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GAÏA, SEXE

ET CATASTROPHE
© Wildproject 2024 pour la traduction révisée et pour la composition de ce
livre à partir de cinq chapitres de Lynn Margulis et Dorion Sagan, Microcosmos
(Wildproject, 2022) dont le titre original est Microcosmos: Four BillionYears
of Evolution from Our Microbial Ancestors

Éditeur original : Summit Books, a division of Simon & Schuster, Inc.,


New York
© 1986 Lynn Margulis et Dorion Sagan

Image de couverture : Shoshanah Dubiner, www.cybermuse.com

ISBN 978-2-381140-698

Achevé d’imprimer sur les presses de Sepec numérique (01)


pour le compte des éditions Wildproject.

Livre imprimé et relié en France


sur papier Stora Enso certifié PEFC
fabriqué à partir de fibres vierges provenant de forêts certifiées FSC.

Numéro d’impression XXXXXXXXX

Dépôt légal mars 2024


LYNN MARGULIS
DORION SAGAN

Gaïa, sexe
et catastrophe
Traduction de Gérard Blanc et Anne de Beer
révisée par Clément Amézieux

Préface
Myriam Bahaffou

Wildproject
Sommaire
Note des éditeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Préface de Myriam Bahaffou . . . . . . . . . . . . . . . . 11

Avant-propos. Le microcosme . . . . . . . . . . . 35
1. Sexe et commerce génétique planétaire . . . 49
2. Holocauste à l’oxygène . . . . . . . . . . . . . . . 65
3. Nouvelles cellules . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
4. L’énigme du sexe . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101

Glossaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Les 50 ans
de l’hypothèse Gaïa
Note des éditeurs

« Sans vouloir tomber dans l’hagiographie, il est au-


jourd’hui relativement clair que, par sa connaissance
encyclopédique en microbiologie, paléobiologie, biogéo-
chimie, écologie microbienne, protistologie, métabolisme
procaryote et biologie planétaire, entre autres sciences,
Lynn Margulis aurait pu remporter deux prix Nobel :
l’un pour ses apports à notre compréhension de l’origine
des cellules eucaryotes, et l’autre à partager avec James E.
Lovelock pour son élaboration de l’hypothèse Gaïa, car en
expliquant par l’activité microbienne ce mystère qu’était
jusqu’alors le déséquilibre thermodynamique dans la
composition de l’atmosphère terrestre, elle a fait de cette
hypothèse une théorie. »
Dorion Sagan, MicrocosMos

Il y a cinquante ans, Lynn Margulis proposait avec


James Lovelock, dans trois articles successifs parus
au fil de l’année 1974, d’établir l’existence d’un être
vivant autorégulé de la taille de la Terre. Cette hy-
pothèse les amenait à s’interroger sur les contours et
la définition de « la vie » en dehors de nos intuitions
spontanées – un enjeu proprement philosophique. On
peut lire la tension entre leur prose analytique et l’idée
d’une Terre vivante, alors absolument inorthodoxe, car
transgressant directement le postulat mécaniciste fon-
dateur de la science moderne :

Cet article examine l’hypothèse selon laquelle l’ensemble


des organismes vivants qui constituent la biosphère peut
8 Gaïa, sexe et catastrophe

agir comme une entité unique pour réguler la composition


chimique, le pH de la surface et peut-être aussi le climat.
La notion de biosphère en tant que système de contrôle
adaptatif actif capable de maintenir la Terre en homéosta-
sie est appelée l’hypothèse « Gaïa » (Lovelock, 1972). Dès
lors, le mot « Gaïa » sera utilisé pour décrire la biosphère
et toutes les parties de la Terre avec lesquelles elle interagit
activement pour former la nouvelle entité hypothétique
avec des propriétés qui ne pourraient pas être prédites à
partir de la somme de ses parties1.

En tant que co-autrice d’une telle révolution dans la


compréhension de la vie et de la Terre, Lynn Margulis
est l’une des figures clefs des pensées de l’écologie.
Elle n’a pas seulement été une grande chercheuse,
mais aussi une grande vulgarisatrice – le plus souvent
en co-écriture avec son fils Dorion Sagan. Dans un
livre publié avec lui en 1986, elle proposait un récit
complet des origines et de l’histoire de Gaïa : Micro-
cosmos2.
Pour les cinquante ans de l’hypothèse Gaïa, nous
avons voulu composer à partir de ce Microcosmos un
petit livre essentiel et attrayant (que vous tenez entre
les mains), afin de diffuser le travail et la pensée de
Margulis auprès d’un plus large public. Ce projet
s’inscrit dans la volonté de la maison d’articuler qua-
lité scientifique et pédagogie – notamment dans le but
d’accélérer la diffusion des pensées de l’écologie dans
les mondes scolaires.

1. James E. Lovelock, Lynn Margulis, “Atmospheric homeostasis


by and for the biosphere: the Gaia hypothesis”, Tellus, 26:1-2,
2-10, février 1974. Notre traduction.
2. Publié en français, d’abord chez Albin Michel en 1989 sous le
titre L’Univers bactériel ; et en 2022, sous son titre originel, chez
Wildproject dans une nouvelle édition et dans une traduction
révisée.
Note des éditeurs 9

Des treize chapitres de Microcosmos, nous en avons


gardé quatre, en resserrant le récit de Margulis au-
tour d’un événement pivot de l’histoire de Gaïa : la
plus gigantesque catastrophe qu’elle ait connue, et qui
marque à la fois la formation de l’atmosphère oxgé-
née, et l’apparition des êtres multicellulaires. Ce fait
majeur de l’histoire de la Terre est encore peu connu
du grand public et insuffisamment enseigné à l’école.
D’abord parce que cette découverte est un peu trop
récente (un demi-siècle), mais peut-être aussi parce
qu’elle est associée à une théorie, Gaïa, qui continue
de heurter l’orthodoxie scientifique.
Ces deux chapitres majeurs sur la Grande Oxyda-
tion et la recomposition de la vie sous sa forme mul-
ticellulaire étaient, dans Microcosmos, entourés des
deux chapitres dans lesquels Margulis examinait les
modalités du sexe, d’abord par simple contact chez
les bactéries, puis via la reproduction biparentale chez
les multicellulaires.
Le sexe est associé, pour nous autres primates, au
plaisir et à la reproduction. Mais d’un point de vue
gaïen, le sexe renvoie à quelque chose d’encore plus
fondamental : le partage du matériau génétique, qui
est l’un des volets de cette vaste symbiose qu’est la vie
sur Terre. « La sexualité, comme la symbiose, est l’une
des expressions d’un phénomène universel, le principe
qui consiste à mélanger et à réarranger. »

