Vous êtes sur la page 1sur 46

Luc MOGENET

PONTHIAMAS : ÉDEN TROPICAL ET


UTOPIE LIBÉRALE DANS LE CAMBODGE DU
XVIIIe SIÈCLE.
Présentation de textes oubliés 1

INTRODUCTION

C’est à la fin du XVIIe siècle que débuta la curieuse aventure du Chinois Mạc Cửu
et de ses descendants dans la région de Bantéay Meas 2 et Hà Tiên 3 au Cambodge,
qui y développèrent un domaine connu sous le nom de Ponthiamas, déformation de
Bantéay Meas.
Le récit contemporain le plus célèbre de cette aventure est dû au voyageur Pierre
Poivre, mais on dispose aussi de quelques témoignages partiels en anglais,
vietnamien et chinois. Plusieurs orientalistes, dont P. Boudet et E. Gaspardone, ont
retracé au XXe siècle l’histoire de cette dynastie.
Cette aventure eut à son époque un certain retentissement et le philosophe Saint-
Lambert en tira, à la fin du XVIIIe siècle, une curieuse utopie libérale et
physiocratique, largement oubliée, que nous présentons après avoir rappelé le
contexte de ce récit.

1
Merci à Jean-Michel Filippi, qui m’a mis sur la piste de Ponthiamas et à Grégory Mikaelian,
qui m’a encouragé, indiqué de précieuses références et à bien voulu relire le projet d’article en
suggérant de multiples améliorations.
2
Bantéay Meas (« La citadelle d’Or » en khmer, qui se prononce approximativement
« banteaye meah »), actuellement district et commune de la province de Kampot (Cambodge) ;
Tuk Meas (« la pirogue d’or » en khmer) en est le chef-lieu.
3
Actuellement ville vietnamienne de la province de Kien Giang, située à cinq kilomètres de la
frontière cambodgienne.
2 Luc MOGENET

I. LE RÉCIT FONDATEUR DE PIERRE POIVRE : UN ROYAUME SANS


ROI NI SUJETS

Issu d’une famille de commerçants modestes, Pierre Poivre est né à Lyon en 1719.
Il entre chez les frères missionnaires de Saint-Joseph à la Croix-Rousse (région
lyonnaise) et après de bonnes études, à 21 ans, part évangéliser la Chine, sans grand
succès ni grande conviction. Il est renvoyé en France par ses supérieurs.
Mais son goût de l’aventure est le plus fort. Il rejoint l’Asie à bord d’un navire de la
Compagnie française des Indes orientales. Le navire est
attaqué par les Britanniques et un boulet de canon lui
emporte la main droite. Il est soigné sur le vaisseau
britannique mais il doit être amputé du bras. Il est
ensuite débarqué à Batavia (Djakarta) qui est alors un
centre important de l’exploitation des épices notamment
les noix de muscade et des clous de girofle qui, par leur
rareté, représentent une richesse fabuleuse jalousement
gardée par les Hollandais. Il se met alors en tête
d’acclimater ces espèces à l’île de France (actuelle île
Pierre Poivre Maurice).
(vers 1730, anonyme) Il veut alors rentrer en France pour défendre son idée
auprès de la Compagnie française des Indes orientales
mais à la suite d’un naufrage, il embarque sur un navire néerlandais qui est attaqué
par un malouin, puis le malouin est lui aussi attaqué par un Britannique. Poivre est
alors enfermé à Guernesey.
Il arrive en France en 1748 pour repartir l’année suivante, envoyé par la
Compagnie des Indes pour fonder un comptoir en Cochinchine. Il y séjourna du 29
août 1749 au 10 février 1750. Peut-être alla-t-il jusqu’à Bantéay Meas, mais il ne le
précise pas dans son récit4.
Il parvient clandestinement à se procurer des plants de muscadiers et de girofliers
qu’il confie au directeur du jardin d’essai de l’île de France. Poivre décide alors de
rentrer en France, en 1755-1756 et revient à Lyon. Déjà correspondant de
l’Académie des sciences auprès d’Antoine de Jussieu, il est reçu à l’Académie des
sciences de Lyon et publie ses aventures, Les Voyages d’un philosophe…, éditées en

4
Il ne semble pas qu’il soit allé sur place. Selon E. Gaspardone, P. Poivre aurait eu pour
informateur Monseigneur Armand Lefebvre (GASPARDONE, Émile, « Un Chinois des Mers du
Sud, le fondateur de Hatien », Journal Asiatique, t. 240 (3), 1952, p. 370) ; ce dernier, né à
Calais en 1709, de la congrégation du Saint Esprit, quitta la France comme missionnaire au
Siam (1737). Il est fait évêque de Noëlene « in partibus infidelium » en 1743, il est ensuite
nommé en Cochinchine (1744), où il est vicaire apostolique et enfin au Cambodge (1755) où il
mourut en 1760. Selon R. Klump « Pierre Poivre n’est jamais allé lui-même à Ponthiamas,
mais il le décrit comme un État physiocratique modèle. », v. KLUMP, Rainer, « The Kingdom
of Ponthiamas – a physiocratic model state in Indochina : a note on the international exchange
of economic thought and of concepts for economic reforms in the 18th century », [in] Political
events and economic ideas, Northampton (USA), 2004, p. 174.
Ponthiamas 3

1769, qui connurent un certain succès. 5 Il épouse Françoise Robin et est anobli par
Louis XV.
En 1766 la compagnie des Indes, en faillite, cède ses colonies à la couronne. Poivre
est nommé intendant des Mascareignes sur l’île de France, où il est chargé de mettre
en place les premières structures de l’administration royale qui dorénavant vont
remplacer celles de la Compagnie des Indes. Il quitte l’île de France en 1772 pour
rejoindre sa propriété de la Fréta près de Lyon où il meurt en 1786.
Dans les Voyages d’un philosophe… Pierre Poivre décrit Ponthiamas, comme un
Éden tropical. Ce récit connut un grand succès et inspira de nombreux auteurs.
Il raconte ;6

[Cancar avant l’arrivée du négociant chinois vers 1715]


En quittant les îles et les terres des Malais, on trouve au Nord un petit territoire
nommé Cancar, 7 et connu sur les cartes marines, sous le nom de Ponthiamas. Il est
enclavé dans le royaume de Siam, que le despotisme dépeuple sans cesse, entre celui
de Camboye, 8 dont le gouvernement n’a aucune forme stable, et entre les terres de la
domination des Malais, dont le génie sans cesse agité par leurs lois féodales, ne peut
souffrir la paix, ni au-dedans, ni au-dehors. Environné de tels voisins, ce beau Pays
était inculte et presque sans habitants, il y a environ 50 années. 9

[Formulation de son projet politique : exploitation agraire & intégration régionale]


Un négociant Chinois, maître d’un vaisseau qui servait à son commerce, fréquentait
ces côtes avec ce génie réfléchi, et cette intelligence qui est naturelle à sa nation. Il vit
avec douleur des terres immenses condamnées à la fertilité, quoi qu’elles fussent d’un
sol naturellement plus fertile que celles qui faisaient la richesse de son Pays : il forma
le projet de les faire valoir. Dans ce dessein, il s’assura d’un certain nombre de
cultivateurs de sa nation et des nations voisines ; puis il commença par se ménager
avec art, la protection des Princes les plus puissants du voisinage, qui lui donnèrent
une garde à sa solde.

[Fortification du site]
Dans ses voyages aux îles Philippines et à Batavia, il avait pris des Européens ce
qu’ils ont de meilleur, suivant les Chinois, dans la science politique, l’art de fortifier et
de se défendre. Bientôt les profits de son commerce le mirent en état d’élever des

5
POIVRE, Pierre, Voyages d’un philosophe, ou observations sur les mœurs et les arts des
peuples de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique. Londres et Lyon, France chez J. de Ville,
1769, 154 p.
6
Idem, pp. 75-82.
7
Kiang-k’eou, le port en chinois, écrit Cancar ou Cancao dans les sources françaises ( 港港港,
mand. gang kou zhou, soit gong2 hau2 zau1 en cantonais et káng kháu chiu en hokkien ;
Cancao correspond donc aux deux premiers caractères de la prononciation en hokkien ou en
teochiu (gang2 kháu tsiu) et non cantonaise. Autre graphie homophone : 江 港 [la cité du
fleuve], mand. jiang zhou, hokkien kang chiu, teochiu kang tsiu, cantonais. Reste à savoir à
quoi correspond le ‘car’ de Cancar. [n.d.l.r.]).
8
Cambodge.
9
Vers 1715, soit au moment ou Mạc Cửu investit Hà Tiên après la destruction de Bantéay
Meas, v. infra.
4 Luc MOGENET

remparts, de creuser des fossés, et de se pourvoir d’artillerie. Ces premières


précautions le mirent à couvert des entreprises des peuples barbares qui
l’environnaient.

[Établissement de la propriété agraire et don des outils d’exploitation de la terre]


Il distribua les terres à ses cultivateurs en pur don, sans aucune réserve de ses droits
connus sous le nom de service, lods et ventes, 10 droits qui ne laissant aucune
propriété, font le fléau le plus terrible de l’agriculture, et dont l’idée n’est jamais
tombée sous le sens commun des peuples sages ; il ajouta à ce premier bienfait, celui
de procurer à ses colons, tous les instruments nécessaires pour faire valoir les terres.

[Gouvernement sans loi, par l’exemple de la vertu du chef]


Dans son projet de former un peuplement de laboureurs et de négociants, il crut
devoir proposer que les lois que la nature a données aux hommes de tous les climats ;
il sut les faire respecter en leur obéissant le premier, en donnant l’exemple de la
simplicité, du travail, de la frugalité, de la bonne foi et de l’humanité ; il n’établit donc
aucune loi ; il fit beaucoup plus, il établit des mœurs.

[Succès de cette formule : développement agraire et commercial]


Son territoire devint le pays de tous les hommes laborieux qui voulurent s’y établir.
Son port fut ouvert à toutes les nations ; bientôt les forêts furent abattues avec
intelligence, les terres furent ouvertes et ensemencées de riz ; des canaux tirés des
rivières inondèrent les champs, et des moissons abondantes fournirent d’abord aux
cultivateurs la matière de leur subsistance, puis l’objet d’un commerce immense.

[Ponthiamas, grenier à riz régional]


Les peuples barbares du voisinage, étonnés de la promptitude avec laquelle
l’abondance avait succédé à la stérilité, vinrent chercher leur nourriture dans les
magasins de Ponthiamas. Ce petit territoire est regardé aujourd’hui comme le grenier
le plus abondant de cette partie Orientale de l’Asie. Les Malais, les Cochinchinois,
Siam même, ce pays naturellement si fertile, regardent ce port comme une ressource
assurée contre les disettes.
Les procédés de la culture du riz, qui est la principale du pays, sont les mêmes qu’en
Cochinchine. J’en parlerai ci-après ; mon objet est de faire remarquer que ce n’est pas
à une méthode particulière de cultiver la terre, que les heureux habitants de
Ponthiamas doivent l’abondance dont ils jouissent ; mais à leurs lois et à leurs mœurs.

[De l’origine physiocratique des succès de Kiang-Tsé]


Si le négociant Chinois, fondateur de cette société de laboureurs négociants, imitant
le vulgaire des Souverains de l’Asie, avait établi des impôts arbitraires ; si par une
invention féodale dont il avait l’exemple chez ses voisins, il avait voulu garder pour un
seul la propriété des terres, en feignant de les céder aux cultivateurs ; si dans un
palais, il avait établi le luxe à la place de la simplicité qu’il fit régner dans sa maison ;
s’il avait mis sa grandeur à avoir une cour brillante, à se voir environné d’une foule de
serviteurs inutiles, en donnant la préférence aux talents agréables ; s’il avait méprisé
ces hommes laborieux qui ouvrent la terre, l’arrosent de leur sueur, et nourrissent
leurs frères ; s’il avait traité ses associés comme des esclaves ; s’il avait reçu dans son

10
Lods et ventes : terme juridique féodal, droits de mutation entre vifs perçus par le seigneur.
Ponthiamas 5

port les étrangers, autrement que comme ses amis, les terres de son territoire seraient
encore en friche et dépeuplées, ou ses malheureux habitants mourraient de faim,
malgré toutes leurs connaissances sur l’Agriculture, et avec les instruments les plus
merveilleux, soit pour ouvrir la terre, soit pour l’ensemencer. Mais le sage Kiang-
Tsé, 11 c’est le nom du négociant Chinois dont je parle, persuadé qu’il serait toujours
très riche, si ses cultivateurs l’étaient, n’établit qu’un droit médiocre sur les
marchandises qui entraient dans son port ; le revenu de ses terres lui parut suffire pour
le rendre puissant. Sa bonne foi, sa modération, son humanité le firent respecter. Il ne
prétendit jamais régner, mais seulement établir l’empire de la raison. Son fils, qui
occupe aujourd’hui sa place, a hérité de ses vertus, comme de ses biens. Il est parvenu
par l’agriculture et le commerce des denrées que produit son territoire, à un tel degré
de puissance, que les barbares ses voisins lui donnent tous le titre de Roi qu’il
dédaigne. Il ne prétend des droits de la royauté que le plus beau de tous, celui de faire
du bien à tous les hommes ; très content d’être le premier laboureur et le premier
négociant de son Pays, il mérite sans doute, ainsi que son père, un titre plus grand que
celui de Roi, celui de bienfaiteur de l’humanité.
Qu’il me soit permis de le dire ici en passant ; quelle différence entre de tels
hommes, et ces conquérants célèbres, qui ont étonné, désolé la terre, et qui, abusant du
droit de conquête, ont établi des lois, qui même après que le genre humain a été délivré
d’eux, perpétuent encore les malheurs du monde pendant la suite des siècles.

Pierre Poivre a aussi inspiré Jean Castilhon, 12 que Saint Lambert rencontra peut-
être ; dans ses Anecdotes chinoises, japonaises, siamoises, tonquinoises, etc., il
esquisse l’utopie de Ponthiamas dès 1774 :

Un négociant Chinois, appelé Kiant-Se, voyant que ni les Siamois ni les Camboyens,
ni les Malais ne savaient point tirer parti des bienfaits de la nature, s’y transporta vers
le commencement de ce siècle, et entreprit de défricher le territoire de Cancar, appelé
royaume de Ponthiamas, et de gouverner sa colonie par les seules lois de la nature. Il
a rendu ce pays si abondant, que les peuples voisins y trouvent les plus grandes
ressources. Kiant-Se n’a jamais eu l’envie de se déclarer souverain ; son fils est,
comme lui, le premier laboureur de la peuplade. Les étrangers, qui ne savaient vivre
que sous des maîtres, l’appellent roi, et son territoire royaume ; mais il ne connaît que

11
Kiang-Tsé : P. Poivre désigne ainsi Mạc Cửu. L’origine de cette appellation, que Saint
Lambert reprend, reste inconnue. Il est probable que Poivre s’inspire du Qing chao Wenxian
tongkao清朝文獻通考 une manière d’encyclopédie rédigée sous les Ming (1368-1644), mais
recompilée et complétée sous les Qing, durant le règne de Qianlong (1736-1795), v.
(http://www.chinaknowledge.de/Literature/Science/wenxiantongkao.html), car ailleurs son
récit reproduit des erreurs factuelles que l’on trouve déjà dans ce témoignage chinois da té de
1747, cf. VIEILLE-BLANCHARD, Fanny, Les formes artistiques à Hà Tiên sous la principauté
des Mạc de 1708 à 1809. Triomphe d’une ville chinoise en Asie du Sud-Est, Paris, Mémoire de
DEA de l’EPHE, 1999, p. 22. De même, la vision physiocratique du gouvernement de Kiang-
Tsé telle que croquée par Poivre, fondée sur le laisser-faire et la vertu personnelle du ‘roi’,
pourrait bien prendre source dans la tonalité fortement confucéenne des sources chinoises
traitant de cette contrée.
12
(1720-1799), journaliste et philosophe toulousain, également collaborateur de
l’encyclopédie.
6 Luc MOGENET

des frères et des enfants ; il regarde comme ennemis ceux qui s’écartent de la loi
naturelle, qu’il est le premier à observer. Son gouvernement est celui d’un père de
famille, Pen et Kiant-Se devraient, à bien des égards, être les modèles des rois ; mais
Philadelphie 13 et Ponthiamas sont si éloignés de l’Europe !

