Vous êtes sur la page 1sur 21

Economics, Management, and Financial Markets

Volume 6(2), 2011, pp. 532–551, ISSN 1842-3191

SIRENES, GORGONES, MEDUSE ET


LES MONSTRES MARINS.
LES ÉVOLUTIONS D’UN MYTHE DANS
LA LITTÉRATURE ET L’ART

EFSTRATIA OKTAPODA
Efstratia.Oktapoda@paris-sorbonne.fr
Université de Paris IV-Sorbonne

ABSTRACT. Marine monsters are represented by female, dangerous and devastating


figures under a beautiful appearance. The sirenes embody predatory and devouring
femininity. They are seductive and terrible, enchanting and dangerous. In modern
literature, they become allegorical figures with human characters, sometimes exacer-
bated. Regarding the Gorgon, she is apprehended in the shape of an extremely
worrying aquatic figure, while the Gorgon Medusa is a fascinating, frequent, but
exceedingly streamlined figure. Beautiful and stupid, graceful and ugly, hard and
soft, it encloses in itself an antithetical and oxymoronic identity. In contemporary
literature, Medusa is of a complex symbolism. Figure of threatening or tempting
femininity, it becomes the symbol of evil living in modern societies, of violence and
alienation of the individual. Monstrous or not, infernal or humanized, Sirens, Gorgons,
and above all the formidable Medusa, embody the immoderation and horror, chaos
and disorder, and they remain the symbols of backwards civilization.

Keywords: Marine monsters, Sirens, Gorgons, Medusa, myth, French literature,


Greek literature, arts

« Le mythe ne se confond ni avec la légende […] ni avec le conte qui


s’abandonne en apparence au pur plaisir du récit. Son lieu de naissance est
le mystère, si bien même qu’on pourrait formuler cette loi simple: là où il y
a du mystère éclôt le mythe », écrit Pierre Brunel.1 Or, rien n’est peut-être
plus mystérieux que l’eau.
Hudôr est du genre féminin en grec, de même que les monstres qui vivent
dans l’eau, qui, de ce fait, sont directement associés au mythe, comme l’hydre,
espèce de serpent d’eau dont la plus fameuse est sans doute l’hydre de Lerne

532
aux multiples têtes, qu’il fut imposé à Héraclès de couper, pour l’un de ses
travaux.
La mer cache des dangers, notamment des monstres prêts à engloutir
navires et équipages, et à semer dans un bref laps de temps peur, mort et chaos.
Ces monstres marins ont été représentés, pour la plupart, par des figures
féminines, dangereuses et dévastatrices sous une apparence sublime. Ainsi
d’une part, Calypso et Circé, d’autre part Charybde et Scylla. On sait que
Charybde, fille de la Terre et de Poséidon, avalait les navires qu’elle recrachait
dans des mugissements terrifiants. Changeant de cap pour échapper à ce
péril, les marins tombaient sur la fille de Crataeis et du dieu marin Phorkys,
Scylla, monstre à tête de femme, qui s’empressait de les dévorer. Celui qui
tombait dans leurs griffes n’en sortait jamais indemne. Ulysse en fit la triste
expérience, qui, après avoir échappé aux pièges de Circé et de Calypso,
séduisantes certes, mais redoutables, eut à affronter Charybde et Scylla –
rencontrées immédiatement après les Sirènes.

Les Sirènes

Dans la mythologie grecque, les Sirènes sont les filles d’Achéloos, l’aîné
des dieux-fleuves, et de Melpomène. Par leur ascendance, elles se situent au
carrefour du monde marin, Achéloos étant lui-même le fils d’Océan et de
Téthys, la puissance féconde de la mer et du monde artistique, alors que
Melpomène incarne la Muse de la tragédie, en conduisant le chant.
En grec Σειρήν/Seirến, «chaîne», désigne des créatures surnaturelles
dont la fonction et la représentation ont varié au cours des époques. Alors
qu’elles sont deux dans les représentations iconographiques et sculpturales,
elles sont trois dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, l’une
chantant, l’autre jouant de la flûte, et la dernière de la lyre. Parmi les plus
célèbres, on compte Aglaphone la belle voix, Aglaopé le beau visage, Leucosie
la blanche, Ligée la mélodieuse, Himeropa la douce, Parthénope au visage
de jeune fille, Pisinoée la persuasive, Thelxinoé l’enchanteresse, Thelxiopé
la troublante, Molpé le chant étrange, Raidné le progrès, Télès la parfaite.
L’on constate que tous ces noms ont une connotation laudative, signe qu’à
l’origine, les sirènes n’étaient nullement assimilées à des êtres pervers. Elles
étaient vues au contraire comme des créatures pacifiques. Ce n’est qu’ultér-
ieurement que le mythe grec les a transformées en de terribles enchanteresses,
et qu’elles ont perdu leur apparence de femmes « normales » pour être
assimilées à des créatures monstrueuses. La littérature n’offre que rarement
des Sirènes bienfaisantes. C’est le cas – bien tardif, si l’on envisage la durée
du mythe – de Robert Desnos qui a fait de la «Sirène-Anémone » (Corps et
Biens, 1930) une « Maîtresse délicieuse de la perte éternelle ».2

533
Homère est le premier à introduire les sirènes dans la littérature, et à les
lier dès l’origine au monde marin. Il les place en effet sur un massif rocheux
au bord de la mer, au chant XII de l’Odyssée, dans un des plus fameux
passages du récit : Ulysse s’est fait attacher au grand mât de son navire pour
pouvoir écouter sans risques leur chant, pendant que ses compagnons rament,
les oreilles bouchées par la cire. Cependant Homère ne fait aucune allusion
à des femmes-oiseaux, alors que les figurations initiales sur les vases et les
amphores grecs font des sirènes des créatures mi-femmes, mi-oiseaux (oiseaux
au visage féminin, l’ambiguïté allant même parfois jusqu’à la confusion des
sexes). Le texte semble même suggérer qu’il pense à des femmes se tenant
au bord de la mer. Selon d’autres interprétations, les sirènes n’étaient autres
que des courtisanes qui demeuraient sur les bords de la mer de Sicile et qui
séduisaient les marins. Les Romains, quant à eux, racontaient que les sirènes
étaient à l’origine des suivantes de Proserpine, et que c’est suite à l’épisode
de l’enlèvement de Proserpine que Cérès, sa mère, les a transformées en
femmes-oiseaux. Celles-ci n’avaient pas a priori une apparence inquiétante.
Au contraire, elles envoûtaient les matelots de l’harmonie de leurs chants.
Mais elles manifestaient en réalité une voracité acharnée contre les marins.
Virgile décrit les sirènes comme des monstres marins dont le buste serait
celui d’une très belle femme, et la partie inférieure une queue de dauphin.3
Le poète s’est même demandé si ces créatures étaient des déesses ou de
simples monstres marins. Au Moyen Âge, les sirènes sont dotées d’une queue
de poisson, métamorphose nécessaire puisque, d’après les mythologies grecque
et latine, toutes les créatures appartenant au monde marin (Néréides), en
avaient une. Sont ainsi représentées les Nixes et les Ondines, et les filles des
eaux en général. Toute une mythologie des sirènes à queue de poisson s’est
développée, en particulier autour du Rhin, récupérée ultérieurement par
Wagner.
Ainsi, les variations anatomiques commencent dans l’Antiquité et l’être
hybride qui a fini par s’imposer jusqu’à nos jours comme représentation
traditionnelle de la Sirène, n’est donc apparu que tardivement. Mais ce qui est
constant, c’est que les Sirènes incarnent une féminité prédatrice et dévoratrice.4
« C’est le repas des monstres devant lequel nous fera défiler aujourd’hui le
tapis roulant de la mer », écrit Jean Giraudoux (« Les Sirènes ») dans Elpénor
(1919). Loin des figures avenantes et gracieuses à la voix charmeuse, telles
les Nixes, les Ondines ou les Naïades des sources et des eaux douces, telle
encore la petite sirène de Hans Christian Andersen et celle de la majorité
des écrivains grecs (exception faite de Kavvadias) qui la comparent à la
Sainte Vierge ainsi qu’on le verra plus loin, les Sirènes de la mer sont en
général séductrices et terribles, enchanteresses et dangereuses. Dans la lit-
térature antique grecque tardive, on a considéré que, pour tuer les Sirènes, il

