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La résistance

aux génocides
La résistance
aux génocides
De la pluralité des actes
de sauvetage

Sous la direction de
Jacques Sémelin, Claire Andrieu
et Sarah Gensburger

Ouvrage publié avec le concours de


Air France, Fondation de la Résistance, Fondation pour la mémoire
de la Shoah, Mairie de Paris, Ministère de la Défense
Catalogage Électre-Bibliographie (avec le concours de la Bibliothèque de Sciences Po)
La Résistance aux génocides. De la pluralité des actes de sauvetage / sous la direction
de Jacques Sémelin, Claire Andrieu, Sarah Gensburger – Paris : Presses de Sciences
Po, 2008.
ISBN 978-2-7246-1089-5
RAMEAU :
– Guerre mondiale (1939-1945) : Juifs : Sauvetage
– Génocide arménien (1915-1916)
– Génocide rwandais (1994)
DEWEY :
– 303.6 : Violence – non-violence
– 940.6 : Deuxième Guerre mondiale
Public concerné : public intéressé

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collectif sans autorisation des ayants droit (seule la photocopie à usage privé du copiste est
autorisée).
Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, du présent ouvrage est
interdite sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie
(CFC, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris).

 2008, PRESSES DE LA FONDATION NATIONALE DES SCIENCES POLITIQUES


Table des matières
Ont contribué à cet ouvrage 9

Cartes 15

Introduction / DE L’AIDE AU SAUVETAGE 19


Jacques SÉMELIN

I - ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE


LA NOTION DE SAUVETAGE

Chapitre 1 / DE LA MÉMOIRE DU SAUVETAGE À L’INSTITUTION


D’UN TITRE DE JUSTE PARMI LES NATIONS 39
Sarah GENSBURGER

Chapitre 2 / À LA RECHERCHE DES JUSTES


LE CAS ARMÉNIEN 53
Fatma Müge GÖÇEK

Chapitre 3 / APPROCHE COMPARÉE DE L’AIDE AUX JUIFS


ET AUX AVIATEURS ALLIÉS 71
Claire ANDRIEU

Chapitre 4 / POUR UNE APPROCHE QUANTITATIVE DE LA SURVIE


ET DU SAUVETAGE DES JUIFS 83
Marnix CROES

Chapitre 5 / ANTISÉMITISME ET SAUVETAGE DES JUIFS EN FRANCE


UN DUO INSOLITE ? 99
Renée POZNANSKI

Chapitre 6 / QUI A OSÉ SAUVER DES JUIFS ET POURQUOI ? 117


Nechama TEC
6
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Chapitre 7 / SAUVETAGE ET INTÉRÊTS


PROTÉGER DES BIENS POUR SAUVER DES PERSONNES ? 131
Florent LE BOT

Chapitre 8 / LES JUIFS D’ITALIE ET LA MÉMOIRE DU SAUVETAGE


(1944-1961) 147
Paola BERTILOTTI

Chapitre 9 / SAUVETEURS ET SAUVETEURS-TUEURS


DURANT LE GÉNOCIDE RWANDAIS 165
Lee Ann FUJII

II - L’ÉTAT, SES FRONTIÈRES


ET LES CONDITIONS DE L’AIDE

Chapitre 10 / LES PRATIQUES DE SAUVETAGE DURANT LE GÉNOCIDE


DES ARMÉNIENS 185
Hasmik TEVOSYAN

Chapitre 11 / L’OPPOSITION DE FONCTIONNAIRES OTTOMANS


AU GÉNOCIDE DES ARMÉNIENS 205
Raymond KÉVORKIAN

Chapitre 12 / CONVERSION ET SAUVETAGE


STRATÉGIES DE SURVIE AU COURS DU GÉNOCIDE
DES ARMÉNIENS 221
Ugur Ümit ÜNGÖR

Chapitre 13 / HUMANITAIRE ET MASSACRES


L’EXEMPLE DU CICR (1904-1994) 235
Irène HERRMANN et Daniel PALMIERI

Chapitre 14 / LA SUISSE FACE AU GÉNOCIDE NAZI


REFUS ACTIF, SECOURS PASSIF 247
Ruth FIVAZ-SILBERMANN

Chapitre 15 / L’OSE ET LE SAUVETAGE DES ENFANTS JUIFS


DE L’AVANT-GUERRE À L’APRÈS-GUERRE 259
Katy HAZAN et Georges WEILL
7
Table des matières

Chapitre 16 / LE CONTEXTE DU SAUVETAGE DANS L’EUROPE


DE L’OUEST OCCUPÉE 277
Bob MOORE

Chapitre 17 / LA LUTTE CONTRE LE SAUVETAGE DURANT


L’« ACTION BRUNNER » EN FRANCE (1943-1944) 291
Tal BRUTTMANN

Chapitre 18 / « GUIDE ET MOTEUR » OU « TRÉSOR CENTRAL » ?


LE RÔLE DU « JOINT » EN FRANCE (1942-1944) 305
Laura HOBSON-FAURE

Chapitre 19 / LE SERVICE HONGROIS DE LA BBC


ET LE SAUVETAGE DES JUIFS DE HONGRIE 325
Frank CHALK

Chapitre 20 / L’ÉCHEC DE L’OPPOSITION LOCALE


AU GÉNOCIDE RWANDAIS 345
Scott STRAUS

Chapitre 21 / LE SAUVETAGE DANS LA ZONE FRONTIÈRE


DE GISHAMVU ET DE KIGEMBE AU RWANDA 361
Charles Kabwete MULINDA

III - RÉSEAUX, MINORITÉS ET SAUVETAGE

Chapitre 22 / LA MISSIONNAIRE BEATRICE ROHNER


FACE AU GÉNOCIDE DES ARMÉNIENS 383
Hans-Lukas KIESER

Chapitre 23 / L’IMPOSSIBLE SAUVETAGE DES ARMÉNIENS


DE MARDIN
LE HAVRE DU SINDJAR 399
Yves TERNON

Chapitre 24 / L’UGIF FUT-ELLE UN OBSTACLE AU SAUVETAGE ? 411


Michel LAFFITTE
8
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Chapitre 25 / RAFLES, SAUVETAGE ET RÉSEAUX SOCIAUX À PARIS


(1940-1944) 425
Camille MÉNAGER

Chapitre 26 / PROTESTANTISMES MINORITAIRES, AFFINITÉS JUDÉO-


PROTESTANTES ET SAUVETAGE DES JUIFS 445
Patrick CABANEL

Chapitre 27 / NIEUWLANDE, PAYS SAUVETEUR (1941/1942-1945) 457


Michel FABRÉGUET

Chapitre 28 / SURVIVRE DANS LA CLANDESTINITÉ


LE « BUND » DANS L’ALLEMAGNE NAZIE 475
Mark ROSEMAN

Chapitre 29 / LES MUSULMANS DE MABARE


PENDANT LE GÉNOCIDE RWANDAIS 491
Emmanuel VIRET

Conclusion / LE SAUVETAGE, UNE NOTION RENOUVELÉE 505


Claire ANDRIEU

Bibliographie 519

Index des noms 541

Index des lieux 549


Ont contribué à cet ouvrage
Claire ANDRIEU est professeure des Universités en histoire contemporaine à
Sciences Po Paris. Elle a codirigé avec Philippe Braud et Guillaume Piketty
le Dictionnaire De Gaulle (Robert Laffont, 2006), et a participé au Dic-
tionnaire historique de la Résistance française dirigé par François Marcot
(Robert Laffont, 2006). Ses travaux sur l’histoire de la Résistance ont
d’abord porté sur le projet politique de celle-ci (Le Programme commun de
la Résistance, Éditions de l’Érudit, 1984 ; Les Nationalisations de la Libéra-
tion, en codirection, Presses de Sciences Po, 1987). Elle a aussi étudié la
question des femmes dans la Résistance. Ancien membre de la Mission
d’étude sur la spoliation des juifs de France, elle a publié plusieurs ouvrages
sur les spoliations et les restitutions, et travaille actuellement sur le compor-
tement des populations civiles à l’égard des fugitifs.

Paola BERTILOTTI termine une thèse d’histoire contemporaine à Sciences Po


Paris, sous la direction de Marc Lazar, qui porte sur Les Persécutions anti-
sémites fascistes et nazies en Italie : mémoires et représentations entre 1944
et 1967.

Tal BRUTTMANN est chercheur auprès de la commission d’enquête de la ville


de Grenoble sur les spoliations des biens juifs et prépare actuellement une
thèse d’histoire sur la Milice française à l’EHESS (École des hautes études
en sciences sociales). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont La Logique
des bourreaux (Hachette Littératures, 2003) et Au bureau des Affaires juives.
L’administration française et l’application de la législation antisémite,
1940-1944 (La Découverte, 2006).

Patrick CABANEL est professeur des Universités en histoire contemporaine


à l’Université Toulouse-Le Mirail et directeur de la revue semestrielle Dias-
poras. Histoire et sociétés. Il a publié notamment Juifs et protestants en
France, les affinités électives XVIe-XXIe siècle (Fayard, 2004) et Cévennes, un
jardin d’Israël (La Louve Éditions, 2006).

Frank CHALK est professeur d’histoire et directeur de l’Institut d’études sur


le génocide et les droits de l’homme de Montréal à Concordia University
(Québec, Canada).
10
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Marnix CROES est docteur en histoire contemporaine et chercheur auprès


du Centre de recherche et de documentation du ministère néerlandais de
la Justice. Il est notamment l’auteur de « The Holocaust in the Netherlands
and the Rate of Jewish Survival », Holocaust and Genocide Studies, 20 (3),
2006 ; « Gentiles and the Survival Chances of Jews in the Netherlands, 1940-
1945 : A Closer Look », dans Beate Kosmala et Feliks Tych (eds), Facing the
Nazi Genocide : Non-Jews and Jews in Europe (European Science Foundation-
Metropol Verlag, 2004) ; et « The Netherlands 1942-1945 : Survival in
Hiding and the Hunt for Hidden Jews », The Netherlands’ Journal of Social
Sciences, 40 (2), 2004.

Michel FABRÉGUET est professeur d’histoire contemporaine à l’Institut d’études


politiques de Strasbourg. Spécialiste du nazisme, il a publié Mauthausen.
Camp de concentration national-socialiste en Autriche rattachée, 1938-
1945 (Honoré Champion, 1999). Il est membre du comité de rédaction de
la Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande.

Ruth FIVAZ-SILBERMANN est historienne et chargée d’enseignement à l’École


de traduction et d’interprétation de l’Université de Genève (Suisse). Elle est
notamment l’auteur de Itinéraire dans les ténèbres. Monowitz, Auschwitz,
Gross-Rosen, Buchenwald (avec Willy Berler, Quorum-L’Harmattan, 1999)
et de Le Refoulement de réfugiés civils juifs à la frontière franco-genevoise
durant la Seconde Guerre mondiale, suivi du Mémorial de ceux parmi eux
qui ont été déportés ou fusillés (Fondation Beate-Klarsfeld, 2000). Elle
travaille actuellement au manuscrit de La Fuite en Suisse. Migrations, stra-
tégies, fuite, accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France
durant la Seconde Guerre mondiale.

Lee Ann FUJII est docteur en science politique et assistant professor à The
George Washington University (Washington, D. C.). Elle analyse les vio-
lences de voisinage perpétuées au cours du génocide rwandais et travaille
actuellement à une comparaison avec le cas bosniaque.

Sarah GENSBURGER est docteur en sociologie de l’EHESS. Sa thèse porte sur


l’expression des souvenirs à travers le titre de Juste parmi les nations et
sera prochainement publiée aux Presses de Sciences Po. Elle est notamment
l’auteur de « De Jérusalem à Kigali. L’émergence de la catégorie de “Juste”
comme paradigme mémoriel », dans Carola Hähnel-Mesnard et al. (dir.),
Culture et Mémoire. Représentations contemporaines de la mémoire dans
les espaces mémoriels, les arts du visuel, la littérature et le théâtre (Éditions
11
Ont contribué à cet ouvrage

de l’École polytechnique, 2008) ; avec Agnieszka Niewiedzial, « Figure du


Juste et politique publique de la mémoire en Pologne : entre relations diplo-
matiques et structures sociales », Critique internationale, 1, 2007, et « Les
figures du “Juste” et du résistant et l’évolution de la mémoire historique
française de l’Occupation », Revue française de science politique, 52 (2-3),
2002.

Fatma Müge GÖÇEK est professeure associée en sociologie et en études


féminines à l’University of Michigan (Ann Arbor, Mich.). Née et élevée à
Istanbul, elle a obtenu son MA en Turquie et son Ph.D. à Princeton (N. J.).
Elle a écrit deux livres, publié trois ouvrages collectifs et de nombreux
articles. Elle prépare actuellement un livre intitulé Le Déchiffrement d’une
négation : l’État turc, la modernité et la violence contre les Arméniens.

Katy HAZAN, agrégée d’histoire et docteur ès lettres, dirige le service


Archives et Histoire de l’Œuvre de secours aux enfants (OSE). Elle est
membre du comité de rédaction de la Revue d’histoire de la Shoah. Elle a
publié notamment Les Orphelins de la Shoah. Les maisons de l’espoir (Les
Belles Lettres, 2000) et, avec Éric Ghozlan, À la vie ! Les enfants de Buchen-
wald, du Shtetl à l’OSE (Le Manuscrit, 2005). Elle participe également à la
collection « Témoignages de la Shoah » de la Fondation pour la mémoire
de la Shoah aux éditions Le Manuscrit.

Irène HERRMANN est professeure associée en histoire contemporaine et suisse


à l’Université de Fribourg (Suisse). Elle est l’auteur notamment de Les Cica-
trices du passé. Essai sur la gestion des conflits en Suisse, 1798-1918 (Peter
Lang, 2006) et a dirigé « La revanche des victimes ? Nouvelles approches
de l’histoire victimaire », Revue suisse d’histoire, 1, 2007.

Laura HOBSON-FAURE achève une thèse sur le rôle des organisations juives
américaines dans la reconstruction de la communauté juive de France après
la Shoah, sous la direction du professeur Nancy L. Green, à l’EHESS. Elle
a notamment publié « Renaître sous les auspices américains et britanniques.
Le mouvement libéral juif en France après la Shoah, 1944-1970 », Archives
juives, 40 (2), octobre 2007.

Raymond KÉVORKIAN est directeur de recherche à l’Institut français de géo-


politique de l’Université Paris-8-Saint-Denis et conservateur de la Biblio-
thèque arménienne Nubar. Il a notamment publié Le Génocide des Arméniens
12
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

(Odile Jacob, 2006) et, en codirection, Les Arméniens, 1917-1939, la quête


d’un refuge (RMN, 2007).

Hans-Lukas KIESER est privatdozent d’histoire moderne à l’Université de


Zurich (Suisse), spécialiste de la Turquie et du Proche-Orient. Il a notam-
ment publié Turkey beyond Nationalism. Towards Post-National Identities
(I. B. Tauris, 2006) et Der Genozid an den Armeniern, die Türkei und Europa/
The Armenian Genocide, Turkey and Europa (Chronos, 2006).

Michel LAFFITTE est agrégé d’histoire et docteur de l’EHESS. Il a publié Un


engrenage fatal. L’Union générale des israélites de France face aux réalités
de la Shoah (Liana Levi, 2003, prix Henri-Hertz, 2004), Juif dans la France
allemande (Tallandier, 2006) et, avec Georges Bensoussan, le numéro de la
Revue d’histoire de la Shoah consacré aux conseils juifs. Professeur en col-
lège de ZEP, lauréat du prix Corrin 2006, il est membre depuis 2007 de la
Fondation pour la mémoire de la Shoah.

Florent LE BOT est docteur en histoire, chercheur à l’IDHE-Paris-8-Saint-


Denis. Il est notamment l’auteur de La Fabrique réactionnaire. Corporatisme,
antisémitisme et spoliations dans le monde du cuir en France, 1930-1950
(Presses de Sciences Po, 2007).

Camille MÉNAGER est titulaire du master de recherche en histoire et théorie


du politique de Sciences Po Paris et travaille dans une maison de production
de films.

Bob MOORE est professeur d’histoire européenne du XXe siècle à l’Université


de Sheffield (Royaume-Uni). Il a publié de nombreux ouvrages sur l’histoire
des Pays-Bas, sur la résistance civile et les prisonniers de guerre pendant
la Seconde Guerre mondiale.

Charles Kabwete MULINDA est chargé de cours associé à l’Université natio-


nale du Rwanda. Il est actuellement doctorant en histoire à l’University of
the Western Cape (Afrique du Sud) et fellow au sein du Program on the
Studies of Humanities in Africa. Il a publié plusieurs articles sur l’histoire
du Rwanda.

Daniel PALMIERI est chargé des recherches historiques auprès du Comité


international de la Croix-Rouge (CICR).
13
Ont contribué à cet ouvrage

Renée POZNANSKI est professeure des Universités à l’Université Ben-Gourion-


du-Néguev (Israël) (département de science politique) où elle est titulaire
de la chaire Yaakov and Poria Avnon d’étude sur l’Holocauste. Elle a édité
notamment le Journal de Jacques Biélinky, Un journaliste juif à Paris sous
l’Occupation (Cerf, 1992) et est l’auteure de Les Juifs en France pendant la
Seconde Guerre mondiale (Hachette, 1994 ; en anglais, University Press of
New England en collaboration avec le US Holocaust Memorial Museum,
2001 ; en hébreu, Yad Vashem Publications, 1999), et de Propagandes et
Persécutions. La Résistance et le « problème juif », 1940-1944 (Fayard,
2008).

Mark ROSEMAN occupe la chaire d’études juives Pat M. Glazer à Indiana Uni-
versity (Bloomington, Ind.). Il a notamment publié The Past in Hiding
(Penguin Press, 2000) et The Villa, the Lake, the Meeting. The Wannsee
Conference and the « Final Solution » (Penguin Press, 2002).

Jacques SÉMELIN est directeur de recherche CNRS au CERI (Centre d’études


et de recherches internationales de Sciences Po). Historien et politiste, il
est notamment l’auteur de Sans armes face à Hitler. La Résistance civile
dans l’Europe nazie, 1939-1943 (Payot, 1989, 1998) et de Purifier et
Détruire. Usages politiques des massacres et génocides (Seuil, 2005),
ouvrages traduits en plusieurs langues. Il est membre des comités de rédac-
tion de la Revue d’histoire de la Shoah et de Vingtième Siècle. Revue
d’histoire. Il est le fondateur et directeur scientifique de l’Online Encyclo-
paedia of Mass Violence, nouvelle publication électronique de Sciences Po
créée en 2008 (www.massviolence.org).

Scott STRAUS est maître de conférences en science politique à l’University


of Wisconsin (Madison, Wis.), où il assure des enseignements sur le géno-
cide, la violence, les droits de l’homme et la politique africaine. Il est
l’auteur de The Order of Genocide : Race, Power, and War in Rwanda (Cor-
nell University Press, 2006) ainsi que d’articles sur le génocide publiés dans
Foreign Affairs, World Politics, Politics and Society et d’autres revues spé-
cialisées. Il se consacre actuellement à la recherche comparative et s’inté-
resse plus particulièrement aux raisons pour lesquelles certains conflits
débouchent sur des violences massives et des génocides.

Nechama TEC est professeure émérite de sociologie à l’University of Connec-


ticut (Stamford, Conn.). Elle est notamment l’auteure, avec Christopher
R. Browning et Richard S. Hollander, de Every Day Lasts A Year (Cambridge
14
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

University Press, 2007) et de Resilience and Courage : Women, Men, and


the Holocaust (Yale University Press, 2003).

Yves TERNON est docteur en histoire de l’Université Paris-Sorbonne-Paris-


IV et titulaire d’une HDR de l’Université Paul-Valéry-Montpellier-3. Il est
notamment l’auteur de L’État criminel (Seuil, 1995), Les Arméniens. His-
toire d’un génocide (Seuil, 1996) et Guerres et génocides au XXe siècle (Odile
Jacob, 2007).

Hasmik TEVOSYAN enseigne les droits de l’homme et le droit humanitaire à


l’Université nationale russo-arménienne (slavonne) et est consultante à
l’Open World Leadership Center de Washington (D. C.). Elle a publié notam-
ment « Transformation of the Labor Migrant’s Self-Conception » (dans
Lyudmila Harutyunyan [ed.], The Changing Society : Theory and Practice,
Yerevan State University Press, 2001) et « Conceptual Analysis of Psycho-
analytical School of Gender Studies » (dans Jemma Hasratyan [ed.], Gender
Culture of the Present-Day Armenian Society : Traditions and Innovations,
Association of Women with University Education-Center for Gender Stu-
dies, 2001).

Ugur Ümit ÜNGÖR prépare actuellement une thèse à l’Université d’Amsterdam


(Pays-Bas) et enseigne au Centre d’études sur l’Holocauste et le génocide
à Amsterdam. Ses publications traitent du génocide en général et des géno-
cides rwandais et arméniens en particulier.

Emmanuel VIRET est doctorant à Sciences Po Paris et prépare actuellement


une thèse sur le génocide rwandais sous la direction de Jacques Sémelin.

Georges WEILL est archiviste paléographe, conservateur général honoraire


du patrimoine, ancien conservateur de la bibliothèque et des archives de
l’AIU (Alliance israélite universelle). Il a publié de nombreux travaux sur
l’archivistique, l’histoire des juifs d’Alsace et celle de l’AIU, en particulier
Émancipation et progrès, l’AIU et les droits de l’Homme (Nadir, 2000).
Enfant caché et sauvé par l’OSE, il a contribué à en reconstituer l’histoire
grâce au dépouillement des archives des institutions étrangères et françaises
qui ont participé au sauvetage des enfants.

La traduction des douze contributions livrées en anglais (les chapitres 2,


4, 6, 9, 10, 12, 16, 18, 19, 20, 22, 28) a été assurée par Odile DEMANGE,
traductrice de métier.
Introduction
DE L’AIDE AU SAUVETAGE
Jacques SÉMELIN

uand la haine et la peur gagnent un pays, que la guerre et le

Q massacre se propagent comme la peste, il en est pourtant tou-


jours quelques-uns, quelques hommes et quelques femmes, qui
ne se joignent pas à la meute. Sans mot dire, ils se tiennent de côté.
Dans le secret et le risque, ils veulent aider plus que dénoncer, protéger
plus que détruire. Qui sait même si ceux-là qui participent au carnage
ne tentent pas aussi parfois de sauver ? Ce ne serait pas la première fois
que l’être humain démontre son étonnante faculté à adopter des conduites
équivoques, voire contradictoires.
Hormis quelques recherches pionnières, bien peu de travaux se sont
intéressés à de tels comportements, à ce que l’on appelle ici des actes
de sauvetage en situation génocidaire. Prenons par exemple le cas du
génocide des juifs. En comparaison de l’impressionnante bibliographie
traitant des étapes de leur persécution, déportation et extermination, fort
rares sont les recherches qui ont été consacrées aux pratiques de sauve-
tage. Nous ne parlons pas ici de l’histoire exceptionnelle des juifs danois
évacués en octobre 1943 vers la Suède ni même du cas moins célèbre
du sauvetage des juifs bulgares 1. Nous mettons aussi à part des figures
emblématiques bien connues telles que le diplomate suédois Raoul
Wallenberg à Budapest ou l’américain Varian Fry opérant à Marseille.

1. On ne doit cependant pas oublier que la Bulgarie a déporté les juifs de Macé-
doine (annexée en 1941 par Sofia). En revanche, les juifs bulgares ont bien
échappé à la déportation du fait de la mobilisation de députés, intellectuels et
représentants de l’Église orthodoxe.
20
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Nous avons d’abord à l’esprit l’action de ces « petites gens » qui, dans le
secret de leur maison, ont accepté un jour d’accueillir une ou plusieurs
personnes pourchassées, parce qu’elles étaient juives. Sans doute le fait
qu’il s’agisse d’initiatives dispersées, que par ailleurs, pour des raisons
évidentes, elles n’aient généré aucune archive, a-t-il nui au dévelop-
pement de leur étude scientifique. Il en va souvent ainsi des actions
civiques menées en dehors des cadres de la société établie, a fortiori
lorsqu’elles sont clandestines. En comparaison, les masses d’archives
produites par les États persécuteurs offrent une infinité de champs
propices à la recherche.
L’histoire du sauvetage a longtemps souffert d’un autre handicap,
celui de se définir souvent par des gestes ordinaires de la vie quotidienne
qui sont loin de revêtir l’éclat de la lutte armée ou d’éveiller la curiosité
du renseignement militaire. Pourtant, replacées dans leur contexte, ces
conduites de protection sont bien des gestes extraordinaires par les
conséquences qu’elles entraînent pour leurs auteurs et leurs bénéficiaires.
L’apparente banalité de tels gestes d’entraide préserve, même fugiti-
vement, un espace de civilisation dans un univers de barbarie. C’est
d’ailleurs ce que tend à refléter l’historiographie la plus récente qui
considère désormais ces actes de sauvetage comme une forme singulière
de résistance civile. Une résistance qui ne consiste pas à nuire aux forces
physiques et politiques de l’ennemi mais à sauver des vies que celui-ci
voudrait voir disparaître.
Si donc les archives relatives à des initiatives de sauvetage sont rares,
nous disposons en revanche de multiples témoignages de personnes sau-
vées, recueillis par l’institut Yad Vashem (Jérusalem) dont la mission est
entre autres de décerner le titre de « Juste parmi les nations » au non-
juif ayant sauvé un juif de manière désintéressée 2. Du fait des enquêtes
conduites par cet institut de l’État d’Israël se trouve ainsi réuni un corpus
riche de plusieurs milliers d’histoires de vies, aussi bouleversantes les
unes que les autres, collectées dans tous les pays qui ont été occupés
par l’Allemagne nazie. À preuve que la solidarité humaine ne reste pas
un vain mot, y compris quand la barbarie tient le haut du pavé. Or, un
constat s’impose : les profils de ces « Justes » sont d’une grande variété.
Les sauveteurs proviennent en effet de toutes les catégories sociales et
professionnelles, comme l’ont montré les travaux de Mordecai Paldiel

2. Cette distinction décernée par l’État d’Israël se concrétise par la remise d’une
médaille à celui qui est ainsi honoré pour son acte de sauvetage, sur laquelle
il est inscrit cette phrase du Talmud : « Quiconque sauve une vie, sauve
l’humanité. »
21
Introduction

en général 3 et ceux de Lucien Lazare dans le cas particulier de la France.


Aussi a-t-on évoqué une banalité du bien qui fait pendant à la notion
contestée de banalité du mal avancée par la philosophe Hannah Arendt 4.
Ce titre de « Juste » pose toutefois de sérieuses difficultés au chercheur
parce qu’il se présente avant tout comme une catégorie morale, d’inspira-
tion religieuse, et non comme un concept utilisable par les sciences
sociales. Qu’on se rappelle à cet égard les débats qui ont précédé en
Israël la définition de cette distinction. Pour le juge Moshe Landau, qui
avait présidé le tribunal ayant à juger Adolf Eichmann, seul devait être
déclaré « Juste » le non-juif qui avait sauvé un juif de manière désinté-
ressée. Le « Juste » ne pouvait par conséquent être défini que selon des
règles strictes, ne prenant en considération que la conduite de celui qui
avait agi sans aucun type d’intérêt, ni politique, ni économique, ni sexuel,
etc. Mais à ce compte, lui avait rétorqué Moshe Bejski, qui avait été
sauvé par l’entrepreneur allemand Oskar Schindler, on ne trouverait que
fort peu de « Justes ». Bejski reprochait donc à Landau d’en avoir une
représentation bien trop abstraite et élitiste, lui qui n’avait pas été
confronté au génocide, puisque Landau avait quitté l’Allemagne juste
avant la guerre. Les débats autour du cas Schindler avaient ainsi mis
au jour deux manières de « juger » celui qui sauve : soit au nom d’une
pureté morale prédéfinie de l’extérieur, soit en fonction de critères
humains, inséparables du contexte historique dans lequel prend nais-
sance le sauvetage. Cependant, c’est Moshe Landau, le juge alors le plus
célèbre d’Israël, qui l’avait emporté.
Par la suite, cette notion de « Juste » a connu un succès grandissant
au cours des années 1990 et plus encore dans les années 2000. Elle s’est
vue aussi introduite dans d’autres contextes de massacres et génocides,
comme au Rwanda ou en Bosnie 5, au point même que l’Italien Gabriele
Nissim entend œuvrer aujourd’hui à la création d’un « jardin mondial
des Justes » 6. Cette internationalisation de la notion de « Juste », qui

3. Mordecai Paldiel, The Path of the Righteous, Gentile Rescuers of the Jews
during the Holocaust, Hoboken (N. J), Ktav, 1993. Lucien Lazare, Le Livre des
Justes, Paris, Hachette, 1995.
4. Enrico Deaglio, La Banalita del bene. Storia di Giorgio Perlasca, Milan,
Feltrinelli, 1993.
5. Cf. Rwanda, hommage au courage, African Rights, 2002, ainsi que le
colloque sur les Justes organisé à Kigali en décembre 2007, à l’initiative de
Gerd Ankel (Hamburger Institut für Sozialforschung). Pour la Bosnie, voir le
travail de la petite fille du maréchal Tito : Svetlana Broz, Des gens de bien
au temps du mal. Témoignages sur le conflit bosniaque (1992-1995), Paris,
Lavauzelle, 2005.
6. Gabriele Nissim, Le Jardin des justes. De la liste de Schindler au tribunal
du Bien, Paris, Payot, 2007 [trad.].
22
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

dépasse donc le seul cas de la Shoah, tend à en faire une figure univer-
selle du Bien ; comme si nous avions un impérieux besoin d’honorer les
conduites humaines les plus louables, pour compenser le désastre moral
des plus abjectes. En résulte alors une littérature hagiographique qui tend
à idéaliser le sauveteur, que d’aucuns vont même jusqu’à appeler leur
« sauveur ». La résonance religieuse de ce dernier mot traduit assurément
chez le sauvé l’expression d’une gratitude immense envers celui à qui il
ou elle doit la vie. Du point de vue des victimes, cette idéalisation est par-
faitement compréhensible, même si elle peut mettre mal à l’aise celui qui
est ainsi honoré, lui qui estime bien souvent n’avoir fait que son devoir.
Quoi qu’il en soit, cette distinction de « Juste parmi les nations »,
délivrée par l’État d’Israël, y compris pour des raisons de politique étran-
gère 7, attire l’attention de l’historien quant à l’étude de ces conduites
d’entraide. Nul doute en effet qu’il en a négligé l’importance, tout occupé
qu’il était à saisir l’extraordinaire monstruosité du crime nazi. Main-
tenant que le processus de l’extermination des juifs européens est bien
mieux connu, il devient plus aisé de regarder en amont ce qui a pu parfois
freiner, voire enrayer, cette logique de mort. Dans ce but, tout en prenant
en compte l’œuvre mémorielle considérable conduite par Yad Vashem,
il revient au chercheur de forger ses propres outils d’analyse des pra-
tiques de sauvetage. D’objet de mémoire, le chercheur se doit ainsi de
faire du sauvetage un objet d’histoire. Telle est l’ambition de cet ouvrage
qui vise à comprendre le passage à l’acte de sauver comme on a déjà
tenté de comprendre celui de massacrer. Comment alors faire de cette
question morale un véritable objet de recherche ?

