un
astrologue qui ne se trompe point, un grammairien achevé,
un parfait rhétoricien, un logicien subtil, un mathématicien
accompli dans la géométrie, dans l’arithmétique, dans
l’astronomie et dans tous les raffinements de l’algèbre, un
historien qui sait l’histoire de tous les royaumes de
l’univers. Outre cela, je possède toutes les parties de la
philosophie 28… »
Les travaux scientifiques qui, au départ, étaient une réponse
aux besoins pratiques, s’étendirent à des domaines d’ordre
théorique, des recherches plus poussées et des matières
nouvelles méritant d’être l’objet de traductions. Les demandes
réitérées de traductions étaient fortes. Elles étaient le résultat
des avancées scientifiques en cours produites par les savants.
L’évolution de certaines disciplines montre la relation entre la
traduction et les besoins de la recherche scientifique et de la
connaissance théorique 29. Pour appuyer ce constat qui nous
éclaire sur le caractère exceptionnel du mouvement de
traduction gréco-arabe, reprenons deux exemples intéressants
analysés par Roshdi Rashed 30. Le premier concerne les
mathématiques. Le grand savant mathématicien Al-Khwarizmi
(780-850) est l’inventeur de l’algèbre et son nom latinisé est
associé à l’algorithme. Il est l’auteur d’un célèbre traité intitulé
Kitāb al-jabr wa-al-muqābala (Le livre de la restauration et de
la mise en correspondance). C’est un livre dont le sujet et le
style sont nouveaux. Il inaugure une discipline mathématique
indépendante, l’algèbre, du mot arabe al jabr. Al-Khwarizmi
le rédige entre 813 et 830, période où Al-Ma’mun est calife et
l’emploie à plein temps à son service dans la fameuse
institution scientifique Bayt al-hikma*, la maison de la
sagesse 31. Un demi-siècle auparavant, les Éléments d’Euclide
avaient été traduits en arabe au Bayt al-hikma par son collègue
mathématicien Al-Hajjaj ibn Matar. Al-Khwarizmi s’en est
apparemment inspiré. Il démontre différentes formules pour la
résolution de certains problèmes, non pas par une méthode
algébrique mais par une méthode géométrique, reposant sur
l’idée d’égalité des aires. Les mathématiques d’Al-Khwarizmi
avec son travail nouveau sur l’algèbre suscitent à leur tour un
intérêt pour la tradition mathématique grecque et entraînent
alors une nouvelle traduction vers l’arabe, celle de l’ouvrage
de Diophante, l’Arithmetica.
Le deuxième exemple concerne l’optique. Au VIIIe siècle, la
lumière n’était pas encore comprise comme un phénomène
indépendant de l’œil, comme le montrera plus tard Ibn al-
Haytham (965-1040). La lumière fascinait. De plus, savants et
gouvernants y trouvaient un intérêt pratique et firent traduire
du grec vers l’arabe les livres d’optique de Dioclès (240-180
avant notre ère), Anthemius de Tralles (474-534) et Didymus
(313-398). On y trouvait la fameuse légende des miroirs
ardents qui raconte comment le physicien grec Archimède
(IIIe siècle avant notre ère) avait défendu sa ville natale
Syracuse, lors du siège de la ville par la flotte romaine
conduite par le général Marcellus. Archimède aurait utilisé des
miroirs géants qui réfléchissaient la lumière et la concentraient
sur les voiles des bateaux romains. Le récit des miroirs ardents
fut rapporté dans des écrits grecs qui furent retrouvés puis
traduits en arabe. Le savant Al-Kindi (801-873) s’intéressa au
sujet. Il reprit la question de l’embrasement à une distance
donnée des miroirs, rectifia la démarche proposée par
Anthemius de Tralles et entreprit l’examen d’autres types de
miroirs. Il expliqua en particulier la réflexion des rayons du
Soleil sur des miroirs sphériques concaves, dont l’axe était
orienté vers le Soleil, ainsi que la convergence des rayons en
un même point de l’axe.
Cette intense activité scientifique qui se déroula sur
plusieurs siècles concerna tous les domaines de la science. Il
serait fastidieux d’en dresser la liste. C’est le développement
des sciences qui généra la forte demande de traduction des
textes anciens vers l’arabe et non l’inverse. Roshdi Rashed
précise que « la traduction scientifique était le plus souvent
destinée, sinon toujours, non point à constituer une
bibliothèque nécessaire à l’érudition, mais à répondre aux
besoins de la recherche scientifique la plus avancée à
l’époque ». Il ajoute que « souvent, l’acte de traduire était
immédiatement suivi du renouvellement d’un chapitre
particulier, si ce n’est de l’ensemble de la discipline. C’est dire
que cette transmission était parfois didactique, souvent
cumulatrice, et par moments révolutionnaire 32 ». Rashed fait
référence au chapitre évoqué plus haut, celui des miroirs
ardents qu’il qualifie de mathématiquement le plus difficile de
l’ancienne optique et aussi le plus séduisant socialement, les
miroirs ardents étant présentés souvent comme une arme de
guerre. Il serait impossible de comprendre l’importance des
travaux de traductions grecs hellénistiques et byzantins vers
l’arabe sur ce sujet sans faire référence à la recherche engagée
assez tôt dans ce domaine par Al-Kindi et ses successeurs. Elle
a conduit à parfaire la théorie, puis à étendre les résultats de la
réflexion sur les miroirs par une nouvelle recherche, celle de la
réfraction à travers les lentilles, phénomène qui pouvait
également produire l’embrasement. L’étude de l’optique se
poursuivit alors avec la dioptrique, l’étude des phénomènes de
réfraction, qui va détrôner la catoptrique ayant pour objet
l’étude des phénomènes de réflexion. L’apport d’Ibn al-
Haytham, mathématicien et physicien de la fin du Xe siècle et
du début du XIe sera décisif. J’y reviendrai plus loin.

La traduction des textes anciens


ne fut pas une simple réception
Le mouvement de traduction s’étend sur deux siècles au
cours desquels l’activité scientifique des savants et traducteurs
était intense et la curiosité intellectuelle sans limites. J’ai
évoqué le travail d’Al-Kindi en optique ; il fut également un
grand philosophe, inspiré par la tradition grecque :
« Nous ne devons pas rougir de trouver beau le vrai,
d’acquérir le vrai d’où qu’il vienne, même s’il vient de
races éloignées de nous et de nations différentes ; pour qui
cherche le vrai rien ne doit passer avant le vrai, le vrai n’est
pas abaissé ni amoindri par celui qui le dit ni par celui qui
l’apporte, nul ne déchoit du fait du vrai mais chacun en est
anobli 33. »
Al-Kindi, descendant des rois de l’antique tribu du sud
arabique de Kinda, dont le père fut gouverneur de Kufa, située
au sud de la Mésopotamie, a été le premier à promouvoir la
tradition philosophique grecque qui, en son temps, était
l’apanage des non-musulmans et des non-Arabes. Cela lui
valut le titre de faylasuf, terme arabe signifiant philosophe au
sens traditionnel grec (falsafa* est la translittération du grec
φιλοσοφία). Il est considéré comme le plus musulman des
philosophes arabes, car le seul à vouloir véritablement prouver
que le dogme spécifiquement musulman est le plus conforme à
la raison, écrit Marwan Rashed. Cet historien de la philosophie
grecque et arabe souligne l’apport d’Al-Kindi, « premier
auteur islamique à tenter de développer certaines intuitions du
kalam* [théologie musulmane] à l’aide de doctrines et de
méthodes puisées à des corpus grecs traduits à sa demande,
certainement dans cet objectif 34 ».
La situation change au XIe siècle. La demande de traduction
diminue. Elle est moins pertinente parce que les ouvrages
essentiels ont été traduits. Ce sont alors les nouveaux travaux
des savants en langue arabe qui vont féconder l’espace
scientifique. De grandes productions marquent la période
autour de l’an mille, telles que celles d’Ibn Sina dit Avicenne
(980-1037) en médecine et en philosophie, de Biruni (973-
1051) en astronomie, d’Ibn al-Haytham en physique. Les lieux
de création des sciences se développent dans le vaste Empire
islamique. Biruni a beaucoup voyagé et l’Inde est un des pays
où il a résidé plusieurs années. Ibn al-Haytham né en
Mésopotamie s’est installé au Caire. Ces savants se sont
penchés sur les travaux des anciens Grecs, Ptolémée, Euclide
ou Archimède, mais aussi sur les travaux des anciens de
l’Inde, Aryabhata (476-550) et Brahmagupta (598-670). Ils les
ont analysés et ont porté dessus leur regard critique,
contribuant à les prolonger dans de nouvelles directions et à
initier une nouvelle méthodologie scientifique.

Les traductions persanes et indiennes


Les débuts de l’astronomie arabe ont surtout concerné les
travaux relatifs aux tables astronomiques dont les données
constituent un outil précieux pour les astronomes et également
pour les astrologues. En effet, les tables astronomiques
permettent de trouver les positions des astres dans le ciel à une
date donnée sans qu’il soit nécessaire de les observer. Les
premières traductions vers l’arabe de ce type de travaux
astronomiques appelées Zij al-Shah (Tables royales) 35 ont été
faites au cours du VIIIe siècle à partir de sources persanes. Le
mot Zij est le pluriel arabe du mot persan zijat et va entrer dans
la langue arabe pour désigner les tables astronomiques. Ces
travaux d’astronomie datent de l’Empire perse sassanide (226-
651) et sont connus des savants arabes à travers les versions
datant de l’époque de Khosro Ier Anochervan (531-578) et de
celle de Yazdejerd III (632-651). Ce qui caractérise ces
compositions persanes est l’influence de l’astronomie
indienne, en particulier celle développée par Aryabhata,
comme le noteront les savants arabes, notamment Biruni.
L’astronomie arabe devient une activité importante avec les
premiers califes de la dynastie abbasside et s’enrichit de textes
indiens, directement traduits en arabe. L’histoire commence à
Bagdad vers 770, selon une tradition fort célèbre. Une
délégation indienne conduite par un astronome est reçue au
palais par le calife Al-Mansur et lui remet un texte
d’astronomie en sanskrit 36. Le document retient l’attention du
calife qui charge deux savants Muhammad ibn Ibrahim al-
Fazari et Yaqub Ibn Tariq de le traduire en arabe. L’astronome
indien les assiste dans ce travail qui aboutit à l’adaptation en
arabe du texte indien sous le nom de Zij al-Sindhind (Table
astronomique indienne). Cette tradition est rapportée dans
diverses sources arabes, en particulier dans le Livre de l’Inde
de Biruni, et elle repose très probablement sur un fait
historique réel. Mais, souligne l’historien des sciences Régis
Morelon 37, des questions restent en suspens : quelle est sa date
exacte ? Qui était l’astronome indien et quelle langue a-t-il
utilisée pour échanger avec les deux savants ? Quelle était la
nature de leur travail ? A-t-il conduit à une traduction fidèle au
texte en sanskrit ou à une simple transcription des données
astronomiques sous forme de tables, ce qui explique le titre
générique Zij al-Sindhind ? Quelles que soient les réponses
relatives aux détails liés à cet épisode, les savants Al-Farizi et
Yaqub Ibn Tariq sont reconnus par leurs successeurs comme
les initiateurs de l’astronomie arabe, et celle-ci a bénéficié en
premier lieu des sources indiennes. On y trouve la grande
nouveauté introduite par les savants indiens, le sinus des arcs
(demi-corde de l’arc double) ce qui correspond à une avancée
dans les calculs trigonométriques par rapport à ceux de
l’astronomie grecque antérieure à Ptolémée, datant
d’Hipparque (190-120 avant l’ère commune), utilisant les
cordes d’arc 38. Les sources indiennes reviennent dans les écrits
scientifiques arabes au siècle suivant. Le mathématicien Al-
Kwarizmi – cité plus haut – s’en inspire dans son ouvrage
d’astronomie qu’il appelle également Zij al-Sindhind. Il y
présente des tables sur les mouvements du Soleil, de la Lune et
des cinq planètes connues à l’époque (Mercure, Vénus, Mars,
Jupiter, Saturne) avec des paramètres et des méthodes de
calcul d’origine indienne, prenant en compte l’utilisation du
sinus. Le texte original du Zij al-Sindhind d’Al-Kwarizmi est
perdu, mais sa transmission a été réalisée grâce à la version
latine du savant Adélard de Bath (1080-1152), à partir d’une
révision faite par le mathématicien andalou Al-Majriti (950-
1007). D’autre part, l’origine des sources utilisées par Al-
Kwarizmi n’est pas bien connue. L’une d’elles serait la
traduction arabe du traité d’astronomie de Brahmagupta,
Khandakhadyaka, cité sous la dénomination de Zij al-
Arkand 39. À cette source indienne, il faut ajouter l’influence
grecque des Tables faciles de Ptolémée. Les premiers écrits
d’astronomie arabe mentionnés plus haut sont caractérisés par
l’utilisation simultanée de sources différentes, indiennes et
persanes pour Al-Farizi et Yaqub Ibn Tariq, indiennes et
grecques pour Kwarizmi. Mais l’intérêt de disposer de ces
apports multiples est resté limité car il manquait une
nécessaire recherche de cohérence entre les résultats issus de
sources différentes 40. Le milieu des astronomes arabes
s’enrichit à partir du IXe siècle et poursuit la recherche et la
traduction de textes fondateurs de l’astronomie théorique, dont
ceux de Ptolémée, qui seront étudiés, exploités, mais
également critiqués par Ibn al-Haytham notamment.

Ibn al-Haytham et la nouvelle science


de l’optique
Les travaux d’Ibn al-Haytham inaugurent la mise en œuvre
d’une démarche expérimentale et une nouvelle compréhension
du rayon lumineux qui rompt avec le rayon visuel d’Euclide et
de Ptolémée. Ibn al-Haytham remet en cause le point de vue
des anciens, qui considéraient la lumière comme une
émanation de l’œil et qui, pour parler des rayons lumineux, les
qualifiaient de rayons visuels. C’est « une révolution
copernicienne » dans le domaine de l’optique, pour reprendre
l’expression de Roshdi Rashed : l’œil n’émet plus de lumière,
il la reçoit. L’œil n’est plus l’organe émetteur, il est l’organe
récepteur, c’est un renversement total, révolutionnaire. Pour
Ibn al-Haytham, la lumière se propage indépendamment de
l’œil : elle est une « forme » qui se propage. Cette définition
lui permet d’éviter le terme « rayon » et de faire clairement la
distinction avec le « rayon visuel » de la doctrine ancienne. En
séparant la propagation de la lumière du phénomène de la
vision, il définit ainsi une nouvelle science, celle de l’entité
physique qu’est la lumière, la science de l’optique dont le but
est la formulation des propriétés de la propagation libre de la
lumière, de sa réflexion et de sa réfraction en présence de
différents milieux. Il mettra en œuvre la méthode
expérimentale pour dégager ces propriétés et exploitera la
chambre noire pour observer le comportement des rayons
lumineux. Le Traité d’optique (Kitab al-Manazir) d’Ibn al-
Haytham connu en Occident sous le nom d’Alhazen a joué un
rôle fondamental dans l’élaboration de l’optique moderne à
partir de la fin du XIIe siècle, lorsqu’il fut traduit en latin sous
le titre Opticae Thesaurus Alhazeni.
Par le renversement qu’il opère, Ibn al-Haytham analyse la
lumière qui parvient à l’œil, organe récepteur, et attribue au
cristallin le rôle d’organe sensible à la lumière qui passe
ensuite au nerf optique. C’est une conception remarquable
pour l’époque que Kepler (1571-1630) rectifie six siècles plus
tard en attribuant à la rétine et non au cristallin le rôle d’organe
sensoriel. Mais revenons à Ibn al-Haytham avec qui s’opère un
changement dans l’explication de la perception visuelle et en
particulier celle de l’appréciation des distances 41. Car, la
lumière entrant dans l’œil, « la sensation se produit comme
pour tout autre sens à l’intérieur du corps et non plus au
contact de l’objet 42 ». Il s’agit alors d’expliquer ce sens de la
vue, le « sens des lointains » alors qu’on devrait « situer à
l’intérieur de l’œil tout ce que celui-ci donne à voir ». Ibn al-
Haytham y répond en introduisant « l’idée d’une éducation du
sens par l’acquisition d’habitudes et de souvenirs », c’est-à-
dire de la mémoire visuelle, faisant reposer la saisie des reliefs
et des volumes sur des habitudes, des évaluations et des
indices. C’est donc une profonde transformation de l’approche
du visible qu’il introduit et qui sera enseignée à Florence dans
la seconde moitié du XIVe siècle. En effet, explique l’historien
des sciences Simon Gérard, « dans l’optique antique du rayon
visuel, le regard devrait venir buter sur la surface du tableau
comme sur un volet clos, alors qu’une optique du rayon
lumineux autorise à concevoir le tableau comme l’équivalent
d’une fenêtre ouverte sur des lointains dont les signes
lumineux et colorés parviennent jusqu’à l’œil 43 ». Cet autre
regard contribuera au développement de la perspective
méthodiquement construite proposée par Filippo Brunelleschi
(1377-1446) puis théorisée par Leon Battista Alberti (1406-
1477).
D’autre part, avec l’optique d’Ibn al-Haytham, naît une
science qui instaure un rapport nouveau entre physique et
mathématiques, traduisant la nécessité de les articuler. Voici
comment Ibn al-Haytham l’explique dans son Discours de la
lumière qu’il publie après son Traité d’optique, qui nous est
accessible en français grâce à la traduction de Roshdi Rashed :
« Traiter de l’essence de la lumière appartient aux sciences
physiques, mais traiter du mode de sa propagation nécessite
un recours aux sciences mathématiques en raison des lignes
suivant lesquelles les lumières se propagent. De même,
l’étude de l’essence du rayon fait partie des sciences
physiques tandis que celle de sa forme et de sa figure
renvoie aux sciences mathématiques. De la même manière
pour les corps transparents où la lumière pénètre, traiter de
l’essence de leur transparence revient aux sciences
physiques alors que l’étude du mode dont la lumière se
propage en eux appartient aux sciences mathématiques.
Ainsi l’étude de la lumière, du rayon et de la transparence
doit nécessairement se composer des sciences physiques et
des sciences mathématiques 44. »
La relation entre physique et mathématiques est également
retenue par Ibn al-Haytham dans l’étude de l’astronomie et
plus précisément dans son analyse critique des méthodes de
Ptolémée, intitulé Al-Shukûk alâ Batlamiyus (« Doutes sur
Ptolémée »). Sans aller jusqu’à proposer un nouveau modèle
d’univers, Ibn al-Haytham ose remettre en cause l’autorité de
Ptolémée. Il objecte que l’arrangement planétaire proposé dans
L’Almageste n’a aucune existence physique. Il considère que
si une hypothèse mathématique ne peut être vérifiée
lorsqu’elle est traduite en termes physiques, alors, elle doit être
rejetée. Et il conclut : une hypothèse ne peut être retenue pour
sauver le phénomène 45.

Biruni et le mouvement possible


de la Terre
Si Ibn al-Haytham cherchait à décrire le monde par un
système « physique » en accord avec la théorie, Biruni, une
autre grande figure des pays d’islam de la première moitié du
e
XI siècle, en avait une vision mathématique. Moins connu
dans l’Occident latin, Biruni, que l’on nommait le Maître (en
arabe l’ostadh), est originaire du Kwarizm (actuel
Ouzbékistan). Il s’intéresse à tous les domaines de la science,
mathématiques, astronomie, physique, minéralogie,
géographie, histoire. Parfait connaisseur des travaux de
Ptolémée, il se penche également sur l’astronomie des savants
indiens, notamment Aryabhata qui soutient au Ve siècle la
rotation de la Terre sur elle-même et la fixité des cieux, et
Brahmagupta qui reprend un siècle et demi plus tard l’étude de
la rotation de la Terre. Aux objections de ceux qui doutaient de
la thèse d’Aryabhata, arguant que si la Terre est en
mouvement, les rochers et les arbres ne tiendraient pas et
tomberaient de la Terre, Brahmagupta répond que les choses
pesantes ne tombent pas sous l’effet de la rotation terrestre, car
elles sont attirées vers le centre la Terre du fait de sa gravité.
Biruni s’intéresse à cette vision du monde et envisage
l’hypothèse du mouvement diurne de la Terre proposé par
Aryabhata dans son Livre de l’Inde, sur lequel je reviendrai.
Cependant, Biruni a aussi connaissance de l’argument qu’avait
formulé Ptolémée dans L’Almageste contre une Terre en
mouvement autour du Soleil :
« Si donc, la Terre tournait, du moins en une révolution
quotidienne, il devrait arriver le contraire de ce qui vient
d’être dit. En effet, ce mouvement qui, en vingt-quatre
heures franchit tout le circuit de la Terre, devrait être
extrêmement véhément et d’une vitesse insurpassable. […]
Les choses tombant librement n’arriveraient pas, non plus,
en perpendiculaire, au lieu qui leur fut destiné, lieu entre-
temps retiré avec une telle rapidité de dessous d’elles. Et
nous verrions aussi toujours se porter vers l’Occident les
nuages et toutes les choses qui flottent dans l’air 46. »
Quelle position adopter ? La question du mouvement
possible de la Terre était loin d’être résolue en l’an mille et
peu d’érudits s’y consacraient. Biruni était l’un d’eux, et
probablement pas le seul. Il semble avoir connu un astronome
éminent – dont il tait le nom –, probablement de civilisation
arabe, qui « s’est porté à la rescousse de la doctrine de la
Terre » contre les disciples de Ptolémée 47. Biruni hésitera
longtemps avant de prendre position sur le mouvement
possible de la Terre. Faisant référence à Aryabhata, il fait
remarquer que cette hypothèse (le mouvement de la Terre)
« ne détruit en aucune manière l’astronomie ». Il ajoute que
« le fait que cette hypothèse cadre aussi bien que la doctrine
régnante avec les données astronomiques donne lieu à une
difficulté qui peut très difficilement être aplanie 48 », montrant
ainsi la force de son raisonnement. Il entrevoyait déjà la notion
de système de référence qui se précisera avec le
développement de l’étude de la mécanique.
Biruni revient sur cette question dans son grand traité
d’astronomie Al-Qanun al-Masudi qu’il dédie à son protecteur,
le sultan Masud de Ghazni. Ayant par ailleurs déterminé le
rayon de la Terre, il évalue la vitesse d’un objet du fait de la
rotation de cette dernière. Il obtient une vitesse très grande qui
devra s’ajouter aux autres mouvements allant dans le même
sens que la Terre ou opposer une résistance dans le cas
contraire. Aucun effet n’est constaté, donc la Terre est
immobile. Biruni reste sur le modèle géocentrique, il n’avait
pas la preuve expérimentale du mouvement diurne de la
Terre…
Aujourd’hui, toute personne curieuse peut avoir cette
preuve avec le dispositif du pendule de Foucault. Ce pendule
fut montré au public pour la première fois par son concepteur,
le physicien français Léon Foucault (1819-1868), au Panthéon
à Paris le 31 mars 1851. Le pendule est impressionnant,
composé d’une boule sphérique de 28 kilos suspendue par un
fil flexible de 67 mètres fixé à la coupole du Panthéon. Ce que
Foucault proposait au public n’était pas seulement d’admirer
ce dispositif et de le voir osciller. Il s’agissait d’observer le
déplacement sensible de la direction du plan d’oscillation du
pendule. Ce déplacement n’est pas anodin, l’expérience est le
fruit d’un cheminement scientifique qui a abouti à une
expérience révélatrice du mouvement diurne de la Terre.

Pour une conception sécularisée


de l’histoire des sciences arabes
Il faut donner aux sciences arabes, à tous les savants qui
ont œuvré à leur essor et à leur développement en pays
d’islam, leur place dans l’histoire des sciences. Ils font partie
de l’aventure de la science universelle, dont ils sont des
pionniers et des acteurs. Cela posé, on pourra les situer dans le
contexte historique, on pourra examiner les conditions sociales
et politiques qui ont favorisé leur activité scientifique, on
pourra s’interroger sur le milieu où ils ont évolué et sur leur
entourage.

Les sciences rationnelles


Les sciences arabes ne constituent pas une science
« islamique » : il est important de réagir au qualificatif
« islamique ». Le terme « arabe » est clair, il désigne les
sciences écrites en langue arabe, je l’ai déjà souligné. Mais
pourquoi le qualificatif « arabe » bien défini par les historiens
des sciences est-il de plus en plus aujourd’hui remplacé par
celui d’« islamique » ? C’est une déviation qu’entretiennent
certains courants fondamentalistes. Dans quel but ? Le but est
politique et s’inscrit dans leur idéologie, pour sortir la science
produite en pays d’islam de la science universelle et de sa
longue histoire à travers le temps et l’espace. Le but est de
l’enfermer dans un cadre religieux. Le physicien pakistanais
Pervez Hoodbhoy, spécialiste de physique nucléaire, né à
Karachi en 1950, dénonce cette vision dans son ouvrage
intitulé Islam and Science. Religious Orthodoxy and the Battle
for Rationality 49. Il est l’un des rares scientifiques des pays
d’islam à défendre l’autonomie de la science par rapport au
religieux et à proposer une réforme de l’éducation dont le
Pakistan a tant besoin.
La science universelle relève de la pensée libre, laquelle
s’interroge sur le monde en toute indépendance du regard
religieux. Cette indépendance de la science est qualifiée par
les défenseurs de l’islam politique de « pensée occidentale »,
une dénomination associée à la laïcité et à la pensée libre qui
est dénoncée par les figures connues de l’islam politique :
« La laïcité concorde avec la pensée occidentale qui
considère que Dieu a créé le monde puis l’a abandonné, et
que sa relation avec Lui est celle d’un horloger avec la
montre qu’il a fabriquée puis laissée marcher
indépendamment de lui. Cette conception est héritée de la
philosophie grecque, celle d’Aristote surtout, chez lequel la
divinité laisse l’univers à lui-même, à la différence de notre
conception à nous musulmans, pour lesquels Dieu est le
Créateur de l’univers, le Souverain du royaume,
l’Ordonnateur des choses, Celui qui connaît tout, recense
tout, exerce Sa miséricorde sur tout et nourrit tout être
vivant ; ainsi Il a révélé la loi islamique, a permis ce qui
était licite et a interdit ce qui était illicite, a contraint Ses
créatures à se conformer à Ses préceptes et à mettre en
pratique ce qu’Il a révélé, faute de quoi ils seraient
considérés comme infidèles, iniques, corrompus 50. »
Ce propos est celui de Youssef al-Qardawi, fondateur de
l’Union internationale des savants musulmans et son président
jusqu’en novembre 2018. Il a été également l’une des stars de
la chaîne qatarie Al-Jazira pendant de longues années. Il
dénonce la laïcité, la pensée occidentale, la philosophie
grecque et Aristote en premier lieu, en les opposant à la
conception des musulmans, pour lesquels Dieu est le Créateur
de l’univers et Celui qui connaît tout. Quelle est la raison
fondamentale de cette hostilité ? La laïcité retire au discours
religieux contemporain « l’autorité sacrée » qu’il revendique
lorsqu’il se prétend détenteur de la vérité absolue 51. L’hostilité
traduit en réalité la nécessaire distance que doit avoir le
croyant musulman avec la science dite « universelle » ou
« occidentale », ce qui revient au même pour les tenants de
l’islam politique. Les reproches que ces derniers font à la
« science occidentale » n’ont rien à voir avec le débat justifié
autour de la technoscience et des relations fort contestables de
certains milieux avec les puissantes firmes internationales. Il
est important de souligner que celles-ci sont considérées par
ailleurs comme tout à fait fréquentables par les dirigeants du
monde musulman. De plus, beaucoup de ceux qui refusent la
science « occidentale » et lui reprochent d’avoir contribué à la
destruction de notre planète, utilisent sans limites ses
applications technologiques pour promouvoir leur idéologie.
Le respect de l’environnement et la nécessité de limiter
l’utilisation des énergies fossiles ne sont pas des priorités dans
certaines régions d’islam, signes révélateurs des dérives
auxquelles a conduit la puissance de la technoscience.
On s’interroge alors sur les limites de cette hostilité qui
pourrait également concerner l’héritage des savants des pays
d’islam dans de nombreux domaines des sciences rationnelles.
Le qualificatif « rationnel » permet de distinguer la
connaissance scientifique de celle liée à la révélation de la
parole de Dieu, désignée par le mot ilm* en arabe. Ce mot
occupe une place prépondérante dans la tradition islamique, il
est employé dans plusieurs versets coraniques pour désigner la
connaissance de Dieu, puis de tout ce qui porte sur la religion,
s’opposant à celui de ma’rifa, la connaissance réflexive, qui ne
concerne que le domaine profane. Le participe actif alim*
(dont le pluriel est ouléma) désigne en conséquence le savant
en matière religieuse. Ce n’est que beaucoup plus tard que ilm
acquiert le sens de science en général.
Les sciences rationnelles ne sont l’apanage d’aucune
religion, ce sont celles qui sont « naturelles à l’homme »,
précise Ibn Khaldûn dans la Muqaddima (Les Prolégomènes) :
« Les sciences rationnelles sont naturelles à l’homme en
tant qu’il est doué par la pensée. Elles ne sont pas
l’apanage d’une religion particulière. Au contraire, elles
sont étudiées par les adeptes de toutes les religions,
lesquels sont également aptes à les apprendre et à
entreprendre des recherches sur celles-ci. Elles existent
dans l’espèce humaine depuis que la civilisation est
apparue dans le monde. On les appelle les « sciences de la
philosophie et de la sagesse ». Elles sont au nombre de
quatre 52… »
Quatre sortes de sciences rationnelles sont définies par
l’historien du XIVe siècle : en premier lieu, « la science de la
logique », permettant au chercheur de distinguer le vrai du
faux dans l’examen qu’il fait des concepts et des
assentiments ; ensuite, l’étude des choses sensibles appelée la
« physique » ; puis en troisième lieu la « métaphysique » ; et,
enfin, les « sciences mathématiques ».
Ibn Khaldûn est le premier à proposer une théorie de
l’histoire d’ambition universelle. Il bouleverse les méthodes
traditionnelles des chroniqueurs de son temps, centrées sur
la description. Il fonde une nouvelle science, « la science de la
civilisation 53 » et élabore l’une des premières tentatives
d’explication rationnelle de l’histoire humaine dans sa
globalité.
« Peut-être, avec Ibn Khaldûn, plus qu’avec aucun autre,
sommes-nous conduits à admettre, preuve à l’appui, qu’une
science sociale comme l’anthropologie, dont nous plaçons
la date de naissance à la seconde moitié du XIXe siècle et les
e
premiers balbutiements dans l’Europe du XVI siècle, a pu
bel et bien exister, sous des formes achevées mais
différentes, ailleurs et dans d’autres temps, et, en
l’occurrence, avec quasiment la même approche et une
créativité exceptionnelle, dans le XIVe siècle maghrébin. Les
sciences sociales, les sciences de l’homme en général ne
seraient plus une création du XIXe siècle européen 54. »
C’est ce qu’écrit l’historien Abdesselam Cheddadi en
réponse à la question : « Que signifie donc le fait de pouvoir
utiliser Ibn Khaldûn, aujourd’hui, comme nous utilisons
n’importe quel anthropologue ou historien contemporain ? »
Question qu’il pose dans la conclusion de son ouvrage Ibn
Khaldûn. L’homme et le théoricien de la civilisation, en parfait
connaisseur de son œuvre dont il a traduit en français Le Livre
des exemples 55. Nombreux sont les spécialistes des sciences
humaines contemporains qui partagent ce point de vue. Parmi
eux, le spécialiste de l’islam médiéval Gabriel Martinez-Gros
développe une Brève histoire des empires. Comment ils
surgissent, comment ils s’effondrent 56 en s’inspirant de la
pensée d’Ibn Khaldûn. La référence « islamique » aux travaux
d’Ibn Khaldûn concerne la civilisation dans laquelle il a vécu
mais non son approche scientifique qui n’a nulle raison
objective d’être qualifiée ainsi. Cheddadi souligne à ce propos
que « dans la théorie sociale et politique d’Ibn Khaldûn, la
religion joue effectivement un rôle important à divers niveaux,
mais elle n’apparaît qu’à un certain stade de l’analyse, et
quand Ibn Khaldûn la fait intervenir, il se réfère à la religion
en général et non à l’islam comme tel 57 ».
Je pourrais poursuivre sur le caractère universel des travaux
scientifiques réalisés en pays d’islam, en me référant à
l’astronomie arabe si productive pendant des siècles. Certes,
elle a produit des recherches notables motivées par des
problèmes pratiques liés à la pratique religieuse, les horaires
des cinq prières quotidiennes, la détermination de la qibla,
direction locale de La Mecque vers laquelle doivent s’orienter
les musulmans lors de leur prière, l’établissement du
calendrier lunaire nécessitant le calcul de visibilité du
croissant.
Mais ces recherches motivées par des considérations
religieuses doivent-elles être pour autant qualifiées
d’islamiques ? Les méthodes d’observations et les calculs
relèvent du champ scientifique. Par ailleurs, l’astronomie
arabe ne s’est pas limitée à ces sujets d’études et s’est
distinguée par de nombreux travaux théoriques et d’ouvrages
critiques tels que celui d’Ibn al-Haytham, Doutes sur
Ptolémée, cité plus haut. Lorsque ce grand savant
s’interrogeait sur L’Almageste de Ptolémée et les incohérences
relevées avec le Livre des hypothèses traitant de l’approche
physique du monde de l’astronome d’Alexandrie, ce n’était
pas en vertu d’une nécessité théologique, d’une recherche liée
à une prescription coranique. C’était en conséquence de l’état
du savoir en matière d’astronomie à l’époque d’Ibn al-
Haytham et de son esprit critique. Son travail n’est pas marqué
par une appartenance religieuse particulière. Le penseur
tunisien Abdelwahab Meddeb (1946-2014) exprime cette idée
avec son écriture savante et poétique dans son ouvrage Face à
l’islam 58 où il répond aux questions « brûlantes » sur l’islam et
la république, l’islam et la pensée critique, l’Europe et
l’islam… Pour mieux combattre les fanatiques, il faut révéler
la voie des Lumières, faire connaître tous ceux qui ont
contribué au savoir de l’humanité. Comment ne pas adhérer à
un tel projet ? Relisons ces lignes où il parle avec émotion
d’Ibn al-Haytham, de sa découverte faisant de l’œil l’organe
sensoriel captant la lumière et de son approche de la saisie (Al-
Idrâk) visuelle de la profondeur :
« … l’œuvre [d’Ibn al-Haytham] a constitué le référent
principal des recherches en optique, d’Orient et d’Occident,
jusqu’à ses derniers commentateurs qui n’étaient autres que
Kepler, Copernic, Descartes, Leibniz, Malebranche,
Newton. Lorsque je lis ces pages, j’éprouve une réelle
émotion qui provient de cet arabe du Xe siècle. […] Il m’est
arrivé de lire sa partie la moins mathématique, les deux
chapitres consacrés au procès de la saisie (al-Idrâk), en
même temps que L’Art de voir d’Adlous Huxley ; je peux
vous affirmer que les deux textes se relaient et se répondent
dans un jeu de résonances qui traverse les obstacles des
siècles, des langues, des frontières séparant les discours et
les disciplines 59. »
On pourrait poursuivre indéfiniment sur cette voie des
Lumières pour combattre l’obscurantisme. Je m’arrêterai sur
une dernière image, celle du savant de l’an mille déjà évoqué,
Biruni et son analyse des civilisations hindoues. Qu’y a-t-il de
particulier dans cette recherche ? Biruni adopte une démarche
d’humaniste, il ne se laisse pas conduire par les préjugés
habituels à l’égard de l’« étranger », mais il adopte un
raisonnement rationnel qui lui permet d’éviter deux écueils :
ceux du discours apologétique et ceux du discours polémique.
Quelques siècles avant l’époque d’Ibn Khaldûn, Biruni
s’intéresse aux civilisations étrangères et aux religions autres
que l’islam. Il a une grande connaissance des auteurs grecs et
éprouve un intérêt particulier pour Socrate, sa pensée
philosophique et éthique, à propos duquel il écrit :
« Socrate s’opposa à l’ensemble des siens sur le culte des
idoles et refusa de considérer les astres comme des
divinités. Là-dessus, onze juges d’Athènes sur douze le
condamnèrent à mort, et Socrate mourut sans avoir renié la
Vérité 60. »
Biruni s’intéresse à l’Inde où il a séjourné plusieurs années
et laisse un livre précieux sur l’analyse de sa civilisation qu’il
intitule, Le Livre de l’Inde. Étude des idées de l’Inde, qu’elles
soient conformes à la raison ou rejetées par celle-ci. Ce grand
pays avait fait l’objet de récits de géographes ou de marins
dont certains mettaient en avant le caractère merveilleux, voire
l’étrangeté. Biruni propose un autre regard, qui renouvelle
l’approche sur l’Inde. Le Livre de l’Inde n’est pas un récit, il
n’est pas un traité polémique. C’est une étude par laquelle
Biruni va inaugurer une méthode comparative et tenter de faire
une présentation impartiale :
« Ceci n’est pas un livre de controverse et de débat, qui
présente les arguments d’un adversaire pour distinguer en
eux le vrai du faux. C’est un compte rendu direct qui donne
les opinions des Hindous et ajoute ce que les Grecs ont dit
sur des sujets semblables, afin de procéder à une
comparaison 61. »
Biruni veut transmettre les propos des Indiens dans les
termes où ils les ont exprimés. Cet objectif n’est pas si facile à
réaliser et Biruni fait part de quatre obstacles qu’il lui a fallu
surmonter pour approcher la vérité, celui de la langue, celui de
la religion, celui des coutumes et celui de la terminologie 62. Il
va faire connaître une réalité religieuse bien différente de celle
du monde islamique, tout en étant conscient des difficultés de
la tâche. Il veut contribuer à la connaissance de l’autre, à son
respect, faisant preuve d’esprit scientifique dans le sens
moderne du terme. Il adopte un point de vue universel,
cherche à dégager des constantes propres à l’ensemble des
civilisations, telles que la dualité corps/âme, la croyance en un
paradis et un enfer, quelles que soient leurs formes,
l’interpénétration entre État et religion, la nécessité d’un ordre
social 63.
Biruni montre une grande ouverture et fait part de son
rapport à la rationalité :
« Certains croient que la science est d’origine récente,
d’autres, qu’elle est aussi vieille que le monde. Les
premiers affirment que les techniques ont été enseignées
par “initiation” et vont jusqu’à dire que chacune d’elles a
été révélée et implantée par un prophète déterminé. Mais il
y en a qui pensent que l’homme découvre les techniques à
l’aide de l’intelligence et que c’est la déduction qui permet
à la raison d’acquérir le savoir 64. »
Biruni n’ignorait pas que l’étude des sciences rationnelles
pouvait déplaire à certains. Il dénonçait les attitudes
antiscientifiques. Il relevait que les extrémistes religieux
traitent la science d’athée et lui reprochent de dérouter le
peuple du droit chemin, alors qu’ils agissent eux-mêmes pour
que les gens restent dans leur état d’ignorance. Ils peuvent
ainsi dissimuler leur propre ignorance en détruisant la science
et les scientifiques 65. Son propos aurait pu être celui d’un
savant de culture différente, de religion différente. J’ajoute
qu’il pourrait être celui d’un scientifique contemporain face à
l’obscurantisme.

Adjectifs coupables
Lorsque je présente les savants en pays d’islam et leur
méthodologie scientifique, je me réfère à la science
universelle. On peut m’objecter que cette notion fait l’objet de
nombreux débats dans le milieu des philosophes, tout comme
celui des spécialistes des sciences humaines et également des
sciences mathématiques et physiques. Je persiste néanmoins à
soutenir le caractère universel de la science dans la situation
actuelle où elle est mise à l’épreuve, relativisée voire réfutée.
La conclusion de François Jacob (1920-2013), prix Nobel de
physiologie ou médecine 1965, dans l’avant-propos de son
ouvrage, Le Jeu des possibles, souvent citée pour sa pertinence
dans les cours de philosophie, me permet de préciser mon
approche :
« Avoir contribué à casser l’idée d’une vérité intangible et
éternelle n’est peut-être pas l’un des moindres titres de
gloire de la démarche scientifique 66. »
Au nom de la « vérité éternelle », des mouvements
religieux livrent bataille contre la théorie de l’évolution
biologique. Les fondamentalistes protestants ont commencé
dans les années 1920 avec le procès du jeune enseignant
Thomas Scope accusé d’avoir enseigné l’évolution biologique
aux élèves de l’école publique de Dayton dans l’État de
l’Ohio. Depuis, le mouvement créationniste a continué à
prendre de l’importance aux États-Unis, il a traversé les
océans, s’implantant dans diverses contrées de l’Océanie et
dans certains pays européens, en particulier en Pologne, et
s’est également invité sur les terres d’islam 67. Au nom de la
« vérité éternelle », des mouvements religieux catholiques
s’attaquent à l’héliocentrisme et introduisent le
néogéocentrisme dans le paysage pseudoscientifique du
e
XXI siècle. Au nom d’idéologies de nature religieuse ou

politique, la science est dévoyée. Elle le fut dans le monde


soviétique au milieu du siècle dernier, avec l’affaire Lyssenko.
Trofim Lyssenko (1898-1976) était un agronome qui
voulait promouvoir un procédé relatif aux cultures de plantes
qui avait été découvert soixante-dix ans plus tôt. Il a voulu
faire accepter l’idée qu’il est possible de modifier l’hérédité
des organismes par un procédé appelé vernalisation, censé
permettre la transformation du blé d’hiver en blé de printemps
en le soumettant à de basses températures. Lyssenko est
parvenu à faire approuver son point de vue par le comité
central du Parti communiste de l’Union soviétique. Pourtant,
sa conception s’oppose aux conceptions de la génétique
adoptée par les scientifiques à l’échelle internationale de son
temps. C’était l’époque où la biologie moléculaire, une
discipline nouvelle, recherchait la nature chimique du support
moléculaire de l’hérédité au sein des chromosomes. Mais
Lyssenko voulait balayer cette science qu’il qualifiait de
« bourgeoise », de science réactionnaire, au profit de sa
conception unifiant la théorie et la pratique dite « science
prolétarienne ». Il promettait que sa vision des mécanismes de
l’hérédité allait entraîner une révolution agronomique et faire
progresser puissamment les rendements de l’agriculture
soviétique collectivisée.
« Incroyable » affaire que celle de Lyssenko, « arriviste
sans scrupule » et « charlatan », pour reprendre les
qualificatifs de François Jacob qui rappelle dans La Statue
intérieure :
« Qu’on pût opposer aux généticiens soviétiques, non des
expériences, mais des textes d’Engels et reprocher à la
génétique son incompatibilité, non avec des données sur
l’hérédité, mais avec le matérialisme dialectique, c’était
incroyable. Qu’une dictature politique n’hésite pas à
déporter et emprisonner des scientifiques sous prétexte
qu’ils avaient pratiqué une biologie bourgeoise servant de
caution à une politique réactionnaire, c’était incroyable
[…].
Devant ce délire collectif, la génétique devenait un bastion
de la raison. Faire de la génétique, c’était refuser
l’intolérance et le fanatisme 68. »
Comment des gens par ailleurs cultivés et intelligents ont-
ils pu se laisser entraîner dans cette rocambolesque et tragique
histoire ? Et comment un État aussi important que l’URSS, qui
proclamait par ailleurs sans réserve son adhésion à une vision
scientifique du monde, a-t-il pu confier son agronomie à un
charlatan, tout en le laissant ensuite détruire un pan entier de la
recherche soviétique, celui de la génétique ? C’est la force
d’un pouvoir autoritaire. Si autoritaire que certains
scientifiques soviétiques se sentaient dans l’obligation
d’affirmer la compatibilité de leurs recherches avec le
matérialisme dialectique. J’avais consulté dans les années
1980, un excellent ouvrage de la collection scientifique
soviétique Mir éditée en français, intitulé Théorie de la
relativité restreinte ; l’ouvrage en question traite de la théorie
d’Einstein avec toute la rigueur et la clarté voulue pour la
compréhension de cette théorie par des étudiants de premier
cycle universitaire. J’ai été surprise, néanmoins, de lire dans la
conclusion les phrases suivantes :
« Les concepts de la relativité restreinte de l’espace et du
temps représentent, par rapport aux idées de Newton, un
pas vers les fondements du matérialisme dialectique. […]
Ainsi donc, l’évolution des idées de l’espace et du temps en
physique est en accord avec les principes généraux du
matérialisme dialectique qui est à la base de notre
conception du monde 69. »
Une conclusion qui n’a rien à voir avec le reste de
l’ouvrage, mais qui a probablement été imposée par les
autorités politiques qui finançaient la collection Mir.
L’affaire Lyssenko est importante à rappeler. Elle conduit
au questionnement suivant : la science est-elle universelle ou
est-elle une représentation du monde socialement déterminée ?
La science est un savoir construit avec sa cohérence, sa
méthodologie, et les lois scientifiques sont universelles. Elles
ne sont pas une construction sociale. Il n’y a pas deux
sciences, la science bourgeoise et la science prolétarienne,
comme voulaient le faire croire Lyssenko et ses supporters. Il
n’y a pas deux sciences, la science occidentale et la science
islamique, comme le soutiennent les théoriciens des Frères
musulmans.
Les conséquences de ce relativisme scientifique sont d’une
portée préoccupante dans le domaine de l’éducation. À titre
d’exemple, en France, il sert de prétexte à des parents de
culture musulmane qui, influencés par la vision islamiste,
décident d’inscrire leurs enfants dans des institutions
d’enseignement douteuses plutôt que de les laisser dans le
système public. La biologie devient suspecte, elle est contraire
aux traditions islamiques et nécessite une adaptation pour être
acceptable : oui à l’évolution biologique à l’échelle
microscopique, c’est-à-dire une « microévolution » qui décrit
les changements au sein d’une même espèce d’êtres vivants,
non à l’évolution à l’échelle macroscopique qui décrit comme
l’a fait Darwin, comment une espèce est issue d’une autre
espèce au moyen de la sélection naturelle. Les contraintes
imposées à l’enseignement pour qu’il soit en accord avec les
« préceptes islamiques » tels que définis par l’islam politique,
peuvent aller très loin et sont significatives des
« accommodements » avec la science menant à une
acceptation tronquée de ses théories.
CHAPITRE 2

Le détournement
de la science
« La religion musulmane, qui ne connaît formellement ni
clergé ni Église, aurait dû être et devrait devenir la religion
qui favorise la désaliénation de l’individu, l’affirmation de
sa pleine liberté et de son entière souveraineté pour le
choix de ses croyances, de ses idées et de son
comportement. Pourtant elle a été, du fait de l’histoire,
celle où l’individu se dissout dans la communauté, perd
toute autonomie et connaît l’asservissement le plus
opprimant à la société et à l’État. La légitimation de la
violence que les ulémas ont cultivée a empêché
l’émergence d’une théorie de la démocratie et des droits
de l’homme 1. »
Mohamed CHARFI,
Islam et liberté. Le malentendu historique.

