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Les Britanniques colonisent le sous-continent, mais la conquête reste incomplète


et suscite des soulèvements massifs. Pendant ce temps, les échanges et les circulations
s’accélèrent et transforment aussi bien le Raj que la métropole. Trente millions d’Indiens,
travailleurs pauvres, marchands ou étudiants, quittent le pays.

LA ROUTE
L’envers de la
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Le faste
des maharajas
Vers 1870, le prince
d’Indore est transporté sur
le dos d’un éléphant
somptueusement harnaché.

ADOC-PHOTOS

DES INDES
colonisation
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54 / SPÉCIAL L es mondes de l’Inde

Transfert technologique

Les « indiennes »
débarquent
Dès le xvie siècle, les Portugais rapportent des cotonnades
peintes et imprimées en Inde. Leur immense succès stimulera au xviiie siècle,
en Angleterre, une production textile en pleine « industrialisation ».

Par Claude Markovits

L
’Inde a-t-elle joué un rôle dans la tout le bassin de l’océan Indien. Ces tissus fai-
révolution industrielle ? La saient depuis longtemps prime sur les marchés
question peut surprendre. L’idée d’Asie du Sud-Est, du Moyen-Orient et d’Afrique
commune, qui rejoint ici l’histo- orientale, où les consommateurs les appréciaient
riographie classique, considère pour leur robustesse, la variété de leurs couleurs
comme déterminants des fac- et de leurs formes, aptes à satisfaire tous les
teurs uniques à l’Europe, en par- goûts, ainsi que leur prix raisonnable.
ticulier le lien fort entre le développement des sa- Dès la première moitié du xvie siècle, les
L’AUTEUR voirs scientifiques et l’adoption d’innovations Portugais ont mis sur pied un circuit commer-
Directeur de technologiques majeures par les industriels. Or, cial entre l’Inde et l’Afrique orientale, échan-
recherche émérite depuis peu, en liaison avec le tournant global de geant les tissus achetés au Gujarat contre l’or du
au CNRS,
Claude Markovits l’histoire, le rôle joué par l’Inde à travers l’arrivée Monomotapa (actuel Zimbabwe), qui leur ser-
a notamment dirigé des textiles (au premier rang desquels les fa- vait à payer les épices (cf. Sanjay Subramanyam,
Histoire de meuses « indiennes ») et surtout la transmission p. 42). Puis ils ont commencé à envoyer des étoffes
l’Inde moderne, des savoirs indiens a commencé à être pris en indiennes en petite quantité à Lisbonne, où elles
1480-1950 (Fayard,
1994) et publié, avec
compte. Même si les appréciations varient sur son ont eu du succès, essentiellement comme tissus
Jean-Louis Margolin, importance, l’étude du secteur industriel indien d’ameublement (pour des rideaux ou des bal-
Les Indes et jette un jour nouveau sur les relations de l’Inde et daquins) auprès d’une clientèle aisée. La vogue
l’Europe. Histoires de l’Europe et leur influence réciproque. Et ce dès pour les tissus indiens au Portugal n’a cependant
connectées, xve- le xvie siècle. pas résisté aux lois somptuaires de Philippe II des
xxie siècle
(Gallimard, «Folio années 1590, qui en punissaient l’usage.
Histoire», 2015). Cotonnades robustes aux couleurs vives Les rivaux néerlandais des Portugais, or-
Rappelons que ce ne sont pas les tissus, mais ganisés à partir de 1602 dans la puissante
les épices, le poivre notamment, qui ont d’abord VOC (Vereenigde Oostindische Compagnie,
attiré les Européens en Inde, depuis le temps du Compagnie des Indes orientales), constatent
premier voyage de Vasco de Gama en 1497-1498. à leur tour que les tissus produits sur la côte de
Mais les Portugais ont rapidement découvert que Coromandel au sud-est de l’Inde sont le meilleur
les tissus de coton fabriqués en Inde, surtout au moyen de paiement pour se procurer les épices
Gujarat, étaient d’une finesse et d’un brillant ex- dans l’archipel indonésien des Moluques, et se
ceptionnels, et qu’ils pouvaient servir de moyens lancent dans ce commerce interasiatique (d’Inde
d’échange pour se procurer divers produits dans en Indonésie) à partir de leur comptoir de Pulicat.
DR

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Teinture C  ette aquarelle, réalisée vers 1850-1860, représente un artisan A l’anglaise C  ette robe en chintz, à motifs fleuris,
teignant des tissus dans des récipients de terre, juchés sur des fourneaux. Les a été confectionnée en Inde vers 1780 pour le marché
THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE/ LONDRES, VICTORIA AND ALBERT MUSEUM/V&A

Indiens avaient atteint un sommet dans l’art de fixer les couleurs. européen (Londres, Victoria and Albert Museum).

La VOC a aussi commencé, dans les an- la VOC, a tenté de faire des tissus d’Inde un ob-
nées 1630, à expédier en Europe en quantités jet de consommation de masse, dans l’espoir de
limitées ces tissus, appelés calicots (de Calicut, damer le pion aux mêmes Néerlandais. Après
dans le Kerala) ou simplement « indiennes », 1650, les consommateurs européens voient les
des termes qui recouvraient en réalité un large indiennes d’un autre œil. En Angleterre, elles
éventail de produits comme les chintz, les baf- constituaient une alternative attrayante aux soie-
tas, les sallamporees, etc. Ces tissus attiraient une ries françaises, qui dominaient alors le marché
clientèle variée, mais ils ne faisaient pas encore du luxe, car elles étaient fournies par une
concurrence aux productions des fabricants eu-
ropéens, soieries, lainages et toiles de lin, sur le À SAVOIR
marché de l’habillement. On les considérait avant
tout bons pour décorer les intérieurs, leur prix Rouge garance et bleu indigo
étant inférieur à celui des tapisseries de laine. Toile de coton, peinte ou imprimée, l’indienne présente souvent un décor de
Les choses se mettent à changer à la fin du fleurs, de feuillages ou d’oiseaux et des couleurs où dominent les rouges de la
xviie siècle quand l’East India Company (EIC), la
IMAGES/SCAL A

garance et les bleus de l’indigo. L’utilisation de sels métalliques permet de fixer


Compagnie anglaise des Indes orientales, fondée les colorants de teinture. D’abord fabriqués en Inde, ces tissus ont ensuite été
en 1600, après avoir été chassée du commerce produits en Europe entre le xviie siècle et le xixe siècle.
des épices indonésiennes par les Néerlandais de

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compagnie anglaise, ce qui, dans une op- Puissance son bureau. Puis, un de ses fournisseurs ayant of-
tique mercantiliste alors dominante, avait l’avan- mécanique fert à son épouse une robe de coton de même pro-
tage de limiter les sorties d’espèces. La manufacture de coton venance, il s’est procuré pour lui-même une robe
Le roi Charles II, soucieux d’afficher sa dif- Swainson Birley près de de chambre flottante en coton (banyan), et c’est
Preston, dans le
férence par rapport au roi de France, lança la ainsi vêtu qu’il s’est fait représenter dans un por-
Lancashire où sont
mode ; la Cour suivit, puis les classes aisées se fabriqués des calicots trait (cf. ci-dessous). Ce type de vêtement devient
sont soudain découvert un goût marqué pour imprimés : les Anglais en vogue parmi les ménages aisés des grandes
ces étoffes aussi nouvelles qu’exotiques. On le sont prêts à prendre le villes, mais, les effets d’imitation aidant, il s’est
constate à la lecture du Journal du bourgeois relais (gravure de 1834). répandu dans des catégories plus modestes et
londonien Samuel Pepys dans les années 1660. jusqu’au fond des provinces.
Il a d’abord acheté à sa femme un chintz (tissu
imprimé) importé d’Inde pour tendre les murs de Imiter les Indiens

SSPL/GETT Y IMAGES - LONDRES, NATIONAL PORTRAIT GALLERY/BRIDGEMAN IMAGES


En 1682, l’EIC fait fabriquer par des artisans
DANS LE TEXTE locaux dans la région de Madras, où elle avait
alors son principal comptoir, 200 000 pièces de
La robe de chambre de Samuel Pepys tissus spécifiquement pour le marché européen
de l’habillement ; c’était la première apparition,
Creed, ma femme et moi, nous nous encore modeste, du prêt-à-porter sur le conti-
sommes rendus dans le quartier de nent européen. Le succès n’a pas été au rendez-
Cornhill, puis, après de nombreux essais, vous, la majorité des pièces n’ayant pas trouvé
elle a acheté un chintz, c’est-à-dire un cali- preneur, mais un mouvement était désormais
cot indien teint, pour recouvrir son nouveau enclenché, qui allait avoir d’importantes consé-
cabinet, qui est très joli”, écrit Samuel Pepys quences à long terme pour l’économie mon-
le 5 septembre 1663. diale. Certains, comme Daniel Defoe, l’auteur
A la suite de son épouse, il s’est mis à la mode de Robinson Crusoé, ont déploré cette invasion
indienne. Sur ce portrait de John Hayls en des tissus indiens, qui effaçait en partie les hié-
1666, il porte une robe de chambre flottante rarchies sociales : les maris de la bonne société
en coton (banyan). se plaignaient de ne plus pouvoir distinguer leur
Journal, 1660-1669, épouse de leur femme de chambre, toutes les
projet Gutenberg, www.gutenberg.org/cache/ deux étant parées des mêmes étoffes colorées.
epub/3331/pg3331-images.html Malgré les grincheux, la mode des tissus in-
diens, portée par les désirs féminins, s’est révélée

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irrésistible, bien au-delà de l’Angleterre : en effet


les importations européennes de tissus en prove-
nance d’Asie (presque exclusivement de l’Inde)
sont passées d’un peu plus de 200 000 pièces
dans les années 1660 à plus de 1 million dans les
années 1680, et la part de l’EIC dans le total est
passée d’environ 50 % à plus de 80 %, celle de la
VOC étant réduite d’autant sans que le volume de
ses ventes soit en baisse.
Au cours de la première moitié du xviiie siècle,
les ventes de tissus indiens en Europe ont connu
une progression assez régulière, approchant
certaines années les 1,5 million de pièces ; la
Compagnie française des Indes orientales (fon-
dée en 1664 par Colbert), après des débuts diffi-
ciles, est entrée à son tour sur le marché de ma-
nière significative à partir de 1720, ses ventes
dépassant en général celles de la VOC, tout en
restant inférieures à celles de l’EIC.
Il devenait possible de commander depuis l’Eu-
rope des robes, des chemises ou des pantalons
confectionnés en Inde, en particulier au Bengale,
qui s’affirmait de plus en plus comme la première Espionnage industriel
région productrice : on estime que, vers 1750, En 1734, le lieutenant Beaulieu est envoyé par la Compagnie française des Indes
quelque 100 000 artisans y travaillaient exclusi- orientales pour observer, à Pondichéry, le processus de fabrication des indiennes.
vement pour les compagnies européennes, avant Son rapport est conservé au Muséum d’histoire naturelle à Paris. Ses descriptions
sont accompagnées d’échantillons de toiles peintes. On peut lire ci-dessus : « Il
tout l’EIC. Les compagnies avaient mis sur pied,
mit quatre livres de raye de chaye [racine donnant une couleur rouge] pulvérisée
avec l’aide de marchands arméniens et indiens, dans quatre pots d’eau, et y ayant plongé la toile il la fit bouillir à très petit feu
un circuit d’approvisionnement efficace qui leur pendant quatre heures, ayant attention de remuer la toile qu’il laissa dans le
permettait de répondre à la demande spéci- vase retiré du feu, jusqu’à ce que la liqueur fut refroidie. Alors il la pressa entre
fique des consommateurs européens, assez dif- ses mains, la fit sécher, la lava et la fit sécher de nouveau. Comme il se trouva
férente de celle des consommateurs africains ou quelques taches sur la toile, il les fit enlever avec du citron ou du fruit de
asiatiques. Des modèles étaient fournis aux arti- jambelon. Ici je coupai mon neuvième morceau. »
sans indiens, qui surent adapter leur production,