534
fallait qu’un marin résiste à leur chant. Selon la tradition, elles se seraient
jetées à la mer pour se noyer, soit après le passage d’Ulysse, soit après le
passage des Argonautes au retour de la conquête de la Toison d’or.
Selon l’évolution de la légende à l’époque moderne, ces créatures mi-
femmes, mi-poissons sont tenues par l’appel de l’Océan. Immortelles, elles
passent les deux premiers siècles de leur vie à s’amuser et à découvrir
l’Océan, mais elles finissent par se sentir seules et veulent aimer et se faire
aimer par un humain. Hans Christian Andersen (Den Lille Havfrue) et
Marguerite Yourcenar empruntent à la tradition l’attribut caudal dans leurs
Petites Sirènes, écrites respectivement en 1837 et en 1942. Mais, à l’opposé
de la Sirène antique d’Homère, qui séduisait, la Sirène d’Andersen s’éprend
elle-même d’amour pour le prince qu’elle a sauvé de la noyade et qu’elle a
ramené sur la côte. Pour séduire le jeune homme, elle troque sa voix
séductrice contre des jambes et des pieds humains. Mais ne parvenant pas à
ses fins, elle se jette à l’eau et devient écume.
Ainsi, de même que leur apparence s’est modifiée au fil de l’évolution
du mythe, le pouvoir et la destinée des sirènes varient d’un pays à l’autre,
selon l’histoire et la culture propres à chacun. Baudelaire parle des dangers
de la mer dans « Le Voyage », le poème final des Fleurs du Mal dans
l’édition de 1861, ainsi que le souligne Pierre Brunel. Empruntant à Edgar
Poe l’image de la Mer des Ténèbres, il suggère la présence de Circé et celle
des Sirènes qui, selon lui, invitent à manger le Lotus parfumé, mais qui en
réalité cherchent à attirer les marins dans les profondeurs des flots.5
Si avec Kafka (Le Silence des Sirènes) et avec Blanchot (Le Livre à
venir, 1959), la Sirène cesse de chanter au XXe siècle, c’est qu’elle n’est
plus détentrice de l’imaginaire hérité. Le chant des Sirènes occulte le réel
plus qu’il ne donne accès à sa connaissance.6 Outre leur voix, les sirènes
modernes perdent leurs ailes, elles perdent leur queue. Elles s’humanisent et
vivent parmi les humains. Ni enchanteresses, ni vengeresses, elles deviennent
des figures allégoriques, associées tantôt à Ève, tantôt au Christ, tantôt à la
Sainte Vierge, ou tout simplement au merveilleux, avec des caractères humains
parfois poussés et exacerbés.
Dans la littérature grecque contemporaine, l’écrivain Nikos Athanassiadis7
évoque la sirène sous une figure pacifiste, dans son roman Une jeune fille
nue (Το Γυµνό κορίτσι, 1964). Sans nom et sans identité, tout comme la
sirène de Yourcenar, la jeune fille d’Athanassiadis, fille de pêcheur amoureuse
d’un dauphin, est un personnage humain, dont l’histoire fait appel à la
mémoire que nous avons de la communion primitive de l’homme avec la
mer. Mais ce personnage humain, qui se comporte de façon étrange dans un
univers symbolique, est hors du commun par sa beauté nue et son rapport à
l’eau. C’est justement ce rapport à l’eau qui rapproche la sirène-gorgone

535
d’Athanassiadis de la petite sirène de Yourcenar : les deux ont tout d’un
monde à mi-chemin entre le merveilleux et le lyrique.
Le romancier grec situe l’action de son roman sur la côte déserte de l’île
de Mytilène où Thomas et sa fille Angéla ont construit leur cabane, dans la
région de la forêt pétrifiée, près de Sigri où gisent des troncs d’arbres mués
en rocs. Dimitri, le narrateur amoureux d’Angéla et jaloux du dauphin, livre
un combat victorieux contre l’animal aquatique.

Ah ! je perds la tête en songeant qu’elle est repartie vers le large


avec la barque. Et quand je repense à cette voix mystérieuse qui
appelait et qui n’avait plus rien d’une voix humaine, je ne trouve
plus le calme. Il n’y a pas le moindre doute, cela n’avait rien
d’une voix humaine, je ne trouve plus le calme. Elle semblait
faite d’eau et d’écume, comme celle d’un esprit de la solitude et
du large… je veux rejeter ce poids qui m’écrase […].8

Interloqué, je la vis couper droit vers le large, du côté où volaient les


mouettes. Je distinguais maintenant la mer qui écumait. Comme sous les
sauts d’un poisson. Malgré l’éloignement, je pus voir distinctement l’échine
noire qui émergeait et replongeait … Angéla nageait droit vers cet endroit
[…] Je faillis perdre l’esprit. Je ne comprenais plus rien.9
Au terme de la passion amoureuse entre le dauphin et la jeune fille, par
le destin tragique de l’animal, la jeune fille se métamorphose en sirène, à la
fin du roman. « Les marins de la contrée disent qu’il a été femme autrefois,
une femme amoureuse d’un dauphin qu’on lui aurait tué. Alors, elle se
serait jetée à la mer, transformée en dauphin femelle, et depuis lors, elle
recherche le meurtrier ».10
Dans le Journal de bord I, (Ηµερολόγιο Καταστρώµατος A', 1940), au
début de la Seconde Guerre Mondiale et dans un climat d’angoisse, de
stress et d’audace, Georges Séféris11 va encore plus loin en faisant crucifier
la Sirène au gouvernail du bateau. Par l’allusion à la figure de Jésus, c’est
l’idée même de l’hellénisme, lui aussi crucifié, et dont il ne reste plus que
l’esprit, que le poète exprime métaphoriquement.
Retrouverai-je la vieille femme, moi qui descends ainsi?
Elle m’a dit quand je partis: «Qui sait quand nous nous reverrons?»
Plus tard, j’ai appris sa mort dans de vieux journaux,
Le mariage d’Antigone et celui de la fille d’Antigone,
Sans que finissent ces marches ni mon tabac
Qui laisse sur mes lèvres comme un goût de bateau hanté
Avec, au gouvernail, belle encore, une gorgone crucifiée.12

