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Véronique CARDAMONE

BTS Métiers de l’Audiovisuel

LECON : EMERY MERE ET FILLE

Jacques DEMY – Les Parapluies de Cherbourg (1964)

Que ce soit dans Lola, dans Les Demoiselles de Rochefort ou encore dans Trois Places pour le
26, on trouve une relation mère-fille qui repose sur la même construction dramatique : la fille unique
(sauf évidemment pour les jumelles des Demoiselles), le père absent qui a laissé une mauvaise
situation financière, et une mère qui aspire à vivre sa propre vie. Les Parapluies de Cherbourg ne
déroge pas à la règle à travers les personnages de Mme Emery, propriétaire de la boutique et de sa
fille Geneviève qui la seconde. Les scènes où elles sont toutes les deux présentes occupent ainsi plus
d’un tiers du film.

Un sujet comme Emery, mère et fille évoque tout d’abord la relation que ces deux femmes
peuvent avoir d’un point de vue familial, à ce titre force est de constater que malgré leur présence
massive au cœur du film il ne s’agit pas d’une relation sereine. Si certains moments complices existent
ce duo est souvent duel. Leur relation se construit d’abord sur un conflit de générations où leurs
prises de position, leurs gestes et leurs vêtements les opposent. Mais le sujet invite également à
nous pencher sur la notion de commerce : le nom de famille, associé à « mère et fille » est souvent
entendu au masculin pour dire qu’une entreprise se passe de génération en génération. Cela étant
dit il est moins question de l’héritage du commerce que d’un autre héritage. La mère tente de
transmettre à Geneviève un certain nombre d’idées sur la vie. Ainsi l’enjeu de leurs disputes repose
sur la manière dont une femme peut construire sa vie autour d’un amour qui suivrait soit le cœur
soit la raison, le cœur sans l’argent ou la raison avec l’argent. Elles retrouvent sur ce point un certain
terrain d’entente qui témoigne que les choix sont moins déterminés par une volonté personnelle que
par un déterminisme social dont elles sont finalement toutes les deux les victimes. Se marier c’est
avant tout s’assurer une bonne situation et non une vie d’amour. Jacques Demy se sert donc de la
relation mère-fille comme d’un révélateur de la sclérose dans laquelle la société se trouve au milieu
des années 60. Une sclérose qui fait que de Mme Emery à Mme Cassard rien ne change ou n’évolue
pour ces deux femmes. On voit ainsi que son film qu’il disait « en-chanté » ne nous charme par ses
choix de mise en scène que pour mieux nous ouvrir les yeux sur la réalité. Les échanges entre les
deux sopranos ne s’accordent pas dans un premier temps puis traversés par l’impératif des normes
sociales se fige dans la reproduction. Nous verrons alors comment ce duo mère-fille à la fois dans sa
dimension musicale et dans son occupation de l’espace du film est traversé par des tensions
porteuses du tragique à l’œuvre.

Dans un premier temps on s’intéressera à la manière dont l’espace domestique et professionnel


traduisent leurs oppositions. Mère et fille sont d’abord en dissonance. Puis on analysera comment
ces oppositions dessinent une carte du Tendre où elles cheminent contre toute attente ensemble en
parlant d’une même voix autour de ce qu’elles ont vécu ou vivent. Elles arrivent à faire commerce
c’est-à-dire s’entendre sur les émotions amoureuses. Enfin, nous constaterons que ce dialogue entre

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passé et présent n’aboutit pas à un progrès, à une avancée, mais à une reproduction de schémas qui,
s’ils gomment le conflit de générations, n’ont rien d’enchanteur dans ce qu’ils reproduisent. En effet,
l’héritage familial n’est pas financier mais obéit au déterminisme social où le commercial se joue dans
le mariage.

I. ESPACES ET TENSIONS CHEZ LES EMERY

La mère et la fille vivent ensemble et ont des espaces en commun dans lesquels elles évoluent. Mais
leur manière de les appréhender et la manière dont Jacques Demy les met en scène génère de
nombreuses tensions à l’origine de disputes qui non sans violence témoignent de volontés qui ne
peuvent s’accorder.

A. Oppositions des forces

1) Mme Emery est une femme de l’intérieur, associée à sa boutique. Les seules fois où on la
voit à l’extérieur c’est pour rentrer au magasin ou dans la voiture de son gendre après
l’église. Dans le même ordre d’idée elle ne communique pas avec le monde. Elle ne reçoit
qu’un seul client, un autre qui se trompe en cherchant le marchand de couleurs et le
facteur qui apporte la facture. Elle est la plupart du temps dans un décor de clôture qu’il
s’agisse de sa boutique ou de son appartement. Son costume se fait écho de l’espace dans
lequel elle vit, rose pour sa boutique, rouge pour sa chambre. A sa première apparition
elle porte un tailleur rose assorti au papier peint. Tout la ramène à l’intérieur, c’est un
personnage dont la dynamique est centripète.

