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Michèle Artigue
Université Paris 7 Denis Diderot
Résumé :
Dans cet exposé dédié à l’influence des logiciels et plus généralement des outils informatiques
sur les contenus de l’enseignement des mathématiques, j’essaie d’abord de clarifier la
question, en précisant comment j’entendrai le terme « influence » dans ce contexte précis.
J’essaie ensuite de catégoriser ces influences en revenant sur l’historique des rapports entre
logiciels et plus généralement outils informatiques et enseignement et apprentissage des
mathématiques. Enfin, dans la dernière partie, j’aborde la question des rapports entre
influences potentielles et influences effectives.
I. Introduction
Les organisateurs de ce séminaire m’ont demandé d’axer ma conférence d’ouverture sur
l’influence des logiciels sur les contenus de l’enseignement des mathématiques. En préparant
cette conférence, il m’a semblé nécessaire de coupler cette réflexion sur les contenus avec une
réflexion sur les pratiques. Je m’expliquerai sur ce point dans un instant mais ceci explique le
titre, élargi, de cet exposé. Je l’ai pensé comme un exposé de cadrage se situant à un niveau
assez général, sachant qu’il serait suivi tout au long du séminaire d’ateliers qui contribueraient
à lui donner chair. Donc, même si j’évoque au fil de mon discours divers exemples, je
privilégierai la vision d’ensemble à une analyse détaillée mais nécessairement plus locale.
J’ai organisé cet exposé en trois parties. Dans la première, j’essaierai rapidement de clarifier
la question : de quelles influences s’agit-il exactement ? Comment les évaluer ? Dans la
seconde, j’essaierai de dresser un panorama des influences en faisant un rapide historique de
l’évolution des perspectives dans ce domaine, et en montrant comment ont joué et jouent
encore aujourd’hui dans cette évolution d’une part l’évolution technologique, d’autre part
l’évolution des perspectives sur l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques. Enfin
dans la dernière partie, je m’interrogerai sur les rapports entre influences potentielles et
influences effectives, et notamment entre les potentialités mises en évidence par l’analyse a
priori des outils considérés ou les travaux expérimentaux les concernant et la réalité du
terrain.
Précisons que, même si le titre mentionne uniquement les logiciels, c’est aux diverses
technologies informatiques utilisées dans l’enseignement des mathématiques que nous nous
intéressons, qu’il s’agisse de produits conçus pour l’enseignement des mathématiques comme
le sont par exemple les calculatrices et les logiciels de géométrie dynamique ou de produits
conçus pour un usage professionnel et convertis en outils scolaires, comme les tableurs et les
logiciels de calcul symbolique. Et quand nous parlerons de techniques instrumentées c’est de
techniques instrumentées par ces outils qu’il s’agira, pour les distinguer des techniques
papier-crayon, ce qui ne veut pas dire bien sûr que ces dernières ne soient pas instrumentées.
Elles le sont par différents artefacts, papier et crayon bien sûr, mais aussi instruments
géométriques, bouliers, abaques et matériels didactiques divers.
1
II. De quelles influences est-il question et comment les évaluer ?
Il est banal d’assurer que les logiciels et plus généralement les artefacts numériques
influencent l’enseignement des mathématiques. En préparant cet exposé, je me suis rapportée
à la première étude sur ce thème lancée par la Commission internationale pour l’enseignement
des mathématiques (ICMI). La conférence associée avait eu lieu en 1985 à Strasbourg et
l’ouvrage qui en était issu a fait l’objet d’une réédition, sous l’égide de l’UNESCO en 1992,
sous le titre justement : L’influence des ordinateurs et de l’informatique sur les
mathématiques et leur enseignement (Cornu & Ralston, 1992). L’ouvrage approchait cette
question d’influence selon trois dimensions : l’influence sur les pratiques mathématiques
(sans qu’il soit ici question directement d’enseignement), l’influence sur les processus
d’enseignement et d’apprentissage des mathématiques, l’influence sur les curricula et la
formation des maîtres. Il était souligné que l’influence sur les mathématiques et les pratiques
mathématiques n’était plus à prouver mais que la situation était bien moins claire en ce qui
concerne l’enseignement. L’ouvrage, annonçait la préface, présentait de nombreuses
propositions d’évolutions curriculaires visant à exploiter ces nouvelles manières de faire des
mathématiques, donnait de nombreux exemples d’expérimentations réussies mais, selon les
auteurs, il fallait reconnaître que « toutes ces suggestions restaient fondamentalement
spéculatives en ce qui concerne leur mise en place à grande échelle, c’est-à-dire dans leur
conversion en un curriculum bien développé et testé, et conçu pour des enseignants ordinaires
et des élèves ordinaires1 » (p.3). Les auteurs ajoutaient que, pour dépasser ce stade, on avait
besoin de développer la recherche et les expérimentations, notamment dans des contextes
réalistes.
