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Mauritanie du Sud : Conquêtes et administration coloniales françaises

1890-1945

NOTE DE LECTURE De Mohamadou Saidou TOURE (Thierno) : Paris, février 2009.


Titre : Mauritanie du Sud. Conquêtes et administration coloniales françaises, 1890-
1945.
Auteur du livre : Ibrahima Abou SALL (Ancien chef du Département d’Histoire de
l’Université de Nouakchott, ancien prisonnier politique, rescapé du bagne de Oualata)
Editions : Karthala, Paris, 2007, 815 pages.

LE FOÛTA TÔRO
En cette période des « Almamy », guides politiques et religieux qui « dirigeaient » le Foûta Tôro
depuis la « Révolution théocratique » de 1775, certaines provinces avaient à peine voix au chapitre,
celles du centre (le « Reedu Fuuta ») se taillant la part du lion, par leur sur-représentativité dans
l’instance d’élection et de destitution des chefs de l’Etat de la confédération.

Les Français, qui avaient à cœur le démembrement du Foûta Tôro, soutinrent et entretinrent les
velléités autonomistes des chefs politiques des régions périphériques qui « se considéraient
politiquement marginalisés ». La province la plus vulnérable et la plus proche du Waalo Barak, le
Dimat, fut annexée à la colonie du Sénégal par le « traité » du 18 juin 1858 ». La ratification de
l’annexion du Dimat à la colonie du Sénégal exposa son signataire, Abdoul Boli Kane, à de violentes
remontrances de la part des défenseurs de l’intégrité territoriale du Foûta Tôro. Quelques semaines
après la partition du Dimat, Abdoul Boli Kane fut assassiné pour avoir entériné la sujétion d’une
région du Foûta Tôro à Faidherbe. L’exemple de Dimat ne tarda pas à faire des émules. A son tour,
une autre province périphérique, le Tôro, demanda la protection de la France, sous la pression
de pillages des tribus guerrières maures du Brakna qui laissaient la confédération du Foûta Tôro
complètement désarmée.
Mais, ce sont surtout les rivalités, entre Abdoul Bokar Kane (de Dabiya, dans le Bossoya) et Ibra
Almamy Wane (de Mboumba, dans le Laaw) qui finirent par parachever la colonisation du
Foûta Tôro. Cette sourde rivalité, motivée par un appétit de préséance politique, plongea le Foûta
Tôro dans une guerre civile fratricide, dans laquelle des ligues, coalisées autour des deux chefs, ne
manquèrent pas de saigner à blanc un pays exsangue, déjà atrophié de deux de ses provinces : « Entre
1860 et 1890, le Fuuta Tooro vécut les périodes considérées les plus difficiles du régime des
almameebe. Une guerre civile fratricide donna l’occasion aux Français de réaliser la seconde phase de
leur programme. Cette guerre civile fut dominée par une succession de batailles dévastatrices qui
opposèrent le Boosoya d’une part, le laaw, le Yirlaabe et le Hebbiyaabe, d’autre part. Ces luttes
opposèrent principalement les parentèles rivales de ces provinces qui avaient pourtant des liens de sang
par des relations matrimoniales complexes qui caractérisent les familles des Toorobbe, des Aynaabe et
des Sebbe dans ce pays : les Wanwanbe de Mbummba (Laaw) alliés aux Aanaanbe de Pete (Yirlaabe
Jeeri) contre les Kanhanbe de Daabiya Odeeji, les Liidube de Cilony-kayhaydi, les Bahbahbe de
Asnde Balla, les Acacbe de Rinnjaw et les Salsalbe de Njafaan, etc.
Cette guerre civile a été surtout l’œuvre de deux hommes aux ambitions politiques démesurées et dont
les objectifs étaient tout sauf les intérêts de leur pays et des provinces qu’ils prétendaient représenter et
défendre. Ibra Almaami Wan et Abdoul Bookar Kan voulurent jouer chacun le premier rôle sur
l’échiquier politique du pays ». (page 112). Pour contrecarrer l’hégémonie du Bossoya, Ibra Almamy
Wane s’allia à la France, contre Abdoul Bokar Kane, qui avait opposé un refus catégorique à sa
demande légitime d’intégrer le cercle devenu restreint et fermé des familles électrices (« jaagorDe
Fuuta») : « Les trente-cinq almameebe que le Fuuta Tooro connut entre 1775 et 1890 étaient des
Toorobbe, issu tous du groupe des Lawakoobe. L’almaami était élu par le batu mawbe (grand conseil
des électeurs) composé de jaagorde ou grands électeurs qui représentaient initialement les huit
provinces (diwanuuji) du pays. Le souci du législateur était de créer un équilibre entre l’autorité de
l’almaami (pour l’empêcher de revenir à la monarchie) et les représentants des provinces. Après la
