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n jour, je parlais du secret avec, la plupart du temps, une orientation
professionnel avec un de mes normalisante déjà prédominante, que
«vieux» professeurs (un sage), penser de ces nouvelles politiques mises
c’est lui qui me dit : «C’est un sujet en place, qui proposent comme objectif
horrible !». Interloqué, je l’ai proba- premier aux personnes qu’elles rencontrent,
blement regardé bizarrement, parce qu’il de rentrer dans le rang, de rentrer dans la
enchaîna alors en guise d’explication, «Le norme, avec l’ambition de sécuriser une
secret professionnel est mort, parce que la frange de la population peu touchée par
profession, le travail social, est mort». la crise économique, et peu soucieuse de
voir la misère humaine venir déranger leur
C’est cette position que
j’ai retournée dans ma tête
avant d’écrire ceci, et qui
est le point de départ de ma
réflexion. Non, je ne crois
pas que le travail social soit
Ph. J. GEORGES, «Les Filles», Expo «Evénement photographie sociale».
mort, je ne crois pas que le
secret profes-sionnel soit
mort, mais il faut recon-
naître qu’il y a danger.
Depuis quelques années,
la politique sociale évolue.
Les politiques sécuritaires,
socio-sanitaires, para-
judiciaires sont mises en
place pour remplacer les
politiques sociales. Des
travailleurs ayant une
formation sociale (au sens
large) sont engagés pour
faire autre chose que du
social. On veut prétendre vie bien réglée…
que cela reste des politiques sociales qui
P. BOURDIEU, dans son livre Métamor-
mettent la personne, le citoyen, au centre
phoses pascaliennes1, exprime une analyse
des préoccupations, et, dans le travail qui 1. P. Bourdieu, Méta-
qui démontre l’emprise de certains à
se réalise, au centre de la relation. morphoses pas-
organiser les lois à leurs profits, tout en caliennes, Paris,
Partant d’un postulat qui indiquerait que tentant de faire croire qu’elles sont la Seuil, Collection
le travail social conjugue et la norma- production de tous. liber, 1997.
lisation et l’émancipation des individus,
Dans ce même livre, l’auteur présente
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une loi de conservation de la violence. travail social, à une violence qui s’inscrit
Cette loi indique que les personnes qui en priorité en faux contre les violences
s’expriment par de la violence visible invisibles et inertes. Il est bien entendu
(vols, agressions, trafic, émeutes, …) qu’un travail de normalisation dans ce
ont subi des violences invisibles (les contexte ne s’inscrira pas du tout dans une
conditions matérielles d’existence, les logique de travail social.
expériences de vie sur les lieux de travail,
dans les écoles, dans l’accessibilité aux
Quʼest-ce quʼune
biens et services, …), et des violences
inertes (qui apparaissent au travers des
structures économiques et sociales et des
mécanismes à travers lesquelles elles se violence légitime
reproduisent), et qu’il est nécessaire de
se pencher sur ces violences invisibles
en travail social ?4
et inertes pour comprendre les violences
Toute action éducative est violente. En
visibles, voire pour les contrer.
amenant une personne, un jeune, dans une
direction (même choisie avec son accord),
le travailleur social (quoiqu’il en dise)
La légitimité de impose une attitude et met en place un état,
celui du novice, dépendant de l’initié. Sans
certaines violences2 brutalité, sans grossièreté, sans coups et
blessures, mais avec la force incontestable
Les violences sont présentes constamment de l’aidant sur l’aidé. C’est l’énigmatique
et perpétuellement dans la société. Il en «Ça fait mal mais c’est pour ton bien».
est certaines qui sont légales. Sont-elles Puisque le travail social participe à l’éduca-
légitimes et au regard de quoi obtiennent- tion, à la socialisation, au respect de
elles cette légitimité ? la per-sonne, il est tout «naturel» qu’il
fasse violence. Contre qui et contre quoi
Il en est d’autres qui apparaîtront légitimes
dépend du travail social : normalisateur ou
(ou au moins compréhensibles) à certains,
émanci-pateur, le travail social ne produit
mais qui n’en sont pas moins illégales. Le
pas la même violence, même si celle-ci se
travailleur social inscrit dans la société
niche aux mêmes endroits, au cœur de trois
participe à ces violences. D’une manière
fonc-tions essentielles du travail social :
qui sera jugée légitime à certains moments
l’éduca-tion, la socialisation, le respect de
et par certaines personnes, et illégitimes
chacun.
