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FORMATION

LES ORIGINES DU JEÛNE CHRÉTIEN

Par P. Kpandjé Florent Hippolyte


AGNIGORI, Dr

1
En élaborant cette réflexion sur le jeûne, de prime abord, il s'agit de faire
comprendre au lecteur que le thème dont il est question n’est pas un bien
réservé uniquement à la foi ou à la croyance chrétienne 1. Bien des hommes2
qui n’ont rien à voir avec la religion chrétienne ont su prôner ou appliquer, à
un moment précis de leur vie, la pratique du jeûne pour des raisons diverses.
Il n’est pas ici d'intention d’étaler les expériences de ces personnes. Il s'agit
surtout de vouloir s’inscrire dans la logique de la pratique chrétienne du jeûne.
Quatre points permettront de comprendre l’évolution du jeûne chrétien :
- Le survol vétérotestamentaire (Moïse, Elie, Esther…)
- La Nouveauté néotestamentaire (Notre Seigneur Jésus)
- La pratique du jeûne dans les premières communautés chrétiennes
- La compréhension et la pratique du jeûne aujourd’hui.

I- LE SURVOL VETEROTESTAMENTAIRE
1- Jeûne comme ordonnance de Yahvé
L’Ancien testament informe que le jeûne est une ordonnance de Yahvé lui-
même au jour du Yom Kippour (le grand pardon) dans le livre du Lévitique au
Chapitre 23,27-28 :
Le Seigneur parla à Moïse et dit : « C’est le dixième jour du septième mois
qui sera le jour du Grand Pardon. Vous tiendrez une assemblée sainte, vous
jeûnerez, et vous présenterez de la nourriture offerte pour le Seigneur. En ce
jour même, vous ne ferez aucun travail, car c’est jour de Grand Pardon où l’on
accomplit sur vous le rite d’expiation devant le Seigneur votre

1 Bien que le jeûne soit à la mode, il est pratiqué depuis des milliers d’années, que ce soit à travers
les religions et les cultures du monde entier, dans une quête de spiritualité ou de guérison. Le
jeûne est d’ailleurs l’une des approches les plus anciennes d’auto guérison. A ses origines le jeûne
au cœur des religions, était associé à la purification de l’âme (judaïsme, islam, Hindouisme,
bouddhisme, etc.). Mais certains guérisseurs et médecins ont vite observé les effets bénéfiques du
jeûne sur la santé. Aujourd’hui, il existe une multitude d’études, de forums et de livres relatant les
expériences menées pour évaluer les effets salutaires du jeûne.
2 Mohandas Gandhi (1869 - 1948), surnommé le Mahatma (‘grande âme’ en sanskrit), a joué un
rôle capital dans l’accession à l’indépendance de l’Inde, en utilisant systématiquement les
principes de non-violence et de désobéissance civile. Il a été un fervent adepte du jeûne
par conviction religieuse et pour se libérer des contraintes du corps.
2
Dieu. Quiconque ne fera pas pénitence ce jour-là sera retranché de son
peuple. »
Dans la loi juive, se trouve inscrit, dès le début, le jeûne pour expier les péchés
et revenir au Seigneur. On comprend que cette ordonnance doit être suivie
avec fermeté. C’est donc une exigence venant de la part de Dieu pour :
- Offrir de la nourriture pour le Seigneur. Le jeûne qui est privation permet de donner
à Dieu de la nourriture car il est le détenteur de tout bien. Tout lui revient donc. Ne
pas s’appliquer à cette ordonnance risquerait de remettre en cause la grandeur du
Créateur.
- Abstention de travail et soumission au rite d’expiation.
- Rite obligatoire.

Le Yom Kippour exprime une volonté de Dieu de purifier continuellement


son peuple et lui accorder ses largesses. C’est dans cette optique qu’Israël
pourra demeurer son épouse, son élue et sa protégée. Israël doit être pur
comme l’est Le Seigneur.
a- Moise dans la dynamique du Jeûne.
Les Saintes écritures font mention de Moise qui jeûne. Il jeûna à deux reprises
durant quarante jours et quarante nuits pour :
- d’abord recevoir les dix commandements3,
- et ensuite demander pardon au Seigneur pour le
peuple qui a adoré le veau d’or4.

On comprend ici que le jeûne est lié au don du


décalogue (loi de Yahvé) et au pardon donné par Dieu
au peuple. Il exprime plus amplement l’humiliation
devant Dieu. Cette conception des choses prendra
plusieurs formes selon les récits contenus dans
l’histoire israélite de l’Ancien Testament.

