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L’humanisation d’un

monstre
Analyse comparative autour du
mythe du Minotaure

Myriam ABOU AWOUD (2nde 5)

et

Chau Anh DINH (2nde 10)


Tables des matières

Introduction…………………………………………………………………………………...2

I. Présentation des œuvres et des passages……………………………………...………….2


● La Bibliothèque d’Apollodore………………………………………………………....2

● Circé de Madeline Miller………………………………………………………………4

II. Les convergences………………………………………………………………………….5


● Le portrait d’un monstre ..……………………………………………………………..5
o Chez Apollodore et dans les arts grecques antiques…………………………...5
o Chez Miller et dans les arts modernes ………………………………………...6
● Le destin d’un personnage antagoniste………………………………………………...8
o Un jouet pour les dieux et les héros (La Bibliothèque).......................................8
o Une histoire qui se répète (Circé).......................................................................8

III. Les divergences……………………………………………………………………...……9


● Le point de vue (sur le Minotaure et son destin)……………………………………….9
o D’un homme du passé : Apollodore…………………………………………...9
o D’une femme moderne : Miller………………………………………………10
● La bestialité du Minotaure……………………………………………………...…….11
o Chez Apollodore……………………………………………………………...11
o Chez Miller…………………………………………………………………...12

IV. Synthèse : similitudes et différences……….……………………………………….......13


● Particularités qui rapprochent les textes : le Minotaure et son histoire.......………….13

● Particularités qui mènent les textes sur des axes différents : l’humanisation d’un
monstre …………………………………………………...…………………………..13

V. Bibliographie……………………………………………………………………………..13

1
Introduction

Au cours des siècles, le mythe du Minotaure a évolué pour devenir bien plus qu'une simple
histoire de meurtre et de drames familiaux. En effet, mi-homme mi-animal, le Minotaure
demeure une figure paradoxale qui ne manque pas de susciter en nous plusieurs
interprétations. Ainsi, à la lumière du mythe du Minotaure, ce travail tentera de comprendre, à
travers une analyse comparative de deux textes antique et moderne, comment s’effectue
l’humanisation d’un monstre. Il semble ici intéressant de croiser plusieurs passages sur le
Minotaure dans la Bibliothèque d’Apollodore, avec ceux de la réécriture des mythes grecques,
Circé de Madeline Miller. Dans un premier temps, nous présenterons les textes étudiés (I) afin
d’en relever les divergences et les convergences (II), pour aboutir à une conclusion (III).

II. Présentation des œuvres et des passages

● La Bibliothèque d’Apollodore

La Bibliothèque d’Apollodore est une compilation de mythes grecs composée aux alentours
de l’an 200 de notre ère. Elle a cependant été longtemps attribuée à Apollodore d’Athènes, un
grammairien du IIe siècle avant J-C. Cet ouvrage constitué de trois tomes narre l’histoire des
dieux et des héros des histoires argiennes, thébaines et attiques. L’histoire concernant notre
personnage central, le Minotaure, est racontée dans le premier chapitre du Livre III, et dans
l’Epitome I. Nous nous intéréssons cependant qu’aux passages sélectivement traduits 1, car ils
figurent le Minotaure le plus.

Apollodore, commençant le mythe dans le troisième livre de La Bibliothèque, relate ainsi 1 :

Astérion étant mort sans enfants, on voulut refuser à Minos le royaume de Crète. Il dit que les
dieux le lui avaient donné, et pour le prouver, il ajouta qu'il obtiendrait d'eux ce qu'il leur
1
Ici, l’histoire du Minotaure est racontée uniquement à partir des informations recueillies de La Bibliothèque
d'Apollodore. Les passages traduits par les élèves (qui sont indiqués), y sont incorporés , étant accompagnés de
leur texte grec, tout en respectant la chronologie des évènements.

2
demanderait. Faisant un sacrifice à Poséidon, il le pria de faire sortir de la mer un taureau,
promettant de le lui sacrifier. Poséidon ayant envoyé un taureau d'une grande beauté, Minos
obtint la couronne, mais il mit le taureau dans ses pâturages, et en sacrifia un autre. Il fut le
premier qui eut l'empire de la mer, et qui eut presque toutes les îles sous sa domination.
Poséidon, irrité de ce qu'il ne le lui avait pas sacrifié, rendit le taureau sauvage, et fit que
Pasiphaé en devint amoureuse.

