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Revue internationale de droit

comparé

La tradition et le changement en droit : l'exemple des pays


socialistes
Hubert Izdebski

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Izdebski Hubert. La tradition et le changement en droit : l'exemple des pays socialistes. In: Revue internationale de droit
comparé. Vol. 39 N°4, Octobre-décembre 1987. pp. 839-888;

doi : https://doi.org/10.3406/ridc.1987.2784

https://www.persee.fr/doc/ridc_0035-3337_1987_num_39_4_2784

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Résumé
La tradition — nationale ou supranationale — constitue un obstacle à l'évolution du droit, mais elle est
aussi un facteur de changement, faisant adopter ou permettant d'adopter des solutions plus efficaces
dans un lieu et temps donnés que celles introduites sans en tenir compte. Le double rôle de la tradition
se manifeste surtout dans les États issus des révolutions sociales, dont les États socialistes. L'analyse
de ce rôle sur le plan historique et du point de vue du droit positif socialiste est le premier objectif de
l'étude, le deuxième étant d'en tirer certaines conclusions plus générales au sujet des types de
tradition, des modalités de son action et de la spécificité des droits socialistes.

Abstract
Tradition, whether it be national or supra national, can constitute an obstacle in the way of legal
development. But it can also be a force for change, requiring or permitting the adoption of solutions
which are more effective at a given time and in a given place than solutions which do not take tradition
into account. This dual role played by tradition is evident above all in States which have undergone a
social revolution, for example the Socialist States. This study aims first, to analyse this role from an
historical perspective and then from the point of view of the positive law of Socialist States. Secondly,
to draw more general conclusions about the different types of tradition, the modalities of their operation
and about the essential characteristics of socialist legal Systems.
R.I.D.C. 4-1987

LA TRADITION
ET LE CHANGEMENT EN DROIT

L'EXEMPLE DES PAYS SOCIALISTES

par

Hubert IZDEBSKI
Professeur à l'Université de Varsovie

La tradition — nationale ou supranationale — constitue un obstacle


à l'évolution du droit, mais elle est aussi un facteur de changement,
faisant adopter ou permettant d'adopter des solutions plus efficaces dans
un lieu et temps donnés que celles introduites sans en tenir compte. Le
double rôle de la tradition se manifeste surtout dans les États issus des
révolutions sociales, dont les États socialistes. L'analyse de ce rôle sur
le plan historique et du point de vue du droit positif socialiste est le
premier objectif de l'étude, le deuxième étant d'en tirer certaines
conclusions plus générales au sujet des types de tradition, des modalités
de son action et de la spécificité des droits socialistes.
Tradition, whether it be national or supra national, can constitute an
obstacle in the way of legal development. But it can also be a force for
change, requiring or permitting the adoption of solutions which are more
effective at a given time and in a given place than solutions which do not
take tradition into account. This dual role played by tradition is evident
above all in States which have undergone a social revolution, for example
the Socialist States. This study aims first, to analyse this role from an
historical perspective and then from the point of view of the positive law
of Socialist States. Secondly, to draw more general conclusions about the
different types of tradition, the modalities of their operation and about the
essential characteristics of socialist legal systems.
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I. LA TRADITION EN DROIT VUE PAR LA DOCTRINE

La tradition face au droit, et le droit face à la tradition, comptent,


à première vue, parmi les sujets les plus abordés dans la théorie du
droit, dans le droit comparé et, évidemment dans l'histoire du droit. Il
existe ainsi des études portant sur les aspects les plus généraux de la
tradition juridique (1). La tradition juridique en tant que limite, voire
obstacle à la réforme du droit a été un des grands thèmes du Congrès
international de droit comparé tenu en 1978 (2). On discerne également
la force de la tradition opérant à travers les changements révolutionnaires
du droit — thème assez traditionnel, quant à la révolution soviétique,
pour les chercheurs occidentaux, que commencent actuellement à
aborder les juristes de l'Est, ayant longtemps rejeté, en arguant de la
nature de classe propre à l'Est socialiste, une continuité en droit après
la révolution socialiste. Les seules traditions auxquelles pouvaient se
référer les juristes socialistes étant « les traditions progressistes »,
invention de Lénine, en simplifiant un peu la chose.
Cette prise de position nouvelle à l'égard de la continuité en droit
à travers la révolution socialiste a déjà été notée par les spécialistes il
y a plusieurs années, et elle paraît bien s'être affirmée depuis lors.
L'intérêt particulier porté au phénomène de la continuité en droit —
autrement dit, au phénomène de l'impact de la tradition juridique —
est très vif en Pologne où l'on a publié récemment deux ouvrages
collectifs sur la matière, dont l'un comportait les rapports polonais
présentés à la conférence internationale consacrée à ce sujet (3). La

(1) Entstehung und Wandel rechtlicher Traditionen, éd. W. FIKEN-TSCHER,


H. FRANKE et O. KÖHLER, Fribourg-Münich, Verl. Karl Alber, 1980 (Veröffentl. d.
Instituts f. Hist. Anthropologie E.V., vol. 2) ; Tradition and Progress in Modern Legal
Cultures, éd. S. JORGENSEN, J. PÖYHÖNEN et C. VARGA, Stuttgart, F. Steiner,
1985 (Archiv für Rechts — und Sozialphilosophie, n° spécial 23) ; R.M. UNGER, Law
in Modern Society. Towards a Criticism of Social Theory, New York-Londres, The Free
Press, 1976, et notamment p. 223 et s.
(2) A. BLECKMANN, « La tradition juridique en tant que limite aux réformes du
droit » in Rapports généraux au 10e Congrès international de droit comparé, Budapest,
Akadémiai Kiadö, 1982, pp. 59-68 et les rapports nationaux ; R. GRANGER, « La
tradition en tant que limite aux réformes du droit », cette Revue, 1979, n° 1, pp. 37-125 ;
E.M. WISE, « Legal Tradition as Limitation on Law Reform » in Law in the USA in
the Bicentennial Era. Reports from the United States of America on Topics of Major
Concern as established for the Xth Congress of the International Academy of Comparative
Law, éd. J.N. HAZARD et W.J. WAGNER, The American Journal of Comparative
Law, suppl vol. 26, 1978, p. 1 et s. ; Z.M. CERNILOVSKIÏ, « La tradition juridique
comme facteur limitant les réformes du droit » in Développement du droit et de la science
juridique en U.R. S. S., n° 57, 1978, pp. 90-97 ; V. GEORGESCU et O. SACHELARIE,
« La tradition juridique et les réformes en droit roumain », Revue roum. Se. soc. Se.
jurid., t. 22, 1978, n° 1, pp. 65-78.
(3) Tradycja in innowacja w prawie socjalistycznym. Materiay Miedzynarodowej
Konferencji Naukowej, Wroclaw 15-16 XI 1984 r. (Tradition et innovation en droit
socialiste. Actes de la Conférence scientifique internationale, Wroclaw 15-16 novembre
1984), éd. H. ROT, Wroclaw, Éd. de L'Université, 1984 (Acta Univ. Wratisl, n° 830), et
aussi Tradycja i postep w prawie (Tradition et progrès en droit), éd. R. TOKARCZYK,
Lublin, Wyd. Lubelskie, 1983. Cf. également « Continuation et innovation en droit civil »
(rapports présentés au colloque polono-italien organisé à Varsovie en 1978) in Studia
Iuridica, t. 12, 1985, pp. 139-286.
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Roumanie, pour sa part, se distingue par l'impact de l'idéologie nationale


officielle qui fait rechercher et retrouver « la continuité de la création
matérielle et spirituelle du peuple roumain sur le territoire de l'ancienne
Dacie » (4), du moins depuis le règne du roi Burebista (Ie siècle av. J.-
C). Le droit roumain moderne incorpore une part des solutions
nationales traditionnelles bien qu'actuellement les historiens roumains
du droit préfèrent plutôt parler du phénomène inverse : de « l'affirmation
nationale d'une présence européenne » qu'exprimèrent les Codes du
XIXe siècle, dont trois sont toujours en vigueur (5).
Les auteurs des pays socialistes observent également un autre
phénomène dans le domaine de la tradition juridique : l'existence de
traditions nées sous le socialisme, comme le rôle dirigeant du parti
communiste. Le concept des « traditions récentes » ou « nouvelles »
devient d'ailleurs assez courant (6).
En traitant de l'impact de la tradition sur le droit il est impossible
de ne pas mentionner le nombre considérable de travaux portant sur
la « sœur-ennemie » de la tradition, à savoir la réception en droit. La
réception ne peut s'effectuer sans une transformation du contenu du
droit reçu et c'est la tradition qui y joue toujours un rôle primordial.
La tradition et la réception expriment toutes deux le phénomène d'une
transmission de certaines valeurs, concepts ou règles — l'une (qui,
toujours volontaire, est sur le plan linguistique une transmission tout
court) d'une transmission intérieure au-delà du temps, l'autre (qui est
soit volontaire, soit imposée) d'une transmission de l'extérieur du
système juridique donné.
Si tant a été dit à propos de la tradition en droit, pourquoi faut-
il l'aborder une fois de plus ? Il semble qu'il y ait au moins deux raisons
à cela.
La première est qu'une conviction assez répandue qui s'exprime
dans la littérature contemporaine souligne « le besoin d'une théorie de
la tradition, mais une telle théorie n'existe pas » (7). Malgré l'abondance
de la littérature, il manque en effet une définition de la tradition en
tant que base de la recherche juridique. A cet effet, ne paraissent
suffisantes ni la distinction entre les trois sens de la tradition juridique
qu'admet la doctrine polonaise (sens fonctionnel - transmission d'un
bien juridique, sens objectif - objet de transmission, sens subjectif -
attitude à l'égard du passé transmis ; ou, en d'autres termes, «
transmission sociale », « héritage social » et « tradition » au sens strict), ni la
distinction entre la tradition juridique au sens strict et notamment les
concepts et constructions de base, et les principes sur lesquels repose le
système juridique au sens large (englobant aussi les valeurs idéologiques,

(4) Titre de l'ouvrage de L. BÂRZU, Bucarest, 1980.


(5) V. V.A. GEORGESCU, « Rumänien », in Handbuch der Quellen und Literatur
der neueren europäischen Privatrechtsgeschichte, éd. H. COING, t. 3, vol. 7 Ve partie,
Munich, C.H. Beck, 1987 (sous presse).
(6) V. R. GRANGER, op. cit.
(7) J. SZACKI, Tradycja. Przeglad problematyki (Tradition. Aperçu du problème),
Varsovie, P.W.N., 1971, p. 8.
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religieuses et culturelles, ainsi que les données sociologiques et


économiques) que l'on a proposées au Congrès de Budapest (8).
Cependant, la sociologie moderne peut fournir un matériau
intellectuel fécond. Un eminent sociologue polonais, dans une étude portant
sur les « traditions progressistes », souligne que « l'idée du progrès
comme une supplantation graduelle de tout ce qui est ancien et l'idée
de la modernisation comme une élimination inévitable de la tradition,
qui, par définition, aurait été un asile de stagnation et de réaction a
subi une érosion », que « la possibilité d'une cœxistence de l'ancien et
du nouveau se montre incomparablement plus importante que l'on
imaginait autrefois », et que la « modernisation » et le « progrès »
deviennent relatifs et diffèrent en fonction des conditions données (9).
Il est intéressant de noter que l'historien du droit analyse de façon
similaire le phénomène de la réception (10). Le politologue pour sa part
attire l'attention sur le fait qu'au XXe siècle la « tradition » devient un
terme péjoratif, d'où l'emploi fréquent de ses équivalents, dont la
« culture politique » et le « caractère national » (11) ; les juristes parlent
aussi, et surtout depuis une dizaine d'années, de la « culture juridique ».
Il serait ainsi bien plus prudent de constater que la théorie générale et
la théorie juridique de la tradition n'existent plus guère.
La deuxième raison de l'intérêt d'une étude de ce problème est
que la tradition n'est pas seulement un obstacle à la réforme du droit,
un résidu ou un vestige de l'ancien droit, perpétuant son existence, elle
peut être aussi un agent de réforme du droit qui ne signifie pas toujours
une contre-réforme ; la tradition peut ainsi contribuer au progrès du
droit. Cet aspect de la tradition, qui n'est étranger ni aux juristes de
cultures juridiques anciennes éloignées de notre culture européano-
atlantique, ni aux historiens de certaines époques, et notamment aux
historiens du droit romain se penchant sur sa réception en Europe
médiévale et moderne, est plus universel qu'il n'y paraît.
On sait combien est significative — pour ce qui est du remodelage
de l'ordre juridique — la portée d'une révolution sociale, abstraction
faite de la polysémie du terme (12). D'où le choix du sujet de la
présente étude — le rôle que la tradition joue dans les systèmes
juridiques issus des révolutions du XXe siècle, et notamment dans les
droits socialistes de l'Europe de l'Est et, dans la mesure du possible,

(8) V. H. ROT, « Dialektyka tradycji i innowacji w prawie socjalistycznym » (La


dialectique de la tradition et de l'innovation dans le droit socialiste), in Tradycja i
innowacja..., op. cit., suivant la division de J. SZACKI, op. cit.
(9) J. SZACKI, « Sowo wstepne » (avant-propos) in Tradycja i nowoczesnôsc
(tradition et modernité), éd. J. KURCZEWSKA et J. SZACKI, Varsovie, Czytelnik,
1984, p. 8, 11 et 12. Sur l'approche actuelle du sociologue, cf. surtout E. SHILS,
« Tradition », Comparative Studies in Society and History, t. 13, 1971, n° 2, pp. 122-159.
(10) J. BARDACH, « La réception dans l'histoire de l'État et du droit ». in Le droit
romain et sa réception en Europe, éd. H. KUPISZEWSKI et W. WOLODKIEWICZ,
Varsovie, Éd. de l'Université, 1978, p. 69.
(11) C.J. FRIEDRICH, Tradition and Authority, Londres, Pall Mall, 1972, p. 33.
(12) V. notre étude « Les révolutions en Europe depuis 1917 et le droit », lus
Commune, t. 16, 1986-87 (sous presse).
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de l'Asie. L'analyse de ce rôle, sur la base de la documentation


disponible, en est le premier objectif, le deuxième étant de tirer sur
cette base quelques conclusions plus générales. La tradition juridique
est, par définition, un phénomène et un fait historiques — historiques
dans un double sens : comme produit de l'histoire et comme facteur
des processus historiques. C'est pourquoi il faut l'étudier sur les deux
plans : l'un dynamique, du point de vue des transformations dans le
temps, et l'autre statique, du point de vue du droit positif. Ces principes
servent de ratio dividendi de la présente étude en trois chapitres, dont
le premier est consacré aux aspects historiques, le deuxième à l'impact
de la tradition sur les droits socialistes d'aujourd'hui et le troisième
comporte certaines réflexions plus générales sur le rôle de la tradition,
ses catégories et les modalités de son action.

II. L'ÉVOLUTION DES DROITS SOCIALISTES ET LE POIDS DE


L'HÉRITAGE PRÉ-SOCIALISTE
La Révolution bolchevique en Russie, déclenchée en novembre
1917, entraîna une rupture rapide, même précipitée, avec l'ancien droit.
La rupture se fit — à l'exception des régions périphériques, et surtout
de l'Asie centrale, — durant la première année de l'exercice du pouvoir
par les bolcheviks (13).
Or, le Polozenie du Comité exécutif central panrusse du 30 novembre
1918 sur le tribunal populaire de la R.S.F.S.R. a stipulé que les
tribunaux devaient appliquer les décrets du pouvoir soviétique ou bien,
à défaut, statuer selon « la conscience socialiste de la justice », une
note jointe à cet article — qui d'après la tradition juridique russe avait
force de loi — interdisant dorénavant de se référer aux lois et règlements
des gouvernements précédents. Bien que ce ne fût pas une interprétation
littérale du texte, on le considérait généralement comme une abrogation
de toute la législation antérieure dans la sphère d'activité des tribunaux
ordinaires ; les tribunaux révolutionnaires, qui fonctionnèrent de 1918
à 1922 à côté des tribunaux populaires, ne connaissaient aucune loi
stricte. Telle était, de plus, l'interprétation officielle insérée dans le
Programme du Parti bolchevik adopté au 7e Congrès en mars 1919. Le
même accent sur l'abrogation de l'ancien droit en général fut mis par
les Principes directeurs du droit pénal de la R.S.F.S.R. du 12 décembre

(13) Sur l'histoire du droit soviétique V. Istorija gosudarstva i prava SSSR, 2e partie,
éd. O.I.'CISTJAKOV et Ju.S. KUKUSKIN, Moscou, Juridiceskaja Literatura, 1971 ;
Razvitie kodifikacii sovetskogo zakonodatel'stva, éd. S.N. BRATUS', Moscou,
Juridiceskaja Literatura, 1968 ; S. KUCHEROV, The Organs of Soviet Administration of Justice :
Their History and Operation, Leyde, E.J. Brill, 1970 ; W. MEDER, Das Sowjetrecht.
Grundzüge der Entwicklung. 1917-1970, Francfort/ Main et Berlin, A. Metzner, 1971. Sur
l'histoire de la pensée juridique soviétique : A.A. PLOTNIEKS, Stanovlenie i razvitie
marksistsko-leninskoj obscej teorii prava v SSSR. 1917-1936, Riga, Zinatnie, 1978 ;
R. SCHLESINGER, Soviet Legal Theory. Its Social Background and Developement,
Londres, Kegan Paul, Trench, Trubner & Co, 1945 ; K. STOYANOVITCH. La
philosophie du droit en U.R. S. S. (1917-1953), Paris, L.G.D.J., 1965.
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1919 — document, formellement, plus idéologique que juridique puisqu'il


n'avait été adopté par aucune autorité législative. On y déclarait : « le
prolétariat n'a pas pu adapter les codes bourgeois de l'époque révolue
et a dû les déposer aux archives de l'histoire ». Le dernier pas vers
l'abrogation de l'ensemble de l'ancien droit applicable par les tribunaux
fut fait dans les Dispositions sur la mise en application du Code civil
de la R.S.F.S.R. du 31 octobre 1922 qui interdirent d'interpréter les
dispositions du Code en s'appuyant sur la législation et la pratique
judiciaire (expression traditionnelle russe employée toujours au lieu de
« jurisprudence ») d'avant la révolution ainsi que de trancher les litiges
visant les droits issus des rapports nés avant le 7 novembre 1917 ; ce
fut, on pourrait dire, le rejet de l'ancien droit au sens large, considéré
comme l'ensemble des rapports sociaux régis par la loi.
Le dernier texte est d'autant plus important que son interprétation
de l'époque mit en relief non seulement l'abrogation de l'ancien droit,
mais visa surtout à « arrêter la propagation, le ravivement et le
développement sur le sol soviétique d'éléments du droit bourgeois. Le
problème consiste en ce que le raisonnement juridique ancien est ancré
dans les esprits de nombreux juristes, y compris ceux qui voudraient
sincèrement se ranger du côté des conquêtes de la révolution
prolétarienne et des principes du droit socialiste » (14). Les dispositions sur la
mise en application du Code civil visaient ainsi moins l'abrogation de
l'ancien droit et plus l'élimination de la tradition en droit en tant que
phénomène psycho-sociologique, l'abrogation de l'ancien droit au sens
sociologique que propose Jean Carbonnier (15).
Le fait que les juristes soviétiques des années vingt — imprégnés
de l'idée du dépérissement rapide de l'État et du droit — qualifiaient
tout le droit soviétique de l'époque de bourgeois n'avait pas de ce point
de vue d'importance puisque l'on s'efforçait toujours de révéler les traits
uniques et incomparables du droit nouveau, et on était fier de l'œuvre
accomplie, et notamment de la codification des années 1922-1923.
Certains juristes, dont Evgeniï Bronislavovïc Pasukanis et Nikolai
Vasilévic Krylenko voulurent, vers la fin des années vingt, une véritable
révolution du droit, approchant de l'idéal d'une anomie auto-disciplinée.
D'où leurs projets de codes brefs, flexibles, avec des clauses générales.
Il est possible qu'ils aient voulu établir par ce moyen une barrière à la
déformation éventuelle du contenu du droit soviétique par les éléments
bourgeois propres à la Nouvelle Politique Économique entammée en
1921 (16) et par l'impact de la tradition juridique. Staline, on le sait,
préféra l'autre type de fuite en avant : en ayant déclenché la « seconde