Faire du sauvetage un objet de recherche


Le présent livre marque l’aboutissement d’un effort collectif de
recherche de plusieurs années, depuis une série de rencontres au Chambon-
sur-Lignon 8 à la préparation d’un colloque international à Sciences Po
en 2006, dont sont issus les textes rassemblés ici. Notre démarche se
veut novatrice en ce qu’elle propose d’abord un premier bilan historio-
graphique des travaux sur le sauvetage des juifs au sein de l’Europe

7. Cf. Sarah Gensburger, « De la mémoire du sauvetage à l’institution d’un titre


de Juste parmi les nations », chapitre 1 du présent ouvrage.
8. La plus significative ayant été celle du colloque de 2002 organisé par Patrick
Cabanel et Laurent Gervereau (dir.), La Deuxième Guerre mondiale, des terres
de refuge aux musées, Saint-Agrève, Sivom Vivarais-Lignon, 2003.
23
Introduction

nazie, sans pour autant viser à l’exhaustivité. Les recherches sont en


effet les plus abouties en ce domaine, et on verra qu’elles occupent la
place la plus substantielle dans ce volume. Cependant, nous avons voulu
élargir notre regard en nous intéressant également à des pratiques de
protection envers des victimes d’autres meurtres de masse. Quid ainsi
des actes de sauvetage lors du génocide des arméniens en 1915-1916 ?
Question rarement posée, pour le moins décalée par rapport au combat
mémoriel des organisations arméniennes toujours mobilisées pour la
reconnaissance internationale de ce génocide. On constatera ici qu’elle
vaut pourtant la peine d’être explorée. Quid aussi des actes de sauvetage
lors du génocide des tutsis au Rwanda en 1994. Même s’ils sont rares,
on en connaît quelques exemples, alors pourquoi ne pas les étudier de
plus près ? Aussi avons-nous souhaité entendre, durant notre colloque,
des témoignages relatifs à ces trois cas, de manière à croiser leurs récits,
par-delà leurs contextes particuliers 9.
Car notre ambition scientifique est aussi de jeter les bases de leur
possible analyse comparative. Certes, l’exercice de la comparaison est
toujours risqué, du fait même de la mise en rapport de situations histo-
riques très différentes. Cependant, son avantage est de stimuler la pensée
et de faire circuler les savoirs. La comparaison peut alors permettre
d’offrir de nouvelles perspectives d’analyse, d’élaborer des questions
transversales aux cas étudiés, en gardant bien à l’esprit que comparer
revient à différencier.
Ceci posé, tentons de mieux délimiter notre objet. Dans une première
approche, on définira le sauvetage comme l’ensemble des pratiques clan-
destines ou non, visant à dissimuler juridiquement ou physiquement
l’identité des personnes recherchées et/ou à organiser leur fuite en un
lieu où celles-ci seront en sécurité. Selon les pays et les périodes, ces
pratiques ont pris des formes très différentes. Toutefois, la notion de
sauvetage, qui semble ainsi tomber sous le sens, n’est pas si évidente
qu’il y paraît. Elle n’a de véritable signification que par rapport au temps
du génocide, comme temps de la menace de mort absolue sur des vic-
times désignées. Le risque est alors grand de tomber dans l’anachronisme,

9. À cette fin, notre colloque s’est conclu par deux tables rondes : la première
sur « Témoins et mémoires du sauvetage », avec Odette Christienne (Mairie de
Paris), Lucien Lazare (Yad Vashem Israël), Richard Prasquier (Yad Vashem
France), Esther Mujawayo (Rwanda), Paul Thibaud (Amitié judéo-chrétienne) ;
la seconde sur « Quelles leçons pour le présent et l’avenir ? », avec Anne-Marie
Revcolevschi (Fondation pour la mémoire de la Shoah), Karen Murphy (Facing
History and Ourselves), Valérie Rosoux (FNRS, Université catholique de
Louvain), Michel Marian (Les Nouvelles d’Arménie).
24
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

puisque l’on connaît la fin de l’histoire. Ainsi, ne peut-on à proprement


parler de sauvetage des juifs en 1940 alors même que la Solution finale
n’est pas décidée à Berlin. À cet égard, distinguons clairement entre
immigration et sauvetage. Les flux de juifs allemands ou autrichiens,
qui quittent leur pays, dans les années 1930, ne font pas partie de ce
champ d’étude. Jusqu’à l’automne 1941, la politique nazie vise en effet
à chasser les juifs du Reich, non à les exterminer. Pour cette même rai-
son, les transports d’enfants juifs quittant la Tchécoslovaquie en 1939
pour l’Angleterre ne font pas davantage partie de notre sujet. Ces opéra-
tions humanitaires ont bien eu la conséquence très positive de mettre à
l’abri ces enfants juifs qui, on le sait maintenant, couraient le risque
d’être raflés plus tard par les nazis. Leurs transports vers l’Angleterre ne
constituaient pourtant pas, en 1939, une action de sauvetage, puisque
ces enfants n’étaient pas en danger de mort à la date de leur départ.
Cet ouvrage ne traite pas non plus du rôle des opérations militaires
proprement dites. On sait que le génocide se produit le plus souvent en
temps de guerre. Si donc cette guerre s’achève, du fait même de la défaite
militaire de ceux qui organisaient les massacres, ceux-ci se trouvent de
facto interrompus. Ainsi, le dernier centre de mise à mort en Pologne
(Auschwitz) cesse-t-il de fonctionner en raison même de l’avancée de
l’armée soviétique à la fin de 1944. Mais à l’Ouest, des chambres à gaz
où sont tués des détenus de toutes origines restent toujours en service,
le dernier gazage attesté à Ravensbrück datant du 23 avril 1945 et à
Mauthausen du 28 avril. Nous sommes alors à dix jours de la capitulation
militaire allemande du 8 mai 1945. C’est donc bien la défaite du Troisième
Reich qui met fin définitivement – au dernier moment – à l’extermination
des juifs européens. De même, la victoire du Front patriotique rwandais
(FPR) de Paul Kagamé, en juillet 1994, stoppe la série macabre des massacres
génocidaires de tutsis. Cette approche militaire du sauvetage, qui pourrait
être étendue aux interventions internationales militaro-humanitaires, ne
fait pas davantage partie de notre champ d’investigation.
Ce qui fait la matière de ce volume, c’est bien plutôt la discrétion
sociale du geste d’accueil et d’entraide, envers celui qui est persécuté et,
peut-être, désigné pour disparaître. Discrétion en un double sens : en ce
qu’elle est secrète mais aussi en ce qu’elle est dispersée comme on le dit
d’une distribution en statistiques. Or, tandis que le temps social est à la
tuerie, cette relation d’aide paraît, osons l’écrire, quasi anormale, en ce
sens qu’elle est hors normes. En quelque sorte, c’est cette étrangeté du
« Bien » qui subsiste dans les interstices d’un univers de guerre sociale,
qu’il convient d’expliquer.
25
Introduction

Car le processus génocidaire se fonde sur la dislocation, que dis-je,


la destruction du lien social envers un groupe décrit comme ennemi, vis-
à-vis duquel ne s’applique plus ce que la sociologue Helen Fein nomme
« l’univers des obligations ». Selon cette pionnière des études sur le géno-
cide, celui-ci peut être défini comme « le cercle des individus liés par les
engagements réciproques à se protéger mutuellement et dont les liens
proviennent de leur commune relation à une divinité ou à une autorité
sacrée (l’État constituant l’une des formes courantes de cette autorité à
laquelle les individus font allégeance) 10 ». Or, pour rendre perceptible
l’inhumanité des victimes, dit-elle, il n’est besoin que de les placer en
dehors de cet univers des obligations. Cet « autre » ennemi devient alors
complètement « autre », c’est-à-dire délié de tout lien d’identification réci-
proque. C’est un processus de désidentification (ou encore de déculturation,
comme le diraient les psychologues) qui expulse les individus hors de
leur communauté d’appartenance. Dès lors, tout deviendrait possible
contre cet « Autre/Ennemi » placé au ban de la société, voué à être
anéanti. Alors, en regard de cette stigmatisation destructrice, qu’est-ce
qui résiste encore ? Qui tient bon ? Qui fait refuge ? Qu’est-ce qui permet
de comprendre pourquoi certains continuent, ici ou là, à percevoir cet
Autre/Ennemi comme humain ?
Une première réponse nous est fournie par les études pionnières sur
le sauvetage, conduites par Nechama Tec 11 ou Samuel et Pearl Oliner 12.
Le geste de sauver s’expliquerait avant tout par la personnalité du sauve-
teur. Provenant des milieux sociaux les plus divers, comme le montrent
les dossiers de Yad Vashem, ils posséderaient cependant un trait commun
essentiel, celui d’être animé par des valeurs morales et, de ce fait, d’être
ouvert à l’autre, de posséder en somme une disposition altruiste fonda-
mentale. Cette approche qui insiste donc sur des traits psychologiques
et éthiques ne peut pourtant permettre de saisir aisément d’autres profils
de sauveteurs dont les motivations sont moins nobles. Car que penser
alors de ceux qui demandent à être payés, voire qui peuvent être anti-
sémites ? C’est le mérite de Nechama Tec que d’avoir accepté ici de revenir
sur ses premiers travaux, d’en développer une vision critique, qui intègre
de tels profils. Elle inclut aussi le cas de juifs qui ont participé eux-
mêmes à l’organisation de réseaux de sauvetage.

10. Helen Fein, Accounting for Genocide. Victims and Survivors of the Holo-
caust. National Responses and Jewish Victimization during the Holocaust, New
York (N. Y.), The Free Press, 1979, p. 4.
11. Nechama Tec, When Light Pierced the Darkness : Christian Rescue of Jews
in Nazi-Occupied Poland, Oxford, Oxford University Press, 1986.
12. Samuel P. et Pearl M. Oliner, The Altruistic Personality : Rescuers of Jews
in Nazi Europe, New York (N. Y.), The Free Press, 1988.
26
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Cette approche psychologique met cependant de côté d’autres para-


mètres sociaux et politiques, qui sont aussi de nature à expliquer l’acte
de sauver. Car celui qui aide et protège n’agit en général pas tout à fait
seul. Pour parvenir à sauver, ne serait-ce qu’une vie, il faut bien par
exemple qu’il se procure plus de nourriture que pour lui-même, le cas
échéant des faux papiers, qu’il compte par ailleurs sur le silence absolu
de son entourage immédiat, etc.
À cet égard, la définition du « Juste parmi les nations » repose ici
encore sur une représentation trop étroite de celui qui sauve. En tant
que catégorie morale, elle campe le sauveteur en « héros du Bien », faisant
de lui une sorte de chevalier solitaire et courageux, environné d’indi-
vidus passifs sinon antisémites. Cette représentation élitiste du sauveteur,
qui sous entend un acteur luttant dans un milieu totalement hostile, ne
résiste pas vraiment à l’analyse sociohistorique. En dépit de l’existence
de cet univers social dangereux, il faut bien en effet que le sauveteur
bénéficie de certaines complicités, passives ou actives, dans son entou-
rage immédiat, familial, social ou professionnel. C’est dire que pour
comprendre l’acte de sauver, il convient de prendre en compte le contexte
de cet acte et l’histoire de ce contexte. Telle est la démarche proposée
ici, notre approche se voulant plus globale que la seule étude des per-
sonnalités des sauveteurs. Nous nous intéressons en ce sens moins au
sauveteur qu’au sauvetage, comme acte social en situation de crise
extrême. C’est dire que nous cherchons ici à étudier des actes plus que
des acteurs, donc des pratiques.
Cette perspective contribue alors à désenclaver les travaux pionniers
sur le sauvetage, pour les rapprocher de ceux sur la Résistance propre-
ment dite. En soulignant le rôle du milieu social, nous rejoignons en
effet une problématique familière des historiens de la Résistance, à savoir
que celle-ci n’est possible et durable que grâce à un environnement
social qui la protège, du moins en est en partie complice. En ce sens,
la distinction entre « résistant » et « non-résistant » est souvent trop for-
melle. Car nombre de travaux ont montré que dans une situation de
domination et de persécution, il existe chez les individus qui y sont sou-
mis, une gamme de comportements plus ou moins conformes, plus ou
moins résistants à cette situation. C’est ce que j’ai voulu décrire pour
ma part à travers la notion de résistance civile, pour désigner la quoti-
dienneté d’un état d’esprit de résistance, au sein d’une société occupée
ou dominée par une puissance étrangère. En général, c’est ce qu’on
appelle la « résistance des anonymes », par définition non spectaculaire,
faite de milliers de petits actes de refus, souvent symboliques, parfois
27
Introduction

bien concrets, formes diverses de défi aux autorités ou de solidarité


envers les victimes de ces pouvoirs. Les actes de sauvetage entrent bien
davantage dans cette catégorie de la résistance civile que dans celle de
la résistance dite humanitaire, laquelle induit une séparation trop artifi-
cielle entre ce qui relève d’une dynamique politique du conflit et de la
protection des victimes.
Penser le sauvetage, c’est donc nécessairement se dégager de la notion
de résistance organisée afin de tenter de saisir ces milliers de petits gestes
du quotidien, dans un pays soumis à la violence la plus brutale. En ce
sens, ne faut-il pas réfléchir avant tout aux notions d’accueil et d’entraide,
d’un point de vue social ? L’exemple de la France mérite à cet égard d’être
approfondi, chiffres à l’appui. En mai-juin 1940, quand la Wehrmacht
envahit la France, environ 330 000 juifs résident sur son territoire. On
sait que 76 000 d’entre eux tomberont tragiquement dans les griffes de
l’occupant nazi, avec la collaboration de Vichy, pour être finalement
exterminés dans les chambres à gaz. Mais comment expliquer que plus
des deux tiers des juifs, soit plus de 250 000 personnes (dont 60 000
enfants) aient échappé de facto à la déportation de France ? Et comment
ces chiffres peuvent-ils être compatibles avec l’affirmation de certains
que la France était largement antisémite ? Il faudrait discuter ici une
multiplicité de facteurs, mais ceci dépasse le cadre de cette introduction.
Insistons seulement sur un point essentiel : on ne peut comprendre que
ces 250 000 juifs aient eu la vie sauve uniquement grâce à l’action de
réseaux de sauvetage organisés. Assurément, de tels réseaux ont été très
actifs, à commencer par les organisations juives elles-mêmes, comme il
y sera fait plusieurs fois référence dans ce volume. Grâce au dévouement
de leurs membres, plusieurs milliers de personnes ont été sauvées, disons
peut-être quelques dizaines de milliers (les estimations précises sont évi-
demment très difficiles). Néanmoins, il reste que toutes ces associations
juives ou non juives, du fait de leurs faibles moyens et de leur propre
vulnérabilité à la répression, n’ont pu préserver à elles seules ces 250 000
juifs de la déportation de France. Il faut donc chercher d’autres explica-
tions à leur survie, la première, la plus évidente, étant que ces derniers
se sont dispersés dans différentes régions du pays, surtout au Sud de la
France, ayant été accueillis ici ou là dans des familles, que ce soit à la
ville ou à la campagne. L’histoire singulière de Simone Veil en est un
exemple parmi tant d’autres 13. Ajoutons à cela la complicité bienveillante

13. Lorsque la zone italienne du Sud de la France passe sous le contrôle alle-
mand en septembre 1943, les parents et les frère et sœur de Simone Veil sont
accueillis chacun dans une famille différente (cf. Simone Veil, Une vie, Paris,
Stock, 2007).
28
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

de ces milliers de maires qui ont fermé les yeux sur la venue dans leurs
communes de personnes « étrangères », bien que Vichy les pressât d’en
faire état. On est alors bien loin de la figure restreinte du « Juste », et de
la notion de résistance organisée avec ses filières d’évasion, etc. Sans
occulter pour autant des cas où la présence de juifs a pu être dénoncée
auprès des autorités, il s’agit bien davantage d’un phénomène social et
politique diffus et complexe : une société civile de la non-conformité,
comme le dirait Pierre Laborie, qui aide et camoufle celui ou celle placé
au ban de la société du fait de son identité ou de son action, pas seu-
lement le juif donc, mais aussi le réfractaire au Service du travail
obligatoire, le résistant en cavale, l’aviateur anglais (dont l’avion a été
abattu), comme le montre ici Claire Andrieu.
Les travaux sur le sauvetage recoupent une autre thématique au cœur
des recherches sur la résistance civile : celle du rapport à la loi et à la
désobéissance. Certes, il n’est pas vrai que les actes de sauvetage reposent
toujours sur une pratique illégale. Comme on le verra dans ces pages,
il est parfois possible d’être sauvé légalement, en faisant valoir tel ou
tel règlement ou procédure administrative. Mais dans la mesure où un
État institue de plus en plus la persécution d’un groupe sur des bases
légales, celui qui aide tout autant que celui qui est aidé a nécessairement
rendez-vous un jour avec l’illégalité. C’est ce basculement dans la déso-
béissance qu’il est aussi pertinent d’ausculter, que ce soit du côté du
possible sauveteur ou du côté de la victime. Car franchir ce tabou de
l’illégalité est loin d’être une conduite anodine et peut susciter bien des
réticences. Comment ces barrières vont-elles être ou non levées ? Comment
des organisations qui œuvraient au grand jour basculent-elles progressi-
vement dans la clandestinité ? Comment peuvent-elles combiner façade
légale et pratique illégale, telles sont quelques-unes des questions qui
seront abordées dans ces pages à travers une diversité d’études de cas.
Nous avons encore voulu donner à notre approche une dimension
résolument internationale. Ceci nous est apparu essentiel pour introduire
la question du risque. En effet, les dangers encourus par les sauveteurs
à l’Est ou à l’Ouest de l’Europe nazie ne sont pas du tout les mêmes. En
Pologne, qui est surpris à cacher un juif est exécuté sur le champ, tandis
que les risques sont moindres en Europe occidentale. Par ailleurs, la
connaissance des nouvelles relatives au sort réservé aux juifs à l’Est, la
circulation des rumeurs à cet égard, le rôle des médias, y compris d’une
radio comme la BBC, partout écoutée sur le continent occupé, sont égale-
ment des facteurs à prendre en compte.
29
Introduction

La question même des relations internationales tient encore une place


déterminante dans le succès même des opérations de sauvetage. Des États
alliés du Reich, comme l’Italie ou l’Espagne, ont pu être des zones de
relative quiétude pour les juifs. Les États ayant déclaré leur neutralité,
tels que la Suède ou la Suisse, alors qu’ils sont dans une position de
compromis, voire de collaboration, avec Berlin, ont aussi été des terres
de refuge pour les juifs. Tout comme la guerre, la compréhension du
sauvetage exige de combiner plusieurs échelles de temps et d’espace.

Étudier un processus
Finalement, une question s’est imposée à nous à mesure que nous
progressions dans cette recherche : le mot « sauvetage » est-il vérita-
blement le mieux à même de qualifier notre objet ? L’emploi du mot
« sauvetage » semble tout à fait légitime lorsqu’il y a véritablement per-
ception du danger. Or ce n’est pas toujours le cas, y compris chez les
victimes. Ceci recoupe d’ailleurs une observation psychologique : une
personne peut être dans une situation objective de danger extrême et
ne pas en avoir pris conscience ; ou dénier psychiquement la réalité de
ce danger. Étudier les étapes d’une persécution et les diverses réactions
que ces étapes suscitent tant chez les victimes que chez ceux qui pour-
raient potentiellement leur venir en aide, constitue donc une démarche
préalable pour évaluer chez les uns et les autres la prise de conscience
de la réalité de ce danger.
Cette notion de « sauvetage » reste encore équivoque dans la mesure
où elle fait penser à une opération de secourisme... en mer ou à la mon-
tagne... Elle laisse donc croire que la survie se joue en un instant très
court alors qu’il s’agit bien souvent d’une chaîne continue d’actes
accomplis par une série d’acteurs plus ou moins dispersés : aider une
personne à trouver une cachette, à lui procurer des faux papiers, à
s’enfuir dans un pays étranger, etc. C’est l’addition et l’articulation de
ces différents gestes d’assistance qui permettra – ou non – de parler in
fine de sauvetage.
Sans préjuger du dénouement heureux ou tragique de ces actions, ne
convient-il pas par conséquent de recourir à un mot plus neutre et plus
indéterminé, comme celui d’« aide » ? En somme, dans une situation his-
torique de persécution croissante envers certains individus, il y a ceux
qui aident et ceux qui demandent à être aidés. Il y a ceux qui accueillent
30
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

et ceux qui acceptent d’être cachés. En toute rigueur, l’issue heureuse


ou tragique de cette assistance ne devrait pas interférer dans notre analyse,
si l’on prend le point de vue de ceux qui ont vécu de telles situations.
Cependant, le repli sur ce binôme de l’aidant et de l’aidé n’est pas
non plus tout à fait satisfaisant, dans la mesure où il ne laisse rien perce-
voir de la dimension potentiellement tragique de l’expérience vécue. Par
exemple, dans le langage courant, on aide une vieille dame à faire ses
courses ou son enfant à faire ses devoirs scolaires. Rien à voir avec ce
qui est décrit ici comme assistance prodiguée envers celui ou celle qui
vit l’exclusion la plus totale. Ce mot « aide », pour simple et positif qu’il
soit, apparaît ainsi trop faible sinon trop fade au regard de la gravité
de la situation. Au bout de la chaîne, la notion de « sauvetage » conserve
donc encore sa pertinence par exemple quand l’acteur de cette aide sait
ce qui va advenir aux victimes s’il ne leur porte pas secours ; ou encore
lorsqu’un passeur a bien conscience que ceux qu’il aide à franchir clan-
destinement la frontière sont potentiellement en danger de mort. Et
en général, ceux-là même que ce passeur accompagne ont aussi bien
conscience de faire un tel voyage pour se sauver en un double sens : fuir
et survivre. Entre cette démarche d’accueil et d’assistance du persécuté,
s’inscrivant dans l’ordinaire de la vie quotidienne, et ce caractère extra-
ordinaire de l’acte de secours, organisé envers des personnes en
situation d’extrême danger, il nous faut penser cette évolution progres-
sive, ce processus non déterminé, qui conduit de l’aide au sauvetage.
Or, qui dit processus implique nécessairement la prise en compte d’une
histoire sociale, culturelle, religieuse, etc., qui précède ce que l’on nom-
mera par la suite un acte de sauvetage. Afin de comprendre l’accueil
des juifs en France, sur une terre protestante comme les Cévennes, il est
ainsi fait référence au passé lointain de la persécution des protestants
français, qui a rendu ces derniers plus sensibles à celle des juifs, les uns
et les autres puisant leur spiritualité religieuse au même texte biblique.
Dans le cas du Chambon-sur-Lignon et des communes avoisinantes, on
soulignera encore que l’accueil des enfants chez des familles d’agri-
culteurs ou dans des pensions constitue une tradition sur ce plateau
du haut Vivarais depuis la fin du XIXe siècle et qu’en somme, cette
tradition s’est logiquement poursuivie dans le temps de la guerre et de
l’Occupation, envers les enfants juifs accompagnés ou non de leurs
familles. Penser le passage de l’aide au sauvetage, c’est ainsi repérer les
continuités et les ruptures, que ce soit dans les conduites individuelles
ou les structures sociales.
31
Introduction

Peu à peu, nous avons mis ainsi au jour les problématiques qui nous
semblent structurer la pensée sur ces pratiques de sauvetages en situa-
tions génocidaires. Elles construisent cet ouvrage en trois parties.

Entre histoire et mémoire : la notion de sauvetage

Les textes réunis visent pour l’essentiel à interroger les catégories


conceptuelles utilisées, à commencer par le titre honorifique de « Juste
parmi les nations ». D’autres sondent les contours de la notion de « sauve-
tage » et/ou de « sauveteur » à travers des méthodologies très différentes.
Finalement est remise en question la triade convenue (bourreau, victime,
sauveteur) héritée des travaux sur le génocide des juifs.

L’État, ses frontières et les conditions de l’aide

Cette partie explore les pratiques de sauvetage comme modes de


contournement des politiques publiques étatiques, orientées vers l’exter-
mination d’une population. On y vérifie que la prise en compte de la
chronologie est indispensable, pour penser la protection des victimes en
réaction aux mesures visant à leur persécution. On voit aussi comment
des membres de l’appareil d’État peuvent freiner le processus de destruc-
tion à leur échelon d’autorité, régional ou local. À noter encore que
l’approche comparative se montre féconde pour mettre en relief le poids
de l’international : soit que des organisations transfrontières (religieuses,
médicales, etc.) s’efforcent d’être sur place pour y sauver des victimes ;
soit qu’aux frontières de l’État massacrant, les personnes en danger de
mort cherchent à se réfugier sur le territoire voisin d’un État neutre.

Réseaux, minorités et sauvetage

Cette troisième partie adopte un point de vue différent : celui des


études « micro » portant sur l’analyse de divers réseaux d’aide et de pro-
tection apparues en ville ou à la campagne. On y découvrira des exemples
historiques encore peu connus, voire des enquêtes de terrain inédites. Il
s’agit de mieux comprendre comment des individus et/ou minorités se
mobilisent à la base pour tenter de venir en aide à des personnes persé-
cutées. Faut-il croire que leur engagement repose avant tout sur des
convictions religieuses ? Sans nul doute pour certains. D’autres variables
32
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

sont tout autant à prendre en compte, à commencer par des liens de


voisinage et d’amitié, sans oublier ceux tissés au travail. Établis avant
le temps de la persécution, ces liens sociaux très divers vont tenir bon
au moment de la crise. En même temps que cette résistance immobile
(consistant à se cacher chez le voisin ou l’ami), d’autres textes montrent
le caractère vital d’une résistance itinérante, progressant de lieu en lieu
vers une terre refuge. Se trouvent alors mis en évidence des chaînes de
solidarité impliquant, dans un réseau informel et mouvant, des personnes
qui ne se connaissent pas mais qui toutes ensemble, œuvrent à un seul
but : sauver des vies, pourvu bien entendu que personne ne soit démasqué...
En ce sens, il y aurait lieu de mettre le titre de cet ouvrage au pluriel.
À l’évidence, il n’y a pas une résistance au génocide, mais bien des résis-
tances dont les modalités sont diverses, en tant que formes d’opposition
microsociales visant à freiner le processus de destruction engagé contre
un groupe particulier. Ainsi sommes-nous très heureux de présenter
au lecteur cet ensemble de textes qui, pensons-nous, renouvellent les
recherches sur ces actes de sauvetage, l’ouvrage mettant en résonance
des approches diverses, parfois divergentes. Au passage, le lecteur notera
d’ailleurs que le degré de maturité des travaux peut varier d’une partie
à l’autre, d’une étude de cas à l’autre. Les responsables de cet ouvrage
collectif, soulignons-le, ne partagent pas nécessairement l’ensemble des
analyses défendues ici par tel ou tel contributeur. Chacun d’entre eux
expose ses travaux en toute liberté et en toute rigueur, mais aussi avec
le prisme de sa propre culture et, parfois, de sa propre histoire avec l’objet
qu’il étudie. Qu’il nous soit permis de les remercier tous pour avoir
accepté de répondre à notre questionnement. Au total, ce livre se veut
une contribution pionnière dans un champ d’études trop peu exploré :
espérons qu’il fera école et suscitera... d’autres travaux 14.

14. Signalons qu’à des fins de cohérence, nous avons harmonisé l’usage des
majuscules. Concernant les noms de peuple, nous réservons la majuscule aux
substantifs de nationalité.
I - ENTRE HISTOIRE
ET MÉMOIRE
LA NOTION DE SAUVETAGE
omment constituer en objet des sciences sociales les actes ayant

C permis la survie de personnes menacées de génocide ? Étudier


scientifiquement « sauvetages » et « sauveteurs », c’est adopter une
posture critique pour traiter de faits et de personnes dont, à l’image du
récit de la vie des saints, la simple évocation soulève le plus souvent
émotion et dévotion. Ce passage du sujet admiré à l’objet étudié ne peut
toutefois être intégral. Les chercheurs demeurent, pour partie, le produit
de leur temps et de leurs positions sociales et académiques. Il est ainsi
significatif que, tout en se démarquant volontairement du contexte
commémoratif, le colloque dont est issu le présent ouvrage se soit tenu
un mois à peine avant l’entrée solennelle des « Justes de France » au
Panthéon en janvier 2007. Entre histoire et mémoire, entre désacralisa-
tion et participation au culte des « Justes », les contributions qui suivent
se situent dans un difficile entre-deux.
Il reste que, questionnant les catégories de « Juste », de « sauveteur »
ou encore d’« aide », tout comme des « évidences » telle l’équivalence
supposée entre « sauveteurs » et « philosémites » – dans le cas du génocide
des juifs –, les textes de cette première partie renouvellent les contours
de l’objet. Une question commune les traverse alors qu’ils traitent de
génocides différents et qu’ils les regardent sous des angles divers. Comment
« interpréter » les actes de sauvetage, les « motivations » des « sauveteurs »,
et, plus fondamentalement, les concomitances constatées entre contexte
de l’aide, d’une part, et survie des personnes menacées de génocide, de
l’autre ? Derrière les individus « sauveteurs », il est nécessaire de s’intéres-
ser au « sauvetage » lui-même c’est-à-dire aux actes qui ont finalement
permis la survie de populations vouées à l’extermination. La prise en
compte de ces actes suppose de s’intéresser aux contextes et aux chrono-
logies qui les rendent possibles.
Repris depuis une dizaine d’années par de nombreux acteurs sociaux
et institutionnels pour être appliqué non seulement au cas du génocide
des juifs mais aussi à ceux des arméniens et des tutsis, le terme de « Juste
parmi les nations » s’est répandu dans le langage médiatique pour parler
des sauveteurs. Les deux premières contributions partent donc de ce
constat pour mettre la notion de « Juste » en perspective en retraçant sa
genèse et en identifiant ses implications.
36
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

La contribution de Sarah Gensburger retrace ainsi la création du titre


de Juste parmi les nations dans l’Israël des années 1950 pour honorer
ces « non-juifs qui ont sauvé des juifs au risque de leur vie ». L’auteure
souligne le décalage qui existe entre la signification actuellement donnée
à cette catégorie – un vecteur de réconciliation nationale – et la concep-
tion des rapports sociaux entre juifs et non-juifs, pensés comme anta-
gonistes, qui a présidé à l’instauration de cette distinction honorifique.
Alors que ce titre a été créé par Israël comme un outil de politique exté-
rieure, il est aujourd’hui perçu par la majorité des gouvernements et
associations qui s’en saisissent comme un outil de politique intérieure,
notamment de gestion des relations interethniques.
La contribution de Fatma Müge Göçek traite également de la nature
construite de la notion de « Juste ». Rapportant cette dernière à un héritage
judéo-chrétien, et s’appuyant sur une réflexion davantage philosophique,
elle propose à son tour une déconstruction de la notion pour en proposer
une redéfinition plus adaptée à l’aide fournie par des turcs aux armé-
niens lors du génocide de 1915. Pour ce faire, elle défend l’idée de
l’élargissement du concept de Juste à travers la notion de gens de bien
susceptible d’inclure la conception musulmane de la justice.
Si ces deux premiers textes posent le curseur plutôt du côté de la
mémoire, en traitant principalement de la période actuelle, la contribu-
tion de Claire Andrieu tente de tenir ensemble histoire et mémoire, hier
et aujourd’hui. Comparant le sort des aviateurs alliés parachutés dans
l’Hexagone à celui des juifs de France, elle s’intéresse simultanément à
l’aide qu’ont reçu ces deux groupes durant la Seconde Guerre mondiale,
et aux reconnaissances sociales dont elles ont respectivement fait l’objet.
Cette comparaison pose une question qui traverse cet ouvrage : celle du
risque encouru. Alors que ce critère est le seul à figurer dans la loi qui
instaure le titre de Juste parmi les nations, il convient de s’interroger :
la reconnaissance a-t-elle été d’autant plus importante et précoce que
les personnes honorées ont mis en jeu leurs propres vies ? Et dès lors,
que risquaient effectivement les Français et les Françaises qui décidaient
de porter secours à des juifs sous l’Occupation ? Ce texte permet également
de poser les jalons d’une étude croisée des phénomènes de résistance et
de sauvetage.
Cette dernière problématique se retrouve dans le texte de Marnix
Croes qui traite du cas néerlandais. À partir d’une recherche mobilisant
des méthodes quantitatives, cet auteur propose une réflexion originale
sur la corrélation complexe, et parfois surprenante, qui existe entre pré-
sence de résistants dans les municipalités hollandaises et arrestations de
37

juifs cachés. Dans sa contribution, Marnix Croes signe un plaidoyer pour


l’application de l’analyse multivariable à l’étude des taux de survie des
juifs lors de la Seconde Guerre mondiale. Il place au centre de sa réflexion
les deux questions de l’explication de l’événement et de son interpréta-
tion. Si l’utilisation d’une méthodologie quantitative peut permettre de
distinguer corrélation et concomitance, peut-elle se substituer au travail
interprétatif du chercheur ? Et inversement, le souci de compréhension
des phénomènes peut-il faire fi de la prise en compte de la part de hasard
qui semble irréductible dans tout événement ?
La question de l’interprétation constitue également le fil directeur du
texte de Renée Poznanski. Cette dernière se saisit en effet d’une inter-
prétation dominante pour en estimer la pertinence. À partir d’une étude
du traitement du « problème juif » par la Résistance française entre 1940
et 1944, l’auteure montre qu’il n’y a pas d’équivalence automatique entre
sauvetage des juifs et philosémitisme. Plus largement, Renée Poznanski
plaide ici pour un glissement d’une grille d’interprétation des actes de
sauvetages sur le registre de l’« humanitaire » à une autre davantage
« politique ». Cette redéfinition aurait notamment pour mérite de redon-
ner aux juifs le statut d’acteurs et, ce faisant, d’étudier le sauvetage
comme processus social complexe, que celui-ci émane de personnes non
juives comme des juifs eux-mêmes.
Cette approche rejoint sur plusieurs points la réflexion de Nechama
Tec qui s’appuie, elle, sur des exemples polonais. Dans sa contribution,
l’auteure revient sur ses travaux, désormais classiques, sur les « sauve-
teurs altruistes » pour s’interroger sur des cas qu’elle avait jusqu’ici
négligés. S’émancipant un peu plus des contours institutionnels du titre
de Juste parmi les nations, elle s’intéresse aux zones grises où le sauve-
tage va de pair avec poursuite d’un intérêt financier ou antisémitisme.
Comment, dans de tels contextes, est-il possible de comprendre, à défaut
d’expliquer, l’acte même ? Symétriquement, elle s’interroge à son tour
sur le nécessaire dépassement de la distinction entre sauveteurs non juifs
et sauveteurs juifs afin de saisir les processus à l’œuvre et la manière dont
des victimes potentielles ont pu se muer en acteurs de leur propre survie.
Ce dernier point est également traité par Florent Le Bot dans sa contri-
bution sur la question du lien entre sauvetage des biens et sauvetage
des personnes. L’auteur prend ici, une nouvelle fois, le contre-pied de
la disjonction, pour partie induite par les contours du titre de Juste, entre
intérêt et sauvetage. Spécialiste des processus d’aryanisation, Florent
Le Bot souligne l’importance des ressources financières dans la survie des
juifs sous l’Occupation. Il tente de faire le bilan des possibilités d’actions
38
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

laissées ouvertes au sein même du processus d’aryanisation. Identifiant


plusieurs cas d’imbrication entre aide aux personnes et préservation de
leurs propriétés, il retrouve in fine la question de l’interprétation sans
éliminer la part du « hasard ».
Si les textes qui portent sur la France et sur la Pologne traitent d’une
situation où le sauvetage est perçu comme une attitude déviante par
rapport à celle du collectif national, il en va très différemment pour
l’exemple italien étudié par Paola Bertilotti. Celle-ci retrace en effet la
manière dont ce qu’elle appelle le « mythe du bon Italien » a façonné
l’évocation du sauvetage dans la société italienne et imprégné l’historio-
graphie transalpine. Elle relie ces évocations avec des enjeux de politique
intérieure et de politique étrangère. Puisque l’Italie en tant que nation
était censée avoir préservé et aidé les juifs, jusqu’à une période récente,
il y a été peu question, finalement, des « sauveteurs », et encore moins
du sauvetage entendu comme processus.
Le constat est identique pour Lee Ann Fujii. Il procède toutefois d’une
situation inverse. Sa contribution est en effet la seule à traiter du géno-
cide des tutsis au Rwanda pour lequel très peu de travaux ont porté sur
l’aide apportée aux populations menacées. Ce texte aborde cependant
très directement le cœur de la problématique du sauvetage. « Les actes
de sauvetage ne sont pas toujours l’apanage des sauveteurs. » Partant du
constat de l’extrême difficulté qu’il y avait à cacher des tutsis lors de
massacres de voisinage, l’auteure invite à un dépassement des catégories
de « bourreaux », « victimes » et « sauveteurs » pour porter davantage
attention aux actes tels que ceux-ci sont produits par des individus en
situation. À cet égard, cette contribution résume l’un des principaux
apports de cette première partie, comme la perspective qui guide l’ensemble
du présent ouvrage.
Chapitre 1
DE LA MÉMOIRE DU SAUVETAGE
À L’INSTITUTION D’UN TITRE
DE JUSTE PARMI LES NATIONS
Sarah GENSBURGER

epuis une dizaine d’années, un nombre croissant de gouverne-

D ments européens reprennent à leur compte l’expression de « Juste


parmi les nations » qui fait référence à la distinction attribuée,
depuis 1963, par l’institut Yad Vashem, à des non-juifs qui ont aidé des
juifs durant le génocide 1. Sa diffusion a d’ailleurs dépassé les frontières
du vieux continent et son usage ne s’applique plus au seul cas de l’exter-
mination des juifs 2. Le titre de « Juste parmi les nations » est ainsi
considéré comme un modèle à suivre dans le cadre de la commémoration
du génocide des tutsis au Rwanda 3. À travers l’honneur rendu aux

1. Sarah Gensburger, « Les figures du “Juste” et du Résistant et l’évolution de


la mémoire historique française de l’Occupation », Revue française de science
politique, 52 (2-3), avril-juin 2002, p. 291-322, et, avec Agnieszka Niewiedzial-
Bédu, « Figure du Juste et politique publique de la mémoire en Pologne : entre
relations diplomatiques et structures sociales », Critique internationale, 34, janvier-
mars 2007, p. 127-148.
2. Sarah Gensburger, « L’émergence de la catégorie de Juste parmi les nations
comme paradigme mémoriel. Réflexions contemporaines sur le rôle socialement
dévolu à la mémoire », dans Carola Hähnel-Mesnard, Marie Liénard-Yeterian
et Cristina Marinas (dir.), Culture et Mémoire, Paris, Éditions de l’École poly-
technique, 2008, p. 25-32.
3. Aurélia Kalisky, « Mémoires croisées. Des références à la Shoah dans le tra-
vail de deuil et de mémoire du génocide des tutsis », Humanitaire, 10, printemps-
été 2004, p. 79, et Catherine Coquio, Rwanda. Le réel et les récits, Paris, Belin,
2004, p. 94.
40
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

« Justes », les acteurs sociaux de cette diffusion entendent aider hutus et


tutsis à (re)vivre ensemble.
Repris tel quel, le terme de « Juste » n’est pourtant jamais mis en
perspective avec les conditions historiques et sociales dont il est le produit.
L’évolution actuelle invite à revenir sur sa genèse et son développement 4.

