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Hassan Faouzi
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/belgeo/57009
DOI : 10.4000/belgeo.57009
ISSN : 2294-9135
Éditeur :
National Committee of Geography of Belgium, Société Royale Belge de Géographie
Référence électronique
Hassan Faouzi, « Patrimoine, mémoire, enjeu politique et territoire. Cas de la Maison d’Iligh (royaume
de Tazeroualt), Souss-Massa, Maroc », Belgeo [En ligne], 1 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022,
consulté le 02 décembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/belgeo/57009 ; DOI : https://
doi.org/10.4000/belgeo.57009
Hassan Faouzi
Introduction
1 Le patrimoine n’a jamais été autant d’actualité, de plus en plus utilisé dans des
politiques collectives publiques (Bouisset, Degrémont, 2015). Ces dernières années on a
pu assister à un tournant patrimonial au Maroc avec un engouement pour l’héritage
historique. De nombreuses initiatives locales, la médiatisation des récits de mémoire,
des démarches de patrimonialisation portées par des collectivités locales et des acteurs
de la société civile se sont développées. L’État de son côté a multiplié les demandes de
classement sur les listes du patrimoine mondial de l’UNESCO. Les acteurs du tourisme
cherchent à concilier la valeur patrimoniale et la bonne santé de l’activité touristique.
Le tourisme « a un tel besoin du patrimoine qu’il peut être tenté d’en susciter [...] tourisme et
patrimoine sont souvent arbitrés par les enjeux économiques [...] interaction est complexe, et ne
peut être réellement comprise en faisant abstraction des facteurs politiques » (Gauchon, 2010,
p. 71).
2 Le patrimoine à travers ses aspects variés contribue à renforcer les spécificités des
communautés et des régions et à faire la richesse des groupements humains par sa
valeur exploitable et monnayable, notamment dans le cadre du développement
touristique. La région Souss-Massa dispose d’un patrimoine culturel matériel et
immatériel riche et diversifié mais inexploité. A ce titre nous posons l’hypothèse que
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Pflieger, 2010 ; Richards, 2000 ; Vernières, 2012), jouant un rôle actif dans la production
de richesses, et dans la création d’emplois (Greffe, 2003). Le tourisme en tire
généralement les bénéfices les plus importants et c’est notamment par lui que le
patrimoine joue un rôle central dans l’économie et le développement des territoires qui
le mobilisent.
8 Le patrimoine est aujourd’hui « engagé dans la construction des territoires en tant que
ressource pour le développement territorial » (Landel, Senil, 2003, para. 5). Selon Pecqueur
(2002) : « tous les espaces ont ‘potentiellement’ des ressources… à condition de les faire émerger
et les valoriser au mieux » (p. 124). Ces ressources permettent une différenciation durable
(Colletis, Pecqueur, 2004) vu qu’elles sont uniques et se soustraient au jeu de la
concurrence par le marché (Courlet, Pecqueur, 1996). Considérer le patrimoine par
l’approche territoriale, c’est souligner les liens entre le patrimoine et le territoire et pas
seulement en tant que ressources pour servir au développement du territoire (Choay,
1988 ; Françoise et al. ; Landel, 2006 ; 2006 ; Pecqueur, 2002 ; Peyrache-Gadeau, 2004 ;
Poulot, 2006). L’approche territoriale du patrimoine est appréhendée à travers le
triptyque conceptuel, mémoire-patrimoine-territoire.
9 Dans un contexte marqué par une forte concurrence entre les territoires et face aux
différentes crises, surtout la crise sanitaire liée au Covid-19, l’innovation est devenue le
meilleur antidote et un bouclier pour renforcer la résilience du tourisme et des
territoires. Ainsi, en participant aux dynamiques territoriales, le patrimoine obtient un
statut et une force renouvelés. Il est assimilé à un stock d’opportunités (Barel, 1981) et
« permet aux territoires d’asseoir leur légitimité » (Landel, Senil, 2014, p. 2). Le patrimoine
va assurer différentes fonctions dans la construction des projets territoriaux. Les
acteurs vont s’appuyer sur ces objets patrimoniaux et les mobiliser pour asseoir des
actions de développement (Landel, Senil, 2014). L’utilisation du patrimoine comme
richesse peut fournir de nouvelles opportunités pour améliorer les performances
économiques des territoires et satisfaire des objectifs stratégiques (El Ansari, 2013).
