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International Review of Community Development


Revue internationale d’action communautaire

Le lien sécuritaire : mettre en ordre le désordre quotidien


Trying to counter fear: creating order out of daily disorder
El lazo de seguridad: poner orden en el desorden cotidiano
Michel Anselme

Number 30 (70), Fall 1993 Article abstract


This article describes a study on the sense of insecurity in a Marseilles-area
L’insécurité. La peur de la peur low-cost housing neighbourhood. The study examines the public initiatives and
actual processes by which limited and situation-specific agreement may be
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1033662ar reached on the meaning of certain acts associated with public disturbances or
DOI: https://doi.org/10.7202/1033662ar conflicts regarding access to public areas. The feeling of insecurity is
apparently unaffected by factual reality. Subsequent to the collapse of social
regulatory mechanisms, might this feeling not be seen as the only means
See table of contents
groups under stress have to re-establish a form of solidarity needed to avoid
the break-up of communities?

Publisher(s)
Lien social et Politiques

ISSN
0707-9699 (print)
2369-6400 (digital)

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Anselme, M. (1993). Le lien sécuritaire : mettre en ordre le désordre quotidien.
International Review of Community Development / Revue internationale d’action
communautaire, (30), 29–38. https://doi.org/10.7202/1033662ar

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Le lien sécuritaire : mettre en ordre
le désordre quotidien
Michel Anselme
Michel Anselme avait accepté de contribuer à ce numéro de la RIAC. Nous en
avions à nouveau discuté en février 1993 et, peu satisfait sans doute d'une
demande encore trop floue, il m'avait — de retour à Marseille — adressé un arti-
cle déjà publié, en me demandant de préciser ma commande au regard de ce
qu'il avait déjà écrit. J'ai traîné à lui répondre, et le sort a tranché. Michel
Anselme est mort brutalement le 29 avril 1993. Mon retard nous a peut-être pri-
vés d'une contribution originale, mais il avait d'autres raisons que la seule
presse habituelle ; la lecture du « lien sécuritaire » m'avait laissé embarrassé : ce
texte était parfait, que demander d'autre à Michel? En acceptant que la RIAC
reproduise cet article, la revue Peuples méditerranéens nous permet de le pro-
poser à de nouveaux lecteurs, meilleure façon de rendre hommage à un cher-
cheur dont on comprendra à le lire qu'il nous manque, et nous manquera,
cruellement.

Dominique Monjardet

L'article que l'on va lire rend tionnels et concrets peuvent s'ob- cours sur le sentiment d'insécu-
compte d'une recherche menée tenir des accords partiels et rité, dont la fonction essentielle
dans une cité HLM des quartiers conjoncturels sur le sens à accor- semble être de mettre de l'ordre
nord de Marseille sur le thème du der à des faits liés aux troubles dans le désordre quotidien.
sentiment d'insécurité1. Elle s'ap- de l'ordre public, les conditions Le quartier dans lequel s'est
puie sur l'observation d'un dispo- d'élaboration de tels accords et déroulée cette expérience est un
sitif opérationnel centré sur finalement les modes de régula- quartier HLM dont la réputa-
l'insécurité et ses effets sur le tion de la vie collective qui en tion d'insécurité, progressive-
quartier. Elle tente d'analyser à découlent. Elle tente également ment construite à la fin des
travers quels processus institu- d'éclairer un des aspects du dis- années soixante-dix et tout au
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contradiction avec les enjeux jeunes et devant la pression de
Le lien sécuritaire : réels du quartier, venaient renfor- certains habitants et des associa-
mettre en ordre le désordre quotidien cer, accroissant par là même la tions de locataires, choqués de
perte d'autorité de l'organisme. voir les modalités de déploiement
L'argument à l'origine de l'ex- quasi guerrier des équipes de
périence est un événement surveillance (treillis, rangers,
mineur, banal en soi : le bris, par chiens en laisse, walkie-talkies,
un jeune, de la vitrine d'un com- etc.) et favorables à l'idée d'une
merçant, au vu et au su de tous, expérience de régulation interne
sur l'espace central du quartier, au quartier, il fut institué un dispo-
la place commerciale. Pour des sitif opérationnel, constitué d'une
raisons contextuelles — la vic- part d'un « comité de pilotage »
time connaissait bien son agres- comprenant, sans exclusive
seur, qui venait parfois lui acheter aucune, tous ceux qui, représen-
30 tants d'institutions ou d'associa-
de la marchandise, et il existait
long des années quatre-vingt, en tions ou simples habitants, avaient
un lieu public (l'atelier de la réha-
avait fait un des hauts lieux dits
bilitation du quartier)2 où un cer- des « choses » à dire sur l'insécu-
«insécures» de la métropole rité, d'autre part d'une équipe de
tain nombre d'habitants avaient
marseillaise, un de ces quartiers gardiens, comprenant trois jeu-
pris l'habitude de venir parler des
où de lentes modifications socio- nes adultes directement embau-
mille et un petits faits qui carac-
logiques avaient mis en situation chés par le logeur, dont deux
térisent la vie quotidienne, ins-
de coprésence des groupes étaient issus du quartier.