536
Un autre cas de figure est celui de Nikos Kavvadias (1910–1975), fidèle à la
représentation traditionnelle des Sirènes en créatures de charme qui séduisent
les marins qui les ont rencontrées. Mais il pousse ce trait de séduction
beaucoup plus loin et fait de la Sirène une maîtresse, infidèle de surcroît,
qui saute dans la mer chaque nuit et me trompe avec Poséidon. Elle revient
le matin quand je dors encore, couverte d’algues et d’orties de mer. Quand
nous restons longtemps à terre elle se flétrit et perd ses couleurs.13
Chez la Sirène de Kavvadias, on trouve les traits humains de la pécheresse
et de l’amante. La mer et le sel s’associent parfaitement aux rondeurs
féminines du corps de la belle et séductrice enchanteresse qui engloutit les
hommes.
La littérature véhicule une représentation des Sirènes qui incarnent le plus
souvent des êtres impitoyables et mortifères. Dans le domaine de la musique,
s’épanouit seulement l’image de la Sirène à la beauté hors du commun. Cette
figure mythique a été interprétée dans de nombreuses chansons d’amour, de
la Petite Sirène de Francis Cabrel (1989) à l’émouvante interprétation du
Song to the Siren d’Elysabeth Fraser (1984), du Song of the Siren de Michelle
Young (U.S.A., 1996), et de Ma Sirène de Julien Clerc, jusqu’à la Sirène
moderne de Tristania (extrait de l’album Midwintears, 2004). Autant de
Sirènes qui constituent une Odyssée sonore, sans oublier les chansons et les
contes pour enfants, ou les émissions télévisées musicales: Émilie ou la Petite
Sirène, réalisée par Marion Sarraut et diffusée en 1976 dans la collection
Numéro 1 de TF1, ni les comédies musicales dont celle jouée au Théâtre de
Paris jusqu’à janvier 2008, ni le film La Sirène aux longs cheveux de Mehdi
Al Glaoui (avec Sébastien et Mary-Morgane, 1970) ni bien sûr l’inévitable
Disney dont la magie ne cesse de s’exercer.

Les Gorgones

Dans la mythologie grecque, les Gorgones (en grec ancien Γοργόνες/Gorgónes


ou Γοργοi/Gorgoĩ), au singulier Gorgone ou Gorgo (Γοργώ/Gorgố) sont,
avec les Sirènes, des créatures fantastiques malfaisantes.
Homère ne parle que d’une Gorgone. Dans l’Odyssée (XI, 633), la Gorgone
(Gorgố) était un monstre des Enfers. Selon Hésiode (Théogonie, v. 274), il
s’agissait de trois filles des divinités marines Phorcys et Céro: Sthéno, Euryale
et la plus célèbre, Méduse, qui, seule, était mortelle, contrairement à ses
deux sœurs qui ne connaissaient ni la mort ni la vieillesse. Hygin donne une
filiation différente: Gorgone serait issue du Géant Typhon et d’Échidna,
puis elle donna naissance à Méduse et ses sœurs dont la demeure se trouvait
de l’autre côté de l’océan occidental et, selon d’autres versions, en Libye.
Plus tard, Euripide ne mentionna qu’une Gorgone, un monstre conçu par

537
Gaïa (La Terre) pour aider ses fils les Géants dans leur bataille contre les
dieux, et qui fut tué par Athéna.
On représentait les Gorgones, qui vivaient près du pays des Hespérides,
sous une apparence qui laisse loin derrière les pauvres dragons des contes :
ce sont des monstres fabuleux, sous l’apparence de jeunes femmes qui ont
la tête entourée de serpents entrelacés. Selon Ovide (Métamorphoses), seule
Méduse possédait de tels cheveux, pour des raisons qui seront précisées plus
loin. La représentation de ces créatures a connu des variations : elles avaient
parfois des ailes d’or, des bras de bronze, des serres de cuivre, et leur
bouche était munie de fortes défenses de sanglier. D’après Eschyle, elles
n’avaient qu’un seul œil et qu’une seule dent à elles trois, comme Grées,
leurs sœurs. Pindare (Pythiques) rapporte que leur regard transformait en
pierres ceux qui voyaient leurs visages, tellement elles étaient laides.
Le terme « Gorgones » fut utilisé pour désigner tantôt des guerrières de
Libye, tantôt (Pline l’Ancien) des sauvagesses recouvertes de poils et à la
tignasse hirsute, ce qui aurait donné naissance au mythe de la chevelure de
serpents.
Ce qui importe dans cette analyse, ce sont uniquement les Gorgones
aquatiques. Dans la littérature française,14 qui reste fidèle à la tradition
d’Homère, la Gorgone est appréhendée sous les traits d’une figure aquatique
extrêmement inquiétante. Dans la littérature grecque moderne, la Gorgona
« subsiste dans les superstitions populaires pour désigner une sirène, un dragon
femelle », souligne Pierre Chantraine.15 Selon Nicolas Politis, les Gorgones
(Γοργόνες) sont des divinités très proches des Sirènes et de Scylla, parce
que toutes les trois sont des personnifications de forces marines néfastes pour
les marins. Cet auteur rapporte même que les Gorgones sont les ancêtres
mythologiques de tous les monstres marins.
La civilisation de la Grèce moderne opère une confusion entre les Sirènes
et les Gorgones car, si leur parenté semble au premier abord très lointaine,
ces deux figures mythologiques comptent un certain nombre de traits
communs, notamment le fait qu’elles charment avec des chants doux et
mélodieux et que leur rencontre soit funeste pour les marins.16 De ce fait, la
figure de la Sirène ailée est assez rapidement évincée au profit d’une Sirène
à attribut caudal, dont les caractéristiques ressemblent fortement à celles de
la Gorgone d’Alexandre le Grand.17 Dans Notre-Dame la Sirène (Η Παναγία
η γοργόνα, 1949),18 Stratis Myrivilis (1892–1969),19 fait de la Sirène, non
pas un démon, mais la figure de la Sainte Vierge. Imprégnée de la tradition
chrétienne, la représentation de la Vierge a une connotation sacrée pour les
Grecs. Dans le roman, l’icône de la «Vierge-Gorgone» qui représente la Vierge
en tant que Gorgone, n’est pas tout à fait étrange pour ce peuple pieux de

