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II .

CÉLINE, UNE EXCEPTION SINISTRE


par Annick Duraffour1

Revue d’Histoire de la Shoah, n° 198, 2013/1


Les thuriféraires de Céline, amis et admirateurs, ont longtemps assuré
– reprenant la stratégie de défense de l’écrivain – que le pamphlétaire
antisémite d’avant-guerre, auteur de Bagatelles pour un massacre (décembre
1937) et de L’École des cadavres (novembre 1938), s’était tenu à l’écart de
toute collaboration pendant l’Occupation. Les accusations dont il était l’objet
ne pouvaient que cacher « la haine inconsciente du style ». La polémique
visait en fait (comme l’a asséné et répété le maître lui-même) l’auteur du
Voyage au bout de la nuit, coupable de génie littéraire, coupable de rendre
illisibles tant de romans sans style ! Pour quelques dévots (étaient-ils naïfs,
retors ou aveuglés ?), qui disposaient toutefois d’une importante couverture
médiatique, Céline est donc devenu le premier et unique auteur en France
capable de susciter la haine à cause… de son génie littéraire !
Plus sérieusement, et plus prudemment, on avance aujourd’hui, dans les
milieux qui tendent à monopoliser la parole autorisée sur l’écrivain, que
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Céline s’est tenu à l’écart de toute « collaboration officielle », ou de « tout
honneur officiel ». Nous avouons ne pas bien comprendre le sens de telles
expressions : s’attendait-on à ce que l’écrivain fût nommé ministre ? Ou à ce
qu’il ait été seulement décoré de la francisque, lui qui vitupérait Pétain pour
sa tiédeur en matière d’antisémitisme ? L’adjectif « officiel » semble ici n’être
qu’une petite habileté, qui vient gommer, l’air de rien, l’engagement public, non
officieux pour le coup, de Céline dans le camp collaborationniste. Absence de
« collaboration officielle » : voudrait-on dire par là que Céline n’a pas adhéré au
PPF, comme l’a fait Pierre Drieu la Rochelle ? Le militant du PPF aurait-il plus
de pouvoir, plus d’influence, plus de responsabilités, officielles ou officieuses,
que Céline, qui domine la période de l’Occupation, dont les journaux les plus
antisémites se disputent l’honneur d’une lettre publiée à la une ? Chacun sait
pourtant que le soutien public apporté librement par un auteur n’en a que
plus de portée ! Et le nom de Céline n’a, à l’époque, nul besoin de la caution

1 Annick Duraffour, agrégée de Lettres, ancienne élève de l’ENS, a publié plusieurs essais sur Céline : « Céline
propagandiste », Politiques, n° 2, printemps 1992, p. 89-98 ; « Céline, un antijuif fanatique », in P.-A. Taguieff
(dir.), L’Antisémitisme de plume. 1940-1944, Paris, Berg International, 1999, p. 147-197 ; « Céline et la ville »,
Urbanisme, n° 334, janvier-février 2004, p. 79-85. Elle est l’auteur d’un ouvrage sur Céline (en collaboration
avec P.-A. Taguieff), à paraître en 2013 chez Fayard, et d’un article « Céline » in P.-A. Taguieff (dir.), Dictionnaire
historique et critique du racisme (à paraître en 2013 aux PUF).

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d’un parti politique : « Céline, à lui seul, par ses écrits, est une révolution en
puissance2. » Il est, sous l’Occupation, la caution et la référence majeure des
activistes de l’antisémitisme racial, au point que la figure de l’écrivain s’efface
alors derrière celle du guide idéologique. Robert Pierret, qui, en août 1941,
dénonce l’attentisme de Xavier Vallat et le refus « de traiter le problème [juif]
sur le plan racial », conclut son article par ce paragraphe :

Nous conseillons à nos apprentis hommes d’État et plus


particulièrement au spécialiste officiel, M. Xavier Vallat, de s’inspirer
un peu moins de Machiavel, mais, par contre, de lire, de relire, de
s’imprégner de Bagatelles pour un massacre, de L’École des cadavres
et des Beaux Draps. Louis-Ferdinand Céline possède plus de logique,
de raisonnement et de bon sens dans son petit doigt qu’il n’en existe
dans la cervelle tout entière du plus distingué de nos inspecteurs des
Finances ou de nos polytechniciens3.

Notre étude4 « Céline, un antijuif fanatique », parue dans L’Antisémitisme de


plume5, s’attachait à établir et à analyser l’exacte teneur de l’engagement
de Céline sous l’Occupation. La presse lui avait donné, comme au livre
tout entier, un large écho comme le déplorait L’Année Céline 1999, revue
d’actualité célinienne6. Ce fut, dans les milieux céliniens, une « catastrophe »
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(« Vous ruinez 20 ans de travail… ») ou, au minimum, une gêne avouée
(« C’est très bien, mais c’est dommage que ça paraisse dans ce contexte7 »).
Par ce « contexte », il faut entendre : hors de tout cercle célinien autorisé /
dans un ouvrage qui mettait en évidence la communauté de vues entre le
génial Céline et les pires propagandistes des officines et des groupuscules
de l’extrême droite collaborationniste / dans un ouvrage qui réunissait des
historiens sérieux capables de rédiger des monographies précises sur les
antisémites de plume, célèbres ou moins célèbres, de l’Occupation. Mais

2 Henry-Robert Petit, Le Pilori, n°5, décembre 1938, p. 17.


3 Robert Pierret, « Eux, toujours eux ! », Au Pilori, n° 58, août 1941. Le journaliste donne lui-même un exemple
parlant de l’imprégnation recommandée. Sa comparaison est un écho, très affaibli, de l’abjecte déclaration de
Céline dans Bagatelles (p. 319), pour qui « un seul ongle de pied pourri » de n’importe quel vinasseux d’aryen
valait cent mille fois plus que « cent vingt-cinq mille Einsteins ».
4 Cette étude faisait suite à un article, « Céline propagandiste », paru dans Politiques, n° 2, printemps 1992,
p. 89-98.
5 Pierre-André Taguieff (dir.), L’Antisémitisme de plume, 1940-1944. Études et documents, Paris, Berg
International, 1999.
6 « Au vu de sa réception critique, cet ouvrage […] a pleinement atteint son but. […] Les commentateurs
reprennent sans examen les thèses pernicieuses (sic) de L’Antisémitisme de plume et modèlent leur appré-
ciation sous forme d’un réquisitoire contre Céline. » La notice bibliographique consacre deux tiers de page à
cette réception critique, citant Frédéric Martel dans Le Magazine littéraire, Alexandra Laignel-Lavastine dans
Le Monde, Angelo Rinaldi dans Le Nouvel Observateur, Philippe Petit dans Marianne. Voir « Bibliographie
critique », in L’Année Céline 1999, Tusson et Paris, Éditions du Lérot et Imec, p.174-175.
7 La solution trouvée fut de mettre à disposition des étudiants une photocopie de notre étude, pour leur épar-
gner la vue de l’horrible (livre du) « contexte ».

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cette étude a, depuis, fait son chemin : elle a été abondamment recopiée,
résumée, plagiée, rarement citée, jamais dans les milieux céliniens autorisés8.
Nous rappellerons rapidement d’abord les vérités factuelles aujourd’hui à
peu près acceptées, à son corps défendant, par la communauté célinienne,
qui s’emploie simplement, ici ou là, à en euphémiser la formulation ou à en
passer pudiquement quelques-unes sous silence.
Sous l’Occupation, Céline fait rééditer ses deux premiers pamphlets en
obtenant de Karl Epting, directeur de l’Institut allemand, les tonnes de papier
nécessaires. Il ajoute à la réédition des photos : la plupart sont des photos
de propagande qui ridiculisent, souvent indignement, l’ennemi anglais,
gaulliste, juif ou franc-maçon. Il rédige en 1942, pour la réédition de L’École
des cadavres, une préface dénuée de toute ambiguïté, qui vante les mérites
de l’ouvrage : « L’École était le seul texte à l’époque (journal ou livre) à la
fois et en même temps : antisémite, raciste, collaborateur (avant le mot)
jusqu’à l’alliance militaire immédiate, antianglais, antimaçon et présageant
la catastrophe absolue en cas de conflit9. » Bref manifeste qui clarifie les
positions !
Céline publie aussi, en février 1941, un nouveau pamphlet, Les Beaux Draps. Il
y dessine, sur un mode lyrique et utopique, les perspectives d'un renouveau,
et accorde moins de place à la vitupération antijuive. Peut-on en déduire
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une modération nouvelle de l'auteur sur le sujet, au vu des circonstances ?
Céline déplace plutôt l'angle d'attaque. La malfaisance juive semble tenue
pour un fait acquis, même si plusieurs pages en rappellent encore les effets.
C'est désormais la détermination dans l'action qui compte : il faut aller au
terme de l'épuration. L'exclusion des Juifs de la société française est posée
comme préalable à toute mesure de redressement. Le communisme est à
essayer, sous la forme très particulière du « communisme Labiche », mais
« les Juifs absolument exclus10 ». On peut concéder le retour au suffrage
universel, mais « éloignez d'abord le Juif !11 ».
Céline insiste sur la nécessité du passage à l'acte, en de brefs appels :
« Vinaigre ! Luxez le Juif au poteau ! Y a plus une seconde à perdre12. » Ou
encore : « Bouffer du Juif, ça suffit pas, je le dis bien, ça tourne en rond,

8 Mais cette méthode ne nous fut pas exclusivement réservée. Jean-Pierre Dauphin et Pascal Fouché remar-
quaient que la publication du Cahier Céline 7 (ci-après CC 7), en 1986, faisait suite à « un travail universitaire
qui a été beaucoup consulté », et mettait « un terme à des années de pratique du samizdat opportuniste et de
la recopie avantageuse » (ibid., p. 11).
9 ,
Céline L’École des cadavres, Paris, Denoël, 1938. Texte reproduit dans Cahiers Céline 7. Céline et l’actua-
lité, 1933-1961, textes réunis et présentés par Jean-Pierre Dauphin et Pascal Fouché, Paris, Gallimard, 1986,
p. 173-175.
10 Les Beaux Draps, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1941, p. 113.
11 Ibid., p. 195.
12 Ibid., p. 197.