taurant par là même un espace
sociaux aux caractéristiques
public de débats accessible à Le comité de pilotage était
socio-professionnelles relative-
tous —, cet incident ne donna dirigé par l'organisme HLM, qui
ment comparables mais aux tra-
pas lieu à plainte et à l'arrestation en assumait la régulation (prési-
jectoires sociales appelées, de
du jeune, mais à un processus de dence, ordre du jour, comptes
toute évidence, à différer notable-
rapprochement et de règlement rendus, etc.). Y assistaient en
ment. Entrelaçant des face-à-
du conflit à l'amiable mené par général une trentaine de person-
face sociaux maintenant devenus
les chercheurs qui animaient nes, parfois plus, quelquefois
classiques dans ce type d'en-
l'atelier de la réhabilitation. moins, qui étaient, pour ce qui est
sembles HLM (surreprésentation
des jeunes de moins de vingt ans À partir de cette interpellation des habitants, essentiellement
dans la population totale, pré- officielle de l'atelier — la com- les leaders plus ou moins institu-
sence importante de «commu- merçante avait exigé des excuses tionnalisés du quartier. Mais on y
nautés » étrangères, nombre publiques et un remboursement retrouvait également certains des
élevé de grandes familles, exis- de la vitrine —, le débat sur l'in- jeunes qui étaient souvent au
tence de ménages ne vivant que sécurité dans le quartier devint cœur des questions débattues
des transferts sociaux, etc.), un débat général exigeant des publiquement, ainsi que des
face-à-face rendus d'autant plus réponses visibles. Tel est du représentants institutionnels et
exacerbés que la précarisation moins le tour que prirent les évé- des élus (commissaire de police,
croissante de beaucoup de nements. À cette «demande de directeur de l'équipe de préven-
familles et le chômage endémi- sécurité », que vint bientôt renfor- tion, adjoint au maire de secteur,
que parmi les jeunes visibilisaient cer et légitimer l'arrivée sur le etc.). Le rôle de l'équipe de gar-
sur le quartier ceux qui précisé- quartier de nouvelles popula- diens était d'effectuer des rondes
ment étaient le moins dans la tions (de jeunes étudiantes appe- sur le quartier, d'entrer en contact
norme sociale, ce quartier sem- lées à s'installer à la suite de la avec ceux qui « trou-blaient » l'or-
blait donc livré à lui-même, en transformation d'un bâtiment en dre public et de rendre des comp-
proie à des tensions croissantes. école), le logeur répondit par le tes au logeur et au comité de
Tensions que les modes de ges- recrutement d'une société de pilotage.
tion de l'organisme HLM (politi- gardiennage classique. Ce qui fait l'intérêt de l'expé-
que d'attribution des logements, rience, c'est précisément cette
entretien quotidien, actions en Un dispositif territorialisé articulation entre le débat public
direction du milieu associatif...), interne au quartier sur l'insécurité tel qu'il s'est ins-
perçus par la majorité des habi- À la suite d'une série d'alter- tauré dans le comité de pilotage et
tants comme inadaptés, en totale cations avec certains groupes de le travail de l'équipe de gardiens.
Celle-ci, bien que dépendant sta- Qui était légitimé à parler sur Pour certaines mères de
tutairement de l'organisme HLM, tel ou tel événement? Où com- famille, le maximum de risque
était en partie soumise aux résul- mençait le «désordre public»? était à l'heure des sorties d'école,
tats des discussions et aux prises Pourquoi tel incident, problémati- au moment où elles étaient obli-
de décisions du comité de pilo- que pour l'un, était-il minorisé par gées d'aller chercher leurs
tage, tout au moins pendant une tel autre? Quelles étaient les enfants et de laisser leur apparte-
période, avant que le logeur l'uti- priorités de l'action? Qu'est-ce ment sans surveillance. Il fallait
lise à son profit et accapare le qu'il était possible de faire de que les gardiens soient présents
pouvoir, vidant l'expérience de ce manière interne au quartier? Où à ce moment-là, c'est-à-dire le
qui faisait son intérêt: le débat commençait le travail de la matin, à midi, et en début et en
contradictoire et public sur les police? Toutes ces questions fin d'après-midi. Autant dire tout
conditions de la vie en collectivité. furent débattues dans le comité le temps ! Mais l'impossibilité
de pilotage. Comme le furent pour une équipe de trois gardiens
Le travail quotidien de
également les modes d'organisa- d'être partout à la fois, le coût
l'équipe de gardiens nourrissait le
tion et d'intervention de l'équipe qu'aurait impliqué un dispositif
débat sur le problème de l'insé- plus important — précisons
de gardiens (horaires, uniforme,
curité sur le quartier: qui faisait qu'une partie des frais occasion-
forme des comptes rendus,
quoi, comment et pourquoi? Et nés par la mise en place de l'ex-
usage ou non de la violence,
surtout, exposant des faits peu etc.). Ces discussions révélèrent périence était payée directement
ou prou connus de tous — tout progressivement aux partici- par les locataires, au travers
au moins imaginables par tous, pants l'extrême difficulté qu'il y d'une augmentation de charges
chacun pouvant faire référence à avait à faire face à toutes les — et surtout le caractère déri-
un fait semblable, directement ou demandes et la nécessité de hié- soire d'une telle surveillance
indirectement vécu — et rendant rarchiser les interventions et généralisée aboutirent à limiter
des comptes sur les comporte- donc de faire des choix dans le le travail des gardiens à un cer-
ments qu'elle avait eus, l'équipe traitement des incidents. tain type d'interventions. Pour
de gardiens obligeait les mem- d'autres encore, l'important était
bres du comité de pilotage, tou- Car chacun, voyant midi à sa
porte, voulait que soit traité en de supprimer la vente de bière
tes positions confondues, à aux jeunes, de faire respecter le
élaborer une ligne de conduite priorité ce qui lui importait le plus
ou lui semblait le plus insupporta- calme la nuit, etc.