(14) S.I. RAEVIC, « ObScie voprosy chozjajstvennogo prava i zakonodatel'stva o


gràzdanskom oborote », in Osnovy sovetskogo prava, éd. D. MAGEROVSKIÏ, 2e éd.,
Moscou 1929, pp. 214-215.
(15) Flexible droit. Textes pour une sociologie de droit sans rigueur, 5e éd., Paris,
P.U.F., 1983, p. 19.
(16) V.J.N. HAZARD, « Abortive Codes of the Pashukanis School » in Codification
in the Communist World, éd. D.D. BARRY, F.J.M. FELDBRUGGE et D. LASSOK,
Leyde, A.W. Sijthoff, 1975, p. 169.
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révolution soviétique », c'est-à-dire la liquidation de la N.E.P. et la


collectivisation de l'agriculture, il se prononça pour l'affermissement du
droit, arme irremplaçable entre les mains d'un État socialiste fort.
Néanmoins, la rupture rapide avec l'ancien droit, et même les
tentatives de rupture avec la tradition propre à ce droit, ne signifièrent
nullement un rejet total des concepts, valeurs et règles traditionnels.
Moins importante du point de vue du droit actuel, mais intéressante
sur le plan historique et comparatif, fut notamment la conservation
provisoire de nombreux textes et institutions anciens après novembre
1917. Les plus importants furent les deux premiers décrets portant sur
l'administration de la justice : l'un du 5 décembre 1917 déclarant
l'applicabilité des textes des gouvernements antérieurs à la double
condition que les lois en question n'aient pas été abrogées par la
Révolution (une note jointe expliqua qu'il s'agissait des lois contraires
aux décrets du pouvoir soviétique et aux programmes-minimums des
deux partis : bolchevik et de sociaux-révolutionnaires de gauche, ces
derniers allant participer pour plusieurs mois au gouvernement) et
qu'elles ne soient pas contraires à la conscience et au sentiment
révolutionnaire de la justice ; et l'autre du 15 février 1918 selon lequel
demeuraient en vigueur les lois de procédure judiciaire de 1864 si elles
n'avaient pas été abrogées par les décrets nouveaux et si elles ne
s'opposaient pas au sentiment de la justice des classes laborieuses. La
dernière clause n'était pas sans limites parce que si un juge voulait
écarter l'application d'une disposition du droit de procédure tsariste en
la considérant comme « désuète et bourgeoise », il devait motiver sa
décision.
Moins connus sont les exemples d'une continuité temporaire du
droit au-delà de la révolution bolchevique tels le maintien et l'adaptation
de nombreuses autorités centrales, le besoin de la suppression des
anciennes autorités tsaristes, même les plus hautes (comme le Conseil
d'État et le Sénat gouvernant), par des décrets particuliers, et surtout
le maintien, relativement long, de l'ancienne législation fiscale.
Cette continuité que l'on peut appeler directe prit définitivement
fin dans les années vingt. La plus durable fut l'ancienne division
territoriale qui, en Russie centrale, se maintint jusqu'en 1929. Le droit
soviétique reposait alors sur les codes promulgués en 1922-23 (avec
certaines révisions postérieures) et, plus généralement, sur la législation
adoptée sous la N.E.P. Cette rupture eut lieu même dans les régions
périphériques. La seule continuité qui existait depuis était indirecte. Il
s'agissait d'une continuité des concepts, constructions de base, principes
et méthodes ou bien une référence aux coutumes et usages antérieurs.
Ainsi, dans la littérature on releva de nombreux aspects de cette
continuité tels la prédominance de la loi comme source du droit,
l'utilisation du procédé de la codification que l'on conçoit comme
dépassant la création d'une source du droit complexe et opératoire
puisque la codification sert à stabiliser et systématiser le droit (d'où
l'expression russe « code des lois » et « codification de la législation »
— kodeks zakonov et kodifikacija zakonodatel'stva), l'emprise de l'État
sur toutes les sphères de l'activité sociale, le rejet de la séparation des
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pouvoirs, le rôle modeste des tribunaux à l'égard de l'exécutif, l'absence


d'une corporation de juristes indépendants, l'interdépendance entre les
droits et les devoirs des citoyens (17), l'existence de corps plus consultatifs
que décisionnels dont les membres étaient choisis d'après les critères de
l'appartenance aux groupes institutionnels et sociaux de pointe (18) ou
bien l'organisation de la politique comme « société de fonctionnement
bureaucratisée » (19).
On a pu noter également de nombreux aspects de continuité d'ordre
institutionnel et de détail : l'idée de la Prokuratura, l'existence de
collèges des ministres, le classement particulier d'actes normatifs où
certaines catégories (en premier lieu polozenié) ne sont pas exactement
traduisibles, la division des infractions à la loi en deux catégories, et
non pas trois selon la mode napoléonienne, la distinction entre le vol
secret et manifeste {krâza et grabéz), la division, ailleurs inconnue,
de la tentative d'infraction en terminée et non-terminée (poküsenie
okoncennoe et neokoncennoe) ou le concept du manoir (dvor),
primitivement paysan, puis kolkhozien, en tant que sujet de droits et devoirs
collectifs.
Nous abordons maintenant le problème de l'impact des anciennes
pratiques politiques russes sur la pratique constitutionnelle de la Russie
soviétique et de l'U.R.S.S. (20) ainsi que le problème des techniques
et de la terminologie traditionnelles reçues par le droit soviétique. A
côté des notes jointes aux textes législatifs et des termes polozenié,
« pratique judiciaire » et « codification de la législation », il faut
mentionner une solution technique traditionnelle russe de systématisation
du droit. C'est le Svod Zakonov, recueil officiel de toute la législation
en vigueur, ayant existé avant la révolution, dont l'idée fut reprise plus
tard, en 1926-30 et après 1978, d'ailleurs sans résultat (21). En ce qui
concerne la terminologie en général, « le vocabulaire plus ancien fournit
le fondement tandis que les mots et phrases soviétiques nouveaux
consistent dans une large mesure dans la superstructure des termes à

(17) V. F. GORLÉ, « Le poids de la tradition juridique nationale russe dans le droit


soviétique », Tijdschrift voor Rechtsgeschiedesis , t. 48, 1980, p. 115 et s.
(18) V. R.V. DANIELS, « Évolution of Leadership Selection in the Central
Committee. 1917-1927 », in Russian Officialdom. The Bureaucratization of Russian Society
from the Seventieth to the Twentieth Century, éd. W. PINTNER et D.K. ROWNEY,
Chapel Hill, The Univ. of North Carolina Press, 1980, p. 366 et s.
(19) W.M. PINTNER-D.K. ROWNEY, « Officialdom and Buraucratization.
Conclusion », in Russian Officialdom..., op. cit., p. 379 et s.
(20) V. l'article très important de K. GRZYBOWSKI, « Stalinizm » w socjalistycznym
prawie Konstytucyjnym » (« Stalinisme » dans le droit constitutionnel socialiste), Pans two
i Prawo, 1957, n° 6, p. 1058.
(21) V. S.L. ZIVS, « Sources of Soviet Law », in The Sources of Law. A Comparative
Empirical Study. National Systems of Sources of Law, éd. Ch. KOURILSKY, A. RÀCZ
et H. SCHÄFFER, Budapest, Akadémiai Kiaäo, 1982, pp. 332-333 ; F. GORLÉ, « Die
Kodifizierung der Gesetzgebung in der Sowjetunion », Jahrbuch für Ostrecht, t. 22, 1981,
pp. 9-35.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 847

définir de nouveaux types de crimes et de procédures, joints aux


fondements linguistiques pré-révolutionnaires » (22).
La survie des traditions juridiques au-delà de la révolution ne se
faisait pas, dans de nombreux cas, sans flux, reflux et hésitations. De
ce point de vue on peut distinguer quatre périodes du développement
du droit soviétique.
La première période, entre novembre 1917 (et surtout novembre
1918, date du Polozenie sur le tribunal populaire) et 1922-23, années
de la codification, fut celle de la rupture totale avec l'ancien droit, ses
concepts, constructions, principes, valeurs. Tout le droit était alors
méprisé. Comme le décrit Petr Ivanovïc Stucka, commissaire populaire
à la Justice et premier président de la Cour suprême soviétique, « même
les camarades les plus dévoués soit ne pensaient aucunement à de tels
problèmes "contre-révolutionnaires" que ceux du droit, soit, ce qui était
encore pire, considéraient la sphère du droit comme "tabou" » (23). Et
quand on ne pouvait pas se passer du droit, on repoussait davantage
tout ce qui avait un lien avec le passé. Cela se reflétait dans la
terminologie (plus d'oukase et même de zakon, commissaire populaire
au lieu de ministre, etc.), mais poussait également à certaines solutions
« ultra-révolutionnaires », dont, à côté de la suppression de la Prokura-
tura, du barreau et du notariat, la suppression des grades et médailles
militaires, des taxes postales pour les lettres, des classes dans les
transports ferroviaires, de la loterie, et même l'interdiction de produire
et vendre des spiritueux et boissons alcoolisées (décret du 19 décembre
1919) et, dans le domaine du droit civil, l'abolition (partiellement
verbale) du droit de succession et l'abolition des droits d'auteur et des
brevets d'invention. L'abolition de la peine de mort eut, en revanche,
un fondement traditionnel, la peine capitale ayant été, en Russie tsariste,
une mesure vraiment exceptionnelle.
Pendant la deuxième période, qui dura jusqu'à la « seconde
révolution soviétique », on renoua avec la plupart des traditions. En ne
repoussant pas les valeurs et principes fondamentaux et principes
introduits à partir de 1917 par la législation soviétique, on passa de
l'ancienne « simplicité à la complexité et formalité » engendrant un
retour sélectif à la tradition (24). Les solutions « ultra-révolutionnaires »
allaient être abandonnées bien que le langage révolutionnaire radical
ait été dans une large mesure maintenu. Dans le droit pénal il se
développa. Depuis 1926 il n'y avait plus de crime (remplacé par 1'« acte
socialement dangereux ») et plus de peine (« mesure de défense

(22) H.J. BERMAN, « A Linguistic Approach to the Soviet Codification of Criminal


Law and Procedure », in Codification in the Communist World, op. cit., p. 45.
(23) « Pravo — revoljucija », in P.I. STUCKA, Revoljucionnaja rol' sovetskogo
prava, 3e éd., Moscou, 1934, p. 61.
(24) Titre du chapitre de conclusion de l'ouvrage de J.N. HAZARD, Settling Disputes
in Soviet Society. The Formative Years of Legal Institutions, New York, Columbia
University Press, 1960, p. 477 et s., v. aussi « Soviet Law. The Bridge Years 1917-1920 »,
in Russian Law. Historical and Political Perspectives, éd. W. E. BUTLER, Leyde, A.W.
Sijthoff, 1977, pp. 235-257.
848 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-1987

sociale »). Une radicalisation eut lieu même dans le droit de la famille
— depuis 1926 le mariage se faisait per facta concludentia, sans aucun
enregistrement de la part de l'État.
Pendant la troisième période — stalinienne — le droit soviétique
se stabilisa sur la base des codes de l'époque antérieure, mais aussi se
restructura avec l'accent mis sur la normativité du droit imposé par
l'appareil étatique (thème favori du juriste Andreï Januar'evîc Vysyn-
skiï), sur la centralisation et la concentration des décisions politiques,
administratives et économiques, ces dernières n'étant qu'une catégorie
de décisions administratives. Ce n'est qu'à cette époque que l'on
introduisit la distinction, actuellement classique dans le droit socialiste,
entre les types et les formes de la propriété à régimes particuliers : d'un
côté la propriété socialiste (étatique, coopérative) et, éventuellement,
privée, des moyens de production, de l'autre la propriété des biens de
consommation, dont la propriété personnelle. Il est bien évident que
cette distinction n'a rien de commun avec l'idée traditionnelle de la
propriété romaniste unique, admise sur le continent européen, la Russie
y compris. Très typiques du régime stalinien furent les révisions du
Code de procédure pénale faites en 1934 et 1937, privant les accusés
de crimes terroristes et contre-révolutionnaires des garanties
fondamentales et traditionnelles. « Le rôle que Staline demandait au droit de jouer
était /.../ un rôle bien précis, qui découlait directement de sa vision
étroite du monde. Les juristes et le droit étaient destinés presque
exclusivement à permettre une lutte efficace contre les ennemis de la
Révolution ; dans le domaine de la gestion économique, le droit jouait
un rôle beaucoup moins grand » (25). Cependant, le mot d'ordre de
l'affermissement du droit signifiait une approche du droit à la fois
nouvelle par rapport aux deux périodes antérieures du droit soviétique
— le droit devint quelque chose de normal, voire indispensable — et
relativement traditionnel. La traditionalité en question était très
hétérogène. On renouait avec certaines traditions nationales russes (le culte
rendu à Ivan IV le Terrible était très significatif) ; on renouait avec
l'idée positiviste, voire normativiste du droit, assurant à l'État le rôle
de créateur unique du droit, sans égard à son contenu ; dans une mesure
on « réarticulait les idéaux romanistes dormant de stabilité, formalité
et professionalisme », adaptés à la « culture juridique socialiste en
formation » (26). On revenait aussi à certaines solutions plus
traditionnel es (dont l'enregistrement formel du mariage depuis 1944) et la
restauration, par la Constitution de 1936, de la séparation des
compétences des autorités centrales sans rétablir toutefois la séparation des
pouvoirs et à certaines applications d'autrefois (dont le Conseil des
ministres et les ministres depuis 1946).

(25) J.-G. COLLIGNON, Les juristes en Union soviétique, Paris, Éd. du C.N.R.S.,
1977, pp. 14-15.
(26) V. P. BEIRNE et R. SHARLET, « Pashukanis and Socialist Legality », in
Marxism and Law, éd. P. BEIRNE et R. QUINNEY, New York, John Wiley & Sons,
1982, p. 325.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 849

Ce retour allait de pair avec l'évolution du système juridique qui


ne se poursuivait pas sans changements d'options, à l'époque
poststalinienne. La plus importante fut certainement l'abolition de l'analogie
dans le droit pénal, apportée par les Principes de la législation pénale
de l U.R. S. S. du 25 décembre 1958. En 1956 on abrogea rapidement
les amendements staliniens au Code de procédure pénale. Le droit
pénal, comme quelques autres branches, fut en même temps dépouillé
des termes radicaux datant des époques antérieures. Le droit soviétique,
surtout après les expériences khrouchtchéviennes pour accélérer son
dépérissement, paraissait entrer dans son âge mûr. La « restructuration »
(perestroïka) actuelle peut toutefois constituer une nouvelle étape de
l'évolution — évolution renouant avec certaines traditions du droit
continental européen et avec certaines traditions de la N.E.P. que l'on
réhabilite actuellement.
Si, à long terme, l'évolution du droit soviétique se caractérise, sans
abandonner ses principes et valeurs propres remontant à la révolution,
par un retour à la tradition, soit nationale (les emprunts à la Suède au
XVIIIe siècle, dont la Prokuratura) , soit empruntée aux droits romano-
germaniques du XIXe siècle, un domaine très important paraît y faire
exception. Il s'agit de la question de la propriété de la terre.
On admet généralement que la terre fut nationalisée en Russie
juste après la révolution, par le fameux Décret sur la terre du 8 novembre
1917. Cependant, le décret n'employa pas le terme « nationalisation »
et son contenu en la matière fut très complexe. On y parlait, il est vrai,
de la confiscation de la terre des grands propriétaires, qui « dorénavant
appartient à toute la nation » — sans parler de la terre appartenant
aux paysans, dont la surface n'était pas considérable. Mais la terre
confisquée devait être transmise aux comités agraires, et, ce qui était
encore plus important, le décret incorpora, en tant que « loi provisoire »,
le Nakaz aux comités agraires. Celui-ci contenait le programme de la
jouissance de la terre déclarée hors commerce, par chaque citoyen
intéressé. Or, le Décret sur la terre — fruit d'un compromis politique
— comportait dans le cadre de la nationalisation apparente, et sans
employer les termes propres, les deux formules juridiques réclamées par
les grands partis non-bolcheviques : la municipalisation (municipalizacija)
qu'avaient demandée les mencheviques et la socialisation {socializacija)
empruntée au programme des sociaux-révolutionnaires (27).
C'est la socialisation qui domina la législation d'ordre constitutionnel
suivante : tant la Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité
du 31 janvier 1918 (devenant partie de la première Constitution
soviétique) que la loi fondamentale {osnovnyj zakon) du 9 février 1918
portant le titre sur la socialisation de la terre. La socialisation ne signifiait
pas, à l'époque, la nationalisation ; on le relevait encore en 1929 (28).

(27) V. S. P. TRAPEZNIKOV, Leninizm i agrarno-krest' janskij vopros, t. 1, Moscou,


Mys'l, 1976, p. 278 et s. (cet auteur parle cependant de la nationalisation de 1917).
(28) V. O.S. ROZENBLJUM, « Zemel'noe pravo », in Osnovy..., op. cit., p. 477,
et P.I. STUCKA, in Enciklopedija gosudarstva i prava, t. 3, Moscou, 1927, pp. 711-714.
850 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-1987

Bien que l'on ait effacé la clause portant sur la socialisation de la


nouvelle version de la Constitution de la R.S.F.S.R. de 1925 (on n'y
inclut plus la Déclaration des droits du peuple in extenso), et malgré les
tentatives de collectivisation sous le « communisme de guerre », la
socialisation de la terre restait un fait indéniable, généralement accepté,
jusqu'à la « seconde révolution bolchevique ». Celle-ci aboutit à la
nationalisation, d'abord de fait, puis de droit, entérinée par la
Constitution d'U.R.S.S. de 1936.
Pourquoi, en étudiant l'impact de la tradition juridique, traite-t-on
de la législation agraire des douze premières années du pouvoir
soviétique ? La socialisation de la terre a résulté d'une certaine tradition
juridique russe. Cette fois-ci il ne s'agissait pourtant pas de la tradition
« savante », formée sur la base des nouveautés d'importation du
XIXe siècle. La socialisation était en effet un rêve traditionnel, ancré
dans les esprits paysans, dans la conscience juridique des masses (29).
Elle s'était exprimée dans une certaine mesure par la pratique —
condamnée par les autorités, surtout après la révolution de 1905 — des
collectivités paysannes (sel'skie obscestva) issues de la réforme agraire
de 1861 (30). La législation soviétique accomplissant la grande utopie
paysanne renouait également avec certains textes tsaristes ; la loi du
22 mai 1922 sur la terre eut de nombreuses similitudes avec le décret
du 9 novembre 1906 (31).
Le passage de la socialisation à la nationalisation, résultant d'une
« fuite en avant » imposée à Staline par la situation politique et
économique, allait parfois à contre-courant de l'évolution générale qui
tenait de plus en plus compte de la tradition et l'incorporait dans le
droit soviétique. L'attachement des paysans à leur tradition ne fut
toutefois pas modifié après la collectivisation de l'agriculture. Le
développement et le rôle productif actuel des lopins familiaux des
kholkhoziens en sont la preuve.
Le rejet de l'ancien droit se produisit aussi en 1919 en Hongrie,
« république-sœur » des Soviets. La suspension de l'application des
anciennes règles de droit (qui dans le droit civil étaient traditionnellement
coutumières et jurisprudentielles) fut décidée le deuxième jour de la
révolution et on adopta des textes nouveaux. L'œuvre législative des
quatre mois d'existence de la République fut, en effet, immense (32).
Une toute autre position à l'égard de l'ancien droit fut prise en
Mongolie, République populaire indépendante depuis 1924. La loi sur

