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Ouvrage coordonné par

Sophie Houdart et
Olivier Thiery

Humains,
non-humains
Comment repeupler
les sciences sociales
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11
De la démo-cratie. Mener l’Europe
à l’aide de démonstrations publiques

Claude Rosental
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L es démonstrations publiques d’appareils les


plus divers, qu’elles soient effectuées par des vendeurs volubiles sur des
marchés, par des représentants de commerce pugnaces à domicile, ou
par d’habiles présentateurs sur des plateaux de télévision, constituent
des phénomènes familiers. La diversité et l’importance des usages des
démonstrations de dispositifs n’en demeurent pas moins méconnues.
Pour contribuer à éclairer ces aspects déterminants de la vie sociale,
j’analyserai ici un cas choisi.
J’étudierai comment des démonstrations publiques de technologies
(appelées aussi « démos »), comparables aux exhibitions du fonctionne-
ment d’appareils électroménagers par des représentants de commerce,
sont mobilisées par des membres de la Commission européenne, avec
d’autres instruments de démonstration bien calibrés, pour réguler les
échanges entre science, technologie et société. Les rôles de différents
dispositifs démonstratifs seront pris pour objet, des grandes démonstra-
tions technologiques spectaculaires comparables aux démos médiatisées
de Bill Gates, aux démonstrations scientifiques et techniques véhiculées
dans des publications destinées à des publics plus ou moins spécialisés.
Mon analyse s’appuiera plus particulièrement sur des observations
que j’ai menées sur le déroulement, dans la seconde moitié des
années 1990, d’un grand programme de recherche et développement
financé par la Commission européenne, le programme ACTS (Advanced
Communications Technologies and Services). Ce programme a struc-
turé les actions de développement d’un réseau de communication à très
haut débit en Europe, et d’applications multimédias correspondantes. Il
constitue l’équivalent d’un projet baptisé aux États-Unis « Internet 2 ».
Il s’est agi dans les deux cas de disposer de capacités de communication
supérieures à celles jusqu’alors offertes par Internet, et de développer des
« super-autoroutes de l’information ».
122 « Faire (de) la politique »

Démonstrations sous contraintes

Les responsables d’ACTS ont dû démontrer la pertinence et la réalité


des actions développées dans le cadre de ce programme à divers acteurs,
qu’il s’agisse en particulier de parlementaires européens suspicieux ou
défendant des politiques de développement technologique concur-
rentes, de représentants d’opinions nationales méfiantes, ou encore
d’industriels attentifs à la défense de leurs intérêts. Les fonctionnaires
européens devaient en effet faire face aux questions pressantes ou aux
critiques de ces derniers en ce qui concerne la gestion d’un budget
colossal.
La pression des parlementaires européens sur les gestionnaires de la
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Commission est devenue particulièrement manifeste peu après l’achè-


vement du programme ACTS, dans le cadre du processus qui a conduit à
la démission de ses responsables en 1999. Cette démission a fait suite à
la publication d’un rapport dénonçant des cas de fraude, une mauvaise
gestion et des actes de népotisme, notamment de la part de l’un des
commissaires, Édith Cresson. Cette situation a été parfois décrite
comme le signe d’une perte d’autorité des politiques européens sur
l’administration bruxelloise 1.
Les gestionnaires de la Commission ont dû également faire face aux
demandes contradictoires émanant de divers lobbies, comme celui des
opérateurs de télécommunications, officiellement représenté par une
agence baptisée ETNO (European Public Telecommunications Network
Operators Association). Les désaccords entre des représentants de la
Commission et ceux d’ETNO et de ses relais sur la destination des finan-
cements européens dans le cadre des négociations du 5e programme-
cadre (1998-2002), et plus particulièrement sur les arbitrages relatifs aux
suites du programme ACTS, se sont exprimés dans diverses tribunes. La
proportion des subventions européennes à accorder au développement
des grandes infrastructures de télécommunication a fait notamment
l’objet de démarches, de critiques et de controverses importantes 2. Les
gestionnaires de la Commission ont dû démontrer en particulier qu’ils
adoptaient une position juste et équilibrée entre les financements
attribués aux opérateurs de télécommunication et ceux accordés aux
PME développant des applications multimédias dans le domaine des
technologies de l’information.