Il me semble toujours d’actualité de distinguer entre des influences potentielles telles que l’on
peut les inférer d’analyses a priori d’outils ou de pratiques professionnelles de
mathématiciens, le mot étant ici à entendre au sens large, d’influences observées dans
l’enseignement, en distinguant là encore des influences observées dans des environnements
écologiquement protégés comme le sont les environnements expérimentaux et des influences
observées à grande échelle et notamment au niveau curriculaire d’une région ou d’un pays. Et
s’agissant du niveau curriculaire, il y a là encore à distinguer entre ce que l’on appelle le
curriculum visé : celui des programmes, documents d’accompagnement et instructions
officielles et le curriculum réel, celui qui vit dans les classes. Le décalage entre ces deux
entités est, on le sait bien, souvent important.
En décembre dernier, à Hanoi, s’est tenue la conférence associée à la seconde étude ICMI
consacrée à ce thème et chargée de revisiter la première étude2. En 25 ans nos connaissances
ont certainement beaucoup progressé mais pour ce qui est de la réussite de projets à très large
échelle, il faut avouer que la situation n’a pas considérablement évolué. On observe certes des
influences indéniables un peu partout dans le monde et, par exemple, l’une des tables rondes
de la conférence d’Hanoi, le « Diversity Panel» a bien montré que cette influence ne se
limitait pas aux pays dits développés. On voit aussi que se posent de plus en plus des
questions qui étaient absentes de la première étude, par exemple celle du contrôle que peuvent
avoir les institutions sur ces influences et celle du caractère bénéfique des influences
observées. A travers la façon dont sont formulées ces interrogations, se profile la question
fondamentale : Qu’attend-t-on aujourd’hui de l’enseignement des mathématiques ? Jusqu’à
quel point ces attentes sont-elles modifiées par les technologies existantes ? Que considère-t-
on comme un progrès ? Que considère-t-on comme une régression ? Un échec ?
1
Traduction de l’auteur.
2
Le texte de discussion associé à cette étude est accessible sur le site de l’ICMI : www.mathunion.org/ICMI/
2
Je n’ai pas la prétention de répondre à ces questions dans cet exposé mais j’aimerais que nous
n’oublions pas que nos positions explicites et implicites dans ce domaine conditionnent notre
perception des influences et notre évaluation de leurs effets. J’ajouterai enfin que trop souvent
la vision dominante a été dans le passé que les logiciels et les calculatrices étaient de simples
outils pédagogiques à mettre au service de mathématiques aux valeurs par essence
universelles donc indépendantes d’eux, et que leur influence a été évaluée à la mesure de la
capacité démontrée par l’institution de les mettre au service de ces valeurs. Il s’agit là, à mes
yeux, d’un véritable obstacle culturel et, pour arriver à le surmonter, il me semble que, même
si l’on s’intéresse plus particulièrement à l’influence de ces outils sur les contenus
d’enseignement, analyser cette influence ne doit pas se faire indépendamment de celle sur les
pratiques. Car notre rapport aux objets mathématiques, comme le souligne particulièrement
bien Chevallard (Chevallard, 1992, 1999), et donc notre système de valeurs mathématiques,
émergent de pratiques, et comprendre l’influence possible ou effective des logiciels sur
l’enseignement des mathématiques ne peut se faire en séparant les contenus des pratiques
dans lesquelles ces contenus sont engagés. J’ai fait référence à l’approche anthropologique de
Chevallard mais j’aurais pu aussi évoquer, et je le ferai dans la suite, l’approche instrumentale
au développement de laquelle nous sommes plusieurs participants à ce séminaire à avoir
contribué ces dix dernières années (cf. (Artigue, 2002), (Guin & Trouche, 2002) pour des
visions synthétiques) en conjuguant une approche didactique et les travaux d’ergonomie
cognitive de Rabardel et Vérillon (Rabardel, 1996). Un point essentiel dans cette approche est
que ce que nous apprenons et non simplement la façon dont nous l’apprenons est étroitement
dépendant des artefacts utilisés pour cet apprentissage (ici calculatrices et logiciels
notamment). Contenus et pratiques sont donc deux entités en un sens indissociables.