Baptiste Lanaspeze
Georgia Froman
Février 2024
Myriam Bahaffou est chercheuse en philosophie féministe le
jour, militante en période d’essai la nuit (entre autres choses).
Elle s’intéresse aux liens interespèces dans une perspective
écoféministe et décoloniale afin d'élaborer une compréhen-
sion intersectionnelle des enjeux touchant à la justice clima-
tique. Elle est l’autrice de Des paillettes sur le compost : écofémi-
nismes au quotidien (le passager clandestin, 2022).
Préface
de Myriam Bahaffou
« Au microscope surgirait un paysage fantastique de
sphères bouillonnantes pourpres, aigue-marine, rouges
et jaunes. À l’intérieur des sphères violettes de Thiocapsa,
des globules jaunes de soufre en suspension dégageraient
de temps en temps des gaz nauséabonds. Des colonies
d’organismes visqueux s’étendraient jusqu’à l’horizon.
Quelques bactéries s’accrocheraient aux rochers par
une extrémité, s’insinuant dans des fissures minuscules
et commençant à pénétrer à l’intérieur de la roche elle-
même. De longs filaments quitteraient l’amas familial,
glisseraient lentement, se cherchant une meilleure place
au soleil. Des bactéries agiteraient leur fouet en forme de
tire-bouchon. Des filaments multicellulaires et des foules
de cellules bactériennes gluantes, comme du tissu, ondu-
leraient au gré du courant, envelopperaient les galets de
brillants reflets rouges, roses jaunes et verts. Des pluies
de spores, emportées par la brise, s’écraseraient contre les
boues et les eaux basses en éclaboussant. »
Lynn Margulis et Dorion Sagan (p. 64)

Comme toute philosophe de cette génération qui s’in-


téresse aux relations humanimales, j’ai ingurgité une
quantité phénoménale de documentaires animaliers
ces dernières années. Il faut dire que la catastrophe
écologique est devenue un sujet médiatique si fruc-
tueux que l’on peut découvrir chaque semaine un
nouveau documentaire aux images époustouflantes et
larmoyantes sur la « beauté du vivant », capturée par
une technologie de pointe et narrée – de préférence –
par une star de cinéma hollywoodienne. Au fil de mes
heures de visionnage, je me suis pourtant aperçue que
ni les fourmis argentées du Sahara ni les toucans de
Guyane ne me faisaient autant d’effet que les créatures
12 Gaïa, sexe et catastrophe

aquatiques. J’ai fini par me mettre en quête du moindre


documentaire marin, plongeant chaque soir à des cen-
taines de mètres sous l’eau. C’est seulement depuis
mes rencontres avec les penseuses féministes qui ac-
compagnent l’écriture de cette préface que j’en ai saisi
la raison. Lynn Margulis en fait certainement partie,
bien qu’elle ne se laisse pas adosser à une telle filiation,
ni même à l’étiquette de biophilosophe que je lui accole
souvent. Le monde de Margulis est en effet semblable
au monde marin, royaume où tout trempe dans les
mêmes fluides, où l’eau commune charrie déchets et
nourriture, où les contours des corps deviennent in-
certains à mesure que l’on descend dans la pénombre
profonde. De ce point de vue, les océans sont le liant
de la Terre, les eaux matricielles de nos existences,
lieux fantasmatiques de l’ère aqueuse de mes ancêtres
où je jalouse secrètement celleux dont l’évolution s’est
perpétuée dans cette soupe grouillante de corps aux
apparences de science-fiction, tandis que je suis forcée
de composer avec la médiocrité terrestre. Le monde
marin ressemble donc davantage à ma vision du monde
en oblique (en Cancer ?) : ouvert, fluide, mutable.
Surtout, j’ai très vite été ennuyée par la manière dont
étaient narrés les documentaires des mammifères ter-
restres : les femelles devenaient des demoiselles flattées
d’être courtisées tandis que les mâles se distinguaient
par leur force, leur ténacité et leur courage ; enfin, les
rituels de reproduction, sur fond de musique classique
dégoulinante, gros plans et ralentis, nous invitaient à
nous émouvoir devant la complémentarité des sexes
et le miracle de la reproduction sexuée. Bien que je ne
nie pas la différence sexuelle, la reproduction sexuée
ni les impératifs biologiques de reproduction, la nar-
ration de ces documentaires rejouait un anthropomor-
phisme écrasant, laissant peu de place à la spontanéité
Préface 13

des comportements animaux ou à d’autres aspects de


leur vie qui me semblaient bien plus intéressants. Cela
s’expliquait peut-être par l’approche environnementale
(qui demeurait privilégiée, en opposition à l’approche
proprement animale1), mais, quelle que soit l’explica-
tion, mon constat demeurait le même : l’hétérosexua-
lité était l’unique cadre de narration des voix off qui
ne manquaient pas une occasion de romantiser la com-
plémentarité des sexes, renforçant des stéréotypes de
genre à l’égard de sociétés qui n’avaient parfois que très
peu en commun avec nous.
En revanche, ce geste s’avérait bien plus difficile
dans le monde sous-marin. Déjà, parce que le dysmor-
phisme sexuel n’est pas nécessairement aussi marqué,
mais plus généralement parce que les individus, bio-
luminescents, piquants, rampants, visqueux, mutables
par leurs formes et leurs couleurs, donnent du fil à
retordre à un tel discours. Là, j’ai été particulièrement
passionnée par les échinodermes comme les oursins
et les concombres de mer, mais ce sont les étoiles de
mer qui m’ont obsédée pendant des mois. Les étoiles
de mer n’ont que très peu en commun avec nous :
pour se nourrir, elles projettent leur estomac hors de
leur corps et enveloppent leurs victimes ; pour se dé-
placer, elles aspirent l’eau par un organe dorsal, et la
diffusent à l’intérieur d’elles-mêmes (elles possèdent
une sorte de système hydraulique interne), puis l’in-

