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U n constat émerge tant dans le cadre des dispositifs d’aide pour les femmes

victimes de violence conjugale que dans les données statistiques fournies par l’enquête
Enveff [1]1 Enquête nationale sur les violences envers les femmes en…. De
[1
]

très nombreuses femmes qui subissent des violences physiques et sexuelles dans leur
couple ne s’en libèrent pas et n’en parlent pas ouvertement. Le lien avec le partenaire
violent (homme ou femme) subsiste en dépit des sévices souvent majeurs.

2Sans préjuger des raisons qui font prévaloir le silence, nous devons reconnaître que
celles qui viennent dire ou demander de l’aide, dans le cadre associatif ou en centre
d’accueil, ne donnent souvent pas suite et retournent vivre dans un couple où elles se
font maltraiter, nier, violer, blesser dans leur intimité physique et psychique. Que
dit-on d’elles et de leur apparente passivité face à une violence jugée socialement
intolérable ? Soit on impute le silence au lien d’emprise du partenaire sur la femme –
puisqu’elle n’est plus qu’« objet » au service de la jouissance pervertie d’un autre. Soit,
à l’inverse, on la suspecte de « bien le vouloir » en quelque sorte, comme le souligne
Nadège Sévérac (2001) dans une perspective critique. Il nous semble utile de dépasser
cette lecture antinomique dans le champ social afin de comprendre les raisons de ce
qui apparaît en dehors de la raison précisément : subir de multiples traumatismes sans
demander d’aide ou sans porter (sa) plainte.

3Nous choisissons de ne pas simplement opposer les deux thèses en présence, mais de
mettre en tension les deux sortes d’aliénation psychique qu’elles désignent :
l’aliénation à l’autre violent et l’aliénation à son propre inconscient – ce au regard de
l’intersubjectivité dans le lien de couple. Nous partirons donc d’hypothèses cliniques
faites dans le champ de la psychanalyse individuelle et de couple pour avancer une
esquisse de réponse à la question : pourquoi le silence plutôt que la parole après une
ou de multiples souffrances ? Débutons par un exemple pour mieux situer notre
propos.

4Un patient nous a parlé à de nombreuses reprises de Mireille qu’il aimait depuis deux
ans et son histoire nous a semblé éclairante. Mireille, qui avait été maltraitée dans son
enfance, disait : « Le jour de ma nuit de noces, j’ai compris à qui j’avais affaire. » Elle a
accepté pendant vingt ans d’être violée à chaque retour de son mari le week-end.
Après son acte, il l’injuriait copieusement, la traitant de « salope » – une qui aime ça,
d’être un « ça » en somme. Entre autres sévices, elle était privée d’argent, de
chauffage, de toute forme de confort superflu alors que lui, constamment en
déplacement professionnel, vivait largement. Elle n’a jamais su ce que c’est que jouir
(pour une femme) avant d’avoir 43 ans, après son départ difficile du domicile conjugal
et la rencontre de mon patient. Il nous semble qu’il ait été pour elle un amant de
jouissance, au sens de Jacqueline Schaeffer (2002), qu’il ait pu la réconcilier avec son
corps et son psychisme et lui donner à penser qu’elle était aimée. Mais la « honte
d’être » était telle qu’en dépit de ce nouveau lien et de son nouvel investissement
professionnel – qui l’a poussée à s’enfuir – son narcissisme était irréparable. Elle s’est
suicidée sans éclat, à force d’automédication dont elle connaissait les conséquences.
Elle est morte à 45 ans sans avoir jamais dit à personne d’autre que mon patient le
calvaire qu’elle avait enduré. Son ex-mari pleurait le jour de ses obsèques. Elle avait
continué à excuser ses conduites violentes même après la rupture au motif qu’il avait
souffert dans son enfance – comme elle, pouvons-nous ajouter. Le lien à cet homme
a-t-il un jour été vraiment rompu ?

Le silence et les effets de la violence


5Examinons tout d’abord les éléments d’ordre psychologique qui soutiendraient la
première conception du silence : les effets de la violence et de la honte.

