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Walner Osna
University of Ottawa
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Analyse socio-historique de la résistance de la population locale de l’Ile-à-Vache (Haïti) face au projet de développement écotouriste de l’État dans la commune View
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Walner Osna
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/teoros/11018
ISBN : 1923-2705
ISSN : 1923-2705
Éditeur
Presses de l'Université du Québec
Référence électronique
Walner Osna, « (Éco)tourisme en Haïti : le cas du mégaprojet Destination Île à Vache », Téoros [En
ligne], 41-2 | 2022, mis en ligne le 22 avril 2022, consulté le 19 mai 2023. URL : http://
journals.openedition.org/teoros/11018
Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International
- CC BY-NC-ND 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
(Éco)tourisme en Haïti : le cas du mégaprojet Destination Île à Vache 1
Walner Osna
1 Haïti fut l’un des pays de destination touristique dans la région caribéenne. Après la
Seconde Guerre mondiale, seul Porto Rico recevait plus de touristes qu’Haïti dans la
Caraïbe (Sarrasin et Renaud, 2014). Haïti était la première destination touristique de la
région entre 1940 et 1960 ; « L’attrait touristique d’Haïti repos[ait] alors sur le climat, la
qualité de l’accueil et les cérémonies Vodous. » (Séraphin, 2014 : 146) En 1951 et 1956,
respectivement, Haïti recevait 10 788 et 67 700 touristes. Si l’accession de François
Duvalier au pouvoir en 1957 et la mise en place d’un régime de terreur ont paralysé le
secteur touristique du pays, on constate de grandes améliorations durant la fin des
années 1970 et les années 1980 ; vers la fin de cette dernière décennie, le nombre de
touristes s’est mis à décliner, passant de 239 000 en 1987 à 108 868 en 2004 (Séraphin,
2013). De nos jours, Haïti est l’une des destinations les moins visitées à cause de
l’instabilité politique, de l’insécurité et de la quasi-absence d’infrastructures
touristiques (Dupont, 2009 ; Séraphin, 2013). Les données du ministère du Tourisme
révélaient, en 2009, que le nombre de touristes avait remonté pour atteindre 387 219,
mais ce chiffre a diminué de 34 % en 2010 à la suite du séisme (Sarrasin et Renaud,
2014). Selon l’Organisation mondiale du tourisme (UNWTO, 2016), en 2010 le pays
recevait 255 000 touristes internationaux et 465 000 en 2015, pour des recettes de
383 millions et 609 millions de dollars respectivement. Toutefois, Sadais Jeannite et
Bruno Sarrasin (2018) soulignent, d’une part, que le tourisme ne réussit pas à atteindre
son objectif d’augmentation de la croissance et de création d’emplois et, d’autre part,
qu’il n’arrive jamais à une contribution de un milliard de dollars dans l’économie
nationale, il se réalise en marge de cette dernière et les retombées économiques sont
principalement tournées vers les pays des entreprises touristiques. « Cependant, Haïti
dispose de nombreux atouts en matière touristique : une beauté naturelle, une culture
fascinante, une histoire remarquable, des sites et monuments, une architecture, un art,
une musique et des traditions spirituelles. » (Dupont, 2009 : 9) Après le séisme de 2010,
avec l’administration de Joseph-Michel Martelly / Laurent S. Lamothe, un discours
occupe l’arène socioéconomique et politique qui fait du tourisme un axe de
« développement ». Le gouvernement s’efforce de faire d’Haïti, comme jadis, la
destination touristique de la Caraïbe et pour ce faire jette son dévolu sur l’Île à Vache.