538
tradition marine. L’icône de la Sainte représente ainsi la légende de la
Gorgone qui était moitié femme et moitié poisson.
Elle subsiste encore, bien qu’à demi effacée par le vent et le sel de la
mer: c’est une Vierge, la plus étrange qu’on puisse imaginer dans toute la
Grèce et dans toute la chrétienté. La tête est celle qu’on connaît par les
fresques de Madones à l’Enfant. Le visage est beau, les traits fins, l’expression
réservée. Le menton est rond, les yeux en amande et la bouche petite. Un
voile violet descend jusqu’au front, une auréole jaune entoure la tête ; comme
sur toutes les icônes. Mais les yeux sont verts et extraordinairement larges.
À partir de la taille le corps est celui d’un poisson aux écailles bleues. Le
personnage tient d’une main un bateau, de l’autre un trident, semblable à
celui de l’antique Poséidon […]. La première fois qu’ils la virent, les pêcheurs
et les paysans restèrent en admiration, nullement étonnés. Les femmes qui
vinrent la vénérer se prosternèrent, et lui brûlèrent de l’encens comme aux
autres. On l’appela « Notre-Dame la Sirène », et c’est encore ainsi qu’on la
connaît.20 […] La falaise Notre-Dame résiste aux batailles depuis le com-
mencement du monde. Elle est lardée de vieilles blessures, elle porte trace
des coups. La pierre est devenue une éponge sous l’action du sel, la
violence de l’eau a creusé son sein meurtri.21
Dans le pays des légendes et des mythes qu’est la Grèce, la nouvelle La
Gorgona (Η γοργóνα) d’Andréas Karkavitsas (1865–1922),22 évoque la
Gorgone dont la légende fait partie de l’histoire glorieuse de l’hellénisme, et
qui ne peut être comprise qu’en tant que telle. Selon cette légende, la sœur
d’Alexandre le Grand boit par accident l’eau d’immortalité que son frère n’a
pu s’approprier et rapporter qu’au prix de mille et un aventures et exploits.
Maudite par son frère, elle se transforme aussitôt en gorgone. Bourrelée de
remords pour son acte, la malheureuse traverse désormais mers et océans
pour avoir les nouvelles de son frère; elle arrête tous les navires qu’elle
trouve sur son chemin, en posant à l’équipage la question stéréotypée:
-Marin, mon bon marin, est-ce que le roi Alexandre est encore en vie ?

Aux marins qui savent répondre avec malice par l’affirmative est réservée
une mer douce comme l’huile, et un air mélodieux accompagne leur voyage.
Mais pour ceux qui ont l’imprudence de raconter la vérité, la Gorgone,
furieuse de chagrin, soulève des vagues énormes qui engloutissent en un
clin d’œil le navire et son équipage, avant même que celui-ci n’ait le temps
de se rendre compte de ce qui se passe.
Karkavitsas est le premier écrivain à avoir exploité le mythe de la
Gorgone dans la littérature grecque moderne. Il a écrit aussi deux nouvelles
sur les monstres marins : Τα ξωτικά της θάλασσας (Les Lutins de la mer) et
Το γιούσουρι (Le Giousouri), plus difficile à expliquer. Dans le langage des

539
marins, le giousouri est un monstre de la mer, mais non pas comme les
sirènes ou les gorgone, à l’apparence humaine et féminine. Le giousouri est
au contraire un monstre végétal, cela existe aussi; dans l’univers mythique
et romanesque, tout est possible. Il est plus précisément un monstre aquatique,
un arbre des fonds de mer, avec des branches et des racines, qui fait peur,
comme tous les monstres. Les bateaux et leur équipage tremblent à l’idée de
tomber sur lui. Il n’y a qu’une solution pour se sauver, le déraciner. Exploit
difficile, car le giousouri demeure dans les profondeurs de la mer.
Pour ce qui concerne l’image que Karkavitsas fait de la Gorgone, démon
des naufrages, avaleuse des bateaux et des équipages, elle est telle qu’on la
trouve dans le dessin Vagues furieuses (1897) de Lévy-Dhurmer, conservé
au Louvre : la Gorgone à tête humaine surgit de l’abysse parmi des vagues
agitées, avec son épaisse chevelure d’algues rouges, vertes et bleues, la
bouche grande ouverte et les yeux remplis de colère, selon la représentation
associée au schème de l’avalement et de l’engloutissement.
Par ailleurs, la légende de la Gorgone-sœur du roi Alexandre, partie
prenante du mythe et de la civilisation de la Grèce, est un thème important
dans le répertoire musical grec. Elle est mise en exergue par Mariza Koh, par
excellence la chanteuse grecque de la mer, qui met en mélodie le portrait de
la Gorgone
C’était la Gorgone, la sœur d’Alexandre le Grand
Qui agitait et tourmentait la mer.23

Le mythe de la Gorgone est magnifié par une pléiade de chanteurs grecs:


Eleni Dimou (I Gorgona, Columbia), Giorgos Tsalikis (I gorgona, Universal),
le crétois Giorgos Xylouris et le grand Giorgos Dalaras qui chante La gorgone
dans une musique du compositeur de renom Manos Loïzos.

La Gorgone Méduse

Appelée aussi Gorgo, la redoutable « Méduse à l’atroce destin » selon Hésiode


(Théogonie, 274–275), (en grec ancien Μέδουσα/Médousa, de µέδω/médô,
«commander, régner»), elle est en fait l’une de trois Gorgones, la plus connue
et la plus répugnante et, comme elles, divinité marine.24 Nommément citée,
elle se différencie par là de ses deux sœurs qui sont de simples figures. Dans
d’autres textes grecs, Méduse est un monstre ou une tête monstrueuse qui
accompagne le héros mythologique. Ulysse (Odyssée, XI, 634) redoute
l’apparition de la tête de Gorgo, « ce monstre terrible » que Perséphone leur
aurait envoyé, à lui et à ses compagnons, pour les punir d’avoir pénétré
vivants dans le monde des morts. On trouve les traces de Méduse, et parfois

540
de ses sœurs, au fil des siècles chez Pindare (« thrène sinistre des Gorgones
farouches »), chez Euripide (« fille de la Nuit, avec ses vipères aux cent
têtes bruyantes »), chez Platon (« Gorgones et Pégases et des multitudes
étranges créatures inconcevables et monstrueuses »), etc.
Toutefois, le premier récit plus ou moins complet de « l’histoire de
Méduse » est la conquête de Persée dans le livre II des Histoires de
Phérécyde de Léros, puis dans le IV livre des Métamorphoses d’Ovide selon
lequel Méduse est belle et fière de sa magnifique chevelure dont Poséidon
s’éprend. Séduite ou violée par le dieu dans un temple dédié à Athéna, elle
est punie par la déesse qui la transforme en Gorgone. Ses cheveux deviennent
des serpents et désormais son regard pétrifie tous ceux qui le croisent. Selon
d’autres versions, c’est Aphrodite qui, jalouse de sa chevelure et de sa beauté,
change ses cheveux en serpents. Un être aussi hideux ne pouvait que répandre
la terreur parmi les humains et les dieux:

il n’est donc pas étonnant que Persée ait reçu la mission de le tuer.
Jean-Pierre Vernant, qui voit en la Gorgone au regard pétrifiant
la puissance incarnée en une seule tête, écrit: « Méduse devient une
image autonome, efficace et reconnaissable avec ou sans Persée,
tandis que ce dernier se définit toujours par rapport à la Gorgone,
sa tête coupée et l’usage qu’il en fit ».25

