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DOSSIER

Article extrait de ETHIQUE & TRAVAIL SOCIAL, L’OBSERVATOIRE N°27, 2000.


Voir www.revueobservatoire.be
Les forces conservatrices sont souvent dominantes. C’est la base en effet qui détecte d’abord ce qui est
requis pour rester vivant. La «désobéissance» qu’elle manifeste alors à l’égard de l’ordre établi est en réalité
une obéissance, souvent prophétique, aux besoins et valeurs qu’appellent les situations nouvelles. Le droit
est toujours partie en retard sur la vie, et toute institution se sclérose si ne fleurissent pas des transgressions
qui préparent les indispensables maturations institutionnelles.
Pierre de Locht. Hors les murs, février 1999.

Entre violences sociales et mandat,


quelle éthique
pour le travailleur social ?

U
n jour, je parlais du secret avec, la plupart du temps, une orientation
professionnel avec un de mes normalisante déjà prédominante, que
«vieux» professeurs (un sage), penser de ces nouvelles politiques mises
c’est lui qui me dit : «C’est un sujet en place, qui proposent comme objectif
horrible !». Interloqué, je l’ai proba- premier aux personnes qu’elles rencontrent,
blement regardé bizarrement, parce qu’il de rentrer dans le rang, de rentrer dans la
enchaîna alors en guise d’explication, «Le norme, avec l’ambition de sécuriser une
secret professionnel est mort, parce que la frange de la population peu touchée par
profession, le travail social, est mort». la crise économique, et peu soucieuse de
voir la misère humaine venir déranger leur
C’est cette position que
j’ai retournée dans ma tête
avant d’écrire ceci, et qui
est le point de départ de ma
réflexion. Non, je ne crois
pas que le travail social soit
Ph. J. GEORGES, «Les Filles», Expo «Evénement photographie sociale».
mort, je ne crois pas que le
secret profes-sionnel soit
mort, mais il faut recon-
naître qu’il y a danger.
Depuis quelques années,
la politique sociale évolue.
Les politiques sécuritaires,
socio-sanitaires, para-
judiciaires sont mises en
place pour remplacer les
politiques sociales. Des
travailleurs ayant une
formation sociale (au sens
large) sont engagés pour
faire autre chose que du
social. On veut prétendre vie bien réglée…
que cela reste des politiques sociales qui
P. BOURDIEU, dans son livre Métamor-
mettent la personne, le citoyen, au centre
phoses pascaliennes1, exprime une analyse
des préoccupations, et, dans le travail qui 1. P. Bourdieu, Méta-
qui démontre l’emprise de certains à
se réalise, au centre de la relation. morphoses pas-
organiser les lois à leurs profits, tout en caliennes, Paris,
Partant d’un postulat qui indiquerait que tentant de faire croire qu’elles sont la Seuil, Collection
le travail social conjugue et la norma- production de tous. liber, 1997.
lisation et l’émancipation des individus,
Dans ce même livre, l’auteur présente
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une loi de conservation de la violence. travail social, à une violence qui s’inscrit
Cette loi indique que les personnes qui en priorité en faux contre les violences
s’expriment par de la violence visible invisibles et inertes. Il est bien entendu
(vols, agressions, trafic, émeutes, …) qu’un travail de normalisation dans ce
ont subi des violences invisibles (les contexte ne s’inscrira pas du tout dans une
conditions matérielles d’existence, les logique de travail social.
expériences de vie sur les lieux de travail,
dans les écoles, dans l’accessibilité aux

