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SOMMAIRE
Éditorial ................................................................................................................................................. 3
Sidonie GALLOT, Erick LEROUX
Le storytelling, le récit entre construction et atomisation de l’image et du discours ..................... 5
Valérie BONNET, Pierre CAMILLE-DELAHAYE, Brigitte SEBBAH
La narratologie est-elle soluble dans le storytelling ? ........................................................................ 15
Stéphane DUFOUR
Des experts au royaume du storytelling : Disneyland raconte son art ............................................ 31
Johan BOITTIAUX
« Swipe up » et « codes promo » : quand les influenceurs donnent vie à un storyliving
dédié aux marques ............................................................................................................................... 47
Stéphanie MARTY
Entre construction identitaire, transmission et enchantement : formes et fonctions du récit
dans une grande ONG ......................................................................................................................... 67
Amaia ERRECART
Co-dirigé par :
Valérie Bonnet, Maîtresse de conférences (HDR) en Sciences de l’Information et de la Communication,
Lerass, Université Paul Sabatier (Toulouse 3)
Pierre Camille-Delahaye, Docteur en Sciences de l’Information et de la Communication, Lerass-Ceric,
Université Paul Valéry (Montpellier 3)
Brigitte SeBBah, Maîtresse de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication, Lerass,
Université Paul Sabatier (Toulouse 3)
Sidonie GALLOT,
Maîtresse de conférences en sciences de l’information-communication - Université Paul Valéry -
ITIC Montpellier secrétaire générale de la SFSIC
Erick LEROUX,
Maître de conférences, habilité à diriger des recherches (HDR)
en sciences de gestion du Management à l’Université Sorbonne Paris Nord.
Membre du Centre d’économie de Paris Nord (CEPN, UMR CNRS 7234)
La mobilisation en ligne #bringbackourgirls, les séquences d’annonces d’Apple à la presse pour la mort de
Steve Jobs, les #nomakeupselfie et l’éventail du charitainment, « Vivre ensemble » la campagne 2019 pour
la prévention de la sécurité routière, le faux récit du « baiser de Vancouver » pendant les émeutes de 2011 au
Canada, la querelle des récits et contre-récits autour de la controverse de la LGV Bordeaux-Toulouse… sont
autant de manifestations du storytelling conjuguant la mise en visibilité et l’extension du topos d’une cause, d’un
fait, d’un événement, d’une séquence, et une polyphonie de la narration dans les récits en ligne et hors ligne.
En effet, bien qu’annoncé comme dépassé (C. Salmon, L’ère du clash, 2019), taxé d’instable et de
flou tant dans sa forme que dans les contenus qu’il véhicule ou le périmètre qu’il investit, le storytelling
est encore largement répandu dans divers types de campagnes de communication. 5
Objet de recherche transversal à l’intersection de plusieurs disciplines académiques appartenant aux
sciences humaines et sociales comme aux humanités, le storytelling peut mobiliser une grande variété
de terrains et de méthodes. Entre autres indices du passage de la narration du champ des études
littéraires vers les SHS, la dimension des usages et le prisme de la technique discursive semblent en
constituer une clef de lecture dominante.
Que l’on entende cette notion comme l’art de raconter des histoires, comme un type spécifique de
récit évocateur, de mise en scène d’un message, de technique narrative, le storytelling se voit interrogé à
travers la façon dont les acteurs s’approprient, appliquent et détournent ce qui est à la fois une méthode
et une pratique. Tel est l’objet de ce numéro de revue qui entend questionner l’appropriation et la
mobilisation de cette notion transversale. Pour cela, nous avons resserré la focale sur les opérations de
décomposition ou de recomposition de la notion d’histoire, effectuées par les auteurs et/ou récepteurs.
En effet, le récit passé au prisme du storytelling semble résister à toute tentative de saisie épisté-
mologique et ne résider que dans des séquences atomisées, des traces hybrides entre le marketing
publicitaire et l’art du récit. Cette notion et ce qu’elle recouvre, trouve pourtant ses racines dans des
réflexions anciennes ainsi que le souligne Marc Lits (2012), lors d’un bilan des travaux de l’Observatoire
des Récits Médiatiques de Louvain. Citant les travaux de Michel de Certeau (1980), de Gianni Vattimo
(1990), les analyses de Louis Quéré (1982) sur l’information postmoderne, les observations du publicitaire
Jacques Pilhan (1995) à propos des hommes politiques, les analyses de Jean-François Lyotard (1989) sur
l’instrumentalisation de la fonction narrative, ou encore les réflexions de Yves Citton, il montre en quoi
le récit touche aux multiples dimensions traversant l’espace public et le vivre ensemble.
S’inscrivant dans le registre épidictique, les récits issus de cette « technique » semblent également
remplir une fonction définie en amont, celle de faire consensus, de créer ou lever une communauté
autour d’une marque, d’une cause, d’un territoire sans pour autant que les récepteurs ne les reçoivent
pour « vrais ». Nous pouvons ici faire un parallèle avec la fonction des mythes civiques chez les grecs,
développée par Paul Veyne. Multiples sont donc les fonctions de ces récits qui peuvent servir à « légitimer
des messages ou des actions, […] réaliser des intérêts personnels déterminés, […] fédérer des clients,
des téléspectateurs ou des électeurs » (Belletante, 2010). A l’heure des fausses nouvelles, des contro-
verses en ligne, des formats natifs des récits circulant sur les plateformes des réseaux socionumériques
(stories, lives, posts), se pose la question de l’identification du périmètre du storytelling et de sa visibilité
dans le flux informationnel structuré par les algorithmes. L’effet « longue traîne » de certains récits qui
ressurgissent en ligne ou hors ligne, longtemps après leur première mise en circulation, pourrait être
attribué à son efficacité en termes de fonctions thymiques (Baroni, 2007 ; Wong, 1995) et d’imaginaires
anthropologiques, conception sur laquelle est fondé le monomythe de Joseph Campbell (1949) dont
Hollywood fit et fait florès. Dès lors, on peut se questionner quant aux éléments d’identification et de
caractérisation des dispositifs et des formats afférents au storytelling.
les motivations et configurations humaines, expertes et guerrières), motif d’événement(s) (ainsi, les
fêtes de Noël à Disneyland Paris), motif d’état(s) de conscience (qui renverrait aux émotions, souvent
invoquées dans le storytelling, ainsi que le souligne l’article de S. Marty, et comme l’illustre la référence
à l’indignation dans la communication d’Amnesty International), motif spatial (l’exploitation de l’ima-
ginaire des lieux par exemple, comme le château de la Belle au bois dormant), motif(s) d’objet(s) (en
référence aux dimensions symboliques du produit, fondement du marketing, l’achat étant envisagé
comme une quête, ainsi que l’illustre la mise en scène d’un déballage ou le packaging d’Apple), motif(s)
situationnel(s) (quels sont les obstacles surmontés ? Quelles sont les relations entre les actants ? Ainsi,
la « magie » de Disney évoquée dans l’article de J. Boittiaux ne serait rien sans l’évocation du service
des effets spéciaux, ou encore le positionnement « anti-système » d’Apple et de la société Leclerc1), et
motif(s) de temporalité (comme les périodes de l’année : le motif temporel privilégié de Disneyland
Paris est Noël ; les influenceurs utilisent les calendriers de la vie sociale comme l’atteste S. Marty). En
somme, le motif correspond à une forme d’atomisation du discours, puisqu’il permet de mettre l’accent
sur l’un ou l’autre des points de la définition de narration. Si bien que l’on perçoit, dans les différents
motifs listés ci-dessus, les différents éléments du schéma actanciel d’Algirdas J. Greimas.
L’utilisation des motifs permet de se départir du hic et nunc du discours, en faisant appel à des
schémas intertextuels qui divergent du factuel donné à voir ou à entendre. Ainsi, la photo d’une paire
de baskets peut tenir lieu de narration, renvoyant non pas aux fameux « avoir été là » de Roland Barthes,
mais au déroulement d’actions futures dont le motif sous-entend le schéma. Cette dimension promissive,
soulignée par Stéphane Dufour, permet de dépasser le second procédé d’atomisation : celui de la
dimension minimale de la transformation.
Le troisième procédé d’atomisation serait, donc, celui de remise en question de la succession temporelle
d’actions, le storytelling reposant sur les dimensions pragmatiques du discours, comme le relève cet auteur
dans son article. L’exploitation de persona ou d’exempla, et surtout de discours tenus par ceux-ci sur les 7
organisations (par exemple, ici, Amnesty international dans le cadre de l’étude d’A. Errecart), tient lieu de récit2.
En effet, la laxité dans les acceptions du terme récit, perceptible dans les éléments de ce dossier,
conduit celui-ci à devenir proche de la notion de « discours » au sens de « propos tenus sur », de schème
explicatif, d’imaginaire, de mythe (acception récente et très répandue dans les milieux journalistiques,
entendu au sens de « stratégie de communication »). Tout comme le récit construit un univers, le
discours construit un univers de sens. Le storytelling, par l’hypersémiotisation des faits, des lieux et
des objets qu’il met en place, permet de les consommer sur le mode de la fiction (Baroni et Leiduan,
2012), comme l’a montré l’analyse des récits expérientiels effectuée par William Labov :
« Dès lors qu’un événement devient plus ou moins commun, qu’il cesse de violer une règle de comportement
établie, il perd son caractère mémorable. C’est pourquoi le narrateur, soumis qu’il est à la pression sociale,
se sent toujours contraint de bien montrer que les événements vécus [étaient] tout le contraire du banal,
du quotidien, de l’ordinaire » (Labov, 1978, 475-476).
Outre la visée médiatique prioritaire liée à la médiagénie des récits (Marion, 1997), car il convient
de ne pas oublier l’importance des supports, ces éléments discursifs/narratologiques ont une double
1. A ce propos, Stéphane Dufour cite les cinq motifs définis par Guillaume Lamarre dans son manuel de communication narrative
(« terrasser le dragon », « la renaissance », « la quête », « le voyage », « de la misère à la richesse »).
2. Aussi, la rhétorique d’Emmanuel Macron, qui repose sur la (re)construction d’un grand récit national, s’est fortement appuyée
sur ces exempla et persona lors des vœux présidentiels diffusés le 31 décembre 2021.
3. Les racines communes de la rhétorique et de l’art dramatique ont été soulignées précédemment, et il est frappant de constater
l’omniprésence de la métaphore théâtrale, ou a minima spectatoriale, dans les travaux sur le discours : la notion de scénographie,
de scène validée (Maingueneau), de scène d’énonciation, de polyphonie, de rôle, de mise en scène de la communication (dans
la vulgarisation scientifique : Authier, 1982), la dénomination de public.
4. L’adresse, l’interpellation, mais aussi divers truchements comme ceux du web-documentaire, du film de vacances (Odin, 2011).
En effet, les plateformes numériques (Youtube, Snapchat, TikTok…) conduisent les marques à
recourir à ces relais d’opinions que sont les influenceurs, tenus pour décisifs dans leur stratégie de
diffusion et de communication. Leur capacité à générer et entretenir des communautés en ligne se révèle
être une denrée précieuse dans un monde de plus en plus concurrentiel. Aussi, Stéphanie Marty examine
la participation de ces acteurs-clefs du Web en matière de production des récits publicitaires. Grâce à
un corpus documentaire composé de plusieurs centaines de captures d’écrans, qui reproduisent divers
contenus publiés par trois influenceurs entretenant des liens étroits avec des marques, son article acte
la naissance d’un storytelling d’un nouveau genre : le « storyliving »… Autrement dit, un storytelling
qui se voudrait tout à la fois expérientiel, situé, dépublicitarisé et ludicisé.
Plus globalement, on note la récurrence du style documentaire (la découverte des dessous de
Disneyland Paris) ou expérientiel (le film de vacances, le crash-test produit, les tutoriels) dans les
divers articles de cette livraison. Ces mises en scène énonciatives visent à convaincre par légitimité
d’expérience, mettant en place une scène validée, i. e. une scène installée dans la mémoire collective
à titre de repoussoir ou de modèle valorisé (Maingueneau, 1998)5.
Renvoyant à une scène de parole, la scène validée permet de mettre en scène la narration en faisant
oublier sa mission première. En s’appuyant sur certains comportements communicationnels de vacanciers
(l’enthousiasme), ou encore diverses habitudes de consommateurs, les auteurs montrent combien le récit
va puiser dans des stéréotypes pour les réinvestir. La rhétorique éthotique ainsi produite vise à mettre en
place une scène supposée présente dans les imaginaires, les mémoires et les représentations. Bien plus,
la relation interpersonnelle semble constituer un indépassable horizon, tant pour les professionnels du
marketing que des médias, ou les analystes de ceux-ci, ainsi que l’indique le recours à la persona (Marie
chez Disney), à l’exemplum (les volontaires d’Amnesty International) ou à l’influenceur. Articulation
entre le discursif et le communicationnel, l’énonciation, en ce qu’elle présuppose un rapport entre
le social et le langagier, se voit corrélée à une seconde articulation, celle que constitue le dispositif, 9
producteur des cadres de réception permettant de la scénographier (le journal intime, le film de famille,
le témoignage). Dès lors, les relations construites au regard des cadres que souhaitent mettre en place
les marques et les organisations impliquent une posture énonciative, des dispositifs d’énonciation ou
des dispositifs de communication (Maingueneau, 2007), artefacts de mise en scène et de légitimation
des discours par l’expérience.
La difficulté des influenceurs réside justement dans le fait qu’ils sont censés mettre en place un rapport
direct avec le consommateur, alors qu’ils construisent une médiation rhétorique (Soulez, 1998, 289). Ce
paradoxe est, de fait, celui de la promesse du format immersif : le billet de story, ou autre, verse dans
une contradiction énonciative dans la mesure où les influenceurs se doivent de montrer qu’ils sont là
sans être là. L’ambiguïté fondamentale de l’exercice consiste à nous faire croire en la naturalité de la
scène qui se déroule, ainsi que dans le rôle du medium en sa qualité de conseil ou de prescripteur.
L’image de l’indépendance par rapport aux marques, mise en scène par les influenceurs, est écornée
par son mécanisme même, par cet « appariement sélectif » que souligne Sidonie Naulin (2010) au sujet
de la relation entre attachés de presse et critiques gastronomiques, qui « s’apparente à une ‘‘captation
réciproque’’ (Cochoy, 2004) puisqu’il entraîne à la fois une influence mutuelle et un ajustement des
rôles (Blumler et Gurevitch, 1981) ».
5. Ainsi, le débat et la circulation de la parole chez Amnesty International, celle-ci étant la raison d’être de l’ONG.
En dépassant les frontières de l’intime, en faisant entrer dans la face négative (Brown et Levinson), les
coulisses (Goffman), en révélant l’envers du décor, en faisant œuvre d’autodérision, on vise à montrer
la sincérité de l’exercice comme de l’énonciateur. Ainsi que l’a montré Roland Barthes (1968), le naturel
est un sentiment de naturel, sentiment nécessairement travaillé comme l’ont indiqué divers auteurs
(Goffman, 1973 ; Bourdon, 1988 ; Metz, 1991 ; Meadel, 1992), rappelant que « la transparence est un
régime énonciatif, activement fabriqué par le travail d’un signifiant tout occupé à simuler l’absence ».
6. Il est troublant de noter que le style non léché, mis en œuvre par certains youtubeurs, est aussi un des artefacts mis en place
par les premières stations de radio (essoufflement, bruits de fond) pour conférer réalisme et crédibilité au radioreportage.
7. Dominique Maingueneau fait ici un jeu de mot métaphorique récurrent en la matière, lié à la structuration sémique du terme
corps (voir Bonnet, 2001).
Dans ce contexte d’interaction para-sociale (Horton et Wohl, 1956), il apparaît clairement que la forme
de la narration permettra de gérer la relation nouée avec le narrataire : est-ce un partage d’expérience,
un dévoilement du dessous de l’organisation, une expérience vécue sur le mode fictionnel des séries
romantiques, un rendez-vous ? Plus largement, les histoires, récits de fictions, mythes populaires, etc.
assurent la fonction de dramatisation du discours circulant (Charaudeau, 2005), autre nom de la
doxa, contribuant à la constitution d’une socialité, la reconnaissance et la construction d’une identité
collective. Les discours « qui racontent les problèmes de la vie des hommes, leurs confrontations aux
aléas des forces du visible et de l’invisible », qui permettent de jouer « leur vie par imaginaires interposés »
(Charaudeau, 2005, 97-98)8, autorisent in fine l’attribution d’un sens à une expérience sociale. C’est la
reconnaissance, dans le récit proposé, qui permet d’adhérer à la communauté ainsi créée.
La contribution d’Amaia Errecart aborde, à ce titre, la question de la communication narrative sous
l’angle des organisations associatives et de la construction du récit identitaire. Dans la perspective de
l’analyse du discours, sa recherche met en lumière l’énonciation d’un mythe fondateur au sein de
l’association Amnesty International, mythe articulé autour d’un ethos discursif double qui, dans les
faits, semble constamment hésiter entre héroïsation épique et expertise juridique. Faisant la part belle
à la figure du militant, perçu comme le garant princeps des valeurs du groupe, le récit repose alors
sur une « rhétorique de l’enchantement » dont l’objectif, plus ou moins avoué, est de rassembler les
membres de l’organisation autour d’une éthique commune. Le storytelling est ainsi interrogé en tant que
mode privilégié de transmission d’une légende dorée, capable d’entretenir sur la durée une mémoire
collective aux vertus supposées fédératrices.
STORYTELLING ET ETHOS
Glissant parfois vers l’épidictique, le storytelling peut en effet constituer un outil de gestion et de 11
construction identitaire, ainsi qu’analysé dans des travaux prolongeant les réflexions de Paul Ricœur
(1983).
De fait, la notion de storytelling confine à la construction d’un ethos collectif ou d’un ethos d’organi-
sation, une voix narrative (instance racontante non représentée), un méga-narrateur dont la persona
présente à l’écran ou dans les publications n’est qu’un représentant. L’ethos collectif, construit à partir de
ces ethè individuels, je exemplaire ou je participatif (Maingueneau, 2020), permet d’esquisser un système
de valeurs, de croyances (Grinhspun, 2020), qui est celui de la marque, de l’institution, de l’organisation.
Comme le relève Stéphane Dufour, l’énonciateur de marque se cache derrière un on volontairement
ambigu, que nous pourrions rattacher à la notion de garant. Celui-ci est le fruit de la perception, de
la « manière dont le destinataire en position d’interprète – auditeur ou lecteur – s’approprie l’ethos »,
représentation de l’énonciateur construite par le co-énonciateur.
Le narrataire est dès lors dans une logique scrutative, cherchant les indices de cet ethos (celui-ci se
montre mais ne se dit pas, rappelle O. Ducrot). A l’autre bout de la chaîne rhétorique, le narrateur
visera à disséminer ceux-ci dans son discours afin de guider les inférences de son auditoire, manœuvre
éthotique (Plantin, 2015 ; Article « Ethos ») visant à manipuler les niveaux de sens et d’analyse.
8. Si la première fonction relève du logos (le pouvoir, la règle), la seconde de l’ethos (savoir se conduire en société, dirait E.
Goffman), la troisième, qui nous intéresse, porte clairement sur le pathos.