qui puisse lui servir de référence
et également à l'aider à en fonder ble. Pour les commerçants, par Ainsi, au travers des discus-
la légitimité. exemple, l'urgence consistait à sions et des échanges entre
effectuer des rondes à l'heure de adultes et jeunes, habitants et
Les débats du comité de pilo- fermeture des commerces, au représentants des institutions,
tage étaient toujours basés sur moment où, la plupart des clients s'est peu à peu effectué un pre-
des faits concrets (une alterca- étant partis, ils restent seuls dans mier état des lieux de l'insécurité
tion, une occupation jugée « illé- leur boutique avec la recette jour- sur le quartier, révélant ce que
gitime » de l'espace public, un vol nalière. C'était alors l'occasion signifiait le terme pour les uns et
ou une tentative de vol, une pour d'autres participants de les autres, à quelle réalité il ren-
coprésence anxiogène, etc.) qui demander aux commerçants si voyait, quelles étaient les disposi-
s'étaient déroulés dans le quar- cette heure « entre chien et loup » tions qui pouvaient être prises.
tier et qui demandaient à être avait déjà donné lieu à des vols Ces échanges et discussions qui
interprétés pour pouvoir être trai- de ce type, quand, comment, pour avaient lieu en public permet-
tés. Ce traitement et les répon- s'entendre répondre que de tels taient également, par le récit cir-
ses apportées dépendaient en vols s'étaient déroulés, mais il y constancié qui en était fait, de
effet de l'accord, fût-il partiel, avait... près de dix ans, ce qui pondérer l'importance de tel ou
intervenu entre les participants. révélait le caractère fantasmati- tel incident, de réaffirmer le
Cela exigeait une mise à plat que de cette peur. La discussion caractère inacceptable de tel
publique, d'une part des caracté- rebondissait alors sur les change- autre, d'élaborer enfin les condi-
ristiques qui faisaient de ces faits ments intervenus depuis lors sur tions mêmes d'une énonciation
des faits problématiques, et la cité, le faible risque de voir ce publique. Car le fait de parler ou
d'autre part des cadres même qui genre d'agressions se reproduire simplement de pouvoir évoquer
servaient de référence aux dis- et le tabou, somme toute, dont certains faits, hier encore tus, était
cussions. bénéficiaient les commerçants. déjà un changement notable,
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plus de quinze mois) s'est consti- Parmi les délits qui donnèrent
Le lien sécuritaire : tuée une sorte de culture com- lieu à discussion et parfois à
mettre en ordre le désordre quotidien mune de l'événement, une altercation au sein du comité de
manière de l'analyser et de le pilotage, ceux qui portaient
traiter. L'objectif mis en avant par atteinte aux biens (vols et tentati-
le comité de pilotage était de ves de vol) firent rapidement l'ob-
favoriser le règlement des conflits jet d'une condamnation générale
quand c'était possible, en organi- et ferme de la part de tous. Le
sant des rencontres en face à vol, même si les objets volés sont
face entre victimes et agres- de faible valeur — là n'est pas la
seurs. En matière d'occupation question —, a des effets de désa-
de l'espace public par des grou- grégation sur le lien social qui ont
pes de jeunes, occupation que été maintes fois soulignés, par la
certains adultes jugeaient totale- négation ; le vol n'apparaît-il pas
32
ment insupportable et illicite, ce comme «la déclaration d'inexis-
perçu comme tel par tous les par-
face-à-face, cet échange direct tence que vous adresse votre
ticipants du comité de pilotage.
organisé en plusieurs occasions agresseur» (Gauchet, 1990).
amena ces derniers, en mesurant Rarement vus et pris sur le fait,
L'accès aux espaces le type de réalité auquel ces jeu- les cambrioleurs alimentent forte-
publics nes étaient confrontés et les liens ment ce sentiment d'insécurité
C'est autour de l'occupation qui les unissaient au quartier, à diffus et cette perception d'un
des espaces publics (place com- relativiser leurs positions quant dérèglement du monde qui
merciale, parkings, halls d'entrée aux nuisances réelles qu'ils caractérise cette expérience de
et bas d'immeubles, etc.), des subissaient et permit ainsi un la solitude radicale au sein de la
tentatives de cambriolage des début de règlement des conflits. foule en milieu urbain. La seule
logements et plus rarement des À travers les débats sur ce fois où le comité de pilotage eut
voitures, et des conflits de voisi- qui est supportable et ce qui ne la possibilité de traiter, et encore
nage (nettoyage des coursives, l'est pas, et donc sur ce qui d'une ce fut indirectement, une histoire
bruit, agressions verbales, etc.) manière ou d'une autre doit être de vol, celui-ci relevait d'un acte
que se structura l'intervention de interdit ou au contraire peut être à la signification ambiguë, le
l'équipe de gardiens. Celle-ci toléré, c'est tout un «travail» sur voleur connaissant sa victime.
tenait une « main courante » où l'accès aux codes d'interprétation L'intervention de l'équipe de gar-
elle notait au quotidien les évé- des conduites d'autrui qui s'est diens, chargée de faire une
nements auxquels elle avait dû effectué. Pourquoi fait-il (ou font- enquête et de tirer l'affaire au
faire face, les lieux où ils ils) ça? Et plus encore, la ques- clair, permit néanmoins que le
s'étaient déroulés et les person- tion fondamentale était soule- voleur, ayant été finalement iden-
nes ou groupes qui y avaient été vée : a-t-il (ou ont-ils) le droit de tifié, restitue à la victime les
impliqués. faire ça? Les discussions objets volés.
