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Jean Carmet

Ji.,'N4,hl En 1991, pour notre série d'été, nous l'avions rencontré.


Pendant des heures, il nous avait raconté Jean Carmet. Extraits.

Carmet intime
e suis né dans la vigne. A Bour- Ma mère était très différente de mon trois ans et demi. Je suis costaud et je

J gueil , tout le monde était viti-


culteur, y compris mon pére, qui
exerçait le métier de bourrelier.
Mes premiéres émotions tournent au-
tour du vin. J'en ai entendu parler toute
père. D'abord, elle venait de la ville -
mes grands-parents habitaient Tours.
voudrais aller à l'école !"
Des fugues, j'en ai fait des centaines :
Ensuite, elle était trés religieuse : jamais
elle ne se serait mêlée à la gaieté
qu'engendraient les récits de mon père
certains jours, po_ur m'en empêcher, on
m'attachait avec un brin de laine au
radiateur. Mais la plus belle, c'est celle
mon enfance. Trés longtemps, j'ai cru que j'ai projeté de faire avec Emile.
Et puis, il y avait cette histoire de portes
que BourgueiJ était la capitale mondia- fermées. Dès que j'ai su mettre un pied Emile était un ami de mon père : un
le de la vinification. devant l'autre, j'ai attendu qu ' elles enfant de Bourgueil qui s'était exilé à
Mon pére, qui venait de la campagne, s'ouvrent. Quand l'une d'elles s'entrou-Paris pour devenir chef de rang dans
était extrêmement pittoresque. On le vrait, je filais ... C'est comme ça qu'un
un grand magasin . Il revenait chez nous
disait paresseux et c'était sûrement un jour je suis parti à la recherche du tous les ans, à l'époque des vacances,
peu vrai, mais il était trés aimé. Il trim- bruit du train. et se rattrapait de tout ce qu'il n'avait
balait la même bande de copains depuis li n'y avait pas de gare à Bourgueil.pu faire à Paris.
l'école, et partageait tout avec eux : le Mais certains jours de grand vent, ou C'était un type extraordinaire, Emile,
pain , le fromage, la charcuterie et le lorsqu'il allait pleuvoir, on entendait avec des hobbies étonnants. Une année,
produit de la vigne. passer le Nantes-Lyon , à quatre kilo- c'était la cordonnerie. Alors, il disait à
On dit que j'ai parlé trés tôt, mais que métres de là. "Tiens, voila le Nantes- tout le monde : "Je vais ressemeler vos
je refusais de marcher ; et moi, je crois Lyon. Il va pleuvoir", disait mon père. chaussures." Il commençait par retirer
que, si je ne marchais pas, c'est que je Donc, un jour, la .porte était entrouver-
les semelles et puis ... rien ne se passait,
voulais être là en permanence pour parce qu'il avait déjà la tête à autre
te et j'entends le train ... Quand on m'a
regarder et écouter. Je me souviens de rattrapé, j'avais déjà fait trois ou qua-
chose. On le regardait rentrer à Paris
grandes journées de soleil , allongé tre kilomètres et j 'avais vu le train .et nos chaussures étaient inutilisables ...
sur une couverture. J'écoutais tout. C'était ma premiére fugue. Tl me racontait des choses incroya-
Un jour, évidemment, il a quand mê- bles, Emile. Il parlait de Verlaine. JI me
La seconde, je l'ai faite pour aller à
me fallu marcher, aJJer à la rencontre de citait des vers. Un jour, il me dit : "On
l'école. Je voyais les autres enfants avec
ces bruits qui m'avaient tellement inté- un cartable à la main traverser la placene peut pas rester à Bourgueil toute
ressé. Et là, s'est posé un probléme : ma tous les matins pour s'y rendre et j'ai notre vie. L'avenir, c'est l'Amérique."