Ce jeu spéculaire (Amossy, 1999) permet la reconstruction du garant, en adéquation avec le monde
qu’il fait surgir par son énoncé. De fait, ainsi que le montrent divers auteurs de cette livraison, le
storytelling est étroitement associé à la production et l’interprétation de signes9. Cette posture pointe
l’idée que l’énonciateur est mais ne dit pas, montre mais n’argumente pas. L’exposé de la découverte
de la marque, de l’organisation, passe ici davantage par la monstration des émotions de l’usager que
par une démonstration des qualités de celle-ci10. Le storytelling serait donc plus une démonstration
qu’une argumentation, l’ethos servant de justification11.
In fine, le storytelling, c’est la marque, l’organisation ramenée à l’individu, que celui-ci soit un
influenceur, un « entrepreneur » de récit, un membre de l’institution qui met en forme ce qu’est son
appartenance à l’institution, son rapport aux lieux… En d’autres termes, son usage (marque, objet,
territoire, organisation…), cette expérience mettant en évidence et rendant publique une face négative
(envers du décor, territoire cognitif…).
En conclusion, dans cette livraison, nous pouvons relever différentes entrées : sémiotique,
semio-pragmatique, marketing des entreprises, communication institutionnelle, narratologie,
analyse du discours, rhétorique. Dans une certaine mesure, l’ensemble des articles met en lumière
la plasticité de la notion de storytelling et l’impossibilité de sa réduction à une dimension techno-
centrée et webcentrée, les dispositifs déployés et enquêtés excédant le prisme de l’outil marketing
et la dimension des innovations, ainsi qu’une approche concentrée sur les usages des acteurs.
Soulignons par ailleurs, que les approches sont très différentes en fonction des cadres méthodolo-
giques de référence. Les chercheurs en marketing et en communication des organisations cherchent,
par exemple, à saisir les contours théoriques qui rendent possible une réflexion sur les diverses
manifestations du storytelling. D’autres, de leur côté, l’entendent plutôt comme un outil d’analyse
12 opératoire dans le cadre d’une étude de cas. Il est d’ailleurs patent de constater que ces derniers
passent très rapidement au terme de récit, révélant que le storytelling est à la fois une technique et
un projet, la mise en forme d’un message, le message lui-même, le dispositif, ou même plusieurs
de ces traits définitoires en parallèle.
Bibliographie
AMOSSY R. (1999), « Au carrefour des disciplines », in Amossy Ruth (dir.), Images de soi dans le discours.
La construction de l’ethos, Delachaux-Niestlé, Lonay.
AUTHIER J. (1982), « La mise en scène de la communication dans des discours de vulgarisation
scientifique », Langue française, N° 53, pp. 34 à 47.
BARONI R., LEIDUAN A. (2012), « La narratologie à l’épreuve du panfictionnalisme », Modèles
Linguistiques, Vol. 65, pp. 41 à 68.
BERTHIER P. (1998), « Territoires de la voix », MEI, N° 8, pp. 54 à 68.
14
Stéphane DUFOUR
Université de Lorraine – CREM
Résumé : Si les milieux littéraires identifient l’avènement du storytelling dans la société moderne
comme un symptôme de l’appauvrissement du récit, les auteurs de manuels qui le promeuvent dans
la communication de marques et d’entreprises vont pourtant puiser aux sources de la narratologie des
références et des concepts pour construire et donner forme à leur histoire. Le refus parfois radical de
reconnaître une légitimité épistémologique et même narrative au storytelling, d’un côté, et la recherche
de filiation narratologique, de l’autre, mettent en évidence des tensions que voudrait questionner cette
contribution. Qu’est-ce que le storytelling, dans son usage de technique de communication narrative,
emprunte à cet art de conter ? Faisant l’hypothèse que l’usage de la narratologie dans un registre fort
éloigné du roman ne se réalise pas sans conséquence ni sans reste, que reste-t-il de la narratologie dans
le storytelling des marques et des entreprises ?
Mots-clés : storytelling, narratologie, récit, marques, storyworld
15
1. Gerber W, Pic J.-C., Voicu A., 2013, Le storytelling pas à pas, Paris, Vuibert, p. 11.
2. Marielle Macé, « Agences de storytelling, bureaux de style : sur la confiscation des formes », communication aux journées
d’études « Fiction littéraire contre Storytelling : formes, valeurs, pouvoirs de la littérature aujourd’hui », Université Paris-Sorbonne,
14 novembre 2014.
« L’appauvrissement du récit est à mon sens indéniable dans la culture contemporaine, à cause même de
l’inflation du fait narratif : plus rien ne se vend sans un peu de storytelling, dans tous les sens du terme.
Comme de plus il faut que tout récit puisse migrer facilement d’un média à l’autre, il est de rigueur que les
récits en question soient aussi élémentaires que possible, voire qu’ils restent privés de tout élément narratif
proprement dit » (Baetens, 2017, 238-239).
La condamnation de cette dénaturation du récit par le storytelling est vive parmi les études littéraires
comme en témoigne la tonalité des événements organisés entre 2014 et 2016 par Danielle Perrot-
Corpet dans le cadre du Centre de recherche en littérature comparée et du Labex « Observatoire de
la vie littéraire » (Obvil) sous le titre évocateur « Littérature contre storytelling »3. La charge contre le
storytelling peut se résumer à deux points : le premier, que nous laisserons volontairement de côté,
serait d’ordre moral quant à l’usage pervers ou l’instrumentalisation d’un récit par différents acteurs de
la scène politique ou marketing dans un contexte néo-libéral, qui renforcerait une norme idéologique
sous-jacente par opposition au récit vertueux de la littérature qui vise la remise en cause, le déplacement,
la mise en suspens ou en débat, des discours de la norme. Cette idée du récit fictionnel de la littérature
comme lieu de résistance aux pouvoirs est très directement inspirée de Christian Salmon (2008). Ce
point de vue résolument critique ne fait pas l’unanimité, y compris au sein de la narratologie. Raphaël
Baroni refuse par exemple d’opposer littérature et storytelling « car, au fond, dit-il, la littérature n’est
pas autre chose qu’une forme de storytelling fictionnel, en l’occurrence verbal et écrit, qui circule dans
un cadre institutionnel déterminé – le champ littéraire et le marché des biens symboliques – et qui
s’inscrit dans une visée esthétique, commerciale et/ou de prestige symbolique lié au statut d’écrivain »
(2016b). Le second point critique, qui nous intéresse au premier chef, est davantage narratologique. Il
porte sur la manière dont la pratique du storytelling re-configure la forme narrative, c’est-à-dire comment
elle refigure, transfigure les éléments narratifs, voire les défigure.
18 Les chercheurs critiques en études littéraires réduisent le récit engendré par la communication
narrative à un script, au sens de déroulement réglé et préconstruit de séquences d’actions en vue
d’atteindre un but conventionnel (Baroni, 2002), alors que le récit littéraire serait, quant à lui, davantage
tourné vers une exploration complexe du passé, de l’avenir ou encore une exploration de mondes
possibles. Ce ne serait tout simplement pas un récit au sens noble. Tout un réseau de métaphores de
la machinerie, de la machine, de l’engrenage est alors mobilisé pour parler de cette forme de récit du
storytelling qui disposerait des éléments ou des faits dans le temps. Filant la métaphore technique ou
techniciste, plusieurs observateurs regrettent pour leur part que la narratologie soit devenue une « boite
à outils souvent d’une pauvreté et d’une naïveté consternante, dont l’emploi peut se monnayer dans
des domaines de plus en plus divers » (Baetens, 2017, 232). Force est de constater que les manuels
rassemblés tendent à prélever dans la narratologie quelques outils récurrents qu’ils placent au fondement
de leur démonstration. Pour Wilfrid Gerber, Jean-Christophe Pic et Alina Voicu, le storytelling repose
soit sur le schéma canonique, à vocation généraliste, conduisant d’une situation initiale à une situation
finale en passant par un processus de transformation, soit sur le schéma actantiel. Sébastien Durand
construit son modèle sur ce dernier schéma qu’il présente comme une grille d’ordonnancement des
différents éléments de la situation de communication de la marque. Georges Lewi reprend également
3. Ainsi l’avant-propos dessine la ligne dorsale de ces journées et séminaires d’étude : « À l’heure où “l’art de raconter des
histoires” devient aussi, et à grande échelle, le moyen par excellence de vendre ou de gouverner, la question de la spécificité de
la fiction littéraire devait être posée à nouveaux frais : dans le “bain narratif” qui semble devenu la condition la plus générale de
notre expérience quotidienne du monde, peut-on distinguer un récit/une fiction qui soit spécifiquement littéraire ? »
le schéma actantiel auquel il combine le schéma narratif de Claude Brémond pour proposer un outil
d’analyse et de production du storytelling assez hybride. Si ces auteurs puisent aux sources théoriques
du structuralisme, Guillaume Lamarre s’en distingue en se référant au modèle narratif du dramaturge
et enseignant Kenn Adams qui devait permettre à ses étudiants de travailler l’improvisation. L’histoire
se compose de trois actes (planter le décor, conduire l’action et la chute) avec sept étapes aux énoncés
inchoatifs sensés ordonner les éléments de communication4. Ces composantes narratives préexistantes
sont systématiquement adaptées, personnalisées à la fois pour les ajuster aux problématiques spécifiques
des marques et pour permettre à ces auteurs de se différencier dans cette forte concurrence éditoriale
autour du storytelling. Si Georges Lewi bricole un modèle à partir du schéma actantiel et du schéma
narratif de Claude Brémond, pour Guillaume Lamarre, il ne s’agit pas non plus de reprendre tel quel
le modèle de Kenn Adams. « Il s’agit, au mieux, d’un outil qui peut nous servir de premier brouillon
pour lancer nos idées. Mais il nous manque la dramatisation »5. Il ajoute une phase d’escalade jusqu’au
climax avant une retombée de l’intensité dessinant ce qu’il nomme une « arche narrative ».
Même puisés auprès de sources narratologiques différentes, les outils repris soulignent une conver-
gence des auteurs vers un modèle de récit fondé sur un processus de transformation. Il revient alors
au storytelling d’emporter une situation préalablement installée vers une finalité plus ou moins bien
désignée au cours d’un procès. Ce modus operandi correspond assez bien à l’affirmation d’une marque
qui, dans son discours de communication ordinaire, propose ou promet déjà une amélioration, un
gain, voire même, en empruntant un registre emphatique, rien de moins qu’un changement de vie au
consommateur. « Une marque n’a d’identité qu’en mouvement, et ce mouvement est celui de ses projets,
car si elle n’avance pas, elle recule, et si elle reste sur place, aussi » (Sicard, 2008, 243). En somme, il y a
déjà au cœur du discours de la marque une volonté plus ou moins exprimée d’engager la transformation
d’une situation non satisfaisante, d’un désir non assouvi du consommateur ou de la société dans son
ensemble et de tendre vers un devenir autre qui est nécessairement meilleur. Certains aspects de la 19
communication de marque, et surtout leur combinaison, peuvent donc présenter des caractéristiques
(pré)narratives. Le storytelling formaliserait cette disposition de la marque, ou cette nécessité selon
Marie-Claude Sicard, en lui offrant les termes et la trame du récit pour une action de communication
délibérément construite. Reste à identifier ce que l’on a coutume d’appeler l’élément déclencheur (sans
qu’il soit fait référence aux travaux de Jean-Michel Adam), c’est-à-dire ce qui va provoquer le processus
de transformation et enclencher l’histoire. Pour Guillaume Lamarre il n’y a guère qu’un ressort de
transformation à l’origine de tout storytelling de marque, celui du conflit. « Il faut, en réalité, considérer
cette notion de conflit au sens large du terme. Il permet de faciliter le positionnement de la marque
en lui apportant son ingrédient essentiel, le sens. C’est l’opposition ainsi que la notion de causalité qui
permettent de justifier l’existence de la marque, de la mettre en mouvement et de la faire vivre »6. Se
reconnaître un ennemi, agir contre un opposant qui n’est pas nécessairement un concurrent direct : la
crise économique, le vieillissement, un monopole ou une décision de l’État, une directive européenne
peuvent tout à fait figurer ce contre quoi se battre. La marque de grande distribution Leclerc se complaît
de longue date dans cette posture de contestation avec le projet sans cesse réaffirmé de changer les
règles légales et concurrentielles, comme celles régissant la vente de médicaments, afin d’établir un
4. Il était une fois/chaque jour/mais un jour/à cause de ça/jusqu’à finalement/et depuis ce jour.
5. Lamarre G., 2013, L’art du storytelling. Manuel de communication, Pyramyd éditions, p. 132.
6. Lamarre G., op. cit., p. 48.
monde plus juste pour le consommateur. C’est également le cas d’Apple qui, à partir de 1984 dans ses
campagnes de communication, s’est posé et imposé dans son domaine d’activité contre le système et les
acteurs dominants pour changer les règles et la vision de l’informatique grand public. La contestation,
l’opposition, voire la rébellion, sont de puissants moteurs narratifs qu’emploie la communication pour
animer un projet de changement sur une durée d’autant plus longue qu’il ne devrait jamais trouver
de fin, sous peine d’arrêter la dynamique de la marque. D’ailleurs Sébastien Durand ajoute au schéma
narratif un élément qui lui est propre : la continuation. La communication des marques ne saurait se
terminer comme un récit classique qui prévoit sa fin. Il y a donc nécessité de substituer une séquence
de relance pour ouvrir un nouveau chapitre de la communication et « relancer la machine », pour rester
dans la métaphore technique des détracteurs du storytelling. S’établit de la sorte un modèle de récit
pour le storytelling qui reste ouvert, laissant entière la question définitionnelle de savoir si un récit
non clôturé est encore un récit. A ce sujet Philippe Marion avance l’idée que le passage du récit dans la
sphère médiatique favoriserait des clôtures paradoxales, des clôtures en spirale. « Le récit médiatique
devrait alors comprendre sa clôture comme une perpétuelle fuite en avant » (1997, 72).
Le schéma actantiel abondement emprunté à la narratologie est également adapté aux circonstances
de la communication de la marque qui se voit attribuer le rôle de narrateur et le consommateur, ou
plus largement ce que le marketing appelle les parties prenantes, celui de narrataire. Si cette dernière
attribution est évidente, tant l’histoire est clairement destinée aux clients comme aux prospects, celle du
rôle de la marque semble plus ambiguë, plus exactement moins stabilisée. Pour aller au-delà de l’évidence
d’une marque racontant une histoire, des travaux en information-communication (Marti de Montety et
Patrin-Leclère, 2011 ; Patrin-Leclère, 2013) rappellent que la marque est un artefact communicationnel
qui, dès lors, n’est pas un être doué de parole. On fait parler la marque, on lui fait tenir un discours.
Derrière ce « on » impersonnel et opaque interviennent les services ou les agences de communication
20 qui affublent la marque de traits caractéristiques (personnalité, système de valeurs ou même un ADN)
et s’ingénient à l’animer comme une figure anthropomorphique. Ramenée dans le dispositif narratif du
storytelling, cette précision signifie deux choses : d’abord, si la marque occupe la place de narrateur dans
cette distribution des fonctions, elle est un narrateur homodiégétique, c’est-à-dire pleinement inscrit
dans l’histoire ; ensuite le storytelling recourt à la figure de style de la prosopopée pour faire parler la
marque. Ces points méritent une explication.
La marque est d’autant plus un narrateur homodiégétique que dans la quasi-totalité des exemples elle
endosse également le rôle de protagoniste ou de héros qui conduit l’action, la quête, et surmonte les
péripéties : « La marque, dans l’esprit du public, doit toujours être en position de héros et lutter contre
les petites et grandes misères que subit le consommateur »7. Parfois seule, il arrive que la marque partage
ce rôle de protagoniste avec le produit ou le service, ou bien le fondateur emblématique comme Steve
Jobs pour Apple ou en France Alain Afflelou pour sa marque éponyme. La propension de la marque à
couvrir le schéma actantiel est patent puisque, selon les auteurs, elle peut ajouter au rôle de narrateur
et de protagoniste-héros celui d’adjuvant (ces deux derniers rôles pouvant être simultanément tenus
par le produit ou le service). Pour éviter une certaine redondance et une confusion des rôles, l’adjuvant
revient à la justification des anciennes copy stratégies publicitaires, à savoir les explications illustrées ou
les éléments de preuve à l’appui de la promesse (comme l’innovation du produit, une technologie, un
ingrédient, en somme toutes les raisons de croire à l’amélioration annoncée). Dans un registre moins
7. Lewi G., 2014, Mythologie de marques. Quand les marques font leur storytelling, Paris, Vuibert, p. 275.
rationnel mais plus émotionnel, une célébrité prêtant son image et sa notoriété à la quête de la marque,
ou même une mascotte, peut apporter une crédibilité ou servir de faire-valoir à la marque-héros.
Quelles que soit leurs origines, les références ou modèles narratifs sont repris, ajustés aux circonstances
de la communication des marques par un jeu de correspondance des actants plus ou moins stabilisés
et personnalisés par l’auteur qui ajoute un élément distinctif mais qui, in fine, se trouvent débarrassés
de leur complexité initiale pour ne garder que leur visée opératoire.
La critique de la simplification de la forme narrative engagée dans le storytelling se fonde sur les usages
stratégiques du récit qui vise une certaine efficacité. Cette visée est formalisée telle une promesse : le
lecteur de ces manuels doit pouvoir reprendre et appliquer les principes du storytelling à ses propres
objectifs. Le contrat passé avec le lecteur explique aussi pour partie le mode de présentation des modèles
narratifs qui prennent place dans un processus méthodologique plus vaste, tel un kit à appliquer, à
monter étape par étape ou à suivre « pas à pas » pour reprendre le sous-titre de l’un des manuels. Même
si, de son côté, Georges Lewi ne prétend pas à un accompagnement méthodologique de son lecteur
pour la réalisation de son storytelling, son intention de tracer un parallèle entre un récit de marque et
le récit mythique le conduit à démontrer les ressorts narratifs et à en exposer chaque composant pour
la bonne compréhension du lecteur. Si les détracteurs du storytelling usent de la métaphore techni-
ciste pour le décrédibiliser, ses laudateurs, quant à eux, utilisent la métaphore culinaire en évoquant la
recette à suivre, les ingrédients à ajouter progressivement pour réussir un bon storytelling ; et un bon
storytelling est, de leur point de vue, un dispositif discursif efficace.