Commémoration des « Justes parmi


les nations » et politique étrangère
Le terme de « Justes parmi les nations » est une traduction de l’hébreu
« Hasidei Ummot Ha-Olam ». D’origine rabbinique, l’expression désigne
les non-juifs craignant Dieu et, par extension, les non-juifs qui ont une
attitude amicale à l’égard du peuple d’Israël. Étymologiquement, elle
représente une dérogation au principe de séparation entre les deux
sociétés, juive et non juive, et relève d’une conception des rapports
comme antagonistes et hostiles.
Cette origine talmudique traduit une adhésion à la « négation de l’exil 5 »,
c’est-à-dire à la croyance en l’illégitimité et au risque pour les juifs de
résider dans des États non juifs. Elle s’oppose aux objectifs de concorde,
intérieure et « interethnique », qui lui sont attribués dans les différents
contextes historiques et nationaux où le terme de « Juste » est aujourd’hui
réapproprié afin de favoriser la « réconciliation » et le vivre-ensemble.
Alors dominante parmi la classe dirigeante et la population du
Yishouv, la « négation de l’exil » transparaît à travers le premier projet
de commémoration qui donnera finalement naissance à Yad Vashem.

4. Le présent texte s’appuie sur un travail d’enquête par entretiens et obser-


vation participante et sur une analyse d’archives, notamment celles de Yad
Vashem, menés dans le cadre d’un doctorat de sociologie, Essai de sociologie
de la mémoire. L’expression des souvenirs à travers le titre de « Juste parmi
les nations » dans le cas français : entre cadre institutionnel, politique publique
et mémoire collective, sous la direction de Marie-Claire Lavabre, Paris, EHESS,
juillet 2006.
5. Soit « shlilat hagalout ». Ce terme a été préféré ici à celui plus couramment
utilisé de « négation de la diaspora » (shlilat hagola) car, s’il contient la même
condamnation de l’existence de la diaspora maintenant que le Yishouv, bientôt
l’État d’Israël, existe, il ne considère pas le passé de l’existence juive en diaspora
comme n’ayant aucune valeur. Or, contrairement au second, il rassemble
l’ensemble des responsables politiques de l’Israël des premières années. Arielle
Rein, « L’historien, la mémoire et l’État. L’œuvre de Ben Zion Dinur pour la
commémoration et la recherche sur la Shoah en Israël », Revue d’histoire de la
Shoah. Le Monde juif, 182, janvier-juin 2005, p. 263.
41
De la mémoire du sauvetage...

Dès 1942, son concepteur, Mordecai Shenhabi 6, envisage d’y inclure


« une liste des Justes parmi les nations qui ont sauvé des âmes ou des
biens de la Communauté » et des « dons de remerciement », faisant « suite
au miracle du sauvetage et pour remercier les Justes parmi les nations
qui ont sauvé des âmes d’Israël » 7. Pour Shenhabi, le postulat de l’hosti-
lité des non-juifs à l’égard des juifs, dès lors que ces deux groupes
cohabitent dans une même société non juive, ne semble pas avoir besoin
d’être démontré. Le seul motif explicite du premier projet de création du
titre de « Juste parmi les nations » ne relève pas de la politique intérieure
mais de la politique étrangère, Shenhabi concevant cette commémo-
ration comme un moyen de favoriser les relations diplomatiques entre
le futur État hébreu et les autres États souverains. En avril 1947, il pré-
sente à un représentant du gouvernement hongrois, dans des termes de
politique étrangère, son dessein de rendre hommage aux Justes hon-
grois 8. Peu après, s’adressant à Golda Meir pour lui signaler la mort du
roi du Danemark, il lui rappelle le bénéfice diplomatique qu’il y aurait
à compter officiellement ce monarque parmi les Justes 9.

Le procès Eichmann et la création


de la Commission pour la désignation
des Justes parmi les nations

La conception diplomatique du titre de « Juste » perdure lors de sa


création effective. Le projet de « Loi sur la commémoration des martyrs
et des héros-Yad Vashem » 10 est rédigé en mars 1953. Contrairement au
texte de 1942 dont il s’inspire, il ne contient pas d’hommage aux Justes 11.

6. Mordecai Shenhabi, à la direction du Fonds national juif, 10 septembre


1942, Archives de Yad Vashem (YV), AM 1/288.
7. Projet Shenhabi, version du 2 mai, rendue publique le 25 mai 1945, YV,
AM1/313. Également consultable aux Archives sionistes centrales (CZA),
S26/1326.
8. Lettre adressée par M. Shenhabi au représentant du gouvernement hongrois,
2 avril 1947, YV, AM1/293.
9. Lettre du 23 avril 1947, YV, AM1/293.
10. « Loi sur la commémoration des martyrs et des héros-Yad Vashem », publiée
dans Propositions de loi, 161, du 25 mars 1953.
11. La première version de la « Loi sur la commémoration des martyrs et des
héros-Yad Vashem » est déposée par le gouvernement le 23 mars 1953, Archives
de la Knesset, 25/s/2.
42
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

La proposition d’inclure les non-juifs ayant aidé des juifs parmi les per-
sonnes dont il s’agit d’honorer la mémoire apparaît seulement au cours
des débats parlementaires, par le biais d’un amendement.
La loi du 19 août 1953 compte finalement un neuvième et dernier
alinéa qui pose le principe de la commémoration des « Justes parmi les
nations qui ont risqué leur vie pour venir en aide à des juifs 12 ». Aucune
procédure concrète n’est cependant établie avant la tenue du procès
Eichmann en 1961. Lors de ce dernier, l’évocation des « Justes parmi les
nations » va à son tour permettre de soigner les liens entre Israël et les
pays dont l’État hébreu recherche le soutien. L’appel à la barre du « Juste »
Heinrich Grüber relève ainsi selon Ben Gurion de la politique étrangère
d’Israël à l’égard de la République fédérale d’Allemagne, un mécanisme
qui se répète tout au long du procès et pour un large éventail de pays.
Synthèse de l’événement, le réquisitoire du procureur général dresse une
liste de ces non-juifs secourables, qualifiés de « Justes parmi les nations ».
Leur description ne se fait pas sur la base de leurs identités nominales
mais sur celle de leurs appartenances nationales. À travers l’hommage
collectif à ces personnages du passé, un lien diplomatique est établi entre
pays « sauveteurs » et amis de l’État d’Israël. Un soin particulier est mis
à « n’oublier » aucun des États possiblement concernés.
À la suite du procès, de nombreuses demandes, émanant d’individus
et d’institutions, sont adressées à l’État d’Israël et à Yad Vashem pour
qu’ils mettent en place une politique effective de reconnaissance à
l’égard des « Justes parmi les nations ». Ces requêtes mettent en avant le
bénéfice diplomatique qu’Israël pourrait en tirer 13. En février 1962, l’ins-
titut crée un service administratif dédié à cette nouvelle mission 14. Celle-
ci s’effectuera à travers la plantation d’arbres honorifiques nominatifs
sur le mont du Souvenir à Jérusalem. Avec ce symbole, l’institut reprend
un insigne national ancien. En Israël, « l’arbre est chargé d’une forte
valeur symbolique : il devient une icône de la renaissance nationale,
incarnant la réussite sioniste en “faisant jaillir des racines” dans l’ancien
foyer national 15 ». Acte patriotique, l’inauguration de cette « allée des

12. Formulation exacte et exhaustive de cet alinéa dans la version officielle


traduite.
13. Nous ne pouvons ici développer ce point ; se reporter à Sarah Gensburger,
Essai de sociologie de la mémoire, op. cit.
14. Bilan et propositions de Aryeh Kubovy suite au rapport du contrôleur de
l’État, 25 février 1962, CZA, C6/423.
15. Yael Zerubavel, « The Forest as a National Icon : Literature, Politics and
the Archeology of Memory », Israel Studies, printemps 1996, p. 60.
43
De la mémoire du sauvetage...

Justes » 16 relève également du domaine diplomatique. Lors des discus-


sions préparatoires qui se tiennent à Yad Vashem, le gouvernement
israélien est représenté par le directeur général du ministère des Affaires
étrangères tandis que le choix des « Justes » fait intervenir diverses admi-
nistrations nationales en charge de la politique extérieure 17. Les « Justes »
choisis plantent leur arbre le 1er mai 1962. Ils sont à nouveau associés
à leur appartenance nationale. La plaque disposée sous leur arbre précise,
à côté de leur nom, le pays dont ils sont ressortissants. Golda Meir,
ministre des Affaires étrangères, représente l’exécutif ce jour-là 18.
À la suite des discussions et polémiques suscitées par le cas d’Oskar
Schindler 19, la mise en place d’une commission d’experts est décidée. La
direction de Yad Vashem demande au ministère des Affaires étrangères
d’y avoir un représentant au motif que celui-ci « a partie liée avec cette
affaire des Justes parmi les nations 20 ». Le 1er février 1963, la Commission
pour la désignation des Justes parmi les nations tient sa première séance.
Entre 1942 et 1963, en Israël, le titre de « Juste parmi les nations » se
constitue donc en catégorie institutionnelle de manière à la fois progres-
sive et discontinue. L’écart avec l’usage contemporain du terme apparaît
ici dans toute son ampleur. Aujourd’hui, la commémoration des « Justes
parmi les nations » par les États européens, comme dans le cas du géno-
cide des tutsis au Rwanda, relève de la politique intérieure et du souci
de favoriser la co-existence dans un seul et même État de personnes
juives et non juives, ou de tutsis et de hutus. Cette commémoration
prend pourtant comme référence un rappel institutionnalisé du passé qui
s’inscrit dans une perspective de politique extérieure et qui découle, lui,
de la croyance en l’impossibilité d’une vie en commun des deux premiers
groupes. L’emploi contemporain du terme par de nombreux acteurs
politiques et institutionnels constitue donc un glissement du domaine
diplomatique au domaine domestique.

16. « Compte rendu de la réunion de la direction de Yad Vashem du 15 mai


1962 », YV.
17. Lettres de Yad Vashem au département d’Enquête du ministère des Affaires
étrangères, 29 décembre 1961, et au Centre d’information pour le département
qui concerne l’étranger, rattaché au cabinet du Premier ministre, 10 janvier
1962, DJYV, dossier Charles Coward.
18. Note rédigée le 31 décembre 1962 par David Alcalay, à l’intention de
Moshe Landau pour dresser un bilan des initiatives prises relatives aux Justes,
YV, AM6/946.
19. Gabriele Nissim, Le Jardin des Justes, Paris, Payot, 2007 [1re éd., Milan,
Mondadori, 2003].
20. « Compte rendu de la réunion du directoire de Yad Vashem du 3 juillet
1962 », CZA, C6/424.
44
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

De l’importance des cadres sociaux


de la mémoire
On pourrait faire l’hypothèse que la genèse du titre de Juste parmi
les nations et l’écart qui la sépare de l’emploi contemporain du terme
importent peu puisque, finalement, nous serions dans le domaine de
l’« instrumentalisation » politique, de l’« usage » et de l’« abus » de mémoire.
L’expression de « Juste parmi les nations » serait ce que les acteurs poli-
tiques et institutionnels en font, ici et maintenant, afin d’atteindre des
objectifs clairs. Cette conception réduit le fonctionnement de la mémoire
à son écume.
Dès lors que ce titre est considéré comme objet d’étude à part entière,
il constitue un cas d’analyse particulièrement pertinent pour dépasser
cette réduction. Depuis sa création, la distinction n’est attribuée que sur
décision d’une Commission qui statue à la demande de personnes juives
considérant avoir été « sauvées », et sur la base de leurs témoignages.
Analyser le processus social et historique d’attribution du titre permet
ainsi de déterminer quels liens unissent l’encadrement institutionnel du
rappel du passé et les témoignages de celles et ceux qui sont porteurs
du souvenir de ce même passé. Le cadre institutionnel créé pour l’expres-
sion des souvenirs est « rempli » par les individus de manière différenciée
selon les époques et selon les pays de « sauvetage » concernés. Le tableau 1
donne à voir quelques-uns de ces décalages 21.
Alors que la Pologne connaît un pic dans l’effectif des nominations
au cours des années 1980, une augmentation s’amorce dans les années
1970 pour les Pays-Bas et seulement au début des années 1990 pour la
France, avec, pour ce dernier cas, un maximum enregistré en 1996 de
194 nominations. D’un point de vue quantitatif et chronologique, le
cadre institutionnel d’expression des souvenirs proposé par Yad Vashem
est donc très diversement reçu selon les pays où le sauvetage s’est effec-
tué. Il ne suffit pas à encadrer ou à susciter la « mémoire ». Celle-ci suit
des chemins et répond à des rythmes qui semblent relever d’autres méca-
nismes. La « mémoire recueillie » dans le cadre de la procédure établie
par Yad Vashem n’est donc ni tout à fait produite par l’institution ni tout

21. Le département des Justes ayant indiqué ne pas avoir établi l’évolution des
nominations, celle-ci a été reconstituée à partir des listes des nominations de
1963 à 1989, conservées aux Archives de l’United States Holocaust Memorial
Museum, « Righteous among the Nations – Lists, 1963-1989 », puis entre 1990
et 1997, à partir des listes annuelles diffusées par Yad Vashem sur son site
internet ou reproduites à la fin de certains ouvrages.
45
De la mémoire du sauvetage...

Tableau 1 : Nombre de Justes reconnus par Yad Vashem


par année et par pays dont le Juste est ressortissant
France Pologne Pays-Bas
1963 0 11 4
1964 2 34 29
1965 4 60 26
1966 2 56 26
1967 9 48 39
1968 5 33 36
1969 19 24 33
1970 9 10 37
1971 24 12 48
1972 2 10 92
1973 22 13 97
1974 10 29 142
1975 13 48 82
1976 18 42 82
1977 19 43 118
1978 21 100 218
1979 39 144 225
1980 24 78 229
1981 25 150 225
1982 41 160 231
1983 21 249 377
1984 39 225 227
1985 39 221 177
1986 27 241 140
1987 33 251 106
1988 76 271 82
1989 153 359 113
1990 109 280 109
46
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

à fait spontanée, elle relève de cadres sociaux, notamment nationaux et


migratoires, qu’il s’agit de déterminer avec plus de précision.
L’étude qualitative menée pour le cas français le permet 22. Dans les
premières années d’existence du titre, les portraits dressés par les témoins
décrivent massivement les « Justes » comme des « amis de l’État d’Israël ».
En ce sens, les souvenirs semblent effectivement s’exprimer dans un
cadre institutionnel à finalité diplomatique. Cependant, un examen plus
détaillé laisse apparaître que l’accord entre la perspective institutionnelle
et celle des témoignages ne traduit pas tant l’influence de la première
sur la seconde que le fait que celles et ceux qui s’adressent à Yad Vashem
occupent des positions sociales particulières. En effet, au cours des pre-
mières années, une minorité de témoins sont israéliens, le plus souvent
laïcs ou ayant une pratique religieuse libérale, tandis que, parmi les indi-
vidus restés en France qui s’adressent à Yad Vashem, la plupart ont une
pratique religieuse conservatrice et assument d’importantes responsa-
bilités dans les organisations hexagonales de soutien au sionisme et à
Israël. C’est donc d’abord la position sociale des témoins, notamment
leur appartenance géographique et/ou symbolique à l’État hébreu, qui
explique la convergence initiale entre la lecture du passé proposée par
le cadre institutionnel et l’expression de leurs souvenirs, ainsi que la
relative homogénéité de l’interprétation du passé qu’ils mettent dans le
titre de « Juste parmi les nations ».
Dans la période récente, les caractéristiques sociales des témoins se
sont largement diversifiées. Parallèlement, les portraits types des « Justes »
ont évolué. Depuis 1990, le discours qui se rapproche le plus de celui
désormais tenu par Yad Vashem sur la signification du titre – comme
honorant des êtres exceptionnels eu égard à l’hostilité postulée du reste
du monde à l’encontre d’Israël et des juifs – émane d’individus qui habi-
tent Israël, qui ont une pratique conservatrice, voire ultra-orthodoxe, du
judaïsme et des opinions à la droite de l’échiquier politique israélien.
Cette catégorie constitue depuis 1990 la grande majorité des témoins qui
habitent Israël. Pour eux, les « Justes » sont des « chrétiens », rares excep-
tions au principe de l’hostilité générale des « goyim ». Mais ils forment
aujourd’hui la minorité de l’ensemble des personnes qui s’adressent
désormais au département des Justes de Yad Vashem.

22. Dans le cadre de notre doctorat, nous avons construit un échantillon de


645 dossiers de nomination de « Justes parmi les nations français », choisis sur
le rythme de un sur deux entre 1963 et 2000. Les données qui suivent provien-
nent de l’analyse de cet échantillon.
47
De la mémoire du sauvetage...

À l’opposé, la part des témoins français, le plus souvent sans véritable


ancrage communautaire et n’ayant parfois aucune pratique religieuse, a
fortement augmenté au point de constituer l’écrasante majorité de celles
et ceux qui sollicitent aujourd’hui Yad Vashem. Une majorité d’entre
eux se distinguent nettement de la posture institutionnelle et considèrent
les « Justes » hexagonaux comme des « Français » ou des « non-juifs » qui
auraient agi en conformité avec les « valeurs de la République » et les
« droits de l’homme ».

Tableau 2 : Répartitions des témoins selon leur pays


de résidence permanente et selon les périodes
(calcul à partir de l’échantillon des 645 dossiers)

Pays de résidence actuel Pourcentage Pourcentage


des témoins entre 1963 et 1990 entre 1991 et 2000

Israël 40 14

France 55 80

Divers autres 5 6

C’est donc d’abord l’évolution des caractéristiques sociales de ceux


qui racontent leurs souvenirs qui explique la transformation des récits
proposés. Ce constat quantitatif est étayé par plusieurs données qualita-
tives. La reconfiguration des cadres sociaux de ceux et celles qui se
constituent en témoins transparaît parfois au sein d’un seul et même
dossier. En 1976, la Commission pour la désignation des Justes parmi
les nations désigne à ce titre Pauline Gaudefroy. La nomination s’appuie
principalement sur le témoignage d’un adulte israélien qui est arrivé à
Jérusalem dans les années 1960 et pratique un judaïsme orthodoxe 23.
Alors que celui-ci était enfant en France durant la Seconde Guerre mon-
diale, il a bénéficié de l’activité de placement que cette femme effectuait
pour le compte de l’Œuvre de secours aux enfants (OSE). En 1993,
d’autres personnes, qui, mineures, avaient également été « placées » par
Pauline Gaudrefoy, se manifestent à leur tour auprès de Yad Vashem.
Désireux de « porter témoignage », elles sont surprises de découvrir que
leur bienfaitrice a déjà été reconnue. Cette fois-ci, les témoins sont deux
citoyens français qui habitent l’un Annecy, l’autre Paris 24.

23. Nous l’avons rencontré, entretien du 4 juin 2003, Jérusalem.


24. Dossier Pauline Gaudefroy, DJYV.
48
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

En 1978, Yvonne Deltour se voit attribuer le titre de Juste parmi les


nations à la suite du témoignage d’une citoyenne française, militante
active à la Women International Zionist Organisation (WIZO), dont elle
est une responsable locale. En 1994, un témoin qui vit en France et estime
devoir la vie à Yvonne Deltour s’adresse à Yad Vashem en ces termes :

« Je vous serai reconnaissant de me faire savoir à quelle initiative


est due et sur quelles preuves Mme Deltour Yvonne qui m’a caché
dans les années 1942-1944 a été décorée de l’ordre des Justes. »

Cette fois-ci, il n’est fait aucune mention d’un lien avec l’État hébreu
ni d’aucune mobilisation particulière à son égard. Le nom même d’Israël
ne figure ni dans la lettre de prise de contact ni dans le témoignage. À
l’inverse, l’expression « décorée de l’ordre des Justes » utilisée traduit le
cadre mental qui semble être celui du témoin, davantage proche de réfé-
rences républicaines et hexagonales comme celles de l’Ordre national
du Mérite, de l’Ordre de la Légion d’honneur ou encore de l’Ordre de
la Libération.
À ce stade, il apparaît que les récits d’actes de sauvetage traduisent
principalement la position du témoin dans l’espace social précis délimité
par les deux pôles que constituent la France et l’État hébreu. L’évolution
du rapport à la France et à Israël des survivants comme celle de leur
rapport à la pratique religieuse et au milieu collectif non juif ont joué
un rôle déterminant dans le recours au titre de « Juste parmi les nations »
depuis sa création. Le système de relations interindividuelles et de rap-
ports aux divers milieux collectifs doit être pris en compte pour
comprendre comment ce titre a été attribué depuis 1963.

Témoignages et migrations

Il semble que le petit nombre de demandes de reconnaissance pro-


venant de France pour les années qui suivent la création du titre, et
jusqu’au milieu des années 1970, résulte d’abord de la relative faiblesse
de l’immigration des juifs de France en Israël dans les premières années
d’existence de l’État hébreu. Si les chiffres ne précisent pas la répartition
par âge de ces nouveaux Israéliens, ils donnent, particulièrement pour
l’immédiat après-guerre, une idée du déplacement de témoins potentiels.
49
De la mémoire du sauvetage...

L’alyah de masse qui suit la création d’Israël et s’étend jusqu’en 1951


ne compte que 3 000 personnes venant de l’Hexagone. En 1967, l’émi-
gration arrivée de France en 1948-1951 représente 25 % du total de
l’alyah française 25. En 1963, à la création du titre, le nombre de juifs
originaires de France intégrés à la société israélienne est donc modeste.
Cette donnée permet ainsi de comprendre pourquoi en 1962, parmi les
trente-six premières plantations d’arbres effectuées cette année-là, une
seule concerne un Français 26.
Symétriquement, le fait que, lors du même événement, la moitié de ces
plantations honorent des Polonais peut être mis en perspective avec les
chiffres de l’immigration dans l’immédiat après-guerre. Entre 1948 et 1951,
106 400 juifs de Pologne s’installent dans l’État hébreu 27. Cette arrivée
massive, plus tard renforcée par celles de 1958 et 1968, explique que,
durant ses premières années d’existence, le département des Justes de
Yad Vashem ait été très régulièrement sollicité au sujet de Polonais. Entre
1963 et 1967, 209 Justes polonais sont reconnus contre 17 Justes français.
En 1968, l’immigration qui suit la guerre des Six Jours augmente
de manière considérable le nombre d’Israéliens d’origine française. La
moyenne d’âge des nouveaux arrivants tourne autour de 25 ans : ils ne
sont pas tous, loin s’en faut, des témoins potentiels 28. Néanmoins, « entre
1968 et 1972, l’afflux de 18 000 juifs de France a plus que doublé la
petite communauté française en Israël 29 ». Cette évolution peut expliquer
que les demandes de nomination relatives aux Justes ayant agi dans
l’Hexagone connaissent une augmentation progressive au cours des
années 1970. Si cette évolution n’est pas linéaire, elle commence précisé-
ment en 1969, année où, pour la première fois, le nombre de « Justes »
français reconnus atteint deux chiffres. Les transformations des migra-
tions de France vers Israël expliquent ici l’expression de la mémoire telle
que celle-ci se manifeste à travers le recours au titre de Juste. Pour celui
qui décide de témoigner de son « sauvetage », il s’agit d’affirmer une

25. Franck Leibovici, « Esquisse d’une histoire des Français en Israël », Ving-
tième Siècle. Revue d’Histoire, 78, avril-juin 2003, p. 4.
26. Il s’agit du père Roger Braun, DJYV, dossier Léon Platteau. Après le père
Roger Braun (13 juillet 1962), le deuxième Français attributaire du titre est
Eugène Van der Meersch (26 août 1962).
27. Données officielles de l’Agence juive pour Israël (www.jafi.org/) ; Amir
Ben-Porat, « Proletarian Immigrants in Israel, 1948-1961 », Social Inquiry, 60
(4), novembre 1990, p. 395-404.
28. Puisque les témoins doivent avoir vécu directement les faits dont il est
question.
29. Franck Leibovici, « Esquisse d’une histoire des Français en Israël », art.
cité, p. 6.
50
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

forme de lien avec l’État hébreu et de mettre en avant celles et ceux


qu’il considère d’abord comme des soutiens implicites à l’existence de
sa nouvelle nation.
Cette explication n’est pas suffisante. En effet, pour le cas hollandais,
l’effectif des nominations est relativement élevé dès le départ. Entre 1963
et 1967, 124 ressortissants des Pays-Bas sont reconnus par le départe-
ment des Justes de Yad Vashem. Au cours des années 1970, le chiffre
annuel des nominations ne cesse de croître. Pour la seule année 1974,
142 Hollandais se voient remettre le titre, contre seulement 10 Français.
Pourtant, si l’immigration vers Israël dans l’immédiat après-guerre est
proportionnellement plus importante que dans le cas français, elle reste
très limitée en valeur absolue. Entre 1948 et 1953, seuls 1 500 juifs hol-
landais font leur alyah. Même après la guerre des Six Jours, l’émigration
vers l’État hébreu ne dépasse pas 300 départs par an 30.
La situation hollandaise se distingue du cas français sur deux points
principaux. Tout d’abord, l’adhésion au sionisme apparaît historique-
ment plus large et plus ancrée chez les juifs des Pays-Bas que chez ceux
de France. Avant la Seconde Guerre mondiale comme jusqu’à la fin des
années 1960, le sionisme militant est, dans l’Hexagone, principalement le
fait d’immigrants d’Europe centrale 31. Il existe au contraire en Hollande
un engagement plus ancien et plus massif de la population juive pour
la cause d’un État juif 32.
Ensuite, le système politique et le régime de citoyenneté hollandais
s’accordent d’emblée avec l’idée que sous-tend le recours au titre de Juste
parmi les nations d’une adhésion minimale à une distinction « naturelle »
entre juifs et non-juifs. Tel qu’il s’est construit depuis le XIXe siècle, « le
modèle hollandais reste très différent de la nouvelle culture républicaine
française 33 ». Il repose notamment sur une forte polarisation de la société

30. Chaya Brasz, « Expectations and Realities of Dutch Immigration to Palestine/


Israel After the Shoah », Jewish History, 1-2, 1994, p. 323-338.
31. Catherine Nicault, La France et le sionisme, 1897-1948. Une rencontre
manquée ?, Paris, Calmann-Lévy, 1992, et Doris Bensimon, « L’immigration juive
en France », Yod, 6, 1999, p. 53-66.
32. Chaya Brasz, « Dutch Jews as Zionists and Israeli Citizens », dans Chaya
Brasz et Yosef Kaplan (eds), Dutch Jews as Perceived by Themselves and By
Others. Proceedings of the Eighth International Symposium on the History of
the Jews in the Netherlands, Leiden, Brill, 2001, p. 215-234, et « After the Shoah :
Continuity and Change in the Postwar Jewish Community of the Netherlands »,
Jewish History, 15, 2001, p. 149-168.
33. Pierre Birnbaum, Sur la corde raide. Parcours juifs entre exil et citoyen-
neté, Paris, Flammarion, 2002, p. 66. Voir aussi Ido De Haan, « The Postwar
Jewish Community and the Memory of the Persecution in the Netherlands », dans
Chaya Brasz et Yosef Kaplan (eds), Dutch Jews as Perceived By Themselves and
by Others..., op. cit., p. 405-436.
51
De la mémoire du sauvetage...

autour des piliers catholiques et calvinistes. Puisqu’il est d’usage de se


définir publiquement par son appartenance religieuse, il semble légitime
d’appuyer son souvenir sur un titre qui suppose une distinction centrale
et établie entre juifs et non-juifs. Comme Jean-Philippe Schreiber le
résume, « au-delà des facteurs internes qui participent de la construction
d’une identité collective, ou d’une communauté imaginée, il y a des motifs
externes puissants [...], comme le type de citoyenneté et le modèle culturel
ou sociopolitique qui est promu dans les pays où vivent les juifs : la
nature des rapports sociaux imprégnera l’identité collective du groupe
minoritaire 34 », comme, dans le cas présent, l’expression des souvenirs
par les membres de ce dernier.
En comparaison, on peut faire l’hypothèse que le système social induit
par le « modèle français », basé sur l’universalisme et le refus des qualifi-
cations particularistes, notamment religieuses, et le développement plus
récent d’une adhésion au sionisme parmi les juifs de l’Hexagone consti-
tuent un second facteur susceptible d’expliquer l’augmentation tardive
et longtemps limitée du nombre des nominations françaises. Cette inter-
prétation nous permet, symétriquement, de comprendre l’augmentation
du nombre des demandes de reconnaissance pour le cas français à la
fin des années 1980 et surtout au cours des années 1990.
Cette évolution peut d’abord être mise en relation avec une forme de
naturalisation de la relation à Israël pour les juifs de France, qui forment,
depuis cette date, la majorité des « témoins » qui s’adressent au dépar-
tement des Justes de Yad Vashem. Réalisés au milieu des années 1980,
les travaux de Doris Bensimon montrent que si l’État hébreu constitue
progressivement un pôle d’identification pour les juifs de France, cette
relation n’est pas, alors, partagée par tous. « Il ressort de toutes les enquêtes
réalisées auprès des juifs de France depuis les années 1960 que la grande
majorité d’entre eux se dit concernée par Israël et exprime des sentiments
pro-israéliens. Cependant, les mêmes enquêtes montrent aussi qu’il sub-
siste une fraction non négligeable (de l’ordre de 15 à 20 %) de la judaïcité
française qui ne ménage pas ses critiques à l’égard d’Israël et exprime
parfois son hostilité 35. » Cette division a évolué, pour finalement dispa-
raître. Comme Martine Cohen l’explique, précisément depuis le début

34. Jean-Philippe Schreiber, « L’israélitisme belge au XIXe siècle : une idéologie


romano-byzantine », dans Patrick Cabanel et Chantal Bordes-Benayoun (dir.),
Un modèle d’intégration : juifs et israélites en France et en Europe, XIX-XXe siècles,
Paris, Berg, 2004, p. 77.
35. Doris Bensimon, Les Juifs de France et leurs relations avec Israël, 1945-
1988, Paris, l’Harmattan, 1989, p. 169.
52
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

des années 1990, « si l’existence d’Israël reste un impératif absolu de la


conscience juive moderne, les formes de manifestation de la solidarité
avec cet État sont aujourd’hui moins visibles et moins politiques que
dans les années 1970 [...]. La relation à Israël s’est ainsi banalisée, elle
s’est “désidéologisée” 36 ».
Ensuite, l’évolution des relations qu’entretiennent les juifs de France
avec leur pays, d’une part, et avec le judaïsme, de l’autre, doit également
être mise en perspective. Comme Pierre Birnbaum le résume, « la lente
montée d’un pluralisme culturel change considérablement la place des
juifs dans la société française 37 ». Ce changement n’est certes pas l’objet
de cette contribution. Il permet simplement de souligner la complexité
des processus sociaux qui président à l’expression des souvenirs à travers
le titre de Juste parmi les nations – processus qui font de cette catégorie
une construction non seulement institutionnelle mais aussi sociale – et
invite à prendre en compte deux principaux types d’acteurs : les acteurs
politico-institutionnels qui entendent s’inspirer du modèle de Yad Vashem
pour façonner les rapports entre les groupes, dont dépend pourtant ce
modèle lui-même ; mais aussi ceux qui entendent ériger les témoignages
en « sources » pour l’écriture de l’histoire. Alors que – et le présent
ouvrage en fournit une illustration – de plus en plus de chercheurs s’inté-
ressent au thème du sauvetage des juifs et aux témoignages rassemblés
dans le cadre de la procédure d’attribution du titre de « Juste », la prise
en compte de la nature socialement construite de ces traces du passé
apparaît d’autant plus nécessaire.