II. D’UN ROYAUME PAR OUÏ DIRE À DEUX ENTITÉS DISTINCTES ET


SUCCESSIVES

Les divers auteurs sur le sujet considèrent explicitement ou implicitement


Ponthiamas et Hà Tiên comme un seul et même site, 14 celui de l’actuelle Hà Tiên.
L’opinion de Sakurai et Kitagawa 15 est plus nuancée mais un peu confuse. Pour ces
auteurs il existe en un même lieu deux Bantéay Meas, l’un sous souveraineté
cambodgienne et l’autre sous l’administration des Mạc. Divers éléments nous laissent
penser que Bantéay Meas et Hà Tiên sont bien deux sites distincts.
La toponymie d’abord. Dans les diverses langues en usage dans la région les deux
sites ont des noms spécifiques.
- Ponthiamas : déformation de Bantéay Meas (la citadelle d’or) en khmer, Sài-mat
en sino annamite, Mang Kam, Mong Kam en siamois (déformation de Muong Kham,
la ville d’or).
- Hatien : Péam en khmer, Kiang-k’eou, le port en chinois, (prononcé Cancar ou
Cancao en cantonais) et Hà Tiên « l’Immortel (tiên) sur la rivière (hà) » en
vietnamien. 16

La cartographie ensuite, plusieurs cartes situent plus ou moins clairement les deux
sites distinctement.
- La première carte mentionnant Ponthiamas (écrit Pontiano), date de 1764, donc
contemporaine de l’emporium, elle est due au géographe Jacques Bellin, mais elle est
trop imprécise.
- La carte d’Adrien Hubert Brué en 1814, situe clairement Ponthiamas (écrit
Pontiamo) à l’intérieur des terres, le long d’une rivière, là où se situe Bantéay Meas,
mais sans la précision propre aux cartes de cette époque. Cette carte ne mentionne
pas Hà Tiên.

13
Ville des démocrates indépendantistes américains où l’indépendance des États-Unis fut
proclamée en 1776.
14
Voir par exemple SAKURAI, Y. et KITAGAWA, T., « Hatien or Banteay Meas […] », [in] op.
cit., p. 150.
15
Idem, pp. 155 et 156.
16
D’après la légende (corroborée par le terme sino-viêtnamien河仙 he xian [rivière +
immortel] [n.d.l.r.]), un immortel se promenant sur la rivière aurait donné son nom à la ville, v.
VIEILLE-BLANCHARD, F., op. cit., p. 7. Géographiquement, nous sommes à 10°22’140 de
latitude Nord et 102°5’55 de longitude Est.
Ponthiamas 7

- La carte d’Abel-Rémusat en 1819, quand à elle note « Vers cet endroit était
Pontiamas, ville détruite par les Siamois ». Cette carte note bien Hà Tiên (écrit
Athien) ou Cancao, distinct de Ponthiamas. Par ailleurs c’est la première carte qui
mentionne la ville de Kampot (écrit Camvot). Malte-Brun, dans son Atlas, 17 vers
1820, situe Ponthiamas comme Brué.

Carte de Jacques Bellin, (détail) 1764

17
MALTE-BRUN, Géographie Universelle, Atlas, sans date (vers 1820), Barba, Paris.
8 Luc MOGENET

Carte d’Adrien Hubert Brué, 1814, « Pontiamo »

Carte se l’Indochine (détail) par A H Dufour extrait Malte Brun, vers 1820

En fait, la confusion des auteurs provient du fait que Ponthiamas désigne, dans les
traditions, à la fois la première implantation de Mạc à Bantéas Meas, puis l’entité
qu’il met en place, selon deux modalités successives : d’abord la gestion des douanes
pour le compte des rois Khmers à partir de Bantéay Meas, à l’intérieur des terres. Il
Ponthiamas 9

est probable que Mạc ait alors fait fructifier un port à l’embouchure sur la rive
gauche du fleuve, en aval de la cité administrative de Bantéay Méas (cf. la carte
d’Abel-Rémusat indiquant l’emplacement de Ponthiamas ville détruite par les
Siamois) ; puis, la cité de Hà Tiên qu’il reconstruit après la destruction de Banteay
Méas en aval à l’embouchure du fleuve mais sur la rive droite.
Gaspardone 18 cite un texte vietnamien 19 qui confirmerait cette hypothèse « Il [Mạc
Cửu] vit à Sai-mat, [Bantéay Meas] les marchands se rassembler, de Chine, du
Tchen-la et de Java. Kau [Mạc Cửu] alors vint habiter Pam. [Péam, Hà Tiên]. »
Cependant Gaspardone parle, de façon erronée semble-t-il, de la fin du « premier
Hatien » (cf. note 12). En revanche Boudet précise bien qu’il fut nommé okhna de
Mang Kam (Bantéay Meas).
La première destruction concerne Ponthiamas ; les deux cartes confirment
l’évidence du toponyme : Ponthiamas aurait bien été implantée sur le site de Bantéay
Meas (cartes Brué, 1814 et Malte-Brun 1820) puis, après la destruction de
Ponthiamas par les Siamois, datée selon les sources, de quelque part entre 1715 et

18
GASPARDONE, E., loc. cit., p. 375.
19
Biographies royales des Nguyễn, Huế 1852, sixième livre. Selon Gaspardone ces
biographies « sont tardives, mais elles recueillent ce qu’il survivait de la tradition à l’entrée du
XIXe siècle. », ibid., p. 373.
10 Luc MOGENET

Carte d’Abel-Rémusat (extrait) 1819

1717, Mạc Cửu se serait réimplanté à Hà Tiên mais sur la rive droite du fleuve
(carte Rémusat 1819). Cette hypothèse semble cohérente ; d’abord feudataire des rois
du Cambodge, dont il obtient la ferme des jeux à Bantéay Meas, Mạc Cửu commence
à y attirer les réseaux marchands. Puis, après la destruction de sa cité et dans sa
stratégie d’allégeance aux Nguyễn, Mạc Cửu reconstruit une cité marchande dans un
Ponthiamas 11

site plus favorable (le port, situé à l’embouchure du delta de la rivière de Hà Tiên
étant plus accessible) et plus proche de ses nouveaux suzerains.
On ne connaît pas exactement l’extension et l’évolution du domaine des Mạc ; la
province constituait au XVIIe siècle une province apanage du Yomaréach, Ministre
de la justice, également suzerain de la province de Péam (Hà Tiên). Il est probable
que la province de Bantéay Meas était plus vaste que l’actuel district du même nom,
elle devait s’étendre au moins sur l’actuel district de Kompong Trach. Ce dernier
district frontalier de Hà Tiên était aussi un port important. Aubaret 20 rapporte que le
roi du Cambodge a cédé cinq villages aux Mạc peu après 1758, en remerciement des
services rendus :21 Phu Quoc, Kampot, Camau, Kompong Som 22 et Sré Ambel ; Mạc
Tiên Tich créa par ailleurs deux forteresses à Rạch Giá et Long Xuyên. 23

III. ÉTAT DES LIEUX, HISTORIQUE 24

Le contexte de l’aventure de la dynastie des Mạc se situe en Chine durant l’agonie


de la dynastie des Ming et de la prise du pouvoir impérial par les Mandchous (Qing),
entre 1644 et 1662. Ce qui provoqua l’émigration de Mạc Cửu était sa fidélité aux
Ming, à la culture chinoise et « son objection à l’édit Mandchou qui disposait que
tous les hommes Chinois devaient se raser la tête et porter des vêtements
Mandchous. ». 25 D’autre part, la compétition territoriale entre le Siam et l’Annam
pour la domination du Cambodge battait son plein, accentuée par la compétition
commerciale qui se jouait entre Chinois cantonnais (alliés des Nguyễn) et Toechiu
(alliés du Siam). Il en résultat qu’au niveau régional, la principauté des Mạc devint
une véritable puissance économique drainant une grande partie du commerce de la
mer de Chine et une puissance militaire capable de lever une armée de plus de 50.000
hommes et d’armer une flotte qui menace Bangkok.

20
AUBARET, G., Histoire et description de la Basse Cochinchine, Paris, Imprimerie Impériale,
1864, 359 p, p. 17.
21
Rétrocédés au Cambodge en 1847.
22
Après la destruction de Ponthiamas, Mạc Cửu vint se réfugier à Réam, situé à quelques
kilomètres de Kompong Som, actuellement Sihanoukville (Cambodge).
23
Mạc Tiên Tich « réussit à étendre sa possession de la côte orientale du golfe du Siam jusqu’à
la région de Cà-mâu. Instituant une administration civile et militaire, il bâtit des citadelles
(Rạch-giá, Long-xuyên), perça des routes et ouvrit des marchés où se rendirent de nombreuses
jonques de commerce. », NGUYễN, The Anh, « L’immigration chinoise et la colonisation du
delta du Mékong », The Vietnam Review, n°1, Autumn-Winter 1996, p. 158.
24
Chronologie synthétique établie notamment à partir des articles de Boudet, Gaspardone,
Sakurai & Kitagawa. Nous avons signalé les nombreuses imprécisions et contradictions qui
subsistent.
25
KELLEY, Liam C., Thoughts on a Chinese Diaspora […], op. cit. p. 79, (trad. LM).
12 Luc MOGENET

De Hainan à Bantéy Meas (1655-c. 1680)

Mạc Cửu est né à Leizhiu, dans la province du Guangdong (Chine du sud, proche
de l’île de Hainan) 26 en 1655. En 1671, à l’âge de 16 (ou de 25 ans), il fuit les
Mandchous et part se réfugier dans les mers du Sud ; il aurait pu séjourner aux
Philippines et à Java (P. Poivre) avant d’arriver au Cambodge vers 1675 ou 1680
selon les sources. Il séjourne à la cour du roi du Cambodge où il est bien accueilli et
« s’y crée une belle situation et une solide fortune. »
Mais craignant pour l’une et pour l’autre, il demande et obtient la ferme des jeux
dans la région de Saimat [Bantéay Meas]. 27 Selon une source vietnamienne, Mạc
Cửu aurait alors déclaré :

Je veux longtemps garder les honneurs, et m’en assurer les avantages pour la vie.
Qu’un jour pourtant ma position faiblisse, ou que la calomnie m’atteigne, et le
malheur soudain, à quoi me servirait le regret ? Mieux vaut dès l’abord garantir ma
sécurité. Il gagna donc par des présents la favorite royale et le ministre favori, et leur
fit dire [au roi du Cambodge] de lui accorder le gouvernement de Mang-k’an, 28 et
qu’il y appellerait des marchands de tous pays au plus grand profit du royaume. Le
29
roi, satisfait, y consentit. Il le nomma okñà . Alors [Mok Kau] invita les pays d’outre
30
mer, et les voiles arrivaient sans cesse.

Ce ne sont peut-être pas que des marchands qui rejoignent Mạc Cửu :

Là il se mit à la tête d’une bande nombreuse de pirates, de gens sans aveu, Chinois et
Annamites, venus de tous les points de l’Indochine. 31

La première mention de Ponthiamas par des Occidentaux date de 1682, lorsque le


Père Jean Genoud et huit de ses confrères voyagent au Cambodge le 19 juillet : ils
arrivent à « Ponteamas », y restent quelques semaines, y disent la messe et tentent de

26
Selon SELLERS, The princes of Ha-Tien, p. 15 Mạc Cửu « était un Cantonnais, il a fui le
Fukien vers 1671. »
27
BOUDET, Paul, loc. cit. p. 121.
28
Bantéay Meas.
29
Okñā, titre de l’administration cambodgienne correspondant à 10 hūbān’ de dignités,
pouvant correspondre soit à une des nombreuses charges de haut dignitaire de la capitale, soit à
celle de gouverneur d’une des cinq ṭī (terre) du royaume, coiffant les autres provinces. En
l’occurrence, il s’agirait de la « terre » de Treang, régent des provinces sises au Sud-Ouest du
royaume. Mais rien dans les sources ne permet de l’affirmer et la charge précise qu’achète
Mạc Cửu reste énigmatique. Selon BOUDET, Paul, loc. cit., p. 121, il acheta plutôt ce titre en
1708.
30
Livre de la famille des Mok 1818 (Mac thi gia-pha, en vietnamien), cité par Gaspardone, op.
cit., p. 380.
31
MENETRIER, Ernest, « Monographie de la circonscription résidentielle de Kampot », Extrême
Asie, décembre 1925, n° 14 ; juin 1926, n°6, p. 27.
Ponthiamas 13

convertir la population. Mais il n’est pas fait allusion à Mạc Cửu. 32 À cette époque
Bantéay Meas est bien un emporium sous administration cambodgienne puisque le
roi y enjoint à « tous les shabandars concernés d’aller administrer les jonques
relevant de leur fonction respective au canal de Bantéay Meas ». 33 Progressivement
Mạc Cửu renforce son pouvoir économique et politique, pour constituer un fief semi
autonome. Mais les troubles internes aux factions cambodgiennes entraînent une
instabilité telle que le commerce en est compromis.

L’allégeance aux Nguyễn et la destruction de Bantéay Meas (c. 1715)

Vers 1715 (ou 1708 ou 1714), Mạc Cửu renverse son alliance et envoie ...

... deux de ses lieutenants à Hué pour annoncer qu’il a conquis la région de Hatien
et demander au seigneur de Cochinchine de lui en confier le gouvernement. 34

Mais cette prospérité est menacée par le conflit siamo-vietnamien : en 1717 (ou
1715 ou 1718) une invasion siamoise avec Nac-Tham (rebelle selon Huế, prince
cambodgien légitime selon le Siam), aboutit à la destruction de Ponthiamas.
Hamilton, donne un récit détaillé de cette destruction :

Le prochain endroit est Ponthiamas qui fut un important lieu d’échanges pendant de
nombreuses années, ayant la commodité d’une jolie rivière profonde mais étroite, qui,
durant les saisons des pluies de la mousson du sud-ouest dispose d’une communication
avec le Bassac, ou rivière du Cambodge, ce port draine le commerce extérieur de la
capitale du Cambodge, la ville est cependant située à près de 100 lieues en amont. Le
fleuve dont la plus grande partie est constituée d’un courant descendant rend la
navigation vers la capitale longue et pénible, si bien que rares sont ceux qui
empruntent cette voie et que le commerce international choisit Ponthiamas, ville
florissante jusqu’en 1717, date à laquelle la flotte Siamoise la détruisit.
Quand l’armée et la flotte siamoise menacèrent le Cambodge, le roi connaissait son
incapacité à résister aux Siamois, les habitants qui vivaient sur ses frontières avaient
reçu l’ordre de retirer vers la capitale du Cambodge, et de détruire ce qu’ils ne
pouvaient apporter avec eux, de sorte que sur cinquante lieues le pays n’était plus
qu’un désert. Il a ensuite contacté le roi de la Cochinchine pour assistance et
protection, il l’a obtenu, à condition que le Cambodge se rende tributaire de la
Cochinchine, ce qu’il a accepté, et il avait pour le secourir une armée de 15.000

32
Anecdote rapportée par MAK, Phoeun, Histoire du Cambodge, Paris, EFEO, 1995, pp. 366-
367. Ce récit pourrait laisser penser que Ponthiamas était un centre plus important que Kampot
à cette époque.
33
Voir MIKAELIAN, Grégory, La royauté d’Oudong, réformes des institutions et crise du
pouvoir dans le royaume khmer du XVIIe siècle, Paris, Presses de l’Université Paris Sorbonne,
2009, p. 38. Shabandar correspond dans le texte khmer à jū dā provenant du chinois et
désignant dans les contexte un « chef d’un groupe d’étrangers commerçant par voie maritime
ou fluviale ».
34
BOUDET, Paul, loc. cit., p. 122.
14 Luc MOGENET

hommes par terre, et par voie maritime 3.000 hommes en galions agiles, biens
manœuvrés et bien équipés.
L’armée Siamoise par terre était près du double du nombre de celle des
Cambodgiens et des Cochinchinois réunis, et leur flotte était quatre fois plus
nombreuse. L’armée de terre a rencontré durant sa marche dans les régions
frontalières du Cambodge tout le pays en totale désolation. Elle ne tarda pas à être
saisie par un manque de provisions, ce qui les obligea à tuer leurs bêtes de trait, leurs
éléphants et leurs chevaux pour se nourrir. Les soldats obligés de manger leur chair,
un régime auquel ils n’avaient jamais été habitués, une fièvre épidémique s’empara de
l’armée toute entière, de sorte qu’en deux mois la moitié fut perdue, et le reste fut
obligé de battre en retraite vers leur pays, avec l’armée cambodgienne toujours sur
leurs talons.
Leur marine n’eût pas de meilleur succès, car ils arrivèrent à Ponthiamas dans leurs
petits galions pour piller et incendier la ville, ce qu’ils firent effectivement, pour les
défenses d’éléphant uniquement, ils en ont brûlé plus de 200 tonnes. Les navires et
jonques lourdement chargées gisaient dans la rade à plus de quatre miles de la ville,
les Cochinchinois saisissant cette opportunité, attaquèrent les gros vaisseaux, et en
brûlèrent quelques-uns et en trainèrent d’autres à terre, tandis que leurs galions
étaient dans une rivière étroite, et ne pouvait pas venir à leur aide jusqu’à ce que la
marée haute leur eût permis de sortir. Les Cochinchinois ayant fait ce pour quoi ils
étaient venus se retirèrent, ne se souciant pas d’engager de bataille contre un nombre
supérieur, et les Siamois par crainte de la famine dans leur flotte, firent route vers le
Siam avec honte. En année 1720, j’ai vu plusieurs des épaves et les ruines de la ville de
Ponthiamas.35