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en rigolade, une façon de battre du tambour si on saisit pas leurs ficelles,


qu'on les étrangle pas avec. Voilà le travail, voilà l'homme. Tout le reste
c'est du rabâchis, ça vous écœure tous les journaux dits farouchement
antisémites […]13. » Appel à la virilité déterminée, active, contre le discours
qui tourne en rond. Le véritable antisémitisme est celui qui agit, avec cordes
ou ficelles. C'est le thème de l'épigraphe liminaire « À la corde sans pendu »,
qui condense l'oscillation – habituelle dans les lettres aux journaux – entre
l'injonction et la déploration. Ouverture remarquable, qui inverse aussi les
lois de la dédicace : l'hommage à la corde qui n'a pas servi, qui devrait
servir, remplace l'hommage aux maîtres, aux aînés ou aux morts14. Mais ce
passage où Céline joue du sens figuré (les « ficelles des Juifs ») et du sens
propre (saisir leurs ficelles et les étrangler avec), et où, de corde en ficelle,
est rappelée la phrase en épigraphe, est aussi le seul à bénéficier d'une note
en bas de page qui précise : « J'entends par juif, tout homme qui compte
parmi ses grands-parents un Juif, un seul. » Cette note lapidaire n'est pas
innocente. Elle prend position sur un des points-clé de tout programme
d'épuration juive : la question de savoir qui est juif. Céline révise à sa
manière l'article premier de la « Loi portant statut des Juifs » du 3 octobre
1940 qui stipule : « Est regardé comme juif, pour l'application de la présente
loi, toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux
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grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif15. » Céline,
on le voit, élargit la définition du Juif à la mesure de l’épuration qu’il exige,
beaucoup plus radicale que celle qui est mise en œuvre par Vichy.

Céline apporte clairement son soutien à Doriot : « Et Doriot s’est comporté


comme il a toujours fait. C’est un homme. Et oui, il n’y a rien à dire. Il faut
travailler, militer avec Doriot16. » Soutien qui s’accompagne logiquement d’un

13 Ibid., p. 115.
14 Céline commente son épigraphe dans un entretien avec Henri Poulain : « T'en as vu, toi, des pendus, depuis la
débâcle ? », Je suis partout, 7 mars 1941, cité in CC7, p. 108. « La corde » revient en commentaire de la fusillade
bien réelle de Lucien Sampaix, député communiste et journaliste à L'Humanité, qui avait mis en cause Céline lors
de « l'affaire Abetz », en juillet 1939. Cf. « Une lettre de L.-F. Céline », Au Pilori, 10 septembre 1942, cité in CC7,
p. 169.
15 Cité d'après Michael R. Marrus et Robert O. Paxton, Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981, p. 399. La
définition proposée par Vichy est très proche de celle qui est donnée dans le premier règlement d'applica-
tion de la loi sur la citoyenneté du Reich, promulguée le 14 novembre 1935. Voir Raul Hilberg, La Destruction
des Juifs d'Europe [2e édition, 1985], Paris, Fayard, 1988. Par cette définition est écartée, remarque Hilberg,
« la solution proposée par le parti, c'est-à-dire l'assimilation totale des demi-Juifs aux Juifs intégraux » (ibid.,
p. 66). Mais Céline va au-delà, en considérant comme Juifs les « quarts de Juifs ». La définition qu’il propose
est analogue à celle que donne l'Arierparagraph, règlement qui accompagne le décret du 7 avril 1933 qui
stipulait le renvoi des fonctionnaires « d'ascendance non aryenne » (ibidem, p. 62). Notons également que
cette définition correspond aussi, a contrario, à la condition d'admission posée par certains groupuscules
français racistes nationaux-socialistes : avoir quatre grands-parents aryens.
16 Interview avec Maurice-Ivan Sicard, membre du bureau politique du PPF en 1938, qui deviendra en 1942 secré-
taire à la presse et à la propagande du parti. Cette interview est parue dans L’Émancipation nationale, n° 273,
21 novembre 1941, p.1-3. Voir CC7, p. 128-136.

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éloge de la LVF, cette « preuve de la vie17 ». Il assiste au meeting de Doriot


du 1er février 1942. La presse doriotiste se flatte de sa présence en publiant
une photographie ainsi légendée : « Le grand écrivain Louis-Ferdinand
Céline a assisté à la réunion du Vél’ d’Hiv. Le voici suivant avec attention
l’exposé de Jacques Doriot, “Ce que j’ai vu en URSS”. » Suit une longue lettre
ouverte que l’écrivain engagé a adressée au chef du PPF, alors reparti sur
le front de l’Est18. Céline fait partie des premiers signataires du « Manifeste
des intellectuels français contre les crimes anglais19 », publié à la suite des
bombardements des usines Renault20 par la Royal Air Force dans la nuit du
3 au 4 mars 1942. Ce manifeste de la propagande collaborationniste, qui ne
reculait devant aucun mensonge, se terminait par ces mots : « Si la France et
l’Allemagne s’entendent, l’Angleterre est perdue. Elle le sait. Si la France et
l’Allemagne s’entendent, la France est sauvée. Comprenez-le. »
On connaît la présence de Louis-Ferdinand Céline aux manifestations
marquantes – inaugurations, réunions, banquets – de la propagande
antisémite, qu’elle soit d’origine allemande ou parisienne. À plusieurs
reprises, il y prend la parole, dans des discours que répercute la presse du
même bord. Les commentaires prouvent s’il en était besoin qu’il use de tout
son talent oratoire devant de telles assemblées : « Pour terminer, Louis-
Ferdinand Céline, dans une étincelante improvisation, fit un vibrant appel en
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faveur de la vraie Révolution qui ne pourra être considérée comme amorcée
tant que le mur d’argent de la juiverie restera debout 21. » Le 20 décembre 1942,
devant les membres doriotistes du Groupement corporatif sanitaire français,
le « prophétique pamphlétaire » fulmina contre tous les philosémites, contre
la France « qui s’est enjuivée jusqu’à la moelle22 ».
Céline, fort de son aura, va jusqu’à prendre une initiative clairement politique
et organise en décembre 1941, sous les auspices d'Au Pilori, une réunion des
leaders d’opinion collaborationnistes, politiques ou journalistes, pour tenter
de surmonter les divisions du milieu antisémite parisien, et mettre Xavier
Vallat au pied du mur. Il s’agit d’une des multiples tentatives de fonder un parti
unique, sur une base, cette fois, clairement nationale-socialiste. D’après une

17 Ibid., p. 135.
18 « Lettre à Jacques Doriot », Cahiers de l’Émancipation nationale, mars 1942, p. 231-236. Texte repris dans CC 7,
p. 155-161.
19 Manifeste publié dans Le Petit Parisien le 9 mars 1942, et repris dans les Cahiers de l’Émancipation nationale,
avril 1942, p. 341-348. Cité d’après CC 7, p. 236-238.
20 Les usines Renault, réquisitionnées, contribuaient à l’effort de guerre allemand.
21 « La Commission d’études judéo-maçonniques et le n° spécial de Weltkampf », L’Appel, 2e année, n° 88,
5 novembre 1942, p. 4. Ce déjeuner-conférence rassemble des responsables allemands de la lutte antijudéo-
maçonnique, et nombre de personnalités françaises, parmi les plus engagées dans le même combat, à l’occa-
sion de la sortie d’un numéro spécial du Weltkampf consacré à la question juive en France. Cette revue, créée
par Rosenberg, est devenue l’organe de l’Institut de Francfort pour l’étude de la question juive.
22 Le Cri du peuple de Paris, 23 décembre 1942 ; repris in CC 7, p. 175-176.

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lettre de Céline à Lucien Combelle23, on sait que la plate-forme commune en


fut rédigée par Céline et Eugène Deloncle. Elle comportait trois points :

1. Racisme : régénération de la France par le racisme. Aucune haine


contre le Juif, simplement la volonté de l’éliminer de la vie française.
Il ne doit plus y avoir d’antisémites, mais seulement des racistes.
2. L’Église doit prendre position dans le problème raciste.
3. Socialisme : Aucune discussion sociale possible tant qu’un salaire
minimum de 2 500 francs ne sera pas alloué à la classe ouvrière. Le
temps des mots est fini, les actes seuls comptent 24.

La convocation de Xavier Vallat devant les leaders collaborationnistes


parisiens vient au terme d’une virulente campagne menée contre lui
par Au Pilori : le commissaire était critiqué pour son antisémitisme non
raciste et son alignement imparfait sur les objectifs allemands en matière
d’épuration juive. Dès novembre 1941, le SD et l’état-major administratif
envisagent pour leur part le remplacement de Vallat qui s’obstine à
maintenir un principe de dérogation pour les anciens combattants juifs,
car il s’agit de passer alors de la spoliation économique à la mise en
œuvre de la Solution finale25. À la demande des autorités allemandes,
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George Montandon vient d’être nommé expert « dans les questions de
détermination raciale » au CGQJ26. Céline a, pour sa part, défendu les
qualités d’expert racial de son ami auprès de Fernand de Brinon : « Encore
un cas navrant à porter à votre connaissance. Il s’agit de Montandon, un
admirable savant, que l’on a traité monstrueusement depuis deux ans.
Vous connaissez sans doute son histoire. Actuellement (de vous à moi)
il est à bout de ressources. Ne pourrait-on lui trouver d’urgence un petit
emploi à l’Institut des Questions juives. Il serait le seul en fait à connaître
la question scientifique dans cet institut 27. »

23 .
« Pour trouver des révolutionnaires il faut d’abord montrer son pavillon son programme La troupe suit le
drapeau. Nous l’avons élaboré sommairement [mais très précisément add] avec Deloncle Au Pilori (où vous
n’êtes pas venu) ». Cf. Céline, Lettres, édité par Henri Godard et Jean-Paul Louis, Paris, Gallimard, 2009, 41-83,
p. 670.
24 Cette plate-forme commune fut publiée avec le compte-rendu de la réunion sous le titre « Vers le parti un
unique ? » dans Au Pilori, n° 77, 25 décembre 1941.
25 Voir la note du 11 novembre 1941 de l’état-major administratif, sous la signature du docteur Blanke, in Joseph
Billig, Le Commissariat aux Questions juives (1941-1944), Paris, CDJC, 1955, tome I, p. 182-185 ; sur la destitu-
.
tion de Vallat, ibid , p. 214-217. Le décret de création de l’UGIF est promulgué le 29 novembre 1941. L’union
obligatoire des Juifs est, dans l’esprit de Dannecker et du SD, un moyen de faciliter leur ségrégation et les arres-
.
tations à venir (ibid , p. 206-213). Vallat diffère la mise en œuvre des dispositions d’application qui rendraient
.
effective l’existence de l’UGIF, comme le lui reproche Lischka le 7 février 1942 (ibid , p. 214).
26 Le conseiller ministériel Schneider rencontre à ce sujet Xavier Vallat, le 9 décembre 1941. Voir Joseph Billig, Le
Commissariat aux Questions juives, op. cit., p. 138.
27 Cf. L’Année Céline 1994, Tusson et Paris, Éditions du Lérot et IMEC, 1995, p. 101 ; lettre 41-90, op. cit. , p. 674.