10 La région Souss-Massa détient un patrimoine culturel riche, enraciné dans l’histoire et
aux origines et influences diverses. Mais, l’observation des démarches de
développement local ne montre aucune mobilisation de ces objets patrimoniaux dans
l’élaboration des projets de territoire. Ce patrimoine se trouve même en situation de
« patrimoine en péril » à l’instar de la Maison d’Iligh (zaouia 1 Tazeroualt). L’histoire
d’Iligh est intimement liée à celle de la confédération de Tazeroualt, région située au
Sud-Ouest du Maroc entre le Sahara et l’océan Atlantique, célèbre pour le mausolée
qu’elle abrite, celui du Saint le plus vénéré de l’Anti-Atlas : Sidi Hmad Ou Moussa. Un de
ses arrière-petits-fils, Ali, décide de fonder la ville d’Iligh en 1613 (Mosdik, 2021).
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arrosés, située à 110 km au sud d’Agadir » (Ennaji, 2021, p. 34). L’espace en question a été
effectivement une principauté au XIXe siècle, celle de Boudmiaa, avec pour capitale
Iligh, avant que la dynastie alaouite n’en vienne à bout.
12 Aujourd’hui, ne restent que des vestiges historiques (fig. 3, 4 et 5), témoins matériels du
passé d’un royaume ; un patrimoine culturel matériel inexploité. La restauration
effective relève principalement de l’initiative de propriétaires privés. Les descendants
s’efforcent aujourd’hui de créer une nouvelle vie pour la Maison d’Iligh en tant que site
du patrimoine, ce qui pourrait constituer la clé pour insuffler une nouvelle vie dans la
maison de leurs illustres ancêtres. Mais faute de fonds et de l’aide des responsables,
leur regard s’est tourné dans la direction de leurs vieux partenaires néerlandais. Leur
vision est inspirée par le travail du sociologue Paul Pascon, qui a montré l’importance
d’une telle démarche en faisant ressortir les liens entre les manuscrits et l’histoire, les
personnes et l’espace (Buskens, 2021, p. 5).
13 Ce constat nous amène à questionner les critères officiels de sélection du patrimoine et
ce qui est ou ce qui n’est pas du patrimoine (Bouisset, Degrémont, 2015). L’invocation
du patrimoine amène aussi à se questionner sur la relation entre patrimoine, mémoire,
politique et actions sur l’espace (Bouisset, Degrémont, 2015). L’autre question qui se
pose est la suivante : pourquoi les politiques publiques nationales de protection du bâti
ou des sites historiques ne se sont pas penchées sur le patrimoine d’Iligh ?