→ Analyse : mère et fille dans la boutique à la première occurrence : relever le partage


intérieur/extérieur, les couleurs, les entrées et sorties de champ, la voix hors-champ du client.

2) La logique de leur relation à venir est inscrite dans la gestion de l’espace et du son dès la
première séquence à la boutique. « Où étais-tu ? » // « Là, en face » : mère intérieur,
vente // fille extérieur, amour
Jacques Demy est du côté des amoureux. Mme Emery, dont le costume est assorti au
papier peint sort du cadre et revient, on suit Geneviève. Elle la tire littéralement de sa
rêverie pour la ramener au commerce au point qu’elle prend sa place derrière le comptoir.
La voix hors-champ qui la ramène au comptoir « Un parapluie, un parapluie noir » évoque
la norme, et l’opposition aux couleurs chatoyantes que l’on voit depuis le début. Même
principe que le générique. Leur relation est bien évidemment marquée par ce commerce.
3) A l’inverse Geneviève côtoie plusieurs espaces qu’il s’agisse de l’opéra, du dancing ou des
rues de Cherbourg. Elle est appelée à l’extérieur par Guy alors que Cassard soutenu par
sa mère l’appelle vers l’intérieur, la bijouterie, la salle à manger, l’église, la voiture.
Cela s’illustre également dans la séquence de la dispute :

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Aux questions et aux injonctions de la mère « Qu’est-ce que tu as ? Où vas-tu ? Je vais voir
Guy. Je t’interdis de revoir ce garçon, reste là ! » répond la prétérition de Geneviève « Je
ne voudrais pas te manquer de respect mais j’irai. – Tu resteras là, d’ailleurs M. Cassard
ne tardera pas et j’aimerais que tu assistes à cet entretien. » Coup de frein de la Mercedes
qui voit partir Geneviève (mais plus pour longtemps…)

B. Une confrontation quasi permanente

1) La confrontation est quasi permanente à tel point que Geneviève anticipe le discours de
la mère sur le mariage et que Demy lui donne raison par le montage cut et le cadrage en
gros plan des deux profils. On met ainsi en parallèle « Est-ce qu’on pense au mariage à
ton âge ? » // « Est-ce qu’on pense au mariage à 16 ans ? » deux espaces-temps différents
mais un même différent. Cette confrontation proposée par le montage se trouve aussi
dans la mise en scène à l’intérieur du cadre. Les miroirs du décor ont pour fonction de
mettre dans le même plan les deux interlocutrices tout en mettant en avant leur
irrémédiable opposition dans l’espace. Quand Geneviève parle pour la première fois de
Guy à sa mère, celle-ci donne sa réplique au miroir : « Mais je suis stupéfaite »

→ Photogrammes : les deux plans face à face mère/fille « Est-ce qu’on pense au mariage… » + le
dispositif du miroir à commenter dans la construction de l’espace.

2) Dans la séquence de la cuisine ce sont fleurs et légumes qui s’opposent et donc fonction
ornementale d’un côté et fonction utilitaire de l’autre, élévation et pragmatisme. Les
fleurs jaunes et roses représentent les couleurs de Geneviève (Jacques Demy a souvent
dit que le rose avait une connotation sexuelle) que Mme Emery rejette. Lorsqu’elle les
pose sur le plan de travail elle use de l’impératif « Enlève ça tu vois bien que tu me gênes. »
3) Au niveau musical cette opposition se retrouve également notamment dans la séquence
de Carnaval. C’est encore une scène de dispute. Mme Emery tente de développer des
phrases plus mélodiques, évoque son passé et défend Cassard mais Geneviève revient au
motif de la dispute sans jamais suivre la ligne mélodique de sa mère.

