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À la tête d’une chaîne spécialisée de vulgarisation scientifique, le trentenaire est mis en cause par plusieurs
vidéastes. L’une d'entre elles l'accuse de viol. Sept autres affirment avoir subi des violences psychologiques,
sexuelles, ou avoir constaté un comportement jugé problématique. Questionné, il n’a pas souhaité répondre.
« Je suis tellement en colère, je suis tellement meurtrie. » Ces mots, Lisa* a beaucoup hésité à les prononcer
publiquement. À la tête d’une chaîne à succès sur YouTube, la jeune femme a soupesé longuement le fait de
dénoncer des violences dans son milieu où la réputation fait et défait les carrières et où le cyberharcèlement peut
être particulièrement dévastateur.
Ces dernières années, elle a traversé un « enfer mental », selon les mots du journal intime qu’elle tient
consciencieusement. Il y a deux ans, en mars 2020, elle a pensé tout arrêter. Dans une vidéo destinée à sa chaîne,
finalement jamais diffusée, on la voit, en larmes, évoquer un « différend avec un autre vidéaste, pas un différend
professionnel, quelque chose d’important [...] ». « J’aurais pas dû laisser les choses se faire [...]. Ça a vraiment
changé les choses et après ça, j’étais plus tout à fait pareille », dit-elle encore sur cet enregistrement.
Lors d’entretiens avec Mediapart, devant ses ami·es, dans des messages et des courriels, Lisa, âgée d’une
vingtaine d’années, a affirmé avoir subi des violences sexuelles de la part d’une star de la vulgarisation
scientifique sur YouTube, Léo Grasset. Au total, Mediapart a recueilli le récit de huit femmes le mettant en cause,
à des degrés très divers, dans des relations intimes ou au travail. Aucune plainte n’a à ce jour été déposée.
Contacté par Mediapart, ce dernier n’a pas souhaité répondre à nos questions. « Nous ne souhaitons pas répondre
aux sollicitations de presse, Monsieur Grasset se tenant à disposition de l’autorité judiciaire dans l’hypothèse où
celle-ci était saisie de ces allégations », ont indiqué ses avocat·es par courriel (lire notre Boîte noire).
À 32 ans, Léo Grasset est une figure de la vulgarisation scientifique sur YouTube : sa chaîne « DirtyBiology »,
créée en 2014, compte plus de 1,3 million d’abonné·es avec des questions aussi diverses que « Comment créer
une couleur ? », « Le cancer est-il un organisme vivant ? » , « Pourquoi le PQ est sous-optimal » ou le plaisir
féminin. Il est cocréateur de la chaîne Vortex, lancée en 2019 et coproduite par Arte, et l’auteur de plusieurs
ouvrages – une BD chez Delcourt, avec son frère Colas, La Grande Aventure du sexe, ou un essai au Seuil, Le
Coup de la girafe. Son dernier ouvrage Le Grand Bordel de l’évolution est sorti en novembre chez Flammarion.
L’entreprise de décrédibilisation
Devant plusieurs personnes que nous avons interrogées, ou dans des groupes de discussion, Léo Grasset tient, dès
2016 et à de nombreuses reprises, des propos dégradants au sujet de Lisa. Il fait le récit d’une relation à sens
unique et d’une jeune femme très éprise de lui, « hardcore en love », – quand lui parle de « plan cul » –, et il sape
peu à peu sa crédibilité. Il la présente comme une « psychobitch » ou une « mytho » et étend le discrédit à la
sphère professionnelle.
Il exploite alors, avec d’autres, les maladresses qui peuvent émailler le lancement de sa chaîne YouTube. À
l’époque, elle est jeune, manque d’expérience et tâtonne – comme beaucoup dans cet univers très récent. « Il y
avait des défauts mais j’ai corrigé très vite, je voulais apprendre et je faisais tout pour m’améliorer », explique la
vidéaste.
« Tout », peut-être, mais rien n’y fait. La méfiance est instaurée. Elle est manifeste quand Lisa va commencer à
évoquer des violences, même de manière implicite. Quand elle tweete, en février 2019, à la suite des révélations
sur la Ligue du LOL, elle n’est pas crue par beaucoup. « Je me méfie parce que je pense qu’elle est capable
d’instrumentaliser tout ça à son profit », écrit par exemple un vidéaste, pilier du secteur, sur un groupe d’échanges
entre youtubeurs consulté par Mediapart.
Selon un autre document, un deuxième youtubeur raconte avoir été averti en 2018 par un collègue sur un Discord
spécialisé que les méthodes de la vidéaste « n’étaient pas scientifiques » ou que Lisa avait fait des « sales coups à
d’autres vidéastes ». La participation de Lisa à plusieurs événements est annulée. À un ami, elle écrit en 2016 : «
Je sais pas pourquoi ils m’aiment pas à ce point c’est ouf. »
« Léo porte une énorme responsabilité dans la décrédibilisation de [Lisa]. Il nous l’a présentée systématiquement
comme une mythomane, et il a fini par réussir à la faire passer pour une folle incompétente », se souvient l’un des
précurseurs sur YouTube dans la vulgarisation scientifique. Longtemps proche de « DirtyBiology », il a rompu le
contact depuis qu’il a recueilli le récit de plusieurs femmes.
Et s’il a parfois pu être critique du travail de Lisa à ses débuts, il regrette aujourd’hui les propos qu’il a tenus : «
Depuis, j’ai compris… C’est fou de mesurer combien Léo a réussi à créer une bulle et à l’évincer. On s’est sentis
extrêmement coupables d’être tombés là-dedans. »
Arnaud Gantier, de la chaîne YouTube « Stupid Economics », se souvient lui aussi qu’en 2016, Léo Grasset « se
moque régulièrement de [Lisa] avec un langage ordurier et sexiste ». Sous son impulsion, elle devient, dit-il, un «
bouc émissaire d’une partie du groupe ». « Très vite, on lui construit une réputation de meuf qui triche, de meuf
malhonnête », rappelle la vidéaste Manon Bril. Or la « réputation » sur YouTube est cruciale.
Alerté à l’époque, Vincent Manilève, auteur d’un livre de référence, YouTube derrière les écrans. Ses artistes, ses
héros, ses escrocs (Lemieux, 2018), en est certain : « Cela a ralenti l’ascension de [Lisa]. Elle était exclue de
certains milieux. Elle va un jour atteindre 1 million d’abonnés – cela aurait pu être le cas bien avant, car elle aurait
dû avoir bien plus de collaborations. » Sur YouTube, les partenariats entre deux chaînes est un moyen important
de gagner de nouveaux abonné·es.