L’île de Sérifos, en Grèce, fut le lieu d’habitation de la Méduse. Quand Danaé


mit au monde Persée, le fils qu’elle conçut de Zeus, le père de Danaé,
Acrisios, roi d’Argos, jeta la mère et le fils à la mer dans un coffre. Ce
coffre atteignit alors Sérifos et la femme et l’enfant trouvèrent refuge chez
un pêcheur. Le roi de Sérifos, Polydectès, s’éprit de Danaé. Cet amour
n’étant pas réciproque, Polydectès envoya Persée tuer la Méduse, espérant
qu’il y trouverait la mort. Vainqueur de son combat, en utilisant son bouclier
comme miroir, Persée, revint avec la tête de Méduse et changea en pierre le
roi Polydectès et l’île de Sérifos.
Ce qui est merveilleux, c’est la façon dont s’y prit Persée : sur les conseils
d’Athéna (Pindare, Pythiques), il se munit de sandales ailées offertes par
Hermès, et d’un bouclier parfaitement poli, et c’est en regardant dans ce
bouclier comme dans un miroir qu’il trancha la tête de Méduse, afin d’éviter
le regard pétrifiant. À sa grande surprise, Pégase, le cheval ailé, et le
guerrier Chrysaor brandissant un sabre d’or, tous deux conçus par Poséidon,
jaillirent du corps décapité. Après l’avoir utilisée pour pétrifier Atlas, délivrer
Andromède et tuer Polydectès qui retenait sa mère prisonnière, Persée offre
la tête de Gorgone, le Gorgonéion (Γοργόνειον/Gorgóneion) à Athéna (Biblio-
thèque, II, 4, 2–3) qui plaça la tête de la Méduse sur son égide.

541
Cette légende rapportée par Ovide a inspiré de nombreuses œuvres
graphiques et picturales (Titien, Le Caravage, Gustave Moreau, Pierre Bre-
biette…), des sculptures (Pierre Puget, Antonio Canova, Rondanini…). Elle
a fourni à Lully une oeuvre musicale, et au cinéma la Sirène du Mississipi,
de William Irish, film adapté par François Truffaut avec Jean-Paul Belmondo
et Catherine Deneuve, ou encore Basic instinct avec Sharon Stone.
Dans une autre tradition, Athéna aurait enterré la tête sous la place du
marché d’Athènes pour protéger cette ville, et elle aurait donné une mèche
de « cheveux » à la ville de Tégée pour la protéger. (Méduse signifie « celle
qui protège » en grec).
Pausanias livre une version historicisante du mythe. Pour lui, Méduse
est une reine qui, après la mort du roi son père, a pris elle-même le sceptre,
gouvernant ses sujets près du lac Tritonien, en Libye. Elle a été tuée pen-
dant la nuit, au cours d’une campagne contre Persée, prince péloponnésien.
À l’origine du mythe de Méduse est un fétiche en forme de tête, un
masque décoratif ou rituel. La genèse de cette figure mythique qui incarne,
aux yeux des Grecs, un interdit visuel et sa sanction immédiate, la pétri-
fication, doit emprunter aux mythologies orientale et crétoise.26 La représen-
tation de la tête de Méduse (sculptée ou gravée dans la pierre, ou encore
dessinée, souvent avec des serpents émergeant du crâne et avec la langue
tirée entre les crocs) fut souvent placée sur les portes, les murailles, les
pièces de monnaie, les boucliers, les armures et les pierres tombales, pour
éloigner la malchance et les mauvais esprits, ou pour terrifier les ennemis.
Par cette coutume, le Gorgonéion rappelle les visages souvent grotesques
apparaissant sur les boucliers des soldats chinois et utilisés aussi, généralement,
comme protection contre le mauvais œil.
Entre Gorgones et Méduses, une distinction s’impose toutefois : les
Méduses sont d’une laideur extrême, contrairement à la beauté exemplaire
de la Gorgone mythologique, d’après le Littré. Mais la laideur n’exclut peut-
être pas le manque de charme. Charriée au gré des courants et des marées, la
Gorgone Méduse est une figure fascinante, donc fréquente, mais excessive-
ment fuyante. Si son regard fige le vivant, elle ne saurait en aucun cas se
laisser figer.27 Belle et bête à la fois, gracieuse et laide, rigide et molle, telle
qu’elle est présentée dans les arts, elle enferme en elle une identité anti-
thétique et oxymorique, propre sans doute à l’apotropaion archaïque.
La mise en image de la femme-Méduse est inépuisable dans les arts
plastiques. Mais qu’en est-il des textes ? L’image céphalique s’est introduite
très tôt dans la littérature, et notamment dans la poésie, dans l’Odyssée et
surtout dans l’Iliade où Athéna jette sur ses épaules l’égide ornée par la tête
de la Gorgone que l’on retrouve sur le bouclier d’Agamemnon. L’ornement
gorgonéen symbolise la terreur, la déroute, la peur.

542
Dans Tobie des marais (1998) de Sylvie Germain, on retrouve, dans la
description du bouclier, la terreur suscitée par l’image de la Méduse:

Il y a la Méduse peinte sur un petit bouclier et dont la tête


coiffée de serpents qui se contorsionnent semble sur le point de
bondir hors du support convexe où elle est représentée.28

Image qui rappelle plutôt la Méduse du bouclier du Caravage, au XVIe


siècle, où la tête de la Gorgone, détachée et découpée, semble se projeter
dehors. Toutefois, le premier roman de la Méduse est un autre roman de
Sylvie Germain: L’Enfant Méduse, sur lequel nous nous attarderons un peu
plus. Voici l’incipit du roman:
La lune roule sur le soleil dont la couronne entre en fusion. Le
soleil se hérisse de longues plumes incandescentes, il étire sur le
pourtour du bouclier lunaire des bras sinueux de poulpe blanc.29

On y voit alors que la lune est «couleur d’encre, couleur de guerre et de


folie, – elle monte à l’assaut du soleil».30 La situation de l’astre du jour est
prémonitoire de la fin tragique du récit qui se clôt par l’affrontement de la
Méduse et de son bourreau, et par la mort de celui-ci.
Mais prenons les choses dans l’ordre. La jeune Lucie Daubigné vit une
enfance heureuse et paisible dans un village du Berry jusqu’au jour où
arrive Ferdinand, l’«ogre blond», son demi-frère, né longtemps avant elle de
la même mère. Il ne la tue pas comme ses autres victimes, mais il tue petit à
petit l’innocence, la joie de vivre, l’amour et la bonté de la petite fille.
Lucie, rongée par son secret de honte et de souffrance, se transforme en une
créature maigre, laide et haineuse.
Dans le lit placé en angle au fond de la chambre, un enfant est couché.
C’est une petite fille. Elle se tient ramassée en chien du fusil […] Elle ne
dort pas […] C’est la peur qui la tient tout entière en alarme. C’est l’effroi et
la haine. Un effroi à l’odeur nauséeuse […] L’odeur de l’Ogre blond qui
s’en vient la saisir. Un effroi couleur de bleuets dans les blés. Une haine
lourde d’un corps d’homme; un corps pesant et étouffant comme une pierre
tombale.