C. Une violence en note de fond

1) Violence verbale de la mère et piques de la fille : A travers des jugements physiques ou


moraux « Ma petite fille tu es folle ! » « C’est fou ce que tu es grosse ! » « Tu n’es pas la
merveille des merveilles » L’ironie « « Magnifique ! Alors tu m’as menti et tu avoues sans la
moindre honte. » « Tu as une pauvre figure ! Laisse-moi maman ! Embrasse-moi au moins aie
confiance. »
Guy vs Cassard « Allons, mets-la Geneviève puisqu’on te le demande. » Les rapports mère-
fille qui se répercutent dans sa relation avec Guy qui l’accable « Tu es lâche » car elle n’a pas
parlé de leur relation à sa mère. « J’ai parlé à maman de notre mariage elle m’a évidemment
traitée de folle. Sa volonté de la ramener au statut des enfants : « Est-ce qu’on pense au

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mariage à 16 ans. » « Tu es une petite fille, toute petite, tu ne sais rien. » Les piques de la fille
« Lorsque j’ai épousé ton père moi je ne savais rien. Il n’y a pas de quoi se vanter. » Cassard
n’est pas encore venu au magasin « C’est peut-être un escroc, il t’aura fait marcher. »
2) Quand reçoit la lettre des dette Mme Emery passe par le montage de la boutique au salon,
du face à face avec la lettre au face à face avec sa fille : « Geneviève ! » dans la boutique
« Nous sommes perdues » dans la salle à manger. « Toujours les grands mots » Geneviève se
moque du ton mélodramatique de sa réplique. C’est que l’attente des courriers est une autre
source de tensions, et elle s’inscrit également dans le décor. Dans la salle à manger au
moment de la galette des rois on aperçoit bien le tableau de la petite fille à la lettre.
3) L’attente et la dette génèrent chez elles un autre type d’échange
Vends tes bijoux/Mes bijoux jamais/A quoi te servent-ils ? Tu ne les regarde même pas. Alors
vends le magasin ! Sotte de quoi vivrons-nous ?
Rappel du début de Madame de… de Max Ophüls.
« C’est beaucoup plus simple que ça // Plus simple que quoi ? // Il t’a oubliée » Rappel du
découpage qui accentue cette confrontation.

→ Possibilité de s’appuyer sur le petit passage : caméra qui s’approche du visage de Geneviève
pour ce moment où son esprit évoque les dangers que court Guy. Les gros plans qui s’enchaînent
rapidement avec les répliques cinglantes. Plan large qui les place à distance sur la diagonale de part
et d’autre du comptoir.

Transition : Ainsi, partager les mêmes espaces ne conduit pas à une relation sereine mais génère des
tensions qui ouvrent à une certaine violence dans le rapport mère-fille.

II. AMOUR ET DIALOGUE ENTRE PASSE ET PRESENT

Si mère et fille témoignent de volontés qui s’opposent il n’en reste pas moins qu’elles sont reliées
par ce qu’elles vivent ou ont vécu de l’amour. Le dialogue entre le passé et le présent est alors un
moyen pour la mère de se poser en exemple et pour la fille d’être un nouveau miroir dans lequel elle
peut revivre certaines émotions qui contre toute logique doivent être réfrénées.

A. Moi aussi j’ai aimé

1) La voix de la raison.
- Mme Emery se pose comme détentrice d’un savoir sur le monde et s’exprime souvent de
manière proverbiale au présent de vérité générale en ce qui concerne l’amour. « La
séparation est cruelle en effet. Mais le temps arrange bien des choses. » « Tu crois aimer mais
l’amour c’est autre chose, on ne tombe pas comme ça amoureuse d’un visage que l’on croiser

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dans la rue. » « On ne meurt d’amour qu’au cinéma. » Son parcours de vie la pose comme
une personne clairvoyante qui sait mieux que sa fille ce qui est bon pour elle. « Tu sais, moi
aussi j’ai été courtisée autrefois par un jeune homme qui n’était pas ton père. » Cette
clairvoyance va dans le futur « Et dans deux ans tu auras peut-être oublié Guy tout à fait. « Les
oppositions de sa fille « Je n’ai que faire, figure-toi de ses conseils. » sont vite balayées, pas
entendues.
- Elle se pose aussi en tant que spécialiste médicale ! Que t’a dit le médecin
- Trois fois rien qu’il me fallait du repos (elle a un pull au rouge plus soutenu)
- Tu n’avais pas besoin de voir un médecin pour ça je te l’aurais bien dit moi-même (elle
s’arrange les cheveux)
- Tu es lasse soit, mais tu n’es pas mourante…

2) Cette omniscience se veut d’autant plus crédible qu’elle établit un parallèle entre elle et sa
fille. L’avenir de Geneviève est évident pour Mme Emery car elle ne fait que répéter ce qu’elle-
même a vécu. « Je sais, ma chérie. Je sais. Moi aussi j’ai aimé, j’ai lutté, j’ai souffert. Tu devrais
m’écouter. » De la même façon elle se compare à sa fille enceinte : « Tu es comme moi la
veille de l’accouchement j’étais sur un escabeau. »
Mais si on est mère on n’en est pas moins femme et en cela mère et fille se rejoignent dans
l’expression de leur sensualité.

