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RTD Com. 2023 p.757

Détournement de fonds publics et prise illégale d'intérêts : une (double) question de temps
(Crim. 5 avr. 2023, n° 21-86.676, F-D, JCP 2023, n° 25, p. 1214, obs. J.-M. Brigant)

Laurent Saenko, Maître de conférences à Aix-Marseille Université, LDPSC (UR 4690)

1. On sait à quel point les infractions du droit pénal des affaires entretiennent avec le temps un rapport complexe. Cet
arrêt du 5 avril 2023 rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation l'atteste une fois de plus, qui traite tout à la
fois de la prescription de l'action publique du délit de détournement de fonds publics et du droit transitoire applicable au
délit de prise illégale d'intérêts. Les faits concernent le maire d'une commune dont les avantages qu'il s'était accordés
avaient fini par attirer l'attention d'une chambre régionale des comptes, qui les porta à la connaissance du procureur de la
République. Étaient notamment concernés l'utilisation qu'il avait faite d'un véhicule de fonction, ainsi que le recrutement
d'une directrice générale des services qui ne remplissait pas les conditions statutaires pour exercer cette fonction (1). La
cour d'appel déclara le maire coupable et le condamna à trois ans d'emprisonnement dont deux avec sursis et 50 000 €
d'amende. À propos du délit de détournement de fonds publics commis via l'utilisation du véhicule personnel, elle écarta
cependant l'exception de prescription que le maire avait soutenue devant elle. Elle estima que l'affectation d'un véhicule
à la disposition du maire en l'absence de toute délibération du conseil municipal et de toute publicité donnée à cette mesure
caractérisait le caractère occulte par nature de l'infraction, qui n'a dès lors été révélée dans des conditions permettant la
mise en mouvement de l'action publique qu'à compter de la transmission du rapport d'observations provisoires de la
chambre régionale des comptes au procureur de la République de Toulon le 20 décembre 2011. Ce dernier ayant transmis
le dossier au procureur de Marseille le 2 février 2012, lequel ouvrit une information judiciaire le 28 mars 2012, puis pris
un réquisitoire supplétif le 10 juin 2015, les juges du fond avaient cru bon de faire application de la loi n° 2017-242 du
27 février 2017 et son article 9-1 pour déclarer les faits non prescrits. Selon eux : « l'action publique n'est pas prescrite
pour les faits commis de 2002 à 2012, compris dans le délai de douze années révolues fixé par l'article 9-1 du code de
procédure pénale dans sa rédaction issue de la loi n° 2017-242 du 27 février 2017 ». Le pourvoi combattait cette lecture
temporelle de la procédure et faisait valoir que le délit de détournement de fonds publics ne constitue pas un délit occulte
par nature, mais une infraction dissimulée dont les juges n'avaient pas établi les manoeuvres employées par le maire pour
dissimuler son méfait. La Cour de cassation ne se laisse cependant pas convaincre et rejette le pourvoi. Pour elle, si « [c'est]
à tort que la cour d'appel a statué sur des faits compris au cours des années 2002 à 2012 alors que la prévention était
circonscrite aux années 2009 à 2012 » (§ 16), « [l]'arrêt n'encourt cependant pas la censure dès lors qu'en raison de la
communication au procureur de la République le 20 novembre 2011, de la transmission du rapport d'observations
provisoires de la chambre régionale des comptes pour compétence au parquet de [Marseille] le 2 février 2012 et de
l'ouverture de l'information le 28 mars suivant, la prescription des faits ne pouvait être acquise en application des textes
alors en vigueur ». À propos du délit de prise illégale d'intérêts en lien avec le recrutement de la directrice des services,
était soulevé devant la Haute juridiction un problème de droit transitoire, le texte d'incrimination ayant subi une
modification par l'article 15 de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021, qui a ajouté une condition à la constitution du
délit de prise illégale d'intérêts. Pour le pourvoi, le nouveau texte étant plus doux, il fallait que la situation du maire soit
réexaminée à l'aune de celui-ci. La Cour de cassation refuse et considère (§ 30) qu'« [e]n l'état de ces énonciations qui
caractérisent les délits de prise illégale d'intérêts au regard du texte alors applicable, l'annulation n'est pas encourue ». Elle
précise (§ 31) que : « [...] les prévisions de l'article 432-12 du code pénal dans sa rédaction issue de la loi n° 2021-1729 du
22 décembre 2021 aux termes de laquelle l'intérêt doit être de nature à compromettre l'impartialité, l'indépendance ou
l'objectivité de l'auteur du délit sont équivalentes à celles résultant de sa rédaction antérieure par laquelle le législateur,
en incriminant le fait, par une personne exerçant une fonction publique, de se placer dans une situation où son intérêt
entre en conflit avec l'intérêt public dont elle a la charge, a entendu garantir, dans l'intérêt général, l'exercice indépendant,
impartial et objectif des fonctions publiques (Crim. 19 mars 2014, n° 14-90.001 ; 20 déc. 2017, n° 17-81.975) ».