1 Voir notamment Le Monde, 17 mars 1999.


2 Voir notamment ACTS Newsclips, nº 24, 1er juin 1997. Communications Week, 7 avril
1997.
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Une flotte de dispositifs démonstratifs

Face aux critiques qu’ils ont affrontées et pour essayer, comme ils
l’affirmaient, de susciter même un certain consensus autour de leur
gestion, les responsables d’ACTS ont utilisé un ensemble d’outils
destinés à démontrer au mieux l’existence et l’intérêt des résultats des
projets subventionnés par leur programme. Ce dernier n’était du reste
pas désigné par hasard sous le nom de « programme de recherche, déve-
loppement et activités de démonstration ». La formule « activités de
démonstration » est peu évocatrice en français. Il s’agit en fait d’une
traduction littérale de l’expression anglo-saxonne « demonstration acti-
vities ». Cette dernière renvoie en particulier à la mise en évidence de la
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faisabilité de projets. L’objectif affiché des gestionnaires de la Commis-


sion était ainsi de ne pas se contenter de financer des opérations de
recherche et développement, mais d’imposer également aux porteurs
des projets subventionnés de démontrer la faisabilité de ces derniers.
Dans ce contexte, le terme « démonstration » doit être saisi dans l’une
de ses multiples dimensions, en l’occurrence une visée ostentatoire. Les
responsables d’ACTS devaient exhiber des résultats « tangibles » du
programme pour les représentants des pouvoirs économiques et poli-
tiques et du grand public. Des savoir-faire en la matière se sont
constitués et ont circulé au sein de la Commission. Une économie maté-
rielle de la visibilité des produits des recherches a ainsi été déployée dans
le cadre d’ACTS, avec l’aide en particulier d’universitaires travaillant en
sciences de la communication. Ces derniers ont été subventionnés par
le programme pour trouver et mettre en place des formes de démonstra-
tion pertinentes, susceptibles de « valoriser » au mieux les résultats
obtenus.
Au fil des réunions mêlant chercheurs en sciences de la communica-
tion et hauts fonctionnaires européens, des cadres et des règles contrai-
gnants pour l’exercice des démonstrations ont été adoptés, et plusieurs
dispositifs ont été utilisés. Le premier d’entre eux a consisté en la
production massive et la circulation fréquente de rapports à Bruxelles et
en dehors de la capitale belge.
À côté de très nombreux rapports techniques et de publications scien-
tifiques produits par les participants aux dizaines de projets financés par
ACTS, un certain nombre de rapports de synthèse ont régulièrement
présenté les résultats du programme sous la forme de statistiques et de
tableaux synoptiques divers. Ces derniers dispositifs graphiques ont
permis la circulation de documents relativement compacts et lisibles
pour des représentants de l’administration européenne, de l’industrie ou
des autorités politiques, contrairement à la masse de publications
124 « Faire (de) la politique »

scientifiques et techniques produites directement par les ingénieurs et


les chercheurs subventionnés.
Afin de montrer la pertinence et le caractère tangible des résultats
d’ACTS, les rapports de synthèse ont également proposé des résumés des
projets, et les listes de publications correspondantes. Le travail de
« dissémination de l’information », pour reprendre un terme employé
au sein du programme, a consisté en outre en la construction et la mise à
jour périodique de bases de données électroniques sur le contenu des
projets subventionnés, accessibles depuis Internet. Les résumés
exprimés dans une langue relativement peu spécialisée ont été, là aussi,
privilégiés.
Les responsables du programme ont également organisé la produc-
tion d’« histoires à succès » (« success stories ») relatant de façon concise
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les formidables réussites de certains projets ACTS. Ces histoires ont été
distribuées sous la forme de brochures ou encore de CD-ROM intitulés
« ACTS Multimedia Success Stories », démarche étayée par l’engagement
de journalistes jugés aptes par les fonctionnaires européens à « susciter
une certaine fascination pour les résultats du programme » auprès d’un
large public, et ce tout particulièrement dans le cadre de publications de
la Commission.
Dans ce cadre, l’organisation massive de démos a représenté un
élément essentiel pour démontrer la pertinence et la réalité des résultats
du programme, tout particulièrement vis-à-vis des représentants poli-
tiques européens. Certaines démos du programme ont consisté à
exhiber le fonctionnement d’échanges d’informations à très haut débit,
permettant diverses formes de télétravail. Elles ont réuni des cadres et
des responsables d’entreprises de télécommunication et d’informa-
tique, des ingénieurs, des chercheurs, des hauts fonctionnaires de la
Commission, des représentants d’agences de lobbying, des journalistes
et des hommes politiques de divers pays européens.
L’organisation d’une téléconférence intitulée « XXIe siècle : l’ère de la
communication », proposant une qualité d’image inégalée depuis
Bruxelles et destinée en particulier à démontrer le fonctionnement et
l’intérêt du prototype de réseau à très haut débit financé par le
programme ACTS, offre une bonne illustration de la démarche des fonc-
tionnaires européens 3. Rassemblant des acteurs réunis au sein du Parle-
ment à Bruxelles, ou intervenant depuis divers pays européens, le Japon
ou encore le Canada, cette téléconférence a mis en avant les réalisa-
tions de plusieurs projets subventionnés par ACTS, à travers l’exhibi-
tion du fonctionnement des prototypes correspondants. La liste des