B. Libido à tout âge

1) L’amour par procuration pour la mère par l’utilisation de la première personne du pluriel : la
carte postale « pour moi ? pour nous. » Et on ne peut pas lui donner tort puisque Cassard
parle dans le film plus à la mère qu’à la fille. On peut parler d’inceste au second degré. Elle
est bien présente au mariage et dans la voiture. Le jeu des pronoms est aussi intéressant dans
la réplique « Tu as tort il représente pour moi le genre d’homme. Fous-moi la paix avec ce
type. » Commenter.

→ Montrer le photogramme à l’église où son costume bleu reprend la couleur de Guy : marque sa
présence mais vaincu par elle et les choix de vie que sa fille a faits par sa voix.

2) Les effets de la passion : le jeu de Anne Vernon, sourires, précipitation vers la fenêtre, « Ah
j’ai les joues en feu, c’est amusant, je crois que j’ai trop bu. » « Je ne sais pas si je me fais très
bien comprendre. A vrai dire je ne vois pas bien. » Elle se lève pour relancer le feu dans la
cheminée. » Le gros plan sur son visage, elle face au feu de la cheminée. Elle se lève et se
regarde dans le miroir. Pour Berthomé, sa chambre rouge, comme le bar et le dancing, disent
« l’intensité des désirs inapaisés » Berthomé. Propos qu’elle tient sur ce type épatant…

→ Séquence avec Cassard à partir du thé : faïence rose rappel de la faïence bleue sur laquelle Guy
et Geneviève s’embrassent, la sonnette qui l’appelle à la boutique comme Geneviève qui devait
vendre le parapluie noir. Elle sourit à l’argent puis le dépose « A demain/A demain » la

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précipitation à la fenêtre et surtout le fait qu’elle se retrouve dans la même attitude que Geneviève
avec Guy dans la séquence montrée au début de la leçon.

3) La couleur rose était associée à la sexualité selon Jacques Demy. On peut citer le raccord entre
la chemise rose que Guy pose sur le lit et la robe rose de Geneviève le soir de l’opéra. La
phrase de la mère « Guy a pu représenter pour toi un certain idéal. Mais quel avenir t’offrait-
il ? » implicitement énonce que cet idéal était physique puisqu’il n’était pas financier. Cela est
renforcé par Geneviève lorsqu’elle dit « Il est beau tu verras ». Enfin, mère et fille arrivent au
même degré de connaissance : « Je suis enceinte Maman. C’est épouvantable, enceinte de
Guy ! Comment est-ce possible ? Rassure-toi comme tout le monde. Oh ne plaisante pas c’est
grave ! »

C. Illogisme, de son propre futur à celui de sa fille

1) L’héritage maternel repose moins sur le savoir aimer que sur le savoir renoncer. « Ne
pleure pas, regarde-moi, on ne meurt d’amour qu’au cinéma. » principe de réalité qui est
celui de Demy puisque personne ne meurt d’amour dans Les Parapluies de Cherbourg.
2) -Tu aurais mieux fait de l’épouser.
-Tu as raison. Mais tu comprends je voudrais que tu sois heureuse. Que tu ne gâches pas
ta vie comme j’ai gâché la mienne.
Elle n’a donc pas épousé l’homme qu’elle aimait et a gâché sa vie. Et elle voudrait que sa
fille n’épouse pas Guy pour être heureuse ? Cela n’a pas de sens à moins que l’amoureuse
de Roland ce soit Mme Emery elle-même.
3) Aspect implacable de l’acceptation de la demande en mariage : elle parle pour sa fille.
Trois espaces / temps (boutique parapluies, boutique de robes, église) Geneviève réifiée,
parole confisquée, lien commerce – mariage.

Il faut donc savoir taire ses émotions pour revenir à la raison, une raison commandée par des
impératifs financiers. Et c’est la mère qui tire les ficelles dans une reproduction des schémas qui
balaie toute opposition.

III. SAVOIR AIMER ET SAVOIR VENDRE

Si la forme d’amour liée à Eros doit être réfrénée c’est qu’un ordre supérieur, l’ordre social s’impose
contre toute volonté individuelle. Ce jeu de dupes passe par différentes manipulations qui obéissent
à une logique commerciale pour que chacune reste bien à sa place.

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A. Manipulations diverses

La mère invente une fiction. Elle est la metteuse en scène de l’image qu’elle veut donner d’elle-même
et de sa fille.

1) Elle fait de sa fille une petite fille. A la bijouterie pendant que les adultes discutent. « C’est la
parure de la Belle au bois dormant » quand rentrent dans la boutique. Elle est effectivement
en sommeil, on s’agite autour d’elle on décide pour elle.