mère avait la manie de fermer les por- décidé d'y aller moi aussi . J'ai faussé A l'école, j'avais des copains, mais
tes. El.le avait la hantise qu'il m'arrive compagnie à mes parents. Je suis entré tout m'était prétexte à rêver. La classe,
quelque chose ou que j 'attrape mal. dans une classe et j'ai dit à l'institu-c'était surtout l'occasion de rencontres
Bien avant l'heure, elle avait la notion trice, qui s'appelait madame Millet : pittoresques ... J'ai été doué juste le
du «microbe» : elle en voyait partout. "Madame, je m'appelle Carmet. J'ai temps d'apprendre l'orthographe, la
lecture et de savoir compter jusqu'à
cent. Aprés, j 'ai eu le sentiment que
ça suffisait. J'ai quitté Mme Millet,
l'institutrice, et je suis allé au lycée. Je
devrais dire "aux lycées". Parce que j'en
ai fait beaucoup : soit je partais, soit
on se séparait de moi.
Une fois, j'en ai vraiment eu marre :
Je m'étais sauvé pour la énième fois de
mon lycée et je suis entré comme
manœuvre chez Dunlop. Là, ça a vrai-
ment failli barder. Mais mon grand-
père paternel , qui était un type for-
midable, a réussi à arrondir les angles :
c'était un homme trés haut en couleur !
li ne mentait jamais, ne truquait jamais.
Avec Jean-Pierre Cassel, Claude Rich et Mais je l'ai toujours soupçonné d'avoir
Claude Brasseur, Jean Carmet est Emile, enlevé ma grand-mère quand il avait
un des prisonniers du « Caporal épinglé "· •16 ans et contre le gré de ses parents !

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on le dépensait aussitôt. C'était juste


assez pour boire un coup, s'acheter une
paire de chaussettes, donner des espoirs
à son hôtelier, et surtout, surtout, se
taper un bon repas ! Ah, j'étais encore
loin du théâtre !
Je devais vraiment avoir un côté
pique-assiette parce que je passais mon
temps à me faire virer par les femmes
des copains. Mais j'avais une vie per-
sonnelle très riche. Je voyais énormé-
ment d'écrivains - j'ai même fréquenté
la bande à Boris Vian à Ville-d'Avray -
et des peintres complètement allumés.
Entre deux boulots, je continuais à
faire de la figuration . Le milieu me plai-
sait. On y croisait de vieux acteurs qui
en étaient réduits à ça pour gagner leur
vie. Et puis des élèves du Conservatoire
à qui on n'osait pas adresser la parole :
on avait quand même le sens de la hié-
rarchie ! J'en étais là quand j'ai fait la
connaissance d'un ami de Marcel Her-
rand, l'un des directeurs du Théâtre des
Mathurins. "Tu ne peux pas continuer
comme ça, m'a-t-il dit. Si tu veux je
t'organise un rendez-vous avec lui. " Et
c'est comme ça que je me suis retrouvé
Il avait toujours rêvé de jouer un des deux idiots de « Bouvard et Pécuchet "· dans le bureau de Marcel Herrand. Il
venait d'ouvrir un cours et m'a accueil-
L'épisode Dunlop n'a duré que trois La piaule était au nom d'un copain li distraitement. Ce qui m'a frappé,
mois : on m'a recoUé dans un lycée et peintre, mais on était six à dormir c'étaient les bouteiUes sur son bureau :
j'ai repris mes habitudes de vagabond, dedans. Evidemment, on ne figurait pas elles étaient peintes dans un bleu déli-
en attendant de fuguer à nouveau. sur les registres de police et tout l'art cat, avec des oiseaux. Je me suis dit :
Et ça a été Paris. consistait à entrer en douce, à la barbe "Quelle idée de peindre des bouteil-
Beaucoup de mes copains y étaient de l'hôtelier. Ensuite, on allait s'allon- les !" Beaucoup plus tard, j'ai décou-
déjà, et la vérité, c'est que j'en étais ja- ger, on dédoublait le lit qui n'était pas vert que c'étaient des bouteilles peintes
loux. La plupart étaient aux Beaux- grand et on filait le lendemain avant par Magritte !