1. En philosophie, lorsque l’on traite des animaux non humains,


l’approche environnementale privilégie le point de vue de l’es-
pèce, considérant les individus uniquement à l’aune des expres-
sions de celle-ci, et des menaces qui pèsent sur elle. L’éthique
animale, quant à elle, considère chaque animal comme individu
exprimant des intérêts et désirs propres (d’ailleurs parfois
contraires à l’espèce). La souffrance animale est donc appréhen-
dée d’une manière radicalement différente selon la perspective,
bien que les deux présentent des avantages solides.
14 Gaïa, sexe et catastrophe

jectent ensuite dans leurs pieds, produisant ainsi une


substance adhésive. Pour se reproduire, comme beau-
coup de poissons et autres créatures maritimes, elles se
contentent de jeter leurs gamètes, spermatozoïdes ou
ovules, dans la grande soupe aquatique, et le reste ad-
vient sans elles. Mais mieux encore, certaines d’entre
elles n’ont pas de mode de reproduction sexué ; les
Linckia ont des capacités régénératrices telles qu’elles
peuvent se sectionner un bras et faire repousser un
individu entier. Pour les Aquilonastra conandae, c’est
carrément la norme. On appelle ça le mode de repro-
duction par scissiparité (ou, de manière moins jargon-
nante, par clonage). Je savais que certains animaux
pouvaient se délester d’un membre lorsqu’ils étaient
en danger, mais privilégier ce mode pour se repro-
duire me semblait au-delà de l’entendement. J’ai par
ailleurs appris que lors de la nécessaire « régulation »
de populations d’étoiles de mer de certains littoraux,
les pêcheurs se sont contentés de les sectionner en
deux et les rejeter à l’océan : leur nombre a donc dou-
blé et l’échec de l’entreprise fut cuisante. Le genre de
victoire antispéciste qu’il est toujours bon de relater.
J’ai par la suite consommé la quasi-totalité des do-
cumentaires sur les étoiles de mer disponibles sur le
net, et je continue aujourd’hui d’être habitée par ces
modes d’être basés sur la régénération et la transmu-
tation. Je ne suis pas la seule à les considérer comme
des êtres qui défient nos conceptions de l’individua-
lité, du genre, et de la reproduction ; la théoricienne
états-unienne Eva Hayward en a donné une brillante
analyse dont je n’ai saisi l’ampleur qu’au moment de
l’enseigner à mes étudiantes à la fois intriguées et dé-
contenancées : qu’est-ce que les étoiles de mer pou-
vaient bien nous apprendre du féminisme2 ? Pour ma

2. Eva Hayward, « Encore des leçons à apprendre auprès des


Préface 15

part, elles ont descendu de son piédestal la narration


hétérosexuelle qui prédominait (et continue de prédo-
miner) dans nos discours sur la vie animale.
Il ne s’agit pas, ici, d’opposer de manière simpliste
une vision queer contre une vision hétérosexuelle, mais
de comprendre dans quelle mesure les productions
de discours (incluant les discours « naturels », même
« biologiques ») sont tributaires des contextes socio-
historiques, des relations de pouvoir, des catégories
sociales dans lesquelles elles naissent. De la « lanterne
d’Aristote » (la bouche de l’oursin) à la classification du
vivant par Linné en passant par l’Homme de Vitruve
de de Vinci jusqu’aux scénaristes des documentaires
animaliers Netflix, la science et l’histoire du vivant ont
été produites par appareil de savoir-pouvoir spécifique,
à la fois masculin et occidental, reposant sur une divi-
sion sujet/objet, une prétention à l’universalité et à la
neutralité. Par conséquent, nous intéresser à la sexua-
lité des étoiles de mer, c’est, comme le montre l’artiste
coréenne-allemande Anne Duk Hee dans son film Zig-
gy and the Starfish, remettre en question cet héritage, le
discours hégémonique de mes documentaires anima-
liers qui restent prisonniers de leur vision partielle des
demoiselles en détresse et des valeureux guerriers. Le
problème dans ces discours est leur postulat sous-jacent
d’une nature ordonnée et pure dont nous parviendrions
à rendre compte à l’aide d’outils neutres et objectifs ;
en somme, le féminisme n’aurait rien à voir avec la
science, et mon analyse des hétéro-documentaires
serait le fruit de ma propre projection.
En philosophie, le problème s’est posé selon diffé-
rents termes : querelle des universaux, réalisme moral,

étoiles de mer : de la chair en préfixe et des soi transspéciés »,


2022, Trou Noir, www.trounoir.org/Encore-des-lecons-a-
apprendre-aupres-des-etoiles-de-mer-de-la-chair-en-prefixe
16 Gaïa, sexe et catastrophe

paradigmes scientifiques, savoirs situés. La philosophe


états-unienne Karen Barad pointe quant à elle la racine
du problème dans le représentationnisme, c’est-à-dire
l’idée qu’il existe une division structurelle entre ce qui
nous apparaît et la vérité de ce qui est ontologiquement.
Le représentationnisme est donc la croyance selon la-
quelle les mots finissent par valoir plus que les choses
elles-mêmes, puisqu’ils les représentent parfaitement.
Ainsi, l’acte de nommer serait la résolution d’un écart
entre le mot et la chose. Dans cette perspective, la na-
ture existerait de manière indépendante de nous, et les
sciences aboutiraient à des découvertes et non des inven-
tions. Pourtant, comme nous le rappelle l’écoféministe
Susan Griffin dans La Femme et la Nature3, la capacité
de nommer et les conditions politiques qui permettent
cet acte relèvent du privilège. Ensuite, Barad (et toute
la philosophie post-structuraliste avec elle) nous invite
à déplacer notre attention sur les pratiques discursives
davantage que sur la correspondance mot/réalité : com-
ment, par qui, dans quel but, avec quels outils est pro-
duit le discours sur cette réalité ? Cela requiert un effort
critique vis-à-vis de la production des concepts et des
manières de nommer la vie, qui ne sont jamais inno-
centes mais performatives. Et la philosophe de conclure :
« Autrement dit, la foi asymétrique dans notre accès
aux représentations est un fait contingent de l’histoire
et non une nécessité logique : il s’agit simplement d’un

3. Susan Griffin, La Femme et la Nature : le rugissement en son sein,


trad. Margot Lauwers, Le Pommier, 2021. « Derrière les noms,
derrière les mots, il y a quelque chose d’autre. Une existence qui
n’est ni nommée ni nommable. Nous donnons un nom à l’herbe
et un nom à la terre. Nous disons que l’herbe et la terre sont
séparées. Pourtant, dans notre propre vie, nous pleurons tout ce
qui ne peut être dit, ce pour quoi il n’y a pas de nom, répétant
pour nous-mêmes les noms des choses qui entourent ce qui ne
peut être nommé. »
Préface 17

