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LA ROUTE
L’envers de la
L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017
/ 53
Le faste
des maharajas
Vers 1870, le prince
d’Indore est transporté sur
le dos d’un éléphant
somptueusement harnaché.
ADOC-PHOTOS
DES INDES
colonisation
L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017
54 / SPÉCIAL L es mondes de l’Inde
Transfert technologique
Les « indiennes »
débarquent
Dès le xvie siècle, les Portugais rapportent des cotonnades
peintes et imprimées en Inde. Leur immense succès stimulera au xviiie siècle,
en Angleterre, une production textile en pleine « industrialisation ».
L
’Inde a-t-elle joué un rôle dans la tout le bassin de l’océan Indien. Ces tissus fai-
révolution industrielle ? La saient depuis longtemps prime sur les marchés
question peut surprendre. L’idée d’Asie du Sud-Est, du Moyen-Orient et d’Afrique
commune, qui rejoint ici l’histo- orientale, où les consommateurs les appréciaient
riographie classique, considère pour leur robustesse, la variété de leurs couleurs
comme déterminants des fac- et de leurs formes, aptes à satisfaire tous les
teurs uniques à l’Europe, en par- goûts, ainsi que leur prix raisonnable.
ticulier le lien fort entre le développement des sa- Dès la première moitié du xvie siècle, les
L’AUTEUR voirs scientifiques et l’adoption d’innovations Portugais ont mis sur pied un circuit commer-
Directeur de technologiques majeures par les industriels. Or, cial entre l’Inde et l’Afrique orientale, échan-
recherche émérite depuis peu, en liaison avec le tournant global de geant les tissus achetés au Gujarat contre l’or du
au CNRS,
Claude Markovits l’histoire, le rôle joué par l’Inde à travers l’arrivée Monomotapa (actuel Zimbabwe), qui leur ser-
a notamment dirigé des textiles (au premier rang desquels les fa- vait à payer les épices (cf. Sanjay Subramanyam,
Histoire de meuses « indiennes ») et surtout la transmission p. 42). Puis ils ont commencé à envoyer des étoffes
l’Inde moderne, des savoirs indiens a commencé à être pris en indiennes en petite quantité à Lisbonne, où elles
1480-1950 (Fayard,
1994) et publié, avec
compte. Même si les appréciations varient sur son ont eu du succès, essentiellement comme tissus
Jean-Louis Margolin, importance, l’étude du secteur industriel indien d’ameublement (pour des rideaux ou des bal-
Les Indes et jette un jour nouveau sur les relations de l’Inde et daquins) auprès d’une clientèle aisée. La vogue
l’Europe. Histoires de l’Europe et leur influence réciproque. Et ce dès pour les tissus indiens au Portugal n’a cependant
connectées, xve- le xvie siècle. pas résisté aux lois somptuaires de Philippe II des
xxie siècle
(Gallimard, «Folio années 1590, qui en punissaient l’usage.
Histoire», 2015). Cotonnades robustes aux couleurs vives Les rivaux néerlandais des Portugais, or-
Rappelons que ce ne sont pas les tissus, mais ganisés à partir de 1602 dans la puissante
les épices, le poivre notamment, qui ont d’abord VOC (Vereenigde Oostindische Compagnie,
attiré les Européens en Inde, depuis le temps du Compagnie des Indes orientales), constatent
premier voyage de Vasco de Gama en 1497-1498. à leur tour que les tissus produits sur la côte de
Mais les Portugais ont rapidement découvert que Coromandel au sud-est de l’Inde sont le meilleur
les tissus de coton fabriqués en Inde, surtout au moyen de paiement pour se procurer les épices
Gujarat, étaient d’une finesse et d’un brillant ex- dans l’archipel indonésien des Moluques, et se
ceptionnels, et qu’ils pouvaient servir de moyens lancent dans ce commerce interasiatique (d’Inde
d’échange pour se procurer divers produits dans en Indonésie) à partir de leur comptoir de Pulicat.
DR
Teinture C ette aquarelle, réalisée vers 1850-1860, représente un artisan A l’anglaise C ette robe en chintz, à motifs fleuris,
teignant des tissus dans des récipients de terre, juchés sur des fourneaux. Les a été confectionnée en Inde vers 1780 pour le marché
THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE/ LONDRES, VICTORIA AND ALBERT MUSEUM/V&A
Indiens avaient atteint un sommet dans l’art de fixer les couleurs. européen (Londres, Victoria and Albert Museum).
La VOC a aussi commencé, dans les an- la VOC, a tenté de faire des tissus d’Inde un ob-
nées 1630, à expédier en Europe en quantités jet de consommation de masse, dans l’espoir de
limitées ces tissus, appelés calicots (de Calicut, damer le pion aux mêmes Néerlandais. Après
dans le Kerala) ou simplement « indiennes », 1650, les consommateurs européens voient les
des termes qui recouvraient en réalité un large indiennes d’un autre œil. En Angleterre, elles
éventail de produits comme les chintz, les baf- constituaient une alternative attrayante aux soie-
tas, les sallamporees, etc. Ces tissus attiraient une ries françaises, qui dominaient alors le marché
clientèle variée, mais ils ne faisaient pas encore du luxe, car elles étaient fournies par une
concurrence aux productions des fabricants eu-
ropéens, soieries, lainages et toiles de lin, sur le À SAVOIR
marché de l’habillement. On les considérait avant
tout bons pour décorer les intérieurs, leur prix Rouge garance et bleu indigo
étant inférieur à celui des tapisseries de laine. Toile de coton, peinte ou imprimée, l’indienne présente souvent un décor de
Les choses se mettent à changer à la fin du fleurs, de feuillages ou d’oiseaux et des couleurs où dominent les rouges de la
xviie siècle quand l’East India Company (EIC), la
IMAGES/SCAL A
compagnie anglaise, ce qui, dans une op- Puissance son bureau. Puis, un de ses fournisseurs ayant of-
tique mercantiliste alors dominante, avait l’avan- mécanique fert à son épouse une robe de coton de même pro-
tage de limiter les sorties d’espèces. La manufacture de coton venance, il s’est procuré pour lui-même une robe
Le roi Charles II, soucieux d’afficher sa dif- Swainson Birley près de de chambre flottante en coton (banyan), et c’est
Preston, dans le
férence par rapport au roi de France, lança la ainsi vêtu qu’il s’est fait représenter dans un por-
Lancashire où sont
mode ; la Cour suivit, puis les classes aisées se fabriqués des calicots trait (cf. ci-dessous). Ce type de vêtement devient
sont soudain découvert un goût marqué pour imprimés : les Anglais en vogue parmi les ménages aisés des grandes
ces étoffes aussi nouvelles qu’exotiques. On le sont prêts à prendre le villes, mais, les effets d’imitation aidant, il s’est
constate à la lecture du Journal du bourgeois relais (gravure de 1834). répandu dans des catégories plus modestes et
londonien Samuel Pepys dans les années 1660. jusqu’au fond des provinces.