La rupture de l’intime et le hors-sens

6« Violence » et « viol » ont la même étymologie, « violentus » et « violentia »


appartenant à la famille de « violare » : traiter avec violence, violer, porter atteinte à,
dévaster, profaner, outrager (notamment une vierge), souiller, etc. (source Le Grand
Robert). La violence est donc une force qui s’impose au corps ou à l’esprit. Partant de là,
notre droit contemporain considère qu’est violente toute action qui exclut le
consentement de la victime, qu’elle s’impose par la contrainte ou par la surprise. Ainsi,
seule la notion de consentement permet de distinguer les actes transgressifs, et donc
punissables, de ceux qui ne le sont pas. Pourtant nous savons qu’en matière de
pratiques sexuelles sadomasochistes la réalité est complexe et que certains jouissent
de subir, dans un apparent consentement, certaines formes de souffrance qui
s’apparentent à de la violence. Joël Dor (1994) évoque ainsi un couple où l’homme
contraignait sa femme à boire en quantité et l’empêchait d’uriner pendant des heures
jusqu’à ce qu’elle se souille. Il l’obligeait alors à lécher ses sous-vêtements, l’empêchait
d’uriner de nouveau jusqu’à ce qu’il l’autorise à uriner sur sa verge en érection. Son
scénario débutait par la rencontre d’une prostituée qui acceptait qu’il urine dans son
vagin. Dans de tels cas, où la jouissance est au premier plan, le lien est souvent pervers
ou l’un des deux partenaires l’est (Bastien, 2004), ce qui réduit d’autant la possibilité
que la « victime » soit libre de subir. Peut-on considérer que les femmes que nous
évoquons ici acceptent elles aussi l’insupportable ? Cette question est délicate et
embarrassante. Dans le champ éducatif, médical et social, lorsqu’il s’agit d’enfants,
toute atteinte sexuelle dont le fondement est prouvé sera tenue pour une violence.
Nous sommes bien plus gênés pour définir la violence sexuelle dans le contexte du
couple et ce, dès lors que le rapport humain y semble perverti et, a fortiori, lorsque la
victime n’en dit mot. La jurisprudence française a décidé récemment que toute
atteinte sexuelle et sexuée sur un adulte est une violence du moment que la personne
refuse ce qu’elle a subi et le dénonce – même si la plainte vient longtemps après les
faits.

7De telles pratiques ne sont pas sans conséquences sur la parole de la victime. Les
effets de la violence sur la subjectivité sont connus depuis Freud comme
potentiellement traumatogènes du fait d’un excès d’excitations que l’appareil
psychique est inapte à contenir. Qu’en est-il de la parole face à la violence ? Pierre-Paul
Costantini (2013) a décrit, au travers d’un cas de viol dans l’espace public, comment la
force brutale qui transgresse et outrage le sexe se situe hors langage et exclut donc la
possibilité d’une réponse. Le viol du corps et de l’esprit plonge le sujet dans le
hors-sens, plus précisément il fait surgir ce que nous nous appliquons habituellement à
ignorer : il y a du réel. Une autre chose se révèle où le psychisme ne peut que vivre une
angoisse insoutenable face à ce que Costantini (ibid.) nomme « l’autre nuit » pour
l’opposer à la nuit accueillante du sommeil, voire de la mort, selon certaines
représentations. Il n’y a plus dès lors aucune commune mesure qui permette de
comprendre et de nommer ce qui advient. Subir la violence, marquée à la fois par
l’excès et par l’irruption d’une étrangeté radicale, ne peut pas précisément devenir une
expérience. En effet, le sujet est désubjectivé, dans l’instant, car il est comme éjecté de
la continuité de son sentiment d’existence, d’un savoir sur son existence propre. Aussi,
au-delà du corps de chair effracté qui va porter les stigmates de la violence, c’est le
processus qui permet d’être dans son logis le plus intime et donc le plus abrité qui est
atteint. Nous repérons une série de ruptures de la vie intime : l’excès d’excitation,
l’exclusion du sujet du sens (« l’autre nuit »), la rupture de son intimité corporelle et
psychique. Cette série constitue un premier motif à l’impossibilité de dire la violence à
un tiers (parent, ami, acteur du social, police, justice).