3 Voir le compte rendu de cette téléconférence organisée le 18 juin 1997 dans ACTS
Newsclips, nº 26, 1er juillet 1997.
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intervenants comprenait Umberto Scapagnini, président de la Commis-


sion de la recherche, du développement technologique et de l’énergie
au sein du Parlement européen, José Mariano Pires Gago, ministre de la
Science et de la Technologie au Portugal, Akio Motai du ministère de la
Poste et des Télécommunications au Japon, Philip Laven de l’European
Broadcasting Union, le professeur Peter Cochrane de BT, Jim Barksdale,
cofondateur et P-DG de Netscape, ainsi que Robert Verrue, responsable
de la Direction générale des télécommunications au sein de la Commis-
sion européenne. Les démos de projets multimédia ont ainsi été
combinées avec l’exhibition tout à la fois d’allocutions, de la qualité
inégalée de leur transmission, et de la qualité propre des intervenants,
afin d’asseoir notamment la crédibilité du programme ACTS.
L’organisation de cette téléconférence, qui impliquait des autorités
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politiques et économiques s’exprimant depuis les quatre coins de la


planète, a constitué pour les responsables d’ACTS un outil ciblé et puis-
sant pour démontrer de façon spectaculaire l’existence et la valeur des
résultats des projets à des acteurs attentifs aux politiques de dépenses
publiques et cependant incapables d’évaluer la teneur de rapports et
d’articles scientifiques et techniques trop opaques. Ces scrutateurs n’ont
pas ainsi été contraints de se forger une opinion sur la production du
programme à la seule mesure d’avis d’experts, du poids des publications
accumulées ou de la longueur de leurs listes dans les rapports d’étape du
programme.

Démos en clips et en listes

Les gestionnaires du programme ACTS ont également eu recours à des


enregistrements vidéo de démos rassemblés sur des CD-ROM. Ces clips
de la recherche ont été distribués aux participants au programme, à des
industriels, à des représentants politiques et à des journalistes. Comme
certains dispositifs précédemment évoqués, ils avaient été développés
par des spécialistes des sciences de la communication financés par ACTS
pour « procéder à la dissémination » des résultats du programme.
La multiplication sous différents formats des démos destinées à des
publics variés devait permettre d’accroître fortement la visibilité de la
productivité du programme. C’est la raison pour laquelle les respon-
sables d’ACTS ont notamment imposé aux participants de réaliser un
volume important de démos. Certaines d’entre elles ont été planifiées de
longue date, devant être effectuées tout au long du programme, selon un
calendrier précis.
Des comptes rendus de leur déroulement ont été publiés dans divers
documents, notamment sous la forme de présentations synoptiques et
126 « Faire (de) la politique »

sur un ton enthousiaste. Ces documents ont élargi les cercles des specta-
teurs des démonstrations publiques de technologies. Leur circulation a
contribué à rendre visibles ces démos auprès d’acteurs qui se trouvaient
par exemple dans leur bureau à Bruxelles pendant leur déroulement.
C’est ainsi qu’un rapport d’étape d’ACTS propose une liste détaillée
des démonstrations publiques réalisées par les participants au
programme dans un format bien particulier. Les démos des différents
projets sont évoquées successivement dans un tableau comprenant trois
colonnes : « date de la démonstration publique », « nature de la démon-
stration », « public visé et réactions ». Par exemple, les démos réalisées
dans le cadre d’un projet baptisé MIRAGE 4 font l’objet du compte rendu
suivant 5 :
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Date Nature de la démonstration Public visé et réactions