Un patrimoine politisé
14 Plusieurs auteurs ont évoqué ce royaume dissident au XIXe siècle. La zaouia d’Iligh
(zaouia de Tazeroualt) était une confrérie soufie du Souss au Maroc, fondée au début du
XVIIe siècle (Alhyane, 2004 ; Harakat, 1973 ; Justinard, 1954). Avec la faiblesse du
pouvoir central saâdien, plusieurs forces apparaissent alors, dont les Alaouites, future
dynastie régnante ainsi que la zaouia de Tazeroualt qui va contrôler le sud du Maroc
(Brignon et al., 1967 ; Jacques-Meunié, 1982). La zaouia deviendra un acteur puissant
dans tout le sud marocain tout en maintenant des rapports tendus avec le pouvoir
central alaouite, et ce jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle (Harakat, 1973). La zaouia
installa sa capitale à Iligh et réussit à avoir des enclaves maritimes à Agadir, faisant de
Tazeroualt une place commerciale de première importance et ceci grâce à une remise
des droits de douane aux commerçants étrangers (français et anglais). Forts de leurs
pouvoirs politiques, économiques et religieux, les chorfas2 d’Iligh ont constitué une
principauté dirigée par un chef qui se permettait d’engager des correspondances avec
les puissances étrangères. Les gens commencèrent même à parler de
« Tagaldit » (Royaume) du Tazeroualt. Mais le pouvoir central se méfiait de la
prépondérance régionale des chorfas d’Iligh qui rappelait celle de leur ancêtre qui
n’avait pas hésité à séquestrer en 1638 l’ancêtre des Alaouites, Moulay Ali Chérif, qu’il
ne libéra, contre rançon, qu’en 1647 (Mosdik, 2021) (fig. 6). Le territoire sous son
contrôle, le « Royaume de Tazeroualt » devint le passage obligé pour le trafic
transsaharien de l’or sur l’axe Gao-Tombouctou-Taroudant (fig. 2). Les pratiques
politiques de la famille de la Maison d’Iligh et ses stratégies familiales d’alliance
donnaient à la Maison d’Iligh une grande puissance.
15 Plusieurs auteurs mettent l’accent sur le lien entre Iligh et les Pays-Bas : l’une
contrôlant le désert et les autres les océans (Buskens, 2021). La Maison d’Iligh a joué un
grand rôle commercial, judiciaire, administratif, politique et fiscal. Elle contrôlait le
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Figure 1. Carte de localisation d’Iligh capitale du Royaume de Tazeroualt et du territoire qui était
sous sa domination en 1660.
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Figure 2. Au XVIIe siècle, Iligh était l’incontournable plaque tournante du commerce caravanier
transsaharien occidental entre le Maroc et Bilad es-Soudan. Durant cette période, Iligh s’empare de
toute la façade saharienne, du Souss jusqu’au Tafilalet. Il établit également des relations
commerciales directes avec des marchands anglais et hollandais (De Mas, 2021).
16 Le royaume de Tazeroualt a fait l’objet d’une excellente étude de l’un des pionnier de la
sociologie marocaine, Paul Pascon, qui écrit à propos du château d’Iligh, capitale du
royaume de Tazeroualt : « À la fin d’un après-midi de décembre 1965 j’arrivai au château
d’Iligh après avoir traversé le Tazerwalt, à pied […] petite planète lointaine, oubliée de l’histoire
[…] Étrange ambiance, de ce château mort au bord du Sahara, qui méditait sur les fastes passés
d’un emporium déchu et qui discutait avec philosophie et sagesse d’événements qui se
déroulaient si loin, si en dehors d’eux, ... » (1984).
17 Le patrimoine d’Iligh, dont Paul Pascon voulait tant préserver la mémoire (Verdugo,
2021), est peu connu et menacé de disparition (fig. 3, 4, 5).
Figure 3. Les vestiges de l’ancien palais : Lahri Ouglid (A-B) et de la tour de guet datant de l’époque
du Royaume de Tazeroualt (C).
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Figure 4. Les vestiges de l’ancien mellah (quartier où habitaient les juifs) datant de l’époque du
royaume de Tazeroualt (A) et de l’ancien palais avant qu’il ne tombe complètement en ruine (B).