Au fil du temps (l'expérience oscillaient entre la description Si la réprobation du vol était
sous cette forme initiale a duré toujours très concrète, mais tou- générale, les conflits nés à pro-
jours immédiatement contradic- pos de l'accès aux espaces
toire, des incidents et les formes publics faisaient l'objet de
prises par les modes de régula- débats sans fin, où les positions
tion des autorités légitimes (HLM, tenues par les protagonistes
police, parfois justice, plus rare- variaient très fortement d'une
ment mairie). L'absence ou tout situation à l'autre, en fonction de
au moins la discrétion de la plu- leur interlocuteur du moment ou
part d'entre elles générait aux des arguments entendus. Cette
yeux des participants-habitants, instabilité est compréhensible si
de manière évidente, les mille et l'on veut bien admettre qu'à tra-
un petits faits qui renforcent la vers l'accès et l'occupation de
perte de l'esprit civique chez les l'espace public dans un quartier
résidents et autorisent certains à (mais il en va de même dans la
se croire au-dessus des lois. ville), ce qui est en jeu n'est rien
moins que la légitimité à être là personnes extérieures au quar- sur le fond, d'en limiter le carac-
et à tenir sa place. Souvent les tier et la découverte régulière de tère spectaculaire dans l'espace
conflits portaient sur les modes seringues usagées dans les cou- public. Ce qui posait, en effet, le
de présence des jeunes, modes loirs, était une sorte de com- plus de problèmes aux habi-
vécus comme problématiques par merce importé. Ce que démentait tants, déclenchant des réactions
nombre d'adultes (regroupement, aussitôt l'équipe de gardiens, de peur et d'hostilité mal contrô-
consommation d'alcool, lazzis en notamment les deux adultes lées, c'était, plus encore que le
direction des femmes, occupa- issus du quartier, très au fait de trafic lui-même, la rencontre ino-
tion tardive, bruit...). Mais la mise l'entrelacs inextricable des liens pinée avec des jeunes en train de
à plat, souvent en présence de unissant consommateurs et dea- se piquer dans les halls d'entrée
certains de ces jeunes, des rai- lers. Ces derniers étaient loin ou sur les paliers. Bien que rare,
sons d'une telle occupation révé- d'être tous extérieurs au quartier. une telle pratique existait, et la
lait aux adultes le chômage C'était même l'inverse qui prédo- violence soudaine qu'elle faisait
endémique, l'absence de pers- minait, le trafic ayant pris la cité émerger était à la mesure de
pectives professionnelles et sur- pour cadre précisément parce l'anxiété qu'elle suscitait. Plu-
tout la difficulté pour ces jeunes que les réseaux de vente y sieurs fois, l'équipe de gardiens
de se situer dans un quartier où étaient organisés de l'intérieur. se trouva confrontée à ce type de
ils étaient toujours perçus comme situations et les comportements
Après les vols, la drogue
«en trop». Résidant sur le quar- qu'elle eut provoquèrent des
constituait le second thème sur
tier et appartenant parfois à des débats houleux au sein du comité
lequel le consensus de rejet était
familles honorablement connues, de pilotage.
général, probablement parce que
les jeunes ne revendiquaient Une première fois, elle usa de
chacun s'en représentait les dan-
guère plus que de pouvoir être violence à rencontre de deux jeu-
gers à son niveau (mères ayant à
acceptés comme jeunes et chô- nes en train de se préparer une
faire face à cette situation dans
meurs, avec ce que cela implique injection. Une autre fois, au con-
leur propre famille ou craignant
d'oisiveté forcée et de besoin de traire, elle en protégea un qui
pour leurs enfants, commer-
contacts sociaux. était en train de s'injecter une
çants à cause des récits mille
L'acceptation plus ou moins fois colportés sur les agressions dose et qu'un groupe de femmes
facile de cette situation par les sauvages causées par les toxi- s'apprêtait à bousculer violem-
uns et les autres et son caractère comanies, l'ensemble des habi- ment. Chaque fois, sommée d'ex-
inévitable faisaient alors surgir, tants en raison de la présence de pliquer les raisons de sa réaction,
comme en surimpression, la seringues usagées, etc.) et parce l'équipe, en tentant de justifier son
figure de ceux d'entre eux qui que ce cumul de situations diver- comportement, révélait à tous
étaient étrangers au quartier. ses rendait le problème incon- l'extrême précarité du traitement
Accepter et composer avec les tournable. L'action de l'équipe de du problème de la drogue sur le
conduites plus ou moins licites gardiens sur ce point occasionna quartier. La position du comité de
des jeunes habitant le quartier au sein du comité de pilotage des pilotage était contradictoire, peu
impliquait en retour de diaboliser débats des plus animés et des assurée, manifestant la difficulté
ceux de l'extérieur, de les consti- plus ambigus à la fois. de fonder une action incontesta-
tuer comme ceux par lesquels ble et légitime. L'élément le plus
L'extrême complexité du pro-
arrivait le mal, alors même — et positif résidait dans l'échange
blème et plus encore l'impossibi-
les descriptions qu'en donnaient public et dans la possibilité pour
lité d'obtenir des effets décisifs
les gardiens qui les connais- les participants de mesurer con-
sur un type de pratiques caracté-
saient le confirmaient — qu'ils ne crètement qu'ils n'étaient pas
risées, en ce qui concerne le tra-
différaient en rien de leurs « com- seuls face à ce problème et que
fic, par une mobilité de chaque
plices » de l'intérieur. leurs réactions étaient non seule-
instant et, en ce qui concerne la
Cette partition était particu- consommation, par une absence ment compréhensibles mais
lièrement opératoire en ce qui quasi totale de précautions, ame- aussi justifiées.