36. Martine Cohen, « Les juifs de France. Modernité et identité », Vingtième


Siècle. Revue d’histoire, 66, avril-juin 2000, p. 105.
37. Pierre Birnbaum, La France imaginée : déclin des rêves unitaires ?, Paris,
Gallimard, 2003 [1re éd., Paris, Fayard, 1998], p. 32.
Chapitre 2
À LA RECHERCHE DES JUSTES
LE CAS ARMÉNIEN
Fatma Müge GÖÇEK

ar Justes, nous entendons ces hommes et ces femmes qui placent

P le principe d’humanité au-dessus de tout, y compris leur propre


vie, afin d’aider les victimes d’agressions organisées, systéma-
tiques et intentionnelles. La présente contribution propose une critique
sociohistorique de l’applicabilité de ce concept à tous les génocides et
massacres qui se sont produits et se produisent à travers le monde. Elle
en retrace tout d’abord l’apparition historique tout en soumettant à un
examen critique son étroite association à l’expérience judéo-chrétienne
en Europe en général, et à celle de la Shoah en particulier. L’exemple
des déportations et des massacres systématiques des arméniens ordonnés
par le gouvernement ottoman en 1915 et, plus particulièrement, le cas
d’un Juste, Hüseyin Nesimî, qui a secouru des arméniens au péril de sa
vie permettront ensuite de mettre en relief les problèmes que soulève
l’application de l’expérience historique de la Shoah à l’interprétation
d’autres tragédies. Cette analyse empirique aboutira sur deux propo-
sitions liées au concept de Juste : élargir ce dernier afin d’inclure
l’expérience musulmane dans le débat, et ce en introduisant la notion de
gens de bien tirée du concept islamique d’‘adala 1 ; mettre en place une
communauté formée d’universitaires internationaux, et en aucun cas de
représentants des États, qui serait chargée de sélectionner ces gens de bien.

1. L’auteur établit ici une distinction entre les « Justes parmi les nations », « the
Righteous among the Nations » en anglais, et ce qu’elle appelle « the just per-
sons » que nous avons choisi de traduire par « les gens de bien » pour éviter toute
confusion. Le terme arabe d’‘adala désigne la justice sociale (NDT).
54
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

L’émergence de la notion de Juste

La plupart des spécialistes 2 s’accordent à dater du siècle des Lumières


la fondation des sciences sociales telles que celles-ci sont encore pra-
tiquées aujourd’hui. C’est en réalité au moment de la Renaissance
européenne puis, effectivement, des Lumières que le monde a renoncé
à ses racines sacrées et que les hommes ont décrété que, bien plus que
Dieu, l’individu lui-même était maître de sa vie. L’étude systématique
des règles sociales, politiques, économiques et psychologiques, ainsi que
celle des principes de l’organisation humaine, ont constitué la base des
différentes disciplines des sciences sociales. Simultanément, la méthode
scientifique fondée sur la rationalité a remplacé l’ordre sacré imposé par
Dieu. La maîtrise de l’environnement par le biais de la technologie et
l’accumulation des ressources matérielles que celle-ci a engendrée ont
été à l’origine de la révolution industrielle qui, à son tour, a entraîné la
quête de nouveaux marchés provoquant des guerres entre les puissances
européennes et conduisant à leur expansion impérialiste.
Apparus de manière simultanée, les débats sur la répartition de ces
ressources entre les peuples ont été à l’origine de la révolution idéolo-
gique de la démocratisation, symbolisée par la Révolution française et
sa devise de « liberté, égalité, fraternité ». On a alors assisté à la transfor-
mation progressive de la relation entre souverain et sujets en un contrat
social signé symboliquement entre l’État et ses citoyens. Les notions de
« liberté » et d’« égalité » ont contribué à réduire les fractures religieuses,
ethniques et raciales qui divisaient les sujets. Le nouveau citoyen a
acquis des droits et des responsabilités en relation directe avec l’État.
De fait, les droits des citoyens se sont élargis pour surmonter les clivages
ethniques et religieux existants, jusqu’à ce que le concept de « fraternité »
montre ses limites : d’une part, il restait réservé aux hommes, de l’autre,
la communauté fictive de citoyens qu’il a engendrée a favorisé l’idéolo-
gie nationaliste 3. L’idée de « fraternité » est rapidement devenue vecteur
d’exclusion, conduisant à l’intégration de certains groupes sociaux dans

2. Ira Katznelson, Desolation and Enlightenment : Political Knowledge after


Total War. Totalitarianism and the Holocaust, New York (N. Y.), Columbia Uni-
versity Press, 2003. Et Jeffery Alexander, « Modern, Anti, Post, and Neo : How
Intellectuals Explain “Our Time” , The Meanings of Social Life : A Cultural
Sociology, Oxford, Oxford University Press, 2003.
3. Julia Adams, « The Rule of the Father : Patriarchy and Patrimonialism in
Early Modern Europe », dans Charles Camic et al. (ed.), Max Weber’s Economy
and Society, Stanford (Calif.), Stanford University Press, 2005, p. 245-246.
55
À la recherche des Justes : le cas arménien

cette nouvelle communauté fictive quand d’autres en étaient exclus 4. On


n’éprouvait aucun scrupule à détruire l’existence de ceux dont on refu-
sait l’inclusion, et l’on s’est mis à sacraliser les intérêts de l’État aux
dépens des êtres humains.
Cette force destructrice du nationalisme atteignit finalement un degré
tel que les guerres du XXe siècle furent les plus meurtrières de l’histoire
humaine. En Europe, ce fut la communauté juive qui en souffrit au cours
de la Seconde Guerre mondiale lorsque les nazis entreprirent d’exter-
miner six millions et demi de juifs. Ces derniers ayant formé une
communauté minoritaire essentiellement établie dans les centres urbains
à travers toute l’Europe, ils avaient dans un premier temps largement
bénéficié des Lumières européennes et des idées de liberté et d’égalité
pour devenir des citoyens à part entière des nouvelles républiques. Mais
comme l’a révélé l’Affaire Dreyfus en France avant la Première Guerre
mondiale et comme l’a ensuite amplement prouvé la tragédie de la
Shoah, leur inclusion dans la « fraternité » des citoyens demeurait toute
relative. Avec la Shoah, l’idée de progrès qui avait représenté le plus
grand triomphe des Lumières et avait poussé les Européens à civiliser le
monde entier à leur image devint soudain extrêmement problématique.
L’Occident perdit son innocence, sa foi et sa confiance inébranlables
dans la science, la technologie ainsi que dans son aptitude à s’améliorer
et à améliorer autrui 5.
Voilà la leçon du XXe siècle en général et de la Shoah en particulier :
bien que l’humanité ait appris à maîtriser la nature, elle n’avait pas
appris à maîtriser sa faculté d’autodestruction. Comment le monde
occidental qui prétendait depuis un siècle être le plus civilisé qui soit
pouvait-il surmonter cette tendance autodestructrice ? On comprendra
dans ces circonstances qu’à l’aube du XXIe siècle, la recherche de paix
et de réconciliation soit devenue un objectif prédominant en Occident,
les dirigeants s’efforçant de définir un nouvel ordre mondial qui pourrait,
en quelque sorte, rompre avec l’héritage du XXe siècle marqué par les
États-nations, deux guerres mondiales et les massacres les plus sanglants
de l’histoire humaine 6. Depuis la fin de la guerre froide, et les années 1980

4. John Dryzek, « Political Inclusion and the Dynamics of Democratization »,


The American Political Science Review, 90 (3), 1996, p. 475-488.
5. Ira Katznelson, Desolation and Enlightenment..., op. cit., et Jeffery Alexander,
The Meanings of Social Life..., op. cit.
6. Je pense que la vision de l’Union européenne est particulièrement significa-
tive dans ce contexte, car elle aspire à définir et à relier les êtres humains d’une
manière qui dépasse les limites étroites de l’identité que leur ont inculquée leurs
États-nations et leur nationalisme naturalisé. La vision européenne cherche à
56
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

et 1990 en particulier, qui ont vu les tensions internationales se réduire


considérablement, la paix est devenue la principale aspiration des sociétés.
Le cadre théorique de l’exposé qui précède a été élaboré par l’École
de Francfort, laquelle s’est concentrée exclusivement sur l’identification
des facteurs et des processus sociétaux qui ont produit la Shoah. Elle a
ainsi mis au jour les éléments de la personnalité autoritaire et la dyna-
mique du fascisme, ce qui lui a permis d’élaborer la méthodologie de la
critique agressive 7. C’est grâce à celle-ci que Jürgen Habermas a pu
contester la neutralité de la science et de la technologie et mettre en
relief le lien entre connaissance et intérêts humains. Habermas affirmait
également que la connaissance engendrée par la méthode scientifique
n’était pas nécessairement un gage de salut pour l’homme et que, si elle
n’était pas guidée par des considérations morales et éthiques, elle pouvait
tout aussi aisément être manipulée pour entraîner la destruction humaine.
Paradoxalement, il semble que lorsque la science et la rationalité des
Lumières ont remplacé le sacré, elles ont sous-estimé l’importance de
l’éthique et de la moralité religieuses comme éléments d’ordre social. Or
le vide moral créé par l’impuissance de la science/raison/règne de la loi
des Lumières à remplir les fonctions éthiques de la religion/foi/règle
divine a conduit des hommes à faire un mauvais usage de la science et
de la loi, et à se détruire les uns les autres. La possibilité de voir survenir
de nouvelles Shoahs a conduit l’École de Francfort à se demander
comment construire un nouvel ordre éthique laïque des Lumières. L’École
de Francfort et la théorie critique qu’elle avait engendrée ayant déjà
révélé que des intérêts puissants, et notamment ceux de l’État, façon-
naient la connaissance, des penseurs comme Michel de Certeau 8 ou
encore James C. Scott 9 ont entrepris d’identifier les lieux et les hommes
qui avaient su résister contre vents et marées à ces forces hégémoniques
et rester fidèles à certaines convictions éthiques.

mettre l’accent sur l’expérience humaine avec la conviction ultime que l’huma-
nité finira par s’améliorer lorsqu’elle découvrira enfin le bien, le vertueux et le
juste dans son propre passé et dans son présent et qu’elle projettera alors ces
éléments vers l’avenir. Pour le moment, les États-Unis manquent malheureuse-
ment d’une telle vision.
7. Bert Adams et Rosalind A. Sydie, « Critical Theory : the Frankfurt School
and Habermas », Contemporary Sociological Theory, Thousand Oaks (Calif.),
Pine Forge, 2002, p. 59-88.
8. Michel de Certeau, « On the Oppositional Practices of Everyday Life », Social
Text, 3, automne 1980, p. 3-43, et The Practice of Everyday Life, Berkeley
(Calif.), University of California Press, 1988.
9. James C. Scott, Domination and the Hidden Arts of Resistance : Hidden
Transcripts, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1990.
57
À la recherche des Justes : le cas arménien

Il convient, dans un premier temps, de resituer le concept de Juste


dans le cadre historique des Lumières qui vient d’être esquissé. Dans un
tel contexte, le code éthique des Justes est particulièrement important,
car il témoigne d’une résistance aux forces du fascisme de l’État alle-
mand et redonne espoir dans l’avenir de l’humanité. Il semble paradoxal
que les penseurs laïques des Lumières n’aient pas trouvé d’autre terme
que celui de Juste alors que celui-ci trouve son origine dans la tradition
religieuse judéo-chrétienne où il désigne ceux qui ont respecté un certain
nombre de principes religieux présumés « corrects », principes que le
programme des Lumières cherchait avec tant d’acharnement à remplacer
par des valeurs séculières. Notre première critique porte donc sur les
origines religieuses – plus précisément judéo-chrétiennes – d’un terme
utilisé dans le contexte d’actes de violence qui apparaissent comme une
conséquence de la modernité fondée sur le laïcisme. Jusqu’à présent, les
études tendent à naturaliser, et à négliger donc, cette origine religieuse
de la notion de Juste, parce que le cadre laïque dans lequel elle est uti-
lisée, aussi bien que la promesse potentielle qu’elle contient pour
l’ensemble de l’humanité, conduit au présupposé que son origine est éga-
lement laïque. Mais ce n’est pas le cas, son origine est inscrite dans
une tradition religieuse. Or, en l’occurrence, la tradition musulmane est
différente et se trouve exclue de la notion.
La seconde critique que suscite le concept de Juste est liée aux limites
de la religion sur lequel il repose. Je m’inspire ici des « études subal-
ternes » qui ont vu le jour sur le sous-continent indien à la fin du
e
XX siècle afin de mettre fin à l’hégémonie britannique sur l’histoire
indienne en redéfinissant jusqu’aux questions et méthodes de cette der-
nière 10. Bien que l’Inde ait été décolonisée, affirment les auteurs de ces
études, la connaissance que l’on a de ce pays est restée soumise à un
colonialisme épistémologique. Pourtant, la mise à jour des relations de
pouvoir enchâssées dans les textes historiques contemporains révèle la
persistance de cette hégémonie britannique. Dipesh Chakrabarty 11 a ensuite
appliqué ces idées à l’histoire européenne. Il a ainsi affirmé que l’histoire
de l’Europe en général et des Lumières en particulier a toujours relaté
les événements en accordant la primauté à l’Europe aux dépens du reste

10. Patomaki Heikki, « From East to West : Emergent Global Philosophies


– Beginnings of the End of Western Dominance ? », Theory, Culture and Society,
19 (3), 2002, p. 89-111, et Guha Ranajit, History at the Limit of World-
History, New York (N. Y.), Columbia University Press, 2002.
11. Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe : Postcolonial Thought and
Historical Difference, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1998.
58
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

du monde et qu’il fallait, pour corriger ce récit déformé, « provincialiser »


le rôle de l’Europe en tant qu’acteur social des événements mondiaux.
Quand on applique cette approche « subalterne » au concept de Juste,
on se rend compte que le terme tel qu’il est actuellement défini privilégie
l’expérience européenne judéo-chrétienne au détriment de celles du reste
du monde. Dans le cas arménien, cette prise de conscience repose évi-
demment sur la présence aux côtés du christianisme d’une autre religion
monothéiste, l’islam. Il conviendrait donc de redéfinir le concept de Juste
de façon à inclure également l’expérience musulmane. Une telle analyse
devrait commencer par un débat sur ce qui est/pourrait/devrait être ana-
logue au Juste dans le cas des déportations et des massacres arméniens
de 1915.

Les Justes et le cas arménien


Relevons d’abord que les massacres des arméniens en 1915 n’ont fait
partie ni du récit historique des Lumières européennes ni de celui de
leurs dérapages ultérieurs, dont a témoigné la Shoah. Cette exclusion du
cas arménien de l’histoire européenne possède des raisons temporelles,
épistémologiques aussi bien qu’ontologiques. Temporellement, ce qui est
arrivé aux arméniens en 1915 a évidemment précédé la Shoah de près
de deux décennies. Épistémologiquement, comme l’a si remarquablement
démontré Edward Saïd 12, l’Europe occidentale considérait que l’Empire
ottoman en général et l’élite dirigeante des jeunes-turcs en particulier
appartenaient à l’Orient « non civilisé » – en tant que tels, ils ne pouvaient
pas, et n’étaient pas censés, respecter les règles et les principes de la
modernité européenne. C’est ce que supposaient toutes les puissances
européennes, alors même que les dirigeants d’Europe occidentale étaient
conscients, dans les faits, que les auteurs des crimes contre les arméniens,
à savoir les membres les plus éminents du comité Union et Progrès (CUP),
comptaient parmi les habitants les plus instruits de l’Empire ottoman et
qu’ils avaient, en outre, reçu une éducation occidentale. Ils maîtrisaient
presque tous au moins une langue occidentale et avaient passé quelques
années à Paris, Berlin ou Londres, où ils avaient souvent vécu en exil
avant de prendre le pouvoir en 1908. De surcroît, parmi ces dirigeants,
les criminels les plus notoires tels que le Dr Nazim, le Dr Bahaeddin Sakir

12. Edward Said, Orientalism [L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, trad.
par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, 1980], New York (N. Y.), Pantheon, 1978.
59
À la recherche des Justes : le cas arménien

et le Dr Mehmed Şahingiray étaient, comme leurs titres l’indiquent, des


médecins probablement formés à sauver des vies plutôt qu’à les détruire.
La violence que les membres du CUP exercèrent contre les sujets
arméniens de leur propre empire a été une manifestation publique dans
l’histoire humaine et européenne de la face sombre des Lumières, la
démonstration que le nouveau principe séculier du caractère sacré de
l’État a pris le pas sur le primat de la vie humaine. Le débat sur la Révolu-
tion française et sur la Terreur mise en oeuvre par la République jacobine
en Vendée notamment, préfigure la « face sombre » de la raison et montre
ce qui n’a pas été négocié pour obtenir la liberté pour chacun. « Ethnos »
a remplacé « demos », l’ethnicité a été substituée au peuple, et le projet
de liberté est devenu celui du nationalisme 13. Mais, en 1915, l’Europe
occidentale n’était pas prête à intégrer ce massacre des temps modernes
dans son récit historique, car elle avait exclu épistémologiquement
l’Empire ottoman des frontières de son monde civilisé.
Cette exclusion épistémologique s’est transformée en exclusion onto-
logique, les événements survenus dans l’Empire ottoman étant interprétés
comme un acte « barbare » que les principes du monde occidental civilisé
et baigné de la philosophie des Lumières ne sauraient expliquer. C’est
à mon avis cette myopie de l’Europe occidentale, incapable de voir, de
reconnaître et d’identifier le fait que le sort infligé aux arméniens dans
l’Empire ottoman constituait le premier exemple de la face obscure des
Lumières, qui l’a rendue incapable d’empêcher la Shoah deux décennies
plus tard.
Quand on passe de cette discussion générale sur la notion de Justes
au cas particulier des massacres arméniens de 1915, on voit surgir deux
problèmes supplémentaires qui ne se posent absolument pas dans le cas
de la Shoah à partir duquel cette notion est fondée. Le premier découle
de l’attitude politique actuelle de l’État turc face aux massacres des armé-
niens, qui tranche par rapport à celle de l’État allemand face à la Shoah.
Non content de nier la nature génocidaire de ce qu’ont subi les arméniens
en 1915, l’État turc ne reconnaît même pas le caractère injustifié de ces
massacres ; la position officielle rappelle à l’envi que des turcs furent
également massacrés par les arméniens. Les autorités turques s’efforcent
ainsi de marginaliser ce qui est arrivé aux arméniens et emploient tous
les moyens en leur pouvoir pour imposer leur point de vue. En raison

13. Eric J. Hobsbawm, « The Making of a “Bourgeois” Revolution », Social


Research, 56 (1), 1989, p. 8 ; Michael Mann, The Dark Side of Democracy :
Explaining Ethnic Cleansing, Cambridge, Cambridge University Press, 2005 ;
Charles Tilly, The Vendee, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1976.
60
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

de cette attitude singulière de l’État turc et des lois qu’il a promulguées


pour l’étayer, quiconque affirme dans la Turquie actuelle que ce qui s’est
passé en 1915 était un génocide est juridiquement passible de poursuites.
Il devient donc aussi difficile que dangereux de recueillir des récits sur
les Justes qui ont aidé les arméniens et d’identifier les familles de ces
personnes qui vivent encore dans la Turquie d’aujourd’hui.
Le second problème est lié à l’identification des acteurs sociaux turcs
dont les actions pourraient correspondre à la définition de la catégorie
du Juste. Les recherches à ce sujet sont très rares 14, et il faut bien souvent
se contenter d’une mention occasionnelle de leurs noms dans les récits
des survivants arméniens ou dans quelques Mémoires turcs 15. Ma propre
analyse du parcours des individus qui ont protégé des arméniens a révélé
qu’ils étaient presque tous hostiles au CUP, qui a joué un rôle majeur
dans les crimes commis contre les arméniens en 1915. Bien que le CUP
ait été brièvement exclu du pouvoir entre 1918 et 1922, l’idéologie proto-
nationaliste qu’il prônait a fini par trouver un prolongement aussi bien
auprès des responsables de la lutte pour l’indépendance turque – en
majorité d’anciens membres du CUP – que de la République turque que
ceux-ci ont fondée par la suite 16. L’idéologie du CUP, responsable des
crimes contre les arméniens – et qui a donc empêché d’agir, voire bien
souvent puni, ceux qui aidaient les arméniens au lieu de reconnaître que
leur comportement était « juste » – s’est ainsi perpétuée en Turquie jus-
qu’à aujourd’hui. Les actions des Justes qui se sont opposés au CUP et
ont protégé les arméniens en 1915 n’ont été ni reconnues ni récompen-
sées. Pis encore, ces gens ont été réduits au silence par la mort, la prison,
l’exil ou le retrait forcé de la vie publique.
En réalité, l’État turc a défini sa propre catégorie de Justes, qui n’a
rien à voir avec ceux qui ont aidé les arméniens : il a récompensé les
auteurs des massacres, jugeant qu’ils avaient fait passer les intérêts de

14. Je devrais noter ici qu’à ce jour, il n’y a eu, à ma connaissance, que deux
travaux sur les turcs « altruistes ». Le plus récent a été présenté par Sarkis
Seropyan au colloque organisé à Istanbul en 2005 sur les arméniens de l’Empire
ottoman, qui s’est tenu à l’Université de Bilgi en septembre 2005. Une contribu-
tion plus ancienne a été présentée par Richard Hovannisian au Workshop on
Armenian Turkish Scholarship de 2003 organisé à l’Université du Michigan,
intitulée « Intervention and Altruism during the Armenian Genocide ».
15. On en trouvera un exemple dans l’article de Hassan le Circassien, également
connu sous le nom de « Hassan Amca » publié dans le journal Alemdar (1919)
où il mentionne les arméniens qu’il a sauvés du désert syrien sur ordre de Cemal
Pachal et malgré les intrigues de Talât Pacha.
16. Erik Zürcher, The Unionist Factor : The Role of the Committee of Union
and Progress in the Turkish National Movement, 1905-1926, Leyde, Bril, 1984.
61
À la recherche des Justes : le cas arménien

l’État avant la préservation de la vie des arméniens. L’État leur a accordé


des postes importants de cadres de la nation ou, lorsqu’ils étaient déjà
morts, a pris des mesures pour pourvoir financièrement aux besoins de
leurs familles. Cette décision de l’État turc souligne l’importance de la
composition du groupe chargé d’identifier les Justes : lorsque c’est l’État
qui, en procédant à ce choix, fait passer ses intérêts politiques propres
avant tout le reste, les individus ainsi identifiés n’ont généralement
pas grand-chose à voir avec ceux qui seraient sélectionnés en vertu des
considérations humanitaires sous-entendues par la notion de Justes.
Voilà pourquoi je conteste vivement la présence dans un tel comité de
représentants d’un État, quel qu’il soit.
Je voudrais à présent exposer comment et pourquoi certaines personnes
ont résisté à la décision du CUP et quel fut leur sort, à travers l’analyse
d’un exemple, celui d’Hüseyin Nesimî, que j’ai découvert en étudiant des
Mémoires turcs contemporains. Il me semble indispensable de commen-
cer par une telle entreprise empirique pour étudier les individus qui, mus
par leurs principes, refusent d’obéir aux ordres de l’État. Je tiens aussi
à souligner que cet exemple illustre également les deux points que
j’avance dans cet article, à savoir qu’il faut élargir le concept de Justes
pour y intégrer l’expérience musulmane, et que la communauté qui défi-
nit les Justes ne doit pas admettre de représentants de l’État en son sein.

Le cas d’Hüseyin Nesimî

Commençons par un bref rappel des événements de 1915. Le XIXe siècle


a vu l’expansion impérialiste de l’Europe aux dépens de l’Empire otto-
man, structurellement incapable de relever les défis lancés par un Occident
en plein essor, comme l’indique son impuissance à mettre en place une
réforme qui aurait accordé l’égalité à tous ses sujets, quelle que soit
leur religion. La structure sociale ottomane reposait sur les principes
juridiques islamiques qui favorisaient les musulmans par rapport aux
membres d’autres confessions, lesquels jouissaient d’un statut minori-
taire en tant que communautés autonomes appelées millets. Jusqu’au
e
XVII siècle, cette disposition avait été satisfaisante pour les musulmans
et pour les minorités. Mais l’avènement des idées des Lumières et l’appa-
rition du concept de citoyenneté incitèrent tous les sujets des empires
à aspirer à l’égalité, quelle que fût leur religion. Il existait alors dans
62
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

l’Empire ottoman trois minorités non musulmanes : les grecs, les armé-
niens et les juifs. Leurs représentants établis dans les Balkans finirent
par accéder aux droits politiques à la suite de la création d’abord de l’État
grec, puis des États serbe, roumain et bulgare. Les juifs commencèrent à
définir la Palestine comme leur patrie et à y acquérir des terres, fondant
des colonies.
La patrie des arméniens était quant à elle bien plus proche de
Constantinople, la capitale de l’Empire ottoman. Ils étaient dispersés à
travers toute l’Anatolie, dans les régions orientales entourant Van et au
Sud-Est, autour de la Cilicie. Le passage de sujets à citoyens se fit sous
diverses formes, souvent contrastées, la plupart collaborant avec empres-
sement avec l’État ottoman pour réaliser des réformes sociales, politiques
et économiques qui profiteraient à tous les Ottomans, tandis que certains
rejoignaient les rangs des partis révolutionnaires arméniens qui prô-
naient le recours à la violence et à la rébellion armée pour accéder à
l’indépendance en obligeant les puissances occidentales à intervenir dans
les affaires de l’Empire ottoman. Bien que ce dernier ait effectivement
entrepris une série de réformes et que des arméniens aient participé au
gouvernement ottoman au XIXe siècle et officiellement jusqu’en 1914,
les tentatives pour améliorer la situation de ceux qui vivaient dans les
régions rurales et dans de petites bourgades ou pour corriger leur statut
au sein d’un Empire ottoman dominé par les turcs musulmans finirent
par échouer.
À la veille de la Première Guerre mondiale, on assista à une bipolari-
sation due à l’avènement de l’idéologie nationaliste. Les fonctionnaires
réformateurs du CUP intervinrent d’abord en 1908 pour remplacer le
règne autocratique du sultan, fondé sur la religion, par un régime consti-
tutionnel reposant sur la loi et la raison. Mais le respect des nouvelles
lois, tant par les sujets que par les autorités elles-mêmes, eut bien du mal
à s’imposer. Alors que l’un après l’autre, les pays déclaraient la guerre à
l’Empire ottoman, les responsables du CUP durent recourir à une violence
croissante pour maintenir l’ordre social. En 1913, une fraction radicale
de responsables du CUP, aux tendances militaristes, décida d’exercer le
pouvoir direct, créant ainsi un contexte politique extrêmement dangereux.
Ce groupe protonationaliste se fixa comme objectif prioritaire et
comme devoir sacré de préserver son pouvoir et d’assurer la survie de
l’État ottoman quel qu’en fût le prix. Cela le conduisit à considérer toutes
les activités liées à la réforme de l’Empire comme des menaces majeures,
des actes de trahison. Les partis politiques arméniens et leurs dirigeants
qui avaient demandé aux grandes puissances d’intervenir pour faire exé-
cuter ces réformes constituaient à leurs yeux un danger pour le bien-être
63
À la recherche des Justes : le cas arménien

de l’Empire ottoman. Ce jugement s’étendait à tous les civils arméniens,


hommes ou femmes, vieux ou jeunes, qui vivaient pacifiquement d’un
bout à l’autre de l’Anatolie. Tous étant désormais perçus comme une
« menace potentielle », il convenait de s’en débarrasser et de les remplacer
par des populations « sûres », des musulmans turcs par exemple – eux-
mêmes récemment expulsés par la force et la violence à la suite des
massacres survenus pendant les guerres des Balkans – qui ne recherche-
raient pas l’intervention occidentale et à qui l’Occident ne s’intéresserait
pas, en tout état de cause.
Les paramètres du conflit entre arméniens et turcs tel qu’il apparaît
aujourd’hui furent donc définis dans les années 1915-1917 pendant la
Première Guerre mondiale, au moment où le gouvernement turc ottoman
orchestra la déportation et le massacre d’un million d’arméniens, estime-
t-on, chassés d’Anatolie, leur terre ancestrale depuis des milliers d’années.
Le gouvernement justifia ces agissements par la menace qui pesait, selon
lui, sur l’État ottoman. En se fondant sur les témoignages des victimes,
ceux d’étrangers, les rapports de diplomates occidentaux et d’autres
documents, la communauté scientifique mondiale a fini par identifier et
définir comme un génocide ce qui est arrivé aux arméniens.
C’est dans ce cadre historique plus général que je présenterai le cas
de Hüseyin Nesimî. Les informations dont nous disposons sont tirées de
la notice biographique que lui a consacrée son fils Abidin Nesimî 17, très
critique à l’égard du CUP. Ce texte commence par décrire le cortège de
violences auquel le comité se livra avant les massacres arméniens.
Nesimî relève notamment 18 que la fraction du comité de Salonique
n’hésita pas à éliminer brutalement les espions du sultan Abdülhamid II,
mais également ses propres adversaires politiques tels que les journalistes
Hassan Fehmi, Ahmet Samim et Zeki Bey, assassinés par une organi-
sation spéciale secrète qui existait au sein du CUP et qui s’appelait le
Teskilat-i Mahsusa.
De fait, cette organisation spéciale joua un rôle déterminant dans
l’assassinat d’intellectuels et de responsables politiques arméniens. Le
circassien Ahmed Bey, le membre le plus important de la fraction de
Salonique, fut responsable « de l’assassinat des députés arméniens otto-
mans Varatkes, Zohrab et Dikran Kelekyan, aux environs de Bilecik 19 ».

17. Abidin Nesimî, Yılların İçinden [De l’intérieur des années], Istanbul, Gözlem,
1977.
18. Ibid., p. 34.
19. Abidin Nesimî raconte aussi comment, pour finir, on empêcha l’Organisa-
tion spéciale de commettre des assassinats dans le pays ; on la chargea de
rassembler des informations et de fomenter des révoltes en Afrique du Nord, en
64
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, cette organisation fut divi-


sée en deux branches. Alors que la branche extérieure poursuivait ses
activités hors de l’Empire, la branche intérieure « assurait la sécurité et
l’ordre public, dirigeait les mouvements de résistance locale dans les
territoires ottomans sous occupation ennemie et menait des opérations
de guérilla ».
Nesimî évoque la figure d’un commandant de cette branche intérieure,
dont le cas mérite attention. Il s’agit du Dr Resit Şahingiray. Nesimî
note que « Şahingiray avait pris la responsabilité d’organiser l’Anatolie
orientale et l’Irak [...] faisant d’une unité de gendarmerie circassienne
itinérante sa force de frappe. Cette gendarmerie loyale ne comptait pas
plus de vingt membres. Les circassiens Harun, Davut [qui collabora au
début de la guerre d’indépendance turque avec Rauf Orbay, lequel allait
lui-même devenir le commandant en chef de l’armée turque] et Ethem
formaient l’état-major de Şahingiray [...]. Şahingiray mit aussi sur pied
une unité de milice kurde qu’il plaça sous le commandement de la gendar-
merie. Cette milice servit lors de la déportation des arméniens en 1915 [...].
Au début, [Şahingiray] travailla en Irak pour l’Organisation spéciale sans
titre particulier. Il devint ensuite gouverneur de Diyarbekir et s’occupa
de la déportation arménienne. Bien des meurtres inexpliqués furent
perpétrés pendant que Şahingiray occupait ces postes. Parmi les victimes
figuraient, outre Ferit, gouverneur de Basra, le gouverneur du district
de Müntefek Bedii Nuri, le kaïmakam adjoint de Besiri, le journaliste
Ismail Mestan, ainsi que le kaïmakam de Lice et Hüseyin Nesimî [le père
de l’auteur] 20 ». Nesimî révèle ainsi que, non content de participer à la
déportation des arméniens notamment par le biais de ses milices circas-
sienne et kurde, Şahingiray assassina certains membres de l’administration
ottomane, hostiles aux massacres qu’il commanditait.
En résumé, Şahingiray, qui est à la fois membre du CUP et de l’Organi-
sation spéciale, mène d’abord des opérations secrètes en Irak, avant d’être
nommé officiellement gouverneur de Diyarbekir par l’État ottoman. Une
fois gouverneur, il emploie deux unités de milice formées de kurdes et
de circassiens pour se livrer à des activités illégales. C’est probablement
par l’intermédiaire de ces forces qu’il perpétue les massacres des armé-
niens au moment de leur déportation et qu’il assassine des administrateurs
ottomans, dont Hüseyin Nesimî, qui s’opposent à ses agissements.