Après la destruction de son domaine, Mạc Cửu se réfugie à Réam en 1717 (ou
1715), et c’est là que naquit son fils, Mạc Tien-tich. 36

C’est là que sa femme, une Annamite de Bien-hoa que son nom de Nguyễn avait fait
identifier à tort avec une princesse royale, lui donna un fils, parmi des circonstances
que la légende a embellies.
Un jour qu’elle cueillait des lotus dans une mare de Trung-kè, elle vit une grande
lueur et un bouddha tout en or lui apparut : de frayeur, elle accoucha d’un fils auquel
les bonzes prédirent les plus hautes destinées.
Plus tard, on installa la statue dans une pagode, mais les Siamois, paraît-il,
l’enlevèrent à leur deuxième invasion. 37

La construction d’un emporium autonome à Hà Tiên (c. 1720)

Après trois ans d’exil (vers 1720), Mạc Cửu rentre à Hà Tiên et (re)construit la
ville, 38 sur la rive droite du fleuve. Il confirme alors son vasselage en se rendant en

35
HAMILTON, A., New account of the East Indies II, Edinbourg, 1727, chapitre XLVIII, pp.
196-198, (traduction LM). « Le précis d’A. Hamilton est ce que je connais de mieux informé
sur la fin du premier Hatien. », GASPARDONE, E., loc. cit., p. 372.
36
Son nom est aussi écrit selon les auteurs Mac Thien-tu (pour Mạc Thiên Tứ), Mok T’in-sï,
Mac Thin tsze.
37
BOUDET, Paul, loc. cit., p. 122.
Ponthiamas 15

1724 en jonque à Huế, avec de riches présents, pour remercier l’empereur Minh
Vương. C’est ainsi que Hà Tiên se trouva de jure définitivement placé sous la
suzeraineté des Nguyễn, 39 en même temps que, semble-t-il, il continue de payer un
tribut symbolique au roi du Cambodge, 40 jouant ainsi de toutes les légitimités :

Le Kiang-k’eou est un pays des mers du Sud-ouest qui dépend de l’Annam et du


Siam. Ses princes sont des Tcheng, 41 l’actuel se nomme T’ien-sseu. L’histoire et la
succession n’en sont pas connues. Le pays a des montagnes élevées [mais] son
territoire n’est que de quelques cent li. 42 Les remparts y sont faits d’arbres. (« Wen-
hien t’ong-k’ao » des Ts’ing, cité par Gaspardone, p. 364).
Le royaume de Cambodge qui avait autrefois plusieurs ports n’a plus aujourd’hui
sur les bords de la mer que le port de Pontiamas situé dans le golfe de Siam ; les
Cochinchinois ont tellement opprimé ce pays-là qu’un simple mestisse chinois, et né en
Cochinchine, [Mac Tien-tich] vient de s’emparer de la rivière d’Athienne qui restait
encore au Cambodge et où les Portugais faisaient autrefois un grand commerce. Ce
mestisse s’est établi là une petite souveraineté en payant tribut au Roy de la
Cochinchine qui l’a mis sous sa protection et lui a donné une centaine de soldats pour
sa garde, et en payant également un moindre tribut au Roy du Cambodge qui est obligé
43
de le souffrir.

Mạc Cửu meurt à 78 ans en 1735 (80 ou 81 ans selon les sources), et son fils Mạc
Tiên Tich lui succède.

38
Idem, p. 122.
39
Ibid., pp. 122 et 123.
40
« Pour les missionnaires, le roi khmer était toujours en 1769 souverain du gouverneur de
Peam bien que ce dernier ait ‘presque entièrement’ secoué son autorité (Cl. EL Maitre, 1913,
p. 187) ; en 1776, Mgr d’Adran note que ce gouverneur était feudataire ‘du roi de
Cochinchine, et en même temps de celui du Cambodge’ (Cl. E. Maitre, 1913, p. 336). Pour les
Cambodgiens, ce gouverneur était un haut dignitaire khmer et son territoire faisait
naturellement partie du Cambodge », MAK, Phoeun, « La frontière entre le Cambodge et le
Viêtnam du XVIIe siècle à l’instauration du protectorat français présentée à travers les
chroniques royales khmères », [in], Lafont, P. B., Les frontières du Viêtnam. Histoire des
frontières de la Péninsule indochinoise, p. 141, note 17. En 1756 le gouverneur de Peam avait
pour titre reajea sethei, v. SAKURAI, Y. et KITAGAWA, T., loc. cit., p. 155.
41
Selon Gaspardone Tcheng est une erreur des recueils chinois pour Mo ; Tcheng et Mo
s’écrivent en chinois avec deux caractères très proches [鄚 (pinyin cheng) et 莫 (pinyin mo),
Mạc Cửu correspondant au mandarin Mo Jiu 莫玖 [n.d.l.r.].
42
Petit par rapport aux pays voisins, le « territoire » de Hà Tiên s’étendait au XVIIIe siècle de
l’Ouest de Kampot à l’est de Cà Mau (note de Gaspardone).
43
POIVRE, Pierre, « Journal d’un voyage à la Cochinchine », Revue de l’Extrême-Orient, III,
1884, p. 414, cité par GASPARDONE, É. loc. cit., p. 369.
16 Luc MOGENET

Statue monumentale de Mạc Cửu, entrée de la ville de Hà Tiên.


Ponthiamas 17

La tombe de Mạc Cửu à Hà Tiên

L’œuvre de Mạc Tiên Tich, réduite à néant par Taksin (1735-1781)

Mac Thien-tich améliora beaucoup les créations de son père. Sous son
gouvernement, Hatien fut organisé, son administration solidement charpentée.
Il eut bientôt, sous sa main, tout le territoire s’étendant de Kampot jusqu’à Camau,
où il établit partout des villages nouveaux, peuplés de tous ceux que la prospérité
naissante du pays attirait. 44

En même temps qu’il parachève la sinisation de son emporium en attirant des


lettrés chinois du Fujian et en s’adonnant lui-même à la poésie, 45 Mạc Tiên Tich va
s’ouvrir aux réseaux européens via Pigneau de Béhaine, 46 qu’il fréquente beaucoup

44
BOUDET, P., loc. cit., p. 124.
45
Dans le cadre d’une « Académie de la Quintessence » (Chiêu Anh Các) qu’il institue en
1736, v. VIEILLE-BLANCHARD, F., op. cit., p. 60 et sq.
46
Pierre-Joseph-Georges Pigneau de Béhaine, fils de l’intendant de la terre d’Origny
appartenant aux ducs de La Vallière, est né en novembre 1741 dans l’Aisne. Prêtre en 1765, il
partit pour la mission de Cochinchine, où on le nomma professeur au Collège général de la
Société des Missions Étrangères. Il fut nommé en 1771, par une bulle du pape Clément XIV,
évêque d’Adran et coadjuteur de Piguel, vicaire apostolique de la Cochinchine. Ce dernier
étant mort la même année, Pigneau lui succéda. Il repartit pour l’Indochine, y débarqua en
18 Luc MOGENET

dans les années 1775-1778 quand celui s’installe à Hà Tiên, et à qui il offre même un
terrain pour y établir une mission.
Mais en attendant les Cambodgiens essaient vers 1739 de rétablir leur domination
sur Hà Tiên. Après une lutte très dure, Mạc Tiên Tich les oblige à battre en retraite,
et cette date marque la fin des revendications du Cambodge. 47 Conséquence de cette
défaite, Mạc n’hésite pas à se prétendre roi du Cambodge lorsqu’il écrit au Shogunat
en 1742. 48 À partir de 1757, la compétition entre Mạc Tiên Tich et Phya Tak 49
entraîne plusieurs guerres entre le Siam et le Vietnam.

Une révolte s’étant levée contre le régent cambodgien, l’ordre fut rétabli mais pour
le prix de leur aide, les Annamites gardent cette fois le territoire au Nord de Bassac et
Mac Thien-tich, pour sa part reçut cinq districts à la frontière du Cambodge, dans la
région de Kampot et de Kompong Som. 50

Peu après, en 1767, les Birmans prennent et pillent Ayuthia, font prisonnier le roi
du Siam dont deux fils se réfugient à Hà Tiên. Lorsque l’un d’eux s’enfuit au
Cambodge, Mạc Tiên Tich accuse son ancien ami Pigneau de Béhaine d’avoir
favorisé cette fuite, et fait emprisonner l’évêque et ses compagnons plusieurs mois.
L’année suivante, en 1768, Mạc Tiên Tich envoie une flotte devant Bangkok pour
prévenir une nouvelle attaque siamoise, mais l’opération se révèle être un fiasco dans
lequel le chef de l’expédition, le gendre de Mạc Tiên Tich, est tué. Après une
nouvelle attaque de Mạc Tiên Tich en 1770, il envoie une flotte devant Chantaboun
qui rencontrent un nouvel échec car ses troupes sont décimées par la peste : partis
50.000, seuls 10.000 soldats reviennent à Hà Tiên. Mais Phya Tak riposte et assiège
Hà Tiên en 1771 avec une flotte et une armée de 20.000 hommes. L’emporium
résiste dix jours puis se rend, avant d’être pillé. Mais les Vietnamiens finissent par
refouler les Siamois et les repoussent hors du delta.

1775, et s’installa à Prambey Chhom, puis à Hà Tiên. L’Annam était alors en proie à la guerre
civile fromentée par les Tây sơn. À la fin de 1775, ils s’emparèrent de toute la famille royale,
et mirent à mort le souverain et son fils ; il ne resta qu’un seul représentant de la famille des
Nguyễn, le jeune Nguyễn Ánh, le futur empereur Gia Long, âgé de dix-sept ans. Celui-ci
réunit autour de lui de nombreux partisans, et, secondé par un corps de soldats chinois fournit
par Mạc Tiên Tich, essaya de reconquérir ses États. Il mourut en 1799.
47
BOUDET, P., loc. cit., p. 127.
48
PERI, Noël, « Essai sur les relations du Japon et de l’Indochine aux XVIe et XVIIe siècles »,
BEFEO, t. XXXIII, 1923, pp. 131-132.
49
Phya Tak ou Taksin (1734-1782) roi du Siam, régna à Thonburi après la destruction du
Royaume d’Ayuthya par les Birmans en 1767. Il fut renversé et exécuté en 1782 par un de ses
généraux (fondateur de la nouvelle dynastie Chakri sous le nom de Rama 1er). Le roi du
Cambodge avait répondu, à propos de ce dernier, aux ambassadeurs de Phya Tak : « …je ne
saurais me résoudre à traiter sur un pied d’égalité, un homme qui, quelle que soit sa valeur
propre, n’est après tout que le résultat de l’union d’un marchand chinois avec une Siamoise
sortie du peuple. » (BOUDET, P., loc. cit., p. 129).
50
BOUDET, P., loc. cit., p. 128.
Ponthiamas 19

Mạc Tiên Tich réfugié à Cantho, envoie en 1774 son fils relever les ruines de Hà
Tiên. Pour tenter de faire la paix, le Vietnam et Hà Tiên envoient en 1781 une
délégation à Bangkok dirigée par un prince vietnamien, Xuan, et Mạc Tiên Tich.
Phya Tak la met à mort (52 personnes), y compris les fils de Mạc Tiên Tich. Ce
dernier, pour échapper aux supplices qui l’attendaient, se suicide en 1781.

A la fin du 18ème siècle, le rôle historique d’Hatien comme emporium pour le


commerce entre la mer de chine du sud et le golfe [de Thaïlande], a complètement
disparu. […] Probablement la ville d’Hatien fut abandonnée à cette époque. Bantéay
Meas fut gouvernée comme un port local par la politique côtière du roi Ang Non, qui
retrouva le trône du Cambodge en 1775. 51

Un simple gouvernorat vietnamien (1818-1847)

Un des derniers descendants de Mạc Cửu, Mạc Diệu, est nommé gouverneur de Hà
Tiên en 1818 et « les districts accordés à Mạc Tiên Tich pour prix de son
intervention, et situés au delà de Hà Tiên, dans la région de Kampot, seront
rétrocédés [au Cambodge] en 1847 par l’empereur Thiệu-trị. » 52

51
SAKURAI, Y. et KITAGAWA, T., op. cit., pp. 201-202.
52
BOUDET, P., loc. cit., p. 128.
20 Luc MOGENET

IV. L’UTOPIE LIBERALE DU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT

1. L’homme et l’œuvre

L’homme

Le récit de Pierre Poivre a inspiré au Marquis Jean-François de Saint-Lambert 53 un


conte philosophique « De la raison ou Ponthiamas » dont de très larges extraits sont
présentés ci-après. Saint-Lambert est un philosophe un peu oublié du temps des
« lumières ».
Il est né à Nancy en 1716 et passe son enfance dans la ferme familiale
d’Affracourt. Après des études chez les jésuites il mène une carrière militaire ;
officier, il fut attaché à la cour du Roi Stanislas et fit partie de l’Académie de Nancy.
Poète, il est l’auteur des Saisons, mais il est aussi encyclopédiste (il en rédigea 12
articles) et philosophe matérialiste. Il fut l’ami de nombreux philosophes et fréquenta
beaucoup les salons, en familier des dames Geoffrin, du Deffant, Houdetot, du
Châtelet, de Lespinasse…
L’influence de cette
dernière et son poème des
Saisons, le firent admettre à
l’Académie française en
1770.
Il était plus qu’octogénaire
lorsqu’il publia en 1798 (an
IX), sous le Directoire, ses
Principes des mœurs chez
toutes les nations, ou
Catéchisme universel, œuvre
à laquelle il avait longtemps
travaillé, entièrement
consacrée à la suprématie de
la raison et de la morale et
reprise dans ses Œuvres
philosophiques publiées en
1801.
Le Marquis de Saint Lambert Hostile aux excès de la
(Musée Lorrain, Nancy) Révolution, il se retira à Eaux-
Bonnes chez Mme d’Houdetot
dont il était l’amant (leur liaison, après celle qu’il eut avec Mme du Châtelet, dura 50
ans). Il mourut en 1803 à l’âge de 87 ans.

53
SAINT-LAMBERT, « De la raison ou Ponthiamas », [in] Œuvres philosophiques, Tome I, Chez
Agasse, Paris, an IX (1801), pp. 259-348. Saint-Lambert appelle Mạc Cửu « Kiang-Tsé »,
comme P. Poivre.
Ponthiamas 21

La modeste maison familiale des Saint-Lambert à Affracourt (Meurthe et Moselle),


(extrait de MANGEOT, Georges, Autour d’un foyer lorrain, la famille de Saint-Lambert,
1596-1795, sans éditeur, Paris, 1913, 169 p., HT n°1).