→ Analyse de la séquence : comme dans la séquence de la galette où elle s’agitait pour faire une
animation factice dans des plans fixes ici elle dirige conversation et mouvements. Raccord « La
Belle au Bois dormant » + révérence. Ou un simple photogramme du plan large sur la boutique :
les deux hommes, les deux femmes, Geneviève assise.

2) Elle construit un discours basé sur des mensonges.


« La vie que nous menons est si triste pour une jeune fille, ce magasin sinistre. » « Peut-
être avez-vous besoin de repos » « En effet, Geneviève s’est beaucoup surmenée, ces
temps derniers elle est un peu pâlotte. » « Geneviève ne veut pas partir seule et moi de
mon côté je ne peux pas abandonner le magasin, c’est inextricable. » « Je ne voudrais en
aucun cas faire sur elle la moindre pression. » « J’ai hésité longtemps et Geneviève qui est
la sagesse et la raison même m’a décidée » « Je n’arrive plus à la distraire (dit celle qui
n’est que dans son magasin) et j’ai peur de la voir sombrer dans la neurasthénie, voyez-
vous elle s’ennuie. » Mme Emery réécrit l’histoire dans son propre intérêt.
Donc : une fille dévouée et attachée à sa mère, qui est écoutée par sa mère qui la
comprend. Elle donne une vision négative de son magasin et appelle à la distraction.
Alors que : Geneviève évoque la possibilité d’abandonner sa mère, s’oppose souvent à
elle, la mère veut sauver le magasin « sotte de quoi vivrons-nous.

B. Logiques commerciales

1) Femmes bijoux et coiffures.


Les accessoires féminins illustrent bien la logique commerciale à l’œuvre dans la relation
amoureuse.

Beauté/Vente : Évidemment, un bijou ce n’est qu’un bijou / Ce bracelet, il est importable, personne
n’en voudra. Et ton collier ? Mon collier tu crois ? C’est un crime non jamais je ne m’en séparerai.
Geneviève joue avec son collier. Après tout il n’est pas si joli que ça. ma bague de fiançailles. Elle est
affreuse !

→ Possibilité de montrer le raccord entre Geneviève dans sa robe papier-peint qui regarde et met
sa bague / Cassard et Geneviève sur le quai mains sur le ventre qui tiennent la bague et premières
paroles de Cassard et Geneviève muette.

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Puis il ne faut surtout pas se laisser aller : le geste de se recoiffer, de tenir ses cheveux en
place fonctionne comme une métonymie du comportement des femmes dites sérieuses
(comme Madeleine). Mme Emery évoque le fait d’aller chez le coiffeur après le bijoutier.
Evoquer son jeu dans le miroir. Rappeler éventuellement l’ouverture de Madame de… de
Max Ophüls. La mèche que Mme Emery ne cesse de remettre en place. Tout comme tante
Elise qui reproche à Guy de la décoiffer. Geneviève à la fin coiffure élaborée mais figée et
boursouflée.

2) L’homme de la situation ?

Bien qu’elles tiennent un commerce ou possèdent des bijoux qu’elles peuvent monnayer en
tant que femmes la vie peut vite devenir précaire. Le choix de l’homme avec lequel on se
marie doit se faire en évoquant le budget de coût d’une vie. Concernant Guy : « Est-ce qu’il a
un métier ? Est-ce qu’il peut te faire vivre ? Elever des enfants ? » « Il n’est pas riche, nous
vivrons simplement et nous n’aurons pas tout de suite des enfants. »

Clairement, le gendre doit pouvoir assurer l’avenir de la fille mais aussi celui de sa belle-mère.
« Ce n’est pas lui, qui paiera mes impôts, depuis hier je n’ai plus un sou en caisse. »

En ce sens le parapluie est métaphorique : Outil symbolique de mise à mort quand fermé
(comme des banderilles dans le décor) ou se protéger quand il est ouvert. Aucune chance
quand on sort de son garage et qu’on n’a que son col de chemise à remonter. « Maman ne
me fait pas l’article, tu me parles de lui comme tu parles de tes parapluies. C’est qu’il te
protégera Geneviève. C’est malin ! »

Elles vont perdre toutes les deux leurs couleurs absorbées par le noir. Comme le premier
client qui demande un parapluie noir. Geneviève porte le deuil mais c’est le deuil de l’amour.
Le système incarné par Cassard et par le premier client (l’homme à tout âge) les a ramenées
dans le rang de la respectabilité en gommant ce qu’elles étaient individuellement.