Un storytelling se doit d’être mesurable et même quantifiable en termes d’indicateurs communica-
tionnels. Cette caractéristique non seulement participe de sa définition au même titre que l’histoire qui
est à raconter, mais encore sanctionne sa validité. « Un storytelling n’est bon, écrit Sébastien Durand,
que s’il permet d’atteindre un objectif fixé initialement. Il n’est que le résultat, un moyen au service
d’une stratégie » ; et quelques lignes plus bas de rappeler son caractère quantifiable par sa rentabilité : 21
« Une histoire qui se dissémine s’affaiblit peu à peu ; au contraire une histoire qui se propage, se
partage et gagne en force. La problématique du ROI (retour sur investissement) est donc légitime ici
aussi »8. Dès lors, force est de constater que toute l’organisation narrative du storytelling est tournée
vers cette finalité de rendement qui lui confère sa valeur, dénigrée par ses détracteurs et revendiquée
par ses laudateurs. La recherche de l’efficacité conduit effectivement ces derniers à privilégier les trames
narratives anciennes, parmi les plus simples, qui auraient en quelque sorte fait leur preuve en termes
d’adhésion et de fidélisation des lecteurs. Là où des écrivains imaginent plusieurs intrigues possibles
pour développer une histoire, composent et recomposent des fils narratifs, le storytelling oppose
une trame balisée de part et d’autre dans laquelle chaque chargé de communication doit reconnaître
ou inscrire sa marque. « Engager une action simple et immédiate, prescrit Georges Lewi. Les grandes
marques ont un message unique, souvent répétitif, mais essentiel »9. Trop d’explications et de dévelop-
pements nuirait à la conduite de l’histoire. Du reste, le récit du storytelling est toujours orienté vers
une réussite, une satisfaction puisqu’il engage la marque et que celle-ci ne saurait échouer. Guillaume
Lamarre arrête les intrigues possibles au nombre de cinq : « terrasser le dragon » à l’exemple d’Apple,
« la renaissance » où le protagoniste subit une influence négative (pouvoir, argent, etc.) avant de se
rendre compte qu’il se fourvoie, « la quête » comme IBM voulant rendre la planète plus intelligente,
8. Durand S., 2018, Storytelling. Le guide pratique pour raconter efficacement votre marque, Paris, Dunod, p. 4-5.
9. Lewi G., op. cit., p. 283.
« le voyage » dont l’exemple par excellence est Louis Vuitton, « de la misère à la richesse » sur laquelle
joue habilement la Française des Jeux (FDJ). Réduire l’ouverture narrative pour se recentrer sur un
petit nombre d’intrigues efficaces est clairement recommandé par Sébastien Durand pour qui « il existe
un nombre limité de typologies narratives qui ont fait leur preuve depuis des siècles »10. D’ailleurs la
délimitation du nombre de trames narratives n’est pas laissée au hasard. En pensant à ses lecteurs, il
arrête sept typologies narratives pour la richesse symbolique du chiffre.
La réduction quantitative comme la simplification qualitative de la trame narrative du storytelling
devient une condition indispensable à sa bonne réalisation. « La première qualité d’un bon storytelling
est sa simplicité. Il s’agit, très certainement, de ce qu’il y a de plus compliqué à réaliser »11. Et cette
recommandation de Guillaume Lamarre s’applique autant à la conception de l’histoire à raconter qu’à
l’écriture elle-même. Ici, la logique narrative se cale sur le précepte commercial de l’unicité du message à
transmettre ; à l’offre unique que doit comporter un message de type publicitaire correspond l’unicité de
l’idée au service de laquelle se conforme l’histoire à raconter. Le score d’efficacité communicationnelle,
dont le premier indicateur est l’attention et l’intérêt du public, profile toute la configuration narrative.
« Le storyteller doit donc éveiller immédiatement la curiosité de son public. Impossible pour lui de
se perdre dans des circonvolutions inutiles »12. Sur ce point s’oppose nettement une idée de la forme
narrative contre une autre ; l’une tendue vers un objectif, l’autre disposée à la complexité, si bien que le
storytelling des pôles actantiels et syntaxiques restreint beaucoup plus que l’ouverture herméneutique
qui est celle, en général, du récit littéraire.
Ces manuels qui se présentent comme des lieux d’affûtage des techniques de récit et de narration
pour la communication sont aussi des lieux de réduction des formes narratives (qui ne débouchent
pas nécessairement sur un formatage). De façon générale ils nourrissent une ambition paradoxale car
il y a, à la fois, dans la proposition de ces auteurs un désir de distinction de la marque par le récit,
22 présenté comme un moyen indispensable, et un besoin de normativité de la trame narrative, ce qui
est presque contradictoire.
ici le consommateur. Ainsi se trouvent réunies les conditions pour mettre en mouvement une action
qui conduit le protagoniste d’une situation initiale à une situation finale après un procès accéléré de
transformation. Le détour presque obligé par la publicité télévisuelle permet à ces auteurs de mettre en
évidence la trame narrative qui sous-tend certains spots et son potentiel à donner du sens au message
de communication. Le storytelling peut également dépasser le cadre limité d’un spot unique et couvrir
l’ensemble d’une campagne télévisuelle où se déploie alors un récit au cours d’une succession de spots
comme Nescafé au milieu des années 1990. Avec la campagne « On a tant à partager », la marque met
en scène sur plusieurs années et en une dizaine de spots le quotidien d’un couple séparé qui, à force
de partager régulièrement le café instantané, s’engage sur le long chemin vers la réconciliation avec
l’incertitude de la fin de l’histoire.
L’extension du storytelling à d’autres supports de communication que la publicité télévisuelle, qui
est aussi le gage de son efficacité revendiquée par ses défenseurs et dénoncée par ses contempteurs,
entraîne toutefois une prise de distance à l’égard des bases théoriques du schéma canonique. Sébastien
Durand constate que, « dans la stratégie média, tous les supports ne sont pas nés égaux mais tous
peuvent à des degrés divers soutenir le storytelling qui doit être aujourd’hui au cœur de la démarche
des entreprises »13. La volonté d’appliquer le storytelling à des moyens de communication, pourtant
moins disposés à entretenir un récit, consiste à forcer quelque peu son caractère narratif. C’est par
exemple le cas avec l’affichage publicitaire, même si la campagne « Demain j’enlève le bas » de l’afficheur
Avenir en 1981 démontre qu’il est possible de maintenir une intrigue durant plusieurs semaines en
renouvelant l’affiche dans le temps. De cette suite de séquences au cours desquelles le personnage
féminin en maillot de bain deux pièces sur l’affiche annonce qu’il enlèvera un vêtement dans les jours
suivants, Sébastien Durand extrapole l’histoire suivante : « Cette campagne devenue mythique raconte
plusieurs histoires : d’abord, celle d’une jeune femme émancipée dans un pays qui s’excitait encore à
la simple idée de dévoiler un bout de sein ou de fesse […]. Mais c’est aussi l’histoire d’un afficheur 23
désireux de montrer sa créativité et l’efficacité de son média »14. Mais précisément, cette campagne
restée célèbre dans l’histoire de la publicité parvient à entretenir une tension moins par sa compo-
sition interne que par un « teasing » avec un effet d’attente soutenu par le renouvellement rapide de
l’affiche. C’est l’organisation de l’« icono-texte » qui fait avancer l’histoire, juste limitée à une promesse
de dénudement, associée à l’action de régie extérieure de l’afficheur qui change l’affiche pour exposer
le dénouement. En questionnant la nature narrative de cette campagne reposant sur le « teasing »,
Raphaël Baroni admet que la polarité du discours ressemble beaucoup à un phénomène de mise en
intrigue par le suspens avant de préciser son propos : « s’il y a éventuellement un phénomène de mise en
intrigue, il n’y a certainement pas de récit au sens propre du terme, et peut-être est-il absurde d’utiliser
le concept d’intrigue indépendamment de son rattachement à la narrativité » (2007, 320). L’efficacité
de cette stratégie de communication dépend pour beaucoup de l’activité interprétative d’anticipation
du public à laquelle se livre plaisamment Sébastien Durand.
Si les difficultés de temporalisation de l’affichage à scène unique (Colas-Blaise, 2019) semble opposer
une résistance au fait de raconter une histoire dans la durée, Philippe Payen ouvre néanmoins son
ouvrage sur l’exemple d’une affiche Adidas avec ce commentaire : « Plus que d’annoncer que la paire
de chaussures X coûte moins cher que la paire de chaussures Y, il est tellement plus vendeur d’écrire
ou de suggérer une histoire – un visuel et un slogan peuvent suffire – que l’imagination du prospect
interprétera, inventera et s’appropriera dans son “meilleur” des mondes »15. Probablement emportés
par leur enthousiasme à accentuer l’efficacité et l’opérativité de leur modèle discursif, ces auteurs
semblent tenir pour équivalents un récit actualisé et ce que Philippe Marion appelle l’ « acception
pragmatique de virtualité » de ces images fixes : « On peut constater le caractère narratif de tel objet
observé (par exemple un film de fiction), mais on peut aussi saisir du ferment narratif dans tel autre
objet (par exemple une photographie qui suggère un récit qu’elle ne contient pas) » (Marion, 1997,
84). En somme, l’empressement à affirmer la puissance narrative du storytelling efface, ou confond
dans un même mouvement, la différenciation que souligne Philippe Marion entre « le narratif, comme
état explicite et affirmé, du narratif comme dimension possible au vu d’une certaine configuration
de l’objet observé (qu’il soit un signe, un message, mais aussi, plus fondamentalement, un média) »
(1997, 84). La narrativité du storytelling excède l’orthodoxie de la narratologie dans la mesure où elle
s’accommode d’une dimension promissive, celle d’un potentiel ou d’un développement virtuel suggéré
par la présence simultanée de certains indices.
En passant outre la difficulté ardue de la temporalisation et de la narrativisation de l’image fixe à
scène unique dans les exemplifications avancées par les auteurs, le storytelling semble pouvoir se
dispenser d’une temporalité diégétique pour se déployer. Le temps de l’histoire qu’il a à raconter se
résorbe dans l’émotion qu’il lui revient de créer. Contrairement à ce que l’on aurait pu initialement
penser, la télévision qui autorise un temps diégétique pour la réalisation du procès de transformation
du récit, même très simplifié, ne s’avère pas supérieure à d’autres moyens, pas même à l’affichage, car
la valeur d’un média dans une stratégie de storytelling repose principalement sur sa capacité à créer
une émotion. Sébastien Durand confirme ce renversement en rappelant que l’efficacité du storytelling
est liée à sa capacité émotionnelle. En conséquence de quoi, « plus les supports laissent une place à
24 cette émotion et plus ils sont appropriés »16. De ce point de vue, on comprend mieux la pertinence de
l’affichage à porter un storytelling puisque des images fortes peuvent « être un vecteur d’histoire plus
fort que les mots »17. La bifurcation évoquée plus haut à l’égard du schéma narratif canonique s’accentue
encore avec l’évaluation de la radio dans une stratégie de storytelling. Selon Sébastien Durand, la radio
présente un « pouvoir narratif » moins parce qu’elle peut déployer une histoire dans le temps, comme
la télévision, que parce qu’elle mobilise la voix humaine. Outre le registre de l’oralité qui fait écho aux
mythes primitifs transmis par la parole, la voix est tout à fait remarquable parce qu’elle charrie une
importante charge émotionnelle.
À mesure que l’on progresse dans l’explication des principes de fonctionnement du storytelling,
les auteurs qui se chargent d’en expliquer les applications s’éloignent des principes théoriques de la
narration car s’il était d’abord présenté dans les formes du schéma narratif canonique, il devient dans
les phases applicatives de la communication d’abord et avant tout le procédé de création d’émotions,
d’un pathos, ce que semble confirmer Philippe Payen : « Après la phase conceptuelle, la transmission
s’effectuera par différents moyens suivant les destinataires (qualité, nombre). En se rappelant qu’une
histoire n’est pas uniquement une succession de mots fabriqués sur mesure mais l’empreinte et les
images qu’elle laisse sur les esprits de ses publics »18. Le storytelling façonne un modèle d’histoire qui
15. Payen P., 2016, Comprendre et exploiter le storytelling, Paris, StudyramaPro, p. 19.
16. Durand S., op. cit., p. 87.
17. Idem, p. 88.
18. Payen P., op. cit., p. 56.
peut s’affranchir d’une intrigue, d’actions et même d’une temporalité diégétique pour ne conserver
que la capacité du discours, linguistique ou iconique, à susciter une émotion chez le récepteur. Après
avoir rapporté les principaux traits du storytelling de marques aux caractéristiques de la narratologie
pour évaluer ce qui s’en rapproche et, au contraire, ce qui en diffère, il nous faut maintenant explorer
cette narrativité spécifique.
comme une parcelle de ce storytelling de plus grande ampleur qui, désormais, informe la marque, au
sens de lui conférer sa forme. « Le storytelling est comme un iceberg. Le public est en contact avec
la partie émergée de celui-ci. Mais le volume immergé reste prépondérant. C’est lui qui conditionne
l’ensemble de la stratégie de la marque et qui la soutient »22. Le storytelling change conjointement
d’échelle et de nature car la dynamique temporelle, inhérente à la conduite d’un procès narratif, se
trouve réduite pour s’établir (et le verbe établir souligne ici volontairement le caractère statique) en
un espace clairement délimité qui rassemble les codes d’expression de la marque devant irriguer les
messages déclinés sur la variété de supports. À la conception temporelle d’une histoire racontée, avec
un début, un milieu et une fin bien identifiés, se substitue la conception spatiale de l’univers de la
marque au sein duquel chaque segment ou support de communication, y compris le plus modeste,
vise à compléter un monde virtuellement infini et en perpétuelle expansion, ainsi qu’en témoigne la
notion de « world-making » de Henry Jenkins (2013) pour qui le storytelling est devenu, de plus en
plus, l’art de construire un monde. À mesure que les auteurs de ces manuels étendent son opérativité
d’un schéma narratif vers un univers de communication, le storytelling des marques et des entreprises
se rapproche du « territoire de marque », notion ayant connu un grand succès auprès des professionnels,
qui « recouvre l’ensemble des éléments de communication de la marque au sens large, pas seulement
communication publicitaire, mais aussi produit, emballage ou magasin, qui font en sorte qu’on la
reconnaît. Cette acception du “territoire de marque” comprend ce qu’il est convenu d’appeler les “codes”
de la marque » (Petitimbert, 2014). Pour s’en tenir à la définition de Jean-Paul Petitimbert qui présente
le mérite de faire la synthèse du point de vue des théoriciens comme des praticiens, la ressemblance
des notions est assez évidente au point, d’ailleurs, que Guillaume Lamarre admet le storytelling comme
« une autre forme » du territoire de marque. L’un comme l’autre suggèrent l’idée de stabilité, de fixité
et de socle de la communication d’une marque et délimitent les frontières à ne pas dépasser dans ses
26 différentes expressions pour garantir son intégrité et sa pérennité.
Il n’est pas inintéressant de souligner que ces ouvrages à visée essentiellement pratique condensent
certainement sans le savoir le tournant narratif qu’a connu la narratologie car s’ils invoquent la période
structuraliste de la discipline dans les propos liminaires, tant par les auteurs convoqués que par les outils
mobilisés pour démontrer l’opérativité du storytelling, le reste des explications et des mises en application
communicationnelles relève davantage d’une narratologie postclassique (Patron, 2018). La distance prise
avec le principe d’une structure signifiante immanente déplace le storytelling vers une narratologie
qui aborde le récit comme objet d’interprétation sous l’angle des opérations cognitives nécessaires à
sa compréhension (Campion, 2015). Le marqueur de ce déplacement est la place importante, voire
prépondérante, accordée au récepteur dans le dispositif communicationnel du storytelling de marque.
Sur un plan pragmatique, il est fortement recommandé d’impliquer le récepteur-consommateur dans
l’élaboration du storytelling à travers une démarche de co-création. D’un « travail à plusieurs mains »
pour Guillaume Lamarre, « le storytelling est une histoire qui s’enrichit des interactions entre celui qui la
raconte et celui à qui elle est racontée et qui n’est jamais passif » pour Sébastien Durant23. Le récepteur
devient alors co-auteur de l’histoire à raconter, ce qui est également une manière habile de l’impliquer
dans le discours de marque. Sans revenir sur les limites du collaboratif, largement répandu dans les
stratégies de communication de marques, comme ailleurs, on perçoit néanmoins derrière cette intention
participative le rôle d’instance interprétante du récepteur. Non seulement celui-ci prend une part active
dans l’élaboration du récit mais encore dans le travail d’émergence du sens car ces auteurs infèrent de
sa part une coopération narrative pour reconstruire une histoire comme le montrent les explications de
l’opérativité narrative de l’affiche « Demain j’enlève le bas » par Sébastien Durant et de l’affiche d’Adidas
par Philippe Payen précédemment évoquées. Parlant des affiches publicitaires, Guillaume Lamarre
avance que « le visuel est une porte qui s’ouvre pour permettre au lecteur de construire lui-même le
récit du personnage. [Une] publicité crée un territoire d’évocation et d’inspiration »24. La narrativité
du storytelling semble alors moins procéder de la structure sous-jacente des histoires racontées que
de la capacité cognitive du récepteur à la reconnaître à travers un ensemble de propriétés données au
discours de communication. Pour engager ce travail de reconnaissance du récit, le discours doit, selon
Guillaume Lamarre, comporter des éléments pour répondre à la question du quoi, du pourquoi et du
qui. Le travail sur les typologies de Sébastien Durand rapportées plus haut repose également sur la
définition d’une situation spatio-temporelle, d’un personnage ou d’une entité et de la motivation et des
moyens d’action. D’un auteur à l’autre, on retrouve en condensé les dimensions que David Hermann
estime nécessaires à la configuration par le récepteur du monde narratif, ce qu’il appelle le storyworld :
« Les storyworlds peuvent être caractérisés comme des modèles plus ou moins détaillés permettant aux
interprètes de formuler des inférences à propos des situations, des agents et des événements, que ceux-ci
soient mentionnés explicitement ou qu’ils soient présents de manière implicite dans un texte ou un discours
narratif ; réciproquement, les récits mettent en jeu une ou plusieurs sémiotiques corrélées (langage oral,
écrit, signé, pantomime, images photographiques, dessinées, mobiles, etc.) pour soutenir la coopération des
interprètes avec ces modèles de mondes » (Hermann, 2018, 104).
Contrairement à l’histoire en narratologie structurale, le storyworld est un monde « habité » dans
lequel on s’immerge, soit le lieu des expériences narratives. 27
Tel qu’il est façonné dans ces ouvrage pratiques, le storytelling se trouve dans une plus grande
proximité du storyworld que du schéma actantiel dans la mesure où, selon ses promoteurs, sa conception
consiste principalement à disposer des affordances et des indices textuels afin de déterminer la confi-
guration spatio-temporelle des événements, de construire le modèle mental des entités du monde
diégétique accompagnées de leurs propriétés et de leurs relations. « La capacité de créer un monde, ou
plus exactement d’inspirer la représentation mentale d’un monde, dit Marie-Laure Ryan, est la condition
primordiale pour qu’un texte soit considéré comme narratif » (2013, 363-364). En grossissant un peu
le trait, le storytelling de marque raconte finalement moins une histoire, contrairement à l’annonce
récurrente dans les introductions de ces ouvrages, qu’il ne propose au récepteur-consommateur un
réservoir cognitif saturé d’indices pour configurer des circonstances et des événements sous forme de
scénario plus ou moins cohérent en fonction de son vécu et de sa propre expérience.