concerne les délits liés à la con- nèrent les membres du comité de Mais, paradoxalement, en
sommation et au trafic de drogue. pilotage à demander à l'équipe montrant l'impossibilité de traiter
À écouter les participants-habi- de gardiens de tenter simplement le problème de la consommation
tants du comité de pilotage, le d'invisibiliser trafic et consomma- de drogue dans ses multiples
trafic de drogue, attesté par des tion, c'est-à-dire de faire en sorte, aspects, ou de l'enrayer, l'action
allées et venues incessantes de à défaut de traiter le problème du comité de pilotage mettait en
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tidiens, dont on a vu qu'ils étaient
Le lien sécuritaire : pour l'essentiel liés à une occu-
mettre en ordre le désordre quotidien pation volontairement ostenta-
toire de l'espace public. Un tel
hiatus entre un discours toujours
aussi déréel et des pratiques de
confrontation toujours plus nom-
breuses, toujours plus motivées,
posait problème.
Ce hiatus énigmatique, sur
lequel se sont penchés certains
auteurs (voir Ackerman et autres,
1983), on ne peut, en toute logi-
34 que, l'attribuer aux caractéristi-
évidence la limite de ce type de favoriser le face-à-face entre vic- ques sociales des acteurs ou à
dispositif de régulation interne à times et agresseurs devait avoir une quelconque psychologie col-
un quartier lorsqu'il est confronté des effets sur le sentiment d'insé- lective, mais on peut plus sûre-
à des pratiques déviantes, assu- curité, sur cette peur qu'inspire ment l'interpréter à la lumière des
mées en tant que telles. Et, en l'expérience quotidiennement logiques institutionnelles dans ce
interpellant les institutions pré- vécue des conflits non régulés en qu'elles ont de plus obscur et de
sentes, elle en révélait également collectivité. On pouvait penser plus évident à la fois. Tout se
la relative impuissance puisqu'el- que, par une publicisation des passe en effet comme si, face à
les n'étaient pas davantage incidents et des réponses collec- l'effondrement des figures de
capables de faire cesser ce trafic tives autant qu'institutionnelles, il l'autorité et à leur impuissance à
illicite. était possible, d'une part de trai- dire le droit et la règle en matière
Cette limite à l'action collec- ter certaines tensions, de leur de vie collective, la réaffirmation
tive, tout au moins sous la forme trouver une issue acceptable par d'un sens à donner à cette vie
qu'elle a prise dans cette expé- tous, et d'autre part de réduire collective passait par une repré-
rience, explique peut-être, pour cette «peur de la peur», à quoi sentation négative mais ordonnée
partie, un des résultats les plus s'assimile le sentiment d'insé- et périodiquement proclamée du
troublants de cette recherche sur curité pour certains auteurs réel.
le sentiment d'insécurité. (Freund, 1983). Partagée avec d'autres, cette
Or, si la plupart du temps des dénégation du réel serait seule
Le sentiment d'insécurité, accords conjoncturels ont abouti susceptible de permettre ces
forme du lien social entre les divers protagonistes ajustements tacites, ces actions
L'hypothèse au principe de ce engagés dans ces conflits quoti- routinisées et inévitables qu'im-
travail, qui s'appuyait sur toute diens, ce que montre l'observa- plique la vie en collectivité. La
une série de travaux antérieurs tion du dispositif sur une période possibilité même de vaquer à ses
(Ackerman et autres, 1983), de quinze mois, c'est que ceux-là occupations, et tout d'abord d'ac-
revenait à affirmer que le senti- mêmes des habitants qui partici- cepter de se confronter journelle-
ment d'insécurité ne s'embar- paient le plus régulièrement au ment à la répétivité de rencontres
rasse pas d'une quelconque comité de pilotage, y étaient les vécues sur un mode anxiogène
vérification des faits qu'il met en plus actifs, rencontraient le plus parce qu'elles réactualisent tous
scène ni ne se traduit par un récit souvent les jeunes (tenus pour les fantasmes de peur, suppose-
stable. Il est à la fois général et responsables de tous les maux) rait que des significations sta-
abstrait. Mieux, il se déploie et, acceptant les situations de bles existent par ailleurs pour
selon des modes imaginaires qui face à face, donnaient de l'épais- ordonner ce réel «dramatique»,
semblent totalement déconnec- seur, de la consistance à ces pour mettre de l'ordre dans le
tés du réel. La mise en place d'un figures abstraites, trop longtemps désordre du monde. C'est l'hypo-
dispositif ayant directement la fantasmées des «agresseurs», thèse d'Ackerman, Dulong et
rumeur pour objet, fondé sur des ces habitants, donc, continuaient Jeudy, qui voient à juste titre
enquêtes circonstanciées à pro- de tenir les mêmes discours dans le discours sur l'insécurité
pos d'événements précis, locali- généraux et abstraits sur la peur un procès fait à l'État, incapable
sés, et visant explicitement à que leur inspiraient les délits quo- aux yeux des victimes de faire
respecter la loi. Discours d'orphe- res. La frontière nette dont parle important qu'il soit repris et amé-
lins, disent-ils, le discours sur l'in- Ackerman existe bien ; toutefois, lioré. Car, sans cela, l'ensemble
sécurité travaille à produire des elle ne passe plus entre victimes de ces absences, de ces man-
significations stables et d'abord à et agresseurs, mais entre victi- quements quotidiens, de cette
rendre claire la démarcation, « la mes et agresseurs intérieurs incurie institutionnelle réactua-
frontière entre l'ordre et le désor- d'une part, et agresseurs exté- lise en permanence la repré-
dre, la norme et le crime, les hon- rieurs d'autre part. sentation de l'orphelin. Celle-ci
nêtes gens et les fauteurs de À produire une représentation devient le support d'une intense
trouble, etc. » (1983: 62). Le récit du réel conforme aux ajuste- activité sociale où la domination
d'agression qui lui est coextensif ments quotidiens avec les agres- subie comme principe de réalité
et qu'Ackerman (1986) propose seurs intérieurs potentiels, la vie est parlée sur un mode déréel.