Ces précisions étant apportées, je vais essayer, comme annoncé, de montrer comment les
perspectives ont évolué dans ce domaine, influencées à la fois par l’évolution technologique
et l’évolution des perspectives didactiques.
3
CREM : Commission de réflexion sur l’enseignement des mathématiques créée en 1999 et présidée
successivement par Jean-Pierre Kahane et Jean-Christophe Yoccoz.
3
« Il nous paraît important à ce stade de distinguer clairement l’utilisation des ordinateurs et
calculatrices et des logiciels qui y sont implantés, d’une part et l’apprentissage des concepts
de base de l’algorithmique et de la programmation, d’autre part » (Kahane, 2002) (p. 31), les
auteurs du rapport plaident pour l’introduction des notions de base d’algorithmique et de
programmation qui vont permettre en particulier de revisiter des notions fondamentales
comme celles de nombre et d’opération, d’approcher les algorithmes fondamentaux du calcul
numérique, d’introduire de façon motivée de nouvelles structures telles que listes, arbres,
graphes, et de les exploiter pour la compréhension de certains mécanismes, tout en
développant chez l’élève et l’enseignant « une attitude active et imaginative », leur évitant
« de s’en remettre pieds et poings liés au fabricant de la machine ou à l’éditeur de logiciel »
(ibidem, p.33).
Au-delà des cautions mathématique et informatique, sur le plan des apprentissages, cette
influence est soutenue par les théories dites de la réification dérivées de l’épistémologie
piagétienne (Tall, 1991). Selon ces théories, la conceptualisation mathématique obéit à des
cycles ou plutôt des spirales organisées autour de la triade « action – processus – objet ». Un
des exemples les plus connus est l’APOS théorie initiée par le mathématicien Dubinsky
(Dubinsky, 1991), (Dubinsky & Mac Donald, 2001). La programmation dans un langage
adapté y est vue comme le moyen de soutenir la transition d’actions opérées sur des objets
vers des processus. Elle soutient ensuite l’encapsulation de processus en objets qui sont
réinvestissables dans le nouveaux processus comme, par exemple, lorsque des programmes
associés à des fonctions particulières sont utilisés dans des programmes plus généraux qui en
testent certaines propriétés. Dubinsky a développé un langage (ISETL) spécifiquement adapté
au langage mathématique pour soutenir ces abstractions successives. C’est un langage qui
permet de manipuler des ensembles, d’effectuer des quantifications sur des ensembles finis
avec une syntaxe proche de la syntaxe mathématique. Dans les diverses expérimentations
menées, il a été utilisé notamment pour l’apprentissage des fonctions et des structures
algébriques.
Mais il faut aussi avouer que cette influence est restée au cours des deux dernières décennies
relativement marginale dans l’enseignement secondaire, comme souligné dans le rapport de la
CREM déjà cité, et que l’évolution technologique elle-même a tendu à la limiter en donnant
progressivement accès directement à des résultats qui n’étaient au départ accessibles que via
la programmation, en particulier en analyse. Toutes les calculatrices scientifiques disposent
ainsi aujourd’hui de commandes permettant la résolution approchée d’équations ou le calcul
approchée d’intégrales, pour ne citer que ces deux exemples, déjà mentionnés.
Si les logiciels ont influencé les contenus et pratiques de l’enseignement des mathématiques,
c’est en fait davantage jusqu’ici en tant qu’outils de visualisation, de réification et
manipulation directe d’objets mathématiques, de calcul au sens large et de simulation. Ce sont
donc ces influences que nous allons considérer maintenant.
4
des méthodes d’approximations de courbes par des lignes brisées qui leur étaient jusqu’alors
familières (Artigue, 1989). A l’époque, nous avions du développer des logiciels ad hoc pour
visualiser les champs de tangente, et obtenir le tracé de solutions approchées, des conditions
initiales étant données. Aujourd’hui ces visualisations sont accessibles sur toutes les
calculatrices symboliques (cf. figure 1). Dans ce domaine, comme pour tout ce qui concerne
plus généralement les systèmes dynamiques, la technologie a rendu viable un enseignement
qui soit plus conforme à l’épistémologie actuelle du domaine.
5
inspirée des travaux que nous avions menés en première S avec des calculatrices symboliques
(Artigue & al, 1998).