L’œuvre

Le premier volume des Œuvres Philosophiques de Saint Lambert est divisé en


quatre parties : « Discours préliminaire » (pp. 1-51), « Analyse de l’homme »,
« Analyse de la femme » et « De la Raison, ou Ponthiamas », (pp. 259-348). Dans
son « Discours préliminaire » le philosophe énonce quelques-unes de ses réflexions.
Il voit dans certains pays exotiques la source de la sagesse :

C’est ainsi que la morale a commencé chez les Brames, [54] chez les anciens Perses,
les Hébreux, les arabes et les Chinois, etc. (p. 4) [En contraste il critique la religion
catholique] Cependant on consulta chez une partie des musulmans les livres
d’Aristote ; ils devinrent comme une seconde religion, dont il n’était plus permis de
douter que des dogmes de l’Alcoran.
Le clergé des chrétiens eut une autre constitution, et par conséquent un autre
caractère que les Imans et les Mollahs : il eut le pouvoir de s’assembler et de créer des

54
Brames, ou Brahmanes, hindouistes.
22 Luc MOGENET

dogmes. Dans ces assemblées ecclésiastiques, il se forma des partis qui se firent la
guerre, et chacun d’eux voulut régner.
Les bienfaits des empereurs, l’ignorance des peuples, l’artifice des prêtres,
donnèrent au Pontife de Rome les plus excessives prétentions. (p. 16)

Puis il cite ses philosophes préférés, notamment : Charron, Hobbes, Montaigne,


Locke, Montesquieu, Condillac, Rousseau, 55 Diderot, d’Alembert, Voltaire. 56 Il
annonce ensuite les différentes parties de son ouvrage. La partie « Analyse de
l’homme » 57 est divisée en vingt-huit sections qui abordent les divers aspects de
l’esprit humain.
Dans la partie « Analyse de la Femme », 58 il invente un dialogue entre Ninon de
l’Enclos et le philosophe Bernier. En dehors de passages savoureux, Saint Lambert se
livre à une comparaison de la situation des femmes à travers le monde.
Pour Ninon de l’Enclos :

Plus je suis convaincue du mérite des femmes, et plus leur destinée me révolte :
l’homme a reçu l’empire, et l’obéissance est notre partage. Il y a longtemps que j’ai
protesté contre cette loi, il ne m’était pas possible de m’y soumettre : elle est injuste, et
l’injustice blesse les âmes raisonnables. (pp. 174-175) [Mais Bernier insiste sur les
différences entre les hommes et les femmes, tant sur le plan intellectuel que sensuel] Le
plaisir de l’amour épuise moins vos forces qu’il n’épuise les nôtres : il vous transporte
plus rarement, mais il vous amuse plus souvent et plus longtemps. (p. 181)
[Ninon de l’Enclos fait l’éloge du plaisir partagé.] Cependant il faut jouir des plaisirs
[…] Dans la crainte qu’un besoin nouveau n’augmente notre dépendance, nous
sommes d’abord humiliés de ce besoin ; il nous semble que le changement de notre
sein, le feu de nos yeux, ou leur langueur, la forme nouvelle de toute notre personne,
vont vous apprendre combien vous nous êtes nécessaires. Voilà l’origine de cette honte
ingénue qu’éprouve la jeune fille. Nos désirs sont-ils assez puissants pour qu’il nous en
coûte de les vaincre, nous leur donnons les apparences de la tendresse ; nous devenons
en effet plus tendres, et le besoin de jouir se cache sous le besoin d’aimer. (p. 199)
[Bernier fait une curieuse remarque sur les femmes dans les pays chauds, qui] sont en
état de sentir et d’inspirer l’amour avant que l’expérience ait pu former leur raison,
dans les pays chauds où elles sont ridées et flétries à l’âge de vingt-cinq ans, elles ne
peuvent jamais prétendre à jouer un grand rôle. A douze ans, elles ne peuvent aspirer
qu’à recevoir et donner du plaisir ; elles allument nos sens, elles n’attachent point

55
Il est critique à l’égard de Jean-Jacques Rousseau, pour des raisons philosophiques :
« Certains philosophes, dominés par la force de l’imagination, de l’amour propre et de la
passion, nous entraînent dans des erreurs ; mais ils occupent les esprits pensants. On les
examine, on les juge, et en détruisant leurs erreurs on arrive à de nouvelles vérités. C’est ainsi
que Rousseau de Genève a été utile à la philosophie. » (SAINT-LAMBERT, op. cit,. p. 37) ; mais
il se brouilla aussi avec le philosophe au sujet de sa maîtresse, Madame d’Houdetot, que J-J.
Rousseau tenta de séduire pendant une de ses absences.
56
« L’habitude de lire ses ouvrages donne celle de reconnaître toutes les erreurs dangereuses,
et d’aimer toutes les vérités utiles ou aimables. », SAINT-LAMBERT, op. cit., p. 42.
57
Idem, pp. 53-168.
58
Ibid., pp. 169-258.
Ponthiamas 23

notre âme ; elles n’ont ni l’art, ni les sentiments qui rendent parmi nous l’amour si
délicieux. (pp. 207-208)
[Bernier s’apitoie ensuite sur le sort des femmes dans les pays « sauvages » et
« barbares »] les Africains même que dévore la fièvre brûlante de l’amour, ne sont pour
les femmes que des tyrans atroces. […] Voyez la Turquie, la Perse, le Mogol, les îles
de la Sonde, etc. les femmes n’y sont pour les grands et pour les riches que de vils
instruments de leurs plaisirs. (p. 247)
[Mais la Chine et les pays orientaux trouvent grâce à ses yeux, car dans ces pays]
plus policés, […] les femmes sont plutôt recluses que captives. On pense mieux à leur
raison, et on la cultive ; on les charge des soins domestiques qui les occupent et les
amusent ; elles jouissent du respect que leurs enfants ont pour elles. La loi et la
religion qui imposent ce respect, prescrivent en même temps à leurs époux de les
traiter avec de grands égards. Ils ne pourraient, sans brutalité, humilier une compagne
qui doit partager avec eux l’hommage de leur famille ; (p. 250)

2. « C’est un beau pays que Ponthiamas »

Saint Lambert poursuit par la partie « De la raison ou Ponthiamas ». 59 Il commence


par une introduction où il décline sa foi en la raison et la nature. Saint-Lambert passe
ensuite à la description du pays de Ponthiamas. Sa description s’appuie sur celle de
Pierre Poivre, à laquelle il se réfère, mais il embellit encore le tableau.

[Situation de Ponthiamas]
(p. 265) Vers le 7me degré au nord de l’équateur, sur la côte voisine des peuples
esclaves de Siam, 60 et de la nation dissolue des Tonquinois, on trouve un petit pays
nommé Ponthiamas ; il n’est guère connu que de M. Poivre, qui a voyagé en
philosophe autour de l’Afrique et de l’Asie, et qui nous a laissé une description très
agréable de ce petit coin de la terre.

[Un pays admirable où règne le juste milieu confucéen]


Les habitants 61 ont une agriculture florissante, un commerce étendu, de l’activité, de
la sagesse, des mœurs douces et pures, et beaucoup de plaisirs : ils sont toujours en
paix avec leurs voisins, 62 la paix règne entre eux et même dans les ménages ; hommes,
femmes, vieillards, personne n’y abandonne jamais ce juste milieu si recommandé par
Épicure, et plus encore par Confucius ; enfin ils sont parfaitement heureux,
parfaitement raisonnables. C’est un beau pays que Ponthiamas.

[Un peuple sage sans loi, doué de morale chinoise et de techniques européennes]
Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que (p. 266) ce peuple n’a pas de lois : il
n’a pris des Chinois, dont il tire son origine, que leur morale et leur industrie ; il doit à

59
Ibid., pp.259-348.
60
Cela semble désigner le Cambodge.
61
On a adopté une orthographe actuelle, ainsi habitants au lieu d’habitans.
62
La chronologie ci-dessus dément cette affirmation.
24 Luc MOGENET

quelques européens l’art de fortifier les places et de les défendre, 63 il ne doit le reste
qu’à la sagesse des premiers hommes qui l’ont conduit.

[Étonnement philosophique devant cet éden exotique]


Lorsque je lus la description des mœurs et de la situation de ce peuple, je fus dans
l’état où se trouverait un jeune homme, depuis longtemps ambitieux, mais sans
parvenir aux grandes places, et qui serait un jour salué, à son réveil, roi de son pays ;
il aurait d’abord de la peine à se croire bien éveillé, mais enfin rassuré sur la crainte
de faire un songe, il se trouverait au comble de la félicité et se livrerait à la joie.
Je m’étais toujours flatté que les hommes pouvaient devenir plus raisonnables qu’ils
ne le sont encore. Je m’étais quelquefois fait le tableau d’un peuple de sages ; et M.
Poivre a réalisé ma chimère. J’aime à lui rendre publiquement mille actions de grâces.
On a dit que les peuples seraient heureux s’ils étaient gouvernés par des
philosophes ; il est plus sûr que les voyages seraient très intéressants et très instructifs,
si les philosophes qui (p. 267) ont de l’imagination se donnaient la peine de voyager.

[Conceptualisation d’un projet : comprendre la genèse de ce peuple raisonnable]


M. Poivre ne nous dit pas comment le sage Kiang-Tsé, le fondateur de la colonie de
Ponthiamas, s’y est pris pour rendre ses concitoyens raisonnables ; on pourrait
employer ses secrets dans un autre pays, et peu-à-peu la raison s’étendrait sur la terre.
C’est bien, comme chacun sait, mon projet de l’étendre, et c’est dans ce dessin que j’ai
cherché à connaître les moyens dont s’était servi le premier magistrat de Ponthiamas.
Au défaut des mémoires de M. Poivre, voici ceux dont j’ai fait usage. 64

[Une colonie de légitimistes Ming dirigée par une triarchie]


Kiang-Tsé était d’une nation qui n’est pas toujours aussi sage que le prétend le
journal des Éphémérides, mais dans laquelle se trouve un grand nombre de sages, plus
instruits que les nôtres dans la véritable science, c’est-à-dire celle du bonheur.
Dans le temps de la dernière révolution de la Chine, le mandarin Kiang-Tsé ne
pouvant supporter le joug des Tartares, résolut de se transporter et de s’établir loin de
sa patrie ;65 il communiqua son dessein à plusieurs mandarins de différentes classes,
mais surtout de celles des laboureurs : la plupart lui proposèrent de l’accompagner.
Un négociant qui depuis longtemps (p. 268) faisait le commerce dans toute l’Asie, leur
parla d’un canton abandonné, sur les côtes de Siam ; la terre y était fertile, l’air sain,
et les ports excellents. Nos Chinois prirent sur le champ la résolution d’y aller fonder
une colonie ; ils prièrent Kiang-Tsé de vouloir bien être leur chef, il y consentit, à
condition qu’il prendrait toujours conseil de Chin-Vang et de Tsou-Chou, deux jeunes
mandarins très estimés. Ils choisirent encore quelques Chinois dont les bonzes
n’avaient point corrompu la raison, et qui même avaient su rejeter les livres de
Confucius, la Divination, le Chi et le Poé. Bien pourvus de tout ce qui leur était

63
Cf. P. Poivre, d’où vient cette remarque. Gaspardone note que « L’histoire montre que cet
art [des fortifications] lui a peu servi », loc. cit., p. 368.
64
Ce passage laisse à penser que l’auteur s’est procuré d’autres éléments d’information en plus
du récit de Pierre Poivre. Comme il n’en dit mot et comme la suite apparaît largement
fantaisiste, il faut sans doute y voire une clause de style introduisant son utopie.
65
Allusion au renversement de la dynastie Ming par les Quing (1648), et au repli des
légitimistes Ming à travers les Mers du Sud.
Ponthiamas 25

nécessaire, tous mirent à la voile, et arrivèrent en peu de temps à la rade de


Ponthiamas.
Ils construisirent d’abord quelques forteresses : les ouvriers et les négociants
bâtirent une ville à l’embouchure d’une rivière, 66 les laboureurs bâtirent des villages
sur ses bords. Ils vécurent plusieurs années, riches de vrais biens, et même de
commodités de la vie ; tranquilles, s’aidant les uns les autres, sans différents, sans
vices, et à-peu-près aussi heureux qu’il est permis à l’homme de l’être.
Ils firent beaucoup d’enfants, auxquels ils donnèrent l’éducation de Chine ; ces
enfants (p. 269) se marièrent : les uns agrandirent la ville, d’autres augmentèrent le
nombre des villages, et cet accroissement de la colonie n’en changea point les mœurs.

Saint-Lambert termine alors sa description fondée sur le récit de Pierre Poivre pour
développer son utopie, en imaginant successivement des discours de Kiang-Tsé et de
ses compagnons imaginaires, Tsou-Chou et Chin-Vang, devant les habitants de
Ponthiamas. Il émaille son récit moral de références exotiques. On a reproduit ci-
après intégralement l’intervention de Kiang-Tsé, en revanche nous n’avons conservé
que quelques citations de ses compagnons.

[Réunion de l’assemblée des citoyens au bout de 50 ans et bilan politique]


Il y avait plus de cinquante ans qu’elle s’était formée 67 et qu’elle prospérait, lorsque
le sage Kiang-Tsé voulut assembler ses concitoyens. Il leur donna rendez-vous dans
une belle prairie semée de grands arbres, coupée de ruisseaux et entourée de forêts ;
ils s’y rendirent au jour marqué, et Kiang-Tsé leur parla ainsi.
Vous m’avez chargé du soin de veiller à vos intérêts et à votre défense, vous avez eu
de la confiance dans la droiture de mon cœur, et j’ai fait des efforts pour y répondre ;
j’ai veillé sur vous, sans vous gouverner : votre raison a rendu la mienne inutile. Je me
suis dit : comment les sages de Ponthiamas, dont l’âme est grande, dont l’esprit est
profond, pouvaient-ils jeter les yeux sur Kiang-Tsé, qui s’observe sans cesse, et trouve
toujours en lui des défauts à corriger ? C’est que vous l’avez trouvé docile à vos
conseils, et sincère dans ceux que vous avez reçu de lui : il conserve les mêmes
dispositions ; l’âge n’a point glacé dans son cœur cet amour qu’il a toujours eu pour
vous, et il ne lui a point ôté cette raison qu’il a toujours cultivée avec vous. (p. 270)

[Un gouvernement sans loi éclairé par la raison]


Il a médité sur votre situation présente, elle est la plus heureuse de la terre ; mais le
temps qui sans cesse détruit ou perfectionne, la menace de changements. Nous sommes
sans lois et sans maîtres, et jusqu’à présent nous n’avons pas senti le besoin d’en
avoir, parce que nous avons été éclairés par la raison. Nous n’avons pas eu de besoin
d’un pouvoir pour réprimer nos passions, parce que nous avons toujours eu devant les
yeux les mœurs sublimes de nos ancêtres. Vos leçons, votre amour et vos exemples ont
rendu vos femmes raisonnables et dociles. Vous avez joui dans la paix et dans
l’abondance, du plaisir de voir croître sous vos yeux, une postérité qui vous imite et
vous honore. De nouveaux mariages donnent un nouveau peuple à cette colonie. Mon

66
Autrement dit à Peam, futur emplacement de Hà Tiên.
67
Ce qui nous placerait, à suivre la chronologie, 50 ans après 1708 (date à laquelle il aurait
reçut son titre d’Okñā de la couronne cambodgienne) soit vers 1758. Or son fils lui succède en
1735.
26 Luc MOGENET

cœur se réjouit lorsque je la vois devenir puissante, mais quelquefois mon cœur
s’afflige lorsque je me rappelle que les grands peuples n’ont presque jamais suivi les
ordres célestes de la raison. Les concitoyens d’un état naissant sont des frères qui se
consultent mutuellement ; ceux d’un grand état sont presque étrangers les uns aux
autres : le vice s’y cache dans la foule, et la folie se fait suivre. Tant que notre
ancienne patrie a été divisée en petites sociétés séparées, les chefs n’ont été, comme je
suis, (p. 271) que les amis du peuple, leurs lois n’ont été que des conseils de pères ;
mais lorsque ces petites sociétés se sont confondues dans un empire immense, les
hommes ont commencé à séparer l’amour qu’ils avaient pour eux-mêmes de la
bienveillance universelle ; ils ont mis à la place de la raison l’art du sophisme, par
lequel l’homme se justifie ses passions : les chefs se sont égarés, et ils ont égaré les
peuples.

[Taille critique du royaume de Ponthiamas et danger de corruption qui le guette]


Ces malheurs qu’ils ont éprouvés, nous avons à le craindre, et nous devons nous
occuper du soin de les prévenir. Avant le grand terme et la formation des êtres, dit
Vang-Chin, 68 il existait une raison universelle et inépuisable qu’aucune image ne peut
représenter, qu’aucun mot ne peut exprimer, et à laquelle on ne peut rien ajouter. Ce
serait en suivant les conseils de cette raison éternelle que l’homme pourrait se
perfectionner ; elle lui parlerait sans cesse, s’il daignait l’écouter ; c’est elle qui
dictait les maximes que nos premiers ancêtres ont suivies.
Tsou-Chou, Chin-Vang et moi nous avons pensé souvent que si les sociétés avaient
en elles de nouvelles causes de corruption et d’erreur à mesure qu’elles devenaient
plus nombreuses, elles avaient aussi des moyens nouveaux de trouver la vérité. Il
devient nécessaire que les (p. 272) hommes s’éclairent à mesure qu’ils augmentent en
nombre, mais alors il leur est plus facile de s’éclairer. Nous avons cherché dans
l’histoire par quels moyens un grand peuple pouvait acquérir des lumières et conserver
sa raison et ses mœurs. Nous avons cherché quels moyens, quels principes, quelles
nouvelles règles de conduite pourraient tenir lieu de lois au peuple, et enfin lorsque les
lois lui seraient nécessaires, comment il se rendait capable de se donner de bonnes
lois.