Quʼest-ce quʼune
biens et services, …), et des violences
inertes (qui apparaissent au travers des
structures économiques et sociales et des
mécanismes à travers lesquelles elles se violence légitime
reproduisent), et qu’il est nécessaire de
se pencher sur ces violences invisibles
en travail social ?4
et inertes pour comprendre les violences
Toute action éducative est violente. En
visibles, voire pour les contrer.
amenant une personne, un jeune, dans une
direction (même choisie avec son accord),
le travailleur social (quoiqu’il en dise)
La légitimité de impose une attitude et met en place un état,
celui du novice, dépendant de l’initié. Sans
certaines violences2 brutalité, sans grossièreté, sans coups et
blessures, mais avec la force incontestable
Les violences sont présentes constamment de l’aidant sur l’aidé. C’est l’énigmatique
et perpétuellement dans la société. Il en «Ça fait mal mais c’est pour ton bien».
est certaines qui sont légales. Sont-elles Puisque le travail social participe à l’éduca-
légitimes et au regard de quoi obtiennent- tion, à la socialisation, au respect de
elles cette légitimité ? la per-sonne, il est tout «naturel» qu’il
fasse violence. Contre qui et contre quoi
Il en est d’autres qui apparaîtront légitimes
dépend du travail social : normalisateur ou
(ou au moins compréhensibles) à certains,
émanci-pateur, le travail social ne produit
mais qui n’en sont pas moins illégales. Le
pas la même violence, même si celle-ci se
travailleur social inscrit dans la société
niche aux mêmes endroits, au cœur de trois
participe à ces violences. D’une manière
fonc-tions essentielles du travail social :
qui sera jugée légitime à certains moments
l’éduca-tion, la socialisation, le respect de
et par certaines personnes, et illégitimes
chacun.
à certains moments et par certaines
personnes (la violence d’un même moment Le travail social normalisateur fait violence
pouvant bien entendu être estimée légitime à l’intégralité, à l’intégrité de la personne.
et illégitime selon les courants de pensée et Il la morcelle, ne retient que ce qui
d’action à l’œuvre dans la société). s’emboîte dans une société centrée sur
2. M. Chambeau, «Tra- la sécurité, la production, l’intégration
vail social et Violen- La légalité et la légitimité de son travail
ces», in : Travailler sans vague de chacun. Il décalque sur les
le Social n°25 et 26 social seront de même questionnées à valeurs de soumission, de compétition,
(1999). certains moments en référence à certaines d’individualisme, et les transpose machi-
3. A. Rea : lors dʼune
normes et valeurs dominantes. nalement et sans broncher dans la vie
table ronde, p. 133 collective. Le travail social normalisateur
des actes des assises Faire du travail social amène logiquement stigmatise les bons et les mauvais sur base
de lʼaide à la jeunes- à se trouver dans ces contradictions :
se «Sous le signe du de leur capacité à s’intégrer à la société.
lien». «Faire quelque chose parce qu’on est Il indique les piliers de cette société, et
salarié et obligé de le faire, et, en même applaudit ceux qui sont capables de les
4. Paraphrasant en gran-
de partie D. Mouraux : temps, le contester» 3 Il est nécessaire adopter. La mobilité sociale n’est pas
«Enseigner, cʼest aussi que chaque travailleur social puisse aussi l’affaire du travail social normalisateur. Il
faire violence», in : le analyser sa pratique en terme de légitimité
Ligueur n°21 (48ème contraint chacun à rester en place.
année), 27 mai 1998. de la violence que ses «interventions»
vont produire, au regard de la loi de Il fait violence à tous ceux qui occupent
conser-vation de la violence. Celle-ci une petite place, une mauvaise place, en
circonscrit la légitimité de la violence en bas. Il insiste sur la norme, et néglige
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Petite analyse
la créativité, il oublie la différence, il
impose un travail individuel (ou plutôt
dans une logique individuelle), il fait de (toute petite)
de quelques concepts
l’apprentissage une course où il fête les
gagnants et abandonne les perdants.

Il soumet individus et travailleurs sociaux Les concepts à la mode dans le travail


sans discussion. Il est juge et partie et social sont pétris de cette ambiguïté entre
s’arroge trois pouvoirs : il fait la loi, la fait normalisation et émancipation. Prenons les
exécuter et punit ceux qui la violent. exemples de l’autonomie, de la prévention,
du contrat, de l’intégration et du projet.
Bref, il contraint l’être humain à ne pas être
en humanité et l’oblige à être socialement
sans être humainement. L’autonomie
Le travail social émancipateur considère Prenons l’exemple de l’horaire de vie
la personne dans son intégralité. Il se sert de personnes handicapées travaillant
de la responsabilité et de la créativité pour en atelier protégé5 . Lever en institution
renforcer la participation de la personne à la d’hébergement dès 6h30 pour la toilette et
gestion de sa situation. Il part des hommes, le petit déjeuner. Départ pour l’atelier en
des femmes, des jeunes. D’emblée, il leur transport en commun à 8h, arrivée à 9h. Fin
donne la parole et les écoute; il stimule de la journée de travail à 17h. Retour au
leur sens critique et celui de la justice; il bercail à 18h. Repas, tâches ménagères et
encourage la solidarité, il organise le débat il est 20h. Après la dure journée de travail,
sur la chose publique et érige la loi sur le mais aussi du fait de la nécessaire (?) prise
meilleur consensus possible. de médicaments, il est temps de penser à
aller dormir. Il est 21h et ça recommence le
Le travail social émancipateur tend, plutôt lendemain. Pour un travail le plus souvent
qu’à «résoudre» le problème, à ce que la peu intéressant, mal rémunéré, et que
personne trouve une confiance en elle qui d’autres personnes pourraient sans doute
lui permette d’agir elle-même. faire plus rapidement.