2 Haïti se trouvait dans un contexte particulièrement difficile à cause du séisme de
magnitude 7,3 sur l’échelle de Richter qui a ravagé le pays le 12 janvier 2010. Si la zone
métropolitaine de Port-au-Prince (les communes de Port-au-Prince, Carrefour, Pétion-
ville, Delmas, Tabarre, Cité Soleil et Kenscoff), Léogane, Petit-Goâve et Jacmel sont
principalement frappés par le séisme, l’impact de ce dernier est pourtant national. Car
la capitale Port-au-Prince, nommée la République de Port-au-Prince, concentre la
grande majorité des services, des biens et des richesses du pays, ainsi que le pouvoir
(Anglade, 1982). Le bilan humain a été considérable : selon le Plan d’action pour le
relèvement et le développement d’Haïti (PARDH), 1,5 million de personnes (soit 15 % de la
population) ont été directement victimes ; il y a eu 300 000 morts et autant de blessés ;
600 000 personnes ont migré des zones victimes vers le milieu rural ; 1,3 million de
personnes se sont retrouvées dans des abris provisoires. Le séisme a occasionné la
destruction massive des infrastructures : 105 000 résidences ont été détruites et
208 000 endommagées, le port principal est devenu dysfonctionnel. Si la valeur des
dommages et des pertes est évaluée à environ 8 milliards de dollars, l’estimation des
besoins se chiffre à 11,5 milliards : 50 % pour les secteurs sociaux, 17 % pour les
infrastructures et 15 % pour l’environnement et la gestion des risques et des désastres
(Gouvernement de la République d’Haïti, 2010). Nul besoin de souligner que le secteur
touristique s’effondrait aussi bien que les autres secteurs de la vie nationale.
3 Sur le plan politique, le pays connaît le 28 novembre 2010 des élections contestées à la
suite desquelles Michel Joseph Martelly accède à la présidence. En effet, le pays fait face
à un régime politique illégitime qui se confronte à une rude opposition durant presque
tout son quinquennat. C’est dans une telle conjoncture politique que le gouvernement
adopte et véhicule le tourisme comme « levier de développement » du pays, tel que
préconise le Plan stratégique de développement d’Haïti ( PSDH) de 2012. Ce dernier est
élaboré à partir du PARDH, un document d’évaluation des conséquences du séisme et de
perspective de « reconstruction » publié en mars 2010. Le PSDH est beaucoup plus étoffé
et fixe les grandes orientations que les gouvernements doivent prendre pour mettre en
œuvre leur politique publique. Il est constitué de quatre grands chantiers : refondation
territoriale, refondation économique, refondation sociale et refondation
institutionnelle. Il se base sur les mégaprojets (miniers, agroalimentaires, industriels,
touristiques…), avec un accent sur les investissements directs étrangers, comme axes
de développement. La commune de l’Île à Vache représente l’une des zones convoitées
pour le tourisme.
4 L’Île à Vache est une commune du département du Sud d’Haïti qui compte 15 399
habitant·es sur une surface de 45,97 kilomètres carrés, dont la majorité de la
population, soit 86,5 %, demeure en milieu rural (IHSI, 2015). C’est une île
principalement paysanne où les gens vivent particulièrement de l’agriculture, de la
pêche et des activités commerciales et touristiques. Le PSDH, qui consacre le tourisme
comme un des axes de « développement » d’Haïti, inscrit l’Île à Vache dans le pôle de
développement de la péninsule Sud. L’administration gouvernementale de Martelly et
Lamothe prend des mesures pour mettre en application les grands chantiers du PSDH,
l’écotourisme. Elle s’aligne avec l’idéologie néolibérale. Ils argumentent qu’au Québec,
la mise en tourisme des ressources permet la participation des acteurs privés dans la
définition des règles régissant les problèmes et dans la recherche de solutions à partir
des valeurs dominantes de la conservation (ibid.). Dans cette perspective, l’écotourisme
constitue une forme particulière de conservation néolibérale (Ojeda, 2012). N’est-ce pas
aussi ce qui explique souvent l’inadéquation entre le discours trompeur de
l’écotourisme et les réalités liées à la mise en œuvre d’un tel discours ? En ce sens,
Christian Chaboud, Philippe Méral et Djohary Andrianambinina (2004) montrent
pertinemment l’écart entre « le modèle vertueux » et « le modèle réel » de la valorisation
économique de la biodiversité par l’écotourisme à Madagascar. Leur étude a prouvé
qu’il existe un fossé entre la réalité de la mise en tourisme dans ce pays et le discours
universitaire et des institutions internationales sur l’écotourisme. Les populations
locales restent un acteur marginal dans le secteur de l’écotourisme qui, en plus d’avoir
un faible pouvoir de négociation, ne bénéficie que d’une faible partie des rentes
touristiques (Froger, 2012). L’étude comparative entre Madagascar et la Namibie de
Renaud Lapeyre, Djohary Andrianambinina, Denis Requier-Desjardins et Philippe Méral
(2007) a conclu que malgré un secteur touristique structuré et prospère en Namibie,
celui-ci est contrôlé par une oligarchie blanche et ne bénéficie pas aux couches rurales
qui en ont le plus besoin, tandis qu’à Madagascar l’extrême pauvreté rurale et le faible
niveau de « développement » empêchent la structuration du secteur touristique. Les
études de cas font ainsi ressortir que l’écotourisme réussit rarement à atteindre ses
objectifs (Sarrasin et Ramahatra, 2018).