[Composition de livres pour maintenir et augmenter la sagesse du peuple]


Quel que soit notre zèle, et quelles que soient les profondes connaissances de Chin-
Vang et de Tsou-Chou, nous ne nous flattons pas d’avoir vu toutes les vérités qui
peuvent augmenter en vous la sagesse ; nous ne sommes pas sûrs d’avoir toujours vu
la vérité, mais nous le sommes de l’avoir cherchée avec toute l’ardeur, la patience et la
suite dont nous sommes capables. Nous avons exposé nos pensées dans de petits écrits
que nous nous proposons de vous lire ; s’ils méritent votre estime, vous en prendrez
des copies, vous y ferez les changements que vous jugerez convenables, et nous les
approuveront ; si ces petits écrits ont votre suffrage, vous conserverez du moins votre
bienveillance à leurs auteurs. Ils ont voulu que les pensées de leur vieillesse (p. 273)
pussent servir encore au bonheur de leurs frères.

68
Si l’on prend le parti de voir à l’origine de ce nom de personnage un récit inconnu du type
de celui de P. Poivre et partant la déformation d’un nom à consonance réelle, on peut y voir
une déformation du cambodgien vaṅs-cin, littéralement « de la lignée des Chinois ». Mais il
s’agit plus probablement d’un nom pêché au hasard d’une lecture sur l’Empire du milieu,
retravaillé par l’imagination féconde du philosophe. L’autre nom, Tsou-Chou, n’évoque rien.
Ponthiamas 27

[Premier livre présenté par Kiang-Tsé à l’assemblée des citoyens]


C’est moi, Kiang-Tsé, qui a composé le premier des écrits que nous devons vous
lire : dites-moi quel jour vous voudrez prêter attention à celui qui vous aime, et qui
vient plutôt vous proposer les doutes d’un disciple, que vous présenter les leçons d’un
père.
L’assemblée des citoyens de Ponthiamas détermina que dans trois jours, on pourrait
entendre Kiang-Tsé. Au jour prescrit, à l’heure indiquée, ils revinrent au même lieu, ils
se placèrent comme il le fallait pour bien entendre, Kiang-Tsé, sur un siège élevé au
milieu d’eux, lut le discours suivant.

3. Le discours de Kiang-Tsé sur l’éducation des enfants

[Ne pas éduquer que l’esprit des enfants : éduquer leur corps aussi]
Mes chers amis, j’ai vu dans le grand empire dont l’étranger nous a bannis, 69 des
hommes que l’éducation, prescrite par nos ancêtres, avait rendus amis de la raison,
mais qui n’avaient pas toujours la force d’en suivre les conseils. Dès l’âge de trois ans,
on leur enseignait la science des mœurs et celle des manières : il n’y sans doute aucun
temps de la vie où l’âme ne demande de la culture ; mais est-ce d’abord par une suite
(p. 274) de préceptes qu’il faut songer à l’instruire ? Le sage Tsou-Chou vous
démontrera dans quelques jours que c’est de l’expérience et du temps que vous devez
attendre l’instruction de vos enfants. Et moi, je vous dis, que vous contrariez la nature
en leur donnant une éducation sédentaire et occupée. Il n’y a rien de si sage qu’un
jeune chinois ; mais il devient rarement un homme robuste ; on a réglé son âme, et on
a négligé son corps ; on a trop exercé son cerveau, et trop peu ses jambes et ses bras,
le corps est resté débile, et peut-être a-t-on affaibli le cerveau.
Respectables citoyens de Ponthiamas, j’ai vécu longtemps, et toute ma vie, j’ai fait
l’étude de mes frères ; j’ai vu qu’un peuple raisonnable devait être composé d’hommes
sains, robustes, et laborieux.
Rien n’égale en sagesse, en décence et en beauté vos chastes épouses ; elles sont
soumises à l’ordre établi et à l’époux qu’elles aiment, elles ont la raison qui suffit aux
fonctions auxquelles nous les avons destinées ; mais cette raison est-elle égale à celle
de leurs époux ? Leur cerveau n’est pas plus fait pour la contention d’esprit, que leurs
membres pour nos travaux. A la faiblesse du corps tient la mobilité (p. 275) de l’âme,
elle ne sait point résister à la multitude d’impressions vives et momentanées dont elle
est susceptible : elle ne sait point écarter le sentiment soudain qui vient interrompre
ceux auxquels elle devrait se livrer. L’homme faible ne sent point en lui les ressources
et les moyens qui lui sont nécessaires pour assurer sa conservation ou son bonheur. Il
est en proie à la crainte, celle de nos passions qui corrompt plus le jugement ; il
renonce aux opinions vraies, par surprise, par enchantement, par violence ; souvent la
paresse, le chagrin l’obligent ou l’empêchent de changer d’opinion. Voulez-vous
donner à vos enfants un jugement sain, une intelligence facile, la force du
raisonnement ? Commencez par les rendre sains, robustes et laborieux.

69
Allusion, toujours, à la dynastie des Quing.
28 Luc MOGENET

[Bien s’occuper des mères pour obtenir des enfants sains]


La pureté du sang et la source abondante de vie qui sont dans les pères, contribuent
à donner aux enfants, la force et la santé. Citoyens époux, n’approchez de vos chastes
épouses qu’au moment où la nature vous y appelle d’une voix qu’il est impossible de
ne pas entendre.
Votre femme a-t-elle conçu ? Imitez la conduite de nos voisins les Gangarides ; 70 dès
qu’on soupçonne chez eux qu’une femme doit être mère, on lui envoie un Brame 71 qui
l’instruit de (p. 276) la manière dont elle doit se conduire dans le temps de sa
gestation. Ce Brame lui recommande la frugalité, le choix des aliments sains, et un
travail facile mêlé d’amusements ; il recommande à son époux de lui éviter les soins
pénibles, l’inquiétude et les chagrins.

[Rejeter la vie urbaine, favoriser les mœurs rurales]


L’expérience qui apprend aux peuples à se rendre sages, leur apprend à se rendre
sains : la manière dont ils doivent s’y prendre peut varier selon les différents climats ;
mais il y a certaines règles, certains usages, qui peuvent convenir à toutes les contrées.
Peuple de Ponthiamas, citoyens opulents qui jouissez dans la cité du fruit de vos
richesses, des commodités de la vie, voulez-vous, sans peine et sans étude, trouver la
manière de rendre vos enfants sains, robustes et laborieux ? Traitez-les dès le moment
de leur naissance, comme les plus grossiers habitants des campagnes traitent leurs
enfants. Allez chez le laboureur le moins instruit, et vous y trouverez un père et une
mère qui n’altèrent point la constitution de leur fils et de leur fille par une instruction
prématurée, par des excès de négligence, ou par des excès de tendresse ; ils suivent la
nature sans penser seulement à la consulter. Ils ajoutent peu à ses préceptes ; des
maximes d’éducation que je vais (p. 277) vous révéler, je dois les premières à vos
laboureurs ; j’y ajouterai peu de choses de moi-même, et ce ne sera pas ce que j’aurai
à vous dire de plus important.
Il faut avoir l’attention de bien choisir le lieu qu’habitent vos enfants, les vêtements
qui leur conviennent, les aliments qui leur sont propres, et l’emploi dès leurs premières
années.
L’air libre et frais est un des premiers soutiens de la vie : que vos enfants respirent
l’air des montagnes, des ruisseaux, des vergers, des prairies ; qu’ils reçoivent par tous
leurs sens, ces exhalaisons végétales qui portent la vie aux êtres animés ; que les
instants du sommeil et des repas soient presque les seuls qu’ils passent dans vos
maisons.
Que les chambres qu’ils occupent aient quelque étendue ; ne les renfermez pas dans
un espace trop borné ; l’air usé d’une chambre étroite qu’habitent plusieurs êtres
animés, est plus malsain pour les enfants que l’air humide et froid des champs, ou l’air
échauffé par les rayons du soleil ; livrez-les à toutes les impressions de l’air extérieur ;
s’il pouvait n’être pas salubre pour eux, il faudrait leur faire ce danger, que ferait
disparaître l’habitude. Souvenez-vous que l’homme qui ne sait pas supporter le froid
(p. 278) et le chaud, la pluie et les vents, est à tout moment sans fonctions ou sans
jouissances.

70
Habitants du pays du Gange (Ganga), l’Inde.
71
Brahmane.
Ponthiamas 29

[Du vêtement adéquat]


Peuples Malais, habitants des îles Célèbes, dans votre enfance vous étiez exposés nus
aux feux de l’équateur, et dans l’âge mûr la chaleur n’énerve point vos âmes ;
Tartares-Mandchous, vos enfants presque nus se jouent dans la neige et sur l’eau
glacée, et c’est ainsi que vous avez préparé des maîtres à notre auguste empire.
Gardez-vous donc d’envelopper vos enfants de vêtements qui les dérobent trop aux
impressions de l’atmosphère ; évitez pour eux les étoffes de soie ou de laines, qui
conservent trop la chaleur et les vapeurs de la transpiration. Préférez les étoffes de lin,
de chanvre, d’écorce ou de coton, et que le changement des saisons apporte le moins
de changement possible à leurs vêtements.
Que ces vêtements ne leur serrent ni le col, ni le ventre, ni la poitrine ; les sucs des
aliments se distribuent mal dans des corps vêtus trop étroitement, et l’enfant contraint
dans ses habits n’acquiert ni agilité, ni adresse ; ne leur couvrez pas plus le crâne,
déjà couvert par les cheveux, que le visage que rien ne couvre ; que leur chaussure soit
commode, et ne vous attachez pas beaucoup à préserver leurs pieds de l’humidité, (p.
279) qui ne nuit ni aux enfants, ni aux hommes qui s’y accoutument dès l’enfance.

[De la bonne et de la mauvaise nourriture]


La nature nous a fait présent du riz, du sagou, 72 du maïs, du froment, des légumes
savoureux, des racines nourrissantes, d’excellents fruits ; ces présents devraient peut-
être suffire à l’homme, mais ils doivent succéder au lait, le premier aliment de
l’enfance. Avant l’âge de dix ans, la matière animale ne doit pas être la principale
nourriture de l’enfant. Faites-lui éviter l’usage fréquent des fruits et des légumes qui
abondent en acides ; les acides dominent dans les humeurs des enfants.
Que les épiceries de nos îles, et le sel de la mer assaisonnent peu leurs mets ;
n’irritez point leurs faibles nerfs trop disposés aux convulsions ; que l’eau pure soit
leur boisson, qu’ils ignorent l’usage des boissons spiritueuses ; n’oubliez pas que le
feu est l’élément destructeur de l’enfance.
Que leur nourriture soit abondante ; multipliez le nombre de leurs repas, mais pour
les terminer qu’ils n’attendent pas la satiété ; variez-en quelquefois les heures, mais
que les intervalles ne soient pas trop longs. Si leurs aliments sont simples, c’est en eux
le besoin et non la fantaisie qui vous les demande.
Dans l’âge où ils commencent leurs études, (p. 280) que le repas du matin soit le
plus frugal ; s’il ne l’était pas, le travail de digestion gênerait la pensée qui serait
incapable d’attention.

[De la quantité et de la qualité de sommeil nécessaire]


Avant l’âge de trois ou quatre ans, permettez-leur autant de sommeil qu’ils en
désirent, et à mesure qu’ils avancent en âge, vous leur en retrancherez quelque chose.
Que de douces caresses, ou des paroles prononcées à demi-voix les réveillent ;
craignez d’ébranler leur faible cerveau par surprise, par des bruits inattendus ; qu’ils
ne restent jamais au lit quand le sommeil est fini ; que le lit soit dur ; ceux de ce genre
fortifient autant que les autres amollissent. L’enfant doit sentir le besoin de se mouvoir
du moment qu’il est éveillé : sa vie, s’il est libre, doit être partagée entre beaucoup de
mouvement et beaucoup de repos ; ne le gênez ni pour l’un ni pour l’autre ; ne lui

72
Le sagou est une fécule alimentaire extraite de la pulpe du tronc du palmier sagoutier. C’est
l’aliment de base des Papous de Nouvelle-Guinée. P. Poivre consacre un chapitre au sagou.
30 Luc MOGENET

défendez de mouvements que ceux qui seraient dangereux pour lui ou incommodes
pour les autres.

[Des exercices physiques bons et mauvais]


Mettez en honneur les exercices qui augmentent la force, la souplesse, la légèreté du
corps ; proposez des prix pour ceux qui excellent dans ces exercices ; honorez ceux qui
ont emporté ces prix ; ayez des lieux consacrés pour des jeux palestriques ;73 qu’un
magistrat y (p. 281) préside, et qu’il soit assez instruit pour juger des exercices qui
conviennent aux différentes constitutions des enfants.
Il y a des exercices accompagnés de contorsions si peu naturelles et d’agitations si
violentes, qu’ils sont plus propres à altérer les ressorts de notre machine qu’à en
entretenir la souplesse et l’élasticité ; ils dissipent trop les esprits, ils accélèrent trop la
course des liquides ; il faut les interdire longtemps à vos enfants et ne les leur
permettre que lorsqu’ils auront acquis des forces et le besoin de s’en rendre
témoignage.
Quoique tous les exercices soient des plaisirs pour les enfants, il faut songer à les
leur rendre agréables. C’est le mouvement, accompagné de gaité et d’espérance, qui
est surtout utile à la santé.
La chasse réunit tous ces avantages : elle rend insensible à toutes les variations de
l’atmosphère, elle donne de la force, de l’adresse, de la légèreté. La paume qui exige
de la prestesse, qui oblige à faire des sauts en avant et en arrière, à s’élancer de tous
les côtés, à se plier en mille manières différentes, à prendre toutes sortes d’attitudes,
est excellente, pour les enfants qui sont en âge d’essayer cet exercice. (p. 282) Les jeux
de ballon, de boule et autres, qui donnent du mouvement à tous les membres, doivent
être mis au nombre des amusements les plus utiles.
Mais il est un exercice peu violent qui, sans exiger beaucoup de force et d’agilité,
distribue une agitation médiocre à toutes les parties du corps, un exercice qui est un
mélange de mouvement et de pause, qui nous accoutume à régler, à mesurer, à
maîtriser nos mouvements, et qui dispute d’agréments et d’utilité à tous les autres
exercices, c’est la danse : le goût de la danse est naturel à tous les hommes, il convient
à l’un et l’autre sexe et presque à tous les âges. Faites-le succéder quelquefois à des
travaux pénibles ; vous verrez que non seulement il exerce le corps sans le fatiguer,
mais que même il le délasse.
Que vos enfants, dès qu’ils auront quelque lueur de raison, apprennent à connaître
les richesses de la terre et à respecter l’agriculture. Ils ont tous la passion de la
propriété : marquez dans vos champs, dans vos jardins, un petit canton, que vous leur
abandonnerez ; qu’ils le cultivent, ce genre d’exercice est très propre à les fortifier, à
leur faire acquérir, en se jouant, des connaissances nécessaires et à leur inspirer (p.
283) l’amour du travail, le plus grand des présents que vous puissiez leur faire.
Quand vous exercez beaucoup leur corps, appliquez peu leur esprit ; rien n’est plus
opposé à l’attention de l’esprit que la fatigue du corps et le besoin du sommeil qui la
suit.

[De l’hygiène et du bain]


Que vos enfants se délivrent dans le bain de la sueur et de la poussière dont ils se
sont couverts pendant leurs exercices. Inspirez-leur l’amour de la propreté, dont la
nature ne donne pas l’instinct et dont la société fait un devoir. L’usage des bains et des

73
De palestre, dans l’antiquité grecque, lieu public où l’on s’exerçait à la gymnastique.
Ponthiamas 31

frottements après les bains, entretient la liberté de la transpiration, il est un remède à


l’effet des impressions de l’atmosphère, et il délaisse des travaux. Ne cherchez point
pour vos enfants d’autres bains que ceux des ruisseaux et des rivières ; s’ils en sont
trop éloignés, versez de l’eau sur leur tête et sur leurs membres ; qu’ils fassent plus
d’usage des bains froids que des bains tièdes ou chauds.
Je sais que les bains froids peuvent avoir quelques dangers, mais ils préviennent plus
de maux qu’ils n’en causent, et s’ils nuisent quelquefois au premier âge, ils assurent la
santé dans l’âge plus avancé.