2
« Ἡ δὲ ἐρασθεῖσα τοῦ ταύρου συνεργὸν λαμβάνει Δαίδαλον, ὃς ἦν ἀρχιτέκτων, πεφευγὼς ἐξ
Ἀθηνῶν ἐπὶ φόνῳ.Οὗτος ξυλίνην βοῦν ἐπὶ τροχῶν κατασκευάσας, καὶ ταύτην λαβὼν καὶ
κοιλάνας ἔνδοθεν, ἐκδείρας τε βοῦν τὴν δορὰν περιέρραψε, καὶ θεὶς ἐν ᾧπερ εἴθιστο ὁ ταῦρος
λειμῶνι βόσκεσθαι, τὴν Πασιφάην ἐνεβίβασεν.Ἐλθὼν δὲ ὁ ταῦρος ὡς ἀληθινῇ βοῒ συνῆλθεν.
Ἡ δὲ Ἀστέριον ἐγέννησε τὸν κληθέντα Μινώταυρον. Οὗτος εἶχε ταύρου πρόσωπον, τὰ δὲ
λοιπὰ ἀνδρός· Μίνως δὲ ἐν τῷ λαβυρίνθῳ κατά τινας χρησμοὺς κατακλείσας αὐτὸν
ἐφύλαττεν. Ἦν δὲ ὁ λαβύρινθος, ὃν Δαίδαλος κατεσκεύασεν, οἴκημα καμπαῖς πολυπλόκοις
πλανῶν τὴν ἔξοδον. »

3
Ayant désiré le taureau, elle recueillit un allié (en) Dédale, qui était architecte, et qui s’était
enfui d’Athènes suite à un meurtre (qu’il y avait commis). Celui-ci équipa des roulettes sur un
boeuf en bois, et l’ayant prit, ayant creusé dedans, et ayant dépouillé la peau d’un boeuf, il
couda la peau écorchée (sur le boeuf en bois), et ayant placé celui-ci dans le pré où le
taureau avait l'habitude de paître, Pasiphaé s’y installa. S’en étant approché, le taureau
s'unit avec elle comme s’il s’agissait d’une vraie vache. Pasiphaé mis au monde Astérion, dit
le Minotaure. Celui-ci avait la tête d’un taureau, le reste était homme. Minos, d’après
quelques oracles, l’ayant enfermé, le garda dans le labyrinthe. Le labyrinthe, que Dédale
construit, était une maison à méandres complexes, égarant de la sortie.

Pour se venger du roi d’Athènes Egée qui avait tué son fils Androgée, Minos décréta que tous
les neuf ans, sept jeunes Athéniennes et sept jeunes Athéniens seraient envoyés dans le
Labyrinthe pour servir la pâture du monstre.

Apollodore poursuit l’histoire dans l’Epitomé I. Il raconte alors :

Pendant ce temps, à Athènes, un jeune prince, Thésée, était en âge de partir à l'aventure. Il se
porta volontaire dans l'espoir de terrasser le Minotaure, et joignit donc les jeunes gens qui
devaient faire partie du tribut à Minos. Dans d’autres versions, on dit aussi que le prince fut
tiré au sort.
Quand Thésée arriva en Crète, Ariane, la fille de Minos, tomba amoureuse de lui, et lui promit
qu’elle l’aiderait, si elle obtenait en retour la promesse qu’il la mènerait à Athènes en tant
qu’épouse. Thésée en fit le serment, et Ariane obligea Dédale à lui révéler la sortie du
labyrinthe.

2
APOLLODORE, La Bibliothèque, III, 1, §4.
3
APOLLODORE, La Bibliothèque, III, 1, §4 – traduction personnelle.

3
4
« Ὑποθεμένου δὲ ἐκείνου, λίνον εἰσιόντι Θησεῖ δίδωσι ; τοῦτο ἐξάψας Θησεὺς τῆς θύρας
ἐφελκόμενος εἰσῄει. Καταλαβὼν δὲ Μινώταυρον ἐν ἐσχάτῳ μέρει τοῦ λαβυρίνθου παίων
πυγμαîς ἀπέκτεινεν, ἀυελκόμενος δὲ τὸ λίνον πάλιν ἐξῄει. »
5
Conseillée par celui-ci (Dédale), elle donne le fil à Thésée, entrant dans le labyrinthe.
Thésée l’ayant attaché à la porte, entrait en tirant le fil. Ayant débusqué le Minotaure dans la
partie la plus éloignée du labyrinthe, il le tuait en le frappant avec son poing, (puis), en tirant
le fil en sens inverse, il ressortit.