02 09 96 « Eye to Eye » présenté sur deux écrans Tout le monde a été très impressionné
et sur un récepteur télé séquentiel par la démonstration, qui a conduit à la
devant des représentants de la presse rédaction de nombreux articles.
nationale et de revues techniques.
12-16 09 96 Présentation de « Eye to Eye », vidéos La plupart des spectateurs ont considéré
de démo de production virtuelle, démo qu’il s’agissait de la meilleure démo de
en live de « Virtual Edit Suite » et anima- télé 3D qu’ils aient jamais vue. Beaucoup
tion de personnages. d’intérêt pour les systèmes de studio
virtuel et VES.
18-21 09 96 Présentation de « Eye to Eye » sur grand Hommes politiques, universitaires,
écran et télé séquentielle. Vidéos de personnalités des médias et fabricants
production virtuelle avec MIRAGE, et de ont été très impressionnés par le niveau
personnages virtuels. des résultats obtenus et la démonstra-
tion du fonctionnement des systèmes.

Des démos multiplexes

Le déroulement des projets ACTS a ainsi été structuré par l’exécution


périodique de démonstrations publiques. Comme je l’ai évoqué précé-
demment, le programme a réuni des acteurs animés d’intérêts contradic-
toires, épaulés par des lobbyistes plus ou moins influents. Des arbitrages
ont dû être réalisés en matière de financements européens entre les
projets des grands opérateurs de télécommunication et ceux de PME

4 Abréviation de « Manipulation of Images in Real-time for the Creation of Artificially


Generated Environments ».
5 « ACTS Results, Impact and Exploitation Interim Report », DGXIII/B, 15 mai 1997,
p. 40.
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d’informatique par exemple. Les démos ont représenté des outils


précieux pour les membres de la Commission et pour les différentes
forces en présence pour peser dans les négociations correspondantes et
pour élaborer des politiques de recherche. Les démonstrations publiques
ont contribué corrélativement à redéfinir la légitimité relative de diffé-
rents groupes dans le cadre des activités de la Commission.
Si la réalisation de démos a représenté une figure imposée pour les
ingénieurs et les chercheurs financés par le programme, ces derniers se
sont néanmoins approprié cet exercice en fonction de leurs divers
objectifs propres. L’exécution de démos représentait pour eux non seule-
ment un moyen de justifier l’attribution de subventions publiques
auprès d’autorités administratives et politiques, mais elle leur a égale-
ment permis de créer ou de consolider des liens avec des partenaires ou
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des clients, par exemple en suscitant un intérêt pour leur projet, ou en


entretenant la confiance de sponsors à l’égard de ce dernier, comme
l’illustre d’ailleurs bien le tableau précédent. L’effort démonstratif
consenti pour la Commission européenne a été capitalisé sur diffé-
rentes scènes, et mobilisé par exemple par des ingénieurs pour mettre
en avant la valeur de leur travail au sein de leur entreprise, ou par des
universitaires pour gagner du crédit auprès de leurs pairs ou pour trouver
de nouveaux financements industriels.
Par ailleurs, la réalisation de démos a représenté pour les démonstra-
teurs un précieux outil de gestion de projets. Elle leur a permis en effet de
définir ou de redéfinir l’orientation de leurs recherches en fonction des
commentaires et des critiques exprimés par les différents publics.
En outre, les démos se sont situées à la croisée de processus de coordi-
nation et de mécanismes concurrentiels multiples, et ont permis aux
démonstrateurs de gérer les tensions entre les dynamiques correspon-
dantes. Afin de bénéficier des financements d’ACTS, les participants au
programme ont dû en effet afficher des collaborations avec des parte-
naires européens autour de leurs projets, même s’ils adoptaient des
démarches très différentes voire opposées, et même s’ils étaient en
compétition et devaient maintenir secret tout ou partie de leurs
recherches. Dans ces conditions, la réalisation de démos pouvait consti-
tuer un plus petit dénominateur commun et permettre d’exhiber des
réalisations collectives minimales dans les cas de concurrence farouche.
Cependant, les démos ont également représenté d’excellents moyens
pour masquer en partie la teneur de certaines recherches derrière les
boîtes noires des machines de démonstration. Avec l’entrée en concur-
rence des opérateurs européens de télécommunication avec la fin des
monopoles étatiques, il arrivait que les membres des sociétés de télécom-
munication et d’informatique participant aux réunions à Bruxelles
soient sommés par leur hiérarchie de conserver secrets certains aspects
128 « Faire (de) la politique »