La honte et la culpabilité
8Examinons ce qui constitue une autre raison du silence souvent durable de ces
femmes, aux yeux de plusieurs auteurs : les affects de honte et de culpabilité. Alain
Ferrant (2004) a découvert, au travers du cas clinique d’une femme, les effets
transférentiels de la honte qu’elle maintenait secrète. Il se sentait régulièrement
méprisant à son égard et ce n’est qu’au moment où il devait traiter de ce cas devant
une assemblée de collègues qu’il se sentit honteux. « La honte est une souffrance de et
dans l’intersubjectivité […] [Elle] fait surgir en nous ce qui devait rester caché. C’est une
déchirure traumatique devant témoins, réels ou imaginaires » (Ferrant, 2004, p. 148).
De fait, ce sentiment est quasiment constant chez les victimes, mais jamais abordé ni
abordable directement dans le cadre de la prise en charge clinique. Ce sont des signes
cliniques particuliers qui peuvent alerter le thérapeute sur l’enfouissement de la honte.
Ainsi, dans un cas décrit par Delphine Scotto Di Vettimo (2013), c’est l’impossibilité de
sa patiente à la regarder en face qui sert d’indice dans le lien transférentiel. Cette
femme avait vécu séquestrée et violée par son compagnon. Il a fallu que la honte soit
reconnue et nommée pour qu’elle puisse commencer à parler de ses tortures. Son
jeune enfant présentait entre autres symptômes une coprophagie et un non-accès à la
parole, évocateurs d’une non-humanisation. La honte participe à l’humanisation à
l’orée de la vie dans le lien aux parents. Mais des conditions sont requises pour cela : il
faut en particulier que cet affect puisse être partagé. À partir de là, il pourra être
reconnu et remplir sa fonction de régulation des conduites par sa fonction de signal de
danger narcissique (Ciccone et Ferrant, 2009). La honte tient à la rencontre du cloacal
en soi, de l’analité sous le regard de la mère. Un noyau primitif (honte originaire) se
constitue donc en rapport avec l’établissement de l’intimité ou d’un espace psychique
inaliénable. Parmi les agressions qui déclenchent la honte, le viol et l’inceste sont celles
qui affectent le plus fortement les protections du moi face à l’autre ou lesdits
« appareillages d’emprise » (Ferrant, 2004). Ils suscitent les sentiments de honte les
plus enfouis, les moins dicibles et ceux qui doivent rester le plus « invisibles ». En effet,
le corps violé et violenté est vécu comme un corps abject et l’enfouissement de cette
honte justifie d’autant plus le silence. Il en résulte l’intériorisation d’une image
honteuse de soi (corps, sexualité, identité, morale) qui va faire naître la culpabilité.
C’est pour n’avoir ni su ni pu empêcher que cela advienne que le sujet va se sentir
coupable, voire responsable : « Ce qui m’est arrivé, je l’ai bien mérité. » Nous pouvons,
dès à présent, concevoir ces sentiments de responsabilité et de culpabilité comme des
fantasmes de culpabilité dont la fonction est d’élaborer, d’atténuer le trauma et de lui
donner sens (Ciccone et Ferrant, 2009).

Avouer la honte
9Dire ce que l’on a pu ou dû accepter de subir dans le cadre d’un lien destructeur –
parce qu’on n’a pas réussi à s’y opposer, notamment – se ramène à un véritable aveu,
aveu de l’effraction de « l’inviolable psyché » et du sentiment d’abjection d’être un
rien, un déchet anal. En effet, avouer c’est s’avouer à soi-même, donc se reconnaître
dans cette expérience, la subjectiver. L’aveu (Dulong, 2001) a toujours trait à la faute
réelle ou inconsciente qui suscite honte et culpabilité. Il convoque en outre un Autre à
qui il vient se dire, se mi-dire ou se laisser deviner, comme dans les exemples cliniques
choisis. Quel est le statut de cet autre ? Il devient à la fois le dépositaire du secret et le
complice de l’aveu, car il va devoir à son tour, dans un assemblage transférentiel bien
curieux, porter ce poids du réel qui lui est livré au travers de son propre sentiment de
honte.