(29) V. M. LEWIN, « Customary Law and Rural Society in the Postreform Era »,
The Making of the Soviet System. Essays in the Social History of Interwar Russia,
New York, Pantheon Books, 1985, p. 86.
(30) V. K. MALY, « The Russian Land Community — Its Specific Features and
Development (1861-1917) », Recueils de la Société Jean Bodin, t. 45, 1986, pp. 693-701.
(31) V. G. YANEY, The Urge to Mobilize. Agrarian Reform in Russia. 1861-1930,
Urbana-Chicago— Londres, Univ. of Illinois Press, 1982. pp. 526-527.
(32) V. L. NÉVAI, « Entwicklung der Zivilprocesslehre in Ungarn », Jahrbuch für
Ostrecht, t. 22, 1981, pp. 129-130 ; T. HAJDU, The Hungarian Soviet Republic, Budapest,
Akadémiai Kiado, 1979.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 851

la réforme judiciaire de 1924 correspondait au décret soviétique du


5 décembre 1917 (décret n° 1 sur le tribunal), en maintenant en vigueur
certaines dispositions de l'ancien droit sous réserve de leur conformité
aux principes nouveaux. La législation de l'État mongole — suivant
dans une large mesure la législation soviétique, mais gardant certaines
particularités nationales — remplaça toutefois assez vite l'ensemble de
l'ancien droit.
Après la IIe guerre mondiale trois États, qui s'étaient mis à
l'édification du socialisme, abrogèrent, dans des conditions et suivant
des formules différentes, l'ensemble de leur ancien droit : la Yougoslavie,
l'Albanie et la Bulgarie.
En Yougoslavie l'abrogation fut proclamée pour la première fois
par le décret du 3 février 1945 dont les dispositions furent reprises par
la loi du 23 octobre 1946 (33). La promulgation de cette dernière eut
lieu après l'entrée en vigueur de la première Constitution, calquée sur
le modèle soviétique. La loi, intitulée de la non-validité des dispositions
de lois adoptées avant le 6 avril 1941 et pendant l'occupation ennemie,
n'abrogea pas automatiquement, malgré son titre, toutes les dispositions
antérieures. En déclarant non-existants les textes rendus par l'occupant
nazi et ses alliés, elle fit la distinction entre les dispositions anciennes
— qu'elle annula — s'opposant à la Constitution fédérale et aux
constitutions des Républiques fédérées ou bien aux « principes de l'ordre
constitutionnel établie en Yougoslavie », les dispositions portant sur
l'organisation des autorités, institutions et entreprises d'État qui n'étaient
plus applicables, et les autres dispositions qui perdirent simplement leur
force légale. Concernant ces dernières, leurs principes pouvaient être
appliqués par les autorités judiciaires et administratives sans s'y référer
explicitement et sans utiliser leur interprétation d'avant la guerre. Les
presidiums de l'Assemblée fédérale et des assemblées républicaines
furent aussi autorisés à déclarer que les lois ou principes de droit
antérieurs demeuraient en vigueur.
Le contenu de la loi yougoslave du 23 octobre 1946 la rendit ainsi
similaire au premier décret soviétique sur les tribunaux du 5 décembre
1917 mais non au Polozenie du 30 novembre 1918 qui ne connut jamais
d'équivalent en Yougoslavie. La pratique judiciaire renouait largement
avec l'ancien droit du fait du vide juridique : le premier Code pénal
fut promulgué en 1951, remplaçant les dispositions générales de 1947
et la législation civile restait toujours fragmentaire. La pratique aboutit
même à une résurgence des idées du deuxième décret soviétique sur les
tribunaux du 15 février 1918. D'après les résolutions de la Cour fédérale
suprême de 1951 et 1956, les juges devaient motiver leurs décisions de
ne pas suivre les dispositions d'avant guerre. En revanche, il était
toujours impossible de se référer à la jurisprudence d'avant guerre,

(33) V. J. DJORDJEVIC, « Le développement et les principes fondamentaux du


droit pénal yougoslave », in Le droit pénal nouveau de la Yougoslavie, éd. M. ANCEL
et N. SRZENTIC, Paris, Les Ed. de l'Épargne, 1962, p. 9 et s. ; A. G. CHLOROS,
Yugoslav Civil Law. History, Family, Property, Oxford, Clarendon Press, 1970.
852 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-1987

sauf, en vertu de la loi de base sur le mariage du 3 avril 1946, pour


les affaires matrimoniales.
En dépit de ces preuves d'une continuité dans le droit yougoslave
à travers la révolution — continuité toujours sectorielle et précaire —
les juristes de ce pays se sont efforcés de révéler la discontinuité. Leur
thèse peut être acceptée seulement si l'on entend par « continuité » la
continuité formelle et directe, ratione imperii, en excluant la continuité
indirecte, voire la tradition inquestionnable. Ce n'est toutefois pas la
seule force de la tradition qui fait appliquer l'ancien droit là où le droit
nouveau est muet ; le facteur le plus important est que l'application de
l'ancien droit paraît simplement raisonnable, qu'elle est faite imperio
rationis ce qui a aussi pour conséquence le fait que les lois et coutumes
anciennes s'appliquent parfois en dehors des territoires où elles avaient
été en vigueur.
Dans un premier temps, la nouvelle législation yougoslave copia
dans une large mesure la législation soviétique de l'époque, et la pratique
n'était pas sans certaines similitudes avec celle de la première période
du droit soviétique ; le droit de chaque citoyen de plaider pour quiconque
devant les tribunaux populaires peut en être un exemple. Après la
scission du camp des démocraties populaires, la Yougoslavie ayant été
expulsée en 1948, on se mit à remodeler le droit du pays en lui donnant
ses traits particuliers.
L'Albanie suivit la Yougoslavie sur tous les plans jusqu'en 1948, le
droit y compris (34) ; comme en Yougoslavie, l'ancien appareil d'État,
dont les tribunaux et les autorités administratives, fut modifié. La
nouvelle législation politique, administrative, économique et sociale
changea profondément le système juridique. Au contraire de la
Yougoslavie, le législateur albanais n'abrogea pas l'ancien droit dans son ensemble.
La loi du 17 mai 1945, en abrogeant les textes promulgués sous
l'occupation ennemie, disposa que les textes en vigueur avant le 7 avril
1939 — date de l'occupation du pays par l'Italie — demeureraient en
vigueur sous réserve qu'ils ne soient pas contraires à 1'« esprit
démocratique nouveau » et aux actes rendus par les autorités nouvelles. Le
25 janvier 1947, l'Assemblée populaire adopta cependant une
interprétation de la loi abrogeant l'ancien droit, mais selon le modèle yougoslave,
permettant ainsi d'appliquer l'ancien droit là où il existait une lacune
dans le droit « populaire ». Par contraste avec la Yougoslavie, l'Albanie
resta après 1948, fidèle au modèle soviétique.
Un troisième État, la Bulgarie abrogea d'un seul coup son droit
antérieur mais il le fit bien plus tard quand, le droit bulgare ayant été
presque complètement recodifié, il n'existait plus un vide juridique,
typique des débuts du droit socialiste en Russie soviétique, en
Yougoslavie et en Albanie. La loi du 20 novembre 1951 disposa que « toutes les
lois et actes législatifs promulgués avant le 9 septembre 1944 sont
abrogés comme contraires à la Constitution de Dimitrov de 1947 et à

(34) V. B.T. BLAGOJEVIC, « Albania », in International Encyclopedia of


Comparative Law, vol. 1, p. II A-9 ; 20 let socialistîceskoj Albanii, Tirana, 1964, p. 17 et s.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 853

la législation socialiste promulguée en Bulgarie après le 9 septembre


1947 ». La doctrine bulgare soulignait que l'objectif de la loi était de
donner à la législation nouvelle une force rétroactive à l'égard des
rapports nés avant l'entrée en vigueur de nouveaux actes, et non pas
d'abroger réellement l'ancien droit. Pour la doctrine, la loi de 1951
jouait — dans tout le système juridique — un rôle comparable à celui
des Dispositions sur la mise en application du Code civil de la R.S.F.S.R.
de 1922 (35). Elle visait ainsi l'annihilation de l'influence de la tradition.
L'abrogation de l'ancien droit fut entreprise aussi dans le plus grand
des États socialistes — et le plus grand des pays non européen avec
une culture juridique différente de celle de l'Europe de l'Est, la Chine
populaire. Les codes du régime du Kuomintang calqués sur les
codifications européennes n'ayant jamais eu réellement force juridique,
l'un des premiers actes du régime communiste fut d'abroger toute la
législation du Kuomintang comme « réactionnaire » et provenant de
1'« esprit de l'Ouest » (36). Ce fut alors une réaction violente contre le
droit « savant » d'importation, certainement moins enraciné que dans
la Russie de 1917.
Furent ensuite mises en place des institutions politiques,
administratives et judiciaires de type soviétique. On n'essayait pas de copier, au
contraire des pays européens, les institutions de l'U.R.S.S. de l'époque,
mais on empruntait beaucoup, comme dans le droit électoral, aux
institutions des premières périodes du droit soviétique. L'analogie et la
rétroactivité de la loi pénale, notamment dans le domaine des actes
contre-révolutionnaires, étaient dans de telles conditions tout à fait
naturelles.
En même temps certaines institutions traditionnelles, comme le tzu-
shou, auto-accusation de l'infraction avant la découverte de l'auteur,
affaiblissant sensiblement la sanction pénale (37) étaient conservées. En
ce qui concerne la codification, à part l'adoption de la loi sur le mariage
en 1950 et l'élaboration en 1957 de projets de Codes civil et pénal
aucune mesure ne fut prise. La « révolution culturelle » provoqua
cependant l'abandon des travaux de codification et le remodelage
considérable des institutions, mais en n'allant pas entièrement à rencontre
de la tradition. Le remplacement du droit (fa dans la terminologie

(35) K. GRZYBOWSKY, « Continuity of Law in Eastern Europe », in Government,


Law and Courts in the Soviet Union and Eastern Europe, éd. V. GSOVSKI et
K. GRZYBOWSKI, vol. 1, New York, F.A. Praeger, 1959, pp. 484-485 ; N. PUDREFF,
in ibidem, p. 664.
(36) V. J.N. HAZARD, Communists and Their Law. A Search for the Common
Core of the Legal Systems of the Marxian Socialist States, Chicago-Londres, The University
of Chicago Press, 1969, p. 58 et s., 96 et s., 137 et s.
(37) Les spécialistes notent toutefois que le tzu-shou a changé de caractère : partie
intégrante de la philosophie juridique selon laquelle la peine servait à restaurer l'harmonie
sociale, cette institution devint un instrument de contrôle politique et de transformation
de la société ; W.A. RICKETT, « Voluntary Surrender and Confession in Chinese Law.
The Problem of Continuity », Journal of Asian Studies, t. 30, 1971, pp. 813-814 ; cité par
M.B. HOOKER, Legal Pluralism. An Introduction to Colonial and Neo-Colonial Laws,
Oxford, Clarendon Press, 1975, pp. 451-452.
854 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARE 4-1987

traditionnelle), traditionnellement méprisé, par les règles de la vie en


commun (//) ainsi que l'institution dans des conditions nouvelles de deux
cent mille « comités populaires de médiation » furent à juste titre
qualifiés de « retour à la tradition », ayant toutefois « le caractère
révolutionnaire » (38).
Plus que la « révolution culturelle », c'est la politique postérieure
de modernisation de la Chine, qui, en s'appuyant sur la législation et
se rapprochant beaucoup de la N.E.P. soviétique sur le plan de son
contenu, a rompu avec la tradition séculaire. Certains spécialistes
comparent les changements actuels du système juridique chinois avec la
transformation du droit soviétique dans les années trente. L'opinion
générale est toutefois qu'il est trop tôt pour dire si l'adoption de la
notion européano-atlantique du droit en Chine est aussi durable et
stable qu'en U.R. S. S. (39). Le fait que la modernisation du droit ait
commencé par la promulgation du Code pénal paraît cependant
significatif. Le droit chinois traditionnel au sens strict (fa) était
essentiellement pénal, appliqué dans tous les cas où il fallait punir les
actes contraires aux règles de la //.
Les pays d'Europe centrale et du Sud-Est, autres que la Yougoslavie,
l'Albanie et la Bulgarie, ne se détachèrent jamais formellement de
l'ancien droit. Ils suivaient ainsi, de ce point de vue, la voie mongole,
et non la voie soviétique. En outre, la continuité était — comme à
l'origine en Bulgarie — la règle, et la discontinuité l'exception.
L'étendue de la continuité et son mode de définition différaient
cependant beaucoup. La continuité fut ainsi exprimée de la façon la
plus claire en Tchécoslovaquie, où les communistes, quoique toujours
forts et puissants, ne disposaient pas de leviers de commande politique
suffisants jusqu'en février 1948 (40). Or, le décret-loi du Président de
la République du 3 août 1944 sur le rétablissement de l'ordre juridique,
et la loi du 19 décembre 1946 déclarèrent qu'étaient en vigueur les
dispositions des textes promulgués avant le 30 septembre 1938. On admit
même l'applicabilité de certains textes de l'époque « de captivité »
postérieure. Le tournant de février 1948, assurant aux communistes le
monopole du pouvoir, fut suivi de l'adoption de la nouvelle Constitution
le 9 mai 1949. La Constitution abrogea les dispositions de la loi
s'opposant aussi aux principes du régime de démocratie populaire. Cette
formule permit d'introduire dans le droit tchécoslovaque une flexibilité

(38) R. DAVID, Les grands systèmes de droit contemporains, 5e éd., Paris, Dalloz,
1973, p. 552.
(39) V. DJ. WALLER, The Government and Politics of the People's Republic of
China, 3e éd., Londres, 1981, et C. OSAKWE in M.A. GLENDON, M.W. GORDON
et C. OSAKWE, Comparative Legal Traditions. Text, Materials and Cases of the Civil
Law, Common Law and Socialist Law Traditions, St. Paul, Minn., West Publ. Co., 1985,
p. 702.
(40) V. H. SLAPNICKA, « Kontinuität und Diskontinuität der Rechtsordnung in
den volskdemokratischen und sozialistischen Staaten Osteuropas. Rechtsreformen als
Ausdruck und als Instrument gesellschaftlicher Umwälzungen », in Reformen des Rechts.
Festschrift zur 200-Jahr-Feier der Rechtswissenschaftlichen Fakultät der Universität Graz,
éd. B. SUTTER, Graz, Leykam, 1979, pp. 819-833.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 855

et une imprévisibilité propres au droit de l'époque révolutionnaire


comme il était alors conçu et pratiqué dans les autres pays de la région.
Ces traits, allant de pair avec la réception rapide des institutions
soviétiques, furent typiques de tous les pays en question. Dans les
conditions nouvelles on cessa de reconnaître une continuité du droit,
dont l'idée avait été parfois contestée, surtout en Slovaquie, même
avant 1948. Le rejet de la continuité — donc un détachement
volontaire d'une partie des traditions — caractérise la science juridique
tchécoslovaque jusqu'à nos jours (41).
La formule employée au sujet de l'ancien droit par la Constitution
tchécoslovaque avait partout des équivalents, et même des synonymes.
On retrouve aussi leur reflet dans la loi yougoslave du 23 octobre
1946. Ailleurs toutefois ce furent la jurisprudence et la doctrine qui
construisirent la clause générale permettant d'appliquer l'ancien droit
sélectivement, les autorités judiciaires et administratives disposant d'une
large liberté en la matière. Par exemple, en Pologne, le principe de la
continuité limitée de l'ancien ordre juridique fut posé par la Cour
suprême en février 1946, et, quant à la jurisprudence d'avant la guerre,
en novembre 1948, en Hongrie par la décision de la Cour suprême de
1947. La Hongrie se distinguait par le fait que le problème fut résolu
plus tard d'une façon particulière par un acte législatif, à savoir l'arrêté
du Conseil des ministres, ayant force de loi, du 4 juin 1949, rendu plus
de deux mois avant l'adoption de la première Constitution dans l'histoire
du pays, sans compter la Constitution de la République soviétique
hongroise de 1919. L'arrêté prescrivit une procédure permettant
d'éliminer du système juridique « toutes les normes législatives qui, à cause
de leur contenu ou de leur orientation, sont contraires aux buts de la
démocratie populaire hongroise ». Le droit civil demeurant coutumier
et jurisprudentiel jusqu'à la codification de 1959, un autre arrêté, du
6 décembre 1949, créa un mécanisme d'annulation et de révision des
précédents d'avant 1945 (42).
« II est /.../ couramment admis que les révolutions /.../, entraînant
la disparition du régime politique existant, abrogent ipso facto la
Constitution qui fondait ce régime » remarque Jean Boulouis (43). De
ce point de vue, certains pays seulement passèrent par la révolution.
Ce ne fut pas le cas de la Tchécoslovaquie, ni celui de la Bulgarie (où
la Constitution de 1879 était formellement en vigueur même après la
proclamation de la République, jusqu'à la nouvelle Constitution du
7 décembre 1947), ni même de la Hongrie (où l'ancienne Constitution

(41) V. J. BENA, « KösicKy vladni program a pfavna kontinuita CSR » (Le


programme politique de Koshice et la continuité juridique de la République
tchécoslovaque), Pravéhistoricke Studie, t. 25, 1983, pp. 65-86.
(42) V. V. PESCHKA, « The Relation of Written and Unwritten Sources of Law
in Contemporary Hungarian Legal System », in Droit hongrois - droit comparé, éd.
Z. PÉTERI, Budapest. Akadémiai Kiado, 1970. pp. 15-16 ; Razvitie gosudarstva i prava
na protjazenii isteksich 30 let v Vengerskoj Narodnoj Respublike, Szeged. Ass. Veng.
Juristov, 1975.
(43) « Les limites du droit constitutionnel », cette Revue, 1986. n° 2. p. 605.
856 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-1987

non écrite ne fut que suppléée par la loi du 31 janvier 1946, en


demeurant en vigueur jusqu'en 1949).
L'Allemagne de l'Est sous un régime d'occupation représentant un
cas particulier, le rejet formel de l'ancienne Constitution n'eut lieu
qu'en Roumanie et en Pologne. Cependant, le rejet de la Constitution
en vigueur (pour la Pologne de la Constitution sur la base de laquelle
agissait le gouvernement en exil) ne signifiait aucunement un détachement
de la tradition.
En Roumanie, le décret du 1er septembre 1944, rendu une semaine
après la chute du dictateur Antonescu et juste avant les événements
considérés comme le début de la révolution, abrogea la Constitution
autoritaire de 1938, en restaurant la Constitution libérale de 1923. Le
roi joua un rôle politique réel jusqu'à l'été 1945, mais la Constitution
de 1923 ne fut formellement abrogée que par la nouvelle loi fondamentale
du 6 avril 1948 (44).
En revanche en Pologne, les autorités nouvelles, contrôlées dès le
commencement par le Parti ouvrier polonais d'expression communiste,
rejetèrent dans le Manifeste du 22 juillet 1944 la Constitution autoritaire
de 1935, mais elles restaurèrent les principes de la Constitution antérieure
de 1921, et non pas la Constitution dans son ensemble. « On employa
une formule équivoque, peu utile juridiquement, en admettant sciemment
une discrétion en ce qui concernait les références à la Constitution de
1921 dans la pratique » (45). Ces principes, sanctionnés par la loi
constitutionnelle provisoire du 19 février 1947 qui incorpora expressément
une part des dispositions de la Constitution de 1921, allaient servir de
source au droit constitutionnel polonais jusqu'à l'entrée en vigueur de
la première Constitution d'expression socialiste (et jusqu'alors la seule,
quoique avec un certain nombre d'amendements) du 22 juillet 1952.
En Pologne, comme en Tchécoslovaquie, on parlait alors de la
« révolution en majesté de la loi », s'effectuant en respectant la tradition
juridique du pays (46). Il est toutefois certain que jusqu'au tournant
politique de 1948 ce respect n'était pas similaire dans les deux pays,
même en tenant compte du fait que la Pologne était le seul pays de
la région, déjà dotée dans les années 1945-46 d'une nouvelle législation
civile qui — remplaçant les quatre systèmes juridiques en vigueur (basés
sur le Code Napoléon, le BGB allemand, l'ABGB autrichien et le