10 De leur côté, Sadais Jeannite et Dominic Lapointe (2016) partent d’un état des lieux du
projet touristique de l’Île à Vache (Haïti) problématisant deux visions divergentes de la
transformation de l’espace et sa mise en tourisme : d’abord, une vision dominante
portée par l’État qui véhicule l’idée d’un tourisme dit durable ; puis une autre,
marginalisée, portée par les acteurs locaux qui défendent une appropriation
territoriale dans une perspective de « co-production ». Ces auteurs argumentent que la
marchandisation de l’espace touristique se fait dans un processus de dépossession
favorisant l’accumulation dans les intérêts de certains acteurs privilégiés, dont l’État et
les investisseurs étrangers, dans une logique de compétition internationale, ce qui
pousse les citoyen·nes à mettre en place des modes de résistance. On peut alors
considérer que ce processus s’inscrit dans une logique d’accumulation par
expropriation ou par dépossession (Harvey, 2004 ; 2011), dont la terre se trouve au
centre. Jesús Bojórquez Luque et Manuel Ángeles Villa (2014 : 183) affirment que « Si
pour Marx (1946, chap. XXIV) le phénomène sous analyse est une pierre angulaire de
l’apparition du capitalisme, pour Harvey c’est un fait généralisé pour son enracinement
dans la scène néolibérale d’aujourd’hui. » [Notre traduction] Ce processus est déclenché
en Haïti depuis l’occupation étatsunienne de 1915-1934 et se poursuit avec l’imposition
des politiques néolibérales, depuis les années 1980 à nos jours, qui engagent une vague
de privatisation des entreprises publiques et la mise en place des mégaprojets
provoquant l’expropriation et la dépossession de la paysannerie. À l’instar de Paul K.
Gellert et Barbara D. Lynch (2003 :18), nous considérons l’écotourisme comme un
mégaprojet qui modifie « le paysage de façon rapide, intentionnelle et profonde sous
des formes très visibles, qui nécessitent l’intervention coordonnée du capital et de la
puissance étatique ». Les mégaprojets ont généralement surestimé les incidences
économiques et sous-estimé les risques, notamment environnementaux (Dumez, 2012).
Il en découle deux types de déplacements : le déplacement primaire qui est inhérent au
projet et le déplacement secondaire qui est indirect et s’éloigne dans le temps et/ou
l’espace (Gellert et Lynch, 2003). Sur le plan biogéophysique, l’une des manifestations
du déplacement primaire est la déforestation et, sur le plan social, c’est l’éviction
planifiée et la réinstallation des populations. Le déplacement secondaire peut, d’un
point de vue biogéophysique, être une baisse de la qualité de l’eau et une modification
des écosystèmes provoquant des problèmes sanitaires. Et dans sa dimension sociale, il
s’agit de la perte d’accès aux ressources (la terre) et de l’accroissement du chômage
après la réalisation du projet. Il existe en effet une articulation entre mégaprojet,
déplacement et accaparement/dépossession. Dans ce cadre, l’écotourisme en tant que
mégaprojet de développement correspond à une logique d’enclave, extravertie (Doura,
2001 ; 2010) et stimulée par le marché touristique international, et désigne la
diversification du capitalisme néolibéral (López Santilln et Marín Guardado, 2018).
Jusline Rodné-Jeanty et Michel Desse (2019) parlent d’enclave touristique pour aborder
la question touristique dans le nord d’Haïti où se trouve le village de Labadie, qui reçoit
annuellement 800 000 croisiéristes. Cependant, il n’y a pas d’incidence significative sur
la zone, puisqu’il n’y a aucune articulation avec l’économie locale. Par exemple, « Il n’y
a pas d’appropriation récréative des lieux par les villageois de Labadie à cause des
clôtures qui constituent une séparation physique entre résidents et croisiéristes. »
(Ibid. : 63). La touristification du monde rural entraîne le pillage des ressources
naturelles, dont les terres et les forêts (Cañada, 2018).
