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INTRODUCTION
C’est à la fin du XVIIe siècle que débuta la curieuse aventure du Chinois Mạc Cửu
et de ses descendants dans la région de Bantéay Meas 2 et Hà Tiên 3 au Cambodge,
qui y développèrent un domaine connu sous le nom de Ponthiamas, déformation de
Bantéay Meas.
Le récit contemporain le plus célèbre de cette aventure est dû au voyageur Pierre
Poivre, mais on dispose aussi de quelques témoignages partiels en anglais,
vietnamien et chinois. Plusieurs orientalistes, dont P. Boudet et E. Gaspardone, ont
retracé au XXe siècle l’histoire de cette dynastie.
Cette aventure eut à son époque un certain retentissement et le philosophe Saint-
Lambert en tira, à la fin du XVIIIe siècle, une curieuse utopie libérale et
physiocratique, largement oubliée, que nous présentons après avoir rappelé le
contexte de ce récit.
1
Merci à Jean-Michel Filippi, qui m’a mis sur la piste de Ponthiamas et à Grégory Mikaelian,
qui m’a encouragé, indiqué de précieuses références et à bien voulu relire le projet d’article en
suggérant de multiples améliorations.
2
Bantéay Meas (« La citadelle d’Or » en khmer, qui se prononce approximativement
« banteaye meah »), actuellement district et commune de la province de Kampot (Cambodge) ;
Tuk Meas (« la pirogue d’or » en khmer) en est le chef-lieu.
3
Actuellement ville vietnamienne de la province de Kien Giang, située à cinq kilomètres de la
frontière cambodgienne.
2 Luc MOGENET
Issu d’une famille de commerçants modestes, Pierre Poivre est né à Lyon en 1719.
Il entre chez les frères missionnaires de Saint-Joseph à la Croix-Rousse (région
lyonnaise) et après de bonnes études, à 21 ans, part évangéliser la Chine, sans grand
succès ni grande conviction. Il est renvoyé en France par ses supérieurs.
Mais son goût de l’aventure est le plus fort. Il rejoint l’Asie à bord d’un navire de la
Compagnie française des Indes orientales. Le navire est
attaqué par les Britanniques et un boulet de canon lui
emporte la main droite. Il est soigné sur le vaisseau
britannique mais il doit être amputé du bras. Il est
ensuite débarqué à Batavia (Djakarta) qui est alors un
centre important de l’exploitation des épices notamment
les noix de muscade et des clous de girofle qui, par leur
rareté, représentent une richesse fabuleuse jalousement
gardée par les Hollandais. Il se met alors en tête
d’acclimater ces espèces à l’île de France (actuelle île
Pierre Poivre Maurice).
(vers 1730, anonyme) Il veut alors rentrer en France pour défendre son idée
auprès de la Compagnie française des Indes orientales
mais à la suite d’un naufrage, il embarque sur un navire néerlandais qui est attaqué
par un malouin, puis le malouin est lui aussi attaqué par un Britannique. Poivre est
alors enfermé à Guernesey.
Il arrive en France en 1748 pour repartir l’année suivante, envoyé par la
Compagnie des Indes pour fonder un comptoir en Cochinchine. Il y séjourna du 29
août 1749 au 10 février 1750. Peut-être alla-t-il jusqu’à Bantéay Meas, mais il ne le
précise pas dans son récit4.
Il parvient clandestinement à se procurer des plants de muscadiers et de girofliers
qu’il confie au directeur du jardin d’essai de l’île de France. Poivre décide alors de
rentrer en France, en 1755-1756 et revient à Lyon. Déjà correspondant de
l’Académie des sciences auprès d’Antoine de Jussieu, il est reçu à l’Académie des
sciences de Lyon et publie ses aventures, Les Voyages d’un philosophe…, éditées en
4
Il ne semble pas qu’il soit allé sur place. Selon E. Gaspardone, P. Poivre aurait eu pour
informateur Monseigneur Armand Lefebvre (GASPARDONE, Émile, « Un Chinois des Mers du
Sud, le fondateur de Hatien », Journal Asiatique, t. 240 (3), 1952, p. 370) ; ce dernier, né à
Calais en 1709, de la congrégation du Saint Esprit, quitta la France comme missionnaire au
Siam (1737). Il est fait évêque de Noëlene « in partibus infidelium » en 1743, il est ensuite
nommé en Cochinchine (1744), où il est vicaire apostolique et enfin au Cambodge (1755) où il
mourut en 1760. Selon R. Klump « Pierre Poivre n’est jamais allé lui-même à Ponthiamas,
mais il le décrit comme un État physiocratique modèle. », v. KLUMP, Rainer, « The Kingdom
of Ponthiamas – a physiocratic model state in Indochina : a note on the international exchange
of economic thought and of concepts for economic reforms in the 18th century », [in] Political
events and economic ideas, Northampton (USA), 2004, p. 174.
Ponthiamas 3
1769, qui connurent un certain succès. 5 Il épouse Françoise Robin et est anobli par
Louis XV.
En 1766 la compagnie des Indes, en faillite, cède ses colonies à la couronne. Poivre
est nommé intendant des Mascareignes sur l’île de France, où il est chargé de mettre
en place les premières structures de l’administration royale qui dorénavant vont
remplacer celles de la Compagnie des Indes. Il quitte l’île de France en 1772 pour
rejoindre sa propriété de la Fréta près de Lyon où il meurt en 1786.
Dans les Voyages d’un philosophe… Pierre Poivre décrit Ponthiamas, comme un
Éden tropical. Ce récit connut un grand succès et inspira de nombreux auteurs.
Il raconte ;6
[Fortification du site]
Dans ses voyages aux îles Philippines et à Batavia, il avait pris des Européens ce
qu’ils ont de meilleur, suivant les Chinois, dans la science politique, l’art de fortifier et
de se défendre. Bientôt les profits de son commerce le mirent en état d’élever des
5
POIVRE, Pierre, Voyages d’un philosophe, ou observations sur les mœurs et les arts des
peuples de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique. Londres et Lyon, France chez J. de Ville,
1769, 154 p.
6
Idem, pp. 75-82.
7
Kiang-k’eou, le port en chinois, écrit Cancar ou Cancao dans les sources françaises ( 港港港,
mand. gang kou zhou, soit gong2 hau2 zau1 en cantonais et káng kháu chiu en hokkien ;
Cancao correspond donc aux deux premiers caractères de la prononciation en hokkien ou en
teochiu (gang2 kháu tsiu) et non cantonaise. Autre graphie homophone : 江 港 [la cité du
fleuve], mand. jiang zhou, hokkien kang chiu, teochiu kang tsiu, cantonais. Reste à savoir à
quoi correspond le ‘car’ de Cancar. [n.d.l.r.]).
8
Cambodge.
9
Vers 1715, soit au moment ou Mạc Cửu investit Hà Tiên après la destruction de Bantéay
Meas, v. infra.
4 Luc MOGENET
10
Lods et ventes : terme juridique féodal, droits de mutation entre vifs perçus par le seigneur.
Ponthiamas 5
port les étrangers, autrement que comme ses amis, les terres de son territoire seraient
encore en friche et dépeuplées, ou ses malheureux habitants mourraient de faim,
malgré toutes leurs connaissances sur l’Agriculture, et avec les instruments les plus
merveilleux, soit pour ouvrir la terre, soit pour l’ensemencer. Mais le sage Kiang-
Tsé, 11 c’est le nom du négociant Chinois dont je parle, persuadé qu’il serait toujours
très riche, si ses cultivateurs l’étaient, n’établit qu’un droit médiocre sur les
marchandises qui entraient dans son port ; le revenu de ses terres lui parut suffire pour
le rendre puissant. Sa bonne foi, sa modération, son humanité le firent respecter. Il ne
prétendit jamais régner, mais seulement établir l’empire de la raison. Son fils, qui
occupe aujourd’hui sa place, a hérité de ses vertus, comme de ses biens. Il est parvenu
par l’agriculture et le commerce des denrées que produit son territoire, à un tel degré
de puissance, que les barbares ses voisins lui donnent tous le titre de Roi qu’il
dédaigne. Il ne prétend des droits de la royauté que le plus beau de tous, celui de faire
du bien à tous les hommes ; très content d’être le premier laboureur et le premier
négociant de son Pays, il mérite sans doute, ainsi que son père, un titre plus grand que
celui de Roi, celui de bienfaiteur de l’humanité.