A partir de l’intervention, il met en La réalité sociale offre, à ceux qui


évidence les compétences de la personne. travaillent, une autonomie financière qui
Il veut donner à tous les outils pour permet une «certaine» aisance matérielle.
comprendre le monde et participer à son C’est pour cette raison que l’on cherche du
développement si nécessaire. travail. Chacun doit faire des compromis
permettant d’atteindre un mieux (une
Ce travail social émancipateur veut aisance matérielle), en acceptant des
prendre le temps de «l’intégration», il contraintes (le travail).
veut se donner plus de temps pour garantir «La question du travail social, ce n’est pas
à tous une participation à la société, qui que les gens deviennent autonomes comme
tienne compte de la personnalité et des il faut, selon certaines normes, certaines
intérêts de chacun. Il ne fonctionne pas valeurs»6. Devenir autonome selon ces
sur base de la norme sociale, mais donne normes, ces valeurs, c’est entrer dans le
à chacun de quoi créer selon ses aptitudes, monde de l’autonomie tel que mis en place 5. M. Chambeau : «Le
ses goûts, ses projets. travail social, la nor-
par la caste gestionnaire de la société. La me, lʼautonomie»,
définition que ces gestionnaires donnent in : Travail social et
En concevant la résolution du problème Autonomie, Ed An-
de l’autonomie, se base sur le concept nales Cardijn n°15,
comme une construction de la responsabilité 1997.
de la propriété qui rend autonome. Ceux
et de la citoyenneté où c’est l’homme qui
qui veulent atteindre et participer à cette 6. S. Karsz : «Lecture
agit, ce travail social le contraint à l’action.
autonomie doivent dès lors collaborer au critique», p. 55, in :
C’est aussi une violence. Contre l’envie les actes des assises
maximum de leurs capacités à la réussite
de ne rien faire, de rester à la surface des de lʼaide à la jeunes-
économique de la société dans laquelle se «Sous le signe du
choses, de se contenter de peu. Contre lien», (Ed : Ministère
ils vivent. Cette «autonomie» n’est en
la peur de sortir dans le monde et d’être de la Communauté
rien émancipatrice, elle est en réalité un française».
soi-même.
artifice gestionnaire qui instrumentalise
un concept au profit de quelques-uns et
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au mépris de tous les autres. Ce mode de «La liberté contractuelle est fondée sur
gestion repose sur une gigantesque machine la théorie de l’autonomie de la volonté…
principalement médiatique qui martèle la Lorsque les travailleurs sociaux regardent
seule voie possible. Le travail social tend de plus près les conditions d’obtention du
à s’imbriquer dans cette machine, et ce, en consentement, compte tenu des pressions
posant la nécessité de l’intégration sociale morales, économiques et du poids des
par cette «auto-nomie»-là. institutions, le malaise s’accentue»10