automatisme cartésien. Il faut une bonne dose de scep-


ticisme pour commencer à voir une alternative4. »
Lynn Margulis fait partie des sceptiques, et ce livre
est une alternative.
La microbiologiste (dont la notoriété est encore
limitée en France) développe dans Microcosmos rien
de moins que l’histoire de la vie sur Terre du point
de vue des micro-organismes. Elle est célèbre en par-
ticulier pour sa théorie endosymbiotique, expliquant
la naissance des organismes eucaryotes – c’est-à-dire
possédant un noyau – par le processus de symbiose de
procaryotes. « La vie avait franchi un nouveau pas en
avant, elle était passée d’un réseau de libre transfert
de gènes à la synergie de la symbiose. Des organismes
séparés fusionnaient pour créer de nouvelles totalités
qui étaient bien plus que la somme de leurs parties. »
(p. 90) Cette apparition, tout comme celle de l’oxy-
gène, a modifié radicalement le cours de la vie et a
accessoirement provoqué les conditions de possibilité
de la nôtre sur Terre. Voici l’histoire que racontent les
extraits rassemblés dans le présent ouvrage.
Mais qu’ont en commun les étoiles de mer, la
dénonciation de la performativité du discours hété-
rosexuel de mes documentaires animaliers, et l’endo-
symbiogenèse de Margulis ? Tous habitent la brèche
de l’alternative, c’est-à-dire du contre-récit vis-à-vis
d’une histoire qui se dit innocente, qui ne se situe
pas, qui refuse d’examiner ses propres outils de pro-
duction de savoir. Lynn Margulis a choisi de prendre
le contrepied du récit dominant qui percevait la divi-
sion, l’autonomie voire la compétition des individus
comme modes privilégiés de l’expression de la vie.
Elle a, par un travail scientifique rigoureux, mais aussi

4. Karen Barad, Frankenstein, la grenouille et l’électron : les sciences et


la performativité queer de la nature, Asinamali, 2023, p. 94.
18 Gaïa, sexe et catastrophe

philosophique et, à certains égards, poétique, posé les


jalons d’une histoire de la vie au sein de laquelle les
échanges, les processus symbiotiques et les relations
sont au centre. En ce sens, son alternative est un récit
de l’intelligence immanente du vivant plutôt qu’une
évolution représentée comme un progrès linéaire, un
triomphe du modèle de l’individu.
L’édition précédente de Microcosmos (de près de 410
pages) demeure pourtant difficile d’accès : la densi-
té des thèses de Margulis et leur ancrage résolument
scientifique peuvent en rebuter plus d’un·e. Sélection-
ner une partie de l’œuvre afin de recentrer le propos,
l’accompagner d’une préface qui à la fois étire, déve-
loppe, discute voire déplace la pensée de Margulis pour
en faire un objet plus praticable, manipulable et mobi-
lisable, voilà le pari de cette réédition. L’objet de cette
préface est donc d’introduire un élément fondamental
de la pensée de Margulis (le sexe) en le discutant à par-
tir de diverses traditions philosophiques qui forment
mon travail : queer-féministe, décoloniale, animale.
Il s’agit de faire dialoguer Margulis avec celleux qui,
comme elle, s’inscrivent dans une pensée de l’alter-
native, considérant qu’on ne peut affirmer la nature
relationnelle et interdépendante de la vie sans aborder
sa dimension sexuelle ; qu’en somme, il est impossible
de parler de sexe sans parler d’écologie. Ensuite, l’ob-
jectif est de refuser le représentationnisme : humain,
animaux, nature, vie, voilà un paquet de mots dont
le sens est loin d’épouser la réalité, et voici quelques
années que la prolifération des -cènes (Androcène,
Capitalocène, Plantationocène…) témoigne de ce
cafouillage (ou tâtonnement) du langage à saisir les
phénomènes de transformation écologique que nous
vivons. En d’autres termes, la façon dont le phéno-
mène de la vie a été défini, et avec elle ce mot toujours
Préface 19

embarrassant de nature, est tributaire de la modernité


coloniale, de la réification du monde et de la science
froide de laboratoire au service de la rationalité capita-
liste. Affirmer cela n’est en aucun cas condamner toute
pratique scientifique, bien au contraire. Il s’agit de re-
trouver l’étonnement philosophique face aux étoiles de
mer, aux microbiotes, et au sexe, qui n’ont plus rien
d’évident chez Margulis.
Dans cette perspective, sexe et écologie sont inex-
tricablement liés : une telle affirmation permet de
renvoyer à la littérature écosexuelle et écoqueer qui
pense le binarisme hétéro/queer (et le réseau sur le-
quel il se développe, ordre/désordre, nature/culture)
comme un des facteurs de la catastrophe écologique
actuelle. L’avantage de cette littérature, c’est sa capa-
cité à s’inscrire dans le présent : il n’est plus question
de fantasmer l’âge d’or perdu d’une Mère Nature
gémissante, mais de composer avec, et à partir, des
bizarreries de celleux qui s’adaptent à la destruction
et la mutation écologiques.
Redéfinir la nature de la nature n’a rien d’une nou-
veauté pour les sciences humaines ; mais les analyses
scientifiques de Margulis donnent à cette redéfinition
un ancrage plus micro-, plus viscéral, puisque nous
traitons de symbioses, de photosynthèses, de cellules,
d’eucaryotes et de procaryotes, qui sont alors inter-
rogés sur leur sens et leur valeur dans notre façon de
raconter des histoires (l’évolution, par exemple, en est
une). Le règne de la nature n’est donc plus du côté de
l’immuable, de l’ordre et de l’indépendance vis-à-vis
de nos vies humaines. Barad, comme à son habitude,
nous adresse la question sans complexe : « Mais que se
passerait-il si la Nature elle-même était communiste,
perverse ou queer5 ? »

5. Karen Barad, op. cit., p. 92.


20 Gaïa, sexe et catastrophe

Partouze générale
Pour Margulis, nous faisons erreur sur la nature du
sexe, notamment à cause de l’importance que nous lui
donnons : « Notre sexe de type méiotique ne mérite
pas le qualificatif de grandiose que nous lui décer-
nons. Il est certainement beaucoup moins important
pour la biosphère que la sexualité bactérienne, qui
est une stratégie de survie immédiate par laquelle des
micro-organismes reçoivent de nouveaux éléments gé-
nétiques aussi facilement que l’on attrape un rhume. »
(p. 113) La correction de notre définition du sexe ne
peut advenir qu’à la condition de se mettre du point de
vue des micro-organismes. Cela requiert trois gestes
que je développerai dans ce texte : le premier est la
reconnaissance de la relativité des humain·es et de leur
sexualité dans l’évolution ; le deuxième, le déplace-
ment de la perspective individuelle ; et le troisième
(qui n’est pas formulé par Margulis), l’abolition du
récit hétérosexuel comme explication fondamentale
de la vie.