Qu’il me soit permis de le dire ici en passant ; quelle différence entre de tels
hommes, et ces conquérants célèbres, qui ont étonné, désolé la terre, et qui, abusant du
droit de conquête, ont établi des lois, qui même après que le genre humain a été délivré
d’eux, perpétuent encore les malheurs du monde pendant la suite des siècles.
Pierre Poivre a aussi inspiré Jean Castilhon, 12 que Saint Lambert rencontra peut-
être ; dans ses Anecdotes chinoises, japonaises, siamoises, tonquinoises, etc., il
esquisse l’utopie de Ponthiamas dès 1774 :
Un négociant Chinois, appelé Kiant-Se, voyant que ni les Siamois ni les Camboyens,
ni les Malais ne savaient point tirer parti des bienfaits de la nature, s’y transporta vers
le commencement de ce siècle, et entreprit de défricher le territoire de Cancar, appelé
royaume de Ponthiamas, et de gouverner sa colonie par les seules lois de la nature. Il
a rendu ce pays si abondant, que les peuples voisins y trouvent les plus grandes
ressources. Kiant-Se n’a jamais eu l’envie de se déclarer souverain ; son fils est,
comme lui, le premier laboureur de la peuplade. Les étrangers, qui ne savaient vivre
que sous des maîtres, l’appellent roi, et son territoire royaume ; mais il ne connaît que
11
Kiang-Tsé : P. Poivre désigne ainsi Mạc Cửu. L’origine de cette appellation, que Saint
Lambert reprend, reste inconnue. Il est probable que Poivre s’inspire du Qing chao Wenxian
tongkao清朝文獻通考 une manière d’encyclopédie rédigée sous les Ming (1368-1644), mais
recompilée et complétée sous les Qing, durant le règne de Qianlong (1736-1795), v.
(http://www.chinaknowledge.de/Literature/Science/wenxiantongkao.html), car ailleurs son
récit reproduit des erreurs factuelles que l’on trouve déjà dans ce témoignage chinois da té de
1747, cf. VIEILLE-BLANCHARD, Fanny, Les formes artistiques à Hà Tiên sous la principauté
des Mạc de 1708 à 1809. Triomphe d’une ville chinoise en Asie du Sud-Est, Paris, Mémoire de
DEA de l’EPHE, 1999, p. 22. De même, la vision physiocratique du gouvernement de Kiang-
Tsé telle que croquée par Poivre, fondée sur le laisser-faire et la vertu personnelle du ‘roi’,
pourrait bien prendre source dans la tonalité fortement confucéenne des sources chinoises
traitant de cette contrée.
12
(1720-1799), journaliste et philosophe toulousain, également collaborateur de
l’encyclopédie.
6 Luc MOGENET
des frères et des enfants ; il regarde comme ennemis ceux qui s’écartent de la loi
naturelle, qu’il est le premier à observer. Son gouvernement est celui d’un père de
famille, Pen et Kiant-Se devraient, à bien des égards, être les modèles des rois ; mais
Philadelphie 13 et Ponthiamas sont si éloignés de l’Europe !
La cartographie ensuite, plusieurs cartes situent plus ou moins clairement les deux
sites distinctement.
- La première carte mentionnant Ponthiamas (écrit Pontiano), date de 1764, donc
contemporaine de l’emporium, elle est due au géographe Jacques Bellin, mais elle est
trop imprécise.
- La carte d’Adrien Hubert Brué en 1814, situe clairement Ponthiamas (écrit
Pontiamo) à l’intérieur des terres, le long d’une rivière, là où se situe Bantéay Meas,
mais sans la précision propre aux cartes de cette époque. Cette carte ne mentionne
pas Hà Tiên.
13
Ville des démocrates indépendantistes américains où l’indépendance des États-Unis fut
proclamée en 1776.
14
Voir par exemple SAKURAI, Y. et KITAGAWA, T., « Hatien or Banteay Meas […] », [in] op.
cit., p. 150.
15
Idem, pp. 155 et 156.
16
D’après la légende (corroborée par le terme sino-viêtnamien河仙 he xian [rivière +
immortel] [n.d.l.r.]), un immortel se promenant sur la rivière aurait donné son nom à la ville, v.
VIEILLE-BLANCHARD, F., op. cit., p. 7. Géographiquement, nous sommes à 10°22’140 de
latitude Nord et 102°5’55 de longitude Est.
Ponthiamas 7
- La carte d’Abel-Rémusat en 1819, quand à elle note « Vers cet endroit était
Pontiamas, ville détruite par les Siamois ». Cette carte note bien Hà Tiên (écrit
Athien) ou Cancao, distinct de Ponthiamas. Par ailleurs c’est la première carte qui
mentionne la ville de Kampot (écrit Camvot). Malte-Brun, dans son Atlas, 17 vers
1820, situe Ponthiamas comme Brué.
17
MALTE-BRUN, Géographie Universelle, Atlas, sans date (vers 1820), Barba, Paris.
8 Luc MOGENET
Carte se l’Indochine (détail) par A H Dufour extrait Malte Brun, vers 1820
En fait, la confusion des auteurs provient du fait que Ponthiamas désigne, dans les
traditions, à la fois la première implantation de Mạc à Bantéas Meas, puis l’entité
qu’il met en place, selon deux modalités successives : d’abord la gestion des douanes
pour le compte des rois Khmers à partir de Bantéay Meas, à l’intérieur des terres. Il
Ponthiamas 9
est probable que Mạc ait alors fait fructifier un port à l’embouchure sur la rive
gauche du fleuve, en aval de la cité administrative de Bantéay Méas (cf. la carte
d’Abel-Rémusat indiquant l’emplacement de Ponthiamas ville détruite par les
Siamois) ; puis, la cité de Hà Tiên qu’il reconstruit après la destruction de Banteay
Méas en aval à l’embouchure du fleuve mais sur la rive droite.
Gaspardone 18 cite un texte vietnamien 19 qui confirmerait cette hypothèse « Il [Mạc
Cửu] vit à Sai-mat, [Bantéay Meas] les marchands se rassembler, de Chine, du
Tchen-la et de Java. Kau [Mạc Cửu] alors vint habiter Pam. [Péam, Hà Tiên]. »
Cependant Gaspardone parle, de façon erronée semble-t-il, de la fin du « premier
Hatien » (cf. note 12). En revanche Boudet précise bien qu’il fut nommé okhna de
Mang Kam (Bantéay Meas).
La première destruction concerne Ponthiamas ; les deux cartes confirment
l’évidence du toponyme : Ponthiamas aurait bien été implantée sur le site de Bantéay
Meas (cartes Brué, 1814 et Malte-Brun 1820) puis, après la destruction de
Ponthiamas par les Siamois, datée selon les sources, de quelque part entre 1715 et
18
GASPARDONE, E., loc. cit., p. 375.
19
Biographies royales des Nguyễn, Huế 1852, sixième livre. Selon Gaspardone ces
biographies « sont tardives, mais elles recueillent ce qu’il survivait de la tradition à l’entrée du
XIXe siècle. », ibid., p. 373.