À l’origine de ce travail, il y avait l’envie d’aller au-delà du désaveu de la qualité narrative du storytelling,
largement répandu au sein des études littéraires, non pas pour entreprendre une réhabilitation en narra-
tologie de cette forme de communication mais pour questionner, depuis ces lieux éditoriaux où il se
promeut et se fabrique, ce que deviennent les références narratologiques affichées sinon revendiquées
par ses promoteurs. Un double paradoxe peut être souligné : les références appuyées au schéma actantiel
et aux autres outils d’une narratologie structurale, leur usage méthodique, s’éclipsent progressivement
pour ne garder que quelques éléments, pour ne pas dire quelques ingrédients indispensables, d’une
histoire de marque à raconter : un acteur (la marque) et une raison d’agir (sa raison d’être dans son
environnement marchand et social). La dissolution progressive du substrat narratif dans certains des
manuels tend à réduire le storytelling à la matrice bien connue de la communication commerciale qui
vise à justifier l’action d’une marque par rapport à ses concurrents sur le registre émotionnel. Il n’est
plus question d’histoire comme le rapporte Raphaël Baroni (2016b) après avoir assisté à une conférence
d’un gourou du storytelling sur lequel il porte pourtant un jugement très nuancé : « j’ai constaté avec
surprise que, dans ses propos, l’argument central ne concernait pas les formes narratives proprement
dites, ou l’immersion dans une histoire, mais simplement l’établissement d’un lien affectif et personnalisé
avec le consommateur/utilisateur », au point que le terme même de storytelling, dans son sens littéral
de « raconter des histoires », serait impropre. Toutefois, parallèlement à l’effacement de ces ressorts
narratifs, la mise en application comme les recommandations d’usages du storytelling par d’autres de
ses promoteurs puisent de manière incidente au sources de la narratologie cognitive. En résumé, les
références mobilisées renvoient à une narratologie structurale alors même que les dispositifs discursifs
préconisés pour une communication immersive dans un univers possible de marques renvoient à une
nouvelle narratologie sans que le glissement théorique ne soit perçu ni même soupçonné. L’évolution
de la communication de marque, tant dans ses pratiques que ses supports numériques, conduisent de
fait le storytelling vers les ressorts des récits que Raphaël Baroni (2009) appelle « intriguants » ou que
Monika Fludernik (2003) appelle « mimétiques », en ce qu’il cherche à provoquer une expérience en
actualisant sur un mode simulé ou imaginaire l’univers de la marque, à l’exemple de Louis Vuitton que
trois des auteurs étudiés citent comme un exemple achevé de storytelling fondé sur « l’art du voyage ».
Le thème du voyage (plus que l’histoire proprement dite d’un voyage à la manière d’Ulysse également
souvent cité en exemple de récit) décliné depuis plus d’une décennie sur tous les supports de commu-
28 nication fixes et mobiles, au moyen de symboles ou d’évocations sensibles, suggère un voyage comme
une expérience intérieure menant à la transformation de soi.
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org/narratologie/7212.
Johan BOITTIAUX
Sorbonne Université – CELSA
Résumé : L’article conjugue l’approche sémio-pragmatique de Roger Odin et les travaux attentifs à
la culture populaire et aux enjeux d’autorité de marque qui s’y jouent afin d’observer la manière dont
le storytelling peut lui-même se représenter. Dans deux webséries publiées sur Youtube, Disneyland
Paris emprunte à deux formats de visite filmée, le documentaire et le vlog, dans lesquels le storytelling
s’érige en compétence valorisable. En considérant le storytelling comme un dispositif et pas seulement
une pratique, l’objectif de l’article est de définir le rôle de ces formats choisis dans l’affirmation par
Disneyland Paris d’une compétence institutionnelle à produire du storytelling.
Mots-clés : autorité, connaissance, culture populaire, sémio-pragmatique, storytelling
31
Experts in the realm of storytelling: how Disneyland tells its art
Abstract: The paper combines Roger Odin’s semio-pragmatic approach with studies interested in
the links between popular culture and brands’ authority issues, in order to analyse how storytelling can
make a representation of itself. In two webseries posted on Youtube, Disneyland Paris borrows from
two filmed visit formats, the documentary and the vlog, in which storytelling is set up as a valuable skill.
By considering storytelling not only as a practice but also a communication apparatus, the objective of
the article is to define the role of these formats in the assertion of Disneyland Paris’ institutional com-
petence to produce storytelling.
Keywords: authority, knowledge, popular culture, semio-pragmatics, storytelling
remplacement de la trame narrative de l’attraction aquatique Splash Mountain2, considérée par les
signataires comme un média de diffusion de motifs racistes. Il ne faut que quelques jours au président
de l’entreprise pour entériner la refonte du manège qui reproduira les épisodes d’un film représentant
une héroïne de couleur : La Princesse et la Grenouille (2010). Sur le blog officiel de Disney, le directeur
des relations publiques de Disneyland Resort justifie ce rhabillage sur la base du lien intime tissé
entre Disneyland et la Louisiane depuis l’ouverture en 1966 dans le parc d’une reproduction de la
Nouvelle-Orléans. Cette tentative de naturalisation d’un processus ayant conduit à la transformation
de l’attraction omet les revendications comme éléments déclencheurs3. Dans la polémique de Splash
Mountain, la conclusion du directeur des relations publiques consiste à rappeler l’expertise narrative
des ingénieurs et des artistes de l’entreprise, présentés comme des héritiers des traditions de la firme
conscients de l’importance contemporaine attribuée à la diversité. Dans cette communication institu-
tionnelle, le storytelling n’est plus seulement le genre repérable du discours mais aussi le message à
tirer : le dirigeant raconte comment Disney s’y prend pour configurer ses récits.
Pour prendre en charge cet élément de réflexion, nous émettons l’hypothèse que le parc à thème en
tant qu’entreprise, en mettant en récit sa compétence à raconter, peut s’instituer comme opérateur de
savoir à travers son appropriation de formats amateurs et documentaires, tout en y laissant son empreinte
de marque. Le « storytelling du storytelling » serait ainsi à la fois un ciment pour rendre cohérente la
destination, un mortier pour l’échange avec le public.
Cet article ne traitera du storytelling ni comme art de mettre en récit un passé organisationnel, ni
comme technique de thématisation des espaces de loisir. Nous nous situons à un troisième niveau :
certes, les parcs à thème cultivent une compétence à fabriquer et raconter des histoires, mais ils
prétendent aussi en diffuser le savoir, ainsi que l’aptitude à communiquer ce savoir. Le storytelling
s’institue alors en genre avouable et valorisé comme compétence professionnelle. La pratique du story-
32 telling s’est hissée en objet pour donner lieu à une nouvelle pratique. En d’autres termes, pour reprendre
les termes d’Yves Jeanneret sur l’évolution des formes, le storytelling, « instrument » professionnel de
communication, est passé au stade de l’objet « instrumentalisé » (Jeanneret, 2014).
2. https://www.independent.co.uk/life-style/disney-splash-mountain-racist-song-south-princess-and-frog-a9561586.html.
3. https://disneyparks.disney.go.com/blog/2020/06/new-adventures-with-princess-tiana-coming-to-disneyland-park-and-magic-
kingdom-park/.
Roger Odin définit la sémio-pragmatique comme une méthode heuristique de recherche des
contraintes qui commandent à l’entrée d’un producteur ou d’un récepteur dans un objet signifiant.
En fonction de nombreux paramètres, il serait possible de produire du sens à partir d’un objet en faisant
reposer le processus sur un nombre limité de cadres de lecture ou de « modes » issus de la culture
(Odin, 2000, 11). L’auteur propose de concevoir la narration comme une des manières d’entrer dans
un objet. Il la distingue du récit, forme de discours, dont la seule présence dans un genre non-narratif
peut tenter l’observateur d’y voir une conclusion d’analyse satisfaisante. Par exemple, le film de famille
est un acte de communication sociale au moment où il se tourne et quand il se revoit, bien plus qu’un
document construit pour informer et tracer une présence.
Partant de ce principe, il est possible d’analyser comment un parc hissé en marque fait de sa compé-
tence narrative un savoir à communiquer dans des formats médiatiques empruntés. Nicole d’Almeida
(2001) a rendu compte des utilisations faites par les entreprises du récit à partir de trois présents :
le présent de la mémoire, l’éternel présent, et le présent du futur. Cette démarche est également
développée dans les études anglo-saxonnes du storytelling organisationnel. Paul Ricœur est ainsi mobilisé
dans les analyses des « récits de stratégie » (« strategy narratives ») pour la distinction que Temps et
Récit a permis d’apporter entre un temps cosmique et un temps phénoménologique. Cette distinction,
expliquent Reff Perderson et Vaara (2013), se retrouve dans l’évolution des approches du storytelling
organisationnel. D’abord pensé en termes de rapport à la structure narrative, il se pense aussi maintenant
en termes de construction de sens. La question n’est donc pas nouvelle, mais les parcs à thème ouvrent
la voie d’un terrain où s’observe le niveau supplémentaire d’un récit construit au sujet du processus
dont découle l’art de bien raconter.
La capacité des parcs à thème à raconter des histoires a été traitée par le prisme des différentes
disciplines ayant intégré à leurs objets d’étude la culture populaire, que l’accueil en ait été plus ou
moins chaleureux. L’approche sémiotique de Louis Marin voit dans le discours de Disneyland, le parc 33
étant lu comme un texte, une réécriture de l’histoire qu’il qualifie d’ « utopie dégénérée » (Marin,
1973), à laquelle Umberto Eco (1987) oppose le plaisir du faux. Toujours en opposition à une approche
textuelle et mythique, Thibaut Clément (2012) s’intéresse aux processus par lesquels le paysage du
parc construit et raconte une histoire, en s’appuyant sur les textes et propos des concepteurs des parcs
Disney américains, les « imachineurs »4. Marc Berdet (2013), en sociologie, reprend la lecture des parcs
Disney comme des « faux mythes », des « fantasmagories du capital », qui utilisent les détours du mythe
et du sacré pour ne pas assumer la nature marchande de la société.
Plus récemment encore, un groupe interdisciplinaire d’universitaires s’est réuni autour de l’anthro-
pologue Scott A. Lukas pour appréhender les parcs à thème en combinant leurs approches respectives.
Scott A. Lukas (2016) se concentre sur les significations et fonctions symboliques des parcs à thème,
Florian Freitag se concentre sur les liens entre récits filmiques et attractions ainsi que les parcs comme
marques (2016 ; 2017). Jeanne Van Eeden (2000) étudie le parc sud-africain Lost City comme une lecture
post-moderne et capitaliste du passé colonialiste. L’axe que nous choisissons repose sur les médiations
par lesquelles les parcs revendiquent un rapport au récit, ce qui nous écarte de l’approche consistant
4. Thibaut Clément propose « imachineur » comme traduction du terme anglais « imagineer » qui combine « imagination » et
« engineering ». Ce département créatif chargé de concevoir les parcs Disney en cherchant des moyens techniques de faire vivre
des histoires, est né en 1952 sous le nom de WED Enterprises (initiales de Walt Elias Disney), avant de devenir Imagineering en
1986.
Voir : https://sites.disney.com/waltdisneyimagineering/our-story/.
à détailler le fonctionnement du récit dans la structure des plans ou des attractions, ou encore dans la
mise en ordre d’une histoire de la profession. Dans leurs analyses des narrations des parcs, les auteurs
se sont concentrés sur les constructions cognitives et sociales qui créent et que suscitent ces récits, sur
fond de prise mutuelle de pouvoir entre les industries culturelles et les publics. Cependant, la conscience
de ces récits elle-même transformée en récit de glorification d’un savoir-faire n’est pas encore abordée.
2. CORPUS ET MÉTHODE
Pour étudier les formes exemplaires dont s’inspirent les professionnels des parcs à thème en vue d’ins-
taller la médiatisation de leur compétence à raconter, Disneyland Paris a été choisi parmi les centaines de
parcs possibles pour plusieurs raisons. Premièrement, le parc est une vitrine de la firme Disney en France,
originellement un studio d’animation puis de cinéma, entretenant ainsi une relation revendiquée avec l’art
de conter des histoires. La mise en scène de la présence du « conteur » Walt Disney dans la conception des
parcs inaugurés même après sa mort a été étudiée par de nombreux analystes et essayistes. La figure de Walt
Disney se présente d’abord comme une présence cohérente qui fait oublier la réalité économique mouvante
de l’entreprise (Smoodin, 1994 ; Stewart, 2011). Puis, Walt Disney incarne et résout les contradictions
insolubles de la Walt Disney Company : sa biographie hissée en mythe permet à l’entreprise de défendre
une férocité en affaires tout en s’associant à la quête d’un monde meilleur (Bryman, 2004 ; Mary, 2004).
Deuxièmement, le parc a connu une histoire mouvementée de légitimation. Il a d’abord été touché
par une mauvaise presse suspectant un risque d’impérialisme culturel américain, d’une part, et des
erreurs de stratégies d’image, de tarification et des dépassements de coûts menaçant la survie du
complexe touristique d’autre part. Disneyland Paris est aujourd’hui la première destination européenne
en nombre de visiteurs.
34 Troisièmement, cette histoire a progressivement rapproché le parc de la capitale française dont il
se fait le faire-valoir en même temps que le concurrent. À titre d’exemple, en 2017, le Conseil régional
d’Île-de-France et Disneyland Paris s’associent dans une campagne publicitaire où les personnages
Disney s’affichent dans les lieux recommandés du tourisme dans la région, mêlant patrimoines marchand,
architectural, gastronomique : Galeries Lafayette, château de Fontainebleau, Tour Eiffel, restaurant
étoilé d’Hélène Darroze5. Caractérisé par tous ces exemples d’emprunts à son environnement socio-
culturel destinés à une patrimonialisation du parc, Disneyland Paris est un terrain propice à l’analyse
des médiations du storytelling comme compétence.
En termes de corpus, notre intérêt s’est porté sur deux webséries publiées sur la chaîne Youtube
officielle de Disneyland Paris. Le choix s’est justifié par le repérage dans ces formats de deux figures
exemplaires endossant les rôles de narrateurs : l’amateur-conseiller et le créateur-expert. Ces deux
formes exemplaires prennent place dans un environnement particulier, Youtube, plateforme de partage
où l’intérêt de l’analyse est redoublé par la quantité de vidéos non-officielles proposant déjà un contenu
approchant sur le parc. La première websérie a connu deux courtes saisons. Intitulée La Christmas Party
de Marie en 2017 (quatre épisodes de quatre minutes environ6) puis Le Noël romantique de Marie en
5. Communiqué de presse de Disneyland Paris, 24/02/2017 [en ligne]. A partir de l’URL : disneylandparis-news.com/wp-content/
uploads/2017/03/fr-2017-02-24-campagne-paris-is-waiting-for-you.pdf [consulté le 23 juin 2020].
6. Saison 1 (Christmas Party) : épisode 1 du 23/10/2017 (https://www.youtube.com/watch?v=7K6tdEfT11A), épisode 2 du
03/11/2017 (https://www.youtube.com/watch?v=WIYfGe5_944&t=22s), épisode 3 du 23/11/2017 (https://www.youtube.com/
watch?v=UHF-PcxWSZI&t=17s), épisode 4 du 30/11/2017 (https://www.youtube.com/watch?v=6MC1r5GitIE&t=10s).
2018 (deux épisodes de quatre minutes environ7), la série présente les spectacles, boutiques et activités
spécifiques à la saison de Noël du parc en les intégrant à la visite d’une youtubeuse imaginaire, Marie,
qui se filme pendant ses visites du parc. Cette série utilise les caractéristiques de ce qui a été appelé le
« vlog » dans les études sur les formats numériques.
La deuxième websérie, Il était une fois, a démarré à l’automne 2018 et en est en 2020 à sa troisième
saison, avec un total de trente vidéos à la date de rédaction de l’article. De trois à six minutes, chaque
épisode commente les inspirations, choix créatifs et l’histoire racontée d’une zone de la destination,
parmi ses parcs, hôtels, boutiques, ou retrace l’histoire et les utilisations d’une technique d’illusion
développée par le département Walt Disney Imagineering, dont le présentateur de la série, Laurent
Cayuela, est un des responsables. Si les trente vidéos ont été visionnées, seulement une partie fera
l’objet de commentaires dans cet article. Le choix représente trois axes repérables dans le contenu des
vidéos. Le premier est celui portant sur les sections des parcs. La vidéo « Backlot, la deuxième équipe »8
a été sélectionnée en raison de sa référence à une zone du parc imitant des coulisses de studios et qui
vante le minimalisme des décors. Le deuxième axe est celui des techniques des concepteurs, présentées
dans les vidéos « Les Audio-animatronics »9, « La perspective forcée »10, « Déchiffrage »11, « L’art des
transitions »12. Le troisième axe est celui du bilan de la série, réalisé en 2018 et 2019 dans les vidéos
« Merci »13 et « Deux fois plus de merci »14, où Laurent Cayuela rend compte des commentaires des
publics, apporte des précisions et des corrections sur les vidéos de la saison, ainsi que des éléments sur
le tournage de la série. Ainsi, est inséré un nouveau niveau de prétention au décryptage, par l’exposition
des techniques de l’énonciation des techniques.
Notre méthode d’analyse est inspirée de la proposition heuristique de Roger Odin. Cet auteur envisage
l’analyse des contenus à travers les « modes » qu’ils sont susceptibles de susciter, c’est-à-dire les positions
possibles de réception qu’ils invitent à faire adopter à leur producteur ou à leur observateur (Odin 2011).
Le corpus étant constitué de webséries scénarisées inspirées de genres informatifs et valorisant par leur 35
fond et leur forme la compétence à raconter des histoires, les résultats attendus sont complexes. L’analyse
est complétée par une lecture intégrale des commentaires postés par les spectateurs des webséries,
lecture permettant de saisir la diversité des positions pouvant s’instaurer à la lecture des emprunts de
formes exemplaires. Le storytelling sera ainsi appréhendable comme une pratique consciente. En effet,
une série adoptant le format spontané de la visite filmée vante pourtant l’art de l’enchantement dans les
deux saisons de Marie ; la série Il était une fois qualifiée de « documentaire » par la chaîne de Disneyland
Paris n’omet jamais de rappeler la visite à venir du spectateur dont il est espéré qu’il soit futur client15.
Si notre objectif n’est pas de repérer les traces d’une médiation marchande dans des genres réduits
à une substantialisation de caractéristiques, comme le documentaire ou le vlog, ce repérage est un
prérequis pour comprendre la manière dont ces formes d’expression investies par une marque construite
instituent le storytelling en compétence professionnelle.
Notre première partie s’intéresse donc à l’entrelacement particulier des parcs et du storytelling (3).
Après une identification des formats mobilisés par les deux webséries, de leurs enjeux particuliers pour
Disneyland Paris (4), nous pourrons nous pencher sur les rapports qu’ils font émerger entre expertise
et storytelling. Pour ce faire, nous débuterons par le regard porté par les webséries qui ne cherche
pas à faire croire à un récit (5) mais à valoriser les caractéristiques d’une compétence à raconter (6).
15. Et ce malgré son titre qui reprend la formule cheville immersive des contes de fées.
16. National Outdoor Showmen’s Association.
17. Association internationale des parcs d’amusement et d’attractions (héritière du NAAP).
18. Voir : http://www.iaapa100years.org/history.
par Napoléon III avant d’assumer en 2017 sa vocation de devenir le deuxième parc de loisirs français
après Disneyland Paris19.
Au début du XXe siècle, les États-Unis voient naître les premiers parcs d’amusement. Coney Island
confirme la valeur symbolique de ces espaces clôturés. Dreamland y est le tout premier parc à thème, les
attractions étant toutes reliées par la même ambition de faire vivre des épisodes mythiques et bibliques.
D’abord avec des visites de studios, puis avec l’ouverture du premier parc de Walt Disney à Anaheim
le 19 juillet 1955, la jeune industrie du cinéma et de l’animation engage un processus d’intégration de
plusieurs secteurs d’activités qui donne naissance à des empires du divertissement (Universal, Warner
Bros, Disney) reliant films, parcs à thème, jouets et publications éditoriales. C’est alors que les parcs à
thème entrent théoriquement dans le domaine de la théorie des organisations (Smoodin, 1994 ; Bryman,
2004 ; Ritzer, 2005). Leur rapport au storytelling s’enrichit des histoires racontées dans l’espace par
leurs attractions inspirées des productions cinématographiques et audiovisuelles.
Un autre niveau de rapport au récit s’est développé dans les parcs à thème à partir des années 2000.