Si dans un contrat avec le CPAS, il est


indiqué que la personne s’engage à
La prévention chercher un emploi, cela peut prêter à
P. LASCOUNES7 distingue plusieurs manières sourire, tellement il paraît évident que
d’envisager la prévention en travail social, l’aspect emploi soit présent tant au niveau
allant de la prise en compte du problème d’une guidance sociale, qu’au niveau
à prévenir tel qu’il est circonscrit par financier pour le CPAS. Ce sourire peut
l’organisation sociale qui le mandate se changer en grimace, quand on se rend
(normalisation), jusqu’à l’intégration dans compte de la rapidité avec laquelle certains
le travail, de la critique des structures de d’entre eux passent à l’action suite au non-
contrôle social ce qui devient «prévention respect de cet aspect du contrat.
de l’exclusion». Les travailleurs sociaux,
dans ce cadre, agissent «avec», pour De même, quand le Service d’Aide à la
contrecarrer les circuits d’exclusion Jeunesse dit ne travailler qu’avec l’accord
produits par les agences de contrôle social des jeunes et des familles, et coule cette
(émancipation). méthode de travail dans le contrat, on peut
se poser cette question des conditions
Face à ces orientations diverses, D. DE d’obtention du consentement, surtout que
F RAENE s’interroge sur la pertinence juste derrière, il y a le service de protection
de continuer à prescrire et à utiliser la judiciaire, qui lui ne fonctionne pas sur le
prévention dans le champ de l’aide sociale. principe du contrat «librement consenti».
« …Tourner le dos à la prévention aiderait
l’aide sociale à sortir des initiatives
contrôlantes et normalisantes»8. Et donc
à se retirer un peu plus des structures L’intégration
productrices de violences invisibles. S’adresser à une population marginale ou
«Assimiler émancipation et prévention marginalisée, lui proposer de mettre en
constitue une duperie dont les usagers place une série de démarches, d’initiatives
7. P. Lasounes : «Pré- de services sociaux se rendent compte qui lui permettront de les intégrer à
vention et contrôle rapidement … L’intervenant se retrouve
social», cité par L. la société, cela ne revient-il pas à se
Beau-chesne : La ébahi quand il se rend compte que la limiter à en faire des outils de la machine
prévention de lʼabus prévention (stratégie de pouvoir), il la fait économique, qui est effectivement la
de drogues : une par rapport aux pratiques délinquantes qui
question de contrôle forme d’intégration sociale souhaitée et
social ?, p. 341, in : pourraient émerger»9. promulguée par les artisans de ce qu’on
Lʼusage et lʼabus des
drogues sous la di- appelle la pensée unique. A quel rôle
rection de P. Brisso d’acteur de son histoire cela correspond-il ?
ed Gaëtan Morin.
Le contrat Quel sens cette intégration donne-t-elle à
8. D. De Fraene : «La la vie des personnes ? En quoi l’intégration
prévention nʼa pas Le contrat dans le travail social est une en tant que machine à travailler est-elle
de limites», p. 37,
In : Journal du Droit pratique de plus en plus courante; du émancipatrice ?
des Jeunes, n°171, contrat thérapeutique, au contrat passé
Janvier 1998. Le travail est en effet une valeur constitutive
dans le cadre de l’octroi du minimex,
9. D . D e Fraene : les travailleurs sociaux sont de plus en de la société, de la vie sociale, et donc du
op.cit. plus amenés à intégrer ce nouvel élément travail social, chargé (avec d’autres !)
10. M. Siguier : «Droit dans leur pratique. Si le contrat dans ce d’assurer leur bon fonction-nement. La
de lʼenfance et droit cadre est parfois considéré comme une formation qui y est associée constitue une
de la famille», in :
Annales de Vaucres-
avancée démocratique pour des personnes valeur bis.
son, n°30, 1990. souvent exclues du droit, cette avancée
n’est cependant pas dénuée d’ambiguïté. Il apparaît tous les jours que le travail des
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gens devient de plus en plus le jouet de
quelques-uns. Les délocalisations sont Le projet
journalières, les réductions de salaires sont
Lucien B AREL dans Démocratie(s) et
monnaies courantes, les restructurations
violence(s), remet en cause «la notion de
avec licenciements se font dans l’intérêt
projet, dont l’usage est devenu une figure
de l’entreprise, la flexibilité s’installe
obligatoire, omniprésente, voire même
chaque jour un peu plus, les mariages entre
quasi-impérialiste13». Il fait référence à sa
les géants de l’entreprise et les multina-
pratique et à sa connaissance des maisons