10 Luc MOGENET
1717, Mạc Cửu se serait réimplanté à Hà Tiên mais sur la rive droite du fleuve
(carte Rémusat 1819). Cette hypothèse semble cohérente ; d’abord feudataire des rois
du Cambodge, dont il obtient la ferme des jeux à Bantéay Meas, Mạc Cửu commence
à y attirer les réseaux marchands. Puis, après la destruction de sa cité et dans sa
stratégie d’allégeance aux Nguyễn, Mạc Cửu reconstruit une cité marchande dans un
Ponthiamas 11
site plus favorable (le port, situé à l’embouchure du delta de la rivière de Hà Tiên
étant plus accessible) et plus proche de ses nouveaux suzerains.
On ne connaît pas exactement l’extension et l’évolution du domaine des Mạc ; la
province constituait au XVIIe siècle une province apanage du Yomaréach, Ministre
de la justice, également suzerain de la province de Péam (Hà Tiên). Il est probable
que la province de Bantéay Meas était plus vaste que l’actuel district du même nom,
elle devait s’étendre au moins sur l’actuel district de Kompong Trach. Ce dernier
district frontalier de Hà Tiên était aussi un port important. Aubaret 20 rapporte que le
roi du Cambodge a cédé cinq villages aux Mạc peu après 1758, en remerciement des
services rendus :21 Phu Quoc, Kampot, Camau, Kompong Som 22 et Sré Ambel ; Mạc
Tiên Tich créa par ailleurs deux forteresses à Rạch Giá et Long Xuyên. 23
20
AUBARET, G., Histoire et description de la Basse Cochinchine, Paris, Imprimerie Impériale,
1864, 359 p, p. 17.
21
Rétrocédés au Cambodge en 1847.
22
Après la destruction de Ponthiamas, Mạc Cửu vint se réfugier à Réam, situé à quelques
kilomètres de Kompong Som, actuellement Sihanoukville (Cambodge).
23
Mạc Tiên Tich « réussit à étendre sa possession de la côte orientale du golfe du Siam jusqu’à
la région de Cà-mâu. Instituant une administration civile et militaire, il bâtit des citadelles
(Rạch-giá, Long-xuyên), perça des routes et ouvrit des marchés où se rendirent de nombreuses
jonques de commerce. », NGUYễN, The Anh, « L’immigration chinoise et la colonisation du
delta du Mékong », The Vietnam Review, n°1, Autumn-Winter 1996, p. 158.
24
Chronologie synthétique établie notamment à partir des articles de Boudet, Gaspardone,
Sakurai & Kitagawa. Nous avons signalé les nombreuses imprécisions et contradictions qui
subsistent.
25
KELLEY, Liam C., Thoughts on a Chinese Diaspora […], op. cit. p. 79, (trad. LM).
12 Luc MOGENET
Mạc Cửu est né à Leizhiu, dans la province du Guangdong (Chine du sud, proche
de l’île de Hainan) 26 en 1655. En 1671, à l’âge de 16 (ou de 25 ans), il fuit les
Mandchous et part se réfugier dans les mers du Sud ; il aurait pu séjourner aux
Philippines et à Java (P. Poivre) avant d’arriver au Cambodge vers 1675 ou 1680
selon les sources. Il séjourne à la cour du roi du Cambodge où il est bien accueilli et
« s’y crée une belle situation et une solide fortune. »
Mais craignant pour l’une et pour l’autre, il demande et obtient la ferme des jeux
dans la région de Saimat [Bantéay Meas]. 27 Selon une source vietnamienne, Mạc
Cửu aurait alors déclaré :
Je veux longtemps garder les honneurs, et m’en assurer les avantages pour la vie.
Qu’un jour pourtant ma position faiblisse, ou que la calomnie m’atteigne, et le
malheur soudain, à quoi me servirait le regret ? Mieux vaut dès l’abord garantir ma
sécurité. Il gagna donc par des présents la favorite royale et le ministre favori, et leur
fit dire [au roi du Cambodge] de lui accorder le gouvernement de Mang-k’an, 28 et
qu’il y appellerait des marchands de tous pays au plus grand profit du royaume. Le
29
roi, satisfait, y consentit. Il le nomma okñà . Alors [Mok Kau] invita les pays d’outre
30
mer, et les voiles arrivaient sans cesse.
Ce ne sont peut-être pas que des marchands qui rejoignent Mạc Cửu :
Là il se mit à la tête d’une bande nombreuse de pirates, de gens sans aveu, Chinois et
Annamites, venus de tous les points de l’Indochine. 31
26
Selon SELLERS, The princes of Ha-Tien, p. 15 Mạc Cửu « était un Cantonnais, il a fui le
Fukien vers 1671. »
27
BOUDET, Paul, loc. cit. p. 121.
28
Bantéay Meas.
29
Okñā, titre de l’administration cambodgienne correspondant à 10 hūbān’ de dignités,
pouvant correspondre soit à une des nombreuses charges de haut dignitaire de la capitale, soit à
celle de gouverneur d’une des cinq ṭī (terre) du royaume, coiffant les autres provinces. En
l’occurrence, il s’agirait de la « terre » de Treang, régent des provinces sises au Sud-Ouest du
royaume. Mais rien dans les sources ne permet de l’affirmer et la charge précise qu’achète
Mạc Cửu reste énigmatique. Selon BOUDET, Paul, loc. cit., p. 121, il acheta plutôt ce titre en
1708.
30
Livre de la famille des Mok 1818 (Mac thi gia-pha, en vietnamien), cité par Gaspardone, op.
cit., p. 380.
31
MENETRIER, Ernest, « Monographie de la circonscription résidentielle de Kampot », Extrême
Asie, décembre 1925, n° 14 ; juin 1926, n°6, p. 27.
Ponthiamas 13
convertir la population. Mais il n’est pas fait allusion à Mạc Cửu. 32 À cette époque
Bantéay Meas est bien un emporium sous administration cambodgienne puisque le
roi y enjoint à « tous les shabandars concernés d’aller administrer les jonques
relevant de leur fonction respective au canal de Bantéay Meas ». 33 Progressivement
Mạc Cửu renforce son pouvoir économique et politique, pour constituer un fief semi
autonome. Mais les troubles internes aux factions cambodgiennes entraînent une
instabilité telle que le commerce en est compromis.
Vers 1715 (ou 1708 ou 1714), Mạc Cửu renverse son alliance et envoie ...
... deux de ses lieutenants à Hué pour annoncer qu’il a conquis la région de Hatien
et demander au seigneur de Cochinchine de lui en confier le gouvernement. 34
Mais cette prospérité est menacée par le conflit siamo-vietnamien : en 1717 (ou
1715 ou 1718) une invasion siamoise avec Nac-Tham (rebelle selon Huế, prince
cambodgien légitime selon le Siam), aboutit à la destruction de Ponthiamas.
Hamilton, donne un récit détaillé de cette destruction :
Le prochain endroit est Ponthiamas qui fut un important lieu d’échanges pendant de
nombreuses années, ayant la commodité d’une jolie rivière profonde mais étroite, qui,
durant les saisons des pluies de la mousson du sud-ouest dispose d’une communication
avec le Bassac, ou rivière du Cambodge, ce port draine le commerce extérieur de la
capitale du Cambodge, la ville est cependant située à près de 100 lieues en amont. Le
fleuve dont la plus grande partie est constituée d’un courant descendant rend la
navigation vers la capitale longue et pénible, si bien que rares sont ceux qui
empruntent cette voie et que le commerce international choisit Ponthiamas, ville
florissante jusqu’en 1717, date à laquelle la flotte Siamoise la détruisit.
Quand l’armée et la flotte siamoise menacèrent le Cambodge, le roi connaissait son
incapacité à résister aux Siamois, les habitants qui vivaient sur ses frontières avaient
reçu l’ordre de retirer vers la capitale du Cambodge, et de détruire ce qu’ils ne
pouvaient apporter avec eux, de sorte que sur cinquante lieues le pays n’était plus
qu’un désert. Il a ensuite contacté le roi de la Cochinchine pour assistance et
protection, il l’a obtenu, à condition que le Cambodge se rende tributaire de la
Cochinchine, ce qu’il a accepté, et il avait pour le secourir une armée de 15.000
32
Anecdote rapportée par MAK, Phoeun, Histoire du Cambodge, Paris, EFEO, 1995, pp. 366-
367. Ce récit pourrait laisser penser que Ponthiamas était un centre plus important que Kampot
à cette époque.