Les possibilités de zooms offertes par les calculatrices et logiciels rendent très facilement
visible le fait que, pour beaucoup de représentations graphiques de fonctions, si l’on centre
progressivement le regard au voisinage d’un point, on finit par voir un segment de droite. Le
processus qui conduit à la tangente à la courbe au point considéré est mathématiquement un
processus infini, engageant un passage à la limite, mais les caractéristiques graphiques des
écrans rendent le phénomène de linéarisation locale visible, « à distance finie ». C’est cette
caractéristique de l’implémentation informatique qui a été, dès le début, exploitée par D. Tall
et l’a conduit à la notion de tangente pratique (Tall, 1991). Ce sont les visualisations associées
que l’on retrouve dans de nombreux ouvrages concernant l’utilisation de calculatrices
graphiques dans l’enseignement de l’analyse et, maintenant, dans de nombreux manuels de
lycée. Elles nous sont devenues familières.
Ce qui est moins souligné, ce sont les limites de cette visualisation. Très souvent, dans les
exemples choisis, la tangente au point considéré a une équation simple avec des coefficients,
en particulier le coefficient directeur, entiers, et les approximations numériques de la
calculatrice ou du logiciel conduisent, pour un agrandissement suffisant ou un pas assez petit,
à l’affichage d’une équation, pour la droite tracée, qui est celle de la tangente. Ceci permet de
laisser planer l’ambiguïté sur la nature réelle de l’objet qui apparaît à l’écran et de le
confondre avec la tangente. C’est sans doute une solution confortable pour l’enseignant et qui
ne gêne en rien les élèves, d’autant plus que généralement, cette visualisation fonctionne juste
comme une entrée en matière et que l’on s’engage très vite dans un travail plus classique sur
les dérivées. Mais, dans une culture où l’image est aussi omniprésente et aussi valorisée, une
telle attitude nous semble tout à fait dommageable. Il importe en effet d’apprendre à
distinguer ce que l’on voudrait que les images nous montrent de ce qu’elles nous montrent
réellement, et les mathématiques, dans ce domaine comme dans bien d’autres, ont un rôle
important à jouer. Dans le cas qui nous intéresse ici, la visualisation nous montre la proximité
locale avec une fonction affine, elle ne nous montre pas ce qui particularise la tangente, à
savoir d’être la seule droite à offrir une proximité d’ordre 1.
La recherche de Maschietto s’attache justement à cette question en étudiant les possibilités
offertes par le mouvement de zoom pour faire vivre, dès le début de l’enseignement de
l’analyse, le jeu local-global au cœur de ce domaine. Le scénario didactique qui en résulte
consiste à proposer dans un premier temps aux élèves d’explorer, par des zooms successifs,
un certain nombre de fonctions, au voisinage de différents points et de représenter ce qu’ils
obtiennent en précisant les fenêtres correspondantes (dans la fenêtre standard, après un zoom
puis quand ils décident d’arrêter le processus). Les fonctions choisies privilégient les
fonctions partout dérivables mais font rencontrer aussi points anguleux et situations plus
complexes. L’expérimentation, répétée dans plusieurs classes, montre que le phénomène de
linéarité locale est rapidement découvert par les élèves et alors anticipé lorsqu’ils explorent
une nouvelle fonction. Pour les cas qui y échappent, ils reprennent les zooms, convaincus au
départ de s’être sans doute trompés. On voit aussi, à travers le langage qu’ils utilisent et les
gestes qui l’accompagnent, que, même si au bout de quelques zooms seulement le tracé
devient droit, les élèves cherchent à maintenir la distance entre les deux types d’objets :
l’objet courbe et l’objet droit qui, pour eux, ne relèvent pas des mêmes catégories. Dans le
scénario, une fonction et un point particuliers sont ensuite choisis pour mathématiser
l’invariant observé. Il s’agit de déterminer la droite vers laquelle tend la courbe. Il est
demandé à chaque élève de proposer une équation pour cette dernière. Comme les fenêtres sur
lesquelles s’arrêtent les élèves n’ont pas de raison d’être identiques, comme les points choisis
avec l’option trace pour déterminer l’équation de la droite n’ont pas de raison d’être
6
identiques, les équations n’ont pas de raison de l’être non plus, surtout que les élèves
n’hésitent pas à recopier les décimales des coefficients obtenus avec l’aide de la calculatrice
(cf. figure 2). Et c’est à travers la confrontation de ces équations, en cherchant ce qui les
rapproche et en unifiant, via la symbolisation algébrique, les calculs sous-jacents que, dans
une phase de discussion collective orchestrée par l’enseignant, s’organise le questionnement
de la perception et qu’est mené le travail de mathématisation. Cette recherche, comme celle
que nous avions menée, confirme bien l’accessibilité du point de vue local et du travail de
mathématisation associé à des élèves débutant en analyse dans l’environnement technologique
choisi.