tionales sont fêtés en grande pompe,
de jeunes, mais la réflexion qu’il mène
sans que les ouvriers et les employés
peut s’étendre à d’autres sphères du travail
ne bénéficient d’un avantage nouveau.
socioculturel. Le travail social inscrit
De moins en moins de personnes ont un
presque systématiquement ses usagers
emploi, celles qui le conservent, le trouvent
dans des logiques de projets. Projets en vue
souvent peu intéressant, souvent pénible, et
de retrouver un emploi ou un logement,
souvent peu valorisant . Nombreuses sont
projet de réinsertion scolaire, et même,
celles qui se rendent compte de l’inutilité
plus largement, projet de vie. Alors qu’«il
sociale de la production à laquelle elles
n’est pas évident que chacun soit, à tout
participent, ainsi que de sa nocivité pour
moment, en toutes circonstances de son
l’enviro-nnement, les gens qui y habitent
existence, en mesure de projeter l’avenir»
et les générations futures.
(p 57). L. BAREL propose de questionner ce
que cette omniprésence du projet favorise,
Axer le travail social sur la quête de cet mais aussi ce que cela empêche.
emploi salvateur tant qu’on reste dans
cette logique a quelque chose d’indécent. Il est important et nécessaire pour les
Dans le même ordre d’idée, proposer adolescents des maisons de jeunes de
une formation qui, hypothétiquement, pouvoir «s’enfermer» dans une caverne à
permettra d’aboutir à l’emploi, est une l’écart et même contre «l’institution totale
production de violence à laquelle de plus virtuelle» (Virillio), et de tenter l’ouverture 11. B. Devos, texte de
en plus de gens (de jeunes) sont sensibles. d’un lieu où l’on peut se réapproprier des la conférence : «Les
«Il est important de redire combien il est peines alternatives,
expériences singulières. intentions du légis-
scandaleux de résumer l’enseignement et lateur et réalités du
l’éducation des jeunes à un pré-formatage terrain», Ed Liaison
«La figure obligée du projet va prédé- antiprohibi-tionniste
pour remplir une fonction précise, et terminer de façon encore bien plus asbl, 1996, p. 75.
combien cette idée devient véritablement impérative le mode d’être et le mode d’agir
assassine dès lors que l’on sait comment 12. N. Desmedt : «Quelle
– des gens qui doivent s’y inscrire-, en les réponses et quelles
la situation actuelle de l’emploi, fera que contraignant à se plier à une rationalité questions du côté
ces jeunes pré-formatés pour un emploi des pratiques», table
instrumentale, … qui définit… l’entièreté ronde, p. 139, des
n’auront que pour très peu d’entre eux, du champ des possibles et des impossibles actes des assises de
l’occasion de remplir véritablement ou du licite et de l’illicite… On sape à la lʼaide à la jeunesse,
la fonction pour laquelle ils ont été «Sous le signe du
racine la «chance» qu’auraient les acteurs lien», (Ed : Ministère
formés»11. de créer ou d’inventer des expériences de la Communauté
originales ou même de se préserver française».
Face à cette violence invisible, mais ô du monde pour laisser mûrir les choses 13. «Démocratie(s) et
combien réelle, il arrive que des jeunes 14
» (p 58). v i o l e nc e ( s ) » , une
réflexion collective
refusent cette école du mensonge et de 1996-97, Collection
l’inutile, et réagissent violemment à un Par une mauvaise compréhension du Articulations Sémi-
tel mépris. Ces jeunes, que l’on place sens des valeurs qu’il entend défendre naires CFCC/CESEP.,
p. 57.
parmi les déviants, N. D ESMEDT de la au travers de concepts au premier abord
confé-dération générale des enseignants, généreux, le travailleur social s’inscrit 14. L. Barel propose un
autre sens au projet,
les qualifie tout autrement : «Les élèves dans la logique de la pensée unique et qui serait «une quête,
qui refusent l’école parce qu’elle n’a pas donc des violences invisibles et inertes. une raison pour la-
de sens pour eux, sont des élèves sains. On Une volonté de mieux comprendre le sens quelle nous sommes
prêts à nous met-
les appelle parfois déviants, on les envoie des valeurs qu’on veut lui faire appliquer tre en danger, une
parfois dans l’enseignement spécial. Selon et un travail de recherche d’une définition manière dʼéchapper
aux chemins tout
nous, ils sont sains, dans la mesure où qui s’oriente prioritairement vers le tracés», (p. 59).
personne n’accepte du non-sens»12. développement de l’humain, lui permettra
d’organiser son travail dans une visée plus
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émancipatrice. comme un aspect nécessaire et essentiel du