2. Sur la prescription du délit de détournement de fonds publics. On sait qu'au terme de l'article 432-15 du code pénal,
cette infraction consiste dans « [le] fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de
service public, un comptable public, un dépositaire public ou l'un de ses subordonnés, de détruire, détourner ou soustraire
un acte ou un titre, ou des fonds publics ou privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet qui lui a été
remis en raison de ses fonctions ou de sa mission [...] ». Des différentes formes que la matérialité du délit est susceptible
d'embrasser, il en ressort une nature instantanée incontestable, amenant à penser que le point de départ théorique de la
prescription de l'action publique devrait être fixé au jour de la consommation de l'infraction, soit le jour où les fonds
publics ont effectivement été détournés par l'auteur. Mais ce n'est là que la théorie. Car en pratique, le délit étant commis
de façon très discrète, il n'est fatalement découvert que très longtemps après sa commission, généralement après que le
terme du délai de prescription de l'action publique - qui était de trois ans avant l'entrée en vigueur de la loi n° 2017-242
du 27 février 2017, puis six après - soit advenu. D'où le fait que, déjà sous l'empire de l'ancien code pénal, la jurisprudence
avait décidé que le point de départ de la prescription de l'action publique du délit devait être fixé au jour où celui-ci est
apparu et a pu être constaté lorsque sa matérialité consistait en un détournement (2). Cette position a naturellement été
reprise et précisée après l'entrée en vigueur de nouveau code pénal (3). Toutefois, contrairement à la position adoptée
par la cour d'appel dans l'arrêt commenté, la Haute juridiction n'a jamais considéré que le délit de détournement de fonds
publics constituait un délit occulte par nature. Il est vrai que cette qualité peut se révéler plus facile à établir, notamment
depuis que la loi n° 2017-242 du 27 février 2017 a consacré une différence entre l'infraction occulte (qu'elle définit
comme « l'infraction qui, en raison de ses éléments constitutifs, ne peut être connue ni de la victime ni de l'autorité
judiciaire » (4)) et l'infraction dissimulée (qu'elle appréhende comme « l'infraction dont l'auteur accomplit délibérément
toute manoeuvre caractérisée tendant à en empêcher la découverte » (5)). Mais l'arrêt commenté considère que la
question de la nature occulte du délit de l'article 432-15 du code pénal ne se pose pas (6). En effet, la Cour de cassation
corrige la cour d'appel quant à la période de prévention (qui n'allait pas de 2002 à 2012 mais de 2009 à 2012), de sorte
que le recours à la qualité d'infraction occulte n'était pas nécessaire pour reporter le point de départ de la prescription. Le
droit commun des actes interruptifs tel que ressortant du droit ancien suffisait, notamment la fixation de l'ouverture de
l'information au 28 mars 2012. L'argument tenant de la prescription des faits est donc rejeté.