10Les deux raisons que nous venons d’envisager, les effets de la violence sur la parole
et la honte, ont sans doute un rôle notable, mais suffisent-elles à traduire cette réalité
subjective qui fait consentir ces femmes victimes aux souffrances infligées – dans la
mesure où elles n’y mettent pas un terme et n’en parlent pas (Bastien, 2009) ?

Le silence et le vouloir

Sauver le lien : la mise en avant de l’affect


11Maintenir le lien « d’amour » est une des raisons récurrentes qui empêchent les
femmes violentées de rompre et souvent, lorsqu’elles le font, il est trop tard. Comme si
toute leur énergie devait viser à maintenir le lien quel qu’en soit le prix. Or, leur souci
pour le lien va de pair avec celui du partenaire maltraitant. Régulièrement, en effet, ce
dernier ne supporte pas les angoisses d’abandon suscitées par la rupture qui vont le
conduire au pire pour récupérer à jamais sa « possession » (Romito, 2011 [2]2. La
[2
]

plupart des meurtres de femmes se produisent au moment de…).

12La volonté de sauver le lien s’accompagne d’une mise à l’avant de l’affect. Cela peut
se comprendre : l’amour chez certaines femmes a ceci de spécifique qu’elles
pourraient tout donner ou consentir à tout pour le conserver. « Il n’y a pas de limites
aux concessions que chacune [des femmes] fait pour un homme : de son corps, de son
âme, de ses biens », notait Lacan (1974, p. 540). Patrick De Neuter fait le bilan de cette
réalité. Ces femmes restent par amour pour leur homme ou afin d’être (enfin) aimée
de lui et reconnue ou encore pour le séduire et le reconquérir. La séparation et la perte
sont impensables. Le lien semble représenter illusoirement une certaine sécurité
affective et elles conservent longtemps l’espoir de changer leur partenaire. S’il est
violent, c’est qu’il a manqué d’amour – c’est en effet fréquemment le cas. Elles
peuvent aussi attendre le temps de s’améliorer elles-mêmes, puisqu’elles sont
responsables de la violence – selon son discours à lui. Dans cette conception, ce que la
femme désire est le désir et plus particulièrement l’amour, comme si pour révéler son
être il lui fallait la rencontre d’un homme, d’une autre femme ou d’un enfant auquel se
dévouer. Si l’on s’accorde sur le fait que cela serait propre au féminin, alors nombre
d’hommes sont tout aussi concernés et peuvent connaître d’ailleurs des violences
similaires. À ce titre, les femmes sont décrites comme désirantes, en quête d’un plus
d’être.

13Nadège Séverac (2001) propose une autre hypothèse de compréhension. Ce


discours sur le couple peut être compris comme une recherche de mise en sens qui
permet de lutter contre l’impensable de la violence. Après chaque traumatisme, face à
l’arbitraire dont il témoigne alors que le lien est censé être réciproque, ces femmes
remettent leur énergie au service du sens et de la vie en se « cramponnant » au lien
d’amour. Selon cet auteur, la parole se libérerait lorsque la femme concernée pourrait
voir que, malgré toutes ses tentatives de restauration du lien, son partenaire est
incapable d’être en lien et que sa violence réside dans cette inaptitude même.

14Cela nous semble plus complexe. Certes, la conjonction des effets de la violence et
de la honte confronte le sujet à un réel innommable qu’il ne peut ni s’approprier ni
subjectiver. À côté de ce « trou » dans la pensée, on trouve souvent une quête de sens
dont la visée apparente est la survie du couple imaginaire. Autant le réel subi prive des
moyens pour symboliser sa souffrance, autant cette inflation de l’amour dans le
discours de ces femmes peut nous interroger. Ce vouloir tout donner à l’autre serait-il
d’ordre passionnel ? Que peut masquer ce don de tout leur être – par conséquent
cette perte narcissique consentie ?