Le transfert dans une cellule d’acide nucléique provenant


d’un virus, d’une bactérie ou de toute autre source est
une relation de type sexuel. La transmission de particules
génétiques telles que des virus parmi d’autres bactéries est
un acte sexuel. La fusion de deux noyaux de cellules ger-
minales humaines est un acte sexuel. Même l’infection du
corps humain par le virus de la grippe est un acte sexuel,
dans la mesure où le matériel génétique s’insère dans les
cellules humaines. (p. 102)

Pour Margulis, le sexe est partout, précisément


parce qu’il obéit à une définition bien plus large que
la reproduction sexuée biparentale. En ce moment
même, votre corps fait du sexe, constamment, à de
multiples niveaux. Dans un fabuleux texte nommé
Préface 21

« Du sexe et des symbioses », la (brillante) philosophe


Emma Bigé commente à propos de Margulis :

Le sexe entre bactéries ne s’embarrasse ni des frontières


entre espèces, ni même des frontières entre vie et non-vie
(une bactérie peut avoir du sexe avec l’air ou l’eau qui l’en-
toure). Pas besoin de progénitures non plus : les partenaires
sexuelles s’entre-altèrent, se passent des séquences géno-
miques de l’une à l’autre, ou laissent derrière elles des dé-
chets que d’autres pourront s’accaparer puis abandonner6.

Le sexe est donc partout, écrasant et invisible : il


n’est plus cet acte unique, voire sacré, choisi et exécu-
té par deux individus ; destitué de son auguste aura,
il est communalisé, dédramatisé, et continue, même
là, de produire une immense fascination. Il est alors
porteur d’un mouvement immanent de maintien de
la vie au-delà de nos consciences individuelles ; cette
définition fait alors de lui un objet pervers des études
environnementales. La véritable écologie serait donc
celle de la perpétuelle giga-partouze cellulaire multi-
niveaux, force motrice du vivant qui nous dépasse par
le bas. Une fois le sexe désappris grâce aux étoiles de
mer, aux existences queers et aux études féministes,
il nous reste désormais à le réapprendre : la tâche est
aussi immense qu’excitante. Pour revenir à Margulis,
il faut aussi dire que le sexe biparental et reproductif
a un coût : il n’y a qu’à retourner aux documentaires
animaliers Netflix pour comprendre à quel point la
reproduction semble être une dépense d’énergie, de
temps, parfois même au prix de la vie d’un des parte-
naires. Tout cela semble démesuré du point de vue de
l’évolution, qui, pour Margulis, travaille constamment
à faire plus efficacement, et donc autrement. Il s’agit

6. Emma Bigé, « Du sexe et des symbioses », Trou Noir, 2023, p. 94.


22 Gaïa, sexe et catastrophe

donc de comprendre combien la sexualité reproduc-


tive biparentale que l’on considère comme la norme,
le point de référence, voire l’élément clef et fonda-
mental de l’expression de la vie, constitue plutôt un
embarras. La sentence de Margulis est sans appel :
biologiquement, la reproduction sexuée est « une perte
de temps » (p. 107). En d’autres termes, si nous étions
capables de parthénogenèse, de clonage à la manière
des Linckia, nous n’hésiterions pas une seconde.

De l’humilité-humusienne-humaine…
Cela nous invite à décentrer non seulement la
place du sexe, mais aussi celle de l’humanité dans
l’évolution. À rebours d’un schéma cumulatif où les
périodes bien délimitées se succèdent, charriant cha-
cune son lot d’êtres spécifiques, non humains puis
humains (habilis, erectus, neanderthalensis, sapiens) ; à
rebours surtout d’une vision de l’évolution où nous
démarrerions comme de « simples » organismes aqua-
tiques qui progressivement se libéreraient de notre
condition primitive pour devenir l’Homme bipède
moderne tourné vers l’avenir que nous connais-
sons, Margulis démontre que les êtres humains et
les contours définis de ce que l’on appelle commu-
nément notre corps – au singulier – sont une fiction.
Cette fiction d’un corps préservé, intègre, unique, a
également donné lieu à cette aberration scientifique
qu’est l’exceptionnalisme humain, c’est-à-dire l’idée
selon laquelle les humain·es7 seraient capables d’apti-
tudes et de compétences qui excèdent tout ce qui les

7. Pas toustes, évidemment, puisque pour créer l’humanité, il a fallu


définir des sous-humain·es dont la naturalisation de l’infériorité
(par un discours biologique, notamment) a été un des rouages du
spécisme, racisme, sexisme, capacitisme, etc. C’est le sujet de ma
thèse en cours.
Préface 23

a précédé dans le règne du vivant. Cette vision ultra-


anthropocentrique est au cœur de la critique écolo-
giste, décoloniale et antispéciste depuis des décen-
nies. Mais elle est aussi vivement combattue au nom
d’une spécificité unique de l’être humain au regard
du monde « naturel » dont il serait fondamentalement
différent. En insistant sur une rupture, une différence
de nature, un arrachement, l’histoire patriarcale forge
une définition de l’être humain basée sur l’étrangeté
et la supériorité de celui-ci dans le monde : cette his-
toire a des implications sociopolitiques et écologiques
dramatiques que la science dénonce depuis les an-
nées 1970 (au moins), mais qui n’empêche pas cer-
tains de ses acteurs de postuler un anthropocentrisme
fort. Une histoire de l’évolution basée sur l’arrache-
ment, dont les féministes ont vite identifié les origines
patriarcales8. Alors que les découvertes sur l’ADN ex-
citaient la communauté scientifique, Margulis rappelle
que « peu de gens voyaient que les découvertes de
la biologie moléculaire, de la bactériologie et de la
médecine relevaient d’un phénomène unique : la vie
du microcosme » (p. 51). Sans les symbioses, actes
cannibales et reproducteurs, inventions astucieuses de
procédés de reproduction et d’alimentation et recom-
binaisons infinies, les êtres humains n’existeraient tout
simplement pas. L’histoire n’est donc pas celle d’une
rupture, mais d’une continuité, d’un héritage et d’une
constellation du travail des autres-qu’humains, loin
du mythe de notre prétendu exceptionnalisme et des
notions d’autonomie et de pure indépendance sur les-
quels il se base. Une vision immanente, tellurique, qui
comme nous le rappelle Haraway, reconnecte le mot
d’humain avec celui d’humus, au-delà de l’étymologie.