[Conclusion : façonner des enfants sains, robustes et laborieux]


Songez moins à empêcher vos enfants de mourir que leur apprendre à vivre, et vivre
c’est jouir de (p. 284) ses forces et de la nature. Malheur aux pères qui craignent trop
que la douleur n’approche de leurs enfants ! Ils n’en feront pas des hommes qui osent
suivre avec courage les conseils de la raison.
Mais, mes chers amis, voici des vérités bien importantes ; les moyens dont vous vous
servirez pour rendre vos enfants sains, robustes et laborieux, avanceront leur
intelligence ; exercer le corps, c’est exercer les organes de nos connaissances, c’est
perfectionner nos sens. Plus l’enfant se livre à différentes espèces d’exercices, plus il
connaît ses organes et l’usage qu’il en peut faire ; il apprend à maintenir son
équilibre, à conserver ou à trouver une position solide, à franchir un espace, à gravir
un rocher, à grimper un arbre, à perdre sa maladresse, sa gaucherie et cette démarche
faible, lourde et lente des hommes peu exercés.
C’est ainsi qu’il s’instruit de la pesanteur ou de la légèreté des corps ; il sait dans
peu quels leviers il doit employer pour les mouvoir, les écarter, les rapprocher, les
placer ; il compare leur résistance et ses forces ; il ne tente plus l’impossible, il
exécute ce qui n’est que difficile ; il apprend à connaître les figures, les grandeurs, les
hauteurs, les intervalles ; plus (p. 285) il fait usage du tact, plus il instruit ses autres
sens ; ses yeux instruits par le tact, lui apprennent ce qu’il doit approcher, toucher,
éviter ; son oreille lui apprend à rapporter certains bruits à certains corps, et à juger
de leur distance ; son odorat est éclairé par ses yeux, son goût par son odorat, tous ses
sens les uns par les autres, et ses membres instruits de leurs fonctions, ont bientôt
l’habitude de les remplir.
Son cerveau s’est enrichi de jugements vrais sur tous les objets qui servent à sa
conservation et à ses plaisirs, son instinct s’est formé, l’homme animal s’est
perfectionné, l’homme raisonnable à mille moyens de se perfectionner à son tour. Vos
enfants élevés ainsi peuvent encore se trouver faibles comme hommes, mais ils se
trouvent forts comme enfants ; ils ont le sentiment de leurs forces, principe du courage.
Dans les vérités que je viens de vous révéler, il y en a qui n’ont point été connues de
nos ancêtres ; mais elles ne sont point opposées à leurs principes, elles indiquent au
contraire de nouveaux moyens de remplir leurs vues et d’avancer les progrès de la
raison.

[Réception du discours de Kiang-Tsé par l’assemblée suivant le principe de raison]


Lorsque le sage Kiang-Tsé eut fini son discours, il s’éleva dans l’assemblée un
murmure (p. 286) qui n’était ni de critique ni d’approbation, et chacun se retira en
disant, il faut examiner.
32 Luc MOGENET

[Proposition d’un second discours pour conserver l’empire de la raison]


Quelques jours après, Kiang-Tsé convoqua de nouveau ses concitoyens et leur dit,
que le sage Tsou-Chou avait à leur faire part de quelques idées qui pourraient servir à
conserver l’empire de la raison, et même à l’augmenter. Le peuple répondit : il faut
[entendre Tsou-Chou. Celui-ci s’avança d’un air modeste, s’établit sur un tertre au
milieu de l’assemblée, et lut ce qui suit.

4. Le mémoire de Tsou-Chou, à la recherche de la vérité et de ses moyens

Suit alors le « Mémoire de Tsou-Chou » où celui-ci développe devant ses


concitoyens de Ponthiamas les causes de nos erreurs et le moyen de les éviter par le
recours à la raison. Il termine ainsi la première assemblée :

[Exposé préalable de ses idées devant ses pairs, Chi-Vang et Kiang-Tsé]


Ce sera le sujet d’un petit écrit que je dois incessamment vous lire ; mais il faut,
avant de l’exposer à votre jugement, que je le soumette à l’examen sévère de Chi-Vang
et de Kiang-Tsé. (p. 295)
Tsou-Chou était suivi de quelques jeunes disciples chargés de papiers bleus sur
lesquels était écrit en jaune le mémoire qu’on venait d’entendre. On en répondit des
copies dans l’assemblée, et on se sépara.

[Cause de ce préalable : de la nécessité de la dialectique]


Quoique Tsou-Chou eût fait une étude approfondie de l’homme, il ne présumait pas
trop de ses lumières, et ne s’offensait point qu’on ne pensât pas comme lui. Tsou-Chou
n’était point un charlatan ; il ne voulait point substituer l’emphase à la simplicité, et ce
qu’on appelle de l’éloquence à la précision ; il aimait mieux avoir recours à la raison
des autres que de leur dire du bien de la sienne et risquer de les tromper. Il pensa
qu’une conversation avec Kiang-Tsé et Chi-Vang pourrait lui donner de nouvelles
idées, ou lui apprendre du moins à rendre les siennes avec plus de clarté. Il proposa
donc à ses deux amis de se rendre le lendemain matin sur le penchant d’un coteau situé
au bord de la mer.

[Contexte de ce préalable : une assemblée de sages]


Les trois Chinois se trouvèrent au rendez-vous à ce moment où l’esprit des sages est
dans sa force. Le soleil venait de se lever, son globe ne paraissait encore qu’à demi
vers bornes de l’horizon où les cieux et les mers s’unissent et se confondent. Les
Chinois s’arrêtent aux (p. 296) pieds de quelques arbres en fleurs, d’où leurs regards
se promenèrent sur la mer étincelante et dorée qu’agitaient doucement le vent du matin
et le mouvement de la lumière. Ils tournèrent ensuite leurs yeux sur le rivage qui
embrassait une rade étendue, dans laquelle plusieurs vaisseaux ornés de banderoles de
toutes couleurs, étaient à l’ancre ou mettaient la voile. Ce rivage était composé de
plusieurs coteaux enchaînés l’un à l’autre, et chargés de jolies maisons, qui étaient
environnées de palmiers, de cocotiers, de figuiers, d’arbres de la plus grande fécondité
ou de la plus belle verdure. On voyait dans l’enfoncement la ville élégante et modeste
de Ponthiamas.
Nos sages s’étant assis sur un siège de cette mousse épaisse si commune dans les
pays chauds et humides, restèrent quelques temps dans le silence ; ils étaient ravis du
Ponthiamas 33

spectacle qui se présentait à leurs regards ; ils jouissaient du plaisir d’avoir retrouvé,
au lever du soleil, leurs sensations et leurs pensées, qu’un sommeil pur et tranquille
avait suspendues.

[Motivation de ce préalable : en proie au doute philosophique]


Tsou-Chou rompit le silence : mes amis, dit-il, j’ai besoin de vos lumières, je viens
vous les demander. Je sais peu, je doute beaucoup ; corrigez-moi si je me trompe,
instruisez-moi (p. 297) si j’ignore. Voici un petit recueil des causes qui conduisent
l’homme à l’erreur ; elles ne sont pas en grand nombre, mais il y en a toujours
quelqu’une qui nous obsède ; cherchons à les connaître, et nous chercherons ensuite
les moyens de les écarter.

Tsou-Chou continue son développement sur la recherche de la vérité :

[De ceux qui ne recherchent pas la vérité]


Enfin il y a des esprits qui ne s’exercent jamais à chercher la vérité, et cette
disposition se fortifiant avec l’âge, l’action de penser devenant pour eux une fatigue ;
toujours déterminés par (p. 306) un intérêt du moment, ils changent leurs opinions, à
mesure que les circonstances ont changé.
Hélas ! Nous craignons trop peu d’être dupes de nous-mêmes. Je veux bien, me disait
un jour le jeune Kin-Ko, être trompé par trois personnes, qui sont mon ami, ma
maîtresse et moi. Ce jeune homme me fit une grande pitié.
Autant que l’ignorance, autant que les mauvaises lois, autant que la précipitation de
l’orgueil, autant que l’indécision de la timidité, autant que la confusion d’idées de
l’esprit subtil, autant que l’inattention de la paresse, les passions nous empêchent de
connaître la convenance ou la disconvenance des sentiments ou des actions avec les
lois naturelles ou établies.
Si je suis trop vivement emporté par l’espérance d’un bien, ou par la crainte d’un
mal, je ne vois plus comment mon intérêt se lie à l’intérêt du grand nombre, ou lui est
opposé ; alors je juge mes actions, mes desseins, d’après ma situation et non d’après
leur caractère. Je vois de même les actions ou les desseins des autres : je trouve
innocents ceux qui me favorisent, et criminels ceux qui me contrarient.

[Des causes de l’esprit faux : le mauvais usage des catégories]


J’ai vu à Pékin le mandarin Mau-Pen, il a (p. 307) reçu de la nature un esprit juste,
et les passions en font un esprit faux. Voit-il jamais des vices dans les hommes qui
servent bien ses intérêts ? Accorda-t-il jamais quelques vertus ou quelques lumières à
ses concurrents ? A-t-il jamais interprété une loi dans le sens naturel, lorsque ce sens
ne lui est pas favorable ?
Les passions nous font raisonner sur plus de choses que nous n’en savons, et c’est
une des causes qui nous font abuser des mots, poser des principes vagues, user
d’expressions métaphoriques, de termes équivoques.
Il y a des mots qui comprennent un si grand nombre d’idées, que le sens n’en est
presque jamais déterminé ; tels sont les mots luxe, génie, esprit, économie, etc., beau,
intérêt, nature.
Il y en a d’autres auxquels on n’attache pas toujours le même nombre d’idées dans la
même contrée, et bien moins encore dans des pays dont les lois, les usages, les mœurs
ne sont pas les mêmes : par exemple, liberté, égalité, amitié, etc. […]
34 Luc MOGENET

C’est par un abus de l’analogie, qu’on veut conclure du particulier au général : je


donne à tous les hommes quelques travers de mon pays ; un remède est salutaire dans
quelques maladies, je l’emploie dans d’autres, et il est funeste. Une loi était utile à la
Chine, et je la porte dans la Corée qu’elle désole. (p. 310)

[Du méfait des causalités monistes]


La troisième de ces causes de nos erreurs, c’est la manie d’assigner une seule cause
à une multitude d’effets. J’attribue le balancement des mers à l’action de la lune ; je
verrais, si je voulais le chercher, que l’action du soleil y contribue beaucoup, et que le
mouvement de la terre influe encore sur ce grand phénomène.
Quelques moralistes bornent au climat les causes de nos caractères ; d’autres disent
que nos cœurs sont formés par la législation. Ceux-ci pensent que nos mœurs sont
uniquement les effets de l’éducation ; d’autres vous attesteront que s’il y a encore de la
vertu sur la terre, c’est que Foé y conserve des adorateurs. Hélas ! Vous le savez, mes
amis, toutes ces causes, et mille autres, agissent sur l’homme, lui impriment son
caractère, et sont les causes de ses belles actions de ses sottises.

[Des causes des fausses liaisons d’idées : les passions]


On peut regarder comme les causes du plus grand nombre de nos erreurs, les fausses
liaisons d’idées. La nature des besoins éprouvés dans notre jeunesse, a fixé notre
attention sur les objets de ce besoin ; aux idées de ces objets se sont liées celles des
moyens ont été légitimes, d’autres ne l’étaient pas. Si nous avons obtenu les objets de
nos désirs par des moyens illégitimes, les (p. 311) idées d’injustice et de plaisir auront
pu se lier fortement dans notre cerveau ; si nous avons été obligés de renoncer à un
grand plaisir, dans la crainte de manquer à l’un de nos devoirs, nous auront lié les
idées de devoirs et de privations ; et le sentiment influant sur l’opinion, nous aveuglera
sur la nécessité de suivre nos devoirs, sur la préférence qu’il faut donner à certaines
vertus. Celui de mes devoirs que je serai disposé à croire le moins essentiel, sera celui
dont l’idée s’est liée dans ma jeunesse à l’idée d’un grand sacrifice.
Chez les barbares qu’opprime le despotisme, l’idée de la sécurité de sa personne et
celle de la conservation de sa fortune se lient aux idées de bassesse et de fausseté.
Dans les pays malheureux où l’on adore une divinité cruelle et bizarre, les idées de
justice et de bonté entrent rarement dans les idées qu’on veut se faire de la perfection.
Lorsque la vengeance est honorée chez un peuple, les idées d’honneur et de
vengeance ne peuvent être séparées.
Je n’en dirai pas d’avantage sur les fausses liaisons d’idées, je rentrerais dans ce
que j’ai dit de nos passions, lorsque je les ai considérées comme causes de nos erreurs,
puisque c’est aux (p. 312) passions qu’il faut attribuer une bonne partie des fausses
liaisons d’idées.

[Recherche collective des remèdes aux différentes causes de l’erreur]


Chin-Vang et vous Kiang-Tsé, c’est à vous à chercher les remèdes aux différentes
causes de nos erreurs : j’y penserai aussi ; mais je ne compte que sur vos lumières.
Après avoir médité sur une matière si importante, nous nous rassembleront, nous
choisiront dans nos pensées celles qui auront l’approbation de tous les trois, et nous en
feront part à nos concitoyens.
Ponthiamas 35

[Premier résultat concret : une encyclopédie ou « dictionnaire des substances »]


Nos sages firent ensemble un recueil de quelques préceptes qui leur parurent les plus
nécessaires à l’homme qui ne veut pas s’égarer dans la recherche de la vérité ; ils
rangèrent ces préceptes dans le même ordre qu’ils avaient rangé les genres de nos
erreurs : ils devaient être placés à la tête de certains petits livres dont ils méditaient la
composition. L’un de ces livres était un dictionnaire des substances, dont les noms
étaient placés par ordre alphabétique.

[Contenu de cette encyclopédie : un plaidoyer sensualiste 74 et physiocratique]


Voici les préceptes qui étaient à la tête de ce livre.
Ne tentez jamais d’acquérir que par les sens, les idées des objets sensibles. Ne croyez
point connaître la couleur dont on vous parle, si vous ne l’avez pas vue ; l’harmonie du
kin et du ly, (p. 313) si vous ne l’avez pas entendue ; l’acide parfumé de l’ananas, si
vous ne l’avez point goûté ; la froideur ou la dureté polie du marbre, si vous ne l’avez
pas tâté ; ni la forme des corps, si vous ne les avez pas examinés de tous les côtés.
Lorsque vous avez une idée simple, employez toujours le même mot pour l’exprimer,
et que ce mot soit celui que vos concitoyens emploient à cet usage.
N’affirmez pas légèrement que la sensation qui vous plaît ou vous déplaît, a les
mêmes effets sur les autres.
Souvenez-vous que nous n’avons pas assez de mots pour exprimer toutes les nuances
d’une sensation.
Tous les corps sont en mouvement, tout change dans la nature ; n’affirmez pas
légèrement que certains êtres ont constamment les mêmes qualités, les mêmes rapports
de causes, d’effets, de grandeur, de distance, etc.
Croyez que les définitions par le genre et par l’espèce, que nous faisons des
substances, ne sont que des moyens d’en conserver et d’en communiquer l’idée.
Croyez que nous ne connaissons point les (p. 314) essences des êtres, et qu’il est
nécessaire d’étudier avec soin leurs qualités, leurs propriétés, c’est-à-dire d’en faire
l’analyse.
Pensez que cette analyse des êtres ne nous en donnera jamais une connaissance
parfaite, mais nous en apprendra ce qui peut-être utile à nos besoins.
Ne croyez point qu’entre les individus, les genres, les espèces, il y a des
ressemblances, des différences, des rapports quelconques, sans vous en être assurés
par votre expérience, ou par des témoignages dignes de foi.
Le moyen le plus sûr de répandre jusques dans la classe la plus pauvre des citoyens
les idées justes des substances, et de lui en donner la connaissance qui peut lui être
utile.
Le voici :
Un Dictionnaire des substances. Qu’il soit composé par une société de savants, et
que les noms des substances y soient rangés par ordre alphabétique ; qu’il ne
comprenne que les noms des substances les plus communes et les plus usuelles, comme
les astres, les animaux, les végétaux, les grains, les fruits, les fleurs, les pierres, les

74
Le passage qui suit paraît inspiré de l’école sensualiste anglaise – cf. plus haut la référence à
Épicure dont on connaît par ailleurs la phrase célèbre : « Nous discernons tout bien en prenant
la sensation comme règle. » (Diog. L., X,129) –, école sensualiste dont on sait qu’elle informe
la matrice physiocrate française à travers des figures comme Claude-Adrien Helvétius (1715-
1771).
36 Luc MOGENET

gommes, les fossiles, les minéraux les plus généralement connus ; il contiendra aussi
les noms de ces mélanges artificiels, ou de (p. 315) ces machines utiles qui sont pour
ainsi dire des substances composées par l’homme.
Au-dessus du nom de chaque substance, il y aura une petite estampe coloriée qui
présentera aux yeux l’objet désigné par le nom.
Ce nom sera défini par le genre et par l’espèce.
La définition sera suivie d’une courte analyse, qui comprendra les qualités les plus
caractéristiques, quelques propriétés actives et passives les plus reconnues. On évitera
autant qu’il sera possible d’employer dans cette analyse des mots qui ne sont employés
que par les savants.
Lorsque vous aurez à présenter ces sortes de substances nouvelles, qui sont
l’ouvrage de l’homme, vous n’entrerez dans quelque détail que sur les arts de première
nécessité ; comme ceux du laboureur du maçon, du serrurier, du tailleur, du matelot,
etc.
En général vous ferez ces articles du dictionnaire, beaucoup plus pour ceux qui
exercent les arts que pour ceux qui en jouissent.
A ces articles, comme à ceux des substances, vous direz toujours les usages les plus
utiles que l’homme peut en faire.