(44) Sur l'histoire des régimes politiques des pays en question, v. F. FEJTÖ, Histoire
des démocraties populaires , t. 1-2, Paris, Ed. du Seuil, 1972 ; J. TOMASZEWSKI, Rozwôj
krajôw socjalistycznych w Europie Srodkowo-Wschodniej (do polowy lat szedziesiatych)
(Le développement des pays socialistes en Europe centrale et orientale jusqu'au milieu
des années 60), Varsovie, Éd. de l'Université, 1985.
(45) K. DZIALOCHA-J. TRZCINSKI, Zagadnienie obowiazywania konstytucji mar-
cowej w Polsce Ludowej. 1977-1952 (Le problème de la vigueur de la Constitution de
mars 1921 en Pologne populaire. 1944-1952), Wroclaw, Ossolineum, 1977, pp. 16-17.
(46) V. notre étude « Polska rewolucja » — « pokojowa rewolucja ». Ze studîow
nad terminologia polityczna pierwszych lat Polski Ludowej. (1944-1948) » (« Révolution
polonaise » — « révolution pacifique ». De la terminologie politique des premières années
de la Pologne populaire. 1944-1948), Czasopismo Prawno-Historyczne, t. 37. 1985, n° 2,
p. 304 et s.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 857

volume X du Svod Zakonov russe) — reflétait dans une certaine mesure


de nouveaux faits révolutionnaires. Toutes différences gardées, la
Pologne et la Tchécoslovaquie, ainsi que la Hongrie, paraissaient ne
pas se conformer à la règle, typique en Bulgarie et en Roumanie, que
dégage Konstantin Stoyanovitch : « il y a lieu de distinguer dans les
pays socialistes deux périodes historiques : l'une, qui se situe au cœur
même de la révolution qui la traverse et se poursuit quelque temps, et
pendant laquelle l'on ne gouverne pas ou très peu au moyen des lois ;
l'autre, qui se situe après la stabilisation des structures sociales et du
pouvoir mis en place par cette révolution. Dans la première de ces
périodes règne un grand arbitraire révolutionnaire, les textes de lois
sont rares, on gouverne par d'autres moyens, tandis que dans la
deuxième, stalinienne, " on proclame hautement la nécessité du respect
des lois socialistes " » (47). En Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Pologne,
et même dans la R.D.A. en formation, on ne notait pas un tel
changement fondamental de la position du droit ce qui ne veut pas dire
qu'aucun changement n'avait lieu.
Entre les années 1944--/1945 et 1947/1948 on promulga partout,
mais à un rythme différent, des textes, dont le contenu variait selon le
pays, portant sur les grandes réformes sociales (réforme agraire,
nationalisations), sur les conseils populaires fonctionnant à côté des
autorités administratives traditionnnelles, sur les tribunaux d'exception
à compétence parfois très large (le vice-ministre polonais de la Justice
de l'époque énonçait que « la révolution en Pologne ne balayait pas le
système judiciaire, elle le limitait considérablement. Elle le situait sur
cette voie pour qu'il ne puisse pas, comme un ensemble de gens et lois
de l'époque passée, nuire aux intérêts de la démocratie ») (48). On
dépassait la tradition juridique de chaque pays, sans la repousser
complètement, et on introduisait de nouveaux éléments de diversité.
Cela changea après les tournants politiques, qui, ayant eu lieu dans
les années 1947-1948, menèrent à la réception accélérée du droit
soviétique de l'époque. La réception se fit partiellement par le truchement
de la législation nouvelle, calquée sur la législation soviétique, mais en
partie seulement dans la pratique, dont la pratique judiciaire, orientée
par la doctrine. Cette dernière s'efforçait d'adapter et de développer
les thèses des juristes soviétiques, en premier lieu Vysynskiï, mais en
même temps elle relevait le besoin d'introduire le contenu socialiste en
respectant les formes nationales ou, selon l'expression courante, d'édifier
des institutions « socialistes dans leur contenu et nationales dans leur
forme ».
Les « formes nationales » signifiaient certaines traditions, et on les
observait dans diverses branches du droit, le droit constitutionnel y

(47) « L'interprétation du droit dans les pays socialistes », Archives de Philosophie


du Droit, n° 17, 1972, pp. 155-157.
(48) L. CHAJN, « Na progu wielkiej reformy » (Au seuil de la grande réforme),
Trzy lata demokratyzacji prawa i wymiaru sprawiedliwôsci (Trois ans de la démocratisation
du droit et de l'administration de la justice), Varsovie, Prasa Demokr., 1947, p. 157.
858 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARE 4-1987

compris. D'où, par exemple, le maintien des appellations traditionnelles


des parlements nationaux par les Constitutions nouvelles, la conservation
de l'office du Président de la République et des mécanismes formels du
jeu parlementaire en Tchécoslovaquie, ou bien, dans le même pays, la
soumission des conseils populaires devenant de véritables soviets au
Conseil des ministres, et non pas à une émanation du parlement ; la
Constitution de la R.D.A. de 1949, promulguée avec l'intention de la
voir adopter dans toute l'Allemagne unie se rapprochait plus, avant la
révision de 1953, de l'ancienne Constitution de Weimar que du modèle
soviétique. La diversité des formes nationales était toutefois nivellée
par une pratique largement homogène, qui touchait toutes les branches
du droit. Il en résulte que pour ce qui est des branches susceptibles de
codification, les dates de l'adoption des codes nouveaux — ayant
toujours lieu après le tournant de 1947-48 — ne sont pas trop instructives.
Même si l'on tient compte des amendements, parfois très substantiels,
il n'est pas facile d'en tirer des règles générales, sauf dans les pays
adoptant des codes nouveaux plus rapidement (en premier lieu la
Bulgarie et la Tchécoslovaquie) ou le faisant avec prudence (Pologne,
R.D.A. , Roumanie) (49).
La codification, même intervenue à l'époque stalinienne, ne signifiait
pas la réception totale du droit soviétique. Outre les différences évidentes
entre les sociétés et régimes économiques de l'U.R.S.S. et des
démocraties populaires (dont l'absence de nationalisation de la terre et
la survie de la propriété privée des moyens de production), existaient
des différences résultant du rejet volontaire de certaines institutions
soviétiques. Il s'agit surtout de l'analogie dans le droit pénal. On
l'introduisit uniquement en Yougoslavie, en Albanie, en Bulgarie et en
Roumanie pour l'abandonner plus vite qu'en U.R. S. S. Les codifications
particulières se différenciaient également sur de nombreux points de
détail. Certains pays, et notamment la Pologne, la R.D.A. et la
Roumanie, continuaient d'appliquer une partie de l'ancien droit écrit
sans se détacher non plus, comme les autres, de certains principes
traditionnels. En dépit de ce fait, à l'époque stalinienne dominait
une attitude très anti-traditionaliste — sauf l'acceptation verbale des
« traditions progressistes ».
Le processus de destalinisation, entammée dès le XXe Congrès du
P. C.U. S. tenu en février 1956, se poursuivait dans les divers pays à un
rythme et avec une intensité très différents. L'Albanie y échappait
complètement, bien que son alliance rapide avec la Chine en dissension
avec l'U.R.S.S. puisse contribuer à l'abandon de plusieurs solutions
orthodoxes (suppression de l'arbitrage économique d'État et le transfert
du contentieux économique aux tribunaux de droit commun en 1969 ;
rejet de la liberté de conscience et de profession, et laïcisation absolue

(49) V. la chronologie de R. DEKKERS, Introduction au droit de l'Union soviétique


et des Républiques populaires, 2e éd., Bruxelles, Éd. de l'Inst. de Sociol. U.L.B.. 1971,
p. 117 et s., 165 et s., ainsi que de K. SOJKA-ZIELÎNSKA, Historia prawa (Histoire
du droit), 2e éd., Varsovie, P.W.N., 1986, p. 397 et s.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 859

en vertu de la nouvelle Constitution de 1976). Ce n'est pas toutefois


cette différence seule qui fut à l'origine d'une diversification des systèmes
juridiques des pays de l'Est. Un autre facteur en fut le développement
politique, économique et social plus ou moins différent, propre à chaque
pays.
Le modèle soviétique, plusieurs fois remanié, n'était plus le seul
point de repère. Ainsi, seules la Bulgarie et la R.D.A. essayaient de
copier les réformes avortées de Krouchtchev consistant à remplacer la
gestion ministérielle de l'économie nationale par le système « complexe
et territoriale », dont les sovnarkhozes (conseils de l'économie nationale)
formaient l'ossature. Les autres points de repère furent les lois
promulguées dans d'autres pays du camp, les années 60 et 70 (et en
Pologne aussi les années 80) se caractérisant par de nombreux
changements constitutionnels et législatifs qui remplaçaient souvent ceux de
l'époque stalinienne. L'intérêt porté aux expériences d'autres pays
socialistes se manifestait aussi en U.R. S. S. Les auteurs soviétiques
révèlent l'influence des nouvelles Constitutions des pays socialistes sur
certaines dispositions de la Constitution soviétique de 1977 (50), et il
est certain que la perestroïka actuelle tient compte, du moins sur le
plan économique, des expériences hongroises et des récentes expériences
polonaises. En préparant les projets de loi on commençait aussi à
s'intéresser aux solutions adoptées dans les pays non-socialistes, en
abandonnant, dans certaines limites, d'anciens préjugés. Depuis 1956,
le droit socialiste — même le droit des pays membres de la C.A.E.M.
(c'est-à-dire jusqu'en 1962, date de l'adhésion de la Mongolie, les pays
européens à l'exclusion de la Yougoslavie) n'est pas aussi homogène
qu'il l'avait été, et, semble-t-il, il l'est de moins en moins.

III. L'IMPACT DE LA TRADITION JURIDIQUE SUR LES DROITS


SOCIALISTES D'AUJOURD'HUI

En tirant les premières conclusions, on pourrait dégager au moins


deux types de tradition : la tradition continue qui est la continuité
directe, continuité du droit, et la tradition revenue — continuité
indirecte, continuité en droit. Tant la première que la deuxième peuvent
être soit strictement nationales, soit propres à toute la famille juridique
(ou le cercle, Rechtskreis) (51).
En étudiant des exemples de la tradition nationale russe — tant
continue que revenue — et de la tradition juridique chinoise jusqu'à
nos jours, on s'aperçoit qu'il est bien plus difficile de retrouver des

(50) V. KRUZKOV, « Vzaimnoe ispol'zovanie konstitucionnogo opyta v socialistîces-


kich stranach », in Obscie naéala teorii socialisticeskoj konstitucii, éd. B.I. TOPORNIN.
Moscou, Nauka 1986, p. 190 et s.
(51) En ne croyant pas qu'il y ait lieu de faire, suivant K. ZWEIGERT, la distinction
entre la famille romaniste et germanique (il existe une seule famille romano-germanique,
comme l'appelle R. DAVID), nous croyons utile de faire une sous-distinction entre
plusieurs Rechtskreise (romaniste, germanique, nordique).
860 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-1987

traditions strictement nationales dans le droit d'autres pays socialistes.


Une partie de la Yougoslavie (et notamment le Monténégro) exceptée,
le droit actuel des pays socialistes européens s'est formé dans un cadre
plus large — celui des anciens empires, typiques de la région (et
notamment de l'Empire autrichien), des Rechtskreise et même de tout
le continent européen ; pour les régions à population musulmane (en
Russie, Roumanie, Bulgarie, Yougoslavie et Albanie) il faut ajouter
l'impact du droit musulman. Le droit « savant » russe, et par conséquent
le droit soviétique, se trouvait sous l'influence des droits allemand et
français et, par conséquent, du droit romain. Appartenant tous à la
famille romano-germanique, donc imprégnés des concepts et
constructions du droit romain, certains pays étaient sous l'influence soit
autrichienne (Tchécoslovaquie, mais le droit civil slovaque, distinct
jusqu'à 1950, fut d'expression hongroise, Yougoslavie, Pologne :surtout
pour le droit administratif), soit allemande (l'influence allemande se fit
sentir même en Hongrie), soit française (Code Napoléon dans la partie
centrale de la Pologne, Codes roumains : civil de 1864 et de procédure
civile de 1865/1900), soit, enfin, suisse (Code des obligations polonais
de 1933). Leur tradition juridique était ainsi à la fois relativement
récente — sauf la Hongrie avec son droit civil séculaire — et
assez cosmopolite, voire, dans les grandes lignes, commune, romano-
germanique.
En étant cosmopolite, la tradition peut s'exprimer, grosso modo,
de la même façon dans divers pays. On a fait mention du rejet
catégorique, résultant de la maxime séculaire nullum crimen sine lege,
de l'analogie par certains États européens, bien qu'ils aient remodelé
leur droit pénal à l'instar de l'U.R.S.S. et le rejet rapide, précédant
celui effectué en U.R. S. S., dans les autres pays. Il existe aussi un autre
aspect tout particulier du jeu de la tradition dans le droit pénal, qui se
rapporte à la rétroactivité de la loi pénale, autre problème-clé de cette
discipline. Dans la famille romano-germanique « la règle de la non-
rétroactivité peut s'appliquer uniquement aux lois, non aux décisions
judiciaires, puisque ces dernières ne sont pas à même de changer l'ordre
juridique existant » (52), ce qui permet d'introduire l'interprétation
extensive de certaines dispositions, typique des années 50. L'abandon
de la division tripartite traditionnelle des infractions — que l'on n'avait
pas connue seulement en Russie et en Bulgarie — et la réception de
la division bipartite à la soviétique se montra également provisoire.
Un autre exemple de la continuité de la tradition cosmopolite (seule
la Russie soviétique avant 1922 y faisait exception) est l'influence
indéniable du droit romain, et plus exactement du droit pandectiste du
XIXe siècle avec son expression finale, le Bürgerliches Gesetzbuch
allemand de 1896, sur les Codes civils actuellement en vigueur : hongrois
de 1959 (révisé en 1977), soviétique de 1963-1964 (les principes fédéraux

(52) S.J. FRANKOWSKI, « Polish People's Republic », in Major Criminal Justice


Systems, éd. CF. COLE, S.J. FRANKOWSKI et M.G. GERTZ, Beverly Hills-Londres,
Sage Publications, 1981, p. 180.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 861

de 1961), polonais et tchécoslovaque de 1964, et même le code le plus


récent et le plus original par son vocaculaire idéologique et par la
systématique qui lui est propre, dont l'objectif était de rompre avec la
« tradition étrangère du droit romain » et la tradition réactionnaire
prussienne (53), à savoir le Code civil de la R.D.A. de 1975 (54). La
séparation du droit de la famille, jamais vraiment nette, n'efface pas
l'influence dans ce domaine. La séparation formelle du droit économique,
imprégné d'éléments administratifs et régi par un code particulier (en
Tchécoslovaquie depuis 1964) ou par une loi spéciale (Gesetz über das
Vertragssystem in der sozialistischen Wirtschaft de 1965, remplacée par
la loi nouvelle de 1982, en R.D.A. ), ne contribue qu'à accentuer une
traditionalité de la codification civile.
Or, tant pour leurs divisions internes que pour les concepts et
constructions particulières qu'ils emploient, les Code civils présentent
de nombreuses empreintes de l'influence pandectiste. La propriété —
il est vrai, franctionnée en plusieurs catégories, par contraste avec
l'institution romaine — est définie plus ou moins de façon classique,
comme un ensemble des droits du propriétaire : possidendi, utendi et
fruendi, disponendi. On connaît partout, sauf en R.D.A., l'institution
de la possession, même si, comme en Tchécoslovaquie, le Code n'en
parle pas expressément. Deux instruments romanistes : rei vindicatio et
actio negatoria servent à protéger les droits du propriétaire. La
classification des sources des obligations reste pandectiste ; la
responsabilité contractuelle et délictuelle est distinguée partout, sauf en
Tchécoslovaquie, où le Code civil de 1964 en fait un amalgame, suivant la
tradition particulière l'ABGB autrichien de 1811. Quant à l'obligation
alimentaire — s'agissant du droit de la famille — un auteur relève que
1'« on est frappé de constater combien [les législations des pays
européens] sont proches, non seulement les unes des autres, mais aussi
de nos propres conceptions "occidentales" en la matière » (55). Les
exemples sont, évidemment, très nombreux.
La tradition commune cosmopolite ne s'ancra pas avec la même
force dans tous les pays. Elle était bien plus faible dans les pays qui
s'étaient trouvés dans le passé hors de l'influence du droit romain
comme ius commune de l'Europe catholique et protestante : en Russie
(sauf l'ancien territoire du Grand Duché de Lituanie et les provinces
baltiques), en Roumanie (à l'exception de la Transylvanie), en Bulgarie,

(53) V. K.H. ARNOLD, « Verständlichkeit des Rechts ohne Versieht auf Exaktheit »,
Neue Justiz, 1975, n° 1, p. 14 et s.
(54) V. W. WOLODKIEWICZ, « The Continuity of Roman Law in the Systems of
the Civil Law in Socialist Countries », in Estudios in onore Juan Iglesias, Madrid (sous
presse). Une traditionnalité substantielle du Code est-allemand est relevée par G. CRESPI
REGHIZZI, G. de NOVA et R. SACCO, « II Zivilgesetzubch délia RDT », Rivista
Italiana di Diritto Civile, 1976, n° 1, p. 74 et s. v. également K. WESTEN —
J. SCHLEIDER, Zivilrecht im Systemvergleich. Das Zivilrecht der Deutschen
Demokratischen Republik und der Bundesrepublik Deutschland, Berlin, Kommission bei Nomos
Verlagsges, 1984 (Osteuropa-Inst. Freien-Univ., Berlin, Rechtswissensch.,, t. 13).
(55) J. DEPREZ, compte rendu du livre L'obligation alimentaire. Etude de droit
interne comparé, Paris, Éd. du C.N.R.S. 1984, cette Revue, 1985, n° 4, p. 1102.
862 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-1987

en Albanie, dans une partie de la Yougoslavie. Là, il était plus facile


de se détacher de la tradition commune, récente et juxtaposée à la
tradition nationale véritable. Il en résulte aussi que dans les États
fédéraux existant actuellement sur le territoire en question — il s'agit
donc de l'U.R.S.S. et de la Yougoslavie — où le droit n'est pas
exactement le même partout, on peut retrouver certaines différences,
issues de traditions différentes entre les droits des Républiques. Par
exemple, le Code civil de la Lettonie de 1963 réglemente l'institution
très romaniste de la negotiorum gestio que les autres Codes des
Républiques ne connaissent pas. On croit toutefois que, globalement,
les différences entre les Codes civils soviétiques — d'ailleurs minces (on
les estime à 10 % du contenu) — sont dues plutôt aux préférences
personnelles des auteurs des projets qu'aux particularités nationales (56).
D'autre part, une « romanisation » du droit de ces pays peut
progresser actuellement en rattrapant leur retard par rapport aux autres.
Les exemples que l'on connaît de la réception par le droit soviétique
des solutions présentes dans le droit d'autres pays socialistes européens
(comme l'étendue de la liberté testamentaire) sont dans une large
mesure propres à cet aspect. Il s'agit alors d'une tradition revenue très
particulière.
Le fait que les traditions juridiques dans les pays socialistes
européens sont dans une large mesure cosmopolites, voire communes,
et qu'elles dépassent le cadre national, n'exclut aucunement le jeu des
traditions nationales et plurinationales. Or, en Hongrie on mêle toujours,
suivant la tradition, la coutume et la jurisprudence — concepts ailleurs
considérés comme différents. Ce sont notamment les institutions du
droit successoral, et surtout la succession par la fente des lignes qui,
ayant des racines profondes dans la conscience du peuple hongrois, sont
indéniablement dues à la tradition nationale. Le fait que la R.D.A.
sépare le droit économique du droit civil ne résultait pas seulement du
long maintien en vigueur du BGB puisque l'on avait compté sur
l'unification des deux Allemagnes où le BGB aurait forcément été le
Code commun. On suivait aussi une tradition doctrinale de la République
de Weimar où l'on se préparait à une distinction de ce droit. Le style
judiciaire soviétique continue — et dans une mesure renoue avec — le
style russe traditionnel : depersonalise, il est contre toute citation de la
doctrine et de la jurisprudence, les directives normatives de la Cour
suprême exceptées (57). Cette différence avec le style judiciaire polonais
qui est également traditionnel est à noter : il est en effet, plus personnel,
se référant à la jurisprudence et à la doctrine. Un auteur polonais
signale que, pour l'idée de faute en tant que fondement de la
responsabilité civile, « les formules du Code des obligations de 1933 ont

(56) V. O.S. IOFFE, « Civil Law » et R. BEERMANN, « Tradition », in


Encyclopediaéd.,
2e of Soviet
Dordrecht,
Law, éd.
M. Nijhoff,
F.J.M. FELDBRUGGE,
1985 (Law in Eastern
G. P. van
Europe,
den BERG
28), pp.
et 117-118
W.B. SIMONS,
et 780.
(57) B. RUDDEN, « The Role of the Courts and Judicial Style under the Soviet
Civil Codes », in Codification in the Communist World, op. cit. et notamment p. 329.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 863

suivi la conception du Code civil français ; les travaux de codification


entrepris après la dernière guerre ont maintenu, tout simplement, les
formules existantes pour stabiliser la valeur de l'ancienne
jurisprudence » (58). D'autre part, le droit civil hongrois reste traditionnellement
attaché à la responsabilité civile objective (stricte). Ce type de
responsabilité, force est de le noter, ayant été choisi dans le Code civil
soviétique de 1922. fut abandonné en U.R. S. S. (59).
Pour ce qui est des pays conservant une partie des anciens textes
de droit privé, on peut dégager trois extrêmes. D'un côté, c'est le cas
de la Roumanie où les trois anciens codes demeurent en vigueur, à
savoir le Code civil de 1864, le Code de procédure civile de 1865/1900
et le Code de commerce de 1887. Ce ne sont pas toutefois les textes
originaires que l'on applique. Premièrement, les textes eux-mêmes ont
été révisés plusieurs fois. En ce qui concerne le Code civil, calqué sur
le Code Napoléon, toute la première partie (à l'exception d'un article)
a été remplacée en 1954 par le décret sur les personnes morales et
physiques, sans mentionner des révisions intervenues dans les deux
autres parties à partir de 1948. Le Code de procédure a subi une
révision substantielle en 1948. Sans amender les codes on peut également
doubler leurs dispositions en adoptant des lois spéciales dans le même
domaine. Deuxièmement, même si les dispositions restent dans leur
rédaction d'origine, leur interprétation et leur application peut différer
de façon substantielle. On parle à juste titre d'un « droit prétorien
véritable », dépassant les dispositions du Code civil (60), ce qui n'est
pas sans analogie avec la pratique d'autres pays avant la promulgation
des codes nouveaux. Pour les auteurs roumains, le Code civil « est,
comme tel, irrelevant pour le droit civil socialiste roumain, qui s'est
formé en dehors du code » (61). Il est possible que dans telles conditions
la codification socialiste du droit civil, que l'on prépare toujours,
devienne moins urgente.
Le champ d'application du Code de commerce — compte tenu de
l'existence, comme dans les autres pays, d'une vaste réglementation de
l'économie socialisée devint très étroit, bien qu'il y eut un retour à un
certain nombre de ses dispositions à partir des années 70 pour les
appliquer surtout à la création de sociétés mixtes à participation
étrangère. La tradition continue peut, dans certaines circonstances se
transformer en fait en tradition revenue, sous l'impact des besoins
extérieurs au système juridique en place — comme, dans ce cas, la