Amour ou passion ?
15Est-ce de l’amour ou de la passion qui est en jeu dans ces violences conjugales ? La
distinction entre ces affects est complexe et variable d’un auteur à l’autre. Retenons
que le processus passionnel maintient l’indifférenciation entre les membres du couple
à moins de se transformer en amour. En ce cas, passée la phase fusionnelle de l’état
amoureux, alternent dans le couple le partage d’une identité commune et la différence
irréductible de l’autre. Si l’amour confronte au manque que l’autre ne peut que
partiellement combler, la passion confronte, quant à elle, à des enjeux vitaux :
l’absence de l’autre y est synonyme de disparition subjective et de mort. Dans le
processus passionnel s’exprime ainsi un attachement vital au lien que l’on peut, par
hypothèse, penser à l’œuvre dans le lien originaire à la mère (Grihom et Keller, 2010).
À partir de ces remarques, nous pouvons envisager que la spécificité de certains de ces
liens de couple serait de préserver tant l’homme que la femme d’un impensable de la
séparation.

Un besoin de punition ?
16Dans l’abord que nous en avons eu jusqu’ici, la honte et la culpabilité permettent de
concevoir que la femme abusée cherche à « se punir » à la mesure des fantasmes de
culpabilité qu’elle a produits. Patrick De Neuter (2007) montre comment cette
culpabilité a plusieurs visages : se punir (en se faisant battre et violenter), retourner
l’agressivité contre soi, se penser « lâche » d’accepter les mauvais traitements, se
sentir coupable et responsable de la peine encourue, de priver les enfants de père, etc.
Une interprétation courante y voit les conséquences du masochisme moral (recherche
d’une certaine quantité de souffrance au titre de punition), voire du masochisme
féminin présent dans la conception du don de soi dans l’amour chez Lacan. Or, le
retournement de l’agressivité sur soi (masochisme) semble être une réponse
insuffisante et ce pour plusieurs motifs théoriques et cliniques. Ainsi, De Neuter nous
rappelle : 1. qu’il y a équivalence entre le sadisme et le masochisme qui sont « deux
modalités différentes de réalisation fantasmatique ou réelle de la pulsion de mort »
(2007, p. 185) ; 2. que les trois formes de masochisme distinguées par Freud (érogène,
féminin et moral) ne sont pas propres aux femmes puisqu’il rencontre surtout le
masochisme « féminin » chez les hommes ; 3. que ces masochismes peuvent se
substituer l’un à l’autre ou se renforcer. Par contre, ce dont on ne peut douter est que
le lieu d’expression des pulsions agressives ou destructrices se trouve au sein de la
relation imaginaire entre le sujet et son semblable.

17Du côté de la clinique, les témoignages des accueillants soulignent l’agressivité, voire
la violence, de certaines femmes victimes de diverses violences en couple qui sont
demeurées de quatre à vingt ans dans des souffrances imposées. En outre, dans la
pratique, Patrick De Neuter (2007) comme Danielle Bastien (2009) relèvent derrière
l’apparent masochisme une agressivité intense. Ainsi de cette patiente exploitée par
un mari alcoolique qui prit conscience dans la cure de son fantasme inconscient du
type « Une femme est violée et battue » tout en menant la maisonnée en véritable
chef de famille grâce à l’alcoolisme de son époux.

18Le cas spécifique des violences sexuelles – infligées en dehors d’un jeu
sadomasochiste qui repose, quant à lui, sur des identifications au bourreau et à la
victime – nous conduit à envisager que l’intention du partenaire violent est la
destruction de l’autre semblable. Dans les situations de violence sexuelle où on ne
« joue » pas, où la réalisation réelle de la pulsion de mort est en jeu, le besoin de
punition semble s’alimenter de la pulsion de destruction (De Neuter, ibid.), ce que
l’exemple de Mireille (cf. supra) souligne nettement. Dans cette même veine, nous
avons décrit, au travers d’un cas de « déroute subjective », comment le fait de se
soumettre à un rapport d’emprise avec un partenaire tenait au travail de la pulsion de
mort dans les liens familiaux (Grihom, 2014).

19Aussi faut-il peut-être sortir d’une vision trop hystérisée de ces femmes victimes de
violences sexuelles pour saisir que les enjeux intersubjectifs concernent la mort, la
destruction. Toute leur difficulté semble justement d’être du côté des pulsions de vie
et désirantes – ce qui rendrait possible l’investissement d’un nouvel objet et l’abandon
d’un lien au service de leur souffrance.