33
Voir MIKAELIAN, Grégory, La royauté d’Oudong, réformes des institutions et crise du
pouvoir dans le royaume khmer du XVIIe siècle, Paris, Presses de l’Université Paris Sorbonne,
2009, p. 38. Shabandar correspond dans le texte khmer à jū dā provenant du chinois et
désignant dans les contexte un « chef d’un groupe d’étrangers commerçant par voie maritime
ou fluviale ».
34
BOUDET, Paul, loc. cit., p. 122.
14 Luc MOGENET
hommes par terre, et par voie maritime 3.000 hommes en galions agiles, biens
manœuvrés et bien équipés.
L’armée Siamoise par terre était près du double du nombre de celle des
Cambodgiens et des Cochinchinois réunis, et leur flotte était quatre fois plus
nombreuse. L’armée de terre a rencontré durant sa marche dans les régions
frontalières du Cambodge tout le pays en totale désolation. Elle ne tarda pas à être
saisie par un manque de provisions, ce qui les obligea à tuer leurs bêtes de trait, leurs
éléphants et leurs chevaux pour se nourrir. Les soldats obligés de manger leur chair,
un régime auquel ils n’avaient jamais été habitués, une fièvre épidémique s’empara de
l’armée toute entière, de sorte qu’en deux mois la moitié fut perdue, et le reste fut
obligé de battre en retraite vers leur pays, avec l’armée cambodgienne toujours sur
leurs talons.
Leur marine n’eût pas de meilleur succès, car ils arrivèrent à Ponthiamas dans leurs
petits galions pour piller et incendier la ville, ce qu’ils firent effectivement, pour les
défenses d’éléphant uniquement, ils en ont brûlé plus de 200 tonnes. Les navires et
jonques lourdement chargées gisaient dans la rade à plus de quatre miles de la ville,
les Cochinchinois saisissant cette opportunité, attaquèrent les gros vaisseaux, et en
brûlèrent quelques-uns et en trainèrent d’autres à terre, tandis que leurs galions
étaient dans une rivière étroite, et ne pouvait pas venir à leur aide jusqu’à ce que la
marée haute leur eût permis de sortir. Les Cochinchinois ayant fait ce pour quoi ils
étaient venus se retirèrent, ne se souciant pas d’engager de bataille contre un nombre
supérieur, et les Siamois par crainte de la famine dans leur flotte, firent route vers le
Siam avec honte. En année 1720, j’ai vu plusieurs des épaves et les ruines de la ville de
Ponthiamas.35
Après la destruction de son domaine, Mạc Cửu se réfugie à Réam en 1717 (ou
1715), et c’est là que naquit son fils, Mạc Tien-tich. 36
C’est là que sa femme, une Annamite de Bien-hoa que son nom de Nguyễn avait fait
identifier à tort avec une princesse royale, lui donna un fils, parmi des circonstances
que la légende a embellies.
Un jour qu’elle cueillait des lotus dans une mare de Trung-kè, elle vit une grande
lueur et un bouddha tout en or lui apparut : de frayeur, elle accoucha d’un fils auquel
les bonzes prédirent les plus hautes destinées.
Plus tard, on installa la statue dans une pagode, mais les Siamois, paraît-il,
l’enlevèrent à leur deuxième invasion. 37
Après trois ans d’exil (vers 1720), Mạc Cửu rentre à Hà Tiên et (re)construit la
ville, 38 sur la rive droite du fleuve. Il confirme alors son vasselage en se rendant en
35
HAMILTON, A., New account of the East Indies II, Edinbourg, 1727, chapitre XLVIII, pp.
196-198, (traduction LM). « Le précis d’A. Hamilton est ce que je connais de mieux informé
sur la fin du premier Hatien. », GASPARDONE, E., loc. cit., p. 372.
36
Son nom est aussi écrit selon les auteurs Mac Thien-tu (pour Mạc Thiên Tứ), Mok T’in-sï,
Mac Thin tsze.
37
BOUDET, Paul, loc. cit., p. 122.
Ponthiamas 15
1724 en jonque à Huế, avec de riches présents, pour remercier l’empereur Minh
Vương. C’est ainsi que Hà Tiên se trouva de jure définitivement placé sous la
suzeraineté des Nguyễn, 39 en même temps que, semble-t-il, il continue de payer un
tribut symbolique au roi du Cambodge, 40 jouant ainsi de toutes les légitimités :
Mạc Cửu meurt à 78 ans en 1735 (80 ou 81 ans selon les sources), et son fils Mạc
Tiên Tich lui succède.
38
Idem, p. 122.
39
Ibid., pp. 122 et 123.
40
« Pour les missionnaires, le roi khmer était toujours en 1769 souverain du gouverneur de
Peam bien que ce dernier ait ‘presque entièrement’ secoué son autorité (Cl. EL Maitre, 1913,
p. 187) ; en 1776, Mgr d’Adran note que ce gouverneur était feudataire ‘du roi de
Cochinchine, et en même temps de celui du Cambodge’ (Cl. E. Maitre, 1913, p. 336). Pour les
Cambodgiens, ce gouverneur était un haut dignitaire khmer et son territoire faisait
naturellement partie du Cambodge », MAK, Phoeun, « La frontière entre le Cambodge et le
Viêtnam du XVIIe siècle à l’instauration du protectorat français présentée à travers les
chroniques royales khmères », [in], Lafont, P. B., Les frontières du Viêtnam. Histoire des
frontières de la Péninsule indochinoise, p. 141, note 17. En 1756 le gouverneur de Peam avait
pour titre reajea sethei, v. SAKURAI, Y. et KITAGAWA, T., loc. cit., p. 155.
41
Selon Gaspardone Tcheng est une erreur des recueils chinois pour Mo ; Tcheng et Mo
s’écrivent en chinois avec deux caractères très proches [鄚 (pinyin cheng) et 莫 (pinyin mo),
Mạc Cửu correspondant au mandarin Mo Jiu 莫玖 [n.d.l.r.].
42
Petit par rapport aux pays voisins, le « territoire » de Hà Tiên s’étendait au XVIIIe siècle de
l’Ouest de Kampot à l’est de Cà Mau (note de Gaspardone).
43
POIVRE, Pierre, « Journal d’un voyage à la Cochinchine », Revue de l’Extrême-Orient, III,
1884, p. 414, cité par GASPARDONE, É. loc. cit., p. 369.
16 Luc MOGENET
Mac Thien-tich améliora beaucoup les créations de son père. Sous son
gouvernement, Hatien fut organisé, son administration solidement charpentée.
Il eut bientôt, sous sa main, tout le territoire s’étendant de Kampot jusqu’à Camau,
où il établit partout des villages nouveaux, peuplés de tous ceux que la prospérité
naissante du pays attirait. 44
44
BOUDET, P., loc. cit., p. 124.
45
Dans le cadre d’une « Académie de la Quintessence » (Chiêu Anh Các) qu’il institue en
1736, v. VIEILLE-BLANCHARD, F., op. cit., p. 60 et sq.
46
Pierre-Joseph-Georges Pigneau de Béhaine, fils de l’intendant de la terre d’Origny
appartenant aux ducs de La Vallière, est né en novembre 1741 dans l’Aisne. Prêtre en 1765, il
partit pour la mission de Cochinchine, où on le nomma professeur au Collège général de la
Société des Missions Étrangères. Il fut nommé en 1771, par une bulle du pape Clément XIV,
évêque d’Adran et coadjuteur de Piguel, vicaire apostolique de la Cochinchine. Ce dernier
étant mort la même année, Pigneau lui succéda. Il repartit pour l’Indochine, y débarqua en
18 Luc MOGENET
dans les années 1775-1778 quand celui s’installe à Hà Tiên, et à qui il offre même un
terrain pour y établir une mission.