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II . 2

On ne peut que constater, fin décembre 1941, la convergence de vues et


d’objectifs entre les initiateurs de la réunion du 20 décembre et les autorités
allemandes. Et pour certains participants28 liés de près aux services allemands
de police ou de propagande, cette convergence n’est sans doute pas fortuite.
Ils jouent le rôle attendu de relais des autorités allemandes, qui les utilisent
comme moyen de pression sur le gouvernement de Vichy. Enfin, cette réunion
révèle évidemment l’aura de Céline dans le milieu des antijuifs parisiens.
Céline rencontre aussi de hauts responsables SS – et c’est à notre
connaissance une spécificité dans le milieu intellectuel français : Boemelburg
qui dirige la Gestapo en France, Hans Grimm qui dirige l’antenne du SD
(Service de sécurité) à Rennes, et surtout Hermann Bickler dont il est l’ami :
ce colonel de la SS dirige à partir de 1943 le bureau VI du SD, service des
renseignements politiques pour l’Europe occidentale.
Il envoie aux journaux collaborationnistes les plus engagés (Au Pilori, L’Appel,
Je suis partout…) une trentaine de lettres, dont vingt entre 1941 et 1942, au
moment où personne ne doute encore du succès de l’Allemagne hitlérienne.
À partir de 1943, les interventions se font plus rares, Céline suit le mouvement
général de désengagement qui accompagne les progrès des forces alliées,
et devance tous les collaborateurs dans la fuite en Allemagne au moment du
débarquement. C’est dire que le fanatisme antijuif de Céline n’empêche pas
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chez lui un certain opportunisme qui lui fait « accompagner » le mouvement
de la politique antijuive et ses « chances » de réussite. Resté par prudence
en exil au Danemark, il est condamné par contumace, le 21 février 1950,
à un an de prison, 50 000 francs d’amende, à l’indignité nationale et à la
confiscation de la moitié de ses biens. Le 20 avril 1951, grâce à l’habileté
de son avocat, Me Tixier-Vignancour, le tribunal militaire amnistie le docteur
Destouches, qu’aucun juge ne rapproche, par ignorance ou par complicité,
de l’écrivain Céline ! Ce jugement d’amnistie sera annulé « au bénéfice de la
loi », sans conséquence concrète pour Céline.
Céline constitue une exception notable dans la littérature française.
Reconnu comme écrivain majeur du xxe siècle, il a assumé, explicitement
et ardemment, le racisme : « Racisme fanatique total ou la mort29 ! », lance-

28 Le capitaine Sézille, secrétaire de l’IEQJ, travaille sous l’autorité de Dannecker qui dirige la section juive de la
Gestapo. Sézille, qui a été le bras droit de Darquier dans son « Rassemblement antijuif », fonde après la défaite
« La communauté française », organisation de lutte contre les Juifs et les francs-maçons, à laquelle adhèrent
Deloncle et ses proches collaborateurs en janvier 1941 (cf. Joseph Billig, Le Commissariat aux Questions juives,
op. cit., tome II, p. 273-275). Deloncle, « en juin 1941, propose aux Allemands de faire la chasse aux Juifs et
aux gaullistes en échange de la libération de prisonniers de guerre. En octobre, il fait plastiquer sept syna-
gogues parisiennes, d’accord avec le SD qui lui fournit les explosifs ». Philippe Burrin, La France à l’heure
allemande, Paris, Seuil, 1995, p. 420. Le PPF est en relation avec la section IV du SD depuis le printemps 1941
au moins.
29 « Une lettre de L.-F. Céline à Alain Laubreaux », Je suis partout, 22 novembre 1941 ; in CC 7, p. 137.

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t-il dans les colonnes de Je suis partout. C’est pour lui le facteur explicatif
de l’histoire et des faits sociaux, et c’est la tâche impérative, urgente de la
politique : « Nous nous débarrasserons des Juifs, ou bien nous crèverons
des Juifs, par guerres, hybridations burlesques, négrifications mortelles. Le
problème racial domine, efface, oblitère tous les autres30. » Il apparaît, sous
l’Occupation allemande, comme le prophète, le « Pape de l’antisémitisme »
(Pierre-Antoine Cousteau), « l’antisémite-type le plus impatient, le plus
extrême, le plus courageux de tous » selon Fayolle-Lefort. Il est la preuve
et le symbole du retour de l’antisémitisme en France à la fin des années
trente. Ce n’est pas qu’il apporte une théorie originale dans le domaine : au
contraire, il compile, comme le font d’habitude les auteurs de pamphlets
antisémites, les anecdotes, les bons mots, les formules éternellement
reprises des grands auteurs, les brèves des journaux antijuifs, le détail
historique « pittoresque », les témoignages arrangés ou fictifs de Juifs,
les faux documents secrets tels que le « Discours du Rabbin » ou les
Protocoles des Sages de Sion. Il reprend, arrange ou plagie carrément les
antisémites professionnels contemporains comme Henry-Robert Petit et
Henry Coston : Alice Yaeger Kaplan a montré qu’il avait retranscrit plus ou
moins intégralement dix-sept pages de La Conspiration juive de Coston dans
Bagatelles pour un massacre31. Dans L’École des cadavres, il propose sa
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petite anthologie antisémite, de Diodore à Léon Blum (!), en passant par
Luther et Voltaire (p. 203-207) et cite George Montandon sur plus de deux
pages (p. 225-227)… Il conseille aux lecteurs les bons auteurs – racistes –
et les bons journaux, ceux qui « suivent le Juif de près ». Il fait ainsi le pont
entre une tradition antijuive mêlée, antique, médiévale, puis socialisante,
l’actualité politique mondiale et le courant raciste plus récent qu’inaugure
Georges Vacher de Lapouge, et que poursuit Montandon, l’ami détenteur
de « la bonne doctrine ». C’est dire qu’il récuse l’antisémitisme chrétien,
traditionaliste ou nationaliste, comme mal formé et trop modéré, pour
défendre, dans la certitude exaltée du déterminisme, le racisme biologique,
le seul qui soit sérieux et efficace. Mais cette position, qui mêle science et
mystique, n’évite pas les flottements, ni les contradictions de doctrine. Il
emprunte en effet à Montandon sa définition de la race aryenne répartie en
trois groupes : les Alpins, les Nordiques, les Méditerranéens32. Mais cela ne

30 . .
Céline, L’École des cadavres, op. cit , p. 216
31 Relevé des sources et citations dans Bagatelles pour un massacre, Tusson, Éditions du Lérot, 1987, p. 19. Le
texte de Coston s’inspire lui-même du pamphlet canadien La Clé du mystère, rédigé par Adrien Arcand, leader
du plus important mouvement politique canadien d’inspiration nazie.
32 Céline, L’École des cadavres, op. cit., p. 215.

292
II . 2

l’empêche pas de vitupérer la France méridionale, qui « cause et pontifie33 »,


retrouvant là les stéréotypes négatifs du courant « antimidinard ». Il se
rapproche alors du racisme nordico-aryaniste : la France aryenne, la « partie
solide34 », héroïque et productive, est « celte et germanique35 ». Dans ce
cadre, les Juifs sont des « hybrides afro-asiatiques36 », stériles et parasites,
haineux, manipulateurs et dominateurs. Les Français non-juifs, ignorants
de toute conscience raciale, ne sont que des Aryens dégénérés, asservis,
manipulés par la propagande juive, humanitaire-égalitaire-démocratique,
communiste ou socialisante. Cette propagande vise à l’asservissement des
Aryens sous la domination juive mondiale, par le moyen des guerres ou des
révolutions, que finance l’or juif. Derrière tous les progrès et les conflits, il
faut donc voir la manipulation juive. Le pamphlétaire est celui qui démystifie
les indigènes abusés, en montrant les coulisses de l’histoire. Pour échapper
à l’anéantissement, il faut se débarrasser des Juifs. Et pour faire l’homme
nouveau, il faut procéder à la purification et à la sélection raciales, comme
préalable absolu à toute refonte sociale. En cela encore, Céline choisit
« Hitler plutôt que Blum ».
Son style et sa notoriété font connaître largement un courant jusque-là
relativement marginal – par son outrance, son extrémisme et sa médiocrité –
de la culture politique française. D’où l’incrédulité de certains hommes de
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lettres, qui ignoraient et ignorent tout de cette « sous-culture ». D’où aussi,
à l’inverse, l’enthousiasme des jeunes lecteurs antisémites, telle l’équipe
de Je suis partout : « Nous en savions des pages et cent aphorismes par
cœur » (Lucien Rebatet). La réception des pamphlets a répondu à la visée de
leur auteur : ils ont été, sous l’Occupation, cités par pages entières, repris
en citation ou en épigraphe dans les journaux, les revues ou les ouvrages
antijuifs de l’époque, tels que Les Juifs à travers Léon Blum. Leur incapacité
historique de diriger un État de Laurent Viguier (1938), Comment reconnaître
et expliquer le Juif de George Montandon (1940), L’Amérique juive de Pierre-
Antoine Cousteau, Histoire de l’antisémitisme de Jean Drault ou Les Raisons
de l’antijudaïsme de Louis Thomas, tous trois parus en 1942.
La forme d’expression majeure du racisme et de l’antisémitisme est
bien sûr, chez Céline, le pamphlet – avec Bagatelles pour un massacre
(décembre 1937), L’École des cadavres (novembre 1938), et Les Beaux Draps
(février 1941) –, pamphlet qu’il conçoit explicitement comme entreprise

33 .
Ibid , p. 285.
34 .
Ibid , p. 284.
35 .,
Ibid p. 285.
36 Ibid., p. 215.