d'appeler « récit de victimisation » en HLM deviendrait impossible Intériorisée, cette domination
aurait une double fonction, celle puisque cela supposerait qu'à symbolique, pour pouvoir être
de faire partager une expérience tout instant, lors de tous les ren- vécue et supportée, ne peut être
et plus fondamentalement celle contres et contacts journaliers, mise en scène que sur un mode
de créer un « lien entre les victi- les règles collectives soient réaf- imaginaire, mais ordonné. Car,
mes aussi bien réelles que firmées par les acteurs eux- comme le précise P. Pharo
potentielles». mêmes en lieu et place de l'auto- (1985:36),
Mais ce que révèlent les rité légitime. De ce point de vue,
lire le désordre comme un ordre, voilà
observations d'un dispositif terri- l'insistance voire l'entêtement sans doute l'expression qui caractérise le
torialisé que nous avons faites, des habitants à interpeller les ins- mieux cette compétence de membre (de
c'est que, loin de se réduire au titutions sur leurs politiques en la cité) à reconnaître toujours et partout,
matière d'attribution des loge- le caractère ordonné, c'est-à-dire aussi
seul lien entre victimes, le senti- rationnel, explicable, fiable et descriptible
ment d'insécurité, quand il per- ments, de cohabitation et de des situations qu'il rencontre.
dure comme abstraction alors sécurité et sur leurs effets, insis-
même que «victimes» et «agres- tance que les autorités ne sont Situations de cohabitation
seurs » se croisent et se parlent, a pas loin d'analyser comme une et enjeux symboliques
valeur générale et acquiert une forme de psittacisme, n'ont Le sentiment d'insécurité tel
tout autre signification. Il apparaît d'autre fondement que leur sur- qu'il transparaît dans le discours
comme cette forme du lien social dité tenace en matière de régula- des habitants a toujours à voir
qui fait dire autre chose que ce qui tion sociale. avec la forme que prennent les
est fait, pour précisément faire C'est parce que les logeurs relations sociales quotidiennes,
autre chose que ce qui est dit. ont constitué des situations de avec les contacts sociaux routi-
Et la figure de « l'ennemi cohabitation à plus d'un égard niers. Dans le quartier où s'est
extérieur», de «l'étranger à la inédites3 qu'ils ont le devoir d'en déroulée la recherche, les situa-
cité », au principe même du fonc- assumer les effets, d'en gérer les tions de cohabitation étaient et
tionnement de toutes les commu- risques. C'est parce que la police sont toujours dominées, comme
nautés réelles et fictives (et les se doit d'intervenir sur l'ensemble dans l'essentiel des quartiers
quartiers d'habitat social, s'ils en du territoire et que le discours d'habitat social du même type,
sont de fictives sur le plan ethni- qu'elle tient parfois sur la diffi- par des face-à-face sociaux qui
que ou social, en sont de réelles culté ou la répugnance qu'elle a à se sont progressivement cristalli-
sur le plan institutionnel du rap- pénétrer dans certains quartiers sés autour de l'ethnicité. Progres-
port locatif), en expulsant la vio- a des effets désagrégateurs pour sivement, non pas du fait de
lence ou plus exactement en leurs habitants qu'il est détermi- l'arrivée graduelle d'étrangers
expliquant la violence par son nant qu'elle y vienne. C'est parce qui, à un moment donné, auraient
extériorité même, rend possible que l'entretien quotidien des fait tache, et à partir desquels l'at-
la coexistence avec « l'ennemi espaces publics par les munici- mosphère sociale du quartier
intérieur», avec lequel la con- palités est le plus souvent de aurait changé, car les «dits»
frontation est inévitable. D'où mauvaise qualité ou inexistant étrangers étaient là dès l'origine
cette partition toujours réactuali- dans certains quartiers, à la diffé- de la construction, parmi les pre-
sée, parce que fondatrice, entre rence de ce qui se passe dans miers habitants, et leur nombre
intérieur et extérieur, alors même d'autres, et qu'il signifie précisé- n'a pas beaucoup varié, mais du
que les attributs des uns et des ment autre chose qu'un simple fait de l'émergence de cette caté-
autres sont étrangement similai- dysfonctionnement, qu'il est gorie comme catégorie concrète
Revue internationale d'action communautaire 30 / 70
diatement le champ des repré- C'est cette légitimité affirmée
Le lien sécuritaire : sentations et est plus affirmée. à être là, légitimité pragmatique-
mettre en ordre le désordre quotidien Les pratiques de ces groupes de ment reconnue à défaut d'être
jeunes apparaissent ainsi comme politiquement assumée, c'est-à-