Y. Moulart
H. Faouzi, 2022
18 Le patrimoine « est un véritable construit social. Sa qualité prend naissance de cette diversité
des regards, des personnes et des structures et des acteurs » (Bouisset, Degrémont, 2015,
para. 1). Si les études « montrent le regard universel des sociétés dans leur rapport au passé,
elles s’attachent surtout à comprendre le poids de plus en plus important de la mémoire sociale
dans la construction patrimoniale » (Bouisset, Degrémont, 2015, para. 3). L’utilité des
politiques publiques patrimoniales réside dans « la construction d’une nation et d’une forte
identité nationale » (Bouisset, Degrémont, 2015, para. 6). Nous ferons donc l’hypothèse
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que le monument porte un message mémoriel (Gauchon, 2010, p. 100). Avec l’absence
de monument, il y a plus de chance de voir le souvenir de cette région dissidente
(royaume de Tazeroualt) s’effacer rapidement, ou sa localisation se diluer peu à peu
(Gauchon, 2010), sachant que « le monument spatialisé localisé peut fixer le souvenir en un
lieu précis » (Gauchon, 2010, p. 99). En effet, mémoire et patrimoine sont deux notions
inextricablement liées. Halbwachs (1997) a montré que « la mémoire collective pouvait
momentanément devenir mémoire sociale, c’est-à-dire être conservée sous forme de traces, de
lieux, [...] pour être ensuite réactivée » (Davallon, 2015, para. 7). Différents chercheurs ont
récemment mis en évidence la dimension culturelle des régimes d’historicité et les
formes d’instrumentalisation du recours au passé dans le monde occidental (Koselleck,
1997 ; Hartog, Revel, 2001).
19 Le patrimoine bâti est chargé de symboles et de messages comme en témoigne la
Maison d’Iligh (fig. 9). Si certains récits historiques suggèrent des relations pacifiques
entre la Maison d’Iligh et les sultans alaouites, d’autres évoquent un rapport conflictuel
entre Iligh et le pouvoir central (Ennaji, 2021). Si aux yeux du pouvoir public ces lieux
évoquent « négativement » le passé et la relation tumultueuse entre la Maison d’Iligh et
les chorfa alaouites depuis le XVII e siècle, pour la population locale ces lieux sont le
symbole d’un passé glorieux, de puissance d’égal à égal. Tout cela explique que la
patrimonialisation ne relève pas seulement d’une logique hagiographique. Le pouvoir
central tente de miser sur d’autres témoignages historiques qui appuient sa légitimité
historique. Etant donné que la Maison d’Iligh était considérée comme un adversaire
redoutable, une rupture symbolique est considérée comme essentielle. C’est ainsi que
cette partie de l’histoire est passée sous silence. Un « silence qui ne présage en réalité rien
de bon ; encore moins de pacifique [...] le silence est un des modes de gestion du débat politique
au Maroc. La classe politique [...] ne déballant pas ses différents à la lumière du jour » (Ennaji,
2021, p. 37). Cet exercice de mise à distance de ce passé vise à ne pas susciter de
sentiment de nostalgie, d’autant que la représentation négative de cet espace bâti est
loin d’avoir disparue et continue à être véhiculée plus ou moins consciemment par de
nombreux acteurs (Sinou, 1995). Iligh est un lieu de mémoire avec des « monuments
historiques » qui rappellent une certaine « grandeur » des ancêtres qui les ont bâtis et
le pouvoir de la Maison d’Iligh ; le courage et l’orgueil de la chefferie d’Iligh sont encore
glorifiés dans la région. Les monuments d’Iligh sont chargés d’une valeur historique et
esthétique, d'une valeur de témoignage de moments particuliers du passé du royaume
de Tazeroualt, rappellant que ce territoire ne fut pas terre de barbarie ou bled siba
(région qui n’était pas soumise au sultan), ce qui contredit le discours central. Selon
Ennaji (2021), « l’opposition Makhzen/Siba représente en fait deux extrêmes plus rhétoriques
que réels » (p. 40). Nous estimons que cela montre bien que la patrimonialisation est
indissociable de la dimension politique et que la conservation et la mise en valeur du
patrimoine répondent au principe qui consiste à nourrir une conscience historique et
collective (Berthold, 2008). L’intervention de l’État dans le processus de
patrimonialisation peut s’expliquer par le désir de réaffirmer l’unanimité scellée autour
de l’histoire officielle étant donné que la relation entre la politique et le patrimoine est
largement tributaire de l’idéologie de l’État qui, selon Ricoeur (1997), n’est que
déformation de la réalité au profit des classes dominantes ; le récit qu’elle nourrit sous-
tend une fonction d’intégration et de création d’une harmonie sociale (Berthold, 2018).