Mais en attendant les Cambodgiens essaient vers 1739 de rétablir leur domination
sur Hà Tiên. Après une lutte très dure, Mạc Tiên Tich les oblige à battre en retraite,
et cette date marque la fin des revendications du Cambodge. 47 Conséquence de cette
défaite, Mạc n’hésite pas à se prétendre roi du Cambodge lorsqu’il écrit au Shogunat
en 1742. 48 À partir de 1757, la compétition entre Mạc Tiên Tich et Phya Tak 49
entraîne plusieurs guerres entre le Siam et le Vietnam.
Une révolte s’étant levée contre le régent cambodgien, l’ordre fut rétabli mais pour
le prix de leur aide, les Annamites gardent cette fois le territoire au Nord de Bassac et
Mac Thien-tich, pour sa part reçut cinq districts à la frontière du Cambodge, dans la
région de Kampot et de Kompong Som. 50
Peu après, en 1767, les Birmans prennent et pillent Ayuthia, font prisonnier le roi
du Siam dont deux fils se réfugient à Hà Tiên. Lorsque l’un d’eux s’enfuit au
Cambodge, Mạc Tiên Tich accuse son ancien ami Pigneau de Béhaine d’avoir
favorisé cette fuite, et fait emprisonner l’évêque et ses compagnons plusieurs mois.
L’année suivante, en 1768, Mạc Tiên Tich envoie une flotte devant Bangkok pour
prévenir une nouvelle attaque siamoise, mais l’opération se révèle être un fiasco dans
lequel le chef de l’expédition, le gendre de Mạc Tiên Tich, est tué. Après une
nouvelle attaque de Mạc Tiên Tich en 1770, il envoie une flotte devant Chantaboun
qui rencontrent un nouvel échec car ses troupes sont décimées par la peste : partis
50.000, seuls 10.000 soldats reviennent à Hà Tiên. Mais Phya Tak riposte et assiège
Hà Tiên en 1771 avec une flotte et une armée de 20.000 hommes. L’emporium
résiste dix jours puis se rend, avant d’être pillé. Mais les Vietnamiens finissent par
refouler les Siamois et les repoussent hors du delta.
1775, et s’installa à Prambey Chhom, puis à Hà Tiên. L’Annam était alors en proie à la guerre
civile fromentée par les Tây sơn. À la fin de 1775, ils s’emparèrent de toute la famille royale,
et mirent à mort le souverain et son fils ; il ne resta qu’un seul représentant de la famille des
Nguyễn, le jeune Nguyễn Ánh, le futur empereur Gia Long, âgé de dix-sept ans. Celui-ci
réunit autour de lui de nombreux partisans, et, secondé par un corps de soldats chinois fournit
par Mạc Tiên Tich, essaya de reconquérir ses États. Il mourut en 1799.
47
BOUDET, P., loc. cit., p. 127.
48
PERI, Noël, « Essai sur les relations du Japon et de l’Indochine aux XVIe et XVIIe siècles »,
BEFEO, t. XXXIII, 1923, pp. 131-132.
49
Phya Tak ou Taksin (1734-1782) roi du Siam, régna à Thonburi après la destruction du
Royaume d’Ayuthya par les Birmans en 1767. Il fut renversé et exécuté en 1782 par un de ses
généraux (fondateur de la nouvelle dynastie Chakri sous le nom de Rama 1er). Le roi du
Cambodge avait répondu, à propos de ce dernier, aux ambassadeurs de Phya Tak : « …je ne
saurais me résoudre à traiter sur un pied d’égalité, un homme qui, quelle que soit sa valeur
propre, n’est après tout que le résultat de l’union d’un marchand chinois avec une Siamoise
sortie du peuple. » (BOUDET, P., loc. cit., p. 129).
50
BOUDET, P., loc. cit., p. 128.
Ponthiamas 19
Mạc Tiên Tich réfugié à Cantho, envoie en 1774 son fils relever les ruines de Hà
Tiên. Pour tenter de faire la paix, le Vietnam et Hà Tiên envoient en 1781 une
délégation à Bangkok dirigée par un prince vietnamien, Xuan, et Mạc Tiên Tich.
Phya Tak la met à mort (52 personnes), y compris les fils de Mạc Tiên Tich. Ce
dernier, pour échapper aux supplices qui l’attendaient, se suicide en 1781.
Un des derniers descendants de Mạc Cửu, Mạc Diệu, est nommé gouverneur de Hà
Tiên en 1818 et « les districts accordés à Mạc Tiên Tich pour prix de son
intervention, et situés au delà de Hà Tiên, dans la région de Kampot, seront
rétrocédés [au Cambodge] en 1847 par l’empereur Thiệu-trị. » 52
51
SAKURAI, Y. et KITAGAWA, T., op. cit., pp. 201-202.
52
BOUDET, P., loc. cit., p. 128.
20 Luc MOGENET
1. L’homme et l’œuvre
L’homme
53
SAINT-LAMBERT, « De la raison ou Ponthiamas », [in] Œuvres philosophiques, Tome I, Chez
Agasse, Paris, an IX (1801), pp. 259-348. Saint-Lambert appelle Mạc Cửu « Kiang-Tsé »,
comme P. Poivre.
Ponthiamas 21
L’œuvre
C’est ainsi que la morale a commencé chez les Brames, [54] chez les anciens Perses,
les Hébreux, les arabes et les Chinois, etc. (p. 4) [En contraste il critique la religion
catholique] Cependant on consulta chez une partie des musulmans les livres
d’Aristote ; ils devinrent comme une seconde religion, dont il n’était plus permis de
douter que des dogmes de l’Alcoran.
Le clergé des chrétiens eut une autre constitution, et par conséquent un autre
caractère que les Imans et les Mollahs : il eut le pouvoir de s’assembler et de créer des
54
Brames, ou Brahmanes, hindouistes.
22 Luc MOGENET
dogmes. Dans ces assemblées ecclésiastiques, il se forma des partis qui se firent la
guerre, et chacun d’eux voulut régner.
Les bienfaits des empereurs, l’ignorance des peuples, l’artifice des prêtres,
donnèrent au Pontife de Rome les plus excessives prétentions. (p. 16)
Plus je suis convaincue du mérite des femmes, et plus leur destinée me révolte :
l’homme a reçu l’empire, et l’obéissance est notre partage. Il y a longtemps que j’ai
protesté contre cette loi, il ne m’était pas possible de m’y soumettre : elle est injuste, et
l’injustice blesse les âmes raisonnables. (pp. 174-175) [Mais Bernier insiste sur les
différences entre les hommes et les femmes, tant sur le plan intellectuel que sensuel] Le
plaisir de l’amour épuise moins vos forces qu’il n’épuise les nôtres : il vous transporte
plus rarement, mais il vous amuse plus souvent et plus longtemps. (p. 181)
[Ninon de l’Enclos fait l’éloge du plaisir partagé.] Cependant il faut jouir des plaisirs
[…] Dans la crainte qu’un besoin nouveau n’augmente notre dépendance, nous
sommes d’abord humiliés de ce besoin ; il nous semble que le changement de notre
sein, le feu de nos yeux, ou leur langueur, la forme nouvelle de toute notre personne,
vont vous apprendre combien vous nous êtes nécessaires. Voilà l’origine de cette honte
ingénue qu’éprouve la jeune fille. Nos désirs sont-ils assez puissants pour qu’il nous en
coûte de les vaincre, nous leur donnons les apparences de la tendresse ; nous devenons
en effet plus tendres, et le besoin de jouir se cache sous le besoin d’aimer. (p. 199)
[Bernier fait une curieuse remarque sur les femmes dans les pays chauds, qui] sont en
état de sentir et d’inspirer l’amour avant que l’expérience ait pu former leur raison,
dans les pays chauds où elles sont ridées et flétries à l’âge de vingt-cinq ans, elles ne
peuvent jamais prétendre à jouer un grand rôle. A douze ans, elles ne peuvent aspirer
qu’à recevoir et donner du plaisir ; elles allument nos sens, elles n’attachent point
55
Il est critique à l’égard de Jean-Jacques Rousseau, pour des raisons philosophiques :
« Certains philosophes, dominés par la force de l’imagination, de l’amour propre et de la
passion, nous entraînent dans des erreurs ; mais ils occupent les esprits pensants. On les
examine, on les juge, et en détruisant leurs erreurs on arrive à de nouvelles vérités. C’est ainsi
que Rousseau de Genève a été utile à la philosophie. » (SAINT-LAMBERT, op. cit,. p. 37) ; mais
il se brouilla aussi avec le philosophe au sujet de sa maîtresse, Madame d’Houdetot, que J-J.