Il a d’abord acheté à sa femme un chintz (tissu
imprimé) importé d’Inde pour tendre les murs de Imiter les Indiens
A la conquête du marché européen faisant preuve d’une flexibilité qu’on leur dénie
parfois. L’Inde offrait une gamme extrêmement
variée de produits comme des courtepointes, des
million de pièces de textile caracos ou des robes mousseline, pour répondre à
1,6 la demande de marchés diversifiés. Le Gujarat, au
1,4
Exportations vers : nord-ouest de l’Inde, était plutôt spécialisé dans
Grande-Bretagne les toiles imprimées (chintz), le Coromandel, sur
1,2 la côte orientale, dans les toiles peintes.
Provinces-Unies
1 France
Déjà des mesures de protectionnisme
0,8 Cette irruption des étoffes indiennes a suscité
0,6 l’inquiétude croissante des fabricants européens,
qui voyaient leurs ventes diminuer. Pour faire
0,4
face à cette concurrence, ils ont réagi de deux fa-
0,2 çons. D’une part, ils ont fait pression sur les États
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pour qu’ils prennent des mesures de protection
douanière, voire d’interdiction pure et simple de
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Le nombre de pièces de textile exportées de l’Inde vers l’Europe par les en Angleterre (en 1700, suite aux émeutes des
Compagnies française, néerlandaise et anglaise des Indes augmente ouvriers de la soie à Spitalfield en 1697, puis en
considérablement à partir du milieu du xviie siècle. Les Britanniques 1721). Mais elles n’ont pas eu d’effet majeur, car
s’approprient exclusivement le marché à la fin du xviiie, avant que ce dernier les compagnies, qui tiraient l’essentiel de leurs
ne s’écroule au début du xixe, les tissus étant désormais fabriqués en Europe. profits de ce commerce, ont trouvé des moyens de
contourner l’interdit, y compris en ayant
Water frame
Machine à filer
actionnée par la force
hydraulique, inventée
en 1769 par Richard
Arkwright dans le
Lancashire, qui produit
du fil de coton plus
solide que la spinning
jenny. La première
filature industrielle
ouvre en 1771.
Montagne de
coton S ous l’œil d’un
contremaître, des
hommes portent des
paniers de coton dans la
région d’Indore en 1900.
Privés de la matière
première par la guerre
de Sécession américaine,
les industriels anglais
importent du coton
indien en quantité.
tissus imprimés de qualité comparable à celle des (charkha) le symbole de la renaissance indienne
indiennes, tout en abaissant de façon considé- qu’il appelle de ses vœux. Le boycott des produits
rable leurs coûts de production grâce à l’adop- anglais sera au cœur de la lutte contre la colo-
tion de nouvelles technologies dans la filature (la Note nisation. L’exemple des tissus de coton montre
« spinning jenny ») et dans le tissage (le métier 1. Originaires de Perse, l’imbrication étroite des économies européenne
d’Arkwright). les Parsis, de religion et indienne induite dès le xviie siècle par le déve-
zoroastrienne, se sont
Si les Français ont souvent été à l’avant-garde, établis dans l’Inde de
loppement des échanges commerciaux : l’histoire
suite à la levée en 1759 de la prohibition de l’Ouest à partir du de l’une ne peut être écrite indépendamment de
l’« indiennage » (l’industrie de production des viiie siècle. celle de l’autre. n
Soldats indiens et officiers britanniques L e lieutenant Kantzow défend le Trésor britannique conservé à Mynporree (vers Agra).
La grande peur
des cipayes
Loin d’être une simple mutinerie alimentée par la superstition, la rébellion des
soldats indigènes en 1857 est un des plus puissants soulèvements de masse anticoloniaux
du xixe siècle. Et l’un des mythes fondateurs de la nation indienne.
É
vénement capital dans l’histoire Malacca et autres furent placés sous le contrôle
mondiale, le soulèvement in- direct de la couronne britannique. Le même pro-
dien de 1857 a été trop souvent cessus toucha peu après la plupart des compa-
négligé dans ses retombées. gnies à charte britanniques. Ainsi débuta le « se-
D’abord, il a conduit à la faillite Notes cond empire britannique » (le premier était
CULTURE CLUB/GETT Y IMAGES
Les événements de 1857 ont aussi profondé- outre-mer, pour soutenir ses autres ambitions en
ment affecté la nature du mandat britannique en Asie. Les enrôlés et les dernières recrues y furent
Inde, le rendant prudent et conservateur, et for- contraints par les nouveaux contrats.
tement dépendant du soutien des nobles indiens Dans le même temps, par souci d’économie,
et des élites éduquées, censés être « loyaux » à la la Compagnie supprima les bonus versés aux
suite du soulèvement. troupes servant à l’intérieur de la présidence du
Les territoires de la Compagnie des Indes orien- Bengale. Enfin, on cessa de proposer un emploi
tales étaient alors divisés en trois « présidences », L’AUTEUR aux fils de cipayes des régiments « indigènes ».
dirigées depuis Madras, Bombay et Calcutta (ca- Professeur d’histoire Ces mesures – incluses dans la loi sur le recrute-
pitale du Bengale). La Compagnie gouvernait de l’Asie du Sud ment dans les services généraux de 1856 – furent
moderne et
en s’appuyant sur la plus importante armée de contemporaine à considérées comme une trahison de la part de
mercenaires du sous-continent – et même du l’université ceux que les cipayes avaient loyalement servis,
monde, à cette époque –, instituée au tout dé- d’Édimbourg, parfois depuis l’époque moghole.
but du xixe siècle et divisée entre les trois prési- Crispin Bates a Les cipayes de l’armée du Bengale étaient
codirigé Mutiny at
dences. Les soldats étaient appelés « cipayes* » the Margins (7 vol.,
majoritairement recrutés parmi la paysannerie
(du persan sipahi). Payées grâce aux profits dé- Sage, 2013-2017) des brahmanes* et des rajputs* de la province
gagés par le trafic de l’opium avec la Chine et les et écrit Subalterns du Bihar, contrôlée par les Britanniques, et du
taxes foncières en Inde, ces armées puissantes and Raj : South Asia royaume indépendant voisin d’Awadh (Oudh, à
servaient à l’origine à protéger le commerce, en since 1600 l’époque, dans l’Uttar Pradesh). Mais, en 1855, la
(Routledge, 2007).
particulier contre la France et ses alliés indiens Compagnie confisqua les riches territoires de ce
pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763) et royaume loyal et de plusieurs autres et fit déposer
sous Napoléon. Mais elles devinrent une fin en un gouvernant qui portait le titre encore impor-
soi, permettant à la Compagnie d’intimider n’im- tant de vizir de l’empereur moghol.