C. Se tenir à sa place de mère en fille

1) Pas étonnant que Cassard voyage, que l’acheteur de parapluie noir soit à l’extérieur, qu’on
évoque les voisins sans jamais les voir. Ils sont cette force supérieure à laquelle Mme Emery
se plie et plie sa fille pour son bien croit-elle.
2) Les possibilités d’évasion sont réfrénées « J’aime mieux partir, n’importe où, ne plus revoir
maman que de te perdre. » Le surcadrage de Geneviève dans sa boutique fait tragiquement
écho au surcadrage de Mme Cassard dans sa Mercédès. Entre le début et la fin pas d’évolution
on est resté sur les rails. (rappel des deux déambulations sur les quais/la sautillante et la
rectiligne) Devient une icône dans le gros plan où elle est comparée à cet idéal de « La Vierge
à l’enfant » (… le jour de l’Epiphanie…) Ordre moral et images religieuses se mêlent.

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→ Comparer le mariage et l’enterrement de tante Elise dans la même église.

3) Peu d’espoir que les choses changent de mère en fille « Il y a toujours eu des filles dans ma
famille » + la petite Françoise qui joue avec le klaxon et que l’on veut faire taire. Françoise
elle-même surcadrée comme sa mère.

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LECON : LE RETOUR A CHERBOURG

Du garage à la chambre d’Elise

Jacques DEMY – Les Parapluies de Cherbourg (1964)

« On l’a envoyé je suis sûre dans un endroit dangereux où il risque sa vie » chante Geneviève sans
nouvelles de Guy alors qu’il vient de partir depuis deux mois. S’il y a effectivement le risque de mort
liée au danger du conflit il y a aussi le risque de la mort de leur amour. Geneviève l’avait déjà annoncé
au moment de leurs adieux : « Deux ans, deux ans de notre vie (…) deux ans non je ne pourrai pas. »
Et c’est effectivement ce qu’apprend Guy à son retour d’Algérie en mars 1959 de la bouche de tante
Elise dans cette troisième partie intitulée « Le retour » où se trouve notre extrait.

L’extrait à commenter se situe entre deux fondus au noir qui sont deux ponctuations fortes qui
permettent de dire qu’il s’agit là d’un segment important du film. La séquence s’ouvre sur un plan
large du garage Aubin quasiment identique à celui qui ouvre le film. On reconnaît également la même
musique jazz. Notons qu’il existe un autre fondu au noir qui se situe entre l’église et la fin de la
discussion entre Madeleine et Guy. Il s’agit là d’une ellipse mais aussi d’une articulation qui permet
de rebondir vers une autre histoire qui reste à écrire comme l’indique le dernier fondu au noir qui
clôt l’extrait à analyser sur les paroles de Madeleine « Je veux bien essayer ». Car en attendant Guy
va repasser dans les lieux fréquentés autrefois : ce retour est en fait un recommencement mais un
recommencement déceptif puisqu’il ne correspond pas au futur imaginé avec Geneviève. Il s’avère
ainsi que si la publicité du film promettait « un film en-chanté » il n’en est rien ici.

Ce recommencement est en même temps une redite, comme une réécriture du passé à la lumière
du présent, du présent sans Geneviève. L’extrait obéit donc à une esthétique de l’écho qui se
retrouve à tous les niveaux et creuse la distance à la fois temporelle et entre les personnages. Nous
nous demanderons comment cette esthétique de l’écho dessine alors une trajectoire du
désenchantement pour notre héros.

Dans une première partie nous verrons comment la recherche des lieux fréquentés autrefois
confronte aux fantômes du passé, une partie que l’on pourrait intituler « Un seul être vous manque
et tout est dépeuplé ». Dans une deuxième partie nous nous intéresserons à la métamorphose du
personnage qui n’est plus tout à fait le même ni tout à fait un autre car il est un vétéran à plus d’un
titre. Enfin, nous verrons comment l’histoire de Guy s’écrit tragiquement sur les cendres d’une autre
histoire.

I. L’ECHO DE L’ABSENCE : UN SEUL ÊTRE VOUS MANQUE ET TOUT EST DEPEUPLE

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A. L’errance triste et solitaire


1) Un boitement qui est une blessure de guerre (un attentat à la grenade) mais qui signale
qu’il ne peut plus avancer comme autrefois. La musique dans le bar à entraineuses prend
cette claudication. Il est au sens propre et figuré en déséquilibre. Il s’agit vraiment d’une
tentative désespérée de retrouver l’autrefois. L’extrait comporte 37 plans pour 8 min 37
au cours desquels il va retrouver quais et rues de Cherbourg. On a moins de plans longs,
l’espace est plus découpé, le montage plus rapide notamment au moment des
altercations. Guy marche, on ne le verra plus à vélo et encore moins flotter. Il se cogne
aussi à un passant, tape dans une cagette, bouscule Madeleine. L’attention à l’autre est
éteinte, il est tout à sa souffrance.
2) Les déplacements vers la gauche qui sont une convention parfois utilisée pour symboliser
le malheur. Le piétinement sur les quais : il est filmé au téléobjectif pour la première fois
depuis le début du film. Focales longues écrasent la perspective et donnent l’impression
que les comédiens n’avancent pas.