les plus antithétiques des prati- dire construite et pensée comme
ques des catégories d'adultes telle par les institutions, qui rend
aux légitimités plus reconnues, problématique, parce que non
construisant la scène d'affronte- régulé, le face-à-face entre grou-
ments d'autant plus réguliers pes sociaux semblables sociolo-
qu'ils sont virtuellement inscrits, giquement mais dont l'activité
incorporés dans un attribut aussi symbolique vise coûte que coûte
incontestable que l'âge. à la différenciation. C'est cette
légitimité à être là qui explique
La cristallisation des conflits également, croyons-nous, à la
36 autour de l'occupation dite «illi- fois le discours omniprésent sur
de gestion (sur ce point, voir M. cite » de l'espace public apparaît le sentiment d'insécurité et la
Peraldi, 1990, notamment le alors comme inévitable et sur- coexistence relativement pacifi-
second chapitre). L'effet de seuil tout sans fin puisque aussi bien que, finalement, qui caractérise
est là, dans la perception du ce qu'elle révèle, c'est la légiti- la plupart des quartiers HLM. Il se
logeur que quelque chose s'était mité incontestable qu'ont ces jeu- joue là des formes de copré-
modifié dans le quartier qui subi- nes, et par extension ceux qui sence concrètes qui relèvent de
tement donnait sens à toute une sont censés appartenir aux processus construits voire impo-
série d'incidents, de tensions, de mêmes communautés qu'eux, et sés par les institutions, mettant
dysfonctionnements. Cette per- en particulier leurs parents, à être ces dernières en position de les
ception était pour partie liée à un là. Ils ont cette légitimité du fait gérer et de les réguler.
événement tragique — la mort même de leur simple présence et
d'un jeune du quartier abattu par De tels enjeux de régulation
de ce qu'elle suppose au regard
un policier — et à ses effets ne sont pas insurmontables pour
des modes d'accès concrets
médiatiques et concrets, et pour les institutions, surtout si se res-
dans ces lieux, car on n'entre pas
partie liée à des changements taurent, sous leur autorité, des
par effraction dans une cité HLM,
dans la visibilité d'un certain lieux publics où l'on peut pren-
l'attribution y est réglementée,
nombre de groupes sociaux dre langue avec les autres et
soumise à des règles, peut-être élaborer indéfiniment les limites,
implantés de longue date sur le obscures pour la plupart des
quartier. inévitablement mouvantes, entre
locataires, mais règles tout de ce qui est tolerable et ce qui ne
Cette découverte institution- même. Cela signifie par contre-
nelle, d'autant plus brutale que l'est pas, entre ce qui renforce le
coup que cette coprésence impo- contrat social et ce qui l'affaiblit.
les interlocuteurs légitimes des sée institutionnellement (on ne
institutions — présidents d'asso- Cela implique aussi d'appréhen-
choisit pas ses voisins en cité der à sa juste valeur ce senti-
ciations et autres leaders auto- HLM), ce rapport locatif fonc-
proclamés — étaient en complet ment d'insécurité et de ne pas
tionne d'emblée comme un rap- en chercher une hypothétique
décalage avec cette efferves-
port social. C'est la découverte fin, une hypothétique clôture, le
cence sociale, s'était cristallisée
douloureuse, véritable « épreuve sentiment d'insécurité tel que
autour d'une série de demandes
émanant des groupes de jeunes, territoriale» pour reprendre le l'expriment certains habitants
pour l'essentiel issus de l'immi- terme de M. Peraldi (1990), que en prise avec des changements
gration. C'est cette visibilité font logeurs et logés au travers sociaux difficiles à comprendre
accrue et revendiquée à la fois de l'expérience de la réhabilita- ou à accepter, puisque précisé-
qui, dès les années quatre-vingt, tion, qui en dévoilant les princi- ment on voit et on croise quoti-
dessine la scène du principe pes qui régissent ces mondes diennement des étrangers dans
d'explication des événements sociaux que sont les cités HLM le quartier et qu'éventuellement
futurs. Car la catégorie de l'ethni- inscrit la présence des uns et des on leur parle.
cité a cela de paradoxal que, autres comme « naturelle », com- La seconde caractéristique
lorsqu'elle est énoncée et qui préhensible au regard de l'évolu- de ces face-à-face sociaux, c'est
plus est légitimée par le discours tion des quartiers et non comme qu'ils sont également intergéné-
gestionnaire, elle sature immé- accident historique. rationnels et que la distance
sociale qu'ils révèlent s'en que aux yeux des autres que langage, est au principe même
trouve redoublée. Distance entre ces jeunes s'autorisent d'une de toute vie sociale.