● Circé de Madeline Miller

Dans Circé, l’auteur américaine Madeline Miller imagine une Odyssée racontée par la déesse
aux belles boucles. Sous une lumière féministe du XXIe siècle mais tout en restant dans l'Âge
Héroïque Grec, Circé éclaircit son histoire d’origine et narre ses rencontres avec de célèbres
figures mythiques grecques tel que Jason et Médée, Ulysse, Dédale et de nombreux autres.

Lors de son passage sur Aiaié, Circé est escortée hors de l'île par l’architecte Dédale, à la
demande de sa sœur et de la reine de Crète, Pasiphaé. En arrivant à sa destination, Circé doit
l’aider à accoucher le Minotaure puis utiliser sa sorcellerie pour dompter la bête féroce.
Nous étudions donc le passage qui relève du moment juste après la naissance du Minotaure.
Ce qui nous intéresse le plus : la réflexion de la déesse Circé sur un enfant au corps humain
mais à la tête de taureau.

« Débarrassé du liquide amniotique et maintenant sec, la limite entre le taureau et le nouveau-


né était plus nette que jamais, comme si un maniac avait coupé la tête d’un bouvillon et l’avait
cousue à un enfant. Il puait la viande pourrie, et le fond de la cage était plein d’os longs. Un
des prisonniers de Crète. […]

On entendit un gémissement venant de la bête, aigu et excité. Il m’a reconnu. Mon parfum et
le goût de ma chair. Il ouvrit son museau trapu, comme un oisillon. Encore.

Je saisis l’occasion: je prononça les mots de pouvoir et je versa la potion à travers la cage,
dans sa bouche ouverte. L’animal se jeta vers les barreaux, mais malgré cette violence ces
yeux roulèrent, la fureur en eux s’étant volatilisé. Il me fixa et je tendis ma main vers lui.
Mais la bête ne sauta pas sur moi [...] J'attendais encore un peu, et je défiais le verrou pour
ouvrir la cage. [...]

« Tout va bien », murmurai-je, que ce soit à moi-même, à Dédale ou à la créature, je ne


saurais le dire. [...]. J'ai touché son bras, et il a soufflé de surprise, mais rien de plus. « Viens »
chuchota-je, et il le fit, en s'accroupissant et trébuchant légèrement alors que je traversais

4
APOLLODORE, Epitomé, I, §9.
5
APOLLODORE, Epitomé, I, §9 – traduction personnelle.

4
l’entrée de la cage. Il me regarda, avec des yeux remplis d’espoir et d’impatience, presque
avec douceur.

Mon frère, Ariadne, l’avait appelé. Mais cette créature n’était pas mise au monde pour aucune
famille. Il s’agit de la victoire de ma sœur, son ambition rendue vivante, son fouet contre
Minos. En reconnaissance, il ne connaîtrait aucun compagnon, aucune amoureuse. Il ne
verrait jamais le soleil, jamais de liberté. Il n'y avait rien qu'il puisse jamais avoir dans le
monde à part la haine et les ténèbres et ses dents. »

III. Les convergences

● Le portrait d’un monstre

o Chez Apollodore et dans les arts grecs antiques

Chez Apollodore, le Minotaure est décrit comme ayant « la tête d'un taureau, et le reste du
corps d'un homme ». Cette image du monstre est reprise dans plusieurs œuvres artistiques
grecques de l’Antiquité (peintures, sculptures,...).

C’est notamment le cas sur cette skyphos. Les Athéniens, que Minos avait battus à la guerre,
étaient contraints, tous les 9 ans, à sacrifier
14 jeunes gens en les envoyant dans le
Labyrinthe où se trouvait le Minotaure
anthropophage. Thésée décida alors de
combattre le monstre afin de délivrer les
Athéniens de ce malheur. C’est ce combat
qui est relaté sur ce verre à boire.