(58) W. CZACHÖRSKI, « Faute et modèle de comportement en droit civil


socialiste », in Mélanges du droit comparé en l'honneur du Doyen Ake Malmström, Stockholm,
P.A. Norsted & Söners, 1972, p. 46, note 15.
(59) V. V. KNAPP, « La responsabilité de dommage causé dans le droit des pays
socialistes d'Europe », in Aspects nouveaux de la pensée juridique. Recueil d'études en
hommage à Marc Ancel, t. 1, Paris, A. Pedone, 1975, pp. 170-171.
(60) M. CISMARESCU, Einführung in das rumänische Recht. Allgemeine Grundzüge
und Tendenzen, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1981, p. 87.
(61) Y. EMINESCU-T. POPESCU, Les Codes civils des pays socialistes. Étude
comparative, Bucarest-Paris, Éd. Akademiei R.S.R.-L.G.D.J., 1980, p. 58.
864 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-1987

nécessité de développer des relations économiques avec le monde


capitaliste. Il convient de noter que le même phénomène s'est produit
en Hongrie, quant au Code de commerce datant de 1875 (pour ce
qui est des sociétés anonymes appelées traditionnellement « sociétés
publiques limitées ») et à la loi de 1930 (sociétés à responsabilité
limitée) (62), les deux textes n'ayant pas été complètement abrogés par
l'entrée en vigueur du Code civil de 1959.
Le rôle réel que l'ancien droit joue en Roumanie dans la sphère
du droit civil au sens large reste ainsi, malgré l'ampleur exceptionnelle
de ses survivances, bien restreint. La Pologne se place à un autre
extrême. Là, l'ancienne législation civile, dont les dispositions générales
de 1950, deux décrets-lois de 1945-1946 et le Code des obligations de
1933, fut abrogée avec l'entrée en vigueur du Code civil de 1964. Bien
qu'ayant des dispositions communes avec la nouvelle législation civile
soviétique de 1961-1964, le Code polonais n'incorporait toutefois pas
les dispositions (traditionnellement séparées puisqu'elles se formaient
hors des grands Codes civils du XIXe siècle, en vigueur en Pologne
jusqu'à 1946 (63)) concernant le droit d'auteur, les brevets d'invention
et — matière codifiée en Pologne exceptionnellement rapidement — sur
les conflits de lois (1926, actuellement loi du 12 novembre 1965). On
n'annula pas non plus la législation d'avant guerre en matière de chèques
et de lettres de change (deux lois du 28 avril 1936) et, ce qui est encore
plus important, une partie des dispositions du Code de commerce du
27 juin 1934, et notamment les dispositions portant sur les sociétés : en
nom collectif, à responsabilité limitée et anonymes. La portée de ces
dispositions était alors très limitée, les sociétés ne devant être dans la
pratique que des résidus susceptibles d'exister dans la sphère du
commerce extérieur (64). Le fait que la société commerciale ait été
condamnée au dépérissement dans les rapports juridiques internes
découlait expressément de la loi du 8 juin 1972 sur l'exercice et
l'organisation de l'artisanat : toutes les sociétés fonctionnant alors dans
cette branche du secteur privé (qui, dans la terminologie juridique
polonaise, correspond dans une large mesure au domaine des P.M.E.
occidentales) furent obligées de se dissoudre.
La « réforme économique » — consistant à relâcher sensiblement
l'emprise de l'administration sur l'économie et à y introduire des
éléments du marché — que l'on tente de mettre en place en Pologne
depuis 1981, contribue à la « renaissance » véritable du Code de
commerce due au large emploi de l'institution de la société commerciale
qui devient applicable dans les divers secteurs et branches. Au lieu
d'un résidu, la société commerciale est actuellement une institution
indispensable du droit économique polonais.

(62) Joint ventures in Hungary, éd. T. SUGÀR, Budapest, 1986, p. 63 et s.


(63) Les biens intellectuels se trouvent hors des Codes civils aussi en Hongrie,
Tchécoslovaquie et R.D.A., ce qui peut être un autre exemple de l'impact de la tradition.
(64) On observe le même phénomène en Hongrie (Code de commerce de 1875 et
la loi de 1930) ainsi qu'en R.D.A. où l'on maintient les lois spéciales panallemandes
portant sur les sociétés à responsabilité limitée (1892) et anonymes (1937).
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 865

Or, les dispositions respectives du Code de commerce s'appliquent,


en vertu de la première des lois de la réforme, celle du 25 septembre
1981 sur les entreprises d'État et de son règlement d'application, aux
entreprises communes des entreprises d'État, et, selon la Cour suprême,
l'entreprise commune est une société commerciale (65). Les auteurs de
la réforme polonaise ont essayé généralement de suivre la réforme
hongroise, commencée en 1968, mais pour ce qui est des groupements
d'entreprises d'État, ils se montrèrent bien plus traditionnalistes puisqu'en
Hongrie le problème n'est réglé que par le Code civil dans sa nouvelle
version de 1977 et par la législation spéciale, et non pas par le Code
de commerce (66). Les dispositions du Code de commerce relatives aux
sociétés à responsabilité limitée s'appliquent également, cette fois-ci « de
manière convenable », à une autre catégorie de groupement d'intérêts
économiques de l'économie socialisée — l'entreprise mixte. Celle-ci,
d'après la loi du 10 juillet 1985, se compose d'un côté des capitaux de
l'État (et notamment du Fisc et des entreprises d'État) et de l'autre des
coopératives et/ou des organisations sociales autorisées à mener des
activités économiques qui peuvent revêtir trois formes : directement,
par une cellule spéciale et par la participation dans une société, une
entreprise mixte ou une cooopérative de personnes morales. Le Code
de commerce, mais aussi la loi sur les coopératives, y est ainsi susceptible
d'application soit directe, soit « convenable ». La loi sur les entreprises
d'Etat ne s'exprime pas en matière de création de société par le Fisc
avec les entreprises d'État. Dans la pratique, le Code de commerce s'y
applique directement.
En sortant du cadre des seules « unités de l'économie socialisée »,
la nouvelle législation permet de créer des sociétés commerciales entre
les P.M.E. indépendamment du type de propriété qu'elles représentent
(loi du 31 janvier 1985 sur les P.M.E.), dans l'artisanat (révision de la
loi concernée intervenue en 1983) et dans le commerce et les services
privés (révision de la loi de 1974 portant sur cette branche, faite
également en 1983). La pratique connaît aussi les sociétés commerciales
créées par les agriculteurs et on n'exclue pas, la prudence y paraissant
bien plus grande, les sociétés créées d'un côté par les entreprises et
d'autres unités d'organisation d'État qui n'appartiennent pas aux P.M.E.
et de l'autre par les « sujets non-socialisés ». Les dispositions du Code
de commerce au sujet des sociétés sont applicables, dans la sphère plus
typique des droits socialistes, dans les rapports avec l'étranger. Le droit
polonais connaissant deux régimes réglementant les activités économiques
des sujets étrangers : direct et en commun avec une unité polonaise de

(65) V. notre étude « Forms of Economie Integration of State Enterprises in Poland »,


Yearbook on Socialist Legal Systems (sous presse), ainsi qu'un aperçu général de
J. OKOLSKI, « Les formes contractuelles de l'intégration économique en Pologne »,
Annali délia Facoltà di Economia e Commercio. Università di Catania (sous presse).
(66) V. T. SARKÖZY, « Bericht über das Gesetz der staatlichen Unternehmen,
beziehungsweise über die Änderungen in der rechtlichen Regelung der juristischen
Personen in Zusammenhang mit dem Zivilgesetzbuch », Ada lurid, Acad. Sc. Hung. ,
1978, n° 3-4, pp. 422-8.
866 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-1987

l'économie socialisée (lois du 6 juillet 1982 et du 23 avril 1986), il est


possible de créer une société dans le premier cas, et il est impératif de
le faire dans le deuxième cas.
La « renaissance » du Code de commerce arriva si vite et le
changement fut si profond, qu'elle surprit le milieu de juristes qui devait
— et doivent toujours — apprendre le Code, ses institutions n'ayant
depuis longtemps été le sujet d'un enseignement ni universitaire, ni lors
des stages de la magistrature ou du barreau. C'est l'exemple le plus
significatif — sur l'échelle incomparablement plus grande de ce que l'on
vit en Roumanie — de la tradition bien plus revenue que continue,
malgré la vigueur incessante de l'ancien texte.
Il va de soi que la tradition joue un rôle encore plus significatif
dans les pays asiatiques, imprégnés d'une autre culture juridique ou,
dans leur cas, plutôt ajuridique. D'où une réticence en ce qui concerne
la codification — qui n'est achevée qu'en Mongolie, le plus ancien pays
socialiste de l'Asie et le pays le plus proche sur tous les plans de
l'U.R.S.S. On trouve évidemment bien d'autres arguments pour la
spécificité des pays asiatiques au sein de la famille des droits socialistes.
En Europe, la distinction que l'on fit entre les pays où le droit
romain avait joué jadis le rôle du ius commune et les pays qui ne se
trouvèrent sous son influence que, globalement, au XIXe siècle aurait dû
s'appliquer aussi au droit public si le concept n'avait pas été repoussé
à la suite de la révolution bolchevique. Le même classement que le
nôtre, l'omission de l'U.R.S.S. exceptée, à savoir la division des pays
socialistes européens en deux groupes : pays de l'Europe centrale
(Tchécoslovaquie, Pologne, Hongrie et R.D.A.) et pays balkaniques
(Roumanie, Bulgarie, Yougoslavie, Albanie) est fait par un constitution-
naliste polonais (67). La rencontre des analyses publicistes et privatistes
n'est pas ainsi un postulat irréalisable (68).
L'argumentation de M. Gwizdz est aussi historique : « les États
représentant le groupe de l'Europe centrale atteignirent le niveau le
plus élevé du développement économique, la classe ouvrière y était plus
nombreuse, avec ses organisations professionnelles et politiques plus
importantes, et se caractérisaient par un niveau d'éducation plus élevé.
Tout les États d'Europe centrale avaient été à certaines étapes de leur
développement — à l'exception de la Hongrie — des Républiques
bourgeoises démocratiques, tandis que tous les États du groupe
balkanique avaient été des monarchies à la veille de la révolution
populaire et démocratique ».

(67) A. GWIZDZ, « Rozwôj Konstytucjonalizmu socjalistycznego. Stan i perspek-


tywy » (le développement du constitutionalisme socialiste. Etat actuel et perspectives), in
Konstytucja PRL po 30 latach obowiazywania w'swietle doswiadczen konstytucjonalizmu
socjalistycznego (La Constitution de la R.P.P. 30 ans après son entrée en vigueur à la
lumière des expériences du constitutionalisme européen), éd. K. DZIALOCHA et
A. PATRZALEK, Wroclaw, Éd. de l'Université, 1983, p. 205.
(68) V. la critique de G. ROUHETTE sur la tentative de réalisation de ce postulat
par A. PIZZORUSSO, Corso di diritto comparato, cette Revue, 1985, n° 4, pp. 1110-
1111.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 867

On pourrait appuyer ces arguments en ajoutant que les sociétés


balkaniques restaient encore traditionnelles dans le sens où l'entend la
sociologie moderne (69) (le traditionnalisme des masses paysannes fut
toutefois moindre que dans la Russie de 1917), et que la Pologne et
la Hongrie restaient imprégnées de leurs traditions de démocratie
nobiliaire et des mouvements nationaux libéraux du XIXe siècle tandis
que la Tchécoslovaquie fut fière d'être le seul pays de la région à avoir
connu la démocratie parlementaire pendant toute la période entre les
deux guerres. Il en résulte que, pour toutes ces raisons, la Russie était
bien plus proche des pays balkaniques que des pays d'Europe centrale.
Parmi les pays des Balkans, la Bulgarie se distinguait, de plus, par
l'attitude traditionnellement amicale de la société à l'égard de la Russie,
libératrice du pays au XIXe siècle ; cette attitude n'avait ailleurs aucun
équivalent, sauf en Tchécoslovaquie. Ce n'était certainement pas une
tradition juridique, mais la tradition politique peut aussi servir de facteur
à la formation du droit.
L'histoire des quarante dernières années a beaucoup contribué à
modifier la classification que l'on propose (70). L'intensité particulière
de la guérilla, guerre de libération nationale en Yougoslavie, permettant
aux communistes, organisateurs principaux de la lutte, de s'emparer du
pouvoir sous l'occupation, puis l'exclusion de la Yougoslavie du bloc
communiste en formation, décidèrent des formes particulières de
l'organisation politique, économique et administrative yougoslaves. Ainsi
naquirent les institutions fédératives caractéristiques du rejet de la
séparation des compétences des autorités centrales menant à une
sorte de régime d'assemblée (système de skupstina en terminologie
yougoslave), ainsi que l'autogestion des communes et du personnel des
entreprises comme sujets du pouvoir respectivement local et économique,
avec les sources particulières du droit autogestionnaire opposé au droit
étatique (71). L'Albanie — n'ayant parmi les États de ce camp qu'un
seul voisin, à savoir la Yougoslavie, envers lequel elle est depuis 1948
en hostilité — s'est distinguée tant avant 1948 avec la Yougoslavie,
qu'après 1956 toute seule. A l'exception de la Yougoslavie avec ses
institutions particulières, une différence entre les régimes politiques des
Balkans et de l'Europe centrale, résultant dans une large mesure des
traditions différentes, s'esquisse : dans les Balkans le régime est bien
plus personnalisé, la personnalisation atteignant son maximum en
Roumanie où, en vertu de la Constitution de 1965, revue substantielle-

(69) V. R.M. UNGER, op. cit., p. 224 et s.


(70) V. R. CHARVIN, Les États socialistes européens, 2e éd., Paris, Dalloz, 1985 et
T. SZYMCZAK, Ustrôj europejskich panstw socjalistycznych (Le régime politique des
États socialistes européens), Varsovie, P.W.N., 1983.
(71) V. Pravni sistem Socialistiéne Federativne Republike Jugoslavije (Du système
juridique de la R.S.F.Y.), Ljubljana, Slovenska Akad. Znanosti in Umetnosti, 1981 ;
B.T. BLAGOEVIC-B. KOSUTIC, « Sources of Law in the Socialist Federal Republic of
Yugoslavia », in The Sources of Law..., op. cit., p. 340 et s. ; J. BARDACH-
H. IZDEBSKI, « L'État fédéral et le principe fédératif en histoire », Czasopismo Prawno-
Historyczne, t. 32, 1980, n° 1, p. 352 et s.
868 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-1987

ment en 1974, il existe un rapprochement plus formel de l'État et du


Parti de pair avec le pouvoir personnel du Président de la République,
traditionnel pour un chef de l'État, à savoir la nomination des membres
du Gouvernement. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si les mouvements,
voire les soulèvements populaires, à caractère d'ailleurs très différent
(R.D.A. en 1953, Pologne en 1956, 1970 et 1980, Hongrie en 1956,
Tchécoslovaquie en 1968), n'eurent lieu qu'en Europe centrale. Les
effets de ces mouvements étant très variés, il en résultait cependant des
voies, parfois très diverses, de l'évolution constitutionnelle postérieure,
et, de pair avec bien d'autres facteurs particuliers, la différenciation
actuelle des institutions et des pratiques politiques.
La Tchécoslovaquie se distingue toujours par son attachement aux
formes du régime parlementaire traditionnel. Le Président de la
République, office qui n'a jamais été supprimé, ne préside pas, par
contraste avec son homologue roumain, l'émanation du parlement : le
Presidium de l'Assemblée fédérale. Il peut remplacer l'Assemblée, dans
l'intervalle des sessions, sans être doté de pouvoirs plus étendus, dont
jouit même le Conseil d'État roumain, à l'instar du Presidium du Soviet
suprême de l'U.R.S.S. En Tchécoslovaquie, c'est traditionnellement le
Président de la République, et non le parlement ni son émanation, qui
nomme et révoque les ministres, et qui convoque les sessions de
l'Assemblée fédérale. L'amendement de 1974 à la Constitution de la
R.D.A. de 1968 a oté à l'émanation du parlement, le Conseil d'État,
toutes ses attributions de remplacement. Cela ne signifie cependant
pas que le nombre des lois adoptées par la Chambre populaire a
automatiquement augmenté. C'est plutôt le conseil des ministres au
moyen de ses arrêtés autonomes, autre institution typique des pays en
question, qui a affermi sa position. La R.D.A. se caractérise aussi par
les pouvoirs personnels du Président du Conseil d'État, exercés sans
participation formelle de tout le collège, dans le domaine des relations
extérieures, ce qui s'explique, au moins partiellement, par la tradition.
La Hongrie ainsi que la Pologne sont les seuls pays où au lieu de
promulguer une nouvelle Constitution on ne procéda qu'à la révision
substantielle de l'ancien texte (en Hongrie en 1972, en Pologne en
1976). La construction « orthodoxe » des autorités d'État y est conservée.
Les amendements à la Constitution polonaise, datant de 1952, y
ajoutèrent toutefois certaines institutions uniques — soit à l'échelle
universelle, soit parmi les État socialistes (72). Le deuxième amendement
fait en 1957, seul reflet de 1'« octobre » polonais de 1956 dans le texte
de la Constitution, consista à renouer avec l'institution de la Chambre
suprême de contrôle, ailleurs inconnue. Celle-ci fonctionnant en 1919-
1939 et 1949-1952, avait été un organisme indépendant, subordonné à
la Diète, contrôlant pendant et à posteriori, selon les critères de
légalité, d'opportunité et de bonne gestion, le déploiement des activités
économiques et financières par l'administration d'État. La Chambre
subordonnée en 1976 au Président du Conseil des ministres, fut rétablie

(72) V. notre étude « Les amendements à la Constitution de la République populaire


de Pologne, 1954-1983 », cette Revue, 1984, n° 1, pp. 79-109.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 869

en octobre 1980 dans sa position traditionnelle. En vertu du douzième


amendement du 26 mars 1982 on institua d'abord le Tribunal d'État
pour statuer sur la responsabilité des personnes occupant les postes
suprêmes de l'État pour violation de la Constitution et des lois, commise
dans l'exercice de leurs fonctions. Le Tribunal avait son homologue
avant la guerre, puis, en 1985, devint le Tribunal constitutionnel. Ce
dernier, unique dans les pays socialistes unitaires (le seul tribunal
constitutionnel qui avait existé, était celui de la Yougoslavie), n'est, il
est vrai, aucunement traditionnel.
Peu « orthodoxe », et renouant avec la tradition du pays, est, par
contre, la « clause paysanne », insérée le 20 juillet 1983 dans le
cadre du treizième amendement à la Constitution. C'est une garantie
constitutionnelle de la pérennité des exploitations individuelles. Elle est
peu « orthodoxe » puisque l'on croyait généralement que la propriété
privée, distinguée nettement de la propriété personnelle, relative
uniquement aux moyens de consommation, et notamment la propriété
privée dans l'agriculture, « subsiste /.../ comme résidu des rapports de
production ayant existé avant la révolution et elle est progressivement
liquidée, aussi bien par la supériorité économique grandissante de la
propriété socialiste que par la politique de l'État socialiste (73) ». Hormis
la Pologne, la propriété privée de la terre ne se maintient qu'en
Yougoslavie, les autres pays européens, sans nationaliser la terre,
suivirent l'U.R.S.S. en collectivisant l'agriculture. La « clause paysanne »
renoue avec la tradition ancrée très profondément dans la mentalité des
paysans polonais, propriétaires de la terre depuis le XIXe siècle, par
contraste avec les paysans russes dont la majorité n'avait pas eu la
propriété de la terre sous les tsars et sous le Gouvernement provisoire.
La « clause » renoue également avec les idées du décret-loi du
6 septembre 1944 sur la réalisation de la réforme agraire où l'on stipula
que l'agriculture polonaise s'appuierait sur « des exploitations fortes,
saines et susceptibles de production considérable, étant en propriété
privée de leurs possesseurs », clause longtemps oubliée, mais jamais
abrogée.
Sans procéder à un amendement à la Constitution en 1980 on
rétablit le contrôle juridictionnel des actes administratifs, et la loi du
15 juillet 1987 vient d'instituer l'ombudsman polonais sous le titre de
« porte-parole des droits des citoyens ». Lorsque l'on dépasse le cadre
« orthodoxe », la tradition peut se marier avec l'innovation relative,
l'ombudsman n'étant connu dans les pays de l'Est qu'en Yougoslavie.
Depuis 1956 le Conseil d'État polonais ne rend presque plus de
décrets-lois, institution très typique des pays socialistes. Le dernier
décret-loi que l'on connaît fut celui du 12 décembre 1981 sur l'état de
guerre. Depuis 1980 la Diète polonaise travaille — si l'on prend en
considération les séances plénières (ayant lieu au moins une fois par
mois) et les réunions des commissions — pratiquement en permanence.