à certains moments et par certaines
personnes (la violence d’un même moment Le travail social normalisateur fait violence
pouvant bien entendu être estimée légitime à l’intégralité, à l’intégrité de la personne.
et illégitime selon les courants de pensée et Il la morcelle, ne retient que ce qui
d’action à l’œuvre dans la société). s’emboîte dans une société centrée sur
2. M. Chambeau, «Tra- la sécurité, la production, l’intégration
vail social et Violen- La légalité et la légitimité de son travail
ces», in : Travailler sans vague de chacun. Il décalque sur les
le Social n°25 et 26 social seront de même questionnées à valeurs de soumission, de compétition,
(1999). certains moments en référence à certaines d’individualisme, et les transpose machi-
3. A. Rea : lors dʼune
normes et valeurs dominantes. nalement et sans broncher dans la vie
table ronde, p. 133 collective. Le travail social normalisateur
des actes des assises Faire du travail social amène logiquement stigmatise les bons et les mauvais sur base
de lʼaide à la jeunes- à se trouver dans ces contradictions :
se «Sous le signe du de leur capacité à s’intégrer à la société.
lien». «Faire quelque chose parce qu’on est Il indique les piliers de cette société, et
salarié et obligé de le faire, et, en même applaudit ceux qui sont capables de les
4. Paraphrasant en gran-
de partie D. Mouraux : temps, le contester» 3 Il est nécessaire adopter. La mobilité sociale n’est pas
«Enseigner, cʼest aussi que chaque travailleur social puisse aussi l’affaire du travail social normalisateur. Il
faire violence», in : le analyser sa pratique en terme de légitimité
Ligueur n°21 (48ème contraint chacun à rester en place.
année), 27 mai 1998. de la violence que ses «interventions»
vont produire, au regard de la loi de Il fait violence à tous ceux qui occupent
conser-vation de la violence. Celle-ci une petite place, une mauvaise place, en
circonscrit la légitimité de la violence en bas. Il insiste sur la norme, et néglige
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Petite analyse
la créativité, il oublie la différence, il
impose un travail individuel (ou plutôt
dans une logique individuelle), il fait de (toute petite)
de quelques concepts
l’apprentissage une course où il fête les
gagnants et abandonne les perdants.
au mépris de tous les autres. Ce mode de «La liberté contractuelle est fondée sur
gestion repose sur une gigantesque machine la théorie de l’autonomie de la volonté…
principalement médiatique qui martèle la Lorsque les travailleurs sociaux regardent
seule voie possible. Le travail social tend de plus près les conditions d’obtention du
à s’imbriquer dans cette machine, et ce, en consentement, compte tenu des pressions
posant la nécessité de l’intégration sociale morales, économiques et du poids des
par cette «auto-nomie»-là. institutions, le malaise s’accentue»10
«Quand le devoir d’obéir aux lois présente également la légitimité des modes
promulguées par une majorité législative d’interventions22».
cesse-t-il d’être une obligation, face aux
droits de défendre ses libertés et aux En se positionnant de la sorte, le problème
devoirs de lutter contre l’injustice ?»19 J-F que rencontrent les travailleurs sociaux,
MALHERBE indique qu’il faut « discerner c’est que les principes qui guident
les circonstances dans lesquelles suivre l’obligation de signalement et donc le droit
la lettre de la loi serait moins moral que ou le devoir d’ingérence, sont eux aussi
de transgresser cette lettre au nom même parfaitement légitimes et compréhensibles.
de sa finalité»20. Un enfant est maltraité, c’est par exemple
les parents qui le font comprendre aux
Le cadre fixé, ainsi que les situations travailleurs sociaux, il faut stopper cette
difficiles souvent vécues par les travailleurs maltraitance.
sociaux, méritent qu’on s’arrête un
moment sur ce sujet. En effet, si par Mais signaler, et donc dénoncer, c’est
exemple dans le cadre du décret d’aide peut-être stopper cette violence subie par
à la jeunesse, la capacité de jugement l’enfant. En le plaçant par exemple. Mais
des travailleurs sociaux était considérée ce placement ne sera-t-il cependant pas
suffisante pour prendre les décisions vécu plus violemment encore par l’enfant ?
pertinentes qui s’imposaient notamment Et quel travail sera encore possible avec
en ce qui concerne des situations de les parents ? Pourtant, il y a peut-être un
maltraitance, des cadres plus sécuritaires, risque sérieux pour la santé de l’enfant si
mais aussi des positionne-ments issus de la on le laisse dans sa famille ?