A la conquête du marché européen faisant preuve d’une flexibilité qu’on leur dénie
parfois. L’Inde offrait une gamme extrêmement
variée de produits comme des courtepointes, des
million de pièces de textile caracos ou des robes mousseline, pour répondre à
1,6 la demande de marchés diversifiés. Le Gujarat, au
1,4
Exportations vers : nord-ouest de l’Inde, était plutôt spécialisé dans
Grande-Bretagne les toiles imprimées (chintz), le Coromandel, sur
1,2 la côte orientale, dans les toiles peintes.
Provinces-Unies
1 France
Déjà des mesures de protectionnisme
0,8 Cette irruption des étoffes indiennes a suscité
0,6 l’inquiétude croissante des fabricants européens,
qui voyaient leurs ventes diminuer. Pour faire
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face à cette concurrence, ils ont réagi de deux fa-
0,2 çons. D’une part, ils ont fait pression sur les États
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pour qu’ils prennent des mesures de protection
douanière, voire d’interdiction pure et simple de
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l’importation de tissus d’Inde. Des mesures dans


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PARIS, BIBLIOTHÈQUE DU MNHN

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ce sens ont été édictées en France (dès 1686) et


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Le nombre de pièces de textile exportées de l’Inde vers l’Europe par les en Angleterre (en 1700, suite aux émeutes des
Compagnies française, néerlandaise et anglaise des Indes augmente ouvriers de la soie à Spitalfield en 1697, puis en
considérablement à partir du milieu du xviie siècle. Les Britanniques  1721). Mais elles n’ont pas eu d’effet majeur, car
s’approprient exclusivement le marché à la fin du xviiie, avant que ce dernier  les compagnies, qui tiraient l’essentiel de leurs
ne s’écroule au début du xixe, les tissus étant désormais fabriqués en Europe. profits de ce commerce, ont trouvé des moyens de
contourner l’interdit, y compris en ayant

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Avec la construction d’un réseau de véritables « manuels » , car la transmission


des savoirs en Inde s’effectuait avant tout par
ferré à partir de 1850, c’est voie orale dans un cadre familial, les Européens
l’ensemble du sous-continent qui ont dû avoir recours à l’observation directe, une
forme d’espionnage industriel.
s’ouvre aux textiles britanniques Le « manuscrit Beaulieu », datant de 1734
et compilé par le lieutenant Antoine Georges
Nicolas de Beaulieu, de la Compagnie française
des Indes orientales, en témoigne (cf. encadré
MOTS CLÉS recours à la contrebande. D’autre part, se page précédente). A partir d’observations systé-
rendant compte que la mode du coton était un matiques effectuées à Pondichéry auprès d’arti-
Chintz phénomène irréversible, les fabricants se sont sans fabriquant des chintz, sans doute suivant
Toile de coton originaire mis en tête d’imiter les Indiens. Ce n’était pas les instructions du chimiste Charles François de
d’Inde, teinte ou chose facile, car c’était au niveau de la finition, Cisternay du Fay, Beaulieu s’est surtout attaché à
imprimée, appréciée  plutôt qu’à celui de la filature et du tissage, que décrire en détail les procédés de teinture et d’im-
en Europe aux xviie et
la supériorité indienne s’affirmait ; les artisans in- pression sur étoffes, qui restaient mystérieux aux
xviiie siècles, pour
l’ameublement ou la diens avaient maîtrisé depuis longtemps les tech- yeux des Européens. Ses observations ont été
décoration. L’aspect niques de la peinture et de l’impression sur tissus, complétées par celles du père jésuite Coeurdoux,
glacé est obtenu avec pratiquement inconnues en Europe, et savaient dans des lettres écrites entre 1742 et 1747.
de l’amidon au en particulier comment fixer et maintenir les cou- Ces textes sont malgré tout restés assez confi-
repassage. La toile de leurs après impression. Les Européens ont donc dentiels (le manuscrit Beaulieu n’a été publié
Jouy est un type de cherché à percer le secret des procédés de fabri- qu’en 1961), et en 1751 Diderot et d’Alembert
chintz. cation indiens. Dans l’incapacité de se procurer écrivaient dans l’Encyclopédie : « Il y a longtemps
Spinning jenny
Premier métier à filer
mécanique, inventé par
James Hargreaves en
1764. Une étape
majeure dans
l’industrialisation.

Water frame
Machine à filer
actionnée par la force
hydraulique, inventée
en 1769 par Richard
Arkwright dans le
Lancashire, qui produit
du fil de coton plus
solide que la spinning
jenny. La première
filature industrielle
ouvre en 1771.

HULTON ARCHIVE/PRINT COLLECTOR/GETT Y IMAGES

Montagne de
coton S ous l’œil d’un
contremaître, des
hommes portent des
paniers de coton dans la
région d’Indore en 1900.
Privés de la matière
première par la guerre
de Sécession américaine,
les industriels anglais
importent du coton
indien en quantité.

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indiennes), avec la célèbre fabrique de toiles de


Jouy créée par Oberkampf, c’est en Angleterre,
plus précisément dans le comté de Lancashire,
que ces innovations ont permis la naissance d’une
industrie textile mécanisée, base de la première
révolution industrielle. Bien que les ventes de
tissus indiens en Europe se soient maintenues à
un niveau élevé jusque vers 1800, elles se sont
ensuite rapidement effondrées face à la concur-
rence des usines du Lancashire, qui pouvaient
casser les prix grâce aux économies d’échelle ré-
alisées avec la mécanisation.
A partir de 1800, le Lancashire a mené une
grande offensive commerciale sur les marchés
asiatique, africain et américain, obtenant as-
sez rapidement d’en évincer les tissus importés
d’Inde, puis, suite à l’abolition du monopole com-
mercial de l’EIC en 1813, s’est lancé à l’assaut du
marché indien lui-même.
Gandhi au rouet Le succès n’a pas été immédiat, car les consom-
mateurs indiens n’appréciaient guère les pro-
Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948), devenu en 1920 le leader du duits standardisés des usines anglaises, tandis
mouvement nationaliste indien, considérait que la ruine de l’artisanat textile
que l’absence de bonnes communications entre
villageois était la cause principale de la pauvreté de l’Inde. Il choisit donc le
rouet traditionnel (charkha) comme le symbole de la renaissance économique
les ports et l’hinterland limitait les tissus anglais
qu’il appelait de ses vœux, et donna l’exemple en filant chaque jour pendant à quelques enclaves côtières. Cependant une per-
plusieurs heures. Il imposa aux membres du parti du Congrès un quota quotidien cée s’est produite à partir des années 1830, les
de fil à produire. Cette tentative de revivifier la filature artisanale échoua sur le bas prix se révélant un argument irrésistible pour
plan économique, mais influença durablement le discours nationaliste. C. M. une population indienne au très faible pouvoir
d’achat. Dès 1843, l’Inde était devenue le premier
débouché extérieur de l’industrie anglaise, et,
avec la construction d’un réseau ferré commen-
cée en 1850, c’est l’ensemble du sous-continent
que l’on cherche en Europe l’art de fixer les couleurs qui s’est ouvert aux textiles britanniques.
et de leur donner cette adhérence que l’on admire Dans un mouvement de retour, ce furent les
tant dans les toiles des Indes. Peut-être en décou- Indiens qui se mirent alors à imiter les Anglais :
vrira-t-on le secret. » à partir de 1854 des usines textiles modernes
En fait, un rôle crucial a été joué dans la trans- furent édifiées, d’abord à Bombay, puis dans
mission des savoirs indiens par des tisserands d’autres villes, par des capitalistes indiens, sur-
arméniens qui avaient appris en Anatolie, dans tout des Parsis1 qui avaient fait fortune dans le
l’Empire ottoman, à reproduire les procédés in- commerce d’opium avec la Chine. De surcroît,
diens, et dont certains, établis en Europe, en par- contrairement à une idée reçue, l’artisanat textile
ticulier à Marseille, ont servi en quelque sorte survécut en Inde : les artisans se reconvertirent
d’intermédiaires. Vers 1750, il existait en Europe, à l’usage du fil importé, au prix nettement plus
spécialement à Rouen, quelques ateliers d’im- bas que celui produit par les femmes sur leurs
pression sur tissus, qui étaient en mesure de ré- rouets, et réussirent à garder une part du mar-
pondre à la demande croissante du marché. Mais ché des tissus, d’autant que les usines se spécia-
leurs coûts de production étaient plus élevés que lisèrent d’abord dans la production de filés, dont
ceux des fabricants indiens, et ils avaient donc du une bonne partie était vendue en Chine.
mal à résister à la concurrence de ces derniers. Il n’empêche que la transformation de l’Inde
de principal exportateur de tissus de coton en
Au tour des cotonnades anglaises principal importateur fut vécue par les Indiens
Au cours de la seconde moitié du xviiie siècle, comme une tragédie, et nourrit le nationalisme
les fabricants européens ont réussi à produire des naissant. Au xxe siècle, Gandhi fera du rouet
SZ PHOTO/SCHERL/BRIDGEMAN IMAGES

tissus imprimés de qualité comparable à celle des (charkha) le symbole de la renaissance indienne
indiennes, tout en abaissant de façon considé- qu’il appelle de ses vœux. Le boycott des produits
rable leurs coûts de production grâce à l’adop- anglais sera au cœur de la lutte contre la colo-
tion de nouvelles technologies dans la filature (la Note nisation. L’exemple des tissus de coton montre
« spinning jenny ») et dans le tissage (le métier 1. Originaires de Perse, l’imbrication étroite des économies européenne
d’Arkwright). les Parsis, de religion et indienne induite dès le xviie siècle par le déve-
zoroastrienne, se sont
Si les Français ont souvent été à l’avant-garde, établis dans l’Inde de
loppement des échanges commerciaux : l’histoire
suite à la levée en 1759 de la prohibition de l’Ouest à partir du de l’une ne peut être écrite indépendamment de
l’« indiennage » (l’industrie de production des viiie siècle. celle de l’autre. n

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Soldats indiens et officiers britanniques L e lieutenant Kantzow défend le Trésor britannique conservé à Mynporree (vers Agra).

La grande peur
des cipayes
Loin d’être une simple mutinerie alimentée par la superstition, la rébellion des
soldats indigènes en 1857 est un des plus puissants soulèvements de masse anticoloniaux
du xixe siècle. Et l’un des mythes fondateurs de la nation indienne.

Par Crispin Bates

É
vénement capital dans l’histoire Malacca et autres furent placés sous le contrôle
mondiale, le soulèvement in- direct de la couronne britannique. Le même pro-
dien de 1857 a été trop souvent cessus toucha peu après la plupart des compa-
négligé dans ses retombées. gnies à charte britanniques. Ainsi débuta le « se-
D’abord, il a conduit à la faillite Notes cond empire britannique » (le premier était
CULTURE CLUB/GETT Y IMAGES

* Cf. lexique, p. 112.


de la Compagnie des Indes 1. Cf. W. Dalrymple, constitué des colonies nord-américaines, per-
orientales – une société rapace, Return of a King. The Battle dues en 1783).
la première véritable multinationale au monde – for Afghanistan, 1839-42, Une deuxième conséquence majeure est que,
qui dominait le commerce européen avec l’Asie Knopf, 2013 et The Last malgré son écrasement, le soulèvement a fondé
Mughal. The Fall of a
vers le milieu du xixe siècle. Après cette révolte, Dynasty, Delhi, 1857,
une solide mémoire populaire de résistance à
les territoires de la Compagnie et ses comptoirs Londres, Bloomsbury, la domination coloniale, mémoire que réactiva
commerciaux à Penang, Singapour, Hongkong, 2006. Gandhi à partir des années 1920.