de leur travail. Arrivant en Belgique avec des idées parfois imprécises sur
les frontières séparant ce qu’il était légitime d’évoquer et ce qu’il ne
fallait pas révéler, les démonstrateurs ont négocié ces lignes de partage
en fonction des conditions des interactions, des relations qu’ils ont pu
nouer par le passé avec leurs interlocuteurs, ou encore de leur souhait
éventuel de travailler à terme pour des firmes concurrentes.
Un gain d’informations sur la concurrence pouvait « rapporter » plus
aux protagonistes, une fois de retour dans leur entreprise, que des secrets
bien gardés, tant il était difficile d’identifier les « fuites » les concernant.
Dès lors, les dons et contre-dons d’informations allaient bon train. Dans
cette dialectique du dévoilement et de l’occultation (que faut-il montrer
ou cacher ?), les démos ont plus relevé d’exercices de dissimulation, de
démarches ostentatoires et d’opérateurs de recueil d’informations, mais
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aussi d’instruments de mise en relation, de coordination, de gestion de


la concurrence, de management de projets, ou encore de création de
micromarchés, comme je viens de l’évoquer, que d’entreprises proba-
toires ou d’efforts de persuasion notamment.
Si apodeixis (preuve) et epideixis (persuasion) 6 constituent les deux
catégories canoniques pour penser la nature et les effets des démonstra-
tions depuis l’Antiquité grecque, on voit ici à quel point il est réducteur
de s’en contenter en règle générale. Les démonstrations, et en particu-
lier les démonstrations publiques de technologie, ne représentent ni
simplement des preuves, ni simplement des outils de persuasion, ni
même uniquement un savant mélange des deux. La catégorie « spec-
tacle » ne constitue pas une échappatoire plus utile ou moins réductrice
pour les décrire. Les démonstrations représentent en fait, plus générale-
ment, des cheminements écrits ou autres (notamment audiovisuels),
dont la vocation affichée est prioritairement d’ordre probatoire et/ou
argumentatif, voire pédagogique, mais qui sont susceptibles de jouer des
rôles multiples et variables.
En d’autres termes, les démonstrations apparaissent finalement
comme des opérateurs multiplexes dans le monde social. Loin de consti-
tuer uniquement et systématiquement des formes de communication
unilatérale (les démonstrateurs délivreraient par là même des messages
probatoires et/ou argumentatifs à des « spectateurs »), les démonstra-
tions peuvent tout autant servir de supports transactionnels variés,
d’outil de gestion de projet, que d’observatoire et d’instrument de
recueil d’informations. À la manière de Marcel Mauss, on peut les appré-
hender comme des faits quasi totaux, susceptibles d’engager très

6 Voir notamment Heinrich VON STADEN, « Anatomy as rhetoric : Galen on dissection and
persuasion », Journal of the History of Medicine and Allied Sciences, vol. 50, 1er janvier
1994, p. 47-66.
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largement les transactions, les possessions matérielles et symboliques,


et, plus généralement, l’avenir de groupes : la préparation et l’exécu-
tion de démonstrations publiques peuvent en fait mobiliser autant de
ressources, susciter autant de tensions, mettre en jeu autant de redistri-
butions des cartes (en particulier des alliances), et représenter des
moments aussi intenses de la vie sociale que la préparation et la célébra-
tion d’un autre grand moment anthropologique appelé mariage.

L’Europe des démonstrations

L’étude du déroulement du programme ACTS a montré tout d’abord


comment les démos sont susceptibles de jouer un rôle essentiel dans la
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mise en rapport d’un grand nombre d’acteurs, et de formater en partie


leurs relations. Elles sont apparues dans leur capacité à structurer forte-
ment le travail des participants au programme ACTS. Il n’était pas
possible de saisir ce travail en faisant l’économie de l’observation de la
préparation des démos. Les démos du programme ACTS ont en effet
engagé la redistribution du crédit attribué aux individus, aux équipes et
aux institutions, ainsi qu’aux objets scientifiques et technologiques.
Leur impact a été accru par un ensemble d’outils connexes, tels que des
comptes rendus oraux et écrits de démonstrations publiques, ou encore
des brochures et des CD-ROM présentant des histoires à succès. Les
démos ont représenté le navire amiral d’une flotte de dispositifs
démonstratifs.
Les usages de ces dispositifs dans le cadre du programme ACTS ont été
investis par les stratégies et les intérêts de divers types d’acteurs, qu’ils
soient universitaires, ingénieurs, cadres, dirigeants d’entreprise, hauts
fonctionnaires, personnalités politiques, ou encore journalistes. Ils ont
constitué pour les différents protagonistes une opportunité rare d’inter-
action, de coordination, de constitution de partenariats, ou encore de
confrontation. Ces acteurs ne seraient probablement pas entrés en
rapport sans de tels dispositifs. La régulation de leurs échanges a été
marquée par le recours à des démonstrations spectaculaires en partie
comparables (si l’on fait notamment abstraction des formes de civilité
qui les accompagnaient) à celles qui avaient servi de base aux relations
entre savants, entrepreneurs et représentants des pouvoirs politiques et
religieux, en France et en Angleterre au XVIIe siècle 7.
Les démos sont ainsi apparues comme un opérateur à nouveau privi-
légié pour la gestion des rapports entre science, technologie et société, et