Le patrimoine doit constituer un récit largement partagé en société et par tous les
acteurs et concorde avec la version officielle de l’histoire.
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Figure 6. Le piton escarpé où aurait été tenu en captivité Moulay Ali Chérif, l’ancêtre de la dynastie
alaouite (qui règne actuellement au Maroc). Selon l’histoire apocryphe locale, pendant cette
captivité serait né Moulay Ismaïl, considéré comme le véritable fondateur du pouvoir alaouite et
dont le règne (1672-1727) est l’un des épisodes les plus marquants de l’histoire de cette dynastie.
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manifestation d’une histoire et identité communes partagées. Il doit unir et non diviser.
Ce « désir politique est fort, mû par une série de considérations d’aspects politiques » (Fojut,
2009, p. 19). Pour le pouvoir central, valoriser le passé de la Maison d’Iligh, c’est
prendre le risque (d’un point de vue patrimonial) de voir ces lieux susciter une
nostalgie des temps antérieurs. La crainte est que ce patrimoine participe à faire
éclore les mémoires sociales et collectives, surtout que ce patrimoine symbolise
l’importance du royaume de Tazeroualt et met en question la puissance de la dynastie
alaouite à une certaine époque. Envisagé sous cet angle, le patrimoine est perçu par les
pouvoirs publics comme une ressource sociale fondatrice et compris, au sens de
Durkheim (1897), comme un « ensemble de valeurs qui […] fait consensus et constitue le
dernier rempart contre l’anomie et l’anarchie » (Link, 2012, para. 4).
23 Plusieurs recherches ont mis en relief le poids de la mémoire et de l’histoire dans le
processus de patrimonialisation et ont porté sur le point de vue des différents acteurs
(Greffe, 2004 ; Drouin, 2005, 2012 ; Smith, 2006 ; Groulx, 2011 ; Berthold, 2018). Dans
notre cas d’étude, les pouvoirs publics cherchent à prendre leurs distances vis-à-vis de
ce patrimoine représenté négativement, ce qui explique que l’historiographie officielle
rechigne à l’évoquer ; effacer les traces du passé c’est effacer tout souvenir de cet
ancien royaume rival, c’est-à-dire un patrimoine qui sert à assurer une continuité de la
mémoire (Fojut, 2009). Selon Halbwachs (1997), « ce sont les individus du groupement qui
sont porteurs de la mémoire et qui la manifestent. La continuité entre le passé et le présent est
assurée par l’intermédiaire des individus eux-mêmes, ce sont eux qui servent de lien entre les
deux [...]. La mémoire collective reste vivante tant qu’il y a des membres du groupe pour la
porter, mais elle disparaît avec eux » (Davallon, 2015, para. 39). Commentant Halbwachs,
Namer (1987, 1997) a montré que la mémoire collective pouvait momentanément
devenir mémoire sociale, c’est-à-dire être « conservée sous forme de traces, de lieux [...]
pour être ensuite réactivée » (Davallon, 2015, para. 40). Ainsi, la transformation de la
mémoire collective en patrimoine constitue la pierre d’achoppement de la
patrimonialisation dans la région d’Iligh, où le patrimoine remonte à une période
ponctuée par des rivalités et conflits entre la Maison d’Iligh et la dynastie alaouite. De
ce qui précède, il ressort que l’histoire de Tazeroualt ressemble à un dîner dont les
restes post festum sont méticuleusement triés. Il est question pour l’homme de choisir ce
qu’il rejette ou ce qu’il préserve de son passé et in fine ce qu’il désire mémoriser et
patrimonialiser. L’une des conséquences de cette mise à l’écart est de priver le
territoire de ses ressources patrimoniales.
Discussion
24 Tout au long de ce travail, nous avons essayé d’aborder les imbrications entre la
patrimonialisation, la mémoire et la politique, en montrant comment le tournant
patrimonial doit répondre aux recompositions du récit historique national, traduire les
objectifs stratégiques des acteurs, unir le peuple autour d’un même idéal national et
d'une même vision de l’histoire. Aussi, les démarches de la patrimonialisation officielle
et l’intervention des responsables politiques nécessitent une convergence autour de la
perception et de l’interprétation de ce patrimoine.