disparition du premier almaami Abdul Kaadiri Kan, la réalité du pouvoir politique fut entièrement
confisquée par les jaagorde qui avaient organisé son assassinat ; la fonction de jaagorgal qui était, dans
les principes, une fonction élective devint alors héréditaire et source d’enjeux du pouvoir et de crises
politiques. » (Page 72).
Aussi, sous l’instigation de Ibra Almamy Wane et de son allié Ismaïla Siley Aan, les provinces du
Laaw et de YirlaaBe, firent-elles sécession. Elles firent allégeance à la France, à laquelle les
dissidents prêtent main forte pour conquérir les provinces de leur pays qui n’étaient pas encore
sous protectorat français. Jusque-là la France était contrainte de surseoir à son dessein du maillage
télégraphique de la Vallée du Fleuve Sénégal, qui devait hâter la progression de sa « Marche vers l’Est
». En donnant, sans réserve, leur approbation à cette entreprise qui consacrait l’expansionnisme
français, les nouveaux alliés de la France donnèrent sur un plateau une opportunité inespérée de
conquête –le télégraphe- à la puissance impériale européenne. Ce à propos de quoi, Abdoul
Bokar Kane, partisan de l’indivisibilité et de l’intégrité territoriale du Foûta Tôro, ne se trompa
guère : « (…) nous ne serons jamais d’accord, tant vous permettez aux Keffirs (Chrétiens) de
venir chez vous pour y faire des cantons et diviser le pays. Du reste, vous leur avez déjà permis,
sans rien dire, de laisser faire le télégraphe depuis Podor jusqu’à Tebekouk (…) ceux qui
refusent comme nous seront nos amis ; ceux qui seront avec les keffirs et accepteront ce qu’ils
demandent seront nos ennemis. (…) Si vous voulez, il y aura un seul pays sans division, ni
séparation. » . (Extraits d’une lettre de Abdul Bocar Kane à l’attention de Ismayla Siley Aan,
allié des Français, qui leur transmit la lettre le 11 janvier 1879.)
Au gouverneur Brière de L’Isle, Abdoul Bokar Kane adressa aussi une lettre, dont la teneur
nationaliste -aux mobiles politiques et religieux inextricables- entrait dans le droit fil de l’argumentaire
de la résistance anticoloniale de ses contemporains, notamment celui des lettrés musulmans de sa
région. Abdoul Bokar Kane a, tout de même, une idée assez claire des rapports de force : « (…) les
lignes téléphoniques que l’on veut placer dans notre pays ne sont qu’un moyen de nous dominer
et changer notre religion. Si on emploie la force, nous quitterons notre pays et il ne sera plus
habité que par des chacals, car nous ne consentirons jamais à être les esclaves de personne. »
(Extraits d’une lettre de Abdul Bocar Kane à l’attention du gouverneur Brière de l’Isle) : La «
destruction des « fils du télégraphe » à Nguy « par des éléments du Mouvement de la Jeunesse du
Boosoya, que dirigeait [le] propre fils » de Abdoul Bokar Kane, ne tarda pas à mettre le feu aux
poudres. Toutefois, le sentiment de défiance à l’égard du colonisateur était trop prégnant, y compris
dans les provinces alliées à la France, pour que la conquête du Bossoya pût se faire sans accrocs. Entre
le soutien indéfectible de chefs acquis à la cause française et le déficit de ferveur de leurs peuples,
oscillant entre un enthousiasme tiède et une franche hostilité à la France, l’entreprise de parachèvement
de la conquête du Foûta Tôro essuya beaucoup de revers, dont l’assassinat de l’administrateur
colonial Abel Jeandet par Baïdy Kathié PAM ne fut pas le moindre : « Le 2 septembre 1890, cette
coalition fit assassiner à Haayre laaw Abel Jeandet. En août-septembre 1890, en pleine campagne
contre le Boosoya, Abel Jeandet avait reçu l’ordre de réunir un contingent du Tooro pour concourir, si
besoin était, à l’action du colonel Dodds, le commandant supérieur des Troupes de la colonie contre
Abdul Bookar Kan et Al Buri Njaay au Boosoya. (…) Des groupes opposés à la présence française
parcouraient la province pour convaincre les habitants à ne pas répondre à l’appel de
l’administration coloniale. Un jeune homme d’environ 24 ans du nom de Baydi Kacce Paam,
originaire de Giya près de Podoor, s’était fait remarquer particulièrement par son hostilité
contre le jagodin du laam Toor qui supervisait la levée d’une troupe dans le canton de Gede. (…)
A Haayré Laaw, Baydi Kacce tua d’un coup de fusil Abel Jeandet, en présence de Bubakar Abdul Kan
(…) L’ancien laam Tooro Sidiki Sall, Mamuudu Yero Sal et Bubakar Abdul Kan furent accusés de