11 Avec son discours de participation, de conservation environnementale et
d’amélioration des conditions de vie, l’écotourisme s’inscrit bien dans les dynamiques
d’accaparement de terres orchestrées par l’État et les entreprises, selon Diana Ojeda
(2012). Celle-ci remarque que le discours de l’écotourisme a même justifié
l’expropriation des membres des populations locales, comme les pêcheurs et les
paysans. On peut alors comprendre que le tourisme est indissociable du système de
privatisation en plus de constituer un élément important dans la mise en place des
programmes d’ajustement structurel dans les pays du Sud (Lapointe et al., 2018). En
outre, les expériences et les études de cas documentées ont montré que l’écotourisme a
rarement atteint ses objectifs (Sarrasin et Ramahatra, 2018). La logique des mégaprojets
poursuit en effet la perspective coloniale de l’économie plantationnaire, les États ne
font que l’adapter aux nouvelles formes de relations coloniales de pouvoir structurées
autour du capitalisme contemporain. Tenant compte du discours théorique de
l’écotourisme et au regard de ces lectures critiques considérant l’écotourisme comme
un mégaprojet et un mécanisme néolibéral d’accaparement des terres et de
dépossession des populations, nous allons maintenant analyser le projet Destination Île
à Vache.
Méthodologie
12 Cette recherche s’inscrit dans une perspective de méthodologie qualitative et de
démarche inductive. Nous avons mobilisé des instruments et des méthodes utilisés
pour la production de données qualitatives et nous avons effectué une analyse
qualitative des données produites à partir d’une étude de cas. La délimitation spatiale
et temporelle renvoie à la commune de l’Île à Vache du département du Sud d’Haïti et à
la période 2013-2015. Nous avons procédé à la démarche de triangulation comme mode
de production des données (Gombault, 2005), qui a permis de combler des lacunes de la
méthode ou des sources d’information utilisées (Roy, 2004). L’entretien a été notre
choix principal à partir d’un échantillonnage théorique (Gaudet et Robert, 2018), c’est-
à-dire intentionnel et non probabiliste. Les participant·es n’ont pas été choisi·es dans
une logique de représentativité statistique (Barbot, 2010), mais plutôt en fonction de
leur pertinence pour l’objet d’étude (Savoie-Zajc, 2009). Nous avons réalisé les
entretiens en créole haïtien et nous avons traduit en français tous les extraits cités dans
le présent article.
13 Les participant·es sont principalement des paysan·nes ; certain·es ont aussi une autre
occupation, comme enseignant·e, agent·e touristique… Notre échantillon inclut des
partisans comme des opposants du projet. Nous avons observé des sites du projet et
nous nous sommes entretenu avec quatorze participant·es (trois femmes et onze
hommes) : quatre dans la tranche des 30 à 40 ans, quatre dans celle des 40 à 50 ans, trois
dans celle des 50 et 70 ans, et trois dans les 70 ans et plus. Nous avons utilisé un journal
de bord pour noter nos observations ainsi que les préoccupations et les
questionnements émergeant du terrain. Nous avons également analysé des documents
du projet, des rapports et des articles de journaux relatifs au projet pour assurer le
critère de la complétude en étude de cas. Nous avons recouru au logiciel d’analyse
qualitative NVivo et avons fait un examen phénoménologique des données, défini
comme une combinaison de lecture, d’annotations et de reconstitutions (Paillé et
Mucchielli, 2016). Ainsi, après avoir procédé à la codification de nos entretiens, nous
avons créé des catégories auxquelles nous nous référons pour la rédaction. Nous avons
eu recours à la méthode d’analyse de nos données à l’aide de catégories
conceptualisantes (ibid.). Nous avons par ailleurs donné des pseudonymes à nos
participant·es afin de respecter le principe éthique de confidentialité et d’anonymat,
tout comme nous nous sommes assuré d’avoir leur consentement libre et éclairé.
commune. Mérisier affirme qu’« il n’y avait pas d’acteurs de ce type qui participaient
dans le montage du projet afin d’avoir la chance de donner leur avis. » Jeff, un paysan
protestataire, témoigne que si le projet prenait en compte les intérêts paysans, le
gouvernement devrait les écouter pour savoir comment les accompagner. Dans cette
perspective, Roberto, sympathisant à la contestation du projet, explique que « l’un des
plus grands problèmes du projet était l’absence d’espace de communication entre l’État
et les paysan·nes sur la question ». Le gouvernement compte sur la force pour imposer
le projet sans se soucier d’entamer une démarche de consultation auprès des différents
acteurs locaux. On constate « une absence flagrante de communication entre les
initiateurs du projet de développement touristique, à savoir le gouvernement en place,
et la population » (DESAFRODH et al., 2014 : 7), alors que les documents et les autorités
véhiculent un discours autour de l’écotourisme.