Elle attend, la petite, que surgisse cet Ogre, ce grand corps de sa


haine. Elle attend comme attendent les proies qui ne peuvent
s’enfuir, pétrifiées dans leur fatale faiblesse. Depuis longtemps,
depuis bien trop longtemps pour son âge, elle vit raidie dans un
secret plein de dégoût et de honte, et surtout de terreur.31

543
Longtemps, Lucie a réfléchi au moyen d’accomplir son œuvre de venge-
ance. Elle scrutait pendant des heures son miroir afin de trouver une réponse,
un signe. Dans le silence des miroirs qui lui renvoyaient l’image éclatée et
salie d’elle-même, il y a eu métamorphose. «Il faut à présent pousser la
métamorphose jusqu’au bout, jusqu’à complète disparition».32 Armée de la
seule force de son regard, l’Enfant Méduse entreprend le combat contre
l’ogre. Et ses grands yeux noirs, des yeux en fête, joyeux et drôles au début
du récit, se transforment à la fin en yeux noirs de mort. L’astre du jour
devient soleil noir. Lucie terrasse le monstre en fixant sur lui un regard de
Méduse dont il ne se relèvera plus jamais.
Au sein du texte littéraire, la Gorgone Méduse, c’est d’abord une image,
une image en forme de tête. Insérée dans le tissu textuel, le motif orne-
mental se change en une vivante figure, et la séquence descriptive devient
récit. L’histoire de la Gorgone Méduse décapitée par Persée est bel et bien
connue. Une tête est sans vie. Paradoxalement, la Méduse devient active
après sa mort. La question qu’on se pose est la suivante: si sa tête n’avait
pas été tranchée par Persée, aurait-on autant d’images de ce monstre au
regard pétrifiant, qui ne trouve en fait une vie qu’après sa mort? L’émergence
du mythe du monstre marin et l’effervescence qu’il a connue dans les lettres
et les arts ne viennent-elles pas après la mise à mort de celui-ci par Persée,
qui lui a attribué paradoxalement une deuxième vie?
La Gorgone Méduse est le moyen d’expression par excellence pour
marquer les situations les plus intenses ou les plus violentes. Corneille utilise
la tête de la Méduse pour porter l’intensité de l’action à son sommet dans
Andromède (V, 6, 1685–1693). Pour Goethe, « il n’est pas bon de la ren-
contrer. Son regard fixe fige le sang de l’homme, et il est comme pétrifié ».
Guillaume Apollinaire a immortalisé la Méduse-animal. Dans Bestiaire
(1911), le poète exploite le motif céphalique de la Gorgone Méduse:
Méduses, malheureuses têtes
Aux chevelures violettes
Vous vous plaisez dans les tempêtes,
Et je m’y plais comme vous faites.33

De son côté, Michel Déon, parlant de ses cheveux dans Le Balcon de


Spetsai, les compare à autant de «longs serpents filiformes qui se tortill[ent]
dans les fonds sableux».34
Dans la littérature contemporaine, Méduse est porteuse d’un symbolisme
plus complexe et polyvalent. Elle reste toujours une figure de la féminité
menaçante ou tentatrice, mais elle est en même temps le symbole du mal de
vivre dans les sociétés modernes, de la violence et de l’aliénation de l’in-
dividu.35

544
On retrouve la Méduse dans La Nausée de Sartre, où Anny, la maîtresse
idéalisée, retrouve pour un instant son aspect méduséen au moment où le
héros perd ses derniers repères avant un nouveau début: «Soudain elle fait
paraître sur sa face son superbe visage de Méduse que j’aimais tant, tout
gonflé de haine, tout tordu, venimeux».36 Mais un peu plus loin, Anny se
transforme de nouveau, et cette métamorphose complètement négative réveille,
par sa laideur, le héros:

À présent je distingue nettement son visage. Tout à coup il


devient blême et tiré. Un visage de vieille femme, absolument
affreux ; celui-là, je suis bien sûr qu’elle ne l’a pas appelé: il est
là, à son insu ou peut être malgré elle.37

Mais l’œuvre dans laquelle le mythe de la Méduse connaît tout son épa-
nouissement est la trilogie de l’écrivain grec Pandelis Prevelakis (Crète,
1909–1986), Le Soleil de la mort, La Tête de Méduse et Le Pain des anges –
dont seulement la première partie a été traduite en français. L’histoire se
passe en Crète, lors de la Première Guerre Mondiale, au milieu d’une décom-
position totale. Du premier au dernier volume, le narrateur passe tour à tour
du bonheur possible – et malgré les horreurs de la guerre –, au purgatoire
d’une existence hantée par les questions politico-idéologiques, puis au
paysage infernal où ni idéologie ni amour ni amitié ne peuvent apporter de
consolation.
Loïzos, l’éducateur, dit à son élève à la fin du troisième volume:
Au temps où je t’enseignais et tu m’enseignais, il n’y avait que
les têtes qui étaient malades, il te restait encore un peu de temps
pour parler des mythes en harmonie avec le peuple et pour guérir
ta nostalgie du monde perdu. Maintenant, corps et tête sont tout
aussi malades.
- Je sais. L’image est incertaine et le miroir est brisé.
- Certes. Le Chaos n’a pas de reflet, dit-il soucieux.
- Que fera-t-on de notre vie ?38

s’interroge avec angoisse le jeune homme. C’est la victoire de la Méduse, le


chaos d’un monde obscur et vain.
La Méduse du XXe siècle reste, certes, la Méduse freudienne qui mérite
d’être signalée: Méduse mère phallique/mère castratrice, que l’on retrouve
notamment chez Michel Leiris (L’Âge d’homme).