293
II . 2 / CÉLINE, UNE EXCEPTION SINISTRE

de vulgarisation « virulente, stylisée », et qui comble son goût de l’excès


verbal, sa propension au « discours ». Adoptant le ton définitif de qui dévoile
et démystifie, il accumule, avec une jubilation méchante, exclamations
brèves ou énumérations époustouflantes, dérivations cocasses, formules
assassines, haineuses, grossières. Mais les quelques digressions narratives
et l’invention stylistique indéniable mais inégale, ne peuvent empêcher de
considérer les pamphlets comme des textes de propagande, conçus et
assumés comme tels. À ces pamphlets, que Céline fait rééditer pendant
l’Occupation en obtenant les tonnes de papier nécessaires, il faut ajouter
les lettres adressées aux journaux collaborationnistes les plus extrémistes,
publiées presque toujours en première page, où Céline se fait le juge et le
censeur de tout ce qui se fait, ne se fait pas ou devrait se faire en matière
de politique et d’opinion antijuives. Il se montre, selon les circonstances
et l’évolution de l’actualité, activiste, impatient, meurtrier, impérieux,
provocateur, ou sceptique et fataliste.
En mars 1944, sous le signe de l’urgence37, il publie Guignols’Band. L’auteur
sait que le vent a tourné : la défaite de l’Allemagne hitlérienne est alors
certaine – sauf miracle de l’arme totale attendue –, et les prohitlériens
songent évidemment au sort que leur promet la victoire des Alliés. Le Céline
propagandiste instrumentalise déjà la littérature dans une stratégie de
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réintégration de la société française de l’après-guerre. Ce retour de Céline au
roman déroute ou déçoit ses amis collaborationnistes. Céline a l’air de tourner
sa veste : l’ennemi acharné de la « Judéo-Britannie » sort un roman au titre
anglais, Guignols’Band ! L’Angleterre est partout, dans les noms propres de
rues, de places, de quartiers – London Freeborn Hospital, East End, Caribon
Way, Hollander Place… –, dans l’évocation poétique de la Tamise, des docks,
des enfants de Wapping… L’Angleterre est là, même dans la langue qui a été
pour tous les collaborationnistes la langue de l’ennemi et de la propagande
alliée : le récit intègre en anglais des paroles de la vie quotidienne.
Ce roman de Londres est aussi le premier et le seul qui mette en scène,
au centre du récit, deux personnages juifs, dont le traitement marque une
forte ambivalence. Le portait physique caricatural du médecin « Clodovitz »
(sic) active les stéréotypes de propagande de la laideur juive : il a pour nez
« un morceau de Polichinelle » qui « l’entraîn[e] en avant », il est « myope
comme trente-six taupes » avec de « gros yeux en boules roulant dessous
ses lunettes », ses oreilles « décollées, évasées, des ailes à supporter sa
tête, mais grises alors, des chauves-souris. Il était vraiment bien vilain. Il

37 « Il a fallu imprimer vite because les circonstances si graves qu’on ne sait ni qui vit ni qui meurt ! », Guignol’s
Band, Paris, Gallimard, 1952, préface, p. 7.

294
II . 2

faisait peur à certains malades38 ». L’autre personnage, conforme lui aussi


aux stéréotypes antijuifs, est un usurier, prêteur sur gages : Titus Van Claben,
dit « l’Affreux », « tout paré de soie jaune et mauve avec un turban colossal
et puis une canne toute en pierreries et une grosse loupe de bijoutier39 ».
Vu de près, « il est pas croyable !… Comme ça en plein jour ! maquillé !…
Un plâtre comme bouille !… ce travail !… pire encore que la Joconde ! et
bajoues Madame ! et bourrelets ! à la crème ! et la poudre !… même du
rouge à lèvres !…40 » L’Affreux a « la voix qui perce piaule », celle d’une
« garce folle » ; « il trémousse ! sursaute… une grosse folle41 ! ».
Le portrait de Titus Van Claben, on le voit, est chargé. Mais le roman, qui
réinvestit comme rarement au xxe siècle les stéréotypes négatifs du Juif
– laideur, usure, pédérastie – ne s’en tient pas là. Clodovitz est aussi le médecin
étranger suppléant, mal payé, dévoué, patient, qui dispense inlassablement
le réconfort à ses malades du London Hospital, hôpital pauvre et populeux.
Titus Van Claben est comme racheté et humanisé par son absolue sensibilité
à la musique. Mais, par vengeance ou par retour de la haine refoulée, le
récit se livre à une scène de délire d’une violence inouïe, scène nichée au
cœur secret du roman : Titus Van Claben, le « maudit usurier youtre fini42 »
se fait fracasser le crâne par les deux personnages qui le secouent la tête
à l’envers, le lâchent du haut de l’escalier pour récupérer l’or dont ils l’ont
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gavé ! La scène, passée sous silence par les biographes qui abordent ce
moment du retour à la littérature, noue étrangement le stéréotype, l’envie
de l’or, le corps et le meurtre.
Sur le plan de la doctrine, Céline fut sans doute l’écrivain français le plus proche
du racisme national-socialiste, ce que reconnurent Karl Epting, directeur de
l’Institut allemand, ou, malgré la ferme condamnation du style, Bernhard Payr,
chef de l’Amt Schrifttum – le service de police idéologique de la littérature
dépendant de l’Office Rosenberg. Cette conviction s’accompagnait d’une
certaine communauté de vues sur la SDN « cosmopolite », les « démocraties
juives », le « judéo-bolchevisme », le prétendu complot juif mondial et le
célèbre faux Les Protocoles des Sages de Sion, mais aussi sur la décadence,
la haine déterminée de l’ennemi, le sens de la propagande, le culte de la
santé, de l’hygiène (jusqu’au refus de l’alcool et du tabac que partagent
Hitler et Céline), la hantise de la souillure43…

38 .
Ibid , p. 110.
39 Ibid., p. 143.
40 .,
Ibid p. 145.
41 Ibid., p. 146.
42 Ibid., p. 154.
43 Mais cette proximité idéologique, politique, ne fait pas pour autant de Céline un auteur de style fasciste,
comme on a parfois voulu le soutenir.

295
II . 2 / CÉLINE, UNE EXCEPTION SINISTRE

Dénonciations

Le double souci d’intransigeance dans la « doctrine » et d’efficacité dans


l’action se manifeste dans un « acte de parole » auquel se livre Céline pendant
l’Occupation : la dénonciation. Car Céline a bien dénoncé, quoi qu’en disent
ou quoi qu’en taisent les céliniens44, la judéité, avérée ou imaginée, de tel
ou tel – fût-il collaborateur – quand cela pouvait valoir arrestation par la
Gestapo.
Dans Je suis partout, en mars 1941 : « Pour le Juif, j’avais fait de mon mieux
dans les deux derniers bouquins… Pour l’instant, ils sont quand même
moins arrogants, moins crâneurs… Faut quand même pas s’illusionner. Le
secrétaire des Médecins de Seine-et-Oise s’appelle Menckietzwictz. À part
ça…45 ». Le docteur Mackiewicz envoie une lettre à son confrère pour le
détromper : « Vous avez fait une erreur de diagnostic : le secrétaire des
Médecins de Seine-et-Oise n’est pas “Juif”. Il ne s’appelle pas Menekietzwictz,
mais Mackiewicz, un nom typiquement Polonais46. » Il décline ensuite les
antécédents familiaux : son grand-père, exilé de Pologne en 1840 par les
Russes, a adopté la France pour patrie. Son « père, né à Paris, l’aîné de
14 enfants Français, était médecin militaire français. Pendant la guerre de 14,
nous étions 5 frères au front. Les deux aînés ont été tués, le 3e sérieusement
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blessé47. » L’empressement du secrétaire des Médecins de Seine-et-Oise à
prouver sa non-judéité et les états de services de sa famille prouve qu’on
ne plaisante pas avec de pareilles accusations. Céline s’est donc trompé. Il
demande au journaliste de donner « satisfaction à Mackiewitz qu’il est pas
juif qu’il est pépère […] que c’est tout de la vilaine méprise et qu’on espère
bien qu’il va nous montrer aryennement tout ce qu’il peut faire au Conseil
de l’Ordre48 ».
Toujours en mars 1941, Robert Desnos a signé un compte rendu49 critique
des Beaux Draps, où il ose rapprocher Céline et Henri Bordeaux pour
leur puérilité et l’ennui que procure leur lecture. Il évoque les leçons de
férocité de Bernanos, un « Monsieur » qu’on peut aimer et admirer sans
être d’accord avec lui, contrairement à Céline dont les « colères sentent le
bistro ». Céline envoie au journal par voie d’huissier une réponse à insérer,

44 Cette question des dénonciations est aujourd’hui une ligne de front sur laquelle se rassemblent tous les céli-
niens. Il s’agit évidemment de défendre l’image d’un Céline certes coupable d’opinions condamnables, mais
auquel on ne saurait imputer des actes.
45 Il s’agit d’une interview avec Henri Poulain, « En parlant de leurs livres. Voyage au bout de la banlieue fief de
L.-F. Céline », Je suis partout, 11e année, n° 502, 7 mars 1941, p. 6. Cité d’après CC 7, p. 109.
46 Cf. Lettres des années noires, édition présentée par Philippe Alméras, Paris, Berg International, 1994, p. 22-23.
47 .
Cf. Céline, Lettres des années noires, op. cit , p. 22-23.
48 . ,
Ibid , p. 21 ; Céline Lettres, op. cit., 41-13, p. 623-624.
49 « Interlignes », Aujourd’hui, n° 173, 3 mars 1941, p. 2. Voir CC 7, p. 112-113.

296
II . 2

réponse à la « petite ordure rituelle » que Desnos est venu déposer sur
Les Beaux Draps. Après avoir accusé Desnos et le journal Aujourd’hui de
mener « campagne philo-youtre […] inlassablement depuis juin » : « Que ne
publie-t-il, M. Desnos, sa photo grandeur nature face et profil, à la fin de tous
ses articles ! La nature signe toutes ses œuvres – “Desnos”, cela ne veut
rien dire50. » Dénoncer, c’est mettre en œuvre et faire partager sa propre
capacité d’identification : Céline a reconnu le Juif dans la face de Desnos51,
et il faut que tous le sachent ! Cette dénonciation de Desnos comme juif est
la première : suivront celle de Pierre Pascal, rédacteur en chef de L’Appel, qui
écrit lui aussi une lettre à Georges Suarez, directeur du journal Aujourd’hui,
et celle d’Alain Laubreaux.
En décembre 1942, devant les membres du « groupement corporatif sanitaire
français » – organe doriotiste –, dans une salle pleine à craquer, Céline
« fulmina […] contre les facéties d’une Révolution nationale qui maintient
une Juive dans un dispensaire de banlieue à la place d’un médecin aryen52 ».
La Juive dont il parle, c’est le docteur Howyan qu’il connaît depuis 1935 :
c’est elle qui faisait ses remplacements au dispensaire de Clichy, jusqu’à
ce qu’il donne sa démission, fin 1938, avant la parution de Bagatelles ! Elle
« dit avoir reçu la visite d’un “Allemand”. Alertée par les sœurs Filipacchi-
Luchaire, elles-mêmes d’origine arménienne, elle avait pu se préparer et elle
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prouve ses origines chrétiennes53 ».
La dénonciation de Serge Lifar est un cas différent puisqu’elle est signée
de Louis Tournayre. Le 18 juillet 1940, le chorégraphe, premier danseur
et maître de ballet à l’Opéra de Paris, est dénoncé dans Au Pilori en ces
termes : « Le petit Youpin Serge Lifar, danseuse (pardon, c’est danseur que
nous voulons dire) étoile de l’Opéra, ne s’appelle pas du tout Lifar. Il s’appelle
Rafil, ou si vous préférez Raphail, et il passe pour Russe, tout comme Léon
Blum passe pour être Français et Laval auvergnat. […] Il n’y en a que pour
les sauteurs métèques qui semblent avoir oublié le ghetto ancestral, où le
destin les ramènera bientôt54. » Une enquête est ouverte le même mois à la
demande du consul général Schleier contre Serge Lifar qui passait déjà pour
juif en 1939 aux yeux des Allemands55.