[Petit point sur les focales : Avec un même capteur, plus longue est la focale plus l’angle est serré.
Cela rapproche les objets, écrase la perspective. Chaque tremblement est visible. Plus la focale est
courte plus l’angle est large, la scène semble éloignée. Éloigne les objets les uns des autres. Cela
déforme les visages. Peut servir à faire un insert dans un environnement (des clés par terre) Caro et
Jeunet dans Delicatessen. Focale courte : <35 Vue humaine : 40-50mm Focale longue : >70mm]

3) Madeleine « Je n’aime pas ce que tu es devenu. Quoi ? Un homme qui traîne, un homme
désœuvré. » Noter comme on voit qu’il ne se rase plus et il faudra attendre sa nuit avec
Genny pour qu’on le retrouve face à un miroir (il ne se rase pas mais se débarbouille)

B. Les fantômes de Geneviève

1) Absence et vide
L’errance se fait sur la musique qui est celle de leur séparation, qui s’est peu à peu effacée
de la vie de Geneviève (rappel de la séquence sur le quai avec Cassard où c’est son thème
à lui qui évoque le futur) mais qui revient de plus belle et rappelle le passé tout en
soulignant la distance.
Il repasse par les lieux où nous les avons vus ensemble enjoués : les carreaux de Delft devant
la boutique, le bar du port.

→ Montrer l’extrait du café du Pont Tournant (le bien nommé, commenter) : porter l’attention à
l’organisation de l’espace.

Relever ce plan sur les chaises vides en disant que c’est la marque de l’absence mais là où
avant il n’y avait que le spectateur pour les voir ces espaces vides désormais c’est Guy qui les
voit avec ses yeux, on peut parler de caméra subjective qui fait partager la souffrance du
protagoniste.
Les fleurs dans le miroir du bar réfléchissent le passé.

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2) Avatars

Le rouge du mambo / Le rouge du bar du port avec des entraîneuses.

La blonde « Tu viens danser ? » = laisse-moi tranquille. La brune « Toi tu es gentille » montrer


comment le décor est une réminiscence de l’autre bar : table rouge, cendrier, verre d’alcool.
Possibilité de comparer et commenter les deux photogrammes. L’hôtel à côté du café est
jaune comme Geneviève au début. « Tu peux m’appeler Geneviève si tu veux ». « Toi tu vas
me dire que je te rappelle quelqu’un. »

Les lieux sont donc chargés des souvenirs qui parce qu’ils ne peuvent renaître creusent la souffrance.
Une souffrance qui se développe aussi sur le fait que les choses ont changé.

II. L’ECHO DE L’ANCIEN GUY OU LA SOUFFRANCE DU VETERAN

A. Un monde qui a changé : la perte des couleurs


1) Les lieux ont changé, ils ne sont plus tout à fait les mêmes. Guy essaie de retrouver
sa vie d’avant son départ de Cherbourg. On le lui avait promis comme l’a rappelé
tante Elise quelques minutes auparavant « Aubin avait promis de te reprendre au
garage. » Au garage la musique et les couleurs sont les mêmes, le plan d’ensemble
est également semblable mais il a été recadré. C’est le signe que quelque chose a
bougé à la manière du générique qui fait varier le plan d’ensemble sur Cherbourg
avec un ciel plus bas, plus lourd entre le début et la fin du panoramique.

→ Montrer l’extrait du garage au début pour insister sur les effets sonores et choix de mise en
scène évoqués ci-dessous. Commenter aussi tenue, colère et découpage de l’espace.

2) Désormais c’est au micro qu’on l’appelle, les camarades aux vestiaires sont partis, il
n’en reste qu’un et les casiers ont été repeints en gris. Les travellings fluides qui
disaient la conversation joyeuse entre collègues ont aussi disparu. La réalité n’est
plus appréhendée de la même manière.
Et le traitement du son va dans le même sens « Fouché » « Le patron te demande »
« Ah merde » sont traités avec un effet de reverb pour montrer l’espace moins
chargé, le fait que les voix résonnent dans le garage. Une fois dans le bureau les voix
ne résonnent d’ailleurs plus de la même manière. L’effet d’écho est bien symbolique
de ce lien avec le passé qui semble répété mais qui n’est plus le même. (rappel idem
pour le canon des notes reprises au générique, deux temps à l’ouverture à l’iris…)
3) Le magasin de parapluies est en ruines, lui aussi va être remplacé par une laverie
dans laquelle le blanc domine et dont l’enseigne est déjà en place « Lav’Net ». Les
parapluies ne protègent plus personne, le passé et ses couleurs ont disparu. Le
décorateur Bernard Evein a considérablement réduit sa palette pour cette partie.