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Les événements de 1857 ont aussi profondé- outre-mer, pour soutenir ses autres ambitions en
ment affecté la nature du mandat britannique en Asie. Les enrôlés et les dernières recrues y furent
Inde, le rendant prudent et conservateur, et for- contraints par les nouveaux contrats.
tement dépendant du soutien des nobles indiens Dans le même temps, par souci d’économie,
et des élites éduquées, censés être « loyaux » à la la Compagnie supprima les bonus versés aux
suite du soulèvement. troupes servant à l’intérieur de la présidence du
Les territoires de la Compagnie des Indes orien- Bengale. Enfin, on cessa de proposer un emploi
tales étaient alors divisés en trois « présidences », L’AUTEUR aux fils de cipayes des régiments « indigènes ».
dirigées depuis Madras, Bombay et Calcutta (ca- Professeur d’histoire Ces mesures – incluses dans la loi sur le recrute-
pitale du Bengale). La Compagnie gouvernait de l’Asie du Sud ment dans les services généraux de 1856 – furent
moderne et
en s’appuyant sur la plus importante armée de contemporaine à considérées comme une trahison de la part de
mercenaires du sous-continent – et même du l’université ceux que les cipayes avaient loyalement servis,
monde, à cette époque –, instituée au tout dé- d’Édimbourg, parfois depuis l’époque moghole.
but du xixe siècle et divisée entre les trois prési- Crispin Bates a Les cipayes de l’armée du Bengale étaient
codirigé Mutiny at
dences. Les soldats étaient appelés « cipayes* » the Margins (7 vol.,
majoritairement recrutés parmi la paysannerie
(du persan sipahi). Payées grâce aux profits dé- Sage, 2013-2017) des brahmanes* et des rajputs* de la province
gagés par le trafic de l’opium avec la Chine et les et écrit Subalterns du Bihar, contrôlée par les Britanniques, et du
taxes foncières en Inde, ces armées puissantes and Raj : South Asia royaume indépendant voisin d’Awadh (Oudh, à
servaient à l’origine à protéger le commerce, en since 1600 l’époque, dans l’Uttar Pradesh). Mais, en 1855, la
(Routledge, 2007).
particulier contre la France et ses alliés indiens Compagnie confisqua les riches territoires de ce
pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763) et royaume loyal et de plusieurs autres et fit déposer
sous Napoléon. Mais elles devinrent une fin en un gouvernant qui portait le titre encore impor-
soi, permettant à la Compagnie d’intimider n’im- tant de vizir de l’empereur moghol.
porte quel potentat local et de s’emparer de tout Le pouvoir de l’empereur moghol Bahadur
territoire rentable qu’elle convoitait. Shah Zafar, dernier de la dynastie timouride, dé-
sormais stipendié par les Britanniques, se limitait
Une énorme armée désœuvrée aux environs de Delhi. Le royaume d’Awadh était
Leur réputation d’invincibilité fut brisée en 1842, l’un des ultimes vestiges indépendants de cet em-
lorsqu’une tentative d’invasion de l’Afghanistan pire autrefois si grand (cf. Corinne Lefèvre, p. 36).
s’acheva en désastre complet. Seuls survécurent La déposition de son vizir et la confiscation de ses
un officier britannique et une poignée de soldats terres alarmèrent l’aristocratie musulmane de
indiens – sur les 24 000 à 28 000 qui avaient mar- l’Inde du Nord. Pis encore, la Compagnie
ché sur Kaboul. On a parfois dit que ces rares res-
capés avaient contribué à semer au sein de l’ar-
mée du Bengale les germes de la dissension qui
éclata en 18571.
A l’époque, l’explication privilégiée par les
Britanniques, largement reprise, fut que la ré-
volte était avant tout un complot des élites musul-
manes, alimenté par des rumeurs superstitieuses
au sein de la population. L’une d’elles concernait
les cartouches du nouveau fusil Lee Enfield que
la Compagnie devait distribuer. Le bruit courut
qu’elles étaient lubrifiées avec du suif de porc ou
de bœuf, pour rendre « impurs » les soldats in-
diens et ainsi les convertir au christianisme. Si tel
était le plan (ce que rien ne prouve), il échoua,
DR -LONDRES, VICTORIA & ALBERT MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES

car la rumeur provoqua l’effet inverse, suscitant


une forte colère.
L’idée selon laquelle la révolte s’expliquait
par la superstition, le fanatisme et un com-
plot des perfides élites musulmanes convenait
aux Britanniques. Cela collait avec leurs préju-
gés (qui eux-mêmes justifiaient le mandat bri-
Le premier âge colonial
En 1600, la reine Élisabeth Ière octroie le monopole du commerce avec « les Indes »
tannique), tout en les exonérant de toute res-
à l’English East India Company (Compagnie des Indes orientales). Pour
ponsabilité directe. Mais les cipayes de l’armée développer ce négoce (coton et soie, indigo, ivoire, thé, paprika…), la 
du Bengale avaient des motifs de méconten- « première société multinationale du monde » fonde des comptoirs, négocie 
tement bien plus terre à terre. Après sa défaite avec les empereurs, lève une armée. C’est précisément la révolte de soldats
dans la guerre anglo-afghane, cette énorme ar- indiens, les cipayes, en 1857-1858, qui met fin à la Compagnie, dont les
mée de 100 000 hommes était désœuvrée, pri- territoires et activités passent sous le contrôle direct de la Couronne (gouache 
vée de tout moyen d’améliorer la solde par le du xviiie siècle montrant le colonel Tod entouré de cipayes, au Rajasthan).
pillage. La Compagnie décida de les déployer

L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017


62 / SPÉCIAL L es mondes de l’Inde

Les cipayes attaquèrent et tuèrent CHRONOLOGIE

leurs officiers britanniques. Une difficile conquête


Le lendemain, ils marchaient sur Delhi 1600 La Company of Merchants of London
derrière le drapeau de leur régiment. Trading into the East Indies obtient le monopole
du commerce dans l’océan Indien. L’English East
India Company (EIC) est née.

1602 Création de la Compagnie néerlandaise des


décida de dissoudre l’armée du royaume, Indes orientales (qui sera dissoute en 1799).
dispersant ses 30 000 soldats. En 1857, ils furent
en première ligne dans la rébellion contre elle. 1608 Premier comptoir anglais à Surate.

1639 Madras, cédée à l’EIC par un souverain


Une première guerre d’indépendance ? local, est la première place de souveraineté
Il y avait bien d’autres motifs de mécontentement anglaise en Inde.
y compris, en certains endroits, l’action des mis-
sionnaires chrétiens, le monopole des ressources 1664 Colbert crée la Compagnie française des
les plus précieuses accordé à la Compagnie et les Indes orientales, à Lorient (dissoute en 1795).
nouvelles taxes foncières destinées à financer ses
1717 L’EIC obtient de l’empereur moghol
opérations. A quoi s’ajouta la diminution des es- Farruskshiyrar la liberté de commerce au
pèces en argent importé en Inde pour payer les Bengale, la plus riche province de l’Inde.
exportations de la Compagnie. Tout cela per-
turba l’économie. 1744-1748 Conflit franco-anglais en Inde du Sud.
Veer Savarkar, historien nationaliste indien, Madras est prise puis restituée aux Anglais.
écrivit en 1909 que 1857 constituait la première
1757 La victoire de Robert Clive à Plassey sur le
guerre nationale d’indépendance indienne. Mais,
nawab du Bengale donne à l’EIC la suprématie
pour la plupart des historiens, l’idée d’une nation de fait dans cette province.
commune n’a pas émergé avant l’extrême fin
du xixe ou le tout début du xxe siècle. D’aucuns 1761 Défaite française en Inde du Sud 
ont avancé que les Indiens du Nord avaient réa- face aux Anglais.
lisé leur unité en 1857 en combattant ensemble
pour défendre leur foi – « deen » et « dhin » dans la 1764-1765 Victoire de Buxar sur une coalition
d’Etats indiens : l’EIC obtient de l’empereur
langue des hindous* et des musulmans du nord
moghol Shah Alam le diwani (droit de prélever
de l’Inde2. l’impôt foncier) au Bengale. C’est le début du
Si 1857 fut bien plus, comme les Britanniques « premier siècle colonial » qui prend fin en 1857.
se plurent ensuite à le penser, qu’une simple mu-
tinerie limitée à l’armée du Bengale, l’implication 1803 Wellesley prend Delhi.
des civils fut cependant circonstancielle. C’est
pourquoi le soulèvement fut peu soutenu dans 1818 Sa victoire sur les Marathes donne à l’EIC la
suprématie en Inde.
le sud et l’ouest de l’Inde. A Calcutta, la nouvelle
du soulèvement provoqua une panique générale 1819 L’Inde sert de base pour d’autres conquêtes
chez les Européens. Cependant, la présence d’un en Asie (1819 Singapour, 1824 Malacca, 1819-
nombre significatif de soldats britanniques, vite 1896 les sultanats malais, 1826-1885 la Birmanie,
renforcés par des troupes rappelées de la « guerre 1842 Hongkong).
de l’opium » avec la Chine, parvint à soutenir le
gouvernement. 1833 L’abolition de l’esclavage dans l’Empire
britannique entraîne l’envoi de travailleurs
Le 19e régiment indigène d’infanterie du
« engagés » ou coolies vers les plantations de
Bengale, stationné à Barrackpore, à l’ouest de l’île Maurice, de l’Afrique et de l’Amérique.
Calcutta, fut le premier à se rebeller après l’an-
nonce de l’introduction du désormais célèbre 1846-1849 Deux guerres sikhes assurent à la
fusil Lee Enfield. Une commission d’enquête Compagnie la maîtrise du Pendjab.
conclut que l’ensemble du régiment était atteint
par l’insubordination et préconisa sa dissolution. Milieu du xixe siècle L’EIC domine un cinquième
de la population mondiale.
Le lendemain – 29 mars –, Mangal Pandey, du
34e régiment qui avait été cantonné à côté du 19e, 1857-1858 La révolte des cipayes met un terme à
tira sur son officier mais fut maîtrisé. Lui et un la Compagnie dont les territoires et bénéfices
autre cipaye, Iswar Pandey, furent jugés et exécu- Note passent sous le contrôle de la Couronne. Début
tés. Par la suite, le nom de « Pandey » fut donné 2. Cf. R. Ray, The Felt du « second siècle colonial » qui s’achève à
comme sobriquet aux cipayes rebelles. Community. Commonalty l’indépendance de l’Inde et du Pakistan en 1947.
and Mentality Before the
La décision de dissoudre le 34e régiment, une Emergence of Indian 1877 Victoria devient impératrice des Indes.
punition collective injustifiée, sembla confir- Nationalism, Oxford
mer les pires rumeurs sur la déloyauté University Press, 2003.

L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017


/ 6 3

des Britanniques. Six semaines plus tard, Vengeance  pendre les prisonniers et de tirer à vue sur tout
à Meerut, un régiment qui avait refusé les nou- Témoin privilégié de la homme soupçonné de soutenir les mutins.
velles cartouches fut publiquement humilié et révolte, le photographe La résistance la plus organisée prit place en
conduit en prison entravé par des fers. Le soir sui- Felice Beato a laissé Awadh, où une grande armée de cipayes occupa
vant, dimanche 10 mai, l’officier de permanence des clichés saisissants. Lucknow et assiégea la garnison britannique.
Ci-dessus, fantassins du
fut tué, les cipayes fracturèrent l’armurerie, atta- Celle-ci fut délivrée le 17 octobre 1857 mais
31e régiment pendus
quèrent et tuèrent leurs officiers britanniques. Le en 1857 à Lucknow. la ville resta aux rebelles jusqu’en mars 1858.
lendemain, ils marchaient sur Delhi derrière le Lucknow fut ensuite mise à sac une seconde fois
drapeau de leur régiment. par les soldats de sir Colin Campbell3.
En arrivant, les régiments de Meerut entrèrent A Kanpur, les événements prirent un tour plus
de force jusqu’à l’intérieur du Fort Rouge, la rési- tragique et tristement célèbre. Les Britanniques,
dence du vieil empereur moghol de 82 ans. Ils oc- retranchés dans la résidence sous le commande-
cupèrent le darbar (salle de réception) de l’empe- ment du général Wheeler, et complètement cer-
reur et exigèrent son soutien. L’empereur accepta nés, se rendirent, à la condition de pouvoir partir
du bout des lèvres, scellant ainsi son propre sort pour Calcutta. Cependant, alors qu’ils embar-
et celui de ses administrés. quaient au ghat de Satichaura, au bord du Gange,
Les événements de Meerut et Delhi se répé- le 27 juin, ils furent attaqués4. Presque tous les
tèrent à travers la plaine gangétique, provoquant hommes furent tués. Environ 200 femmes et en-
le chaos, les civils s’armant pour se défendre et pil- fants furent emprisonnés dans une maison ap-
lant les bureaux gouvernementaux, les Trésors et pelée Bibighar, la « maison des femmes ». On es-
les bungalows abandonnés par les Britanniques. pérait peut-être qu’ils serviraient de monnaie
A Kanpur (Uttar Pradesh), les régiments indiens d’échange. Mais l’armée de Havelock et Neill
se dressèrent contre leurs officiers britanniques Notes avançait implacablement. Informé, Nana Sahib,
qui battirent en retraite vers la demeure fortifiée 3. C. Bates, M. Carter (ed), ancien chef marathe qui avait commandé les re-
Mutiny at the Margins: New
à la hâte du résident britannique. perspectives on the Indian belles, se résolut à faire exécuter les femmes et
Uprising of 1857, vol. 7. enfants prisonniers. Le massacre commença le
Massacre à Kanpur Documents of the Indian 15 juillet et, quand les soldats refusèrent de conti-
Le général James George Neill, commandant Uprising, New Delhi, Sage, nuer, on prit des bouchers armés de machettes.
2017.
FELICE BEATO/ADOC-PHOTOS

du 1er régiment de fusiliers de Madras, fut l’un 4. Les raisons en sont


Le lendemain, les cadavres, ainsi que trois
des premiers à réagir, amenant ses hommes à discutées dans femmes blessées et trois garçonnets qui avaient
Calcutta par chemin de fer, avant de poursuivre R. Mukherjee (1990). survécu, furent jetés dans un puits sec. Quand les
jusqu’à Varanasi. Là, Neill ordonna de tuer tous « “Satan Let Loose upon forces de Neill découvrirent les preuves du mas-
les cipayes suspectés d’avoir désobéi. Il marcha Earth”: The Kanpur sacre, elles se vengèrent sans merci. Les rebelles
Massacres in India in the
ensuite sur Allahabad pour délivrer la garnison Revolt of 1857 », Past & furent contraints de lécher le sol de l’enceinte de
britannique, enjoignant de piller les maisons, de Present, 128. Bibighar, tout en étant fouettés. D’autres

L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017


64 / SPÉCIAL L es mondes de l’Inde

La répression fut terrible. Dans la plaine


gangétique dévastée et lourdement
frappée, des famines firent entre 1857
et 1865 des millions de victimes

outrages leur furent infligés, comme leur


mettre de force dans la bouche du bœuf et du
porc, avant de les exécuter par pendaison, par
balle ou à la baïonnette ou encore attachés à la
gueule d’un canon avant la mise à feu. Le général
Neill lui-même devait mourir un peu plus tard en
combattant à Lucknow5.