Arts et c'étaient de bons élèves. Eh six heures du matin. Herrand m'avait proposé une au-
oui ! J'avais beau être un cancre, j'étais Pour vivre, enfin, pour se nourrir, on dition . Par chance, je connaissais une
toujours ami avec les bons élèves ! allait décharger des cageots. Le reste du pièce de Guitry qui s'appelait Les Deux
A la gare de Tours, j 'ai acheté un temps, on se baladait. Moi, surtout. J'ai Couverts, que j'avais jouée dans un spec-
paquet de Carnel - je trouvais que ça marché des journées entières sur les tacle de patronage à Tours. li a trouvé
faisait chic - et j'ai sauté dans un train. traces de Rimbaud. J'allais dans les rues que je parlais juste : j'ai été pris dans son
J'avais 17 ans. qu'il fréquentait, devant des immeubles cours. Je suis devenu une sorte d'homme
Mes copains vivaient dans des con- qu'il avait pu voir. .. J'ai beaucoup traîné de main. Je m'occupais du théâtre, des
ditions matérielles très précaires, ils rue Campagne-Première, parce que je affaires ménagères, du ravitaillement et
habitaient un hôtel minable, à côté savais qu'il y avait habité une chambre de la régie. Très vite, j'ai même habité
du Val-de-Grâce, et n'avaient pas droit de bonne avec Verlaine. Peut-être que, une loge, parce qu'Herrand s'était rendu
à plus d'une heure d'électricité par jour. naïvement, je pensais les retrouver. compte que j'étais souvent sans domicile.
Quand l'heure était écoulée, crac, la La galère, quoi ! Mais c'était le bon Je continuais à faire un peu de figu-
minuterie s'éteignait ! temps. Le peu d'argent qu'on gagnait, ration. C'est encore grâce à Marcel ..,...
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Un air de bête humaine pour ce cheminot du P.L.M. : Baptiste, le père borné de « Violette Nozière ».

~ Herrand, qui y jouait Lacenaire, l'envie de continuer. Enfin, quelq ue Après Un ange qui passe, il y a eu Les
que je dois d'être dans Les Enfants du temps ! Car je suis parti des Mathurins. Branq11ig110/s. Je m'étais lié d'amitié
Paradis. Mais ça n'allait jamais loin : je Sur un coup de tête, évidemment. avec Francis Blanche. Il avait cosigné
ne pouvais tourner que des films qui Je ne vivais plus nulle part. Je sui- les dialogues du spectacle avec Dhéry
ne nécessitaient aucun apport personnel vais des trains. Je montais dedans sans et faisait partie de la troupe des débuts.
de garde-robe. billet ; quand j'avais très faim, il y avait C'est en partie à lw que je dois mon pas-
La providence de ma vie matérielle, toujours des gens qui me payaient à sage dans la Famifle Duraton. La radio,
ce fut les parents de Jean-Marc Thibault. bouffer ! C'était la guerre et je me plan- ça a été un sacré événement : d'abord,
Ils habitaient Montreuil et monsieur quais au passage des lignes de démar- pour la première fois de ma vie, j'avais
Thibault père ètait cuisinier à la canti- cation . A cette époque, j'ai même tra- un fixe - oh, très petit - mais je vivais
ne de l'ècole. Quand on y allait à l'heu- vaillé comme emp loyé des pompes alors une période de famélisme inté-
re du dîner, on avait droit à un steak funèbres à Nice. gral ! Ensuite, la France entière vivait
et un co.up de pinard. L'aubaine ! Ma- J'ai eu plusieurs entractes comme ça. à l'heure de ce feu illeton .
dame Thibault ne voyait pas d'un bon A Paris, on me cherchait. Et de temps Les Duratoo , ça a duré des années.