Pourquoi la science arabe a-t-elle quitté le devant de la


scène après des siècles au cours desquels elle s’est développée
dans tous les domaines ? Cette question est liée au déclin de la
civilisation islamique. Beaucoup d’historiens s’y sont
intéressés et de nombreuses recherches restent à engager pour
résoudre ce que Fernand Braudel a qualifié comme étant
« l’irritant problème de la décadence, problème
malheureusement sans solution ». Je ne passerai pas ici en
revue les explications proposées pour expliquer le déclin. Mon
propos est autre : il est focalisé sur la science, sur la
transmission du savoir scientifique en terres d’islam et sur
l’absence de continuité dans la volonté de le promouvoir.
L’intérêt que je porte à la transmission du savoir est lié,
comme on peut s’en douter, au contexte actuel caractérisé par
l’influence particulièrement menaçante des mouvances
obscurantistes sur la jeunesse musulmane. Il faut chercher à
démonter les tentatives d’embrigadement de nos jeunes. À cet
effet, il convient d’examiner les bases de cet embrigadement
qui est, à mon sens, trop facilement associé à des conditions
sociales défavorables. Les comportements liés à des
revendications identitaires ont commencé à apparaître après la
révolution iranienne et le retour triomphant de Khomeiny, à
la fin des années 1970. C’est un constat que je ne suis pas la
seule à dresser. Avec cette victoire, les mouvements religieux
se réclamant de l’islam politique dans la filiation du
mouvement des Frères musulmans fondé en 1928 en Égypte
ont pris de l’importance. Et c’est l’éducation qui a subi très
vite les conséquences négatives de la place grandissante de
l’islam politique dans la société, des lycées à l’université.
C’est pourquoi c’est ce secteur de l’éducation qui devrait,
aujourd’hui plus que jamais, être protégé de l’intrusion des
obscurantistes et de leur volonté de clôture par rapport au
savoir scientifique.
Les moyens utilisés pour enfermer le savoir dans le cadre
de la tradition orthodoxe sont mieux compris lorsque l’on
retrace les étapes de la transmission des sciences en terres
d’islam à la lumière des circonstances politiques et que l’on
regarde comment la fermeture dogmatique a conditionné la
vision d’un monde dominé par la toute-puissance divine.

La période de basculement
Pour tenter d’avancer dans la compréhension de « ce qui
s’est passé », le choix de la chronologie proposée par les
historiens est fondamental. Celle que propose Gabriel
Martinez-Gros est très pertinente 2. Elle se déroule en trois
temps. Le premier va de l’Hégire, la mort du Prophète en 622,
à la prise de Bagdad par les Turcs seldjoukides en 1055. Cette
première période relative à un Empire islamique s’étendant de
l’Europe occidentale à l’Asie centrale se caractérise par
l’hégémonie de la langue arabe devenue la langue des savants
et des élites, par une production littéraire et scientifique
nourrie de l’héritage des anciens, grec, perse et indien, et par
le poids politique et culturel important de l’Irak et de l’Iran
ainsi que celui du chiisme.
Le deuxième temps défini par Martinez-Gros va de 1055
à 1500 environ, période au cours de laquelle le pouvoir
politique passe à de nouvelles dynasties : berbères et surtout
turques, puis turco-mongoles. Un changement important se
produit : « Le pouvoir se militarise, la citadelle remplace le
palais. » Alors qu’au cours de la dynastie abbasside à l’apogée
de sa puissance économique et culturelle, il n’y a pas eu de
nouvelles conquêtes par rapport à celles des Omeyyades, les
avancées territoriales reprennent : vers l’Afrique noire avec les
Berbères almoravides, vers l’Anatolie et l’Inde avec les Turcs,
respectivement Seldjoukides et Ghaznavides. Les terres
centrales de l’Empire islamique médiéval, l’Irak et l’Iran,
subissent un sérieux ralentissement économique et une baisse
de la démographie et, au XIIIe siècle, Le Caire a éclipsé
Bagdad. La région orientale du monde islamique est marquée
par les changements suivants : le persan est imposé par les
princes turcs 3 au détriment de l’arabe ; le sunnisme se
développe aux dépens du chiisme, pourtant puissant et
représenté par les Bouyides installés à Bagdad (dynastie chiite
d’origine perse qui régna à Bagdad de 945 à 1055) et les
Fatimides (dynastie chiite ismaélienne* qui régna de 909 à 969
depuis l’Ifriqiya, puis de 969 à 1171 depuis l’Égypte) ; le
corps des oulémas se constitue à partir des juristes et
théologiens, le soufisme se répand et séduit les gens des
campagnes restés chrétiens ou à demi païens. Les madrasas
prennent la place des dar al-ilm* et les sciences de la tradition
l’emportent sur les sciences rationnelles.
Quant au troisième temps, il débute au XVIe siècle. Il est
marqué par la constitution de trois grands empires : ottoman
avec la prise de Constantinople en 1453 et celle du Caire en
1517 ; séfévide en Iran à partir de 1501 et moghol en Inde à
partir de 1536.

Bibliothèques et enseignement
des sciences
En adoptant cette périodisation, on peut mieux comprendre
comment s’est déroulé l’enseignement des sciences
rationnelles au cours des siècles en pays d’islam et comment
les institutions scientifiques ont évolué en fonction des
contextes politiques.
Mosquées, Bayt al-Hikma, dar al-ilm, madrasa, désignent
des institutions qui disposaient de bibliothèques, de lieux
d’enseignement et de réunions. Qu’est-ce qui les distingue ? À
quelles périodes sont-elles mises en place ?
Intéressons-nous d’abord à la première période, celle du
mouvement de traduction de l’héritage scientifique des anciens
et de l’essor des sciences rationnelles. Quels étaient alors les
lieux où toutes les sciences, religieuses et celles dites
« profanes », étaient enseignées et dans quelle mesure
certaines bibliothèques avaient-elles vocation à proposer des
enseignements ?
L’institution symbolisant l’essor des sciences arabes, le
Bayt al-hikma (La Maison de la sagesse), se trouve à Bagdad.
Initialement bibliothèque du cinquième calife abbasside Harun
al-Rachid (766-809), il devient sous l’égide du calife Al-
Ma’mun, une institution scientifique centrée autour d’une
grande bibliothèque fournissant aux savants des manuscrits et
des livres traduits. Des activités scientifiques s’y déroulent 4.
Des traductions y sont réalisées, ce qui ne signifie pas que
toutes les traductions provenaient de ce lieu prestigieux. Il s’y
organise des réunions de savants dont certains sont
pensionnaires de l’institution (ce fut le cas d’Al-Kwarizmi) et
perçoivent un salaire, répondant aux demandes du calife qui
peut les convoquer à tout moment. Le Bayt al-Hikma a joué un
rôle certainement important, soulignent les historiens des
sciences, mais il ne fut pas une « académie » pour
l’enseignement des sciences « anciennes », ni un centre de
« conférences » pour les réunions de savants 5. Celles-ci
pouvaient avoir lieu dans les résidences des califes ou dans des
résidences privées. La vie intellectuelle n’était donc pas
concentrée dans un seul type d’institutions, le Bayt al-Hikma
et d’autres institutions publiques du même type créées au
cours du IXe siècle. Les espaces privés ont joué eux aussi un
rôle important pour l’exercice et la transmission de la science.
Des bibliothèques privées étaient connues pour la richesse de
leur fonds, elles appartenaient à des princes, à des notables ou
à des savants. Comment ne pas évoquer à ce propos la fin
tragique (et sans doute légendaire) de l’encyclopédiste Al-
Jahiz (776-867) écrasé par les livres de sa bibliothèque ?
L’enseignement des sciences se déroulait de manière plutôt
libre, il pouvait avoir lieu dans une bibliothèque ou dans la
demeure d’un savant dont la notoriété attirait les étudiants. Le
caractère privé et personnel de l’enseignement des sciences,
dispensé en dehors de toute institution est une caractéristique
remarquable en terres d’islam, que George Makdisi, professeur
d’études orientales, souligne dans son ouvrage The Rise of
Colleges 6, le terme « college » ayant la signification anglo-
saxonne d’institutions d’études supérieures. Je reviendrai sur
ce point ultérieurement.
Les souverains pouvaient posséder des bibliothèques très
riches, signe de leur intérêt pour le savoir. Cependant, elles ne
fonctionnaient pas toutes comme des institutions scientifiques
et seules certaines accueillaient les savants pour leur travail
d’érudit, de traducteur et de commentateur. Au IXe siècle, des
institutions d’un autre modèle sont créées par la dynastie
fatimide qui, après avoir régné en Tunisie, occupe l’Égypte en
969 et s’installe à Fustat près de la future capitale égyptienne
qu’elle fondera et appellera Le Caire (la Victorieuse). Les
nouvelles institutions créées à partir du Xe siècle, sont les dar
al-ilm, les maisons de la connaissance. Cette appellation
remplace celle de dar al-hikma, ilm signifiant la connaissance
au sens large et hikma signifiant sagesse. Les Fatimides,
dynastie chiite ismaélienne, veulent favoriser le
développement des sciences, les sciences rationnelles et la
philosophie, et conçoivent ces établissements de manière
différente des bayt al-hikma. En premier lieu, leur vocation est
autre : le dar al-ilm n’est pas un lieu dédié à la traduction et à
la rédaction de nouveaux ouvrages. Certes, comme dans les
bayt al-hikma, les sciences profanes et la philosophie y sont
bien présentes car, pour leurs fondateurs, c’étaient elles qui
devaient dominer à long terme. Mais une activité importante
pour la transmission des avancées scientifiques y est
introduite : les savants ont d’abord pour tâche d’enseigner et
de répondre aux demandes d’étudiants 7. En deuxième lieu, ces
institutions sont constituées dans le régime des waqfs (biens de
main morte 8). Le plus illustre dar al-ilm, initialement appelé
dar al-hikma, est fondé en 1005 par le calife fatimide Al-
Hakim (985-1021), passionné d’astronomie, mais aussi
souverain si imprévisible qu’il fut qualifié parfois de fou. Le
dar al-ilm d’Al-Hakim comprenait une riche bibliothèque dont
le fonds provenait des collections privées du palais ; cette
maison de la connaissance accueillait savants, lecteurs du
Coran, astronomes, grammairiens, lexicographes, médecins, et
constituait un lieu d’enseignement ainsi qu’un espace de
réunions pour les savants. Comment a-t-elle été financée ? Le
calife Al-Hakim avait constitué en qualité de waqf des terrains
à Fustat au profit de mosquées et du dar al-ilm, institution
bénéficiant d’un peu plus du dixième des revenus de ces
waqfs. Cette dotation était utilisée « pour payer le
conservateur, les copistes, les domestiques, pour fournir aux
lecteurs encre, papier et calame, pour acheter tapis et tenture »,
mais elle n’était pas affectée au paiement des savants attachés
à la bibliothèque et aux frais d’enseignement, dépenses
prélevées sur d’autres fonds 9.
D’autres dar al-ilm sont créés à Mossoul, à Basra, à Alep, à
Tripoli (Liban), à Bagdad. À l’instar de celui fondé en Égypte,
ils sont dotés d’une bibliothèque et d’un lieu de rencontres et
d’enseignement des sciences et parfois d’un centre accueillant
savants et élèves. À titre d’exemple, le dar al-ilm fondé par le
vizir bouyide Sabur ibn Ardashir dans le quartier d’Al-Karkh à
Bagdad à la fin du Xe siècle bénéficiait d’une dotation
importante en waqfs. Le fonds de sa bibliothèque comportait,
outre le Coran et des ouvrages de commentaires du fiqh* et de
théologie, des « livres des gens de la Famille », c’est-à-dire
des livres chiites composés par des descendants du Prophète,
et des manuscrits « de médecine, d’astronomie, de philosophie
et autres sciences 10 ». De plus, les savants étaient accueillis
sans esprit de partialité dans cette institution d’orientation
chiite dont la direction des études relevait d’un cheikh
hanéfite 11.
Les fondations dar al-ilm se développèrent au cours des
e
X et XIe siècles à une époque où le pouvoir chiite des émirs
bouyides dominait Bagdad. Le règne de l’émir Adhud al-
Dawla entre 949 et 983, conseillé par un ministre mutazilite
Al-Sahib ibn Abbad, fut favorable au développement de la
science et de la philosophie 12. L’astronome Abd al-Rahman al-
Sufi (903-986) bénéficia du soutien de l’émir qui fut à
l’origine de la construction de l’observatoire d’Ispahan. Al-
Sufi, appelé Azophi en Europe occidentale, laissa un important
travail sur les quarante-huit constellations de Ptolémée dans
son ouvrage sur les étoiles fixes, Kitab al-Kawakib al-Thabit
al-Musawwar. De plus, une observation importante lui est
attribuée : en 964, il découvre la galaxie Andromède, galaxie
spirale la plus proche de notre galaxie observable dans le ciel
boréal. La nature des nébuleuses et galaxies n’était pas connue
à l’époque, il a fallu attendre le XXe siècle avec les
développements de l’astronomie et de la cosmologie pour
avancer dans l’étude des galaxies et elles ne nous ont pas
encore livré tous leurs mystères ! Cet exemple le montre :
l’histoire de la science en pays d’islam ne s’est pas limitée au
cercle du pouvoir abbasside bagdadien ; elle ne relève pas des
souverains sunnites, et elle n’est pas linéaire dans le temps.
Cette histoire est complexe, nous le savons bien, et pour la
saisir dans sa richesse il faut s’appuyer sur les faits.
L’efflorescence culturelle de l’époque bouyide, qui commence
en 945 à Bagdad avec la mise sous tutelle du calife abbasside,
est soulignée par Dimitri Gutas 13. La grande période de
traduction des textes grecs est dépassée et il s’ensuit au cours
du Xe siècle une période de grande production scientifique
avec l’élaboration d’œuvres majeures. S’il y a moins de
traductions, c’est dû au fait que les textes principaux ont été
traduits, étudiés et commentés. Ce qu’attendaient les patrons
protecteurs des savants n’étaient pas des traductions mais des
productions scientifiques originales. Ainsi, bien longtemps
avant la fin de la période bouyide (1055), il est intéressant de
rappeler quelques grandes œuvres qui ont révolutionné la
science : en médecine, Ibn Abbas al-Majusi (Xe siècle) rédige
Le Livre complet sur l’art médical, Kamil as-sinaa at-tibbiya,
manuel de médecine et de psychologie, portant également sur
l’éthique médicale, qui a été traduit en latin dès le XIe siècle ;
Ibn Sina, (980-1037), Avicenne pour les Latins, laisse un
important traité, Kitab al-qanun fi t-tibb (Le Canon de la
médecine) utilisé dans les universités européennes jusqu’au
e
XVII siècle ; en astronomie, Al-Battani (858-929) corrige

certains calculs de Ptolémée et produit de nouvelles tables


astronomiques, Al-Zij al-Sabi (Tables sabéennes), qui ont
longtemps fait autorité en Occident latin ; Biruni reprend
l’ensemble de l’héritage astronomique du monde grec, indien
et arabe en utilisant les outils mathématiques de l’époque et
compose la première encyclopédie astronomique, le Kitab al-
qanun al-masudi ; en mathématiques, Al-Kwarizmi est
l’auteur du livre Kitab al-jabr wa-al-muqabala (Le Livre de la
restauration et de la mise en correspondance) qui fonde une
nouvelle discipline, l’algèbre (al-jabr) ; en physique, Ibn al-
Haytham rompt avec l’ancienne approche du rayon visuel,
séparant pour la première fois la théorie de la lumière et la
théorie de la vision, et explique la science de l’optique dans
son traité, Kitab al-Manazir, qui a eu une influence
considérable sur l’évolution de l’optique moderne.

Madrasa vs dar al-ilm ?


Venons-en maintenant au début de la deuxième période
marquée par la prise de Bagdad par les Turcs seldjoukides en
1055. Cette victoire a mis fin à la dynastie chiite bouyide, qui
a connu un épanouissement culturel souligné plus haut, ainsi
qu’une libre confrontation doctrinale, comme le précise
Mohamed Arkoun :
« L’une des plus frappantes caractéristiques de la culture
sous les Bouyides, c’est qu’aucune des tendances qui,
depuis l’avènement de l’islam, se sont développées dans
une atmosphère de rude compétition, ne l’a emporté sur les
autres de manière décisive. Au contraire, toutes connaissent
un plein épanouissement grâce à la conjonction d’une
tension sociopolitique permanente et d’une étonnante
liberté de pensée 14. »
Le sunnisme dont étaient convaincus les Seldjoukides l’a
emporté sur le chiisme des Bouyides. Le sunnisme comportait
différentes écoles, dont l’école rationaliste mutazilite
encouragée sous le calife Al-Ma’mun. Puis, sous le calife Al-
Mutawakkil (822-861), le mutazilisme fut violemment
combattu. Par la suite, c’est l’école acharite* formée au milieu
du Xe siècle par les disciples du théologien Al-Achari (873-
935) qui l’emporte sur l’école mutazilite et devient le porte-
parole de l’orthodoxie sunnite. Mais le déclin du califat
abbasside permet aux princes iraniens de la dynastie des
Bouyides de devenir en 945 les véritables maîtres de l’empire
et l’extension de l’école acharite subit un temps d’arrêt. En
effet, les Bouyides sont chiites et privilégient une sorte de
synthèse entre la pensée mutazilite et certains aspects de la
pensée chiite 15. Lorsque les Seldjoukides prennent le pouvoir,
l’acharisme retrouve sa place privilégiée au sein de la société
musulmane sunnite et devient la doctrine officielle de l’Empire
abbasside.
Un des dirigeants du XIe siècle qui a joué un rôle important
dans la reconnaissance de l’école acharite par les autorités
officielles est Nizam al-Mulk (1028-1092), Persan originaire
du Khurasan. Il a occupé pendant trente ans la fonction de
vizir des sultans seldjoukides Alp-Arslan et Malik-Shah. Il a
administré les affaires intérieures du sultanat et a été un acteur
de premier plan dans le changement des institutions
scientifiques dans le cadre de la politique religieuse contre les
chiites qui finirent par se venger de lui. En 1092, Nizam al-
Mulk dépêche une armée pour attaquer la forteresse d’Alamut
tenue par les chiites ismaéliens, plus précisément la secte des
assassins. Ces derniers réagissent en envoyant l’un d’eux
assassiner le vizir.
Un changement se produit lorsque le sunnisme s’impose au
milieu du XIe siècle : de nouvelles fondations pour
l’enseignement, les madrasas, sont mises en place et les dar
al-ilm, symboles de l’influence chiite, ne sont plus acceptés et
subissent des destructions. C’est le cas du dar al-ilm de Sabur
à Bagdad dans le quartier de Karkh, ravagé en 1059 par un
incendie. La responsabilité en est attribuée aux sunnites qui
ont brûlé d’autres bâtiments dans le quartier chiite de Karkh
après le départ du chef militaire, ancien esclave turc, Al-
Basasiri qui défendait les chiites. En 1066, soit six années
après l’incendie du dar al-ilm de Sabur, Nizam al-Mulk crée
une importante école disposant d’une très riche bibliothèque,
la madrasa Nizamiyya qui porte son nom.
Quelle est la mission des madrasas, et quelles étaient les
disciplines qui y étaient enseignées ? Les sciences qu’Ibn
Khaldûn comme d’autres penseurs des terres d’islam
définissaient comme « rationnelles », déjà rappelé plus haut,
faisaient-elles partie des curricula ? Si ce n’était pas le cas,
dans quelle mesure la multiplication des madrasas a-t-elle
freiné la transmission des « sciences rationnelles » au profit de
la transmission des « sciences religieuses » ? Précisons que je
reprends ici l’opposition faite à l’époque en terres d’islam
entre deux champs du savoir : celui des sciences
traditionnelles ou « sciences de la transmission » (al-ulum al-
naqliya) ou religieuses (al-ulum al-char’iyya ou al-diniyya)
comprenant l’étude du Coran, de la Sunna (tradition du
Prophète) et du droit musulman, et celui des sciences
rationnelles (ulum al-aqliyya) appelées également sciences
anciennes (ulum al-awa’il) ou étrangères, comprenant les
disciplines correspondant aujourd’hui à la philosophie, les
sciences exactes et les sciences de la nature.
Les madrasas sont fondées par les gouvernants sunnites
pour former des cadres compétents dans le domaine du droit
islamique, de la jurisprudence et des sources du droit. Le
nouveau pouvoir met en œuvre une politique qui, grâce aux
madrasas, donne un nouveau contenu au concept
d’orthodoxie, constituant un moyen de stabilisation
intellectuelle par un rétrécissement et une uniformisation du
champ du savoir 16. Il ne se limite plus au soutien des
théologiens de son choix : il les produit, il rapproche
secrétaires 17 et oulémas, assurant ainsi par une étroite
dépendance du savoir vis-à-vis de l’État, par la présence
d’appareils idéologiques d’inculcation, une unification sociale
autoritaire. Ceux qui n’obéissaient pas à l’idéologie dominante
étaient exclus de toute fonction et tous les moyens étaient
consacrés à l’orthodoxie. Les meilleurs postes dans les
services de l’administration et de la justice étaient réservés à
ceux qui s’y conformaient.
Les madrasas vont prendre le relais des mosquées en ce qui
concerne les études supérieures religieuses. En effet, depuis le
e
I siècle de l’hégire, des bibliothèques étaient installées dans

les mosquées, qui étaient tout à la fois des lieux de culte et


d’enseignement religieux. Quant aux dar al-ilm, j’ai souligné
leur rôle dans la transmission des savoirs scientifiques. Les
madrasas sont créées dans un autre objectif, celui de dispenser
un enseignement essentiellement axé sur le fiqh, la
jurisprudence et le droit islamique, ainsi que sur la
transmission des hadiths*, actes et dires du Prophète. En
conséquence, si les madrasas comportaient des bibliothèques
comme les dar al-ilm, les collections reflétaient les besoins en
documentation liés à l’enseignement des sciences religieuses.
Même si les sciences dites « anciennes » ou « profanes »
n’avaient pas disparu des enseignements et des bibliothèques
des madrasas, elles n’avaient plus la même place que celle qui
était la leur dans les dar al-ilm. L’enseignement de certaines
sciences « rationnelles » était conçu dans un but bien
déterminé, celui de répondre à des questions juridiques ou de
pratique religieuse. Par exemple, le droit des successions
nécessitait des connaissances d’arithmétique et l’étude du
calendrier lunaire des connaissances en astronomie.
FINANCEMENT DES MADRASAS ET ÉCOLES
JURIDIQUES

Le mode de financement des madrasas est la dotation en


waqfs comme c’était le cas pour les dar il-ilm. Ce système de
financement donne au fondateur d’une madrasa la maîtrise sur
l’établissement et, en premier lieu, le privilège de choisir
l’école juridique à laquelle appartient la madrasa. Il garde le
contrôle de sa fondation. De plus, ses descendants en
bénéficieront. Le contrôle s’effectue conformément à l’acte de
constitution du waqf relatif à la dotation et s’exerce de façon
indépendante à l’égard du souverain de la région. Ainsi, lors
de sa fondation, l’école Nizamiyya est rattachée à l’école
chafiite*. Elle n’accepte dans les postes académiques que ceux
qui transmettront le fiqh et les sciences des sources et des
fondements du fiqh (uçul* al-fiqh) de cette école et elle
n’accueille que des étudiants chafiites 18. Lors de la création de
la Nizamiyya, son fondateur dont on a parlé plus haut, Nizam
al-Mulk, était le vizir du sultan seldjoukide Alp Arslan qui
était lui-même hanafite*. Les enfants du sultan ou d’autres
candidats ne pouvaient être admis qu’en choisissant d’être
chafiites. Le choix de l’appartenance de la Nizamiyya à l’école
chafiite était motivé par des considérations politiques 19. Nizam
al-Mulk était un fin politicien et savait tenir compte des
sentiments politiques et religieux de la population locale.
Bagdad était alors le bastion des traditionalistes, il fallait donc
soutenir les traditionalistes chafiites.
Des madrasas relevant d’autres écoles juridiques que
l’école chafiite furent créées. Ainsi, à Bagdad, Abu Sa’d al-
Mustaufi, ministre des Finances du sultan Alp Arslan, fonde
une madrasa hanéfite rivale de la Nizamiyya. La madrasa est
construite dans le quartier de Bab at-Taq, autour du tombeau
du fondateur de l’école de jurisprudence qui porte son nom,
Abou Hanifa (699-767). Elle ouvre ses portes aux étudiants
hanafites en 1067.
Former les fuqahas* (pluriel de faqih), jurisconsultes,
spécialistes de jurisprudence islamique, et les oulémas (pluriel
de alim), tous savants de sciences religieuses, était la mission
des madrasas. Les madrasas relevaient chacune d’une école
juridique donnée et étaient donc des institutions séparées. Mais
elles partageaient le fait essentiel que chacune d’elles
garantissait la transmission de la tradition sunnite et qu’aucune
d’elles ne contribuait réellement à transmettre l’héritage
scientifique. La production scientifique était fort éloignée de la
fidélité au cadre bien défini de l’orthodoxie sunnite que les
madrasas représentaient et perpétuaient.
Dans les madrasas, les curricula étant essentiellement
focalisés sur l’étude du fiqh – jurisprudence et droit
islamique – et des uçul al-fiqh – sciences des sources et des
fondements du fiqh. Ces structures perpétuaient l’orthodoxie
sunnite et ne contribuaient pas à la transmission des sciences.
Leur prolifération à l’époque des Seldjoukides au cours de la
seconde moitié du XIe siècle a affecté l’évolution des sciences
arabes.
Est-ce que les madrasas étaient au départ conçues comme
des rivales ou de simples émulatrices des dar al-ilm ? Ces
institutions étaient-elles fondées à l’image du dar al-ilm
du Caire, institution qui laissait une place aux sciences
philosophiques ? C’est un fait, souligne Sabra 20, que les
madrasas ont vite fait de remplacer les dar al-ilm : elles
mettaient ainsi fin aux quelques institutions où les sciences
« étrangères » (par opposition aux sciences religieuses) étaient
« cultivées sans inhibition ». Comment interpréter ce
changement produit lors de la victoire des Seldjoukides ? Les
historiens sont d’accord pour mettre en avant la motivation
théologico-politique comme explication de la mise en place du
système des madrasas du type Nizamiyya. La motivation la
plus urgente est la lutte contre les chiites. Les Seldjoukides
imposent l’orthodoxie sunnite après leur victoire contre les
Bouyides prônant un chiisme ismaélien et veulent élargir leur
zone d’influence en écartant les Fatimides, dynastie chiite
régnant dans la partie occidentale de l’empire, en Égypte et en
Syrie. Mais la lutte ne s’est pas limitée à combattre le courant
chiite. Elle concerna également les mutazilites qui avaient
appuyé les Bouyides et dont l’approche rationaliste était à
l’opposé de la politique religieuse seldjoukide
antiphilosophique.

Médecine et astronomie :
des sciences pratiques ?
Il nous faut compléter l’examen de la transmission des
sciences pour évaluer le changement qui se produit au cours
e
du XI siècle dans la conception de ce que l’on attend du
« savant ». La science va se pratiquer de manière plus
systématique dans les hôpitaux pour la médecine et dans les
moquées pour l’astronomie, avec l’affectation de muwaqqit*.
Les grands hôpitaux deviennent des centres d’apprentissage
de la médecine à partir du XIIe siècle par la volonté de leurs
fondateurs qui les financent dans le cadre de dotations en
waqfs. Ce fut le cas de l’hôpital de Damas doté d’une
importante bibliothèque appelée à accueillir les enseignements
des médecins affectés dans ce lieu. Son fondateur est Nur al-
Din (1117-1174), émir d’Alep puis maître de la Syrie, qui avait
réussi à régner sur les deux villes rivales depuis les
Omeyyades, Alep et Damas. L’hôpital est appelé du nom de
l’émir, Nuri, ennemi des croisés et souverain à qui succédera
Saladin. Il restera célèbre. En effet, il est aujourd’hui le musée
d’Histoire de la médecine et des sciences, témoin de la gloire
de la médecine médiévale damascène. D’autres hôpitaux
bénéficiant de dotations waqfs, comprenant des bibliothèques
et des espaces pour l’enseignement, furent créés dans le même
but de diffusion d’une science médicale mise à disposition
des habitants de la localité. Il faut noter que la multiplication
des hôpitaux n’est pas séparable dans le temps de la diffusion
des madrasas. Ce fut le cas en Syrie, à Alep, Rakka et Damas,
où des hôpitaux et également des madrasas sont construits par
Nur al-Din. Il faut inscrire ces fondations « dans l’effort de
réarmement moral lié à la lutte contre le chiisme et contre les
croisés 21 ». Ce fut le cas en Turquie, lorsqu’à la même époque
les émirs seldjoukides créent des madrasas et des hôpitaux.
Les souverains à l’origine de ces fondations étaient
célébrés par les poètes qui voyaient dans les établissements
d’enseignement des sciences religieuses des lieux pour
l’affermissement des âmes et, dans les centres de soins et de
formation des médecins des lieux pour la guérison des
malades :
« Tu fondas une madrasa et un hôpital
Pour redresser les religions et les corps »
Ces vers du poète Al-Ashraf al-Busiri sont dédiés au sultan
Al-Mansur Qalawun (1222-1290), souverain mamelouk
d’Égypte qui dota les hôpitaux de waqfs dont les revenus très
importants couvraient en particulier les dépenses de
fonctionnement 22.
Comment se passaient les cours dans ces hôpitaux ? Il y
avait un lieu réservé où, après avoir examiné les patients, le
médecin retrouvait ses étudiants et s’asseyait pour dispenser
son enseignement et discuter de questions médicales.
Cependant, il faut préciser que tous les hôpitaux n’étaient pas
des centres d’enseignement et que quelques savants en
médecine recevaient des étudiants dans leurs domiciles et leur
prodiguaient des cours, fait illustrant une pratique que j’ai
évoquée plus haut, celle d’un enseignement à caractère privé
en dehors de toute institution.
Les dotations en waqfs de nombreux hôpitaux assurant les
soins et les enseignements médicaux suggèrent que « la
médecine, comme discipline scientifique et matière
d’enseignement, aurait progressivement perdu sa place parmi
les sciences anciennes pour s’intégrer, comme science pratique
et utile, à la culture islamique 23 ». Ce constat global n’exclut
pas que, de manière isolée dans le temps et l’espace, des
savants se soient distingués dans le domaine de la médecine.
Ainsi, au XIIIe siècle, le médecin chafiite bien connu, Ibn al-
Nafis (1210-1288) qui étudie à Damas, exerce et enseigne
dans les hôpitaux de cette ville, puis devient médecin chef
au Caire. Il a laissé d’importants travaux scientifiques dont les
plus remarquables portent sur la petite circulation du sang
dans les poumons. Il fut également apprécié pour son savoir
dans les domaines de la jurisprudence et de la théologie.
Qu’en est-il d’une autre discipline qui fut très importante
dans le monde islamique, l’astronomie ? Où se transmettait
cette science ? Les observatoires furent-ils nombreux ? Dans
quelle mesure l’astronomie a-t-elle subi la même évolution
que la médecine, en devenant une science pratique ?
L’astronomie fut encouragée et financée par les souverains. Au
début du IXe siècle, le calife Al-Ma’mun sollicita de grands
astronomes pour effectuer des observations à Bagdad et à
Damas permettant de vérifier les données de Ptolémée. De
nombreux travaux d’observation obtenus à l’aide
d’instruments précis suivirent ces premiers résultats et
aboutirent à l’établissement de tables numériques à la
disposition des astronomes ainsi que des astrologues. Des
informations très précises sur la fabrication de ces instruments
ont été retrouvées dans divers traités. En revanche, il est
malaisé de reconstituer les données relatives aux lieux
d’observation astronomique, mis à part les grands
observatoires construits à partir du XIIIe siècle, notamment
celui de Maragha en Iran du Nord et celui de Samarkand.
L’observatoire de Maragha fut construit en 1259 grâce aux
revenus des waqfs attribués par son fondateur, le Mongol
Hulagu Khan (1217-1265), petit-fils de Gengis Khan, et resta
en activité jusqu’en 1316 grâce à l’importance de la donation.
On peut s’interroger sur la raison d’un tel intérêt pour la
science de la part d’un chef des armées mongoles qui n’hésite
pas à détruire et à massacrer pour conquérir des territoires dont
Bagdad en 1258, une prise qui marque la fin de l’Empire
abbasside. D’autre part, l’observatoire de Samarkand, mis en
fonction en 1429, fut financé par le prince timouride Ulugh
Beg (1394-1449), lui-même astronome-mathématicien, et ses
activités cessèrent à sa mort en 1449.
La construction d’un observatoire, son équipement et sa
gestion nécessitent des moyens appréciables. Celui de
Samarkand fut financé par un souverain passionné
d’astronomie, celui de Maragha par les revenus de waqfs
importants, mais ce type de financement ne concerna
probablement que peu d’observatoires alors que les résultats
d’observations astronomiques furent significatifs. Un constat
qui nécessite d’être approfondi.
Qu’en est-il de la profession d’astronome ? À partir du
e
XIII siècle apparaît une nouvelle fonction, celle de muwaqqit,

astronome professionnel rattaché à une institution religieuse,


dont la responsabilité première est la réglementation des
heures de prière, tâche jusque-là réservée au muezzin
(muadhdhin) 24. Cette fonction apparaît en Égypte, en même
temps que celle des astronomes spécialisés dans l’astronomie
sphérique et dans la science de la mesure du temps ilm al-
mikat : les miqati, qui ne sont pas nécessairement rattachés à
une institution religieuse. Avec l’institutionnalisation du
muwaqqit, astronome affecté à la mosquée, chargé d’une tâche
bien précise, celle de produire des tables pour la détermination
des cinq heures de prières quotidiennes, la science de
l’astronomie est confinée à une finalité pratique. Les heures de
prière dépendent de la position du Soleil à l’endroit considéré
et sont donc liées à des phénomènes astronomiques, par
exemple, le lever et le coucher du soleil, la longueur de
l’ombre d’un gnomon, bâton planté verticalement dans le sol
visualisant par son ombre la position du Soleil dans le ciel.
Certes, ces tâches supposent une connaissance de
l’astronomie, mais elles ne conduisent pas à une réflexion sur
l’astronomie théorique, sur les modèles permettant de
comprendre les mouvements des astres et n’impliquent pas
une forte maîtrise des mathématiques, indispensable pour les
calculs complexes relatifs aux trajectoires et aux positions des
astres.
Quelques rares muwaqqit se sont distingués par leurs
travaux théoriques. C’est le cas du Syrien Ibn al-Shatir (1304-
1375) qui travaillait comme muwaqqit à la mosquée des
Omeyyades de Damas. Reprenant les travaux des astronomes
de Maragha, en particulier ceux de Nasir al-Din al-Tusi (1201-
1274), il propose un nouveau modèle d’orbites planétaires. Ce
modèle élimine l’équant 25 introduit par Ptolémée. Il rend
compte de la variation de distance d’un astre par rapport à la
Terre, en rétablissant le concept de mouvement circulaire
uniforme, considéré comme le mouvement parfait dans la
thèse aristotélicienne, toujours chère aux astronomes de
l’époque. Ibn al-Shatir introduit le couple d’al-Tusi,
construction géométrique produisant un mouvement linéaire à
partir de deux mouvements circulaires, dont l’intérêt sera
reconnu plus tard, avec le modèle de Copernic. Des recherches
récentes tentent de montrer que Copernic aurait pris
connaissance de ces travaux 26.

Contextes politiques et religieux


Se poser la question de la transmission du savoir en pays
d’islam est important pour la reconstitution de l’histoire des
sciences, mais aussi pour la compréhension de l’attitude face à
la science aujourd’hui dans les sociétés musulmanes. Avec la
création des madrasas, les sciences traditionnelles, ulum
naqliya, les sciences du naql* (tradition) l’emportent sur les
sciences du aql*, c’est-à-dire de la raison, et le fiqh est érigé
en « science souveraine 27 ».