3 Exode 24,17-18 « La gloire du Seigneur apparaissait aux fils d’Israël comme un feu dévorant, au
sommet de la montagne. Moïse entra dans la nuée et gravit la montagne. Moïse resta sur la
montagne quarante jours et quarante nuits. »
4 Dt 9,18 « Je tombai à terre devant le Seigneur, et, comme la première fois, je fus quarante jours
et quarante nuits sans manger ni boire, à cause de tous les péchés que vous aviez commis : vous
aviez fait ce qui est mal aux yeux du Seigneur et ainsi vous l’aviez exaspéré. »
3
b- Le jeûne concernant d’autres figures de l’Ancien Testament.
Les illustres personnages à avoir pratiqué le jeûne dans l’esprit
vétérotestamentaires sont nombreux, mais nous voudrions ici nous
appesantir sur certains qui ont marqué l’histoire du peuple d’Israël. Avec
ces fils d’Israël, on saura qu’en dehors du Yom Kippour, on pouvait jeûner
pour des raisons diverses.
- Elie jeûna pendant quarante jours dans
le désert (1 Rois 19 : 8) pour sauvegarder
l’alliance et rétablir la pureté de la foi en se
rendant au lieu de l’alliance (En fuyant la
reine Jézabel).
- David jeûna fréquemment pour
exprimer sa douleur pour ses péchés (2
Samuel 12 :16-20 ; Psaumes 69 : 11 ;
109 :24).
- Daniel a jeûné à plusieurs
occasions pour fortifier son esprit, nourrir son âme et renouveler son corps
afin d’être toujours favorable à Dieu. (Daniel 1 :8 ; 9 :3 ; 10 :2,3).
- Esther a demandé aux juifs de jeûner avec elle, en arrêtant de manger et de
boire pendant trois jours (Esther 4 :16) pour la sauvegarde du peuple d’Israël.
- Esdras5 et Néhémie6 étaient tous les deux des hommes de jeûne et de prière
(Esdras 8 : 21 ; Néhémie 1 : 4).

5 Dans le chapitre 8 d’Esdras, nous voyons le peuple de Dieu utiliser le jeûne pour faire agir
la main puissante de l’Éternel en sa faveur. Esdras, choisi de Dieu pour diriger le retour de
captivité du peuple d’Israël, avait rassemblé environ 40 000 hommes, femmes et enfants auxquels
le roi de Babylone avait donné des richesses en grand nombre pour les aider à reconstruire la ville
de Jérusalem. Confrontés avec le terrible désert infesté de bandits et de voleurs, complètement
désarmés, que pouvaient-ils faire ? Immédiatement, ils revinrent à l’usage des méthodes que leurs
pères avaient utilisé avec tant de succès. Ils décrétèrent une période de jeûne. Ils jeûnèrent
sincèrement, et la puissance de Dieu se répandit parmi eux, les rendant capables d’arriver sains
et saufs à destination.
6 Dans le premier chapitre de Néhémie, nous trouvons cet homme priant et jeûnant pour
les murs détruits de sa ville. Comme résultat de sa prière et de son jeûne, Dieu influença le cœur
du roi pour lequel Néhémie travaillait. Le roi l’envoya à Jérusalem pour superviser la
reconstruction des murs. Cet homme obtint également la réponse de Dieu par le moyen du jeûne.
4
- Dans le livre de Joël, le prophète affirme que, lorsque le temps sont désespérés,
Dieu lui-même exhorte son peuple à chercher son aide et la manière de le
faire (Joël 2,12).
Avec ces fils d’Israël, on comprend que le jeûne est toujours en lien avec
un retour à Dieu. C’est une supplication pour avoir la faveur de Dieu. Dans
ces jeûnes, ce qui est premier, c’est la grandeur de Dieu qui est agissante.
c- Le jeûne inattendu de certaines personnes.
Le jeûne sortira du cadre des croyants et se verra même réalisé par certains
personnages inattendus de l’Ancien Testament :
- Le méchant roi Achab a reçu certaines grâces de Dieu parce qu'il s'est humilié
lui-même dans la prière et le jeûne (1 R. 21 :25-29). Le jeûne n'est donc pas
réservé aux personnes ‘’saintes’’.
- Ninive7 était la capitale de l'Assyrie, une des premières puissances au monde et
une société païenne. Pourtant, quand Jonas a annoncé que Ninive allait être
détruite dans quarante jours, la réponse fut originale et surprenante : le jeûne des
hommes et des animaux.
2- La nouveauté dans le jeûne : Zacharie et Isaïe.
Il faut attendre le prophète Zacharie8, avec l’ajout des quatre jeûnes9 liés à
Jérusalem (surtout à son Temple) pour voir naitre, dans l’application et la
pratique du jeûne, l’allégresse et la fête.