16 Jeff déclare que même les autorités locales et le député de la circonscription, alliés du
gouvernement, étaient exclus en amont du projet. Ses propos indiquent qu’il n’avait
pas vraiment d’attente de participation au regard de l’exclusion même des partisans du
gouvernement. Mérisier reconnaît en outre qu’il y avait cette volonté d’exclure la
population locale ainsi que les autorités locales :
C’était l’un des problèmes de ce projet ; à ce moment le maire de l’époque ne
connaissait pas bien le projet, même le député de la circonscription ne disposait pas
d’information. Si vous parlez avec un membre du CASEC [Conseil d’administration
de la section communale] ou de l’ASEC [Assemblée de la section communale], il vous
dira sûrement qu’il ne sait rien. Comme si c’était un projet qui restait au niveau du
pouvoir central de l’État, la gouvernance locale n’avait pas compris ce qui venait
[s’y] faire.
17 Ces propos du député en fonction à l’époque, recueillis par le journaliste Louis-Joseph
Olivier (2014), confirment qu’il n’a pas pris part au processus de construction du projet,
bien qu’il ait fait partie du comité de pilotage. Il rapporte que :
le député se dit « patient, en attendant de voir ce que le gouvernement entend
vraiment faire de l’île et des habitants […] Je crois qu’un pays ne peut pas vivre sans
développement, néanmoins, je suis contre l’injustice. Si le gouvernement entend
déplacer des membres de la population, il faut qu’ils soient relogés dans de
meilleures conditions en d’autres lieux » […]
18 Le député n’est pas en mesure de rassurer la population, car il ne dispose pas des
informations nécessaires en ce sens. Il ne sait pas s’il y aurait des déplacements, encore
moins s’il y aurait une politique de dédommagement, de réparation et de relocalisation.
Sa déclaration exprime clairement une méconnaissance parce qu’il n’est pas en mesure
de fournir des clarifications concernant le contenu du projet.
19 Cette attitude de l’État s’inscrit dans le rapport historique contradictoire entre celui-ci
et la classe paysanne et traduit un mépris de sa part pour les classes populaires en
général qui ont été systématiquement exclues, exploitées, marginalisées et
discriminées au fil du temps. Jean Casimir (2018 : 433) écrit en ce sens : « L’État en Haïti
est l’articulation des gouvernements et des oligarchies issus de l’État moderne/colonial,
avec le peuple souverain, un peuple souverain qui se construit lui-même. » Les diverses
expériences de mégaprojets dans le pays traduisent ce type de rapport. Les travaux de
Georges Eddy Lucien (2018), de Bernard Éthéart et Frédéric Thomas (2018), ainsi que de
Yasmine Shamsie (2014) attestent tous que diverses expériences de mégaprojets en
Haïti se caractérisent par l’exclusion des communautés locales et se font au mépris/
détriment de ces dernières. Pareillement, la population de l’Île à Vache est exclue parce
que l’État l’a décidé sciemment, mais ce comportement est aussi l’expression d’une
dynamique historique de rapport entre l’État et le monde rural haïtien. Les expressions
populaires suivantes de Léon et Sonia, deux opposants au projet, expriment
respectivement ce rapport : « Leta se gwo wòch depi l woule anwo w se peze l ap peze
w » [L’État est une grosse pierre, si on la laisse vous rouler dessus, il vous écrase] et
« Leta Ayiti se yon Leta pezesouse » [L’État en Haïti est un État exploiteur]. Plus
précisément, pour Roberto, l’État développe une relation coloniale avec les masses
opprimées :
Le rapport de « l’État haïtien » à la population en est un de répression et de
ponction. L’État est autoritaire et très confortable dans la légitimation de la
répression. Quand l’État dit qu’une terre lui appartient, il la prend sans respecter
aucune norme nationale et internationale. Ça peut être défini comme un rapport
d’extorsion. Il répond plus à une demande internationale qu’à une demande
nationale ou locale. Le rapport qu’il développe avec l’espace et les paysans de l’Île à
Vache était pareil dans le cas de l’Île de la Gonâve pour le projet de construction du
centre financier international, le même à Caracol dans le nord-est pour la mise en
place du parc industriel et le même avec la zone franche agricole d’Agritrans. Donc,
le rapport entre l’« État haïtien » et la population haïtienne est basé sur ce qu’on
appelle le déni de droit, un rapport colonial avec l’espace et les acteurs locaux.