8. Carol Gilligan, Naomi Snider, Pourquoi le patriarcat ?, trad.


Cécile Roche, Flammarion, 2019.
24 Gaïa, sexe et catastrophe

Un autre épisode fondamental qui tend à relativiser


la nécessaire existence des humain.es dans le récit de
Margulis est la Grande Oxydation : « La teneur en
oxygène, pendant l’Archéen et le Protérozoïque, passa
de […] 0,0001 à 21%. Ce fut un bouleversement total
et de loin la plus grande crise de l’environnement que
la Terre ait jamais enduré. » (p. 77) L’oxygène qui nous
est vital aujourd’hui était donc, il y a environ deux
milliards d’années, un poison produit par les déchets
des micro-organismes : il est devenu indispensable à
notre vie grâce à la résilience vis-à-vis de leur propre
presque-extinction.
Ce constat a des implications politiques bien plus
larges : si les humain·es ne détiennent pas la formule
magique de la reproduction, si la vie ne s’illustre
pas de la manière la plus éclatante par le sexe méio-
tique, si notre existence est due en grande partie à
l’ingéniosité du monde bactérien face à ce qui au-
rait pu être une extinction, alors la destruction des
conditions de vie de l’humanité est loin de signifier
la destruction de la planète. Les autres-qu’humains
ont une capacité d’adaptation bien supérieure à la
nôtre, et nous survivront. Ce sont les oiseaux in-
toxiqués d’Elvia Wilk9, les rats du Berghain de Fa-
him Amir10, toutes ces espèces qui s’adaptent voire
se nourrissent et vivent des déchets du capita-
lisme : un compost natureculturel post-humaniste.
La vie l’emporte, quoi qu’il arrive, en dépit de nos
tentatives prétentieuses de nous attribuer ses mérites.
Adopter cette position n’implique pas un fatalisme,
comme nous le rappelle Emma Bigé dans le même
texte cité plus haut :

9. Elvia Wilk, “This Compost – Erotics of Rot”, dans Stefanie


Hessler (éd.), Sex Ecologies, MIT Press, 2021.
10. Fahim Amir, Révoltes animales, Divergences, 2022.
Préface 25

Tout [l’]univers bactériel micrologique [de Margulis] a


de quoi rappeler à l’humilité. Mais l’humilité ne veut pas
dire inaction, ne veut pas dire capitulation. Au contraire :
avec l’hypersexe bactérien, avec les holobiontes que nous
sommes et qui se rencontrent au milieu d’une planète
symbiotique, nous « édifices baroques », habitantes de
Terra, avons de quoi être chargées à bloc : nous sommes
des multitudes qui rencontrons, qui sexons, qui vivons et
qui luttons aux côtés de multitudes.

… à l’individu comme multitude


L’une des premières théories des modes de subjecti-
vation d’animaux non humains nous fut donnée par le
philosophe allemand von Uexküll (qui aurait, je crois,
grand intérêt à être davantage mis en relation avec Mar-
gulis) ; il postule, lui aussi, que la nature n’a rien d’un
donné dont chaque élément aurait la même valeur pour
celleux qui y vivent. Pour le prouver, il ne part pas du
point de vue des micro-organismes mais presque : celui
de la tique. Uexküll montre que la tique n’est pas une
machine qui répond à des stimuli extérieurs (comme
le pensaient les béhavioristes de son temps), mais plu-
tôt un assemblage de « mécaniciens » qui agissent à de
multiples niveaux afin de produire une coordination
complexe de récepteurs qui font de chaque élément du
milieu de la tique un « signifiant biologique ». Ainsi une
fleur aura un usage, mais aussi une texture, une image,
une odeur, radicalement différentes selon le point de
vue d’où l’on se place. Ce perspectivisme, révolution-
naire en ce qu’il posera les jalons de l’éthologie et de
la biophilosophie, l’amène à considérer chaque animal
comme sujet de son propre monde :

Tout sujet tisse ses relations comme autant de fils


d’araignée avec certaines caractéristiques de choses et les
entrelace pour faire un réseau qui porte son existence.
26 Gaïa, sexe et catastrophe

[…] Trop souvent, nous nous imaginons que les relations


qu’un sujet d’un autre milieu entretient avec les choses de
son milieu prennent place dans le même espace et dans
le même temps que ceux qui nous relient aux choses de
notre monde humain. Cette illusion repose sur la croyance
en un monde unique dans lequel s’emboiteraient tous les êtres
vivants. De là vient l’opinion commune qu’il n’existerait qu’un
temps et qu’un espace pour tous les êtres vivants11.

Cette vision nous invite à sortir de l’ontologie de


l’individu et modifier notre perception insuffisante
qui en est issue (elle est à la fois la conséquence et la
cause de cette ontologie : c’est la fameuse performati-
vité). C’est ce que l’anthropologue colombien Arturo
Escobar cherche à abolir lorsqu’il conceptualise son
épistémologie pluriverselle12 : la nécessaire reconnais-
sance de la pluralité des modes d’existences pour lutter
contre la mondialisation néolibérale qui appréhende le
monde comme un tout homogène. Il s’agit de sortir du
point de vue zéro, de l’omniscience totale promue par
la rationalité occidentale depuis la colonisation (et lar-
gement critiquée par les afroféministes, les féministes
communautaires d’Amérique latine, les théoriciennes
du point de vue situé en Occident). Considérant que
tous les autres mondes peuvent être subsumés sous son
histoire, la modernité-colonialité est en réalité « une
entente afin de mal interpréter le monde », observe le
philosophe jamaïcain Charles Wade Mills dans le Le
Contrat racial13. Ainsi, nous vivons dans « un monde

11. Jakob Johann von Uexküll. Mondes animaux et monde hu-


main : suivi de théorie de la signification, éditions Gonthier, 1956,
p. 27. Emphase personnelle.
12. Arturo Escobar, Sentir-penser avec la Terre, Seuil, 2018.
13. Charles Wade Mills, Le Contrat racial, Mémoire d’encrier,
2023 [1997].
Préface 27

illusoire et inventé », tous embarqués dans un récit


du progrès largement dysfonctionnel qui continue de
postuler une vérité universelle et un destin commun,
celui du développement.
Dans ce contexte, l’apport de Margulis est im-
mense : se placer du point de vue de bactéries nous
permet de comprendre combien le plan individuel est
erroné, voire nocif, pour comprendre le phénomène
de la vie. Il n’est donc pas étonnant que nous vivions
de manière déconnectée et séparée de ce qui nous
maintient en vie : tant que prédominera la définition
patriarcale-coloniale de l’humain-comme-rupture,
de l’individu-comme-identité-singulière, il nous sera
impossible de créer des sociétés écologiques dont
les ontologies relationnelles sont promues depuis
longtemps par des théoriciennes queers et décolo-
niales comme Anzaldúa, ou du care comme Tronto.
De même, dans le monde bactérien de Margulis,
tout n’est toujours qu’interfaces, échanges, rapports,
prolifération, bouillonnement. La valeur conférée à
l’unicité de l’être ou du corps humain en tant que tel
est donc nulle, puisque « Nous, comme tous les êtres
composés de cellules nucléées, sommes probablement
des combinaisons issues de la fusion de créatures au-
paravant différentes et séparées ». (p. 92) La fiction
de l’individu a été largement diffusée par le modèle
moderne-colonial dont le récit est basé sur la finitude
d’un corps individuel sur lequel j’exerce une souverai-
neté. Mais comme l’écrit le philosophe (et biologiste !)
allemand Andreas Weber dans Matter & Desire : an
Erotic Ecology14 : « We’re not individuals, we’re colonies. »
Cela nous place alors dans une relation pour le
moins ambiguë avec les bactéries qui s’agitent et rela-