Iran, en Inde et en Russie (Ibid., p. 36). Elle fut rebaptisée direction des Affaires
orientales (Umur-u Sarkiye Müdürlügü) et transformée ainsi en organisme
d’État, rattaché au chef d’état-major général (Genelkurmay).
20. Ibid., p. 37-39.
65
À la recherche des Justes : le cas arménien

Nesimî raconte ensuite avec davantage de détails comment son père


fut assassiné. « Le meurtre de mon père est lié de près aux déportations
arméniennes » note-t-il, avant d’expliquer que « les arméniens entre-
tenaient des liens avec les pays impérialistes occidentaux en accord avec
leur confession [...] [et que] les intérêts arméniens n’étaient pas de
détruire l’Empire et d’établir un État arménien, mais de transformer
l’Empire en État social fédéral ou, pour dire les choses plus clairement,
de réaliser un État social ottoman reposant sur les droits de l’homme et
sur la liberté » 21. Ainsi, contrairement à la fraction radicale du CUP qui
diabolisait les arméniens et attisait les antagonismes, Nesimî présente
une description plus nuancée de l’éventail d’idées et d’opinions présents
parmi les arméniens. Il évoque ensuite le rôle destructeur des puissances
mondiales dans les rébellions arméniennes et dans la désintégration de
l’Empire ottoman, affirmant que ni les unionistes ottomans (membres
du comité Union et Progrès) ni les arméniens du Dashnak n’étaient
conscients de cette réalité 22. Mais il souligne en même temps que les
arméniens du Dashnak étaient tout aussi radicalisés et destructeurs que
le CUP, et que l’incapacité de percevoir cette réalité était sans doute le
fruit de la bipolarisation déjà en place.
Suit un exposé sur les motifs des déportations arméniennes. Nesimî
affirme qu’« il aurait été absurde que le comité central d’Union et Progrès
cherche à organiser des massacres sous le couvert de déportations. Ce
n’était pas en accord avec la sharia, laquelle n’autorise que le meurtre
de ceux qui ont failli dans leur loyauté envers un État légal [c’est-à-
dire sous la condition de nakz-i ahd et de nakz-i vefa]. C’est ainsi que
le prophète Mahomet a passé par le glaive la tribu juive de Ben-i Kureysh
mais n’a pas touché aux enfants ni aux innocents. L’État ottoman ayant

21. Ibid., p. 40-46.


22. Ibid., p. 42-44. Il note spécifiquement que « les unionistes ont provoqué la
destruction de l’Empire ottoman, et les dashnaks l’anéantissement de la nation
arménienne. Il est tout à fait naturel que l’intégralité de la population ottomane
n’ait pas été du côté des unionistes et que l’intégralité de la nation arménienne
n’ait pas été du côté des dashnaks. En fait, la majorité de la population otto-
mane était contre les unionistes et celle de la nation arménienne contre les
dashnaks. Mais il était impossible de percevoir cette réalité et de la mettre en
pratique. La plupart des membres de la population ottomane ont été victimes
des unionistes et ceux de la nation arménienne des dashnaks [...]. Damat Ferit
Pacha avait exposé précisément ce point [que les unionistes et les dashnaks
seraient pénalisés] quand il avait plaidé contre la déportation des arméniens
et contre le châtiment des Ottomans aux négociations du traité de Sèvres. Les
puissances occidentales affirmèrent au contraire que la population ottomane
devait être pénalisée non pour ce qu’avait fait l’Union et Progrès mais pour ne
pas l’avoir retiré du gouvernement politique ».
66
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

été fondé en accord avec les principes de la sharia et étant donc tenu
de les respecter, seuls ceux qui avaient failli dans leur loyauté auraient
dû être assassinés. Les autres n’auraient pas dû être tués, mais déportés.
Ce point de vue a été défendu par les hommes mentionnés plus haut
[dont son père] qui ont eux-mêmes été assassinés [par la bande du circas-
sien Ahmed]. Le comité central d’Union et Progrès partageait cet avis
[...] et avait envisagé, par mesure de précaution, d’assassiner ceux qui
avaient failli dans leur loyauté et de déporter les arméniens innocents.
Mais l’organisation de la milice kurde établie par Şahingiray et d’autres
qui se sont chargés de la déportation ont transformé celle-ci en massacre.
Et le comité central d’Union et Progrès a partiellement fermé les yeux.
Il y a eu des moments où il n’y est pas très bien arrivé [...] comme dans
le cas de Vartkes, Kelekyan et d’autres [...]. Bref, alors que la décision
du comité central était de procéder à la déportation [des arméniens], ce
que la milice kurde et les membres du Teskilat-i Mahsusa ont fait était
un massacre ».
Ce texte est intéressant, car il avance une raison religieuse qui aurait
dû interdire le massacre des arméniens, en se fondant sur l’exemple cora-
nique du hadith de la tribu juive de Ben-i Kureysh, qui s’était révoltée
contre le Prophète. Cette suggestion est très significative à maints égards.
En effet, les membres du CUP étaient en général farouchement laïques,
et aucune de leurs actions ne reflétait l’adhésion à des principes reli-
gieux. Ils avaient en réalité remplacé leur foi dans le divin par la
croyance dans le caractère sacro-saint de l’État ottoman et justifiaient
leurs actions par le nationalisme et non par la religion. Le seul autre
recours à la religion islamique dans le cadre des déportations armé-
niennes est le fait de Vahakn Dadrian, qui affirme que la population
musulmane ignorante était souvent excitée contre les arméniens définis
comme des « infidèles », dont le massacre était censé ouvrir les portes du
paradis aux musulmans. Mais on connaît l’exemple de musulmans qui
refusèrent cette pratique parce qu’ils la jugeaient injustifiée ou estimaient
« injuste » de tuer un autre être humain, quel qu’il fût.
Ce point exige quelques précisions sur la conception de la justice
islamique (et ottomane), à savoir l’‘adala en arabe ou adalet en ottoman
ou en turc. Ce concept ne recouvre pas la notion judéo-chrétienne du
« comportement juste ». La notion musulmane d’‘adala est au fondement
de la gouvernance et du système judiciaire de l’Empire ottoman. Elle
constitue le cadre à l’intérieur duquel les musulmans jugent la conduite
humaine comme « juste » ou « injuste ». C’est dans ce cadre de référence
qu’ils agissent à l’égard des arméniens avec bienveillance et résistent aux
67
À la recherche des Justes : le cas arménien

ordres destructeurs – « injustes » à leurs yeux – des unionistes. Cette


conception diffère de la notion judéo-chrétienne du comportement
« juste » : les musulmans n’agissent pas en raison de la valeur supérieure
du principe d’humanité, mais en raison de celle des principes de l’islam.
Et ce faisant, ils agissent contre les principes des unionistes qui consi-
dèrent l’État et sa préservation comme valeurs suprêmes. Si les actes de
Şahingiray sont illégitimes aux yeux de Hüseyin Nesimî et provoquent
son opposition, c’est parce qu’ils sont contraires à la justice (l’adalet) et
répandent l’injustice (le zulm) 23. La conception de la justice connaissait
une transformation en 1915, puisque les administrateurs ottomans ne
s’entendaient pas sur sa définition. Alors que Nesimî respectait encore
la conception traditionnelle de la justice prônée par la sharia et affichée
par le CUP, ce que l’Organisation spéciale mit en pratique ouvertement
et le CUP en cachette était une autre conception, selon laquelle la vraie
justice était incarnée par les intérêts de l’État. En l’occurrence, ceux-ci,
définis en termes nationalistes, préconisaient la destruction des arméniens.
De fait, cette subversion de la notion islamique de justice apparaît
avec plus d’évidence lorsqu’on analyse l’image que l’histoire turque
a donnée depuis du Dr Şahingiray. Ce dernier a, du reste, rédigé ses
Mémoires pendant la période de l’Armistice, alors qu’il cherchait à
échapper aux forces alliées d’Istanbul qui le recherchaient pour ses
crimes contre les arméniens. Son texte s’achève brutalement alors qu’il
se suicide au moment où il comprend que son arrestation est imminente.
L’État turc a rendu hommage à cet homme, présenté comme un « authen-
tique nationaliste ». C’est en ces termes que Hüsamettin Ertürk, lui-même
membre de l’Organisation spéciale et qui écrivit aussi ses Mémoires, parle
du Dr Resit Şahingiray 24, un homme « ayant atteint le martyre » par son
suicide. Ertürk se fait sans doute l’écho du sentiment nationaliste qui
persiste encore dans la Turquie actuelle lorsqu’il commente le sort des
auteurs de crimes contre les arméniens : « de nombreuses pendaisons se
succédèrent et les enfants de la nation moururent au gibet. Tout cela
fut le fait des ennemis des Turcs 25 ». Les sentiments de ces « martyrs »
sont exprimés par le cri que poussa l’un d’eux, selon Ertürk : « La nation

23. De fait, comme les spécialistes l’ont souvent noté, on ne pouvait légitime-
ment retirer du pouvoir les dirigeants musulmans qu’en prouvant qu’ils avaient
agi « injustement » à l’égard de leurs sujets. Cf. Halil Inalcı, The Ottoman
Empire : The Classical Age, 1300-1600, New York (N. Y.), Praeger, 1973.
24. Hüsamettin Ertürk, İki Devrin Perde Arkası [Deux ères en coulisse], Istanbul,
Hilmi, 1957, p. 327.
25. Ibid., p. 306.
68
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

turque vivra à jamais et l’islam ne connaîtra jamais le déclin. Puisse


Dieu ne pas faire de tort à la nation et au pays ; les individus meurent,
les nations continuent de vivre. Si Dieu le veut, la nation turque vivra
pour l’éternité. » On le voit, le caractère sacré de la nation et de l’État
aliène la conception de la justice et sacrifie tout à la raison d’État. Ce
sentiment n’a pas disparu dans la Turquie d’aujourd’hui. Néanmoins, les
récentes études universitaires menées en Turquie par des chercheurs qui
appliquent les critères définis par la communauté scientifique inter-
nationale facilitent l’analyse critique de ces postures idéologiques et
permettent de déchiffrer et de déconstruire les multiples strates où se
situent la « justice » et l’« injustice » dans la société turque en général.

Peut-on englober dans la notion de « Justes » tous ceux qui respectent


le principe d’humanité au point de lui sacrifier leur vie, quelle que soit
la religion des persécutés ? Même si la notion semble laïque, elle est
inscrite à la fois dans la tradition judéo-chrétienne et dans l’expérience
de l’Holocauste durant la Seconde Guerre mondiale. Les frontières spa-
tiales et temporelles de cet événement constitue un défi majeur. Si l’on
veut, par une démarche scientifique, appliquer la notion à la violence
commise à l’encontre des arméniens et des turcs qui les ont aidés pendant
la Première Guerre mondiale, les limites de cette transposition apparaissent
immédiatement. La conception turque ottomane de la « conduite juste »
envers les arméniens découle du concept d’‘adala, de ce qui est considéré
comme « juste » dans l’islam. Ce n’est pas une notion laïque, pas plus que
ne l’est la notion de « Juste » qui est enracinée dans la tradition judéo-
chrétienne. Mais la relation entre la religion et l’État dans l’Islam et dans
la chrétienté n’est pas la même. Dans le cas de Nesimî, c’est parce que
les actions de l’État ottoman violaient la conception religieuse de la « jus-
tice », qu’il s’est opposé aux massacres des arméniens. Pour marquer la
différence avec l’expérience occidentale, je propose de désigner Nesimî
du terme d’« homme de bien ».
Peut-on englober dans la notion d’« hommes et de femmes de bien »
tous ceux qui mettent le principe d’humanité au-dessus de tout, y
compris leur propre vie ? On peut considérer que toutes les religions
apprennent aux hommes à respecter l’humanité par-dessus tout y
compris leur propre vie. Mais une question demeure : soit on réunit
l’humanité autour d’un concept qui n’est pas enraciné dans l’expérience
d’une religion et d’une société particulières, soit on est au moins
conscient des limites du concept choisi. Il faut tester la notion de « Juste »
dans d’autres contextes. Une autre difficulté réside dans le choix des
69
À la recherche des Justes : le cas arménien

instances de décision : qui décide de savoir qui est un ou une Juste, un


homme ou une femme de bien ? À Yad Vashem, « l’allée des Justes »
honore ceux qui ont aidé les juifs pendant l’Holocauste. Mais si l’État
turc devait honorer quelqu’un aujourd’hui, ce ne serait pas Nesimî, mais
le Dr Şahingiray, le gouverneur qui l’a tué. Même si ce dernier a finale-
ment été pendu pour ses crimes, les nationalistes turcs le considèrent
comme un héros, la République turque a honoré sa mémoire, et l’une des
premières décisions de l’Assemblée nationale turque a été de le proclamer
martyr. Plutôt que l’État, ce devrait être la communauté des scientifiques
et ceux qui en Turquie veulent fonder leur jugement sur une base
historique, qui devraient définir les « hommes et femmes de bien » et/ou
les « Justes ».
Chapitre 3
APPROCHE COMPARÉE
DE L’AIDE AUX JUIFS
ET AUX AVIATEURS ALLIÉS
Claire ANDRIEU

lutôt que de parler de « sauvetage », nous utiliserons le mot « aide ».

P L’aide désigne l’assistance, le soutien, mais il désigne aussi la


personne qui aide. L’avantage de ce vocable est de pouvoir
rassembler toutes les formes d’aide et toutes les personnes qui ont tenté
de secourir les pourchassés et les persécutés, sans préjuger de l’impor-
tance finale de leur action. Les termes de « sauvetage » et de « sauveteurs »
peuvent être trompeurs en ce sens qu’ils risquent de faire concentrer sur
un moment ou sur une personne ce qui a nécessité, en réalité, une chaîne
continue d’actes, accomplis souvent par une série d’acteurs. En outre,
l’acte de sauvetage n’a pas toujours été perçu comme tel sur le moment.
Enfin, une partie de ces actes n’ont pas suffi à sauver, finalement, les
victimes qui en avaient bénéficié. Le mot d’aide, plus modeste, répond
à la conscience minimale que l’ensemble des acteurs avaient de leur
action. Il présente en outre l’avantage d’avoir été utilisé, dès la guerre,
par les Alliés qui désignaient du terme de « helpers » celles et ceux qui
venaient en aide à leurs soldats et aviateurs fuyant l’ennemi sur le conti-
nent occupé.
Telles qu’elles ont été écrites jusqu’à présent, l’histoire de l’aide aux
juifs et celle de l’aide aux soldats et aviateurs alliés dans l’Europe occupée
se croisent rarement. Leurs bibliographies ne se recoupent pas. Ce n’est
que dans certains Mémoires ou dans quelques dossiers individuels posté-
rieurs à la guerre, que, sans souci du genre du récit ou du cadrage imposé
72
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

par le questionnaire, le témoin déborde du sujet pour évoquer les acti-


vités qu’il ou elle a déployées en faveur de fugitifs d’un autre type. Pas
plus les fugitifs, population pourtant exceptionnellement nombreuse
entre 1940 et 1945, que leurs aides, bien plus nombreux encore, n’ont
fait l’objet d’une histoire globale. Les actions de soutien aux persécutés
et aux pourchassés se sont-elles réellement développées séparément,
dans des lieux et des milieux dépourvus de points de contact ? Forment-
elles de véritables couloirs parallèles dans l’histoire souterraine de la
résistance à l’oppression ?

Des corpus de connaissances séparés


et assez peu critiques
Sur le moment comme après coup, tout semble conspirer à enfermer
chaque type d’aide dans un monde clos sur lui-même. Prenons d’abord
l’image courante transmise par les films de fiction. Si l’on s’en tient aux
grands succès du cinéma, l’aide aux aviateurs alliés évoquée dans Le
Jour le plus long (1963), La Vie de château (1966), et surtout La Grande
Vadrouille qui, sorti en 1966, détenait encore en 1993 le record des
entrées au cinéma (17 millions, sans compter les retransmissions télé-
visées) 1 n’évoque pas les actions de protection des familles juives. Il en
va de même pour Papy fait de la résistance (1983). Inversement, Le Vieil
Homme et l’enfant (1966), Les Guichets du Louvre (1973), Un sac de billes
(1975), Le Dernier Métro (1980), Au revoir les enfants (1987) ou Monsieur
Batignole (2002) ne font pas apparaître le soutien aux fugitifs alliés.
Le même constat peut être tiré des bibliographies respectives. Celle
concernant l’aide aux Alliés en fuite dans l’Europe allemande est essen-
tiellement constituée de souvenirs d’organisateurs de réseaux d’évasion,
ou de récits qui ont été mis en forme sur la base de leurs témoignages.
Dans ces livres, il est rare que l’aide aux juifs soit mentionnée. À cet
ensemble s’ajoutent les témoignages de soldats britanniques détenus
dans des camps de prisonniers en Italie et qui se sont réfugiés dans des
familles italiennes lors de l’arrivée des troupes allemandes en septembre
1943. Leur séjour s’est souvent prolongé jusqu’au printemps 1945. Le
grand nombre d’individus concernés, la longueur de l’expérience vécue
et l’étroitesse des liens noués à cette occasion ont suscité une littérature
de témoignage qui n’existe pas, ou beaucoup moins, pour la façade occi-
dentale de l’Europe. Les prisonniers de guerre de l’Ouest européen ont

1. Le Film français, 2478, 29 octobre 1993.


73
Approche comparée de l’aide aux juifs et aux aviateurs alliés

été transférés en Allemagne et n’ont pas connu l’aubaine offerte par


l’armistice italien. Ceux d’entre eux qui ont réussi à s’évader de leur
camp ont fui l’Allemagne et sa population civile violemment hostile. En
ce qui concerne les publications universitaires portant sur l’aide aux
soldats alliés, leur inventaire est vite dressé : un seul historien a réfléchi
au sujet. Il s’agit de Roger Absalom, actuellement chercheur honoraire
à l’Institut de recherche culturelle de Sheffield Hallam University, qui
a travaillé sur l’hébergement des soldats britanniques dans l’Italie de
l’après-septembre 1943 2. Son travail n’évoque pas la solidarité des Ita-
liens à l’égard des juifs. Est-ce en raison d’une division géographique
du travail, du fait que les soldats alliés se trouvaient dispersés dans
les campagnes et les montagnes alors que la population juive était plu-
tôt citadine ?
Symétriquement, la bibliographie relative à l’aide aux juifs est muette
sur le soutien aux Alliés en fuite 3. Elle se distingue par la moindre part
qu’y tiennent les témoignages directs, que ce soit de la part des aides
ou des aidés. Dans une large mesure, cependant, elle reste une littérature
de témoignage en ce sens que les récits publiés sont imprégnés de dis-
cours moral. Les titres en font l’annonce : il y est question de « héros »,
d’« anges », de « Justes », du « courage », du « bien », de la « lumière » et des
« ténèbres ». Autre différence d’avec la bibliographie concernant l’aide
aux Alliés errants, celle de l’aide aux juifs présente déjà un nombre
substantiel de travaux universitaires. La recherche a commencé en socio-
logie et s’est constituée sur la base de concepts moraux comme l’altruisme,
mais elle a évolué et offre désormais des analyses de cas approfondies
qui échappent à la fois aux catégorisations psycho-morales et à la narra-
tion hagiographique.
Les deux sujets ont donc en commun de connaître depuis peu l’exa-
men critique. En tant que thèmes de recherche nouveaux, ils ont connu
les difficultés et les aléas de l’accès à la reconnaissance par les disci-
plines universitaires. En France, le débat qui freinait l’intégration de
l’aide aux juifs dans la discipline historique portait sur la question de
savoir s’il s’agissait ou non de Résistance. Le débat est maintenant clos
par l’affirmative. La mise en avant du concept de « résistance civile » par

2. Roger Absalom, A Strange Alliance. Aspects of Escape and Survival in Italy,


1943-1945, Florence, Leo S. Olschki, 1988.
3. Nous utilisons ici la recension bibliographique établie par Sarah Gensburger
dans sa thèse : Essai de sociologie de la mémoire. L’expression des souvenirs
à travers le titre de « Juste parmi les nations » dans le cas français : entre cadre
institutionnel, politique publique et mémoire collective, sous la direction de
Marie-Claire Lavabre, Paris, EHESS, 2006.
74
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Jacques Sémelin depuis la publication de Sans armes face à Hitler 4, en


1989, a contribué à ce résultat. Paru en 2006, le Dictionnaire historique
de la Résistance consacre l’évolution 5. L’Amitié chrétienne, la Cimade,
le comité Amelot et l’Œuvre de secours aux enfants (OSE) y sont dûment
présentés parmi les « organisations civiles et militaires de la Résistance
intérieure ». Le sort de l’aide aux soldats et aviateurs alliés en France
est moins enviable dans la mesure où il n’a fait l’objet d’aucun travail
universitaire approfondi. Cette aide n’est connue qu’à travers des ouvrages
narratifs. Les réseaux d’évasion Comète, Pat O’Leary et Shelburne ont
chacun une entrée dans le Dictionnaire de la Résistance. Mais cette acti-
vité est souvent considérée comme relevant de l’histoire militaire : « orga-
nisme militaire, [le réseau] est en contact étroit avec les responsables de
l’état-major des forces pour lequel il travaille 6 ». Restrictive, la définition
tend à exclure de la résistance civile l’aide aux Alliés en fuite, alors
que cette fonction, comme l’aide aux juifs, a essentiellement reposé sur
l’initiative de la population civile. En outre, si les réseaux d’évasion ont
finalement travaillé en contact avec l’état-major allié, il a d’abord fallu la
détermination de quelques évadés et de quelques originaux de la Military
Intelligence à Londres, pour imposer la création d’un service ad hoc à la
hiérarchie militaire. Celle-ci était d’autant plus réticente que l’innovation
allait impliquer des civils sur le terrain 7.
Nous considérerons donc l’aide aux juifs et aux aviateurs alliés
comme parties intégrantes de la Résistance. Une Résistance deux fois
civile, parce qu’elle n’utilise pas les armes (quoique certains dirigeants
disposaient d’un revolver et s’en servaient parfois) ; et parce qu’elle n’est
pas « politique » au sens restreint du terme, c’est-à-dire que cette résis-
tance à l’oppression n’émet d’autre programme politique que celui que
son action révèle : le refus de l’Occupation et du mode d’exclusion qui
l’accompagne. À ce titre, l’aide aux pourchassés et aux persécutés fait
partie de la Résistance des « réseaux », qui inclut aussi les réseaux de
renseignements. Elle se distingue de la Résistance des « mouvements » et

4. Jacques Sémelin, Sans armes face à Hitler, Paris, Payot, coll. « Petite Biblio-
thèque Payot », 1996 [1re éd. 1989].
5. François Marcot (dir.), avec la collaboration de Christine Levisse-Touzé et
Bruno Leroux, Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Robert Laffont,
coll. « Bouquins », 2006.
6. Dominique Veillon, « Les réseaux de résistance », dans Jean-Pierre Azéma et
François Bédarida, La France des années noires, tome 1, Paris, Seuil, 1993,
p. 453.
7. Michael Richard D. Foot et James M. Langley, MI9, The British Secret Service
That Fostered Escape and Evasion 1939-1945 and its American Counterpart,
Londres, The Bodley Head, 1979.
75
Approche comparée de l’aide aux juifs et aux aviateurs alliés

du Conseil national de la Résistance, qui bâtissent des programmes pour


l’après-guerre. C’est d’un autre espace politique qu’il s’agit, dont le lan-
gage est un acte, celui de refuser le nazisme en venant en aide à ses
ennemis. Menée sur la base d’un projet dont la signification politique
profonde n’est pas discutable, cette activité civile et civique a toute sa
place dans la Résistance.

Des processus de reconnaissance sociale


distincts et décalés
Si les témoins, les auteurs de récits et les quelques clercs qui se sont
penchés sur le sujet ont circonscrit leur champ d’investigation à un seul
type d’aide, les procédures de la reconnaissance sociale ont obéi à la
même mono-curiosité. Par ailleurs, après la guerre, les méthodes d’iden-
tification des aides, selon qu’il s’agissait de helpers ou de Justes parmi
les nations, ont été très différentes. En ce qui concerne la France, le
contraste qui en résulte est particulièrement saisissant. Le nombre de
helpers reconnus est supérieur au nombre d’aidés, ce qui paraît conforme
à la réalité des faits. En revanche, le nombre de Justes, très inférieur au
nombre de personnes évadées ou cachées, paraît peu vraisemblable.

Tableau 3 : Aides de France reconnus


(helpers ou « Justes parmi les nations ») 8
Helpers reconnus Helpers reconnus Justes reconnus
par le Royaume-Uni par les États-Unis par Israël
1944-1946 1944-1946 1964-2002
H 13 500 H 10 300 2 000
Pour 3 600 Britanniques Pour 3 000 Américains Pour 11 000 évadés en
évadés de France et évadés de France et Suisse, quelques milliers
N hébergés en attente N’ hébergés en attente en Espagne, et 100 000
d’évasion d’évasion à 200 000 personnes
hébergées en France

8. MI9 : amateur helpers. News-Letter, 4, 1er juin 1946, AIR20/8912, Public


Record Office (PRO) ; Statistiques établies d’après les listes du MIS-X, National
Archives and Records Administration (NARA) ; Michael Richard D. Foot et
James M. Langley, MI9, The British Secret Service..., op. cit., p. 309-315 ;
nombre donné par Sarah Gensburger, « Les figures du “Juste” et du résistant
et l’évolution de la mémoire historique française de l’Occupation », Revue fran-
çaise de science politique, 52 (2-3), avril-juin 2002, p. 291 ; Ruth Fivaz-
Silbermann, « La Suisse face au génocide nazi : refus actif, secours passif »,
chapitre 14 du présent ouvrage.
76
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

La reconnaissance sociale des aides a répondu à des préoccupations


et suivi des modalités tout à fait différentes. Informés, au fur et à mesure
de l’évasion des leurs, de l’identité et de la localisation des helpers, les
Alliés ont lancé, dès la libération des territoires considérés, une politique
de reconnaissance des actions de solidarité. Des services spécialement
créés pour l’occasion, des Awards Bureaus ont été implantés dans les
pays libérés. Ils étaient chargés de retrouver les aides dont ils avaient
connaissance, et de repérer les autres par l’intermédiaire d’appels réitérés
dans la presse locale. La procédure fut close durant l’été 1946. Jusqu’en
1947, les autorités civiles et militaires américaines et britanniques orga-
nisèrent dans les régions des différents pays des cérémonies de remise
collective de diplômes et de décorations. La procédure de reconnaissance
combinait donc celle du fugitif, celle de l’État dont il était national et
l’autosignalement par le helper lui-même ou sa famille au lendemain de
la guerre. Du seul côté britannique, plus de 100 000 aides furent ainsi
répertoriés en Europe occidentale et centrale/orientale. Menée dès les
événements eux-mêmes et au lendemain des faits, l’enquête présente un
bon degré de fiabilité.
L’action de reconnaissance autorisée par l’État d’Israël à la suite du
vote d’une loi en 1953 est d’une ampleur plus modeste et d’une significa-
tion autre. Entrée en vigueur en 1962 seulement, et selon une procédure
qui n’est pas close, la loi israélienne a créé un ensemble de Justes qui
n’a pas la même représentativité que la population des helpers reconnus.
Non seulement l’ensemble produit par la procédure est tributaire du
temps qui a passé et de restrictions incluses dans la définition du Juste
(non juif, non rémunéré), mais il repose sur la seule déclaration des juifs
aidés. Israël ne reconnaît pas les autosignalements d’aides et ne mène
pas de politique de récompense autre que celle qui dépend de l’initiative
des juifs ayant résidé dans les pays occupés ou satellites du Troisième
Reich. Il s’agit donc d’une politique circonspecte, dans laquelle l’État
n’intervient qu’en dernier ressort et par l’intermédiaire d’un service de
Yad Vashem, l’Autorité pour le souvenir des martyrs et des héros, issu
de la même loi de 1953 qui a créé le titre de Justes parmi les nations.
Dans le cas de la France, pays où la laïcité et l’assimilationnisme répu-
blicain ont longtemps freiné la reconnaissance d’une identité juive,
l’aide aux juifs n’était pas une catégorie aisément représentable sur la
place publique. C’est l’une des raisons pour lesquelles le nombre d’aides
reconnus – 2 000 en 2002 – paraît étrangement bas, comparé au taux
de survie de la population juive de ce pays (environ 75 %). En 1995, le
nombre de Justes de France était de 2,8 fois inférieur à celui des Pays-
Bas (3,4 fois pour la Pologne), alors que le taux de survie dans ces
77
Approche comparée de l’aide aux juifs et aux aviateurs alliés

derniers pays a été inférieur à 20 % 9. Mais en Hollande et en Pologne,


l’identité religieuse faisait et fait encore partie de l’identité sociale : la
constitution traditionnelle et publique de la société en communautés
confessionnelles y a aussitôt favorisé la reconnaissance pleine et entière
de l’aide aux juifs 10.
Après la guerre, la reconnaissance sociale de l’aide aux fugitifs a ainsi
figé des cadres sociaux de mémoire. Les questionnaires et les enquêtes
n’ont pas appelé à déclarer d’autres activités d’aide, et c’est accidentelle-
ment que les sources portent la trace d’actions voisines en faveur d’une
population autre. S’agit-il seulement d’un effet de source, et, le temps
ayant passé, de mémoire collective, ou est-ce une réalité de l’époque ?
Ces deux mondes de l’aide ont-ils coexisté sans se connaître ?