Français et étrangers d'une part série de «communautés», dont
puisque cette partition organise l'une, «l'ethnique», est paradoxa- Michel Anselme
le réel, entre jeunes et adultes lement fictive, n'existe pas, et les Cerfise, Marseille
d'autre part, et plus précisément autres sont au contraire réelles
entre adultes français et jeunes (habiter le quartier, être jeune,
étrangers. Que ces derniers etc.). C'est ce jeu perpétuel, ou
soient de nationalité étrangère ou plus exactement cette «confu-
issus de l'immigration, et donc sion» entre toutes ces commu-
français, importe peu ou plus nautés d'appartenance qui auto-
exactement est indiscernable, à rise cette occupation, cette
moins que l'on s'intéresse, par ostentation si dérangeante. Notes
delà les catégories statistiques et Car la naturalité apparente de 1
apparemment descriptives, à son cette communauté d'origine,
Entre logeurs et logés, tome III, Le Lien
ou ses interlocuteurs concrets. sécuritaire, Cerfise, 1990. Recherche
« l'ethnique » (avec comme glis- financée par le Plan Construction.
Les conflits autour de l'accès sement immédiat l'imputation de 2
L'atelier de réhabilitation était un lieu
à l'espace public, dont on a vu sens qu'elle implique sur le animé par des architectes et des cher-
précédemment qu'ils sont pour thème de l'insécurité, selon cheurs chargés par l'organisme HLM
laquelle certains étrangers étant d'élaborer, en concertation avec les
une très large part au cœur des habitants, le projet de réhabilitation du
différends quotidiens et le vec- délinquants, les délinquants ne quartier et d'en suivre la réalisation.
teur premier du sentiment d'in- peuvent être qu'étrangers, et Ouvert quotidiennement, il jouait égale-
sécurité, sont précisément ceux tous les étrangers sont virtuelle- ment un rôle de médiation entre le
logeur et les locataires lui permettant
qui synthétisent et réactualisent ment des délinquants), ne peut de régler, par la discussion et la négo-
immédiatement cette double dis- exister que subsumée sous les ciation, certains conflits, liés non seule-
tance entre groupes sociaux par autres, incontournables celles- ment aux travaux mais plus générale-
ment à la vie collective dans la cité.
ailleurs socio-professionnellement là, de la communauté des « rési-
3
semblables. Cette similitude, que dents du quartier», de celle de la Inédites, en ce sens que, dans les
l'avenir probable des uns et des «bande de jeunes», etc. Qu'en années soixante, le peuplement de ces
quartiers s'est caractérisé par une rela-
autres ne modifie que très lente- général les groupes de jeunes ne tive hétérogénéité sociale, rompant en
ment, rend la cohabitation dou- soient pas à composante « ethni- cela avec la période antérieure, et que
teuse, instable, en ce que ce qui que» homogène, c'est ce que les organismes HLM, en considérant
celle-ci comme la référence en matière
se redéfinit au jour le jour, dans confirment la plupart des obser- de peuplement, ont pratiqué des politi-
les échanges anodins et les inter- vations empiriques. Par contre, la ques d'attribution de plus en plus éloi-
actions de la vie quotidienne, cohésion intergénérationnelle gnées des réalités de la demande
est cette forme du lien social, ce sociale. Sur ce point, voir M. Peraldi,
c'est la place des uns et des 1988, ou encore M. Anselme, 1988.
autres, la place des uns par rap- lien sécuritaire, qui permet de
port aux autres et plus encore vivre sans être obligé de s'armer.
l'obligation faite de cohabiter sur Loin d'être la manifestation
une longue période. d'une anomie généralisée, il rend
Or, comme le montre P. Pharo compte de cette élaboration sym- Bibliographie
(1985), dans le cadre de la légiti- bolique qui, donnant sens à une
mité à poser tel ou tel acte, à quotidienneté troublée et à des ACKERMAN, W. 1986. « Le récit de victi-
processus de recomposition misation», Informations sociales, 6:
affirmer telle ou telle revendica- 30-35.
tion, on peut s'autoriser d'une sociale contradictoires, permet
de les supporter. ACKERMAN, W., R. DULONG et P.-H.
communauté de réciprocité ou JEUDY. 1983. Imaginaires de l'insécu-
d'appartenance différente de Vouloir l'éradiquer n'est rité. Paris, Méridiens/Klincksieck.
celle à laquelle se réfère le parte- qu'une chimère, celle de croire ANSELME, M. 1988. «La formation des
naire de l'interaction. Dans ce que le conflit social et les mani- nouveaux territoires urbains et leur
cas précis de l'accès à l'espace festations symboliques auxquel- "crise": les quartiers nord de Mar-
public, la légitimité des jeunes du seille. Les urbanistes dans le doute»,
les il donne lieu sont maîtrisables Peuples méditerranéens, 43, avril-juin.
quartier à être là, à occuper cet une fois pour toutes, alors même
espace public est d'autant plus ANSELME, M. 1990. Entre logeurs et
que l'écart entre dire et faire, logés, tome III, Le lien sécuritaire.
forte à leurs yeux et problémati- entre la « réalité » et les jeux de Marseille, Cerfise.
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La peur de la peur

38
FREUND, J. 1985. « La peur de la peur»,
Actions et recherches sociales, 21, 4,
décembre: 11-30.
GAUCHET, M. 1990. «Les mauvaises
surprises d'une oubliée: la lutte des
classes», Le Débat, 60, mai-août:
288-299. Paris, Gallimard.
PERALDI, M. 1988. Entre logeurs et
logés, tome I, Les figures de la dégra-
dation. Marseille, Cerfise.
PERALDI, M. 1990. Entre logeurs et
logés, tome II, L'épreuve territoriale.
Marseille, Cerfise.
PHARO, P. 1985. Le Civisme ordinaire.
Paris, Méridiens/Klincksieck.

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