545
La représentation de la Méduse dans l’art

Parmi les trois Gorgones, la Méduse est la plus représentée dans l’art.
Artistes et écrivains ont vu en elle la représentation allégorique de l’étrange,
de l’Autre, par rapport à la vie et à l’ordre. Figure archaïque ou moderne,
elle incarne toujours le négatif absolu sous tous ses aspects. Autre par
rapport à l’homme, Méduse est une femme d’une féminité très menaçante.
Autre par rapport à la femme, Méduse est poilue, et même barbue, telle
apparaît-elle du moins sur plusieurs vases ou plats grecs. Autre par rapport à
l’humanité, Méduse est animale. Autre par rapport aux vivants, Méduse est
un monstre dont, à lui seul, le regard peut tuer.39
Si les Sirènes et les Gorgones ont suscité un grand engouement dans le
domaine artistique et musical, celui qu’a connu la Méduse est sans précédent.
Source d’inspiration de nombreux chefs-d’œuvre dès l’Antiquité, la figure
mythique et maléfique occupe curieusement une place de prédilection tant
en sculpture qu’en peinture où elle est restituée sous les aspects les plus
sombres.
Sans pouvoir être exhaustif dans ce bref aperçu de la Gorgone Méduse,
il faudrait tout de même souligner que la représentation de la Méduse est
fort ancienne. En effet, les premières figurations apparaissent sur deux pithoi
béotiens à relief (Louvre) et sur une amphore à col protoattique (musée
d’Éleusis), tous trois remontant au second quart du VIIe siècle av. J.-C. Sur
les premiers, Méduse apparaît comme un centaure femelle, sur le point
d’être décapitée par Persée, qui détourne la tête pour éviter d’être pétrifié.
Sur l’amphore d’Éleusis, Méduse gît, décapitée, parmi les fleurs; ses sœurs,
à forme humaine mais aux visages monstrueux, veulent poursuivre Persée,
mais sont arrêtées par Athéna qui s'interpose.
À la fin du VIIe siècle, la représentation du masque de Méduse (ou
gorgoneion) évolue sous le pinceau des peintres de Corinthe, sans doute sous
l’influence des têtes de lion apotropaïques (destinées à conjurer le mauvais
sort): elle a le visage rond, avec de gros yeux proéminents, un nez épaté et
une barbe; elle tire souvent la langue. L’exemple le plus connu est une
assiette attique de Lydos conservée au Staatliche Antikensammlungen de
Munich. Le gorgoneion est souvent représenté sur les boucliers dans la
peinture vasculaire attique: à l’origine, il peut orner le bouclier de n’importe
quel guerrier; à partir du milieu du Ve siècle av. J.-C., il se rencontre le plus
souvent, sur les vases comme en sculpture, comme ornement de l’égide
d’Athéna. Parallèlement, la tête de Méduse perd son aspect terrifiant : elle
est désormais celle d’une belle jeune femme, seuls les serpents de la
chevelure rappellent sa nature monstrueuse.

546
On ne peut omettre d’indiquer la fameuse copie romaine de la tête de
Méduse ornant l’égide de la statue d’Athéna du Parthénon, œuvre originale
de Phidias,40 ni la Méduse Rondanini, copie d’après Phidias, ou encore
Persée avec un chapeau, des bottes ailées et la kibisis jetée sur l’épaule, qui
détourne la tête pour tuer Méduse, dans un pithos orientalisant à reliefs, v.
660 av. J.-C.41
Parmi les représentations modernes, les plus connues sont sans doute
Persée et Méduse de Cellini (1545–1554); Tête de Méduse de Caravage
(1596–1598);42 Tête de Méduse de Rubens (1617–1618); La Tête maléfique
d’Edward Burne-Jones (1887); Persée et la Gorgone de Camille Claudel
(1902); Tête de Méduse d’Alberto Giacometti (1935); Tête de Méduse de
Salvador Dali (1964); et parmi les plus récentes, Méduse de Pierre et Gilles
(1990).

En guise de conclusion

Selon le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse, les trois


sœurs Gorgones sont « des personnifications des phénomènes marins », alors
que « Méduse est une personnification du bruissement des eaux », « person-
nification de l’humidité ».
La mythologie du soleil fait place à la mythologie de l’eau, et la Gorgone
Méduse solaire s’associe étroitement à la Gorgone et aux images aquatiques
et chtoniennes. Qu’il s’agisse des démons aquatiques ou des monstres marins,
les textes narratifs et les images plastiques offrent depuis l’Antiquité autant
d’exemples et de paradoxes qui n’en finissent pas de nous surprendre.
Tous ces avatars modernes de la Sirène, de la Gorgone et de la Gorgone
Méduse viennent des Grecs et de l’idée qu’ils se faisaient des profondeurs
aquatiques. Ils appuient et prolongent en même temps les relations qu’éta-
blissent écrivains et artistes, et ils joignent le bestiaire marin aux métaphores
opérées dans les lettres et les arts.
Toute une aura de motifs autour de trois sœurs divines, voire du monstre
aux trois masques, ancre la figure mythique dans les profondeurs obscures
des eaux et en même temps l’associe au schème de l’engloutissement. « La
Gorgone se profile alors telle une personnification des forces malfaisantes,
naturelles ou surnaturelles, qui évoluent au sein du domaine aquatique ».43
Monstrueuses ou pas, infernales ou humanisées, Sirènes, Gorgones, et
par dessus tout la redoutable Méduse, incarnent la Démesure et l’Horreur, le
Chaos et le Désordre, et elles restent le symbole de l’envers de la civilisation.

547
BIBLIOGRAPHIE

Apollinaire, Guillaume. (1966) « La Méduse », Le Béstiaire. Paris : Gallimard,


Folio.
Athanassiadis, Nikos. (1964), Une jeune fille nue (Το Γυµνό κορίτσι). roman traduit
du grec par Christine Notton, Paris : Le Club de la femme, 1967 (et Albin Michel
19661).
Brunel, Pierre « Eau ». (2002), Dictionnaire des mythes féminins. Pierre Brunel
éd., avec la collaboration de Frédéric Mancier, Paris, Éditions du Rocher, 578-585.
Chantraine, Pierre. (1999), Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Paris :
Klincksieck.
Déon, Michel. (1961), Le Balcon de Spetsaï, Pages grecques. Paris : Gallimard,
Folio.
Détoc, Sylvain. (2006), La Gorgone Méduse. Paris : Éditions du Rocher, Figures
& Mythes.
Doudoumis, Anélie. (2002), « Sirènes », Dictionnaire des mythes féminins, Pierre
Brunel éd., avec la collaboration de Frédéric Mancier, Paris, Éditions du Rocher:
1708-1717.
Karakostas, Dimitris. (2002) « Méduse », Dictionnaire des mythes féminins. Pierre
Brunel éd., avec la collaboration de Frédéric Mancier, Paris : Éditions du Rocher:
1296-1303.
Karkavitsas, Andréas. (1999) La Gorgona (Η γοργóνα), Athènes, Éditions Papa-
dopoulos.
Kavvadias, Nikos. Le Quart (H Bάρδια, 1954), trad. en français Le Quart, M.
Saunier, Castelnau-le-Lez, Climats, 1989, p. 128.
Larousse, Pierre, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Adminis-
tration du Grand dictionnaire universel, [1870-1877], vol. 8, vol. 10.
Stratis Myrivilis. Notre-Dame la Sirène (Η Παναγία η γοργόνα, 1949), roman
traduit du grec par André Mirambel, Paris, Robert Laffont, coll. « Pavillons », 1957.
Prevelakis, Pandelis. (1997), Le Soleil de la mort (Ο Ηλιος του θανάτου), trad.
Jacques Lacarrière, Paris, éditions Autrement.
Prevelakis, Pandelis. (1971), La Tête de Méduse, Une année d’apprentissage dans
mon siècle, Athènes, Estia.
Prevelakis, Pandelis. (1993), Le Pain des anges, Aventure à Ithaque, Athènes,
Estia.
Séféris Georges. Journal de bord I, (Ηµερολόγιο Καταστρώµατος A'), Poèmes
1933-1955, traduits par Jacques Lacarrière et Egérie Mavraki, suivis de Trois poèmes
secrets, préface d’Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1998 (19631).