Un exil massif
Quand Delhi fut reprise le 20 septembre 1857,
le souvenir du massacre de Kanpur incita les Notes
Britanniques à redoubler de violence, la cité étant 5. Son fils, le major A. H. S.
pillée et vidée de ses habitants. Les fils de l’empe- Neill, fut assassiné trente
ans plus tard par Mazar Ali,
reur moghol furent capturés et sommairement un soldat du Central India
exécutés et Bahadur Shah arrêté et emprisonné. Horse Artillery. W. Forbes-
L’utilisation symbolique de la violence carac- Mitchell, Reminiscences of Le dernier empereur 
térisa la campagne britannique de pacification the Great Mutiny 1857- Condamné pour trahison, Bahadur Shah Zafar, le vieux
qui suivit. Assoiffée de vengeance, l’armée ter- 1859, Londres, 1893.
6. C. Bates, M. Carter,
souverain, est banni en 1858 en Birmanie où il finit
rorisait la population pour la soumettre. Sur ce Mutiny at the Margins, ses jours en captivité (v. 1860).
point, les Britanniques réussirent. Bahadur Shah vol 7, Documents of the
fut jugé et, bien qu’il fût nominalement un sou- Indian Uprising, 2017,
verain régnant, condamné pour trahison (contre p. 203. jugé et exécuté en avril 1858. La paix revint en
7. M. Carter, C. Bates,
la Compagnie des Indes orientales), banni en « The Uprising, Migration
novembre 1858, la reine Victoria proclamant
mars 1858 à Rangoon où il finit ses jours captif. and the South Asian l’amnistie pour tous les Indiens non directement
Dans le centre de l’Inde, le général indien Tatia Diaspora », M. Carter, impliqués dans le meurtre d’officiers ou de civils
Tope poursuivit le combat avec des régiments re- C. Bates (ed), Mutiny at the britanniques.
belles restants de Kanpur. « Les Indiens se battent Margins: New Perspectives Les cipayes des régiments dissous se disper-
on the Indian Uprising of
en guérillas », écrivit Louis Berlioz, fils du cé- 1857, vol. 3. Global sèrent mais leurs souffrances n’étaient pas finies,
lèbre compositeur, alors à Bombay6. Ce com- Perspectives, Londres et car le conflit avait dévasté l’économie du nord
bat prit fin lorsque Tatia Tope fut trahi, capturé, New Delhi, Sage, 2013. de l’Inde. De nombreux villages qui avaient aidé
les rebelles furent réduits en cendres. D’autres
furent frappés de taxes punitives pendant de
nombreuses années. La plaine gangétique connut
de terribles famines qui firent des millions de vic-
times en 1857-1859, 1861 et 1865. Pour y échap-
Marx n’avait pas tout compris ! per, des centaines de milliers de personnes émi-
grèrent. Beaucoup quittèrent l’Inde, traversant

D
epuis 1852, Karl Marx est correspondant à Londres du journal « ra- les mers pour travailler dans les plantations à
dical » (c’est-à-dire révolutionnaire) américain le New York Daily sucre coloniales.
Tribune. Intéressé par l’Inde, il a déjà écrit en 1853 « The British 1857 contribua ainsi fortement à l’éta-
Rule in India » (25 juin) et « The Future Results of the British Rule in India » blissement d’importantes communautés in-
(8 août). Son appréciation est complexe : d’une part, les forfaits des diennes dans des lieux aussi éloignés que
PICTURES FROM HISTORY/BRIDGEMAN IMAGES

Britanniques l’indignent, d’autre part, il leur reconnaît le mérite d’avoir Singapour, Maurice, la Réunion, l’Afrique du
« fait entrer l’Inde dans l’histoire » en bouleversant une société orientale Sud, la Guadeloupe, Trinidad et le Guyana7.
caractérisée par un certain immobilisme. Dans ses premières dépêches Ironiquement, tout en permettant à l’Empire bri-
sur la révolte des cipayes, il semble croire à un feu de paille. Devant la tannique de se maintenir en Inde pendant quatre-
prolongation des combats, sa position évolue : le 14 août 1857, il évoque vingt-dix ans encore, la révolte entraîna aussi sa
une « révolte nationale ». Marx remarque que le soulèvement vient non de chute, dans la mesure où c’est au sein de la popu-
paysans opprimés mais de soldats relativement privilégiés, un trait com- lation indienne d’Afrique du Sud, au tournant du
mun à beaucoup de révolutions. Mais il ne va pas jusqu’à qualifier la ré- xxe siècle, que Gandhi développa les méthodes de
volte des cipayes de « révolution », même si elle en possède certains traits. résistance passive qui contribuèrent à mettre fin
Son jugement reste ambigu, ce qui gênera plus tard les marxistes indiens. à la domination coloniale. n
Claude Markovits (Traduction d’Huguette Meunier.)

L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017


66 / SPÉCIAL L es mondes de l’Inde

L’Inde a-t-elle été


vraiment colonisée ?
La question peut sembler farfelue. Un peu moins si l’on considère
la difficulté et l’incomplétude de la conquête ou la participation active
des populations indigènes. L’Inde s’est-elle conquise elle-même ?

Par Pierre Singaravélou

A
lors que l’Union indienne s’ap- Ces « Raj* haters » – farouches détracteurs de
prête à célébrer les 70 ans de l’œuvre impériale – comme ses zélateurs, les « Raj
son indépendance le 15 août lovers », s’affrontent sur le bilan de la présence
prochain, deux épisodes ré- britannique en Inde, mais partagent le même
cents ont suscité la polémique point de vue européocentrique : les Britanniques,
au Royaume-Uni et en Inde. omnipotents, auraient pour le meilleur ou pour le
D’une part, la parution en juil- pire présidé aux destinées de l’Inde. Ces interpré-
let 2014 d’un sondage selon lequel 59 % des per- L’AUTEUR tations nationaliste et conservatrice de l’histoire
sonnes interrogées en Grande-Bretagne se disent Professeur d’histoire oblitèrent le rôle actif de la majorité des popu-
« fières » du passé colonial britannique. De l’autre, contemporaine lations concernées, les habitants du sous-conti-
à l’université
la conférence intitulée « La Grande-Bretagne doit Paris-I-Panthéon-
nent, qui se sont accommodés de la présence
dédommager ses anciennes colonies », donnée fin Sorbonne, étrangère, ont coopéré ou résisté. Aussi l’histo-
mai 2015 à Oxford par l’homme politique indien membre de l’Institut rien, adoptant le point de vue autochtone, peut-il
Shashi Tharoor et visionnée depuis par plus de universitaire aujourd’hui s’interroger : l’Inde a-t-elle été effecti-
4 millions de personnes sur les réseaux sociaux. de France et vement colonisée ? Cette question apparemment
directeur du Centre
Dans l’ancienne métropole comme dans l’ex-co- d’histoire de l’Asie farfelue nous invite à réexaminer la nature de la
lonie, le passé impérial cristallise un fort repli na- contemporaine, domination coloniale et ses limites1.
tionaliste dont témoignent par ailleurs le succès Pierre Singaravélou
de la campagne du Brexit en Angleterre et la fer- a dirigé en 2013 Des débuts modestes
au Seuil Les Empires
veur populaire suscitée par l’accession au pouvoir coloniaux,
Comme tous les empires européens, le Raj bri-
de Narendra Modi, leader du Bharatiya Janata xixe-xxe siècle. tannique est bavard. Il produit massivement des
Party, en Inde (cf. p. 90). Depuis février 2015, discours sur lui-même, et ses archives ont gran-
nombre de Britanniques savourent avec nostalgie dement influencé par la suite le point de vue des
les épisodes de la série télévisée Indian Summers, historiens. D’où le grand récit sans faille et bien
qui relate les aventures de coloniaux britanniques huilé d’une colonisation omniprésente et efficace.
à Simla, célèbre station climatique qui chaque En fait, la conquête du sous-continent – im-
été se transformait en capitale des Indes. Tandis mense ensemble géographique qui recouvre
qu’en Inde, les anciennes générations continuent l’Union indienne, le Bangladesh, le Pakistan, Sri
à vénérer la figure – controversée en Europe – de Lanka et la Birmanie d’aujourd’hui – a été plus
Subhas Chandra Bose qui, pendant la Seconde longue et difficile qu’on a bien voulu l’écrire, en
Guerre mondiale, n’avait pas hésité à s’allier aux raison de la résistance d’une partie de la popu-
forces de l’Axe pour combattre les colonisateurs Note lation et des souverains locaux. Déjà structuré
britanniques (cf. Pierre Singaravélou, p. 76). * Cf. lexique, p. 112. politiquement et économiquement sous
DR

L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017


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Maîtres et
serviteurs 
L’épouse du président
de la Cour suprême
du Bengale donne des
instructions au personnel
indien de sa maison
(vers 1775-1778).
WERNER FORMAN ARCHIVE/BRIDGEMAN IMAGES – DR

Domination
incomplète 
Sur cette carte
britannique de 1909,
on distingue l’Inde
britannique en rouge et
l’Inde indienne en jaune
(562 États princiers).