Communauté française (notamment celui Que doivent faire les travailleurs sociaux
de Mme ONKELINX21, alors ministre chargée dans ces situations ? Le jugement prudentiel
de l’aide à la jeunesse), rétrécissent est un concept qui viendrait d’Aristote
largement cette capacité de jugement, mais que J-F MALHERBE développe dans un
en énonçant l’obligation de signalement, livre23 d’une manière qui dans le cadre qui
et donc le droit d’ingérence ou le devoir nous occupe paraît tout à fait intéressante et
d’ingérence. Ce qui limite fortement adéquate. Mais cette proposition n’apporte
cette possibilité pour le travailleur social hélas pas de solution définitive, … ou
de faire valoir ses compétences, mais plutôt heureu-sement.
facilite également, d’une certaine manière,
son travail puisqu’il n’a plus à se poser «Le jugement prudentiel, c’est l’opération
de questions dans le cas de situations par laquelle un sujet moral tente d’appliquer
délicates. Il signale, c’est tout, et c’est avec discernement une règle universelle de
bien plus simple. Mais est-ce pour autant morale dans une situation particulière,
19. J. Habermas : «la
le plus efficace ? Et le travailleur social se quitte à prendre la liberté de corriger la
désobéissance ci- retrouve-t-il dans cette pratique ? règle si son application mécanique devait
vile, test crucial dʼun conduire à un résultat par trop éloigné de
Etat de droit démo-
cratique», M, n°44, la finalité qu’elle vise» (p 130).
février 1991, p. 27. Le jugement prudentiel Il est sans doute arrivé à chacun d’entre
20 & 23. J-F. Malherbe,. Les travailleurs sociaux ont une pratique nous, travailleurs sociaux, de nous poser
Autonomie et pré-
vention-Alcool, ta- importante, des compétences évidentes, la question : «Que faire pour bien faire
bac, sida dans une et une capacité de travail qui leur permet dans de telles situations ? Rien que
société médicalisée,
Editions Artel-Fi-
d’être pertinents dans leurs fonctionne- l’on puisse accepter sans crainte ni
des Coll Catalyses, ments vis-à-vis de situations délicates. tremblement (KIERKEGAARD), puisque quoi
1994, p. 130. Ils se doivent donc de persévérer dans qu’on fasse, il s’ensuit une conséquence
21. Voir interview de une logique de travail qui se constitue qu’on serait en devoir d’éviter si on le
Mme L Onkelinx, essentiellement et d’abord, au niveau de pouvait… Il n’y a qu’une chose à faire,
in : «Journal du droit
des jeunes, n°171,
la demande de la personne, et dans la ce qu’exprime la règle du moindre mal :
janvier 1998. direction que cette dernière désire prendre. provoquer délibérément la plus petite
Et dont la logique d’ingérence ne peut en catastrophe. Parce qu’en agissant autre-
22. M. Chambeau : «Tra-
vail social et violen- aucun cas être le fondement. «Le travail
ces», in : Travailler le social peut dès lors poser la question de
social, n°26, p. 43.
l’obligation et de la morale d’une pratique
imposée, face aux finalités du travail social
idéal(isé). Face au légalisme du cadre, se
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ment, on se rendrait complice d’un mal surtout. La manière de voir et d’analyser
plus grand. Evidemment, il s’agit (parfois les choses sera peut-être différente mais
ou souvent) de poser un acte que l’on elle apportera un éclairage nouveau. C’est
réprouve. Ce n’est donc pas facile». à chacun d’estimer la bonne conception de
(pp. 141, 143, 144). son travail, mais l’apport de la parole de
l’autre enrichira la réflexion. De même,
La seule solution raisonnable mais le dialogue avec des gens d’horizons
qui ne supprime pas le risque de se différents (politique, justice, santé,
tromper et d’avoir à répondre de ses actes pédagogie, associatif, …) apportent des
professionnels, c’est d’introduire dans sensibilités, des avis, qui renforcent la
son travail le dialogue intersubjectif, position défendue, ou amènent à se poser
qui assurera une certaine «protection» à de nouvelles questions. C’est dans le dialo-
l’usager, à d’autres personnes, à la société gue constant que se forge une idée toujours
ou au travailleur social lui-même. plus profonde de la manière de vivre les
Face aux dilemmes auxquels le travailleur réalités, et notamment les réalités du travail
social sera confronté, et sans être certain social, même si cela ne gommera jamais
que par là sortira la bonne solution, la l’incertitude de la décision responsable.
confrontation à l’autre est indispensable. Il n’y a cependant pas d’éthique sans
Il est important que, entre travailleurs dialogue entre sujets…
sociaux, le dialogue se passe, et que
soient abordées les difficultés, difficultés Marc CHAMBEAU
pratiques bien sûr, mais difficultés éthiques Assistant social