[Financement de cette encyclopédie par la magistrature]


Les magistrats chargés d’instruire, et de conseiller leurs concitoyens, fourniront aux
(p. 316) frais de la patrie ce dictionnaire utile aux différents états.

[Second résultat concret : un dictionnaire de morale naturelle]


Passons aux moyens de préserver les hommes de se tromper en morale.
Une métaphysique fine et profonde a pu être nécessaire aux sages qui ont voulu
éclairer des nations corrompues ; mais elle ne l’est pas à des hommes qui veulent
seulement connaître leurs devoirs et les suivre. Ils doivent se borner à quelques notions
évidentes et sensibles, d’où découlent les préceptes de la loi naturelle : ces notions
peuvent être aisément renfermées dans un de ces petits livres qu’on imprime au
renouvellement de l’année, et qui contiennent les noms, l’ordre des saisons, des mois,
des jours. Ces notions générales et abrégées préviendront en morale quelques erreurs ;
mais beaucoup moins qu’un dictionnaire de morale fait dans le même esprit que le
dictionnaire des substances.
Il comprendra les facultés de l’homme pensant, comme imagination, mémoire,
jugement ; et les qualités et les défauts de l’esprit humain, comme raison, justesse,
sagacité, étendue, etc. ; les qualités de l’esprit faux, subtilité, lenteur, erreur, folie, etc.
Au-dessous du nom, il y aura une définition (p. 317) et puis une courte analyse qui
expliquera l’utilité ou les inconvénients, les causes et les effets de cette qualité ou ce
défaut.
Ce dictionnaire comprendra tous les noms des facultés, et des qualités bonnes ou
mauvaises de l’homme sensible ; ses penchants, ses passions, ses actions morales.
Une courte définition expliquera le mot qui désigne le pensant. On dira ensuite, en
très peu de mots, comment il est nécessaire à l’homme, et la manière dont il est opposé
ou conforme aux principes de la raison universelle.
On suivra pour les passions la même méthode que pour les penchants. Si on n’a pas
placé dans la définition la manière dont les passions dont on parle se composent avec
d’autres passions, on doit le dire après la définition, ou dans quelques endroits dont je
Ponthiamas 37

parlerai. On n’omettra point d’expliquer dans ce dictionnaire comment les passions


sont vertueuses ou vicieuses, agréables ou pénibles.
Comme dans le Dictionnaire des substances, nous voulons, sous chaque mot, une
estampe qui représente l’objet dont le mot est signe ; dans le Dictionnaire de morale,
nous voulons, le récit très court d’un fait ou historique, ou (p. 318) d’invention qui
caractérise le penchant ou la passion dont on parlera. Il faut que ce fait les peigne à
l’imagination, comme l’estampe peint les substances aux yeux.
Il y aura dans ce dictionnaire la plupart des relations que l’homme peut avoir avec
l’homme, comme habitant du monde, citoyen, magistrat, maître, domestique, époux,
père, fils, etc. ; vous y mettrez aussi les relations de la femme. Après la définition du
mot qui exprime la relation, il y aura un petit nombre des principaux devoirs qu’elle
impose, et quelquefois un fait qui peindra le bonheur ou le malheur d’un homme ou
d’une femme qui ont rempli ou négligé leurs devoirs.
Vous mettrez aussi dans le dictionnaire les noms des différents âges de la vie, et des
diverses situations de l’homme ; après la définition, vous direz un mot de ce qui
caractérise les âges et de la sorte de passions qu’inspirent les différentes situations.
L’espèce de caractère, d’inconvénients, d’avantages que vous n’aurez pas placés
sous le nom d’une faculté, d’une passion, etc., vous pourrez la placer sous le mot du
verbe qui exprime l’action que fait faire cette faculté ou cette passion. Vous pourrez y
placer ainsi quelques mots (p. 319) des circonstances, des motifs qui rendent une
action vertueuse ou vicieuse. Si vous avez omis de parler de tout cela sous le verbe et
sous le substantif, parlez-en sous l’adjectif.
Il ne faut pas omettre davantage les particules affirmatives ou négatives, ni même les
conjonctives : ce sera des occasions de parler de la certitude ou de l’incertitude de nos
connaissances et des liaisons d’idées qu’approuve ou désapprouve la raison.
Vous devez dans tout ce livre unir la plus extrême brièveté à la plus extrême clarté.
Définitions, réflexions, exemples, tout doit être précis, court, tout doit être d’une vérité
palpable. Mais qui composera ce livre ? Il sera fait sous les yeux des magistrats par
des sages qui auront étudié l’homme, la société et la langue du pays.

[Un dictionnaire offert par l’État pour éclairer l’intégralité du corps social]
Ce livre ne fera pas un volume considérable, il pourra être acheté par la classe la
plus pauvre des citoyens. L’état d’ailleurs pourra leur en faire présent ; les magistrats
en ordonneront (p. 320) la lecture aux enfants et au peuple, et les hommes seront plus
éclairés dans les jugements qu’ils porteront les uns des autres et d’eux-mêmes ; ils
recevront une lumière nouvelle qui les éclairera sur leurs devoirs et sur l’état de la
société.

[Le contre-exemple européen : des compilations médiocres et mercantiles]


L’Europe a, dit-on, beaucoup de livres de cette espèce ; mais j’ai appris de quelques
Européens dignes de foi que ces livres ne sont jusqu’à présent que des compilations
faites au hasard par des hommes médiocres, et qu’elles ne sont vraiment utiles qu’à
ceux qui les vendent.

[Rejet de la forme encyclopédique et proposition d’un recueil de préceptes]


Ainsi finit le mémoire de Tsou-Chou sur la manière d’éviter les erreurs. Kiang-Tsé et
Chin-Vang parurent contents ; mais Chin-Vang dit qu’il avait sur le même sujet un
recueil de préceptes qui pourrait être de quelque utilité, et proposa de le lire. Tsou-
Chou et Kiang-Tsé consentirent à l’entendre, et Chin-Vang lut ce qui suit.
38 Luc MOGENET

Suivent alors les préceptes proposés par Chin-Vang, puis Saint-Lambert poursuit
son récit :

[Sélection des préceptes de Chin-Vang contre les erreurs causées par les passions]
Après ce petit nombre de conseils, Chin-Vang cessa de lire, et on approuva ce qu’il
avait lu ; mais nos sages qui pensaient que les erreurs où nous jettent nos passions,
sont les (p. 326) plus communes et les plus dangereuses, proposèrent à Chin-Vang de
rassembler un petit nombre de préceptes qui serviraient plus particulièrement à
prévenir cette espèce d’erreurs. C’est ce que j’ai exécuté, dit Ching-Vang ; je pense
que les conseils que vous venez d’entendre doivent être distribués dans tous les lieux
où on instruit la jeunesse ; mais ceux que je vais vous lire doivent être sans cesse
présents à tous les hommes.

[Versification des préceptes et diffusion universelle à Ponthiamas]


Il y a un proverbe qui dit : Lorsqu’un homme vicieux a promis de se corriger, mettez
sa promesse en chanson, et qu’elle lui soit chantée tous les jours. C’est dans la même
vue que Tsou-Chou, Kiang-Tsé et Chin-Vang voulurent que ces derniers préceptes
fussent mis en vers, et peints en lettres majuscules, avec des couleurs vives, sur les
murs des appartements. Cet usage était commun chez les anciens Égyptiens ; ils
avaient gravé sur des colonnes les maximes qu’ils tenaient d’Horus et d’Osiris.
Autrefois les Chinois avaient coutume de peindre sur les murs de leurs maisons les
images de plusieurs divinités ; depuis Confucius on effaça peu-à-peu ces magots, et on
leur substitua de sages conseils, des pensées solides, des sentences sublimes. Cet usage
qui subsiste encore à la Chine, n’a pas peu contribué (p. 327) à faire des Chinois un
peuple raisonnable. […] (p. 329)

[Bonne réception des préceptes des trois sages par les citoyens]
Ce petit recueil de préceptes fut fort bien reçu dans Ponthiamas ; il n’y eut guère de
citoyen qui ne fît le projet de le méditer assez pour être en état de faire usage. Il est
vrai que certains lettrés, qui faisaient les entendus, dirent à Tsou-Chou : Nous savions
à-peu-près (p. 330) ce que vous nous avez dit. Ah ! dit Tsou-Chou, nous n’avons voulu
que rapprocher des vérités trop isolées, et qui se fortifient par leur rapprochement ;
nous n’avons pas prétendu vous enseigner ce que vous ne savez pas, mais vous
rappeler ce que vous oubliez.
On vit bientôt tous les citoyens de Ponthiamas, le pinceau à la main, enrichir leurs
lambris de vérités utiles. L’un disait en écrivant certains préceptes : voilà une bonne
leçon pour mon voisin, j’espère que ses décisions ne seront plus si tranchantes. Un
autre disait : si la vue continuelle de ce précepte ne corrige pas ma femme de son
opiniâtreté, je ne sais pas ce qu’il faudra faire. Cependant le plus grand nombre
pensait à se servir de ces vérités pour lui-même. Élevés la plupart avec amour de la
raison qu’on inspire dès l’enfance aux Chinois, ils étaient charmés d’avoir quelques
moyens de plus de devenir raisonnables ; quelques-uns même écrivent en plus gros
caractère, et placèrent en plusieurs endroits de leur maison ceux des préceptes qui
attaquaient certains défauts de l’esprit dont ils ne se croyaient pas exempts.

[Succès des trois sages chinois dans le perfectionnent de la raison]


Kiang-Tsé, Tsou-Chou et Chin-Vang étaient au comble de la joie. Il n’y a pas peut-
être sur (p. 331) la terre un plaisir plus vif et plus pur que celui du monarque ou du
Ponthiamas 39

philosophe qui peut se flatter d’avoir rendu ses concitoyens meilleurs. J’avoue que
jusqu’à présent les philosophes et les monarques ont pu rarement penser avec autant
de raison que nos Chinois, que leurs travaux et leurs soins avaient perfectionné leur
nation.

[Recherche d’une plus grande raison encore]


Kiang-Tsé, Chin-Vang et Tsou-Chou sentaient cependant qu’il manquait encore
beaucoup aux instructions qu’ils avaient données ; ils cherchaient quelle sorte d’esprit
était la plus propre à saisir la vérité et à s’enrichir d’un plus grand nombre de vérités ;
ils cherchaient comment il fallait s’y prendre pour rendre cet esprit plus commun.

Ching-Vang termine sa péroraison morale et poursuit par une description idéalisée


de Ponthiamas et de son système politique, sans lois, sans chefs, mais fondé sur la
morale et la raison :

Je crois, mes chers amis, que nous chercherons les moyens de faire naître ces
qualités dans l’esprit de nos enfants, en nous disant toutefois qu’il est impossible qu’ils
les possèdent toutes dans le degré le plus éminent. Nous serons heureux s’ils en
possèdent une seule au premier degré ; alors ils ne seront pas totalement dépourvus
des autres.
Voilà le dernier mémoire des trois Chinois ; quelques personnes l’attribuent au seul
Chin-Vang : j’ai su qu’il avait été distribué aux citoyens de Ponthiamas, qu’il avait été
médité par la plupart d’entre eux, et que plusieurs s’étaient rendus capables d’en faire
usage. Selon les dernières nouvelles que j’ai reçues de ce pays, voici l’état où il se
trouve (p. 341).

[Des hommes sains, bons agriculteurs]


Les hommes en général y sont sains, vigoureux, agiles, adroits ; ils ont perfectionné
la culture des terres ; elle a fait même plus de progrès à Ponthiamas qu’à la Chine ;
elle ne s’y borne pas aux productions nécessaires, elle s’y occupe des productions
agréables : la fleur qui charme l’œil par ses couleurs, ou l’odorat par ses parfums,
croît à côté des légumes et des fruits savoureux et succulents. La graine qui nourrit les
oiseaux qui plaisent par leur chant et par leur plumage, est semée dans des terrains
arides, où des plantes plus utiles ne pourraient croître sans frais : on voit dans le pays
beaucoup de bouquets de bois aucune forêt étendue ; parce qu’elles sont les asiles des
ennemis de l’homme, et parce que dans un grand espace de terre, il y a toujours des
parties peu favorables aux arbres, et favorables aux grains ou aux herbages.

[Une juste exploitation des ressources naturelles pour une vie frugale]
Le pays est coupé de canaux qui répandent la fraîcheur et la fécondité ; on les borde,
ainsi que les chemins, de grands arbres qui serviront un jour à la charpente ou au
chauffage, et qui en attendant donnent de l’ombre, et présentent aux yeux de belles
masses de verdure. On place sa maison, son bois, son jardin, de manière qu’ils sont
pour le pays une décoration. Les (p. 342) plus simples chaumières sont peintes et
vernissées, parce que les peintures et les vernis les défendent de l’humidité en les
embellissant. Ces maisons sont saines et propres, les meubles simples et commodes, les
tables frugales et voluptueuses. On y met le bonheur de la vie dans un travail modéré
qui a toujours sa récompense, dans l’exercice des vertus plutôt que dans la réunion des
40 Luc MOGENET

voluptés. On y sait que l’homme ne revient pas volontiers à la frugalité dont il est sorti,
aux travaux dont il s’est lassé, et ils restent frugaux et laborieux.

[Règne de la raison, esprit d’équité, égalité des fortunes]


Ils ne demandent au ciel aucune grâce, parce qu’ils pensent qu’avec de la raison, du
courage et les secours de la société, on doit trouver des ressources contre tous les
maux de la vie. Il n’y a pas une extrême inégalité entre les fortunes ; et comme il y a
plus d’envie de jouir que de s’enrichir, plus de bon sens que de faste, il y a de
l’apparence que cette espèce d’égalité subsistera longtemps. Le commerce ne la fera
pas cesser il n’y est pas, comme dit Platon, l’art de voler le bien d’autrui sous la
protection des lois. La justesse de l’esprit et l’équité, qui vont presque toujours
ensemble, y mettent à l’industrie, aux denrées, au travail un prix modéré et légitime.
(p. 343)

[Un gouvernement de tous par tous sans domination de personne]


Personne ne songe à dominer à Ponthiamas ; le sénat, composé de vieillards, n’a pas
d’autorité : il n’a que le droit de ramener par des conseils ceux qui s’écartent de la
raison, et même il partage ce droit avec tous les citoyens. La raison d’un homme n’est
jamais à lui seul dans Ponthiamas ; ses lumières sont à lui et aux autres.

[Un auto-contrôle des passions tiré de la culture chinoise]


Comme il n’y a point de dépendance, comme personne n’y pense mal des autres ni de
lui-même, on n’y a ni le besoin d’être flatté ni l’art d’être flatteur. On n’y a conservé
de la politesse chinoise que les manières instituées pour arrêter les premiers
mouvements des passions, et donner l’habitude de faire souvent un léger sacrifice de
son amour propre.