7 Voir notamment Christian LICOPPE, La Formation de la pratique scientifique. Le discours de


l’expérience en France et en Angleterre (1630-1820), La Découverte, Paris, 1996.
130 « Faire (de) la politique »

comme un outil clé de la construction européenne. L’importance


accordée aux démonstrations publiques de technologies au sein de la
Commission pour le management et l’exploitation des programmes de
recherche et développement, ainsi que pour la gestion des rapports entre
science et pouvoirs, permet du reste de comprendre pourquoi les
démonstrations ont été inscrites dans le projet même de Constitution
européenne en 2005. La section consacrée aux politiques de recherche
insiste notamment sur la « mise en œuvre de programmes de recherche,
de développement et de démonstration », et sur la diffusion et la valori-
sation des résultats des activités dans ce domaine. Elle précise que la
Commission peut prendre toute initiative utile en vue de « préparer les
éléments nécessaires à la surveillance et à l’évaluation périodiques » de
ces dernières, dont le Parlement européen doit être « pleinement
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informé » 8. C’est dans cette perspective gestionnaire que les activités de


démonstration doivent permettre à la science et à la technologie
d’entrer en constitution.
La saisie de ces phénomènes offre en définitive des ressources pour
prendre la mesure de la pertinence de la thèse de Tocqueville selon
laquelle « ce n’est point par de longues et savantes démonstrations que
se mène le monde 9 ». Les deux adjectifs (« longues » et « savantes »), et
en particulier le premier (« longues »), ainsi que la conjonction de coor-
dination (« et ») semblent essentiels pour conférer toute sa portée à cette
thèse. Les résultats que je viens de présenter soulignent en effet
comment certains mondes peuvent être « menés » par de courtes
démonstrations, qui, pour courtes qu’elles soient, n’en sont pas moins
savantes.
Corrélativement, ces observations mettent en lumière l’existence de
ce que l’on pourrait appeler un régime démo-cratique, qui ne confère pas
tant le pouvoir au demos (peuple) des anciens Grecs (comme cela devrait
être le cas dans une démocratie idéale) qu’aux démonstrateurs de talent
et aux institutions qui en dépendent. Si la démo-cratie européenne
semble relativement peu visible, elle n’en demeure pas moins une
réalité. Et il en va de même de la démo-cratie en général.

8 Voir Traité établissant une Constitution pour l’Europe, partie III, chapitre III, section 9,
articles 248-250, 252, 253, 2005, p. 49-50.
9 Alexis DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, vol. II, Garnier-Flammarion, Paris,
1981, p. 55.
Claude Rosental De la démo-cratie. Mener l’Europe à l’aide de démonstrations publiques 131

Comme j’ai cherché à la montrer dans d’autres travaux, la démo-


cratie ne s’arrête pas en effet aux frontières de l’Europe 10. Elle possède
une dimension mondiale. Elle est en particulier fortement implantée
aux États-Unis, notamment au sein d’institutions comme la NASA et
d’espaces tels que la Silicon Valley. Ces développements méritent atten-
tion, analyses et débats, car on peut se demander si l’ensemble des dyna-
miques démo-cratiques actuelles sont absolument souhaitables.
Peut-être vaut-il mieux soulever cette question à ce stade avant que ces
dynamiques ne deviennent des scénarios par trop implacables 11 ?
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10 Voir notamment C. ROSENTAL, « De la démo-cratie en Amérique. Formes actuelles de la


démonstration en intelligence artificielle », Actes de la recherche en sciences sociales,
141-142, mars 2002, p. 110-120.
11 Pour de plus amples développements des thèses développées dans cet article, et d’autres
encore, voir en particulier C. ROSENTAL, Les Capitalistes de la science. Enquête sur les
démonstrateurs de la Silicon Valley et de la NASA, CNRS Éditions, Paris, 2007, et « Anthro-
pologie de la démonstration », Revue d’anthropologie des connaissances, 3 (2), 2009,
p. 233-252.

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