Ainsi, l’autothématisation (autotheming), est une notion développée par Alan Bryman en extension
de la notion de thématisation. Cette dernière est définie comme « the application of a narrative to
institutions or locations »20 (Bryman, 2004, 15). Elle signale un processus par lequel un endroit se
prend lui-même comme thème d’ambiance. Florian Freitag (2016) en repère deux formes : l’emprunt
aux formes antérieures et l’institution du parc de loisirs en marque lui permettant de se représenter
lui-même. La conscience historique de la profession des parcs de loisirs s’exprime dans la communication
institutionnelle du secteur qui sert à la diffuser, ainsi que dans la fabrication des parcs eux-mêmes qui
hisse cette histoire en attractions à sensations, au même titre que les thèmes classiques répertoriés
par Gottdiener (1997).
19. L’Express, « Le Jardin d’acclimatation veut devenir le deuxième parc de loisirs français », 29/08/2019 [en ligne]. A partir
de l’URL : https://www.lexpress.fr/actualites/1/culture/paris-le-jardin-d-acclimatation-veut-devenir-le-deuxieme-parc-de-loisirs-
francais_1938796.html [consulté le 19 juin 2020].
20. « l’application d’un récit à des institutions ou à des lieux » (nous traduisons).
21. Caroline Marti définit l’expertise comme une posture et en souligne l’événementialisation des interventions (2019).
Laurent Cayuela, qui joue son propre rôle de concepteur-écrivain, et Marie, qui joue une conseillère et
amatrice passionnée du parc, se rapprochent de deux formats de la révélation. Le premier, le documen-
taire, est présent pour les parcs Disney depuis 1953, avant même l’ouverture du premier parc. Le
second format, le vlog, combine dans le terme « vidéo » et « blog », et peut se traduire par « journal
filmé ». La websérie Il était une fois est dans la continuité d’une production éditoriale réalisée par les
parcs Disney sur eux-mêmes. Thibaut Clément définit ces productions comme le « point aveugle » des
études académiques sur les parcs Disney. Il en fait ainsi une part importante de son corpus de recherche
doctoral, en incluant des ouvrages parus aux éditions Disney sur les concepteurs, conférences, mémos
et documentaires. L’expertise y est racontée sous la forme des récits de carrière des « légendes Disney »22
sous la plume du concepteur de parcs Jeff Kurtti (2006).
Il était une fois se rapproche plus particulièrement de la série Disneyland, animée par Walt Disney
entre 1954 et 1966 sur la chaîne ABC. Dans la première année de diffusion, le créateur de la firme y
défendait l’intérêt de son futur parc tout en finançant les travaux grâce aux revenus tirés de l’émission.
Il y présentait des plans, des maquettes, des mécanismes, des dessins d’artiste. Les cérémonies d’inau-
guration et d’anniversaire, télévisées, des parcs Disney à travers les continents reprennent ce même
schéma. Outre la reprise d’un format fréquent dans la production audiovisuelle des parcs, Il était une
fois investit une plateforme, Youtube, où l’enjeu dépasse celui de la promotion pour rejoindre celui de
la présence. Si, comme l’indique Stéphanie Marty, les youtubeurs jouissent d’une « certaine émanci-
pation à l’égard des entreprises culturelles » (Marty, 2018, 234), Disneyland Paris se trouve, dans la
circulation de sa parole, en concurrence avec des chaînes produisant les mêmes types de contenus,
sur un ton non-officiel. Les vidéos sur Youtube annonçant la révélation des dix ou cent secrets du parc
sont innombrables, à la manière de la vidéo « Déchiffrage » de la websérie. Laurent Cayuela intervient
ainsi en source originelle du savoir sur les « histoires de Disneyland Paris »23, étant lui-même concep-
38 teur-écrivain au sein du parc. L’énonciateur se pose alors comme « interrogeable en termes d’identité,
de faire et de vérité », comme dans la définition du mode documentarisant de Roger Odin, consistant
à faire entrer dans la vidéo à partir d’une monstration ou une description de la réalité (Odin, 2011, 56).
Le storytelling est raconté, si le pléonasme est possible, par une personnalité qui injecte des valeurs
sur le parc, comme c’est fréquemment le cas dans les documentaires, rappelle Roger Odin. L’intérêt
n’est donc pas dans la frontière entre documentaire, récit et morale mais dans l’entrée du documentaire
dans l’espace promotionnel. Ce passage produit des réactions émotionnelles de la part des visionneurs
adressées directement à l’ethos respecté de l’énonciateur. Les vidéos « Merci » et « Deux fois plus de
merci », tournées à l’occasion de la clôture de chaque saison de Il était une fois illustrent cette pause
dans l’information et le logos sur les histoires des parcs pour faire de la série elle-même une histoire
relationnelle, un prétexte à l’expression d’un pathos associé à l’affection portée à la destination touris-
tique. Le titre Il était une fois est un acte méta-communicationnel sur le format utilisé en plus d’être
une référence au sujet du documentaire : la fabrique de la mission immersive du parc à thème inspirée
des contes de fées des studios.
Dans le cas des vidéos sur les deux Noëls de Marie, la figure choisie n’est pas celle de la source
officielle et de première main, mais celle de l’amatrice passionnée qui se filme en visite dans le parc.
22. C’est sous cette appellation que la première équipe de concepteurs de Disneyland (1955) est désignée, notamment à l’entrée
de Disneyland Paris, sur le socle de la statue représentant la main de Mickey tenant une baguette magique. Devenir une « légende
Disney » est une des distinctions honorifiques de l’entreprise réservées aux employés les plus dévoués à l’héritage de Walt Disney.
23. Expression reprise dans plusieurs vidéos de la websérie par Laurent Cayuela pour en définir l’objectif.
Ce format, le vlog, ou video blogging, est défini comme : « a user-generated form of online commu-
nication that serve as a media for social commentary, alternative newscasts, creative outlets or
personal online diaries »24 (Molyneaux et al., 2008). Dans le cas de l’imitation par Disneyland Paris
d’un vlog, le format n’est pas une invention du parc. La pratique du journal de visite filmé, suscitant
commentaires et évaluations au fil du parcours, fait l’objet de nombreuses productions sur Youtube,
tous parcs confondus. Ce format permet à Disneyland Paris de rendre compte de deux modèles de
séjour pour les fêtes de fin d’année : entre amis pour les épisodes de 2017, en couple pour les épisodes
de 2018, par le truchement d’une histoire dont le format même est l’enjeu plus que le cadre. En effet,
les deux saisons mettent en scène un personnage nommé Marie qui organise et passe deux Noëls à
Disneyland Paris, et qui filme chacune des étapes en s’adressant à une caméra portable d’un coin à
l’autre du parc. L’enjeu premier du format se révèle dans la seconde saison où Marie offre en cadeau à
son compagnon un séjour à Disneyland dont elle filme l’arrivée. L’action est entièrement tournée vers
le produit final du vlog. Dans ce récit formé autour de l’enjeu de transmettre une expérience s’imbrique
un autre récit, celui des imprévus qui viennent bousculer le programme et donner aux épisodes un air
de spontanéité dans les événements. Dans la première saison, Marie perd ses amis dans le parc, finit
par tomber amoureuse de l’un d’eux. Dans la seconde saison, son compagnon révèle avoir découvert la
surprise qu’on lui préparait. L’insertion d’une histoire dans les formats publicitaires n’est pas nouvelle.
L’intérêt est ici dans le choix énonciatif de la mise en abyme : l’histoire raconte la fabrication d’une
histoire, à la manière d’un making-of qui se référerait à sa propre réalisation. L’acte de produire un
film ainsi exhibé, les Noëls de Marie montrent comme visée ultime l’acte de montrer l’efficacité du film,
devant la visée informative du vlog. C’est ainsi que Roger Odin qualifie le fonctionnement des « films de
famille », perçus académiquement comme « mal faits », mais jouant un rôle social dans le cercle familial,
au moment du tournage, divertissement et rite en soi, et au moment du visionnage collectif (Odin, 1995).
Il semble que l’insertion de modèles informatifs, le documentaire et le vlog, pris en charge par un 39
espace de communication de marque fasse dériver le rapport au récit. La recherche de légitimité et de
présence ne se conjugue pas avec la volonté de faire croire à une histoire mais à susciter au contraire
des décrochages avec le genre narratif. Il s’agit donc maintenant d’identifier ce que le parc en tant
qu’institution de parole fait à ces genres considérés comme « interrogation du réel » pour le documen-
taire et « spontané » pour le vlog.
24. « une forme de communication en ligne générée par l’utilisateur de la plateforme lui-même et qui fait office de média pour la
transmission de commentaires à teneur sociale, de bulletins d’information alternative, de productions créatives ou de journaux
intimes sur internet » (nous traduisons).
1981). Multipliées au carré, la mise en histoire des étapes de conception dans Il était une fois et la
visite du parc dans les épisodes de Marie, sont elles-mêmes des produits de storytelling en plus de
promouvoir la pratique. Dans la pensée de Jean Baudrillard sur la post-modernité, reprise par la suite
par des sociologues comme Eva Illouz (2019), la notion d’expérience participe à l’effacement du réel
qui se vit donc dans des instants produits et dans laquelle identités, modèles culturels et produits de
consommation sont indissociables.
Partant de ce principe que nous prenons à notre compte, il ne s’agit pas de voir en quoi les vidéos
du corpus contribuent à refléter la société ou sont capables de l’influencer, mais en quoi la fabrication
y est au contraire montrée comme le prétexte à de la réaction sociale, à partir de la sollicitation de
l’audience asynchrone. Dans le cas de Il était une fois, c’est la relation à la rigueur de l’information
qui est rendue à son impureté. L’autorité est dépossédée de la figure de l’expert, révélée dans ses
débordements et ses désirs. Laurent Cayuela avoue ainsi ne pas avoir suivi sérieusement le script de
la vidéo consacrée au Château de la Belle au Bois Dormant, dans la vidéo « Merci », assumant par la
même occasion la présence systématique d’un script qui n’est pas caché, mais devient le prétexte à
une injection émotionnelle de l’énonciateur dans l’objet.
Les mini-documentaires illustrent en effet la valeur d’une posture curieuse. Disneyland Paris est
montré comme un endroit hyper-sémiotisé, où chaque détail est pourvu de sens et a été pensé pour
former un ensemble cohérent. Le hasard y est strictement rejeté. L’ensemble des vidéos exalte ainsi
la sollicitation du sens optique et d’une visite à portée cognitive. Cela est poussé à l’extrême dans le
cas de la vidéo « Backlot, la deuxième équipe », où l’autorité de Laurent Cayuela contribue à déjouer
les détracteurs de la section « Backlot » du parc Walt Disney Studios25. Ce qui est perçu par la firme
comme une représentation fidèle des studios californiens des années 1930 est interprété par certains
contributeurs sur Youtube comme un manque de budget masqué par un thème autorisant l’usage de
40 tôle ondulée et l’absence de pensée paysagère. En sémiotisant chaque détail du parc, Laurent Cayuela fait
une histoire de cette absence de paysage, photographies en noir et blanc des studios Disney à l’appui.
Dans les vidéos de Marie, la déconstruction est elle aussi l’objet d’une construction. Les plans où
Marie est filmée en train de se filmer, caméra à la main, contribuent à faire de la figure du vlogueur un
objet d’étude en soi. La marque reprend le dessus sur la technique. La caméra qui enchâsse celle du
personnage de Marie est celle du parc, le visionneur regarde en même temps la vidéo et son making-of.
C’est ainsi que la technique du vlog est hissée en centre d’intérêt, comme un manuel adressé ou un
hommage rendu aux vlogueurs amateurs ayant publié des journaux de visite filmés sur les parcs.
La professionnalisation des youtubeurs est ainsi attestée par le travail d’identification des codes des
formats utilisés par les commentateurs de Disneyland Paris sur Youtube. Dans le même temps, ils sont
déconstruits et mis à distance. Par cette distanciation, le groupe de divertissement Disney dans son
ensemble est affiché comme un conteur d’histoires, maître des cordes sensibles de l’humanité, comme
le notait Serguei Eisenstein sur Walt Disney (1991). Disneyland Paris ne s’avoue pas vaincu contre
les genres de l’amateurisme du Web. En ajoutant des interviews d’employés du parc dans les vlogs de
Marie, alors intronisée dans les coulisses, l’entreprise assume sa longueur d’avance sur ses secrets par
rapport aux commentateurs externes.
25. Cette partie du parc représente la zone des studios de cinéma traditionnellement réservée à la réalisation des effets spéciaux
et aux hangars.
Le storytelling s’en trouve finalement tourné en ironie. Laurent Cayuela, dans les trois vidéos
consacrées aux techniques d’illusion utilisées dans les parcs (« Perspectives forcées », « Transitions »,
« Audio-animatronics »), nie de manière cartésienne tout effet naturel dans les parcs et invite à apprécier
les efforts investis dans le brouillage des sens : « vos sens vous trompent », annonce-t-il. Il appelle à
« remarquer quelque chose dont on ne se rend pas compte » (sic), ce qui s’inscrit dans la méthode
cartésienne. Dans le même temps, Laurent Cayuela ironise en admettant que ce qu’il raconte des récits
d’arrière-plan des sections des parcs « ne sont pas que des histoires ». Le jeu sur la polysémie du mot
histoire, à la fois dans son acception négative de mensonges et balivernes et dans son acception neutre
de fiction, construit une complicité dans le maintien forcé d’une relation de conteur à auditoire, qui
rappelle que l’enchantement est le produit d’une « bonne volonté » mutuelle des clients et des employés
d’un parc, et non d’une perte de repère (Lallement et Winkin, 2015). C’est alors que les vidéos des
deux webséries révèlent leur rapport à la matérialité. Les histoires racontées sont des productions de
promotion touristique, appelant à mener l’enquête, vérifier et observer des détails par soi-même. Par
ce storytelling au carré, ironisé, la visite du parc est présentée dans les vidéos comme un acte cognitif
et non-manipulatoire.
Les deux webséries instituent une connaissance ordinaire des genres empruntés, ainsi que du story-
telling comme capacité à raconter des histoires. Les commentaires publiés sur les vidéos portent en
grande partie sur la forme. Les propos sur la forme peuvent consister à rejeter les emprunts faits
par Disneyland Paris aux pratiques de ses fans sur des chaînes non-officielles. Le parc n’est alors
pas perçu comme crédible dans sa mise à distance, alors que l’ironie produite pouvait écarter les
critiques manipulatoires. Les propos peuvent au contraire se concentrer sur la manière dont le parc
s’est approprié les formats connus pour produire par exemple un « effet vlog »26 : « scénarisé, un vlog, ça
peut être cool »27. Le format est parfois reconnu dans sa forme mais dénoncé dans l’imitation excessive
d’un système économique réservé aux youtubeurs professionnels, notamment dans la demande du 41
personnage adressée aux visionneurs de cliquer sur le bouton « J’aime », alors qu’elle n’en dépend pas
en tant que personnage de fiction. La question du naturel est centrale dans les commentaires, quels que
soient les avis divergents. Les commentaires sont engagés sur la forme et l’intention. La vidéo peut être
assumée comme promotionnelle et analysée à travers son ingéniosité et son esthétique. Ou alors, elle
est dénoncée à partir du modèle économique qu’elle décrit fictivement, et, pour les commentateurs,
qu’elle cautionne : celui des séjours offerts dans les parcs aux publics dits « influenceurs ». L’entrée
dans le contenu se fait alors sur le mode moralisant (Odin) et est déterminée dans ce cas précis par
l’empreinte et l’emprunt du genre du vlog, associé à la « réalité » et au « quotidien », ainsi qu’à un
modèle économique, celui de la plateforme Youtube.
26. Commentaire de l’utilisateur au pseudonyme Fabrice Clément, sur une des vidéos de Noël mettant en scène Marie.
27. Idem.
Marie, ce sont les péripéties, mais aussi la chronologie d’une visite possible, divisée en activités : attrac-
tions, restauration, spectacles, achats, collation, qui introduisent une part d’information, correspondant
fidèlement au rubriquage de la brochure de Disneyland Paris. Comme nous l’avons décrit plus haut,
les aventures de Marie sont prises en charge par le récit de l’activité de vlogueuse, et, à niveau encore
supérieur, par le parc qui s’impose comme une marque. Plusieurs titres d’épisodes de Il était une fois
sont à la fois une description du lieu choisi du parc comme sujet du documentaire mais aussi une idée
de l’effet produit par la vidéo elle-même : « La petite histoire d’une grande attraction », « World of
Disney : une invitation au voyage », « Deux histoires qui n’en font qu’une » contiennent dans leur titre
des termes qui se réfèrent à la fois à l’objectif du lieu et à un acte énonciatif (invitation, polysémie
d’histoire). En forgeant à la fois l’attente propre au genre de la série et un découpage, le savoir est à la
fois construit en récit et découpé en catégories fonctionnelles pour la visite. Mais cette remarque ne
suffit pas à comprendre le récit comme puissance et valeur revendiquées. En quoi le récit est-il montré
comme efficace et pragmatique ?
La première caractéristique de la compétence que s’attribue Disneyland Paris est la production
d’événements, ce qui est, pour Daniel J. Boorstin, une contradiction dans les termes. L’auteur utilise
donc le terme de « pseudo-événement » pour désigner la fabrication d’un événement destinée à créer
de la valeur (Boorstin 1963).
Les deux vidéos de remerciements de Il était une fois en sont un exemple particulier car elles ne
reposent pas sur la description d’un objet extérieur mais à l’autocélébration d’un succès et d’une relation
aboutie entre un format et un public. Dans une visée comique, Marie, fait mine de se faire écraser par
le convoi hippomobile dans la rue principale du parc en criant face à la caméra. En se promenant,
elle déclare chercher en préambule un moyen de fêter Noël entre amis. À cette déclaration succède
immédiatement un plan sur l’entrée de Disneyland Paris où elle mime le hasard d’être tombée sur
42 le « lieu idéal ». Sa certitude énoncée par la phrase « ça va être magique », ainsi que les défis volon-
taires et listes d’activités qu’elle se donne pour anticiper son désir de consommer, contribuent à une
construction contrefaite et représentée du plaisir de la visite, devenue une compétence à faire advenir
l’expérience. Le sérieux est écarté : Marie joue l’incompréhension pour se surprendre elle-même et
« mener l’enquête » (selon ses mots), afin de comprendre comment Noël peut se conjuguer à la Tour
de la Terreur, attraction dont le thème est la disparition mystérieuse et macabre d’un groupe d’êtres
humains. Le storytelling est ainsi, comme l’enchantement, dans la bonne volonté, la compétence. Il
est une manière de faire plutôt qu’un message informatif. Il s’affiche ainsi comme une action plaisante
et détachée, un processus neutralisable, plutôt qu’un résultat réductible à une quelconque substance.
Dans le corpus, le storytelling est en effet mis en récit comme un dispositif, un espace de communi-
cation. Sont mis en scène les rapports au public, l’affirmation d’une écoute, à travers des corrections,
des erreurs, des références aux querelles de fans qui s’invitent dans les récits de Laurent Cayuela.
Le storytelling est donc bien, conformément à l’hypothèse de départ, à la fois le canal de circulation
et le sujet d’une conversation construite par les formats empruntés dans un répertoire propre non
seulement à Youtube mais à des formes de médiation de Disneyland Paris déjà mobilisées par d’autres
producteurs de contenus.