[Des enfants heureux, instruits et curieux]


Les enfants y sont heureux dès leur enfance ; on les instruit, mais on leur permet
d’être enfants : ils sont heureux par leur raison avant l’âge de la puberté ; ils savent de
bonne heure qu’il faut jouir des sens, et ne point s’abandonner aux plaisirs des sens.
Ils sont instruits par leurs parents et par la nature du temps qu’il faut donner au
travail, au repos, aux jouissances. On leur a fait remarquer combien les passions,
même les plus nobles, pouvaient les (p. 344) égarer ; ils savent les maîtriser, et elles
les rendent heureux.
La curiosité est un instinct de l’enfance, qu’on encourage à Ponthiamas ; il y est bien
dirigé, parce qu’on y sait quelles connaissances il importe le plus à l’homme
d’acquérir.

[Des hommes maîtres de leurs passions, et sereins]


Des hommes dont on a cultivé la raison dès l’âge le plus tendre, découvrent bientôt
quelles sortes de sentiments les rendent heureux ou misérables ; ils nourrissent les
premiers au fond de leurs cœurs, et ils y étouffent les seconds. La colère, la haine,
l’envie, la méchanceté, la passion des préférences injustes sèment rarement dans
Ponthiamas la dissension et les chagrins.
On y voit régner l’activité et l’empire sur soi-même, l’amour de l’ordre, l’amitié, le
désir de porter un sentiment agréable, et la crainte de porter un sentiment pénible dans
le cœur de son concitoyen. On y est bon pour être tranquille, aimable pour être aimé,
utile pour être servi.
Ponthiamas 41

On y parle peu, parce que tout le monde y est à-peu-près également instruit, et que la
vanité n’y inspire pas l’abondance des idées sans choix. Ajoutez qu’on ne s’y ennuie
jamais, et qu’on (p. 345) qu’on n’y a besoin pour s’amuser ni du bruit d’un ruisseau,
ni du bruit des paroles. On y voit peu les éclats de la joie, mais une sérénité continue :
il y règne cette belle harmonie qui résulte du contentement de soi-même, de la
politesse, de la raison, de la douce sensibilité, de la tempérance et du plaisir.

[Des jeunes encadrés par le père jusque dans les premiers temps du mariage]
La nature ayant mis l’homme en état de jouir de la femme et de créer son semblable
avant de savoir conduire l’une et élever l’autre, il semble qu’il devrait y avoir un
intervalle entre le temps de la puberté et celui du mariage. Dans les pays ou
l’éducation est abandonnée à des prêtres ignorants, ce temps est dangereux ; alors on
n’a pour les jeunes gens qu’une superstitieuse et inutile sévérité, ou une indulgence
aveugle ou criminelle. Les pères à Ponthiamas prévoient ce moment, et savent, selon la
méthode de Platon, le retarder par beaucoup d’exercices, par des occupations
sérieuses et par une nourriture peu substantielle. C’est le temps où l’on commence à
faire jouir le jeune homme de ses forces corporelles et intellectuelles. On le marie de
bonne heure, mais il n’entre en ménage qu’à 22 ans. Le père, jusque-là conserve toute
son autorité, et il se sert de (p. 346) l’envie de plaire qu’inspire le sentiment de
l’amour pour perfectionner la raison de son fils. Il ne le laisse pas vivre librement avec
sa jeune épouse ; il lui fait acheter, par des études utiles et par l’exercice des vertus,
les plaisirs du mariage. Dans les premières années de ses petits enfants il préside à
leur éducation.

[Des femmes sagement aimantes faites pour le bonheur domestique]


Les femmes à Ponthiamas sont élevées avec soin ; elles y savent aimer, obéir,
commander et amuser. L’amour y est calme, animé, voluptueux et sage ; ce n’est pas le
désordre de l’imagination, c’est l’amitié qui a des sens. Cet amour est constant, parce
qu’on ne l’épuise pas d’abord, et que ses plaisirs ne sont pas la ressource d’un peuple
désœuvré.
Le bonheur domestique, si rare dans nos contrées, est commun dans Ponthiamas ;
chacun de ceux qui composent la famille a pour les autres les sentiments qu’il doit
avoir : le besoin de la dissipation, de certaines institutions, des passions factices, n’y
relâchent ni 1a chaîne des devoirs, ni celles des cœurs ; on y a le temps de s’occuper,
de raisonner, d’aimer et de vivre.

[Une culture littéraire chinoise exaltant la raison]


On y lit beaucoup d’histoire de la Chine, où l’on voit toujours l’homme heureux tant
qu’il (p. 347) est soumis à la raison universelle, et malheureusement dès qu’il ne lui
obéit plus. On n’y fait aucunes recherches vaines, et l’on n’y demande jamais qu’est-ce
que cette chose, sans demander en même temps, à quoi sert-elle ?
Les beaux arts y sont en honneur, et ils y servent à faire aimer la raison. Il y a des
poèmes qu’on peut citer à son ami et à ses enfants pour leur rappeler leurs devoirs, et
qu’on peut se citer à soi-même pour se rappeler les siens ; il y en a d’autres qui
égaient l’homme dans son travail ou l’amusent dans son loisir. Ces derniers sont pleins
42 Luc MOGENET

de gaîté, ou de tableaux riants du plaisir ; en général les beaux arts servent chez ce
peuple sage à faire mieux aimer ce qu’on doit aimer. 75

[Le respect des anciens, et le quasi-culte qu’on leur rend]


C’est surtout au besoin de consulter la raison des autres, à ce besoin si commun
dans Ponthiamas, que les vieillards doivent une partie des soins, des attentions et des
égards qu’on a pour eux ; les jeunes gens et les enfants les regardent comme des dieux,
qui leur montrent la route du bonheur. Ils inspirent cette sorte de bienveillance
vertueuse qui naît de l’estime et de la piété ; ceux même qui parviennent à la
décrépitude sont honorés comme de respectables (p. 348) monuments. Enfin, depuis sa
naissance jusqu’à sa mort, l’homme jouit dans cette heureuse contrée, sans ivresse
mais sans interruption, des dons de la nature, de ses sens, de la bienveillance des
autres, de l’amour, de l’amitié, du travail, de sa raison, de la paix avec tout le monde
et avec lui-même. C’est un beau pays que Ponthiamas.

75
La poésie fut en effet à l’honneur à Ponthiamas, Mạc Tiên Tich à lui-même écrit de
nombreux poèmes.
Ponthiamas 43

CONCLUSION

L’œuvre de Saint-Lambert est largement oubliée de nos jours, mais son utopie sur
Ponthiamas se situe dans la mouvance philosophique du XVIIIe siècle.
Cette utopie participe des discours contradictoires qui prévalaient à cette époque
sur le meilleur système de gouvernement et le despotisme oriental. Pour Voltaire la
Chine était un modèle ; « laissons les Chinois et les Indiens jouir en paix de leur beau
climat et de leur antiquité. Cessons surtout d’appeler idolâtres l’empereur de la Chine
et le soubab de Dékan. Il ne faut pas être fanatique du mérite chinois : la constitution
de leur empire est à la vérité la meilleure qui soit au monde la seule qui soit toute
fondée sur le pouvoir paternel ; la seule dans laquelle un gouverneur de province soit
puni quand, en sortant de charge, il n’a pas eu les acclamations du peuple ; la seule
qui ait institué des prix pour la vertu, tandis que partout ailleurs les lois se bornent à
punir le crime ; la seule qui ait fait adopter ses lois à ses vainqueurs, tandis que nous
sommes encore sujets aux coutumes des Burgundiens, des Francs et des Goths, qui
nous ont domptés. ». 76 Le philosophe se réfère probablement à la lettre du père
jésuite Constancin du 2 décembre 1725 qui, après avoir déploré la persécution des
chrétiens, loue « les qualités qui rendent [le nouvel empereur Yong-Tchen] digne de
l’Empire, et qui en si peu de temps lui ont attiré le respect et l’amour de ses
peuples. » 77
Au contraire de Montesquieu qui considérait la Chine comme « un État despotique,
dont le principe est la crainte. Peut-être que dans les premières dynasties, l’empire
n’étant pas si étendu, le gouvernement déclinait un peu de cet esprit. Mais
aujourd’hui cela n’est pas. » 78

76
Voltaire (paru anonymement), « Dictionnaire philosophique portatif », Genève, 1764, 352
p. article « De la Chine ».
77
Voir « Lettres édifiantes et curieuses de Chine par les missionnaires jésuites, 1702-1776 »,
Garnier-Flammarion, Paris 1979, 502 p. pp. 302-303.
78
Montesquieu, « De l’esprit des lois », 1748. Genève, Barillot, chap XXI, p. 167.
44 Luc MOGENET

BIBLIOGRAPHIE

Il existe de nombreux articles sur Hà Tiên, les Mạc et Pierre Poivre, on en a cité les
principaux, pour des références complémentaires (en particulier celles en chinois et
vietnamien) on pourra se reporter aux articles cités qui comportent en général une
bibliographie. Concernant le Marquis de Saint-Lambert la bibliographie est pauvre.

I. SOURCES

CASTILHON, JEAN, Anecdotes chinoises, japonaises, siamoises, tonquinoises, etc.


Vincent, Paris 1774, 741 p. (Sur Ponthiamas pp. 726-727, ou pp. 6-7 du chapitre des
« Anecdotes de la presqu’île au-delà du Gange, Malaca et Camboie. »
HAMILTON, Alexander (Capitaine), « Account of Pegu and the Voyage to
Cambodia and Siam in 1718 », SOAS Bulletin on Burma Research, n° 42 (2006),
Londres, (Réimpression partielle de A New Account of the East Indies, Edinburgh,
1727; sur Ponthiamas pp. 121-122).
MALLERET, Louis, Un manuscrit inédit de Pierre poivre : les mémoires d’un
voyageur, Paris, Publication de l’EFEO, n° 65, Adrien Maisonneuve, 1968, 132 p.
POIVRE, Pierre, Voyages d’un philosophe, ou observations sur les mœurs et les arts
des peuples de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique. Londres et Lyon, France chez J.
de Ville, 1769, 154 p. (Description de la principauté de Ponthiamas pp.75-82.)
SAINT-LAMBERT (de), Jean-François, Principes des mœurs chez toutes les nations,
ou Catéchisme universel, An VI (1798), chez H. Agasse, Paris, trois volumes.
(Première publication de « De la raison ou Ponthiamas ».)
SAINT-LAMBERT (de), Jean-François, Œuvres philosophiques, cinq volumes, chez
H. Agasse, Paris, an IX (1801). (Le premier volume contient : un « Discours
préliminaire » ; deux traités : « Analyse de l’homme » et « Analyse de la femme » et
enfin un récit : « De la Raison, ou Ponthiamas » (pp. 259-348).

II. CRITIQUE

Pierre Poivre
LY-TIO-FANE, Madeleine, « Pierre Poivre et l’expansion française dans l’Indo-
Pacifique », BEFEO, t. 53, 1967, pp. 453-512 (avant-propos de Louis Malleret).
MALLERET, Louis, Pierre Poivre, EFEO, Adrien Maisonneuve, Paris, 1973, 723 p.
(Une biographie complète et détaillée, bibliographie).

Saint-Lambert
MANGEOT, Georges, Autour d’un foyer lorrain, la famille de Saint-Lambert, 1596-
1795, sans éditeur, Paris, 1913, 169 p.
Ponthiamas 45

POIRIER, Roger, Jean-François de Saint–Lambert, 1716-1803, sa vie, son œuvre,


Pierron, Sarguemines, 2001, 337 p. (Une biographie complète de Saint-Lambert, une
bibliographie, un résumé de « Ponthiamas », pp. 287-292.)

Mạc Cửu
AUBARET, G., Histoire et description de la Basse Cochinchine, Paris, Imprimerie
Impériale, 1864, 359 p. (Traduction commentée du livre Gia-dinh-Thung-chi par le
mandarin TRANG-HOÏ-DUC, sur Mạc Cửu et ses successeurs pp. 21-65).
BOUDET, Paul, « La conquête de la Cochinchine par les Nguyễn et le rôle des
émigrés chinois », BEFEO, t. 42, n° 1, 1942, pp. 115-132. (Sur Mạc Cửu et ses
descendants).
CHEN, Ching-Ho, « Mac Thien Tu and Praya Taksin: a survey of their political
stand, conflicts and background », pp. 1534-1575, [in] WARREN et al. (ed.)
Proceedings seventh IAHA conference August 1977, Bangkok, Chulalongkorn U.P.,
1979, vol. 2, pp. 1535-1536.
GASPARDONE, Émile, « Un Chinois des Mers du Sud, le fondateur de Hatien »,
Journal Asiatique, t. 240 (3), 1952, pp. 365-385 (étude complète sur Mạc Cửu).
KELLEY, Liam C., « Thoughts on a Chinese Diaspora: the Case of the Macs of Hat
Tien », Crossroads, 2000, vol. 14 (1), pp. 71-98. (Nombreuses références
bibliographiques en chinois).
SELLERS, Nicholas, The princes of Ha-Tien, Thanh Long, Bruxelles 1983, 186 p. et
annexes. (Une somme sur la dynastie des Mạc).

Banteas Meas et Hà Tiên en leurs contextes historiques


ABEL-REMUSAT, Jean-Pierre, « Description du royaume du Cambodge », [in]
Nouvelles Annales des Voyages, de la Géographie et de l’Histoire, Paris, Librairie de
Gide et Fils, 1819, pp. 5-98. (Une carte en hors texte situe Kampot, Hatien et
Ponthiamas).
EDWARDS, Penny, « Ethnic Chinese in Cambodia », [in] Ethnic groups in
Cambodia, Centre for advanced studies, Phnom Penh, 2009, 636 p., pp. 174-280.
(Nombreuses références à la région de Kampot).
DAMIRON, « Mémoire de Saint Lambert (deuxième partie) », [in] Académie des
Sciences Morales et Politiques, tpp. 101-161, Paris 1855, Premier trimestre 1855,
tome onzième, 475 p. (Sur Ponthiamas pp. 115 et suiv.)
HILLM, Ron D., « Notes on Chinese agricultural colonization in Southeast Asia »,
Erdkunde n° 42, 1988, pp. 123-135.
KITAGAWA, Takako, « Hatien », Tonan Ajia-shi [History of Southeast Asia] n°4
(Iwanami Lecture Series), Ikehata, Setsuho et al. (eds), Tokyo : Iwanami Shoten, pp.
189-209. (article en japonais que nous n’avons pu consulter).
KLUMP, Rainer, « The Kingdom of Ponthiamas – a physiocratic model state in
Indochina : a note on the international exchange of economic thought and of concepts
for economic reforms in the 18th century », [in] Political events and economic ideas,
BARENS, CASPARI & SCHEFOLD, (éd.), 5ème conférence pour l’histoire de la pensée
économique (2001), Edward Elgar, Northampton (USA), 2004, pp. 173 et suivantes.
46 Luc MOGENET

MENETRIER, Ernest, « Monographie de la circonscription résidentielle de


Kampot », Extrême Asie, décembre 1925, n°14- juin 1926, n°6, 89 p. (la plus
complète des anciennes monographies sur Kampot).
MIKAELIAN, Grégory, La royauté d’Oudong, réformes des institutions et crise du
pouvoir dans le royaume khmer du XVIIè siècle, Presses de l’Université Paris
Sorbonne, Paris, 2009, 374 p. (Sur le contexte historique cambodgien.)
MOGENET, Luc, Kampot miroir du Cambodge, promenade historique, touristique et
littéraire, You-Feng, Paris 2003, 320 p. (Sur le contexte local.)
NGUYễN, The Anh, « L’immigration chinoise et la colonisation du delta du
Mékong », in The Vietnam Review 1, Autumn-Winter 1996, pp. 154-177 (De
nombreuses références bibliographiques).
SAKURAI, Yumio et KITAGAWA, Takako, « Ha Tien or Banteay Meas in the Time
of the Fall of Ayutthaya », [in] From Japan to Arabia : Ayutthaya’s maritime
relations with Asia, BREAZEAL, Kenon (éd.), Bangkok, Foundation for the Promotion
of Social Sciences and Humanities text books Project, 1999, pp. 150-217. (Étude très
détaillée, en particulier sur Mạc Thiên Tứ, alias Mạc Thiên Tích, à partir de sources
vietnamiennes et cambodgiennes).
VIEILLE-BLANCHARD, Fanny, Les formes artistiques à Hà Tiên sous la principauté
des Mạc de 1708 à 1809. Triomphe d’une ville chinoise en Asie du Sud-Est, Paris,
Mémoire de DEA de l’EPHE, 1999, 116 p. + 47 pl.

Saint-Lambert par Carmontelle (Collection du Comte de Foy)

Vous aimerez peut-être aussi