50 Voir CC 7, p. 114.
51 Desnos, à notre connaissance, n’est pas juif, mais que Céline se trompe ou non, cela ne change rien au fait de
la dénonciation par voie de presse.
52 « Céline parle. “La France s’est enjuivée jusqu’à la moelle”, constate le prophétique pamphlétaire », Le Cri du
peuple de Paris, 23 décembre 1942, cité in CC 7, p. 175-176.
53 ,
Philippe Alméras Céline. Entre haines et passion, Paris, Robert Laffont, 1994, p. 252-253.
54 Louis Tournayre, « Une confidence », Au Pilori, n° 2, 18 juillet 1940, p. 4.
55 Jean-Pierre Pastori, Serge Lifar. La beauté du diable, Lausanne, Favre, 2009, p. 112. « La SS ne parvient pas à
faire la lumière voulue. Les documents officiels français que la Sicherheitspolizei a examinés tant à la Sûreté
nationale qu’à la Préfecture de police ne font aucune référence à la religion. »

297
II . 2 / CÉLINE, UNE EXCEPTION SINISTRE

Jean-Pierre Pastori note que « Lifar proteste de son aryanité ce qui conduit
Au Pilori à publier un rectificatif56 ». Cette dénonciation étonne a priori dans
les colonnes du journal Au Pilori qui n’a pas l’habitude de chroniquer la vie
artistique du pays et dont le directeur ne s’intéresse guère à la danse !
Nous pensons que Céline est à l’origine de cette dénonciation : il connaît
bien le directeur du journal, Henri-Robert Petit, qui est en quelque sorte
son documentaliste dans la rédaction des pamphlets et sera l’habitué du
samedi soir rue Girardon. Serge Lifar a refusé l’argument de ballet que Céline
lui a soumis d’entente avec Georges Auric57. En 1969, il déclare à Philippe
Alméras, non sans erreur sur la date donnée d’ailleurs comme imprécise
(« vers »), que « Céline l’a dénoncé, “vers 1942”, comme juif parce qu’il
refusait “des petites choses sans valeur”, des arguments de ballets imaginés
par Céline. La Gestapo est venue l’interroger. Cela a bien tourné, il est
devenu ami avec le type qui enquêtait58 ». Céline évoque par la suite à de
nombreuses reprises, dans sa correspondance59, Serge Lifar, avec mention
de sa naissance dans le « ghetto de Kiev », et l’anagramme réputé révélateur.
La correspondance privée atteste d’un autre motif d’intérêt de Céline pour
Lifar : « C’est une curieuse idée d’aller chercher un Juif d’Ukraine pour une
telle entreprise60. » Céline parle ici de l’exposition consacrée à la danse et
au ballet romantique, au pavillon de Marsan, organisée début 1942 par Lifar
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avec le soutien allemand. « Pour l’inaugurer, il sollicite la présence de Baldur
von Schirach, chef de la jeunesse hitlérienne et gouverneur de Vienne61. »
Serge Lifar illustre donc, aux yeux de Céline, le scandale du Juif infiltré dans
le Tout-Paris collaborateur62, et la négligence coupable, ou la complicité de
certaines autorités allemandes, l’Ambassade en l’occurrence63.
Céline a pu aussi s’adonner à des dénonciations par lettre privée. Après
l’affaire Fossati – donc en août ou septembre 1943 –, il apporte lui-même,
selon le témoignage de Victor Barthélemy, une lettre à Doriot. « Céline
affirmait qu’il n’était pas étonnant que Fossati “fût un traître”, car avec ce

56 .
Ibid , p. 113. Pastori ne donne pas la référence du démenti publié dans Au Pilori. Il cite en revanche le brouillon
d’une note destinée à Jacques Rouché (Fonds Lifar, Archives Ville de Lausanne) : « J’ai fait mes études au Lycée
impérial de Kiev où les Juifs n’étaient pas tolérés. Mes origines excluent toute appartenance à la race juive et
prouvent de façon absolue que je suis de sang aryen pur. »
57 Ibid.
58 .
Philippe Alméras, Céline…, op. cit , p. 240.
59 Céline parle 11 fois de Serge Lifar à ses divers correspondants entre 1941 et 1951, dans le choix de lettres
publiées dans la Pléiade.
60 , .
Lettre du 13 février 1942 à Karen Marie Jensen, in Céline Lettres, op. cit , p. 685. Céline reparle de Lifar
comme juif dans une lettre à Henri Poulain de décembre 1943, ibid., p. 268.
61 .
Philippe Burrin, La France à l’heure allemande 1940-1944, op. cit , p. 351.
62 Voir à ce propos l’interview donnée à Maurice-Yvan Sicard, publiée le 21 novembre 1941 dans L’Émancipation
nationale ; citée in CC 7, p. 134.
63 ,
Voir lettre à Albert Paraz du 9 mars 1951, Céline Lettres, op. cit., p. 1397 : « Mme Abetz ne couchait qu’avec
Lifar. [front popu add.] (Raphil) juif de Kieff […]. Achenbach Abetz adoraient les youtres à genoux ! »

298
II . 2

nom en i et son origine “maltaise” c’était couru d’avance… D’ailleurs il était


urgent que Doriot se débarrasse de ces Méditerranéens douteux (toujours
les noms en i ou en o) tels que Sabiani, Canobbio, etc., et aussi de ce
Barthélemy, dont le patronyme commençant par « Bar » pouvait à bon droit
laisser supposer des origines juives. […] Cette lettre, Doriot me l’avait fait
lire, en riant à gorge déployée : “Ce Ferdinand, il est impayable64 !” »
En mars 1944, Céline divulgue une information déjà publiée, mais qui doit
lui sembler trop confidentielle : il envoie à Je suis partout une coupure
de presse énumérant les noms des membres principaux de l’Ordre de la
Danse, créé fin 1943. Il commente l’information transmise en ces termes :
« Vit-on jamais plus d’étrangers sur une seule liste ? Même aux plus beaux
jours de Blum ? Elle est faite la Révolution nationale ! Que deviennent les
danseurs français et françaises dans cette affaire ? Ils sont foutus à la porte,
évincés, dégueulés hors de chez eux65 ! ». Il s’agit d’une des toutes dernières
interventions de Céline dans la presse de l’Occupation, Céline pour qui
cette liste d’« étrangers » symbolise l’échec et la défaite à venir : « Faites-
vous crever, miliciens, légionnaires, somnambules66… ». L’« invasion » de
l’Ordre de la Danse par les étrangers remplace prudemment en mars 1944
la dénonciation raciste qui visait auparavant des Juifs, réels ou supposés.
On remarque en tout cas que ces quelques dénonciations publiques visent
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des médecins, un danseur, et des « ennemis » personnels, c’est-à-dire des
hommes qui l’ont attaqué ou critiqué par voie de presse. Mélange de l’intérêt
personnel et de l’engagement raciste.
On retrouve ce mélange de conviction et d’intérêt dans les démarches que
Céline effectue pour se faire nommer au poste de médecin du dispensaire
municipal de Bezons. Les biographes de Céline reprennent sans critique
le témoignage de Frédéric Empaytaz, président de la Délégation spéciale
municipale qui vient d’être nommé67. Ce dernier écrit, « probablement à la
fin des années 1970 ou au début des années 198068 », que le docteur Hogarth
« avait été déchargé de sa charge avant [mon] arrivée à Bezons pour des
raisons que je crois purement racistes69 ». Mais on est obligé de remarquer
que ce témoignage très tardif se trouve dans un recueil de mémoires diffusé

64 Victor Barthélemy, Du communisme au fascisme. L’histoire d’un engagement politique, Paris, Albin Michel,
1978, p. 366.
65 « Une lettre de Céline », Je suis partout, 3 mars 1944, citée in CC 7, p. 195-196.
66 .
Ibid , p. 196.
67 .
Sa nomination paraît le 3 octobre au Journal officiel Frédéric Empaytaz remplace dans son poste Émile Cals,
lui-même nommé un an auparavant à la place de l’ancien maire communiste de Bezons, Louis Péronnet,
destitué à l’automne 1939. Ce dernier sera arrêté, emprisonné, puis déporté en Algérie en 1941.
68 .
Cf David Alliot et Daniel Renard, Céline à Bezons, 1940-1944, Monaco, Éditions du Rocher, 2008, p. 47, note
14.
69 .
Cf David Alliot, D’un Céline l’autre, Paris, Robert Laffont, 2011, p. 632.