14. Andreas Weber, Matter & Desire: an Erotic Ecology, Chelsea


Green Publishing, 2014.
28 Gaïa, sexe et catastrophe

tionnent en, par, pour et contre nous. Charlotte Brives,


anthropologue des sciences, développe la thèse selon
laquelle le traitement des virus révèle en fait un héri-
tage capitaliste et médical qui est un obstacle à la re-
connaissance et au respect de la vie bactérienne et son
fonctionnement15. Elle propose, dans une veine toute
harawayienne, de considérer les microbes comme des
vivants avec qui l’on co-existe, on compos(t)e, voire
on compagnonne, de qui l’on est inter-pénétré. Elle
explique la nécessité d’une troisième voie entre la sym-
biose et le parasitage, afin de sortir de la dualité de nos
relations avec les virus qui se pense soit sur le mode
de l’envahissement, et donc de la réponse défensive
(qui rejoue le modèle de la protection d’une intégrité
fictive), soit de la symbiose joyeuse qui ne peut advenir
lors de virus infectieux dont le danger est mortel.

L’observation des virus et des bactéries nous offre ainsi


la possibilité d’appréhender la pluribiose, c’est-à-dire des
spectres de relations plurielles entre des entités toujours en
devenir, travaillées, transformées par leurs rencontres avec
d’autres vivants. Entités, relations et milieux sont foncière-
ment fluents, et profondément relationnels16.

Le travail de Charlotte Brives est complètement ali-


gné avec celui de Margulis, qu’il éclaire et actualise. Par
exemple, nous intéresser aux virus uniquement lorsqu’il
est question de l’augmentation de nos performances
immunitaires ou de leur éradication nous empêche de
comprendre les passés (ou futurs) que nous partageons
avec eux, hors du mode de domination ou de conflit.

15. Charlotte Brives, Face à l’antibiorésistance : une écologie poli-


tique des microbes, Amsterdam, 2022.
16. Charlotte Brives, « Pluribiose. Vivre avec les virus, mais com-
ment ? », Terrestres, 2020, www.terrestres.org
Préface 29

Cela nous empêche également de sortir de la dualité


validiste entre malade/en bonne santé, reléguant à la
déficience les corps qui pourtant coopèrent, négocient
et luttent au quotidien avec des maladies. Et si les vul-
nérables détenaient en fait des savoirs féministes de l’in-
terdépendance ? S’ils n’étaient pas à éradiquer au nom
d’une conception eugéniste de l’évolution, mais à chérir
précisément pour cette capacité à faire-multitudes ?

Il est donc question de transgression, de viol, de guerre


larvée, de destruction, quand il est pourtant possible de
discerner tout autre chose : des puissances créatrices
échappant, précisément, aux dogmes de la reproduction
sexuée ou d’une immunologie encore pensée sur le mode du soi
et du non-soi ; des intimités organiques qui révèlent la porosité
des catégories avec lesquelles la modernité occidentale pense et
agit sur le monde17.

Dans le récit de Margulis, la Grande Oxydation au-


rait pu être mortelle, mais s’est avérée à la base même
de nos conditions de survie sur Terre. Il faut donc
bien se souvenir que « dans le microcosme, geôliers
et prisonniers sont parfois les mêmes organismes, et
les pires ennemis peuvent devenir indispensables pour
survivre. » (p. 93)
Il ne s’agit pas ici de fantasmer une sorte de
coexistence harmonieuse entre l’espèce humaine et
ses virus, mais plutôt de reconsidérer la façon dont le
discours les nomme ou les combat (qu’on repense à la
« guerre » de Macron déclarée au Covid). Brives nous
invite à penser, comme Margulis, le lien, la relation,
l’instabilité et la mutabilité, plutôt que la préservation
des entités fictives d’un bout à l’autre de la relation.
La métaphore harawayienne du compost qui irrigue

17. Ibid . Emphase personnelle.


30 Gaïa, sexe et catastrophe

toute cette littérature n’est pas qu’esthétique : le com-


post est la pratique de l’abandon de l’individu dont
le seul mode d’expression serait le conflit perpétuel
ou, au mieux, la lutte pour la vie (nous y reviendrons
plus tard). Nous sommes ainsi des résidus-en-devenir,
chacun·e fondamentalement interdépendant·e, sans
individualité pure, mais jamais vides : il n’y a que des
échanges. C’est d’ailleurs ici que l’on retrouve toute la
théorie d’un autre ouvrage important chez Margulis,
La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa18. Là, sa théo-
rie de l’interdépendance du vivant permet de définir la
Terre comme un système de collaborations à plusieurs
niveaux. Bien sûr, notre porosité n’est pas celle des mi-
cro-organismes ni celles des parentés harawayiennes
multi-espèces de Camille 1 et 219; en revanche, nous
avons la capacité de déplacer notre attention et de
nous rendre sensibles aux échanges multispécifiques
qui opèrent à chaque instant, à la façon dont les corps
sont des sites instables et mouvementés par d’autres
populations qui nous traversent et nous constituent ;
enfin, nous pouvons lutter activement contre les repré-
sentations mortifères qui cherchent plus que jamais à
imposer avec violence le modèle uni-mondiste, celui
de la frontière, de la protection, de la méfiance de
l’autre et du repli sur un soi identitaire.