travail que l’on veut mener.

Le secret professionnel15 Dire que le secret professionnel établissant


la confiance, permet une relation qui
J’ai eu ces dernières années une pratique contribue aussi à sa manière à stabiliser
de travail dans le cadre des mesures l’ordre social, et cela de manière sans
alternatives à la détention préventive16, doute plus profonde et plus durable que
dans le cadre du plan global, ce qui est dans un cadre essentiellement coercitif.
un peu, le pendant pour le ministère de
Pour que des magistrats (le principal
la justice des contrats de sécurité. C’est
pourvoyeur dans le cadre des mesures
un travail où les demandes proviennent
alternatives) fassent confiance, il faut
d’abord des instances judiciaires qui, par
qu’ils connaissent le projet, qu’ils sachent
la suite, peuvent demander des comptes sur
que le travail social est envisagé avec
la manière dont le travail se passe. C’est
le secret professionnel, et que ce secret
un travail qui s’inscrit tout à fait nettement
professionnel dans ce cadre est un préalable
dans le cadre de la contrainte.
à la mise en place d’un travail psychosocial
Admettant que mon travail s’exerce le utile, puisque basé sur la confiance à
plus souvent dans ce cadre, je ne peux établir, puis peut-être établie.
cependant l’envisager qu’avec un certain Pour que des collaborations de confiance
nombre d’exigences de qualités. puissent s’établir avec des collègues
d’autres institutions, il faut leur dire le
Comme tout travailleur qui se respecte,
cadre institutionnel, pratique, éthique et
je pense que le travail que nous réalisions
déontologique.
est un travail valable, qu’il correspondait
à nos valeurs, que nous avions une éthique Pour qu’une relation de confiance puisse
et une déontologie de travail axées sur le s’établir avec les personnes quel que
bien-être de la personne, et qu’il était un soit le cadre de la rencontre, le cadre de
travail social qui penchait plus vers le pôle travail est expliqué. En ce compris, quand
de l’émancipation, que vers le pôle norma- il s’agit d’une situation de contrainte, le
lisateur, et ce malgré le cadre, et que donc cadre institutionnel qui précise les rapports
le secret professionnel y restait un outil (réels et inévitables) avec le monde
important et nécessaire. judiciaire, et ceux chargés notamment du
contrôle du respect des conditions. Il est
Et puisque le cadre est là et qu’il faut également précisé que le travail se fait
faire avec, je pense que pour garder ce dans le respect du secret professionnel, et
travail valable, et pour qu’on nous laisse que les relations avec le monde judiciaire
travailler avec la possibilité d’établir la ne sont pas incompatibles avec ce secret
confiance avec les hommes et les femmes profes-sionnel.
qui viennent nous voir, et donc maintenir
15. Voir Journal du Droit ce qui est une des bases essentielles du Ils ont les cartes en mains, c’est à eux de
des Jeunes, Novem- travail social, le secret professionnel, et
bre 1999, Actes du
faire le choix de faire confiance ou pas. Et
colloque «Le secret bien je pense que paradoxalement, il faut étant donné le cadre présenté, ne pas faire
professionnel, sous beaucoup dire. confiance n’est pas illégitime.
le signe du lien»,
organisé par Aide
et Prévention Enfant Beaucoup dire, aux instances judiciaires, Le travail au long de la mesure contrainte,
Parents à Charleroi, beaucoup dire aux collègues des autres sera de tenter d’établir cette confiance,
le 20 mai 1999.
institutions, beaucoup dire aux gens avec mais dans le maintien de la clarté. Avec
16. M. Chambeau : «Y lesquels on travaille. ou sans succès. S’il n’y a pas de succès,
a-t-il un travail so- c’est parce qu’il n’y aura pas eu de mise
cial possible dans le
cadre des mesures
Dire par souci de la vérité. Dire pour en place de la confiance minimale, ou qu’il
judiciaires alternati- obtenir la confiance. n’y aura pas eu de demande. Ce qui ne veut
ves ?», in : Les infos
de la criminologie
pas dire que, par rapport à la justice par
n°14, (Revue in-
Dire pour présenter son projet institu- exemple, la personne n’aura pas rempli
formative de lʼasbl tionnel, son projet de travail, pour défendre son contrat. Simplement, on aura chacun
Maison de la Crimi- sa qualité, pour affirmer sa compétence.
nologie). perdu du temps.
Dire pour présenter le secret professionnel
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Ph. P. DEVILLÉ. Expo «Evénement photographie sociale».
Un succès, ce pourrait être d’établir cette normatif de sa fonction, c’est accepter
confiance, ou de trouver un autre part où l’instrumentalisation du travail social au
la personne rencontrée sentira pouvoir service de la pensée unique, «la seule
s’exprimer plus librement, avec moins autorisée par une invisible et omniprésente