Deux régimes de répression


sans commune mesure
Si la bibliographie et la reconnaissance postérieures aux faits sont
un moyen de connaissance, elles ont pour inconvénient de n’être pas
contemporaines des événements. La répression mise en œuvre sur le
moment offre un autre moyen d’observation d’un mouvement social
clandestin. Or la disproportion des répressions exercées à l’encontre de
l’aide aux juifs ou aux Alliés errants offre un nouveau miroir de sépara-
tion entre les deux phénomènes. En France, la répression est l’œuvre de
l’occupant. Elle est féroce envers les helpers, et quasiment nulle à l’égard
de ceux qui aident les juifs. Le gouvernement de Vichy, quant à lui,
n’intervient que très rarement, et toujours faiblement.
La répression par l’occupant de l’aide aux soldats et aviateurs alliés
est immédiate et sévère. L’hébergement d’un Allié est considéré comme
un acte de guerre commis par un franc-tireur, et puni comme tel. Afin
que nul ne l’ignore, les Allemands placardent régulièrement des affiches
qui en font l’annonce. La première connue date du 24 août 1940 11. Elle
est publiée dans le Nord et le Pas-de-Calais et stipule que « Quiconque
entreprendra d’héberger, ou de cacher, ou d’aider d’une façon quel-
conque un militant [sic] de l’armée anglaise ou française [...] sera passible

9. Lucien Lazare, Le Livre des Justes, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1996,
p. 263.
10. Pour la mise en évidence de ce paramètre, voir Sarah Gensburger, Essai
de sociologie de la mémoire..., thèse citée.
11. AN, 72 AJ 817, reproduite sur le site Archim.
78
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

de la peine de mort ou des travaux forcés ». La non-dénonciation de


l’aide est passible des mêmes peines. Une affiche semblable est placardée
à Paris en octobre. Elle annonce que les personnes qui « continueront à
héberger des Anglais sans les avoir déclarés seront fusillées 12 ». Cet avis
est affiché dans le métro 13. À partir de l’été 1941, une prime de capture
ou de dénonciation est jointe à l’annonce. Puis ce sont les femmes
qui sont atteintes par la répression. L’avis sans doute le plus répandu
en France est celui du 22 septembre 1941 qui, signé du général von
Stülpnagel, chef de l’Administration militaire allemande en France, sti-
pule que « les femmes qui se rendraient coupables du même délit seront
envoyées dans des camps de concentration situés en Allemagne ». La
répression franchit un pas en 1942, lorsque le chef de la SS en France
publie à son tour un avis. Les familles des « saboteurs et fauteurs de
troubles » sont désormais visées : « Tous les proches parents masculins »
seront fusillés, « toutes les femmes de même degré de parenté seront
condamnées aux travaux forcés », et tous leurs enfants, jusqu’à 17 ans,
seront placés dans une « maison d’éducation surveillée 14 ». Si les mesures
SS sont restées sur le papier, les dispositions prises par la Wehrmacht
ont bien été appliquées. Parmi ceux qui ont été arrêtés pour avoir aidé
des Alliés en fuite, la mortalité par déportation est élevée : elle frappe
les enquêteurs britanniques qui estiment qu’elle est plus importante en
France que dans les autres pays d’Europe 15. Les menaces contre les
femmes ont été mises à exécution : on compte 40 % de femmes parmi
les helpers déportés alors que la part des femmes dans le total de la
déportation par mesure de répression est de 10 % 16.
Quel est le rôle du gouvernement de Vichy dans cette répression ? Il
ne semble pas qu’il y ait participé. Il a, évidemment, collaboré avec les
Allemands en leur transmettant les soldats et les aviateurs alliés tombés
entre ses mains, mais il n’en a pas fait la recherche systématique et nous
ne connaissons pas de cas de répression des hébergeurs ou de traque de
ceux-ci. En zone sud, la police et la gendarmerie française arrêtaient les
fugitifs et les transféraient dans des forts où les prisonniers de guerre
étaient concentrés. De là, ils n’étaient pas livrés aux Allemands, du

12. AN, 72 AJ 790, reproduite sur le site Archim.


13. James M. Langley, Fight Another Day, Londres, Collins, 1974, p. 85.
14. Stéphane Marchetti, Images d’une certaine France. Affiches 1939-1945,
Lausanne, Édita, 1982, p. 100.
15. MI9 : amateur helpers..., op. cit.
16. Statistique établie sur la base d’une liste de 295 helpers déportés, recensés
par l’armée américaine avant mai 1945, box 1, ETO, MIS, MIS-X, 290/55/
35/7, NARA.
79
Approche comparée de l’aide aux juifs et aux aviateurs alliés

moins jusqu’à l’invasion de la zone sud. Les risques encourus par les
hébergeurs étaient ceux liés à l’usage de faux papiers, de fausses cartes
de ravitaillement, et à la non-déclaration des hôtes, mesure qui était
devenue obligatoire pour le séjour de toute personne étrangère à la
commune en vertu d’une loi de février 1943. L’aide aux juifs encourait
les mêmes risques. Mais, à notre connaissance, la répression des civils
venant en aide aux fugitifs alliés a toujours été le fait de l’occupant.
Comparée à la répression de l’aide aux Alliés, celle de l’aide aux juifs
paraît presque inexistante. De la part de l’État français, en dehors des
mesures mentionnées dans le paragraphe précédent, l’intervention à
l’encontre des hébergeurs est rare. Deux seuls textes nouveaux sont à
signaler, dont l’application reste incertaine. Une loi du 10 août 1942
« réprimant l’évasion des internés administratifs et la complicité en
matière d’évasion » prévoit une peine de trois mois à un an de prison
pour « recel » d’évadés de camps d’internement 17. À l’inverse des disposi-
tions SS prises au même moment pour l’hébergement des aviateurs, la
famille de l’évadé est explicitement exemptée de toute peine. Mentionnée
dans le recueil de textes officiels Les Juifs sous l’Occupation publié par
le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) en 1945, et citée
dans un rapport de l’automne 1942 sur la situation des juifs en France 18,
cette loi visait vraisemblablement l’évasion de « travailleurs étrangers »
juifs. Dans le même été 1942, René Bousquet a pris la seule disposition
qui vise explicitement l’aide aux juifs : par télégramme, il a enjoint les
préfets régionaux de zone libre de lui « proposer éventuellement » « inter-
nement administratif personnes dont attitude ou actes entraveraient
exécution mes instructions sur regroupements israélites 19 ». Nous ne
connaissons pas les suites données à ce télégramme, s’il y en eut. Le
refus de coopérer aux rafles de l’été 1942 en zone sud a entraîné au
moins deux sanctions : trois mois d’assignation à résidence à Privas pour
le révérend père Chaillet, de l’Amitié chrétienne, et une mise à la retraite
d’office pour le général de Saint-Vincent qui avait refusé de mettre
l’armée à disposition pour encadrer la gare, à Lyon, au moment de l’opé-
ration de déportation 20. On peut citer aussi l’arrestation en février 1943

17. Loi du 10 août 1942, JO du 5 septembre 1942, et modification du


3 décembre suivant, JO du 4 décembre 1942.
18. Archives de l’OSE, boîte XV, microfilm bobine 6, rapport publié dans La
France libre, 551, 27 septembre 1942. Ce rapport m’a été aimablement signalé
par Camille Ménager.
19. Télégramme reproduit dans Serge Klarsfeld, Le Calendrier, Paris, Fils et
filles de déportés juifs de France (FFDJF), 1993, p. 545.
20. Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, tome 1, Paris, Fayard, 1983, p. 283
et 481.
80
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

et la détention durant quelques semaines à Saint-Paul-d’Eyjeaux des


pasteurs Theis et Trocmé et de l’enseignant Roger Darcissac, du Chambon.
Dans le cadre de l’« action Brunner » entreprise de septembre 1943 à mars
1944 dans la région de Grenoble, on signale enfin l’usage par une gen-
darmerie du décret-loi du 2 mai 1938 qui permettait de verbaliser des
logeurs pour « non-déclaration d’étrangers 21 ». Même si cet ensemble
de cas montre un souci de répression de la part du gouvernement de
Vichy, leur rareté et leur incidence limitée n’en font pas une politique.
La surprise est de constater la même indifférence du côté de l’occupant.
Aucun texte, aucune affiche placardée, aucune prime de capture, aucune
exécution pour hébergement de juifs. Dans le Dictionnaire des Justes de
France 22, les rares Justes sanctionnés le sont souvent du fait d’activités
de résistance menées en parallèle. La sanction tombait, cependant, si la
personne, arrêtée avec ses protégés, se solidarisait avec eux. Ce fut le
cas de Daniel Trocmé, qui tenait un home d’enfants sur le plateau du
Chambon et qui, une fois arrêté avec ses pensionnaires juifs, refusa de
s’en désolidariser. Il fut gazé à Majdanek en avril 1944. Ce fut le cas
aussi d’Adélaïde Hautval, médecin de confession protestante, qui se soli-
darisa en prison avec des prisonniers juifs maltraités. Qualifiée d’« Amie
des juifs », déportée à Auschwitz, elle refusa de participer aux expé-
riences « médicales » du Dr Mengele. Transférée à Ravensbrück, elle en
revint. Le cas de Lucien Bunel, le « père Jacques » du collège d’Avon dont
Louis Malle a filmé l’histoire, est sans doute analogue. Il fut déporté à
Mauthausen et mourut peu après la libération du camp. Pourquoi les
Allemands n’ont-ils pas réprimé l’hébergement de juifs en France comme
ils le faisaient en Pologne et comme ils l’ont fait aux Pays-Bas à partir
de 1943 ? Existe-t-il un lien entre le taux relativement élevé de survie
des juifs en France durant l’Occupation, et cette absence de répression ?
Qu’en est-il, à ce propos, des cas belge et hollandais ? Toujours est-il
que la mention « au péril de sa vie », récurrente dans les notices relatives
aux Justes de France, ne paraît pas complètement justifiée.

21. Cf. la contribution de Tal Bruttmann, « La lutte contre le sauvetage dans


le cadre de l’“action Brunner”, 1943-1944 », chapitre 17 du présent ouvrage.
22. Israel Gutman (dir.), Dictionnaire des Justes de France, édition établie par
Lucien Lazare, Jérusalem, Yad Vashem, Paris, Fayard, 2003 ; Mordecai Paldiel,
Saving the Jews, Amazing Stories of Men and Women who Defied the “Final
Solution” », Rockville (Md.), Schreiber Publishing, 2000 ; Adélaïde Hautval,
Médecine et crimes contre l’humanité, Paris, Éditions du Félin, 2006 [2e éd.].
81
Approche comparée de l’aide aux juifs et aux aviateurs alliés

L’étude d’un mouvement social – l’aide aux fugitifs – par des moyens
extérieurs à l’objet, comme la bibliographie, la reconnaissance sociale
postérieure aux événements ou la répression des actes accomplis, ne per-
met pas de répondre à toutes les questions. Notamment, le croisement
des deux types d’aide se voit dans d’autres sources et à d’autres moments,
lors des passages de frontières 23 ou dans l’analyse fine des dossiers indi-
viduels. Mais l’approche par l’extérieur permet d’éviter le piège d’un
discours psychologique sur les motivations, toujours aléatoire, et de
détecter des mentalités collectives ou des cultures politiques nationales.
Par exemple, si la fréquence de l’aide était inversement proportionnelle
à l’intensité de la répression, la France n’aurait pas été l’un des pays
d’Europe de l’Ouest où les soldats et aviateurs alliés étaient recueillis et
protégés par 90 % de la population civile 24. Le constat oblige à introduire
le paramètre d’une conscience nationale qui, au mépris des mesures
nazies et des propagandes nazies et vichystes, persistait à considérer la
présence allemande comme illégitime, et les Anglo-Saxons comme les
alliés naturels de la France. Il est bien possible, aussi, que les mesures
de déportation, parce qu’elles étaient allemandes, se soient trouvées par
là même frappées d’illégitimité, tout en étant perçues comme inhumaines.

23. Bartolomé Bennassar, « Le passage des Pyrénées », Les Cahiers de la Shoah,


« Survivre à la Shoah, exemples français », 5, Paris, Les Belles Lettres, 2001,
p. 51-70.
24. MIS-X, Bulletin #4, 28 mai 1943, p. 1 : « Ninety-nine out of every
100 Frenchmen will be willing to aid our airmen [...] », dans exposé général
non titré sur l’évasion en Europe et dans le Pacifique sud-ouest. RG468, ETO,
MIS-X Section 290/55/18/3, box 7.
Chapitre 4
POUR UNE APPROCHE
QUANTITATIVE DE LA SURVIE
ET DU SAUVETAGE DES JUIFS
Marnix CROES

elen Fein écrivait en 1979 qu’« une grande partie de l’histoire

H significative de l’extermination des juifs a répondu à la nécessité


d’évaluer les responsabilités et d’expliquer les causes sous-
jacentes de l’événement » 1. Si cette approche était, selon elle, compré-
hensible, elle n’en posait pas moins des problèmes à la recherche
historique. En effet, « les exigences des chercheurs induisent un pro-
gramme implicite d’hypothèses qui limite les découvertes, car les indices
dont nous tirons nos réponses dépendent des questions que nous
posons 2 ». Une des questions qui demeuraient ainsi sans réponse était
pourquoi le génocide des juifs avait aussi « bien réussi 3 ».
Bien que Helen Fein ait eu raison d’affirmer que cette question n’avait
(et n’a toujours) pas obtenu de réponse satisfaisante, cela ne veut pas
dire qu’elle n’ait jamais été posée. En 1949, Leon Shapiro et Boris Sapir
reconnaissaient que le taux de survie des juifs au cours du génocide
différait selon les pays d’Europe. Les chiffres dont ils disposaient alors
ont été repris dans le tableau ci-dessous, qui illustre le taux de « réussite »

1. Merci à Felix Croes, aux éditeurs de ce volume et aux participants du colloque


international Pratiques de sauvetages en situations génocidaires. Perspectives
comparatives, pour leurs précieux commentaires.
2. Helen Fein, Accounting for Genocide. National Responses and Jewish Vic-
timization during the Holocaust, Chicago (Ill.), University of Chicago Press,
1979, p. 32.
3. Ibid., p. 33.
84
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

du génocide 4. En 1950, Abel Herzberg 5 est parti de ces données pour


essayer d’expliquer ces différences notables. Il s’est interrogé tout parti-
culièrement sur les raisons du très faible taux de survie des juifs des
Pays-Bas. Le fait que Leon Shapiro et Boris Sapir aient surestimé respec-
tivement de 10 000 et 15 000 le nombre de juifs établis aux Pays-Bas
avant la guerre et le nombre de ceux qui furent victimes des persécutions
ne modifie pas cette question fondamentale. Le taux de mortalité aux
Pays-Bas – 73 % – reste très élevé, surtout par rapport à ceux enregistrés
en France (25 %) et en Belgique (40 %) 6.

Tableau 4 : Estimation de la mortalité


dans les principales communautés d’Europe
Nombre de juifs Nombre de juifs Pourcentage
à la fin de 1939 décédés de décès
Allemagne 240 000 200 000 80
Autriche 60 000 40 000 66
Belgique 100 000 40 000 40
France 300 000 130 000 38
Grèce 75 000 60 000 80
Hollande 150 000 120 000 80
Hongrie 403 000 200 000 50
Lettonie 95 000 85 000 90
Lituanie 155 000 135 000 90
Pologne 3 250 000 2 900 000 88
Roumanie 850 000 420 000 50
Tchécoslovaquie 360 000 300 000 83
Union soviétique 3 020 000 1 000 000 33
Yougoslavie 75 000 65 000 86

4. Leon Shapiro et Boris Sapir, « Jewish Population of the World », dans Harry
Schneiderman, Morris Fine et Jacob Sloan (eds), American Jewish Year Book,
50, Philadelphie (Pa.), The Jewish Publication Society of America, 1949, p. 697.
5. Abel Herzberg, Kroniek der Jodenvervolging, 1940-1945, Amsterdam, Em.
Querido’s Uitgeverij, 1985 [5e éd.], p. 322-324.
6. Pim Griffioen et Ron Zeller, « A Comparative Analysis of the Persecution of
the Jews in the Netherlands and Belgium during the Second World War », The
Netherlands’ Journal of Social Sciences, 34 (2), 1998, p. 126-164.
85
Pour une approche quantitative de la survie et du sauvetage des juifs

Abel Herzberg avançait quatre raisons susceptibles d’expliquer ce


différentiel dans les taux de survie. Premièrement, les juifs hollandais
n’avaient pas eu la possibilité de se réfugier dans le Sud comme ceux
de Belgique et surtout de France. Deuxièmement, les Pays-Bas étaient
gouvernés par une administration d’occupation civile, alors que la
Belgique et la France l’étaient par une administration militaire, qui a
empêché les institutions national-socialistes de s’imposer pleinement.
Troisièmement, la communauté juive des Pays-Bas comprenait un pour-
centage relativement important d’ouvriers dont la situation socio-
économique offrait moins de possibilités d’échapper aux persécutions
sous l’Occupation. Quatrièmement, la soumission à la loi et à l’autorité
aurait été plus forte aux Pays-Bas que dans d’autres pays, tant parmi
les juifs que parmi les non-juifs 7.
Abel Herzberg n’a pas étayé son explication du fort taux de mortalité
des juifs des Pays-Bas et les quatre raisons qu’il a avancées ont été
contestées depuis 8, notamment au profit du rôle des spectateurs passifs
hollandais. Cependant, son approche témoigne que l’historiographie
a porté de longue date attention à cette question. La vraie question
demeure plutôt celle de la difficulté que les historiens, qui ont recours
aux méthodes traditionnelles, rencontrent pour « démontrer » que tel ou
tel facteur explique effectivement des taux de survie et leurs écarts.
Pour essayer de déterminer l’importance véritable des « causes » sup-
posées, il est pourtant possible de recourir aux méthodes et aux techniques
de la sociologie. Leur utilisation a conduit Helen Fein à conclure que la
variation des taux de mortalité dans les pays et territoires européens
s’explique par le degré de contrôle de la SS et par l’influence de l’anti-
sémitisme dans le pays ou territoire concerné 9. Cette conclusion lui a
valu la critique méprisante de Karl Schleunes, lequel lui a reproché de
n’avoir abouti qu’à « ce qui aurait dû être évident d’emblée 10 » ; en
admettant même qu’il ait raison, il conviendrait au moins de reconnaître
à Helen Fein le mérite d’avoir vérifié ses hypothèses.
C’est malheureusement quelque chose que les historiens de la Shoah
font rarement lorsqu’ils cherchent à expliquer les taux de mortalité. Leur
analyse des liens de causalité se résume bien souvent à une comparaison
des conditions dans lesquelles des mécanismes prétendument causaux

7. Abel Herzberg, Kroniek der Jodenvervolging..., op. cit., p. 322-324.


8. Pim Griffioen et Ron Zeller, « A Comparative Analysis... », art. cité.
9. Helen Fein, Accounting for Genocide..., op. cit., p. 50-84.
10. Karl Schleunes, « Review of Helen Fein, Accounting for Genocide », Ameri-
can Historial Review, 85 (1), 1980, p. 118.
86
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

ont produit leurs résultats 11. Cependant, cette méthode ne peut au mieux
exclure que quelques-unes des explications concurrentes des différences
relevées dans les taux de mortalité. Malgré la réduction de leur nombre,
plusieurs de ces explications continuent à coexister.
Pour pouvoir affirmer de façon convaincante qu’une « cause » sup-
posée a effectivement joué un rôle à la différence d’une seconde, il faut
pouvoir évaluer les effets de ces deux causes au même moment sur la
variable résultante. C’est exactement ce que permet une analyse multi-
variable. Dans notre cas, la variable résultante est le taux de mortalité
national, alors que les facteurs étudiés, ou variables indépendantes, sont
par exemple ceux qu’utilise Helen Fein : le degré de contrôle de la SS
et le degré d’antisémitisme de la population non juive. En se servant
de logiciels de statistiques perfectionnés, on peut établir quelle variable
indépendante est en corrélation avec la variable résultante, tout en
contrôlant les effets des autres variables indépendantes analysées.

Ouvrir la boîte noire


Malgré l’importance de la contribution de Helen Fein à la recherche
sur la Shoah, on peut regretter son manque d’explicitation de ses choix
méthodologiques. Elle a notamment utilisé comme variables indépen-
dantes des variables qui pouvaient pour partie être corrélées entre elles,
ce qui peut produire des résultats ambigus.
Supposons que l’on cherche à établir si la nationalité des juifs dans
un pays comme les Pays-Bas a influencé leurs chances de survie. Il ne
suffirait pas de calculer le pourcentage des juifs hollandais qui ont sur-
vécu, puis de le comparer au nombre de survivants parmi les juifs
allemands qui s’étaient réfugiés aux Pays-Bas avant la guerre. En effet,
si les juifs hollandais et allemands se distinguaient par d’autres caracté-
ristiques susceptibles de peser sur leurs chances de survie – l’âge ou la
richesse, par exemple 12 –, il conviendrait d’en tenir également compte.
Admettons que le taux de survie des juifs allemands soit supérieur.
Comment cela s’explique-t-il ? Il est probable que, grâce à l’expérience
directe qu’ils avaient faite de la persécution dans l’Allemagne nazie,

11. Pim Griffioen et Ron Zeller, « A Comparative Analysis... », art. cité,


p. 127-128.
12. Marnix Croes, « Jodenvervolging in Utrecht », dans Henk Flap et Marnix
Croes (eds), Wat toeval leek te zijn, maar niet was. De organisatie van de joden-
vervolging in Nederland, Amsterdam, Het Spinhuis, 2001, p. 39-68.
87
Pour une approche quantitative de la survie et du sauvetage des juifs

les juifs allemands qui s’étaient réfugiés aux Pays-Bas avant la guerre
savaient déjà ce qu’il fallait attendre d’une occupation allemande. Il
paraît raisonnable de penser qu’ils auront mis plus d’énergie que les juifs
hollandais à essayer d’échapper à la déportation. Mais il n’est pas exclu
non plus que les juifs allemands aient été tout simplement plus aisés
que les juifs hollandais et donc plus susceptibles de financer leur survie
dans la clandestinité ou leur fuite vers un pays neutre.
Une raison pour laquelle Helen Fein n’a pas utilisé d’analyse multi-
variable est le faible nombre d’unités de sa recherche. Ayant choisi de
concentrer son analyse au niveau national, elle a dû se contenter de
vingt-deux unités. En analyse statistique, ce nombre est trop limité pour
permettre une analyse multivariable. Ce choix l’a également obligée à
travailler avec des nombres globaux : le pourcentage national moyen de
juifs qui n’ont pas survécu à la guerre. Aussi a-t-elle ignoré la variation
des taux de mortalité à des niveaux d’analyse inférieurs au niveau natio-
nal comme ceux des échelles départementales ou municipales. Ce choix
l’a de plus contrainte à rechercher des explications des différences obser-
vées toujours à l’échelle nationale, excluant que les causes d’un taux de
mortalité élevé ou bas puissent se situer à des niveaux inférieurs et avoir,
par exemple, des origines régionales ou locales spécifiques. Dans le fond,
son travail a pris en compte les pays comme une « boîte noire ». On conti-
nue à ignorer ce qui s’est passé exactement à l’intérieur même de ces
pays. Il est pourtant évident qu’en examinant le résultat de processus
multifactoriels complexes comme le génocide des juifs au niveau natio-
nal, il faut tenir compte des variations locales, capables de peser de façon
significative sur les résultats nationaux 13.
La recherche de Marnix Croes et Peter Tammes 14 s’inscrit dans cette
perspective. Pour expliquer la variation du taux de mortalité à l’intérieur
même des Pays-Bas, nous avons vérifié la pertinence de divers facteurs
sur les chances individuelles de survie, que ceux-ci aient été identifiés
par les historiens au cours des précédentes décennies ou empruntés à la
théorie sociologique. Ces facteurs concernent d’abord l’identité sociale
des juifs eux-mêmes (caractéristiques du milieu socioculturel), la nature

13. Pim Griffioen et Ron Zeller, « A Comparative Analysis... », art. cité, ne le


font malheureusement pas. Johan C. H. Blom, « Geschiedenis, sociale weten-
schappen, bezettingstijd en jodenvervolging. Een besprekingsartikel », BMGN,
120 (4), 2005, p. 562-580, défend leur choix.
14. Marnix Croes et Peter Tammes, « Gif laten wij niet voortbeestaan ». Een
onderzoek naar de overlevingskansen van joden in de Nederlandse gemeenten,
1940-1945, Amsterdam, Aksant, 2006 [2e éd.], disponible sur le site internet
http://webdoc.ubn.kun.nl/
88
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

de la municipalité de résidence (caractéristiques du gouvernement hol-


landais local employé par les Allemands dans la persécution des juifs ;
caractéristiques de l’environnement social des juifs susceptible de les
aider ou de les entraver dans leurs tentatives pour se cacher et échapper
à la mort) et, enfin, celle du district de la Sicherheitspolizei allemande
(caractéristiques de la subdivision régionale de la Sicherheitspolizei). En
établissant une distinction entre ces différentes variables, nous avons pu
affiner l’approche quantitative de Helen Fein. Autrement dit, nous avons
ouvert la « boîte noire ». Pour expliquer les différences de taux de survie
des juifs selon les pays, il conviendrait d’élargir cette approche.
Plusieurs historiens ont critiqué notre démarche. On nous a reproché,
comme on l’avait reproché à Helen Fein, d’utiliser des méthodes quanti-
tatives pour étudier la Shoah. Fondamentalement, ces critiques exprimaient
des réserves quant à la viabilité et à la fiabilité de la recherche quantita-
tive, quant à la sélectivité, la sensibilité et l’exhaustivité de la recherche
quantitative et enfin, quant à la valeur même des résultats quantitatifs.

Critiques de la méthode quantitative


Commençons par les doutes concernant la viabilité et la fiabilité de
la recherche quantitative. L’objectif des recherches en question consiste
à analyser les relations statistiques entre variables pour aboutir à des
affirmations générales sur le sens dans lequel un facteur en a influencé
un autre et sur l’ampleur de cette influence.
S’agissant des cas étudiés, nous nous sommes concentrés sur leurs
points communs. Les études de cas – type de recherche généralement
pratiquée par les spécialistes de la Shoah –, cherchent à décrire les réa-
lités individuelles dans le plus grand détail. On se concentre alors sur
les différences entre les cas étudiés. Cela explique la réaction négative
de Michael Marrus et Robert Paxton 15 face à l’étude des relations entre
variables, mais signifie également qu’on a tort de penser que « les généra-
lisations se brisent sur les singularités obstinées de chacun de nos pays ».
De fait, s’il est possible de démontrer l’existence de ces relations statis-
tiques, on aura réfuté cette assertion, ce qui ne veut pas dire pourtant
que cette relation est ou doit être apparente dans chaque cas individuel,

15. Michael R. Marrus et Robert O. Paxton, « The Nazis and the Jews in Occu-
pied Europe, 1940-1944 », Journal of Modern History, 54, 1982, p. 687-714,
p. 713.
89
Pour une approche quantitative de la survie et du sauvetage des juifs

comme Michael Marrus et Robert Paxton 16, Aharon Weiss 17 et Coen


Hilbrink 18 font mine de le croire. L’exemple que donnent les deux pre-
miers chercheurs concernant l’Italie catholique et le Danemark protestant,
qu’ils présentent comme deux cas remarquables mais conflictuels de
résistance populaire à la persécution des juifs, ne signifie pas que les
généralisations soient impossibles. Cela pourrait indiquer l’existence
d’une caractéristique « cachée », commune aux protestants du Danemark
et aux catholiques d’Italie (et des Pays-Bas en l’occurrence 19), qui consti-
tuerait donc la véritable « cause ».
On peut admettre, et c’est le second point, la nécessité de vérifier
davantage de variables pour établir si celles-ci jouent un rôle dans les
taux de survie. Il est cependant faux d’affirmer qu’une recherche à partir
de variables et l’emploi de méthodes quantitatives iraient de pair avec
une sensibilité à la complexité des situations inférieure à celle de la
vision historique 20 et s’accompagneraient d’une approche trop limitée,
négligeant des aspects essentiels 21. La recherche à partir de variables est
utilisée pour permettre des généralisations qui concernent les relations
entre variables, et non pour décrire dans le détail des cas individuels.
Quant à savoir si les détails ainsi laissés de côté sont réellement essen-
tiels, voilà qui dépend largement de l’intérêt du chercheur. En outre, on
méconnaît trop souvent dans ce contexte les limites de l’approche par
les études de cas. L’utilisation de ces dernières pour répondre à des ques-
tions liées aux relations entre variables est risquée par définition ; il est
en effet impossible d’apporter une réponse satisfaisante à la question
inévitable de la représentativité des cas sélectionnés, sur lesquels se fondent
les conclusions générales 22. Sans doute le fait est-il ordinairement admis,
puisque l’étude de la Shoah se limite le plus souvent aux aspects qu’il
est possible d’étudier à l’aide des méthodes d’études de cas. Aussi nombre

16. Ibid.
17. Aharon Weiss, « Quantitative Measurement of Features of the Holocaust.
Notes on the Book by Helen Fein », Yad Vashem Studies, 14, 1981, p. 319-334
et 326.
18. Coen Hilbrink, De ondergrondse. Illegaliteit in Overijssel, 1940-1945, La
Haye, Sdu uitgevers, 1998, p. 59-64.
19. Marnix Croes, « Gentiles and the Survival Chances of Jews in the Nether-
lands, 1940-1945. A Closer Look », dans Beate Kosmala et Feliks Tych (eds),
Facing the Nazi Genocide : Non-Jews and Jews in Europe, Berlin, Metropol,
2004, p. 41-72.
20. Aharon Weiss, « Quantitative Measurement... », art. cité, p. 334.
21. Johan C. H. Blom, « Geschiedenis, sociale wetenschap... », art. cité,
p. 579-580.
22. Cf. Coen Hilbrink, De ondergrondse..., op. cit., p. 58.
90
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

de questions restent-elles sans réponse, ou sont-elles tout bonnement


passées sous silence.
Dans l’historiographie hollandaise consacrée au génocide des juifs par
exemple, l’intérêt des chercheurs se concentre dans une large mesure sur
les niveaux décisionnaires de la machine d’occupation allemande et sur
ses relations avec les fonctionnaires hollandais, et ce au niveau national.
L’hypothèse tacite – parfois énoncée mais jamais vérifiée 23 – est que les
branches régionales et locales de la machine d’occupation (ainsi que la
fonction publique hollandaise) ont été des extensions efficaces et insou-
ciantes de leurs sièges centraux. Aussi ne s’est-on guère intéressé pendant
longtemps à leur rôle dans la Shoah, par exemple dans la chasse aux juifs 24.
Nous en arrivons à présent aux doutes exprimés quant à la valeur
des résultats auxquels parvient l’utilisation de méthodes quantitatives.
Lorsque ceux-ci confirment les hypothèses préalables des historiens, on
leur reproche parfois de ne rien apporter de nouveau 25. Il y a cependant
une importante différence entre hypothèses invérifiées et vérifiées :
seules les secondes permettent de tirer des conclusions. Dans d’autres
cas, l’emploi de résultats quantitatifs dans la recherche sur la Shoah est
contesté sous prétexte qu’ils ne recèlent pas d’explications 26. La situation
est, là encore, assez simple. En soi, le résultat quantitatif ne fournit pas
d’explication, il s’inscrit dans un débat confirmant ou réfutant une hypo-
thèse qui livre, elle, une explication.
Enfin, certains historiens doutent des vertus de la recherche quantita-
tive, parce qu’ils pensent que les différences de taux de survie doivent
être attribuées à une coïncidence 27. Lorsque cette « coïncidence » apparaît
sous forme de modèles clairs, il devient pourtant difficile de parler
de hasard ; on est de toute évidence en présence d’un phénomène
systématique.

23. Guus Meershoek, « Machtentfaltung und Scheitern. Sicherheitspolizei und


SD in den Niederlanden », dans Gerhard Paul et Klaus-Michael Mallmann
(Hrsg.), Die Gestapo im Zweiten Weltkrieg. « Heimatfront » und besetztes Europa,
Darmstadt, Primus Verlag, 2000, p. 383-402.
24. Marnix Croes et Peter Tammes, « Gif laten wij niet voortbeestaan »...,
op. cit., p. 65-259.
25. Karl Schleunes, « Review of Helen Fein... », art. cité, p. 118.
26. Guus Meershoek, « Driedeling als dwangbuis. Over het onderzoek naar de
vervolging van de joden in Nederland », dans Connie Kristel, Evelien Gans et
Johannes Houwink ten Cate (eds), Met alle geweld. Botsingen en tegenstellin-
gen in burgerlijk Nederland, Amsterdam, Balans, 2003, p. 154.
27. Coen Hilbrink, De ondergrondse..., op. cit., p. 59-64.
91
Pour une approche quantitative de la survie et du sauvetage des juifs

Survivre dans la clandestinité


Que nous a appris jusqu’ici la recherche quantitative sur la survie des
juifs dans la clandestinité ? La plus grande partie de ces recherches est
restée fidèle au programme des historiens qui, regrettait Helen Fein 28,
se concentrait sur la motivation des non-juifs qui ont aidé des juifs à
survivre à la persécution nazie. À partir d’entretiens avec 309 survivants
du génocide en Pologne qui ont fait état de 565 sauveteurs, Nechama
Tec 29 a conclu que plus de 80 % des sauveteurs avaient apporté leur aide
sans rien attendre en retour. Les sauveteurs se distinguaient des autres
Polonais par leur anticonformisme. C’étaient des individualistes, des
esprits indépendants, mus par la volonté commune d’assister les néces-
siteux, les juifs en l’occurrence. S’appuyant sur des valeurs, leur enga-
gement initial dans le sauvetage des juifs n’était pas prémédité, et leurs
actions extraordinaires leur inspiraient un jugement plein de modestie.
Samuel et Pearl Oliner 30 ont étudié plus en détail les motivations des
sauveteurs de juifs dans l’Europe sous occupation nazie qui n’avaient
obtenu aucune compensation et étaient mus par des considérations
humanitaires. Ils ont interviewé 406 sauveteurs de France, d’Allemagne,
de Hollande, d’Italie et de Pologne, ce qui leur a permis d’établir une
distinction entre ceux dont la motivation était morale (11 %), ceux qui
agissaient par empathie (37 %) et ceux dont les Oliner définissent le
comportement comme « normocentrique » (52 %), c’est-à-dire répondant
aux normes d’un groupe social de référence aux valeurs duquel les
sauveteurs adhéraient. Ces sauveteurs-là répondirent à l’appel à l’aide
d’un tiers respecté, qui agissait comme intermédiaire. Dans l’ensemble,
les deux tiers des sauveteurs se virent demander du secours avant
de l’accorder. Par rapport à l’échantillonnage de 126 non-sauveteurs
« équivalents », les sauveteurs se caractérisaient par une plus grande
« ouverture » : ils admettaient être liés aux juifs comme à tous les autres
êtres humains. Selon les auteurs, cette tendance s’était développée en
grande partie pendant l’enfance des sauveteurs, grâce à des pratiques
éducatives peu strictes sur le plan de la discipline et aux instructions
de leurs parents.