Rousseau tenta de séduire pendant une de ses absences.
56
« L’habitude de lire ses ouvrages donne celle de reconnaître toutes les erreurs dangereuses,
et d’aimer toutes les vérités utiles ou aimables. », SAINT-LAMBERT, op. cit., p. 42.
57
Idem, pp. 53-168.
58
Ibid., pp. 169-258.
Ponthiamas 23
notre âme ; elles n’ont ni l’art, ni les sentiments qui rendent parmi nous l’amour si
délicieux. (pp. 207-208)
[Bernier s’apitoie ensuite sur le sort des femmes dans les pays « sauvages » et
« barbares »] les Africains même que dévore la fièvre brûlante de l’amour, ne sont pour
les femmes que des tyrans atroces. […] Voyez la Turquie, la Perse, le Mogol, les îles
de la Sonde, etc. les femmes n’y sont pour les grands et pour les riches que de vils
instruments de leurs plaisirs. (p. 247)
[Mais la Chine et les pays orientaux trouvent grâce à ses yeux, car dans ces pays]
plus policés, […] les femmes sont plutôt recluses que captives. On pense mieux à leur
raison, et on la cultive ; on les charge des soins domestiques qui les occupent et les
amusent ; elles jouissent du respect que leurs enfants ont pour elles. La loi et la
religion qui imposent ce respect, prescrivent en même temps à leurs époux de les
traiter avec de grands égards. Ils ne pourraient, sans brutalité, humilier une compagne
qui doit partager avec eux l’hommage de leur famille ; (p. 250)
[Situation de Ponthiamas]
(p. 265) Vers le 7me degré au nord de l’équateur, sur la côte voisine des peuples
esclaves de Siam, 60 et de la nation dissolue des Tonquinois, on trouve un petit pays
nommé Ponthiamas ; il n’est guère connu que de M. Poivre, qui a voyagé en
philosophe autour de l’Afrique et de l’Asie, et qui nous a laissé une description très
agréable de ce petit coin de la terre.
[Un peuple sage sans loi, doué de morale chinoise et de techniques européennes]
Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que (p. 266) ce peuple n’a pas de lois : il
n’a pris des Chinois, dont il tire son origine, que leur morale et leur industrie ; il doit à
59
Ibid., pp.259-348.
60
Cela semble désigner le Cambodge.
61
On a adopté une orthographe actuelle, ainsi habitants au lieu d’habitans.
62
La chronologie ci-dessus dément cette affirmation.
24 Luc MOGENET
quelques européens l’art de fortifier les places et de les défendre, 63 il ne doit le reste
qu’à la sagesse des premiers hommes qui l’ont conduit.
63
Cf. P. Poivre, d’où vient cette remarque. Gaspardone note que « L’histoire montre que cet
art [des fortifications] lui a peu servi », loc. cit., p. 368.
64
Ce passage laisse à penser que l’auteur s’est procuré d’autres éléments d’information en plus
du récit de Pierre Poivre. Comme il n’en dit mot et comme la suite apparaît largement
fantaisiste, il faut sans doute y voire une clause de style introduisant son utopie.
65
Allusion au renversement de la dynastie Ming par les Quing (1648), et au repli des
légitimistes Ming à travers les Mers du Sud.
Ponthiamas 25
Saint-Lambert termine alors sa description fondée sur le récit de Pierre Poivre pour
développer son utopie, en imaginant successivement des discours de Kiang-Tsé et de
ses compagnons imaginaires, Tsou-Chou et Chin-Vang, devant les habitants de
Ponthiamas. Il émaille son récit moral de références exotiques. On a reproduit ci-
après intégralement l’intervention de Kiang-Tsé, en revanche nous n’avons conservé
que quelques citations de ses compagnons.
66
Autrement dit à Peam, futur emplacement de Hà Tiên.
67
Ce qui nous placerait, à suivre la chronologie, 50 ans après 1708 (date à laquelle il aurait
reçut son titre d’Okñā de la couronne cambodgienne) soit vers 1758. Or son fils lui succède en
1735.
26 Luc MOGENET
cœur se réjouit lorsque je la vois devenir puissante, mais quelquefois mon cœur
s’afflige lorsque je me rappelle que les grands peuples n’ont presque jamais suivi les
ordres célestes de la raison. Les concitoyens d’un état naissant sont des frères qui se
consultent mutuellement ; ceux d’un grand état sont presque étrangers les uns aux
autres : le vice s’y cache dans la foule, et la folie se fait suivre. Tant que notre
ancienne patrie a été divisée en petites sociétés séparées, les chefs n’ont été, comme je
suis, (p. 271) que les amis du peuple, leurs lois n’ont été que des conseils de pères ;
mais lorsque ces petites sociétés se sont confondues dans un empire immense, les
hommes ont commencé à séparer l’amour qu’ils avaient pour eux-mêmes de la
bienveillance universelle ; ils ont mis à la place de la raison l’art du sophisme, par
lequel l’homme se justifie ses passions : les chefs se sont égarés, et ils ont égaré les
peuples.
68
Si l’on prend le parti de voir à l’origine de ce nom de personnage un récit inconnu du type
de celui de P. Poivre et partant la déformation d’un nom à consonance réelle, on peut y voir
une déformation du cambodgien vaṅs-cin, littéralement « de la lignée des Chinois ». Mais il
s’agit plus probablement d’un nom pêché au hasard d’une lecture sur l’Empire du milieu,
retravaillé par l’imagination féconde du philosophe. L’autre nom, Tsou-Chou, n’évoque rien.
Ponthiamas 27
[Ne pas éduquer que l’esprit des enfants : éduquer leur corps aussi]
Mes chers amis, j’ai vu dans le grand empire dont l’étranger nous a bannis, 69 des
hommes que l’éducation, prescrite par nos ancêtres, avait rendus amis de la raison,
mais qui n’avaient pas toujours la force d’en suivre les conseils. Dès l’âge de trois ans,
on leur enseignait la science des mœurs et celle des manières : il n’y sans doute aucun
temps de la vie où l’âme ne demande de la culture ; mais est-ce d’abord par une suite
(p. 274) de préceptes qu’il faut songer à l’instruire ? Le sage Tsou-Chou vous
démontrera dans quelques jours que c’est de l’expérience et du temps que vous devez
attendre l’instruction de vos enfants. Et moi, je vous dis, que vous contrariez la nature
en leur donnant une éducation sédentaire et occupée. Il n’y a rien de si sage qu’un
jeune chinois ; mais il devient rarement un homme robuste ; on a réglé son âme, et on
a négligé son corps ; on a trop exercé son cerveau, et trop peu ses jambes et ses bras,
le corps est resté débile, et peut-être a-t-on affaibli le cerveau.
Respectables citoyens de Ponthiamas, j’ai vécu longtemps, et toute ma vie, j’ai fait
l’étude de mes frères ; j’ai vu qu’un peuple raisonnable devait être composé d’hommes
sains, robustes, et laborieux.