de contraintes. Une autre institution police de l’opinion» 17. Le travailleur
par exemple, ou des activités de groupe social doit se positionner vis-à-vis de cette
organisées au sein du service. instrumentalisation. Soit il ne se rend pas
compte de cette évolution de l’Humanité,
Parfois, souvent, l’objectif est d’obtenir soit il s’en rend compte et il accepte, soit
suffisamment de confiance pour entamer il s’en rend compte et il refuse.
réellement un travail à la fin de la mesure
contrainte, ou pour, toujours à la fin de Dans les deux premières propositions,
cette période, garder une porte ouverte le travailleur social acceptera d’être
pour une éventuelle demande émanant de instrumentalisé, et gèrera les situations
la personne cette fois, demande qui peut qu’il aura à rencontrer, de manière à
parfois intervenir plusieurs mois après. permettre à cette pensée de se développer. 17. I . R a m o n e t : « L a
pensée unique», in :
Sa mission, rendre invisibles et contrôler Le Monde Diploma-
les problèmes qui pourraient se poser. tique, Paris, janvier
1995.
Le travailleur social S’il refuse, le travailleur social devra 18. A. Rea : «Désagré-
et son mandat exercer son action en collaboration
avec les populations avec lesquelles il
gation du lien so-
cial, investissement
professionnel et dé-
S’il admet les liens entre travail social a à intervenir. Il devra dès lors avoir sengagement politi-
et violences, et que le travail social une fonction de travailleur social – que», p. 121, in : les
citoyen18, et, en tant que professionnel, actes des assises de
normalisateur renforce les violences et lʼaide à la jeunesse
les injustices subies par la population une fonction de formateur-informateur «Sous le signe du
dans la compréhension des réalités sociales lien», (Ed : Ministère
marginalisée, le travailleur social qui de la Communauté
a entendu lors de sa formation que son que les populations rencontrent, et une française», et «Sé-
rôle d’émancipation était loin d’être fonction de soutien dans les actions que curité ou solidarité.
les populations voudront mener. Confusion dans la
négligeable, peut se poser des questions politique de sécu-
concernant son mandat réel. Se mettre risation des villes»,
Ne pas respecter la lettre d’un mandat p. 65, in : Cahiers
véritablement au service de ces populations, paraît dès lors quelque chose d’imagi- Marxistes, n°200,
c’est prendre le risque de s’opposer à nable, pour un travailleur social. novembre-décem-
la société qui l’emploie et lui paie son bre, 1995.
salaire. Accepter l’essentialité du pôle Mais est-ce éthiquement acceptable ?
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«Quand le devoir d’obéir aux lois présente également la légitimité des modes
promulguées par une majorité législative d’interventions22».
cesse-t-il d’être une obligation, face aux
droits de défendre ses libertés et aux En se positionnant de la sorte, le problème
devoirs de lutter contre l’injustice ?»19 J-F que rencontrent les travailleurs sociaux,
MALHERBE indique qu’il faut « discerner c’est que les principes qui guident
les circonstances dans lesquelles suivre l’obligation de signalement et donc le droit
la lettre de la loi serait moins moral que ou le devoir d’ingérence, sont eux aussi
de transgresser cette lettre au nom même parfaitement légitimes et compréhensibles.
de sa finalité»20. Un enfant est maltraité, c’est par exemple
les parents qui le font comprendre aux
Le cadre fixé, ainsi que les situations travailleurs sociaux, il faut stopper cette
difficiles souvent vécues par les travailleurs maltraitance.
sociaux, méritent qu’on s’arrête un
moment sur ce sujet. En effet, si par Mais signaler, et donc dénoncer, c’est
exemple dans le cadre du décret d’aide peut-être stopper cette violence subie par
à la jeunesse, la capacité de jugement l’enfant. En le plaçant par exemple. Mais
des travailleurs sociaux était considérée ce placement ne sera-t-il cependant pas
suffisante pour prendre les décisions vécu plus violemment encore par l’enfant ?
pertinentes qui s’imposaient notamment Et quel travail sera encore possible avec
en ce qui concerne des situations de les parents ? Pourtant, il y a peut-être un
maltraitance, des cadres plus sécuritaires, risque sérieux pour la santé de l’enfant si
mais aussi des positionne-ments issus de la on le laisse dans sa famille ?
Communauté française (notamment celui Que doivent faire les travailleurs sociaux
de Mme ONKELINX21, alors ministre chargée dans ces situations ? Le jugement prudentiel
de l’aide à la jeunesse), rétrécissent est un concept qui viendrait d’Aristote
largement cette capacité de jugement, mais que J-F MALHERBE développe dans un
en énonçant l’obligation de signalement, livre23 d’une manière qui dans le cadre qui