28. Helen Fein, Accounting for Genocide..., op. cit., p. 32.


29. Nechama Tec, When Light Pierced the Darkness : Christian Rescue of Jews
in Nazi-Occupied Poland, Oxford, Oxford University Press, 1986.
30. Samuel P. Oliner et Pearl M. Oliner, The Altruistic Personality : Rescuers
of Jews in Nazi Europe, New York (N. Y.), The Free Press, 1988.
92
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Kristen Monroe, Michael Barton et Ute Klingmann 31 ont étudié de


plus près le profil des sauveteurs. En s’appuyant sur des entretiens avec
un nombre relativement restreint de sauveteurs de juifs dans l’Europe
sous occupation nazie, ils ont rejeté les explications économiques, socio-
biologiques et psychologiques de leur comportement altruiste. Dans la
mesure où l’intérêt personnel (profits matériels et psychologiques) ou la
réciprocité intéressée (t’aider protège également mes gènes) ne suffisent
pas davantage à expliquer l’altruisme des sauveteurs que l’influence de
modèles comportementaux ou que la personnalité même du sauveteur 32,
ces auteurs proposent une approche axée sur la perception cognitive. La
perception que les sauveteurs se faisaient d’eux-mêmes par rapport aux
autres, c’est-à-dire comme élément d’une humanité globale et commune,
limitait leurs options. Cette image était assez forte pour qu’ils n’aient
pas à procéder consciemment à un choix en examinant les options dispo-
nibles et en essayant de trouver la meilleure. Ils devaient aider, un point
c’est tout 33.
Frederico Varese et Meir Yaish 34 ont abordé différemment la question
de la survie des juifs dans l’Europe nazie. Alors que les chercheurs pré-
cédemment cités se concentraient sur les motivations des sauveteurs, ils
se sont essentiellement intéressés aux facteurs situationnels. Pour aider
des juifs, il fallait avoir à la fois la volonté et la possibilité de donner
(et de recevoir) de l’aide. Les non-juifs désireux d’apporter de l’aide pou-
vaient avoir du mal à trouver des gens qui en avaient besoin. En outre,
plus le sauveteur potentiel estimait que d’autres accorderaient sûrement

31. Kristen R. Monroe, Michael C. Barton et Ute Klingmann, « Altruism and


the Theory of Rational Action : Rescuers of Jews in Nazi Europe », Ethics, 101
(1), 1990, p. 103-122 ; Kristen R. Monroe, « A Fat Lady in a Corset : Altruism
and Social Theory », American Journal of Political Science, 38 (4), 1994,
p. 861-893 ; Kristen R. Monroe, « Morality and a Sens of Self : the Importance
of Identity and Categorization for Moral Action », American Journal of Political
Science, 45 (3), 2001, p. 491-507.
32. Concernant les modèles de rôle, on ne sait pas très bien comment le compor-
tement s’acquiert. Si l’on affirme que la personnalité du sauveteur explique son
altruisme, argument central de Nechama Tec et de Samuel P. et Pearl M. Oliner,
l’hypothèse sous-jacente est celle de la stabilité de la personnalité. On sait pourtant
que celle-ci n’est pas stable et que l’expérience peut la modifier. La personnalité
des sauveteurs aurait pu devenir ce qu’elle était après la guerre, à la suite des
expériences accumulées pendant celle-ci. Voir notes 30 et 31.
33. De façon moins convaincante, ils choissent ce même raisonnement pour
l’argument de disculpation : « Que pouvais-je faire pour aider, moi, tout seul ?
Je n’étais qu’un, face à tous ces nazis. »
34. Frederico Varese et Meir Yaish, « The Importance of Being Asked. The Res-
cue of Jews in Nazi Europe », Rationality and Society, 12 (3), 2000, p. 307-334.
93
Pour une approche quantitative de la survie et du sauvetage des juifs

de l’aide, moins il avait tendance à s’en charger lui-même 35. Se voir


demander de l’aide règle dans une certaine mesure ces questions 36, ce
qui a conduit ces deux chercheurs à se concentrer sur cet aspect de
l’histoire de la Shoah.
Leurs analyses reposent sur des données rassemblées par l’Altruistic
Personality and Prosocial Behaviour Institute (APPBI, « Institut de la per-
sonnalité altruiste et du comportement pro-social »), qui avaient déjà été
exploitées par Samuel et Pearl Oliner. Cet échantillonnage comprend 346
sauveteurs et 164 personnes qui n’ont pas sauvé de juifs pendant l’occu-
pation de l’Europe par les nazis. Cependant, 67 de ces 164 personnes
prétendaient tout de même « avoir fait quelque chose qui sortait de l’ordi-
naire pour aider des gens pendant la période de la guerre 37 » si bien que
ce groupe a lui-même été divisé en deux : 67 soi-disant sauveteurs et
97 non-sauveteurs. Les 67 premiers furent ajoutés aux 346 sauveteurs,
ce qui a donné un total de 413.
Les analyses de Frederico Varese et de Meir Yaish ont montré que les
gens à qui on demandait de l’aide étaient plus susceptibles d’en accorder.
Alors que 66 % des sauveteurs s’étaient vus demander de l’aide, seuls
4 % des gens ainsi sollicités l’avaient refusée. Toute chose égale par ail-
leurs, se voir demander de l’aide multipliait par dix-sept la probabilité
que celle-ci soit accordée. C’était particulièrement important pour les
étrangers, car les sauveteurs qui aidèrent de leur propre chef le firent
dans 65 % des cas au profit de leur famille ou de leurs amis. Au contraire,
les demandes d’aide, surtout de la part d’intermédiaires faisant autorité,
aboutirent dans 70 % des cas à une réponse positive en faveur d’étrangers.
Frederico Varese et Meir Yaish ont obtenu d’autres résultats intéres-
sants : plus les gens étaient âgés, plus ils étaient susceptibles d’accorder
de l’aide, les femmes avaient davantage tendance à porter secours que
les hommes, un grand nombre de pièces dans la maison augmentait la
disponibilité à aider, moins les gens étaient religieux, plus ils étaient
disposés à aider. Ce dernier point confirme les résultats de Nechama Tec
et des Oliner montrant que la foi n’était pas déterminante dans la déci-
sion d’aider. Néanmoins, Marnix Croes et Peter Tammes 38 ont établi que
les juifs des Pays-Bas vivant dans des municipalités qui comptaient une
communauté catholique relativement nombreuse avaient survécu à la

35. Jane A. Piliavin et Hong-Wen Charng, « Altruism : A Review of Recent


Theory and Research », Annual Review of Sociology, 16, 1990, p. 27-65.
36. Ibid.
37. Certains ont été reconnus par Yad Vashem après 1988.
38. Marnix Croes et Peter Tammes, « Gif laten wij niet voortbeestaan »...,
op. cit., p. 511-534.
94
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

guerre dans une proportion relativement plus importante. Les catholiques


ayant également eu moins tendance à voter pour le mouvement national-
socialiste hollandais avant la guerre et à rejoindre la force de police
auxiliaire nazie sous l’Occupation 39, on peut penser qu’ils aidèrent
davantage les juifs que les adeptes d’une autre confession, ou que ceux
qui n’adhéraient à aucune 40. Autrement dit, il convient de prendre en
compte des différences plus nombreuses entre les sauveteurs européens
en étudiant les motifs qui les poussèrent à aider des juifs.
L’influence d’autres caractéristiques situationnelles sur la chance de
survie des juifs des Pays-Bas corrobore les résultats de Frederico Varese
et de Meir Yaish. Le degré de « fermeture » des différentes communautés
religieuses au sein des municipalités, mesuré à leur taux d’intermariage,
est corrélé négativement avec le taux de survie des juifs. Le pourcentage
de juifs baptisés dans les municipalités présentait en revanche une corré-
lation positive avec leur taux de survie. Cet effet est tellement important
qu’il ne peut être dû au seul fait que la plupart des juifs baptisés des
Pays-Bas survécurent à la guerre à Theresienstadt. Il révèle également
que l’existence de juifs baptisés témoignait d’un lien entre les mondes
juif et chrétien et a permis un échange d’aide 41.
Trouver de l’aide n’était cependant que le début de la tentative des
juifs pour survivre aux persécutions nazies, et il va de soi que différentes
caractéristiques contextuelles jouèrent un rôle important. On peut citer
ainsi la politique nazie à l’égard des juifs 42, les variations régionales des
efforts de la Sicherheitspolizei et de ses complices pour arrêter les juifs
cachés 43, l’âge 44 et la situation sociale 45 de ces derniers. Pour arriver

39. Marnix Croes, « Gentiles and the Survival Chances of Jews in the Nether-
lands... », art. cité.
40. Le nombre d’organisations catholiques dans les municipalités explique en
partie ce taux de survie supérieur des juifs dans des municipalités possédant
un plus fort pourcentage d’habitants catholiques. Cf. Peter Tammes et Anika
Smits, « De invloed va christenen op de overlevingskansen van joden in Neder-
landse gemeenten tijdens de Tweede Wereldoorlog : een katholieke paradox ? »,
Mens en Maatschappij, 80 (4), 2005, p. 353-375.
41. Marnix Croes et Peter Tammes, « Gif laten wij niet voortbeestaan »...,
op. cit., p. 410.
42. Pim Griffoen et Ron Zeller, « Anti-Jewish Policy and Organization of the
Deportations in France and the Netherlands, 1940-1944 : A Comparative
Study », Holocaust and Genocide Studies, 20 (3), 2006, p. 437-473.
43. Marnix Croes, « The Netherlands 1942-1945 : Survival in Hiding and the
Hunt for Hidden Jews », The Netherlands’ Journal of Social Sciences, 40 (2),
2004, p. 157-175.
44. Marnix Croes et Peter Tammes, « Gif laten wij niet voortbeestaan »...,
op. cit., p. 516-525. Généralement parlant, les chances de survie des juifs des
Pays-Bas à la guerre augmentèrent avec l’âge, mais l’importance de cet effet
diminuait avec l’âge.
45. Marnix Croes, « Jodenvervolging in Utrecht », dans Henk Flap et Marnix
Croes (eds), Wat toeval leek te zijn, maar niet was..., op. cit. Concernant le
95
Pour une approche quantitative de la survie et du sauvetage des juifs

à déterminer l’importance de ces différents facteurs, il faudrait que les


chercheurs poursuivent sur la voie tracée par Helen Fein et acceptent
de recourir aux méthodes quantitatives. On ne peut qu’espérer qu’ils le
feront, car bien des questions demeurent encore sans réponse.

Sauvetage et résistance

Une des questions les plus fascinantes concernant la Shoah aux Pays-
Bas est celle du rôle de la résistance organisée. 28 000 juifs au moins
se cachèrent aux Pays-Bas, et parmi eux, 16 100 environ survécurent à
la guerre. Ils dépendaient pour cela de l’aide de non-juifs, parmi lesquels
un certain nombre de familles isolées (parents, amis, voisins, etc.). Mais
les réseaux de résistance organisée jouèrent également un rôle. Dans la
province hollandaise d’Overijssel, plusieurs des réseaux de résistance en
activité considérèrent que leur tâche première, ou une de celles-ci, était
de s’occuper des juifs clandestins. Ce qui a conduit Marnix Croes et Peter
Tammes à supposer qu’un nombre supérieur de juifs avait dû survivre
dans les municipalités comptant le plus d’agents de la Résistance, dont
nous connaissons le nombre grâce au travail de l’historien Coen Hilbrink 46 ;
ils devaient en effet avoir plus de chances d’obtenir de l’aide, grâce à
cette plus grande proximité (potentielle). Or nos analyses ont montré que
le nombre d’agents locaux de la Résistance était inversement proportion-
nel au taux de survie des juifs dans ces municipalités : une résistance
plus active entraînait une moindre survie 47. Ce résultat est évidemment
remarquable dans la mesure où les résistants aidèrent les juifs clandestins
et ne les persécutèrent pas.
Marnix Croes et Peter Tammes ont cherché à expliquer cette situation
par le comportement de la Sicherheitspolizei. Celle-ci concentrait en effet
ses enquêtes en fonction de l’importance des activités de résistance. Il n’est
donc pas exclu qu’une résistance plus active ait entraîné une attention

statut social, 67 % des juifs de la province d’Utrecht qui appartenaient à la


classe sociale la plus élevée survécurent à l’Occupation, alors qu’en moyenne,
ce ne fut le cas que de 50 % des juifs dans cette province.
46. Coen Hilbrink, De ondergrondse..., op. cit. ; Coen Hilbrink, Illegaliteiet in
Twente en het aangrenzende Salland 1940-1945, La Haye, Sdu, 1989.
47. Marnix Croes et Peter Tammes, « Gif laten wij niet voortbeestaan »...,
op. cit., p. 441-445.
96
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

accrue de la police allemande, et, par là, l’arrestation d’un nombre relati-
vement plus important de juifs cachés 48. Ce taux d’arrestations plus impor-
tant pourrait également contribuer à expliquer que les juifs vivant dans
des municipalités abritant un pourcentage relativement fort de catho-
liques aient eu de meilleures chances de survivre à l’occupation allemande
que ceux qui vivaient dans des municipalités à relativement fort pourcen-
tage de calvinistes. Par comparaison avec les catholiques, les calvinistes
étaient apparemment plus impliqués dans un type d’activités de résistance
susceptibles d’attirer l’attention de la Sicherheitspolizei, telles que le vol
à main armé de tickets de rationnement et de papiers d’identité 49.
Cela tenait d’une part au fait que l’église catholique romaine inter-
disait aux résistants catholiques tout recours à la violence, de l’autre au
fait qu’en raison de leur prédominance, les catholiques avaient plus de
chances de trouver dans l’administration locale un coreligionnaire qui
accepterait de faire « disparaître » des tickets de rationnement ou des
papiers d’identité 50. Autrement dit, les municipalités à relativement forte
proportion de calvinistes étaient sans doute plus souvent et/ou plus
attentivement passées au crible par la Sicherheitspolizei, ce qui tendait
à entraîner davantage d’arrestations de juifs cachés. Mais il ne suffit pas
de formuler cette hypothèse. Pour l’étayer, il faudrait la vérifier, ce qui
exigerait, une fois encore, le recours à des méthodes quantitatives. Cette
étude serait intéressante, car elle pourrait éclairer le fonctionnement
interne des processus de sauvetage et de persécution.

Dans cet article, nous plaidons donc pour le recours aux méthodes
quantitatives dans les recherches sur la survie et le sauvetage des juifs
pendant la Seconde Guerre mondiale. Helen Fein a utilisé cette méthode
en 1979 pour expliquer les différences de taux de survie des juifs dans
vingt-deux pays et territoires soumis à l’occupation allemande. Ses
analyses l’ont incitée à conclure que l’importance de l’influence de la
SS et le degré d’antisémitisme, variables en fonction des pays, pouvaient
expliquer ces différences. Sa conclusion comme ses méthodes ont suscité
bien des critiques, qui recouvraient largement celles qui ont été portées
contre l’étude quantitative de Marnix Croes et Peter Tammes sur les
chances de survie des juifs des Pays-Bas pendant l’occupation allemande.

48. Ibid.
49. Ibid., p. 437-441.
50. Alfred P. M. Cammaert, Het verborgen front. Geschiedenis van de georga-
niseerde illegaliteit in de provincie Limburg tijdens de Tweede Wereldoorlog,
Leeuwarden/Mechelen, Eisma v.v., 1994.
97
Pour une approche quantitative de la survie et du sauvetage des juifs

Celles-ci ont porté sur la validité et la fiabilité de la recherche à l’aide


de méthodes quantitatives, sur la sélectivité, la sensibilité et le manque
d’exhaustivité de celle-ci comme sur la valeur de ses résultats.
Nous affirmons ici que ces critiques traduisent une mauvaise compré-
hension des méthodes employées. Nous montrons également ce que nous
a déjà appris l’utilisation de méthodes quantitatives concernant la survie
et le sauvetage des juifs pendant la Shoah. Une grande partie de ces
recherches se concentre sur la motivation des sauveteurs. Frederico
Varese et Meir Yaish ont souligné néanmoins le rôle des circonstances,
comme l’importance de la demande d’aide. Par l’attention portée aux
circonstances, leur recherche est comparable à l’étude de Marnix Croes
et Peter Tammes. En cherchant à expliquer les chances de survie des
juifs, nous avons établi une distinction entre l’influence des caracté-
ristiques socioculturelles de chaque individu menacé, de la nature de la
municipalité de résidence et de celle du district de la Sicherheitspolizei
allemande.
S’agissant du processus de sauvetage, la découverte que les juifs béné-
ficièrent d’un meilleur taux de survie dans les municipalités abritant un
nombre relativement élevé de catholiques par rapport aux municipalités
abritant un nombre relativement élevé de calvinistes est probablement
la plus stimulante. Ce résultat est d’autant plus intéressant qu’il va de
pair avec une autre découverte – contraire à l’intuition : un nombre
relativement inférieur de juifs a survécu à l’Occupation dans les muni-
cipalités qui abritaient un nombre relativement important de résistants.
Néanmoins, pour arriver à des conclusions plus probantes, il est indis-
pensable de multiplier le recours aux méthodes quantitatives. Celles-ci
ne doivent pas se limiter aux Pays-Bas. On pourrait s’interroger – et on
l’a déjà fait – pour d’autres pays sur le type d’individus qui ont aidé des
juifs cachés et sur le genre d’aide ainsi accordée. Pour les Pays-Bas, les
résultats obtenus semblent indiquer que la confession a joué un rôle et
que celui du catholicisme a été positif, par comparaison. Il serait intéres-
sant de savoir dans quelle mesure cette observation s’applique également
à d’autres pays.
Chapitre 5
ANTISÉMITISME ET SAUVETAGE
DES JUIFS EN FRANCE
UN DUO INSOLITE ?
Renée POZNANSKI

andis que l’étau se resserrait sur les juifs de zone occupée, la

T famille de Marthe Hoffnung, réfugiée de Metz à Poitiers, décidait


de passer clandestinement en zone libre. Le prêtre de Saint-Secondin
auquel les avait adressés une camarade de classe de Marthe les reçut en
ces termes : « Je vous aiderai car c’est ce qu’il convient de faire. Mais
il faut que vous le sachiez : je ne ferai jamais confiance à un juif. »
Devant l’étonnement indigné de Marthe, il s’expliqua plus avant : « Ne
connaissez-vous pas l’histoire de Judas ? » tout en répétant qu’il les aide-
rait car c’était son devoir de chrétien 1. S’agirait-il là d’une anecdote
singulière ? Théo Klein, responsable d’un réseau de sauvetage à Grenoble
se heurta à la même réalité : un chef scout catholique qui dirigeait un
organisme créé par Vichy s’occupa « merveilleusement » de deux garçons
de 15 ans qu’il lui avait demandé de cacher. Lorsque Théo Klein alla le
remercier après la libération de Grenoble, ce dernier lui fit la déclaration
suivante : « Il faut quand même que je te dise une chose... Je suis
antisémite 2. »

1. Marthe Cohn avec Wendy Holden, Behind the Enemy Lines. The True Story
of a French Jewish Spy in Nazi Germany, New York (N. Y.), Harmony Books,
2002, p. 76-77.
2. Théo Klein et Stéphane Zagdanski, « L’antisémitisme est-il de retour ? », Le
Nouvel Observateur, 2168, du 25 au 31 mai 2006, p. 102-103.
100
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Rapportant cette anecdote plus de soixante ans après les faits, Théo
Klein s’interrogeait sur le sens que pouvait bien avoir ce terme pour
celui qui l’avait employé. Il semble en effet paradoxal qu’un antisémite
accepte ou parfois même prenne l’initiative de sauver des juifs. Or les
termes d’antisémitisme et de sauvetage renvoient à des phénomènes de
nature différente : le premier, dans lequel la dimension idéologique en
même temps que psychosociale est centrale, s’inscrit historiquement
dans la longue durée et renvoie à l’évolution de l’antisémitisme français.
Le second s’appuie sur la seule période de l’Occupation et décrit une
pratique. Mais l’un comme l’autre aspirent à dépeindre l’attitude de la
population française à l’égard des juifs, en un temps où ces derniers
étaient persécutés, un sujet qui soulève des enjeux éthiques consi-
dérables. Tandis que l’existence d’un antisémitisme autonome de l’État
français est maintenant bien établie, les études consacrées à l’opinion
publique restent divergentes quant à leurs conclusions. Les uns décrivent
les Français comme antisémites, réceptifs à l’idéologie dominante, complices
dans l’application des mesures de ségrégation, de spoliation, puis au
mieux indifférents, au pire soulagés de voir les juifs déportés de France.
Pour d’autres en revanche, les opérations de sauvetage rendues possibles
par l’attitude de ces mêmes Français – la société civile opposée à l’État –
expliquent que les trois quarts de la population juive de France ont pu
échapper au sort qui leur était réservé par les Allemands. Une chrono-
logie plus fine s’est efforcée de concilier ces deux perspectives en
s’appuyant sur l’idée d’une rupture au cours de l’été 1942. Un anti-
sémitisme largement partagé, mais aucunement prioritaire au sein de
l’opinion, se serait alors dissipé devant l’horreur des rafles massives de
juifs, d’où une multiplication des pratiques de sauvetage.
Les deux exemples donnés plus haut nous invitent pourtant à une
réflexion plus approfondie sur cette dichotomie consacrée entre anti-
sémitisme et sauvetage. Car la nature des rapports entre juifs et non-
juifs en ces temps d’Occupation se nourrissait de traditions antérieures
à la défaite. Leur influence fut grande sur les réactions de la population
à l’heure de l’exclusion économique et sociale ; lorsque rafles et dépor-
tations occupèrent le devant de la scène, elles structurèrent aussi les
modalités du sauvetage et en délimitèrent les contours.
101
Antisémitisme et sauvetage des juifs en France

De l’antisémitisme au « problème juif »


On s’est beaucoup interrogé sur la profondeur et l’extension de l’anti-
sémitisme français à la veille de la guerre et sur ses ramifications au
lendemain de la défaite. Dans un contexte international où se multi-
pliaient les régimes dictatoriaux et fascistes ainsi que les persécutions
idéologiques et raciales, tandis que la France – proportionnellement
la plus grande terre d’asile du monde 3 – traversait une grave crise éco-
nomique qui se traduisait par un nombre croissant de chômeurs, la
xénophobie connut ses heures de gloire. Dans la foulée des « dérives 4 »
qui accompagnèrent les crises des années 1930, xénophobie et anti-
sémitisme, le plus souvent confondus, connurent un développement
sans précédent et affectèrent – on le sait – quasiment tous les secteurs
sociaux, à commencer par les milieux littéraires qui contribuèrent lar-
gement à leur légitimation.
Pourtant, l’usage du seul terme d’antisémitisme impliquant une ana-
lyse binaire – on est ou on n’est pas antisémite – est-il bien adéquat ?
Depuis qu’Hitler était au pouvoir en Allemagne et compte tenu de la
centralité du discours et des pratiques antisémites dans sa politique, l’anti-
sémitisme, les juifs, la question juive ou le « problème juif » faisaient l’objet
de nombreux débats. Certains s’alignaient sur l’antisémitisme hitlérien.
D’autres dénonçaient la toute-puissance des juifs en France tout en se
démarquant des pratiques hitlériennes. D’autres récusaient les méthodes
totalitaires mais s’inquiétaient de la gravité que la question juive posait
à la France. D’autres encore s’en prenaient à l’antisémitisme idéologique
mais dépeignaient les juifs sous des traits que l’antisémite le plus acharné
n’aurait pas reniés. Surtout, d’une grande partie des écrits relatifs aux
juifs émergeait le profil d’un « problème juif » que l’on articulait autour
d’un certain nombre d’idées-force : les juifs constituaient une collectivité
distincte, dotée de traits que l’on pouvait identifier. Ils étaient naturelle-
ment liés aux juifs de l’étranger – l’assimilation des uns aux autres s’opérait
donc subrepticement. Ils étaient attirés par l’argent et le pouvoir, avaient
tendance à se regrouper entre eux, ne reculaient pas devant les idées
subversives. Ils investissaient certains domaines – la presse, le pouvoir poli-
tique, la finance, le cinéma – et y occupaient une place disproportionnée.
Il était par conséquent normal que les populations s’en offusquent.

3. Gérard Noiriel, Le Creuset français, Paris, Seuil, 1988.


4. Le terme est emprunté à Pierre Laborie, L’Opinion française sous Vichy,
Paris, Seuil, 1990.
102
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Sans nécessairement en approuver l’idée, il était légitime de s’interroger


sur les bienfaits éventuels de l’adoption d’un numerus clausus. Pour ceux
qui « analysaient » le « problème juif » qu’ils présentaient comme une réa-
lité irréfutable, rien de tout cela ne relevait de l’antisémitisme, lequel
était violent, haineux, irrationnel, reposait sur l’idée d’un complot des
juifs qui visait à dominer le monde et leur prêtait une nuisance absolue 5.
La violence et les outrances de l’antisémitisme tel qu’il était pratiqué
outre-Rhin ou telles qu’elles s’exprimaient dans les écrits de l’extrême
droite fasciste ou fascisante généraient des anticorps. En revanche, les
analyses sereines du « problème juif » suscitaient au plus des débats au
cours desquels certaines affirmations étaient rejetées tandis que d’autres
étaient reprises ou reformulées en termes différents. Il était légitime d’en
discuter les tenants et les aboutissants. Cette légitimité conduisit à la
banalisation de propositions antisémites – parfois même dans des écrits
dont l’objectif principal consistait à dénoncer le phénomène. Dans les
codes culturels dominants, le juif n’était pas vraiment un Français comme
les autres.
De ce fait, à la veille de la guerre, « l’esprit de distinction », dénoncé
par Marc Bloch 6, rendait suspecte toute critique du régime hitlérien
s’exprimant par la voix d’un analyste juif : on pense au témoignage de
Raymond Aron 7. Lorsque la guerre bientôt qualifiée de « juive » éclata
et qu’elle se solda pour la France par une défaite retentissante, le trauma-
tisme qui s’ensuivit n’était guère de nature à favoriser une révision ; or
c’est précisément sur ces codes culturels que la propagande officielle
s’appuya pour justifier les mesures de « redressement national » qui étaient
adoptées. La politique antisémite de l’État français, avec sa kyrielle de
lois d’exclusion, était officiellement « expliquée », notamment par le

5. On trouvera des exemples de ce double discours dans Renée Poznanski, Pro-


pagandes et Persécutions. La Résistance et le « problème juif », 1940-1944,
Paris, Fayard, 2008.
6. Marc Bloch et Lucien Febvre, Les Annales d’histoire économique et sociale.
Correspondance, tome 3, 1938-1943, édition établie, présentée et annotée par
Bertrand Müller, Paris, Fayard, 2003, p. 168.
7. « À partir de l’arrivée au pouvoir d’Hitler, tous les juifs français ont été
suspects. Ils ont été suspects d’être anti-allemands, anti-hitlériens, non pas en
tant que français, mais en tant que juifs. [...] Il m’était difficile de dire, en
dehors des cercles d’amis, ce que je pensais sur le national-socialisme, sans
être suspect d’être emporté par ma passion juive », écrivait Raymond Aron, Le
Spectateur engagé. Entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton,
Paris, Julliard, 1981, p. 33. « Un juif français qui mettait en garde ses compa-
triotes contre le péril hitlérien n’échappait pas au soupçon. Servait-il ses
coreligionnaires ou sa patrie ? » écrivait-il aussi dans ses Mémoires. Cinquante
ans de réflexion politique, Paris, Julliard, 1983, p. 80.
103
Antisémitisme et sauvetage des juifs en France

commissaire général aux Questions juives, en référence directe aux


composantes consacrées du fameux « problème juif ». Si le ton en était
moins radical en zone non occupée, si elle était « moins violente, la
propagande antijuive du gouvernement de Vichy, déclenchée dès juillet
1940 et qui s’accentuait sans cesse, n’était ni moins perfide ni moins
haineuse dans le fond que Radio-Paris », écrivait Henri Sinder, un avocat
juif français qui venait de trouver refuge aux États-Unis. Il ajoutait : « Et
sa portée était beaucoup plus grande ; elle produisait dans les masses
une résonance bien plus forte, puisque c’était de “la propagande fran-
çaise”, des “vérités” portant, tantôt ouvertement, tantôt implicitement
l’estampille d’un gouvernement “français” 8 », un gouvernement qui jouis-
sait alors, de surcroît, d’une forte popularité.

Le « problème juif » à Londres


et dans la Résistance
Or durant cette même période et tandis que les juifs étaient systé-
matiquement exclus de la société par les nouvelles lois, alors qu’une
propagande intensive s’appuyait à dénoncer leur influence pernicieuse,
le « problème juif » préoccupait toujours certains résistants, à Londres,
dans la capitale occupée ou dans la France de Vichy, lors même qu’ils
réprouvaient l’essentiel de la politique antisémite. Le commandant Pierre
Tissier, chef de l’État-Major des débuts de la France libre, en proposait
en 1942 une analyse dans un livre publié aux États-Unis qui suscita
l’inquiétude des dirigeants du Congrès juif mondial et alerta Jacques
Maritain. Il y écrivait notamment :

« Le problème juif existe, même en France. C’est un fait indéniable


et aucune politique réaliste ne peut l’ignorer. Cela n’est pas suffisant
de dire que le problème des juifs est le problème des arméniens, des
slaves ou des arabes, car ce serait ne pas tenir compte d’un facteur
essentiel : la race juive constitue une communauté internationale. Si
nous mettons à part l’État juif de Palestine, une création artificielle,

8. Henri Sinder, avocat à la Cour d’appel de Paris, « La situation des juifs en


France depuis l’armistice de juin 1940 », rédigé à l’automne 1942 (l’étude
s’arrête à début septembre 1942), New York (N. Y.), Archives du Yivo Institute
for Jewish Research, Territorial Collection, France during WWII, box 4, Folder
56, 16.
104
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

la race juive n’a pas d’État qui lui soit propre, et ses membres se
comportent comme s’ils appartenaient à la même nation. Entre eux,
il existe une unité absolue de langage, de traditions et d’éducation
morale et intellectuelle.
[...] Le juif étant rarement agriculteur – ce qui peut s’expliquer par
le fait qu’il lui a longtemps et dans beaucoup de pays été interdit
de l’être – ne s’attache pas à la terre, il est plus volontiers industriel,
commerçant ou banquier ; sa profession, au lieu de lui faire acquérir
des attaches plus solides avec le territoire sur lequel il vit, maintient
au contraire ses attaches internationales 9. »

Un an plus tôt, Jean Escarra, un professeur de droit rallié à la France


libre en janvier 1941, avait adressé le 5 mai 1941 une note à René Pleven,
qui assurait depuis le 15 juillet 1940 la charge des Affaires extérieures
de la France libre. Il y précisait qu’il « vaudrait mieux que Cassin n’ait
pas connaissance de cette note ». Dans ce mémoire, il remarquait que « de
toutes les mesures intérieures prises par Vichy, [l’adoption d’un statut des
israélites] était l’une des moins critiquées par l’ensemble du pays ». Il
expliquait le sentiment antisémite en France par des naturalisations
hâtives d’un trop grand nombre de juifs originaires d’Europe centrale
– des « éléments indésirables » – qui « avaient envahi peu à peu les insti-
tutions publiques et les professions libérales en France » ; il y décrivait
« les traits propres à la race juive, regardés comme dangereux pour l’équi-
libre moral et politique du pays, à savoir : goût de l’utopie, amour de
l’intelligence en soi poussée jusqu’au dilettantisme, absence fréquente
de caractère et de courage moral, tendances négatives et destructives,
etc. ». Tout en établissant une distinction entre « l’israélite de vieille
souche française et l’un de ces juifs d’Europe centrale sans valeur pour
la communauté et dont la France était devenue une sorte de dépotoir »,
il en concluait qu’il ne s’agissait là que « de nuances pour la masse des
Français ». Il ajoutait que « l’un des éléments dominants de la propagande
dirigée en France contre les Forces françaises libres évoquait le contrôle

9. Pierre Tissier, The Government of Vichy, Londres, George G. Harrap and


Co, 1942, p. 155. Cf., à ce sujet, Patrick Weill, « Racisme et discrimination dans
la politique française de l’immigration, 1938-1945/1974-1995 », Vingtième
siècle. Revue d’histoire, 47, juillet-septembre 1995, p. 77-102. Également le
dossier concernant les réactions aux États-Unis ainsi que les réponses envoyées
de Londres et qui se voulaient apaisantes, notamment celle de Pierre Tissier
lui-même (le 21 octobre 1942), archives du Quai d’Orsay, Paris, ministère des
Affaires étrangères (MAE), 207, 235-242.
105
Antisémitisme et sauvetage des juifs en France

par les juifs du mouvement de Gaulle », en faisant remarquer que « cer-


taines manifestations extérieures de notre mouvement lui [donnaient]
parfois quelque apparence de justification ».
D’où les conclusions pratiques de cette analyse qui, selon Jean Escarra,
s’imposaient. Écho d’un paragraphe d’introduction dans lequel il s’oppo-
sait à une politique brutalement antisémite et admettait que « le statut
de Vichy, si modéré soit-il par rapport au statut allemand, exigerait
encore de notables atténuations », il préconisait la prudence, craignant
que « promettre aux juifs, par exemple, qu’après la victoire nous exige-
rons la suppression de toutes mesures discriminatives et le retour pur et
simple au statu quo [...] compromettrait notre cause qui doit rester intacte
[...] d’autant plus que la mentalité israélite [était] prompte à s’emparer
de toute marque de sympathie pour s’en faire un titre à des exigences
sans cesse croissantes. Le caractère envahisseur, “accapareur” de cette
mentalité [était] en effet un trait bien connu de la race 10 ».
Les témoignages ne manquent pas pour confirmer que ces idées
n’étaient pas marginales à Londres. Elles circulaient également dans
certains des mouvements de la Résistance en France. « Si tout le monde
condamne ce qui a été fait, il ne faut pas en déduire que tout le monde
pense que rien ne devait être fait. Beaucoup disent que ces mesures sont
excessives ce qui laisse entendre qu’elles ne sont pas totalement injusti-
fiées », écrivait Léo Hamon en avril 1941 dans un rapport sur la situation
des juifs à Paris 11. « Dans certains mouvements, [...] on se déclare à la
fois contre l’antisémitisme et contre le péril que constituerait un racisme
à rebours, un État juif dans l’État », ajoutait-il. Les propos ambigus d’Henri
Frenay sont connus, de même que la brochure publiée en juin 1942 par
l’Organisation civile et militaire 12 dont je me contenterai de dire ici que
si elle provoqua une opposition au sein de la Résistance, il ne s’agissait
pas d’une opposition universelle. Le « problème juif » suscitait parfois un
débat – on en trouve les échos dans d’autres journaux clandestins – ou
parfois un malaise, car la politique allemande et celle de Vichy dont on

10. Escarra à Pleven, le 5 mai 1941, MAE, 207.


11. Léo Hamon, « Étude sur la situation des juifs en zone occupée, avril 1941 »,
dans Renée Poznanski et Léo Hamon (dir.), « Avant les premières grandes rafles,
les juifs à Paris sous l’Occupation (juin 1940-avril 1941) », Cahiers de l’IHTP,
22, Paris, CNRS, décembre 1992.
12. Organisation civile et militaire (OCM), Les Cahiers. Études pour une Révo-
lution Française, 1, juin 1942, Paris, Bibliothèque nationale (BN), Rés. G. 1470
(48), Jérusalem, Yad Vashem (YV), Pfi-91, bobine 6, « Les minorités natio-
nales », p. 125-185.
106
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

jugeait qu’elle s’en inspirait étaient largement désapprouvées. Mais l’idée


qu’une solution devait lui être trouvée était largement partagée.
Il ne s’agit pas ici de taxer la Résistance d’antisémitisme. Ce serait
faux et absurde. Mais si l’image du juif était entachée de préjugés dans
les codes culturels dominants de l’époque, il eut été étonnant de ne pas
retrouver leur expression au sein de la Résistance, toutes tendances
confondues. C’est sans doute l’un des facteurs qui expliquent, avec la
nécessité de ménager une opinion publique que l’on se représentait
comme antisémite – ou au moins gagnée à l’idée qu’une solution devait
être trouvée au « problème juif » –, l’extrême discrétion avec laquelle la
politique antisémite de Vichy fut abordée, sur les ondes de la BBC en
français comme dans la plupart des journaux clandestins 13.