Le règne des sciences du fiqh


À l’origine, le fiqh signifiait « compréhension, savoir,
intelligence » et s’appliquait à toutes les branches du savoir.
Son sens a évolué. En tant que connaissance de la loi de Dieu,
il est plus que la science du droit (privé et public). Il recouvre
l’ensemble des normes qui régissent le comportement du
croyant dans tous les aspects de sa vie, religieuse, politique et
privée. Le juriste tunisien Slim Laghmani commente ce que
l’on trouve dans un ouvrage de fiqh :
« On peut consulter, sans sursauter, la table des matières
des ouvrages de fiqh où l’on passe sans transition des
obligations religieuses, aux obligations juridiques ; de la
description minutieuse du rituel de la purification (tahâra)
ou de la prière aux différentes catégories de la vente ou aux
sanctions pénales (hudûd) ou, enfin, aux règles de siyar ou
de jihâd 28. On pourra également comprendre que la
classification des qualifications (ahkâm) des actions
humaines comprenne des catégories juridiques […] aussi
bien que des catégories morales ou religieuses 29… »
Le fiqh est constitué en tant que discipline au VIIIe siècle où
différentes écoles apparaissent. Certaines vont s’imposer
comme des rites encore dominants dans l’époque
contemporaine : le rite hanéfite, fondé par Abû Hanifa (mort
en 767), rite dominant en Asie Mineure, de la Turquie à
l’Afghanistan, le rite malékite* fondé par Malik Ibn Anas
(mort en 796), prédominant au Maghreb, le rite chafiite fondé
par Chafii (mort en 820), très présent en Égypte, en Afrique de
l’Est et en Indonésie. Quant au quatrième rite, le rite
hanbalite*, fondé au IXe siècle par Ibn Hanbal (mort en 855), il
est le plus rigoriste et c’est en Arabie Saoudite qu’il est
adopté.
Au IXe siècle, la science des sources du fiqh, uçul al-fiqh,
commence à s’élaborer avec le texte Risâla (La Lettre) de
Chafii qu’il écrit en réponse aux questions posées par
Abderrahman Ibn al-Mehdi, traditionniste* 30 de Bassora. Ce
dernier avait sollicité Chafii pour écrire un livre où seraient
traités « les significations du Coran, les conditions de
recevabilité des traditions relatives au Coran, les preuves de
l’ijma* (le consensus), un exposé (bayan) de l’abrogeant et de
l’abrogé dans le Coran et la Sunna 31 ».
Comment définir les sciences uçul al-fiqh ? Pourquoi cette
question est-elle importante dans le cadre de mon propos sur la
transmission du savoir scientifique en terres d’islam ? J’ai
exposé quelques points de l’étude fort savante de Makdisi sur
les madrasas, institutions où domine l’enseignement consacré
au fiqh et aux uçul al-fiqh qui prennent la place des dar al-ilm
où s’enseignaient les sciences rationnelles. Ce changement en
faveur des institutions traditionalistes traduit la victoire de la
tradition sur le rationalisme. Elle doit être comprise dans
l’opposition entre deux types de sciences 32 : les sciences du
naql, sciences traditionnelles, et les sciences du aql, les
sciences rationnelles. La science des uçul al-fiqh que Chafii
instaure a pour mission de pouvoir être utilisée comme
antidote au kalam (théologie musulmane) 33. C’est « une
discipline de combat » qui « expose sous forme de dogmes
absolus, la vision d’un Dieu pure volonté et absolue puissance.
Ne pouvant, ni ne voulant, démontrer par des arguments
rationnels la thèse de la toute-puissance divine, Chafii élabore
une discipline normative qui en déduit les conséquences
pratiques. La science des uçul al-fiqh remplace une théologie
rationnelle jugée impossible et pour cela, sacrilège 34 ». Il n’est
plus question de ra’y*, la libre opinion, mise hors la loi et
remplacée par le qiyas, le raisonnement par analogie. Dans cet
ordre du savoir, la raison n’a qu’un statut subalterne, elle se
trouve confinée et le seul lieu qu’elle puisse occuper est celui
de l’exégèse 35. C’est la fin du mutazilisme qui défendait la
théologie rationaliste ou dialectique. Le courant acharite
l’emporte et produit la théorie du volontarisme divin. Une
philosophie fondatrice sera élaborée, l’atomisme, dans laquelle
l’univers ne subsiste que par une création continue de Dieu.
Tout dans la nature dépend de la volonté toujours libre du
Créateur, il n’y a donc pas de lois dans la nature, il n’y a pas
de lien causal. C’est la thèse que va développer Abu Hamid al-
Ghazali (1058-1111).
Ghazali a occupé la chaire de fiqh à la madrasa Nizamiya
de Bagdad à partir de 1091, nommé par Nizam al-Mulk qui
l’apprécie et le consulte pour la gestion des affaires de l’État.
Après plus de quatre années d’enseignement, il quitte son
poste et part pour faire le pèlerinage. Il passe par une période
de retraite et revient à l’enseignement du fiqh dans une autre
madrasa, la Nizamiyya de Nijapur. Au cours de ces quelques
années à Nijapur, il écrit l’histoire de son doute spirituel et
intellectuel et la façon dont il en est sorti, dans un ouvrage
autobiographique intitulé Al-Munqid min al-dalal (Erreur et
délivrance). En 1109, il quitte à nouveau l’enseignement et se
retire dans sa ville natale, Tus, dans le Khorasan, où il fonde
une madrasa et un couvent soufis. Ghazali est une
personnalité intéressante, qu’il est difficile de réduire à un seul
aspect. Il marquera une période importante au cours de
laquelle se joue l’histoire du kalam, la philosophie islamique,
et se mettent en place de nouvelles voies de la connaissance
qui n’acceptent pas la raison. Le juriste tunisien Ali Mezghani
situe fort bien dans ce contexte la personnalité du faqih,
devenu ascétique et mystique :
« Depuis qu’il est devenu victorieux, l’acharisme n’a plus
besoin de se dire : il existe. Le mysticisme composera. Pour
exister, il reconnaîtra la prééminence du fiqh et ses
fondements. Ghazali symbolise ce compromis : il est à la
fois un mystique, le théoricien de l’acharisme, un uçuliste,
un faqih et un philosophe 36. »

L’ordre naturel et l’omnipotence


du Créateur
L’Incohérence des philosophes (Tahafut al-falasifa) est l’un
des ouvrages importants que Ghazali écrit au cours de sa
période de retraite. Il introduit une distinction entre les
sciences philosophiques telles que les mathématiques et la
logique, qu’il considère comme complètement inoffensives
d’un point de vue religieux, et les sciences qui, comme la
physique et la métaphysique « contiennent la plupart des
hérésies et des erreurs des philosophes 37 ». Il réfute les
opinions d’Aristote, qui perfectionna les sciences
philosophiques, ainsi que celles des commentateurs de la
philosophie aristotélicienne, Al-Farabi (872-950) et Ibn Sina
(980-1037). Trois propositions sont « particulièrement
odieuses d’un point de vue religieux » pour Ghazali :
l’affirmation de l’éternité du monde, la connaissance par Dieu
des choses universelles seulement et la négation de la
résurrection des corps 38. Une partie du Tahafut est consacrée à
la physique. Dans la Question 17 de cette partie, Ghazali
développe son argumentation sur la négation de la nécessité du
lien causal. Je propose de m’attarder sur cette question
majeure pour comprendre sa vision de l’ordre naturel et son
incidence sur la compréhension de l’univers.
ATOMISME ET OCCASIONNALISME : L’ÉCOLE
ACHARITE
La question des lois de la causalité n’était pas nouvelle. Les
docteurs acharites la rejetaient car elle remettait en cause le
concept coranique d’un Dieu omnipotent et seul créateur du
monde. Pour sauvegarder l’indépendance de Dieu de toutes
limitations naturelles ou autres, la métaphysique
occasionnaliste des atomes et des accidents était développée
par les théologiens des IXe et Xe siècles. Le qadi (juge
religieux) Baqillani (950-1013), originaire de Bassora, élabora
une philosophie de la nature basée sur l’atomisme. Le monde,
défini comme tout ce qui n’est pas Dieu, est composé
d’atomes et d’accidents. L’atome est indivisible (al-jahar al-
fard) ; il doit être revêtu d’un accident (‘arad) pour exister ; la
juxtaposition de plusieurs atomes donne la substance, toujours
matérielle (jism mu’allaf). « Les atomes sont contingents ; les
accidents également, et donc également les corps qui en sont le
produit. Dès lors atomes, accidents, corps sont créés
directement par Dieu, et créés à chaque instant, car ils
n’existent qu’un instant. De sorte qu’il y a toujours un
commencement des choses : la création ex nihilo en découle
immédiatement 39. »
Il y a donc toujours un commencement aux choses et pas de
lien nécessaire entre les accidents dans le cadre de cet
occasionnalisme qui affirme la toute-puissance de Dieu et se
passe de « lois naturelles ». Les rythmes possibles de la
succession des accidents désignés par les acharites par le terme
« habitudes » ne sont pas « déterminés » : Dieu peut à tout
moment briser ces habitudes, remplacer un accident par un
autre. Il s’agit alors d’un miracle qui est « une simple rupture
de l’habitude ». Cela correspond à une simple séquence et non
à une causalité. La notion de cause est remplacée par celle de
connexion, contrairement à la doctrine des philosophes et des
naturalistes qui attribue une force efficiente aux causes
expérimentales. Cette négation du principe de causalité est
devenue classique dans l’acharisme et, en quelque sorte, un
article de foi, soulignent Gardet et Anawati dans leur
Introduction à la théologie musulmane 40. Ces auteurs font à ce
propos un commentaire fort intéressant, soulignant que « si les
acharites adoptent l’atomisme et le considèrent comme vrai, ce
n’est pas en raison de sa vérité intrinsèque mais uniquement
parce qu’il permet à leurs yeux d’aboutir à confirmer le
« donné révélé », les affirmations du Coran 41 ». Ce souci
apologétique dans l’élaboration d’une philosophie de la nature
a été relevé par les philosophes andalous, Ibn Rushd (1126-
1198) et Maïmonide (1138-1204).
LA RÉFUTATION DU LIEN CAUSAL

Poursuivons sur la discussion de la causalité « seconde »,


rejetée par les théologiens musulmans car considérée comme
incompatible avec la souveraineté de Dieu. Ghazali est le
premier théologien qui a développé une réfutation
systématique de la nécessité du lien causal. Il aborde la
question en affirmant que « la corrélation entre la cause
présumée et l’effet n’est pas nécessaire, car une corrélation
nécessaire ne peut être admise seulement là où l’implication
logique est impliquée 42 ». La corrélation qui peut être observée
entre les événements concomitants en médecine ou en
astronomie n’est que le résultat de l’action de Dieu. Mais il
arrive que cette conjonction soit enfreinte dans ce que les
musulmans considèrent comme des miracles. À ce propos, on
peut se référer à la transformation du bâton en serpent par
Moïse dans les versets coraniques 104-107 de la Sourate 7 :
« Moïse dit : “Ô Pharaon, je suis un envoyé du Seigneur
des univers ; avéré à ne dire sur Dieu que le Vrai : je vous
arrive muni d’une preuve de la part de mon Seigneur.
Laissez partir avec moi les Fils d’Israël.”
“Si tu apportes un signe, dit Pharaon, produis-le, pour
autant que tu sois véridique.” Alors Moïse jeta un bâton et
voici que ce fut distinctement un serpent 43. »
La division de la Lune est également un des miracles
auxquels les musulmans font souvent allusion à propos de
l’astronomie :
« L’Heure approche et la Lune se fend ; mais quand même
ils verraient un signe, ils s’en détourneraient, disant :
“Magie passagère” ; n’ont-ils pas démenti, pour suivre
leurs passions ? Or tout acte perdure », verset 54 :1-2 44.
Ghazali nie la relation causale qu’implique la combustion
du coton par le feu. Cet exemple est lié au récit coranique du
miracle du prophète Abraham : « Ils dirent : “Brûlons-le.
Allons au secours de nos dieux, c’est le moins que nous
puissions faire” ; nous dîmes : “Ô feu, deviens du froid.” Et
salut sur Abraham », verset 21 :68-69 45.
Le feu cause la combustion du coton, prétendent les
philosophes. L’agent réel est Dieu, soutient Ghazali : Dieu agit
soit directement par Lui-même, soit indirectement par un ange.
En effet, le feu est inanimé, il ne peut être la cause de quoi que
ce soit. La combustion se produit lors du contact du coton avec
le feu, c’est une observation que les philosophes présentent
comme preuve d’un lien causal, mais elle est simplement la
preuve que la combustion suit le contact avec le feu. Elle ne
prouve pas que la combustion est due au feu, ni que le feu est
en fait la seule cause possible de la combustion.
L’agent réel est Dieu, mais Dieu n’agit pas par la voie de la
nécessité causale, comme le prétendent les philosophes, mais
plutôt par celle de la volonté. Par conséquent, il est
logiquement possible pour Dieu de provoquer la combustion
dans certains cas et pas dans d’autres. Mais alors, pourrait-on
objecter, tout deviendrait possible, aucune connaissance
possible avec certitude ne pourrait être envisagée, « sauf
quand Dieu souhaite en même temps communiquer
directement la connaissance qui correspond à l’action 46 ? »
Il n’y a pas de causes secondaires, pas de lien causal dans
la succession d’événements. L’habitude (‘ada) ou la coutume
établie résulte de la volonté divine, elle caractérise l’action
volontaire de Dieu. Ghazali développe une discussion
importante pour réfuter les attaques des philosophes à la
conception occasionnaliste déniant tout lien causal.
La question des miracles est posée. Elle ne peut être
comprise dans le cadre d’une conception déterministe, d’une
relation causale possible. Revenons à l’exemple du feu et du
coton. Le feu est doté de certaines propriétés, en particulier
celle de provoquer la combustion du coton. Cependant, dans
les limites de la proposition de Ghazali, ce pouvoir du feu peut
être mis en échec : il n’est pas exclu que Dieu ou ses
intermédiaires que sont les anges fassent échec au pouvoir du
feu ou créent dans le coton le pouvoir de résister à l’action de
la combustion. Ce pouvoir permet d’expliquer les miracles. En
particulier, celui qui concerne le prophète Abraham. Ses
ennemis polythéistes avaient décidé de se venger de lui en le
brûlant sur un énorme bûcher dressé pour leurs divinités. Le
miracle d’Abraham est la suspension des lois physiques
concernant le feu. « Ô feu, deviens du froid », dit le verset cité
plus haut. Dieu a neutralisé les propriétés du feu qui n’a brûlé
que les cordes ligotant Abraham.
Le rattachement des phénomènes naturels à un principe
premier est analysé par le penseur égyptien, Nasr Abou Zeid,
spécialiste de l’islam, qui s’est penché de manière très
approfondie sur la question du renouveau de la pensée
islamique. Pour ce professeur d’études islamiques, c’est le
discours religieux – et non la foi – qui interprète les
phénomènes naturels en ramenant à « Dieu » tout ce qui
advient dans la réalité. Et cela entraîne automatiquement,
« négation de l’homme et abolition des lois naturelles et
sociales, ainsi que censure de tout savoir qui ne peut être
soutenu par le discours religieux ou par l’autorité des
ulémas 47 ». La pensée de Ghazali en est la base théorique, elle
aboutit aujourd’hui à la « croyance dangereuse qui domine le
discours religieux dans la culture arabe, selon laquelle le feu
ne brûle pas, le couteau ne coupe pas et Dieu est le sujet
agissant derrière toute cause 48 ».

Une vision étriquée de la science


Le choix d’une science opérationnelle, d’une science
instrumentale résout le problème des lois de la nature, de
l’interprétation des phénomènes naturels. Les formes non
révélées du savoir ne disparaissent pas puisque subsistent
celles qui sont utiles. Mais chacune aura son lieu d’exercice.
La médecine sera poursuivie parce qu’elle est nécessaire à la
santé et elle aura pour espace d’exercice l’hôpital. Et le
médecin philosophe (représenté par Razi [865-925], savant
pour qui seule la raison humaine pouvait apporter un certain
savoir) sera remplacé par le médecin-juriste (représenté par
Ibn al-Nafis évoqué plus haut) 49. L’astronomie également est
nécessaire. C’est par elle que le croyant saura quand il sera
temps de prier et quand le mois de jeûne commencera.
L’astronome sera à son service et exercera son art à la
mosquée où il est institué comme muwaqqit.

De la place du savant en terres


d’islam
Où est passé le savant dans cette conception instrumentale
de la science et inscrite dans le cadre bien défini de la
connaissance permise « religieusement » ? La madrasa est
conçue en premier lieu pour accueillir les professeurs de la
science du fiqh, une science qui va instruire les étudiants sur la
loi de Dieu, une science normative. Elle ne laisse pas de place
à la libre réflexion, à l’expression libre de la pensée. Elle est
au service des normes. Elle ne se préoccupe pas des sciences
de la nature et des réponses provisoires qu’elles peuvent
donner pour expliquer le monde qui nous entoure. Ainsi, si
l’on ne peut prétendre expliquer tout à fait le déclin des
sciences dites rationnelles en terres d’islam, on peut en
revanche décrire comment les sciences du fiqh sont devenues
des sciences reines et comment certaines sciences « profanes »
ont été préservées parce que « utiles ». Cela les rendait
acceptables.
Le déclin des sciences a eu lieu dans le contexte non pas
d’une opposition mais plutôt dans celui d’une acceptation :
celle de la réduction des sciences à la vision instrumentale 50.
Cette réduction s’est traduite par l’occultation du patrimoine
scientifique des premiers siècles fructueux des sciences arabes.
J’ai eu souvent l’occasion de souligner le fait que les
universités traditionnelles telles que la Zitouna à Tunis ou Al-
Azhar au Caire ne délivraient pas l’enseignement des sciences
arabes et que, contrairement à ce qui s’est passé en Europe, les
sciences ont été introduites en dehors de ces institutions
traditionnelles. La modernité n’a pas pris la place de la
tradition mais elle a suivi une voie parallèle. Le conflit a été
évité, alors qu’en Europe il a conduit à libérer la recherche
dans les sciences. Les fortes tensions que nous vivons en ce
début du XXIe siècle montrent que l’on ne peut pas faire
l’économie d’une véritable rupture. Nous y reviendrons
ultérieurement dans le cadre plus large de la levée du référent
islamique.
Dans les madrasas, les sciences ne subsisteront qu’à titre
de disciplines auxiliaires : les mathématiques pour résoudre les
problèmes complexes des successions, l’astronomie pour
toutes les règles de pratiques religieuses impliquant la mesure
du temps, qu’il s’agisse des heures de prière quotidienne, de la
direction de la qibla, de l’établissement du calendrier basé sur
la position de la Lune par rapport à la Terre et au Soleil. Cet
aspect opérationnel de la science a évidemment toujours été
présent, il l’était dès le début de l’essor de la science en terres
d’islam, à une époque où étaient également encouragées les
avancées conceptuelles de la science et la réflexion
philosophique. Les savants étaient alors reconnus pour la
maîtrise de leur art (mathématiques, médecine, astronomie)
sous tous ses aspects. Lorsque la vision instrumentale s’est
imposée, cette conception a disparu. Ce qui était attendu du
muwaqqit n’était pas l’étude des orbites planétaires. Mais cela
n’a pas empêché Ibn Shatir, muwaqqit en chef de la mosquée
omeyyade de Damas, de proposer une étude remarquable et
novatrice sur les mouvements planétaires où il reprend et
enrichit les travaux des astronomes de l’observatoire de
Maragha, Nasir al-Din al-Tusi et Mu’ayyid al-Din al-Urdi
(mort en 1266). Il utilise le procédé technique du « couple
d’al-Tusi » et se libère de la présence de l’équant introduit par
Ptolémée 51, comme je l’ai déjà souligné. Dans les pays
d’islam, Ibn Shatir n’eut pas de successeur, c’est dans
l’Occident latin que les recherches sur les systèmes du monde
se poursuivront.

La première grande révolution


scientifique
En 1543, Copernic publie à Nuremberg son traité De
revolutionibus orbium coelestrium, (Des révolutions des
sphères célestes). Il remet en cause le géocentrisme alors bien
en place dans le monde chrétien depuis des siècles. La réaction
n’est pas immédiate. Il faudra attendre d’autres écrits. En
1584, le copernicien Giordano Bruno fait un pas de plus en
osant proposer des mondes infinis et une pluralité de mondes
planétaires. Puis, en 1610, les observations à l’aide d’une
lunette astronomique et les conclusions de Galilée ébranlent la
perfection du monde supralunaire par la vue du relief escarpé
de la Lune. De plus, elles font perdre à la Terre sa particularité
d’être dotée d’un satellite par la découverte des satellites de
Jupiter, dénommés astres Médicées, pour rendre hommage aux
Médicis, régnant sur la Toscane, généreux donateurs et
protecteurs éventuels face aux critiques à venir de l’Église.
Dans le monde musulman, le débat sur l’héliocentrisme
n’est pas d’actualité au XVIIe siècle. L’astronomie arabe n’est
plus dans sa période de production et le statut de l’astronomie
s’est banalisé et réduit à celui, technique, de production des
données précises utiles pour les rites religieux. C’est le début
du déclin de la recherche astronomique en pays d’islam alors
que la première grande révolution scientifique naît en Europe
et provoque des réactions violentes de la part des autorités
religieuses chrétiennes. Giordano Bruno est brûlé sur le bûcher
du Campo dei Fiori à Rome en 1600, Galilée est condamné par
l’Église romaine en 1616 puis en 1632, le protestantisme n’est
pas favorable à la remise en cause de la place centrale de
l’homme dans l’univers et combat l’héliocentrisme, tous les
écrits adoptant l’héliocentrisme étant interdits.
Qu’en est-il de la réaction dans les pays d’islam au
nouveau modèle d’univers en rupture avec le géocentrisme ?
C’est une question importante, car c’est avec la révolution de
Copernic que les systèmes du monde, l’astronomie et, plus
largement, la science, prennent leurs distances vis-à-vis des
modèles du cosmos jusque-là inscrits dans le cadre d’une
croyance religieuse dominée par la création divine et décrits
dans le cadre des Écritures saintes. La science européenne du
e
XVII siècle prend son indépendance vis-à-vis de la religion

chrétienne. La méthodologie scientifique s’affranchit de ce qui


a prévalu pendant des siècles et qui confortait le sens commun.
Un nouveau langage va assurer la mise en relation des faits
avec les théories prédictives, c’est le langage mathématique.
La science n’est plus alors immédiatement accessible et
échappe à ceux qui n’ont pas une culture suffisante. C’était
déjà le cas de la physique d’Aristote, une physique construite,
« hautement, bien que non mathématiquement, élaborée », pas
nécessairement accessible et pas populaire. Alexandre Koyré
explique fort bien que la physique d’Aristote,
« irrémédiablement périmée, […] n’est ni un prolongement
brut et verbal du sens commun, ni une fantaisie enfantine,
mais une théorie, c’est-à-dire une doctrine qui partant, bien
entendu, des données du sens commun, les soumet à une
élaboration systématique extrêmement cohérente et sévère ».
Mais les siècles passés l’avaient rendue familière même à ceux
qui n’en comprenaient pas les bases. La nouvelle astronomie
de Copernic, Galilée et Kepler heurte cette familiarité et, de
plus, elle n’a pas la légitimité que le dogme religieux avait
donnée à l’ancienne astronomie. Elle a fini par s’imposer en
Europe du fait des avancées scientifiques successives au cours
du XVIIIe siècle avec, notamment, la loi de la gravitation
universelle de Newton, puis au XIXe siècle, avec les
découvertes astronomiques dont celle de la planète Neptune.
Au cours de ces deux siècles particulièrement fructueux dans
les pays d’Europe, l’astronomie arabe stagne et les échos
provenant des nouvelles puissances de la région n’intéressent
qu’un nombre restreint de lettrés en terre d’islam.

L’Empire ottoman, Copernic


et l’héliocentrisme
Un événement a marqué la fin de la période glorieuse de
l’histoire de l’astronomie dans l’Empire ottoman en 1577 : le
passage d’une comète observée dans l’hémisphère boréal. Un
grand observatoire avait été construit sur ordre du sultan
Murad III (1546-1595). L’astronome Taqî al-Dîn Ibn Ma’rûf
(1526-1585) y avait introduit les instruments les plus
perfectionnés de l’époque pour établir de nouvelles données
astronomiques précises et avait à ses côtés quinze astronomes
pour l’assister dans les observations, pour la détermination des
positions stellaires et planétaires, leurs dimensions et leurs
distances. L’observatoire fut conçu comme une institution
d’État 52.
Taqî al-Dîn Ibn Ma’rûf observe la comète en 1577, mais
n’en tire pas des conclusions scientifiques novatrices, comme
le fit l’astronome danois Tycho Brahe (1546-1601). Ce dernier
dirige un grand observatoire, installé au château d’Uraniborg
au Danemark, construit en 1576 et, à l’instar des astronomes
de l’observatoire d’Istanbul, dispose des instruments les plus
sophistiqués de l’époque. Brahe étudie le passage de la comète
et lui attribue une trajectoire autour du Soleil, de nature ovale
et non circulaire, en rupture avec l’astronomie antique.
À Istanbul, sous l’autorité du sultan ottoman, Ibn Ma’rûf
associe au passage de la comète un présage heureux, des
victoires à venir dont celle sur les Perses. Effectivement,
l’armée turque fut victorieuse face à l’armée persane, mais elle
subit aussi les ravages de la peste et les décès de grands
dignitaires se multiplièrent. Les ennemis d’Ibn Ma’rûf,
conservateurs opposés au développement de l’école
astronomique, réussissent à convaincre le sultan Murad III de
mettre fin à des recherches portant malheur. En 1580, ordre est
donné de détruire l’observatoire. Le pouvoir des religieux
représenté par le cheikh Al-islam, Kadizade Ahmed
Chemseddin Efendi, grand mufti* d’Istanbul, s’impose pour
contrôler le développement scientifique dans la capitale
ottomane. Il met fin à la première expérience de mise en place
d’une institution spécifiquement scientifique dans l’Empire
ottoman.
Au cours du siècle suivant, l’intérêt pour l’astronomie reste
présent dans l’Empire ottoman, mais pas à un degré suffisant
pour apprécier les grandes avancées théoriques occidentales
initiant les bases d’une nouvelle astronomie. Ce sont
essentiellement les développements en matière d’astronomie
pratique qui mobiliseront quelques astronomes et donneront
lieu à des traductions de textes en arabe puis en turc.
Le premier texte arabe faisant référence à Copernic est la
traduction de Nouvelle théorie des planètes de l’astronome
français Noël Durret (mort en 1650). Celle-ci est réalisée en
1660 par le scribe officiel et amateur d’astronomie Tezkireci,
originaire de Hongrie. Le traducteur intitule son travail Le
Miroir des orbes célestes dans la compréhension la plus
accomplie, où sont inventoriés les travaux essentiels relatifs à
la construction de tables astronomiques d’Hipparque (IIe siècle
avant notre ère) à Kepler et où le système héliocentrique est
brièvement mentionné. Mais l’objectif n’est pas d’ordre
cosmologique. Ce qui motive le traducteur est la performance
des nouvelles éphémérides, qui d’ailleurs sont calculées dans
le cadre géocentrique 53. Tezkireci propose son travail au chef
astronome de l’époque, Mehmed Efendi. Le texte n’est pas
apprécié par ce dernier qui réagit comme un Ottoman fier de la
supériorité de l’État ottoman, en soulignant « la grande vanité
des Européens 54 ». Mais il change d’avis. L’étude des tables
astronomiques traduites par Tezkireci et leur comparaison avec
les tables d’Ulugh Beg, qui sont des références
incontournables dans le monde musulman, montrent la qualité
du document. Il le reconnaît et récompense le traducteur. La
réserve initiale du chef astronome est relevée par l’historien
des sciences turc, Ekmeleddin Ihsanoglu, qui la considère
comme un exemple typique de l’approche des Ottomans, sûrs
de leur propre tradition et de leur expérience scientifique. En
conséquence, ils étaient peu enclins à accepter immédiatement
la supériorité scientifique occidentale 55.
La deuxième référence à Copernic chez les Turcs ottomans
concerne un ouvrage offert en 1668 par l’ambassadeur des
États-Généraux de Hollande, Justin Collier au sultan
Mehmed IV (1642-1693). L’ouvrage est l’Atlas Major de Joan
Blaeu. En 1675, le sultan commanda au géographe Abu Bakr
al-Dimashqi de superviser la traduction de ce volumineux
document. Elle fut terminée dix années plus tard. Al-Dimashqi
présente le document par une introduction où il souligne
l’importance du savoir en géographie et relève que les
Européens ont acquis une supériorité sur le monde musulman
grâce à leurs meilleures connaissances dans ce domaine. Les
modèles astronomiques sont présentés. La description du
système héliocentrique de Copernic est proposée aux lecteurs
ottomans en leur spécifiant seulement l’existence d’une vision
où le Soleil est le centre de l’univers, immobile et les autres
éléments et les planètes sont en mouvement 56. Cependant,
lorsque Al-Dimashqi présente la théorie de Ptolémée, il décrit
le mouvement du Soleil et des étoiles autour de la Terre
comme le « plus probable et plus facile à comprendre 57 ».
e
Une autre traduction au cours de ce milieu du XVII siècle
est le fait du savant ottoman, Katib Celebi (1609-1657),
premier secrétaire du sultan Murad IV (1612-1640). Il
s’intéressait à la géographie et à la cartographie dont la
maîtrise était nécessaire pour régner sur de vastes territoires et
recherchait les sources venues d’Europe, considérant que ces
lectures permettaient de comprendre la politique des
puissances européennes. L’un des ouvrages qu’il a bien étudié
et traduit en arabe est l’Atlas géographique du mathématicien
et géographe flamand, Gérard Mercator (1512-1594),
inventeur de la projection cartographique. L’Atlas de Mercator
regroupe dix-huit cartes du monde. Il représente le globe
terrestre en projection sur un plan où les méridiens sont
représentés par des droites parallèles et les parallèles par des
droites perpendiculaires aux méridiens et où, en conséquence,
les territoires polaires sont déformés. Pourtant, cette projection
reste encore aujourd’hui largement exploitée.
La traduction de l’Atlas de Mercator ainsi que d’autres
sources latines furent également utiles à Celebi pour la
composition de sa cosmographie, Cihannuma. La présentation
du monde dont il débuta la rédaction en 1648. Sa vision du
monde reste géocentrique, alors que des années s’étaient
écoulées depuis la publication des ouvrages de Galilée
appuyant le modèle héliocentrique et ceux de Kepler
établissant le caractère elliptique des trajectoires planétaires.
Mais le Cihannuma est connu, car il est parmi les premiers
livres imprimés dans le monde ottoman.
L’IMPRIMERIE EN CARACTÈRES ARABES

L’imprimerie n’a débuté que dans le premier quart du


e
XVIII siècle pour les caractères arabes alors qu’elle contribua

au développement des pays d’Europe occidentale dès son


invention par Gutenberg en 1454. Les premiers ateliers
d’imprimerie sont installés à Mayence, ville natale de
Gutenberg dans le Saint Empire romain germanique, et la
Bible y est imprimée pour la première fois. Quel fut l’impact
de la révolution de l’imprimerie en pays d’islam ? Ces pays
avaient de l’avance dans la diffusion des livres depuis des
siècles, plus précisément depuis le VIIIe siècle. Ils avaient déjà
à cette époque la maîtrise de la fabrication du papier qui
favorisa la multiplication de la production d’ouvrages écrits.
Mais ils perdirent cette avance du fait de l’interdiction de
l’imprimerie. Quelles en sont les raisons ? Plusieurs facteurs
sont invoqués. En premier lieu, l’écriture est l’expression du
texte sacré, parole de Dieu. La copie du texte coranique est un
art et ceux qui l’exercent, les copistes ont une mission
particulière, celle de préserver le caractère sacré du texte. À
Istanbul, ils étaient quatre-vingt mille au XVIIe siècle,
regroupés dans une puissante corporation. On comprend qu’ils
n’aient pas été favorables à la création d’imprimeries. Ils vont
faire valoir leur argument : l’imprimerie ne devait pas être
autorisée car elle pourrait être la source de la reproduction de
fautes d’orthographe dans les copies imprimées du Coran. La
puissante corporation des copistes fut entendue et l’impression
fut interdite. C’est en Europe que le premier Coran imprimé
est édité par des Vénitiens, en 1537. En terres d’islam, seules
les communautés juives, arméniennes et grecques étaient
autorisées à imprimer des textes dans leurs langues dès le
e
XV siècle. L’interdiction d’imprimer en caractères arabes est

levée en 1726 dans le cadre d’un mouvement de réformes des


institutions politiques et administratives initiées par le sultan
Ahmet III (1673-1736). Ce dernier autorise l’impression de
publications non religieuses par un décret entériné par les
autorités religieuses conservatrices. La première imprimerie en
caractères arabes est fondée à Istanbul sous la direction
d’Ibrahim Muteferrika (1674-1745), historien d’origine
hongroise, protestant unitarien, prisonnier de guerre qui
rachète sa liberté en se convertissant à l’islam. Le premier
livre en caractères arabes est publié en 1728. Peu de livres
seront publiés par l’imprimerie de Muteferrika, dont le premier
tirage est un dictionnaire turc-arabe. Dix-sept ouvrages
sortiront de cette imprimerie qui fut fermée en 1742, en
réponse aux protestations des corporations de copistes que les
janissaires 58 soutenaient.
En 1732, est imprimé l’ouvrage Cihannuma. La
présentation du monde de Katib Celebi, que Muteferrika
enrichit par un complément d’astronomie où il présente
différents systèmes du monde. Il les classe en trois groupes,
trois visions du monde. La première correspond au point de
vue d’Aristote et de Ptolémée : c’est l’ancienne astronomie
géocentrique. Les deux autres systèmes présentés sont les
modèles proposés au XVIe siècle : celui de Copernic,
héliocentrique, avec des orbites planétaires circulaires centrées
sur le Soleil, et celui de Tycho Brahe, géo-héliocentrique,
maintenant le mouvement du Soleil autour de la Terre, mais
attribuant aux autres planètes un mouvement de rotation
autour du Soleil. L’hypothèse des tourbillons de Descartes, les
réfutations de Galilée contre la physique d’Aristote et le
magnétisme y sont également présentés. Muteferrika manifeste
une grande prudence à l’égard du modèle de Copernic,
anticipant une réaction négative similaire à la violente
opposition à ce modèle dans le monde chrétien. Il faut
remarquer, tout de même, que les modèles de Copernic et de
Brahe, présentés avec tant de prudence par Muteferrika étaient
déjà dépassés. Nous sommes en 1732 lorsque l’ouvrage de
Celebi et le complément d’astronomie sont publiés, soit plus
de quarante années après la découverte de la loi de la
gravitation universelle. Le fameux traité du mathématicien et
physicien anglais Newton (1642-1727), Philosophae naturalis
principia mathematica (Principes mathématiques de la
philosophie naturelle) est publié en 1687. Il stipule que les
trajectoires des planètes sont des ellipses dont l’un des foyers
est occupé par le Soleil et que ces propriétés sont la
conséquence de la force gravitationnelle s’exerçant sur les
astres. Avec Newton, une nouvelle physique est née, celle qui
propose la cause des phénomènes.
Une année après la publication du Cihannuma, Muteferrika
traduit sur ordre du sultan Ahmed III, le travail du
mathématicien allemand Andreas Cellarius (1596-1665),
intitulé L’Atlas céleste. Certes il y manifeste moins de
prudence que dans le Cihannuma à propos du modèle
héliocentrique, ayant constaté qu’il n’avait provoqué aucune
opposition similaire à celle des hommes de religion et de
pouvoir européens 59.
Les deux références de traductions citées plus haut, sont
significatives de cette période – les XVIIe et XVIIIe siècles –, au
cours de laquelle les Ottomans exploitent le potentiel de
connaissances en matière d’astronomie acquis par le monde
islamique depuis des siècles et cherchent à maintenir leur
expertise dans l’astronomie pratique. Des tournées des
capitales européennes sont organisées pour les ambassadeurs
ottomans. C’est l’occasion pour eux de se tenir au courant des
derniers développements techniques et de visiter des
observatoires, en particulier ceux de Vienne et de Paris. Ainsi,
l’ambassadeur Mehmed Celebi en poste à Paris de 1720
à 1721 sera émerveillé de voir les satellites de Jupiter lors de
sa visite de l’Observatoire de Paris où il déclare : « C’est
encore une des observations que les Anciens ignoraient et une
des questions qui ont été résolues depuis l’invention de la
lunette 60 », sans toutefois préciser que cette solution avait été
apportée plus de cent ans auparavant par Galilée qui avait osé
bouleverser la vision du monde supra lunaire en pointant sa
lunette vers le ciel.
Le pouvoir ottoman ne manifeste pas de grand intérêt à
l’égard de la production scientifique des savants européens, se
suffisant de sa propre tradition. Cette attitude est bien
différente de celle des dynasties des premiers siècles de la
civilisation islamique qui avaient initié, comme décrit
précédemment, l’important travail de traduction des grands
ouvrages de référence des traditions astronomiques indienne et
hellénistique vers l’arabe. Aucun des grands savants européens
qui ont marqué l’astronomie à l’époque des Ottomans, en
particulier, Copernic, Tycho Brahe, Kepler, Galilée, Newton,
n’ont été traduits en arabe, souligne Ihsanoglu dans son
ouvrage Science, Technology and Learning in the Ottoman
Empire 61. Aucune tentative non plus de compréhension ni
d’interprétation de leurs travaux, de ces nouveaux modèles de
représentation du monde. L’astronomie n’intéresse que par ses
aspects pratiques. Le goût de la science, la recherche de ses
derniers développements, les nouvelles théories, ne sont pas
d’actualité. Une attitude de distanciation par rapport à la
science prend place dans ces pays d’islam qui s’éloignent peu
à peu de leur héritage culturel qui a contribué à la renaissance
du monde chrétien. Ce qui intéresse le pouvoir ottoman dans
cette période c’est d’assurer sa défense face aux puissances
étrangères. C’est ce qui explique son grand intérêt pour la
géographie et le profit qu’il tire des traductions vers l’arabe et
le turc, d’atlas récents d’origine européenne. Le transfert de la
technologie européenne commence alors à se réaliser dans le
domaine de la cartographie ainsi que dans les secteurs
stratégiques de l’armement et de l’exploitation minière.
e
Ce transfert va s’amplifier au cours du XIX siècle et
contribuera à la création d’écoles militaires. En 1796, le sultan
réformateur Selim III (1761-1808) crée l’École du génie
militaire, premier établissement proposant un enseignement
des sciences à l’image des cursus en cours en Europe
occidentale. Mais ce début de réformes fut interrompu par le
soulèvement violent des janissaires en 1807. Le pouvoir
ottoman reprendra à nouveau la voie des réformes, les
Tanzimat, en 1839. Il initie au cours du XIXe siècle une
nouvelle politique de modernisation avec l’envoi d’étudiants
en Europe et particulièrement à Paris pour leur assurer une
bonne formation scientifique et technique. Ce sera également
le cas en Égypte où le vice-roi Mohamed Ali décide de
moderniser le pays. De même en Tunisie et également en Iran.
La formation des cadres devient une préoccupation commune
et de nouveaux établissements d’enseignement, dont des
écoles militaires, vont être mis en place, avec une même
caractéristique, la priorité accordée à la science pratique, à la
science utile. Les circonstances économiques exigent cette
nécessité, et l’efficacité est recherchée en premier lieu. Car il
est urgent de rattraper le retard scientifique accumulé depuis
des siècles dans les pays d’islam, un retard qui les a plongés
dans de « profondes ténèbres » pour reprendre l’expression de
Jamal Eddine al-Afghâni (1839-1897). La fameuse expédition
menée par Bonaparte en 1798 en Égypte avait provoqué un
choc culturel immense, elle fut le révélateur de l’immense
écart technologique par rapport aux puissances européennes.
Le siècle qui suivra est le siècle de la Renaissance musulmane,
Nahdha* en arabe. Je propose d’y consacrer le prochain
chapitre, pour comprendre en quels termes se posait le
réformisme musulman, comment le retour à la science a été
envisagé par les réformistes et quelle fut leur réaction par
rapport à la modernité.
CHAPITRE 3

La sécularisation et la science
moderne en débat
« Mais si nos ancêtres avaient eu la même obsession de
l’islamisation que nos bons religieux actuels, le monde
musulman aurait été aussi hostile à la science que
l’Europe avant la Renaissance et les chantres du discours
religieux, qui ne cessent de claironner qu’il n’y a pas de
contradiction entre la foi et la recherche scientifique
rationnelle et libre, n’auraient pas eu de quoi se
glorifier 1. »
Nasr ABOU ZEID,
Critique du discours religieux.

Les réformistes du XIXe siècle étaient conscients de la


nécessité de se réapproprier le savoir scientifique de leurs
ancêtres et de profiter des nouvelles connaissances dans tous
les domaines scientifiques. Ils ont voulu tirer « les leçons » du
déclin des sciences dans le monde musulman et se sont
interrogés sur la relation de la philosophie avec la religion, le
rapport entre science et islam. Ces questions sont toujours au
cœur du débat dans les sociétés musulmanes. Dans le contexte
du siècle de la Nahdha (Renaissance musulmane), les milieux
intellectuels arabes s’intéressaient à l’histoire récente de
l’Europe occidentale, celle de la Révolution française et de
l’essor industriel lié aux succès de la science. Les réformistes
étaient curieux de connaître de près ces pays européens et
certains d’entre eux y avaient séjourné. En particulier, le
cheikh Jamal Eddine al-Afghâni, un des fondateurs du
réformisme musulman et défenseur du panislamisme, qui n’est
pas passé inaperçu lors de son séjour parisien en 1883.
L’historien français Ernest Renan avait donné une conférence
à la Sorbonne 2 où il dénonçait l’islam comme étant une
religion incompatible avec la science. Al-Afghâni répliqua à
« l’illustre Monsieur Renan », dans le Journal des débats : si
« l’on ne peut nier que c’est par cette éducation, religieuse,
qu’elle soit musulmane, chrétienne ou païenne, que toutes les
nations sont sorties de la barbarie 3 », il faut reconnaître que
« toutes les religions sont intolérantes, chacune à sa
manière 4 ».
Au début du XXe siècle, un autre débat important a lieu,
mais c’est au Caire qu’il se déroule. Il oppose pendant près
d’une année deux réformistes arabes, le moderniste chrétien
Farah Antun (1874-1922), venu du Liban, et le cheikh
musulman égyptien Muhammad Abduh (1849-1905). Le débat
Antun-Abduh est peu connu et, pourtant, il « vaut le détour »
pour reprendre l’expression du penseur tunisien Hamadi
Redissi évoquant dans son récent ouvrage L’Invention des
modernités en islam 5, cet échange « qui attend à ce jour son
traducteur ». Qui en sont les deux protagonistes et quel est le
point de départ de la « dispute » ? Au cœur de cet échange, la
séparation entre la religion et la science, la tolérance et la
sécularisation. Je propose, dans ce qui suit, de restituer
quelques traits marquants de cette « dispute » et m’attarderai
sur la manière dont le cheikh réformiste Abduh réagit à la
question de la sécularisation. Ses arguments restent d’une
grande actualité. Ils nous conduisent à mieux comprendre la
position de nombreux musulmans, désireux de concilier leur
attachement à l’islam avec la modernité, convaincus que cette
dernière peut être vécue sans adopter pour autant la
sécularisation, la séparation de la religion et de la science. En
un mot, ils pensent que la meilleure voie possible est la voie
médiane, et c’est celle que proposait Abduh. Suivons donc la
« dispute » pour mieux appréhender tous les éléments de la
difficile question de la sécularisation.

Abduh et Antun : la séparation


entre science et religion
Farah Antun est né au Liban, à Tripoli en 1874 dans une
famille grecque orthodoxe. Il décide de s’installer en Égypte
en 1897 comme d’autres intellectuels syro-libanais pour
échapper au pouvoir autoritaire du sultan ottoman
Abdelhamid II. Écrivain et journaliste, il fonde la revue Al-
Jami’a en Égypte deux ans après son installation à Alexandrie.
Antun s’intéresse à la tradition littéraire et à la pensée
philosophique européenne. Il partage l’intérêt de beaucoup
d’intellectuels arabes pour la Révolution française et
s’implique en tant que chrétien arabe dans le mouvement
réformiste de la Nahdha, sur les questions d’ordre politique et
religieux. Il trouve des points communs entre la situation en
France avant la Révolution de 1789 et le contexte de son
temps sous l’Empire ottoman. Les Confessions de Jean-
Jacques Rousseau l’inspirent ainsi que Le Contrat social et
Émile ou de l’Éducation. Pour Antun, les Arabes devraient
s’intéresser aux idées de ce philosophe des Lumières, confiant
dans la possibilité de réformer la société pour retrouver la
bonté naturelle de l’homme et saluer l’avènement du citoyen
authentique. Un autre grand auteur suscite l’intérêt d’Antun,
Tolstoï et sa description de la société russe de la fin du
e
XIX siècle, qui donne un éclairage sur les injustices sociales
applicable à d’autres lieux à cette époque. Il apprécie ces
lectures européennes et en tire des idées pour une réforme à
mener pour le monde arabe soumis à un Empire ottoman
décadent.