25 Le patrimoine est nécessairement lié à un héritage à transmettre, issu de l’histoire d’un
territoire ou d’un groupe social. Le patrimoine a donc nécessairement une dimension
collective. La mise en valeur du patrimoine dépend des logiques comportementales des
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acteurs qui se réfèrent à des modèles (Vernières, 2015) et des référents identitaires et
historiques.
26 Notre cas montre que la patrimonialisation ne saurait être séparée des considérations
politiques. Elle est fonction « des rapports de force politiques et sociaux à la suite de
l’arbitrage des pouvoirs publics qui ont donc un rôle essentiel à jouer pour déterminer la valeur
qu’ils accordent au patrimoine » (Vernières, 2015). L’utilisation du patrimoine varie d’une
société à l’autre, d’un pays à l’autre en fonction de l’idéologie et de la perception que
nous avons de ce patrimoine. Certes, le « patrimoine est reconnu comme une ressource
possible pour le développement. Mais pour qu’il en soit effectivement ainsi, de nombreuses
conditions doivent être remplies » (Vernières, 2015, para. 62). Il doit d’abord être
pleinement reconnu par les pouvoirs publics. La notion de patrimoine selon Link (2012,
para. 1), est « indissolublement liée à celle de pouvoir et la façon dont elle est constituée et
définie – et donc appropriée – en constitue un enjeu de premier plan ». Le patrimoine est aussi
un repère autour duquel se concentrent les résistances, surtout celles des
revendications identitaires.
27 Nous avons inscrit notre étude de la patrimonialisation et la participation des acteurs
dans le registre politique et historique en postulant que la relation entre patrimoine
entendu comme mémoire/souvenir et construction nationale revêt en effet une
signification particulière au Maroc, qui appartient à un espace politique (Maghreb/
Monde arabe) traversé par des conflits et des enjeux majeurs de la politique
internationale contemporaine et aussi marqué par la montée de revendications
identitaires régionales. Il nous semble en effet que la place de la mémoire est
déterminante dans la sauvegarde et la valorisation du patrimoine historique. Mémoire
et patrimoine fonctionnent de concert : ils sont vivants, sélectifs, amnésiques,
manipulés à l’instar du patrimoine historique d’Iligh que l’on souhaite effacer tant il
ravive et perpétue la mémoire d’un passé mouvementé (fig. 7). Faire « table rase du
passé, c’est ne rien léguer, c’est abolir la trace » (Besnard, 2008, p. 11).
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différents acteurs ont permis de les bonifier. L’intention était de montrer la diversité
des points de vue et les mémoires liées à Iligh. Il ressort de notre enquête de terrain,
que ce lieu est perçu par la population locale comme un haut lieu de l’Histoire et de
mémoire, la trace visible d’un grand royaume. C’est un patrimoine qui possède une
valeur symbolique qui communique des idées, des valeurs et des sentiments. Cette
réappropriation est problématique pour les pouvoirs publics surtout qu’elle tente de
briser les occultations, de faire parler les silences et surtout que cette perception
contredit très radicalement les récits de l’histoire enseignée et le récit historique
officiel selon lequel le Tazeroualt était une région dissidente. Par le rejet total du passé
et l’abolition de l’ancien temps, les élites perpétuent en silence tout ce qui garantit leur
domination, évitant ainsi que le récit unique ne soit contrebalancé. Une histoire qui
cherche à dérouler un grand récit afin de justifier un ordre. C’est une histoire simpliste
et exclusiviste à laquelle participent les manuels d’histoire en contribuant « à la
construction de l’identité nationale marocaine » (Hassani-Idrissi, 2015, para. 2). Ces manuels
comportent « des appels qui s’adressent à l’élève, lui suggèrent ce qu’il faut aimer et adopter
ainsi que ce qu’il faut haïr et rejeter. Le manuel d’histoire participe à la construction de l’identité
de l’élève. Il lui transmet des modèles d’identification, lui trace des idéaux et l’oriente,
contribuant ainsi au renforcement de son surmoi [...] le manuel d’histoire est porteur d’un
discours idéologique » (Hassani-Idrissi, 2015, para. 1). Il convient de relever que, dans ces
manuels, il n’est pas fait mention du royaume de Tazeroualt. Les historiographes du
patrimoine ne s’y intéressent que très peu.