‘‘‘’
7
c’est à dire sans élaboration de systèmes de représentation ; la représentation n’est pas
l’aboutissement, le résultat de l’apprentissage, elle en est partie intégrante, et l’objet
mathématique n’existe pas tant qu’il est attaché à un seul registre de représentation.
L’influence sur les contenus et les pratiques s’opère également via la possibilité qu’offre la
technologie de réifier les objets mathématiques, certaines de leurs propriétés et des relations
qui les lient et d’opérer sur ces réifications. C’est la philosophie des micromondes que nous
allons envisager dans le paragraphe suivant.
8
conjecturer que la propriété restera satisfaite si A reste sur un cercle ou un arc de cercle et à
essayer de déterminer ce dernier.
$1$
P
$1$
C
Figure 3 : Utilisation de la commande Trace pour visualiser des positions possibles de A
Une fois le cercle tracé, certains assujettissent A à se déplacer dessus pour tester la conjecture
faite. D’autres ont repéré que dans les points A satisfaisant la condition et trouvés au hasard,
l’angle de sommet A du triangle semblait un angle droit et c’est cette condition qu’ils
cherchent à préserver dans le déplacement après avoir fait afficher la valeur de l’angle pour
tester la conjecture associée. Dans cette exploration du problème, les constructions ont mêlé
tracés géométriques et ajustements, les déplacements ont pris des formes et des fonctions
diverses, de l’exploration tâtonnante à l’élaboration de conjectures puis à leur contrôle.
L’auteur insiste par ailleurs sur la continuité que l’on observe dans les comportements des
élèves entre exploration et preuve dans la résolution d’un tel problème, contrairement à
l’affirmation fréquente selon laquelle l’utilisation de logiciels de géométrie dynamique ferait
obstacle à la démonstration. Cette continuité se traduit par des mouvements ascendants et
descendants, des processus de déduction et des processus d’abduction, et son existence n’est
pas indépendante des caractéristiques de la tâche proposée. Il insiste aussi sur l’importance du
rôle de l’enseignant pour développer une culture de géométrie dynamique qui rende une
situation comme celle-ci cognitivement productive et pour la gérer de façon efficace, en
laissant se développer la richesse des explorations et en soutenant la continuité entre
exploration et preuve.
Avant de passer aux points suivants, je voudrais souligner que réification et manipulation
directe ne sont pas l’apanage de la géométrie. Depuis plus de quinze ans maintenant, des
travaux de recherche sont développés pour donner accès via des commandes sensori-motrices
aux notions de vitesse et d’accélération à de jeunes élèves qui ne peuvent accéder à ces
notions à travers les outils usuels de l’algèbre et de l’analyse (Nemirovski & Borba, 2004).
Des adaptations de ces dispositifs sont aujourd’hui implémentées dans les calculatrices via
des systèmes de capteurs et elles commencent à influencer l’enseignement de ces notions en
France, en particulier en lycée professionnel.
Simulation
L’influence technologique sur l’enseignement des mathématiques comme sur les
mathématiques elles-mêmes passe de plus en plus par la simulation, une simulation qui
9
permet d’explorer, de se familiariser avec des situations qui ne sont pas directement
accessibles à une résolution exacte ou approchée, au moins au niveau d’enseignement
considéré, de mettre en évidence des régularités et aujourd’hui, à travers des systèmes multi-
agents, de montrer comment des structures collectives peuvent émerger de règles de
comportement locales (Wilenski, 2003).