(73) V. V. KNAPP, « Les différentes catégories de la propriété », in Introduction


aux droits socialistes, éd. V. KNAPP et I. SZABÖ, Budapest, Akadémiai Kiadö, 1971,
p. 361.
870 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARE 4-1987

C'est aussi un retour à la tradition qui avait continué pendant les deux
premières années d'existence de la Diète constituante (1947-1952). Dans
les années 1956-1980 les sessions de la Diète polonaise étaient également
celles qui duraient le plus longtemps parmi les parlements socialistes (74).
En Pologne, comme en R.D.A., la loi est adoptée après plusieurs
lectures ce qui découle aussi de la tradition, mais en Pologne depuis
1980 on met l'accent sur la primauté pratique, et pas seulement formelle,
de la loi au sein du système des actes normatifs.
Pour compléter le panorama des différences régionales et nationales,
issues de la tradition, dans le domaine du droit constitutionnel, il
conviendrait de relever une attitude très différenciée à l'égard des
symboles de l'État : les armoiries et les drapeaux nationaux. Très peu
nombreux sont les pays qui n'adoptèrent pas, à l'instar de l'U.R.S.S.,
des armoiries nouvelles, exprimant l'idée du travail productif et gardèrent
leurs armoiries traditionnelles. Il est normal que l'on y ajoute certains
éléments socialistes, et notamment l'étoile rouge (Albanie, Bulgarie,
Tchécoslovaquie). La Pologne reste ainsi le seul pays où l'on a rien
ajouté rien aux armoiries traditionnelles bien qu'il y ait eu un changement
par rapport aux armoiries d'avant la guerre — on a enlevé la couronne
de la tête de l'aigle blanc traditionnel. Les drapeaux nationaux n'ont
été gardés qu'en Pologne, Tchécoslovaquie et Hongrie — trois pays
situés en Europe centrale, le quatrième pays de la région, à savoir la
R.D.A., ayant dû ajouter au drapeau traditionnel allemand des armoiries
nouvelles afin de faire la différence avec le drapeau de la R.F.A.
L'impact des traditions — tant continues que retrouvées — n'est
pas propre uniquement au droit constitutionnel. Il se fait sentir aussi
dans le domaine du droit administratif. Les réformes de la division
administrative firent généralement disparaître les circonscriptions plus
ou moins traditionnelles, mais en Hongrie on conserve toujours une
très ancienne circonscription et collectivité locale, datant d'il y a mille
ans, à savoir le comitate (comté).
Ce qui distingue le droit administratif du droit constitutionnel c'est
la difficulté insurmontable à opérer une classification entre les pays
d'Europe centrale et des Balkans. La Tchécoslovaquie et la R.D.A.
d'un côté et l'Albanie de l'autre rejettent toujours l'idée, traditionnelle
dans le cadre des institutions européennes, des droits subjectifs de
l'individu à l'égard de l'administration d'État, et elles ne connaissent
pas depuis longtemps le contrôle juridictionnel des actes administratifs.
Cela faisait partie de l'orthodoxie juridique du stalinisme. Un tel
contrôle, exercé par les tribunaux judiciaires, est cependant prévu par
la nouvelle Constitution soviétique, et la présentation du projet d'une
loi d'application vient d'être annoncée comme élément du programme
de la création des fondements juridiques de la « restructuration » (75).

(74) V. M. A. KROUTOGOLOV-V. A. TOUMANOV, « Le droit constitutionnel »,


in Introduction..., op. cit., p. 220.
(75) V. A. PIGOLKIN-I. KAZ'MIN, « Novyj plan zakonoproektnych rabot v
SSSR ». Chozjajstvo i Pravo, 1987, n° 1, pp. 10-15.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 871

La Yougoslavie fut le premier État qui rétablit en 1952 le contrôle


juridictionnel des actes administratifs, et son exemple allait être suivi
par la Hongrie (1957), puis par la Roumanie (1967) et la Bulgarie
(1970). Tous ces États choisirent, quoiqu'il y ait entre eux bien des
différences de détail, le même modèle de contrôle exercé par les
tribunaux judiciaires (76). Un tel modèle n'avait jamais été pratiqué sur
leur territoire tandis qu'il avait été dans une large mesure connu de la
Russie tsariste.
Sur ce point, la Pologne se distingue par son attachement particulier
à la tradition que l'on venait de retrouver. Le contrôle juridictionnel
des actes administratifs avait été exercé avant la guerre par le Tribunal
administratif suprême qui, à l'instar du Tribunal administratif de l'Empire
autrichien, avait agi en tant que juge de droit commun, en première et
dernière instance. Pour les trois voïvodies occidentales le Tribunal,
comme juge d'attribution, constituait toutefois la troisième instance
puisque l'on y avait conservé l'ancien modèle prussien.
Le Tribunal administratif suprême était la seule grande institution
administrative d'avant la guerre qui ne fut pas restaurée après 1944. On
pensait alors à une solution à la fois uniforme pour l'ensemble du pays
et efficace, le Tribunal d'avant 1939 ayant été considéré à juste titre
comme surchargé de travail. Le tournant de 1948 fit rejeter l'idée,
qualifiée de bourgeoise, du contrôle juridictionnel des actes
administratifs. Les institutions nouvelles : la « surveillance générale » de la
Prokuratura ainsi que la possibilité de plaintes et requêtes des citoyens,
toutes deux introduites en 1950, auraient visé le contrôle de légalité
dans l'administration comme dans toutes les démocraties populaires
devenant des États socialistes. Après le tournant politique de 1956, une
partie des juristes commençait à réclamer, sans résultat, l'introduction
du contrôle juridictionnel des actes administratifs. On y revint après
1970 — quand la nouvelle équipe au pouvoir eut déclaré son intention
de moderniser le système juridique ; l'occasion en était la révision du
Code de procédure administrative. Tous les projets en la matière
prévoyaient l'adoption du modèle pratiqué dans les Etats socialistes qui
étaient revenus à cette forme de contrôle — donnant compétence aux
tribunaux judiciaires. Ce n'est que dans la dernière phase de l'élaboration
du projet que l'on choisit une toute autre solution.
En vertu de la loi du 31 janvier 1980 instituant la Haute Cour
administrative et révisant le Code de procédure administrative, le
tribunal administratif, unique dans les pays de l'Est, put s'installer. Il
est évident qu'il ressemble beaucoup au tribunal administratif d'avant
1939 (77) : la Haute Cour administrative juge en première et dernière

(76) V. M. WYRZYKOWSKI. Sadowa kontrola decyzji administracyjnych w panstwie


socjalistycznym (Le contrôle juridictionnel des décisions administratives dans l'État
socialiste), Varsovie, Éd. de l'Université, 1978.
(77) V. G. MARCOU, « La Haute Cour administrative polonaise », Revue du droit
public, 1982, n° 4, p. 1214 et s. ; R. SCHNUR, « Einflüsse des deutschen und des
österreichischen
n° 95, 1985, p. 24.
Rechts in Polen », Schriftenreihe der Juristischen Gesellschaft zu Berlin,
872 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-1987

instance, après épuisement par l'intéressé des moyens propres à la voie


non contentieuse ; elle ne reçoit que des recours attaquant certains
actes individuels, dénommés décisions administratives ; les frais de
justice, ce que l'on critiquait avant la guerre, sont calculés, si possible,
proportionnellement à la valeur de la cause ; la compétence se trouve
à mi-chemin entre celle de droit commun et celle d'attribution. Il est
vrai qu'il y a des déviations considérables par rapport au modèle polono-
autrichien : la Cour n'est pas un juge de droit commun typique ; elle
est soumise au contrôle qu'exerce, pour que toute la construction
soit conforme aux principes constitutionnels « orthodoxes », la Cour
suprême ; les recours sont adressés, à l'instar de la procédure non
contentieuse, par l'intermédiaire de l'autorité administrative de deuxième
instance. Mais la pratique atténue une bonne part de ces déviations et
on renoue avec la tradition plus que l'on ne pourrait le croire en lisant
le texte de la loi (78).
Il existe aussi un autre aspect de l'impact de la tradition sur la
jurisprudence de la Haute Cour administrative qui est généralement
ignoré, même en Pologne, et cet aspect paraît exceptionnellement
important si l'on veut pénétrer dans l'essence même de la tradition
juridique. La jurisprudence du Tribunal administratif suprême d'avant
la guerre servait de fondement à une série d'arrêts de la Haute
Cour administrative, rendus pendant les premières années de son
fonctionnement, donc dans la période la plus importante de la formation
de sa jurisprudence.
« Dans le droit fiscal il existe un concept du "devoir fiscal" et de
l'"obligation fiscale". Conformément à l'opinion de la doctrine fiscale,
se basant sur la jurisprudence du Tribunal administratif suprême, le
"devoir fiscal" est une obligation abstraite, que la disposition de la loi
lie avec un état de fait donné, de supporter la charge fiscale, tandis
que l'"obligation fiscale" est une prétention, concrétisée de la manière
prescrite par la loi, de l'État à l'égard du contribuable » (79). Le seul
exemple que l'on connaisse de la référence expresse à un arrêt concret
du Tribunal, intéressant aussi à cause de son style, typique des hautes
magistratures polonaises, est l'arrêt de la Haute Cour administrative du
23 février 1982. Il s'agissait de la nature — civiliste ou publiciste (la
notion du droit public n'est pas ainsi complètement abandonnée) — des
redevances payées en contrepartie de l'acquisition du sol arable et du
changement de sa destination, et la jurisprudence du Tribunal d'avant
la guerre optait pour la nature publiciste. L'arrêt fut cependant annulé
par la Cour suprême, et la référence à un arrêt du Tribunal ne pouvait
pas, par conséquent, contribuer à l'établissement d'une jurisprudence
permanente de la Cour administrative en la matière.

(78) V. notre étude, « La jurisprudence de la Haute Cour administrative polonaise »,


cette Revue, 1984, n° 3, pp. 471-502.
(79) Jugement du Tribunal administratif suprême du 27 février 1934, n° 6492 ;
B. HASFELD, Jurisprudence fiscale du Tribunal administratif suprême, Varsovie, 1939,
p. 1 ; W. KUBIAK, Obligations fiscales, Varsovie, 1971, p. 12 et s.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 873

Ce n'était pas le cas d'autres arrêts où la Cour se référait à la


jurisprudence du Tribunal de façon plus générale. Ils concernaient,
globalement, le problème le plus délicat du contrôle juridictionnel des
actes administratifs — celui de l'étendue du contrôle sur le pouvoir
discrétionnaire de l'administration. Dans les motifs d'un arrêt du
15 janvier 1982 — il s'agit du refus de l'inscription sur une liste d'avocats
— la Cour a soutenu l'argumentation suivante : « le tribunal administratif
est autorisé à examiner la régularité de l'application par l'autorité
administrative, lors du règlement de l'affaire, d'expressions dites
imprécises. Même entre les deux guerres, quand la doctrine et la jurisprudence
du Tribunal administratif suprême étaient dominées par les idées
conservatrices, on admettait, comme une chose incontestable, que les
autorités supérieures d'administration et le tribunal administratif
devaient, en contrôlant la légalité des décisions, examiner si l'autorité
administrative, lorsqu'elle avait appliqué les dispositions contenant des
expressions imprécises, n'outrepassait, dans son appréciation, la liberté
admissible. L'observation par l'autorité administrative des limites de sa
liberté appréciées sur la base des expressions imprécises est ainsi
susceptible de contrôle de la part de la Cour ».
Les expressions imprécises — telles que « l'intérêt social » ou
« d'importants égards sociaux » — sont des clauses générales que l'on
inclues dans de nombreux textes administratifs et fiscaux pour assurer
à l'administration une large liberté décisionnelle (80). Le fait que la
Haute Cour administrative restreigne cette liberté, en évoquant la
jurisprudence du Tribunal d'avant la guerre ou — ce qui arrive également
— en reproduisant les motifs de ses arrêts sans s'y référer expressément,
est d'une importance particulière du point de vue de la protection des
droits subjectifs.
La reprise des thèses avancées par l'ancien Tribunal caractérise
aussi la jurisprudence de la Haute Cour sur le pouvoir discrétionnaire
au sens strict, c'est-à-dire la situation où l'autorité administrative peut,
sans y être obligée, rendre la décision que sollicite la partie. La
distinction entre le pouvoir discrétionnaire au sens large, englobant
l'application des expressions imprécises, et le pouvoir discrétionnaire au
sens strict est, elle aussi, empruntée à la jurisprudence du Tribunal
administratif suprême. La quintessence de la jurisprudence en la matière
se trouve dans le fait que « la décision fondée sur le pouvoir
discrétionnaire ne peut être libre » — les mots du Tribunal — ou « le
pouvoir discrétionnaire ne peut avoir les traits du pouvoir libre » —
selon la Cour.
Il existe cependant une importante différence entre la jurisprudence
du Tribunal et celle de la Cour. L'ancien Tribunal, selon le modèle
autrichien, n'était pas compétent dans les affaires où l'autorité
administrative avait un pouvoir discrétionnaire, à moins qu'elle n'ait outrepassé

(80) V. M. WYRZYKOWSKI, Pojecie interesu spolecznego w prawie administra-


cyjnym (La notion de l'intérêt social dans le droit administratif), Varsovie, Éd. de
l'Université, 1986, et notamment p. 49 et s.
874 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARE 4-1987

celui-ci, que sa décision ait été manifestement contraire aux faits connus
ou qu'il y ait eu un vice de procédure au détriment du requérant. Le
Tribunal contrôlait ainsi l'exercice du pouvoir discrétionnaire, et le
faisait largement, mais son contrôle était limité.
Par contre, la loi de 1980 ne fait aucune mention des décisions
discrétionnaires. A l'origine, l'interprétation de ce fait par la Haute
Cour administrative n'était pas uniforme. Parfois, on raisonnait comme
si les textes d'avant guerre étaient toujours en vigueur et on s'exprimait
de la même manière que l'avait fait le Tribunal. Parfois, on mettait en
relief qu'il n'y avait plus d'exclusion du contrôle juridictionnel des
décisions discrétionnaires. C'est la deuxième interprétation, appuyée par
la Cour suprême, qui domine actuellement — en dépit de l'opposition
du Procureur général qui avait voulu convaincre la Cour suprême de
l'inadmissibilité absolue des recours contre les décisions discrétionnaires.
Le Procureur général avançait l'argument que le Tribunal administratif
suprême n'avait jamais contrôlé la légalité des décisions discrétionnaires.
Il arrive ainsi qu'il existe une collision entre deux interprétations de la
même tradition.
La jurisprudence précitée de la Haute Cour administrative montre
que l'impact de la tradition peut n'avoir rien de commun avec la
continuité, même indirecte. Par contraste avec la Cour suprême, la
Haute Cour administrative n'est ni formellement, ni sociologiquement
la continuité du Tribunal administratif suprême. Le droit administratif
ayant tant changé au cours des quarante dernières années, la Cour
devait dès le commencement appliquer un droit complètement différent
de celui du Tribunal. La jurisprudence du Tribunal, pour maintes
raisons, ne fut jamais citée, à l'opposé de la jurisprudence pénale, civile
ou de droit coopératif, dans la pratique juridique polonaise avant 1980 ;
les juges de la Haute Cour étaient trop jeunes pour avoir pu la connaître.
La jurisprudence du Tribunal administratif suprême qui revit dans la
jurisprudence de la Haute Cour administrative ne peut être ainsi qualifiée
ni de tradition continue, ni de tradition revenue ou retenue. Elle paraît
l'exemple d'un autre type de tradition — la tradition retrouvée, à
laquelle on recourt quand des circonstances nouvelles posent des
problèmes juridiques impossibles à résoudre sans recours à la tradition,
et que ni la tradition continue, ni la tradition retenue ne fournissent de
solution satisfaisante.
L'institution de la Haute Cour administrative n'était pas le seul
exemple d'un recours à la tradition nationale lors des réformes de
l'administration polonaise, introduites dans les années 70 et 80. Le
remplacement, résultant des réformes de 1972-1975, des presidiums
collégiaux (homologues des comités exécutifs de soviets) par les autorités
unipersonnelles de l'administration locale rapprocha l'organisation
administrative de celle des années 1944/45-1950 où l'administration «
gouvernementale » de l'ancien type avait coexisté avec les conseils populaires.
En 1982 on restaura les « chambres du Trésor » en tant qu'autorités
spécialisées de l'administration fiscale ; ces chambres avaient existé avant
la guerre et jusqu'en 1950. La loi du 16 septembre 1982 sur les employés
de l'administration d'État s'inspire de certaines solutions de la loi du
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 875

17 février 1922 sur la fonction publique qui, sensiblement remaniée à


partir de 1944, sont restées sectoriellement en vigueur jusqu'en 1974.
On retrouve la tradition juridique ou on y revient sélectivement, en
s'en servant pour l'adapter aux conditions et aux besoins nouveaux.
Cela veut pourtant dire que la tradition, vivante en Pologne, constitue
un agent de changement du droit.
Ce n'est pas, évidemment, le seul rôle qu'y joue la tradition. La
tradition peut, comme partout et comme toujours, être un facteur
conservateur. Par exemple, la Pologne se caractérise par une force
particulière de la traditionnelle conception « étatique » de l'autogestion
qui consiste à considérer l'autogestion comme une forme particulière de
l'exercice de l'administration d'État qui ne fonctionne qu'en vertu de
la loi et dans le cadre de l'autorisation de la loi. Cette conception a
protégé la Pologne contre certaines idées khrouchtchéviennes de 1'«
autogestion sociale » comme instrument du dépérissement de l'État. Admise
et propagée depuis plusieurs années par les autorités, elle se trouve
également à rencontre d'une autre optique, plus « sociale » et peu
traditionnelle, de l'autogestion qui se manifeste tant dans les années
1980-1981 que juste après l'entrée en vigueur des lois adoptées en
1982 portant sur l'autogestion d'écoles supérieures et d'avocats (81).
Cependant, l'autogestion est, comme telle, une institution très
traditionnelle dans ces deux domaines.
Outre la tradition — continue, retenue ou bien retrouvée — datant
d'avant la révolution socialiste, les pays de l'Est connaissent une autre
tradition, plus récente et plus commune à l'ensemble de ces pays que
la tradition ancienne qui n'était cosmopolite que dans certains pays, et
notamment dans les pays de l'Europe centrale. C'est cette la tradition
nouvelle qui fait exister le « noyau commun », des droits socialistes avec
ses divisions particulières, dont la séparation du droit de la famille, bien
que dans son cadre on retrouve aussi des institutions et des concepts
à portée limitée : soit nationaux, soit régionaux.
La tradition nouvelle date, en U.R. S. S., son pays d'origine, des
années 30. C'est, force est de le rappeler, sur cette base que s'est formé
le fonds commun du droit des pays socialistes après la IIe guerre
mondiale. Néanmoins, le trait le plus caractéristique de la nouvelle
tradition est qu'elle se réfère toujours aux faits et aux idées de la
révolution socialiste. On relève à juste titre que cette révolution se
distingue d'autres révolutions par ce que « le programme de la période
d'effervescence est conservé comme un étendard » quoique, ce qui est
naturel, « les réalités de la période de recomposition — il s'agit de la
période post-révolutionnaire — ne reprennent pas le programme de la
période d'effervescence » (82). Autrement dit, la nouvelle tradition