Skyphos (verre à boire), créé en Béotie, il y a


2600 ans (une face)

Sur l’autre face du skyphos, on trouve


également Ariane, tenant son fil et guidant
ainsi Thésée dans le Labyrinthe. Le
Minotaure y est une créature hybride. La
ligne entre le taureau et l'homme est bien
tracée. Comparé aux jeunes Athéniens et à la

5
femme Ariane, le Minotaure est géant ; ses genous à terre le positionne à la même hauteur que
Thésée. Malgré tout, cette position reflète la soumission. Thésée le prend contrôle des cornes
de la bête et le poignard avec - ce qui semble être - une dague.
(l’autre face)
Monstre mi-homme mi-taureau, c'est en partie ce que retiendra les artistes grecques de
l’Antiquité, quand le Minotaure devient le sujet de leur oeuvre :

Copie d’une statue de Myron (Ve siècle Médaillon de vase, Athènes


av. J-C), Musée national archéologique (Grèce),~515 avant J.-C
d’Athènes

La nature hybride du Minotaure est donc un caractéristique qui persiste dans l’Antiquité, peu
importe le contexte (combat contre Thésée, ou seul,....) dans lequel il est représenté. Cette
conception du Minotaure est d’ailleurs toujours présente à notre époque comme nous le
verrons par la suite.

o Chez Miller et dans les arts modernes

« [...] La limite entre le taureau et le nouveau-né était plus nette que jamais, comme si un
maniac avait coupé la tête d’un bouvillon et l’avait cousue à un enfant”. Voici l’image du
Minotaure que nous présente Miller. L’auteur reste fidèle à la description originale qui date de
la Grèce antique, c’est-à-dire le Minotaure avec la tête d’un taureau, et le corps d’un homme.
À part la conservation de sa nature hybride, on remarque aussi que le caractère glouton du
Minotaure, dans l’imaginaire de Miller : “Il m’a reconnu. Mon parfum et le goût de ma chair.
Il ouvrit son museau trapu, comme un oisillon. Encore.” »
6
Le portrait du monstre de Miller est un exemple parmi
d'autres, montrant comment les arts contemporains se
sont emparés de la figure du Minotaure, tout en
préservant ses caractères distinctifs.
Par exemple, dans la peinture du Minotaure par George
Frederic Watts (1817-1904), le tableau fait écho à la
bestialité et à la brutalité.
On voit la bête se pencher sur la mer depuis un haut
parapet en prévision de l’arrivée du navire. La lumière
jaune du soleil de l’aube accentue son corps hybride et
affreux. Sur le parapet, le gros poing du Minotaure
écrase un petit oiseau, symbole reconnu de la jeunesse
et de la liberté ; elle fait référence aux jeunes Athéniens
dévorés par le monstre.

Le Minotaure , huile sur toile, 188,1 cm × 94,5 cm,


(74,1 po× 37,2 po),Tate Britain

En revanche, le “Minotaure” de la série Adèle Blanc-Sec


et le labyrinthe infernal (2007) est plus comique.
Dans le dédale parisien, avec un scénario labyrinthique
peuplé de revenants et de fausses pistes, l'héroïne y suit
les traces d'un monstre mi-homme mi-vache. La créature
est un ancien policier (en argot, le terme insultant pour
désigner un policier est "vache"), transformé par les
potions du mystérieux docteur Chou.

Adèle Blanc-Sec, Le labyrinthe infernal (2007), TARDI

Ainsi, la nature hybride du Minotaure et le Minotaure lui-même sont inséparables. L’un


complétant l’autre et inversement, on retrouve presque toujours un indice explicite ou non, de
la double identité du Minotaure, peu importe où et quand il est représenté. Dans Circé, cette
identité qui désoriente les catégories et la manière dont elle est présentée joue un rôle
important dans la reconstruction de l’image du Minotaure chez le lecteur.

7
● Le destin d’un personnage antagoniste

o Un jouet pour les dieux et les héros (La Bibliothèque)

Dans la Bibliothèque d’Apollodore, le Minotaure connaît un destin funeste. Né d’une union


interdite entre une femme, Pasiphaé et un taureau, son sort ne pouvait être que maudit. Minos
l’emprisonna dans le Labyrinthe de l’architecte Dédale, dans lequel quatorze jeunes
Athéniens lui étaient envoyés tous les neuf ans pour lui servir de pâture. Le héros Thésée finit
par le tuer avec l’aide du fil d’Ariane, fille du roi Minos.