7 Le livre de Jonas (Jonas 3,5-7) avait été écrit pour dire que le Salut n'est pas seulement
pour les juifs. Jonas avait d'ailleurs résisté lorsque le Seigneur lui avait demandé d'aller annoncer
un jeûne à Ninive, il ne comprenait pas pourquoi le Seigneur voulait sauver les assyriens. Il fut
donc englouti par le poisson. Jonas accepta après 3 jours d'aller annoncer les paroles du Seigneur
à Ninive et à sa grande surprise tous les ninivites ont jeûné même le roi et la ville fut épargnée.
8 D'après le livre de Zacharie, il a prophétisé sous le règne de Darius 1er, roi de Perse,
vers 520 av. J.-C., et il est le deuxième prophète ayant exercé son ministère depuis l’exil,
après Aggée dont il fut un contemporain. Son livre prophétise la venue d'un Messie et la
conversion de nombreux peuples.
9 Quatre jeûnes supplémentaires sont mentionnés dans le Livre de Zacharie (Za 8 :18) :
« Ainsi parle le Seigneur : le jeûne du quatrième [mois], le jeûne du cinquième, le jeûne
du septième et le jeûne du dixième se changeront pour la maison de Juda en jours d’allégresse
et de joie, en fêtes de réjouissance. »
• Le jeûne du quatrième est celui du 17 Tammouz (Ta'anit 4:8)
• Le jeûne du cinquième est celui du 9 Av (Ta'anit 4:6)
• Le jeûne du septième est le Jeûne de Guedalia (Roch Hachana 18b;).
• Le jeûne du dixième est celui du 10 Tevet (2 Rois 25:1-4)
5
Auparavant, la loi de Moise offrait un jeûne centré sur le pardon (avec bien
souvent de la cendre sur la tête du pénitent habillé avec un sac, se couchant
sur un sac et se lamentant pendant un certain temps).
Dans la même pensée du prophète Zacharie (jeûne conçu dans l’allégresse),
le prophète Isaïe10 a introduit un jeûne littéralement inattendu par Israël : il
ne consiste pas seulement en la privation de
nourriture mais dans le changement véritable de
comportement et de cœur11 (en son chapitre 58) :
faire tomber les chaines injustes, délier les attaches du
joug, rendre la liberté aux opprimés, briser les jougs,
partager son pain avec l’affamé, accueillir chez toi les
pauvres sans abri, couvrir celui que tu verras sans
vêtement, ne pas te dérober à ton semblable.
Pour être agréable à Dieu, selon Isaïe, le jeûne
doit nécessairement être accompagné de
sincérité, de vraie humilité, de sentiments charitables et d'un esprit de
compassion envers les autres. Cet esprit du jeûne ressortira dans la
conception du Seigneur Jésus.

Ces jeûnes étaient liés au siège de Jérusalem, à la destruction du Premier Temple de


Jérusalem (et, par la suite, à celle du Second Temple pour le 9 Av) et à la destruction de la nation
judéenne qui s'ensuivit, ils sont inconnus des Samaritains, qui avaient établi leur lieu de culte
sur le mont Garizim.
10 Dans les Chapitres 56-66, Isaïe se penche sur la situation à Jérusalem peu de temps
après le retour d'exil. Cette section regroupe probablement les prophéties de plusieurs prophètes
( entre le VIe siècle av. J.-C. et le Ve siècle av. J.-C.).
11 « Votre jeûne se passe en disputes et querelles, en coups de poing sauvages. Ce n’est pas en
jeûnant comme vous le faites aujourd’hui que vous ferez entendre là-haut votre voix. Est-ce là
le jeûne qui me plaît, un jour où l’homme se rabaisse ? S’agit-il de courber la tête comme un
roseau, de coucher sur le sac et la cendre ? Appelles-tu cela un jeûne, un jour agréable au
Seigneur ? Le jeûne qui me plaît, n’est-ce pas ceci : faire tomber les chaînes injustes, délier les
attaches du joug, rendre la liberté aux opprimés, briser tous les jougs ? N’est-ce pas partager ton
pain avec celui qui a faim, accueillir chez toi les pauvres sans abri, couvrir celui que tu verras
sans vêtement, ne pas te dérober à ton semblable ? Alors ta lumière jaillira comme l’aurore, et
tes forces reviendront vite. Devant toi marchera ta justice, et la gloire du Seigneur fermera la
marche. Alors, si tu appelles, le Seigneur répondra ; si tu cries, il dira : « Me voici. » Si tu fais
disparaître de chez toi le joug, le geste accusateur, la parole malfaisante ; si tu donnes à celui qui
a faim ce que toi, tu désires, et si tu combles les désirs du malheureux, ta lumière se lèvera dans
les ténèbres et ton obscurité sera lumière de midi. Le Seigneur sera toujours ton guide. En plein
désert, il comblera tes désirs et te rendra vigueur. Tu seras comme un jardin bien irrigué, comme
une source où les eaux ne manquent jamais. » (Isaïe 58,4-11)