L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017


68 / SPÉCIAL L es mondes de l’Inde

Notes la houlette du puissant Empire moghol, prennent discrètement position sur le littoral
1. Cf. C. A. Bayly, le sous-continent concentre jusqu’en 1700, à en et dans des forts, et nouent de nombreuses al-
« Returning the British
to South Asian History:
croire l’historien Angus Maddison, 27 % des reve- liances avec les grands marchands indiens.
The Limits of Colonial nus économiques mondiaux – soit plus que l’Eu- « Loin d’être complètement imposée de l’extérieur,
Hegemony », South Asia. rope tout entière –, et la présence britannique la transition vers le régime colonial aurait donc vu
Journal of South Asian y demeure marginale. A tel point qu’à la fin du la participation active d’une partie, au moins, de
Studies, volume XVII, 1994, xviiie siècle de nombreux cadres de la Compagnie la population indienne2. »
issue 2, pp. 1-25 ;
A. Tambe, H. Fischer Tiné anglaise des Indes orientales s’indianisent, à l’ins-
(dir.), The Limits of British tar de James Kirkpatrick épousant une femme au- Coopération
Colonial Control in tochtone et son style de vie moghol. Peu de militaires européens sont présents en
South Asia. Spaces of Au début du xixe siècle, les colonisateurs ne Inde : c’est en exploitant les divisions internes
Disorder in the Indian
Ocean Region, Abington,
contrôlent que les régions littorales méridio- du continent et en recrutant massivement des
Routledge, 2009. nales et le nord-est du pays car l’expansion ter- soldats « indigènes » que, jusqu’à la conquête de
2. Cf. C. Lefèvre, ritoriale se heurte, notamment, aux armées la Birmanie en 1885, les Britanniques intègrent
« Le xviiie siècle et népalaise, marathe, birmane et sikhe*. C’est l’af- de nouveaux territoires au Raj. L’historien John
la fin de l’Empire moghol », faiblissement progressif du pouvoir moghol qui Seeley souligne dès 1883 la singularité de cette
Monde(s), 2012/2, p. 190.
facilite les conquêtes des Britanniques. A l’ori- pratique : « On ne peut pas vraiment soutenir que
gine de cet affaiblissement, l’émergence de pou- l’Inde a été conquise par des étrangers ; elle s’est plu-
voirs régionaux, les luttes de factions au sein des tôt conquise elle-même. »
élites et les invasions successives du Turkmène Si, sur le papier, certaines conquêtes peuvent
Nadir Chah (1739) et de l’Afghan Ahmad Chah sembler expéditives dans la première moitié du
Durrani (1748-1767). xixe siècle, l’appropriation du territoire est la plu-
Perçus dans un premier temps comme des ac- part du temps beaucoup plus lente. En effet, plan-
teurs régionaux parmi d’autres, les Britanniques ter l’Union Jack ne suffit pas à contrôler effective-
ment les immenses territoires et les centaines de
millions d’habitants de cette péninsule.
Force est de constater le faible nombre en Inde
Planter l’Union Jack ne suffit pas de civils européens – colons installés depuis plu-
sieurs générations et coloniaux de passage. On
à contrôler effectivement les immenses en compte au total seulement 2 000 pour 200 à
territoires et les centaines de millions 300 millions d’habitants en 1857 et 4 000 admi-
nistrateurs britanniques en 1911. L’Inde est de-
d’habitants de cette péninsule venue une carrière, comme l’a écrit Benjamin

LONDRES, NATIONAL ARMY MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES

Résistances 
Une des guerres
qui opposent les
Britanniques aux armées
sikhes pendant les
années 1840 (illustration
indienne du xixe siècle).

L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017


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Disraeli dans Tancred (« The East is a career »). Une Colossal 


carrière très lucrative et réservée à une fraction de La construction des
l’élite sociale, issue notamment d’Oxbridge, qui 50 000 km de voies de
se transmet bien souvent les charges de père en chemin de fer indiennes
fils. Ces administrateurs, vivant comme en ape- mobilise, entre 1753
et 1914, 10 millions Collaborateur
santeur au-dessus de la société autochtone, déve- Le prince Ranjitsinhji, souverain de l’État 
de travailleurs. Le plus
loppent une mentalité obsidionale, une véritable vaste chantier du monde de Nawanagar qui s’illustre dans l’équipe de cricket
« paranoïa » qui, selon l’historien Jon Wilson, au- à l’époque. Ici, le pont d’Angleterre, n’hésite pas pendant la Première
rait dicté la politique coloniale britannique. ferroviaire de Dapoone, Guerre mondiale à augmenter les impôts au 
Sur le terrain, l’emprise coloniale s’exerce ainsi en 1857. profit du Trésor britannique au cœur d’une période
de manière très inégale et discontinue : forte dans de sécheresse (caricature de Punch, 1907).
les grands centres comme les ports (Bombay,
Madras), les stations d’altitude (Darjeeling,
Ooty), les villes de garnison (Cawnpore,
Bangalore) et la capitale (Calcutta, puis New CHIFFRES Indiens avec les colonisateurs : « Le gouvernement
Delhi) ; beaucoup plus diffuse, voire très faible, Les Anglais et n’a aucun pouvoir en dehors de la coopération vo-
dans les espaces où les infrastructures coloniales leur passé colonial lontaire ou forcée du peuple. La force qu’il exerce,
et les administrateurs sont rares. c’est notre peuple qui la lui donne entièrement. Sans
Ce sous-encadrement administratif chronique notre appui, cent mille Européens ne pourraient
oblige les colonisateurs à recruter massivement pas même tenir la septième partie de nos villages.
des agents autochtones. Les colonisateurs bri- 59% 19% […] La question que nous avons devant nous est
tanniques ont ainsi tenté de légitimer leur do- par conséquent d’opposer notre volonté à celle du
mination en suscitant, par différentes formes gouvernement ou, en d’autres termes, de lui retirer
de rétribution, le consentement d’une partie de notre coopération. Si nous nous montrons fermes
leurs sujets. Le Raj eût été impossible sans la coo- 22% dans notre intention, le gouvernement sera forcé de
pération d’une fraction des classes moyennes et plier devant notre volonté ou de disparaître. […]
des élites qui ont instrumentalisé la domination Fiers En effet, une nation de 350 millions de personnes
étrangère pour asseoir leur propre position so- n’a pas besoin du poignard de l’assassin, elle n’a pas
JÉRUSALEM, THE ISRAEL MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES – DR

Honteux
ciale et économique. Ne se prononcent pas
besoin du poison, elle n’a pas besoin de l’épée, de la
En vertu de la stratégie du « diviser pour ré- (2014) lance ou du fusil. Il lui suffit d’avoir sa propre vo-
gner », les administrateurs coloniaux favorisent lonté, d’être capable de dire “non”, et cette nation
certains groupes, comme les brahmanes* ou les apprend aujourd’hui à dire “non”4. »
sikhs, sur lesquels ils s’appuient pour mainte-
nir l’ordre social, aux dépens du reste de la po- Indirect rule
pulation. Cette coopération d’une partie de la De la fin du xixe siècle au mitan du xxe, les
population a été vigoureusement dénoncée par Européens voient les Indes en rose – ou plus
Mohandas Karamchand Gandhi à de nombreuses Notes souvent en rouge. Sur les orgueilleux planis-
reprises : « Ce ne sont pas tant les fusils britan- 3. M. K. Gandhi, phères qui ornent alors les murs des salles de
niques qui sont responsables de notre sujétion que Tous les hommes sont classe et les publicités en métropole, ce vaste
frères, Gallimard,
notre coopération volontaire3. » « Idées », 1969, p. 247.
aplat de couleur suggère une domination uni-
Dès lors, l’émancipation et la décolonisation 4. M. K. Gandhi, La Jeune forme, continue et totale du Royaume-Uni sur
passent selon lui par la non-coopération des Inde, Stock, 1948, p. 195. l’immense sous-continent.

L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017


70 / SPÉCIAL L es mondes de l’Inde

Pourtant, dès l’époque impériale, cer-


taines cartes prennent soin de distinguer, par
deux couleurs différentes, « l’Inde britannique »
de « l’Inde indienne », composée des 562 États
princiers qui recouvrent 2/5 du territoire et ac-
cueillent 25 % de sa population totale (cf. p. 67).
Mais l’historiographie adopte bien vite un tro-
pisme colonial – dans la continuité du « Moghol-
centrisme » de l’époque moderne – qui l’amène
à négliger la partie importante du territoire et
de la population qui échappe à l’emprise des
Britanniques. Les aplats simplistes de couleur
de la cartographie impériale illustrent cette
vision coloniale : fascinés par l’omnipotence
présumée des colonisateurs, les historiens en
viennent à prendre la partie « britannique »
pour le tout indien.
Les États princiers sont certes des protecto-
rats, dont la politique étrangère est contrôlée
par la puissance coloniale qui peut en outre
intervenir dans leurs affaires intérieures. Les Capitale 
Britanniques entendent incontestablement y Calcutta, vers 1858.
exercer un « gouvernement indirect », qui sup- Première capitale
pose la soumission de ces États autochtones. du Raj, elle constitue
Toutefois, cet indirect rule masque bien souvent l’une des principales
zones d’influence
la réalité du rapport de force entre les souve-
britannique en Inde,
rains indiens et les représentants britanniques, décelable à l’architecture
qui sont contraints de négocier des compromis. victorienne.
Ainsi, l’organisation interne de ces États prin-
ciers – notamment les affaires économiques et
les institutions judiciaires – relève uniquement
des prérogatives du souverain, et accessoire-
ment des grands propriétaires terriens indiens.
Certains États conservateurs et autoritaires,
comme le Rajasthan, ont sans doute constitué
des espaces de résistance autochtone à la péné-
tration d’une influence culturelle étrangère. Jai
Singh, maharaja* d’Alwar, fonde ainsi sa légi-
timité populaire sur une idéologie nationaliste

THE BRITISH LIBRARY BOARD/BRIDGEMAN IMAGES – DR – THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE


pan-indienne, favorisant la diffusion de la langue
hindie* et de l’hindouisme*. Essor  Moderne sans être anglais 
D’autres États princiers ont pu incarner des mo- Osman Ali Khan, La sultane Shahjahan, vers 1877. Ses réformes,
dèles de « modernité alternative »5. Ainsi, dans l’homme le plus riche du inspirées de la tradition musulmane, incarnent
l’État de Bhopal à la fin du xixe siècle, la sultane monde (Time, 1937). une modernité indienne alternative.
Shahjahan s’inspire d’une tradition musulmane
égalitaire, par-delà les appartenances sociales et
le sexe de ses sujets, pour promouvoir les droits Time en février 1937, doit ainsi composer avec
des femmes, restreindre la polygamie et pros- les représentants de la puissance coloniale,
crire l’infanticide des filles. A Baroda et Mysore mais également négocier avec des rois hindous
au début du xxe siècle, véritables laboratoires de (Samasthans), les grands propriétaires et les no-
la « modernité princière », les élites autochtones tables des communautés arabe, afghane et afri-
élaborent des réformes scolaires ambitieuses fon- caine qui lui apportent un soutien militaire, et
dées sur le renouvellement des « traditions » sa- parfois se rebellent contre son autorité.
vantes, littéraires et artistiques, afin de concur- Enfin, la faible densité du quadrillage admi-
rencer la « modernité coloniale ». nistratif colonial laisse parfois subsister des
Ces États princiers forment eux-mêmes des en- formes vernaculaires d’organisation politique et
tités politiques complexes au sein desquelles coo- de régulation sociale (notamment dans le do-
pèrent de multiples acteurs. A la tête d’un État Note maine judiciaire ou scolaire avec les madrasas et
plus grand que la France et d’une fortune estimée 5. Cf. W. Ernst, B. Pati les collèges hindous) jusque dans les territoires
(dir.), India’s Princely
à plus de 1,4 milliard de dollars, le nizam musul- States. People, Princes,
sous contrôle direct des Britanniques.
man d’Hyderabad, surnommé « l’homme le plus and Colonialism, Abingdon, Si l’effectivité et l’étendue de la domination
riche du monde » par le magazine états-unien Routledge, 2007. britannique dans une partie du sous-continent

L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017


/ 7 1

méritent d’être réexaminées, cela, en re- Co-construction que l’usage de cette violence paroxystique et
vanche, ne relativise en rien les exactions per- Il faut être deux pour spectaculaire est indispensable à la pérennisa-
pétrées par les colonisateurs pendant près de coloniser. Sur cette tion de la présence britannique dans la pénin-
deux siècles. photographie de 1902, sule. Aussi apportent-elles un indéfectible sou-
la collaboration de tien à Reginald Dyer, dénommé par Kipling « le
« Brutish Raj » maharajas et d’autorités
sauveur de l’Inde ».
britanniques.
Le Raj n’a pas été un pouvoir irénique. Il se ca-
ractérise au contraire par l’exercice quotidien Pillage institutionnalisé
d’innombrables violences : brimades, empri- Outre la répression militaire, c’est également la
sonnements arbitraires, châtiments corpo- politique économique coloniale, libre-­échangiste
rels, viols, déportations, travaux forcés, etc. et malthusienne, qui cause beaucoup de victimes :
Ce « Brutish Raj », comme le surnomme Shashi elle empêche en effet volontairement les popu-
Tharoor, devient particulièrement sanguinaire lations autochtones d’accéder aux ressources
lorsqu’il s’agit de réprimer ceux qui, d’une façon alimentaires et sape les systèmes traditionnels
ou d’une autre, remettent en cause sa légitimité. CHIFFRES d’entraide. Les multiples famines – grandes fa-