Cette fatalité, dont les dieux et les héros jouent un rôle clé, est partagée par tous les monstres
de la mythologie grecque. Antagonistes des mythes idéalistes et bipolaires, ces créatures ne
peuvent connaître qu’une seule fin : la soumission, la mort.

o Une histoire qui se répète (Circé)

Les évènements suite à la naissance du Minotaure dans le passage de Circé 6 constituent un


détail ajouté par Miller. Ils n’apparaissent pas dans La Bibliothèque d’Apollodore. Il faut se
rappeler que Circé est une réécriture des mythes grecques. Des éléments apparaissant,
disaparaient, ou sont modifiés. Dans le cas du Minotaure, sa vie prédéstinée par racontée par
Miller contient toujours les points caractéristiques du mythe original.

Il se trouve un passage où, dans la chambre de Pasiphaé, Dédale explique avec peine à Circé
les circonstances de la naissance du Minotaure :

(Dédale)
«
« Les dieux envoyèrent un taureau, blanc pur, pour bénir le royaume de Minos. La reine
admirait la créature et désirait la voir de plus près, mais elle fuyait quiconque s'approchait. J'ai
donc construit la ressemblance creuse d'une vache, avec une place à l'intérieur pour qu'elle
puisse s'asseoir. Je lui ai donné des roues pour qu'on puisse le faire rouler jusqu'à la plage
pendant que la créature dormait. Je pensais que ce serait seulement… Je n'ai pas… »
(Pasiphaé)
« Oh, s'il vous plaît », cracha ma sœur. « Le monde sera terminé avant que vous ne balbutiiez
jusqu'à votre fin. J'ai baisé le taureau sacré, d'accord ? » »

6
Voir page 4

8
Le Labyrinthe, quant à lui, est mentionné peu après :

« Après mon départ, Dédale a effectivement construit son grand labyrinthe, dont les murs ont
confondu la rage du Minotaure. »

Enfin, on sait que le destin du Minotaure s’achève sous la main de Thésée, lorsque Circé nous
partage une des ces visions, dans un passage très lointain :

« Elle est tombée amoureuse de lui et, pour lui sauver la vie, lui a fait passer une épée en
contrebande et lui a appris le chemin à travers le labyrinthe [...]. Pourtant, quand il est sorti de
ce labyrinthe avec ses mains couvertes du sang du monstre [...] »

En conservant les évènements majeurs de la version orginal, l’auteur conserve également la


fameuse tragédie qu’elle contient. Le destin de la bête, inchangé, est raconté différemment
sous la plume de Miller. Ce changement amène au lecteur à une nouvelle perspective sur le
Minotaure original.

IV. Les divergences

● Le point de vue (sur le Minotaure et son destin)

o D’un homme du passé : Apollodore

Apollodore n’expose pas son point de vue dans ce mythe qu’il narre très objectivement.
Aucun terme mélioratif ou péjoratif n’est utilisé pour décrire la créature. Le Minotaure est une
simple bête, un simple monstre tué par Thésée, le héros du mythe.

« [...] Ayant débusqué le Minotaure précisément dans la partie la plus reculée du


labyrinthe, il le tua à coups de poings puis, en rembobinant le fil, il rebroussa chemin
et sortit. »

La mort du Minotaure est à peine décrite. Elle est reléguée au second plan et son importance
se traduit uniquement par la victoire du héros Thésée. L’aspect psychologique de la créature
n’est, par ailleurs, pas du tout développé, ce qui participe, là encore, à l’objectivité de
l’auteur. Le Minotaure est donc uniquement considéré comme le faire-valoir de Thésée.

9
Dans l’Antiquité, il
s’agit d’une valeur
traditionnellement
attribuée au
Minotaure ; ainsi est-
ce le cas pour les
monstres antagonistes
des mythes grecs. Elle
apparaît dès que le
Minotaure et Thésée se
retrouvent dans le
même plan, des
œuvres d’arts antiques.

Amphore "Thésée contre le Mosaïque romaine, Loigesfelder


Minotaure", vers 520 av J-C Vienne, Kunsthistorisches
Museum v. 275-300

C’est bien ce que l’on voit dans l’amphore et les


deux mosaiques : Le Minotaure se trouve dans
une position de soumission et de défaite.
Agenouillé, son corps semble bientôt rejoinre le
sol. Il s’oppose au glorieux héros Thésée et
debout, prêt à frapper son ennemi avec une arme.