6
II- LA NOUVEAUTÉ DU NOUVEAU TESTAMENT
Le jeûne n'est pas seulement réservé à l'Ancien Testament. Le Nouveau
Testament révèle aussi la pratique du jeûne par les contemporains de Jésus. Le
Yom Kippour et les jeûnes facultatifs liés au Temple subsisteront dans le
peuple d’Israël, mais d’autres jeûnes spécifiques verront le jour.
1- Le jeûne au temps de Jésus.
a- Le jeûne d’Anne12 la prophétesse.
Anne ne quittait pas le Temple, mais servait le Seigneur dans le jeûne et la
prière jour et nuit (Luc 2 :37). Le jeûne de la prophétesse se situe dans le
cadre de la ruine d’Israël (balloté par les peuples) et son jeûne
s’inscrit dans l’attente du messie qu’elle espérait de toutes ses
forces. La joie qu’elle exprima devant la venue des parents de
Jésus au temple était l’expression de son désir le plus intense.
C’est avec joie qu'elle loue le Seigneur en voyant l’enfant-
Dieu.
b- Le jeûne de Jean le Baptiste et de ses disciples.
(Saint Matthieu 9, 14-15)
Le jeûne de Jean le Baptiste allie plusieurs dimensions :
- Celle du retour à Dieu qui nécessite le pardon des fautes à l’instar du
Yom Kippour de la loi mosaïque (on le sent d’ailleurs dans sa
prédication)
- Celle des quatre jeûnes facultatifs des juifs relatifs au
Temple (voir Mc 2,18-22 pour les disciples de Jean)
- Celle de Daniel qui fortifie l’esprit, nourrit l’âme et
renouvelle le corps. (le miel et les sauterelles sauvages) afin
d’être toujours favorable à Dieu (la vie ascète de Jean le
Baptiste)

12 « Durant 57 ans sans distraction aucune, sans découragement ni plaintes ou murmures, mais avec
persévérance, détermination dans la justice et la sainteté, elle a jeûné et prié pour son ministère et celui des
autres. Elle implorait l’Eternel avec larmes jour et nuit pour qu’il leur envoie le Sauveur promis qui
délivrera son peuple de ses ennemis. » CHOUBEU, A., Anne la prophetesse in Enseignements, 2 décembre
2017. Cf. BAUCKHAM,R., Anna of the Tribe of Asher in Gospel Women: Studies Of The Named Women In The
Gospels, T&T Clarck, Edinburgh, 2002, p. 77-109.
7
- Celle de l’attente du Messie qui se trouve déjà présent dans le peuple
d’où le baptême de conversion. (Je ne suis pas digne de délier la courroie
de ses sandales).
c- Le jeûne des pharisiens.
C’est l’évangile de Luc en son Chapitre 18,12 qui nous fait savoir que les
pharisiens jeûnent deux fois par semaine. Souvenons-nous du pharisien
monté au Temple pour la prière dans la parabole de Notre Seigneur : le
pharisien, debout, priait ainsi en lui-même : O Dieu, je te rends grâces de ce
que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont ravisseurs, injustes,
adultères, ou même comme ce publicain ; je jeûne deux fois la semaine, je donne la
dîme de tous mes revenus.
Les Pharisiens formaient un parti religieux qui jouissait d’un grand respect
auprès du peuple juif. Ceux-ci insistaient sur l’application de la loi à tous
les détails de la vie quotidienne et
s’imposaient souvent une rigueur dépassant
même celle que la loi exigeait. Leur
condamnation par Jésus ne devrait pas faire
oublier la perception favorable qu’avaient
les Juifs à leur égard. En Israël, le Pharisien
représentait la piété même.
En Israël, comme mentionné au niveau de l’Ancien Testament, il existait
deux types de jeûnes :
- Un jeûne obligatoire pratiqué selon la loi de Moise le jour du Yom
Kippour, jour du grand pardon. Tous les juifs devaient jeûner pour
demander pardon à Dieu.
- Quatre autres jeûnes facultatifs liés :
• Au siège de Jérusalem
• A la première destruction du Temple
• A la seconde destruction du Temple
• A la destruction de la nation judéenne.