En France, c’est à travers les statistiques que la simulation a réellement fait son entrée dans
l’enseignement secondaire, et là d’emblée à grande échelle, avec les nouveaux programmes
du lycée en seconde. Les calculatrices et les tableurs ont été les deux technologies
principalement utilisées pour cela. Et les documents d’accompagnement des nouveaux
programmes ont essayé d’outiller les enseignants face à ce renouvellement profond de
l’enseignement des statistiques. Nous en aurons des exemples au cours de ce séminaire dans
les ateliers. Mais je voudrais souligner deux choses :
1) que l’influence technologique sur l’enseignement des statistiques d’une part dépasse la
seule simulation. L’accès à des bases de données substantielles, intégré ou non à des
logiciels éducatifs, fait peu à peu sortir l’enseignement des statistiques de la seule
considération de populations de taille ridicule, attachées à un enseignement des
statistiques sans technologie informatique ou avec un technologie limitée ;
2) que les statistiques sont peut-être le domaine où, internationalement, l’influence de la
technologie sur l’enseignement des mathématiques a été la plus forte. C’est une des
ambitions de l’étude ICMI en cours sur l’enseignement des statistiques d’étudier où
l’on en est exactement dans ce domaine5.
J’ai gardé le calcul pour la fin de ce panorama, non que je considère le calcul comme moins
important que ce qui précède mais parce que se concentrer sur lui d’emblée aurait pu faire
disparaître toutes les autres dimensions. Il ne fait pas de doute que si les technologies
informatiques ont influencé l’enseignement des mathématiques, c’est d’abord à travers le
calcul, et l’actualité récente nous a montré bien comment, encore aujourd’hui, cette influence
est mal acceptée, combien il est difficile de s’interroger sans émoi sur ce que notre société
attend des élèves en matière de calcul. Il n’est pas dans mon intention de rentrer dans ce type
de débat aujourd’hui. Mais je voudrais utiliser ce thème pour soulever un certain nombre de
questions qui assureront également la transition avec la dernière partie de mon exposé. J’ai
associé ici logiciels de calcul symbolique ou CAS et tableurs. Ceci peut paraître a priori
étrange, car ces deux technologies sont très différentes. Ce qui les rapproche, c’est qu’il s’agit
dans les deux cas, contrairement à toutes les technologies évoquées jusqu’ici, de technologies
professionnelles, non conçues pour l’enseignement primaire ou secondaire mais importées
dans cet enseignement. Ce n’est pas un hasard si c’est de recherches sur l’intégration des
CAS qu’est née une sensibilité aux questions d’instrumentation qui traverse aujourd’hui
l’ensemble des recherches dédiées à la technologie en didactique des mathématiques, comme
l’a bien montré la conférence ICMI d’Hanoi déjà citée. C’est aussi que toutes les deux
instrumentent bien que de façon différente directement le calcul et que la comparaison de la
façon dont elles instrumentent respectivement ce calcul est tout à fait éclairante.
Ces deux technologies sont différemment intégrées institutionnellement. Le tableur fait
officiellement partie des programmes dès le collège. Il intervient non seulement en
mathématiques mais aussi dans d’autres disciplines et notamment en technologie. Il occupe
une place particulièrement importante dans le programme de la série L mais est cité dans les
programmes de toutes les séries. Les logiciels de calcul symbolique sont mentionnés dans les
5
Le document de discussion associé à cette étude est lui aussi accessible sur le site d’ICMI.
10
programmes mais de façon beaucoup plus discrète. Leur usage n’est en rien obligatoire et il
est recommandé plus tard dans la scolarité. Leur influence est de ce fait nécessairement plus
limitée même si leur usage au baccalauréat est autorisé. Mais ce sur quoi je voudrais insister
ici, c’est que ces deux technologies nourrissent des rapports très différents au calcul, ce qui
nous renvoie à la question des valeurs que j’évoquais au début de cet exposé. Je prendrai pour
cela l’exemple de l’algèbre.
Comme l’ont bien montré les travaux de recherche, en France comme à l’étranger, le tableur
nous propose un monde intermédiaire entre arithmétique et algèbre (cf. (Kieran &
Yerushalmy, 2004) pour une vision synthétique). Il est algébrique par son langage, il est
arithmétique dans sa manière d’organiser le travail mathématique, en allant du connu vers
l’inconnu, en permettant le recours à la démarche arithmétique. Ce n’est pas un hasard si l’on
utilise dans divers pays le tableur pour réconcilier avec l’algèbre des élèves qui semblent
définitivement fâchés avec ce domaine, et si c’est en série L que le tableur a été si lourdement
introduit. On peut voir dans le tableur un outil permettant de limiter les besoins algébriques
dans la résolution de problèmes qui traditionnellement relèvent de l’algèbre.