porte quel potentat local et de s’emparer de tout Le pouvoir de l’empereur moghol Bahadur
territoire rentable qu’elle convoitait. Shah Zafar, dernier de la dynastie timouride, dé-
sormais stipendié par les Britanniques, se limitait
Une énorme armée désœuvrée aux environs de Delhi. Le royaume d’Awadh était
Leur réputation d’invincibilité fut brisée en 1842, l’un des ultimes vestiges indépendants de cet em-
lorsqu’une tentative d’invasion de l’Afghanistan pire autrefois si grand (cf. Corinne Lefèvre, p. 36).
s’acheva en désastre complet. Seuls survécurent La déposition de son vizir et la confiscation de ses
un officier britannique et une poignée de soldats terres alarmèrent l’aristocratie musulmane de
indiens – sur les 24 000 à 28 000 qui avaient mar- l’Inde du Nord. Pis encore, la Compagnie
ché sur Kaboul. On a parfois dit que ces rares res-
capés avaient contribué à semer au sein de l’ar-
mée du Bengale les germes de la dissension qui
éclata en 18571.
A l’époque, l’explication privilégiée par les
Britanniques, largement reprise, fut que la ré-
volte était avant tout un complot des élites musul-
manes, alimenté par des rumeurs superstitieuses
au sein de la population. L’une d’elles concernait
les cartouches du nouveau fusil Lee Enfield que
la Compagnie devait distribuer. Le bruit courut
qu’elles étaient lubrifiées avec du suif de porc ou
de bœuf, pour rendre « impurs » les soldats in-
diens et ainsi les convertir au christianisme. Si tel
était le plan (ce que rien ne prouve), il échoua,
DR -LONDRES, VICTORIA & ALBERT MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES
des Britanniques. Six semaines plus tard, Vengeance pendre les prisonniers et de tirer à vue sur tout
à Meerut, un régiment qui avait refusé les nou- Témoin privilégié de la homme soupçonné de soutenir les mutins.
velles cartouches fut publiquement humilié et révolte, le photographe La résistance la plus organisée prit place en
conduit en prison entravé par des fers. Le soir sui- Felice Beato a laissé Awadh, où une grande armée de cipayes occupa
vant, dimanche 10 mai, l’officier de permanence des clichés saisissants. Lucknow et assiégea la garnison britannique.
Ci-dessus, fantassins du
fut tué, les cipayes fracturèrent l’armurerie, atta- Celle-ci fut délivrée le 17 octobre 1857 mais
31e régiment pendus
quèrent et tuèrent leurs officiers britanniques. Le en 1857 à Lucknow. la ville resta aux rebelles jusqu’en mars 1858.
lendemain, ils marchaient sur Delhi derrière le Lucknow fut ensuite mise à sac une seconde fois
drapeau de leur régiment. par les soldats de sir Colin Campbell3.
En arrivant, les régiments de Meerut entrèrent A Kanpur, les événements prirent un tour plus
de force jusqu’à l’intérieur du Fort Rouge, la rési- tragique et tristement célèbre. Les Britanniques,
dence du vieil empereur moghol de 82 ans. Ils oc- retranchés dans la résidence sous le commande-
cupèrent le darbar (salle de réception) de l’empe- ment du général Wheeler, et complètement cer-
reur et exigèrent son soutien. L’empereur accepta nés, se rendirent, à la condition de pouvoir partir
du bout des lèvres, scellant ainsi son propre sort pour Calcutta. Cependant, alors qu’ils embar-
et celui de ses administrés. quaient au ghat de Satichaura, au bord du Gange,
Les événements de Meerut et Delhi se répé- le 27 juin, ils furent attaqués4. Presque tous les
tèrent à travers la plaine gangétique, provoquant hommes furent tués. Environ 200 femmes et en-
le chaos, les civils s’armant pour se défendre et pil- fants furent emprisonnés dans une maison ap-
lant les bureaux gouvernementaux, les Trésors et pelée Bibighar, la « maison des femmes ». On es-
les bungalows abandonnés par les Britanniques. pérait peut-être qu’ils serviraient de monnaie
A Kanpur (Uttar Pradesh), les régiments indiens d’échange. Mais l’armée de Havelock et Neill
se dressèrent contre leurs officiers britanniques Notes avançait implacablement. Informé, Nana Sahib,
qui battirent en retraite vers la demeure fortifiée 3. C. Bates, M. Carter (ed), ancien chef marathe qui avait commandé les re-
Mutiny at the Margins: New
à la hâte du résident britannique. perspectives on the Indian belles, se résolut à faire exécuter les femmes et
Uprising of 1857, vol. 7. enfants prisonniers. Le massacre commença le
Massacre à Kanpur Documents of the Indian 15 juillet et, quand les soldats refusèrent de conti-
Le général James George Neill, commandant Uprising, New Delhi, Sage, nuer, on prit des bouchers armés de machettes.
2017.
FELICE BEATO/ADOC-PHOTOS
Un exil massif
Quand Delhi fut reprise le 20 septembre 1857,
le souvenir du massacre de Kanpur incita les Notes
Britanniques à redoubler de violence, la cité étant 5. Son fils, le major A. H. S.
pillée et vidée de ses habitants. Les fils de l’empe- Neill, fut assassiné trente
ans plus tard par Mazar Ali,
reur moghol furent capturés et sommairement un soldat du Central India
exécutés et Bahadur Shah arrêté et emprisonné. Horse Artillery. W. Forbes-
L’utilisation symbolique de la violence carac- Mitchell, Reminiscences of Le dernier empereur
térisa la campagne britannique de pacification the Great Mutiny 1857- Condamné pour trahison, Bahadur Shah Zafar, le vieux
qui suivit. Assoiffée de vengeance, l’armée ter- 1859, Londres, 1893.
6. C. Bates, M. Carter,
souverain, est banni en 1858 en Birmanie où il finit
rorisait la population pour la soumettre. Sur ce Mutiny at the Margins, ses jours en captivité (v. 1860).
point, les Britanniques réussirent. Bahadur Shah vol 7, Documents of the
fut jugé et, bien qu’il fût nominalement un sou- Indian Uprising, 2017,
verain régnant, condamné pour trahison (contre p. 203. jugé et exécuté en avril 1858. La paix revint en
7. M. Carter, C. Bates,
la Compagnie des Indes orientales), banni en « The Uprising, Migration
novembre 1858, la reine Victoria proclamant
mars 1858 à Rangoon où il finit ses jours captif. and the South Asian l’amnistie pour tous les Indiens non directement
Dans le centre de l’Inde, le général indien Tatia Diaspora », M. Carter, impliqués dans le meurtre d’officiers ou de civils
Tope poursuivit le combat avec des régiments re- C. Bates (ed), Mutiny at the britanniques.