Dans l’attitude des pharisiens, une extrapolation de ces deux types de jeûnes
verra le jour. Ils jeûnent deux fois par semaines (Lundi : Yom Sheni ‫יום שני‬
et jeudi13). A titre d’exemple, si l’on admet une cinquantaine de semaines

13 Pour les pharisiens, Moïse était monté sur la montagne pour y recevoir les tables de la loi.
Il serait redescendu de la montagne le lundi. Cf HEULHARD, A., Le mensonge chrétien, Paris,
éditeur Arthur Heulhard,1910, P.96.
8
par an, les pharisiens jeûneraient une centaine de fois par an pour marquer
leur proximité au Seigneur.
Devant une telle réalité, les autres juifs ne peuvent que les vénérer puisqu’ils
dépassent de très loin le seul jour de jeûne obligatoire par an qu’est le Yom
kippour14.

2- La Nouveauté de JESUS.
a- Rejet de la dérive ostentatoire

La pensée du Christ est très claire en Matthieu 6,1-18 : Si vous voulez vivre
comme des justes, évitez d’agir devant les hommes pour vous faire
remarquer… quand vous jeûnez, ne prenez pas un air abattu, comme ceux
qui se donnent en spectacle : ils se composent une mine défaite pour bien
montrer aux hommes qu’ils jeûnent.

Jésus fait un constat. Les adeptes du jeûne de son temps se font remarquer
publiquement pour recevoir la gloire venant des hommes et attirer sur eux
l’attention15. (Ils se composent une mine défaite). Jésus ne s’inscrit pas dans
cette logique.

Dans la mesure où c’est Dieu seul qui sonde les cœurs et les reins des
personnes qui jeûnent, Dieu est la seule personne habilitée à récompenser.
Les appréciations externes sont des faits inutiles. (L’appréciation humaine
n’a jamais été critère de récompense divine).

14 Il faut noter aussi qu’après le retour de Babylone, la pratique du jeûne fut exigée plusieurs fois
l’an : sûrement assimilé aux quatre jeûnes facultatifs liés au Temple de Jérusalem. Cf STOTT
,J., le jeûne (vie pratique) in Promesses n° 176, Avril-juin 2011.
15 Le jeûne peut également résulter de mauvaises motivations. Il peut devenir un moyen subtil
pour attirer l’attention des hommes et gagner leur faveur. On se sert du jeûne pour faire étalage
de sa sainteté. On va même jusqu’à changer son apparence pour montrer au monde qu’on jeûne.
Encore une fois, Jésus condamne une telle pratique.
Quel est le bon mobile qui devrait nous inciter à jeûner ? Le croyant choisit de s’abstenir de
nourriture quand il cherche intensément la présence de Dieu et désire discerner sa volonté. C’est
aussi un bon exercice spirituel pour développer son autodiscipline. Mais le jeûne doit se pratiquer
en secret, sans que rien ne paraisse. Jésus dit, Mais quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton
visage. ‘Comportez-vous comme d’habitude. Lavez votre visage comme à l’habitude. Rasez-
vous comme vous le faites tous les jours. Ne laissez pas votre apparence physique montrer que
vous êtes en train de jeûner.

9
Le jeûne (pour Jésus) dans sa pratique rejette totalement l’hypocrisie. Le
pénitent ne doit pas pratiquer le jeûne dans le but d’être glorifié ou de montrer
aux autres qu’il est « spirituel ». L’objectif premier du jeûne est de plaire en
secret à Dieu en revenant concrètement à lui.
b- La nouveauté de Jésus.
Jésus ne rejette pas le jeûne mais précise les conditions dans lesquelles ce
jeûne doit être pratiqué. C’est ici qu’apparait la nouveauté de Jésus.
Il préconise un jeûne reconnu par Dieu seul, dans le secret : « Mais toi, quand
tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage ; ainsi, ton jeûne ne sera pas
connu des hommes, mais seulement de ton Père qui est présent dans le secret ;
ton Père voit ce que tu fais dans le secret : il te le revaudra. »