Une ancienne controverse au cœur


du débat
La proximité intellectuelle d’Antun avec la culture
française l’amène à la lecture des écrits d’Ernest Renan dont il
connaissait l’échange avec le cheikh Al-Afghâni. Il se penche
avec beaucoup d’intérêt sur l’ouvrage Averroès et l’averroïsme
écrit par Renan en 1882 qui lui inspire un article sur la vie et la
pensée d’Ibn Rushd (1126-1182), publié en 1902 dans sa revue
Al-Jami’a. Ce philosophe andalou du XIIe siècle est un
rationaliste, il appelle à faire usage de la raison et soutient que
l’ordre du cosmos peut être prouvé par cette dernière. Ses
écrits, dont son fameux traité Façl al-Maqal, Discours décisif
sur la connexion existant entre la Révélation et la
philosophie 6, ont eu une portée importante dans le monde latin
dès sa mort alors que le monde musulman les a plutôt ignorés
au point qu’il est plus connu aujourd’hui sous son nom
latinisé, Averroès. Il faut attendre la période de la Nahdha,
pour que les penseurs arabes le redécouvrent lorsque l’on
s’interroge à nouveau sur le rôle de la philosophie, et sur sa
relation avec la religion. Cette question avait été mise de côté
par la tradition. L’esprit dogmatique l’avait emporté et la
tradition avait retenu le point de vue du philosophe Ghazali,
cité plus haut, pour qui tout le savoir dérive de sa Source
divine, le principe des sciences naturelles étant de reconnaître
que la nature est au service de son Créateur. Ghazali s’était
exprimé sur le danger auquel s’exposait le croyant face au
doute dans L’Incohérence des philosophes. Près d’un siècle
plus tard, Ibn Rushd répond à la thèse acharite et à Ghazali sur
la question de la causalité dans son ouvrage Tahafut al-Tahafut
(L’Incohérence de l’incohérence). La réponse d’Ibn Rushd
reste encore aujourd’hui une référence incontournable sur ce
qui oppose la théologie islamique, le kalam, et la philosophie,
falsafa. C’est toute la conception de la connaissance qui s’y
joue. Pour la question qui nous préoccupe dans ce propos, il
s’agit plus précisément de la connaissance scientifique et de sa
capacité à identifier les causes des phénomènes naturels.
Contrairement aux acharites et à Ghazali, Ibn Rushd soutient
que « la véritable connaissance consiste essentiellement en
l’acte de mettre au jour les causes sous-jacentes à un processus
donné. Dans la mesure où de telles causes sont inconnues, le
processus est estimé comme inconnu. Il s’ensuit donc que
quiconque refuse la causalité, refuse la raison 7 ».
e
Le réformisme du XIX siècle relance le débat sur la place
de la raison dans l’islam. C’est dans ce cadre qu’Antun écrit
en 1902 son article qui va lancer le débat avec Abduh. Il veut
réactiver la discussion sur la philosophie (falsafa) qui fut
nourrie de culture grecque dans l’islam classique. Il veut
appeler les pays arabes à s’ouvrir au monde moderne de la
science et de la philosophie et provoquer la « dispute » sur les
réformes à mener pour un état séculier respectant l’égalité
entre musulmans et chrétiens. L’article qu’il publie dans sa
revue Al-Jami’a ne passe pas inaperçu. Il intéresse Rashid
Rida (1865-1935), fondateur de la revue Al-Manar (Le Phare),
l’organe de diffusion des idées réformistes du cheikh
Muhammad Abduh dont il est le disciple. Rida le transmet à
Abduh qui est alors, depuis 1899, le dignitaire religieux le plus
important du pays, grand mufti d’Égypte. La réponse d’Abduh
est publiée dans la revue Al-Manar. D’autres articles suivront
et seront proposés aux lecteurs égyptiens dans les revues
d’Antun, Al-Jami’a et de Rida, Al-Manar. Les échanges seront
par la suite publiés dans deux ouvrages, l’un regroupant les
articles d’Antun dans un livre intitulé Ibn Rushd wa
falsafatuhu (Ibn Rushd et sa philosophie), l’autre regroupant
les réponses d’Abduh dans un livre publié par Rida sous
l’intitulé Al-Islam wal Nasranyah mä al Ilm wal Madanya (Le
Rôle respectif de l’islam et du christianisme dans la science et
la civilisation). Ces échanges entre deux réformistes arabes,
l’un séculier, le second pour un renouveau de l’islam, nous
éclairent sur les obstacles majeurs sur la route de l’autonomie
de la science en pays d’islam. Au vu de quelques étapes, nous
verrons en quels termes se posait la question de la modernité et
de la sécularisation, quelles étaient les divergences et les
aspirations communes des réformistes arabes sur les
changements à apporter au système politique.
TENTER DE CONCILIER SCIENCE
ET RELIGION,
UNE ERREUR POUR ANTUN

Antun apprécie la démarche d’Ibn Rushd qui propose une


attitude « conciliatoire » tout en opérant un renversement de la
primauté instaurée par la tradition, celle de la religion sur la
science 8. Cette primauté retirée à la tradition au profit de celle
de la science est exposée par Ibn Rushd dans son Discours
décisif. Antun relève ce renversement qui aboutit à mettre la
religion en conformité avec la science et non la science en
conformité avec la religion : c’est la religion qui est
subordonnée à la science et non le contraire. Ibn Rushd
propose une approche qui a pour « dessein d’opérer la
conciliation de la connaissance rationnelle et de la
connaissance transmise » et soutient que « partout où il y a
contradiction entre un résultat de la démonstration et le sens
obvie d’un énoncé du Texte révélé, cet énoncé est susceptible
d’être interprété suivant des règles d’interprétation de la
langue arabe 9 ».
Qu’y a-t-il de remarquable dans la démarche d’Ibn Rushd ?
Pour Antun, ce n’est pas l’appel à la conciliation entre la
religion et la philosophie en lui-même, mais la manière dont
procède l’auteur du Traité décisif, qui est nouvelle :
« Il [Ibn Rushd] affirme la nécessité de l’interprétation afin
de mettre la religion en conformité avec la science (et non
le contraire […]). Donc, tout ce qui n’est pas recevable du
point de vue de la raison et de la démonstration scientifique
doit être interprété. L’imam* Al-Ghazali, lui, affirmait
seulement que l’interprétation est permise, mais non
nécessaire. […] Mais si la raison ne peut démentir l’énoncé
dans son sens obvie par des preuves formelles, il ne faut
pas l’interpréter puisque tout est possible à la puissance
divine. La différence entre les deux doctrines est
absolument évidente. Chacune des deux est le fondement
d’un immense édifice. Sur la première, c’est la science
qu’on édifie ; sur la seconde, la religion 10. »
Antun poursuit sur la distinction entre la science et la
religion. Il inscrit la science dans le domaine de la raison,
rappelant comment fonctionne la science : ses règles reposent
sur l’observation, sur l’expérience et sur la vérification. Par
contre, la religion doit être « inscrite dans le domaine du
« cœur », parce que ses règles reposent sur l’acceptation des
données apportées par les Écritures, sans examen de leurs
fondements 11 ». Ibn Rushd a tenté la conciliation, il a proposé
une solution qui assujettit la religion, qui asservit la religion à
la science, l’interprète et l’explique à plaisir. Il a tenté de
découvrir des vérités métaphysiques avec des outils
philosophiques alors que la religion a un seul but, celui
d’exhorter les hommes à la vertu. Pour Antun, le conflit entre
philosophie et religion est inévitable et l’engagement d’Ibn
Rushd pour leur conciliation était une erreur, l’une des plus
grandes causes de ses malheurs. Souvenons-nous de
l’éloignement subi par le philosophe andalou et le triste sort
réservé à ses ouvrages du fait de l’opposition des
traditionalistes de son époque. La seule issue est la
dissociation radicale entre le domaine de la croyance et celui
de la science, c’est la position soutenue par Antun, une
réponse qui « préserve tout à la fois l’intégrité de la science et
celle de la religion, et dessine à chacune d’elles un domaine à
l’intérieur duquel elles se meuvent librement, sans s’assujettir
l’une à l’autre 12 ».
ABDUH ET LA « COUTUME » DE DIEU

Abduh pose le problème différemment. Sa priorité est de


proposer une religion qui doit se réconcilier avec la science,
qui offre un rapprochement et non une séparation. Cette
religion est l’islam, la seule qui incite à utiliser la raison et la
science. Une conviction du cheikh qui annonce la
collaboration prochaine de la science et de la religion :
« Dieu a promis de compléter Sa lumière et de la faire
briller par-dessus toutes les religions… le monde ne finira
pas avant que cette promesse ne soit accomplie et avant que
la religion ne prenne la science par la main et qu’elles ne
travaillent ensemble à redresser l’esprit et le cœur […] La
destinée du monde ne sera accomplie que lorsque la science
et la religion fraterniseront, comme le veut le Coran et sa
sagesse, et c’est alors que Dieu aura complété Sa lumière
malgré l’opposition des impies et l’obstination de ceux qui
partagent leur opinion 13. »
C’est un vœu pieux de la part du réformiste Abduh, qui
veut surtout affirmer que le musulman peut se rapprocher du
monde moderne et s’approprier la science puisqu’elle
« fraternise » avec l’islam dans le message coranique. Le
Coran fait appel à la raison, il éveille l’intelligence et, ajoute
Abduh dans son traité de théologie Rissalat al Tawhid
(L’Épître sur l’unicité), « il nous montre l’ordre qui règne dans
l’univers, les lois qui le gouvernent et la sagesse et la
perfection qui s’y manifestent 14 ».
On s’interroge alors sur le sens que donne Abduh à
« l’ordre qui règne dans l’univers » et « les lois qui le
gouvernent ». Dans quelle mesure se libère-t-il de la théologie
acharite ? Ibn Rushd avait osé s’en détacher. C’est ce qui avait
intéressé Antun qui classe le philosophe de Cordoue dans
l’école « matérialiste » et lui réserve la place centrale dans sa
« dispute » avec le cheikh. Antun reprend les arguments
qu’Ibn Rushd oppose à Ghazali en ce qui concerne son rejet
des liens de cause à effet et leur substitution par une
conjonction d’événements dont Dieu est le seul agent. J’ai
présenté plus haut le point de vue de Ghazali et la vision
occasionnaliste du monde (le monde étant tout ce qui n’est pas
Dieu), telle qu’elle est définie par les docteurs acharites. Le
monde est composé d’atomes et d’accidents continuellement
créés par Dieu qui les produit et les anéantit à volonté.
L’omnipotence de Dieu ne laisse pas de place aux lois de la
nature. Pour Antun, le fait que la théologie acharite rejette la
causalité et toute cause seconde qui limiterait le pouvoir du
Créateur conduit à dissuader la recherche scientifique et
philosophique. Tout événement serait alors lié de manière
directe et unique à l’acte divin et en conséquence, il n’y aurait
pas de science.
Comment Abduh répond-il à cette question ? Il n’exprime
pas de manière tranchée sa position sur la causalité et
l’explication des événements en termes de causes secondaires
opérant sans l’intervention immédiate de Dieu. Sa position sur
la causalité et l’existence de lois naturelles est une position
médiane, « une troisième thèse, vraiment intermédiaire entre le
Mutazilah 15 et l’Acharisme classique 16 ». Le principe de
causalité ne disparaît pas, mais il est introduit comme une
nécessité morale et non physique. Ainsi, aucune cause
extérieure n’oblige Dieu à lier la cause à l’effet, et leur
succession résulte seulement de la volonté de Dieu qui, du fait
de son omniscience, ne veut que ce qui est parfait. Ainsi, après
avoir voulu ce qui est parfait, il est inconcevable qu’il veuille
ce qui est moins parfait. La succession des faits constatés est
donc le seul qui soit admissible parce qu’il est le seul à
répondre de la perfection de Dieu. La causalité – l’essence de
la loi naturelle – est reformulée par Abduh. L’expression
« Sunnat Allah » ou coutume de Dieu prend pour lui le sens
que nous donnons à la loi naturelle 17 : « L’islam établit que les
grands phénomènes de l’univers suivent une coutume que
Dieu a fixée dans Sa science éternelle et qu’aucun accident ne
peut modifier 18 », écrit Abduh dans le chapitre « La religion
musulmane de l’islam » de L’Épître sur l’unicité. Il se base sur
le texte coranique qui soutient la conception d’un ordre unique
suivi par les phénomènes de l’univers, « fixé par la
miséricorde Divine selon une coutume qu’Elle-même a
établie ». Le verset 16 de la Sourate 2 (Les Prophètes) énonce :
« Ce n’est pas pour nous un jeu gratuit que d’avoir créé les
cieux, la terre et l’espace intermédiaire 19. » L’ordre sage et
l’harmonie parfaite observés dans l’univers, la coordination du
mouvement des astres et la nécessité pour que chacun reste
dans son orbite au risque de détruire l’ordre de l’univers,
« tout cela témoigne de la science de Celui qui les a créés et de
la sagesse qu’Il met à les diriger 20 ».
LES MIRACLES

Une question se pose alors. Est-ce que cet ordre est brisé
dans des circonstances hors du commun ? Où placer la rupture
que constituent les miracles ? Les mutazilites protestaient
contre la croyance aux miracles alors que les acharites l’ont
élevée au niveau du dogme. J’ai évoqué précédemment
comment Ghazali pose la question de la causalité et présente
les miracles comme une rupture de ce qui est nommé
« habitudes de Dieu » ou coutumes de Dieu. Dans le cadre
d’une conception de la nature fonctionnant suivant des lois
accessibles au moyen de procédures rationnelles, quelle place
auraient des événements supposés transcendants par rapport
aux lois ordinaires, tels que ceux décrits comme des miracles ?
La réponse du cheikh Abduh relève là aussi d’une attitude
conciliatrice, qui le mène à ne pas trop s’éloigner de la
position orthodoxe alors que l’exigence de départ se veut
rationnelle. En conséquence, il n’exclut pas l’existence des
miracles mais pas tous les miracles, distinguant le miracle
attribué aux saints et celui accompli par le Prophète. Il retient
que, depuis l’apparition de l’islam, nul n’est tenu à reconnaître
les miracles attribués à tel ou tel saint et, en le faisant, il n’est
pas en contradiction avec les dogmes fondamentaux 21. En
revanche, lorsque le Prophète appelle à la foi au nom de Dieu
et qu’il confirme son appel par des miracles, il faut croire à la
véracité de sa prophétie :
« Rationnellement, le miracle n’appartient pas à la
catégorie de l’impossible, car il n’y a aucune preuve qu’une
déviation des règles de la nature, telles que nous les
connaissons, soit impossible. […] Et si l’on nous objecte
que cela est sans doute la conséquence d’une autre loi de la
nature, nous répondrons que Celui qui a fixé ces lois est
aussi celui qui a créé les êtres existants. Il ne lui est donc
pas impossible de créer des lois spéciales pour les choses
sortant de l’ordinaire ; nous ne les connaissons pas, mais
nous en voyons les effets sur ceux que Dieu a
particulièrement comblés de ses faveurs 22. »
Les miracles font partie d’une sphère d’événements
finalement inaccessible à la connaissance de l’esprit humain.
Mais « le temps du miracle, mo’jiza, est fini », souligne
Abduh, étant donné que le prophète Muhammad a inauguré la
période de la raison, les miracles étant nécessaires lors de
l’enfance de l’humanité 23. Admettant alors que la question du
miracle est limitée à la période définie dans le temps de
l’enfance de l’humanité, donc avant l’islam, il interprète des
miracles en cherchant à réduire leur caractère surnaturel et en
proposant une explication qui peut être habillée d’éléments
scientifiques et qui se démarque ainsi de l’interprétation
traditionnelle.
C’est le cas du miracle qui a mené à la défaite de l’armée
éthiopienne qui marchait sur la Kaaba 24 et voulait détruire ce
lieu de pèlerinage vers le milieu du VIe siècle. Cette défaite est
relatée dans la tradition islamique. Elle se déroule près des
Lieux saints, à un moment important, à l’aube d’une ère
nouvelle, marquée par la naissance du Prophète qui a lieu peu
de temps après ces événements. On peut en lire le récit dans
les chroniques retraçant les témoignages des contemporains du
Prophète, regroupées sous le titre Al-Sîra*, et publiées en
2005, dans une version accessible et condensée par Mahmoud
Hussein 25.
Abraha, vice-roi du Yémen pour le compte du Négus,
souverain d’Abyssinie, fait construire une église magnifique à
Sanaa : décorée de marbre et de bois sculpté, elle est
surmontée d’une immense coupole recouverte de mosaïques
représentant des croix incrustées d’or et d’argent. Abraha veut
en faire le plus grand sanctuaire de la région et donner à la
religion chrétienne un lieu de pèlerinage qui détournera les
pèlerins de La Mecque vers Sanaa. Les Arabes du Nord s’en
inquiètent, comprenant l’intention d’Abraha de ruiner leur
pèlerinage de la Kaaba ainsi que leur commerce. Ils chargent
l’un d’entre eux de profaner l’église en la souillant
d’excréments. Le roi Abraha décide alors de se venger. Il
rassemble une armée et demande au Négus qui était son allié,
de lui fournir un éléphant qu’il compte emmener pour la
bataille afin d’effrayer les Arabes. Le départ est décidé,
l’armée avance sur La Mecque et l’éléphant est placé en
première ligne. Mais leur avancée est stoppée et l’éléphant
refuse d’avancer. Puis le miracle se produit. Une nuée
d’oiseaux noirs, « que certains appelèrent des sauterelles 26 »,
foncèrent sur les soldats d’Abraha. Les oiseaux portaient dans
leur bec et leurs pattes des cailloux qu’ils lâchèrent sur leurs
cibles. L’armée fut massacrée, le roi fut touché et succomba à
l’attaque. Ce miracle est décrit dans le chapitre L’Éléphant par
différents chroniqueurs de la tradition. Il est rattaché à la
Sourate de l’Éléphant (105) :
« Ne sais-tu pas le sort que fit ton Seigneur aux gens de
l’Éléphant ?
N’a-t-il pas déjoué leurs manœuvres,
Suscitant contre eux des oiseaux, par nuées,
Qui jetèrent sur eux des cailloux argileux ?
Il en fit comme un champ de blé saccagé 27. »
Abduh propose de cette sourate une interprétation
différente de celle admise par la tradition. Sa préoccupation
pour un islam compatible avec le monde moderne le conduit à
une explication qu’il trouve plus en conformité avec les
découvertes de la science moderne. Une explication qui se
situe dans l’optique apologétique du réformisme musulman.
Pour Abduh, la nuée d’oiseaux est un essaim de moustiques
portant des bactéries qui causeront la mort des attaquants. Il
veut éviter la cause surnaturelle qui favorise la tendance à la
superstition et la crédulité. Il propose de la remplacer par une
explication rationnelle : une cause liée à un phénomène
naturel, l’infection due aux microbes transmis par les piqûres
de moustiques. Les microbes sont des êtres invisibles,
découverts en cette fin du XIXe siècle. Cette découverte
inaugure une nouvelle science, la microbiologie associée à
l’inventeur du bacille de la tuberculose révélé par le
microscope, le médecin Robert Koch (1843-1910) et au
chimiste français, Louis Pasteur (1822-1895) qui réfuta la
théorie de la génération spontanée. Par ailleurs, ces êtres
invisibles que sont les microbes sont aussi invoqués par le
cheikh Abduh pour figurer les jinns.
ABDUH ET LA LUMIÈRE

On peut trouver fort louable la démarche d’Abduh de


vouloir prolonger le texte coranique par des explications
contemporaines. Mais je suis plutôt tentée de la considérer
comme inopérante si son but est de limiter le caractère
miraculeux du récit. Le contenu de ce récit dont le but est
religieux ne doit pas être pris comme un document historique.
Il correspond plutôt à ce qui était connu dans le milieu de
l’époque au moment de la Révélation et s’appuie sur des
éléments mêlant histoire et légendes dont il n’est pas
nécessaire de retirer le côté imaginaire. Par ailleurs, si la
référence scientifique a pour but de valoriser l’attrait d’une
découverte qui rend visible ce qui ne peut l’être sans
l’utilisation d’un nouvel instrument, en l’occurrence, le
microscope, cette mise en valeur ne concerne que l’aspect
pratique de la science, le moyen d’exercer un savoir-faire
technique, source de progrès. Un progrès qui côtoie le vœu
d’un retour à un passé idéal mais ne se préoccupe pas de ce qui
en est la véritable source, c’est-à-dire la science de l’optique
dont nous avons évoqué les débuts en pays d’islam avec Al-
Kindi au IXe siècle, puis au XIe avec Ibn al-Haytham.
Lorsque le cheikh Abduh parle de la lumière dans son
épître sur l’unicité divine, c’est en rapport avec la raison
humaine. Le maximum auquel la raison peut atteindre, c’est de
« connaître les caractères extérieurs des phénomènes que
l’homme peut percevoir soit par ses sens, soit par ses
sentiments, soit par son intelligence ». Il parvient à embrasser
quelques-unes des lois qui règlent les relations de ces
phénomènes entre eux. Abduh poursuit en prenant comme
exemple, l’étude de la lumière, « la chose la plus simple et la
plus claire ». Ceux qui l’ont étudiée, « ont établi de
nombreuses lois à son sujet qu’ils ont groupées dans une
science spéciale, cependant aucun d’eux n’a pu comprendre ce
qu’elle est, ni comprendre l’action d’éclairer ; ils n’en savent
pas plus long que tout homme qui la voit de ses yeux. Et ainsi
de suite 28 ». Car, pour Abduh, cela n’est pas donné à la
puissance humaine de pénétrer la véritable essence des choses
ou leur substance. Il n’y a aucun moyen d’accéder à la
substance « absolument simple ». Seules ses qualités et ses
effets peuvent être connus. Et Abduh conclut : « S’occuper de
la substance des choses, c’est perdre son temps et employer
ses facultés dans un but pour lequel elles ne nous ont pas été
données 29. »
L’exemple de la lumière, objet de fascination et de crainte,
sans quoi le vivant tel que nous le connaissons n’existerait pas,
a tout à fait sa place dans un traité de théologie. Lorsque le
cheikh Abduh écrit son traité à la fin du XIXe siècle, la théorie
sur la lumière a opéré une grande avancée conceptuelle avec
James Clerk Maxwell (1831-1879) qui unifie les phénomènes
électriques, magnétiques et optiques dans le cadre de la théorie
de l’électromagnétisme et identifie la lumière à une onde
électromagnétique. Quatre équations mathématiques lui
suffisent pour définir les bases d’une science dont les
conséquences pratiques changeront considérablement le mode
de vie des habitants de la planète. Les communications entre
les continents deviennent possibles à la vitesse de propagation
des ondes électromagnétiques dont l’émission et la réception
relèvent de phénomènes prévisibles par les équations de
Maxwell. Le télégraphe, le téléphone sont les inventions les
plus remarquables pour les sociétés d’Occident et d’Orient de
l’époque d’Abduh. Pour les réformistes arabes, elles illustrent
le progrès réalisé grâce à l’avancée de la science moderne.
Abduh fait référence à cette avancée de la connaissance des
phénomènes de l’univers pour commenter le verset 2 :18-19 30,
« C’est comme si une averse orageuse du ciel, accompagnée
de ténèbres, de tonnerre et d’éclairs… » La vérité sur les
éclairs, le tonnerre et les orages et les raisons de leur
occurrence ne fait pas partie des sujets examinés par le Coran.
Car cela appartient aux sciences de la nature et peut être connu
des hommes par leurs propres moyens. Le texte coranique
mentionne les phénomènes extérieurs pour inciter à rechercher
leur compréhension. Abduh poursuit en expliquant
qu’aujourd’hui, il semble qu’il y a dans l’univers une
substance fluide appelée électricité, dont on peut voir certains
effets dans le télégraphe, le téléphone, le tramway, l’éclairage
électrique des habitations et des rues. Il évoque ensuite la
description de la cause des lumières électriques en termes
d’association de courants positif et négatif 31.

Rendre à César ce qui est à César


et à Dieu ce qui est à Dieu
Abduh se plaît à se référer aux inventions scientifiques. Il
est bien en avance par rapport aux docteurs de sciences
religieuses de l’Université d’Al-Azhar, université
traditionnelle où il a été formé et qu’il tente de moderniser. Il
doit aussi affronter nombre d’Égyptiens encore attachés à la
tradition. Il ose proposer son interprétation personnelle de
certains versets coraniques contre ce que la tradition énonce
depuis des siècles. Dans cette démarche, il accorde plus
d’importance au texte de la Révélation qu’aux textes qui ont
institutionnalisé l’islam et qui constituent, en plus du Coran,
les sources de l’islam, la Sunna, le recours au consensus (ijma)
et à l’analogie (qiyas*). Le cheikh plaide pour un retour aux
origines, pour un islam épuré de tout ce qui l’a détourné de sa
source majeure. C’est ce qui le libère et l’autorise à une
interprétation du Coran rationnelle et libre, indépendante des
sources traditionnelles :
« … libérer la pensée des chaînes du taqlid*, et comprendre
la religion telle que la comprenaient les anciens de la
communauté avant que n’apparaissent les diversions […] et
prouver que, à la lumière de cela, on doit considérer la
religion comme une amie de la science 32, poussant
l’homme à rechercher les secrets de l’existence, lui
enjoignant de respecter les vérités établies, et de compter
sur elles dans sa vie et sa conduite morales 33. »
ABUH ET LA VOIE MÉDIANE, ANTUN
ET LA RUPTURE

Dans ce plaidoyer, Abduh se heurte à « l’opinion de deux


grands groupes qui forment la umma », d’une part, les
étudiants des sciences religieuses et ceux qui partagent leur
point de vue et, d’autre part, les étudiants des arts modernes et
ceux qui les approuvent. Il plaide pour « un islam qui lui
apparaît comme la voie médiane entre les deux extrêmes », qui
assure l’accord avec les exigences de l’intellect humain, les
découvertes scientifiques et la sauvegarde de la transcendance
divine, seul objet valable d’adoration humaine et fondement de
la moralité humaine. Cette voie médiane n’est pas celle que les
Européens ont choisie et, pour Abduh, ils se fatigueront un
jour des corruptions de leur propre foi 34. C’est ce qu’il
défendra face à Antun, qui propose une autre explication de
l’émergence du progrès en Europe. Le facteur déterminant est
assurément la séparation des autorités spirituelles et
temporelles. Cette séparation des ordres pour laquelle plaide
Antun est la seule à même de garantir le respect de chacun,
c’est un préalable nécessaire au sécularisme 35. Si les autorités
religieuses détiennent le pouvoir, elles l’utiliseront pour
persécuter ceux qui ne sont pas d’accord avec elles, en
particulier les penseurs, c’est ce qui s’est produit dans
l’histoire du monde chrétien. La séparation entre l’Église et
l’État a facilité le passage vers la civilisation réelle et le
progrès de la chrétienté, ce qui ne fut pas le cas de l’islam,
écrit Antun :
« Nous considérons que le pouvoir civil en islam est
accouplé au pouvoir religieux par le régime de la légalité,
car le gouverneur général est tout à la fois gouverneur et
calife. De ce fait, la tolérance selon cette voie est plus
difficile que selon la voie chrétienne. La chrétienté a
introduit une césure sans précédent entre les deux autorités,
ouvrant au monde un chemin vers la culture et la
civilisation véritables, grâce à la parole unique que voici :
“Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à
Dieu.” 36 »
Mais, la science n’est pas comme César, objecte Abduh qui
la définit comme un attribut de Dieu, prenant en compte la
signification ancienne de science, ilm (science religieuse) et en
conséquence quelque chose qui tomberait sous l’autorité du
pouvoir spirituel 37. Abduh présente une comparaison entre les
deux religions, l’islam et le christianisme, accusant ce dernier
d’être un piètre ami de la science : c’est une religion
irrationnelle qui considère les pouvoirs miraculeux du Christ
comme un article de foi. De plus, c’est une religion
intolérante. Il faut rappeler l’Inquisition et les traitements
qu’elle a fait subir aux savants dont Galilée, ainsi que le
contrôle et la censure qu’elle a exercés. Ce n’est pas le
christianisme qui a favorisé la civilisation moderne. Au
contraire, la civilisation occidentale s’est développée parce
que les penseurs et les savants ont rejeté le christianisme et lui
ont substitué l’approche matérialiste 38.
La situation est différente pour l’islam : il n’a pas besoin de
se séparer de la connaissance scientifique puisque la religion
musulmane est rationnelle et en conséquence les musulmans
n’ont pas de problème à maîtriser les sciences modernes. Ils
peuvent le faire sans adopter « la religion de la matière », sans
rejeter leur propre religion, contrairement aux penseurs et
scientifiques de l’Europe qui ont adopté le principe du
matérialisme. Comme la plupart des réformistes musulmans,
Abduh est convaincu que l’islam est une religion qui peut
assurer la prospérité, le bonheur et la puissance à la société
lorsque celle-ci se soumet aux commandements de Dieu et les
interprète rationnellement.
Face à la puissance des nations européennes, Abduh plaide
pour que les nations musulmanes acquièrent le savoir
scientifique afin de devenir fortes et prospères, elles peuvent le
faire sans abandonner l’islam. Pour atteindre l’objectif, ce sont
les institutions qui doivent changer, ce sont les lois, les écoles
et les méthodes de gouvernement qui doivent être modifiées 39.
Il faut qu’il y ait une distinction entre ce qui est essentiel dans
la religion et ce qui ne l’est pas, pour laisser au gouvernement
une grande latitude pour légiférer et pour le développement de
lois modernes qui devra se réaliser à partir de la charia (dans
le sens de droit islamique) et non indépendamment d’elle.
Abduh aspire à une association à égalité entre gouvernants et
gardiens de la loi mais ne veut pas de séparation, l’État devant
assurer un statut d’égalité pour les non-musulmans, mais il
doit rester un État islamique 40. Donc association et non
séparation entre le politique et le religieux : une position
déterminante pour comprendre la place de l’islam politique
dans les sociétés musulmanes contemporaines.
Ce n’est clairement pas le point de vue d’Antun qui soulève
le problème de la tolérance, beaucoup plus accessible aux
chrétiens qu’aux musulmans du fait de la séparation des deux
pouvoirs :
« Si les pays européens sont à présent plus tolérants, ce
n’est pas parce qu’ils sont chrétiens mais parce que la
science et la philosophie ont chassé le fanatisme religieux,
et que s’est effectuée la séparation des pouvoirs 41. »
Pour Antun, le monde a changé. La religion ne constitue
plus le fondement des États modernes. Ce sont l’unité
nationale et les techniques de la science moderne qui en
constituent maintenant la base et c’est l’assemblée des
représentants du peuple qui doit avoir un statut supérieur à
celui des autorités religieuses comme à celui du chef. Antun
plaide pour la séparation du temporel et du spirituel, pour un
gouvernement séculier qui traiterait à égalité les musulmans et
les chrétiens. Si Abduh est dans une attitude conciliatrice bien
caractéristique des réformistes, les idées développées par
Antun se situent dans la rupture et l’on comprend que les
échanges entre Antun et Abduh aient fortement dégradé les
relations personnelles entre les deux acteurs du débat. Leurs
désaccords concernent tout autant la séparation de la
philosophie et de la religion, de la science et de la religion, que
la séparation des pouvoirs temporel et spirituel.
La sécularisation est au cœur du débat qu’Antun a
provoqué et dont le point de départ est Ibn Rushd et sa défense
des philosophes. Dans la dédicace de son ouvrage Ibn Rushd et
sa philosophie où il a regroupé ses échanges avec Abduh,
Antun précise à qui il veut adresser son message dans le
contexte historique de l’époque qui est celui de la Nahdha. Il
écrit pour les nouvelles générations qu’il dénomme les
« nouvelles pousses de l’Orient 42 » :
« Ces hommes de bon sens dans toutes les communautés et
les religions de l’Orient qui ont vu le danger de mélanger le
monde et la religion à une époque comme la nôtre et en
sont venus à demander que leur religion soit placée à
l’écart, dans une position sacrée et honorée, de sorte qu’ils
puissent vraiment s’unir et se laisser porter par la vague de
la nouvelle civilisation européenne, afin de pouvoir entrer
en compétition avec ceux qui lui appartiennent, faute de
quoi cette vague les balaiera tous et en fera les sujets des
autres 43. »

Quel retour à la science ?


Le sursaut est nécessaire pour les nations musulmanes qui
ont accumulé tant de retard. Les réformistes sont convaincus
que le retour aux sciences est le ressort essentiel de la
puissance des sociétés modernes. Mais de quel retour aux
sciences s’agit-il ? C’est une question qui nous interpelle et
qui traverse l’ensemble des développements proposés dans cet
essai. Est-ce que les réformistes se sont intéressés aux
fondements de la science moderne et aux grandes ruptures qui
ont marqué l’histoire de la science ? Ils se réfèrent, d’une part,
à la période glorieuse des sciences en terres d’islam qui dura
plusieurs siècles, d’autre part à la puissance acquise par les
pays européens grâce aux « produits de la raison ». Que
comportent ces « produits de la raison » ? Impliquent-ils une
appropriation des changements de paradigme qui ont
accompagné l’histoire de la science moderne ? Plutôt que de
tenter l’analyse d’un échec, le projet réformiste s’est attaché à
la défense d’un islam qui peut réaliser l’accord avec le monde
moderne sans perdre pour autant sa suprématie. Donc des
réformes qui s’accordaient bien avec le discours apologétique.
Et si les réformistes musulmans ont pris leurs distances par
rapport aux traditionalistes, cela ne signifie pas qu’ils étaient
entrés dans la modernité. Ils proposaient une réforme dans la
continuité.

L’islam, la chrétienté et la science


La science dont parlent Abduh et ses disciples n’est pas ce
que la science moderne implique en termes de rupture par
rapport aux conceptions précoperniciennes et ce qu’elle établit
dans le cadre d’une représentation de l’univers libérée de toute
préoccupation de conformité avec la vérité religieuse. Le
recours à la raison n’est pas libéré de la référence islamique et
le projet de réforme propose de reconstituer la collaboration
entre la religion et la science. Comment sera-t-elle réalisée ?
Non pas en subordonnant la science à la religion comme le
faisait la théologie de l’âge classique, ni en cantonnant
chacune d’elles dans des sphères séparées comme le fait la
philosophie moderne. Il s’agit plutôt de les traiter comme deux
sœurs, toutes deux filles de cette raison que « Dieu nous a
donnée pour nous guider dans la bonne voie 44 ». Pas
d’antagonisme entre elles, puisqu’elles résultent d’une même
source tout en ayant des buts distincts. La science mène à
découvrir les moyens assurant la vie matérielle et procurant le
bien-être sur terre ainsi qu’à accéder à la maîtrise des forces de
la nature. La religion mène au salut dans le monde de l’au-delà
et constitue un guide moral. Pour Abduh et ses disciples, elle
est également en tant que facteur moral, une incitation à la
poursuite de la recherche scientifique. Un but important pour
le musulman, qui, adhérant à la croyance dans l’union de la
science avec la religion, veut accéder au monde moderne, sans
perdre la foi de ses pères 45.
Cependant, la question n’est pas l’adhésion à une religion
purement personnelle qui opte pour une séparation entre les
magistères religieux et scientifique. Nombre de grands savants
sont connus pour leur foi profonde dans le christianisme, ou
dans l’islam, ou dans d’autres religions, ou pour leur besoin de
transcendance non lié à une religion. Ils ont pu concilier leur
croyance, leur aspiration spirituelle, d’ordre personnel, à leur
activité scientifique qui n’a pas de relation directe avec la foi.
En revanche, l’histoire de la science nous instruit des conflits
qui l’ont opposée à la religion et l’actualité récente montre
l’ampleur que peuvent prendre ces conflits. J’ai déjà évoqué le
premier grand conflit né de la remise en cause de la place
centrale de l’homme dans l’univers opérée par la révolution
copernicienne au XVIe siècle, bousculant la doctrine de l’Église
chrétienne et acceptée tardivement par la tradition musulmane.
La nouvelle astronomie a eu à affronter beaucoup de
résistance. L’interdiction par l’Église du droit d’imprimer et de
publier les ouvrages traitant du mouvement de la Terre ne fut
levée qu’en 1822. Le deuxième grand conflit entre la religion
et la science concerne les ouvrages de Darwin, déstabilisant la
version chrétienne de la Création. Nous verrons plus tard
comment Darwin fut accueilli dans les pays d’islam à la fin du
e
XIX siècle, entre refus d’une conception matérialiste du monde

et attrait pour l’évolution comprise en termes de progrès


social. Une vision, qui bascule un siècle plus tard avec les
mouvements fondamentalistes musulmans rejoignant les
créationnistes anglo-saxons dans leur offensive menée contre
l’évolution biologique. Dans cet affrontement sans fin avec la
science, de nouveaux venus commencent un combat contre la
physique actuelle pour promouvoir un nouveau géocentrisme.
Que de sources de conflits violents sont sans cesse suscitées
par les mouvements religieux ! La science n’est pas leur seule
cible, la liberté est au cœur de ces affrontements, quelles que
soient leurs formes. J’y reviendrai. Mais, auparavant,
poursuivons sur le réformisme musulman et sa persistance à
défendre l’islam, « amie de la science », face à l’attitude
intolérante du christianisme.
Dans son débat avec Antun, Abduh oppose les deux
religions, le christianisme et l’islam sur leurs rapports avec la
science et rappelle le sort que l’Église a fait subir à Galilée,
soulignant ainsi le caractère intolérant du christianisme.
Certes, il n’y a pas eu dans l’histoire des sciences en pays
d’islam l’équivalent de l’affaire Galilée, c’est ce que
soulignent nombre de musulmans pour appuyer la supériorité
de l’islam. Mais le bouleversement dans la vision du monde, le
changement de paradigme qu’implique le modèle de Copernic
au XVIe siècle, puis la science de Galilée au XVIIe siècle, n’ont
pas eu d’équivalent dans la science des astres en pays d’islam.
Le physicien pakistanais Abdus Salam (1926-1996), prix
Nobel de physique 1979, profondément musulman, réagit sur
ce point de manière pertinente et pas habituelle pour un
croyant musulman. Certes, aucune situation analogue à la
condamnation de Galilée n’est intervenue dans le monde
musulman, mais il y a eu persécution, écrit Abdus Salam :
« Par exemple, l’opposition à l’imprimerie. Cette
opposition a réussi à retarder l’introduction de la littérature
dans le monde islamique jusqu’à l’invasion napoléonienne
de l’Égypte en 1798, exactement trois cent cinquante ans
après que la première Bible eut été imprimée par
Gutenberg. En Turquie, mis à part une petite période
entre 1729 et 1745, l’impression de livres fut interdite
jusqu’en 1839 pour la littérature non religieuse et en 1874
pour l’impression du Saint Livre du Coran… tout ceci à
cause d’une opposition religieuse 46. »
Le physicien conclut en évoquant son émerveillement
lorsqu’il trouva dans la bibliothèque de l’Université
musulmane Aligarh en Inde une copie du Coran éditée à
Venise vers la fin du XVe siècle. Un autre événement a marqué
l’histoire des sciences arabes, ajoute Abdus Salam, la
destruction du dernier observatoire musulman à Istanbul en
1580, que j’ai relatée précédemment. Une « autre preuve de
l’obscurantisme de certains fanatiques religieux », qui clôt
l’époque des recherches fécondes sur l’astronomie en pays
d’islam. Abdus Salam raconte également comment Biruni fut
accusé d’hérésie parce qu’il s’était permis d’utiliser le
calendrier byzantin pour un instrument qu’il avait inventé. Or
cet instrument avait pour objet d’indiquer les moments de
prière ! À ceux qui l’accusaient, Biruni répondit que les
habitants de Byzance mangeaient comme lui du pain : « Les
religieux allaient-ils pour cela prendre une sanction contre
ceux qui mangeaient du pain 47 ? »
DEUX REGARDS SUR LE DÉCLIN
DES SCIENCES ARABES

Quel regard porter de l’intérieur des pays d’islam sur le


déclin des sciences arabes ? Les réformistes musulmans sont
les premiers à s’interroger. Et, sans surprise, ils reviennent sur
la période glorieuse des sciences arabes, celle des sciences
écrites en langue arabe, quand cette langue était internationale.
Abduh retrace l’époque de Bagdad, lorsque les Abbassides
encourageaient la médecine et l’astronomie. Il rappelle
comment les « écoles de sciences » bâties par les Arabes ont
œuvré pour diffuser le goût de la science. Il met en avant deux
facteurs qui ont contribué au développement de
l’« intelligence scientifique » parmi les musulmans et les
dhimmis 48, la tolérance de la religion musulmane et la
clémence des califes 49. Mais alors, quelle est pour Abduh
l’explication de la décadence scientifique ? Elle a eu lieu
lorsque les musulmans se sont détachés de leur religion 50 :
« Quand les musulmans étaient savants en matière de leur
religion, ils étaient les savants et les imams du monde. Et
quand ils ont été atteints par la maladie de l’ignorance de
leur religion, ils ont été vaincus… »
Cette réponse d’Abduh pourrait être celle d’un grand
nombre de croyants musulmans en ce premier quart
de XXIe siècle qui se reconnaissent dans le mouvement de
la réforme musulmane, l’islah*, rejetant le fanatisme et la
superstition et ne trouvant dans les Textes que tolérance et foi
raisonnée.
L’intellectuel Abdallah Laroui nous restitue cette pensée
réformiste, faisant parler le clerc – Muhammad Abduh – à sa
manière :
« La force de l’Occident est fondée sur la Raison et la
Liberté. Essayant de se faire une idée de cette liberté dans
l’histoire, […] il [le clerc] est horrifié d’apprendre que
Galilée fut emprisonné, Descartes calomnié, Rousseau
persécuté, et que Giordano Bruno périt sur le bûcher parce
qu’il osa défendre les droits de la Raison contre la raison
d’État. […] Comment les chrétiens osent-ils parler de
tolérance après tant de forfaits ? Bien entendu, il ne pense
nullement aux persécutions du calife Mutawakkil contre les
mutazilites, aux autodafés des Almoravides, il ne voit plus,
dans l’histoire de l’islam, que les traducteurs d’Al-Ma’mun
penchés sur leurs livres grecs et syriaques […].
Si la Raison est du côté de l’islam et le fanatisme du côté
du christianisme, comment alors expliquer
l’épanouissement de l’un et la décadence de l’autre 51 ? »
À l’instar du clerc qui pense que la Raison peut à nouveau
être apprivoisée, le savant Abdus Salam ne se laisse pas piéger
par la nostalgie de la gloire passée des terres d’islam. Il nous
soumet une autre lecture, il nous parle de science, il y a plus de
trois siècles. Autour de l’année 1660, deux des plus grands
monuments de l’histoire moderne étaient érigés, l’un à l’ouest,
l’autre à l’est : la cathédrale Saint-Paul à Londres et le Taj
Mahal à Agra. Ces deux édifices symbolisent peut-être mieux
que les mots ne pourraient décrire le niveau des technologies
architecturales que les deux cultures avaient atteintes à cette
époque. Mais il ne faut pas s’arrêter à ce constat. Abdus Salam
poursuit son récit. Il désigne un troisième monument, de cette
même époque mais cette fois à l’ouest seulement, un
monument encore plus important pour son apport à
l’humanité. Il s’agit des Principia de Newton, publié en 1687.
Le physicien, né au Penjab, conclut en précisant que le travail
de Newton n’a pas d’équivalent dans l’Inde des Moghols 52. Et
la cause essentielle du déclin des sciences en terres d’islam est
une cause interne : c’est l’attitude intellectuelle qui a dominé
pendant des siècles, conduisant à refuser toute innovation
(bidaa*) et incitant à l’imitation (taqlid), une attitude ne
permettant pas l’activité scientifique.
Abdus Salam parle comme un scientifique, comme un
chercheur dans le domaine ardu de la physique théorique, celle
des interactions fondamentales. Muhammad Abduh est
intéressé par la science, mais il n’a pas de formation
approfondie dans les sciences dites exactes et il le regrettait :
« J’ai passé toute ma vie à essayer de me débarrasser des
bêtises qui m’avaient été enseignées à Al-Azhar 53 », disait-il.
Cela explique en partie une certaine naïveté que l’on peut
relever dans ses écrits lorsqu’il tente quelques incursions dans
les nouvelles applications techniques. Pour le chercheur
tunisien Mohamed Haddad, spécialiste du réformisme
musulman, « Abduh était encore loin d’avoir assimilé la
révolution scientifique moderne, au point qu’on le surprend
parfois à parler de monde sublunaire et infralunaire 54 », un
langage qui a cessé d’être pertinent avec la révolution de
Copernic et la physique de Galilée qui se sont affranchies des
concepts aristotéliciens. Mais, par ailleurs, les explications
scientifiques du cheikh égyptien tentent de limiter le caractère
miraculeux de certains passages coraniques et d’adapter leur
interprétation au contexte de son temps et de faire part, ainsi,
de son intérêt pour la science moderne. D’autres avant lui
avaient manifesté cet intérêt et, comme lui, avec prudence.
C’était le cas de l’imam Rifaa al-Tahtawi (1801-1873).