Rien n’égale en sagesse, en décence et en beauté vos chastes épouses ; elles sont
soumises à l’ordre établi et à l’époux qu’elles aiment, elles ont la raison qui suffit aux
fonctions auxquelles nous les avons destinées ; mais cette raison est-elle égale à celle
de leurs époux ? Leur cerveau n’est pas plus fait pour la contention d’esprit, que leurs
membres pour nos travaux. A la faiblesse du corps tient la mobilité (p. 275) de l’âme,
elle ne sait point résister à la multitude d’impressions vives et momentanées dont elle
est susceptible : elle ne sait point écarter le sentiment soudain qui vient interrompre
ceux auxquels elle devrait se livrer. L’homme faible ne sent point en lui les ressources
et les moyens qui lui sont nécessaires pour assurer sa conservation ou son bonheur. Il
est en proie à la crainte, celle de nos passions qui corrompt plus le jugement ; il
renonce aux opinions vraies, par surprise, par enchantement, par violence ; souvent la
paresse, le chagrin l’obligent ou l’empêchent de changer d’opinion. Voulez-vous
donner à vos enfants un jugement sain, une intelligence facile, la force du
raisonnement ? Commencez par les rendre sains, robustes et laborieux.
69
Allusion, toujours, à la dynastie des Quing.
28 Luc MOGENET
70
Habitants du pays du Gange (Ganga), l’Inde.
71
Brahmane.
Ponthiamas 29
72
Le sagou est une fécule alimentaire extraite de la pulpe du tronc du palmier sagoutier. C’est
l’aliment de base des Papous de Nouvelle-Guinée. P. Poivre consacre un chapitre au sagou.
30 Luc MOGENET
défendez de mouvements que ceux qui seraient dangereux pour lui ou incommodes
pour les autres.
73
De palestre, dans l’antiquité grecque, lieu public où l’on s’exerçait à la gymnastique.
Ponthiamas 31
spectacle qui se présentait à leurs regards ; ils jouissaient du plaisir d’avoir retrouvé,
au lever du soleil, leurs sensations et leurs pensées, qu’un sommeil pur et tranquille
avait suspendues.
74
Le passage qui suit paraît inspiré de l’école sensualiste anglaise – cf. plus haut la référence à
Épicure dont on connaît par ailleurs la phrase célèbre : « Nous discernons tout bien en prenant
la sensation comme règle. » (Diog. L., X,129) –, école sensualiste dont on sait qu’elle informe
la matrice physiocrate française à travers des figures comme Claude-Adrien Helvétius (1715-
1771).
36 Luc MOGENET
gommes, les fossiles, les minéraux les plus généralement connus ; il contiendra aussi
les noms de ces mélanges artificiels, ou de (p. 315) ces machines utiles qui sont pour
ainsi dire des substances composées par l’homme.
Au-dessus du nom de chaque substance, il y aura une petite estampe coloriée qui
présentera aux yeux l’objet désigné par le nom.
Ce nom sera défini par le genre et par l’espèce.
La définition sera suivie d’une courte analyse, qui comprendra les qualités les plus
caractéristiques, quelques propriétés actives et passives les plus reconnues. On évitera
autant qu’il sera possible d’employer dans cette analyse des mots qui ne sont employés
que par les savants.
Lorsque vous aurez à présenter ces sortes de substances nouvelles, qui sont
l’ouvrage de l’homme, vous n’entrerez dans quelque détail que sur les arts de première
nécessité ; comme ceux du laboureur du maçon, du serrurier, du tailleur, du matelot,
etc.
En général vous ferez ces articles du dictionnaire, beaucoup plus pour ceux qui
exercent les arts que pour ceux qui en jouissent.
A ces articles, comme à ceux des substances, vous direz toujours les usages les plus
utiles que l’homme peut en faire.
[Un dictionnaire offert par l’État pour éclairer l’intégralité du corps social]
Ce livre ne fera pas un volume considérable, il pourra être acheté par la classe la
plus pauvre des citoyens. L’état d’ailleurs pourra leur en faire présent ; les magistrats
en ordonneront (p. 320) la lecture aux enfants et au peuple, et les hommes seront plus
éclairés dans les jugements qu’ils porteront les uns des autres et d’eux-mêmes ; ils
recevront une lumière nouvelle qui les éclairera sur leurs devoirs et sur l’état de la
société.
Suivent alors les préceptes proposés par Chin-Vang, puis Saint-Lambert poursuit
son récit :
[Sélection des préceptes de Chin-Vang contre les erreurs causées par les passions]
Après ce petit nombre de conseils, Chin-Vang cessa de lire, et on approuva ce qu’il
avait lu ; mais nos sages qui pensaient que les erreurs où nous jettent nos passions,
sont les (p. 326) plus communes et les plus dangereuses, proposèrent à Chin-Vang de
rassembler un petit nombre de préceptes qui serviraient plus particulièrement à
prévenir cette espèce d’erreurs. C’est ce que j’ai exécuté, dit Ching-Vang ; je pense
que les conseils que vous venez d’entendre doivent être distribués dans tous les lieux
où on instruit la jeunesse ; mais ceux que je vais vous lire doivent être sans cesse
présents à tous les hommes.
[Bonne réception des préceptes des trois sages par les citoyens]
Ce petit recueil de préceptes fut fort bien reçu dans Ponthiamas ; il n’y eut guère de
citoyen qui ne fît le projet de le méditer assez pour être en état de faire usage. Il est
vrai que certains lettrés, qui faisaient les entendus, dirent à Tsou-Chou : Nous savions
à-peu-près (p. 330) ce que vous nous avez dit. Ah ! dit Tsou-Chou, nous n’avons voulu
que rapprocher des vérités trop isolées, et qui se fortifient par leur rapprochement ;
nous n’avons pas prétendu vous enseigner ce que vous ne savez pas, mais vous
rappeler ce que vous oubliez.
On vit bientôt tous les citoyens de Ponthiamas, le pinceau à la main, enrichir leurs
lambris de vérités utiles. L’un disait en écrivant certains préceptes : voilà une bonne
leçon pour mon voisin, j’espère que ses décisions ne seront plus si tranchantes. Un
autre disait : si la vue continuelle de ce précepte ne corrige pas ma femme de son
opiniâtreté, je ne sais pas ce qu’il faudra faire. Cependant le plus grand nombre
pensait à se servir de ces vérités pour lui-même. Élevés la plupart avec amour de la
raison qu’on inspire dès l’enfance aux Chinois, ils étaient charmés d’avoir quelques
moyens de plus de devenir raisonnables ; quelques-uns même écrivent en plus gros
caractère, et placèrent en plusieurs endroits de leur maison ceux des préceptes qui
attaquaient certains défauts de l’esprit dont ils ne se croyaient pas exempts.
philosophe qui peut se flatter d’avoir rendu ses concitoyens meilleurs. J’avoue que
jusqu’à présent les philosophes et les monarques ont pu rarement penser avec autant
de raison que nos Chinois, que leurs travaux et leurs soins avaient perfectionné leur
nation.
Je crois, mes chers amis, que nous chercherons les moyens de faire naître ces
qualités dans l’esprit de nos enfants, en nous disant toutefois qu’il est impossible qu’ils
les possèdent toutes dans le degré le plus éminent. Nous serons heureux s’ils en
possèdent une seule au premier degré ; alors ils ne seront pas totalement dépourvus
des autres.
Voilà le dernier mémoire des trois Chinois ; quelques personnes l’attribuent au seul
Chin-Vang : j’ai su qu’il avait été distribué aux citoyens de Ponthiamas, qu’il avait été
médité par la plupart d’entre eux, et que plusieurs s’étaient rendus capables d’en faire
usage. Selon les dernières nouvelles que j’ai reçues de ce pays, voici l’état où il se
trouve (p. 341).