Margulis queer ?
Le sexe au sens biologique, comme nous l’avons souli-
gné plus haut, signifie simplement l’union de matériel
génétique provenant de plus d’une source pour produire
un nouvel individu. Il n’a rien à voir avec la copulation,

18. James Lovelock, La Terre est un être vivant : l’hypothèse Gaïa,


Flammarion, 1993.
19. Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Des mondes à faire,
2020.
Préface 31

et il n’est pas intrinsèquement lié à la reproduction ni au


genre, masculin ou féminin. (p. 102)

Si, comme nous l’avons vu précédemment, la repro-


duction sexuée n’est pas l’accomplissement ultime de
l’humanité, mais « une perte de temps », si « les plantes
et les animaux se sont répandus dans le monde en dépit
du sexe biparental » (p. 102) (et non pas grâce à lui)
alors subséquemment, la binarité de genres largement
critiquée par les féministes l’est aussi. Et la conséquence
est révolutionnaire : du point de vue de l’évolution, il
serait donc bon d’être queer, et d’investir notre éner-
gie à faire famille autrement. Non pas parce que l’on
trouve dans le vivant l’absence de reproduction sexuée,
le clonage, l’homosexualité, les changements de sexe20
(en particulier dans le monde marin, d’ailleurs), mais
plutôt parce que la thèse de la compétition des gènes
et la survie du plus fort est fondamentalement erronée.
Emma Bigé se demande ainsi :

Mais plutôt que de dire que si, si, les queers se repro-
duisent ielles aussi, des théoriciennes de la symbiose ont
proposé de déplacer la question : et si c’était l’idée même
de patrimoine génétique individuel qui était fausse ? Et si
les vies queers, humaines et pas qu’humaines, attestaient
justement d’autres facteurs dans l’évolution21 ?

En effet, les extraits sélectionnés de Margulis dans


cet ouvrage agissent comme un rappel au désordre
vis-à-vis de l’interprétation erronée de Darwin (par
un certain Spencer) qui a substitué la force à l’adap-

20. L’existence de certains comportements sexuels dans le monde


non humain qui viendraient justifier les nôtres est un procédé qui
a ses limites et sur lequel je ne souhaite pas trop m’appuyer.
21. Emma Bigé, op . cit ., p.100.
32 Gaïa, sexe et catastrophe

tation, définissant l’évolution comme une compétition


hobbesienne pour la vie, une guerre de tous contre
tous (là encore, l’histoire patriarcale de la-vie-comme-
arrachement se répète). La bactériologiste affirme :
« L’adaptation, en termes d’évolution, est synonyme
de fécondité. Le point important n’est pas d’infliger
la mort, qui est inévitable, mais de propager la vie, ce
qui l’est beaucoup moins. » (p. 96)
Au cœur de la montée en puissance mondiale de
mouvements politiques hostiles aux vies queers, trans
et intersexes que nous connaissons, se niche ce dis-
cours pseudo-biologique (qui s’allie étonnamment à
celui, tout aussi hostile, des intégristes religieux·ses)
estimant que les existences en marge du genre sont
contre-nature, voire ralentissent l’évolution. Mais
après avoir décentré l’individu, révoqué le rôle de
la compétition violente pour la vie, la sexualité bi-
parentale reproductive, il ne reste plus grand-chose
pour le discours hétérosexuel performatif, et mes do-
cumentaires animaliers se transformeraient bien vite
en films muets. L’hétéronorme, en tant que régime
politique, doit utiliser tout ce qu’elle a à sa portée
pour se justifier et se naturaliser. Or, Margulis nous
informe de sérieuses apories scientifiques à son in-
terprétation du monde, sans compter ses effets socio-
écologiques catastrophiques. La microbiologiste nous
invite donc à déplacer la question du patrimoine gé-
nétique individuel vers la notion de faire-famille, de
préservation, de soin, et surtout de mise en place
collectives de conditions de vie soutenables (plutôt qu’une
procréation individuelle à tout prix dans un monde
en ruines22).
Lynn Margulis n’est pas une autrice queer. Elle

22. Donna Haraway, « Anthropocène, Capitalocène, Plantationo-


cène, Chthulucène. Faire des parents », Multitudes, n° 65, 2016.
Préface 33

est juste brutalement honnête dans sa dénonciation


de nos biais anthropocentriques, qui prévalent en
sciences comme ailleurs : et anthropos, comme on le
sait, est marqué socialement, notamment de l’hétéro-
sexualité. Toutefois, sa théorie, peut-être malgré
elle, nourrit à la fois les études queers, décoloniales,
et toutes celles qui se méfient de l’humanisme mo-
derne. En nos temps des catastrophes (bien nommés
par Isabelle Stengers), déplacer radicalement notre
attention, se rendre sensible aux dimensions bacté-
riologiques de notre condition et les explorer comme
leviers politiques de transformation collective par
l'émergence de nouvelles histoires, peut présenter une
réelle piste de guérison. Investir le sexe de manière à
réinventer un rapport au monde loin des fictions in-
dividuelles et néolibérales axées sur la consommation
et la satisfaction du soi opère un changement certain
dans nos écologies, changement que j’ai ailleurs nom-
mé éropolitique. Là-dessus, les savoirs queers, décolo-
niaux, handis, nous sont indispensables. Il est temps
de laisser tomber la division si stricte entre sciences
sociales et sciences exactes pour saisir la portée poli-
tique de leur transformation mutuelle. Accepter cela,
c’est comprendre que les catégories queers et hétéros ne
font pas que décrire une préférence sexuelle, ni même des
politiques, mais sont de réelles écologies.
Sur les usages audacieux de la queerité, je laisse les
mots de Karen Barad nous faire entrevoir le vertige
des « écologies déviantes23 » ; ils joueront le rôle de clô-
ture à ce texte, et d’introduction à celui de Margulis.

Le monde, dans son exubérance, est beaucoup plus queer


que ne le laissent entendre les nombreuses références à la

23. Cy Lecerf Maulpoix, Écologies déviantes : voyage en terres


queers, Cambourakis, 2021.
34 Gaïa, sexe et catastrophe

citation de Haldane. J’irai jusqu’à dire que l’atome lui-


même, l’une des créatures les plus répandues, est véri-
tablement queer. Avec leurs caractéristiques quantiques
ordinaires, ces créatures « ultraqueers » queerisent la quee-
rité elle-même, grâce à leurs manières d’être radicalement
déconstructrices. Étant donné, en effet, que le queer est un
questionnement de l’identité et des binarismes, y compris
les binarismes nature/culture, je tenterai de montrer qu’un
bon nombre de choses qui nous paraissent impossibles –
comme le fait que la causalité, la matière, l’espace et le
temps soient queers – sont en réalité possibles. « Queer »
n’est pas un mot figé et déterminé ; il n’a pas de contexte
de référence stable, ce qui ne veut pas dire pour autant
qu’il signifie tout ce que l’on veut. « Queer » lui-même est
un organisme mutant, une ouverture radicale désirante,
une multiplicité changeante et subversive, un disciple de
Protée, une dis/continuité agentielle, une spatiotempora-
lité repliée sur elle-même, une perpétuelle matérialisation
itérative et d’une promiscuité ingénieuse. Que se passerait-
il si la queerité n’était pas qu’une simple fissure dans les
fondements de la sempiternelle position nature/culture,
mais l’essence même de l’espacetempsmatière-en-devenir
[spacetimemattering]24 ?

24. Karen Barad, op. cit., p. 94.

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