La science moderne encore


lointaine… aux pays du Levant
La France joua un rôle particulièrement important dans le
retour aux sciences exactes qui s’opéra au cours du XIXe siècle
en Égypte, en particulier à travers les échanges scientifiques.
Ainsi, Edme François Jomard, géographe et archéologue
français, formé à l’École polytechnique avait-il encouragé le
vice-roi d’Égypte Mohamed Ali à envoyer des missions
scolaires en France. Jomard connaît l’Égypte, il avait participé
à la totalité de l’expédition Bonaparte, de 1798 à 1801. Il sera
nommé directeur des études de la première mission de 1826
organisée pour la formation de futurs « cadres » égyptiens. Le
jeune diplômé de l’université d’Al-Azhar, Rifaa al-Tahtawi est
chargé de les accompagner à Paris où il passe cinq années. Il
découvre la France, sa capitale, les mœurs des Français, leur
système politique et la science moderne.
LA PRUDENCE DU RÉFORMISTE AL-TAHTAWI
À L’ÉGARD DU MODÈLE DE COPERNIC,
« L’AUTRICHIEN »

L’un des aspects qui le fascine est l’avancement des


sciences étrangères, les arts et les métiers, qui « existent à
l’état de perfection chez les Francs ». Il fait part de son
appréciation dans sa relation de voyage, publiée à son retour
de Paris en 1834, sous le titre Le Raffinement de l’or. Abrégé
de Paris, auquel je ferai référence sous le titre de la traduction
française, L’Or de Paris 55. Il découvre l’astronomie telle
qu’elle est comprise en France, ce pays qui a réussi, ce pays où
le savant est « celui qui a une connaissance dans les sciences
rationnelles » et où « les prêtres ne sont savants qu’en
religion ». Il relève que les Français ont adopté un nouveau
système astronomique « appelé chez eux le système de
Copernic, l’Autrichien ». L’imam égyptien comme la plupart
des hommes de religion de son époque en était resté à la vision
géocentrique des anciens et découvre donc à Paris que les
Français ont divisé les astres en deux catégories, d’une part,
les astres mobiles, les planètes dont la Terre, avec leurs
satellites dont la Lune, qui suivent les mouvements des
planètes, ainsi que les comètes, et, d’autre part, les astres
immobiles dont le Soleil. Il ne peut faire abstraction du
problème soulevé par Copernic lorsqu’il décentre la Terre et
place le Soleil au centre du monde et fait ce commentaire
révélateur :
« Dans la plupart des sciences et des arts théoriques qu’ils
connaissent d’ailleurs à fond, ils [les sages de Paris]
professent certaines croyances philosophiques que la raison
d’autres peuples n’admet pas. […] Ils glissent des
insinuations hérétiques contraires à tous les Livres célestes.
Et ils appuient ces assertions sur des preuves qu’il est
difficile de réfuter 56. »
Al-Tahtawi souligne le caractère hérétique du modèle de
Copernic et, également, le fait qu’il soit difficile de le réfuter.
Il ne s’étend pas beaucoup sur cette première grande
révolution scientifique qui est passée de manière presque
inaperçue dans le monde arabe. Sa réserve sur ce sujet délicat
l’amène à supprimer le passage suivant sur Copernic dans la
version de L’Or de Paris qu’il publie lors de son retour en
Égypte :
« Un savant européen a prétendu que l’assertion du
mouvement circulaire de la Terre et de sa forme arrondie
n’est point contraire aux Saintes Écritures. En effet, dit-il,
les Livres saints, parlant de ces choses dans des passages
où il s’agissait de donner aux hommes une instruction
morale, ont employé des termes conformes à l’apparence
des phénomènes et non à l’exactitude scientifique. Ainsi il
est dit dans l’Écriture que Dieu arrêta le Soleil, cela signifie
qu’il retarda le moment où cet astre disparaît aux yeux,
effet produit en réalité par la suspension du mouvement de
la Terre. Le Livre saint s’exprime comme si le Soleil lui-
même eût été arrêté, parce que c’est le Soleil qui semble à
l’œil avoir un mouvement 57. »
Quelques années après son retour en Égypte, Al-Tahtawi
publie sa traduction de la Géographie de Malte-Brun. C’est
l’occasion pour lui de revenir sur la question du mouvement
de la Terre autour du Soleil. Dans la présentation de cet
ouvrage, il modère son appréciation du modèle de Copernic
qu’il avait expliqué dans une première version de L’Or de
Paris puis supprimé. Pour se tirer d’affaire, il introduit la
nécessité de s’accommoder du modèle héliocentrique pour des
raisons pratiques :
« On trouve dans ce livre des expressions tirées de la
cosmologie et de la physique auxquelles les ulémas ne
croient point, mais nous les citons quand même telles
qu’elles sont, pour que la traduction reste fidèle. D’ailleurs,
nous les admettons du point de vue pratique et pour les
données mathématiques qui s’y trouvent, et non au point de
vue de la croyance 58. »
Les commentaires de Al-Tahtawi à propos du modèle de
Copernic sont révélateurs. Ils nous permettent d’évaluer la
difficulté qu’ont eue les milieux traditionnels et cultivés
d’admettre une révolution scientifique datant alors de trois
siècles. Pour Anouar Louca, « nul doute qu’il en est lui-même
persuadé, mais il n’ose pas se prononcer ». Al-Tahtawi évite la
moindre allusion qui pourrait s’avérer hérétique. Il fait une
légère digression dans sa relation de voyage sur les opinions
des oulémas qui ont échangé leurs points de vue sur cette
question, rappelant que la controverse était ancienne et qu’un
savantissime cheikh résidant près de Tombouctou au
e
XIII siècle avait conclu que « la Terre est une balle et qu’il n’y

a pas de mal à la croire en marche ou immobile 59 ». Bien


prudente attitude justifiée par le fait qu’Al-Tahtawi voulait
rallier les lecteurs égyptiens à la cause du modernisme. On a
du mal à penser que le monde islamique ait stagné à ce point !
Au XIe siècle, Biruni s’était interrogé sur le mouvement
possible de la Terre, certes, mais il n’avait pas tranché et,
depuis, l’astronomie avait fait sa révolution. Le système
géocentrique de Ptolémée continuait à être enseigné dans les
madrasas où quelques éléments d’astronomie étaient inclus
dans les curricula et où on ne pouvait espérer trouver les
questionnements et les doutes de Biruni et d’Ibn al-Haytham,
ni les développements de l’astronomie arabe de l’École de
Maragha, élaborés par Al-Tusi puis par Ibn al-Shatir. En
conséquence, les oulémas, diplômés de l’université d’Al-
Azhar n’avaient pas la familiarité voulue avec les conceptions
modernes de l’astronomie, jugées alors non conformes à la
tradition. Ajoutons que ces considérations peuvent être
étendues à d’autres domaines des sciences physiques et
naturelles.
L’ÉCLIPSE DU SOLEIL DE 1860
e
Au cours du XIX siècle, les universités traditionnelles ne
sont plus les seules institutions d’enseignement en pays
d’islam. En Égypte, des écoles d’ingénieurs sont créées et des
scientifiques français contribuent à la formation de cadres
égyptiens. Charles Lambert, ancien élève de l’École
polytechnique et de l’École des mines, animé par l’idéal saint-
simonien, va contribuer à l’organisation des enseignements de
l’École d’ingénieurs de Bulaq (la Muhandiskhana), à partir de
1834 et sera le directeur de cette école conçue sur le modèle de
l’École centrale de Paris. Des enseignants égyptiens prennent
peu à peu la relève après des séjours de formation en France et
assurent des enseignements scientifiques en langue arabe.
Comment s’est effectué le transfert du savoir scientifique ?
Dans quelle mesure y a-t-il eu appropriation de la science
moderne ? Les parcours de scientifiques notoires de cette
époque peuvent nous aider à répondre à ces questions. L’une
de ces personnalités a retenu l’attention des historiens :
Mahmoud Bey al-Falaki (1815-1885) qui étudia l’astronomie
en France. Il fut le premier Égyptien, et le seul avant
longtemps, à publier dans des revues scientifiques
européennes, précise l’historien des sciences Pascal Crozet,
qui nous donne une analyse fort documentée et précieuse de la
place des sciences en Égypte au cours du XIXe siècle 60.
Mahmud Bey al-Falaki (falaki signifie astronome en arabe)
fait ses études supérieures en Égypte, à l’École navale
d’Alexandrie et puis à la Muhandiskhana, où il enseignera les
mathématiques puis l’astronomie dès l’obtention de son
diplôme. Il part en France en 1850 pour compléter sa
formation en astronomie. Il restera quatre années à
l’Observatoire de Paris, puis poursuivra son séjour en Europe,
à Bruxelles en particulier. Au cours de ce séjour, il publie sur
les variations du magnétisme terrestre dans les périodiques des
Académies des sciences française et belge ; il publie
également des travaux sur les calendriers judaïque et
musulman sur la base de documents historiques et de ses
connaissances en astronomie. Il rentre en Égypte en 1859 où il
est chargé notamment de l’élaboration d’une carte du pays,
d’un travail sur la topographie de l’Alexandrie antique et de
l’observation de l’éclipse de 1860. Cet événement, l’éclipse
totale du Soleil du 18 juillet 1860, était important pour les
scientifiques. Je vais m’y attarder pour préciser son intérêt
dans le contexte de la science astronomique de l’époque, mais
aussi pour placer cet événement scientifique dans le contexte
égyptien. Il nous permet d’apprécier, d’une part, les difficultés
que devaient affronter les scientifiques égyptiens et, d’autre
part, les limites de la politique entreprise en matière de
transfert de savoirs scientifiques dans les pays arabes et
musulmans.
L’éclipse totale du 18 juillet 1860 replonge Mahmoud Bey
al-Falaki, récemment rentré en Égypte, dans la science de
l’astronomie. Cette éclipse totale concernait l’Europe,
l’Afrique et l’Amérique. Son observation était préparée par les
astronomes de tous ces pays qui en attendaient des données
précieuses pour l’étude de la constitution du Soleil. En Europe,
l’éclipse allait être visible en Espagne où plusieurs astronomes
vont se rendre pour cet important événement. Parmi les
astronomes français, le célèbre Urbain Le Verrier, qui est
également mathématicien, directeur à l’époque de
l’Observatoire de Paris. Pourquoi particulièrement célèbre ?
Le Verrier avait prédit l’existence de la planète Neptune par
des calculs mathématiques fin août 1846. L’observation de
Neptune, moins d’un mois plus tard, confirme ses prévisions
considérées comme « la plus éclatante preuve de la justesse de
l’attraction universelle ». Un mot encore sur ce moment
exaltant de l’histoire de l’astronomie, celui du physicien
Francis Arago, que l’on peut lire dans les comptes rendus de
l’Académie des sciences : « M. Le Verrier a aperçu le nouvel
astre sans avoir besoin de jeter un seul regard vers le ciel : il
l’a vu au bout de sa plume ; il a déterminé par la seule
puissance du calcul la place et la grandeur d’un corps situé
bien au-delà des limites jusqu’ici connues de notre système
planétaire… »
L’astronomie du XIXe siècle se passionne pour la découverte
du système solaire, les astronomes s’interrogent sur les
nouvelles planètes et les comètes ainsi que sur la nature de la
surface du Soleil. C’est pourquoi l’observation de l’éclipse
totale du Soleil de juillet 1860 est pour la communauté
des astronomes d’une grande importance. Dans le milieu des
astronomes de l’Observatoire de Paris, deux points de vue
s’opposent, celui de Le Verrier et celui d’Hervé Faye. Faye a
son explication sur la surface du Soleil. Il doute de la réalité
des protubérances solaires et assimile les phénomènes des
éclipses à ceux de mirages que l’on peut observer dans
l’atmosphère terrestre, un point de vue que ne partage pas Le
Verrier. Faye avait préparé le programme de l’observation de
l’éclipse en Espagne. Mais, après un désaccord survenu entre
lui et Le Verrier, c’est ce dernier qui dirigera la mission
d’observation en Espagne à laquelle participera un astronome
égyptien, Ismaïl-Mustafa, en séjour à l’observatoire de Paris
dans le cadre d’une mission égyptienne en France. Quant à
Faye, il se rendra finalement en Algérie, à Batna, pour suivre
l’éclipse. Une autre mission d’observation avait été retenue par
Faye, elle aura lieu en Nubie (aujourd’hui le Nord-Soudan).
L’un des « jeunes Égyptiens instruits à Paris », en
l’occurrence, Mahmoud al-Falaki pouvait l’assurer. La
demande fut adressée au vice-roi d’Égypte, Saïd, par
l’intermédiaire de Jomard, correspondant scientifique du vice-
roi, que j’ai évoqué à propos de la mission de Al-Tahtawi à
Paris. C’est l’occasion pour l’Égypte d’entrer dans le concert
scientifique de l’époque, écrit Jomard au vice-roi, pour lui
demander que des observateurs égyptiens prennent à l’avance
possession de la station de Dongola en Nubie, munis
d’instruments d’astronomie, de physique et de météorologie.
Jomard termine sa lettre en faisant référence au passé
scientifique de l’Égypte : les observateurs égyptiens « seront
inspirés par le souvenir d’Hipparque et de Ptolémée, les
astronomes d’Alexandrie, souvenir qui vivra éternellement
dans la mémoire des hommes ». Mahmoud al-Falaki,
accompagné de deux aides, se rend à la station d’observation,
avec un certain nombre d’instruments, dont des baromètres,
thermomètres, chronomètres, deux bonnes lunettes
astronomiques… Il effectue ses observations de l’éclipse à
l’aide de la lunette astronomique, ses deux aides se chargeant
de noter l’heure précise des phénomènes, commencement et
fin de l’éclipse totale, disparition et réapparition de plusieurs
taches solaires. L’astronome Mahmoud envoie son compte
rendu en y joignant un dessin permettant de mieux faire
comprendre l’aspect et les positions relatives des
protubérances observées. Il y ajoute des observations
météorologiques qui concluent une influence nulle de l’éclipse
sur l’état météorologique, une conclusion plutôt attendue !
Une description de l’influence de l’éclipse sur les êtres vivants
termine le rapport qu’il adresse au vice-roi, qui le transmet à
son tour à l’Académie des sciences française, par
l’intermédiaire de Jomard. Hervé Faye reçoit le rapport, il
relève l’exactitude des résultats présentés malgré les difficultés
rencontrées par l’astronome. Cependant, en ce qui concerne
les phénomènes physiques, Faye écrit que « la description de
Mahmoud Bey est laconique ». L’observation d’une éclipse
solaire n’est pas un acte passif devant un spectacle
de l’univers, mais un acte qui conduit à déceler des éléments
de réponse à un questionnement. L’Académie des sciences
française attendait probablement plus de la mission de
l’Égyptien. Car l’enjeu de cette éclipse totale du Soleil portait
sur les phénomènes physiques.
Faye comme Le Verrier attendaient de cet événement
astronomique une réponse à leur questionnement sur la nature
physique de la couronne observée à la surface du disque.
Appartenait-elle au Soleil ou à la Lune, était-elle un effet
d’optique comme le pensait Faye ou au contraire une
protubérance réelle qui appartenait à la surface du Soleil ?
Tous ceux qui s’intéressent à l’astronomie savent aujourd’hui
que les protubérances sont des nuages de gaz éjectés par le
Soleil. L’observation de l’éclipse de 1860 en différents sites, et
à l’aide de photographies, avait permis de montrer que les
protubérances apparaissaient au même endroit et avec la même
forme sur le contour du Soleil, donc elles appartenaient bien
au Soleil ! Faye reconnaîtra son erreur et avouera que les
mesures « sont bien faites pour ébranler l’opinion de ceux qui,
comme moi-même, ne voulaient voir dans ces apparitions que
des phénomènes subjectifs ». Cet épisode de l’histoire des
sciences éclaire sur la méthodologie de la science et sur ce qui
la différencie de l’opinion. Dans le propos qui nous concerne,
il est aussi révélateur de la difficulté de s’approprier la science
dans un contexte où la recherche scientifique est absente.
Mahmoud al-Falaki avait évolué dans une société attachée
à ses références traditionnelles, il avait à surmonter les
obstacles liés à son isolement en tant que scientifique. En
effet, les scientifiques étaient encore bien rares en Égypte au
milieu du XIXe siècle et ils devaient répondre à une attente très
forte à leur retour au pays, après leur séjour en France qui leur
avait permis de parfaire leur formation scientifique. Qu’est-ce
que les gouvernants de l’époque attendaient d’eux ?
Essentiellement de mettre à profit leurs connaissances pour
répondre à des besoins pratiques, immédiats. Il s’agissait donc
plus de techniques que de science, un savoir principalement
détenu par les ingénieurs et crucial pour le développement du
pays. Ainsi, s’il est question du « retour de la science », c’est
plus celui d’une science opérationnelle que celui de la science
moderne, avec ses aspects théoriques et conceptuels, telle
qu’elle se pensait et se construisait en Europe. En outre, ce
choix imposé par l’urgence du développement, se situait dans
la continuité de la conception des sciences que la tradition
avait adoptée, celle qui subsistait dans les établissements
d’enseignement traditionnel que j’ai présentés plus haut. Cette
conception a maintenu à distance la science et l’a placée en
position d’attente. Pourtant le XIXe siècle a été riche sur le plan
de la science en Europe. Une deuxième grande révolution a
lieu, elle concerne la science du vivant.
CHAPITRE 4

La réception de Darwin
en pays d’islam
« Bien que je n’aie guère réfléchi à l’existence d’un Dieu
personnel avant une période bien plus tardive de ma vie, je
livrerai ici les vagues conclusions auxquelles je suis
parvenu. Le vieil argument d’une finalité dans la nature,
qui me semblait autrefois si concluant, est tombé depuis la
découverte de la loi de sélection naturelle. Désormais,
nous ne pouvons plus prétendre, par exemple, que la belle
charnière d’une coquille bivalve doive être faite par un
être intelligent, comme la charnière d’une porte par
l’homme. Il ne semble pas qu’il y ait une plus grande
finalité dans la variabilité des êtres organiques et dans
l’action de la sélection naturelle que dans la direction d’où
souffle le vent 1. »
Charles DARWIN,
L’Autobiographie.

Darwin publie en 1859 On the Origin of Species by Means


of Natural Selection, or the Preservation of Flavoured Races
in the Struggle for Life et en 1871, The Descent of Man and
Selection in Relation to Sex. Quel a été le retentissement de
ces écrits dans les pays d’islam en pleine « Renaissance
musulmane » ? Qui sont les lecteurs de Darwin dans ces
pays ? Que retiennent-ils de Darwin ? Une telle révolution
scientifique dans l’approche du monde vivant avait soulevé
des réactions en Europe et était jugée dangereuse pour les
religions, car elle impliquait l’abandon de la fixité des espèces
et des actes de création séparés décrits par les Écritures
saintes. Cette révolution ne pouvait pas laisser indifférents les
intellectuels de la Nahdha. Deux attitudes méritent d’être
soulignées, elles sont toutes deux d’ordre politique et ne sont
pas liées à l’analyse scientifique de la proposition de Darwin.
La première est celle qui retient de Darwin l’explication
matérialiste et qui met en garde contre le danger d’accepter
l’origine des espèces. La seconde en retire la vision d’un
monde en évolution et entreprend de promouvoir l’idée
positive de progrès défendue par le biais du darwinisme social.
La science est l’une des conditions du progrès pour les
réformistes de la Nahdha. Les nouvelles théories sociales en
relation avec l’idée d’évolution des sociétés les intéressent tout
particulièrement alors que le matérialisme suscite l’opposition
d’une bonne partie des sociétés musulmanes. Nous verrons
quelques personnalités qui se démarquent de cette position.
Comment les points de vue se sont-ils manifestés ? Qui étaient
les protagonistes ? C’est l’objet de ce chapitre.

L’évolution et le matérialisme
Si les réformistes musulmans partent d’un objectif
commun, celui de restaurer la grandeur de l’islam, ils n’ont
pas une conception unique de la Renaissance islamique et l’on
y discerne plusieurs courants. Celui qui s’est manifesté en Inde
au cours de la seconde moitié du XIXe siècle est personnifié par
Sir Sayyed Ahmad Khan (1817-1889) pour qui la grande
révolte de 1857-1859, appelée première guerre
d’indépendance indienne, constitua un révélateur de la
suprématie anglaise. Il fallait réagir, travailler pour l’avenir
des Indiens musulmans. Il fallait un renouveau de la théologie
musulmane, mais également accepter et étudier les sciences de
l’Occident, connaître leurs méthodes d’éducation et leurs
systèmes politiques, voire sympathiser avec les Anglais pour
mettre en œuvre la réconciliation entre musulmans et Anglais.
Il crée en 1875 une institution d’enseignement sur le modèle
d’Oxford et de Cambridge, le Muhammadan Anglo-Oriental
College d’Aligarh, qui sera élevé au rang d’université en 1920.
Ahmad Khan propose une réinterprétation personnelle de
l’islam. Il soutient que la religion prônée par le Prophète est
celle de la nature et de la raison, et que les doctrines des
sciences modernes sont en conformité avec les articles de la
foi islamique. Cette façon de voir fut ressentie comme une
atteinte à la religion bien qu’il s’attachât à contrecarrer les
tendances favorables à la sécularisation. Son adage, « L’œuvre
de Dieu (la Nature et ses lois fixes) est identique à la parole de
Dieu (le Coran) 2 », fit réagir les oulémas qui, « en bloc,
l’insultèrent comme un neïtcheri (terme urdu signifiant
naturaliste 3), et attaquèrent violemment son dessein de
débarrasser le Coran de toute mythologie 4 ». Le cheikh Jamal
Eddine al-Afghâni, l’une des personnalités marquantes du
mouvement réformiste que nous avons évoquée au chapitre
précédent, est aussi l’un de ceux qui s’opposent à Ahmad
Khan et qui veulent protéger les populations musulmanes
d’Inde qui pourraient être détournées par sa « doctrine
corruptive 5 ». Al-Afghâni qualifie cette doctrine de « doctrine
des naturalistes « matérialistes » » et l’accuse de soutenir qu’il
n’existe rien « hormis la nature aveugle », que « ce monde n’a
point de Dieu sage » et que tous les prophètes sont « des
naturalistes ne croyant pas au Dieu qui donna les lois 6 ». C’est
pour développer les raisons de son désaccord avec Ahmad
Khan qu’Al-Afghâni écrit en 1878, son épître en langue
persane Radd Neïtcheriyyé (Réfutation des naturalistes),
traduite en arabe en 1885 par son disciple Muhammad Abduh,
sous le titre Al-radd ala dahriyyin, « Réfutation des
matérialistes ». Les « matérialistes 7 » auxquels s’attaque Al-
Afghâni sont « les musulmans occidentalisés indiens de
l’école d’Aligarh, disciples d’Ahmad Khan [qui] avaient
adopté l’évolutionnisme de Darwin (tout en restant musulmans
croyants) 8 ». Mais si Ahmad Khan est la cible d’Al-Afghâni,
c’est aussi en grande partie pour des raisons politiques, à cause
de son anglophilie que ne peut supporter le défenseur du
panislamisme. C’est dans ce cadre qu’est publié le premier
texte venant des terres d’islam en réaction à la théorie de
Darwin.

Al-Afghâni et Darwin
« Certains croient que tous les germes des espèces,
particulièrement des espèces animales, se ressemblent dans
leur substance, s’équivalent en réalité, et qu’il n’y a pas
entre les espèces d’opposition substantielle ni de séparation
essentielle…
Le chef de cette école est Darwin. Il a composé un livre
pour expliquer que l’homme était un singe revu et corrigé,
graduellement élevé à sa forme [d’aujourd’hui] dans la
longue suite des âges, sous l’influence des agents naturels
extérieurs, jusqu’à ce qu’il eût atteint le chaînon [que
représente] l’orang-outang 9. »
Comme le montre cet extrait de la Réfutation des
matérialistes, Al-Afghâni ne ménage pas sa critique à l’égard
de Darwin qui défend d’après lui le point de vue suivant : « Il
se peut que la puce devienne un éléphant au cours des temps,
avec la suite des siècles, et de même que l’éléphant soit
changé en puce 10. » Al-Afghâni traite Darwin de « malheureux
jeté dans le désert des hypothèses, dans les terres incultes des
contes fantaisistes, par cette seule approximation de la
ressemblance entre le singe et l’homme 11 ». Il poursuit sur le
même ton en citant ce que Darwin rapporte sur les chiens dont
la queue était coupée par un groupe ethnique et qui naissaient
sans queue après des siècles de persévérance. Continuant à le
tourner en dérision, Al-Afghâni rappelle la pratique plus que
millénaire de la circoncision chez les Hébreux et les Arabes
qui n’a pas conduit à une évolution :
« Ils [les Hébreux et les Arabes] ont pratiqué la
circoncision des milliers d’années, pas un nouveau-né ne
naissait qui ne fût circoncis ; mais jusqu’à nos jours aucun
enfant n’est né circoncis, à moins d’être impuissant 12. »
Une question est souvent posée à juste titre à propos de la
Réfutation des matérialistes. Al-Afghâni a-t-il lu Darwin ? Les
quelques citations que j’ai reproduites plus haut sont
révélatrices de l’incompréhension qu’a Al-Afghâni de la thèse
de Darwin. En réalité, l’intention de l’auteur de la Réfutation
des matérialistes n’est pas de remettre en cause la thèse
scientifique mais d’attaquer les matérialistes dont fait partie
Darwin. Il commence son épître en levant le rideau sur la
doctrine matérialiste apparue en Grèce aux IVe et IIIe siècles
avant notre ère, une doctrine à l’origine de la corruption, de la
licence des mœurs et d’innombrables malheurs, dont le but
néfaste est la disparition des religions. Puis il vise les
matérialistes modernes, dont l’auteur de L’Origine des
espèces, et il expose la nouvelle voie qu’ils défendent. Trois
choses sont, pour les matérialistes, la cause de l’ordre de
l’être : matière, force et intelligence 13. Et, comme les autres
modernes, ils croient que les corps sont composés d’atomes.
Le lecteur d’Al-Afghâni ne trouvera aucune mention chez
lui de l’idée centrale de Darwin, qui explique l’apparition de
nouvelles formes vivantes par une succession de variations
dont le seul moteur est la sélection naturelle. La grande rupture
proposée par Darwin est la remise en cause de toute vision
finaliste : la sélection naturelle n’implique aucune idée de
« choix », aucune « intelligence » de la nature, elle ne met pas
en œuvre un pouvoir actif. L’auteur de l’épître contre les
matérialistes n’a pas d’intérêt véritablement scientifique pour
L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la
lutte pour l’existence dans la nature et la « lumière » que veut
jeter Darwin sur ce « mystère des mystères ». Al-Afghâni
interpelle ses ennemis, les matérialistes ou naturalistes de
façon presque caricaturale :
« Comment chacune des parties de la matière, malgré sa
séparation [d’avec les autres], pénétrera les desseins du
reste, par quel organe chacune fait comprendre aux autres
ce qu’elle se propose de rechercher, et dans quel parlement,
dans quel sénat elles se réunissent pour se consulter sur
l’invention de ces créatures d’une composition si élevée et
si étrange 14 ? »

Les scientifiques arabes… toujours


des précurseurs, même de Darwin ?
Al-Afghâni reviendra sur le sujet en 1884. Son point de vue
a changé en termes de degré mais pas sur le fond 15.
Muhammad al-Makhzumi, auteur d’un ouvrage sur la pensée
d’Al-Afghâni 16 l’avait interrogé sur le travail d’un philosophe
et poète arabe Abu Ala al-Maarri (973-1057) et plus
précisément sur l’un de ses poèmes expliquant que les
animaux sont générés à partir de la matière inorganique :
« Celui qui déconcerte la création est un animal innové à partir
du minéral 17. » Al-Afghâni répond en disant qu’Al-Maarri
expose l’évolution et le progrès comme l’ont fait d’autres
philosophes arabes avant lui, qui ont expliqué comment la
boue se transforme en plante et la plante en animal. Al-
Afghâni poursuit cette idée que si l’évolution est basée sur ces
prémisses, alors les scientifiques arabes ont précédé Darwin.
Une idée que les réformistes ont défendue pour renouer avec
la science et retrouver le savoir scientifique qui est le fruit des
terres d’islam avant d’être récupéré par l’Occident.
L’idée d’Al-Afghâni n’est pas nouvelle, elle est défendue
par les réformistes musulmans, je l’ai évoquée précédemment.
J’y reviens tant elle est encore présente dans les mémoires.
C’est un point de vue souvent présenté par mes étudiants,
révoltés par la manière dont l’Occident récupérerait la science
des Arabes. Le besoin de reconnaissance de l’apport des
savants et érudits des pays d’islam à la science est des plus
légitimes et je le partage amplement. En revanche, le discours
apologétique entraîne l’effet contraire. L’étude du monde
vivant me donne l’occasion de discuter ce point.
Parmi les productions scientifiques remarquables sur
l’étude du monde vivant, le travail d’Al-Jahiz mérite d’être
connu. Grand prosateur et théoricien du mutazilisme, ce savant
des VIIIe et IXe siècles a étudié la zoologie. Instruit du corpus
naturaliste d’Aristote, il a étudié, observé les espèces vivantes
avec le regard de l’homme rationnel et curieux du monde
vivant. Il a analysé le comportement des animaux, la manière
dont ils réagissent aux changements de milieu ou de condition
climatique et en rend compte dans le traité Kitab al-Hayaouan
(Le Livre des animaux). Il a laissé sur ce sujet une œuvre riche,
mettant déjà en pratique une méthode scientifique, expliquant
qu’« il y aurait un déterminisme environnemental chez
certains animaux dont les êtres humains » et que des caractères
seraient acquis et transmis aux descendants 18. Mais peut-il
pour autant être considéré comme « un précurseur » du
transformisme formulé par Lamarck à la fin du XVIIIe siècle ou
de la théorie de l’évolution de Darwin ? « N’allons pas jusque-
là », écrit l’historienne des sciences tunisienne, Meyssa Ben
Saad, « il ne s’agit pas d’avoir une lecture anachronique.
Certes le monde décrit par Al-Jahiz est dynamique : il n’y a
pas de fixisme dans l’univers jahizien, mais ce n’est pas pour
autant un raisonnement lamarckien ou darwinien, car les
mécanismes exposés ne sont pas ceux du transformisme de
Lamarck ou de l’évolutionnisme de Darwin 19 ».
Pourquoi vouloir raccrocher à tout prix la contribution de
savants des pays d’islam à des travaux postérieurs de plusieurs
siècles réalisés en Europe chrétienne ? Mieux vaudrait
l’analyser dans le cadre de l’histoire des sciences, comme l’a
fait Meyssa Ben Saad dans sa thèse, Connaissance du monde
vivant chez le savant Al-Djâhiz (776-868) : les sciences de la
vie et le regard d’Al-Djâhiz dans l’histoire des sciences
arabes 20, avec la curiosité et la rationalité d’une scientifique.
Si l’émotion de son auteur est perceptible, elle est suscitée par
la richesse du travail d’Al-Jahiz.

Le matérialiste et le musulman
Renouer avec la science comme le prônaient les réformistes
de la Nahdha était un projet louable. Mais a-t-il signifié un
intérêt pour les nouvelles théories scientifiques ? Ce n’est que
dans ce cadre que l’analyse peut conduire à la remise en cause
d’une théorie scientifique sur la base d’arguments et non sur
des considérations idéologiques. La science ne se construit ni
sur des déclarations d’intentions, ni sur un discours défensif et
nourri d’apologétique religieuse, ni sur la nécessité
permanente de compatibilité avec la religion. C’est pourtant
cette nécessité qu’affirme un contemporain d’Al-Afghâni,
Hussein al-Jisr (1845-1909). Tout en s’attaquant aux idées de
Darwin et à l’ensemble des matérialistes, Al-Jisr tente la
conciliation entre la théorie de l’évolution et le texte coranique
au risque d’une proposition incohérente. Il instaure une
proximité avec la science. Il développe de manière précise les
éléments scientifiques à la base des phénomènes naturels, tout
en relevant ses limites dans le cadre de la conception acharite
du volontarisme divin. Cette attitude de conciliation à l’égard
de la science n’est pas sans conséquences. Inaugurée il y a
plus d’un siècle, elle va évoluer vers un concordisme très
répandu aujourd’hui dans les milieux musulmans.
Originaire de Tripoli (Liban), Husayn al-Jisr a poursuivi ses
études à l’Université d’Al-Azhar où il profite de
l’enseignement novateur du professeur et grammairien Husayn
al-Marsafi. Ce professeur est connu pour son analyse de la
langue arabe, son interprétation de certains mots importants
dans le contexte historique du renouveau du nationalisme
égyptien. Citons-en deux, significatifs : watan, la patrie ;
umma, un groupe de personnes unies par une affinité
quelconque, telle que la langue, la région, la religion, donc une
conception plus large que l’ancienne signification intimement
liée à la religion. De retour à Tripoli, Al-Jisr contribue à la
création d’une nouvelle école, Madrasa al-Watanya (École
nationale) et introduit un curriculum nouveau, intégrant les
langues – arabe, français et turc –, les sciences religieuses
traditionnelles et les disciplines modernes – mathématiques,
géographie, sciences naturelles, philosophie. Pour Al-Jisr, il
était important d’assurer cette formation complète, comportant
les sciences religieuses islamiques et les sciences modernes
afin de contrer l’influence des écoles missionnaires
chrétiennes et les idées matérialistes. Toutes les disciplines
étaient enseignées en arabe, les arts et les sciences
contemporaines s’appuyaient sur des traductions du Syrian
Protestant College 21. Malgré son succès auprès de familles de
Tripoli, l’école dut fermer au bout de trois ans suite à la
pression des milieux religieux conservateurs, des notables et
des officiers ottomans, plutôt hostiles à ce nouveau
curriculum.
Quelques années plus tard, Al-Jisr rédige un traité sur la
vérité de l’islam et de la loi islamique, Al-Risala al-Hamidiya
(Traité hamidien). Le traité propose un genre nouveau d’écrit
théologique. Il met en scène deux interlocuteurs, un musulman
et un matérialiste contemporain et les fait dialoguer en insérant
le discours apologétique dans une réfutation du matérialisme.
La Risala publiée en 1888 est très favorablement accueillie par
le public, reproduite à vingt mille exemplaires à Istanbul et
traduite dans plusieurs langues, le turc, l’urdu, le tatar et le
chinois. Le sultan ottoman régnant, Abdülhamid II à qui Al-
Jisr avait montré sa loyauté en lui dédiant son traité, le
récompense du prix du Sultan d’un montant annuel de
cinquante lires. Jamal Eddine al-Afghâni apprécie l’écrit et
qualifie l’auteur de nouveau « Achari de son temps » en
reconnaissance de son approche qui réconcilie la religion et la
philosophie.
Quelle est la conception de Al-Jisr de l’islam et quelles
sont ses sources ? Son traité se situe dans le cadre de la
tradition classique sunnite. Le Coran, les actes et dires du
Prophète (hadiths), le consensus (ijma) et l’analogie (qiyas)
contiennent toutes les preuves nécessaires pour guider les
croyants. Il oppose aux critiques orientalistes de l’époque
envers l’islam ses arguments : sur le jihad*, légitime pour
défendre l’islam face à ses ennemis et pour convaincre les
incroyants ; sur la polygamie ; sur l’esclavage permis dans
certaines circonstances. Une défense de l’islam bien orthodoxe
dans le contexte du mouvement réformateur et n’apportant pas
d’éléments nouveaux.
Alors, en quoi la Risala est-elle novatrice ? En ce qu’elle
dénote un réel intérêt pour la science même si l’argumentation
est menée du point de vue concordiste. Elle veut contrer les
matérialistes et les convaincre d’adopter l’islam, la religion qui
contient toute la connaissance scientifique 22. Le matérialisme
ne peut expliquer tous les phénomènes naturels, et certains
faits sont au-delà du monde matériel. Ainsi, on ne peut voir
l’électricité (particulièrement citée par les réformistes, la
classant parmi les phénomènes mystérieux mais aux effets
utiles, comme nous l’avons vu avec Abduh) avec nos yeux,
mais nous ressentons ses effets dans notre vie quotidienne,
écrit Al-Jisr. Il poursuit avec l’exemple, actuel en son temps,
de l’éther, milieu où la lumière se propagerait, une hypothèse
en attente de confirmation tant que la vérité à propos de la
lumière n’était pas encore connue.
Al-Jisr décrit comment les matérialistes expliquent
l’origine de l’univers et la nature de la matière. Il présente les
quatre lois naturelles associées aux processus de croissance
des populations animales et végétales : la variation dans les
espèces d’individus, les variations transmises des parents à
la progéniture, la lutte pour la survie des individus et, enfin, la
sélection par la nature des plus forts et plus aptes à survivre 23.
Ces idées sont acceptables pour Al-Jisr à condition que
leurs défenseurs admettent le principe que les phénomènes
naturels sont explicables par le pouvoir de Dieu qui est
capable de les provoquer. Dieu est omnipotent et gouverne
tous les phénomènes naturels. Al-Jisr prend l’exemple de la
montre, objet fabriqué pour donner une mesure du temps
d’une extrême précision. La montre ne peut exister sans un
artisan pour la fabriquer. Et, dans cette vision, Dieu est le
grand horloger, le grand ordonnateur de l’univers. L’exemple
de la montre et de l’horloger est bien connu et exploité par
tous ceux qui interprètent la nature et l’ordonnancement de
l’Univers par un dessein intelligent, celui du Créateur, comme
nous l’avons déjà vu à propos du discours religieux
contemporain. L’exemple fut développé au début du XIXe siècle
par le théologien britannique Paley dans sa Théologie
naturelle : « l’argument d’intention » est la principale
« preuve » de l’existence de Dieu. Un argument qui a suscité
de nombreux écrits. Le scientifique François Jacob en propose
une explication dans son ouvrage Le Jeu des possibles. Voici
comment il démonte l’exemple de la montre et de l’horloger :
« Développé notamment par Paley dans sa Théologie
naturelle, publiée quelques années seulement avant
L’Origine des Espèces, cet argument est le suivant. Si vous
trouvez une montre, vous ne doutez pas qu’elle a été
fabriquée par un horloger. De même, si vous considérez un
organisme un peu complexe, avec l’évidente finalité de
tous ses organes, comment ne pas conclure qu’il a été
produit par la volonté d’un Créateur ? Car il serait
simplement absurde, dit Paley, de supposer que l’œil d’un
mammifère, par exemple, avec la précision de son optique
et sa géométrie, aurait pu se former par pur hasard. […]
Contre l’argument d’intention, Darwin montra que la
combinaison de certains mécanismes simples peut simuler
un dessein préétabli 24… »
La question des organes complexes est une des questions
importantes que les promoteurs de l’Intelligent Design
reprennent pour montrer que leur complexité exclut une
évolution par mutation et sélection naturelle. On retrouve chez
eux les mêmes arguments avec les mêmes exemples pour
prouver l’omnipotence de Dieu.
Mais le développement de Al-Jisr se distingue d’un traité
de théologie naturelle. Il poursuit par une lecture du texte
coranique et veut montrer que les versets coraniques
convenablement interprétés offrent la même explication que la
théorie de l’évolution. Il en cite un certain nombre dont les
versets 21 :30 et 24 :45 25 où il est question de l’origine
aquatique de la matière vivante en accord avec l’approche
évolutionniste. Il relève par ailleurs le verset 23 :12-14 26 qui
serait plutôt en faveur d’une création spéciale. Les espèces
sont-elles créées immédiatement ou graduellement ? Al-Jisr
suggérerait que Dieu est apte à créer des espèces de manière
soudaine ou graduelle 27. L’exercice concordiste devient alors
périlleux. En effet, si l’explication accepte tout aussi bien la
création soudaine que la création graduelle, toutes les deux
prouvant l’omnipotence de Dieu, il n’y a alors pas de raison
d’invoquer des processus expliquant la diversité du monde
vivant et son évolution à travers les temps longs. Quelle place
accorder alors aux différents mécanismes intervenant dans
l’évolution du vivant proposés dans les quatre lois naturelles
citées plus haut ? Sont-elles pertinentes pour toutes les
espèces ? Les espèces créées échapperaient-elles
soudainement à ces lois naturelles ? Quels seraient dans ces
conditions les critères de définition de ces espèces ne subissant
pas d’évolution ? Ces questions resteront sans réponses. Cela
ne sera pas la dernière fois que la tentative de vouloir à tout
prix concilier théories scientifiques et textes sacrés mène à la
perte de cohérence des théories scientifiques…

L’évolution et le progrès
Harmoniser la science et la religion, y compris sur la
question de l’origine de l’homme, est aussi une préoccupation
de Muhammad Abduh mais ce n’est pas la seule raison qui
l’amène à s’intéresser à la théorie de Darwin. Ce qui
l’intéresse aussi, ce sont les lois de l’évolution appliquées à la
compréhension des sociétés et au changement social, c’est
l’évolution associée au progrès des sociétés, ce que l’on
appelle le darwinisme social dont l’initiateur est Herbert
Spencer (1820-1903).
Le darwinisme social est une théorie sociale faisant du
concept d’évolution une théorie générale régissant l’univers
dans son ensemble, du cosmos à la morale, à la société, à
l’éducation. C’est ce que soutient Spencer dans ses nombreux
écrits. Dans son ouvrage First Principles publié en 1862, il
décrit les manifestations de la loi d’évolution dans les
changements du système solaire, de la structure géologique de
la Terre, des végétaux, des animaux ainsi que ceux des
individus et des sociétés. Spencer associe l’idée de progrès à
celle de l’évolution et propose de montrer que la loi du progrès
organique est la loi de tout progrès :
« Qu’il s’agisse du développement de la terre, du
développement de la vie à sa surface, du développement de
la Société, du gouvernement, de l’industrie, du commerce,
du langage, de la littérature, de la science, de l’art, toujours
le fond en est cette même évolution qui va du simple au
complexe, à travers des différenciations successives.
Depuis les plus anciens changements cosmiques dont il y
ait trace jusqu’aux derniers résultats de la civilisation, nous
allons voir que la transformation de l’homogène en
hétérogène est l’essence même du Progrès 28. »
La synthèse qu’établit Spencer entre biologie et sociologie
s’éloigne de l’argumentation purement biologique de Darwin.
Soulignons à ce propos que Darwin n’introduit pas le terme
« évolution » dans la première édition de L’Origine des
espèces en 1859, peut-être du fait de ses « connotations
progressistes et sociales ». Il ne l’introduit que plus tard, dans
la sixième édition de 1872. En outre, les chercheurs se sont
penchés sur la question de savoir si l’on trouve le concept de
« progrès » dans les textes de Darwin. Dans son ouvrage
Darwin contre Darwin. Comment lire L’Origine des espèces ?,
le philosophe Thierry Hoquet traite de cette question qui fait
partie des ambiguïtés du texte darwinien. L’une des
conclusions possibles est celle où Darwin réfute le
développement progressif : « La sélection naturelle ou la
survie du plus apte n’inclut pas nécessairement un
développement progressif – elle tire seulement avantage des
variations lorsqu’elles se produisent et sont bénéfiques à
chaque créature dans ses relations de vie complexes 29. »
L’idée d’évolution associée au progrès proposée par
Spencer a séduit le réformiste Abduh qui a tenté de faire
évoluer l’institution traditionnelle d’Al-Azhar et d’engager des
changements pour promouvoir une nation éclairée. Il traduit en
arabe le livre de Spencer Sur l’éducation à partir de sa version
française. Lors de son séjour en Angleterre l’été 1903 où il est
l’hôte du poète et aventurier britannique Wilfrid Blunt (1840-
1922), il rend visite à Spencer à Brighton et relate dans son
carnet de voyage, une partie de l’entretien :
« Le philosophe a exprimé son inquiétude à propos de
l’esprit de l’Europe. Il a manifesté son impuissance d’y
remédier malgré l’efficacité de la science. Où trouver le
remède ? Dans le retour à la religion. La religion, de tout
temps, a révélé à l’homme sa propre nature 30. »

Qacim Amin, l’évolution


et la condition féminine
Qacim Amin (1863-1908), juriste égyptien disciple de
Abduh, reprend la loi de la sélection naturelle de Darwin pour
expliquer la supériorité des nations occidentales. Leur
civilisation a progressé grâce aux inventions scientifiques et
elle rayonne à travers toute la Terre, stimulée par la vapeur et
l’électricité, écrit Qacim Amin dans son ouvrage Tahrir al
Mar’a (La Libération de la femme), publié en 1899 31. Dieu a
créé toutes les créatures sur terre, les destinant toutes à avancer
vers la perfection de leur espèce. Cependant, les faibles,
incapables de rivaliser avec succès dans la lutte pour la survie
sont éliminés alors que Dieu a accordé à toutes les espèces
fortes une victoire évidente dans cette lutte. Ces dernières
deviennent alors les espèces les plus remarquables de leur
type, elles vont se reproduire, grandir et se multiplier. Qasim
Amin en conclut que le seul moyen pour un pays d’éviter
l’élimination et la destruction est de se préparer à cette
bataille. Chaque pays doit être en alerte, il doit rassembler des
capacités égales à celles de quiconque l’attaque. Si une nation
est aussi préparée que son concurrent dans le domaine de
l’éducation, si elle utilise des méthodes comparables pour
élever ses enfants et adopte des perspectives comparables vers
le travail, elle pourra survivre aux côtés de son concurrent,
voire gagner la compétition. Un tel succès sera source de
prospérité 32. Il pourra se réaliser si la société abandonne les
habitudes inacceptables et tout ce qui entrave le progrès.
Qacim Amin s’interroge alors sur le retard des musulmans, un
constat commun aux pays d’islam impliquant une cause
commune. Cette cause commune n’est pas l’islam mais
l’ignorance. Il faut s’attaquer à la source du déclin, au
problème principal à savoir l’abandon de l’éducation pour les
hommes et les femmes qui a empêché le progrès et qui est la
racine de tous les autres problèmes 33. Dans ce constat, la
situation des femmes doit être prise en considération. Elles ne
disposent pas de la liberté indispensable pour jouer leur rôle.
Quelles sont les propositions de Qacim Amin pour leur
libération ? Je ne vais pas m’étendre sur cette question mais il
est important de préciser quelques points.
Qacim Amin s’intéresse à la place des femmes dans la
société parce qu’il est animé de la volonté de faire évoluer la
société. L’évolution concerne également la condition féminine,
c’est dans ce cadre que la libération des femmes est nécessaire.
Ce n’est pas tant pour défendre leurs droits mais parce que la
société va profiter de l’amélioration de leur condition que la
libération des femmes est un prérequis pour la société
égyptienne. Ainsi, il s’agissait clairement de la condition de
« la femme » et non des droits des femmes. Parmi les
propositions les concernant, l’éducation est une priorité, elle
doit leur permettre de gagner leur vie. Le port du voile, la
réclusion et la polygamie sont aussi remis en cause sur la base
d’une interprétation du Coran rejoignant le point de vue
d’Abduh 34. Quelles furent les réactions à cette analyse dans la
société égyptienne ? L’ouvrage suscita des sévères critiques de
la part des oulémas et dans la presse. Qacim Amin ne se tait
pas et publie en 1900 un nouvel ouvrage sur le statut des
femmes, Al Mar’a al-jadida (La Femme nouvelle). L’ouvrage,
différent du premier, est polémique. Il s’éloigne de
l’argumentation basée sur une interprétation juste du Coran
pour se rapprocher de la pensée sociale de l’Occident moderne
et se réfère plus d’une fois à Spencer. Il reprend un passage du
livre de Spencer sur l’éducation, montrant que le progrès
scientifique occidental a eu un effet positif sur les normes
morales des pays occidentaux, et que le retard scientifique en
terres d’islam a eu un effet négatif sur les sociétés
musulmanes 35.
La science est très présente dans l’ouvrage de Qacim Amin
sur La Nouvelle Femme. Il rappelle que les scientifiques en
Europe ont pris le dessus sur les chefs religieux après
beaucoup de controverses et de conflits et que la science a
alors acquis une autorité reconnue par tous les Européens. La
suite de son raisonnement est un constat incisif : puisque la
civilisation islamique a commencé et a décliné avant que les
principes de la science aient été découverts, comment peut-on
continuer à croire que c’était un « modèle de perfection
humaine 36 » ? Nous ne voulons pas rabaisser nos ancêtres ou
nuire à leurs réalisations, ajoute Amin, mais, en même temps,
nous ne devons pas nous tromper en imaginant qu’ils ont
atteint une perfection insurpassable. Il conclut en soulignant
que beaucoup de traits de cette ancienne civilisation sont
inappropriés à notre vie sociale actuelle. Ces propos
constituent un changement important dans la pensée arabe,
c’est un début de pensée séculière. Elle se poursuivra au début
du XXe siècle avec Mansour Fahmy 37 qui se réclame de l’école
de pensée de Qacim Amin et développe un point de vue de
sociologue sur la condition des femmes et leur insupportable
réclusion. J’y reviendrai dans la conclusion.
Les réactions à la théorie de Darwin que j’ai évoquées,
celles de Jamal Eddine al-Afghâni, de Husayn al-Jisr, de
Muhammad Abduh, de Qacim Amin, ne concernent pas la
théorie scientifique proprement dite, la sélection naturelle avec
modifications, les variations des espèces, la lutte pour
l’existence dans la nature. Quelles ont été alors les réactions
des milieux scientifiques ? Comment avaient-ils réagi ? La
configuration des milieux académiques dans les pays arabes,
au sein de l’Empire ottoman et dans l’Inde du XIXe siècle ne
permettait pas l’expression d’une réaction scientifique, en
faveur ou contre le mécanisme de l’évolution par sélection
naturelle proposé par Darwin dans L’Origine des espèces. Les
études et les écrits des universités traditionnelles telles que
l’Université d’Al-Azhar en Égypte, ou l’Université de la
Zitouna en Tunisie, restaient axés sur les sciences religieuses,
sur le savoir transmis par la tradition. Les dernières avancées
de la science et leur incidence sur la société se discutaient
ailleurs. Nous avons eu un aperçu de l’espace du débat en
Égypte durant les premières années du XXe siècle, avec la
« dispute » entre Abduh et Antun. Les journaux ont joué un
rôle, les périodiques également. Certains d’entre eux avaient
été créés dans la seconde moitié du XIXe siècle pour mettre la
science à la portée du public. L’un d’eux a contribué de
manière active à faire connaître Darwin. Il s’agit de la revue
Al-Muqtataf (The Digest) créée à Beyrouth en 1876 puis
transférée au Caire en 1885. Les fondateurs sont deux
chrétiens arabes Yaqub Sarruf et Faris Nimr, tous deux
enseignants au Syrian Protestant College. Leur but était de
transmettre aux lecteurs arabes les idées nouvelles en matière
de sciences et techniques venues de l’Occident. Ils voulaient
faire part de leur conviction que le progrès scientifique était le
facteur déterminant pour le bien-être de la société, une
conviction partagée par les réformateurs arabes musulmans et
chrétiens.