Deuxièmement, le storytelling n’est pas montré, dans l’éditorialisation de ces vidéos, tant dans la
forme que le contenu, comme une pratique professionnelle honteuse. Il se chiffre et se déchiffre, avec
une apparente simplicité. La prise de parole a comme effet immédiat de donner le sens univoque d’un
objet et d’un endroit : le déchiffrage est figé. La série Il était une fois et les Noëls de Marie se rapprochent
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DES EXPERTS AU ROYAUME DU STORYTELLING :
DISNEYLAND RACONTE SON ART
en ce sens des conclusions de la recherche doctoral de Thibaut Clément (2012) : les concepteurs des
parcs et autres contributeurs des scripts émettent des hypothèses sur les visiteurs. Ces hypothèses
se concrétisent dans le rapport distancié décrit plus haut ainsi que par l’abondance de détails et une
esthétique pointilliste. L’objet est dépourvu de naturalité, confirmé dans son intentionnalité, alors que
la soirée d’inauguration d’Euro Disney en 1992 cherchait à justifier la présence toute logique d’un parc
Disney en Europe, continent des contes de fées et terre des ancêtres de Disney, traditionnellement
signalés comme originaires d’Isigny-sur-Mer dont aurait dévié le nom Disney.
C’est ce point de l’esthétisation du storytelling qui attire particulièrement la sensibilité des commen-
tateurs. Le public exprime clairement sa connaissance du storytelling comme pratique professionnelle.
Trois postures comme autant de réponses à la reconnaissance de ce storytelling au carré, forme
de narration et objet de l’histoire, sont observables. La première posture est l’adhésion affective à
l’intention communicationnelle, la vidéo étant un support-prétexte à l’émerveillement. La deuxième
s’assimile à l’expression de la compréhension esthétique du dispositif proposé : l’emprunt du format à
des visées promotionnelles est commenté. Enfin, la posture de rejet rappelle le spectre manipulatoire
du storytelling, comme un signe publicitaire sans intérêt communicationnel au sens d’échange social,
l’esthétique étant accusée de gratuité. Les observations confirment le pouvoir des formes sociales,
ici du storytelling et des formats empruntés, pour asseoir la valeur d’un contenu. La mise à distance
esthétise le storytelling et le hisse en compétence et en prétexte à commentaires, sans effacer la
mémoire sociale de ces formes.
Troisièmement, le storytelling comme compétence apparaît comme la maîtrise de l’utilisation de
formats empruntés et adaptés à une énonciation de marque. Les commentaires postés sur la vidéo
en sont les premiers témoins, soulignant la propreté des effets, voire la « magie » apportée par l’inter-
vention d’une équipe censée mettre en valeur l’activité du vlog menée par le personnage de Marie.
43
Au lieu de la légitimation par l’innocence observée par Caroline Marti dans les postures d’autorité des
marques (Marti et Jeanneret, 2019), le corpus fait apparaître le storytelling comme un genre, résultat
d’un travail esthétique potentiellement normé, dans la mesure où il est sublimé par l’aveu de l’impureté,
en miroir, dont découle la légitimité. Les positions des commentaires postés sous les vidéos ne sont
pas dénuées d’oppositions axiologiques, même si elles sont unanimes dans le cas de Il était une fois,
qui s’adresse à un public déjà conquis. Les diversités d’opinions ne doivent pas masquer que le propos
des commentaires se concentre sur la compétence esthétique de Disneyland Paris, et sa manière de
structurer le contenu en narration. À partir du moment où le mode engagé pour entrer dans l’objet
est celui de la promotion, stimulé par les opérations de mise à distance observées plus haut, la forme
devient prioritaire au rythme que le storytelling se dépolitise.
CONCLUSION
Notre parcours a permis d’apprécier les liens qui unissaient les parcs à thème et le storytelling.
L’approche sémio-pragmatique qui a été choisie a permis de saisir la manière dont les contenus éditoriaux
mettaient en scène le storytelling comme une pratique pouvant se prendre elle-même comme objet.
La mise en abyme ainsi observée crée des catégories de formats éditoriaux nouveaux. Dans la tradition
des perméabilités entre genres, le récit se documentarise en se mettant à distance, le documentaire
se spectacularise. Ce qu’a voulu montrer l’article, c’est d’abord la manière dont ces formats et figures
récupérés hissent le storytelling en compétence professionnelle valorisée positivement. Ensuite, c’est
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la manière dont le public est amené à se positionner dans la diversité des appréhensions rendues
possibles par le storytelling devenu à la fois objet et outil de discours dans un même contenu éditorial.
Le storytelling peut susciter une mise en récit reposant sur la mise en mouvement de ses propres
techniques. Cette valorisation est assurée par une instance de marque qui prend en charge une mise à
distance des formats d’autorité choisis. Les techniques du collage et de la mosaïque sont reprises dans
notre corpus par la présence de médias filmés par d’autres médias. Il résulte de cette réflexivité du story-
telling une valorisation énoncée par Disneyland Paris des techniques de représentation des savoirs, qui se
retrouve dans les différents niveaux d’expressions d’adhésion ou de suspicion des spectateurs des vidéos.
Si l’exemple de l’introduction suggérait une tentative de naturalisation des événements par le récit, les
exemples d’éditorialisation et de réception développés ici ont plutôt exhibé un storytelling artificialisé, au
service de sa propre déconstruction et de la valorisation d’une capacité à le produire et à le comprendre.
Les parcs, et spécifiquement Disneyland Paris dans notre étude, entretiennent une relation propre
avec le récit : il est le fonds de commerce des studios de Walt Disney, il est l’instrument d’une valeur
ajoutée à travers le mythe de son fondateur et de son empire (Bryman, 1995 ; Stewart, 2011), il est le
détail qui distingue un parc à thème d’un parc d’attractions, il est l’objet d’une profession qu’ont créée
les parcs à thème, chargés de rendre techniquement possible l’immersion dans un récit (Clément,
2012). Au niveau médiatique où se positionne l’étude, cette relation propre contribue à l’émergence du
storytelling comme objet et produit de la culture populaire. Le storytelling s’y prête particulièrement
puisqu’il permet de manier, par les choix éditoriaux, les jeux d’immersion émotive et de distanciation
critique ou comique, qui sont une constante des objets de la pop culture depuis les années 1960 (Jost,
2007). En suscitant des propos de spectateurs sur l’influence et la relation, le storytelling au carré, s’il
enrobe ses contenus de qualités techniques, ne perd pas son image d’acte énonciatif intentionnellement
pragmatique. C’est aussi en cela qu’il est approchable de manière originale comme un objet de culture
44
populaire et une forme d’archivage des savoirs.
Bibliographie
ALMEIDA N. d’ (2001), Les promesses de la communication, Presses Universitaires de France, Paris.
BAUDRILLARD J. (1981), Simulacres et simulation, Galilée, Paris.
BERARD Y., CRESPIN R. (2010), Aux frontières de l’expertise : dialogues entre savoirs et pouvoirs, Presses
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BOJE D. (2001), Narrative Methods for Organizational & Communication Research, Sage Publishers,
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BONHOMME M., ADAM J.-M. (2003), L’argumentation publicitaire : Rhétorique de l’éloge et de la
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BOORSTIN D. J. (1963), L’Image : Ou Ce qu’il advint du rêve américain, Julliard, Paris.
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BRYMAN A. (2004), The Disneyization of society, Thousand Oaks, London.
CLEMENT T. (2012), « De la mise en récit de l’environnement et de ses usages cognitifs, sociaux et
techniques : le cas des parcs Disney », Paris 3.
46
Stéphanie MARTY
Université Paul Valéry (Montpellier 3) – LERASS
Résumé : La présente contribution interroge les stratégies de marques, et plus précisément le story-
telling publicitaire, au prisme des pratiques contemporaines des influenceurs. Elle met au jour différents
types de récits plateformisés, orchestrés par les marques, produits par les influenceurs, et ancrés dans
une dynamique de storyliving : un storytelling expérientiel, situé, dépublicitarisé et ludicisé. In fine,
cette contribution esquisse les contours d’une triade publicitaire contemporaine… dans laquelle brand
content (marques), self branding (influenceurs), et fanadvertising (publics) convergent pour donner
vie à une synergie promotionnelle.
Mots-clés : storytelling, storyliving, marques, influenceurs, brand content, self branding
47
Swipe ups and promo codes: when influencers give life to a brand-
oriented storytliving
Abstract: This contribution examines brand strategies, and more specifically advertising storytelling,
through the prism of the modern practices of influencers. It uncovers different types of storytelling,
orchestrated by brands, produced by influencers, and anchored in a storyliving dynamic: experiential,
situated, de-advertised and playful storytelling. Ultimately, this contribution sketches the contours of
a contemporary advertising triad… in which brand content (brands), self branding (influencers) and
fanadvertising (audiences) converge to give life to a promotional synergy.
Keywords: storytelling, storyliving, influencers, brand, brand content, self branding
INTRODUCTION
Marques, récits publicitaires, convergence, transmedia storytelling… Le paysage des marques a
largement évolué au fil des dernières décennies. Dans la présente contribution, nous nous penchons
dans un premier temps sur les travaux scientifiques étudiant les ressorts des stratégies publicitaires. Nous
constatons que ces travaux soulignent notamment le rôle stratégique donné aujourd’hui au storytelling…
mais étudient peu les formes de storytelling confiées, aujourd’hui, par les marques, aux influenceurs.
Nous choisissons donc d’interroger ce phénomène. Dans un deuxième temps, nous présentons le
socle méthodologique mis en œuvre pour étudier cette question : un corpus documentaire, dans
lequel nous regroupons 743 captures d’écran issues des comptes Youtube, Snapchat, TikTok de trois
influenceurs, recouvrant des situations et des pratiques hétérogènes. Enfin, la dernière partie de cette
contribution fait état des résultats émergeant du traitement des données et introduisant une nouvelle
forme de storytelling publicitaire.
de contenu thématique (Bardin, 2013). Nous cherchons à identifier, parmi les captures d’écran, des
similarités et des différences, à extraire des catégories, voire des formes communes. Cette démarche
nous permet de dégager, progressivement, différentes formes de storytelling introduites, par les influen-
ceurs, autour des marques, sur les plateformes Youtube, Snapchat et Tik Tok. Deuxième phase : nous
confrontons les éléments empiriques émergeant de l’analyse de contenu thématique à des questionne-
ments plus vastes, mis en évidence par des travaux académiques existants. Cette démarche nous permet
d’interroger les enjeux portés par les contenus identifiés durant la première phase.
Les diverses initiatives que nous venons de pointer révèlent que les influenceurs livrent, sur les réseaux
sociaux, un ensemble de contenus expérientiels (Marion, 2003) : plus précisément, des expériences concrètes,
des histoires vécues sur les marques, dans lesquelles ils se montrent en train de faire l’expérience de produits.
Ces contenus sont d’autant plus stratégiques qu’ils sont susceptibles de donner aux consommateurs une
idée de ce que sera leur propre expérience des produits. En outre, ces contenus renouvellent les discours
de consommateurs sur les marques, en introduisant de nouvelles formes de récits d’expériences, incarnés,
vivants, et plus proches en ce sens d’un storyliving que des formes classiques de storytelling.
troisième et dernière capture, l’influenceur raccroche un produit (sucettes) à l’un des événements qui
marque le calendrier de la société (Halloween). Cet ancrage des marques, par les influenceurs, dans
le scénario de leur vie quotidienne et dans le calendrier de la vie sociale, fait partie, selon nous, des
« marqueurs » d’un storyliving publicitaire, se caractérisant (notamment) par la production de récits
situés et contextualisés sur les marques.
Les pratiques identifiées dans la présente section esquissent les contours de narrations (sur les
marques) situées dans le récit de la vie quotidienne et contextualisées dans le récit de la vie de la société.
Des formes de consommation située dans un contexte micro (journée, quotidien) et/ou macro (société,
événements). Ces expériences situées, déployées par les influenceurs autour des marques, donnent vie
à une forme de storyliving : un storytelling publicitaire in situ (en situation) et en live (en temps réel).
snaps et des stories Snapchat. En effet, les snaps des influenceurs prennent la forme de captations
brouillonnes, sans cadrage ni montage, filmées en autofocus (mode selfie) ou en found footage (vue
subjective et image non stabilisée).
Ces différents aspects (registre de l’intimité, esthétique home made) peuvent donner aux contenus
publiés par les influenceurs un caractère authentique. Les influenceurs revendiquent d’ailleurs
fréquemment cette authenticité, en faisant de l’auto-bashing (auto-discréditation), dans une dynamique
proche des mockumentaries (documentaires parodiques) : ils plaisantent par exemple sur le manque de
style de leur tenue vestimentaire, sur le caractère approximatif du cadrage de leurs snaps… Ils soulignent
combien leurs stories (qu’ils qualifient de spontanées et sans artifice) sont authentiques, contrairement
à d’autres contenus digitaux, bien plus soignés, lissés, et travaillés. Ils soulignent combien leurs snaps
portent les stigmates de la vraie vie, se rapprochant en ce point des vidéos intitulées « internet versus
real life », opposant le caractère spontané des scènes de la vie réelle au caractère lisse, voire aseptisé
de certaines scènes apparaissant sur les réseaux sociaux.
Les captures d’écran ci-dessous (issues toutes trois de la plateforme Snapchat) permettent de percevoir
la façon dont les influenceurs racontent aujourd’hui les marques, dans une dynamique dépublicitarisée,
marquée par un registre de l’intime (au réveil, sous la douche…) et une esthétique de l’home made
(prises en auto-focus, dont le cadrage et la stabilisation restent approximatifs).
53
Si le registre de l’intimité et l’esthétique home made des snaps des influenceurs peuvent être assimilés
à une forme d’authenticité, ils peuvent également être associés à une forme de désintéressement de la
part des influenceurs. En effet, ces éléments (registre de l’intimité, esthétique home made) propres aux
snaps des influenceurs peuvent contribuer à dépublicitariser (Marti de Montety, 2013 ; Berthelot-Guiet
et al., 2014 ; Equoy Hutin, 2013) leurs placements de produits et leur storytelling sur les marques. En
d’autres termes, les snaps des influenceurs, en faisant apparaître des produits dans un quotidien mal
filmé, peuvent éviter la réticence des consommateurs à l’égard du matraquage publicitaire. En ce sens,
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en utilisant les stories d’influenceurs, les marques montrent leur capacité à s’adapter à l’évolution de la
réception des discours publicitaires par les consommateurs, dits de plus en plus réticents aux discours
publicitaires directs.
Bien sûr, de nombreux aspects relativisent l’idée d’authenticité et de désintéressement des
influenceurs. En effet, l’authenticité reste relative, dans la mesure où les influenceurs peuvent
travailler volontairement l’esthétique home made de leurs snaps et reconstituer les coulisses d’une
vie quotidienne inventée, afin de créer une illusion d’authenticité. L’idée de désintéressement
des influenceurs reste, elle aussi, relative : en effet, si leurs contenus peuvent prendre l’allure de
contenus désintéressés (car intimes et home made), ils restent des placements de produits et des
discours publicitaires. En témoignent notamment les nombreux marqueurs qui figurent sur les
snaps des influenceurs et redirigent vers les marques (tags de marques, fonctionnalité swipe up
permettant d’accéder par simple scroll à des sites web de marques, codes promotion permettant
d’amplifier le trafic de la marque…).
Ainsi, sur la plateforme Snapchat, les influenceurs donnent vie à des placements de produits,
ancrés dans une dynamique de storyliving : des histoires racontées depuis le registre de l’intime,
dans une esthétique home made, prenant parfois la forme de discours dépublicitarisés… tout au
moins en apparence.
55
une facette travaillée sur Youtube (à travers des contenus plus longs, plus scénarisés) ; une facette
spontanée sur Snapchat (à travers des contenus annoncés comme plus naturels, sans filtres) ;
une facette ludicisée sur TikTok (à travers des contenus ancrés dans le jeu et le divertissement).
Les influenceurs ne se contentent pas de faire circuler leurs placements de produits sur leurs diffé-
rents comptes RSN. En effet, ils font migrer leurs histoires sur les marques vers d’autres comptes RSN,
en taguant d’autres influenceurs (par la fonctionnalité @), en les invitant à faire des swaps Youtube
(échanges de produits), des lives sur TikTok (lives animés par des challenges, des battles, des pranks,
des duets), engageant des produits et des marques. Ainsi, tout en renforçant le storytelling des marques,
ils activent, élargissent, renforcent leurs stratégies de réseautage.
In fine, les influenceurs utilisent leurs placements de produits pour acquérir un capital de notoriété
(Beuscart et Mellet, 2015) et une réputation, qu’ils convertissent en passerelles de professionnalisation
(Kim, 2012), en trajectoires de consécration (Cardon et al., 2011) et en voies d’entrée alternatives dans
certains secteurs (Beuscart et Mellet, 2015). Ainsi, ils valorisent leurs placements de produits pour tisser
et concrétiser différents types de projets professionnels (création de leur propre marque, ouverture
d’un établissement, sortie d’un produit, parution d’un livre, apparition à la télévision, lancement d’un
spectacle…).
Ainsi, les influenceurs se montrent capables d’inscrire leurs placements de produits dans une
dynamique de rebonds permanents, entre leurs différents comptes RSN ou entre leurs propres comptes
et ceux d’autres influenceurs. De cette façon, ils rendent leurs récits sur les marques volontairement et
stratégiquement poreux, et ils assurent l’extension transmedia des marques et de leurs récits. En effet,
en faisant migrer et circuler leurs placements de produits vers d’autres comptes RSN, ils en amplifient
la viralité.
Les différents éléments abordés dans la présente section montrent que les influenceurs inscrivent 57
les contenus qu’ils produisent sur les marques dans des stratégies de self branding (Page, 2012 ;
Legendre, 2018) ou personal branding (Ben Amor et Granget, 2011) : en français, des outils de
promotion personnelle (Amato, 2016). En effet, ils utilisent leurs productions comme un affichage
de soi (Carré et Panico, 2012) leur permettant d’amplifier leur carrière professionnelle. Cet élément
signe un tournant majeur : les influenceurs peuvent utiliser leur contribution à la notoriété de
certaines marques comme tremplin pour amorcer une stratégie d’individus-marques (Allard, 2018),
assurant leur propre consécration. Il convient, là encore, d’éviter un écueil : celui consistant à décrire
les rapports entre marques et influenceurs via un panorama réducteur, affublant les influenceurs
du monopole de la stratégie.
En effet, selon nous, les différentes pratiques que nous avons étudiées révèlent avant tout l’habileté
contemporaine des marques et des influenceurs, qui convergent (Jenkins, 2013), collaborent aujourd’hui,
et donnent vie à de nouvelles formes de co-branding (en français : promotion croisée), prenant la forme
d’alliances reposant sur la rencontre fertile entre deux types de branding (brand content des marques et
self branding des influenceurs). Des collaborations réciproques, bilatéralement fructueuses, soulignant
la propension des marques et des influenceurs à développer des actions contingentes particulièrement
résilientes (Vogus et Sutcliffe, 2007) et adaptées aux transformations sociétales. Des collaborations
stratégiques révélant l’habileté des marques et des influenceurs, et leur capacité à saisir les opportunités
offertes par l’ère de la convergence et de la « spreadibility » (Jenkins, 2013).