299
II . 2 / CÉLINE, UNE EXCEPTION SINISTRE

à quelques exemplaires dans le cadre familial. L’affirmation exonère son


auteur aux yeux de ses enfants et parents et, du même coup, l’ami écrivain,
le « grand homme » qui l’a « subjugué70 » : ni l’un ni l’autre ne serait en
quoi que ce soit responsable de la destitution du docteur Hogarth. Mais
les lettres aujourd’hui publiées de Céline-Destouches et la chronologie
précise de ses démarches invalident le témoignage complaisant et arrangé
d’Empaytaz. Céline rencontre celui-ci en octobre 1940 pour lui faire part de
sa candidature. Peu après, le 27 octobre71, il se fait recevoir par le docteur
Bianchis, nommé depuis le 15 septembre directeur de la Santé publique de
Seine-et-Oise. Il rend compte de cette visite le jour même à Empeytaz et
ajoute : « Il m’a semblé que la place serait en effet prochainement vacante,
il m’a paru ensuite que M. Branqui (sic) était en principe favorable à ma
candidature72. » Le 29 octobre, Céline communique son curriculum vitæ à
un destinataire inconnu, qui arrive sous forme dactylographiée par la voie
administrative (peut-être par la préfecture)73 à Frédéric Empaytaz. Au CV
proprement dit, Céline ajoute en guise d’argument : « Le poste de médecin
du Dispensaire Municipal de Bezons (Seine-et-Oise) est actuellement occupé
par un médecin étranger juif non naturalisé. En vertu des récents décrets ce
médecin doit être licencié. » Il fait également intervenir un ami auprès du
ministre de l’Intérieur, Marcel Peyrouton, nommé le 6 septembre 194074. Il a,
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à cette date, déjà adressé sa candidature au directeur de la Santé publique
de Seine-et-Oise, au directeur de la Santé à Paris, au ministère de la Santé
publique75. Le 5 novembre, il envoie un courrier au directeur de la Santé
à Paris, le docteur Cadvelle : la situation semble être bloquée à Bezons.
Il lui expose rapidement sa demande, ses arguments, ses démarches, et
les difficultés que rencontre sa nomination, liées selon toute apparence à
l’intervention de l’ancien maire communiste en faveur du docteur Hogarth,
médecin-chef du dispensaire :

Mon cher Directeur,


Vous le savez sans doute, j’avais jeté mon dévolu sur le poste de médecin
du dispensaire de Bezons (Seine-et-Oise) actuellement occupé par un nègre
haïtien et sa femme. Ce nègre étranger doit normalement être renvoyé à Haïti
– d’après les lois nouvelles en vigueur. Ayant fait les visites d’usage, posé ma

70 Alliot, D’un Céline l’autre, op. cit., p. 634-635. Frédéric Empaytaz doit par ailleurs à Céline – à ses relations – sa
nomination au poste de sous-préfet de la Haute-Marne en février 1942.
71 .
Voir la lettre du 27 octobre à Frédéric Empaytaz, in Alliot et Renard, Céline à Bezons 1940-1944, op. cit , p. 62.
72 Ibid., p. 62.
73 Ibid., p. 65.
74 Lettre du 29 octobre 1940, in Alliot et Renard, Céline à Bezons, op. cit., p. 67.
75 .
Ibid , p. 67.

300
II . 2

candidature – le Maire actuel et le directeur de Seine Oise se déclarèrent



parfaitement d’accord – puis le maire • • semble être passé… Tout soudain
rien ne va plus…76

Il ne doit pas être évident pour Frédéric Empaytaz, nommé par Vichy
le 30 septembre 194077, d’accueillir à Bezons l’auteur anticommuniste
et antisémite – même si on ne parle prudemment que du dénommé
Destouches – à la place du docteur Hogarth, médecin-chef titulaire du
poste depuis la création du dispensaire, en 1929 ! Le 9 novembre, Céline-
Destouches accepte la proposition que lui fait Empaytaz d’un poste à temps
partiel avec réduction des honoraires78, mais souligne : « Je maintiens
bien entendu ma candidature. J’écris à cet effet au Dr Branqui (sic) et au
ministère et j’écrirai à l’ordre des médecins si le besoin s’en fait sentir. Je
trouve qu’il y a un peu beaucoup de médecins juifs et maçons à Bezons
par les temps actuels. Je trouve qu’il serait harmonieux qu’un indigène
de Courbevoie – médaillé militaire et mutilé de guerre – y trouve sa place
naturelle, enfin !79. » La lettre de Céline laisse deviner les réticences, ou
l’embarras de Frédéric Empaytaz soumis aux pressions contradictoires
de la population, de sa conscience peut-être et des autorités de Vichy.
Céline ne craint pas de jouer ici le recours aux autorités, au-dessus de la
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Délégation municipale. Ces lettres (privées, celles-là !) nous montrent que
le médecin Destouches met tout en œuvre pour que le médecin-chef du
dispensaire de Bezons soit destitué, comme « médecin étranger juif non
naturalisé », puis, mieux informé, « comme nègre étranger ». Il invoque à son
profit, lui « indigène de Courbevoie », les « lois nouvelles en vigueur ». Par
l’arrêté du 21 novembre, le président de la Délégation spéciale de Bezons
le nomme au titre de stagiaire médecin du dispensaire municipal. Le 3 mars
1941, Empaytaz délivre toutefois un certificat au médecin chef destitué, qui
exerçait au dispensaire de Bezons depuis sa création officielle, en janvier
1929 : « Le docteur Hogarth a apporté dans l’exercice de ses fonctions une
conscience professionnelle et un dévouement au-dessus de tout éloge.

76 .
Ibid , p. 69.
77 Bezons n’a pas oublié son ancien maire communiste destitué à la suite du pacte germano-soviétique : « Élu
maire de Bezons sans discontinuer depuis 1926, Louis Péronnet était une figure populaire, haute en couleur,
de la ville. Pendant l’Occupation, la quasi-totalité des Bezonnais le considéraient comme le seul maire légitime
de la ville, malgré son remplacement par la Délégation spéciale. » Alliot et Renard, Céline à Bezons, op. cit , .
p. 39, note 2. La note renvoie à l’ouvrage collectif Bezons, du village à la ville, Saint-Ouen-l’Aumône, Éditions du
Valhermeil, 1994.
78 On peut imaginer que le président de la Délégation spéciale tente à ce moment-là de concilier la nomination
de Céline-Destouches et le maintien partiel du docteur Hogarth apprécié de la population. Frédéric Empaytaz
ne commente ni sa décision de proposer un temps partiel à Céline ni la réponse de celui-ci à cette proposition,
bien qu’il cite sa lettre-réponse dans ses mémoires inédits.
79 Céline, Lettres, op. cit., p. 611.

301
II . 2 / CÉLINE, UNE EXCEPTION SINISTRE

Se mettant entièrement à la disposition de ses malades, ne ménageant ni


sa peine ni même sa propre santé, il a su s’attirer la plus profonde estime
de l’Administration en même temps que l’attachement de la population.
Seules les lois des 17 juillet 1940 et 16 août 1940, interdisant aux médecins
étrangers l’exercice de la médecine en France, a obligé (sic) le président
de la Délégation Spéciale à se priver de sa collaboration au dispensaire
municipal80. » On remarquera au passage que Frédéric Empaytaz assume
ici la destitution du docteur Hogarth, même si elle lui a été imposée, au
nom des lois récentes, par la pression des autorités alertées par Céline81.
Le docteur Hogarth a fait appel de sa révocation, appel dont le préfet de
Seine-et-Oise lui signifie le rejet le 27 juin 1941. Ce courrier du préfet laisse
penser que le docteur Hogarth continuait à exercer à Bezons à cette date82
puisque « l’intéressé a été avisé qu’il devait, conformément à la décision
qui le frappe, cesser l’exercice de sa profession dans un délai de huit jours
à dater de la notification qui lui est faite par mes soins83 ».
Cet épisode nous paraît en tout cas significatif de ce qui a pu se jouer ici ou
là, en France, sous le régime de Pétain. Bezons, avec son président de la
Délégation spéciale, nommé par Vichy, soumis à la pression des autorités,
avec son médecin de dispensaire apprécié de tous, qui vit à Bezons et y
exerce depuis 11 ans sans avoir encore obtenu sa naturalisation, Bezons
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qui se voit imposer un autre médecin parce qu’il a des appuis haut placés,
et parce que les lois xénophobes (et raciales dans d’autres cas) sont de son
côté, Bezons communiste qui doit accueillir – pour ceux qui savent – un
écrivain connu pour son anticommunisme et son antisémitisme : Bezons
est là comme un cas d’école, un miroir grossissant de la vie publique sous
Vichy. L’épisode montre crûment de quoi Céline est capable quand se
rencontrent ses préjugés racistes et son intérêt personnel. Et, comble de
l’impudence, il n’hésitera pas à demander à être remplacé par Madame
Hogarth – l’épouse du médecin destitué – quand cela l’arrange ! Les
biographes de Céline y voient, quant à eux, une preuve des bons rapports
conservés entre le couple de médecins et Céline. En fait, Joseph et Renée

80 .
Alliot et Renard, Céline à Bezons, op. cit , p. 34.
81 La municipalité de Bezons attendra le 22 janvier 1942 pour arrêter un nouveau statut pour le personnel
.
communal (ibid , p. 133-134). Ce statut prend en compte les lois de l’été 1940 qui excluent de la fonction
publique les étrangers non naturalisés et les Français nés de père étranger, ainsi que le second statut des Juifs
du 2 juin 1941, qui étend aux fonctionnaires subalternes les interdictions professionnelles visant les Juifs.
82 Sur un horaire réduit, au dispensaire ? C’est possible, dans la mesure où Destouches-Céline n’est nommé que
comme « stagiaire médecin », avec un salaire annuel de 36 000 francs, à comparer au salaire mensuel de 4 147
francs de l’ancien médecin-chef que donnent les auteurs de Céline à Bezons. À moins que le docteur Hogarth
n’ait continué à exercer à Bezons comme médecin libéral, sa femme française étant toujours en poste au
dispensaire. Le maire est, en tout cas, informé « à toutes fins utiles ».
83 Alliot et Renard, Céline à Bezons, op. cit., p. 35.

302
II . 2

Hogarth vont rapidement quitter Bezons et s’installer en Algérie, puisque


Renée Hogarth84 y mène une mission anthropologique de mars à octobre
1942, sur laquelle elle fait une communication le 11 novembre 1942.
Céline aura pratiqué, à lui tout seul, quatre modes différents de
dénonciation : orale et écrite, publique et privée. Le tragi-comique de ces
dénonciations de Juifs est que, dans celles que nous connaissons tout au
moins, il n’y ait en fait pas un seul Juif. Ce qui ne veut pas dire qu’elles
n’aient pas eu de suite.

Un témoignage crucial

Le 7 décembre 1941, Ernst Jünger, capitaine de l’état-major de l’armée


allemande à Paris, rencontre Louis-Ferdinand Céline à l’Institut allemand. Il
note dans son journal :

L’après-midi à l’Institut allemand, rue Saint-Dominique. Là, entre autres


personnes, Céline, grand, osseux, robuste, un peu lourdaud, mais alerte
dans la discussion ou plutôt dans le monologue. Il y a, chez lui, ce regard
des maniaques, tourné en dedans, qui brille comme au fond d’un trou. Pour
ce regard, aussi, plus rien n’existe ni à droite, ni à gauche ; on a l’impression
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que l’homme fonce vers un but inconnu. « J’ai constamment la mort à mes
côtés », et, disant cela, il semble montrer du doigt, à côté de son fauteuil, un
petit chien qui serait là.
Il dit combien il est surpris, stupéfait que nous, soldats, nous ne fusillions
pas, ne pendions pas, n’exterminions pas les Juifs – il est stupéfait que
quelqu’un disposant d’une baïonnette n’en fasse pas un usage illimité. « Si
les Bolcheviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s’y prend ;
ils vous montreraient comment on épure la population quartier par quartier,
maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j’ai à faire85. »

L’enjeu de ce témoignage, connu, est évidemment crucial. Ou Céline est ce


fanatique, cet homme à la brutalité sans bornes capable, sous l’Occupation,
de reprocher à Jünger, militaire allemand en poste à Paris, de ne pas liquider
les Juifs « quartier par quartier, maison par maison ». Ou Jünger invente
et diffame gravement Céline en lui prêtant des propos meurtriers qu’il n’a
jamais tenus.