3. Sur le droit transitoire issu de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021. Pour tenir compte des nombreuses critiques
formulées quant au caractère trop large du délit de prise illégale intérêts (7), le législateur a profité de la loi n° 2021-
1729 du 22 décembre 2021 pour préciser la lettre de l'article 432-12 du code pénal. Si, avant la réforme, le texte
appréhendait « [l]e fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou
par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement,
un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la
charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement [...] », il vise désormais « [...] un intérêt de
nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité [...] ». La réforme peut-elle alors être
considérée comme une loi nouvelle de fond plus douce, légitime en tant que telle à s'appliquer à des faits commis avant
son entrée en vigueur ? En réduisant la voilure de la notion d'« intérêt », cette modification législative a-t-elle restreint ce
faisant le champ d'application du délit ? C'est ce que faisait valoir le pourvoi dans l'arrêt soumis au commentaire, mais sans
succès. C'est qu'en effet, la chambre criminelle considère que les dispositions de la loi nouvelle « [...] sont équivalentes à
celles résultant de sa rédaction antérieure [...] » en ce qu'il ressort de précisions jurisprudentielles - que la Haute juridiction
cite expressément - que « le législateur, en incriminant le fait, par une personne exerçant une fonction publique, de se
placer dans une situation où son intérêt entre en conflit avec l'intérêt public dont elle a la charge, a entendu garantir, dans
l'intérêt général, l'exercice indépendant, impartial et objectif des fonctions publiques ». Il est vrai que par les décisions
citées au soutien de sa démonstration, la Haute juridiction a refusé à plusieurs reprises de renvoyer au Conseil
constitutionnel des questions propriétaires de constitutionnalité concernant l'article 432-15 du code pénal, au motif que
le délit qui y est incriminé avait pour objectif de « garantir, dans l'intérêt général, l'exercice indépendant, impartial et
objectif des fonctions publiques » (8). La Haute juridiction en déduit alors - même si elle ne l'énonce pas expressément
- le caractère interprétatif de la loi nouvelle. Il n'est dès lors pas nécessaire de réexaminer la situation du maire à l'aune de
ce texte nouveau puisque, selon la jurisprudence de l'époque, l'intérêt, tel qu'incriminé à l'article 432-12, était déjà
appréhendé par les juges du fond, non pas comme un « intérêt quelconque », mais comme « un intérêt de nature à
compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité ». Cette position mérite d'être approuvée même si, il
faut le rappeler, elle est le produit curieux d'une égalité nouvelle entre la loi et le juge en tant que sources du droit. En
effet, puisque la jurisprudence avait déjà circonscrit le champ de l'infraction en apportant à l'« intérêt » une assiette plus
précise que le texte en vigueur à ce moment (car il s'agit bien de cela), la loi qui consacre cette précision ne saurait être
perçue comme un texte plus doux.

Mots clés :
FONCTIONNAIRE PUBLIC * Crime et délit * Détournement de fonds publics * Prescription * Point de départ *
Prise illégale d'intérêt

(1) D'autres chefs d'accusation, tel un permis de construire portant sur une parcelle de terrain lui appartenant, ne seront
pas traités dans le présent commentaire.

(2) Crim. 10 mars 1992, n° 91-81.782.

(3) Crim. 18 juin 2002, n° 00-86.272 ; Crim. 17 mai 2006, n° 06-80.951 , RSC 2007. 313, obs. D. Rebut ; Crim.
13 sept. 2006, n° 05-84.111 , AJ pénal 2006. 504, obs. G. Royer ; RSC 2007. 537, obs. C. Mascala ; RTD com.
2007. 249, obs. B. Bouloc ; Crim. 12 déc. 2007, n° 07-82.008 ; Crim. 2 déc. 2009, n° 09-81.967 , AJ pénal 2010.
78 ; RSC 2010. 863, obs. C. Mascala ; RTD com. 2010. 441, obs. B. Bouloc .

(4) C. pr. pén., art. 9-1 , al. 3.

(5) C. pr. pén., art. 9-1 , al. 4.

(6) Comp., pour l'abus de faiblesse, pour lequel la haute juridiction a récemment considéré qu'il ne constituait pas une
infraction occulte par nature (Crim. 8 mars 2023, n° 22-84.651 , Gaz. Pal. 2023, n° 15, p. 22, obs. L. Saenko).

(7) Sur elles, v. J.-M. Brigant, Délit de prise illégale d'intérêts : un législateur très intéressé, Gaz. Pal., 24 mai 2022, n° 18,
p. 13 ; F. Stasiak, La réforme du délit de prise illégale d'intérêts par la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 : confiance
dans l'institution judiciaire ou défiance dans l'institution parlementaire, Dr. pénal 2022. Étude 6 ; Y. Muller-Lagarde, J.-
Cl. Pénal code, Art. 432-12 et 432-13, n° 30.

(8) Crim. 19 mars 2014, n° 14-90.001 ; Crim. 20 déc. 2017, n° 17-81.975 , D. 2019. 589 ; AJ pénal 2019. 386,
obs. M.-C. Sordino .

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