562
Ainsi des 300 soldats indiens froidement exécu- mines du Bengale (1770), de Madras (1782), de
tés, sans aucune forme de procès, au terme de la Delhi (1783), d’Agra (1837), de l’Orissa (1866),
mutinerie de Vellore en 1806, ou des milliers de du Bihar (1873-1874), du Sud (1876-1877),
civils massacrés pendant la révolte des Cipayes C’est le nombre d’États du centre de l’Inde (1899-1900), de Bombay
en 1857 (cf. Crispin Bates, p. 60). princiers qui constituent (1905-1906), du Bengale (1943) – causent plus
Soixante ans plus tard, un autre carnage « l’Inde indienne », non de 30 millions de morts entre la fin du xviiie siècle
directement soumise au
marque un tournant dans l’histoire de l’Inde et la Seconde Guerre mondiale.
pouvoir britannique.
britannique. En réaction à l’adoption des lois Ainsi, en 1866, le marquis de Salisbury, secré-
Rowlatt qui aggravent l’arbitraire judiciaire,
de nombreux Indiens se mobilisent en mars et
avril 1919, notamment au Pendjab, dans le nord
2 000
C’est le nombre
taire d’État à l’Inde, décide d’exporter 200 mil-
lions de livres de riz au Royaume-Uni alors que
1 million et demi de personnes meurent de
du pays. Le 13 avril, alors qu’une dizaine de mil- approximatif de civils
faim. Winston Churchill procède de la même fa-
liers de personnes se rassemblent à Amritsar dans européens installés  çon, en 1943, lorsqu’il distribue les réserves de
le jardin clos Jallianwala Bagh pour célébrer la en 1857 dans une Inde grains aux soldats britanniques déjà bien nour-
fête religieuse de Baisakhi, le brigadier général qui compte alors entre ris plutôt qu’aux millions de Bengalis qui sont
THE BRITISH LIBRARY BOARD/BRIDGEMAN IMAGES

Dyer ordonne à ses gurkhas (soldats originaires 200 et 300 millions alors dans le plus extrême dénuement.
de l’actuel Népal) de tirer sans sommation sur ces d’habitants. Le sous-continent constitue à la fin du
civils inoffensifs, massacrant au moins 379 per- xixe siècle la première source de revenus
sonnes et en blessant 1 137.
Cette hécatombe suscite un émoi dans toute
l’Inde et dans les diasporas issues du sous-conti-
nent, y compris chez nombre d’Indiens loyalistes
qui, découvrant alors la face la plus sombre du
Le 13 avril 1919, sur ordre du brigadier
colonialisme et l’aveuglement des élites britan- général Dyer, les gurkhas tirent sans
niques, se convertissent au nationalisme. Tandis
qu’au Royaume-Uni, la Chambre des lords et une
sommation sur des civils inoffensifs,
grande partie de l’opinion publique considèrent massacrant au moins 379 personnes
L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017
72 / SPÉCIAL L es mondes de l’Inde

Irlande] en raison de leur opulence, qui a aug-


menté le coût de la vie, à tel point que les pauvres
ne peuvent plus acheter de pain. »
De plus, le sous-continent devient la « vache
à lait » de la fiscalité impériale, qui y prélève
18 millions de livres par an entre 1765 et 1815.
S’inscrivant dans la tradition moghole, les
Britanniques imposent aux paysans de lourdes
taxes qu’ils s’appliquent à collecter rigoureuse-
ment pour alimenter leur budget militaire et
administratif.
La plupart de ces revenus ne sont toutefois
pas investis dans le développement d’infras-
tructures en Inde (à l’exception de travaux
publics d’irrigation pour prévenir les révoltes
frumentaires, et de chemins de fer pour trans-
porter les troupes), et l’économie de la pénin-
sule est profondément déstructurée par l’intru-
sion coloniale. Les colonisateurs drainent vers
le Royaume-Uni les produits agricoles bruts
comme le coton, tout en substituant les pro-
duits textiles britanniques à des productions in-
diennes surtaxées (cf. Claude Markovits, p. 54).
La reine et son maître Ils s’approprient en outre les secteurs écono-
miques stratégiques : négoce du thé, fabriques
La reine d’Angleterre Victoria se tient en 1894  de jute et forges où excellaient les artisans au-
aux côtés d’Abdul Karim, son munshi (« professeur »)
tochtones. Au terme de deux siècles de coloni-
indien. En 1877, elle devint officiellement
impératrice des Indes et le resta jusqu’à sa mort  sation britannique, le sous-continent ne repré-
en 1901. Les princes indiens deviennent dès lors les sente plus que 4 % de l’économie mondiale.
vassaux de la reine et la colonie est dirigée par un
vice-roi. Implanté à Calcutta, celui-ci nomme les L’empire contre-attaque
gouverneurs de province et les dirige. Si les Britanniques ont bel et bien colonisé pro-
gressivement de vastes territoires en Asie du
Sud, ce temps semble bien loin aujourd’hui,
au moment où l’ex-empire des Indes contre-­
pour le Royaume-Uni et la principale attaque. Une revanche illustrée par l’entreprise
destination des exportations britanniques. La indienne Tata, qui a racheté aux Britanniques
Compagnie anglaise des Indes orientales pos- le géant du thé Tetley (2000), le sidérurgiste
sède le monopole du commerce de 1600 à 1813 Corus (2006) ainsi que les constructeurs auto-
et ses « nababs » blancs pillent les richesses du mobiles de luxe Jaguar et Land Rover (2008).
pays : le terme anglais loot (pillage), attesté à L’Union indienne s’apprête sans doute à re-
partir de la fin du xviiie siècle, provient précisé- fermer de façon spectaculaire la parenthèse du
ment de l’hindoustani. colonialisme européen en devenant dans les
D’où la constitution d’immenses fortunes per- mois à venir la 6e puissance économique mon-
sonnelles. Thomas Pitt, gouverneur de Madras, diale (PNB). Et, de façon révélatrice, la nouvelle
LONDRES, THE ILLUSTRATED NEWS PICTURE LIBRARY/BRIDGEMAN IMAGES

assure la fortune de ses héritiers grâce à son fa- Première ministre britannique Theresa May a
meux diamant de 426 carats, acquis en 1702. choisi pour son premier voyage hors d’Europe,
Quant à Robert Clive, le vainqueur de Plassey en novembre 2016, de renouer les liens avec
(1757), il est à son retour en Europe l’un des « l’ami le plus important et le plus proche » du
hommes les plus riches du monde. Le libéral Royaume-Uni : après le Brexit, les Britanniques
Horace Walpole écrit à propos de la famille ont sans doute plus que jamais besoin de l’Inde
Clive : « Ils ont affamé des millions d’individus et de ses investisseurs.
en Inde par leurs monopoles et leurs pillages, et Ironie de l’histoire, la cheffe du gouverne-
ont presque provoqué une famine chez eux [en ment de Sa Majesté souhaitait rencontrer les
dirigeants de Tata pour obtenir des garanties
sur les emplois menacés de 4 000 salariés, em-
De 1600 à 1813, la Compagnie ployés au pays de Galles dans une aciérie du
groupe indien. A la fin du xixe siècle, le fonda-
anglaise des Indes orientales possède le teur Jamsetji Tata s’était justement vu interdire
par les colonisateurs de fonder une aciérie ; les
monopole du commerce et ses « nababs » dirigeants de l’entreprise indienne n’ont pas ho-
blancs pillent les richesses du pays noré le rendez-vous. n

L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017


74 / SPÉCIAL L es mondes de l’Inde

Face aux
eunuques,
les Anglais
paniquent
Les hijras, des eunuques pratiquant
des spectacles rituels lors de mariages ou
de naissances, ont inquiété les autorités
britanniques. Au point qu’elles tentèrent Sortie de l’ombre. A
 gauche, une des premières
de les faire disparaître. photos de hijra, avec deux compagnons, chanteurs et
danseurs, vers 1850 au Bengale. A droite, une
candidate transgenre aux élections de 2014 dans le
district de Bénarès, où se présentait Narendra Modi.
Par Daphné Budasz

La plupart des hijras sont nées avec un sexe


masculin et ont subi, volontairement, une émas-
culation, souvent à l’âge adulte, lors d’un rituel
de dévotion dédiée à la déesse Bahuchara Mata.
Selon certains mythes hindous*, l’absence d’or-

E
ganes génitaux leur confère paradoxalement
n 1865, le commissaire britan- un pouvoir de fertilité. Les hijras s’identifient
nique d’Agra mène une enquête notamment au dieu Shiva qui, selon la mytho-
sur la population de son district logie hindoue, s’est émasculé et a ainsi offert à
et révèle l’existence de 586 eu- la terre une fertilité universelle en échange de
nuques, connus sous le nom la sienne. Le principe selon lequel l’impuissance
d’hijras. « Le nombre de ces indi- peut être convertie en pouvoir reproducteur à tra-
vidus excède de beaucoup ce que vers l’ascétisme est essentiel : il permet aux ­hijras
L’AUTEUR j’avais anticipé, écrit-il, et cela montre la nécessité de justifier leur rôle dans la société indienne. Ces
Diplômée de urgente d’adopter des mesures strictes pour mettre dernières, qui portent des habits féminins, inter-
la Queen Mary fin à la source de subsistance de ces malheureux. » prètent des danses et des chants rituels à des ma-
University,
Daphné Budasz Il n’est pas le seul alarmé par la présence d’eu- riages ou lors de la naissance d’un enfant. Elles
a rédigé un mémoire nuques : à la fin du xixe siècle, un effort colossal reçoivent des dons en échange de leur prestation
de recherche intitulé est mis en place par les autorités coloniales des et de leur bénédiction. Le refus de les payer ex-
« Colonial Space and provinces du nord-ouest de l’Inde pour contrer la pose la famille à la malédiction. Pour ce faire, les
Sexual Regulation.
« menace ». On craint en effet que la « perver- hijras soulèvent leur sari car la vue de leur sexe
Hijras under the
Worried Gaze of the sion » de cette poignée d’individus émasculés ne mutilé engendre, selon une croyance, l’impuis-
DR - BRITISH LIBRARY

British Raj ». se propage dans la population indienne de la ré- sance des hommes qui y sont exposés.
gion, pourtant estimée à plus de 31 millions d’ha- Pendant longtemps les hijras et leurs pratiques
bitants par les registres officiels. Aucune mesure semblent avoir été considérées plus comme une
Notes n’est néanmoins prise dans les autres divisions curiosité qu’un désagrément par les voyageurs
* cf. lexique p. 112. gouvernementales du Raj* britannique. européens et les colonisateurs. Mais, au milieu du

L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017


/ 7 5

hijras en font partie, car on présuppose que leur


communauté repose sur la castration forcée de
jeunes garçons kidnappés. On les accuse aussi de
se livrer au crime de sodomie (en dépit de leur
absence de pénis). La singularité de leurs organes
génitaux (qui ne sont a priori pas visibles) n’ex-
plique pas à elle seule les suspicions des autori-
tés ; la gêne vient aussi de leurs attributs fémi-
nins. Si les lois coloniales n’ont jamais pénalisé
le travestissement, les autorités britanniques
donnent volontiers une dimension érotique au
vêtement féminin et vont jusqu’à juger également
« suspects » les « hommes non castrés qui ont les
cheveux longs ».
A la fin du xixe siècle, alors que la médecine
moderne commence à définir les frontières de
la norme en matière de comportements sexuels,
un lien entre travestissement et déviance sexuelle
est progressivement établi. Le non-respect des at-
tributs de genre devient un signe de perversion
morale. A une époque où les colonisés sont per-
çus comme plus proches du stade de sauvagerie,
et par conséquent guidés par des instincts sexuels
élémentaires, leur membre mutilé et l’apparence
subversive des hijras sont compris comme le re-
flet d’une sexualité immodérée et menaçante.
En outre, les aumônes reçues par les hijras en
échange de leurs rituels de bénédiction sont asso-
ciées par les autorités britanniques à de la mendi-
cité. De plus, comme le note le commissaire d’Al-
xixe siècle, l’attitude britannique change brutale- MOT CLÉ lahabad, « les pratiques des eunuques les amènent
ment : les hijras deviennent une source d’inquié- à voyager partout dans le pays ». Or cette mobilité
tude majeure pour les autorités coloniales, qui es- Hijra vient compliquer leur recensement et leur permet
saient, en vain, de mettre fin à leur existence. En Terme hindi qui désigne aussi d’agir librement dans un district où elles ne
1865, un rapport de la Cour suprême au secré- les membres d’une sont pas enregistrées. Cette incapacité à les sur-
taire du gouvernement colonial recommande de communauté de veiller renforce les craintes du pouvoir, pour le-
personnes transgenres
« pénaliser les eunuques ou hijras qui se montrent existant dans plusieurs
quel le nomadisme marque un refus de travail-
publiquement en vêtements féminins et qui dansent pays d’Asie du Sud. ler, voire une forme de criminalité. Les autorités
contre rémunération comme à leur habitude, dans coloniales n’ignorent pourtant pas la dimension
l’espoir que si cette source de revenu est supprimée, religieuse des pratiques hijras, mais leurs occu-
cette classe connaîtra un coup sévère et disparaîtra pations sont perçues comme improductives, au
graduellement ». même titre que la prostitution. D’ailleurs, les hi-
jras sont décrites comme « aussi faibles et effémi-
Une apparence subversive nées que des femmes, si ce n’est plus, et physique-
En 1871, le gouvernement général des Indes éta- ment inaptes à un travail difficile ».
blit pour les provinces du nord-ouest de l’Inde le La criminalisation des hijras jusqu’en 1911 ré-
Criminal Tribes Act, une typologie qui réperto- pond à un désir de purifier l’espace colonisé, afin
rie les individus potentiellement hors la loi. Les d’y construire un État moderne, peuplé de sujets
sains et productifs. A la fin du xixe siècle, il n’est
plus question de conquérir, mais plutôt d’admi-
nistrer et de contrôler les territoires colonisés. Les
hijras n’ont pas leur place dans cette nouvelle or-
Ni homme ni femme ganisation de l’empire. Mais les mesures prises
à leur encontre, à défaut d’être efficaces, n’ont
: KEVIN FRAYER/GETT Y IMAGES/AFP