(81) V: W. GROMSKI, « Elementy tradycji w prawniczych koncepcjach samorzadu


w PRL » (Éléments de tradition dans les conceptions juridiques de l'autogestion dans la
R.P.P.), in Tradycja i innowacja..., op. cit., pp. 39-53.
(82) J. MONNEROT. Sociologie de la révolution. Mythologies politiques du XXe siècle.
Marxistes-léninistes et fascistes. La nouvelle stratégie révolutionnaire, Paris, Fayard. 1969,
p. 167.
876 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-1987

évoque les traits essentiels du droit révolutionnaire avec sa politisation,


voire son arbitraire, son instabilité et les traits essentiels du système
politique de la révolution, et notamment un amalgame d'un démocratisme
et d'un populisme d'un côté et de l'autre une dictature considérée
comme dictature du prolétariat. Le langage « révolutionnaire » peut
disparaître du droit, mais pas nécessairement du vocabulaire politique.
Il n'est plus utilisé dans les pays européens, sauf en U.R. S. S. bien
qu'on le conserve dans les pays asiatiques et à Cuba notamment dans
la Constitution. Il en résulte qu'en fait le contenu « révolutionnaire »
du droit socialiste ne se perd pas, bien qu'il ait subi des transformations
considérables, relativement différenciées dans les divers pays, aux
époques post-staliniennes, et que l'on cherche une stabilité de l'ordre
juridique.
Les transformations en question donnèrent naissance à certaines
nouvelles traditions nationales. Très nombreuses en Yougoslavie avec
ses institutions s'appuyant sur les fondements de la tradition nouvelle
que sont l'autogestion et le fédéralisme, relativement nombreuses en
Chine et de plus en plus nombreuses en Pologne, elles apparaissent
ailleurs dans presque tous les domaines. Dans le droit public il s'agit,
par exemple, de l'office du Président de la République en Roumanie
et de la direction collégiale des ministères (83) ou bien du rejet
catégorique du contrôle juridictionnel des actes administratifs en
Tchécoslovaquie et en R.D.A. La Hongrie depuis 1972 n'a plus, dans
le cadre de sa réforme économique, de Cours d'arbitrage économique,
institution plus administrative que juridictionnelle, créée en U.R. S. S.
en 1931 pour trancher les litiges entre les entreprises d'État et/ou la
plupart des autres unités de l'économie socialiste, introduite jadis,
comme composant du noyau commun dans tous les pays que l'on
examine. La réforme économique actuelle en Pologne, bien qu'elle suive
globalement le modèle hongrois, n'a pas contribué jusqu'alors à la
suppression des « commissions d'arbitrage d'État » ; il est très possible
que cette suppression ait lieu lors de la « deuxième étape » de la réforme
dont le commencement vient d'être annoncé. Pour le moment, la
Pologne et la Bulgarie sont reconnues depuis longtemps comme des
pays où les cours d'arbitrage jouent un rôle mixte, administrativo-
juridictionnel, contrairement à l'U.R.S.S., la Tchécoslovaquie et la
R.D.A. où l'accent est mis sur leur rôle administratif (84) ; la perestroïka
soviétique actuelle pourrait modifier cette classification.
La Tchécoslovaquie et la R.D.A. se distinguent également, on le
sait, par la séparation formelle du droit économique du droit civil. Cela
vient dans une large mesure de la tradition nouvelle. Pour ce qui est
de la Tchécoslovaquie, la séparation fut marquée par le premier Code

(83) V. S. POPESCU-D. ILIESCU, « Le développement des organes centraux d'État


de
n° 2,la p.République
108. socialiste de Roumanie », Revue roum. Se. soc. Se. jurid., t. 29, 1985,
(84) V. V. KNAPP, « State Arbitration in Socialist Countries », in Intern. Encycl.
of. Comp. Law, vol. 16, ch. 13, p. 7.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 877

civil socialiste de 1950 qui traitait aussi, d'une manière très générale,
des « contrats économiques », mais renvoyait la réglementation des
rapports entre les unités de l'économie socialiste à la loi spéciale. La
loi — sur les contrats économiques et l'arbitrage d'État — que l'on
promulgua, devint la source principale du droit économique, le Code
civil ne s'appliquant que comme source supplétive. La codification
distincte du droit économique ayant été prévue par la Constitution de
1960, fut achevée en 1964, avec la nouvelle codification du droit civil.
Certains auteurs expliquent la séparation du droit économique en
Tchécoslovaquie par le fait que le Code civil de 1950 — nécessaire pour
éliminer la diversité du droit civil (l'A.B.G.B. sur le territoire tchèque
et le droit d'origine hongroise en Slovaquie) — parut trop tôt pour que
l'on ait pu y réglementer les rapports propres à l'économie socialisée (85).
Il fallut recourir à la législation particulière qui devenait tradition
juridique du pays. Toutefois, la Bulgarie codifia — toujours partiellement
— son droit civil presqu'en même temps, et en Pologne on promulgua
également en 1950 la loi sur les dispositions générales du droit civil (en
gardant le Code des obligations de 1933 et le Code de commerce de
1934). Les deux pays n'abandonnèrent pas l'unité du droit civil, la
Bulgarie dans ses lois civiles, la Pologne dans son Code civil de 1964,
adopté simultanément aux deux Codes tchécoslovaques. Les raisons
de la séparation du droit économique, devenant tradition juridique
tchécoslovaque, paraissent ainsi complexes. Il faut surtout mentionner
une tradition consistant à appliquer durant plusieurs décennies le modèle
administratif de la gestion de l'économie nationale. Le caractère des
cours d'arbitrage en Tchécoslovaquie en est la preuve.
La même explication, à savoir le besoin d'aller au-delà du Code
civil de 1896 pour réglementer les rapports entre les unités de l'économie
socialiste, et sa transformation en tradition, ajoutée aux réminiscences
de la République de Weimar, est donnée quant à la séparation du droit
économique en R.D.A., et il est évident que la R.D.A. est également
attachée à la gestion de type administratif.
L'analyse des modèles nationaux, devenant tradition, de la gestion
de l'économie nationale montre aussi qu'il existe, au moins en Europe,
certains groupes qui se situent entre les deux pôles. D'un côté ce sont
les modèles orientés dans une large mesure sur le marché (Yougoslavie,
Hongrie et, avec bien des réserves, Pologne) où le Plan n'est obligatoire
que pour les autorités d'État dotées des attributions typiques du droit
public afin d'influer sur les sujets économiques autonomes. D'un autre
côté, il existe des modèles administratifs (Tchécoslovaquie, R.D.A. et,
dans différentes conditions, Albanie).
Les nouvelles traditions nationales peuvent continuer, mais elles
peuvent aussi s'interrompre. Dans le dernier cas, on revient parfois à
certaines traditions abandonnées. La perestroïka soviétique est un retour
à certaines traditions de la N.E.P., abandonnées dans les années 30.

(85) G. EÖRSI, Comparative Civil (Private) Law. Law Types, Law Groups, the
Roads of Legal Development, Budapest, Akadémiai Kiadö, 1979, pp. 214-215.
878 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-1987

On pourrait revenir à des traditions encore plus éloignées : un certain


nombre de juristes soviétiques réclament un rétablissement de la
composition du tribunal pratiquée lors de la première période du droit
soviétique, c'est-à-dire six assesseurs populaires à côté du président
professionnel, se prononçant sur la culpabilité de l'accusé et s'approchant
ainsi du jury.
La loi polonaise du 25 septembre 1981 sur l'autogestion du personnel
de l'entreprise d'État renoue manifestement, toutes différences gardées,
avec les solutions qu'avait apportées la loi du 19 novembre 1956 sur les
conseils ouvriers — produit du tournant de 1956, remplacé ensuite par
la loi du 20 décembre 1958 sur l'autogestion ouvrière qui allait
immobiliser toute l'autogestion ; la loi de 1956 avait renoué pour sa
part avec les idées du décret-loi du 6 février 1945 sur les conseils
d'entreprises, rapidement dépourvue de ce sens. La recherche des
racines de l'autogestion ouvrière ancrées dans la législation de 1945 eut
lieu également, sans effets juridiques stables, en Tchécoslovaquie en
1968 (86). La vague des réformes de l'expression autogestionnaire,
entamée en Pologne en 1980 et jusqu'en 1982, concernait aussi certains
autres domaines. La loi du 4 mai 1982 sur les écoles supérieures
(modifiée d'une façon restrictive le 25 juillet 1985) marquait un retour
aux solutions libérales de la loi du 5 novembre 1958, dont la révision
faite en 1968 avait de nouveau prescrit la domination des autorités
d'État et l'élimination de l'autogestion universitaire. Les termes «
tradition retenue » et « tradition retrouvée » peuvent se rapporter ainsi
également aux traditions de création post-révolutionnaire. Les traditions
nouvelles peuvent devenir revendications sociales et contribuer à une
différenciation plus poussée des droits socialistes.

IV. LE JEU DE LA TRADITION JURIDIQUE ET LE CLASSEMENT DES


FAMILLES DU DROIT
La tradition — nationale ou supranationale — constitue un obstacle
à la réforme du droit, mais, ancienne ou plus récente, elle peut aussi
être un facteur de changement, faisant adopter ou du moins permettant
d'adopter des solutions plus enracinées dans la conscience juridique,
donc plus efficaces dans un lieu et temps donnés, que celles que l'on
avait introduites en passant outre. Appartenant au domaine de la
psychologie sociale, la tradition n'est susceptible d'être étudiée que par
ses expressions, manifestations concrètes, et non pas comme un objet
en soi, d'où la reconnaissance de son rôle en général qui peut aboutir
à des conclusions divergentes.
On peut ainsi croire, en pensant aussi au droit, que « tout le savoir
repose sur la tradition puisque nous n'héritons pas seulement d'une
masse d'opinions reçues qui sont faciles à accepter, mais aussi d'une

(86) V. K. KOVANDA, « Works Councils in Czechoslovakia. 1945-47 », Soviet


Studies, t. 29, 1977, n° 2, pp. 255-269.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 879

masse d'hypothèses réfutées qui ne sont pas faciles à abandonner. Ni


l'empirisme, ni l'expérience ne peuvent être indépendants de cette
tradition, même s'ils s'y opposent » (87).
D'autre part, pour le pénaliste-comparatiste se penchant sur les
flux et reflux dans le domaine de la distinction des infractions, « la
tradition n'est pas une explication suffisante, car alors la question se
pose de savoir pourquoi cette tradition a été abandonnée durant une
période pour être affirmée dans une autre. On peut expliquer par la
tradition, par l'existence d'une terminologie traditionnelle, la facilité du
retour à l'ancienne division, mais non pas ce retour lui-même. L'absence
d'une terminologie commode et traditionnelle » il s'agit de l'U.R.S.S.
« freine certes l'adoption de la division tripartite, mais n'est pas un
obstacle insurmontable. Ce tournant est lié indubitablement au fait que
l'on insiste davantage sur l'acte en tant que fondement de la responsabilité
pénale. On peut y voir en quelque sorte un retour aux principes
classiques du XIXe siècle, retour, bien entendu, très limité /.../ » (88).
Il semble que dans ce domaine il faille s'efforcer de tracer une via
media, en essayant de concilier les positions extrêmes. Le point de
départ peut en être une distinction entre les deux sortes de tradition
en droit : tradition juridique et tradition « juriste ». Cela ne s'exprime
pas bien en français ; au contraire, la langue allemande paraît la
meilleure pour exprimer cette distinction entre la Rechtstradition et la
Juristische — et même Juristentradition. Toutes les deux signifient une
transmission à travers le temps — soit uniquement des concepts et
constructions de base, des principes sur lesquels s'appuie le système
juridique ainsi que des méthodes et techniques (la tradition au sens
strict), soit aussi des valeurs idéologiques, religieuses et culturelles, ainsi
que du fond sociologique et économique de l'ordre juridique (sens
large). La tradition juridique est transmise par les règles du droit, si
elles restent en vigueur, et/ou par la conscience collective qui conserve,
toujours sélectivement, les éléments essentiels des systèmes juridiques
du passé. C'est une tradition, grosso modo, populaire, de profane.
La tradition « juriste », dont les caractéristiques sont une profession-
nalité et une technicité, est transmise par l'intermédiaire des juristes
qui participent à la création et à l'application du droit. Il existe toujours
un droit des juristes, se distinguant du droit des profanes, et la sphère
propre au premier est le droit civil, la branche la plus traditionnelle de
chaque système juridique (89). Cela se rapporte aussi aux droits
socialistes. Le droit ne peut exister sans juristes et s'identifier
automatiquement à la conscience juridique collective, comme le croyaient les
bolcheviks en Russie et même les dirigeants des démocraties populaires

(87) J. EVANS, Medieval France, Oxford, 1925, p. 130, rappelé par J. BARZUN,
Clio and the Doctors. Psycho-history, Quanto-history and History, Chicago, The Univ.
of. Chicago Press, 1974, p. 125.
(88) I. ANDREJEW, Le droit pénal comparé des pays socialistes, Paris, Pedone,
1981, p. 59.
(89) V. F.H. LAWSON, « Legal Orthodoxy », in Selected Essays, t. 1, Many Laws,
Amsterdam-New York-Oxford, North-Holland Publ. Co, 1977, p. 64 et s.
880 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-1987

édifiées après la IIe guerre mondiale. Le plus eminent juriste hongrois


d'aujourd'hui avoue à cette fin : « l'erreur que nous avons commise /.../
lorsque nous pensions au début du système de démocratie populaire
que notre droit serait d'une part moins large et d'autre part que les
citoyens le connaîtrait mieux » (90). La tradition « juriste » est un
phénomène qui tient de la conscience de groupe, voire de l'esprit de
corps. C'est une tradition savante et, dans une certaine mesure,
orthodoxe sur le plan juridique. En même temps, compte tenu des
influences et réceptions réciproques s 'étant effectuées dans l'histoire du
droit en Europe et qui s'expriment aussi dans la formation et le mode
d'action des juristes, elle paraît plus cosmopolite, voire supranationale
(même à travers les familles du droit distinctes) que la tradition juridique
propre. L'un des traits caractéristiques du droit moderne des cercles
europeano-atlantiques est toutefois un effacement du fossé entre le droit
populaire et le droit savant, et ce qui en subsiste au XXe siècle est plutôt
une répartition des matières entre les deux droits qu'une opposition
entre l'un et l'autre. Ce n'était pas le cas des pays d'autres cercles,
dont les pays asiatiques, où le droit savant devenait au XXe siècle produit
d'importation. Cependant, les pays de l'Europe les moins développés,
et ensiècle
XXe premier
par un
lieufossé
la Russie
entre tsariste,
la tradition
se caractérisaient
juridique populaire
encore
et au
la
tradition « juriste », importée et savante. Cette dernière sans s'enraciner
dans la conscience collective, ne pouvait pas par conséquent y jouer le
même rôle qu'en Pologne, en Hongrie ou en Tchécoslovaquie.
C'est grâce à la tradition « juriste » qu'existe le phénomène de la
continuité en droit, phénomène universel puisqu'il se manifeste à travers
la révolution, même la révolution socialiste. Il s'agit surtout de la
tradition au sens strict grâce à laquelle les concepts, constructions de
base, méthodes et techniques du droit soviétique, du moins depuis la
codification des années 1922-1923, correspondent dans une large mesure
aux concepts, constructions, méthodes et techniques du droit « savant »
pré-révolutionnaire, appartenant à la famille romano-germanique. La
tradition au sens large, et notamment les valeurs, ne se transmettent
pas, en général, à travers la révolution, sauf, du moins dans les pays
de l'Europe centrale, la valeur autonome de la légalité, du « règne de
la loi », est ancré dans les esprits tant des juristes que du public. La
révolution rejette surtout ces éléments de la tradition en droit qui
sortent du cadre de la tradition au sens strict et, en visant l'édification
de la société idéale nouvelle, elle s'efforce de les remplacer par la
tradition nouvelle. La révolution, en respectant la continuité en droit,
peut, en tant que telle, interrompre, en revanche, la continuité du droit
(Russie soviétique, Hongrie en 1919, Chine en 1949 et, dans une
moindre mesure, Yougoslavie et Albanie). Plus souvent, la révolution
déclare la continuité du droit, bien que la continuité ne soit nullement,

(90) I. SZABÔ, « De la législation hongroise », in Zbornik Radova o stranom i


uporednom pravu povodom 25. godina Rada Instituta i 70. godine zivota Profesora
Borislava T. Blagojevica, Belgrade, 1981, pp. 319-320.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 881

par le fait même de la révolution, absolue. S'il existe une continuité du


droit à côté de la continuité en droit, la tradition joue un rôle bien
plus considérable. Une concordance du droit savant et du droit populaire
dans les pays d'Europe centrale a contribué globalement à l'admission
du principe de la continuité du droit à travers la révolution socialiste,
par contraste avec les pays ayant connu un fossé entre les deux sortes
de droit qui devait influencer le rejet formel de l'ancien droit.
Il en découle que ce sont les juristes, les praticiens du droit qui,
soit seuls, soit agissant en commun avec les règles du droit et la
conscience collective, transmettent « les éléments essentiels du droit, de
la conscience juridique et de la pratique de l'application du droit » (91)
et qui sont les agents de la tradition. Cependant, la tradition exerce
rarement une influence directe sur les professionnels du droit ; la
doctrine en est souvent l'intermédiaire et les professionnels en sont
conscients. Il suffit de citer, à titre d'exemple, les thèses qu'avance le
président du Conseil national du Barreau polonais : « le caractère des
études de droit a pour conséquence que le candidat à la carrière de
juge, de procureur ou d'avocat dispose d'un savoir presque exclusivement
théorique où les opinions de la doctrine sont prises en considération
d'une façon incomparablement plus large que les opinions et directives
de la pratique /.../. Dans notre système les règles d'interprétation sont
élaborées le plus souvent par la doctrine /.../. La référence aux opinions
de la doctrine, étant une manifestation du recours à l'autorité morale,
repose sur la tradition du domaine de la pratique de l'application et de
l'interprétation de la loi, et notamment dans les cas particulièrement
complexes /.../. La science introduit dans la pratique des tribunaux des
valeurs stables qui ne sont pas susceptibles d'appréciation sommaire et,
dans un tel cas, elle sert de bouclier, de protection contre la jurisprudence
conçue comme exécution d'une commande donnée, même si la
commande était, au moment donné, importante sans aucun doute sur le
plan social » (92).
Il y a presque trente ans, René David polémiquait avec John
N. Hazard sur l'attitude des juristes des pays socialistes à l'égard du
droit. J.N. Hazard partait « de l'idée que les juristes croient au droit »
et qu'« ils sont plus attachés au droit que les autres citoyens, non
juristes, et les dirigeants en particulier » tandis que pour R. David « le
juriste communiste est communiste avant d'être juriste ; il ne met pas
sur le même plan le droit et ses convictions politiques /.../. Les juristes
sont les premiers à ne pas croire au droit comme tel » (93). Un peu
plus tard René David exprima sa thèse encore plus catégoriquement :
« l'État socialiste toutefois n'est pas un Rechtsstaat /.../. Les juristes ne
sont plus les prêtres de la justice ; ils sont des "travailleurs sur le front

(91) Z.M. CERNILOVSKIÏ, op. cit., p. 86.