Dynamique du lien et enjeux inconscients

Violence dans le lien


20Que penser de la difficulté (voire de l’impossibilité) à dire après le parcours de ces
deux ensembles de données théoriques et cliniques ? De fait, les accents sacrificiels
que prennent de telles conduites ont beaucoup interrogé les auteurs sur lesquels nous
avons choisi de nous appuyer pour traiter du silence. Il nous faut reconnaître que
nombre d’éléments attestent la présence d’un lien, même si celui-ci repose sur un
pacte pervers. La représentation d’une relation unilatérale entre l’auteur et sa victime
ne résiste pas à l’examen – ce n’est pas seulement le traumatisme et la
désubjectivation agie par l’auteur qui amènent la femme à subir des sévices. Ce n’est
pas non plus sur la base de son seul « bien le vouloir » que l’on peut concevoir qu’une
femme peut se faire régulièrement entamer le corps ; l’amour n’y suffit pas, ni le seul
masochisme. Nous devons penser que la violence ne vient pas en sus dans le lien
intersubjectif mais qu’elle y est contenue – or les pouvoirs publics sont loin de
l’envisager. Nous définirons le lien intersubjectif dans la perspective de René Kaës
(2009, 2010) avant d’analyser certains des aspects de ce lien. Il repose sur des alliances
inconscientes entre les deux sujets du couple. Son but est le lien lui-même. Il doit être
conservé, car il donne à chacun les moyens de réaliser les buts inconscients que seul il
ne pourrait atteindre ; il contient la pulsionnalité de chacun ; il maintient les enjeux
inconscients insus.

Être passivée par l’autre et se passiver


21La passivation est une voie essentielle d’accès à la subjectivation et à la rencontre de
l’altérité de l’autre et de soi-même, depuis Freud. Qu’en est-il dans ces contextes de
violence, où l’intention de l’auteur vise l’être de l’autre avec méchanceté, cruauté et
jouissance (De Neuter, 2007) ? La femme semble passivée par l’autre bien plus qu’elle
ne se passiverait elle-même et son silence trouverait là une de ses origines. Pour
éclairer ce point, envisageons les fantasmes à l’œuvre.

22Dans ces couples, il n’y aurait pas de fantasme commun aux sujets du lien, mais une
complémentarité fantasmatique. Quelle peut-elle être ? En appui sur le savoir actuel
sur les auteurs de violence sexuelle, nous pouvons penser que les fantasmes
narcissiques de l’abuseur reposent sur une grave mésestime de soi, sur une
hémorragie narcissique, sur une haine de soi. Évoquons deux cas de transfert de
fantasmes narcissiques à la femme par son partenaire violent qui soulignent cela : l’un
est celui où l’auteur fait de la femme le « porte-honte » de la sienne propre (Ferrant,
2004) ; l’autre concerne la projection de la haine de soi sur la victime que Sophie de
Mijolla-Mellor repère régulièrement dans les actes criminels.

23Ainsi, dans les scénarios de l’auteur, la femme victime est contrainte d’endosser le
visage de l’objet de haine – de la honte, de l’abjection qu’elle reçoit par identification
projective. Dans cette hypothèse, ce sont les fantasmes de violence de l’auteur qui
dominent et la passivent pour qu’elle se fasse détruire, déchirer, etc. Ces projections
évoquent le « fantasme de la mère cruelle », que Sophie de Mijolla-Mellor (2013)
caractérise comme le « fantasme d’une mère cruelle, vamp séductrice ou mère
archaïque cannibale ». Il tient avant tout à la perte de l’identification initiale qui
préserve de la cruauté infantile intentionnelle (faire mal) mais non relationnelle (il
n’existe aucune empathie avec l’objet).