84 Le Journal de la Société des Africanistes la présente comme « médecin conseil à l’Institut national d’Action
sanitaire des Assurances sociales », année 1943, vol. 13, n° 13, p. 205-208.
85 Ernst Jünger, Journal I 1941-1943, Paris, Julliard, 1951, p. 94-95.

303
II . 2 / CÉLINE, UNE EXCEPTION SINISTRE

Pour les céliniens, la question est aujourd’hui apparemment réglée. Sur


Jünger et Céline, « tout a à peu près été dit des rencontres occasionnelles,
des malentendus, des… des… des disputes qu’il a pu y avoir entre
Céline et Jünger ». C’est par ces mots que Frédéric Vitoux introduisait la
communication de Julien Hervier, lors du colloque du 9 novembre 2011
« Autour de Céline » (Fondation Singer-Polignac). Et c’est ainsi que le
meilleur spécialiste de Jünger parla des relations entre… Drieu la Rochelle
et Céline pour nous apprendre que les deux écrivains ne s’étaient jamais
rencontrés86 ! Régis Tettamanzi, déclare lui aussi, fin 2012, le sujet clos :
« En ce qui concerne plus particulièrement Jünger, qui détestait Céline,
Henri Godard a pu établir de manière convaincante que son témoignage
était sujet à caution87. »
La littérature célinienne a longtemps voulu ignorer ce témoignage accablant,
dont la connaissance date de la traduction française du Journal de Jünger,
paru en 1951 chez Julliard. On n’en trouve évidemment pas trace dans les
témoignages des amis ou admirateurs, souvent proches idéologiquement de
Céline. On n’en trouve encore aucun extrait dans les Cahiers de l’Herne n° 3
et 5, parus en 1963 et 1965, pas plus que dans la réédition de 1972. Lucien
Rebatet, Karl Epting, Marcel Déat, Pierre Monnier, Robert Faurisson, entre
autres, sont assurément des témoins ou des lecteurs plus empathiques à
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l’égard de Céline qu’Ernst Jünger ! Jacqueline Morand ignore elle aussi le
témoignage de Jünger dans son ouvrage sur les idées politiques de Louis-
Ferdinand Céline, aussi bien dans la première édition (1972) que dans la
réédition récente (2010). Sans doute son ouvrage était-il trop « savant » ou
trop « sérieux » pour qu’elle s’attarde aux propos de Céline rapportés par
l’écrivain allemand !
Comment les biographes ont-ils abordé – sabordé – ce témoignage ? Frédéric
Vitoux se distingue des autres en ce qu’il met en doute non pas le témoignage
de Jünger88, mais le sérieux des propos de Céline. « Céline s’amusa devant
Jünger (comme il le fit maintes fois devant les journalistes après la guerre)
à se noircir, à se charbonner artificiellement les mains. Comme s’il lui disait
en substance : vous vous attendez à voir un monstre, un collaborateur
sanguinaire, très bien, je vais vous en donner pour votre argent ! Et ça ne
ratait pas. Et c’était une façon indirecte de moquer la courtoisie réfléchie,

86 En dehors évidemment de l’Institut allemand ou du fameux repas chez Abetz.


87 ,
Louis-Ferdinand Céline Écrits polémiques, édition critique établie, présentée et annotée par Régis Tettamanzi,
Québec, Les Éditions Huit, 2012, p. 33 (introduction).
88 Disons plus exactement qu’il en reste à une mise en doute souterraine, implicite dans l’appréciation qui
conclut la citation du témoignage de Jünger : « Céline, une brute nihiliste, hallucinée et sanguinaire, selon
Jünger. », La Vie de Céline, Gallimard [1re édition Grasset et Fasquelle, 1988], 2004, coll. « Folio », p. 650.

304
II . 2

la belle âme de Jünger le méditant dont le courage restait très secret (il
participa au complot89 manqué contre Hitler), face au cauchemar sanglant
de la guerre. Jünger donc fut horrifié. Et Céline en était bien content90. »
Pour Vitoux, donc, rien de bien sérieux, rien de grave ici : Céline s’amuse
et provoque. Cette incitation au massacre des Juifs, en décembre 1941, à
l’Institut allemand, n’est qu’un jeu d’enfant, un enfant terrible (de 47 ans)
qui prend plaisir à provoquer un adulte coincé ! On pense forcément à la
réaction de Gide qui, en 1938, n’arrivait pas à prendre au sérieux Bagatelles
pour un massacre. Mais Gide avait quelques excuses : il ne connaissait pas
la suite de l’histoire et n’avait pas à sa disposition l’immense bibliographie
consacrée au « sujet » Louis-Ferdinand Céline !
François Gibault, auteur de la première biographie de Céline, écarte ce
témoignage de Jünger – qui concerne pourtant l’Occupation (décembre
1941) – du tome II, Céline. 1932-1944 : Délires et persécutions, pour le
« refouler » dans le tome III, Céline. 1944-1961 : Cavalier de l’Apocalypse91.
Le témoignage n’est cité qu’à l’occasion de la publication en traduction
française du Journal de Jünger et de la plainte déposée par Céline contre
les éditions Julliard92. Mais l’essentiel est évidemment dans la présentation
du terrible témoignage qui entache gravement l’image de l’écrivain dont
on s’occupe. Gibault s’emploie, comme Godard plus tard, à décrédibiliser
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le témoignage de Jünger : l’officier allemand, pour des raisons sociales,
culturelles, psychologiques et politiques ne pouvait comprendre Céline. Il ne
l’aimait pas et ne parle de lui qu’en termes désagréables, ou hostiles93. Les
deux hommes étaient à l’opposé l’un de l’autre.
Jünger, « officier dans l’âme, homme d’ordre, grand bourgeois devenu
hobereau […] était demeuré attaché aux traditions culturelles et libérales
du Saint-Empire et ne s’associa à aucune des grandes hystéries d’Adolf
Hitler, dont il fit Kniébolo dans Les Falaises de marbre et qu’il considérait
comme une véritable incarnation du Diable. Toutes proportions gardées, il
fut pareillement épouvanté par Céline94 ».
Cette analyse argumentée des personnalités et des caractères n’est pas
fausse, mais elle est incomplète et partiale. Elle tourne toujours, finalement,
au profit de Céline : « Les deux hommes n’avaient rien pour s’entendre, et

89 Jünger était en fait au courant de tous les préparatifs de ce complot, mais ne participa pas à l’action elle-même.
90 Vitoux, La Vie de Céline, op. cit., p. 651.
91 François Gibault, Céline. 3, Cavalier de l’Apocalypse (1944-1961), Paris, Mercure de France, 1985, p. 280.
92 Céline, suivant les conseils de Me Dejean de La Batie, retira sa plainte, mais « le désistement de plainte ne fut
pas transmis au juge d’instruction ». Le procès se termina par une ordonnance de non-lieu. Voir Gibault, Céline,
op. cit., tome III, p. 287.
93 « Céline apparaît souvent dans le Journal d’Ernst Jünger, parfois sans être nommément cité et toujours de
façon très désagréable. » (ibid., p. 278.)
94 .
Ibid

305
II . 2 / CÉLINE, UNE EXCEPTION SINISTRE

la fantaisie débridée de Céline choqua profondément l’officier allemand


toujours très respectueux des bonnes manières95. » L’enjeu véritable de la
confrontation entre Jünger et Céline se réduit donc pour François Gibault à
une histoire de « bonnes manières » un peu ridicules opposées à la « fantaisie
débridée » de notre génial écrivain !
La conclusion implicite ou explicite de tous ces biographes très empathiques
est bien sûr qu’on ne peut accorder foi à pareil témoignage, venant d’un
homme qui n’aime ni ne comprend Céline96. Aucun n’émet l’hypothèse
inverse, trop simple, sans doute : si Jünger n’aimait pas Céline, au point de
s’éclipser parfois pour éviter de supporter plus longtemps sa compagnie,
c’est justement parce que Céline était capable de pareils propos, de
pareilles pensées. Jünger97, sous ses dehors réservés, est un homme droit,
éthique, d’une humanité profonde, soucieux de ne pas nuire, un homme
qui ne supporte pas la souffrance ou l’humiliation d’autrui. Il ne s’est jamais
rallié à Hitler, l’antisémitisme lui est totalement étranger, autant que le
goût des massacres de masse, comme le montrent maints passages de
son journal de guerre. Il ajoute à cela une immense culture, et le goût de
la précision scientifique. Sa probité, historique et morale, lui fait noter, au
fur et à mesure qu’il en a connaissance, les massacres commis à l’Est par
ses compatriotes. En tout cela aussi – et surtout –, il s’oppose à Céline,
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bien qu’aucun biographe ne paraisse y penser ! Ce qui, dans la personnalité
et les propos de Céline, effraie Jünger n’est ni accessoire, ni particulier.
Céline incarne un type d’hommes : « Ces hommes-là n’entendent qu’une
mélodie, mais singulièrement insistante. Ils sont comme des machines de
fer qui poursuivent leur chemin jusqu’à ce qu’on les brise. » Jünger, dont on
connaît l’amour des plantes et la passion pour l’entomologie, ajoute : « Il
est curieux d’entendre de tels esprits parler de la science, par exemple de
la biologie. Ils utilisent tout cela comme auraient fait des hommes de l’âge
de pierre ; c’est pour eux uniquement un moyen de tuer les autres. » Et
l’on connaît effectivement le vocabulaire et la foi scientistes de Céline qui
appuie son racisme sur les « lois » de l’hérédité raciale, qui aime à parler
de microbe, pullulation, contamination, stérilisation et pasteurisation pour
prêcher l’élimination des Juifs. « Sous le capuchon des idées », ces hommes
sont mus par « le plaisir de tuer », par « cet instinct du massacre en masse
qui, dès le début, les poussait en avant, de façon ténébreuse et confuse98 ».