20 L’exécution du projet Destination Île à Vache se trouve donc clairement en
inadéquation avec le discours inclusif et participatif de l’écotourisme. La population
locale n’a été ni informée ni engagée dans le processus. Comme en témoigne Géraldine
Froger (2012 : 43-44), la population locale reste plutôt marginalisée dans les
mégaprojets d’écotourisme et on décèle un décalage entre les diverses formes de
tourisme durable, y compris l’écotourisme conçu comme « idéal-type », et les pratiques
réelles dans des territoires des Suds. Outre l’exclusion de la population locale, les
conséquences socio-environnementales du mégaprojet touristique laissent à désirer.
Figure 1
Figure 2
26 Christine, une paysanne qui a perdu son champ agricole et des arbres de divers types
dans le processus de création du lac, décrit la situation en ces termes : « J’étais chez moi
le jour où on est entré sur ma propriété. Quelqu’un vient me dire qu’on est en train de
détruire ma plantation avec un tracteur. » La destruction systématique des champs
agricoles et forestiers lors de la réalisation des travaux constitue plutôt une entrave à la
protection environnementale. Le creusement de cet espace a fait plusieurs victimes, il a
causé la dépossession d’un ensemble de paysan·nes, la coupe d’une série d’arbres de
toutes sortes, dont des arbres fruitiers comme le cocotier, l’une des plus grandes
sources de revenus de la paysannerie sur l’île.
27 La mise en œuvre de Destination Île-à-Vache a eu des incidences socio-
environnementales particulièrement néfastes. Autrement dit ce projet, en ne
respectant pas les principes de réalisation écotouristique, est antinomique avec l’idée
de conservation et de protection des écosystèmes. Dans un tel cadre, Laurence
Granchamp (2017 : 98) explique clairement :
Le choix politique du développement par le tourisme comporte un certain nombre
d’ambivalences. Il est fréquemment associé à une forme de développement qui
aurait un impact moindre sur l’environnement notamment en comparaison de
l’extraction minière. Et cependant, ce secteur d’activité instrumentalise la nature et
sous-estime l’impact environnemental de l’implantation des grands hôteliers, que
ce soit en termes d’usage de l’eau […], de gestion des déchets ou d’utilisation des
ressources naturelles.
28 Ces modes de destruction opérés dans le cadre du projet ont plutôt fragilisé
l’environnement et mis en péril les fondements de la vie paysanne. En conséquence, ces
réalisations ont démontré son orientation destructrice d’un point de vue socio-
environnemental. Gellert et Lynch (2003) ont bien illustré que les mégaprojets
nécessitent des déplacements et ils classent la déforestation dans ce qu’ils appellent un
déplacement primaire sur le plan géophysique. Il apparaît donc que « la construction
du support matériel nécessaire au développement des activités touristiques résulte en
la destruction, ou du moins a des répercussions sur des écosystèmes importants qui
s’étendent bien au-delà des zones spécifiques où les familles paysannes de la région
pourront vivre et travailler » (Cañada, 2018 : 54 [notre traduction]). Dans de telles
conditions, comment un tel projet aurait-il pu assurer l’amélioration des conditions de
vie de la communauté d’accueil ?
Discussion/conclusion
38 D’un côté, nous avons montré l’inadéquation du « modèle vertueux » de l’écotourisme,
c’est-à-dire le discours de l’écotourisme comme stratégie de développement durable et
le « modèle réel », à savoir les réalités concrètes entourant la mise en tourisme des
communautés ; d’un autre côté, nous concluons que Destination Île-à-Vache comme
mégaprojet touristique s’inscrit dans une logique néolibérale et une dynamique
d’accaparement de terres à travers l’expropriation et la dépossession. En effet, la mise
en œuvre du projet est hors de toutes caractéristiques écotouristiques. En considérant
trois caractéristiques de l’écotourisme, la participation locale, la dimension socio-
environnementale et les retombées économiques, nous avons argumenté que le
mégaprojet touristique de l’administration Martelly/Lamothe est plutôt un projet
antipaysan qui ne correspond pas à ces caractéristiques, car participation locale,
protection environnementale et bien-être de la communauté d’accueil sont reconnus
comme des facteurs indispensables de l’écotourisme. Nous concluons, d’une part, que la
consultation dans une logique de participation ne s’inscrivait nullement dans le
processus de réalisation de « Destination Île à Vache ». D’autre part, sa mise en œuvre
constituait un danger pour la population du fait de la dégradation des conditions socio-
environnementales. En outre, les retombées économiques étaient plutôt
catastrophiques pour la paysannerie puisque ce projet les a dépossédés de leur moyen
de production, la terre, et détruit leurs champs agricoles et forestiers.