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Véronique CARDAMONE
BTS Métiers de l’Audiovisuel

4) Le costume marron et la chemise blanche : lui aussi a perdu sa couleur bleue et les
motifs géométriques de son pull. Le setter a été choisi car il est marron de la même
couleur que le costume de Guy. Chien errant. Voire déshumanisation via l’expression
agressive « pousse ta viande, tu vois bien que tu gênes »

B. Crier sa colère et boire pour oublier


Par deux fois il se déplace dans un lieu pour boire : un blanc-sec, un autre puis cognac.
Violence qui émane des répliques, constat fait par les autres. Avec M. Aubin « Ah, le
petit con depuis qu’il a quitté l’armée il se conduit comme le dernier des voyous. » De
même « Vous êtes tous les mêmes » « Moins que toi paumé » Il tape dans des cagettes
vides en en balançant une dans le port. Le miroir dans le café du port.
Possibilité de faire allusion aux films américains qui vont venir et présenteront après le
même mal-être au retour du Viet-Nâm… ou s’attendre éventuellement à une question de
ce genre en entretien. Penser à Taxi Driver de Scorsese ou plus blockbuster le premier
Rambo ou au personnage du lieutenant Dan dans Forrest Gump.

III. TRAJECTOIRE PARALLELE : UN AUTRE DESTIN

A. Tourner la page
1) Est-il possible de se réparer ? Un panneau au garage l’annonce « Toutes réparations
payables au comptant. » Et bientôt Guy ira trouver le notaire. L’idée du commerce revient
comme il a été présent pour Geneviève. Et c’est en payant Genny qu’il retrouve des
couleurs.
2) De nouveaux lieux : le bar du port, la chambre de Genny (puis plus tard, la banque, le
notaire et le garage en périphérie de la ville)
3) Commenter le photogramme du lit de Genny : il a retrouvé du rose. Les couleurs du papier
peint montrent que quelque chose d’avant est en train de se réécrire. Effectivement la
réparation a été payable au comptant.

B. La mort d’Elise pour un autre destin


1) C’est une nouvelle histoire qui s’écrit sur les cendres d’une autre histoire et sur une mort bien
réelle, celle de tante Elise soudain définitivement hors-champ. L’histoire avec Madeleine
s’écrit sur les lieux de la morte. Elle qui était ignorée jusqu’alors (seul le spectateur
s’apercevait qu’elle était amoureuse de lui.) Il la bouscule même comme le quidam lorsqu’il
entre dans l’appartement. Se montre aussi assez violent dans sa réplique. Et c’est après la
mort d’Elise qu’il la regarde différemment. Noter qu’il appuie sur la sonnette deux fois
(comme l’ouverture, comme les deux hautbois, on s’y reprend souvent à deux fois dans Les
Parapluies)

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Véronique CARDAMONE
BTS Métiers de l’Audiovisuel

→ Montrer le travelling dans l’église : le plan large bord cadre droit le cercueil couvert de noir
d’Elise. Travelling le long du cercueil pour venir cadrer le couple : regard de Madeleine, cadrage
Guy qui regarde Madeleine puis le cercueil et fondu au noir

→ Analyser le dispositif autour du lit de la morte : draps enlevés, cadre dont il ne reste que la
trace, valises en train d’être faite, horloge, cette horloge qui marquait les secondes quand Guy
était accompagné de Geneviève et qui est arrêtée ici.

2) Lucidité de Geneviève « J’ai besoin de toi. » // « Dis plutôt que tu n’aimes pas la solitude. »

C. Choisir la brune
1) Guy est contraint à oublier Eros pour Agapé. Madeleine est comme une tante Elise plus jeune.
A l’ouverture de la porte et lorsque Guy se jette dans ses bras, on a le vert Elise. Sa valise est
aussi assortie au papier peint de la chambre d’Elise. Mais elle range un chandail rose en
passant devant Guy.
2) Guy n’a pas de thème personnel et c’est ainsi celui de Madeleine qu’il adopte lorsqu’il doit
parler.
3) Montrer que la caméra s’éloigne d’eux quand sont face à face et fondu au noir. Jacques Demy
est plutôt du côté de l’autre couple sa caméra virevoltant avec eux dans un accompagnement
joyeux.

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