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Texte n°1 :

« Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le bonheur
ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le
cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de
jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à
désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que
de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme, avide et
borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel [de Dieu] une force consolante qui
rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et
sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre cette imaginaire propriété plus
douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même ;
rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ;
l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la
jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est le néant
des choses humaines, qu’hors l’Etre existant par lui-même [Dieu] il n’y a rien de beau que ce
qui n’est pas. Si cet effet n’a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est
infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n’est pas un
état d’homme ; vivre ainsi c’est être mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu serait une
misérable créature ; il serait privé du plaisir de désirer ; toute autre privation serait plus
supportable. »

Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761).

Texte n°2 :

« Imaginons un homme qui, se trouvant par exemple dans la rue, dit à lui-même : "Il est six
heures du soir, ma journée de travail est terminée. Maintenant, je peux faire une promenade ;
ou je peux aller au club ; je peux aussi monter sur la tour pour contempler le coucher du
soleil ; je peux aussi aller au théâtre ; je peux aussi rendre visite à tel ami, ou à tel autre ; oui,
je peux aussi sortir par la porte de la ville pour explorer le vaste monde et ne plus jamais
revenir. Tout cela dépend uniquement de moi, j'ai toute la liberté de le faire ; mais maintenant,
je ne fais rien de tout cela, et c'est non moins volontairement que je rentre à la maison, auprès
de ma femme". C'est exactement comme si l'eau disait : "Je peux faire de hautes vagues (mais
oui ! quand la mer est agitée par une tempête), je peux me précipiter comme un torrent
impétueux (mais oui ! dans le lit d'un fleuve), je peux retomber en écumant et en bouillonnant
(mais oui ! dans une cascade), je peux m'élever librement dans l'air comme un jet d'eau (mais
oui ! dans une fontaine), enfin, je peux même m'évaporer et disparaître (mais oui ! à 80° de
chaleur) ; mais je ne fais rien de tout cela, et je reste volontairement tranquille et limpide, dans
mon étang miroitant". Comme l'eau ne peut faire toutes ces choses que si des causes
déterminantes se produisent et l'amènent à faire ceci ou cela, tout homme ne peut faire ce qu'il
prétend pouvoir faire que dans les mêmes conditions. Il lui est impossible d’agir jusqu’à ce
que les causes se produisent : mais dès qu’elles se sont produites il doit agir, tout comme
l’eau, lorsque les circonstances sont appropriées. »

Arthur Schopenhauer, Mémoire sur la liberté de la volonté humaine (1839).


Texte n°3 :

« Ainsi je suis en contradiction avec vous lorsque, poursuivant vos déductions, vous dites que
l'homme ne saurait absolument pas se passer de la consolation que lui apporte l'illusion
religieuse, que, sans elle, il ne supporterait pas le poids de la vie, la réalité cruelle. Oui, cela
est vrai de l'homme à qui vous avez instillé dès l'enfance le doux - ou doux et amer - poison.
Mais de l'autre, qui a été élevé dans la sobriété ? Peut-être celui qui ne souffre d'aucune
névrose n'a-t-il pas besoin d'ivresse pour étourdir celle-ci. Sans aucun doute l'homme alors se
trouvera dans une situation difficile ; il sera contraint de s'avouer toute sa détresse, sa petitesse
dans l'ensemble de l'univers. Il ne sera plus le centre de la création, l'objet des tendres soins
d'une providence bénévole. Il se trouvera dans la même situation qu'un enfant qui a quitté la
maison paternelle, où il se sentait si bien et où il avait chaud. Mais le stade de l'infantilisme
n'est-il pas destiné à être dépassé ? L'homme ne peut pas éternellement demeurer un enfant, il
lui faut enfin s'aventurer dans l'univers hostile. On peut appeler cela "l'éducation en vue de la
réalité " ; ai-je besoin de vous dire que mon unique dessein, en écrivant cette étude, est
d'attirer l'attention sur la nécessité qui s'impose de réaliser ce progrès ? »

Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion (1927).

Texte n°4 :

« Celui qui affirme dogmatiquement que telle chose est naturellement bonne ou mauvaise est
dans un trouble continuel. Quand il lui manque les choses qu’il considère comme bonnes, il
estime qu’il est persécuté par les maux naturels et il court après ce qu’il pense être les biens.
Les a-t-il obtenus, il tombe dans des troubles plus nombreux du fait qu’il est dans une
exaltation sans raison ni mesure, et que, craignant un changement, il fait tout pour ne pas
perdre ce qui lui semble être des biens. Mais celui qui ne détermine rien sur les biens et les
maux selon la nature ne fuit ni ne recherche rien fébrilement ; c’est pourquoi il est tranquille.

En fait, il est arrivé au sceptique ce qu’on raconte du peintre Apelle. On dit que celui-ci, alors
qu’il peignait un cheval et voulait imiter dans sa peinture l’écume de l’animal, était si loin du
but qu’il renonça et lança sur la peinture l’éponge à laquelle il essuyait les couleurs de son
pinceau ; or quand elle l’atteignit, elle produisit une imitation de l’écume du cheval. Les
sceptiques, donc, espéraient aussi acquérir la tranquillité en tranchant face à l’irrégularité des
choses qui apparaissent et qui sont pensées, et étant incapables de faire cela, ils suspendirent
leur assentiment. Mais quand ils eurent suspendu leur assentiment, la tranquillité s’ensuivit
fortuitement, comme l’ombre suit un corps. »

Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes (180-190).

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