Ces formes de collaborations et de co-branding ne sont toutefois pas exemptes de polémiques,
En effet, à l’ère des fake news, les communautés en ligne se montrent particulièrement critiques,
notamment à l’égard des contenus produits par les influenceurs. Parmi les commentaires qui émergent
à l’égard de ces contenus, de nombreux internautes remettent en question l’authenticité, l’impar-
tialité, l’intégrité des influenceurs. Ils les accusent de ne pas être authentiques, d’être corrompus et
instrumentalisés par les marques, d’être rémunérés pour livrer des expériences faussées, biaisées,
car reposant sur des collaborations contractualisées par de copieux cachets. Ils pointent la prégnance
d’acteurs et de préoccupations économiques dans les pratiques des influenceurs. Ils accusent les
influenceurs de faire du matraquage promotionnel, du placement de produits dissimulé, de la
publicité déguisée. Ce dernier aspect secoue un certain nombre de questions juridiques. En effet,
les partenariats commerciaux sont légalement autorisés par la Loi pour la Confiance dans l’Économie
Numérique… sous réserve, toutefois, qu’ils soient clairement identifiables (verbalisés en description
d’une vidéo, en annotation sur des images…) afin de ne pas induire en erreur. Or, malgré cette
réglementation, les frontières entre vidéos sponsorisées et vidéos non sponsorisées sont en pratique
58 parfois floues… au point de motiver des enquêtes émanant d’associations de défense de consom-
mateurs, ou de la Direction Générale de la Consommation, de la Concurrence et de la Répression
des Fraudes (DGCCRF). Dans cette perspective, les influenceurs ont progressivement dû signaler
de plus en plus explicitement les contenus sponsorisés (le plus souvent via le tag « #sponsorisé »),
afin d’évacuer tout amalgame concernant leurs contenus.
Ces différentes polémiques donnent des pistes pour comprendre les propos de certains influen-
ceurs, qui choisissent de concerter (en amont) leurs followers sur les collaborations qu’ils envisagent
de faire… ou de s’exprimer (a posteriori) sur les collaborations qu’ils ont choisi de tisser. En effet,
face aux polémiques qui agitent les partenariats entre marques et influenceurs, certains influenceurs
décident parfois de réagir. Certains donnent des justifications, répondent aux questions et aux critiques,
en pointant le caractère qualitatif de leurs collaborations (intérêt pratique, intérêt général, dynamique
humanitaire…) ; ils donnent vie à des formes de méta-communication centrées sur l’explicitation du
travail mené avec les marques, leur manager, ou leur agence. D’autres dénoncent certaines formes de
collaborations, qu’ils associent à du dropshipping (vente de produits non qualitatifs, à un prix majoré
par de copieuses marges) ; ils soulignent que ce sont ces pratiques qui peuvent être à l’origine du
regard parfois péjoratif porté sur les influenceurs.
Au-delà des polémiques dont elles font l’objet, les collaborations entre marques et influenceurs
s’actualisent aujourd’hui dans une forme de storyliving… renouvelant les formes de storytelling et
reconfigurant la morphologie des stratégies publicitaires. Il convient toutefois de ne pas occulter le rôle
crucial joué par les internautes dans ces nouvelles formes de campagnes publicitaires.
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« SWIPE UP » ET « CODES PROMO » : QUAND LES INFLUENCEURS
DONNENT VIE À UN STORYLIVING DÉDIÉ AUX MARQUES
4.4. Fanadvertising
Dans le cadre du storyliving, les marques jouent sur la notoriété des influenceurs, stars du digital
(Maire, 2019), et sur des récits expérientiels, situés, dépublicitarisés, ludicisés… pour stimuler l’intérêt
des internautes et les inciter à s’exprimer, à prendre la parole sur les marques. En effet, les influenceurs
multiplient les initiatives pour activer et faire participer les internautes. Ils les encouragent à réagir à
des contenus (liker, commenter, légender, screener, taguer, partager…) ou à produire de nouveaux
contenus (photos, pics, vidéos mettant en scène des produits). Ils invitent les followers à s’exprimer, via
des sondages, des votes, des questions (sur des préférences, des habitudes, des marques, des produits,
des collaborations…). Cette forme de consultation active et ludique des followers n’est d’ailleurs pas
sans rappeler la mouvance des vidéos intitulées « Instagram contrôle ma vie », dans lesquelles les
influenceurs laissent les followers régir leur quotidien (journée, repas, achats, décoration…).
Afin d’inciter les followers à participer, les influenceurs usent de différents ressorts. L’un de ces
ressorts est la curiosité. En effet, les influenceurs utilisent le teasing afin de susciter la curiosité des
followers (décompte avant le dévoilement d’une collaboration, décompte avant la sortie d’un nouveau
produit, photos mystères de colis non déballés, visuels en partie masqués…). Ils étiquettent certains
de leurs contenus comme des spoils (afin de susciter l’attention) ou divulguent des exclusivités RSN
(offre inédite, diffusée exclusivement sur les réseaux sociaux, en avant-première, avant les médias
traditionnels). Outre la curiosité, nous identifions un autre ressort mobilisé par les influenceurs : la
gratification. En effet, ces derniers initient fréquemment un système de participation récompensée,
consistant à gratifier les followers les plus actifs ou réactifs : une offre limitée aux 100 premières utili-
sations d’un code promotionnel, un cadeau pour le 100 000e abonné, les meilleures participations de
followers publiées et taguées par l’influenceur, les meilleurs followers followés par l’influenceur… En
leur offrant une visibilité, ils incitent par la même d’autres followers – en quête de visibilité – à s’engager 59
dans la même voie. Outre la curiosité et la gratification, les influenceurs jouent également sur un autre
ressort pour faire participer les publics : la créativité. En effet, ils réinjectent fréquemment des récits
médiagéniques (Marion, 1997 ; Aubrun et Bihay, 2015) ou des contenus jouables et bricolables (De
Certeau, 1990) – des filtres, notamment (Allard, 2018) – pour inciter les publics à participer, dans un
registre créatif, à l’existence de la marque.
A travers les différentes initiatives que nous venons de pointer, nous comprenons que les marques
chargent les influenceurs de déployer un storytelling participatif, dans lequel les internautes ont la
part belle. Les influenceurs redoublent d’efforts et d’inventivité pour initier ce type de storytelling
participatif, volontairement poreux, incitant les internautes à prendre la parole sur les marques. Ces
participations s’avèrent particulièrement stratégiques : en effet, lorsqu’ils participent, les followers
peuvent tout à la fois donner de la visibilité à des marques, contribuer à leurs récits publicitaires, et
participer à l’émergence de communautés de marques. Ces différents aspects stratégiques permettent
de saisir les raisons qui peuvent amener les marques à encourager – puis exploiter (Wipperfürth, 2005)
– les participations d’internautes.
Les influenceurs déploient ainsi des stratégies de community management (Galibert, 2014) et un
management de la participation (Stenger et Coutant, 2015) consistant à animer – voire encadrer –
stratégiquement la participation des communautés en ligne (Charest et al., 2013 ; Stenger et Coutant,
2015). Ils déploient une stratégie publicitaire transmedia, consistant à solliciter – et exploiter – les
communautés en ligne (Divard, 2013 ; Stenger et Coutant, 2014) comme des collaboratrices, des outils
© Editions ESKA 2021
N° 1/2021
de promotion (Bourdaa, 2016) et des supports de valorisation (Dupuy-Salle, 2010) des marques. Ils
donnent ainsi un nouvel écho au customer empowerment (Bonnet, 2014 ; Morrongiello, 2014).
Ces initiatives esquissent de nouvelles formes de campagnes publicitaires, co-créées par les marques,
les influenceurs et les communautés en ligne (Duvernay, 2011 ; Parmentier, 2017). Au cœur de ces
campagnes, les marques multiplient les initiatives pour faire participer les influenceurs et – par extension
– les consommateurs, afin de stimuler un brand content (Mallet et al., 2013) nourri à la fois de la
notoriété des influenceurs et de la participation des internautes (Lozano-Delmar et al., 2013 ; Bourdaa,
2016). Ainsi, les influenceurs sont activés (par les marques) comme des intermédiateurs marchands…
puis les consommateurs (activés par les influenceurs) deviennent à leur tour de nouveaux intermédia-
teurs marchands, ambassadeurs de la marque et de son récit publicitaire.
Ces éléments secouent à la fois le récit publicitaire (longtemps appréhendé comme un récit élaboré
exclusivement par les marques) et la figure du consommateur (longtemps assimilé à une foule passive)
(Tchakhotine, 1952). En effet, à l’ère des RSN, à l’heure des vlogs, des snaps et des TikTok, les consom-
mateurs ne sont plus réduits à des cibles passives (Beauvisage et al., 2013). Ils se révèlent force de
proposition, actifs, créatifs, voire bricoleurs (De Certeau, 1990) à l’égard des marques, et se montrent
capables de contribuer à leur brand-content (Mallet et al., 2013). Avec le développement du web parti-
cipatif (Cardon, 2010), ils deviennent des « ambassadeurs », « évangélistes des marques » (Cova, 2017),
acteurs volontaires de la narration publicitaire. Ils participent aux dispositifs discursifs déployés par les
marques et entrent en connivence (Deley, 2005), en convergence (Jenkins, 2013) avec ces dernières en
devenant des co-énonciateurs de leurs récits. Ces constats rappellent la participation contemporaine
des consommateurs à la carrière des marques, à travers des pratiques de relocalisation initiées via des
médias connectés. Ils rejoignent les nombreux travaux soulignant la participation des communautés en
ligne à la construction du récit publicitaire (Chéreau, 2010 ; Akrout et Cathalo, 2015).
60
DISCUSSION
La présente contribution interroge les stratégies de marques, et plus précisément le storytelling
publicitaire, au prisme des pratiques contemporaines des influenceurs. Elle met au jour différents types
de récits plateformisés, orchestrés par les marques, produits par les influenceurs, et ancrés dans une
dynamique de storytelling, ou – plus précisément – une dynamique de storyliving (un storytelling
expérientiel, situé, dépublicitarisé et ludicisé).
© Editions ESKA 2021
« SWIPE UP » ET « CODES PROMO » : QUAND LES INFLUENCEURS
DONNENT VIE À UN STORYLIVING DÉDIÉ AUX MARQUES
Ces éléments renouvellent l’écosystème de la promotion des marques et esquissent les contours d’un
modèle promotionnel reposant sur un co-branding entre les marques et les influenceurs. Un modèle
promotionnel dans lequel les marques travaillent leur brand content et activent les communautés en
ligne, en recourant à une intermédiation, marchande et narrative, incarnée par les influenceurs.
Ainsi, en filigrane, notre étude cristallise les rapports complexes qui unissent les marques, les influen-
ceurs et les communautés en ligne. Elle rappelle que les marques orchestrent des stratégies de brand
content passant par des influenceurs… lesquels utilisent leur contribution au brand content des
marques pour renforcer des stratégies de self branding. Notre étude révèle en ce sens les stratégies
de cooptation des marques et les stratégies de conversion de notoriété des influenceurs. Elle met en
lumière les collaborations stratégiques, les cohabitations pacifiques (Cardon, 2015) qui peuvent se
construire aujourd’hui entre marques et influenceurs, et la capacité de ces acteurs à ériger des formes
de co-branding, reposant sur la rencontre fertile du brand-content (des marques) et du self branding
(des influenceurs).
Plus largement, la présente contribution montre que des acteurs particulièrement hétérogènes
(marques, influenceurs, agences, communautés…) interviennent dans l’existence des marques, et
développent des stratégies diverses, consistant le plus souvent à exploiter, chacun à leur façon, un
contexte sociétal favorable à la créativité visible et rentable (Jahjah, 2017). Ces stratégies, identifiées
dans la présente contribution, forment un réseau au maillage dense. Elles esquissent l’écosystème de la
promotion des marques : un écosystème complexe, constitué de multiples parties prenantes (marques,
influenceurs, agences, communautés) susceptibles de faire ou défaire la réputation des marques (Isaac,
2020). En démêlant l’épaisseur des relations qui se tissent, aujourd’hui, autour de la promotion des
marques, notre étude rappelle combien les Sciences de l’Information et de la Communication permettent
d’éclairer les stratégies complexes qui se font jour dans la société contemporaine.
Enfin, notre travail rappelle que si les influenceurs prennent de plus en plus la parole (sur les marques, 61
les produits notamment), c’est en réponse à une nouvelle demande, à de nouveaux rapports aux
marques et aux produits, à de nouveaux modes de consommation (Carbone et al., 2016). En effet, les
pratiques d’influenceurs explorées dans la présente contribution se développent en miroir des phéno-
mènes contemporains qui secouent aujourd’hui le secteur de la publicité, et notamment en miroir de
l’avènement des médias connectés, qui reconfigurent la morphologie de la promotion des marques.
En ce sens, les pratiques identifiées dans le présent propos sont à la fois porteuses et révélatrices de
profondes transformations sociétales.
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Maria-Beatriz SALGADO est maître de conférences HDR en droit privé au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM).
Directrice du Master Droit de l’entreprise du CNAM, elle est membre du laboratoire de recherche LIRSA (EA 4603). Elle est
également auteur d’autres ouvrages et de nombreux articles en droit des affaires.
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Amaia ERRECART
Université Sorbonne Paris Nord – LabSIC
Résumé : Cet article vise à explorer les formes et les fonctions du récit au sein d’une grande ONG
spécialisée dans la défense des droits humains, Amnesty International France, à partir d’un corpus
d’entretiens et d’un ensemble de textes recueillis sur son site Internet institutionnel. S’inscrivant en
sciences de l’information et de la communication et mobilisant l’analyse de discours, notre approche
des formes narratives à l’œuvre dans les discours étudiés s’appuie sur l’analyse des rhétoriques, des stra-
tégies argumentatives, des logiques de présentation de soi ou d’ethos, selon trois axes qui sont autant
de fonctions du récit au sein de l’ONG : la construction identitaire, la transmission et l’enchantement.
Mots-clés : récit, ONG, identité, transmission, enchantement, analyse de discours 67
Si, comme l’écrivait Roland Barthes dans son article fondateur de l’analyse structurale des récits, « il n’y
a pas, il n’y a jamais eu nulle part aucun peuple sans récit ; toutes les classes, tous les groupes humains
ont leurs récits » (Barthes, 1966, 1)1, on tend à considérer aujourd’hui qu’il n’est pas d’organisation
1. Nous retrouvons la même idée d’une omniprésence du récit dans les sociétés humaines sous la plume de Michel de Certeau :
« Du matin à la nuit, sans arrêt, des récits hantent les rues et les bâtiments » (de Certeau, 1980, 312).
sans récit. Les travaux abondent en effet, depuis quelques décennies, pour interroger ce lien entre
organisations et récits, à partir de la perspective philosophique de Paul Ricœur autour de la construction
de l’identité narrative (Ricœur, 1988) ou celle de Jean-François Lyotard sur la crise des « métarécits »
(Lyotard, 1979), de la sémiotique narrative greimassienne (Greimas, 1991), de la communication organi-
sationnelle (D’Almeida, 2001 et 2004 ; Giroux et Marroquin, 2005 ; etc.) pour ne citer que ces approches.
Or, si la communication narrative des entreprises est fréquemment traitée, les organisations associa-
tives – qu’il s’agisse des associations ou des organisations non gouvernementales (ONG) – sont très peu
abordées en tant que foyers de récits, à visée externe ou interne. C’est précisément la perspective de cet
article, qui vise à explorer les formes et les fonctions du récit au sein d’une grande ONG spécialisée dans
la défense des droits humains, Amnesty International France, entité française du mouvement mondial
Amnesty International, à l’histoire déjà longue, actuellement en pleine croissance, professionnalisée,
tout en se présentant comme une « association de militants ». Notre approche de ce terrain est double,
dans la mesure où elle s’appuie d’une part sur un corpus de 25 entretiens semi-directifs réalisés en 2017
au secrétariat national d’AIF à Paris (avec des membres choisis pour la diversité de leurs profils), d’autre
part sur un ensemble de textes recueillis sur le site Internet institutionnel de l’ONG, en nous intéressant
tout particulièrement aux sections dédiées à l’identité et à l’histoire de l’organisation.
Notre recherche, qui s’ancre en sciences de l’information et de la communication, mobilise l’analyse
de discours (Krieg-Planque et Oger, 2010 ; Bonnafous et Krieg-Planque, 2013) afin d’allier l’étude des
stratégies communicationnelles et celle des matérialités langagières. Telle est notre perspective en effet
dans notre exploration des ressorts et enjeux du « récit amnestien » dont nous voulons mettre au jour
les caractéristiques et singularités. Notre approche des formes narratives à l’œuvre dans les discours
constituant notre corpus s’appuie ainsi sur l’analyse des rhétoriques, des stratégies argumentatives,
ainsi que des logiques de présentation de soi ou d’ethos (Amossy, 2010), en structurant cette analyse
68 autour de trois axes qui sont autant de fonctions du récit au sein de l’ONG Amnesty International : la
construction identitaire, la transmission et l’enchantement.
C’est bien dans cette perspective, sémiotique, que nous situons notre approche des organisations,
associatives en l’occurrence. Si les organisations constituent des « univers de sens », elles peuvent être
qualifiées de « “machines sémiotiques” à cause de leur incessante production de sens et de textualités, à
l’intérieur comme vers l’extérieur » (Catellani et Versel, 2011, 7). On peut par conséquent les considérer
comme des lieux de production de discours et tout particulièrement de discours relevant d’un genre
particulier, le genre narratif.
Cette perspective met au centre de la réflexion la notion de récit, que l’un de ses théoriciens,
Jean-Michel Adam, définit de la façon suivante :
« Pour qu’il y ait récit, il faut d’abord la représentation d’une succession temporelle d’actions, il faut
ensuite qu’une transformation plus ou moins importante de certaines propriétés initiales des actants soit
réalisée ou échoue, il faut enfin qu’une mise en intrigue structure et donne sens à cette succession d’actions
et d’événements dans le temps. La réalisation de cette dernière condition permet de ne pas confondre un
récit proprement dit et une simple description ou relation d’actions ou le portrait d’un personnage par ses
actes » (Adam, in Charaudeau et Maingueneau, 2002, 484).
Un récit serait ainsi caractérisé par la « succession d’événements, la notion de processus et la transfor-
mation des prédicats dans le temps » (D’Almeida, 2004, 27). Que l’on se réfère au courant narratologique
comme Jean-Michel Adam, ou herméneutique comme Paul Ricœur, la dimension temporelle de la
récitation y est donc centrale, comme permettant de « réconcilier des temporalités et des ordres
disjoints » (ibid.).
Si l’on s’est soucié de la forme narrative dès Aristote, comme le rappelle Roland Barthes (Barthes,
1966, 1) – la Poétique apparaît en effet comme une théorie de l’art de composer des intrigues ou
« muthos » –, c’est autour du récit que s’est développé le courant narratologique qui tend à renou-
veler depuis une vingtaine d’années les sciences de l’information et de la communication dans leur 69
compréhension de la communication organisationnelle et des médias. Cette approche est apparue
dans le champ anglo-saxon, notamment en Amérique du Nord, dans les années 19802, puis a essaimé
peu à peu sur le continent européen et notamment en France (Giroux et Marroquin, 2005). Mettant
la focale de manière inédite sur l’exploration du fait narratif dans les rhétoriques professionnelles, elle
considère le récit comme un acte de communication – soit le fait de raconter –, et la narration comme
la représentation d’une histoire, impliquant la sélection d’actions et d’événements successifs. Il s’agit
dès lors de formaliser et d’analyser le rôle de la narration dans les stratégies de communication des
organisations3. Ainsi, comme l’a montré Nicole D’Almeida dans ses travaux sur la communication
organisationnelle, « comprendre les organisations à partir de leurs récits, les penser comme lieux d’une
production symbolique spécifique, revient à appliquer la narratologie à un univers nouveau, à première
vue éloigné des productions littéraires, artistiques ou médiatiques que cette discipline a permis de
comprendre d’une nouvelle manière » (ibid., 27).