Il y a un temps bien
précis du jeûne
communautaire (Yom
kippour et les quatre
moments facultatifs de
jeûnes liés au Temple).
En dehors de ces jours,
le jeûne qui n’est pas
imposé doit se faire en
secret.
Quand on connait le
contexte de Jésus, on cerne facilement pourquoi est-ce qu’il évoque ici
l’utilisation du parfum et l’eau dans le toilettage extérieur.
A la célébration obligatoire du Yom Kippour (jour du grand pardon) précisé
par la loi de Moise, les juifs ne devaient :
- Ni manger ni boire
- Ni porter des chaussures en cuir
- Ni se baigner, ni se laver
- Ni s’appliquer des crèmes ni des lotions
- Ni Avoir toute forme d’intimité conjugale

10
Jésus veut rejoindre le cœur du pénitent. Il a, en mémoire, le jeûne du
prophète Isaïe (en son chapitre 58) qui soigne le cœur et porte l’attention sur
d’autres aspects plus urgents : le bien de l’autre et la pratique de l’amour et
de la justice.
En préconisant la tête parfumée et le visage lavé, Jésus révèle la joie que
renferme le jeûne et oriente celui qui jeûne vers ce qui est essentiel : offrir
tout son être à Dieu par la mortification vécue dans le secret.

c- Les quarante jours de Jeûne de Jésus au désert.


Jésus s’insère dans la lignée des grands prophètes (en réalité, il les dépasse de
loin puisqu’il est Fils de Dieu, Dieu) Elie et Moise. Son jeûne se réalise en
pleine intimité trinitaire.
Il est conduit par le Saint Esprit au
désert16. Son jeûne se réalise dans le
strict secret : c’est l’intimité entre le
Père et le Fils qui grandit le Fils (ouvert
à la volonté du Père et toujours
obéissant). Par obéissance à Dieu son
Père, Jésus, nouvel Adam, résiste à Satan et ouvre la voie du combat spirituel.
Cette victoire anticipe sa passion.
Jésus lui-même pratique le jeûne pour faire ressortir que les temps
messianiques sont advenus. Matthieu dans le souci d’évangéliser ses
contemporains juifs, fait ressortir l’épisode du jeûne de Jésus pour montrer
l’action d’accomplissement des commandements par le Messie.

Jésus est bien le Messie car en jeûnant quarante jours au désert, il réalisait dans
sa chair le jeûne des quarante ans d’errance dans le désert du peuple d’Israël (si
tant est que chaque année, un jour est dédié au grand pardon). Jésus dans son
jeûne, assume dans sa chair une étape de la purification d’Israël. (L’étape
définitive étant celle de la croix).

16 Luc 4,1-2. Saint Hilaire de Poitiers de répondre : « Ce fut l’Esprit Saint qui conduisit lui-même
Jésus au désert, voulant exprimer l’assurance avec laquelle il possède celui qu’il remplit de sa
présence et l’offre aux traits du tentateur… » Commentaire de l’évangile selon saint Matthieu,
III, 1. le rôle de l’Esprit est particulièrement souligné par Luc. C’est lui qui préside aux «
commencements » du ministère public de Jésus, comme à ceux de l’Église (cf. Actes 2) et qui
conduit la mission. Pourquoi mène-t-il Jésus au désert ? On peut penser, certes, à une sorte de
temps de préparation spirituelle avant le début de la mission
11
Par ailleurs, le jeûne de Jésus révèle l’importance du combat spirituel 17 qui
résiste à toute tentation du démon.

C’est en mortifiant son corps (abandon à Dieu) que celui qui jeûne résiste aux
tentations du diable. Le jeûne est donc une aide précieuse dans ce combat
contre le diable18.

d- Le jeûne des disciples


• Attente
C’est encore Jésus qui précise la motivation du jeûne des disciples. Ce jeûne
s’insère dans la perspective du retour du Christ. Pour l’instant, ils ont le Christ
avec eux. Ils ont un rôle qui est essentiel à ses côtés : être ses disciples en
intériorisant ses paroles.
La mission qu’il leur assigne est une mission d’entrée dans le secret
messianique qui révèle la présence de l’époux d’Israël. Quand l’époux est là,
dans la symbolique des noces, on ne jeûne pas. On se réjouit.
• Jeûne des apôtres
Après l’évènement de l’Ascension19, les apôtres semblent livrés à eux-mêmes.
Mais avec la Pentecôte, ils ressentent une force qui les envoie en mission.