œil que son fils devienne acteur et me en temps, mes amis me retrouvaient. Ce qui me plaisait, c'est qu 'on impro-
considérait comme son compagnon de Je connaissais bien Georges Herbert, visait complètement. Je pouvais sécher
débauche. "Tiens, voilà Feignant et Com- l'un des directeurs des tournées Kar- des mois durant, on trouvait toujours
pagnie", disait-elle quand on arrivait. senty. A l'époque, il s'occupait aussi des expllcations à mes absences répé-
Aux Mathurins, on m'a offert un rôle du Théâtre La Bruyère et cherchait un tées. C'était complètement surréaliste :
par hasard ! Herrand et Jean Marchat - acteur pour jouer le petit-fils de Pierre on est même a ll é j usqu 'à retrouver
avec qui ri dirigeait le théâtre - mon- Brasseur dans Un ange qui passe. Il Gaston, mon personnage, au fond d'un
ta ient la Demoiselle de Panama, de avait pensé à moi pour le rôle mais ne aquariu m da ns une fête foraine ! Ça
Marcel Achard, et ils cherchaient un savait pas où me trouver. Il s'entêtait. me laissait du temps libre.
très jeune Noir. Finalement, comme ils "C 'est un rôle pour Carmet", disait- Souvent, un copain qui a une bagnole
n'en trouvaient pas, ils se sont décidés il à Brasseur. Brasseur m'avait vu jouer me demande où je veux aller. Je lui
à me confier le rôle. "On n'a qu'à lui bar- chez Herrand, mais ne me connaissait rus : "Dépose-moi là ! - Et après. - Ben
bouiller le visage", ont-ils dit. Voilà, j'ai que par un de mes surnoms : on après, tu fous le camp. " Je sais que j'ai
débuté au thèâtre dans un rôle de Noir ! m'appelait souvent Bilbo. ·'Non , pas rendez-vous avec quelque chose, mais
Un petit rôle, hein, mais ça m'a donnè Carmet, c'est Bilbo qu 'il nous faut", je ne sais pas exactement avec quoi. Je
répétait-il à Herbert. lis ont commencé ressemble aux rats qui suivaient le
à me chercher tous les deux, persua- joueur de flûte : je suis une musique. je
dés de ne pas parler du même homme. suis un son , je suis une couleur.
C'est ainsi que je suis revenu au théâtre. La pensée de perdre un jour ma mobi-
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lité me terrifie. Mais je peux aussi res— de faire là ! Vous m‘avez parlé de votre nutes.” Voilà : de prise en prise, j‘avais
ter immobile pendant des heures, assis père, je crois le voir. Quel dommage démystifié mon plaisir, renoncé à mon
sur une pierre, pour identifier un bruit. qu‘on se soit mis d‘accord pour que onanisme, oublié de me vautrer dans
Je me dis : ”Va—t—il se reproduire dans vous ne portiez pas de moustache ! une sensibilité sirupeuse. Renoir m‘avait
une heure, dans deux, dans trois ? Prenez donc un peu l‘accent de votre appris quelque chose.
Sera—t—il modulé autrement ?” Et moi père.” Et c‘est comme ça que j‘ai ”com— A part les copains, à part les intimes,
qui bouge tout le temps, je reste là, dans posé” un personnage avec moustache personne ne sait comment je vis. Alors,
un état de léthargie apparente. Tout ça, et accent. quelquefois, je me demande si les gens
c‘est ma façon de me ”recharger”, en C‘était tout Renoir, cette façon de se posent des questions à mon sujet :
ouvrant des portes sur l‘inconnu. persuader les gens ! Pendant le tour— ”Est—ce qu‘il est pédé ? Est—ce qu‘il est
Le hasard... Il tient un grand rôle nage, il faisait pareil. Toujours dans Le marié ? Est—ce qu‘il a des enfants ?” Eh
dans ma vie. C‘est par hasard que j‘ai Caporal épinglé, il y avait un plan qui oui, j‘ai des enfants : deux garçons qui
rencontré Jouvet, Dréville, Renoir... durait quatre minutes. ont bien, très bien réussi. Et j‘ai élevé
Jouvet avait de l‘affection pour moi. A la fin de la première prise, Jean les deux filles de ma deuxième femme.