Un fantasme complémentaire ?
24Qu’en serait-il chez la femme des fantasmes narcissiques complémentaires ? Le titre
d’un article de Danielle Bastien (2009) est évocateur : « Fais de moi ce que tu veux à
condition que j’existe par toi, pour toi. » L’auteur avance l’hypothèse suivante : « La
violence externe subie répétitivement constitue le reflet d’une violence interne
ravageante confrontant sans relâche à une menace imaginaire d’anéantissement, de
disparition, d’inexistence » (Bastien, 2009, p. 45). Le problème posé est celui de
l’existence subjective même, de la stabilité de celle-ci face à un Autre constamment
menaçant. Nous le voyons, du côté de l’auteur de violence sexuelle, on fait prévaloir le
poids d’imagos inconscientes maternelles destructrices ou abandonniques. Du côté de
la victime, le rôle des mêmes imagos archaïques est mis en avant (De Neuter et Bastien,
2007). L’un comme l’autre dans le lien se protégeraient de leurs persécuteurs intimes :
l’un en les projetant violemment dans l’autre ; l’autre en se mettant réellement aux
prises avec une figure d’altérité radicale qui la laisse sans mots, en acceptant de se
passiver ainsi.

Victime de ses liens familiaux


25Faisons retour sur quelques points abordés. Les femmes victimes de tels outrages
ont été fréquemment victimes de maltraitances ou d’abus sexuels dans l’enfance,
selon les résultats de Maryse Jaspard (2003). La violence insue de ces femmes a à voir
avec des traumatismes antérieurs dont nous avons décrit les effets désubjectivants,
ainsi qu’avec une figure maternelle hautement problématique. Évoquons simplement
comment la mère, en tant qu’objet premier de désir, intervient à au moins deux
niveaux au plan identificatoire : quand elle-même a été maltraitée ou abusée et était
porte-honte pour sa fille ; quand la fille s’est contre-identifiée à elle en se faisant, pour
son compagnon de malheur, mère attentive à tous ses besoins et désirs (De Neuter,
2007). Nous trouvons dans les études cliniques l’idée que la mère a été peu disponible
à l’égard de sa fille, abandonnante, voire rejetante, comme si sa propre identification
au féminin de son enfant était problématique (Grihom, 2013). Il apparaît qu’une des
corrélations de subjectivité dans le groupe familial est régulièrement altérée : celle qui
concerne l’investissement narcissique de l’enfant. Ce défaut d’investissement semble
faire le lit de la honte future et d’une possibilité à désinvestir son corps. La violence
traumatique viendrait en ce sens redoubler le déséquilibre entre pulsions de vie et de
mort.

Conclusion
26Dans cette étrange dynamique du couple, celui qui apparaît d’emblée comme un
bourreau, comme un radical étranger, est peut-être déjà bien connu. N’incarne-t-il pas
cette part d’abjection et d’étrangeté qu’elle tait depuis toujours et qui fonde son lien
avec elle-même au plan imaginaire et inconscient ? En ce sens, ne pas dire sur l’autre
serait la solution économique et dynamique pour ne pas dire sur soi. La passion dont
nous avons retrouvé quelque accent, et qui s’origine dans le lien mère-enfant, est au
service de l’ignorance des sources de son désir. « Silence… on tourne ! »

27Pour conclure, parler dans le contexte de violences conjugales a toujours pour risque
de voir resurgir les fantômes de son histoire familiale, les traumas non élaborés et la
honte enfouie et masquée par la culpabilité. Parler reviendrait à reconnaître que le lien
de couple contient depuis longtemps la répétition d’une histoire qui ne cesse de ne pas
pouvoir s’élaborer (Bastien, 2004). Faut-il alors « briser le silence », comme nous y
invite Maria Eugenia Uriburu (2013) ? Il s’agit peut-être d’inventer pour ces femmes
d’autres solutions que la simple rupture du couple afin qu’elles se risquent à laisser
non pas ce partenaire-là, mais ce type de lien-là. Dire, n’est-ce pas pouvoir accepter la
négativité, le moins sur les mots qui ont manqué : « Je t’aime » ?

Notes

[1]

1 Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (2000).
Cette enquête a notamment mis en évidence un écart important entre les
violences subies et les violences déclarées. Conjointement à d’autres
recherches, elle a montré qu’il existe une relation entre le fait d’avoir
subi des violences physiques ou sexuelles pendant l’enfance et le fait de
vivre avec un partenaire violent (Jaspard et coll., 2003).

[2]

2.La plupart des meurtres de femmes se produisent au moment de la séparation


ou quelque temps après.

Mis en ligne sur Cairn.info le 07/05/2015


https://doi.org/10.3917/dia.208.0071
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