17 La tentation est racontée sous la forme de trois scènes composées de la même manière :
une suggestion du diable et une réponse de Jésus tirée de l’Écriture (trois citations du
Deutéronome). L’Adversaire de Dieu, nommé ici, à quatre reprises, « le diable »
(étymologiquement, en grec : l’accusateur), essaie de contrecarrer le dessein divin de salut : à
celui qu’il perçoit comme le messie de Dieu, puisqu’au baptême il a reçu l’onction (le mot «
messie », en hébreu, comme « christ » en grec, signifiant « l’oint »), il propose de réaliser une
autre forme de messianisme qui s’appuierait sur des prodiges et des succès immédiats. Il s’agit
aussi pour Luc de préciser ainsi quelle est la vraie mission du Fils de Dieu
18 Mais cette sorte de démons n’est vaincue que par la prière et par le jeûne. Mt 17,21.
Le jeûne donne à la prière plus de ferveur ; et l’un et l’autre fortifient la foi qui avait manqué
aux disciples.
19 Il y a sans doute ici une allusion à la Passion et à la mort de Jésus, moment de grande
tribulation pour les disciples de Jésus. Celui en qui ils avaient mis leur espoir disparaît.
Cependant nous savons qu’il ressuscitera. Et de fait, lors des récits des apparitions du
Ressuscité, Jésus se met plusieurs fois à manger avec ses disciples. Ce que dit Jésus peut donc
se comprendre comme un conseil pour tous : le jeûne doit nous servir à nous rapprocher de
Jésus. Le jeûne, qui constitue un acte de renoncement et de contrôle sur soi-même, doit surtout
nous servir à avoir un cœur plus disponible pour Dieu et pour les autres. Le jeûne est un moyen,
un moyen pour nous faire passer de la tristesse du péché à la joie de l’amitié avec Dieu.
12
L’absence physique de Jésus les motive à jeûner pour certaines missions
précises :
- Les apôtres jeûnaient et priaient chaque fois qu'ils confirmaient des
anciens dans les nouvelles églises qu'ils établissaient (Actes 14 :23).
- Le jeûne et la prière ont déclenché la première expédition missionnaire
de Paul (et Barnabas) qui allait bouleverser le monde (Actes 13 : 2,3).

III- LE JEÛNE DANS L’EGLISE PRIMITIVE.

La signification du jeûne chrétien dans l’église primitive est liée au


mystère pascal (Passion, mort et résurrection du Christ) en rapport avec la
prière et l’aumône : c’est ainsi que l’ont
compris les premiers chrétiens à la
lumière d’une parole de Jésus dans
l’évangile de saint Matthieu (9, 14) :
« Les compagnons de l’époux peuvent-
ils mener le deuil tant que l’époux est
avec eux ? Mais viendront des jours où
l’époux leur sera enlevé ; et alors ils
jeûneront ». Se désignant lui-même,
ici, comme « l’Époux » de l’Église,
Jésus annonce le temps de sa Passion, celui où « l’époux leur sera
enlevé ». Ainsi, le jeûne que pratique l’Église signifie son union au Christ dans
le mystère de sa mort et de sa mise au tombeau ; mais il est un jeûne d’attente,
de vigilance, de joyeuse et confiante préparation à la rencontre du Christ
ressuscité. Tel est le grand jeûne pascal du Vendredi et du Samedi saints qui
sera rompu dans la nuit de la Vigile pascale.
Les Pères de l’Eglise ont gardé la pensée du jeûne dans la dynamique du
Carême qui est liée au Mystère Pascal, à l’esprit du prophète Isaïe et au combat
spirituel. Saint Pierre Chrysologue au Ve siècle disait ceci dans une homélie
sur la prière, l’aumône et le jeûne : « toi qui jeûnes, ce
que tu répands par ta miséricorde rejaillira dans ta
grange. Pour ne pas gaspiller par ton avarice, recueille
par tes largesses. En donnant au pauvre, tu donnes à
13
toi-même ; car ce que tu n'abandonnes pas à autrui, tu ne l'auras pas…Mes
frères, nous commençons aujourd'hui le grand voyage du Carême20 ».
IV- LA COMPRÉHENSION ET LA PRATIQUE DU JEÛNE AUJOURD’HUI.
L’erreur que beaucoup de chrétiens commettent aujourd’hui, c’est de jeûner 21
pour obtenir rapidement une grâce.
La première intention du jeûne ne s’inscrit pas dans un tel objectif : la prière
accompagnée du jeûne n'est pas un moyen d'obtenir ce que les chrétiens
voudraient, c'est plutôt une occasion de devenir ce que Dieu désire qu’ils soient
(ses enfants).Le jeûne fait rejoindre Jésus au désert et rapprocher l’être humain
de Dieu son Créateur. La demande n’est pas première dans le jeûne, elle est
secondaire. C’est le rapprochement de Dieu qui est premier. L’esprit humilié,
abattu qui reconnait la grandeur de Celui qui l’a fait et son éternelle présence
à nos côtés. Les fautes des hommes sont devant lui et c’est lui qui les aide à
mortifier leurs sens pour le combat spirituel, en élevant leur âme vers les biens
célestes.
Dieu reconnait facilement celui qui jeûne par son détachement des choses
passagères. Celui qui ne jeûne pas, vit de la matérialité et des choses de ce
monde. Celui qui jeûne élève son âme vers les biens supérieurs pour avoir
perpétuellement faim de Dieu.
Le jeûne des chrétiens a donc un but : se rapprocher de Dieu par le mystère
Pascal, en mettant leurs pas dans les pas de Jésus au désert et du Christ-
Ressuscité.