Et puis, comment me voit—on ? Quand
Quand on m‘appelle Monsieur, je regarde on m‘appelle ”Monsieur”, je regarde
toujours derrière moi pour savoir à
derrière moi pour savoir à qui on s‘adresse. qui on s‘adresse. Heureusement, ça
n‘arrive pas trop souvent : les gens
Heureusement, ça n‘arrive pas trop souvent. qui sont de mon âge m‘appellent plu—
tôt Jeannot. Ils disent à leur gosse :
Je n‘avais pas avec lui les mêmes rap— Renoir remet son chapeau, me regarde ”Embrasse Jeannot.” Ou bien : ”Oh,
ports que ses élèves, François Périer longuement et me dit : ”C‘est admi— Jeannot, viens... On t‘a vu à la télé...
ou Bernard Blier. Pour lui, j‘étais un rable. C‘est tellement bien qu‘on ne va On t‘aime bien...”
mec un petit peu à part, qu‘on voyait le pas la refaire.” J‘étais heureux comme Mais c‘est rare qu‘on m‘identifie à
matin casser la croûte avec un coup un dieu. Mais il y avait trois caméras et mes rôles. Pourtant, j‘en ai joué des
de blanc, un coup de rouge, un bout un cameraman dit : ”Ecoutez, Monsieur personnages troubles ! Ou même fran—
de fromage. Ça l‘amusait et il venait Renoir, il y a eu un moment...” Renoir chement dégueulasses comme dans Le
boire un coup avec moi. Je l‘écoutais, se retourne vers moi : ”C‘est affreux, ils Crime d‘Ovide Plouff où, pour tuer ma
je le ”percevais”... se prennent tous pour Rembrandt. Ça femme, je fais exploser un avion de
CINESTAR

Mais celui que je révais de rencontrer, m‘ennuie, mais on va la refaire.” Je ligne. Quand je tiens ce genre de rôle,
c‘était Renoir. Ça s‘est fait en 1961, recommence. Et incidemment, comme dès que je rentre chez moi, je me dou—
grâce à Lefranc. Dans un bistrot, du ça, mine de rien, il y a eu douze prises. che, je me frotte au gant de crin et je
côté de Latour—Maubourg, qui s‘appelle A la douzième, Renoir dit : ”On la tire.” me mets ce que j‘ai de plus... gracieux
Le Sancerre. Renoir se préparait à tour— Avec une bonne humeur formidable. sur le dos. J‘irais jusqu‘à me choisir des
ner Le Caporal épinglé, avec Jean—Pier— ”Ecoutez, Jean, on ne tire que celle— dessous en soie...
re Cassel, Claude Rich et Claude Bras— là ? Vous disiez que les autres étaient Pour jouer une ordure, il ne faut pas
seur. Il me propose le rôle du paysan. tellement bonnes — Oui, oui, mais vous en avoir l‘air. Sinon, on est dans le
Et je décide — c‘est une des rares fois allez comprendre ? ” Il appelle la scrip— pléonasme et ça annule tout. Dans
où j‘ai décidé quelque chose — de ne te. ”Combien , la première ? — Quatre Dupont Lajoie, je ne grasseyais pas, je
pas prendre l‘accent, de ne pas ”com— minutes. — La dernière ? — Deux mi— ne lançais pas de regards dange— l®
poser”. Renoir m‘approuve. Puis, il me
fait parler de mon père et, instinctive— Il pouvait tout jouer, Carmet. Personne n‘oubliera sa composition de vieux
ment, pour en parler, je prends son travesti pathétique dans « Miss Mona », de Mehdi Charef.
accent tourangeau.
On part pour Vienne, en Autriche,
quelques jours avant le premier tour
de manivelle, et Renoir me dit : ”Vous
allez vous mettre en costume, pour
vous familiariser avec. Et puis, laissez
pousser un peu votre barbe, puisque
vous êtes dans un camp de prisonniers.”