(92) K. LOJEWSKI, « Praktyka adwokacka a nauka prawa » (l'exercice de la
profession d'avocat et la science du droit), Palestra, (sous presse).
(93) R. DAVID, « Légalité socialiste ou dépérissement du droit », Le droit comparé.
Droits d'hier, droits de demain, Paris, Economica, 1982, p. 242.
882 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-1987

du droit", nullement supérieurs à ceux qui travaillent sur d'autres fronts


(agriculture, industrie, science) » (94). Les mots précités du président
Lojewski servent d'argument en faveur de la thèse de J.N. Hazard et
paraissent s'opposer, même si l'on admet que la jurisprudence est
« l'exécution d'une commande donnée », à l'argumentation de R. David.
Évidemment, le problème ne peut être résolu généralement pour tous
les pays et toutes les périodes ; il faut toujours tenir compte du temps
et lieu donnés. Et c'est pourquoi l'étude approfondie portant sur le
milieu des juristes dans les pays socialistes — développée pour ce qui
est de la Russie soviétique et de l'U.R.S.S. de la première décennie
après la révolution bolchevique ainsi que la période actuelle, mais
quasiment inexistante pour les autres pays — est très importante, voire
nécessaire.
Au contraire des révolutions antérieures : anglaise du XVIIe siècle
ou française de 1789, des révolutions du XXe siècle, et notamment des
révolutions socialistes, le droit n'est plus le mot d'ordre le plus apprécié,
et ces révolutions ne sont pas faites par les juristes. V.l. Lénine, juriste
de formation et ancien avocat-adjoint, ne pouvait pas être traité de
juriste lorsqu'il dirigeait la révolution russe. On connaît bien ses paroles :
« c'était Bebel qui dit que les juristes sont les gens les plus réactionnaires
dans le monde ; /.../ l'expérience de toutes les révolutions prouve que
la cause de la liberté du peuple est perdue quand on la confie aux
professeurs ». L'un des proches collaborateurs de Lénine, Petr Ivanovïc
Stucka écrivait : « tant avant qu'après la révolution d'octobre Lénine
n'aimait pas trop la doctrine du droit et les juristes. Là, il avait bien
des points communs avec Marx. On retrouvait en lui vraiment peu de
traits du juriste » (95). Un seul juriste pur sang qui se trouvait au
sommet du pouvoir révolutionnaire, Eduard Benës, fils spirituel du
fondateur de l'État tchécoslovaque et lui-même Président de la
République de 1935 au tournant de 1948, croyait à la révolution, mais
uniquement à la révolution démocratique, « en majesté de la loi », qui
« mène normalement à l'évolution », et non pas à la révolution socialiste
au sens que l'on emploie aujourd'hui (96).
Mais la révolution, en ne pouvant pas se passer de droit, ne peut
se passer non plus de juristes. Ce sont eux qui préparent les projets de
législation nouvelle, ce sont eux qui contrôlent les tribunaux, ce sont
eux qui font fonctionner la magistrature, même si l'organisation judiciaire
repose sur les assesseurs populaires introduits par le premier décret
soviétique portant sur l'administration de la justice.
Les juristes servant la révolution n'étaient pas au départ
représentatifs de l'ensemble de la profession. Seulement certains d'entre eux
avaient adhéré au camp révolutionnaire ayant été imprégnés des idées

(94) « Le dépassement du droit et les systèmes de droit contemporains », in Le droit


comparé..., op. cit., p. 44.
(95) « Lenin i revoljucionnyj dekret », in P.I. STUCKA, Revoljucionaja... op. cit.,
p. 90.
(96) Svëtovâ krise. Kontinuita prâva a nové prâvo revolucni (La crise mondiale.
Continuité du droit et droit révolutionnaire nouveau), Prague, Universita Karlova, 1945.
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révolutionnaires puisque nombreux étaient aussi les « entristes » qui


voulaient laisser leur empreinte, ancrée dans la tradition, sur l'ordre
juridique nouveau. Les premières années de la révolution leur ouvrirent
de grandes possibilités en la matière. C'est aussi un aspect du problème
plus large de l'emploi de spécialistes apolitiques par les autorités
soviétiques, et notamment dans l'industrie. On connaît bien le rôle des
juristes dans la formation du droit soviétique, surtout dans la codification
de 1922-23, marquant le passage à un ordre juridique plus stable (97).
Il s'agit tant de juristes servant dès le commencement l'œuvre de la
révolution, comme P.I. Stucka, D.I. Kurskiï ou N.V. Krylenko, que
des « entristes », ces derniers étant étroitement liés avec la doctrine ou
bien représentant la doctrine. En effet, tant les juristes bolcheviques
aux postes de commande que les juristes « entristes » contribuaient à
la transmission, à travers la révolution, des concepts, constructions et
principes propres à la tradition savante russe, tradition dans une large
mesure romano-germanique, s'exprimant surtout par le Code pénal de
1903, jamais entré complètement en vigueur, et par le projet de Code
civil, préparé juste avant la guerre.
L'unification rapide du droit civil en Pologne dans les années 1945-
1946 ne fut possible que grâce à la participation aux travaux de
préparation d'une part d'anciens membres de la Commission de
codification d'avant-guerre, la Commission ayant élaboré plusieurs
projets en la matière. L'unification peut par conséquent être considérée
comme le couronnement des travaux de la Commission d'avant 1939.
L'élimination des ennemis de la révolution d'une part et la pression
exercée sur les juristes « entristes » de l'autre, en U.R. S. S. vers la fin
des années 20 et dans les démocraties populaires de l'Europe après les
tournants de 1947-1948, eurent pour conséquence un engagement total
des juristes envers les dirigeants de la révolution, à l'exception de
certains membres du barreau, également soumis à épuration. Au lieu
de spécialistes apolitiques on employait des Red experts (98). Ce n'étaient
plus des juristes, ni, A.Ju. Vysynskiï excepté, des politiciens juristes de
formation, qui, jusqu'à Mikhaïl Gorbatchev parlant d'une « révolution
dans la révolution », décidèrent du caractère du droit nouveau. C'étaient
toutefois les juristes qui gardaient un bagage de constructions, concepts,
méthodes et techniques plus universels, élaborés avant la révolution.
Par leur truchement — et c'est aussi le problème général du Red expert
qui veut s'autonomiser — certaines traditions se conservèrent, pour
ressusciter ou s'affermir dans la période ultérieure. L'étendue et
l'intensité de la transmission dépendaient dans une large mesure du
degré de professionnalisme des cadres juridiques. Généralement, le
maintien du système de nomination des juges au lieu de l'élection,

(97) V. J.N. HAZARD, Settling Disputes..., op. cit.


(98) V. G. GUROFF, « The Red-Expert Debate. Continuities in the State —
Entrepreneur Tension » et J.S. BERLINER, « Entrepreneurship in the Soviet Period »,
in Entrepreneurship in Imperial Russia and the Soviet Union, éd. G. GUROFF et
F.V. CARSTENSEN, Princeton, Princeton Univ. Press, 1983, p. 194 et s., 201 et s.
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typique de l'U.R.S.S., permettait, s'il était secondé par l'exigence de


qualifications professionnelles, de garder l'ensemble des traditions
« juristes » applicables dans les conditions nouvelles. C'était le cas,
semble-t-il, de la Pologne après 1956 et de la Hongrie. Depuis 1962 les
juges de la Cour suprême polonaise n'étant nommés que pour cinq ans
(avec possibilité de renouvellement), cette Cour paraît toutefois la plus
politisée (donc souvent moins prédisposée au respect de la tradition)
parmi les tribunaux polonais ; une telle conclusion peut du moins être
tirée de certains arrêts et directives générales de la Cour.
L'institution de la Haute Cour administrative polonaise en 1980,
renouant dans une large mesure avec la tradition du Tribunal administratif
suprême d'avant la guerre, et la jurisprudence de la Haute Cour se
référant parfois, on le sait, à celle du Tribunal suprême peuvent être
des exemples d'une résurrection de la tradition. Le rôle de la doctrine
est, à cet égard, significatif. La Haute Cour administrative cite parfois
les œuvres de la doctrine qui servent de base à son raisonnement. Il
est, de plus, certain que l'influence de la doctrine sur la jurisprudence
de la Cour est bien plus considérable. C'est par le truchement de la
doctrine que le juge administratif polonais connaît la jurisprudence de
l'ancien Tribunal administratif suprême. C'est aussi la doctrine qui prône
depuis longtemps la légalité au sens propre de la Constitution de 1921
dont les dispositions en la matière ont été en vigueur jusqu'en 1952 :
ainsi, les devoirs et les droits des citoyens et des sujets du droit assimilés
(coopératives, associations, et depuis 1981, les entreprises d'État
également) ne peuvent découler que des lois ou des textes pris en
application des lois et dans le cadre de l'autorisation législative et non
des arrêtés autonomes du Conseil des ministres (99).
L'analyse de la jurisprudence de la Haute Cour administrative
polonaise fait avancer la thèse plus générale que le rôle de la doctrine
dans la conservation de la tradition « juriste » est bien plus grand dans
ces branches du droit où — comme dans le droit administratif et
financier polonais actuel — les éléments de négation de l'ancien ordre
juridique l'emportent sur ceux de continuité. Dans les autres branches,
dont le droit civil (et, dans son cadre, le droit commercial et coopératif)
la tradition est conservée plutôt par l'élite des praticiens du droit qui
ne peuvent exercer sans connaissance de la législation, jurisprudence et
doctrine anciennes. Il est évident que la doctrine du droit administratif
n'était pas exclusivement conservatrice de la tradition. Elle élabora en
Pologne des solutions à des problèmes nouveaux qui, après l'introduction
du contrôle juridictionnel des décisions administratives, sont empruntées
par le juge administratif. Actuellement, une bonne part du droit
administratif polonais est en effet l'œuvre de la jurisprudence, guidée
par la doctrine.
Certes, la tradition n'est pas une explication suffisante des
transformations du droit administratif polonais. Pour que la tradition puisse

(99) V. notre étude « Les sources du droit dans les pays socialistes européens.
(Histoire, théorie, pratique) », cette Revue, 1986, n° 1, p. 34 et s., 45 et s.
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jouer son rôle de facteur de changement, il faut qu'il existe des


conditions propices. Néanmoins, ces conditions sont partiellement créées
sur le plan psychologique par la doctrine, guidée par la tradition, et
c'est de la nature de la tradition de proposer des solutions qui paraissent
s'imposer, sans examen critique préalable. D'autre part, la tradition agit
toujours sélectivement ; on cherche une bonne tradition ou une tradition
raisonnable, comme jadis on appliquait la « bonne coutume », en
éliminant la « coutume nuisible ».
Dans le droit administratif polonais les représentants de la doctrine
réussirent à réintroduire, après une longue période d'abandon, de
nombreux éléments de la tradition. Leurs collègues d'autres disciplines
n'ont pas toujours eu la même opportunité. Or, depuis 1956 certains
proposent de revenir à l'institution des juges d'instruction ce qui
remodèlerait considérablement la Prokuratura qui est en Pologne
toujours très « orthodoxe » (100). Avant l'adoption de la loi du
25 septembre 1981 sur les entreprises d'État, on avait proposé de
réintroduire le décret-loi de 1927, ayant été en vigueur jusqu'en 1947,
portant le titre très caractéristique : Sur la séparation au sein de
V administration d'État des entreprises industrielles , commerciales et
minières et sur leur commercialisation ; ce décret-loi, croyait-on,
garantissait l'autonomie de l'entreprise, et cette opinion n'est pas dépassée
aujourd'hui. Le démarrage de la « réforme économique » en 1981 rendit
nécessaire une révision du Code civil tenant compte des principes de
la réforme. Une révision semblable du Code datant d'avant la réforme
fut effectuée en Hongrie en 1977. Parmi les postulats on trouve celui
d'abroger, comme s'opposant aux principes de la réforme, l'article 386
du Code, stipulant que « les unités de l'économie socialisée doivent
coopérer entre elles tant lors de la conclusion que de l'exécution des
contrats ». L'abrogation équivaudrait à un retour à l'ancien principe
neminem laedere ; à l'extérieur de la Pologne, force est de noter que
le principe « de cœxistence et coopération socialiste » est toujours
considéré comme fondement du droit civil (économique) socialiste (101).
Récemment, le Président du Conseil des ministres polonais a créé une
commission dont la mission est de proposer les amendements nécessaires
au Code civil. Il est ainsi possible que certains postulats dans ce domaine
soient réalisés. Il y a aussi, parmi les administrativistes, des partisans
d'une réintroduction d'une autogestion territoriale véritable ; la loi du
20 juillet 1983 sur le système des conseils populaires et de l'autogestion
territoriale ne répondant pas, malgré son titre, d'une façon satisfaisante
à la question de l'autonomie locale. D'ailleurs, on vient d'annoncer la
décision politique de restaurer la propriété communale, distincte de
celle d'État, ce qui pourrait être le premier pas vers le rétablissement
de l'autogestion territoriale.

(100) V. notre étude « L'évolution des droits des citoyens en Pologne populaire.
(1944-1980) », cette Revue, 1981. n° 4. p. 1006.
(101) V. G. EÖRSI. op. cit., p. 82 et s.
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Parfois, il suffit cependant d'influencer la jurisprudence, sans essayer


de provoquer une révision de la législation. Telle est l'essence de thèses
reprises par la jurisprudence sur la vigueur dans la procédure civile du
principe traditionnel du contradictoire qui ne peut être remplacé ni par
le principe socialiste de collaboration des sujets, ni par l'administration
seulement de la forme contradictoire (102). Telle est aussi l'essence
des opinions d'après lesquelles le principe typiquement socialiste de
l'objectivité du procès ne peut être considéré comme absolu, puisqu'il
existe des situations où il faut être guidé par d'autres valeurs (caractère
certain du droit, protection de l'enfant, stabilité de la famille, etc.) (103).
L'impact indéniable de la tradition, et, sur le plan général, de la
tradition romano-germanique sur les droits socialistes, soulève, depuis
longtemps, la question de savoir si ces droits constituent une famille
particulière ou, au contraire, s'ils sont un sous-groupe au sein de la
famille de droit européen continental. Le problème ne se pose pas
seulement pour ceux qui, imprégnés de l'enseignement marxiste sur le
fond et la forme, et s'occupant du fond des systèmes juridiques, font
la distinction entre les deux grandes familles du droit : l'une basée sur
la propriété privée des moyens de production et l'autre basée sur la
propriété sociale — bref, entre les familles du droit bourgeois et du
droit socialiste. La distinction en question, la seule admissible dans les
années 50, ne se voit aucunement abandonnée dans la doctrine
socialiste (104), et se maintient dans la doctrine occidentale bien qu'un
grand nombre de spécialistes des pays de l'Est soient actuellement plutôt
favorables à la division tripartite des grandes familles du droit, répandue
assez largement parmi les spécialistes de l'Ouest. Toutefois, les chercheurs
des pays socialistes, le plus souvent civilistes de formation, soutiennent
que les droits socialistes ne sont qu'une mutation du système romano-
germanique, ce qui les rapproche de certains juristes occidentaux.
Toutes ces classifications reposent sur plusieurs critères. Or, si l'on
séparait les critères particuliers, les droits socialistes pourraient être
classés parmi les droits romano-germaniques tandis que l'emploi d'un
autre critère l'empêcherait. René David emploie ainsi d'une part les
critères formels et techniques (règle du droit, divisions du droit,
terminologie) et de l'autre les critères idéologiques et théologiques. Ce
ne sont que les derniers qui lui servent à distinguer la famille des droits
socialistes (105). Pour Konrad Zweigert et Hein Kotz, les droits socialistes
se distinguent par l'idéologie sur laquelle ils reposent et par certaines

(102) V. W. BRONIEWICZ, « Zasada kontradyktoryjnoâci procesu cywilnego w


pogladach nauki polskiej. (1880-1980) » (Le principe du contradictoire dans la procédure
civile vu par la science polonaise. 1880-1980), in Studia z prawa postepowania cywilnego.
Ksiega pamiatkowa ku czci Zbigniewa Resicha, Opera ad ius processus civilis pertinentia.
Charisteria Zbigniewo Resich oblata, Varsovie, P.W.N., 1985, p. 50 et s.
(103) V. M. SAWCZUK, « Teoria prawdy w procesie cywilnym » (Théorie de la
vérité dans le procès civil), in Studia z prawa..., op. cit., p. 265 et s.
(104) V. I. SZABÖ-Z. PÉTÉRI, A Socialist Approach to Law, Budapest, AJtadémiai
Kiadö, 1977, et notamment p. 13.
(105) Les grands systèmes..., op. cit., p. 27.
H. IZDEBSKI : TRADITION ET CHANGEMENT EN DROIT 887

institutions distinctes, par contraste avec d'autres facteurs du « style de


la famille juridique », et notamment le mode de raisonnement (106).
Parmi les cinq catégories de systèmes (types, familles) du droit que
dégage Harold Berman, à savoir les systèmes au sens strict, les types
historiques du droit, les types identifiés en termes de cultures, les types
identifiés en termes d'ordres politiques, économiques et sociaux de
cultures particulières et les types identifiés en termes d'orientation
religieuse, seul le quatrième se rapporte sans aucun doute aux droits
socialistes comme un type à part (107). Pour Christopher Osakwe, dont
l'analyse paraît la plus approfondie, « l'infrastructure et la méthodologie
du droit soviétique sont ancrées dans les notions traditionnelles romano-
germaniques du droit », mais ce droit se caractérise aussi par un style,
une idéologie et une théologie communs à tous les droits socialistes
ainsi que d'une forte empreinte nationale (108).
Le problème primordial est que le phénomène révélé par Karl
Renner — à savoir une « neutralité des concepts juridiques » servant
à édifier les systèmes juridiques visant des objectifs très différents — se
manifeste aussi au-delà de la révolution socialiste (109). En outre, il ne
s'agit pas des seuls concepts, la transmission comprenant de nombreux
principes, constructions, techniques, méthodes et même valeurs, dont
la légalité. Dans la plupart des pays européens on transmettait la
tradition à la fois juridique, c'est-à-dire populaire et « juriste », et
professionnelle. En Russie, dans les Balkans, et surtout en Asie, où la
tradition juridique et la tradition « juriste » d'importation récente étaient
écartées, le phénomène en question consistait, grosso modo, à l'exception
partielle de la Chine, à transmettre l'essentiel de la tradition « juriste »
au sens strict, en effaçant une large part de la tradition juridique
nationale.
Il semble que, pour ce qui est de la tradition « juriste », l'étendue
et l'intensité de la transmission, voire la continuité en droit, augmentent
globalement avec le temps, bien que la transmission et la continuité
soient toujours sélectives et relatives. L'évolution récente du droit
polonais, où l'on retrouve à côté de la tradition continue l'impact
considérable de la tradition renouée et retrouvée, est le meilleur
argument en faveur de cette thèse. La différenciation — phénomène
plus croissant que décroissant — des droits socialistes montre que
certains droits de ce groupe, et notamment le droit polonais, sont, sans
cesser de garder l'essentiel du « noyau commun », bien plus proches
des droits de la famille romano-germanique que les autres. La réponse
à la question de savoir si les droits socialistes appartiennent à la famille

(106) An Introduction to Comparative Law. t. 1, The Framework, Amsterdam-


New York-Oxford, North-Holland Publ. Co., 1977, p. 62 et s.
(107) « What Makes "Socialist Law" Socialist ? » Problems of Communism, 1971,
p. 24 et s.
(108) « The Four Images of Soviet Law. A Philosophical Analysis of the Soviet Legal
System », Texas International Law Journal, t. 21, 1985, n° 1, pp. 8 et 4-5.
(109) V. G.F. COLE-S.J. FRANKOWSKI-M.G. GERTZ, « Comparative Criminal
Justice », in Major Criminal..., op. cit., p. 23.
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romano-germanique doit être ainsi nuancée sur trois plans : général,


national et dynamique (110), sans mentionner le plan des disciplines
particulières, généralement méprisé par les comparatistes, sauf ceux qui
ne s'occupent que d'une branche particulière du droit. En ce qui
concerne ce dernier, l'élément traditionnel romano-germanique est
certainement plus fort dans le droit civil — d'où proviennent d'ailleurs
la plupart des comparatistes — que dans le droit constitutionnel.
Ce n'est qu'en tenant compte du plan national et du plan dynamique
que l'on peut essayer de donner sa propre réponse à la controverse
entre John Hazard et René David — si les juristes des pays socialistes
croient au droit, et si, pour eux, « le droit n'est pas autre chose que
la somme des règles promulguées par le législateur ou affirmées par
d'autres autorités publiques » ou, par contre, s'il « est une valeur de la
civilisation, à la découverte et au perfectionnement de laquelle tous les
juristes sont, en permanence, appelés à collaborer » (111). Il semble
que, à cause de l'évolution des droits socialistes résultant aussi du jeu
de la tradition comme agent de changement en droit, la réponse de
René David, jadis plutôt justifiée puisse être nuancée, voire relativisée.

(110) V. A. MALMSTRÖM, « The System of Legal Systems. Notes on a Problem


of Classification in Comparative Law », Scandinavian Studies in Law, t. 13, 1969, p. 138
et s. ; M. ANCEL, « La confrontation des droits socialistes et des droits occidentaux »,
in Legal Theory. Comparative Law, Théorie du droit. Droit comparé, Études en l'honneur
du Professeur Imre Szabô, éd. Z. PÉTERI, Budapest, Akadémiai Kiadö, 1984, p. 22.
(111) R. DAVID, « Dépassement... », op. cit., p. 151.

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