[Une juste exploitation des ressources naturelles pour une vie frugale]
Le pays est coupé de canaux qui répandent la fraîcheur et la fécondité ; on les borde,
ainsi que les chemins, de grands arbres qui serviront un jour à la charpente ou au
chauffage, et qui en attendant donnent de l’ombre, et présentent aux yeux de belles
masses de verdure. On place sa maison, son bois, son jardin, de manière qu’ils sont
pour le pays une décoration. Les (p. 342) plus simples chaumières sont peintes et
vernissées, parce que les peintures et les vernis les défendent de l’humidité en les
embellissant. Ces maisons sont saines et propres, les meubles simples et commodes, les
tables frugales et voluptueuses. On y met le bonheur de la vie dans un travail modéré
qui a toujours sa récompense, dans l’exercice des vertus plutôt que dans la réunion des
40 Luc MOGENET
voluptés. On y sait que l’homme ne revient pas volontiers à la frugalité dont il est sorti,
aux travaux dont il s’est lassé, et ils restent frugaux et laborieux.
On y parle peu, parce que tout le monde y est à-peu-près également instruit, et que la
vanité n’y inspire pas l’abondance des idées sans choix. Ajoutez qu’on ne s’y ennuie
jamais, et qu’on (p. 345) qu’on n’y a besoin pour s’amuser ni du bruit d’un ruisseau,
ni du bruit des paroles. On y voit peu les éclats de la joie, mais une sérénité continue :
il y règne cette belle harmonie qui résulte du contentement de soi-même, de la
politesse, de la raison, de la douce sensibilité, de la tempérance et du plaisir.
[Des jeunes encadrés par le père jusque dans les premiers temps du mariage]
La nature ayant mis l’homme en état de jouir de la femme et de créer son semblable
avant de savoir conduire l’une et élever l’autre, il semble qu’il devrait y avoir un
intervalle entre le temps de la puberté et celui du mariage. Dans les pays ou
l’éducation est abandonnée à des prêtres ignorants, ce temps est dangereux ; alors on
n’a pour les jeunes gens qu’une superstitieuse et inutile sévérité, ou une indulgence
aveugle ou criminelle. Les pères à Ponthiamas prévoient ce moment, et savent, selon la
méthode de Platon, le retarder par beaucoup d’exercices, par des occupations
sérieuses et par une nourriture peu substantielle. C’est le temps où l’on commence à
faire jouir le jeune homme de ses forces corporelles et intellectuelles. On le marie de
bonne heure, mais il n’entre en ménage qu’à 22 ans. Le père, jusque-là conserve toute
son autorité, et il se sert de (p. 346) l’envie de plaire qu’inspire le sentiment de
l’amour pour perfectionner la raison de son fils. Il ne le laisse pas vivre librement avec
sa jeune épouse ; il lui fait acheter, par des études utiles et par l’exercice des vertus,
les plaisirs du mariage. Dans les premières années de ses petits enfants il préside à
leur éducation.
de gaîté, ou de tableaux riants du plaisir ; en général les beaux arts servent chez ce
peuple sage à faire mieux aimer ce qu’on doit aimer. 75
75
La poésie fut en effet à l’honneur à Ponthiamas, Mạc Tiên Tich à lui-même écrit de
nombreux poèmes.
Ponthiamas 43
CONCLUSION
L’œuvre de Saint-Lambert est largement oubliée de nos jours, mais son utopie sur
Ponthiamas se situe dans la mouvance philosophique du XVIIIe siècle.
Cette utopie participe des discours contradictoires qui prévalaient à cette époque
sur le meilleur système de gouvernement et le despotisme oriental. Pour Voltaire la
Chine était un modèle ; « laissons les Chinois et les Indiens jouir en paix de leur beau
climat et de leur antiquité. Cessons surtout d’appeler idolâtres l’empereur de la Chine
et le soubab de Dékan. Il ne faut pas être fanatique du mérite chinois : la constitution
de leur empire est à la vérité la meilleure qui soit au monde la seule qui soit toute
fondée sur le pouvoir paternel ; la seule dans laquelle un gouverneur de province soit
puni quand, en sortant de charge, il n’a pas eu les acclamations du peuple ; la seule
qui ait institué des prix pour la vertu, tandis que partout ailleurs les lois se bornent à
punir le crime ; la seule qui ait fait adopter ses lois à ses vainqueurs, tandis que nous
sommes encore sujets aux coutumes des Burgundiens, des Francs et des Goths, qui
nous ont domptés. ». 76 Le philosophe se réfère probablement à la lettre du père
jésuite Constancin du 2 décembre 1725 qui, après avoir déploré la persécution des
chrétiens, loue « les qualités qui rendent [le nouvel empereur Yong-Tchen] digne de
l’Empire, et qui en si peu de temps lui ont attiré le respect et l’amour de ses
peuples. » 77
Au contraire de Montesquieu qui considérait la Chine comme « un État despotique,
dont le principe est la crainte. Peut-être que dans les premières dynasties, l’empire
n’étant pas si étendu, le gouvernement déclinait un peu de cet esprit. Mais
aujourd’hui cela n’est pas. » 78
76
Voltaire (paru anonymement), « Dictionnaire philosophique portatif », Genève, 1764, 352
p. article « De la Chine ».
77
Voir « Lettres édifiantes et curieuses de Chine par les missionnaires jésuites, 1702-1776 »,
Garnier-Flammarion, Paris 1979, 502 p. pp. 302-303.
78
Montesquieu, « De l’esprit des lois », 1748. Genève, Barillot, chap XXI, p. 167.
44 Luc MOGENET
BIBLIOGRAPHIE
Il existe de nombreux articles sur Hà Tiên, les Mạc et Pierre Poivre, on en a cité les
principaux, pour des références complémentaires (en particulier celles en chinois et
vietnamien) on pourra se reporter aux articles cités qui comportent en général une
bibliographie. Concernant le Marquis de Saint-Lambert la bibliographie est pauvre.
I. SOURCES
II. CRITIQUE
Pierre Poivre
LY-TIO-FANE, Madeleine, « Pierre Poivre et l’expansion française dans l’Indo-
Pacifique », BEFEO, t. 53, 1967, pp. 453-512 (avant-propos de Louis Malleret).
MALLERET, Louis, Pierre Poivre, EFEO, Adrien Maisonneuve, Paris, 1973, 723 p.
(Une biographie complète et détaillée, bibliographie).
Saint-Lambert
MANGEOT, Georges, Autour d’un foyer lorrain, la famille de Saint-Lambert, 1596-
1795, sans éditeur, Paris, 1913, 169 p.
Ponthiamas 45
Mạc Cửu
AUBARET, G., Histoire et description de la Basse Cochinchine, Paris, Imprimerie
Impériale, 1864, 359 p. (Traduction commentée du livre Gia-dinh-Thung-chi par le
mandarin TRANG-HOÏ-DUC, sur Mạc Cửu et ses successeurs pp. 21-65).
BOUDET, Paul, « La conquête de la Cochinchine par les Nguyễn et le rôle des
émigrés chinois », BEFEO, t. 42, n° 1, 1942, pp. 115-132. (Sur Mạc Cửu et ses
descendants).
CHEN, Ching-Ho, « Mac Thien Tu and Praya Taksin: a survey of their political
stand, conflicts and background », pp. 1534-1575, [in] WARREN et al. (ed.)
Proceedings seventh IAHA conference August 1977, Bangkok, Chulalongkorn U.P.,
1979, vol. 2, pp. 1535-1536.
GASPARDONE, Émile, « Un Chinois des Mers du Sud, le fondateur de Hatien »,
Journal Asiatique, t. 240 (3), 1952, pp. 365-385 (étude complète sur Mạc Cửu).
KELLEY, Liam C., « Thoughts on a Chinese Diaspora: the Case of the Macs of Hat
Tien », Crossroads, 2000, vol. 14 (1), pp. 71-98. (Nombreuses références
bibliographiques en chinois).
SELLERS, Nicholas, The princes of Ha-Tien, Thanh Long, Bruxelles 1983, 186 p. et
annexes. (Une somme sur la dynastie des Mạc).