39 En amont comme en aval, les autorités gouvernementales ont exclu la population locale
de l’Île à Vache. Cette exclusion a pris la forme d’absence de consultation dans
l’élaboration et la matérialisation du projet. Il faut comprendre que « la participation
locale ne s’obtient pas par des décrets officiels, mais par des conditions concrètes liées
au contrôle du territoire et au pouvoir. Parmi les facteurs déterminants, on peut citer la
possession de la terre, la maîtrise du territoire et le contrôle des ressources. » (López
Santilln et Marín Guardado, 2018 : 60-61) Géraldine Froger (2012) remarque que les
populations locales sont souvent un acteur marginal dans l’écotourisme et ne
bénéficient que d’une partie insignifiante des rentes touristiques. Le gouvernement
crée plutôt des conditions d’exclusion de la population en se donnant un cadre
juridique pour accaparer les terres sans même informer la population locale de ce qu’il
fera. C’est dans cette logique d’exclusion et d’extraversion que les travaux ont été
réalisés à l’Île à Vache par une firme dominicaine qui n’a même pas utilisé la main-
d’œuvre locale, ou seulement peut-être quelques personnes non qualifiées. Il est
démontré que ces modèles de projets ne fournissent que des emplois sous-qualifiés et
précaires aux communautés locales (Granchamp, 2017 ; Cañada, 2018). En outre, les
retombées économiques directes du tourisme à l’échelle locale restent rares et
concernent souvent des personnes issues d’autres régions du pays/de la communauté
où l’accès à l’éducation et aux formations est plus aisé (Sarrasin et Ramahatra, 2006). De
surcroît, la mise en place du projet fragilise le cadre socio-environnemental au lieu de
créer des conditions favorisant l’amélioration de la vie et la protection des milieux
naturels et agricoles. En réalité, l’exécution du projet est une illustration d’une forme
de cohérence dans le mode opératoire de l’État en Haïti qui s’inscrit dans une logique
de domination néolibérale pendant qu’il trouve le soutien de la « communauté
internationale » et des institutions financières internationales, et agit toujours en
fonction des demandes externes. Cela illustre le caractère extractiviste et extraverti du
projet.
40 La non-prise en compte des intérêts de la paysannerie exprime la nature de l’État en
Haïti issu de la matrice coloniale et de son rapport aux classes populaires : un État
dépendant et soumis aux diktats des institutions de Breton Woods qui applique
aveuglément les politiques néolibérales dans le pays depuis plus de trois décennies.
Depuis l’occupation étatsunienne de 1915, les actions politiques de l’État en Haïti sont
prises en fonction des demandes externes souvent imposées par des institutions
internationales sans tenir compte des réalités et des besoins internes. C’est ainsi qu’on
parle de dialogue de sourds entre l’État et le peuple souverain (Casimir, 2009). C’est
dans cette logique qu’a été élaboré en 2012 le PSDH qui postule le tourisme comme axe
de développement d’Haïti. En effet, le mégaprojet touristique Destination Île-à-Vache
est issu de ce document conçu dans une dynamique de rapport de pouvoir inégal et de
domination qui caractérise l’État en Haïti. En plus, le discours vertueux de
l’écotourisme masque sa dimension idéologique comme discours politique s’inscrivant
dans la logique de développement capitaliste néolibéral et extractiviste. C’est ainsi que
tous les mégaprojets réalisés en Haïti, de ceux effectués sous l’occupation étatsunienne
passant par la compagnie de développement industriel (CODEVI), le parc industriel de
Caracol et Agritrans pour arriver à « Destination l’Île à Vache », excluent les
populations locales et amènent le déplacement et la dépossession de la classe paysanne.