A
près une campagne de sensibilisation, les hijras ont obtenu en produit qu’un excès de bureaucratie. Le projet
2005 la création d’une troisième catégorie de genre sur les docu- d’extermination passive des hijras ne fut en rien
ments d’identité. Puis, le 15 avril 2014, la Cour suprême d’Inde une politique cohérente de régulation sociale. Les
a reconnu l’existence de ce genre « ni homme ni femme » (après le hijras ont d’ailleurs survécu jusqu’à nos jours. Il
Népal et le Bangladesh). Lors des élections législatives de 2014, près de reste que les lois coloniales ont indéniablement
30 000 personnes ont utilisé la case « autre » sur les formulaires d’en- contribué à marginaliser la communauté, qui
registrement. On estime aujourd’hui à plus de 2 millions le nombre de continue de subir des discriminations dans l’Inde
transgenres en Inde. du xxie siècle. n

L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017


76 / SPÉCIAL L es mondes de l’Inde

Diaspora

Greater India
Aux Caraïbes, en Afrique, à Londres, Berlin ou Paris ou encore aux
Fidji, c’est un peu partout dans le monde que 30 millions d’Indiens,
travailleurs pauvres, marins ou étudiants, émigrent à l’époque du Raj.

Par Pierre Singaravélou

JAMAÏQUE

L’AUTEUR
Professeur
à l’université
Paris-I-Panthéon-
Sorbonne,
membre de l’Institut
universitaire
de France et
directeur du
Centre d’histoire de
l’Asie contemporaine,
Pierre Singaravélou
vient de publier
Tianjin Cosmopolis.
Une autre histoire
de la mondialisation
(Seuil, 2017).

Aux Caraïbes P ortrait d’un groupe de coolies indiens à la Jamaïque en 1905.

D
ans les salles de cinéma à par- subtilités de la politique indienne. Bien avant ce
DR – THE PRINT COLLECTOR/GETT Y IMAGES

tir du 4 octobre 2017, le film munshi (« professeur »), dès le xviiie siècle, des
Confident royal de Stephen lascars, surnom des marins indiens de la
Frears entend réhabiliter la Compagnie des Indes, s’étaient établis dans les
figure méconnue d’Abdul quartiers populaires de l’East End de Londres,
Karim, conseiller indien de la épousant souvent des femmes anglaises.
reine Victoria, avec laquelle il Ces hommes, comme d’autres Indiens (ta-
entretient une relation tendre et passionnée à la mouls, bengalis, gujaratis, etc.) sur les cinq conti-
fin du xixe siècle. Le jeune musulman apprend à nents, s’ils ont été les victimes de la domination
l’impératrice des Indes la langue ourdoue, la sen- étrangère, n’en ont pas moins joué un rôle décisif
sibilise aux saveurs épicées du curry et aux dans la mondialisation culturelle et économique

L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017


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qui résulte de l’expansion coloniale. A travers populations du sous-continent et accessoire-


ces innombrables circulations, la grande pénin- ment aux Chinois. Cette nouvelle « classe ou-
sule a été constamment travaillée et traversée vrière impériale » contribue largement au déve-
par le reste du monde. Ainsi, l’Inde et l’identité loppement de l’industrie sucrière, à travers l’essor
indienne se sont autant construites à l’extérieur des plantations de canne à sucre aux Caraïbes,
qu’à l’intérieur des frontières mouvantes du aux Mascareignes (Maurice, Réunion), et en
sous-continent. Afrique du Sud (Natal). Les travailleurs indiens
officient également dans les plantations de café
Commerçants, coolies et contremaîtres et de thé (Ceylan), d’hévéa (Malaisie), de cacao
Les habitants du sous-continent ne vivaient pas (Trinidad), de bananes (Jamaïque), dans la rizi-
dans des « sociétés immobiles » qui auraient culture (Birmanie), les mines (Natal) et les chan-
été mises en mouvement par l’intrusion eu- tiers de construction de chemins de fer (Kenya).
ropéenne à partir du xviie siècle. Chaque an- Ils ont fui les famines et la pression foncière et
née, des millions de personnes se déplacent fiscale, dans les régions très peuplées et pauvres
sur de très longues distances dans le cadre des de l’Uttar Pradesh, du Bihar, du Bengale et du
grands pèlerinages. La présence des marins in- Tamil Nadu. Les Tamouls sont omniprésents à
diens est attestée en Asie du Sud-Est et en mer Ceylan, en Malaisie, au Natal, dans les Antilles
Rouge dès le ier siècle de notre ère. Ces mobili- françaises et à la Réunion tandis que les Indiens
tés transcontinentales de négoce, comme celles du Nord-Est s’installent dans les Antilles bri-

FRANCE AFRIQUE DU SUD


JACQUES MOREAU/PARIS, ARCHIVES L AROUSSE/BRIDGEMAN IMAGES – MELVILLE CHATER/NATIONAL GEOGRAPHIC CREATIVE/BRIDGEMAN IMAGES

1915 U
 n soldat indien en France. Cannes à sucre P rès de Durban, en 1930.

des marchands de la province du Sind (actuel tanniques et néerlandaises, à Maurice, et que


Pakistan) connectant Kobe, Panama, Boukhara les travailleurs du Gujarat se concentrent en
et Le Caire, préexistant et survivant à la colonisa- Afrique orientale.
tion, concernent toutefois peu d’individus. Ainsi, entre 1840 et 1920, l’Asie du Sud forme
C’est à partir des années 1830 que les mou- avec la Chine la plus grande région d’émigra-
vements migratoires s’intensifient sous l’effet tion au monde. Plus de 30 millions d’Indiens
de l’expansion économique des grandes puis- quittent leur foyer pour travailler outre-mer,
sances coloniales et de l’abolition de la traite et ainsi que 50 millions de Chinois. L’importance
de l’esclavage des captifs africains. Pour pallier de ces mobilités asiatiques a été longtemps
le manque de main-d’œuvre dans les plantations, Note oblitérée par une focalisation sur les migra-
les Britanniques puis les Français font appel aux * Cf. lexique, p. 112. tions « blanches » transatlantiques entre

L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017


78 / SPÉCIAL L es mondes de l’Inde

l’Europe et les Amériques. Ces migrations Indépendantiste


se développent grâce à l’instauration d’un nou- Chandra Bose passe
veau système de transport intercontinental dans en revue le régiment
le deuxième tiers du xixe siècle – notamment les de femmes Rani
chemins de fer et les lignes de bateaux à vapeur of Jhansi de l’Armée
nationale indienne
spécifiquement dédiées au trafic des passagers –
qu’il a créée en 1943
qui induit une baisse des coûts et un raccourcisse- à Singapour avec l’aide
ment de la durée du trajet : le voyage de Londres des Japonais.
à Calcutta passe ainsi de douze semaines au mi-
lieu du xixe siècle à deux semaines après l’ou-
verture du canal de Suez en 1869. Les migrants
sont de plus en plus nombreux à retourner chez
eux après avoir séjourné outre-mer, à l’instar des
24 millions de migrants indiens qui finissent par
revenir dans le sous-continent. L’augmentation
de ce taux de retour a tendance à renforcer les
liens entre les grandes zones d’émigration en MOTS CLÉS
Inde et les régions d’accueil. système n’est pas exempt de défauts, notamment
Les historiens se sont beaucoup intéressés aux Coolie les abus et la corruption des intermédiaires eux-
Du tamoul kuli,
coolies, travailleurs engagés par les administra- mêmes. Il prévaut jusqu’à la fin des années 1930,
« travailleur
tions coloniales ou les agents des propriétaires journalier », ce terme  lorsque l’émigration indienne diminue en raison
de plantation, qui signent un contrat les contrai- a servi à désigner  de la crise économique.
gnant à travailler de cinq à dix ans aux Antilles, les travailleurs  Enfin, à partir de la fin du xixe siècle, s’accroît
aux Mascareignes, au Natal ou en Malaisie, en qui contractaient  l’émigration libre de commerçants et d’artisans
contrepartie d’un maigre salaire1. Selon l’histo- des engagements  accompagnés de leur famille. Ces travailleurs
rien Hugh Tinker2, l’« engagisme » s’apparente à pour aller s’embaucher, financent eux-mêmes leur projet migratoire,
une nouvelle forme d’esclavage : attaché à une moyennant salaire, à l’image des nombreux commerçants en pro-
plantation, la liberté de mouvement du coolie dans les colonies venance des grandes régions du Nord-Ouest
est très contrôlée, les contraventions aux règles européennes.  (Gujarat, Pendjab et Sind) qui s’installent dans
Les conditions du
(« désertion », absence, insolence) sont punies les colonies britanniques d’Afrique orientale et
contrat les réduisaient
par des peines d’emprisonnement ou de lourdes souvent à l’esclavage australe. Les Tamouls, en particulier les membres
amendes. Gandhi et le parti du Congrès ob- pour dettes. de la caste* des chettiars (prêteurs d’argent), offi-
tiennent finalement la suppression de ce système cient en Birmanie et en Cochinchine. Il convient
inique en 1917. Lascar d’y ajouter les dizaines de milliers d’Indiens qui
Les engagés ne représentent toutefois qu’une Nom donné au travaillent comme petits fonctionnaires dans la
petite minorité – moins de 10 % – des migrants xixe siècle aux marins bureaucratie coloniale en Birmanie britannique
indiens de cette époque. Plus de la moitié des indiens, en particulier à ou – dans une moindre mesure – au Vietnam
travailleurs passent par des intermédiaires au- ceux de la Compagnie français, ainsi que les militaires et les policiers.
tochtones tels les kangani (« contremaître » en française des Indes. Ces Auxquels il faut adjoindre quelques milliers
matelots s’établirent
tamoul), qui recrutent au sein de leur réseau d’étudiants indiens, surtout dans les universités
sur les cinq continents,
familial dans leur village d’origine et financent notamment dans les britanniques et accessoirement japonaises.
les projets migratoires. En l’absence de contrat, quartiers populaires de
ce système repose sur la solidarité entre les l’East End de Londres.  Un « sous-impérialisme » indien ?
membres de chaque famille qui peuvent s’acquit- Le terme a pris depuis Une partie des migrants issus du sous-continent
ter de la dette en cas de décès ou de désertion un sens péjoratif. constitue un groupe d’intermédiaires privilégiés
du travailleur. Plus souple que l’engagisme, ce entre les colonisateurs et les populations autoch-
tones. Les soldats indiens ont joué un rôle essen-
DANS LE TEXTE
tiel dans les conquêtes britanniques en partici-
pant aux guerres anglo-afghanes (1838-1839,
Paris, capitale panasiatique ? 1878-1880, 1919), aux guerres anglo-­birmanes
(1852, 1885), aux campagnes en Éthiopie
A Paris, on peut rencontrer des intellectuels indiens, ottomans, égyp- (1867-1868), en Malaisie (1875), en Égypte
tiens, japonais, chinois, arabes, arméniens, parsis, perses, siamois et (1882), au Soudan (1885), en Afrique orientale
d’autres encore. Un parlement panasiatique pourrait être aisément orga- (1895-1899), aux combats de la guerre des Boers
nisé qui coordonnerait le projet d’émancipation de l’Orient […]. Quelques (1899-1902), de la guerre des Boxeurs (1900) et
cerveaux asiatiques aiguisés à Paris pourraient mobiliser huit cents mil- aux deux guerres mondiales.
lions d’épées. L’Asie est trop longtemps demeurée dans les ténèbres et Sur le terrain africain et asiatique, la domina-
dans l’ombre de la mort. Faisons advenir l’Asie dans l’unité et cette unité tion britannique prend bien souvent le visage
apportera la puissance.” des soldats du sous-continent. En mars 1901, on
Manifeste, « A Suggestion for a Pan-Asian Union in Paris », compte 15 500 soldats indiens pour seulement
Indian Sociologist, 1909. 2 000 militaires britanniques dans le nord-est de
la Chine. De nombreux témoignages évoquent
DR