belles restants de Kanpur. « Les Indiens se battent Margins: New Perspectives Les cipayes des régiments dissous se disper-
on the Indian Uprising of
en guérillas », écrivit Louis Berlioz, fils du cé- 1857, vol. 3. Global sèrent mais leurs souffrances n’étaient pas finies,
lèbre compositeur, alors à Bombay6. Ce com- Perspectives, Londres et car le conflit avait dévasté l’économie du nord
bat prit fin lorsque Tatia Tope fut trahi, capturé, New Delhi, Sage, 2013. de l’Inde. De nombreux villages qui avaient aidé
les rebelles furent réduits en cendres. D’autres
furent frappés de taxes punitives pendant de
nombreuses années. La plaine gangétique connut
de terribles famines qui firent des millions de vic-
times en 1857-1859, 1861 et 1865. Pour y échap-
Marx n’avait pas tout compris ! per, des centaines de milliers de personnes émi-
grèrent. Beaucoup quittèrent l’Inde, traversant
D
epuis 1852, Karl Marx est correspondant à Londres du journal « ra- les mers pour travailler dans les plantations à
dical » (c’est-à-dire révolutionnaire) américain le New York Daily sucre coloniales.
Tribune. Intéressé par l’Inde, il a déjà écrit en 1853 « The British 1857 contribua ainsi fortement à l’éta-
Rule in India » (25 juin) et « The Future Results of the British Rule in India » blissement d’importantes communautés in-
(8 août). Son appréciation est complexe : d’une part, les forfaits des diennes dans des lieux aussi éloignés que
PICTURES FROM HISTORY/BRIDGEMAN IMAGES
Britanniques l’indignent, d’autre part, il leur reconnaît le mérite d’avoir Singapour, Maurice, la Réunion, l’Afrique du
« fait entrer l’Inde dans l’histoire » en bouleversant une société orientale Sud, la Guadeloupe, Trinidad et le Guyana7.
caractérisée par un certain immobilisme. Dans ses premières dépêches Ironiquement, tout en permettant à l’Empire bri-
sur la révolte des cipayes, il semble croire à un feu de paille. Devant la tannique de se maintenir en Inde pendant quatre-
prolongation des combats, sa position évolue : le 14 août 1857, il évoque vingt-dix ans encore, la révolte entraîna aussi sa
une « révolte nationale ». Marx remarque que le soulèvement vient non de chute, dans la mesure où c’est au sein de la popu-
paysans opprimés mais de soldats relativement privilégiés, un trait com- lation indienne d’Afrique du Sud, au tournant du
mun à beaucoup de révolutions. Mais il ne va pas jusqu’à qualifier la ré- xxe siècle, que Gandhi développa les méthodes de
volte des cipayes de « révolution », même si elle en possède certains traits. résistance passive qui contribuèrent à mettre fin
Son jugement reste ambigu, ce qui gênera plus tard les marxistes indiens. à la domination coloniale. n
Claude Markovits (Traduction d’Huguette Meunier.)
A
lors que l’Union indienne s’ap- Ces « Raj* haters » – farouches détracteurs de
prête à célébrer les 70 ans de l’œuvre impériale – comme ses zélateurs, les « Raj
son indépendance le 15 août lovers », s’affrontent sur le bilan de la présence
prochain, deux épisodes ré- britannique en Inde, mais partagent le même
cents ont suscité la polémique point de vue européocentrique : les Britanniques,
au Royaume-Uni et en Inde. omnipotents, auraient pour le meilleur ou pour le
D’une part, la parution en juil- pire présidé aux destinées de l’Inde. Ces interpré-
let 2014 d’un sondage selon lequel 59 % des per- L’AUTEUR tations nationaliste et conservatrice de l’histoire
sonnes interrogées en Grande-Bretagne se disent Professeur d’histoire oblitèrent le rôle actif de la majorité des popu-
« fières » du passé colonial britannique. De l’autre, contemporaine lations concernées, les habitants du sous-conti-
à l’université
la conférence intitulée « La Grande-Bretagne doit Paris-I-Panthéon-
nent, qui se sont accommodés de la présence
dédommager ses anciennes colonies », donnée fin Sorbonne, étrangère, ont coopéré ou résisté. Aussi l’histo-
mai 2015 à Oxford par l’homme politique indien membre de l’Institut rien, adoptant le point de vue autochtone, peut-il
Shashi Tharoor et visionnée depuis par plus de universitaire aujourd’hui s’interroger : l’Inde a-t-elle été effecti-
4 millions de personnes sur les réseaux sociaux. de France et vement colonisée ? Cette question apparemment
directeur du Centre
Dans l’ancienne métropole comme dans l’ex-co- d’histoire de l’Asie farfelue nous invite à réexaminer la nature de la
lonie, le passé impérial cristallise un fort repli na- contemporaine, domination coloniale et ses limites1.
tionaliste dont témoignent par ailleurs le succès Pierre Singaravélou
de la campagne du Brexit en Angleterre et la fer- a dirigé en 2013 Des débuts modestes
au Seuil Les Empires
veur populaire suscitée par l’accession au pouvoir coloniaux,
Comme tous les empires européens, le Raj bri-
de Narendra Modi, leader du Bharatiya Janata xixe-xxe siècle. tannique est bavard. Il produit massivement des
Party, en Inde (cf. p. 90). Depuis février 2015, discours sur lui-même, et ses archives ont gran-
nombre de Britanniques savourent avec nostalgie dement influencé par la suite le point de vue des
les épisodes de la série télévisée Indian Summers, historiens. D’où le grand récit sans faille et bien
qui relate les aventures de coloniaux britanniques huilé d’une colonisation omniprésente et efficace.
à Simla, célèbre station climatique qui chaque En fait, la conquête du sous-continent – im-
été se transformait en capitale des Indes. Tandis mense ensemble géographique qui recouvre
qu’en Inde, les anciennes générations continuent l’Union indienne, le Bangladesh, le Pakistan, Sri
à vénérer la figure – controversée en Europe – de Lanka et la Birmanie d’aujourd’hui – a été plus
Subhas Chandra Bose qui, pendant la Seconde longue et difficile qu’on a bien voulu l’écrire, en
Guerre mondiale, n’avait pas hésité à s’allier aux raison de la résistance d’une partie de la popu-
forces de l’Axe pour combattre les colonisateurs Note lation et des souverains locaux. Déjà structuré
britanniques (cf. Pierre Singaravélou, p. 76). * Cf. lexique, p. 112. politiquement et économiquement sous
DR
Maîtres et
serviteurs
L’épouse du président
de la Cour suprême
du Bengale donne des
instructions au personnel
indien de sa maison
(vers 1775-1778).
WERNER FORMAN ARCHIVE/BRIDGEMAN IMAGES – DR
Domination
incomplète
Sur cette carte
britannique de 1909,
on distingue l’Inde
britannique en rouge et
l’Inde indienne en jaune
(562 États princiers).