Shibli Shumayyil et Darwin


Si la plupart des réformateurs arabes musulmans intégraient
l’islam dans leur projet de société, la pensée séculière a été
présente dans le milieu arabe chrétien dans le Levant au cours
des dernières décennies du XIXe siècle. Nous avons eu
l’occasion de découvrir l’un de ses défenseurs, Farah Antun et
son plaidoyer pour la sécularisation. Une autre personnalité a
beaucoup contribué aux débats d’idées de cette époque, en
particulier sur la théorie de Darwin et sur le matérialisme
philosophique que cette théorie a inspiré. Il s’agit de Shibli
Shumayyil (1850-1917), né au Liban et installé en Égypte
après ses études de médecine au Syrian Protestant College puis
à Paris. Son travail de fin d’études porte sur Les Variations de
l’animal et de l’homme suivant le climat, la nourriture et
l’éducation. Il se sent concerné tout autant par les avancées de
la science que par le progrès social. Il contribue à la revue Al-
Muqtataf par une rubrique sur l’« Histoire de la médecine » et
par quelques articles de synthèse sur « La société humaine et
sa civilisation » et l’« Histoire de la société naturelle ». Il
expose également dans un opuscule qu’il adresse au sultan
Abdelhamid, ce qui ne va pas dans l’Empire ottoman,
« l’absence de trois choses fondamentales, la science, la justice
et la liberté 38 ». Le premier point, la science, est pour lui le
point de départ des deux autres et signifie plus qu’un moyen
d’expliquer les phénomènes naturels. Elle a une portée
philosophique, celle de la philosophie évolutionniste et du
matérialisme.
Shumayyil est convaincu par la théorie de Darwin et par le
matérialisme du philosophe et physicien allemand, Ludwig
Büchner (1824-1899). Il publie en 1885 le premier livre en
langue arabe sur le darwinisme. Il s’agit de la traduction du
livre de Büchner, Philosophie de l’évolution, qu’il assortit de
commentaires, La Philosophie de la genèse et de l’évolution,
le commentaire de Büchner sur la théorie de Darwin (Falsafat
an-nushu’ wa-l-’irtiqa’, sharh Büchner alä nazariyat Darwin)
qu’il présente ainsi :
« Sache que l’homme est un être naturel issu de la nature et
dont les différentes fonctions sont issues. Il n’est pas
physiologiquement différent de l’animal et ressemble
chimiquement à la matière : la seule différence est
quantitative et non qualitative 39. »
Shumayyil défend les arguments de Darwin sur la diversité
des espèces et leur évolution, mais il ne se limite pas au cadre
de Darwin qui ne traite pas de l’origine proprement dite du
vivant et qui n’a publié La Descendance de l’homme que
douze années après L’Origine des espèces. Si Darwin se
définit comme agnostique, Shumayyil se définit comme
matérialiste et considère que toute chose est formée par un
processus spontané à partir de la matière, existant depuis
l’éternité.
Shumayyil se situe dans la même conception philosophique
que les auteurs occidentaux qui ont développé des théories
sociales, Spencer en Grande-Bretagne, et le matérialisme,
Büchner en Allemagne. Ses réflexions métaphysiques le
conduisent à ce qu’il appelle « l’affirmation de l’unité » de la
force et de la matière, qu’il exprime avec enthousiasme :
« Qu’y a-t-il de plus beau, et en même temps de plus utile, que
la connaissance des transformations de la matière et des forces
qui sont en elles, et de savoir que l’une et les autres sont une et
même chose 40 ? » Sumayyil étend le concept d’évolution dans
le cadre d’une approche globale des phénomènes sociaux et
naturels comme d’autres réformateurs arabes dont Qacim
Amin pour qui évolution signifie progrès.
Les idées matérialistes de Shumayyil ne sont pas partagées
par tous les intellectuels de son époque, on s’en doute, et sa
traduction de Büchner, éditée à cinq cents exemplaires, met
une quinzaine d’années à être distribuée. Cependant, le
concept d’évolution et son incidence sur les sociétés ont
marqué les esprits. Ismail Mazhar (1891-1962), intellectuel
égyptien, témoigne de l’impact des écrits de Shumayyil :
« En 1911, j’étais concentré sur les livres anciens des
Arabes lorsque je suis tombé par hasard sur le livre du
Dr Shummayel, la Théorie de la genèse et l’évolution.
Cette lecture a produit dans mon entendement un
bouleversement et un impact que les mots ne peuvent
exprimer 41. »
Cet impact conduira Mazhar à traduire en 1918 L’Origine
des espèces de Darwin. Il s’emploiera également à promouvoir
un combat pour le reste de sa vie pour la liberté individuelle,
l’émancipation des femmes et l’amélioration de la condition
des paysans. Dix années après la parution de la traduction des
cinq premiers chapitres de L’Origine des espèces, Mazhar
publie l’ensemble de la traduction de l’ouvrage en 1928. Il
ajoutera à ses traductions un commentaire où il souligne que
les lecteurs arabes sont déjà familiers avec le concept
d’évolution puisqu’on le trouve dans la « science arabe » et
dans la « science occidentale ». Il propose une généalogie des
ancêtres de Darwin incluant les Grecs, les Assyriens, les
philosophes de la Renaissance et des Lumières. Il s’attarde sur
la contribution de ceux qu’il classe dans la philosophie
naturelle arabe, c’est-à-dire ceux qui se sont intéressés au
monde vivant en pays d’islam, Al-Jahiz, cité précédemment,
Ikhwan al-Safa (Les Frères de la pureté), Ibn Miskawayh,
philosophe iranien du XIe siècle, et l’historien Ibn Khaldûn.
Les éditeurs d’Al-Muqtataf accueillent favorablement la
traduction de Mazhar dont ils rendent compte dans leur revue
en 1919. Ils commentent néanmoins les références croisées et
n’apprécient pas la tentative de placer Darwin dans la longue
histoire de la pensée évolutionniste en mettant l’accent sur le
rôle des penseurs médiévaux arabes et persans. Pour eux, cela
ne rend pas justice à l’originalité de la théorie de Darwin.
Certes, ajoutent les éditeurs d’Al-Muqtataf, Mazhar aurait pu
qualifier les prédécesseurs de Darwin d’évolutionnistes
musulmans, mais le seul à avoir formulé une théorie – et donc
expliqué la cause – de l’évolution, c’est-à-dire la sélection
naturelle, est Darwin lui-même 42. Les éditeurs de la revue ont
réagi à juste titre à la tentation du traducteur de Darwin de
situer à tout prix la primauté des découvertes scientifiques en
pays d’islam et de chercher dans ces pays un précurseur à la
révolution scientifique que constitue la théorie darwinienne.
Une démarche inadéquate pour comprendre comment la
science du vivant s’est construite et comment les recherches de
nombreux savants ont fait avancer l’idée que les espèces
vivantes sont le résultat d’une histoire.
On peut s’interroger sur le temps qu’il a fallu pour que soit
publiée la traduction des œuvres de Darwin. La première
traduction en arabe des cinq premiers chapitres de L’Origine
des espèces parue en 1859, n’est publiée qu’en 1918 et la
totalité de l’ouvrage en 1928. Pourtant, le milieu éduqué de la
société égyptienne a découvert les idées évolutionnistes au
cours des années 1870 à travers les premiers articles sur le
sujet dans la revue Al-Muqtataf. La réception de Darwin au
cours du dernier quart du XIXe siècle dans les pays du Levant
s’est faite sans animosité envers Darwin, mise à part celle,
passagère, d’Al-Afghâni. Elle a suscité une réaction attendue,
par rapport aux conceptions matérialistes, jugées dangereuses
pour toutes les religions. D’un autre côté, l’intérêt était
manifeste pour le darwinisme social, conception de l’évolution
appliquée à la société, une conception bien éloignée de
l’approche scientifique de Darwin.
L’évolution et le progrès, d’une part, l’évolution et le
matérialisme, d’autre part, sont les deux facettes de la
réception de la théorie de Darwin en pays d’islam. Il importe
de souligner – à nouveau – le manque d’intérêt pour la théorie
proprement dite de Darwin, pour son argumentation
scientifique basée sur la sélection naturelle et les variations.
Pourquoi une telle attitude à l’égard d’une théorie scientifique
qui aurait pu susciter une controverse au niveau scientifique ?
N’y avait-il pas dans la société, au sein de l’élite, un intérêt
pour la science ? En fait, cette absence d’intérêt pour la théorie
de Darwin en dit long sur la situation de la science en pays
d’islam : s’il y avait eu un retour de la science, celui-ci s’était
fait à travers les écoles d’ingénieurs, les techniques
scientifiques et non la science et ses fondements. L’activité
scientifique réapparaît sous un caractère d’efficacité tout en
étant amputée de ce qui assure sa production, la recherche
scientifique. Ce que les réformistes du XIXe siècle n’avaient
pas intégré dans leur projet de modernisation malgré leur
fascination pour les sciences, c’est la place de la science pour
elle-même. Il ne suffisait pas de décider le retour de la science
pour stimuler l’avancée de la connaissance. Il a manqué le
projet de recréer des traditions de recherche scientifique. Cette
préoccupation n’a réellement pris de l’importance qu’au
courant du XXe siècle où l’on s’est interrogé sur la constitution
d’un milieu scientifique, d’une communauté de chercheurs
dans les différents domaines de la science, suffisamment
nombreux pour que la recherche scientifique puisse s’épanouir
dans ces pays d’islam où elle était devenue inexistante.
CHAPITRE 5

Pour une nouvelle exégèse


du Coran
« La religion n’aborde d’un point de vue technique les
réalités et les phénomènes de l’univers que dans le but de
faire jouer les sentiments profonds des hommes. […] Elle
ne se place pas au point de vue du détail des lois
naturelles, ni à celui des formules algébriques ou des
chiffres mathématiques, ni à celui des listes abstraites de
propriétés ou de vérités. L’explication des phénomènes
visibles, décrits dans le Coran, avec leurs apparences
immédiates, leur influence sur l’âme et la sensibilité,
n’exige nullement pour atteindre son but que le
commentateur ait recours à l’enseignement précis et
détaillé des sciences, ni à l’étude de ce que révèle
l’expérimentation 1. »
Amin al-Khuli,
« Al-Tafsir (exégèse) », Encyclopédie de l’islam

La religion musulmane est souvent présentée par les


musulmans comme la religion de la science, celle qui incite le
croyant à « aller chercher le savoir [al ilm] jusqu’en Chine ».
Beaucoup pensent à tort que cette injonction est coranique. En
réalité, c’est un hadith –, un acte et dit du prophète
Muhammad – très répandu. Mais c’est un hadith faible, c’est-
à-dire non attesté par des sources fiables, la chaîne des
transmetteurs des dires du Prophète n’étant pas crédible.
Ajoutons une précision, le hadith demande aux musulmans de
parcourir le monde musulman, si besoin est, jusqu’au
Turkestan chinois (Sin Kiang actuel), qui fut islamisé dès le
e
IX siècle, pour y recueillir sur place un hadith laissé dans cette
région par un des compagnons du Prophète ou par l’un des
suivants. Lorsque ce hadith est brandi aujourd’hui, le sens du
mot « science » est celui de la science contemporaine, et le
terme « Chine » désigne la République populaire de Chine.
Certes, la science au sens large de connaissance est souvent
invoquée dans le texte coranique et le Prophète appelait
souvent les fidèles à chercher le savoir, une obligation pour
tout musulman. Cela conforte la conviction des croyants qu’il
n’y a aucune contradiction entre l’islam et la science, une
conviction souvent fondée sur le constat qu’aucun savant n’a
été persécuté dans le monde musulman contrairement au
monde catholique. Ce constat s’inscrit dans une optique
apologétique de la religion islamique, considérablement
amplifiée par le développement des technologies de
communications à la fin du XXe siècle et très présente sur les
réseaux sociaux. Il s’est enrichi d’une nouvelle apologétique,
celle qui fait de l’islam la religion de la « science moderne » et
qui a transformé l’exégèse coranique en une coranisation de la
science, à travers le concordisme qui soutient que toutes les
découvertes scientifiques, y compris les plus récentes, existent
déjà dans le texte coranique.
On peut dire que, aujourd’hui, rares sont les jeunes
musulmans qui n’ont pas connaissance des miracles
scientifiques du Coran. Un phénomène inquiétant auquel il est
bien difficile de faire face comme bien d’autres éléments de
propagande présentés sur les réseaux sociaux. Alors, est-ce
faire preuve d’optimisme que de tenter de limiter ce qui est
devenu une « croyance » bien ancrée ? Peut-être, mais toutes
les entreprises qui tentent de déconstruire les discours
antiscience valent la peine d’être engagées. C’est dans cet
esprit que je propose de raconter les débuts de l’exégèse
scientifique du Coran et de retracer son évolution pour
signifier que le concordisme qui est présenté comme un
élément de la culture islamique a eu d’importants
contradicteurs.

Le concordisme coranique
Le concordisme prend de l’importance à la fin du
e
XIX siècle sous la forme d’exégèses coraniques scientifiques
qui ne sont ni de véritables exégèses ni des textes
scientifiques. Ce sont des textes apologétiques, qui veulent
amorcer un retour aux sciences dites rationnelles – distinctes
des sciences religieuses –, considérées comme une partie du
patrimoine islamique. Le rattachement des versets coraniques
aux découvertes scientifiques est une tendance qui va perdurer
au cours du XXe siècle et se déployer largement à l’aide des
moyens de communication les plus performants. Dans le
premier quart du XXe siècle, Tantawi Jawhari lui donne une
tournure dramatique qui, plutôt que de réconcilier l’islam avec
la science, creuse le fossé entre les pays industrialisés et les
pays d’islam par la naïveté de ce discours supposé
scientifique. Avec la montée de l’islamisme au cours du
dernier quart du XXe siècle, le concordisme se présente comme
une victoire des pays d’islam contre l’Occident, dominateur et
jugé coupable à deux titres, celui d’avoir accepté l’autonomie
de la science au prix de l’effacement de la religion et celui
d’avoir usé de sa supériorité pour coloniser les nations arabes.
Le succès des thèses islamistes à partir de la fin du XXe siècle
et le développement des moyens de communication –
télévisions satellitaires, cassettes, Internet – va se traduire par
un concordisme qui rend le message coranique de plus en plus
distant. Il l’obscurcit et l’encombre d’une mise en scène où les
« preuves » des « miracles scientifiques du Coran » vont de la
physique nucléaire à la théorie du Big Bang. Il ne s’agit pas de
science, mais plutôt de bouts de science exploités pour leurrer
le public par ce que Mohamed Arkoun qualifie de
« manipulations fantaisistes 2 ». Il s’agit de montrer que toutes
les découvertes scientifiques dont l’Occident se targue étaient
déjà connues, il y a quatorze siècles, par le Prophète de
l’islam. Soulignons à propos de l’évolution de l’exégèse
scientifique, la dégradation du niveau des écrits et
l’exacerbation de plus en plus forte du sentiment anti-
occidental. Le discours initialement apologétique dans le cadre
de la réforme religieuse s’est transformé en discours de guerre
idéologique. Un changement dont on doit mesurer l’impact,
car « les miracles scientifiques du Coran » vont concerner une
sphère bien plus large que celle des érudits. Ils vont couvrir la
sphère des réseaux sociaux. On n’est donc plus dans un débat
intellectuel, on est au cœur de la propagande politique.

Le Coran et le Spoutnik
Que dit le Coran sur les sciences ? Le Coran est-il en
accord avec les découvertes scientifiques occidentales ?
Comment interpréter le verset 38 de la Sourate 6 à la base des
exégèses « scientifiques » du Coran : « Nous n’avons rien
omis dans le Livre » ? Pour certains commentateurs, ce verset
signifie que le Coran contient des indications sur toutes les
sciences exactes alors que, pour d’autres, il ne fait qu’appeler
à la réflexion. L’étude historique des exégèses du texte
coranique montre que les deux tendances coexistent depuis le
Moyen Âge.
Un événement précis a relancé le débat entre les
spécialistes des lectures du Coran. Il s’agit du lancement réussi
du satellite artificiel Spoutnik 1 le 4 octobre 1957. La
performance scientifique soviétique inaugure l’ère de la
conquête spatiale, jette « un pont solide de la Terre dans
l’Espace », et ouvre la voie des étoiles. Spoutnik 1 a fait le tour
de la Terre à une altitude comprise entre 230 et 950 kilomètres
en quatre-vingt-dix-huit minutes environ et finit son aventure
le 4 janvier 1958, consumé lors de sa chute dans l’atmosphère
terrestre, après avoir accompli mille quatre cents orbites autour
de la Terre. L’ingénieur Sergueï Korolev 3, maître d’œuvre du
programme spatial prédit que cette conquête de l’espace
permettra « d’assurer des communications mondiales et de
relayer les transmissions de radio et de télévision » et « de
créer des systèmes de satellites faisant des révolutions
quotidiennes autour de notre planète à une altitude de quelque
40 000 kilomètres ». Une prévision largement réalisée une
vingtaine d’années plus tard. L’avancée spectaculaire réalisée
par l’Union soviétique fait l’effet d’une bombe pour les
gouvernants des États-Unis en pleine période de guerre froide
et le New York Times se demande si c’est là la route vers
l’enfer ou vers le ciel. Bonne question ! D’autres se demandent
si ce voyage dans l’espace d’un engin conçu par l’homme est
prévu par le Coran. Si rien n’a été omis dans le Texte, un
événement aussi incroyable, la traversée de l’atmosphère de la
Terre, le mouvement à travers les cieux d’un objet terrestre,
doit certainement y être mentionné.
C’est donc cette présomption qui fut l’objet du débat
au Caire, dans le cadre des réunions de la revue de
vulgarisation religieuse musulmane, Liwa al-Islam. Des
personnalités connues, diplômées de l’université d’Al-Azhar
ou d’autres universités, collaboraient à la revue et se
réunissaient chaque mois pour discuter d’un certain nombre de
sujets. Ces rencontres donnaient ainsi régulièrement l’opinion
des cercles autorisés. Le lancement du Spoutnik ne pouvait
passer inaperçu dans ce lieu de débat. La réunion
d’octobre 1957 de la revue Liwa eut pour ordre du jour le
Spoutnik et le Coran. L’assemblée de notables et érudits
égyptiens avait à se prononcer sur la délicate question de
savoir s’il y a dans le Coran un passage sur le Spoutnik 4.
Parmi ceux qui soutenaient qu’il y avait dans le Coran des
indications sur toutes les sciences exactes, le « Maître »
Mohammad al-Banna 5 étaie sa proposition en citant les trois
versets suivants. La possibilité de voyages interplanétaires est
prévue dans le verset 55 :33 :
« Races des génies et des humains, s’il vous est donné un
jour de franchir les bornes des cieux et de la terre, passez-
les ! Un pouvoir réel vous sera nécessaire pour les
franchir 6. »
La bombe à hydrogène est présente dans le verset 81 :6,
« Quand les océans se mettront à bouillir 7 ». Et l’atome est
prévu dans le verset 34 :3 :
« “Nous ne verrons venir l’Heure”, disent les mécréants.
Réponds-leur : “Certes, l’Heure vous surprendra à coup sûr.
J’en fais le serment par mon maître, lui qui connaît le
mystère impénétrable et à qui rien ne saurait échapper dans
les cieux et sur la terre, fût-ce l’équivalent d’un atome, ou
d’un poids plus grand ou moindre : il n’est rien qui ne soit
porté sur un livre explicite 8.” »
La proposition concordiste ne fut pas partagée par
l’assistance et une autre conception fut dégagée. Les
phénomènes de la nature suscitent l’intérêt de l’homme et
l’amènent à réfléchir, à user de son intelligence, un don de
Dieu pour tous les hommes, qu’ils soient croyants ou non. Le
Coran « ouvre la voie à l’invention des sciences », mais son
but est d’abord la guidance des hommes dans le domaine
religieux. Le professeur et vice-doyen de la faculté de droit de
l’Université d’État du Caire, Abu Zahra explicite son point de
vue en citant le verset 7 :52 :
« Certes, Nous leur avons apporté un Livre que Nous avons
rendu intelligible, en [pleine] connaissance, [afin qu’il soit]
une direction et une grâce (rahma) pour un peuple qui
croit 9. »
Le rapprochement de ce verset et le verset 6 :38 cité plus
haut lui permet de conclure que « le Coran n’a rien omis dans
le domaine des sciences de la religion destinées à diriger les
hommes 10. » Cette réunion, qui a lieu au milieu du XXe siècle
entre personnalités égyptiennes, nous éclaire sur l’atmosphère
qui pouvait régner au Caire à cette époque. Le débat s’est
déroulé dans un lieu de diffusion de la culture : ce n’est pas un
espace religieux même si les questions abordées peuvent
porter sur l’islam. Les personnalités sont des oulémas de
l’Université Al-Azhar et des professeurs à l’Université d’État
du Caire. L’un des grands sujets de discussion a trait à la
confrontation avec la science moderne. Elle était déjà posée
par les réformistes du XIXe siècle, comme nous l’avons vu
précédemment. Elle se poursuit et imprègne la façon dont doit
être abordée la lecture du Coran à la lumière des temps
modernes.
Que devient dans ce contexte la science de l’exégèse, ce
que l’on appelle le tafsir*, l’explication, le commentaire ? Le
penseur tunisien Hamadi Redissi y répond dans ses Lectures
musulmanes modernes du Coran 11 en définissant en particulier
les enjeux théoriques. La crise du savoir classique nous
interpelle sur la science selon trois modes : celui portant sur la
connaissance objective, universelle ; le deuxième, à travers les
découvertes physiques, du train à la fusée ; le troisième, sous
le mode idéologique du scientisme favorisant la croyance en la
supériorité de la science et sa capacité de tout expliquer.
Redissi note au passage que les quelques inventions
scientifiques (en pays d’islam) n’ont jamais pu bousculer le
Coran. Je rejoins ce constat en soulignant que les avancées en
matière d’astronomie et les réserves au modèle géocentrique
de Ptolémée que certains savants ont émises, Ibn al-Haytham
en particulier dans son ouvrage Doutes sur Ptolémée, n’ont
pas abouti à la rupture accomplie dans le monde chrétien par
Copernic.
« Les repères donc vacillent », souligne Redissi. La finalité
de l’exégèse va changer. Trois courants émergent, celui
inauguré par le courant réformiste qui se refuse à remettre en
question l’islam et prône une compréhension rationnelle du
message divin permettant aux croyants d’être de leur temps.
Celui d’une lecture islamiste proposant un islam radical
rejetant fermement la modernité occidentale et la tutelle
coloniale. Enfin, le courant de l’exégèse soi-disant
« scientifique » qui, en mettant en valeur des versets
coraniques dans un contexte scientifique, veut islamiser la
science.

Des exégèses d’un type nouveau


On voit apparaître des exégèses du Coran qui mettent en
exergue les versets concernant les sciences exactes. Ce sont
des exégèses d’un type nouveau 12 dans la mesure où les
éléments scientifiques introduits pour l’interprétation des
versets ne sont plus intégrés à un ensemble constituant
l’exégèse coranique, mais sont développés de façon autonome,
comme une discipline indépendante. Muhammad Ahmad al-
Iskandarani est considéré comme le premier commentateur du
Coran des temps modernes à avoir introduit les sciences
occidentales non arabes dans les commentaires du Coran. Ce
médecin égyptien publie, au début des années 1880, deux
livres consacrés à l’analyse des versets coraniques ayant une
signification scientifique en relation avec les découvertes
européennes récentes et intitulés : Le Dévoilement des secrets
lumineux du Coran touchant les corps célestes et terrestres,
les animaux, les plantes et les substances minérales et
L’Explication des secrets du Seigneur touchant les plantes, les
minéraux et les particularités des animaux. Dans le deuxième
titre, le terme explication, tibyan en arabe, serait pour
l’auteur 13 une allusion adressée au lecteur par le biais du
verset 16 :89, « Car c’est à toi que fut révélé ce Livre où toute
chose se trouve expliquée (tibyanan) 14. » Le spécialiste de
l’islam contemporain Hans Jansen, auteur d’un ouvrage de
référence sur l’interprétation du Coran dans l’Égypte moderne,
relève le caractère apologétique et les implications politiques
de l’exégèse scientifique d’Al-Iskandarani 15. Au-dessus des
sections de son tibyan, la légende suivante est inscrite : « Dieu
aurait-il omis de révéler aux gens Sa connaissance coranique
sur… », une formule se terminant ensuite par la mention d’une
invention ou d’une découverte « occidentale » ayant contribué
à créer la supériorité occidentale qui a rendu possible
l’instauration d’une domination étrangère sur une grande
partie du monde musulman.
Les ouvrages du médecin Al-Iskandarani intéressent les
milieux intellectuels égyptiens. D’autres auteurs non
théologiens proposeront le même type d’exégèse scientifique
en vue d’encourager les croyants à acquérir la science
moderne, une exhortation chère aux réformistes musulmans.
Abdallah Fikri Basha, ancien ministre de l’Instruction
publique d’Égypte, écrit un traité sur la comparaison des
découvertes astronomiques avec les enseignements des textes
divins qui sera publié au Caire en 1897. L’homme de lettres
égyptien Mustafa Sadiq al-Rafi introduit dans son ouvrage
L’Inimitabilité du Coran, un chapitre intitulé « Le Coran et les
sciences », et adopte la même position que les auteurs qui l’ont
précédé. En 1931, Tantawi Jawhari (1862-1940), professeur de
l’enseignement secondaire, publie son commentaire du Coran
dans vingt-six volumes Jawahir al Qur’an (Les Joyaux du
Coran), commentaire apologétique appuyant la thèse que le
texte sacré annonce toutes les découvertes scientifiques.
Jawhari y fait part de sa conviction que « tout change ; et
surtout, le Coran que les musulmans ignorants croyaient une
cause d’éloignement de la science fait entendre aujourd’hui un
appel à la science » et rappelle le devoir de réfuter les
matérialistes européens. Pour Jacques Jomier, « son œuvre
restera comme un témoignage du désarroi de bien des esprits
ne sachant comment en finir avec un conservatisme figé et
croyant qu’elle leur apporterait une réponse valable 16 ».

La pression atmosphérique dans


le Coran ?
Aurait-on encore cette attitude de désarroi en réaction à la
science moderne au point de ne l’accepter que si elle était
assortie d’extraits du Texte sacré ? C’est la question que je me
suis posée à propos d’un devoir de physique proposé à des
jeunes Tunisiens du collège pilote Jaafer Majed de Kairouan
en mars 2019. Le devoir portait sur la pression atmosphérique,
plus précisément sur sa variation en fonction de l’altitude. Le
professeur de physique, dans la continuité du projet de
Tantawi Jawhari de vouloir sortir les musulmans de leur
ignorance et de rappeler que le Coran n’est pas une cause
d’éloignement de la science, avait cru bon mêler un verset
coranique au devoir. Une des questions du devoir avait pour
objet de compléter le verset 125 de la Sourate 6 :
« Celui que Dieu veut guider, Il lui élargit la poitrine à
l’islam. Celui qu’Il veut fourvoyer, Il lui comprime la
poitrine, et l’angoisse comme à qui essaierait d’escalader
vers le ciel. – C’est ainsi, Dieu inflige l’opprobre à ceux qui
ne croient pas 17… »
L’énoncé du devoir a été publié sur Facebook, puis dans la
presse numérique tunisienne. La réaction a été rapide. Les
nombreux commentaires des internautes manifestaient leur
étonnement, leur surprise. Le professeur a rapidement livré ses
arguments « pédagogiques » justifiant le recours au verset :
l’argument de l’alternance codique, exploitant le passage du
français – langue de l’enseignement de la physique 18 – à
l’arabe, langue du Coran ; l’argument de compétence de vie,
cherchant à évaluer la capacité d’un élève à mémoriser le
Coran ; enfin, le troisième argument, l’interdisciplinarité. On
pourrait discuter les trois arguments, mais ce qui importe dans
le cadre de mon propos c’est ce que le professeur sous-entend
par interdisciplinarité. Ce qui pour lui relève de
l’interdisciplinarité est l’introduction d’un double standard,
autrement dit l’amalgame de deux référentiels, le référentiel
scientifique et le référentiel religieux, la confusion entre la
sphère scientifique et la sphère religieuse. Et nous voyons bien
là le danger du concordisme qui renforce cette confusion, qui
peut plaire aux jeunes, qui les rassure en éliminant la distance
entre science moderne et tradition religieuse. La réaction des
élèves en réponse à la forte médiatisation de cette dérive
pédagogique est tristement révélatrice. Les élèves ont organisé
une surprise pour leur professeur, en se rassemblant dans la
cour du collège et en l’applaudissant pour lui manifester « leur
soutien et leur estime ».
Ce que le professeur de physique aurait pu évoquer de
manière plus pertinente est une expérience fameuse qui aurait
intéressé les élèves. Il s’agit de l’étude de la variation de la
pression atmosphérique en fonction de l’altitude, conçue par
Blaise Pascal (1623-1662). Ce mathématicien, physicien et
philosophe s’est interrogé sur le concept de vide, affirmant
contrairement à Aristote, que le vide n’est pas une chose
impossible dans la nature ! Dans le cadre de cette réflexion,
Pascal s’intéresse à la pesanteur de l’air et pour avancer dans
cette étude, il conçoit une expérience devenue célèbre. Elle fut
réalisée en 1648 par son beau-frère. Elle consistait à mesurer
la variation de la pression atmosphérique avec l’altitude. Le
dispositif expérimental servant à la mesure fut installé dans un
premier temps dans la ville de Clermont-Ferrand (moins de
400 mètres d’altitude), puis dans un deuxième temps, au
sommet du Puy-de-Dôme, à 1 400 mètres d’altitude. Le
résultat conforta l’hypothèse de Pascal : la pression diminue
lorsque l’altitude augmente. Pascal ne fut pas oublié pour cette
contribution aux avancées de la physique : l’unité de mesure
de la pression dans le système international est le pascal.

S’adonner à l’exégèse scientifique


n’est d’aucune utilité pour
le Coran
L’attrait du concordisme coranique perdure aujourd’hui,
comme l’atteste l’exemple précédent qui montre même à quel
point il est banalisé. Pourtant il a été critiqué par des
spécialistes de l’exégèse au moment où il a commencé à avoir
une certaine audience auprès du public au milieu du XXe siècle.
Sa remise en cause la plus consistante a été celle d’Amin al-
Khuli (1895-1966), professeur à l’Université du Caire,
université moderne fondée en 1908, conçue à l’image des
universités d’Europe et devenue université d’État en 1925. Au
milieu des années 1950, Al-Khuli est alors titulaire de la chaire
d’exégèse à la faculté des lettres. Il va se démarquer de
l’approche exégétique traditionnelle et prendre une position
bien tranchée et argumentée contre l’exégèse dite
« scientifique » des auteurs cités plus haut, en particulier
Tantawi Jawhari.

Le tafsir, exégèse traditionnelle


du Coran
Al-Khuli réfute catégoriquement l’exégèse scientifique 19.
S’adressant à ceux « qui veulent mettre en lumière la véracité,
le caractère miraculeux et l’adaptation à la vie du Coran par ce
genre d’exégèse “scientifique” », il signifie qu’il vaudrait
mieux qu’« ils ne prennent pas tant de peine pour lier Coran et
science ». Le professeur Al-Khuli connaît bien les exégèses
des anciens et rappelle dans un texte consacré à l’« orientation
scientifique » de l’exégèse coranique, que son bien-fondé a été
combattu il y a plusieurs siècles. Mais cette opposition a fini
par être oubliée même par des gens cultivés contemporains
d’Al-Khuli. C’est le constat que ce dernier fait dans la note de
mise au point qu’il rédige pour la traduction arabe de
l’Encyclopédie de l’islam publiée à Leyde, dont j’ai cité un
extrait en exergue de ce chapitre.
Les éditeurs de la version arabe de l’Encyclopédie de
l’islam avaient décidé d’adjoindre à chaque article de
l’Encyclopédie une note de critique et de mise au point du
traducteur. Al-Khuli est chargé de traduire en arabe l’article
Tafsir rédigé par l’orientaliste français Carra de Vaux
comportant l’étude de l’exégèse traditionnelle et y incluant
l’exégèse scientifique de Tantawi Jawhari. Carra de Vaux
n’avait toutefois pas précisé que cette attitude de pensée était
très ancienne dans l’islam et qu’elle avait provoqué des
oppositions 20. Al-Khuli ne peut laisser passer cette omission.
Il rédige sa note rectificative sur l’article Tafsir de
l’Encyclopédie, également publiée en tiré à part au Caire en
1944, où il expose dans une cinquante de pages L’Exégèse, sa
vie et sa méthode aujourd’hui 21. Ce qui nous intéresse dans ce
texte plus particulièrement est la partie traitant de l’exégèse
scientifique, traduite en français et publiée par Jacques Jomier
dans la revue Mélanges de l’Institut dominicain d’études
orientales du Caire en 1957 22, à la suite du débat qui eut lieu
autour du Coran et du Spoutnik.
Le professeur Al-Khuli développe l’histoire des exégèses
du Texte et donne une interprétation explicite sur la place des
sciences dans le Coran. Elle remonte au XIe siècle avec la
figure importante de l’orthodoxie sunnite, Ghazali, qui affirme
dans son ouvrage Ihya’ Ulum al-Din (Revivification des
sciences de la religion) que le Coran informe sur l’ensemble
de toutes les sciences : « Tout ce que l’esprit humain a du mal
à comprendre, tout ce qui fait l’objet de théories ou de
considérations divergentes, tout cela est envisagé par le Coran
qui en parle par signes ou par allusions. » Ghazali développe
cette pensée dans Jawahir al-Qoran (Les Joyaux du Coran) où
il expose comment les diverses branches des sciences se
rattachent absolument toutes au texte coranique et il explique
le processus de leur ramification. Il mentionne d’abord les
sciences religieuses, puis la médecine, l’astrologie,
l’astronomie, l’anatomie des vivants, la dissection, la magie et
la science des talismans, etc. Ces sciences ne sont pas les
seules, d’autres peuvent être trouvées de par le monde, et, il
existe également des catégories de sciences encore à l’état de
puissance, pas encore découvertes mais qui pourront l’être un
jour. Le tableau se termine par les sciences que « l’homme est
radicalement impuissant à saisir et à comprendre parfaitement
mais qui sont communiquées par faveur à certains anges, ceux
qui approchent de Dieu ». Ghazali poursuit en affirmant que
« les principes des sciences, celles qui viennent d’être
énumérées aussi bien que les autres, ne sont pas étrangers au
Coran. Toutes ces sciences proviennent d’une même source,
l’immense Science divine, vaste comme les océans. Ou, si l’on
veut préciser davantage, elles proviennent de l’océan des
“Actes divins” dont nous avons dit que c’est un océan sans
rivages ».
e
Le savant égyptien du XV siècle, Al-Suyuti, écrit dans le
même sens dans son ouvrage Le Précis des sciences du Coran,
convaincu que l’on peut extraire du Coran « soit des
inventions considérées comme modernes, soit des mystères
des sciences naturelles ». Il affirme : « Si un spécialiste, versé
dans les sciences modernes, avait soigneusement examiné le
Coran, après avoir aiguisé son regard, il aurait peut-être, dans
la mesure où son intelligence ne l’aurait pas trahi et où aucun
obstacle ne se serait dressé devant lui, il aurait peut-être, dis-
je, extrait du Coran de nombreuses indications touchant les
vérités scientifiques. Et cela, malgré la discrétion des textes
coraniques qui indiquent ces vérités sans les appeler par leur
nom 23. » Al-Suyuti précise de manière catégorique que l’on
trouve dans le Texte toute chose, tous les problèmes
fondamentaux dans le champ scientifique, « les merveilles de
la création, les trésors des Cieux et de la Terre, ce qui est dans
les lointains horizons, tout comme ce qui est enfoui dans le
sous-sol 24 ».

L’argument de Shatibi
Le bien-fondé de l’orientation scientifique de l’exégèse
coranique a été remis en question et combattu dès les temps
anciens, souligne Al-Khouli. L’Andalou Abu Ishaq al-Shatibi
fait partie de cette opposition. Spécialiste des « principes » des
e
sciences religieuses du XIV siècle, Shatibi interprète les
versets utilisés par les auteurs de l’exégèse scientifique. Il a
une position claire sur l’interprétation du verset coranique
6 :38 : « Nous n’avons rien omis dans le Livre. » C’est, dit-il,
la position des « hommes vertueux parmi les anciens », c’est-
à-dire ce que l’on désigne comme les al-salaf al-salihin*, les
compagnons du Prophète, la génération suivante et celle
d’après. Shatibi s’appuie sur cet argument pour valider son
point de vue. Les pieux anciens connaissaient parfaitement le
Coran, mieux que quiconque. « Or on ne rapporte d’aucun
d’entre eux la moindre allusion à une exégèse du type
“scientifique” en question ». Pour eux, dans le verset 6 :38, il
n’était question que de règles en rapport aux obligations
morales et de considérations sur l’autre vie.
Dans son ouvrage Les Harmonies (Al-mowafaqat), Shatibi
rappelle que les Arabes se préoccupaient des sciences alors
connues. La Loi a tenu compte de ce qui leur était familier,
déclarant valables certaines sciences – dont celle des astres,
des diverses branches de la météorologie, l’histoire et les
chroniques des peuples d’autrefois – et d’autres vaines. Ces
dernières que la Loi a abolies sont la science des auspices,
celle des présages, la divination, la géomancie. Les principes
suivants peuvent être dégagés : « Beaucoup de personnes
exagèrent dans leur sollicitude pour le Coran en lui rattachant
toutes les sciences connues des anciens et des modernes,
sciences physiques, mathématiques, logique, science
cabalistique des carrés magiques et toutes les spéculations des
savants, en somme tous les arts et les sciences analogues.
Après ce que nous avons exposé ci-dessus, une telle position
est erronée. »
Shatibi s’intéresse à la situation des anciens et à leur point
de vue sur les sciences. Le Coran ainsi que les sciences et leur
contenu étaient fort bien connus des hommes vertueux d’antan
et cependant on ne connaît aucune allusion de leur part à une
exégèse scientifique. Le problème n’existait pas pour eux.
Cela prouve que le Coran ne se réfère à aucun détail précis
supposé par l’exégèse scientifique. Certes, les références du
Coran à des sciences que connaissaient les Arabes ou à des
notions fondées sur ces sciences pouvaient susciter
l’émerveillement des gens intelligents. « Quant à penser qu’il
y aurait dans le Coran autre chose, non ! […] D’ailleurs, il
n’est pas permis d’ajouter au Coran ce que celui-ci n’exige
pas, de même qu’on ne doit pas en retrancher ce qu’il exige.
Pour le comprendre, il faut uniquement recourir aux
connaissances qui faisaient nettement partie du bagage
intellectuel des Arabes ; c’est ainsi que l’on parvient à
comprendre les règles de la Loi coranique 25. » Lorsque l’on
relit des passages de cet exégète du XIVe siècle on est surpris
que peu s’en réclament. C’est la conviction d’Al-Suyuti – un
siècle après Shatibi – invoquant la présence dans le Coran, de
tous les sujets fondamentaux dans le domaine scientifique, qui
l’a plutôt emporté.