Musique
Al Glaoui, Mehdi. (1970), La Sirène aux longs cheveux, comédie musicale, avec
Sébastien et la Mary-Morgane.
Cabrel, Francis, Petite Sirène (1989).
Clerc, Julien, Ma Sirène.
Dalaras, Giorgos, La gorgone, musique de Manos Loïzos.
Dimou, Eleni, I Gorgona, Columbia.

548
Fraser, Elysabeth, Song to the Siren (1984).
Koh, Mariza, album Η γοργόνα ταξιδεύει τον µικρό Αλέξανδρο, Lyra company.
Sarraut, Marion, Emilie ou la Petite Sirène, réalisée et diffusée par, collection Numéro
1 de TF1, 1976.
Tristania, Sirène (extrait de l’album Midwintears, 2004).
Tsalikis, Giorgos, I gorgona, Universal.
Young, Michelle, Song of the Siren (U.S.A., 1996).

Sources

1) Sirènes
Apollodore, La Bibliothèque (I, 7, 10), Épitome (VII, 18).
Apollonios de Rhodes, Argonautiques (IV, 893 et suiv.).
Hésiode, La Théogonie.
Homère, Odyssée (XII, 39 et suiv.).
Hygin, Fables (CXXV).
Nonnos de Panopolis, Dionysiaques (II, 11 ; XIII, 314).
Ovide, Métamorphoses (V, 555 ; XIV, 88).
Strabon, Géographie (V, 4, 7 ; VI, 1, 1).
Virgile, Énéide (III, 425).

2) Gorgones
Apollodore, Bibliothèque (II, 4, 1-5 ; II, 7, 3 ; III, 10, 3).
Hésiode, Théogonie (v. 294).
Homère, Iliade (v. 741), Odyssée (XI, 633).
Ovide, Les Métamorphoses (IV, 653 - V, 241).

3) Méduse
Apollodore, Bibliothèque (I, 7, 10), Épitome (VII, 18).
Apollonios de Rhodes, Argonautiques (IV, 893 et suiv.).
Euripide, Électre.
Homère, Odyssée (XII, 39 et suiv.).
Hésiode, Théogonie.
Hygin, Fables (CXXV).
Nonnos de Panopolis, Dionysiaques (II, 11 ; XIII, 314).
Ovide, Métamorphoses (V, 555 ; XIV, 88).
Pindare, Pythiques.
Platon, Phèdre.
Pline l’Ancien, Histoire naturelle.
Strabon, Géographie (V, 4, 7 ; VI, 1, 1).

549
NOTES ET RÉFÉRENCES

1. Pierre Brunel, « Eau », Dictionnaire des mythes féminins, Pierre Brunel éd.,
avec la collaboration de Frédéric Mancier, Paris, Éditions du Rocher, 2002: 489.
2. A. Doudoumis, « Sirènes », Dictionnaire des mythes féminins, Pierre Brunel
éd., op. cit.: 1714.
3. Virgile, Éneide, III: 425.
4. A. Doudoumis, « Sirènes », op. cit. : 1714.
5. Pierre Brunel, « Eau », Dictionnaire des mythes féminins, op. cit.: 581.
6. A. Doudoumis, « Sirènes », op. cit. : 1715.
7. Né en à Salihli, en Asie Mineure, en 1913.
8. Nikos Athanassiadis, Une jeune fille nue, roman traduit du grec par Christine
Notton, Paris, Le Club de la femme, 1967 (et Albin Michel 19661): 116.
9. Ibid., 124-125.
10. Ibid., 254.
11. Pseudonyme de Georges Séfériades, 1900-1971, diplomate de carrière à
Athènes, puis à Londres, Prix Nobel en 1963.
12. Georges Séféris, « Mathias Pascalis parmi les roses », 1937, Journal de bord
I, Poèmes 1933-1955, traduits par Jacques Lacarrière et Egérie Mavraki, suivis de
Trois poèmes secrets, préface d’Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard, coll. « Poésie »,
1998 (19631): 94.
13. Nikos Kavvadias, Le Quart (H Bάρδια, 1954), trad. en français Le Quart, M.
Saunier, Castelnau-le-Lez, Climats, 1989: 128.
14. Hugo, Sand, Sartre.
15. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris,
Klincksieck, 1999: 233b.
16. A. Doudoumis, « Sirènes », op. cit.: 1710.
17. Ibid. : 1710.
18. Trad. de A. Mirambel, Paris, Laffont coll. « Pavillons », 1957.
19. Pseud. de Stratis Stamatopoulos.
20. Stratis Myrivilis, Notre-Dame la Sirène, roman traduit du grec par André
Mirambel, Paris, Robert Laffont, coll. « Pavillons », 1957: 13.
21. Ibid.: 16.
22. Écrivain et médecin militaire de métier, Karkavitsas exerçait sur des bateaux
grecs voguant du Pirée à la mer Noire et jusqu’à Marseille. Il est l’auteur entre
autres des recueils Paroles de la proue (Λóγια της πλώρης, 1899) et Histoires de la
mer (Θaλaσσινές Ιστορίες).
23. Mariza Koh, dans l’album Ηγοργόνα ταξιδεύει τον µικρό Αλέξανδρο, Lyra
company.
24. Fille du monstre marin Cétos, elle est la petite fille de Gaia (la Terre) et de
Pontos (l’élément marin).
25. Voir Dimitris Karakostas, « Méduse », Dictionnaire des mythes féminins,
Pierre Brunel éd., op. cit. : 1297.
26. Voir Sylvain Détoc, La Gorgone Méduse, Paris, Éditions du Rocher, Figures
& Mythes, 2006: 13.
27. Ibid., 10.

550
28. Sylvie Germain, Tobie des marais, Paris, Gallimard, Folio, 1998: 203.
29. Sylvie Germain, L’Enfant Méduse, Paris, Gallimard, Folio, 1991: 15.
30. Ibid., 15.
31. Ibid., 90.
32. Ibid., 202.
33. Guillaume Apollinaire, « La Méduse », Le Bestiaire, Paris, Gallimard, Folio,
1966: 165.
34. Michel Déon, Le Balcon de Spetsai, Pages grecques, Paris, Gallimard, Folio,
1961: 221.
35. D. Karakostas, « Méduse », op. cit.: 1299.
36. Sartre, La Nausée, 1938 ; cité dans D. Karakostas, « Méduse », op. cit.:
1299.
37. Ibid.: 1299.
38. Pandelis Prevelakis, Le Pain des anges, Aventure à Ithaque, Athènes, Estia,
1993: 188; cité par D. Karakostas, op. cit.: 1300.
39. Voir D. Karakostas, op. cit.: 1298.
40. Glyptothèque de Munich.
41. Musée du Louvre.
42. Huile sur toile montée sur bois, galerie des Offices.
43. S. Détoc, La Gorgone Méduse, op. cit.: 118.

551
Copyright of Economics, Management & Financial Markets is the property of Addleton Academic Publishers
and its content may not be copied or emailed to multiple sites or posted to a listserv without the copyright
holder's express written permission. However, users may print, download, or email articles for individual use.

Vous aimerez peut-être aussi