Notes la houlette du puissant Empire moghol, prennent discrètement position sur le littoral
1. Cf. C. A. Bayly, le sous-continent concentre jusqu’en 1700, à en et dans des forts, et nouent de nombreuses al-
« Returning the British
to South Asian History:
croire l’historien Angus Maddison, 27 % des reve- liances avec les grands marchands indiens.
The Limits of Colonial nus économiques mondiaux – soit plus que l’Eu- « Loin d’être complètement imposée de l’extérieur,
Hegemony », South Asia. rope tout entière –, et la présence britannique la transition vers le régime colonial aurait donc vu
Journal of South Asian y demeure marginale. A tel point qu’à la fin du la participation active d’une partie, au moins, de
Studies, volume XVII, 1994, xviiie siècle de nombreux cadres de la Compagnie la population indienne2. »
issue 2, pp. 1-25 ;
A. Tambe, H. Fischer Tiné anglaise des Indes orientales s’indianisent, à l’ins-
(dir.), The Limits of British tar de James Kirkpatrick épousant une femme au- Coopération
Colonial Control in tochtone et son style de vie moghol. Peu de militaires européens sont présents en
South Asia. Spaces of Au début du xixe siècle, les colonisateurs ne Inde : c’est en exploitant les divisions internes
Disorder in the Indian
Ocean Region, Abington,
contrôlent que les régions littorales méridio- du continent et en recrutant massivement des
Routledge, 2009. nales et le nord-est du pays car l’expansion ter- soldats « indigènes » que, jusqu’à la conquête de
2. Cf. C. Lefèvre, ritoriale se heurte, notamment, aux armées la Birmanie en 1885, les Britanniques intègrent
« Le xviiie siècle et népalaise, marathe, birmane et sikhe*. C’est l’af- de nouveaux territoires au Raj. L’historien John
la fin de l’Empire moghol », faiblissement progressif du pouvoir moghol qui Seeley souligne dès 1883 la singularité de cette
Monde(s), 2012/2, p. 190.
facilite les conquêtes des Britanniques. A l’ori- pratique : « On ne peut pas vraiment soutenir que
gine de cet affaiblissement, l’émergence de pou- l’Inde a été conquise par des étrangers ; elle s’est plu-
voirs régionaux, les luttes de factions au sein des tôt conquise elle-même. »
élites et les invasions successives du Turkmène Si, sur le papier, certaines conquêtes peuvent
Nadir Chah (1739) et de l’Afghan Ahmad Chah sembler expéditives dans la première moitié du
Durrani (1748-1767). xixe siècle, l’appropriation du territoire est la plu-
Perçus dans un premier temps comme des ac- part du temps beaucoup plus lente. En effet, plan-
teurs régionaux parmi d’autres, les Britanniques ter l’Union Jack ne suffit pas à contrôler effective-
ment les immenses territoires et les centaines de
millions d’habitants de cette péninsule.
Force est de constater le faible nombre en Inde
Planter l’Union Jack ne suffit pas de civils européens – colons installés depuis plu-
sieurs générations et coloniaux de passage. On
à contrôler effectivement les immenses en compte au total seulement 2 000 pour 200 à
territoires et les centaines de millions 300 millions d’habitants en 1857 et 4 000 admi-
nistrateurs britanniques en 1911. L’Inde est de-
d’habitants de cette péninsule venue une carrière, comme l’a écrit Benjamin
Résistances
Une des guerres
qui opposent les
Britanniques aux armées
sikhes pendant les
années 1840 (illustration
indienne du xixe siècle).
Honteux
ciale et économique. Ne se prononcent pas
besoin du poison, elle n’a pas besoin de l’épée, de la
En vertu de la stratégie du « diviser pour ré- (2014) lance ou du fusil. Il lui suffit d’avoir sa propre vo-
gner », les administrateurs coloniaux favorisent lonté, d’être capable de dire “non”, et cette nation
certains groupes, comme les brahmanes* ou les apprend aujourd’hui à dire “non”4. »
sikhs, sur lesquels ils s’appuient pour mainte-
nir l’ordre social, aux dépens du reste de la po- Indirect rule
pulation. Cette coopération d’une partie de la De la fin du xixe siècle au mitan du xxe, les
population a été vigoureusement dénoncée par Européens voient les Indes en rose – ou plus
Mohandas Karamchand Gandhi à de nombreuses Notes souvent en rouge. Sur les orgueilleux planis-
reprises : « Ce ne sont pas tant les fusils britan- 3. M. K. Gandhi, phères qui ornent alors les murs des salles de
niques qui sont responsables de notre sujétion que Tous les hommes sont classe et les publicités en métropole, ce vaste
frères, Gallimard,
notre coopération volontaire3. » « Idées », 1969, p. 247.
aplat de couleur suggère une domination uni-
Dès lors, l’émancipation et la décolonisation 4. M. K. Gandhi, La Jeune forme, continue et totale du Royaume-Uni sur
passent selon lui par la non-coopération des Inde, Stock, 1948, p. 195. l’immense sous-continent.
méritent d’être réexaminées, cela, en re- Co-construction que l’usage de cette violence paroxystique et
vanche, ne relativise en rien les exactions per- Il faut être deux pour spectaculaire est indispensable à la pérennisa-
pétrées par les colonisateurs pendant près de coloniser. Sur cette tion de la présence britannique dans la pénin-
deux siècles. photographie de 1902, sule. Aussi apportent-elles un indéfectible sou-
la collaboration de tien à Reginald Dyer, dénommé par Kipling « le
« Brutish Raj » maharajas et d’autorités
sauveur de l’Inde ».
britanniques.
Le Raj n’a pas été un pouvoir irénique. Il se ca-
ractérise au contraire par l’exercice quotidien Pillage institutionnalisé
d’innombrables violences : brimades, empri- Outre la répression militaire, c’est également la
sonnements arbitraires, châtiments corpo- politique économique coloniale, libre-échangiste
rels, viols, déportations, travaux forcés, etc. et malthusienne, qui cause beaucoup de victimes :
Ce « Brutish Raj », comme le surnomme Shashi elle empêche en effet volontairement les popu-
Tharoor, devient particulièrement sanguinaire lations autochtones d’accéder aux ressources
lorsqu’il s’agit de réprimer ceux qui, d’une façon alimentaires et sape les systèmes traditionnels
ou d’une autre, remettent en cause sa légitimité. CHIFFRES d’entraide. Les multiples famines – grandes fa-
562
Ainsi des 300 soldats indiens froidement exécu- mines du Bengale (1770), de Madras (1782), de
tés, sans aucune forme de procès, au terme de la Delhi (1783), d’Agra (1837), de l’Orissa (1866),
mutinerie de Vellore en 1806, ou des milliers de du Bihar (1873-1874), du Sud (1876-1877),
civils massacrés pendant la révolte des Cipayes C’est le nombre d’États du centre de l’Inde (1899-1900), de Bombay
en 1857 (cf. Crispin Bates, p. 60). princiers qui constituent (1905-1906), du Bengale (1943) – causent plus
Soixante ans plus tard, un autre carnage « l’Inde indienne », non de 30 millions de morts entre la fin du xviiie siècle
directement soumise au
marque un tournant dans l’histoire de l’Inde et la Seconde Guerre mondiale.