Si Jean-François Lyotard voyait dans « l’incrédulité à l’égard des métarécits » une caractéristique de
la postmodernité (Lyotard, 1979, 7)4, le courant narratologique invite précisément à envisager « la
2. Citons notamment Fisher (1984 ; 1989) qui va présenter la narration comme paradigme de la communication humaine (« homo
narrans »).
3. Certains secteurs sont déjà bien documentés sur ce thème ; citons notamment le journalisme, la communication politique ou
encore les jeux vidéo.
4. « On tient pour postmoderne l’incrédulité à l’égard des métarécits […]. La fonction narrative perd ses foncteurs, le grand
héros, les grands périls, les grands périples et le grand but » (Lyotard, 1979, 7).
multiplication des récits économiques comme une alternative à la crise de ces grands récits fondateurs
et explicatifs de l’histoire humaine » (D’Almeida, 2004, 26). La philologue et philosophe Barbara Cassin
souligne ainsi « la résilience de ces mêmes grands récits, voire leur réinvention constante » (Cassin,
2018, 234-235). Reprenant la notion de storytelling, qu’elle définit comme « l’injonction narrative, la
mise en récit, le tout-récit », elle évoque le rapport entre le tout-récit et la fin des grands récits en des
termes proches : « le storytelling est la compensation par excellence à la peur que suscite la fin des
grands récits, un substitut » (ibid., 235).
On le sait, cette notion de storytelling a acquis une forte visibilité médiatique depuis la parution de
l’ouvrage éponyme de Christian Salmon (2007), ainsi que celui d’Yves Citton (2010). Précisons que
nous ne nous référons pas, toutefois, à l’approche de C. Salmon qui porte essentiellement sur les
quatre domaines traversés par le storytelling selon l’auteur : le marketing, le management, l’armée
et la politique, qui ne sont pas objets de notre étude. En outre, pour lui, le storytelling possède une
différence de nature avec « l’art du récit qui, depuis les origines, raconte en l’éclairant l’expérience de
l’humanité » (Salmon, 2007, 20), allant jusqu’à affirmer que « les nouveaux récits que nous propose le
storytelling, à l’évidence, n’explorent pas les conditions d’une expérience possible, mais les modalités
de son assujettissement » (ibid., 199). Notre approche consiste plutôt à privilégier la notion de récit,
envisagée comme une modalité du discours, participant de stratégies énonciatives et rhétoriques à
l’œuvre, qu’il convient de mettre au jour.
5. Ces verbatims figurant en italiques sont extraits des entretiens effectués dans le cadre de notre enquête.
6. Elle fait suite, selon les auteurs, à la première génération d’ONG, marquée par la « culture d’émancipation des “68” européens
et américains », qui invente le « sans-frontiérisme » moderne. La troisième génération (de 1989 à nos jours) ouvre, de son côté,
un « cycle de consécration et de fragilisation » (Pech et Padis, 2004, 13).
7. Le Conseil d’administration (CA) compte entre 12 et 15 membres élus par l’Assemblée générale pour un mandat de deux ans
renouvelable une fois. Il constitue « l’organe qui prend les décisions politiques et stratégiques pour la section française d’Amnesty
International » pour reprendre les propos d’un administrateur interrogé.
8. Cette enquête de terrain a été menée avec Vincent Brulois (LabSIC, Université Sorbonne Paris Nord).
13. Site Internet d’Amnesty International France, rubrique « Qui sommes-nous ? » : https://www.amnesty.fr/qui-sommes-nous
(consulté le 10 juin 2020).
14. Précisons qu’une reproduction de cet article de l’hebdomadaire The Observer, « The Forgotten Prisoners », du 28 mai 1961,
figure, encadrée, dans les locaux du Secrétariat national d’AIF à Paris.
l’on s’adresse non pas sous la forme impérative mais infinitive (moins injonctive). On peut rappeler en
outre que les pétitions15 et lettres de soutien sont des modes d’action emblématiques de l’ONG, qui
l’incarnent et l’ont fait connaître de par le monde.
Nous voyons ainsi se dessiner deux caractéristiques majeures de l’ethos narratif construit par AIF (qui
reprend ici des contenus figurant sur le site international du mouvement) : la rhétorique du combat
et celle de l’expertise ont une visibilité particulière dans l’ensemble du corpus et vont permettre de
relayer et d’entretenir le mythe fondateur.
La rhétorique du combat – et en l’occurrence du combat victorieux – en faveur des idéaux de justice,
de liberté et de respect des droits humains, s’exprime ainsi abondamment sur le site Internet d’AIF,
comme le montrent ces quelques extraits :
« On dit souvent “L’important c’est de participer”. Mais lorsqu’il s’agit de droits humains, l’important c’est
aussi de gagner. Nous voulons combattre, ensemble, pour sans cesse remporter des victoires, l’une après
l’autre. Car nous en remportons… » ;
« Notre organisation est née d’une première victoire : la libération de prisonniers d’opinion » ;
« Depuis plus de soixante ans, nous avons remporté des victoires pour la liberté, pour la dignité, pour la
justice » ;
« On se bat ensemble, on gagne ensemble » ;
« Un combat pour défendre les droits humains » ;
« Nous agissons pour exercer des pressions sur les décideurs » ;
« Chaque année, nous publions un rapport annuel qui dresse un bilan, pays par pays, de la situation des
droits humains. Ce rapport complète le travail que nous faisons au quotidien et permet de mettre l’accent
74 […] sur notre combat et nos victoires » ;
« Chaque ligne d’arrivée cache un nouveau départ, c’est pour cela que nous continuons à nous battre »16.
Nous voyons ici l’ONG peinte sous les traits d’un héros guerrier, dans un récit qui « met en scène
un passé rêvé et toujours glorieux », engageant une « perspective hagiographique » (D’Almeida,
2004, 31). Le ressort épique est ainsi présent dans ces discours, et l’on peut rejoindre Nicole
D’Almeida lorsqu’elle souligne que « le recours à l’histoire et la mobilisation du registre épique
confèrent aux organisations un supplément d’humanité et d’éternité », le genre épique engageant
« une logique de la distinction et une hiérarchie des valeurs » (ibid., 32)17. Si le thème du combat
est sans conteste partagé avec d’autres associations ou ONG, celui de la victoire caractérise en
propre Amnesty International. Sans doute peut-on y voir un lien avec l’expertise juridique qui
caractérise la structure et la définit ; un procès constitue une scène d’affrontement, dans lequel
chacune des parties aspire à la victoire.
15. On peut se reporter ici à la définition que donne Nathalie Heinich de la « forme pétition », « objet hybride, composite et, pour
cette raison, particulièrement intéressant d’un point de vue sociologique » (Heinich, 2017, 68) : à la fois spontanée et sollicitée,
collective et individuelle, constitutivement publique.
16. Site Internet d’Amnesty International France, rubrique « Qui sommes-nous ? » : https://www.amnesty.fr/qui-sommes-nous
(consulté le 10 juin 2020).
17. Rappelons qu’Aristote situait l’épique dans le genre aristocratique.
Si la rhétorique du combat est présente sur le site Internet d’AIF, elle l’est également dans les entre-
tiens réalisés, mais se trouve quelque peu supplantée par une rhétorique de l’expertise. En d’autres
termes, l’ethos héroïque et guerrier tend à être moins présent que dans les discours institutionnels, au
profit de la construction d’un ethos expert par les personnes interrogées. Le droit, l’expertise juridique
– rappelons que le fondateur d’AI, Peter Benenson était lui-même avocat – occupent ici une place
essentielle, sans cesse rappelée :
« AI a une identité particulière du fait que ce sont des avocats qui l’ont créée. Et des avocats sont centrés
sur le droit. On ne s’en écarte pas. C’est notre crédibilité » ;
« Je crois à la force du droit » ;
« On est capable de produire des rapports qui font référence, […] ce qui montre quand même qu’il y a une
très forte expertise chez AIF, on peut être fier ».
L’expertise est ainsi associée à l’identité de la structure, à sa crédibilité, garante de son autorité, mais
également synonyme de fierté d’appartenance pour les membres. Les expressions de « mine d’expertises
qui couvre le monde entier », « expertise extrêmement pointue qui fait la notoriété du mouvement »,
« un vrai travail de fond, indépendamment de la cause qui est défendue », « un sérieux, une expertise
et cette indépendance au niveau local » expriment non seulement l’adhésion, mais également une
véritable identification à ce qu’incarne le mouvement, au-delà des catégories d’appartenance. Le potentiel
rassembleur de la notion d’expertise est en effet à relier au fait que celle-ci est associée à la spécificité
même de l’association depuis ses origines : les juristes bénévoles qui lui ont donné naissance relèvent
de ce champ de l’expertise, juridique en l’occurrence, tout comme les professionnels salariés recrutés
par la suite. Il y a là un élément de continuité fédérateur pour l’organisation, susceptible de cimenter
le collectif. 75
Notons en outre la récurrence de deux métaphores dans les discours étudiés, renvoyant à la fois aux
catégories du droit et de l’expertise (quasiment confondues ici) : la métaphore corporelle de la « colonne
vertébrale » et celle, biologique, de l’ « ADN », comme dans les verbatims suivants :
« Amnesty, ce n’est pas notre propriété privée, il y a une histoire, il y a un avenir. On est plusieurs acteurs
dans le mouvement et le cadre est garanti par la cohérence de l’ensemble des actions. […] Amnesty, sa
colonne vertébrale, c’est le droit ».
« L’expertise, cela fait partie de l’ADN d’AI. Dès le début, il y a eu la volonté de se dire : “Il faut être crédible
si on veut être efficace”. Et pour être crédible, il faut être absolument inattaquable ! Et cela suppose d’avoir
cette expertise ».
Si la métaphore de la colonne vertébrale renvoie à l’idée de structure, de solidité, de stabilité qui
résiste au temps (le droit apparaissant comme ce qui « tient » l’organisation), celle de l’ADN, mobilisée
à de nombreuses reprises dans les entretiens, n’est pas sans s’inscrire dans le récit des origines.
Les deux évoquent un ancrage, des fondations solides, et semblent participer d’une recherche de
personnification, d’humanisation de l’organisation, qui d’actant, accède ainsi symboliquement au
statut d’acteur.
On voit ici que les rhétoriques du combat et de l’expertise qui construisent deux figures d’ethos
entremêlées, l’ethos héroïque et guerrier et l’ethos expert, procèdent de la recherche de construction
identitaire. Le récit des origines, fortement structurant et relevant du mythe fondateur, s’inscrit « dans
une perspective de continuité, de reconstitution, de mémoire » (D’Almeida, 2001, 31).
de l’ONG Amnesty International. Nous pouvons voir ainsi ce mouvement à l’image d’une « tribune
d’expertise militante », pour reprendre l’expression d’Odile Vallée (2017, 27).
« On veut une efficacité opérationnelle très forte, mais une vie démocratique intense » ;
« C’est justement le côté militant bénévole qui fait que l’organisation est forte. Ce ne serait pas un grand
mouvement s’il n’y avait pas autant de bénévoles ».
Rappelons qu’un militant, selon Jacques Hédoux, « volontairement ou explicitement se reconnaît,
fût-ce de manière contestataire ou conflictuelle s’il veut les faire évoluer, dans les finalités, buts, modes
d’organisation, et “style” d’être et d’agir de l’association. Le militant est un membre actif sur le plan
politique, organisationnel, pédagogique, matériel » (Hédoux, 1998, 169).
Autour de la figure du militant, comme incarnation des valeurs et du récit fondateur, se dessine ainsi
l’image d’une association comme « communauté politique » qui se constitue autour de l’ « affirmation
d’un bien commun supérieur qui fonde le sentiment subjectif d’appartenance » (Laville, 1996, 262-264). Le
militant, parce qu’il incarne l’histoire du mouvement, sa continuité, sa mémoire, agit comme un passeur
de relais, ayant un rôle de médiation et, par conséquent, de transmission du message, du récit associatif.
Marianne Doury au sujet des discours relevant de « l’appel à la pitié ». En l’occurrence, la dimension
du plaisir, associée au don, participe de cette rhétorique de l’enchantement, contribuant à humaniser
le discours par cette mobilisation du registre des émotions et des affects – comme en réponse à celui,
plus austère, de l’expertise juridique :
« Militer, ça veut dire qu’on peut aussi bien s’inscrire dans une démarche individuelle qu’une démarche
collective sans que ce soit une césure. Il y a aussi un aspect plaisir, un aspect convivial, une participation
volontaire. Militer, c’est aussi un lien avec autrui » ;
« S’engager, c’est donner de son temps. C’est un très beau cadeau qu’on nous fait, parce que le temps, on n’en
a pas beaucoup, c’est une denrée rare. Donc, il faut savoir répondre aux attentes des personnes. Elles viennent
pour être utiles, mais elles viennent aussi chercher autre chose. Il faut leur apporter du plaisir d’être là ».
Notons également le primat accordé à la parole – militante tout particulièrement – rappelé sans
cesse. AIF se présente comme une organisation où la parole, dotée d’un pouvoir performatif, s’exprime,
circule, conformément à l’exigence démocratique forte qui la caractérise depuis ses débuts. La parole
se traduirait ainsi en acte, en praxis : « C’est un mouvement dans lequel on débat. On débat, puis on
prend des décisions. Ensuite on applique ces décisions ».
On retrouve également la rhétorique de l’enchantement dans l’évocation de la nécessité d’une esthé-
tisation du discours institutionnel, sur le mode déontique (« il faut »), répété à plusieurs reprises, dans
l’extrait suivant :
« Il faut vraiment revoir nos codes de communication. Il faut que l’on revoie l’image qu’on diffuse. Il
faut qu’on incarne un peu plus ce qu’est Amnesty, qu’on voit les visages. Et on ne les voit pas… Il y a une
approche très misérabiliste des droits humains, alors que les droits humains, c’est aussi l’épanouissement.
C’est regarder ce bien commun qu’on a tous en héritage et qu’on partage. C’est universel, c’est indivisible,
78 c’est formidable ! On ne le cultive pas assez. On est en train de le développer, il faut qu’on fasse un peu
plus rêver parce que sinon, on fait fuir les gens ».
Cette rhétorique de l’enchantement contribue à créer la légende de soi (au sens étymologique du latin
legenda, « ce qui doit être lu et dit ») et à la faire vivre dans les discours. Notons ici que cette rhétorique
de l’enchantement militant est fréquemment associée à celle du combat déjà évoquée. Citons cet extrait
éloquent figurant sur le site Internet d’AIF : « Chaque pétition, chaque lettre, chaque partage, chaque
don, chaque action nous rapproche toujours un peu plus de la prochaine victoire. Et rien n’est plus
exaltant, plus palpitant, qu’une victoire. Le goût de la victoire nourrit notre envie de gagner, encore
et encore. Il nous emmène vers la prochaine, qui nous donnera l’énergie pour la suivante… »18.
Or, si un certain nombre de discours recueillis en entretiens font référence aux transformations
organisationnelles et managériales induites par la professionnalisation, notamment en ce que celle-ci
affecte les relations entre bénévoles et salariés, ils restent largement minoritaires et même absents
du site Internet de l’ONG. Domine très largement le récit permettant d’entretenir l’imaginaire à la
fois alternatif et héroïque que nous avons décrit, et d’opérer une « synthèse de l’hétérogène », pour
reprendre les termes de Paul Ricœur.
Ainsi, si l’on se réfère à l’analyse de Sylvain Lefèvre : « la plupart des engagés agissent conformément
aux injonctions managériales qui régulent leur organisation, tout en remplissant ces tâches sur le mode
18. Site Internet d’Amnesty International France, rubrique « Qui sommes-nous ? » : https://www.amnesty.fr/qui-sommes-nous
(consulté le 12 juin 2020).
de l’enchantement militant. Tout se passe donc comme si on assistait à une déconnexion des dimensions
objectives et subjectives du travail militant » (Lefèvre, 2011, 9).
Une organisation telle qu’AIF présenterait de plus en plus un « répertoire de mobilisation structu-
rellement ambivalent », dans la mesure où « la transformation managériale des ONG nécessite de la
part des acteurs de ne pas la percevoir ou la vivre comme telle ; au contraire, l’entretien des ressorts
du dévouement et de l’enchantement militants sont des conditions nécessaires à la fois à l’efficacité
organisationnelle et à l’adhésion des engagés » (ibid.). Une telle perspective est susceptible d’ouvrir
des pistes de réflexion stimulantes, aussi bien en termes organisationnels que communicationnels et
de stratégies rhétoriques.
CONCLUSION
Ruth Amossy et Roselyne Koren décrivent le discours institutionnel comme « le terrain par excellence
des interactions qui construisent les identités et régulent le corps social […] dans et par l’usage de la
parole » (Amossy et Koren, 2009, § 7). Par ailleurs, comme le souligne Philippe Juhem, évoquant les
productions discursives associatives – humanitaires en l’occurrence : « l’énonciation publique efficace
d’une position a un coût, notamment celui de la mise en forme du discours, de la mise en place de
l’organisation collective susceptible de le porter, de la constitution progressive de la crédibilité de ses
locuteurs et enfin celui qui résulte de la nécessité de présenter […] le résultat de l’action » (Juhem,
2001, 11).
Construction des identités, régulation du corps social, usage de la parole, mise en forme du discours,
constitution de la crédibilité des locuteurs : nous retrouvons ici les principales caractéristiques des
formes narratives objet de notre étude au sein d’Amnesty International France. En effet, si le recours
au récit permet de donner du sens, de créer du lien, en mobilisant à la fois des procédés d’héroïsation 79
et d’esthétisation, il vise la transmission de ce même récit – fondateur notamment – afin de créer de
la continuité, de construire la « légende » de l’organisation, sa mémoire collective. En tant que vecteur
d’imaginaires, voire de mythes, au sein d’une structure associative ayant connu une véritable trans-
formation managériale du fait de sa professionnalisation, il s’inscrit également dans un répertoire de
mobilisation et d’action qui n’est pas dénué d’ambivalence, et dans lequel l’entretien des ressorts de
l’enchantement militant conserve une prégnance manifeste.
Si le récit, dont nous avons pu explorer les formes et fonctions au sein d’AIF, contribue ainsi à
« alimenter la mythologie du monde-à-part » (Pech et Padis, 2004, 87), il permet également d’entre-
tenir la mémoire de l’organisation, de fédérer, de « réduire la polyphonie originelle à une seule voix »
(Amossy, 2010, 157), d’être le lieu du « rassemblement » et de l’unification discursive. Dans cette
perspective, se trouvent (ré)conciliés « politique de la justice » et « politique de la pitié », pour reprendre
les termes de Luc Boltanski (1993) empruntant lui-même à Hannah Arendt19 cette dernière expression,
ou encore registre du droit et de la justice et registre compassionnel (Fassin, 2010). Le dépassement
de ces catégories, associées au champ humanitaire mais que nous élargissons ici au domaine de la
défense des droits humains, constitue une singularité forte du récit amnestien, tout en en garantissant
la portée et l’audience.
19. « La compassion sans la justice est l’un des complices les plus puissants du diable », écrivait ainsi Hannah Arendt.
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