31 La majorité des États ont constamment eu l’intention de contrôler les récits d’histoire
en fabriquant des récits très idéologisés. On est donc en face de deux grands groupes en
opposition. Il y a la population locale et les acteurs locaux selon lesquels le royaume de
Tazeroualt était l’un des plus farouches rivaux de la dynastie alaouite. En face d’eux, il y
a les acteurs publics qui ont une vision officielle de l’histoire et qui sont très réticents
vis-à-vis des vestiges d’un royaume « dissident », une région qui, auparavant, échappait
à l’autorité du makhzen (pouvoir central). Ceci appuie notre hypothèse et nous conforte
dans notre analyse selon laquelle la raison de la non-patrimonialisation réside dans
l’empêchement des récits mémoriels et dans la tentation de l’État à vouloir contrôler
les récits et de mettre l’histoire sous surveillance : tous les États se légitiment par
l’histoire, par les récits nationaux. Encore une fois, on est en présence d’un
affrontement mémoriel très fort. Le problème de la conservation des vestiges d’Iligh
découle d’une politique de non-patrimonialisation conduite par l’État hanté depuis des
siècles par un « stress territorial », expression empruntée à Mohammed Naciri (1999),
c’est-à-dire le risque d’une dissidence tribale dans les montagnes et zones
périphériques.
32 Comme nous l’avons souligné, le renoncement au patrimoine d’Iligh n’est pas sans
relation avec le contexte historique. Plusieurs sociologues coloniaux, à l’instar du
géographe explorateur Emile Félix Gautier, s’accordent sur le fait que la principale
motivation de la résistance des Amazighs contre les puissances coloniales n’était ni
l’islam, ni la patrie marocaine, mais bien la prééminence du clan, de la famille dont le
concept demeure toujours présent dans la construction identitaire en relation avec les
structures tribales (El Anbi, 2021).
33 Les éléments évoqués auparavant donnent l’impression que le patrimoine est sous
contrôle de l’État, ce qui montre bien que « le patrimoine ne peut être dissocié des acteurs
qui le mettent en scène » (Besnard, 2008, p. 11). Toutefois, si le spectre de l’État plane
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toujours sur les modalités de mise en valeur du patrimoine historique, depuis les
années 2000 on assiste à une obsession touristique qui a pris une ampleur sans
précédent, entraînant une certaine forme d’inflexion dans la perception et la lecture de
cet héritage historique qui apparaît a priori comme paradoxal. En fait, les acteurs
politiques sont écartelés entre le désir de faire table rase du passé, pour ne laisser
aucune chance à la réactivation de la mémoire du passé, et leur souhait de s’approprier
le patrimoine historique de la région dans le but de le mobiliser comme ressource
territoriale.
34 Ce qui est perçu négativement peut évoluer avec le temps selon les contextes culturel,
économique et géopolitique. Ainsi, le patrimoine d’Iligh, autrefois considéré comme
porteur d’une identité, de valeurs héritées et d’informations, se transforme en un objet
dépositaire de ressources pouvant impulser des processus de développement
territorial. La crise socio-économique aggravée par la crise sanitaire liée au Covid-19 a
accéléré les changements de comportements et de perception des acteurs. Le
patrimoine apparaît désormais comme une ressource qu’il convient de valoriser dans
une perspective de développement territorial. C’est ainsi qu’en 2021 une partie de
l’héritage d’Iligh a été reconnue comme patrimoine national et comme ressource
territoriale par le ministère de la culture (fig. 8, 9 et 10), adoptant ainsi une nouvelle
approche, plus réaliste et plus pragmatique, en rupture avec l’approche dualiste, qui
privilégiait les intérêts politiques tout en tentant de faire jouer à ce patrimoine un rôle
fédérateur.