pouvoir britannique.
britannique. En réaction à l’adoption des lois Ainsi, en 1866, le marquis de Salisbury, secré-
Rowlatt qui aggravent l’arbitraire judiciaire,
de nombreux Indiens se mobilisent en mars et
avril 1919, notamment au Pendjab, dans le nord
2 000
C’est le nombre
taire d’État à l’Inde, décide d’exporter 200 mil-
lions de livres de riz au Royaume-Uni alors que
1 million et demi de personnes meurent de
du pays. Le 13 avril, alors qu’une dizaine de mil- approximatif de civils
faim. Winston Churchill procède de la même fa-
liers de personnes se rassemblent à Amritsar dans européens installés çon, en 1943, lorsqu’il distribue les réserves de
le jardin clos Jallianwala Bagh pour célébrer la en 1857 dans une Inde grains aux soldats britanniques déjà bien nour-
fête religieuse de Baisakhi, le brigadier général qui compte alors entre ris plutôt qu’aux millions de Bengalis qui sont
THE BRITISH LIBRARY BOARD/BRIDGEMAN IMAGES
Dyer ordonne à ses gurkhas (soldats originaires 200 et 300 millions alors dans le plus extrême dénuement.
de l’actuel Népal) de tirer sans sommation sur ces d’habitants. Le sous-continent constitue à la fin du
civils inoffensifs, massacrant au moins 379 per- xixe siècle la première source de revenus
sonnes et en blessant 1 137.
Cette hécatombe suscite un émoi dans toute
l’Inde et dans les diasporas issues du sous-conti-
nent, y compris chez nombre d’Indiens loyalistes
qui, découvrant alors la face la plus sombre du
Le 13 avril 1919, sur ordre du brigadier
colonialisme et l’aveuglement des élites britan- général Dyer, les gurkhas tirent sans
niques, se convertissent au nationalisme. Tandis
qu’au Royaume-Uni, la Chambre des lords et une
sommation sur des civils inoffensifs,
grande partie de l’opinion publique considèrent massacrant au moins 379 personnes
L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017
72 / SPÉCIAL L es mondes de l’Inde
assure la fortune de ses héritiers grâce à son fa- Première ministre britannique Theresa May a
meux diamant de 426 carats, acquis en 1702. choisi pour son premier voyage hors d’Europe,
Quant à Robert Clive, le vainqueur de Plassey en novembre 2016, de renouer les liens avec
(1757), il est à son retour en Europe l’un des « l’ami le plus important et le plus proche » du
hommes les plus riches du monde. Le libéral Royaume-Uni : après le Brexit, les Britanniques
Horace Walpole écrit à propos de la famille ont sans doute plus que jamais besoin de l’Inde
Clive : « Ils ont affamé des millions d’individus et de ses investisseurs.
en Inde par leurs monopoles et leurs pillages, et Ironie de l’histoire, la cheffe du gouverne-
ont presque provoqué une famine chez eux [en ment de Sa Majesté souhaitait rencontrer les
dirigeants de Tata pour obtenir des garanties
sur les emplois menacés de 4 000 salariés, em-
De 1600 à 1813, la Compagnie ployés au pays de Galles dans une aciérie du
groupe indien. A la fin du xixe siècle, le fonda-
anglaise des Indes orientales possède le teur Jamsetji Tata s’était justement vu interdire
par les colonisateurs de fonder une aciérie ; les
monopole du commerce et ses « nababs » dirigeants de l’entreprise indienne n’ont pas ho-
blancs pillent les richesses du pays noré le rendez-vous. n
Face aux
eunuques,
les Anglais
paniquent
Les hijras, des eunuques pratiquant
des spectacles rituels lors de mariages ou
de naissances, ont inquiété les autorités
britanniques. Au point qu’elles tentèrent Sortie de l’ombre. A
gauche, une des premières
de les faire disparaître. photos de hijra, avec deux compagnons, chanteurs et
danseurs, vers 1850 au Bengale. A droite, une
candidate transgenre aux élections de 2014 dans le
district de Bénarès, où se présentait Narendra Modi.
Par Daphné Budasz
E
ganes génitaux leur confère paradoxalement
n 1865, le commissaire britan- un pouvoir de fertilité. Les hijras s’identifient
nique d’Agra mène une enquête notamment au dieu Shiva qui, selon la mytho-
sur la population de son district logie hindoue, s’est émasculé et a ainsi offert à
et révèle l’existence de 586 eu- la terre une fertilité universelle en échange de
nuques, connus sous le nom la sienne. Le principe selon lequel l’impuissance
d’hijras. « Le nombre de ces indi- peut être convertie en pouvoir reproducteur à tra-
vidus excède de beaucoup ce que vers l’ascétisme est essentiel : il permet aux hijras
L’AUTEUR j’avais anticipé, écrit-il, et cela montre la nécessité de justifier leur rôle dans la société indienne. Ces
Diplômée de urgente d’adopter des mesures strictes pour mettre dernières, qui portent des habits féminins, inter-
la Queen Mary fin à la source de subsistance de ces malheureux. » prètent des danses et des chants rituels à des ma-
University,
Daphné Budasz Il n’est pas le seul alarmé par la présence d’eu- riages ou lors de la naissance d’un enfant. Elles
a rédigé un mémoire nuques : à la fin du xixe siècle, un effort colossal reçoivent des dons en échange de leur prestation
de recherche intitulé est mis en place par les autorités coloniales des et de leur bénédiction. Le refus de les payer ex-
« Colonial Space and provinces du nord-ouest de l’Inde pour contrer la pose la famille à la malédiction. Pour ce faire, les
Sexual Regulation.