Le déplacement apparaît indissociable des mégaprojets à cause de pratiques et
d’idéologies liées au colonialisme, au développement et à la mondialisation néolibérale ;
et les mégaprojets, en plus de servir de puissants acteurs engagés dans le processus
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NOTES
1. « Il importe de rappeler que c’est en juin 2005, dans le cadre de l’alliance entre les pays de la
Caraïbe et le Venezuela qu’est mis en place l’accord Petrocaribe. Les fonds Petrocaribe que gérait
Haïti proviennent de l’accord signé entre la République bolivarienne du Venezuela et la
République d’Haïti le 15 mai 2006 et ratifié par l’Assemblée nationale le 29 août 2006. Cet accord
prévoit, à l’origine, la fourniture à Haïti d’au moins sept mille (7000) barils de pétrole par jour ou
leur équivalent énergétique destiné à la consommation locale. Ainsi, les ressources provenant de
la vente des produits pétroliers en provenance du Venezuela ont constitué un levier financier
non négligeable pour les gouvernements successifs entre 2008 et 2016 et même au-delà. » (CSC/
CA, 2019 : 25).
2. La CSC/CA (2019) a indiqué que le ministère de la Planification et de la Coopération externe a
payé USD 13 166 535,75 (49 % du marché) et que la dernière facture couvre juillet-août 2015
pendant que le projet en était déjà au 17e mois des 18 mois prévus au contrat. La Cour a en outre
remarqué : « les travaux effectués à date concernent la mise en place de la base de vie et des
installations opérationnelles (atelier mécanique, dortoir, etc.), le débroussaillage, la préparation
partielle du terrain et la mise en place de la piste avec une ‘assise de base’ enduite d’asphalte
liquide (15 m sur 1,5 km) » (CSC/CA, 2019 : 72).
3. Les agents exécutifs intérimaires sont des personnes nommées par l’administration Martelly/
Lamothe par décret en 2013 pour remplacer les maires élus en lieu et place d’assurer la
responsabilité d’organiser les élections à temps pour éviter cette situation. Le pouvoir en profite
pour nommer ses partisans dans les mairies du pays ; il ne s’agit pas donc d’un pur hasard.
RÉSUMÉS
Cet article analyse le mégaprojet touristique « Destination Île à Vache » qui se prétend
(éco)touristique. Nous soutenons que la mise en œuvre à Île à Vache (Haïti) de ce mégaprojet est
plutôt contradictoire aux fondements théoriques de l’écotourisme et s’inscrit dans une
dynamique de dépossession et d’accaparement de terres. À partir d’une enquête de terrain
qualitative menée à l’Île à Vache entre décembre 2019 et janvier 2020, notre argumentation
confronte trois grandes caractéristiques de l’écotourisme avec l’exécution du projet. D’abord, les
résultats de cette recherche montrent que la population locale est exclue du projet. Ensuite, les
conséquences socio-environnementales du projet sont contraires à son fondement
(éco)touristique, car son exécution représentait plutôt une menace pour l’environnement.
Finalement, nous avons découvert qu’il a fragilisé les conditions socioéconomiques des
paysan·nes sur l’île au lieu d’apporter des améliorations. Nous concluons donc que Destination Île
à Vache en tant que mégaprojet touristique illustre la thèse selon laquelle les mégaprojets
provoquent dépossession, déplacement et appauvrissement des populations concernées.
This paper questions the “Destination Île à Vache” tourism megaproject that claims to be
(eco)touristic. We argue that the implementation in Île à Vache (Haiti) of this megaproject is
rather contradictory to the theoretical foundations of ecotourism and is part of a dynamic of
dispossession and land grabbing. Based on a qualitative field investigation conducted in Île Vache
between December 2019 and January 2020, our argument confronts three major characteristics of
ecotourism with the implementation of the project. First, the results of this research show the
exclusion of the local population from the project. Second, the socio-environmental impacts of
the project also question its ecotourism basis, as its implementation was more of a threat to the
environment. Finally, we found that it weakened the socioeconomic conditions of the island’s
farmers instead of improving them. We therefore conclude that Destination Île à Vache as a
tourism megaproject illustrates the thesis that megaprojects cause dispossession, displacement,
and impoverishment of the populations concerned.
INDEX
Keywords : Île à Vache, ecotourism, development, peasant, dispossession.
Mots-clés : Île à Vache, écotourisme, développement, paysan, dépossession.
AUTEUR
WALNER OSNA
Doctorant en sociologie, Groupe de recherche interdisciplinaire sur les territoires de
l’extractivisme (GRITE), Université d’Ottawa, wosna061@uottawa.ca