Thésée et le Minotaure, Cormérod (FR) 3e siècle


après J.-C.

o D’une femme moderne : Miller

Alors que le Minotaure n’a longtemps été qu'un faire-valoir du héros, il est revalorisé dans
Circé, où Miller adopte une réflexion complexe des événements et un développement investi
sur la bête, en tant que personnage. A travers les valeurs qui forment notre société moderne,
Miller transforme le Minotaure, son existence et son histoire en une propre tragédie.

10
On peut presque ressentir une mélancolie dans la parole de Circé qui imagine la vie que doit
envisager cette bête. A la manière de la déesse aux cheveux bouclés, le fantasme de Pasiphaé
- son accouplement avec un animal, son ambition - n'a d'égal que son horreur lorsqu’il devient
réalité : c’est alors la naissance d’une chose abominable, dont le corps mi-humain, mi-taureau
porte la trace. Le Minotaure se trouvera donc toujours seul, exilé de la liberté, de l’amour, et
condamné à ses pulsions animales :

« [...] il ne connaîtrait aucun compagnon, aucune amoureuse. Il ne verrait jamais le soleil, jamais de
liberté. Il n'y avait rien qu'il puisse jamais avoir dans le monde à part la haine et les ténèbres et ses
dents. »

Ainsi, pour Miller, le Minotaure est un créature née du fruit d'une transgression qu’il porte
dans sa chair et qui scelle son destin en une tragédie. La faute est celle de Pasiphaé qui
assouvit son désir monstrueux en s’accouplant avec le taureau blanc. Mais le Minotaure fait
office de bouc émissaire en payant pour un crime qu’il n’a pas commis ; c’est en cela - son
incapacité de se défendre contre son destin fatal - que se repose la tragédie du Minotaure.
Il semble que le Minotaure de Miller, monstre de l’histoire, est paradoxalement un des plus
innocents ; il se trouve dans une situation qui suscite de la pitié.

● La bestialité du Minotaure

o Chez Apollodore (ainsi que dans la littérature antique)

Comme nous avons pu le voir précédemment, Apollodore n’expose pas son point de vue dans
le mythe. Cependant, malgré cela, on ressent tout de même, implicitement, la bestialité du
personnage du Minotaure. En effet, rien ne laisse à penser qu’il possède des caractéristiques
humaines. Ce n’est, là encore, qu’une bête, qu’un monstre antagoniste à Thésée.

Cette bestialité et cette déshumanisation paraissent toutefois plus flagrantes chez d’autres
auteurs de l’Antiquité. C’est notamment le cas dans le chant VI de l’Enéide de Virgile:

« Sur les portes figure la mort d'Androgée ; à l'époque, un châtiment


fut imposé aux Cécropides, qui — ô malheur ! — sacrifiaient chaque année
sept de leurs fils ; l'urne est dressée pour le tirage au sort.
En face, la terre de Gnosse, qui émerge de la mer, y fait pendant :
ici une passion cruelle pour un taureau, la fourbe substitution
de Pasiphaé et, race mêlée, descendance difforme,
voilà le Minotaure, monument d'une Vénus monstrueuse,
enfin l'œuvre fameuse, le palais aux détours inextricables. »

11
Le Minotaure est ici considéré comme une atrocité. Il est un descendant “difforme”, le
“monument d’une Vénus monstrueuse”. De par cette description, il est l’incarnation même de
la perversion et de la monstruosité de l’union de ses géniteurs. Il est le résultat d’un amour
maudit, un amour qui n’aurait jamais dû exister. Cela fait de lui un monstre et contribue à la
déshumanisation explicite du personnage.

o Chez Miller

Le passage suite à la naissance du Minotaure est marquée par une scène primordial pour
l’objet d’étude : après avoir encagé le Minotaure dès sa naissance, Circé verse dans la bouche
de la bête une potion particulière grâce à laquelle le Minotaure adopte un état de docilité.