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Saint Pierre Chrysologue (v. 406-450), évêque de Ravenne, docteur de l’Église, Homélie sur la
prière, le jeûne et l’aumône ; PL 52, 320 (trad. bréviaire, 3e mercredi de Carême)
21 Plusieurs types de jeûnes s’offrent à nous non comme des impositions mais comme des
propositions :
- Le jeûne total - se priver de nourriture et d'eau, comme pour les jeûnes d'Esther et de
Ninive. Un moment de désespoir appelle des mesures de désespoir et la proche destruction
complète d'une nation appelle ce genre de jeûne. Il ne faut pas le pratiquer plus de trois jours.
- . Le jeûne normal - se priver de nourriture mais pas d'eau. C'est le jeûne traditionnel et la
forme la plus commune, un jeûne normal sera de durée variable, cela va d'un repas par un jour,
trois jours, sept jours, ou même 31 jours, mais il n'excède jamais 40 jours.
- Le jeûne partiel - observer un régime spécial, mais ne pas forcément s'abstenir de toute
nourriture. Daniel était un maître dans ce domaine, et il est préférable pour ceux qui ne peuvent
pas s'abstenir totalement de nourriture à cause de leur santé ou pour d'autres raisons. Daniel a
observé ce genre de jeûne quand il a refusé la viande et le vin et qu'il a demandé des légumes et
de l'eau.

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En terminant ce chapitre, on comprend que le jeûne est un temps de réflexion
sur soi-meme, un examen de soi, qui conduit l’homme à s'humilier, à confesser
ses péchés, à prendre de nouvelles décisions et à se rapprocher de Dieu
Créateur.
Le Seigneur Jésus rappelle que le jeûne authentique est celui qui délivre de
l’égocentrisme et de tout ce qui emprisonne l’homme pour lui permettre
d'entrer de plain-pied dans la dynamique de la grâce, du partage et du service.
Le pape François donne une belle phrase sur le jeûne : « le jeûne véritable est
le contraire de la vanité22. » Il est par ailleurs, « un moyen concret de vaincre
la culture de l’indifférence 23 » et de comprendre qu’autour des chrétiens,
existent des hommes et des femmes, reflets de Dieu, qui ont aussi besoin de
leur charité. En le rapprochant de Dieu, le jeûne chrétien doit ouvrir les yeux
du chrétien sur la misère de ses semblables. Si tel n’est pas le cas, le jeûne
devient alors une simple privation de nourriture qui n’a aucune influence sur
sa vie spirituelle.
Dans le spirituel, le retour à Dieu tient compte de l’amour du prochain : on se
prive pour aimer, pour aider et pour exprimer le partage, la miséricorde et la
compassion de Dieu aux autres personnes
En conclusion, le jeûne qui plaît à Dieu est celui où la mortification
personnelle ouvre à une plus grande charité envers le prochain, où les
privations des chrétiens ne sont pas mises en différé pour usage futur (fût-ce
de réclamer compensation à Dieu pour leur peine), mais mis à la disposition
de ceux qui sont dans le besoin (qui ne pourront jamais nous les rendre) par
un acte tangible de charité pure.

Père Kpandjé Florent Hippolyte AGNIGORI


Prêtre de l’Archidiocèse d’Abidjan (Côte d’Ivoire)
Curé de la paroisse St Jean de Cocody, Dr

22 Pape François, , Homélie à Ste Marthe. Vendredi 3 Mars 2017


23 Pape François, la messe matinale à la Maison Sainte-Marthe, le mardi 13 septembre 2016.
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