L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017


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CHIFFRES un brin d’amertume la puissance financière


des membres de cette caste du sud de l’Inde :

30 millions
C’est le nombre
« Prêteurs sur toutes sortes de gages ou sur simples
billets, toujours prêts à exploiter les pertes au jeu
des colons, fonctionnaires et officiers, et les besoins
d’argent des petits commerçants, les chettiars sont
d’Indiens qui quittent
devenus les véritables maîtres de Saigon. C’est à eux
leur pays entre 
1840 et 1920 pour  qu’appartiennent la majorité des terrains à bâtir et
travailler outre-mer ; la presque totalité des immeubles. »
24 millions finissent  Cette prospérité économique et ce dynamisme
par revenir ;  culturel des communautés indiennes dans l’em-
6 millions s’installent pire britannique ont conduit l’historien Thomas
définitivement Metcalf3 à évoquer une forme de « sous-impéria-
outre-mer. lisme » des Indiens qui n’ont pas seulement été
des agents passifs de la colonisation européenne.
Ainsi, ces minorités indiennes sont souvent en
Où les Indiens butte à l’hostilité des populations autochtones et
les violences perpétrées par ces soldats à l’égard s’exilent-ils ?
Destinations des colonisateurs européens. Dans ces contextes
de la population chinoise dont les élites vivent sociaux difficiles, les Indiens ont tendance à se
comme une humiliation d’être soumis à la do- constituer en communauté séparée, conservant
mination d’individus basanés, eux-mêmes sujets 15 millions leurs pratiques religieuses et leur mode d’orga-
de l’empire britannique. En outre les Indiens, en nisation sociale. Ceux d’Asie du Sud-Est gardent
particulier les sikhs*, renforcent les effectifs de souvent des liens avec leur région d’origine tan-
la police dans l’empire britannique, notamment
4 dis que ceux des Antilles, beaucoup plus éloignés
8 millions
à Singapour, Hongkong, Shanghai ou au Kenya. millions géographiquement, perdent le contact avec le
Par ailleurs, les migrants indiens, qui ne re-
3 sous-continent : leur identité se créolise progres-
millions
viennent pas dans leur région d’origine, ont pu sivement, les distinctions de caste s’estompent, et
acquérir un pouvoir économique dans certaines Birmanie les migrants adoptent la langue et les coutumes
colonies. Environ 6 millions d’entre eux se se- Ceylan des colonisateurs.
raient définitivement installés outre-mer, prin- Malaisie
cipalement en Malaisie, en Birmanie et à Ceylan. Autres Des patriotes expatriés
Après avoir amassé en quelques années un pé- Dans quelles Parmi ces Indiens ayant séjourné plus ou moins
cule, ils ouvrent un petit commerce ou achètent longtemps hors de l’Inde, figurent les princi-
conditions
un lopin de terre. Ils constituent d’importantes paux animateurs du mouvement nationaliste :
partent-ils
Conditions ?
de départ
minorités dans certaines sociétés coloniales. Rabindranath Tagore, Mohandas K. Gandhi,
Ainsi, au Natal, où les trois quarts des travail- 10 % Sri Aurobindo, Jawaharlal Nehru, Vallabhbhai
leurs indiens décident de demeurer sur place Patel, Manabendra Nath Roy ou encore Subhas
comme fermiers, mineurs, bergers, pêcheurs 40 % Chandra Bose. La plupart de ces hommes issus de
ou encore colporteurs, ils sont plus nombreux l’élite hindoue effectuent leurs études en Grande-
(100 000, soit presque 10 % de la population to- Bretagne, à l’instar de Gandhi qui devient au dé-
tale) que les Européens au début du xxe siècle. A but des années 1890 avocat en Afrique australe,
l’île Maurice, les Indiens et leurs descendants de- 50 % où il prend conscience de la nécessité de lut-
viennent rapidement majoritaires : en 1910, ils ter contre la domination coloniale britannique.
représentent 72 % de la population. L’émigration D’autres, comme Roy, parcourent le monde en
indienne a également reconfiguré la démogra- Coolies quête de soutiens logistiques et financiers pour
phie de la colonie britannique des Fidji dont leurs activités politiques : le fameux « Brahmane*
Émigrants libres
près de 40 % de la population actuelle est ori- du Komintern »4 voyage pendant la Première
ginaire du sous-continent. Peu nombreux en re- Passant par des Guerre mondiale en Indonésie, en Chine, au
vanche en Jamaïque ou à la Grenade (Antilles intermédiaires Japon, en Corée, au Mexique et aux États-Unis.
autochtones
britanniques), les coolies sont relégués en bas de Aux côtés de ces figures connues, des cen-
l’échelle socio-économique. taines d’Indiens se mobilisent et se rassemblent
En Afrique orientale, les riches négociants gu- au début du xxe siècle dans des associations po-
jaratis et pendjabis contrôlent en grande partie litiques en Europe, au Japon et en Amérique du
le commerce local. En Birmanie et en Malaisie, Nord. Dès 1865, la London Indian Society, fondée
les chettiars octroient aux paysans autochtones par Dadabhai Naoroji au Royaume-Uni,
des avances indispensables au développement
de la riziculture et de l’hévéaculture dans la pre-
mière moitié du xxe siècle. Ces riches Tamouls fi-
nancent l’édification de 62 temples hindous* en C’est le 1er décembre 1915 à Kaboul que
Birmanie et de 3 temples à Saigon en Indochine
française. En 1889, dans son ouvrage L’Indochine
Mahendra Pratap proclame le premier
française, Jean-Louis de Lanessan décrit avec « gouvernement provisoire de l’Inde »
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défend les intérêts des Indiens, vingt ans Notes L’extraordinaire parcours de Mahendra Pratap
avant la création du parti du Congrès en Inde. 1. Cf. X. Paulès, s’inscrit dans ces réseaux diasporiques. Le free-
« Coolies : la traite
L’India House de Londres, créée en 1905 par oubliée », L’Histoire n° 397, dom fighter quitte l’Inde pour rejoindre l’Europe
Shyamji Krishna Varma, accueille la plupart des mars 2014, pp. 68-73. en décembre 1914, obtient grâce à ses cama-
révolutionnaires indiens de passage en Grande- 2. H. Tinker, A New System rades du Comité de Berlin le soutien du souverain
Bretagne. La branche française de cette associa- of Slavery. The Export of allemand Guillaume II puis d’Enver Pacha pour
Indian Labour Overseas,
tion, la Société indienne de Paris, devient pour rassembler une petite armée. Arrivé à Kaboul dé-
1830-1920, Institute of
quelques années l’un des principaux pôles du Race Relations, Londres- but octobre 1915, il y proclame officiellement le
nationalisme indien. En 1909, ses membres pu- New York, Oxford 1er décembre la fondation du premier « gouver-
blient un manifeste panasiatiste afin de promou- University Press, 1974 ; nement provisoire de l’Inde » dont il devient le
voir l’unité politique et militaire de l’Asie contre la P. Singaravélou, Les Indiens président. Privé du soutien du roi d’Afghanistan,
de la Caraïbe, L’Harmattan,
domination des puissances coloniales (cf. p. 79). 1987-1991, 3 vol. cette première tentative de gouvernement de
A partir de 1907, une filiale de l’India House 3. T. Metcalf, Imperial l’Inde libre échoue à la fin de la Grande Guerre
à Tokyo rassemble les étudiants indiens socia- Connections. India in et Pratap trouve refuge au Japon.
listes et anarchistes dont certains fondent avec the Indian Ocean Arena,
1860-1920, Berkeley, Bose, l’Allemagne et le Japon
des jeunes chinois et japonais la Fraternité asia-
University of California
tique (Asiatic Humanitarian Brotherhood), qui Press, 2008. Fin 1941, Subhas Chandra Bose, adversaire de
promeut l’assistance mutuelle entre les peuples 4. C’est le titre Gandhi et ancien président du parti du Congrès,
du continent engagés dans des luttes pour l’indé- d’un documentaire sur reprend à son compte ce projet transnational de
pendance nationale. Roy de Vladimir Léon, lutte contre les Britanniques en Inde. Il réunit
sorti en France en 2007.
La plupart de ces associations disparaissent 5. Du nom d’une héroïne des étudiants indiens vivant en Allemagne au
au début des années 1910 : les nationalistes de la révolte des Cipayes. sein d’une unité de la Wehrmacht, d’abord can-
indiens se regroupent alors au sein du Comité tonnée aux Pays-Bas, puis à Lacanau en Gironde
indien de Berlin (1914) et du parti Ghadar et à Poitiers. Déçu par Hitler, Bose se tourne vers
(1913) en Amérique du Nord. Les membres du les Japonais et fonde avec leur soutien l’Armée
Ghadar entretiennent des liens étroits avec l’Irish nationale indienne qui accueille à partir de 1943
Republican Brotherhood, les représentants de une grande partie des soldats indiens de l’armée
l’Empire ottoman et du ministère des Affaires britannique emprisonnés à la suite de la prise
étrangères allemand qui financent l’armement de Singapour. Cette armée incorpore aussi des
afin de déstabiliser le Royaume-Uni et les opéra- coolies des plantations ainsi que de nombreuses
tions en Inde. Car ces deux mouvements préco- femmes qui constituent la seule unité combat-
nisent le recours à la révolution armée et jouent tante féminine en dehors de l’URSS, le régiment
un rôle fondamental dans la conspiration « indo- « Rani of Jhansi »5.
allemande », une série de rébellions à Singapour Subhas Chandra Bose fonde le 21 octobre
et dans le sous-continent entre 1914-1917 qui se 1943 à Singapour le Azad Hind, gouvernement
soldent par des échecs. provisoire de l’Inde libre qui possède son ar-
mée, sa monnaie, son système judiciaire et son
Code civil, et prétend avoir autorité sur tous les
Indiens des anciennes colonies britanniques
d’Asie du Sud-Est et sur les territoires indiens
libérés des Britanniques. Ainsi, l’Inde libre peut,
un court moment, exercer sa souveraineté sur
les îles Andaman-et-Nicobar. Cette expérience
politique s’achève avec la défaite militaire japo-
naise et la mort de Bose dans un accident d’avion
le 18 août 1945. Deux ans plus tard, Nehru,
son adversaire politique éduqué à Harrow et
Cambridge, devient le premier Premier ministre
de l’Union indienne.
Cette histoire mondiale de l’Inde contempo-
raine reste à écrire. De l’itinéraire extraordinaire
d’Abdul Karim aux parcours spectaculaires des
PDG des plus grandes multinationales – Sundar
Amitav Ghosh : Pichai (Google), Satya Nadella (Microsoft),
la trilogie de la migration Rajeev Suri (Nokia), Indra Nooyi (PespiCo) ou
Ajay Banga (MasterCard) – en passant par les
ULF ANDERSEN/AURIMAGES

Dans son triptyque Un océan de pavots, Un fleuve de fumée et 


Un déluge de feu (Robert Laffont, 2010, 2013 et 2017), Amitav Ghosh  coolies d’hier et les travailleurs asservis dans les
raconte l’odyssée, en 1838, de coolies embarqués de Calcutta pour  pays du Golfe aujourd’hui, la diaspora indienne
l’île Maurice à bord de l’Ibis avec des compagnons d’infortune :  semble priver le sous-continent d’une partie de
paysans ruinés, veuve réchappée du bûcher, raja déchu, Française  ses talents et de sa main-d’œuvre tout en consti-
athée portant le sari, et autres lascars. Un huis clos cosmopolite. tuant sans doute, depuis le milieu du xixe siècle,
son meilleur atout dans la mondialisation. n

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