« menace ». On craint en effet que la « perver- hijras soulèvent leur sari car la vue de leur sexe
Hijras under the
Worried Gaze of the sion » de cette poignée d’individus émasculés ne mutilé engendre, selon une croyance, l’impuis-
DR - BRITISH LIBRARY
British Raj ». se propage dans la population indienne de la ré- sance des hommes qui y sont exposés.
gion, pourtant estimée à plus de 31 millions d’ha- Pendant longtemps les hijras et leurs pratiques
bitants par les registres officiels. Aucune mesure semblent avoir été considérées plus comme une
Notes n’est néanmoins prise dans les autres divisions curiosité qu’un désagrément par les voyageurs
* cf. lexique p. 112. gouvernementales du Raj* britannique. européens et les colonisateurs. Mais, au milieu du
A
près une campagne de sensibilisation, les hijras ont obtenu en produit qu’un excès de bureaucratie. Le projet
2005 la création d’une troisième catégorie de genre sur les docu- d’extermination passive des hijras ne fut en rien
ments d’identité. Puis, le 15 avril 2014, la Cour suprême d’Inde une politique cohérente de régulation sociale. Les
a reconnu l’existence de ce genre « ni homme ni femme » (après le hijras ont d’ailleurs survécu jusqu’à nos jours. Il
Népal et le Bangladesh). Lors des élections législatives de 2014, près de reste que les lois coloniales ont indéniablement
30 000 personnes ont utilisé la case « autre » sur les formulaires d’en- contribué à marginaliser la communauté, qui
registrement. On estime aujourd’hui à plus de 2 millions le nombre de continue de subir des discriminations dans l’Inde
transgenres en Inde. du xxie siècle. n
Diaspora
Greater India
Aux Caraïbes, en Afrique, à Londres, Berlin ou Paris ou encore aux
Fidji, c’est un peu partout dans le monde que 30 millions d’Indiens,
travailleurs pauvres, marins ou étudiants, émigrent à l’époque du Raj.
JAMAÏQUE
L’AUTEUR
Professeur
à l’université
Paris-I-Panthéon-
Sorbonne,
membre de l’Institut
universitaire
de France et
directeur du
Centre d’histoire de
l’Asie contemporaine,
Pierre Singaravélou
vient de publier
Tianjin Cosmopolis.
Une autre histoire
de la mondialisation
(Seuil, 2017).
D
ans les salles de cinéma à par- subtilités de la politique indienne. Bien avant ce
DR – THE PRINT COLLECTOR/GETT Y IMAGES
tir du 4 octobre 2017, le film munshi (« professeur »), dès le xviiie siècle, des
Confident royal de Stephen lascars, surnom des marins indiens de la
Frears entend réhabiliter la Compagnie des Indes, s’étaient établis dans les
figure méconnue d’Abdul quartiers populaires de l’East End de Londres,
Karim, conseiller indien de la épousant souvent des femmes anglaises.
reine Victoria, avec laquelle il Ces hommes, comme d’autres Indiens (ta-
entretient une relation tendre et passionnée à la mouls, bengalis, gujaratis, etc.) sur les cinq conti-
fin du xixe siècle. Le jeune musulman apprend à nents, s’ils ont été les victimes de la domination
l’impératrice des Indes la langue ourdoue, la sen- étrangère, n’en ont pas moins joué un rôle décisif
sibilise aux saveurs épicées du curry et aux dans la mondialisation culturelle et économique
1915 U
n soldat indien en France. Cannes à sucre P rès de Durban, en 1930.
30 millions
C’est le nombre
« Prêteurs sur toutes sortes de gages ou sur simples
billets, toujours prêts à exploiter les pertes au jeu
des colons, fonctionnaires et officiers, et les besoins
d’argent des petits commerçants, les chettiars sont
d’Indiens qui quittent
devenus les véritables maîtres de Saigon. C’est à eux
leur pays entre
1840 et 1920 pour qu’appartiennent la majorité des terrains à bâtir et
travailler outre-mer ; la presque totalité des immeubles. »
24 millions finissent Cette prospérité économique et ce dynamisme
par revenir ; culturel des communautés indiennes dans l’em-
6 millions s’installent pire britannique ont conduit l’historien Thomas
définitivement Metcalf3 à évoquer une forme de « sous-impéria-
outre-mer. lisme » des Indiens qui n’ont pas seulement été
des agents passifs de la colonisation européenne.
Ainsi, ces minorités indiennes sont souvent en
Où les Indiens butte à l’hostilité des populations autochtones et
les violences perpétrées par ces soldats à l’égard s’exilent-ils ?
Destinations des colonisateurs européens. Dans ces contextes
de la population chinoise dont les élites vivent sociaux difficiles, les Indiens ont tendance à se
comme une humiliation d’être soumis à la do- constituer en communauté séparée, conservant
mination d’individus basanés, eux-mêmes sujets 15 millions leurs pratiques religieuses et leur mode d’orga-
de l’empire britannique. En outre les Indiens, en nisation sociale. Ceux d’Asie du Sud-Est gardent
particulier les sikhs*, renforcent les effectifs de souvent des liens avec leur région d’origine tan-
la police dans l’empire britannique, notamment
4 dis que ceux des Antilles, beaucoup plus éloignés
8 millions
à Singapour, Hongkong, Shanghai ou au Kenya. millions géographiquement, perdent le contact avec le
Par ailleurs, les migrants indiens, qui ne re-
3 sous-continent : leur identité se créolise progres-
millions
viennent pas dans leur région d’origine, ont pu sivement, les distinctions de caste s’estompent, et
acquérir un pouvoir économique dans certaines Birmanie les migrants adoptent la langue et les coutumes
colonies. Environ 6 millions d’entre eux se se- Ceylan des colonisateurs.
raient définitivement installés outre-mer, prin- Malaisie
cipalement en Malaisie, en Birmanie et à Ceylan. Autres Des patriotes expatriés
Après avoir amassé en quelques années un pé- Dans quelles Parmi ces Indiens ayant séjourné plus ou moins
cule, ils ouvrent un petit commerce ou achètent longtemps hors de l’Inde, figurent les princi-
conditions
un lopin de terre. Ils constituent d’importantes paux animateurs du mouvement nationaliste :
partent-ils
Conditions ?
de départ
minorités dans certaines sociétés coloniales. Rabindranath Tagore, Mohandas K. Gandhi,
Ainsi, au Natal, où les trois quarts des travail- 10 % Sri Aurobindo, Jawaharlal Nehru, Vallabhbhai
leurs indiens décident de demeurer sur place Patel, Manabendra Nath Roy ou encore Subhas
comme fermiers, mineurs, bergers, pêcheurs 40 % Chandra Bose. La plupart de ces hommes issus de
ou encore colporteurs, ils sont plus nombreux l’élite hindoue effectuent leurs études en Grande-
(100 000, soit presque 10 % de la population to- Bretagne, à l’instar de Gandhi qui devient au dé-
tale) que les Européens au début du xxe siècle. A but des années 1890 avocat en Afrique australe,
l’île Maurice, les Indiens et leurs descendants de- 50 % où il prend conscience de la nécessité de lut-
viennent rapidement majoritaires : en 1910, ils ter contre la domination coloniale britannique.
représentent 72 % de la population. L’émigration D’autres, comme Roy, parcourent le monde en
indienne a également reconfiguré la démogra- Coolies quête de soutiens logistiques et financiers pour
phie de la colonie britannique des Fidji dont leurs activités politiques : le fameux « Brahmane*
Émigrants libres
près de 40 % de la population actuelle est ori- du Komintern »4 voyage pendant la Première
ginaire du sous-continent. Peu nombreux en re- Passant par des Guerre mondiale en Indonésie, en Chine, au
vanche en Jamaïque ou à la Grenade (Antilles intermédiaires Japon, en Corée, au Mexique et aux États-Unis.