Je me balade comme ça dans le stu—
dio, car c‘était la grande époque des
seaux d‘eau. Chaque fois qu‘un mec
était dans l‘escalier, en dessous de nous,
paf, on lui balançait un seau d‘eau. Un
tournage, c‘est la suite de la vie de
potache ! Un jour, on avait bien bouffé,
on avait bu un coup, j‘entre dans la
salle de maquillage. Une moustache
traînait sur la table. Je défie quiconque
voyant une moustache de ne pas se la
poser sur les lèvres. Naturellement, je
fais le geste. Renoir était derrière moi :
”Oh, c‘est marrant ce que vous venez ä

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ca ..,.._ reux. Les regards dangereux, je les
garde pour les braves types. Pour mon-
blanche aussi, j 'ai imposé la charen- qu'est-ce que je me suis raconté comme
taise. Rien que le mot, ça me fait jubiler. histoires ! Je téléphonais à Mehdi : "Dis
E
,a, trer que l'homme est double. Dans tous mes films, j'essaie de jouer donc, sa mère, avec lui, elle a dû être
Il n'y a rien de plus difficile à jouer avec mes propres godasses. Sauf dans comme ça ... Et son père : c'est un type

·-
C
(.)
qu'un brave type. li faut absolument lui
créer des arêtes pour pouvoir s'accrocher
à quelque chose. C'est ce que j'ai fait
Miss Mona, bien sûr, où j'étais en talons
Louis XV, faits sur mesure. C'est ce
qui a coûté le plus cher dans le film .
bizarre, son père, pour se retrouver
dans ce cu l-de-basse fosse. Qu'est-ce
qui a pu se passer ?" J'inventais quel-
dans Le Curé de Tours. Ce pauvre hom- Miss Mona, c'est un souvenir, ça ! que chose et Mehdi disait : "Oui , ça
me, victime d 'un prêtre dia bolique J'ai eu beaucoup de ma l à quitter le peut être ça." Avant de jouer, on devient
Goué par Michel Bouquet), montrait film et pourtant, au départ, j'avais refusé un peu auteur. ..
une telle complaisance à être vaincu le rôle. Mehdi Charef, je le connais- Jean-Claude Carrière, qui est mon
que je ne lui trouvais pas d'épine dorsale. sais par mon ami Conchon. Un jour, il bon génie, a adapté Bouvard et Pécuchet
Pour le faire exister, il a fallu que je lui me téléphone : "Je t'ai envoyé un scé- et m'en a fait cadeau. L'autre cadeau,
découvre des défauts : l'égoïsme, la gour- nario, il est dans ta boîte aux lettres." ce fut d'avoir Marielle comme parte-
mandise, le respect des gens haut placés. Je le lis et je téléphone à Mehdi : "li est naire. A un moment, il fait visiter notre
Mon autre truc, c'est d'écrire le scé- très bien ton scénario. Je te remercie de musée à une dame qu ' il cherche à
nario ·sur de petites fiches de bristol. m'avoir demandé mon avis. - Mais séduire. Moi, je suis là, tena nt un œuf
Je les balade dans mes poches pendant c'est un avis intéressé, parce que je d'autruche. Je cherche à placer mon
quelques semaines avant le début du veux que tu joues dedans. - Qu'est-ce mot, et je dis : "C'est à moi, iJ y a long-
tournage. C'est le principe de l'anti- que tu veux que je joue : le conducteur temps que je le possède."
sèche, la méthode du cancre. Ça me
permet de travailler par imprégnation,
Les premiers jours de rushes, quelquefois
par humectation .
Je compose beaucoup de personnages
par le bas. Chaque fois que je peux, je
joue en charentaises. On est à son aise
et ça donne une démarche particulière.