et donc le droit d’ingérence ou le devoir nous occupe paraît tout à fait intéressante et
d’ingérence. Ce qui limite fortement adéquate. Mais cette proposition n’apporte
cette possibilité pour le travailleur social hélas pas de solution définitive, … ou
de faire valoir ses compétences, mais plutôt heureu-sement.
facilite également, d’une certaine manière,
son travail puisqu’il n’a plus à se poser «Le jugement prudentiel, c’est l’opération
de questions dans le cas de situations par laquelle un sujet moral tente d’appliquer
délicates. Il signale, c’est tout, et c’est avec discernement une règle universelle de
bien plus simple. Mais est-ce pour autant morale dans une situation particulière,
19. J. Habermas : «la
le plus efficace ? Et le travailleur social se quitte à prendre la liberté de corriger la
désobéissance ci- retrouve-t-il dans cette pratique ? règle si son application mécanique devait
vile, test crucial dʼun conduire à un résultat par trop éloigné de
Etat de droit démo-
cratique», M, n°44, la finalité qu’elle vise» (p 130).
février 1991, p. 27. Le jugement prudentiel Il est sans doute arrivé à chacun d’entre
20 & 23. J-F. Malherbe,. Les travailleurs sociaux ont une pratique nous, travailleurs sociaux, de nous poser
Autonomie et pré-
vention-Alcool, ta- importante, des compétences évidentes, la question : «Que faire pour bien faire
bac, sida dans une et une capacité de travail qui leur permet dans de telles situations ? Rien que
société médicalisée,
Editions Artel-Fi-
d’être pertinents dans leurs fonctionne- l’on puisse accepter sans crainte ni
des Coll Catalyses, ments vis-à-vis de situations délicates. tremblement (KIERKEGAARD), puisque quoi
1994, p. 130. Ils se doivent donc de persévérer dans qu’on fasse, il s’ensuit une conséquence
21. Voir interview de une logique de travail qui se constitue qu’on serait en devoir d’éviter si on le
Mme L Onkelinx, essentiellement et d’abord, au niveau de pouvait… Il n’y a qu’une chose à faire,
in : «Journal du droit
des jeunes, n°171,
la demande de la personne, et dans la ce qu’exprime la règle du moindre mal :
janvier 1998. direction que cette dernière désire prendre. provoquer délibérément la plus petite
Et dont la logique d’ingérence ne peut en catastrophe. Parce qu’en agissant autre-
22. M. Chambeau : «Tra-
vail social et violen- aucun cas être le fondement. «Le travail
ces», in : Travailler le social peut dès lors poser la question de
social, n°26, p. 43.
l’obligation et de la morale d’une pratique
imposée, face aux finalités du travail social
idéal(isé). Face au légalisme du cadre, se
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DOSSIER
ment, on se rendrait complice d’un mal surtout. La manière de voir et d’analyser
plus grand. Evidemment, il s’agit (parfois les choses sera peut-être différente mais
ou souvent) de poser un acte que l’on elle apportera un éclairage nouveau. C’est
réprouve. Ce n’est donc pas facile». à chacun d’estimer la bonne conception de
(pp. 141, 143, 144). son travail, mais l’apport de la parole de
l’autre enrichira la réflexion. De même,
La seule solution raisonnable mais le dialogue avec des gens d’horizons
qui ne supprime pas le risque de se différents (politique, justice, santé,
tromper et d’avoir à répondre de ses actes pédagogie, associatif, …) apportent des
professionnels, c’est d’introduire dans sensibilités, des avis, qui renforcent la
son travail le dialogue intersubjectif, position défendue, ou amènent à se poser
qui assurera une certaine «protection» à de nouvelles questions. C’est dans le dialo-
l’usager, à d’autres personnes, à la société gue constant que se forge une idée toujours
ou au travailleur social lui-même. plus profonde de la manière de vivre les
Face aux dilemmes auxquels le travailleur réalités, et notamment les réalités du travail
social sera confronté, et sans être certain social, même si cela ne gommera jamais
que par là sortira la bonne solution, la l’incertitude de la décision responsable.
confrontation à l’autre est indispensable. Il n’y a cependant pas d’éthique sans
Il est important que, entre travailleurs dialogue entre sujets…
sociaux, le dialogue se passe, et que
soient abordées les difficultés, difficultés Marc CHAMBEAU
pratiques bien sûr, mais difficultés éthiques Assistant social

Bibliographie D. MOURAUX : «Enseigner, c’est aussi faire


violence», in : le Ligueur n°21 (48ème année),
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Alcool, tabac, sida dans une société l’équipe Toxicomanie du CSM du CPAS à
médicalisée, Editions Artel-Fides Coll Charleroi, le 20 mai 1999, Journal du Droit
Catalyses, 1994. des Jeunes, Novembre 1999
Interview de Mme L. ONKELINX, in : «Journal
du droit des jeunes», n°171, janvier 1998.
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