autochtones
britanniques), les coolies sont relégués en bas de Aux côtés de ces figures connues, des cen-
l’échelle socio-économique. taines d’Indiens se mobilisent et se rassemblent
En Afrique orientale, les riches négociants gu- au début du xxe siècle dans des associations po-
jaratis et pendjabis contrôlent en grande partie litiques en Europe, au Japon et en Amérique du
le commerce local. En Birmanie et en Malaisie, Nord. Dès 1865, la London Indian Society, fondée
les chettiars octroient aux paysans autochtones par Dadabhai Naoroji au Royaume-Uni,
des avances indispensables au développement
de la riziculture et de l’hévéaculture dans la pre-
mière moitié du xxe siècle. Ces riches Tamouls fi-
nancent l’édification de 62 temples hindous* en C’est le 1er décembre 1915 à Kaboul que
Birmanie et de 3 temples à Saigon en Indochine
française. En 1889, dans son ouvrage L’Indochine
Mahendra Pratap proclame le premier
française, Jean-Louis de Lanessan décrit avec « gouvernement provisoire de l’Inde »
L’HISTOIRE / N°437-438 / JUILLET-AOÛT 2017
80 / SPÉCIAL L es mondes de l’Inde
défend les intérêts des Indiens, vingt ans Notes L’extraordinaire parcours de Mahendra Pratap
avant la création du parti du Congrès en Inde. 1. Cf. X. Paulès, s’inscrit dans ces réseaux diasporiques. Le free-
« Coolies : la traite
L’India House de Londres, créée en 1905 par oubliée », L’Histoire n° 397, dom fighter quitte l’Inde pour rejoindre l’Europe
Shyamji Krishna Varma, accueille la plupart des mars 2014, pp. 68-73. en décembre 1914, obtient grâce à ses cama-
révolutionnaires indiens de passage en Grande- 2. H. Tinker, A New System rades du Comité de Berlin le soutien du souverain
Bretagne. La branche française de cette associa- of Slavery. The Export of allemand Guillaume II puis d’Enver Pacha pour
Indian Labour Overseas,
tion, la Société indienne de Paris, devient pour rassembler une petite armée. Arrivé à Kaboul dé-
1830-1920, Institute of
quelques années l’un des principaux pôles du Race Relations, Londres- but octobre 1915, il y proclame officiellement le
nationalisme indien. En 1909, ses membres pu- New York, Oxford 1er décembre la fondation du premier « gouver-
blient un manifeste panasiatiste afin de promou- University Press, 1974 ; nement provisoire de l’Inde » dont il devient le
voir l’unité politique et militaire de l’Asie contre la P. Singaravélou, Les Indiens président. Privé du soutien du roi d’Afghanistan,
de la Caraïbe, L’Harmattan,
domination des puissances coloniales (cf. p. 79). 1987-1991, 3 vol. cette première tentative de gouvernement de
A partir de 1907, une filiale de l’India House 3. T. Metcalf, Imperial l’Inde libre échoue à la fin de la Grande Guerre
à Tokyo rassemble les étudiants indiens socia- Connections. India in et Pratap trouve refuge au Japon.
listes et anarchistes dont certains fondent avec the Indian Ocean Arena,
1860-1920, Berkeley, Bose, l’Allemagne et le Japon
des jeunes chinois et japonais la Fraternité asia-
University of California
tique (Asiatic Humanitarian Brotherhood), qui Press, 2008. Fin 1941, Subhas Chandra Bose, adversaire de
promeut l’assistance mutuelle entre les peuples 4. C’est le titre Gandhi et ancien président du parti du Congrès,
du continent engagés dans des luttes pour l’indé- d’un documentaire sur reprend à son compte ce projet transnational de
pendance nationale. Roy de Vladimir Léon, lutte contre les Britanniques en Inde. Il réunit
sorti en France en 2007.
La plupart de ces associations disparaissent 5. Du nom d’une héroïne des étudiants indiens vivant en Allemagne au
au début des années 1910 : les nationalistes de la révolte des Cipayes. sein d’une unité de la Wehrmacht, d’abord can-
indiens se regroupent alors au sein du Comité tonnée aux Pays-Bas, puis à Lacanau en Gironde
indien de Berlin (1914) et du parti Ghadar et à Poitiers. Déçu par Hitler, Bose se tourne vers
(1913) en Amérique du Nord. Les membres du les Japonais et fonde avec leur soutien l’Armée
Ghadar entretiennent des liens étroits avec l’Irish nationale indienne qui accueille à partir de 1943
Republican Brotherhood, les représentants de une grande partie des soldats indiens de l’armée
l’Empire ottoman et du ministère des Affaires britannique emprisonnés à la suite de la prise
étrangères allemand qui financent l’armement de Singapour. Cette armée incorpore aussi des
afin de déstabiliser le Royaume-Uni et les opéra- coolies des plantations ainsi que de nombreuses
tions en Inde. Car ces deux mouvements préco- femmes qui constituent la seule unité combat-
nisent le recours à la révolution armée et jouent tante féminine en dehors de l’URSS, le régiment
un rôle fondamental dans la conspiration « indo- « Rani of Jhansi »5.
allemande », une série de rébellions à Singapour Subhas Chandra Bose fonde le 21 octobre
et dans le sous-continent entre 1914-1917 qui se 1943 à Singapour le Azad Hind, gouvernement
soldent par des échecs. provisoire de l’Inde libre qui possède son ar-
mée, sa monnaie, son système judiciaire et son
Code civil, et prétend avoir autorité sur tous les
Indiens des anciennes colonies britanniques
d’Asie du Sud-Est et sur les territoires indiens
libérés des Britanniques. Ainsi, l’Inde libre peut,
un court moment, exercer sa souveraineté sur
les îles Andaman-et-Nicobar. Cette expérience
politique s’achève avec la défaite militaire japo-
naise et la mort de Bose dans un accident d’avion
le 18 août 1945. Deux ans plus tard, Nehru,
son adversaire politique éduqué à Harrow et
Cambridge, devient le premier Premier ministre
de l’Union indienne.
Cette histoire mondiale de l’Inde contempo-
raine reste à écrire. De l’itinéraire extraordinaire
d’Abdul Karim aux parcours spectaculaires des
PDG des plus grandes multinationales – Sundar
Amitav Ghosh : Pichai (Google), Satya Nadella (Microsoft),
la trilogie de la migration Rajeev Suri (Nokia), Indra Nooyi (PespiCo) ou
Ajay Banga (MasterCard) – en passant par les
ULF ANDERSEN/AURIMAGES