Dans La Victoire en chantant, un très
1 des mecs me disent: "C'est plat." Je leur
réponds : "Ça va devenir encore plus plat."
du métro ? - Non , le rôle central. - Et je dis ça de la façon la plus neutre
beau füm écrit par Conchon et réalisé Qui ? Miss Mona ? Tu te fous de ma possible. Je ne sais pas si vous avez
formidablement par Annaud, je joue un gueule ?" Et je raccroche. remarqué : je suis un acteur sans cou-
sous-officier de la coloniale dans un vil- Cinq minutes après, coup de télé- leur. Les premiers jours de rushes, quel-
lage africain en 19 14. J'ai dit à Annaud : phone de Conchon : ''Tu as blessé Meh- quefois, il y a des mecs qui me disent :
"Ce gars-là, tous les ans à Noël , sa di. - Mais tu te rends compte de cette "C'est plat. " Je réponds : "Ça va deve-
famille, qui ne définit pas très bien le cli- histoire ? - IJ l'a écrite en pensant à toi." nir encore plus plat. " Le jeu, c'est la
mat, lui envoie une paire de charen- Le lendemai.n, brillant travail d'équipe, complicité entre le son des mots et le
taises en pensant que ça le délassera de tout le monde me télépho ne. Michèle plaisir sensuel de les dire.
ses bottes." Tl m'a permis de me pro- Ray Gavras (la productrice}, Conchon, Quand je tourne un film , il y a tou-
mener en charentaises chaque fois que Mehdi. Si bien qu'un jour ils se sont jours une rép lique à laquelle je
je ne suis pas au combat. Dans La Reine ramenés tous les trois chez moi. J'avais m'attache, une réplique mystérieuse.
préparé un buffet froid et quelques Dans La Double Vie de Th éophraste
chopines. Eux, ils avaient apporté des longuet, par exemple. Théophraste
costumes de bonne femme. Longuet - d'après Gustave Leroux - ,
Et je me suis trouvé en train de faire c'est l'histoire d'un pauvre petit type,
des essayages. Et puis , je me suis très introverti , qui, un jour, en visitant
maquillé. Ils prenaient des photos avec la Conciergerie, est happé par l'âme de
un Polaroïd et moi , petit à petit, je me Cartouche. Et il tue - pas par vengean-
prenais au jeu. Surtout que j'avais bu ce - pour faire justice. Il a une obses-
deux ou trois coups. Au début, je vou- sion : les bouchers, parce que, chez eux,
lais seulement faire rire les copains. il y a des têtes de veaux morts. alors, il
Mais quand j'ai pris le sac à main, là, dit à son boucher : "Méfiez-vous : ça
j'ai eu un geste féminin et je me suis finira par se savoi r chez les veaux."
dit : "Je suis possible en travelo." Mon obsession à moi , ce sont les
Le premier jour de tournage, Mehdi "fondus". C'est comme ça que j'appelle
et moi, on a mis nos pendules à l'heure mes fugues . Je continue de les enchaî-
de jusqu'où je pouvais aller ; jusqu'où ne r, les fondus. Mais, maintenant, ils
je pensais ne pas pouvoir aller. Après, durent moins longtemps.
ce fut l'entente tacite. On sait aussi me faire sortir de mon
Dans « Mangeclous ", A un moment, il m'est venu une es- trou . Dans le Gard, mon voisin d'en
il est Scipion, patron d'une barque pèce d'exaspération. Je resserrais, je face a une cour qui est une vraie caisse
de pêche, qui se joint à l'infernale resserrais, j 'allais à l'essentiel. Mehdi de résonance. Quand il veut m'inviter,
bande des Valeureux. et moi , on savait que l'entreprise était il se met au milieu de la cour et il
dangereuse. Quand j'étais dans le cos- débouche un )jtre. J'entends le bruit :
tard et dans la mentalité de cette bon- "Paf!" Alors, je crie: "J'AR-RI-VE." » •
ne femme, il se passait des choses. Je Propos recueillis par
le sais, mais je ne le voyais pas. Claude-Marie Trémois et
Avant d 'entrer dans Miss Mo na, Marie-Elisabeth Rouchy

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