Le commentaire d’Aicha
Abderrahmane
Une femme égyptienne, professeur de littérature arabe à
l’Université Ayn al-Shams du Caire, Aïcha Abderrahman
(1913-1998), a laissé sa marque dans la confrontation à propos
des exégèses scientifiques du Coran. Plus connue sous son
pseudonyme Bint al-Shati (La Fille de la rive), elle est la
première femme égyptienne à publier des études sur l’exégèse
coranique. Elle adopte l’approche d’Amin al-Khuli qui fut son
professeur puis son époux. Elle rejette catégoriquement les
exégèses scientifiques et propose dans son ouvrage Al-Quran
wa-l-tafsir al-asri (Le Coran et le commentaire moderne) de
démonter le commentaire de Mustafa Mahmud, Essai pour
une compréhension moderne du Coran, paru dans les années
1970. Médecin égyptien, très connu du grand public pour ses
émissions télévisées sur la science, Mahmud est passé du
marxisme à l’antimarxisme islamiste. Il se révéla alors un
adepte de l’exégèse scientifique et de l’antidarwinisme,
soulignant « l’accord étrange et précis », « la ressemblance à
la lettre » entre les découvertes scientifiques et les affirmations
coraniques. Bint al-Shati souligne « l’absurdité » du
concordisme coranique et « l’aventurisme » sans limites de
certains, les conduisant à découvrir dans le Coran des allusions
à l’invention des avions à réactions 26. Refusant le ridicule de
ce genre d’apologétique, l’intellectuelle égyptienne écrit un
article dans le grand quotidien cairote Al-Ahram du 7 janvier
1972 27, texte polémique et sarcastique à propos de l’Essai de
Mahmud. Préoccupée par l’avenir de son pays et défendant le
point de vue que la foi ne rend pas vaine la raison, elle y
manifeste le souci de s’adresser à la jeunesse étudiante
égyptienne :
« Les enfants de la génération actuelle ne sont pas si
stupides, ignorants et simples d’esprit pour croire que nous
pouvons reconnaître les avions à réaction dans le verset de
la Sourate Al-Falaq : “Je demande à Dieu protection contre
celles qui soufflent dans les nœuds” (Coran, 113, 4), et les
secrets de l’atome dans le verset de la Sourate Al-Zalzala :
“Quiconque aura fait le poids d’un atome de bien le verra ;
quiconque aura fait le poids d’un atome de mal le verra”
(Coran, 99, 7-8), et la technologie des barrages dans
l’histoire de Dû’l-Qarnayn, dans la sourate Al-Kahf 28 ! Au
contraire, ce sont eux qui riront de la simplicité d’esprit
qu’ils peuvent lire dans un “commentaire moderne” qui
découvre la géologie…
« Aucun inconvénient pour nous, au point de vue de la
religion, à lire la théorie de l’évolution et de l’origine des
espèces dans les études de Darwin et des biologistes. Ce
qui est interdit, c’est de lire cette théorie déformée et
défigurée, insérée dans le Coran au nom de la science, de la
modernité et de la foi 29. »
Mais la cause ne fut pas entendue. La « simplicité
d’esprit » l’a emporté et les « coïncidences » entre les
découvertes scientifiques et les versets coraniques 30 se sont
multipliées depuis cet article datant de près d’un demi-siècle.
Le commentaire sur Darwin montre aussi le changement de
point de vue dans les milieux musulmans par rapport à cette
théorie.

Renouveler l’exégèse coranique :


le commentaire littéraire du Coran
Il ne faudrait pas pour autant retenir des commentaires du
Coran que ceux qui se complaisent dans le concordisme
coranique pseudo-scientifique. Le professeur Amin Al-Khuli
s’était opposé à l’exégèse scientifique et appuie l’analyse des
anciens dont Shatibi par des considérations plus modernes sur
ce que peut proposer une exégèse coranique. Il se base sur les
trois points de vue suivants : linguistique ; littéraire ou celui de
l’éloquence ; religieux ou dogmatique 31. Le premier point de
vue, c’est-à-dire linguistique, s’appuie sur la vie des mots, leur
évolution et l’analyse de leurs sens à différentes époques. Al-
Khuli relève l’impossibilité de forcer le sens des mots du
Coran. Le deuxième point de vue est celui de l’éloquence. Les
paroles du Coran étaient-elles vraiment destinées aux auditeurs
auxquelles elles étaient adressées ? Cette question est en
relation avec l’éloquence qui satisfait à la conformité du
discours aux besoins de la situation. À supposer que ces
prétendus sens « scientifiques » proposés par les tenants de
l’exégèse coranique scientifique aient été ceux que voulait le
Coran, est-ce que les Arabes de ce temps les avaient compris ?
Auquel cas, pourquoi l’éveil scientifique des Arabes aux
diverses sciences de la vie « ne se fonde-t-il pas sur ces versets
alors que ces versets expliqueraient les diverses théories
scientifiques si éclairantes pour l’exégèse » ? Enfin le
troisième point est d’ordre religieux ou dogmatique. Quel est
le rôle d’un livre religieux ? À qui s’adresse-t-il ? Si c’est aux
intelligences des hommes, le message serait-il porteur « des
problèmes de l’univers et des vérités scientifiques de l’être » ?
Et comment tirer du Coran le contenu de la médecine, de
l’astronomie, de la géométrie et de la chimie, alors que ces
sciences sont vite appelées à être modifiées ? La réponse d’Al-
Khuli est conséquente. Le rôle du livre religieux n’est pas de
parler de cet aspect de la vie humaine. Quelle est pour
conclure l’intention de ceux qui veulent faire le lien entre le
Coran et les vérités ? Est-ce ajouter à l’aspect miraculeux du
Coran l’absence de toute contradiction entre la religion et la
science ? Sur ce point, il suffirait de « dire qu’aucun texte
coranique bien compris ne heurte de vérité scientifique dont
l’étude aurait montré qu’elle fait partie des lois de l’univers ou
de l’harmonie de son existence ». Une réponse assurant au
Coran l’adaptation à la vie, l’accord avec la science et
l’immunité face à la critique. Mais il faut ajouter que la
religion s’adresse à tous, aux élites, aux savants et demi-
savants, voire aux ignorants. Les phénomènes de la nature
décrits dans le Coran doivent impressionner leur sensibilité et
démontrer la grandeur de la force assurant leur harmonie.
S’obliger à présenter le détail des données « scientifiques »
n’aboutirait qu’à « défigurer le rôle que la religion fait jouer à
l’art, au plan des sentiments, en vue d’un profit vital, obtenu
avant tout par la méditation religieuse et la réflexion
personnelle affective et apaisante ».
C’est un point de vue clair sur la manière dont il faut
comprendre le Coran. Il complète l’argumentation des anciens
telle que celle de Shatibi par la lecture moderne du Coran
initiée par Al-Khuli. Sa conclusion est sans appel : « Il vaut
mieux ne pas s’adonner à une telle exégèse scientifique, car
cela n’est d’aucune utilité pour le Coran lui-même. »

La thèse qui bouscule les cercles


orthodoxes
Ce que préconise plutôt Al-Khuli, titulaire de la chaire
d’exégèse, c’est un travail de recherche novateur destiné à
renouveler l’exégèse coranique, à initier une nouvelle école
autour de lui. Il propose « des études philologiques à partir du
Coran lui-même, l’élaboration d’un dictionnaire étymologique
des termes coraniques, une grande attention aux nuances que
le milieu coranique donnait aux mots, un commentaire
littéraire utilisant les ressources de la psychologie et de la
sociologie 32 ».
C’est cette approche véritablement scientifique au niveau
de la méthodologie qu’a suivie son étudiant Muhammad
Ahmad Khalafallah dans son travail de thèse. La thèse est
intitulée L’Art du récit dans le Saint Coran. Elle propose
d’appliquer les méthodes et approches de la critique littéraire
au texte sacré afin de montrer les « techniques » de la
narration utilisées et les effets supposés attendus. Avec ce
travail, Khalafallah inaugure une nouvelle démarche pour le
tafsir, l’interprétation coranique, et ne craint pas tout au long
de son mémoire de procéder « à une critique en règle de
l’approche traditionnelle à l’égard du Coran 33 ». Ainsi, il note
les contradictions, les contorsions des plus grands exégètes ne
pouvant extraire des récits coraniques une version unique et
cohérente des faits et gestes évoqués. Or les récits tiennent une
place importante dans le Texte. Ils représentent une part
essentielle du patrimoine musulman, ils se réfèrent aux
grandes figures de l’Ancien et du Nouveau Testament, aux
prophètes de l’Arabie. Les difficultés pour les exégètes
résultent du fait que les mêmes événements sont repris dans
les récits et qu’ils donnent lieu chaque fois à un lien différent.
L’approche traditionnelle a penché vers une méthode
fragmentaire d’analyse, soulignant la beauté de passages pris
isolément. Elle ne permettait pas de dégager davantage les
qualités littéraires du Coran. Pour contourner le caractère
contradictoire de certaines interprétations, Khalafallah propose
de réexaminer le sens original des termes et de se placer dans
l’environnement intellectuel et dans l’imaginaire de l’époque.
Il est conscient qu’il touche à une conception bien ancrée dans
la mentalité islamique, celle du sens « absolu » des notions et
décrets coraniques, hors du temps et du contexte 34.
Ce programme en conformité avec les recommandations du
directeur de la thèse, Al-Khuli, fut violemment refusé par le
jury de thèse. En émettant l’idée même d’œuvre d’art, de
recherche d’effets par des procédés littéraires, le candidat avait
osé heurter de front « la croyance profondément enracinée
suivant laquelle le Coran était le réceptacle de toutes les
vérités, inquestionnable sous quelque aspect que ce soit 35 ».
Les milieux orthodoxes pouvaient craindre que la thèse de
Khalafallah n’ébranle le dogme de la « Révélation-descente »
et que les investigations psychologiques ou sociologiques
conduisent à « des explications trop humaines de certaines
données coraniques 36 ».
La polémique fut violente. Elle ne s’est pas limitée au
milieu universitaire, elle fut l’objet de débats au sein du
Parlement égyptien, relayés par la presse et trouva un large
écho auprès du public. La controverse est révélatrice de la
résistance au changement et de la puissance des cercles
orthodoxes au milieu du XXe siècle. On aurait pu penser que la
réforme de l’islam prônée au XIXe siècle allait entraîner une
grande partie des lettrés. L’Université d’Al-Azhar, que Abduh
espérait moderniser, n’a pas opéré une réelle renaissance et
reste fidèle à son passé. Des professeurs d’Al-Azhar se sont
élevés contre les idées inacceptables soutenues dans la thèse et
ont objecté qu’ils étaient en droit d’intervenir sur les questions
touchant à la doctrine, un domaine réservé à Al-Azhar qu’ils
n’étaient pas prêts à partager avec les nouvelles universités.
L’école de pensée d’Al-Khuli et de Khalafallah se déployait au
sein de l’Université Fouad fondée sur le modèle des
universités européennes. La faculté des lettres réagit par la
voix de son doyen, Dr Abdal-Wahhab Azzam, pour qui
l’affaire ne concernait que son université ; le mémoire de thèse
avait été examiné suivant les règles ; il était regrettable que le
niveau de discussion soit rabaissé à celui d’une polémique de
presse. Il n’hésita pas à utiliser les mots de « liberté
d’opinion », défendant le droit de son institution de bénéficier
de certaines libertés. Les articles de journaux se multiplièrent,
plus souvent passionnés que neutres. Dans la revue Al-Risala
du 24 novembre 1947, « quelqu’un demanda que l’on ne fît
pas de Khalafallah un nouveau Galilée 37 » ! Mais la
perspective d’un procès à l’encontre du directeur de thèse
n’était pas exclue. Un groupe de professeurs d’Al-Azhar en
appela au roi Farouk et à l’opinion publique, pour « un
jugement par un tribunal de grands ulémas ». L’appel
demandait également « une épuration au sein de l’Université et
des écoles » et que « l’on ne confie l’enseignement des
matières religieuses qu’à des professeurs dont la religion et la
science soient de toute sécurité pour leurs élèves et pour le
pays ». Le Parlement égyptien fut même interpellé. Le
professeur Al-Khuli fut contraint de quitter sa chaire
d’exégèse. L’Université lui fit savoir qu’il n’était plus autorisé
à enseigner ou à superviser les études coraniques 38. Ses
étudiants d’études coraniques furent dirigés vers d’autres
superviseurs et Al-Khuli dut se limiter à l’enseignement de la
grammaire, de la rhétorique et de la littérature arabes. Al-
Khuli avait dépoussiéré les écrits des anciens et il avait osé la
rupture avec la tradition exégétique classique. Son audace lui
valut d’être exclu de la chaire d’exégèse. On lui concédait la
chaire de littérature, un art qui ne perturbe pas la doctrine et ne
touche pas à l’espace réservé des traditionalistes. Son
exclusion signifiait que la pensée moderne pouvait s’exercer à
condition de ne pas toucher au domaine religieux, lequel inclut
toutes les sciences, provenant toutes de la même source, la
Source divine.
Le thésard d’Al-Khouli fut amené à soutenir une autre
thèse de doctorat sur un sujet « absolument profane ». Il
n’abandonna pas son mémoire de thèse sur la narration dans le
Coran, source du scandale, et le publia discrètement en 1951
sous la forme d’un ouvrage. Un texte que fait revivre le
philosophe marocain Abduh Filali Ansary dans son essai,
Réformer l’islam ? Une introduction aux débats
contemporains 39 où il s’interroge sur la destinée d’une œuvre
aussi « revigorante » que celle de Khalafallah et sur ce qui
attend les générations futures. Peut-on encore envisager une
nouvelle révolution des mentalités ? Quel avenir se dessine
pour les masses musulmanes ? Doivent-elles se résoudre à
l’enfermement dans les représentations du passé et à des
gesticulations « aiguillonnées par des bruits de slogans
mobilisateurs mais vides de sens » ?

Les récits du Coran,


un but religieux et non historique
La critique littéraire du Coran a été jugée inacceptable et
elle a été combattue avec violence. Elle a choqué parce que
pour beaucoup, c’était inadmissible de traiter le Coran de
« légende des anciens », une proposition incompatible avec
son caractère miraculeux 40. Khalafallah affirme sa foi dans
l’i’jaz*, le miracle coranique, dès le début de sa thèse.
Cependant, pour lui, « l’i’jaz dans les récits ne repose pas sur
les idées historiques en tant qu’idées historiques. […] Trouver
des éléments historiques n’est ni impossible, ni ne présente
vraiment de difficultés sérieuses. […] La révélation apporte
des éléments historiques connus des gens de l’Écriture ». Ce
qui donne à ces éléments en tant que « preuves de la
Révélation » une valeur toute relative. Et pour l’auteur de la
thèse, c’est dans le but religieux des récits qu’il faut trouver le
caractère d’inimitabilité miraculeuse des récits du Coran. Une
telle assertion est loin d’être celle de la tradition. Elle constitue
un point de doctrine essentiel en théologie et a donné lieu à
des développements nécessitant des connaissances bien
spécifiques, dont je me sens assez éloignée. Mais si je me
permets de l’aborder sans toutefois le développer c’est pour le
mettre en relation avec le phénomène si important de nos jours
et tellement banalisé, celui des « Miracles scientifiques du
Coran », produit contemporain dérivé d’une mutation de
l’exégèse scientifique du Coran, avantagée par la révolution
numérique.
Khalafallah remet en cause ceux qui ont voulu « étudier les
récits comme on étudie un texte historique et non pas comme
on étudie un texte religieux ». C’est ce qu’objectait son maître
Al-Khuli à propos de l’exégèse « scientifique », à ceux qui
veulent trouver des précisions scientifiques dans un texte
religieux. Proposant sa lecture innovante du Texte, Khalafallah
attend que « son étude remettra dans le droit chemin ceux qui
perdent leur temps et leur peine à chercher dans le Coran ce
qui n’en est pas le but », une attitude guère raisonnable « qui
ne correspond pas à ce que Dieu attend ». Une attitude
pourtant adoptée par les adeptes d’une lecture scientifique du
Coran, arguant le fait qu’elle appuie la tradition de l’i’jaz et
magnifie le Coran inimitable par le miracle scientifique.
Une attitude qui, plutôt que d’étudier un texte religieux, le
désacralise en voulant l’étudier comme un texte scientifique
écrit il y a quatorze siècles par un prophète « pourtant
illettré 41 ».
La polémique autour d’une nouvelle lecture du Coran que
je viens de présenter s’est produite au milieu du XXe siècle,
au Caire. Elle a été vive, ne s’est pas limitée au milieu
académique. Elle a donné lieu à un débat public, les journaux
offrant un écho significatif à cet échange lui donnant une
tournure presque dramatique – un nouveau Galilée, un
jugement par un tribunal de grands ulémas – qui rappelle les
procès de l’Église contre une pensée qui veut s’en libérer.
Cette réaction des milieux traditionnels mais aussi d’une
grande partie société révèle à quel point la pensée moderne en
terre d’islam a du mal à se frayer un chemin. Cela lui sera
encore plus difficile après l’avènement de la révolution
iranienne en 1979 et la montée en puissance à l’échelle
planétaire des réseaux d’obédience wahhabite. Pourtant, les
nouvelles lectures du Coran étaient basées sur une
méthodologie scientifique, elles n’avaient pas pour objectif de
s’attaquer aux fondements de l’islam. Comme le souligne
Filali-Ansary 42, la théologie chrétienne a déjà résolu cette
difficulté et s’est préparée à intégrer les nouvelles approches
des sciences humaines aux problèmes religieux. Elles vont de
pair avec une réflexion critique et un dépassement du carcan
dogmatique imposé depuis des siècles, mais le monde
islamique dans son ensemble n’est pas encore disposé à les
intégrer.
L’attitude conservatrice observée dans les sociétés
musulmanes aurait pu valoir pour le traitement inconsistant, si
peu soucieux de respecter le Texte sacré des présentations sur
Internet des miracles scientifiques du Coran 43. On peut être
surpris du succès des exégèses scientifiques qui traitent avec
légèreté l’interprétation de nombreux versets dans un mode
bien éloigné de celui des commentateurs classiques, mais, sur
le fond, dans un mode qui glorifie le miracle coranique,
rejoignant en cela les anciens, Ghazali au XIe siècle, puis
Suyuti au XVe. Le succès grandissant des miracles scientifiques
du Coran aggrave une vision « totalisante » de l’islam. L’islam
dans ce cadre est une religion qui a tout prévu même les
dernières avancées scientifiques, un point de vue validé
aujourd’hui à grande échelle dans les milieux musulmans
convaincus du caractère orthodoxe de cette approche pourtant
bien peu conforme à la tradition, mais encouragée car elle
place la science en position subordonnée par rapport à l’islam.
La science ne se présente pas alors comme une réflexion
argumentée sur les phénomènes de la nature et autonome par
rapport au religieux, mais comme une deuxième source de
croyance qui renforce la croyance en l’islam.
CONCLUSION

La crise de la science en pays


d’islam :
une impossible sortie ?
« Notre propos est : devons-nous vivre ou nous
condamner à mourir et à disparaître ? […] Nous devons
comprendre comment les gens ont progressé et comment
nous avons régressé ; comment ils sont devenus forts
et nous faibles, comment ils sont heureux et nous
malheureux 1. »
Qacim AMIN,
L’Émancipation de la femme.

Le fossé s’est creusé entre les pays d’islam et les pays


d’Europe. Le constat remonte au XIXe siècle et on aurait pu
espérer que cette prise de conscience mène à une réelle
réactivation des activités scientifiques en pays d’islam. Ce ne
fut pas le cas malgré les réformes engagées pour renouer avec
la science et pour élargir le cercle des sciences et des
connaissances, comme l’ont fait les Européens. Au cours du
siècle de la Renaissance musulmane, la Nahdha, des
académies militaires et des écoles d’ingénieurs sont créées, de
nombreux séjours pour les jeunes cadres sont organisés dans
les pays d’Europe et particulièrement en France. Un nouveau
type de formation est initié, en dehors des institutions
traditionnelles, avec l’introduction des sciences rationnelles et
des langues étrangères. L’urgence de sortir d’un long sommeil
plus que séculaire et l’exigence d’efficacité ont conduit au
choix de la science utile, opérationnelle : la science de
l’ingénieur seule apte à retrouver la prospérité et à assurer le
développement du pays. Le transfert du savoir scientifique ne
concerne donc pas la science moderne avec ses aspects
théoriques et conceptuels telle qu’elle se pensait et se
construisait en Europe. Il s’inscrit dans le cadre d’une tradition
retrouvée, celle qui a restreint le champ scientifique à celui de
la science utile. Cette conception a abouti à une réforme
incomplète, voire à un échec. C’est le constat que fait au début
du XXe siècle, l’Égyptien Ali Mustapha Musharafa (1889-
1950), qui fut un chercheur de haut niveau en physique
quantique en Angleterre puis professeur à la faculté des
sciences du Caire créée en 1925 :
« Il nous faut souligner à cet égard les efforts sincères
dispensés au cours de la première moitié du siècle
précédent en vue de la renaissance de la vie scientifique en
Égypte à l’époque de feu Muhammed ‘Ali le Grand […]
« Si ce mouvement s’était étendu et propagé, alors notre
présent scientifique aurait été bien meilleur que ce qu’il est
aujourd’hui, et j’aurais pu parler de notre avenir
scientifique d’une autre manière, comme pouvant
s’appuyer sur un présent prestigieux.
« Mais les circonstances ont voulu que le feu allumé
s’éteigne, et ainsi la vie scientifique en Égypte au début du
e e
XX siècle est identique à celle du début du XIX siècle, et
tout se passe comme si l’on avait ajouté un siècle
supplémentaire à notre sommeil scientifique, et comme si
nous nous étions mus pour revenir là où nous avons
commencé 2. »
Ce constat est peut-être bien sévère, mais il faut convenir
que la tradition scientifique ne s’est pas réellement implantée
dans les pays d’islam et que l’élan vers les sciences qu’ont
voulu impulser les réformateurs du XIXe siècle, tels que Al-
Tahtawi ou Kheireddine 3, tous les deux fascinés par les
sciences et les techniques modernes, n’a pas suffi. Mais la
pensée de ces deux personnalités remarquables reste d’une
grande actualité. Tous deux avaient tenté très justement et très
judicieusement de s’appuyer sur le rôle de l’islam et de son
passé scientifique ainsi que sur la civilisation européenne, elle
qui avait su valoriser cet héritage et en bénéficier. Selon eux,
le profond changement attendu ne pouvait se réaliser que sous
ces deux conditions, d’une part, l’appropriation de la science
moderne qui s’est construite en Europe, d’autre part, la
réappropriation du patrimoine scientifique du monde
musulman. Ni la première condition ni la seconde n’ont été
remplies.
L’émulation et le débat scientifique qui ont eu lieu à la fin
du XIXe siècle hors du pouvoir politique et du pouvoir
religieux, avec la presse comme support, que j’ai évoqués
précédemment, ont disparu. Car la composante islamique a
plutôt joué dans le sens inverse de celui espéré par les
réformistes musulmans. D’une part, le retour aux sources
auquel ces derniers ont appelé a ensuite été repris par les
défenseurs de la tradition et, d’autre part, leur attitude ambiguë
cherchant à incorporer la science européenne pour retrouver la
gloire passée n’a pas favorisé l’appropriation des avancées
scientifiques.
En ce début du XXIe siècle, trois conceptions de la science
peuvent être dégagées dans la plupart des pays d’islam : la
science compatible avec l’islam, la science dévoyée et la
science utile. Des hésitations et ambiguïtés du réformisme
musulman a résulté une conception de la science adoptant la
science contemporaine et la considérant comme compatible
avec l’islam. Cette vision s’est introduite de manière discrète
au début du XXe siècle dans des écrits exégétiques scientifiques
prônant le concordisme coranique. Aujourd’hui, elle se
propage de manière virale sur Internet sous la forme des
miracles scientifiques du Coran, l’i’jaz ilmi.
La deuxième conception, la science dévoyée, est apparue
plus tard, au cours de la dernière décennie du XXe siècle, sous
la forme de pseudosciences défendant le créationnisme. Elle a
eu un retentissement important en février 2007 avec l’envoi
massif dans plusieurs pays européens de l’Atlas de la création,
ouvrage de propagande du créationniste turc, Harun Yahya,
pseudonyme de Adnan Oktar, personnage très controversé.
Plus récemment, le modèle de la Terre fixe réapparaît avec
cette prétention arrogante de réexaminer la science actuelle
dans une vision géocentrique. En 2017, à l’Université de Sfax,
une étudiante en doctorat de géologie a tenté de soutenir une
thèse 4 adoptant le modèle de la Terre fixe au centre de
l’univers et remettant en cause les théories fondamentales de la
physique à l’instar des instigateurs du néogéocentrisme dans
un article 5 publié dans une revue prédatrice. Ainsi, on peut y
noter que l’héliocentrisme est « une illusion », que la
méthodologie de Newton est réfutée pour la raison que c’est
une « chimère ». Le terme « chimère » est extrait de La
Théorie physique, son objet, sa structure de l’historien des
sciences français du début du XXe siècle, Pierre Duhem 6, qui,
on s’en doute, loin de remettre en cause l’héliocentrisme et la
gravitation universelle, développe une analyse critique de la
méthode inductive de Newton. Cet exemple permet de prendre
la mesure des propositions avancées par les défenseurs du
géocentrisme et de la manière dont les pseudoscientifiques
opèrent. J’ajoute que la publication de l’étudiante de Sfax
relevant de la pseudoscience ne pouvait qu’être publiée dans
une revue prédatrice, c’est-à-dire une revue « trompeuse »,
identifiée comme telle dans la liste noire des revues
prédatrices 7.
Ce qui réunit les deux attitudes, science compatible et
science dévoyée, est le désaveu de la rationalité scientifique
qui explique la nature par les lois de la nature. La science
compatible comme la science dévoyée se basent sur
l’attachement à la vérité de la Révélation considérée comme
vérité absolue. La nature est le fait de Dieu et ne s’explique
qu’à travers son Créateur. Ces deux manifestations d’une
conception non sécularisée de la science ont bénéficié de
l’effet amplificateur des réseaux sociaux.
Examinons la troisième conception, la science utile. J’ai
décrit comment elle a pris ses marques au milieu du XIe siècle,
avec le retrait progressif de la science et la mise en place de
madrasas où l’enseignement est fondé sur l’enseignement du
fiqh et des sciences traditionnelles. L’astronomie et la
médecine sont acceptées pour les services qu’elles rendent à la
société et ceux qui exercent ces spécialités sont désormais
chacun dans l’espace consacré à l’exercice de sa fonction, la
mosquée pour le muwaqqit, l’hôpital pour le médecin. Le
deuxième moment où la science utile est promue, c’est au
e
XIX siècle, celui de la Nahdha. La science victorieuse est

acceptée, associée à l’islam dont elle est la « sœur » au regard


de certains réformistes musulmans et, si ce n’est plus le cas,
l’islam doit rester vainqueur de l’affrontement. Les positions à
l’égard de la science se durcissent au XXe siècle en réaction à
un Occident dominateur et hégémonique, et la sortie proposée
arrangera les deux parties, le divorce ne concernant que les
fondements de la science qui ne sont pas des produits
commercialisables. Le vainqueur est la technoscience. Elle va
servir la propagande de l’islam rigoriste des Wahhabites et de
l’islam politique des Frères musulmans. Ces deux mouvances
ont su vendre leur modèle bien mieux que ceux qui ont conçu
les techniques sophistiquées de communication. La
technoscience a ouvert à l’extrémisme islamique un boulevard
pour remettre « d’actualité » des pratiques que l’on pensait
surannées, le hallal se vend très bien, le hijab également, les
prédications sur le Net internationalisent le combat contre les
mécréants. Ne cherchons pas la cohérence dans une telle
attitude. La science dite « occidentale » est dangereuse par ses
excès, disent ceux qui prônent une science « islamique ». Et la
seule chose que ces derniers acceptent, c’est ce qui est la
source de ses excès, c’est-à-dire la technoscience, dont les
pays du Proche-Orient usent de manière inconsidérée, et qui
présente à leurs yeux un atout majeur, celui de ne pas
prétendre se fonder sur une vérité concurrente à la vérité de la
Révélation.
C’est alors un constat d’échec auquel j’aboutis. Faut-il s’en
étonner ? Ce constat est révélateur de nos sociétés
musulmanes. Il exprime la difficulté du savoir scientifique à
trouver sa place, hors du référent islamique. Paradoxalement,
c’est dans le domaine des sciences humaines et sociales, dans
l’étude du patrimoine religieux, que la rupture avec le référent
islamique a été opérée. Des penseurs des pays d’islam ont osé
s’en libérer et ont engagé un travail de réflexion critique sur le
patrimoine religieux islamique avec la distance qu’impose la
méthodologie scientifique. J’ai évoqué précédemment les
travaux de certains d’entre eux, le professeur d’exégèse
coranique Amin al-Khuli et son étudiant en thèse Ahmad
Khalafallah, qui ont appliqué les méthodes de la critique
littéraire au texte coranique. Plus récemment, Nasr Abou Zeid,
déjà cité, avait adopté cette démarche pour étudier les textes
religieux, affirmant qu’ils sont, « en définitive, des textes
linguistiques comme les autres et que leur origine divine
n’implique aucunement que leur étude nécessite une nature
spécifique, appropriée à leur nature divine 8 ». Ce qui conduit
le chercheur à mettre à profit les outils des méthodes
scientifiques pour étudier le patrimoine, la civilisation arabo-
musulmane. « Il est temps de cesser, poursuit Nasr Abou Zeid,
de chanter une gloire illusoire et d’arborer une fierté
arrogante 9 » et il faut « beaucoup d’audace pour poser les
vraies questions et pour leur apporter les réponses
adéquates 10 ». Ce professeur de l’Université du Caire n’a pas
manqué d’audace et il en a subi les conséquences. À cause de
ses écrits qui « contiendraient des éléments impies (kufr*) 11 »,
il a été décrété apostat (murtadd*) en juin 1995 par le tribunal
de première instance du Caire, suite aux poursuites judiciaires
engagées par un collectif d’avocats égyptiens, et, en
conséquence, obligé de se séparer de son épouse. La censure
des écrits de Nasr Abou Zeid a été implacable, et elle est partie
en premier lieu de ses collègues de l’Université du Caire.
La lecture historique et la méthodologie scientifique
adoptée par les penseurs que je viens d’évoquer signifient une
liberté d’aborder le religieux. Pour eux, il n’y a pas de
contraintes, pas de tabous, pas de préjugés. Leur cadre de
travail est celui de la réflexion critique et des éléments
d’analyse qu’elle propose. Ces penseurs ont été jugés par leurs
pairs pour leur analyse inacceptable, jugée hostile à la religion
musulmane, comme le furent également deux diplômés des
universités traditionnelles, Al-Azhar et la Zitouna. En 1925,
l’Égyptien Ali Abderrazak pour sa remise en cause du concept
de califat et, en 1929, le Tunisien Tahar Haddad pour son
plaidoyer sur l’émancipation des femmes musulmanes.
Quelques années auparavant, Mansur Fahmy, l’un des
premiers sociologues égyptiens, disciple de Durkheim, avait
entrepris un travail pionnier sur la « singulière existence faite à
la femme musulmane 12 », sur l’enfermement et la réclusion
qu’elle subit, le voile qu’on lui impose, l’analphabétisme. Il
adopte la méthode du chercheur. Il se détache de la tradition
qui empêche l’examen du champ religieux en tant qu’objet de
recherches approfondies basées sur le raisonnement
scientifique et l’étude rigoureuse des documents. Le seul souci
de Fahmy est d’atteindre la vérité au risque de provoquer des
réactions hostiles de la part de ses compatriotes, « de ceux des
musulmans qui conservent pour les traditions un respect
religieux 13 » et de subir des « colères injustifiables 14 ». Ses
craintes étaient justifiées. Les autorités religieuses et la presse
égyptienne l’accusent d’avoir soutenu à la Sorbonne une thèse
hostile à la religion musulmane et à son Prophète. Il est écarté
pendant plusieurs années de tout poste dans l’enseignement
supérieur de son pays.
Les voies libres ont existé et continuent à exister en pays
d’islam. Mais elles restent des voies très minoritaires et bien
peu visibles. Le sort de la thèse de Fahmy le montre. Publiée à
Paris chez Félix Alcan en 1913, elle n’a été rééditée qu’en
1990 aux éditions Allia, augmentée d’une préface de
l’historien algérien Mohamed Harbi, qui a exhumé ce livre.
Pourquoi l’a-t-il fait ? Non pas, explique-t-il, en tant que
modèle de la pensée critique sur la situation des femmes
musulmanes, mais « d’abord pour rompre le silence qui a été
fait sur son contenu réel et, par là même, pour combattre
aujourd’hui ceux qui sont les héritiers directs des persécuteurs
d’hier 15 ». Les ennemis de ces penseurs libres sont nombreux
et, nous le savons, ils peuvent être violents. Le combat est
inégal car ceux qui osent analyser rationnellement, froidement,
sans émotion et sans peur l’univers de la religion, ne suscitent
pas l’adhésion de nombreux musulmans. Il faut reconnaître
que trop peu de musulmans osent la rupture avec la vision
traditionnelle et mettent en œuvre la méthode critique qu’ont
engagée les penseurs modernes de l’islam. Pour beaucoup de
musulmans, la question de la sécularisation, de la séparation
entre la religion et la science est étrangère à leur culture.
Comment les convaincre du contraire ? Les amener à mieux
connaître leur histoire et à découvrir la pensée critique en
terres d’islam, c’est ce que j’ai tenté d’exposer dans ce livre.
Les convaincre de l’importance de revisiter l’histoire des
sciences arabes, un héritage universel dont j’ai rappelé
quelques aspects significatifs. La richesse intellectuelle de cet
héritage doit sortir de l’ombre et son caractère universel doit
être relevé. Ce programme ne concerne pas que les
musulmans. Il constitue un apport précieux pour nourrir la
laïcité et faire face à l’obscurantisme.
Glossaire
Acharites : partisans de la doctrine sunnite* développée par
Al-Achari (873-935), opposés au rationalisme des mutazilites*
et adeptes d’un traditionalisme strict.
Alim : savant en sciences religieuses.
Aql : intellect, raison.
Bayt al-hikma : maison de la sagesse.
Bidaa : innovation blâmable, n’ayant pas de précédent.
Chafiite : partisan d’une des quatre écoles sunnites* de fiqh*,
créée par l’imam Chafii (767-820).
Charia (shari’a) : voie, guidance ; loi religieuse.
Charaïque : relatif à la charia* ; conforme à la charia*.
Chiites : partisans du chiisme, deuxième courant de l’islam
après le sunnisme*, formé initialement par ceux qui
revendiquaient en faveur d’Ali, gendre et cousin du Prophète,
et de ses descendants, le droit exclusif de guider les croyants ;
ont pour axe central la figure de l’imam*, le « Guide », choisi
par Dieu pour diriger la communauté des croyants.
Dar : maison ; dar al-ilm* : maison de la science.
Fatwa : avis autorisé sur un point juridique.
Falsafa : philosophie ; philosophie basée sur l’héritage
hellénistique.
Fiqh : compréhension, connaissance ; jurisprudence, droit
islamique.
Fuqaha (pluriel de faqih) : jurisconsultes, docteurs de la loi.
Hadith : ensemble des dits et actes du Prophète.
Hanbalite : partisan de l’école de jurisprudence sunnite* d’Ibn
Hanbal (780-855), réputée pour son intransigeance.
Hanafite : partisan de la plus ancienne des quatre écoles
sunnites* de fiqh*, créée par Abou Hanifa (699-767).
I’jaz : insupérabilité, qualité d’inimitabilité du Coran.
Ijma : consensus.
Imam : celui qui dirige la prière ; chef de la communauté des
croyants ; pour les chiites, titre sacré réservé aux descendants
du Prophète par Ali, son gendre et Fatima, sa fille.
Ilm : connaissance, science, sciences religieuses.
Islah : réforme, réformisme.
Ismaélien : adepte de l’ismaélisme, branche importante du
chiisme* fondée au VIIIe siècle, caractérisée par une dimension
ésotérique fondée sur les enseignements des imams* et sur des
éléments de diverses origines.
Jihad : effort ; guerre sainte au service de la religion
musulmane.
Kalam : théologie musulmane.
Kufr : incroyance.
Madrasa : école (religieuse) supérieure.
Malékite : partisan d’une des quatre écoles sunnites* de fiqh*,
créée par l’imam Malik (711-796).
Mufti : autorité religieuse habilitée à délivrer des avis sur des
questions légales, à émettre des fatwas*.
Murtadd : apostat.
Mutazilites (mu’tazila) : appartenant à l’école rationaliste de la
théologie très influente aux VIIIe et IXe siècles.
Muwaqqit : astronome chargé de la mesure du temps et de la
fixation des heures des cinq prières quotidiennes.
Naql : transmission traditionnelle ; tradition.
Nahdha : renaissance, réveil ; mouvement réformiste
musulman du XIXe siècle.

Qiyas : analogie.
Ra’y : opinion, jugement personnel.
Révélation : acte par lequel Dieu communique avec le
Prophète, processus par lequel le Prophète reçoit le message
divin.
Salaf : ancêtres ou prédécesseurs ; al-salaf al-salihin, pieux
prédécesseurs, terme désignant les trois premières générations
de l’islam.
Sîra : récit de la vie du Prophète.
Sunna : tradition de l’islam fondée sur l’exemple du Prophète.
Sunnites : partisans du sunnisme, courant majoritaire de
l’islam, qui se conforme à la Sunna*, orthodoxes.
Tafsir : explication, exégèse, commentaires du Coran.
Taqlid : imitation, conformisme.
Traditionniste : mot désignant le compilateur de hadiths*.
Oulémas (ou ulémas) : pluriel de alim*.
Uçul : sources ; uçul al-fiqh : sciences des sources et des
fondements du fiqh*.
DU MÊME AUTEUR
CHEZ ODILE JACOB
Sacrées questions… Pour un islam d’aujourd’hui, 2017.
La Science voilée, 2013.
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TABLE
Introduction
Chapitre 1 - Un héritage universel
Les débuts de la science « arabe »
Le mouvement de traduction gréco-arabe
Le rêve aristotélicien d’Al-Ma’mun
Le développement de la tradition scientifique
La traduction des textes anciens ne fut pas une simple réception
Les traductions persanes et indiennes
Ibn al-Haytham et la nouvelle science de l’optique
Biruni et le mouvement possible de la Terre
Pour une conception sécularisée de l’histoire des sciences arabes
Les sciences rationnelles
Adjectifs coupables
Chapitre 2 - Le détournement de la science
La période de basculement
Bibliothèques et enseignement des sciences
Madrasa vs dar al-ilm ?
Médecine et astronomie : des sciences pratiques ?
Contextes politiques et religieux
Le règne des sciences du fiqh
L’ordre naturel et l’omnipotence du Créateur
Une vision étriquée de la science
De la place du savant en terres d’islam
La première grande révolution scientifique
L’Empire ottoman, Copernic et l’héliocentrisme
Chapitre 3 - La sécularisation et la science moderne en débat
Abduh et Antun : la séparation entre science et religion
Une ancienne controverse au cœur du débat
Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu
Quel retour à la science ?
L’islam, la chrétienté et la science
La science moderne encore lointaine… aux pays du Levant
Chapitre 4 - La réception de Darwin en pays d’islam
L’évolution et le matérialisme
Al-Afghâni et Darwin
Les scientifiques arabes… toujours des précurseurs, même de Darwin ?
Le matérialiste et le musulman
L’évolution et le progrès
Qacim Amin, l’évolution et la condition féminine
Shibli Shumayyil et Darwin
Chapitre 5 - Pour une nouvelle exégèse du Coran
Le concordisme coranique
Le Coran et le Spoutnik
Des exégèses d’un type nouveau
La pression atmosphérique dans le Coran ?
S’adonner à l’exégèse scientifique n’est d’aucune utilité pour le Coran
Le tafsir, exégèse traditionnelle du Coran
L’argument de Shatibi
Le commentaire d’Aicha Abderrahmane
Renouveler l’exégèse coranique : le commentaire littéraire du Coran
La thèse qui bouscule les cercles orthodoxes
Les récits du Coran, un but religieux et non historique
Conclusion - La crise de la science en pays d’islam : une impossible sortie ?
Glossaire
Du même auteur chez Odile Jacob
Pour en savoir plus
1. Hamadi Redissi, L’Exception islamique, Seuil, 2004, p. 20.
2. Spinoza, Traité théologico-politique, Presses universitaires de France, 1999.
3. Ibid., p. 65-67.
4. * Tous les mots suivis d’un astérisque sont expliqués dans le glossaire en fin
d’ouvrage.
5. Mohamed Charfi, Islam et liberté. Le malentendu historique, Albin Michel,
1998, p. 197.
6. La presse internationale a largement rendu compte de cette décision. Voir en
particulier « Turquie : polémique après la suppression de l’enseignement de la
théorie de l’évolution », L’Orient-Le Jour, 6 juillet 2017.
7. L’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi en turc), Parti de la justice et du
développement, est au pouvoir en Turquie depuis 2002.
8. Je donne des précisions sur les changements introduits après 1985 dans La
Science voilée, Odile Jacob, 1973, p. 176-179.
9. Kheireddine, Essai sur les réformes nécessaires aux États musulmans,
présenté et annoté par Magali Morsy, Edisud, 1987.
10. Habib Bourguiba, « Discours du 18 février 1960 à Tunis », Discours.
Volume VII : année 1959-1960, Publications du secrétariat d’État à
l’Information, 1976, p. 146.
11. Voir l’article de Mona Abaza, « Two intellectuals : The Malaysian
S. N. Al-Attas and the Egyptian Mohammed ‘Immara, and the islamization of
knowledge debate », Asian Journal of Social Science, 2002, 30 (2), p. 354-383.
12. Issam Toualbi-Thaâlibî, « Regards sur la société musulmane du
e
IX siècle », Revue européenne des sciences sociales, 2012, 50-1, p. 227-252.
[En ligne, https://journals.openedition.org/ress/1208, consulté le 02 février
2021].
13. Sur cette question, je m’appuierai sur le livre de l’islamologue Youssouf T.
Sangaré, Repenser le Coran et la tradition islamique. Une introduction à la
pensée de Fazrul Rahman, Albouraq éditions, 2017, chapitre V, p. 107-111.
14. Fazrul Rahman, « Islamization of knowledge : A response », Islamic
Studies, 2011, 50 (3/4), p. 449-457.
15. Youssouf T. Sangaré, Repenser le Coran et la tradition islamique, op. cit.,
p. 110.
16. Fazrul Rahman, Islam & Modernity. Transformation of an Intellectual
Tradition, The University of Chicago Press, 1982, p. 147, cité par Youssouf T.
Sangaré, Repenser le Coran et la tradition islamique, op. cit., p. 111.
17. Youssouf T. Sangaré, Repenser le Coran et la tradition islamique, op. cit.,
p. 110.
18. En particulier par le biais de la finance islamique en forte progression
depuis le début des années 1970, recouvrant des produits financiers en
conformité avec la loi coranique interdisant l’usure et le fait d’investir dans des
secteurs considérés illicites.
19. Youssouf T. Sangaré, Repenser le Coran et la tradition islamique, op. cit.,
p. 110-111.
20. Voir l’étude de José-Luis Wolfs, professeur à l’Université libre de
Bruxelles, Sciences, religions et identités culturelles. Quels enjeux pour
l’éducation ?, De Boeck, 2013.
21. José-Luis Wolfs, Coralie Delhaye, « Convictions religieuses et adoption ou
non-adoption d’une conception sécularisée de la science. Enquête réalisée
auprès d’élèves de terminale en Belgique francophone », Zeitschrift für
Religionskunde 2016, 2, p. 14-29.
22. Rapport arabe sur le développement humain 2002. Créer des opportunités
pour les générations futures, Programme des Nations unies pour le
développement, 2002, p. 87.
23. Je reprends l’expression d’Hélène Bellosta, qui intitule « Science arabe et
science tout court », sa contribution à l’ouvrage collectif Les Grecs, les Arabes
et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, Fayard, 2009, p. 53.
24. Nasr Abou Zeid, Critique du discours religieux, Sindbad-Actes Sud, 1999,
p. 56.
1. Alain de Libera, professeur d’histoire de la philosophie médiévale, propose
de partir de l’héritage oublié, faisant référence au rôle positif des « Arabes »,
évanoui de notre mémoire « … lui qui est la trame, l’arrière-pensée de tout ce
qui suit », dans son livre, Penser au Moyen Âge, Seuil, 1991, chapitre IV, p. 98-
142.
2. Ibid., p. 106-107.
3. Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe. Le mouvement de traduction
gréco-arabe à Bagdad et la société abbasside primitive (IIe-IVe/VIIIe-Xe siècles),
traduit de l’anglais par Abdesselem Cheddadi, Aubier, 2005, p. 32-33.
4. Abdelhamid. I. Sabra, « Situating Arabic science. Locality versus Essence »,
Isis, 1996, 87, p. 654-670.
5. Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe, op. cit., p. 31.
6. Voir l’Histoire des sciences arabes, sous la direction de Roshdi Rashed avec
la collaboration de Régis Morelon, Seuil, 1997.
7. Ibid., p. 10.
8. Ibid., p. 12.
9. Abdelhamid. I. Sabra, « The appropriation and subsequent naturalization of
Greek science in medieval Islam : A preliminary statement », History of
Science, 1987, 25 (3), p. 223-243.
10. George Sarton, « La transmission au monde moderne de la science
ancienne et médiévale », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications,
1949, 2 (2), p. 118.
11. Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, op. cit., p. 100-101.
12. Pour reprendre l’expression de l’un des fondateurs du réformisme
musulman, Jamal Eddine Al-Afghâni, faisant le constat du décalage entre
l’Occident du XIXe siècle industrialisé et le monde musulman.
13. Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe, op. cit.
14. George Saliba, Islamic Science and the Making of the European
Renaissance, MIT Press, 2007.
15. Le zoroastrisme est une religion monothéiste, liée à son fondateur
Zarathoustra, Zoroastre pour les Grecs, originaire du nord-est de l’Iran au
premier millénaire avant notre ère, prêchant l’opposition entre le Bien,
représenté par le Dieu unique Ahura Mazda, et le Mal, et admettant une vie
après la mort et un jugement des êtres humains selon leurs mérites. Les textes
religieux du zoroastrisme sont contenus dans l’Avesta renfermant toutes les
connaissances.
16. Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe, op. cit., p. 83-84.
17. L’Empire perse achéménide (VIe-IVe siècle avant notre ère) a atteint une
extension remarquable, de l’Indus à la mer Égée et eut comme villes illustres
Babylone et Persépolis.
18. Ibn Khaldûn, Le Livre des exemples, volume I : Autobiographie,
Muqaddima, trad. française par A. Cheddadi, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », p. 943-944.
19. Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe, op. cit., p. 80-81.
20. Ibid., p. 109.
21. Ibid., p. 182.
22. Citation d’Hélène Bellosta, in Les Grecs, les Arabes et nous, op. cit., p. 64,
extraite de Diophante, Les Arithmétiques, trad. française Roshdi Rashed, Les
Belles Lettres, 1984.
23. Ibn Al-Nadim, Fihrist, trad. B. Dodge, vol. 2, p. 383, cité par Marwan
Rashed, « Les débuts de la philosophie moderne (VIIe-IXe siècle) », in Les
Grecs, les Arabes et nous, op. cit., p. 143.
24. Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe, op. cit., p. 160.
25. Mohamed Arkoun, Essais sur la pensée islamique, G.-P. Maisonneuve et
Larose, 1973, p. 25.
26. Ibid., p. 26.
27. Roshdi Rashed, « The Arab nation and indigenous acquisition of scientific
knowledge (tawṭīn al-ilm) », Contemporary Arab Affairs, 2008, 1 (4), p. 519-
538.
28. Les Mille et Une Nuits, tome 1, trad. française par Antoine Galland,
Gallica-BNF, [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k103280c.image], p. 442-
443.
29. Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe, op. cit., p. 160.
30. Voir Roshdi Rashed, « al-Riyadiyyat », The Encyclopedia of Islam,
volume 8, Brill, 1995, p. 550b ; et « Problems of transmission of Greek
scientific thought into Arabic : Examples from mathematics and optics »,
History of Science, 1989, 27 (2), p. 199-209.
31. Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe, op. cit., p. 102 et p. 182-188.
32. Roshdi Rashed, « Les échanges culturels en Méditerranée. L’exemple de
l’optique », Revue Alliage, octobre 2008, 63, Varia.
33. Al-Kindi, Sur la philosophie première, éd. et trad. par R. Rashed et
J. Jolivet, Brill, 1997, cité par Marwan Rashed, « Les débuts de la philosophie
moderne (VIIe-IXe siècle) », in Les Grecs, les Arabes et nous, op. cit., p. 148.
34. Ibid., p. 147-153.
35. David Pingree, « Astronomy and astrology in India and Iran », Isis, 1963,
54 (2), p. 229-246.
36. Régis Morelon, « L’astronomie arabe orientale entre le VIIIe et le
e
IX siècle », Histoire des sciences arabes, op. cit., volume 1, p. 35-36.