95 .
Ibid
96 À suivre cette logique, il ne faut donc croire que les témoignages de ceux qui aiment Céline !
97 Nous peignons l’homme des années d’Occupation, tel qu’il apparaît à la lecture de son Journal, et laissons aux
spécialistes le soin d’évaluer sa pensée politique et l’évolution de ses positions.
98 Ernst Jünger, Journal 1941-1943, Paris, Julliard, 1951, p. 95.

306
II . 2

On ne peut toutefois s’en tenir à la connaissance des deux hommes pour


se prononcer sûrement. Leurs personnalités contrastées, leur parcours, ce
que l’on sait d’eux par ailleurs confèrent une forte probabilité de véracité
au témoignage de Jünger, car il n’est pas dans son caractère ni dans son
intérêt d’inventer des propos gravement diffamatoires à l’égard de Céline.
À l’inverse, il y a une très forte probabilité de mensonge dans la dénégation
de Céline : c’est évidemment dans son intérêt, mais c’est aussi chez lui
une stratégie, une habitude et quasiment un trait de caractère99. Mais cela
n’apporte pas encore de preuve factuelle, ou irréfutable.
On peut alors évoquer un autre témoignage, qui recoupe de près celui de
Jünger : c’est celui d’un autre officier allemand, chargé de la censure à la
Propagandastaffel, Gerhard Heller :

Je dois dire que, malgré ma répulsion pour la violence de l’antisémitisme céli-


nien, j’étais, avec Epting, l’un des seuls Allemands capables d’apprécier la
puissance et la nouveauté du style de Céline. J’étais attiré par lui comme un
aimant. Je voulais le rencontrer en dehors des lieux officiels ; après m’être
rendu chez lui, sur la butte Montmartre, nous allâmes ensemble dans un petit
bistrot, avec un compagnon habituel de l’écrivain, l’acteur de cinéma Le Vigan.
Céline avait déjà un visage ravagé et un regard halluciné, celui d’un homme
qui voit des choses que les autres ne voient pas, une sorte d’envers démo-
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niaque du monde. Nous avons parlé de littérature, mais je ne pus l’empêcher
de se répandre en folles déclarations sur les Juifs que nous devrions exter-
miner un par un, quartier par quartier, dans ce Paris qu’il jugeait envahi et
gangrené par la juiverie internationale100.

Heller admire l’écrivain. Il témoigne du geste de Céline qui, lors d’une autre
rencontre en 1943, « tira de sa poche deux paires de lunettes de protection,
comme en utilisent les motocyclistes, donna l’une à Marie-Louise et [me]
tendit l’autre : “Elles vous rendront bien service, nous dit-il, quand les villes
allemandes s’en iront en fumée101.” » À Sigmaringen, en février 1945, Céline qui
« rouspétait contre tout le monde » se montra très gentil avec lui et attentif
à la paralysie qui le prenait aux bras et aux jambes. On ne peut cette fois
invoquer l’inimitié entre les deux hommes pour écarter le témoignage !
Il est vrai cependant que ce texte vient environ quarante ans après la
rencontre : il est publié en 1981, à la demande d’Antoine Spire, qui propose

99 On sait que Céline n’a jamais reculé devant aucun mensonge quand il s’est défendu d’une accusation de
collaboration ou d’antisémitisme. Nous parlons de trait de caractère au sens où Céline méprise radicalement la
morale et la probité. Il lui est d’ailleurs arrivé d’assumer publiquement et cyniquement cette position amorale.
100 Gerhard Heller, Un Allemand à Paris, Paris, Seuil, 1981, p. 153.
101 Ibid.

307
II . 2 / CÉLINE, UNE EXCEPTION SINISTRE

à Gerhard Heller « l’aide d’un ami français » pour évoquer ses souvenirs qui
« ne pouvaient plus maintenant causer grand tort à personne102 ». Heller
fait lui-même allusion au problème que cause l’éloignement de la période
évoquée : « Tels ou tels noms, comme Drieu, Paulhan ou Jouhandeau,
suscitaient de longues files de souvenirs ; pour d’autres noms, pour préciser
des lieux, des dates, des événements, nous trouvions des suggestions,
des incitations pour le travail de la mémoire, dans des Journaux comme
ceux de Jünger ou de Léautaud, dans la suite des numéros de la NRF de
décembre 1940 à juillet 1943, dans les grandes histoires récentes, comme
celle d’Amouroux ou le Dictionnaire de la Seconde Guerre mondiale103. »
La rencontre avec Céline, qui dut être marquante, a-t-elle eu besoin de
ces « adjuvants » ? Cela n’est pas évident. Cela permet-il de déclarer,
comme le fait Henri Godard : « Il n’y a en revanche pas grand crédit à faire
à une phrase concernant la folie sanguinaire de Céline, qui reprend mot
pour mot les propos rapportés par Jünger (en 1980, date du témoignage
de Heller, le Journal de celui-ci avait déjà paru en Allemagne104) » ? On
constate seulement, en fait, l’utilisation de la même expression frappante,
« quartier par quartier », et celle du verbe « exterminer ». Ou Heller s’inspire
effectivement du Journal de Jünger, mais alors, en quoi l’invention de cette
scène et de ces paroles de Céline servent-elles le désir d’autoréhabilitation
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souligné par les historiens ? Ou Céline réitère la même incitation au
massacre, et reprend la même formule « virile » devant Heller et Jünger : le
caractère obsessionnel et fanatique de Céline en matière d’antisémitisme,
l’activisme antijuif dont il fait preuve précisément à cette période, tout
cela peut le faire penser. De nombreux témoignages montrent que Céline
ne craint pas de répéter admonestations et imprécations, quand il s’agit
de lutte antijuive. Par ailleurs, c’est une banalité d’observer que tous ceux
qui rencontrent beaucoup de monde et qui parlent beaucoup se répètent
d’un interlocuteur à l’autre. Les interviews d’après-guerre montrent à l’envi
que l’écrivain ne craint pas de reprendre ses formules, ses réponses, et ses
idées fixes. Enfin, pourquoi Heller aurait-il inventé cette rencontre et ces
propos de Céline, alors qu’il déclare dans le même temps son admiration
pour l’écrivain et souligne une certaine entente ? Il peut se déclarer choqué
par l’antisémitisme virulent de Céline sans pour autant inventer une scène
et des paroles ! Enfin, un plagiaire déclare-t-il dans le même ouvrage,

102 Ibid., p. 195.


103 Ibid.
104 Henri Godard, Céline, Paris, Gallimard, 2011, p. 329. Le Journal qui couvre la Seconde Guerre mondiale était
paru en Allemagne en 1949, sous le titre Strahlungen (Rayonnements) .

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II . 2

dans le chapitre qui suit, son admiration pour l’écrivain plagié105 ? Heller
évoquerait-il la rencontre entre Jünger et Céline à l’Institut allemand106 s’il
l’avait lui-même démarquée et transposée à sa propre personne quatorze
pages plus haut ?
Mais c’est une lettre privée de Céline adressée à Marie Canavaggia, le
26 octobre 1937, qui permet, à notre avis, de conclure. Marie Canavaggia,
l’assistante qui veille depuis 1936 à l’établissement des textes de Céline,
a osé, d’après la réponse qui lui est faite, exprimer ses réticences et des
objections à la lecture du manuscrit de Bagatelles pour un massacre. Céline
lui écrit donc pour se justifier. Il écarte sans ménagement ses reproches de
bassesse et de partialité. Le sens des nuances, la « noblesse d’attitude » et
le souci des distinctions, l’examen scrupuleux des responsabilités – dans
la guerre probablement que tout le monde redoute – « sont des propos de
Juifs », qu’il veut « égorger dans leurs mesquineries même ». C’est alors
qu’il invoque Hitler et sa « bonne méthode » comme modèles : « Lorsque
Hitler a décidé de “purifier” Moabit, à Berlin (leur quartier de la Villette)
il fit surgir à l’improviste dans les réunions habituelles, dans les bistrots,
des équipes de mitrailleuses et par salves, indistinctement, tuer tous les
occupants… mais il y avait parmi [sic] de parfaits innocents ! Il n’avait [sic]
qu’à ne pas être là ! Ce ne sont pas des endroits pour les honnêtes gens !
© Mémorial de la Shoah | Téléchargé le 02/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 90.79.82.104)

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Voici la bonne méthode107. »
Les propos de Céline rapportés par Jünger ont donc un antécédent
avéré, qui fait preuve de la même radicalité meurtrière et du même désir
d’extermination108. Entre 1937 et 1941, Céline passe de la liquidation totale
d’un quartier juif à la mitrailleuse, à la liquidation totale des Juifs « quartier par
quartier, maison par maison », à la baïonnette109. Le parallèle entre la tuerie
de Moabit et Bagatelles révélait le désir de massacre qui anime l’écriture
du pamphlet, et l’ambition secrète que le texte ait l’efficacité d’un acte.
Quatre ans plus tard, Céline, comme il le fait ailleurs devant des assemblées
collaborationnistes, ou en privé dans le bureau d’Hermann Bickler, cherche
l’efficacité de l’action dans l’influence qu’il tente d’exercer sur les acteurs
qu’il rencontre.

.
105 Heller, Un Allemand à Paris, op. cit , p. 161-169, « La présence de Jünger ».
106 Ibid., p. 166.
107 Cahiers Céline, n° 9 : Lettres à Marie Canavaggia, 1936-1960, Paris, Gallimard, 2007, p. 59. Céline, Lettres, op.
cit., p. 540-541.
108 On s’étonne qu’Henri Godard ne fasse pas en 2011 le rapprochement entre ces deux « moments » : les lettres
à Marie Canavaggia ont été publiées en 2007. On s’étonne que Régis Tettamanzi n’y pense pas davantage en
2012 dans son dernier ouvrage. Est-ce par ignorance, mauvaise foi, ou est-ce l’aveuglement passionnel de qui
ne veut pas croire ?
109 À croire que ses désirs de massacre suivent l’extension concrète de la lutte antijuive menée par Hitler ! On sait
en effet que Céline suit de près l’actualité de la guerre et de la politique raciale du régime.
Céline est aujourd’hui reconnu comme un des plus grands écrivains français
du xxe siècle, beaucoup disent même le plus grand. C’est pour cela qu’il
importe de faire la vérité à son sujet, patiemment, sans évitement. La
personne de Céline n’en sort évidemment pas grandie. Nous voyons en lui un
spécimen de ce que l’humanité peut porter de plus vil et de plus dangereux
pour les autres. Céline est dans la littérature française une exception sinistre.
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