Guy Sagné
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Figure 9. Mur extérieur de la célèbre Maison d’Iligh (A). Hall à l’intérieur de la maison d’Iligh (B).
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H. Faouzi, 2022
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Conclusion
38 À travers cet article nous avons tenté de montrer comment la mémoire, en
contredisant la version officielle de l’histoire véhiculée par l’État, peut constituer la
pierre d’achoppement de la patrimonialisation ; le patrimoine est source de conflits
mémoriels. Le patrimoine est un enjeu de puissance, il se comprend au regard de ses
usages, parfois instrumentaux. Utilisé comme support du récit national par les acteurs
publics et instrumentalisé à des fins politiques pour renforcer la cohésion et le
sentiment d’appartenance, il est aussi perçu par une pluralité d’acteurs, surtout privés,
comme une ressource, par le biais du développement touristique. On l’a compris, le
devenir patrimonial est lié à des enjeux économiques ainsi qu’à une vision sélective et
parfois utilitariste du patrimoine. L’exemple de la Maison d’Iligh confirme l’existence
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NOTES
1. Établissement religieux et scolaire pouvant héberger étudiants et voyageurs. Il jouait un rôle
important dans la société marocaine.
2. Ce sont les descendants du Prophète, leur qualité leur conférait un grand prestige.
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RÉSUMÉS
La littérature s’accorde généralement sur l’importance globale des impacts socio-économiques de
la valorisation du patrimoine historique qui est aujourd’hui largement mobilisé au sein des
programmes de développement des territoires. Bien que le patrimoine soit perçu comme une
ressource pour le développement des territoires, l’observation des démarches de développement
local dans la région Souss-Massa ne met parfois en évidence aucune mobilisation de certains
objets patrimoniaux dans la construction des projets territoriaux. L’objectif ici est de questionner
la négligence d’un certain nombre de monuments patrimoniaux qui sont la cible d’une violence
symbolique et ceci à travers l’analyse de la situation observée à Iligh, qui est l’exemple typique de
l’extraordinaire complexité des liens entre patrimoine, territoire et mémoire. Cette complexité
ne peut être comprise en écartant le facteur politique. L’instrumentalisation du passé à des fins
politiques n’est pas nouvelle. Au Maroc cette instrumentalisation politique a joué un rôle dans la
construction de l’Etat-nation. Les élites politiques et intellectuelles se sont emparées de l’histoire
pour soutenir leurs idées et les récits officiels.
The literature generally agrees on the overall importance of the socio-economic impacts of the
enhancement of historical heritage, which is nowadays widely mobilised within territorial
development programmes. Although heritage is perceived as a resource for the development of
territories, the observation of local development processes in the Souss-Massa region does not
highlight any mobilisation of certain heritage objects in the construction of territorial projects.
The objective here is to question the neglect of a certain number of heritage monuments that are
the target of symbolic violence, through the analysis of the situation observed in Iligh, which is a
typical example of the extraordinary complexity of the links between heritage, territory and
memory. This complexity cannot be understood without considering the political factor. The
instrumentalisation of the past for political purposes is not new ; in Morocco this political
instrumentalisation has played a role in the construction of the nation-state. Political and
intellectual elites have seized upon history to support their ideas and official narratives.
INDEX
Mots-clés : patrimoine, mémoire, enjeu politique, territoire, Iligh, Tazeroualt, Souss-Massa,
Maroc
Keywords : heritage, memory, political issue, territory, Iligh, Tazeroualt, Souss-Massa, Morocco
AUTEUR
HASSAN FAOUZI
Professeur habilité, géographe sociologue, Universiapolis-Université internationale d’Agadir,
hassan.faouzi@universiapolis.ma
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