37. Ibid., p. 35.


38. Régis Morelon, « Panorama général de l’histoire de l’astronomie arabe »,
Histoire des sciences arabes, op. cit., volume 1, p. 23.
39. Ibid., p. 23.
e
40. Régis Morelon, « L’astronomie arabe orientale entre le VIII et le
e
IX siècle », Histoire des sciences arabes, op. cit., volume 1, p. 36.

41. Simon Gérard, « Optique et perspective : Ptolémée, Alhazen, Alberti »,


Revue d’histoire des sciences, 2001, 54 (3), p. 325-350.
42. Ibid., p. 338. Les citations qui suivent sont extraites du même article de
Simon Gérard.
43. Ibid., p. 347.
44. Rashed Roshdi, « Le Discours de la lumière d’Ibn al-Haytham
(Alhazen) », traduction française critique, in Revue d’histoire des sciences et de
leurs applications, 1968, 21 (3), 1968, p. 197-224, p. 205.
45. Abdelhamid. I. Sabra, Optics, Astronomy and Logic. Studies in Arabic
Science and Philosophy, Routledge, 1994, partie VII : « The physical and the
mathematical in Ibn al-Haytham’s theory of light and vision », p. 8.
46. Ptolémée, Almageste, I, 7, cité par Alexandre Koyré, Études galiléennes,
Hermann, « Histoire des sciences », 1966, p. 167.
47. Shlomo Pines, « La théorie de la rotation de la Terre à l’époque d’al-
Biruni », Journal asiatique, 1956, 244, p. 301-306.
48. Ibid.
49. Pervez Hoodbhoy, Islam and Science. Religious Orthodoxy and the Battle
for Rationality, Zed Books Ltd, 1991, p. 77 et s.
50. Al-Qardawi (Yûsuf), Al-çahwa al-islamiyya bayn al-jumûd wa-l-tatarruf
(Le réveil islamique entre la passivité et l’extrémisme), Dâr al-Churûq, 2e éd.
1984, p. 2016, cité par Nasr Hamid Abu Zayd, « Le discours religieux
contemporain. Mécanismes et fondements intellectuels », Égypte/Monde arabe,
2008, p. 10. [En ligne, consulté le 26 avril 2017, http://ema.revues.org/243].
51. Sur ce point, voir l’article précité de Nasr Hamid Zayd qui analyse les
mécanismes les plus importants du discours religieux contemporain :
l’amalgame entre la « pensée » et la « religion » et l’interprétation de tous les
phénomènes en les ramenant à un principe premier ou à une cause première.
52. Ibn Khaldûn, Le Livre des exemples, op. cit., p. 941.
53. Abdesslam Cheddadi, Ibn Khaldûn. L’homme et le théoricien de la
civilisation, Gallimard, 2006, p. 499.
54. Ibid., p. 501-502.
55. Ibn Khaldûn, Le Livre des exemples, op. cit.
56. Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires. Comment ils
surgissent, comment ils s’effondrent, Seuil, 2006.
57. Abdesselam Cheddadi, « Reconnaissances d’Ibn Khaldûn », Esprit,
novembre 2005, p. 132-147.
58. Abdelwahab Meddeb, Face à l’islam, entretien mené par Philippe Petit,
Les Éditions Textuels, 2004.
59. Ibid., p. 92.
60. Floréal Sanagustin, « Abu Rayhan al-Biruni : un rationaliste à l’épreuve de
l’altérité », Bulletin d’études orientales, 2003, 55, p. 259.
61. Muhammad Abu Rayhan al-Biruni, Tahqiq ma li’l-Hind, Hyderabad, 1958,
p. 5 ; trad. angl. de E. Sachau, Alberuni’s India, Londres, 1888, tome I, p. 7,
Citation dans Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Seuil, 1993, p. 84.
62. Floréal Sanagustin, « Abu Rayhan al-Biruni : un rationaliste à l’épreuve de
l’altérité », art. cit.
63. Ibid., p. 259.
64. Citation dans « Autour de l’an mil en Asie centrale un esprit universel, al-
Biruni », Courrier de l’Unesco, juin 1974, p. 20.
65. Voir « Al-Biruni : On the importance of the sciences », in Scott C. Levi et
(dir.), Islamic Central Asia, An Anthology of Historical Sources, Indiana
University Press, 2010, p. 40.
66. François Jacob, Le Jeu des possibles. Essai sur la diversité du vivant,
Fayard, 1981, p. 5.
67. Voir Faouzia Farida Charfi, La Science voilée, op. cit., chapitre 4 : « La
théorie de l’évolution à l’épreuve en Occident » et chapitre 5 : « La théorie de
l’évolution en terres d’islam ».
68. François Jacob, La Statue intérieure, Odile Jacob, 1987, p. 280-281.
69. Vladimir Ougarov, Théorie de la relativité restreinte, traduction française
Éditions Mir-Moscou, 1979, p. 269.
1. Mohamed Charfi, Islam et liberté, op. cit., p. 191-192.
2. Gabriel Martinez-Gros, Lucette Valensi, L’Islam en dissidence. Genèse d’un
affrontement, Seuil, 2004 ; Gabriel Martinez-Gros, « Le déclin a-t-il eu lieu ? »,
Les Collections de l’Histoire, janvier-mars 2006, no 30 : L’Islam, p. 58-59.
3. La langue persane est choisie par les Turcs seldjoukides. Ces nomades venus
des steppes d’Asie centrale, s’emparent de Bagdad en 1055 après avoir conquis
de grands territoires dont la Transoxiane, restée attachée à la culture persane, le
Khurasan et l’Iran oriental. Au contact de ces territoires, les Seldjoukides –
sans héritage littéraire turc de haut niveau – adoptent la langue persane comme
langue de l’État et comme langue de culture, la langue arabe restant la langue
des oulémas, la langue de la foi et du droit. Ajoutons que c’est sous la dynastie
des Turcs ghaznévides qui régnèrent au Khurasan avant les Seldjoukides, que le
poète Firdousi (940-1020) composa le chef-d’œuvre de la littérature persane Le
Livre des Rois (Shah Name), dédié au sultan turc Mahmud (999-1030).
4. Françoise Micheau, « Les institutions scientifiques dans le Proche-Orient
médiéval », Histoire des sciences arabes, op. cit., volume 3, p. 233-254.
5. Dimitri Gutas discute le rôle de Bayt al-Hikma dans Pensée grecque, culture
arabe, op. cit., p. 95-105.
6. George Makdisi, The Rise of Colleges. Institutions of Learning in Islam and
the West, Edinburgh University Press, 1981.
7. Youssef Eche, « Les bibliothèques arabes publiques et semi-publiques »,
p. 395, cité par François Géal, « Les bibliothèques d’al-Andalus », Regards sur
al-Andalus (VIIIe-XVe siècle), p. 11-46, Casa de Velázquez, 2006
[http://books.openedition.org/cvz/1482].
8. Les waqfs (biens de main morte) sont des biens immobilisés, ne pouvant
être ni donnés ni vendus, dont les revenus peuvent être consacrés à l’entretien
d’une œuvre particulière (mosquée, hôpital, école).
9. Françoise Micheau, « Les institutions scientifiques dans le Proche-Orient
médiéval », art. cit., p. 237.
10. Ibid., p. 238 et 245.
11. George Makdisi, « Muslim institutions of learning in Eleventh-Century
Baghdad », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, University of
London, 1961, 24 (1), p. 1-56, p. 8.
12. Slim Laghmani, Éléments d’histoire et de la philosophie du droit. Le
discours fondateur du droit, tome 1 : La Nature, la révélation et le droit, Cérès
Productions-Fondation nationale de la recherche scientifique, Tunis, 1993,
p. 209.
13. Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe, op. cit., p. 232 et s.
e e
14. Mohamed Arkoun, L’Humanisme arabe au IV /V . Miskawayh, philosophe
et historien, Vrin, 1982, p. 189.
15. Voir Henry Corbin, Histoire de la pensée islamique, Gallimard, 1986,
p. 174-175.
16. Mustapha Hogga, Orthodoxie, subversion et réforme en islam. Ghazali et
les Seljuqides, Vrin, 1993, p. 43-44.
17. L’Empire abbasside faisait appel aux Iraniens pour occuper les postes de
secrétaires dans les bureaux et services administratifs car ils avaient la
compétence technique et connaissaient aussi l’art de servir les souverains et de
les assister dans les tâches gouvernementales.
18. George Makdisi, The Rise of Humanism in classical Islam and the
Christian West, with Special Reference to Scholasticism, Edinburgh University
Press, 1990, p. 25.
19. Ibid., p. 40.
20. Abdelhamid. I. Sabra, « The appropriation and subsequent naturalization of
Greek science in medieval Islam : A preliminary statement », art. cit., p 233.
21. Françoise Micheau, « Les institutions scientifiques dans le Proche-Orient
médiéval », art. cit., p. 247.
22. Ibid., p. 247-248.
23. Ibid., p. 250.
24. David A. King, « Astronomie et société musulmane », Histoire des
sciences arabes, op. cit., volume 1, p. 173-216.
25. Dans le système de Ptolémée, chaque planète décrit un petit cercle appelé
épicycle, dont le centre décrit un cercle beaucoup plus grand, appelé déférent.
Le centre du déférent n’est pas la Terre mais il en est voisin. L’équant est le
point symétrique de la Terre par rapport au centre du déférent.
26. George Saliba, « Les théories planétaires en astronomie arabe après le
e
XI siècle », Histoire des sciences arabes, op. cit., volume 1, p. 71-138.

27. Slim Laghmani, Éléments d’histoire et de la philosophie du droit. Le


discours fondateur du droit, tome 1 : La Nature, la révélation et le droit,
op. cit., p. 188.
28. Règles du droit international et du droit de la guerre.
29. Slim Laghmani, Éléments d’histoire et de la philosophie du droit. Le
discours fondateur du droit, tome 1 : La Nature, la révélation et le droit,
op. cit., p. 192.
30. Compilateur des hadiths, ensemble des dits et actes du Prophète.
31. Muhammad ibn Idris Shafi’i, La Risâla, les fondements du droit musulman,
trad. française Lakhdar Souami, Sindbad-Actes Sud, 1997, p. 14.
32. Ali Mezghani, L’État inachevé. La question du droit dans les pays arabes,
Gallimard, 2011, p. 119-120.
33. George Makdisi, « The juridical theology of Shafi’i, origins and
significance », Studia Islamica, 1984, LIX, p. 5-47, voir p. 12.

É
34. Slim Laghmani, Éléments d’histoire et de la philosophie du droit. Le
discours fondateur du droit, tome 1 : La Nature, la révélation et le droit,
op. cit., p. 195-196.
35. Ibid., p. 198.
36. Ali Mezghani, L’État inachevé, op. cit., p. 120.
37. Majid Fakhry, Histoire de la philosophie islamique, traduit de l’anglais par
Marwan Nasr, Les éditions du Cerf, 2007, p. 246-247.
38. Ibid., p. 247.
39. Louis Gardet et M. M. Anawati, Introduction à la théologie musulmane.
Essai de théologie comparée, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1970,
p. 63.
40. Ibid., p. 64.
41. Ibid., p. 64.
42. Majid Fakhry, Histoire de la philosophie islamique, op. cit. : les
développements qui suivent sont tirés de la synthèse proposée dans cet
ouvrage, p. 254 et s.
43. Jacques Berque, Le Coran. Essai de traduction, Albin Michel, 2002.
44. Ibid.
45. Ibid.
46. Majid Fakhry, Histoire de la philosophie islamique, op. cit., p. 255.
47. Nasr Hamid Abu Zayd, « Le discours religieux contemporain. Mécanismes
et fondements intellectuels », art. cit., p. 10.
48. Ibid., p. 34.
49. Abdelhamid. I. Sabra, « The appropriation and subsequent naturalization of
Greek science in medieval Islam : A preliminary statement », art. cit., p. 237.
50. Ibid., p. 240.
51. George Saliba, « Les théories planétaires en astronomie arabe après le
e
XI siècle », Histoire des sciences arabes, op. cit., p. 113-126.

52. Efthymios Nicholaïdis, « La politique scientifique dans l’Empire


ottoman », Archives internationales d’histoire des sciences/International
Archive of the History of Science, décembre 2012, 62 (169), numéro
thématique : Les Sciences à la cour de Versailles et la naissance des politiques
scientifiques en Europe, p. 679-689.
53. Ibid., p. 685.
54. Ekmeleddin Ihsanoglu, Science, Technology and Learning in the Ottoman
Empire, Western Influence, Local Institutions, and the Transfer of Knowledge,
Ashgate Publishing Limited, 2004, Partie II, The Introduction of Western
Science to the Ottoman World : A Case Study of Modern Astronomy, p. 4.
55. Ekmeleddin Ihsanoglu, « Modern Islam », in John Hedley Brooke Ronald
L. Numbers (dir.), Science and Religion around the World, Oxford University
Press, 2011, p. 153.
56. Ibid. p. 154-155.
57. Ekmeleddin Ihsanoglu, Science, Technology and Learning in the Ottoman
Empire, op. cit., partie V, p. 75.
58. Le corps des janissaires, créé en 1334, est constitué de soldats d’élite de
l’armée ottomane, initialement recrutés parmi les enfants des chrétiens vaincus
et soumis par les Turcs. Il se transforma en une armée très organisée,
contribuant au succès des campagnes de conquête ottomanes, en particulier
sous le règne de Soliman le Magnifique. Par la suite, le déclin militaire de
l’Empire ottoman fut imputé aux janissaires. En 1826, à la suite de nombreuses
révoltes des janissaires refusant la modernisation de leur corps, le sultan
Mahmoud II décide de se débarrasser définitivement de ce corps. Le massacre
du 16 juin 1826 scelle la fin des janissaires.
59. Ekmeleddin Ihsanoglu, « Modern Islam », op. cit., p. 156.
60. Gilles Veinstein, « À propos des transmissions interculturelles : l’Empire
ottoman et l’Occident avant l’occidentalisation », Cahiers de la Méditerranée,
1983, hors série no 7 : Les Savoirs dans les pays méditerranéens (XVIe-
e
XX siècles) : conservations, transmissions et acquisitions, p. 138.

61. Ekmeleddin Ihsanoglu, Science, technology and Learning in the Ottoman


Empire, Western Influence, Local Institutions, and the Transfer of Knowledge,
op. cit., partie II, p. 42.
1. Nasr Abou Zeid, Critique du discours religieux, op. cit., p. 57.
2. Ernest Renan, L’Islam et la science : avec la réponse d’Al-Afghâni,
L’Archange Minotaure, 2005.
3. Ibid., Réponse du cheik Jamal Eddine, p. 38.
4. Ibid., p. 39.
5. Hamadi Redissi, L’Invention des modernités en islam, Cérès Éditions, 2020.
6. Averroès, Discours décisif, traduction inédite de Marc Geoffroy et
introduction d’Alain de Libera, Flammarion, 1996.
7. Majid Fakhry, Histoire de la philosophie islamique, op. cit., p. 312.
8. Le Discours décisif vu par les auteurs arabes modernes, in Averroès,
Discours décisif, op. cit., p. 223.
9. Ibid., p. 121.
10. Farah Antun, Ibn Rushd wa falsafat-hu (Ibn Rushd et sa philosophie), Dar
at-taliaa (Beyrouth), 1981, extrait traduit en français par Marc Geoffroy in
Averroès, Le Discours décisif vu par les auteurs arabes modernes, op. cit.,
p. 223-224.
11. Ibid., p. 225.
12. Ibid., p. 225.
13. Abduh, Le Rôle respectif de l’islam et du christianisme dans la science et
la civilisation, citation dans cheikh Mohammed Abduh, Rissalat al Tawhid.
Exposé de la religion musulmane, traduit de l’arabe avec une introduction sur la
vie et les idées de Mohammed Abduh par B. Michel et le cheikh Moustapha
Abdel Razik, Librairie orientaliste Paul Geuthner S.A., 1965, p. L.
14. Cheikh Mohammed Abduh, Rissalat al Tawhid. Exposé de la religion
musulmane, op. cit., p. 6.
15. Mutazila signifie le « mutazilisme ».
16. Introduction sur la vie et les idées de Mohammed Abduh, par B. Michel et
le cheikh Moustapha Abdel Razik , in Rissalat al Tawhid. op. cit., p. LXII.
17. Ibid., p. LXII.
18. Cheikh Mohammed Abduh, Rissalat al Tawhid, op. cit., p. 118.
19. Sadok Mazigh, Le Coran. Essai d’interprétation du Coran inimitable, Les
éditions du Jaguar, 1985.
20. Cheikh Mohammed Abduh, Rissalat al Tawhid, op. cit., p. 28.
21. Ibid., p. 140.
22. Ibid., p. 58-59.
23. Jacques Jomier, Le Commentaire coranique du Manâr. Tendances
modernes de l’exégèse coranique en Égypte, Éditions G.-P. Maisonneuve & Cie,
Paris 1954, p. 159.
24. La Kaaba est l’édifice sacré de La Mecque vers lequel se tournent tous les
musulmans lors de leurs prières. Il fut avant l’avènement de l’islam, un lieu de
culte dédié aux idoles, lieu de pèlerinage annuel le plus important de l’Arabie
antéislamique.
25. Mahmoud Hussein, Al-Sîra. Le Prophète de l’islam raconté par ses
compagnons, Grasset, 2005, « L’année de l’Éléphant », p. 191-198.
26. Ibid., p. 198.
27. Sadok Mazigh, Le Coran, op. cit.
28. Cheikh Mohammed Abduh, Rissalat al Tawhid, op. cit., p. 34-35.
29. Ibid., p. 35.
30. « Sourds, muets et aveugles qu’ils sont, pourront-ils jamais revenir vers le
Seigneur ? C’est comme si une averse orageuse du ciel, accompagnée de
ténèbres, de tonnerre et d’éclairs les avaient surpris ; par crainte de mourir
foudroyés, ils se bouchent les oreilles, Dieu cerne de toute part les mécréants »,
versets 2 :18-19, traduction Sadok Mazigh, Le Coran, op. cit.
31. Voir Charles C. Adams, Islam and Modernism in Égypt : A Study of the
Modern Reform Movement Inaugurated by Muhammad Abduh,
Russell & Russell, 1933, réédition 1968, p. 137.
32. Les caractères italiques sont un ajout de l’auteur.
33. Cité par Albert Hourani, La Pensée arabe et l’Occident, Éditions Naufal,
1991, p. 146.
34. Ibid., p. 149.
35. Ibid., p. 265, note 28.
36. Farah Antun, Ibn Rushd wa falsafat-hu, Al-Fârâbî (Beyrouth), 1988,
p. 213-214, cité in Dominique Avon et Amin Elias, Laïcité. Navigation d’un
concept autour de la Méditerranée, Nantes, 13 février 2010, p. 4 [en ligne
https://www.academia.edu/8151269/La%C3%AFcit%C3%A9._Navigation_du
n_concept_autour_de_la_M%C3%A9diterran%C3%A9e, consulté le 7 juin
2020].
37. Marwa Elshakry, Reading Darwin in Arabic, 1860-1950, University of
Chicago Press, 2013, p. 189.
38. Voir Albert Hourani, La Pensée arabe et l’Occident, op. cit., p. 154.
39. Ibid., p. 157.
40. Ibid., p. 266-267.
41. Farah Antun, Ibn Rushd wa falsafat-hu, p. 124, cité in Albert Hourani, La
Pensée arabe et l’Occident, op. cit. , p. 266.
42. Farah Antun, « Dédicace », citée par Albert Hourani, La Pensée arabe et
l’Occident, op. cit., p. 263.
43. Ibid, p. 264.
44. Cheikh Mohammed Abduh, Rissalat al Tawhid, op. cit., p. XLIX.
45. Ibid., « Introduction », p. L-LI.
46. Abdus Salam, un physicien, Entretien avec Jacques Vautier, Beauchesne
Éditeur, 1990, p. 53-54.
47. Ibid. p. 54.
48. Les dhimmis désignent les sujets non musulmans, principalement juifs et
chrétiens, soumis aux autorités musulmanes.
49. Amin Elias et Youssef Aschi, « Science et islam aux 19e et 20e siècles »,
Vingtième siècle. Revue d’histoire, avril-juin 2016, 130, p. 31-43.
50. Ibid., note 8 p. 36 et note 1 p. 37.
51. Abdallah Laroui, L’Idéologie arabe contemporaine, essai critique,
Librairie François Maspero, 1967, p. 34-35.
52. Choy Heng Lai (dir.), Ideals and Realities. Selected Essays of Abdus
Salam, World Scientific, 1975.
53. Mohamed Haddad, Le Réformisme musulman. Une histoire critique,
Éditions Mimesis France, 2013, p. 72.
54. Ibid., p. 71.
55. Rifaa al-Tahtawi, L’Or de Paris. Relation de voyage 1826-1831, traduit de
l’arabe, présenté et annoté par Anouar Louca, Sindbad, 1988.
56. Ibid., p. 184-185.
57. Texte rapporté et traduit par Caussin de Perceval, d’après le manuscrit de
Tahtawi (Nouveau journal asiatique, tome XI, mars 1833, p. 245-251), voir la
note complémentaire no 8 : Rifa’a et le problème de la rotation de la rotation de
la Terre, in Anouar Louca, Voyageurs et écrivains égyptiens en France au
e
XIX siècle, Éditions Didier, 1970, p. 258-259.

58. Al-Jughrâfiyâ al-umûmiyya, Bûlâq éditions (Le Caire), 1254/1838, préface,


p. 6, traduit par Anouar Louca, Voyageurs et écrivains égyptiens en France au
e
XIX siècle, op. cit., note complémentaire, p. 259.

59. Rifaa al-Tahtawi, L’Or de Paris, op. cit., p. 92.


60. Voir Pascal Crozet, « À propos de l’enseignement scientifique en Égypte »,
Égypte/Monde arabe, 1994, 18-19, p. 69-99.
1. Charles Darwin, L’Autobiographie, traduction de l’anglais par Jean-Michel
Goux et Nicolas Witkowski, Seuil, 2008.
2. Voir Encyclopédie de l’islam, E.J. Brill, 1975, tome I, p. 296-297.
3. Le terme urdu neïtcheri vient du mot anglais « nature » et prend en compte
la transcription de la prononciation anglaise.
4. Encyclopédie de l’islam, op. cit., p. 297.
5. Al-Afghâni, « Les matérialistes dans l’Inde », article publié sans signature
dans le journal édité par Al-Afghâni, Al-Urwat al-Wathqa (Le lien
indissoluble), du 28 août 1884, p. 135-141, in Jamal Eddine al-Afghâni al-
Husayni, Réfutation des matérialistes, traduction par A.-M. Goichon, Librairie
orientaliste Paul Geuthner, 1942, p. 22.
6. Ibid., p. 21.
7. Les matérialistes (al dahriyyin) est la première classe de philosophes –
matérialistes et athées –, définie par Ghazali dans Al-Munqid min adalal
(« Erreur et délivrance »), traduction française par Farid Jabre, Commission
libanaise pour la traduction des chefs-d’œuvre (Beyrouth), 1969, p. 71-72. La
première catégorie des philosophes exposée par Ghazali est celle des
« matérialistes » (dahriyyun) qui « nient l’existence de l’Agent Moteur,
du docte Tout-Puissant, [qui] soutiennent que l’Univers a toujours existé par
lui-même, sans Agent… ».
8. Robert Caspar, Traité de théologie musulmane, tome 1 : Histoire de la
pensée religieuse musulmane, Pontifico Istituto di Studi Arabi e Islamistica
(PISAI) 1987, p. 374.
9. Jamal ad-Din al-Afghâni al-Husayni, Réfutation des matérialistes, op. cit.,
p. 72-73.
10. Ibid., p. 73.
11. Ibid., p. 75.
12. Ibid., p. 76.
13. Ibid., p. 77-78. Note de la traduction en français à laquelle se réfère le texte
ci-dessus : « Mots en français dans la version arabe, accompagnés des mots
arabes correspondants : mâdda, quwwa, idrâk. »
14. Ibid., p. 78.
15. Adel A. Ziadat, Western Science in the Arab World. The Impact of
Darwinism, 1860-1930, St. Martin’s Press, 1986, p. 90.
16. Muhammad al-Makhzumi, auteur de Khāṭirāt Jamāl al-Dīn al-Afghānī al-
Husāynī (La Pensée de Jamal Eddine al-Afghâni al-Husayni), cité Adel
A. Ziadat, Western Science in the Arab World, op. cit., p. 90.
17. Traduction de Abdelaziz Kacem, « Penseur libre ou libre penseur. Abû-Ala
al-Maari revisité », Synergies Monde arabe, 2008, 5, p. 243-262.
18. Meyssa Ben Saad et Mehrnaz Katouzian-Safadi, « Le monde vivant selon
al-Djâhiz », Pour La Science, 25 avril 2010, no 403.
19. Ibid.
20. Thèse soutenue en 2010 à l’université Paris-VII.
21. Fondé en 1866 par des missionnaires protestants américains, le Syrian
Protestant College devient en 1920 l’Université américaine de Beyrouth.
22. Adel A. Ziadat, Western Science in the Arab World, op. cit., p. 92.
23. Ibid., p. 93.
24. François Jacob, Le Jeu des possibles, op. cit., p. 11.
25. Verset 21 :30 : « Les mécréants ne voient-ils pas que les cieux et la terre
formaient à l’origine une masse compacte ? Nous les avons ensuite scindés.
Nous avons tiré de l’eau toute matière vivante. Se décideront-ils à croire ? » ;
Verset 24 :45 : « Dieu a créé toute bête à partir de l’eau. Les unes marchent sur
le ventre, d’autres sur leurs deux pieds, d’autres sur quatre : Dieu crée ce qu’Il
veut. – Il est Omnipotent » (traduction Jacques Berque).
26. Versets 23 :12-14 : « Oui, Nous avons créé l’homme d’une quintessence
d’argile. Puis Nous en fîmes une goutte de liquide, déposée en réceptacle sûr.
Puis ce peu de liquide, Nous le créâmes adhérence, et créâmes l’adhérence
mâchure ossature, et revêtîmes l’ossature de chair, après quoi Nous le
promûmes d’une autre création…-Béni soit Dieu, le plus beau des créateurs ! »
(traduction de Jacques Berque).
27. Adel A. Ziadat, Western Science in the Arab World, op. cit., p. 94.
28. Herbert Spencer, Essais de morale, de science et d’esthétique, volume I :
Essais sur le progrès, (traduit en français par M.-A. Burdeau), Librairie Germer
Baillière et Cie, 1877, p. 6.
29. Voir la présentation des « ambiguïtés du texte darwinien (3) », in Thierry
Hoquet, Darwin contre Darwin. Comment lire L’Origine des espèces ?, Seuil,
2009, p. 184-186.
30. Citation de Anouar Louca, Voyageurs et écrivains égyptiens en France au
e
XIX siècle, op. cit., p. 143, note 1.

31. Qasim Amin, The Liberation of Women and The New Woman, Qacim
Amin, Two Documents in the History of Égyptian Feminism, traduit par Samiha
Sidhom Peterson, The American University in Cairo Press, 2004, p. 62.
32. Ibid., p. 63.
33. Ibid., p. 72.
34. Ibid., p. 35 et s. et p. 82 et s.
35. Ibid., p. 195.
36. Ibid., p. 186.
37. Mansour Fahmy, La Condition de la femme dans l’islam, Éditions Allia,
2007.
38. Jean Lecerf, « Sibli Sumayyil, métaphysicien et moraliste contemporain »,
Bulletin d’études orientales, 1931, 1, p. 153-186, Institut Français du Proche-
Orient [en ligne : http://www.jstor.org/stable/41603380, consulté le 1-11-2020].
39. Shibli Shumayyil, Magmu’at ad-Duktur Shibli Shmayyil, volume I,
Falsafat an-nushu’ wa-l-’irtiqa’, Matb’a,al-Muqtataf (Le Caire) 1910, p. 40,
cité par Anwar Moghith, « Le darwinisme et la sécularisation de la pensée en
Égypte », Rue Descartes, 2013/2, 78, p. 57-67 [en ligne :
https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2013-2-page-57.htm].
40. Citation de Jean Lecerf, « Sibli Sumayyil, métaphysicien et moraliste
contemporain », art. cit., p. 184-185.
41. Anwar Moghith, « Le darwinisme et la sécularisation de la pensée en
Égypte », art. cit., p. 62.
42. « Kitab Asl al-anwaʿ » [The book Origin of Species], Al-Muqtataf, 1919,
55, p. 73, cité in Marwa Elshakry, Reading Darwin in Arabic, 1860-1950, op.
cit., p. 267.
1. Amin al-Khuli, extrait de la note conjointe à l’article Tafsir de la traduction
arabe de l’Encyclopédie de l’islam, traduit par Jacques Jomier in « L’exégèse
scientifique du Coran d’après le cheikh Amin al-Khouli », MIDEO (Mélanges
de l’Institut dominicain d’études orientales), 1957, 4, p. 278-279.
2. Mohammed Arkoun, Lectures du Coran, Alif-Éditions de la Méditerranée,
1991, p. XIX.
3. Lors de l’annonce du lancement réussi de Spoutnik 1, le nom du responsable
scientifique Sergueï Korolev (1906-1966) a été tenu secret pour des raisons
politiques. Ingénieur en aéronautique, il avait été arrêté au moment des purges
staliniennes et déporté au goulag. En 1940, tout en restant prisonnier, il
contribue aux recherches en aéronautique militaire. Il sera libéré en 1944 et
jouera un rôle clé dans la réalisation du programme spatial soviétique.
4. Ce qui suit est inspiré de l’article de Jacques Jomier, « L’exégèse
scientifique du Coran d’après le cheikh Amin al-Khouli », art. cit., p. 269-280.
5. Ibid., p. 269, note 1.
6. Sadok Mazigh, Le Coran, op. cit.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. La traduction est de Jacques Jomier, dans le même sens que celle de Jacques
Berque, « et pourtant Nous leur avions dûment apporté un Écrit, l’articulant de
science certaine, en tant que guidance et miséricorde pour un peuple capable de
croire ».
10. Jacques Jomier, « L’exégèse scientifique du Coran d’après le cheikh Amin
al-Khouli », art. cit., p. 270.
11. Hamadi Redissi, « Lectures musulmanes modernes du Coran », Annali di
storia dell’esegesi, 1994, 11 (1), p. 267-292.
12. Voir Jacques Jomier, « L’exégèse scientifique du Coran d’après le cheikh
Amin al-Khouli », art. cit., p. 272-274.
13. Encyclopédie de l’islam, op. cit., volume 7, p. 395-396.
14. Traduction de Sadok Mazigh, comportant une note intéressante : « Il s’agit
essentiellement des questions d’ordre spirituel, religieux, moral, des points
intéressant le salut dans l’Au-delà. Les grands problèmes humains, comme
ceux du cosmos, y sont sans doute évoqués, mais nullement expliqués. »
15. Encyclopédie de l’islam, op. cit., volume 7, p. 396.
16. Jacques Jomier, « Le cheikh Tantawi Jawhari (1862-1940) et son
commentaire du Coran », MIDEO, 1958, 5 p. 115-174.
17. Traduction de Jacques Berque.
18. En Tunisie, le français reste la langue des sciences mathématiques,
physiques et des sciences de la vie et de la terre au niveau des collèges pilotes
et lycées ainsi que dans les facultés des sciences et écoles d’ingénieurs.
19. Jacques Jomier, « L’exégèse scientifique du Coran d’après le cheikh Amin
al-Khouli », art. cit., p. 269-280.
20. Ibid., p. 270
21. Voir la section, « La critique littéraire », in Hamadi Redissi, « Lectures
musulmanes modernes du Coran », art. cit., p. 284-287.
22. Jacques Jomier, « L’exégèse scientifique du Coran d’après le cheikh Amin
al-Khouli », art. cit., p. 269-280.
23. Ibid., p. 273-274.
24. Citation in Pr Mohamed Talbi et Dr Maurice Bucaille (dir.), Réflexions sur
le Coran, Seghers, 1989, p. 57.
25. Jacques Jomier, « L’exégèse scientifique du Coran d’après le cheikh Amin
al-Khouli », art. cit., p. 276.
26. Voir Pr Mohamed Talbi et Dr Maurice Bucaille (dir.), Réflexions sur le
Coran, op. cit., p. 63.
27. Bint al-Šāṭi’ [‘Ā’iša ‘Abd al-Raḥmān], Al-īmān wa l-’ilm (La foi et la
science), article d’al-Ahrām, 7 janvier 1972, ar. 39-45. La traduction de l’article
de Bint al-Shatir en français est de Robert Caspar (1923-2007), père blanc,
cofondateur du Groupe de recherches islamo-chrétien (GRIC), auteur de
plusieurs ouvrages dont le Traité de théologie musulmane, aimablement
communiquée par un des membres du GRIC.
28. Note de Robert Caspar : Le Coran, 18, 83-98, raconte l’histoire de Dû’l-
Qarnayn (Alexandre le Grand) qui part à l’extrémité orientale de la terre
(civilisée), y rencontre des peuples barbares, les Gog et Magog, qui menacent
de submerger la civilisation. Il la protège en élevant contre ces barbares une
digue faite de fer et d’airain fondus, qui durera jusqu’à la fin du monde.
29. Traduction de Robert Caspar, de l’article de Bint al-Shati.
30. Faouzia Farida Charfi, La Science voilée, op. cit., chapitre 3 : « Le
tourbillon de coïncidences », p. 85-101.
31. Jacques Jomier, « L’exégèse scientifique du Coran d’après le cheikh Amin
al-Khouli », art. cit., p. 277-279.
32. Jacques Jomier, « Quelques positions actuelles de l’exégèse coranique en
Égypte révélées par une polémique récente et suscitée par le travail de M.
Khalafallah », art. cit., p. 41.
33. Abdou Filali-Ansary, Réformer l’islam, op. cit., chapitre 1 : « Muhammad
Ahmad Khalafallah. Peut-on proposer des lectures modernes du Coran ? »,
p. 13.
34. Ibid., p. 14-15.
35. Ibid., p. 11.
36. Jacques Jomier, « Quelques positions actuelles de l’exégèse coranique en
Égypte révélées par une polémique récente et suscitée par le travail de
M. Khalafallah », art. cit., p. 70-71.
37. Voir ibid., p. 39-72, pour cette citation (Al-Risala, 24 novembre 1947, 751,
p. 1294-1295) et celles qui suivent dans cette section.
38. Nasr Abu Zayd, Reformation of Islamic Thought. A Critical Historical
Analysis, Amsterdam University Press, 2006, p. 58.
39. Abdou Filali-Ansary, Réformer l’islam, op. cit., p. 9-39.
40. Jacques Jomier, « Quelques positions actuelles de l’exégèse coranique en
Égypte révélées par une polémique récente et suscitée par le travail de
M. Khalafallah », art. cit., p. 64.
41. Le Prophète était-il illettré ? Nombreux sont les islamologues et historiens
qui pensent que le Prophète savait lire et écrire. La thèse de l’illettrisme du
Prophète soutenue par la tradition fait du texte coranique un miracle littéraire
encore plus fort. Elle est développée sur Internet pour appuyer le miracle
scientifique du Texte.
42. Abdou Filali-Ansary, Réformer l’islam, op. cit., p. 38.
43. Faouzia Farida Charfi, La Science voilée, op. cit., p. 101-111.
1. Extrait de « Les femmes dans le monde arabe », Sou’al, novembre 1983,
no 4 (Association pour le développement de la culture et de la science dans le
tiers monde), cité par Jacqueline Costa-Lascoux, « Une autre voix de l’islam »,
Hommes & migrations, février-mars 1990, no 1129-1130, p. 83.
2. Roshdi Rashed, « Recherche scientifique et modernisation en Égypte.
L’exemple de ‘Ali Mustafa Musharafa (1898-1950). Étude d’un type idéal », in
Alain Roussillon (dir.), Entre réforme sociale et mouvement national. Identité
et modernisation en Égypte (1882-1962), CEDEJ-Égypte/Soudan, 1995,
p. 275-284 [en ligne, https://books.openedition.org/cedej/1418, généré le
8 mai 2018].
3. Kheireddine Pacha (1822-1890) fut Premier ministre de la régence de Tunis
de 1873 à 1877. Il fonda en 1875 le collège Sadiki, premier établissement
d’enseignement moderne de la Tunisie, comportant l’enseignement des
sciences et des langues étrangères.
4. Faouzia Farida Charfi, « Tunisie : une thèse sur la terre plate et immobile
fait scandale », Science et pseudo-science, juillet 2017, no 321.
5. Kharroubi Amira et Touir Jamel, « The geocentric model of the Earth :
Physics and astronomy argument », The International Journal of
Science & Technoledge, 2016, 4 (8), p. 57-62. La commission des thèses de
l’Université de Sfax a rejeté la recherche proposée ainsi que tout travail publié
dans ce cadre pour des raisons d’ordre scientifique et éthique.
6. « Chercher à séparer chacune des hypothèses de la physique théorique des
autres suppositions sur lesquelles repose cette science, afin de la soumettre
isolément au contrôle de l’observation, c’est poursuivre une chimère ; car la
réalisation et l’interprétation de n’importe quelle expérience de physique
impliquent l’adhésion à tout un ensemble de propositions théoriques », Pierre
Duhem, La Théorie physique, son objet, sa structure, chapitre VI : « La théorie
physique et l’expérience », Vrin, 2007, p. 161.
7. Voir la liste sur https://beallslist.net/standalone-journals/#update (consultée
le 16 février 2020).
8. Nasr Abou Zeid, Critique du discours religieux, op. cit., p. 67.
9. Ibid., p. 22.
10. Ibid.
11. Sur l’affaire Abu Zeid, voir l’article de Beaudouin Dupret et Jean-Noël
Ferrié, « Participer au pouvoir, c’est édicter la norme : sur l’affaire Abu Zayd
(Égypte, 1992-1996) », Revue française de science politique, décembre 1997,
47 (6), p. 762-775.
12. Mansour Fahmy, La Condition de la femme dans l’islam, op. cit., p. 15.
13. Ibid., p. 16.
14. Ibid., p. 17.
15. Ibid., p. 7.

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