complicité et arrêtés. Pour faire un exemple et dissuader toute velléité de révolte, un procès fut
organisé immédiatement à l’issue duquel Baydi Kacce fut exécuté le 10 septembre 1890 sur la place
publique de Podoor devant tous les chefs du Tooro. Comme il se vantait d’aller au paradis pour
avoir tué un « infidèle » l’administrateur en mission spéciale, Aubry-Lecomte, fit jeter son corps en
pâture aux crocodiles du fleuve et sa tête, mise au bout d’une pique, fut exposée à la place de
Podoor. Sidiki Sall et Mammadu Yero Sal furent pendus nus, cinq jours plus tard. Leurs corps furent
ensuite exposés à la même place de Podoor. Bubakar Elimaan Kan fut libéré, quant à lui, faute de
preuves ». Depuis Kaédi, où il avait établi le quartier général de ses campagnes militaires, Abdoul
Bokar Kane, soutenu par les tribus maures Twabir et Awlad Eli, fait des incursions sur les territoires
du Foûta Tôro assujettis à la France : il sera rejoint par le « bourba » de Djolof, dont le pays venait
d’être bombardé par la France. Mais, à l’aube du 29 juillet 1890, le feu nourri de la mousqueterie du
colonel Dodds plonge Kaédi dans une peur panique. Le « vieux Kaédi », le quartier de Touldé, se
réveille en débandade. Dans l’affolement et la confusion de la canonnade, Touldé fut pillé par ses
alliés Twabir : parmi les victimes, de nombreux Wolof venus soutenir leur chef, Al Bouri Ndiaye.
L’unité de front entre le bouillant chef de Bossoya et le « bourba » de Djolof fut rompue par les
mousquetaires du colonel Dodds. Chassé de son quartier général et replié dans l’Assaba, Abdoul Bokar
Kane n’en continue pas moins de lancer ses assauts sur des cibles stratégiques. Mais la ferveur initiale
qui avait salué les positions anticoloniales de Abdoul Bokar Kane ne tarda pas à se muer en hostilité
ouverte, à cause de ses embarrassants alliés, qui vandalisaient allègrement les habitants du Foûta
Tôro : ce qui réduisit – malgré les griefs de certains de ses compagnons bidhân- la fréquence de ses
opérations militaires, lesquelles, avaient, en effet, fini par prendre le tour de banales rapines, sans
lien crédible avec l’occupation française qu’il combattait. En promettant une rançon à qui-conque
éliminerait Abdoul Bocar Kane et en décrétant un embargo sur la rive droite du Fleuve Sénégal
pour « affamer » les tribus maures et les obliger à se débarrasser de leur intraitable hôte, la riposte
de la France fut imparable. Le 04 août 1891, tandis que Abdoul Bokar et ses compagnons «
quittaient la tente de leurs hôtes (…) et leur tournaient le dos pour se diriger vers leurs chevaux. »,
il est assassiné par Ould Ethmane, le neveu de Moukhtar Ould Moukhtar Ould Mohamed Chein, un
chef de la tribu des Chrâtit. Après la mort de Abdoul Bokar Kane, le Foûta Tôro devient [tout entier]
un « Territoire administratif de la colonie du Sénégal ». Désormais, les actes de résistance sont
insignifiants; mais, sous la cendre des territoires naguère indépendants pétillent encore, de manière
sporadique, spontanée et isolée, des étincelles anticoloniales. Il n’y a plus, à proprement parler, de
groupes sécessionnistes bien structurés face à un parti « unioniste » officiellement constitué ; mais on
retrouvait encore les « unionistes » (partisans de l’intégrité territoriale du Foûta Tôro) jusque dans le
cercle familial rapproché des familles régnantes alliées à la France. Abdoul Aziz Wane (frère et
successeur de Ibra Almamy Wane, l’auteur du traité du 16 mai 1880 qui plaça le Laaw sous
protectorat français) meurt assassiné par certains membres de sa propre famille, qui épousaient les
positions de Abdoul Bokar Kane : « Cette opposition familiale se traduisit d’ailleurs le 4 mars 1900
par l’assassinat du chef supérieur, Abdul Aziz Wane, perpétré par un de ses neveux, Mammadu
Biraan Wane et son cousin Demmba Daramaan Wane. (…) Deux jours après l’assassinat, Demmba
Daramaan et Mammadu Biraan se constituèrent prisonniers. Bookar Abdul, Gurmo, Bayla et Hammadi
Kuro, tous membres de la parentèle du défunt, furent arrêtés. Jugés à Kayhaydi. Les deux premiers
furent condamnés à mort et exécutés par décapitation à Mbummba le 11 mars 1900. Bookar Abdul
fut condamné à un an de prison ferme. Bayla, Gurmo, Hammat Kuro, mis à la disposition du
gouverneur général pour statuer sur leurs cas, furent acquittés, faute de preuves. »

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