Les logiciels de calcul formel n’ont rien à voir avec ce monde. Le monde algébrique qu’ils
nous proposent est un monde puissant mais aussi exigeant. Comprendre suffisamment
comment sont représentés les nombres et expressions pour pouvoir piloter les calculs qui les
engagent nécessite des apprentissages spécifiques, et la diversité des formes automatiquement
produites par le logiciel fait facilement sortir de l’espace des formes conventionnellement
rencontrées au niveau du lycée (Guin & Trouche, 2002). Une genèse instrumentale s’impose,
différente de celle nécessitée par le tableur, et mathématiquement plus exigeante. Décider
d’intégrer les CAS à large échelle, au-delà des environnements expérimentaux où l’on a
montré que ceci était possible et réellement profitable aux apprentissages, suppose que cette
genèse instrumentale soit institutionnellement prise en charge et que les enseignants, après y
avoir été sensibilisés, disposent de ressources adéquates pour la piloter. Il ne semble pas que
nous en soyons là actuellement.
Ceci m’amène à la dernière partie de mon exposé où je souhaiterais aborder la question du
passage d’influences potentielles au sens large à des influences effectives dans le quotidien
des classes.
11
l’utilisation de ces logiciels, y semble aller de soi, or divers travaux de recherche nous
montrent aujourd’hui que ce n’est nullement le cas pour des élèves de début de collège
(Soury-Lavergne, 2006). Comprendre ce que le déplacement permet de contrôler est déjà une
conquête géométrique et instrumentale.
De nombreux travaux, en France comme à l’étranger, montrent par ailleurs que les usages qui
semblent les premiers accessibles aux enseignants ne sont pas ceux qui tirent le mieux parti
des potentialités pour l’apprentissage des technologies considérées (Laborde, 2001),
(Monaghan, 2004). Proposant d’une part à des enseignants débutants, d’autre part à des
formateurs des situations utilisant le tableur volontairement contrastées quant à leur intérêt
pour l’apprentissage, Haspekian dans sa thèse déjà citée a par exemple montré, que
systématiquement les choix des premiers, tout en étant argumentés, étaient opposés aux choix
des seconds qui, eux, correspondaient à ceux que sa recherche la conduisait elle-même à
effectuer. L’influence sur les contenus et les pratiques, même quand elle est réelle, est donc
loin d’être systématiquement celle attendue et souhaitée. La tendance observée et bien
compréhensible consiste à utiliser les outils technologiques juste pour leur valeur
pragmatique : produire rapidement et facilement des résultats dans des tâches qui se
différencient peu de celles traditionnellement pensées pour l’environnement papier/crayon, au
détriment de leur valeur épistémique : aider à comprendre les objets mathématiques mis en
jeu (Artigue, 2002). Comme les recherches concourent à le montrer, une telle attitude ne
permet pas de tirer le meilleur parti de la technologie pour l’apprentissage des
mathématiques ; elle ne permet pas que s’exprime dans l’enseignement des mathématiques la
puissance épistémique des techniques instrumentées car celle-ci passe souvent par la
construction de tâches qui n’ont pas d’analogue direct dans l’environnement papier/crayon et,
pour les tâches qui sont a priori envisageables dans cet environnement, par une véritable
reconstruction des scénarios didactiques associés. La pente naturelle des usages nous semble,
de ce fait, contribuer fortement aux décalages observés entre attentes et réalisations effectives.
Arriver à surmonter ces obstacles demande de penser les usages de la technologie dans la
durée, la progression dans le temps des connaissances instrumentales et mathématiques ainsi
que les institutionnalisations associées, les rapports à construire et à faire évoluer entre
techniques papier-crayon et techniques instrumentées. Il impose de mettre en place une
formation des enseignants qui prenne en charge ces difficultés et propose des dynamiques
d’évolution raisonnables. Il impose de développer des ressources moins ponctuelles que celles
qui dominent aujourd’hui et suffisamment explicites. Ceci, tout en sachant qu’il nous faudra
rouvrir régulièrement la réflexion sur ce que nous attendons exactement de l’enseignement
des mathématiques et que les réponses que nous pouvons apporter aujourd’hui ne peuvent
avoir qu’une durée de vie limitée. Nous mesurons mieux aujourd’hui la tâche à accomplir et
nous sommes certainement bien mieux armés pour y faire face que nous ne l’étions il y a dix
ans, mais le travail à accomplir pour parvenir à une intégration des technologies informatiques
qui serve efficacement la cause de l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques reste
énorme.
Références :
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