« [...] je prononça les mots de pouvoir et je versa la potion [...] dans sa bouche ouverte. [...]
malgré cette violence ces yeux roulèrent, la fureur en eux s’étant volatilisée [...] je tendis ma
main vers lui. Mais la bête ne sauta pas sur moi [...] »

Immédiatement, on se trouve confronté à un point de bascule de la bestialité du Minotaure, à


quelque chose dont le sens y oppose. Le lecteur s’attendait à un pervertissement progressif du
Minotaure, d’autant qu’il est tout d’abord exposé à l’image féroce du monstre. En effet, le
narrateur dit qu’il “puait la viande pourrie” et que “le fond de la cage était plein d’os longs” ;
le corps de la bête, comme si créé par un “maniac”, fait sentir “une vague de nausées”. Miller
emploie aussi des termes comme "gémissement", “violence”, “fureur”. Cependant, cette
vision d’horreur se voit aussitôt opposée par la docilité qu’adopte le Minotaure après avoir
pris la potion. Il s’agit d’un calme et d’une obéissance, qui sont en désaccord total Minotaure
classique d'Apollodore (plus généralement celui de l’Antiquité). Cela bouleverse le lecteur.
L’auteur passe ainsi à un vocabulaire plutôt mélioratif pour parler du Minotaure, caractérisé
par des termes comme “légèrement”, “espoir”, “douceur”. Les dynamiques entre les
personnages changent également : Circé, auparavant dégoutée, semble adopter un
comportement nourricier envers la bête ; elle lui murmure et chuchote. L'innocence, la
docilité et la vulnérabilité, caractéristiques que l’on retrouve habituellement dans le
comportement des enfants, émanent du Minotaure : il regarde Circé “presque avec douceur”.

Dans ce rapide passage suivant la naissance du Minotaure, rappelons-nous que ce dernier est
encore un nouveau-née. Ce statut donne une vision complètement différente de la bestialité du
Minotaure : s’agit-il encore du géant Minotaure, monstre gluton et féroce ? Est-il possible
d’imaginer un enfant, nouvellement introduit au monde, capable d’une telle sauvagerie ?

En effet, l’image du nouveau-né peut raisonnablement axer notre perspective du Minotaure de


cette manière : le lecteur est introduit non pas à un monstre, mais à un enfant affamé, qui râle,
mais qui se calme aussitôt qu’il reçoit son biberon.

12
Ainsi, la bestialité du Minotaure de Miller n’est pas radicalement définie et elle semble perdre
son sens. La jonction de l’animalité à (l’humanité) ne permet pas au lecteur de choisir trop
vite son camp.

V. Synthèse : similitudes et différences

● Particularités qui rapprochent les textes : le Minotaure et son histoire

Bien que Circé de Miller ait été publié dix-neuf siècles après La Bibliothèque d'Apollodore,
cette réécriture moderne de la mythologie grecque reste fidèle à l'œuvre originale sur quelques
éléments, notamment en ce qui concerne le Minotaure: son histoire et sa nature hybride. En
effet, peu importe le contexte dans lequel est placé le Minotaure, on retrouve toujours sa
double identité, un indice de dualité qu’incarne la bête.

● Particularités qui mènent les textes sur des axes différents :


l’humanisation d’un monstre

Les thèmes tels que l’humanité, la liberté, et l’amour dans Circé, qui constituent les valeurs
importantes de la société moderne, permettent une réflexion complexe sur un mythe archaïque
et idéaliste (distinction du bien et du mal, héros et monstre, dieux et mortels). Ainsi, à travers
le point de vue d’une femme moderne, le Minotaure est dénudé de sa monstruosité. Il s’agit
d’un point de vue subjective qui offre ce que l’objectivité d'Apollodore en est incapable : un
profondeur au Minotaure, en tant que personnage. Miller met la créature dans une
progression de l’animalité vers l’humanité, en le faisant un enfant, mais tout en conservant
l’universalité de sa figure. Le Minotaure archaïque d'Apollodore et de l’Antiquité, simple
objet de valorisation, semble être donné la chance d’advenir à sa partie humaine inachevée.

VI. Bibliographie

● Textes grecques et références pour la traduction

1. Philippe Remacle, « Apollodore Bibliothèque », Ugo Bratelli, 2003.


http://remacle.org/bloodwolf/erudits/apollodorebiblio/livre3.htm

13
2. Académie de Nancy-Metz, « Sur Ariane », Ariane de Catulle, figures d'Ariane,
http://www4.ac-nancy-metz.fr/langues-anciennes/Ariane/fichiers/textes_anc/apollodore.htm

14

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