Le basculement de l’été 1942

Alors qu’il n’avait pas fait la moindre allusion à la politique anti-


sémite de Vichy dans ses précédents rapports, Jean Moulin écrivait ceci
dans un télégramme adressé à Londres le 13 septembre 1942 : « La situa-
tion évolue rapidement en zone non occupée en fonction des mesures
d’oppression de plus en plus marquées prises par Vichy. Les arrestations
de juifs étrangers et leur livraison aux Allemands et plus encore les
mesures odieuses prises à l’égard des enfants israélites, ignorées au début
du grand public, commencent à soulever la conscience populaire. La
position prise à cet égard par un certain nombre de grands prélats fran-
çais et notamment l’archevêque de Toulouse, l’évêque de Montauban et
le cardinal Gerlier, a largement favorisé ce mouvement de réprobation.
De nombreux actes de solidarité témoignent de cet état d’esprit. De toutes
parts, les organisations catholiques et protestantes se sont employées à
la protection des enfants israélites 14. »
C’est par le biais du changement qu’il avait constaté dans l’opinion,
que Jean Moulin évoquait pour la première fois l’antisémitisme en
action : non pas l’exclusion, mais les rafles. Il signalait que des autorités

13. L’Université libre, La France continue et bien sûr Les Cahiers du Témoi-
gnage chrétien constituent des exceptions à cet égard. Je me permets de renvoyer
à ce sujet à Renée Poznanski, Propagandes et Persécutions, op. cit.
14. Jean Moulin, Courrier de EX.20 [Moulin], no 14, 13 septembre 1942, cité
par Daniel Cordier, « La Résistance et les juifs », Annales, ESC, 48 (3), 1993,
p. 625-626.
107
Antisémitisme et sauvetage des juifs en France

spirituelles s’étaient portées à la tête de ce mouvement d’indignation,


soulignant ainsi indirectement une caution qui avait valeur de légitima-
tion. C’est sous le signe de la solidarité qu’il plaçait l’aide apportée aux
plus innocentes des victimes, les enfants « israélites ».
Cette évolution d’une partie de l’opinion fut aussi prise en compte
à Londres comme dans les journaux clandestins, où durant quelques
semaines, les rafles de juifs furent dénoncées avec vigueur. « L’étoile
jaune, emblème des persécutés, la croix gammée, cible pour les balles des
patriotes. Voilà la réponse de la jeunesse française à l’ignoble campagne
antisémite menée par les boches et les traîtres », pouvait-on lire dans
L’Avant-garde, le journal de la Fédération des jeunesses communistes
de France en juillet 1942. Et on y appelait les jeunes Français à manifes-
ter leur sympathie par tous les moyens aux porteurs d’étoile jaune 15. La
« nuit de la Saint-Barthélémy », le 16 juillet, à Paris fut dénoncée dans
Libération (Sud) 16, la « chasse à l’homme » qui s’était étendue dans la
zone Pétain-Laval donna lieu à des descriptions d’horreur six semaines
plus tard dans un numéro du journal qui fut diffusé à 70 000 exem-
plaires. L’accent y était mis sur la séparation des mères et des enfants.
« Pourquoi ? » se demandait l’auteur de l’article. « Parce que c’est ça,
l’Allemagne nazie » répondait-il 17. « On a vu cette chose inouïe : des
enfants de 2 ans arrachés à leur mère ; on a vu, près de la gare de Lyon,
un bébé grelottant de fièvre emporté dans des couvertures vers le camp
de concentration. Luna-Park, Louis-le-Grand, des garages un peu partout
sont transformés en geôles pour ces dangereux terroristes, les juifs de
2 à 15 ans » écrivait François Berteval (Christian Pineau) dans Libération
(Nord) 18. « Révélez les horreurs de Paris ; soyez solidaires de toutes
les victimes, abritez-les, cachez-les, refusez de laisser salir la France et
luttez avec les mouvements de résistance, contre les bourreaux nazis,
leurs traîtres et leurs chiens couchants » ajoutait en écho un tract de
Franc-Tireur 19.

15. L’Avant-garde, 94, juillet 1942, Champigny, Archives du musée de la


Résistance et de la Déportation.
16. « La question juive. Les crimes allemands », Libération (Sud), 16, 1er août
1942, BN, Rés. G. 1470 (211), YV Pfi-91, bobine 10.
17. « La chasse à l’homme », Libération (Sud), 18, 15 septembre 1942, BN
Rés. G. 1470 (211), YV Pfi-91, bobine 10.
18. François Berteval (Christian Pineau), « Antisémitisme », Libération (Nord),
17 juillet 1942, BN, Rés. G. 1470 (210), YV Pfi-91, bobine 10.
19. Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), CCXIV-46, publié en
annexe (3) dans Jean-Pierre Lévy, avec la collaboration de Dominique Veillon,
Mémoires d’un franc-tireur. Itinéraire d’un résistant, 1940-1944, Bruxelles,
Complexe-IHTP, 1998, p. 157.
108
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Ces exemples ne sont que très partiels. La condamnation était unanime,


et partout, y compris dans la presse communiste, elle s’appuyait sur les
lettres pastorales des évêques qui avaient condamné, du haut de leur
chaire, les persécutions de l’été. Souvent, ces lettres étaient publiées in
extenso 20. En écho, de Londres, les voix s’exprimaient dans le même sens.
Les thèmes mis en avant dans ces protestations méritent qu’on s’y
attarde. Considérons ce passage d’un article paru dans Combat en octobre
1942, sous le titre « Les juifs, nos frères... » et qui suivait la « protestation
véhémente » contre l’atrocité des rafles de juifs :

« Les juifs étrangers, avant-garde des juifs français et des Français


tout court, subissent la persécution hitlérienne, endurent un doulou-
reux martyre. Leur martyre et leur persécution nous les rendent plus
chers. Tous ceux qui souffrent par les Allemands, qu’ils soient juifs
ou non, qu’ils soient communistes ou non sont nos frères. Leurs bour-
reaux, allemands ou français, un jour, rendront des comptes.
Cette protestation, cette menace de châtiment, sont hélas le seul
moyen par lequel nous pouvons actuellement leur manifester notre
fraternité. Mais ce sera une occasion pour nous de préciser la position
de Combat devant le “problème juif”. Il n’y a pas de problème confes-
sionnel juif parce que la religion juive doit être honorée comme
toutes les autres religions. Il n’y a pas de problème racial juif, il n’y
a pas de question de “sang juif” pour la bonne raison que la préten-
due “race” juive est aussi composite [...] que la “race” française ou
la “race” allemande. Il existe évidemment une communauté juive. [...]
Cette communauté juive est un élément constitutif de la communauté
nationale française, au même titre que les autres communautés reli-
gieuses culturelles ou régionales. [...] Reste le problème des juifs
étrangers : or ce n’est pas un problème juif. Mais un cas particulier
du problème des étrangers 21. »

Les victimes, d’abord. Elles étaient présentées comme une avant-garde


annonçant des persécutions appelées à s’exercer contre l’ensemble
des Français. Dans une émission diffusée de Londres le 8 août 1942,

20. Libération (Sud) diffusa 25 000 exemplaires de la Lettre pastorale de l’ar-


chevêque de Toulouse. Tous les autres tracts distribués entre septembre et
novembre 1942 bénéficièrent d’un tirage plus important (de 50 000 à 200 000
exemplaires). Libération (Sud), 23 novembre 1942, Rapport sur l’activité de
propagande, Paris, Archives nationales (AN), 3 AG 2/378.
21. « Les juifs, nos frères... », Combat, 35, octobre 1942, BN, Rés. G. 1470 (68),
YV Pfi-91, bobine 7.
109
Antisémitisme et sauvetage des juifs en France

André Labarthe disait également : « Français ! Vous ne laisserez pas faire


ça. Vous faites la chaîne du cœur autour du fléau qui monte et dans
lequel vous pourriez tous périr : juifs, Bretons, Lorrains, Basques, gens
d’Auvergne, gens de France, tête ronde, tête noire, chacun avec vos accents
et vos patois. [...] La France figure depuis toujours au centre des attaques
racistes des nazis. Feuilletez leurs journaux et leurs livres et vous allez
voir de quelles têtes ils nous affublent. Dans Mein Kampf, ils nous
traitent de bâtards, de croisement entre le nègre et le sous-homme 22. »
Dans son tract d’août 1942 « Contre l’immonde persécution », Franc-
Tireur prévenait les Français : « Prenez-y garde ! Ne vous imaginez plus
désormais que les brutes hitlériennes vous traiteront mieux que les
pauvres juifs étrangers, que les Polonais et les Tchèques martyrs ! Qu’on
ne s’y trompe pas : pour les Allemands, nous, Français, nous sommes
des esclaves “étrangers” vis-à-vis du peuple maître, seul digne de vivre.
Hitler prendra nos hommes, nos femmes, nos enfants, comme il le fait
avec les autres peuples et avec les juifs. Ne croyez pas, Français, qu’on
nous ménagera plus que les autres 23. »
En outre, les bourreaux des juifs étaient les Allemands, les nazis, les
occupants, les ennemis de la France. « Ceux qui souffrent par les Alle-
mands... sont nos frères » écrivait Henri Frenay dans Combat. C’est là un
point qui était universellement souligné. « La question juive. Les crimes
allemands » titrait l’article de Libération (Sud) décrivant les rafles de la
mi-juillet dans la capitale.
Par ailleurs, les mesures adoptées contre les juifs relevaient de la pure
barbarie, de la « bestialité hitlérienne » ; le sort particulièrement cruel des
enfants arrachés de leurs parents était évoqué dans tous les tracts et
articles. C’est donc à la conscience morale de la population qu’il était
fait appel. L’occupant et ses complices salissaient la conscience de la
France, ils avaient souillé le visage de Paris et c’est pour des raisons
morales qu’il était impératif de s’opposer à eux. « Catholiques, protes-
tants, libres penseurs, une grande heure humaine vient de sonner » disait
encore André Labarthe. C’est de solidarité humaine qu’il était question.
La caution de certains dirigeants religieux était donc cruciale. On déplaçait
ainsi le plus souvent la question du registre politique (des persécutions

22. André Labarthe, 8 août 1942, BBC French Transcripts, Institut d’histoire
du temps présent (IHTP), Microfilm B-76, août 1942.
23. « Contre l’immonde persécution », édité par Le Franc-Tireur, août 1942,
reproduit dans Jean-Pierre Lévy, avec la collaboration de Dominique Veillon,
Mémoires d’un franc-tireur, op. cit., p. 157.
110
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

contre les juifs) au régime humanitaire (les enfants juifs étaient brutale-
ment arrachés des bras de leurs mères).
Enfin, pour éviter tout amalgame et bien montrer que l’on restait
conscient de certaines sensibilités politiques, on évoquait le « problème
des étrangers » (ou parfois le problème juif) que l’on essayait de refor-
muler, dont on niait parfois l’existence ou la pertinence dans l’immédiat.
Les deux tiers de l’article de Combat étaient consacrés à cette clarifica-
tion. À l’automne 1942, la persécution des juifs disparaissait des colonnes
de la presse clandestine pour ne plus y revenir.
L’indignation était réelle et il ne s’agit pas ici d’en diminuer la portée.
Reste pourtant que pour tous les mouvements de résistance, elle s’ins-
crivait dans une lutte politique dans laquelle la population française
constituait l’un des acteurs principaux. Or tous les rapports sur l’opinion
reçus à Londres – et qui émanaient le plus souvent des mouvements de
la Résistance intérieure – rendaient le même son.

Gare au philosémitisme !
Ce court florilège est représentatif : « La persécution des juifs a profon-
dément blessé les Français, dans leurs principes humains ; elle a même,
à certains moments, rendu les juifs presque sympathiques. On ne peut
nier cependant qu’il y ait une question juive : les circonstances présentes
ont même contribué à l’implanter. Le ministère Blum qui débordait d’élé-
ments juifs, la pénétration en France de dizaines de milliers de juifs
exotiques, ont provoqué en France un sentiment de défense. On ne veut
à aucun prix voir se reproduire pareille invasion 24 » écrit l’un des auteurs
de ces rapports en février 1943.
« Les persécutions dirigées contre les juifs n’ont cessé d’émouvoir et
d’indigner la population. L’opinion n’en conserve pas moins quelques
préventions à leur égard. Elle redoute qu’après la guerre, certaines pro-
fessions dominantes (banque, radiophonie, journalisme, cinéma) soient
à nouveau envahies, et en quelque sorte coiffées par les israélites [...].
Certes, on ne désire pas que les juifs soient brimés et moins encore qu’ils
soient molestés. On souhaite sincèrement qu’ils soient remis, aussi lar-
gement que possible, en possession de leurs droits et de leurs biens.

24. « Note sur l’état de l’opinion en France », février 1943, AN, 3 AG 2/334.
Une autre version en mai 1943 : 3 mai 1943, 5 811, source : Fouquet, Champi-
gny, Archives du musée de la Résistance et de la Déportation.
111
Antisémitisme et sauvetage des juifs en France

Mais on ne veut de leur suprématie dans aucun domaine 25 » renchérit


un autre en mars 1943.
« Les Français sont révoltés par les mesures d’exception prises à l’égard
des personnes. Mais ils trouvent souvent agréables de se décharger d’une
partie de leurs responsabilités sur les juifs et ces derniers portent le poids
de l’entourage trop bruyant de Léon Blum, de naturalisations abusives,
de leurs rapides succès, de leur valeur intellectuelle même. Ils sont craints
ou jalousés et beaucoup de Français ne tiennent pas à les voir occuper
de nouveau nombre de leurs anciens emplois 26 » pouvait-on lire dans
un autre de ces rapports daté d’octobre 1943.
Même son de cloche enfin en décembre 1943 : « Le Français n’est pas
antisémite : il répugne aux persécutions raciales. Il ne crie pas lâchement
que la mort des juifs est nécessaire pour que nous puissions trouver place
dans la vie. Mais il maudit les banques d’Israël (tout en s’appliquant
de son mieux à les copier !) et il voudrait se débarrasser des échappés
de ghetto qui, chassés de partout, ont envahi notre pays, sans espoir
d’assimilation 27. »
Pas une seule fausse note dans ces rapports destinés au général de
Gaulle. Partout, on exprimait une réticence à l’idée d’un retour au statu
quo ante ; l’abolition des lois antisémites ne devait être ni automatique
ni totale, soutenait-on ; partout, on conseillait à la BBC de ne pas trop
s’apitoyer sur le sort des juifs ; partout, on s’inquiétait des effets néfastes
qu’un philosémitisme suscité par la cruauté nazie à l’égard des juifs ne
manquerait pas d’avoir. « Il ne faut pas croire que la population française
soit prête à dresser aux juifs des arcs de triomphe pour leur retour 28 »
écrivait l’un de ces rapporteurs en décembre 1943.

Le sauvetage, une cause humanitaire ?


On comprend dès lors la différence entre l’accueil favorable ou mitigé
réservé aux lois antisémites de Vichy – lesquelles devaient, disait-on,
résoudre le « problème juif » – et à la persécution brutale, dont la cruauté

25. « Rapport de Lavergne », sur la base d’un rapport concernant Paris le 2 mars
1943, AN, 3 AG 2/34.
26. « Note sur l’opinion française en matière de politique intérieure au début
de l’été 1943 », rédigée le 5 octobre 1943, AN, 3 AG 2/34.
27. Information 8 décembre 1943, référence 13 426, Champigny, Archives du
musée de la Résistance et de la Déportation.
28. Source Paris, information 1er décembre 1943, reçue le 9 février 1944, AN,
F1a 3756.
112
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

frappait l’imagination et éveillait la compassion. Avant l’été 1942 (en


fait avant l’étoile jaune) et aux yeux de certains, la législation antisémite
devait être appréciée au regard des réponses qu’elle apportait à un « pro-
blème ». Or, tant que la victoire allemande semblait assurée et que le
gouvernement français paraissait jouir d’une certaine indépendance,
la politique antisémite s’insérait dans une politique globale de « redres-
sement national » à laquelle on croyait et dans une réalité qu’on ne
discutait pas. Les rafles de l’été avaient opéré un basculement : la
politique antisémite s’était transformée en persécution choquante. Les
compromissions morales auxquelles s’était abaissé le gouvernement
éclairaient d’une nouvelle lumière le prix de la collaboration. La légiti-
mité de Vichy en subit le contrecoup ; elle diminua encore lorsque la
victoire des forces alliées ne fit plus de doute. Toutes les mesures et plus
particulièrement celles qui portaient la marque allemande furent dès
lors entachées d’illégitimité 29. Or, depuis les rafles de l’été 1942, la
politique de persécution était clairement liée à l’occupant. Ses manifes-
tations concrètes ne pouvaient plus se travestir en solution apportée au
« problème juif ».
Tandis que se créait ainsi progressivement une société alternative en
France, les juifs pouvaient plus aisément trouver dans cette société des
alliés qui les aideraient à échapper à la traque dont ils étaient les vic-
times. La compassion individuelle n’était pas nouvelle et elle a, partout
et de tout temps, été compatible avec un antisémitisme profond. Mais
l’indignation de l’été ainsi que la caution des autorités religieuses ont
permis une multiplication de gestes individuels de solidarité qui ont pris,
du coup, un sens collectif. Le changement fut sensible à tous les niveaux.
À partir de l’été 1942 les juifs, quittant les villes où ils se regroupaient
traditionnellement, se dispersèrent de plus en plus dans les petits vil-
lages. Certes, il y eut des lieux privilégiés où ils bénéficièrent d’une
véritable complicité active de la part de la population locale, notamment
dans les régions à majorité huguenote. Mais, ailleurs, dans de nombreux

29. Ce rapport entre l’adoption de mesures antisémites et l’attitude des Français


à l’égard du régime de Vichy se confirme encore dans ce rapport émanant de
la gendarmerie : « L’apposition de la mention “juif” sur les cartes des israélites
s’est effectuée sans incident, mais la population s’accorde à considérer cette
mesure comme vexatoire et à y trouver la preuve d’une nouvelle immixtion alle-
mande dans les décisions gouvernementales. De plus en plus, l’impression se
répand dans le public que le gouvernement ne peut exister et se maintenir que
par une subordination aux exigences allemandes » (Synthèse des rapports men-
suels des commandants des légions de gendarmerie, janvier 1943, AN, 3 AG
2/330).
113
Antisémitisme et sauvetage des juifs en France

cas, ils purent vivre discrètement, sans être dénoncés comme juifs par
leurs voisins. Et tandis que l’écart se creusait entre la population et l’État,
certains des bras de l’État perdaient de leur efficacité, obligés qu’étaient
leurs fonctionnaires de tenir compte de la population au sein de laquelle
ils œuvraient : ainsi les mêmes gendarmes qui étaient venus sans état
d’âme arrêter des juifs en 1942, s’arrangeaient un an plus tard pour
prévenir à l’avance ceux qui étaient portés sur leurs listes de victimes
potentielles, sous peine de paraître exécuter les basses œuvres de
l’occupant. Les militants des organisations juives qui étaient engagés
dans des opérations de sauvetage trouvèrent dès lors les complicités
nécessaires soit au sein des organisations sociales, soit auprès des institu-
tions religieuses, soit encore au sein des services administratifs français
pour les aider dans la fabrication des faux papiers ou pour cacher adultes
et enfants juifs menacés.
Le sauvetage des juifs s’organisa donc à la confluence de plusieurs
facteurs : un rejet moral devant des horreurs avérées, la mobilisation
des organisations sociales et/ou juives, une délégitimation croissante du
pouvoir, le relais pris par les autorités spirituelles dispensatrices de légiti-
mité, notamment aux yeux des organisations de la Résistance. Aussi,
dans la plupart des cas, c’est à la fibre humanitaire qu’il fut fait appel,
c’est elle qui vibra.
En effet, lorsque les autorités religieuses s’exprimèrent contre les
rafles de juifs, ce fut « au nom de l’humanité et des principes chrétiens 30 » ;
lorsque les voix de la Résistance grondèrent leur indignation, l’émotion
des policiers fut souvent évoquée devant l’atrocité de ce qui était exigé
d’eux, le sort réservé aux enfants occupait le devant de la scène. Lorsque
des organisations – juives ou non juives – sollicitèrent des individus
pour les aider dans leur entreprise de sauvetage, c’est à leur compassion
qu’elles firent appel : en usant « d’un discours sans adversaires 31 », elles
augmentaient leur chance d’être entendues ; en focalisant l’attention sur
des « bénéficiaires individualisés et dotés de caractéristiques susceptibles
de provoquer l’émotion », et notamment sur les enfants juifs, elles neu-
tralisaient une critique qui, idéologique ou politique, aurait compromis
l’action elle-même. Cela permettait d’éviter la controverse que toute réfé-
rence, aussi indirecte fût-elle, au « problème juif » pouvait susciter.

30. Titre sous lequel sont reproduites certaines de ces protestations dans
Combat, 34, septembre 1942, BN, Rés. G. 1470 (68), YV Pfi-91, bobine 7.
31. Philippe Juhem, « La légitimation de la cause humanitaire : un discours
sans adversaires », Mots. Les langages du politique, 65, mars 2001, p. 9-26.
Je remercie Claire Andrieu d’avoir attiré mon attention sur cet article.
114
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Les motivations de nombreux sauveteurs furent donc bien huma-


nitaires. Pourtant, le sauvetage des juifs avait un sens éminemment
politique. En un temps où la propagande officielle s’attachait à les
déshumaniser, l’affirmation selon laquelle les juifs étaient des hommes,
les juives étaient des femmes et que l’on ne pouvait pas se permettre
n’importe quoi à leur égard avait valeur politique. En un temps où les
juifs étaient persécutés, tout geste de solidarité à leur égard, en faisant
échec aux objectifs poursuivis par les autorités, défiait ces dernières.
Par ailleurs, parmi les organisateurs du sauvetage, il y eut de nombreux
militants du social qui, d’emblée, s’étaient engagés dans une action
clandestine contre Vichy et les occupants. Historiquement, le sauvetage
des juifs s’inscrivait dans la continuité de l’aide qui avait été prodiguée
dès le début de l’Occupation – par des groupes ou organisations mino-
ritaires – aux divers persécutés du régime. « L’apathie et l’inertie qui
prévalaient partout durant les premières semaines de mon séjour en
France étaient déprimantes. On avait le sentiment que le seul véritable
effort visant à contrecarrer les nazis était fait par des organisations
étrangères qui n’étaient guère capables d’opérer que dans des domaines
très limités : l’émigration ou des améliorations de différentes sortes, dont
celle de l’alimentation. L’essentiel de ce travail s’effectuait au bénéfice
des réfugiés qui, chassés d’autres pays, s’étaient retrouvés en France 32. »
Howard Brooks, un pasteur de l’Unitarian Service Committee avait tra-
versé l’Atlantique au printemps 1941 et, durant quelques mois, avait
partagé la vie et l’activité de ces militants sociaux auxquels il se référait
dans ces quelques lignes rédigées à son retour aux États-Unis en janvier
1942. Constatant les premières manifestations d’une résistance qui « sor-
tait des limbes », Jean Rabaut expliquait, lui aussi, que l’une « de ses
premières formes [avait consisté] en l’aide donnée aux étrangers persé-
cutés pour des raisons politiques ou “raciales”, assez souvent pour les
deux à la fois 33 ».
En septembre 1942, évoquant pour sa part le sauvetage de 90 enfants
juifs par les Amitiés chrétiennes à Vénissieux ainsi que l’aide prodiguée
aux juifs par les habitants du Chambon-sur-Lignon, Donald Lowrie
(YMCA) écrivait les lignes suivantes dans l’un de ses rapports : « Comme
les tracts le montrent bien, cette émotion publique peut acquérir une
forme politique. Il est encore trop tôt pour prédire qu’il en sera ainsi,

32. Howard L. Brooks, Prisoners of Hope. Report on a Mission, New York


(N. Y.), B. L. Fischer, 1942, p. 59.
33. Jean Rabaut, Tout est possible ! Les « gauchistes français », 1929-1944,
Paris, Denoël-Gonthier, 1974, p. 345.
115
Antisémitisme et sauvetage des juifs en France

mais on ne peut s’empêcher de remarquer que pour la première fois


depuis l’Armistice, un élan populaire profond a réuni tous les éléments
estimables en France sur une question de nature plutôt morale que poli-
tique. Dans le même temps, cet élan permet à chacun de faire quelque
chose, et l’action même, c’est-à-dire l’aide aux juifs traqués, implique
la résistance aux autorités de Vichy 34. » La signification politique du
sauvetage des juifs était donc bien perçue. Tout au moins une de ses
dimensions politiques : la forme de résistance à Vichy ou à l’Occupation
que l’assistance aux juifs supposait ou entraînait.
Reste à s’interroger sur les implications que ces motivations « humani-
taires » privilégiées pour échapper à l’ombre du « problème juif » ont pu
avoir sur la nature du sauvetage. Elles ont déterminé un cadre chrono-
logique : il a fallu attendre que des persécutions visibles dépassent un
certain degré d’horreur pour susciter action et réaction. Avant cela,
seules les organisations sociales spécialisées (comme l’Amitié chrétienne
ou la Cimade) ou les organisations juives (comme le comité Amelot)
s’étaient émues du sort des juifs. Elles ont gelé, à titre provisoire, des
préjugés politiques qui perdaient leur priorité – sans disparaître pour
autant, car rien n’était tenté par les élites politiques pour les faire dispa-
raître. Elles ont désigné les acteurs potentiels du sauvetage. En effet,
même après le choc de l’été 1942, les organisations politiques – partis
ou mouvements clandestins – ont délibérément évité de s’impliquer acti-
vement. La « Lutte contre la déportation » des ouvriers français déportés
au titre du STO était un combat politique ; le soutien – en sous-main –
des actions de solidarité à l’égard de la population juive persécutée, un
enjeu humanitaire. À la veille de la Libération, les services français
d’Alger, sollicités à propos de six enfants juifs sauvés de France par le
Congrès juif mondial, exprimaient leur reconnaissance à cette organisa-
tion pour « [son] action humanitaire 35 ».

34. « As the handbills indicate, this public emotion may take political form.
It is too early to predict results in this direction, but it must be noted that for
the first time since the Armistice, deep public feeling has united all the decent
elements in France on a question of moral rather than political nature. At the
same time, this feeling gives each one something he can do, and the doing,
i. e. aid to hunted Jews involves resistance to the authorities at Vichy » (Genève
le 17 septembre 1942, Donald Lowrie à Tracy Strong, cité dans Jack Sutters
[ed.], American Friends Service Committee, Philadelphia, volume 2 : 1940-
1945, Archives of the Holocaust, New York (N. Y.) et Londres, Garland Publishing,
1990, p. 337-339, document no 357).
35. MAE, Guerre 1939-1945, 1 037, 212, Alger, 22 août 1944, Diplofrance
à Lisbonne.
116
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Enfin, la focalisation sur les motivations humanitaires a pesé lourde-


ment sur les développements historiographiques. Sur l’historiographie
de la Résistance, d’abord, qui a longtemps ignoré l’activité de sauve-
tage des juifs. Mais pas uniquement. Dans un essai de typologie de la
Résistance dressé en 1986, François Bédarida 36 qualifiait de résistance
humanitaire l’aide apportée aux victimes de la répression et des persé-
cutions. Le sauvetage des juifs relevait naturellement de cette catégorie.
Or c’était reprendre ainsi – sur le plan historiographique – un terme
des années 1980, sans le moindre regard critique sur ce que son emploi
impliquait et révélait, et notamment les contours du sauvetage. Par ail-
leurs, en focalisant l’attention sur la motivation du sauveteur 37 et sur
les résultats de la persécution, cette perspective « humanitaire » transfor-
mait la victime en objet passif d’une histoire qui n’était plus la sienne,
tout en marginalisant la coopération entre juifs et non-juifs dans l’orga-
nisation du sauvetage. En effet, la dichotomie opérée entre sauveteurs
et victimes mène à la minoration du rôle des juifs impliqués dans l’orga-
nisation du sauvetage. Ou bien elle relègue dans un chapitre distinct
l’action de sauvetage organisée par les militants de certaines organi-
sations juives dont l’action n’était sûrement pas motivée par la seule
empathie pour des victimes anonymes. Elle avait été précédée par une
action sociale en milieu juif chez certains, tandis que chez d’autres, elle
découlait d’un engagement politique – bundiste (socialiste juif) ou sio-
niste. Or l’histoire du sauvetage des juifs oblige à l’intégration dans une
même analyse de l’histoire des juifs – en tant que victimes et en tant
que résistants – et de l’histoire de la société française dans son ensemble.
Elle constitue un chapitre dans l’histoire des rapports entre juifs et non-
juifs en France, un chapitre complexe d’histoire culturelle et sociale, qui
mêle des éléments souvent contradictoires.

36. François Bédarida, « L’histoire de la Résistance, lectures d’hier, chantiers


de demain », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 11, juillet-septembre 1986,
p. 75-89.
37. À tel point que la « résistance humanitaire », et « notamment le sauvetage
des juifs pourchassés », a pu être rangée au rayon des « expériences spirituelles »,
vécues par certains chrétiens, au même titre que « l’apostolat exercé parmi les
requis du STO travaillant en Allemagne, par des prêtres clandestins et de jeunes
laïcs » ou l’expérience spirituelle qu’ont pu vivre certains d’entre eux dans les
prisons – « entre interrogatoires et tortures ». Bernard Comte, L’Honneur et la
Conscience. Catholiques français en résistance, 1940-1944, Paris, Les Éditions
de l’Atelier, 1998, p. 15.
Chapitre 6
QUI A OSÉ SAUVER DES JUIFS
ET POURQUOI ?
Nechama TEC

endant la Seconde Guerre mondiale, alors que les Allemands

P occupaient l’Europe, l’existence de sauveteurs de juifs a mis au


jour une opposition à la politique allemande d’extermination des
juifs. Les occupants allemands destinant tous les juifs à une mort précédée
d’humiliations et de mauvais traitements, cette entreprise de sauvetage
relevait d’une réaction humaine à ces agressions. Protéger les juifs met-
tait fatalement en danger la vie des sauveteurs ainsi que, bien souvent,
celle de leurs familles. Néanmoins, on rencontra dans tous les pays
d’Europe des gens qui, ignorant ces menaces, assumèrent le rôle de
sauveteurs.
En se concentrant sur différents types de sauveteurs de juifs, plusieurs
thèmes étroitement liés seront ici abordés : quels sont les types de sauve-
teurs de juifs que la littérature sur la Shoah étudie le plus fréquemment ?
Quelles caractéristiques ont en commun les différents types de sauve-
teurs ? Compte tenu de leur faible nombre, comment expliquer l’intérêt
grandissant qu’ils suscitent ?

Sauvetage et altruisme
La masse des publications consacrées au sauvetage de juifs se réfère
à des non-juifs qui ont risqué leur vie par altruisme et générosité
pour sauver des juifs. Un grand nombre de ces recherches s’intéressent
118
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

plus précisément aux sauveteurs non juifs que l’institut Yad Vashem a
reconnus officiellement comme « Justes parmi les nations » 1. Pour pou-
voir prétendre à cette distinction, les actions entreprises par ces non-
juifs devaient répondre aux critères suivants : « apporter de l’aide pour
sauver une vie ; mettre sa propre vie en danger ; n’avoir recherché
aucune récompense, financière ou autre ; et des considérations similaires
qui situent les actes des sauveteurs au-dessus et au-delà de ce qu’on
peut qualifier d’aide ordinaire ». Ces conditions quelque peu ambiguës
indiquent pourtant clairement que ceux qui ont sauvé des juifs pour en
obtenir de l’argent ne peuvent prétendre au titre de Juste 2.
On admet généralement qu’un nombre bien plus élevé de sauveteurs
altruistes non juifs auraient mérité d’être distingués par Yad Vashem.
Un vaste éventail de facteurs, connus et non connus, intervient dans la
décision d’attribution. Ma recherche sur les sauveteurs altruistes non
juifs n’établit pas de distinction entre ceux qui ont ou n’ont pas obtenu
le titre de Juste. Quelles caractéristiques les sauveteurs altruistes non
juifs partagent-ils ? Qu’est-ce qui a pu inciter ces gens à risquer leur vie
pour des juifs que l’on présentait souvent comme des « assassins du
Christ 3 » ?

1. On peut citer ainsi Gay Block et Malka Drucker, Rescuers, New York (N. Y.),
Holmes and Meier Publishers, Inc., 1992 ; Eva Fogelman, Conscience and Cou-
rage, New York (N. Y.), Doubleday, 1994 ; Martin Gilbert, Les Justes. Les héros
méconnus de la Shoah, trad. par Élie Robert-Nicoud, Paris, Calmann-Lévy,
2004 ; Phillip Hallie, Lest Innocent Blood Be Shed [Le Sang des innocents : Le
Chambon-sur-Lignon, village sauveteur, trad. par Magali Berger, Paris, Stock,
1980], New York (N. Y.), Harper and Row, 1979 ; Peter Hellman, Avenue of
the Righteous, New York (N. Y.), Atheneum, 1980 ; Samuel P. et Pearl M. Oliner,
The Altruistic Personality, New York (N. Y.), The Free Press, 1988 ; Kazimierz
Iranek-Osmecki, He Who Saves One Life, New York (N. Y.), Crown Publishers,
1971 ; Mordechai Paldiel, The Path of the Righteous : Gentile Rescuers of Jews
during the Holocaust, New Jersey (N. J.), KTAV/JFCR/ADL, 1993 ; Michael
Phayer et Eva Fleischner, Cries in the Night, Women who Challenged the
Holocaust, Kansas City (Mo.), Sheed et Ward, 1997 ; Alexander Ramati, The
Assisi Underground : The Priests who Rescued Jews, New York (N. Y.), Stein
and Day, 1978 ; Nechama Tec, When Light Pierced the Darkness : Christian
Rescue of Jews in Nazi-Occupied Poland, Oxford, Oxford University Press, 1986.
2. Nechama Tec, When Light Pierced the Darkness..., op. cit., p. 3-4.
3. Par souci de cohérence, je n’ai cependant utilisé dans ce livre que des noms
imaginaires. Les témoignages sur lesquels se fonde cette analyse sont ceux de
189 Polonais non juifs qui ont sauvé des juifs de façon désintéressée et de 309
survivants juifs qui ont dû la vie à leur passage ou à leur cachette dans les
espaces chrétiens dont l’accès leur était pourtant interdit. Une partie de
ces témoignages proviennent de différents recueils d’archives, une autre des
entretiens approfondis que j’ai menés auprès de sauveteurs non juifs et de
survivants juifs.
119
Qui a osé sauver des juifs et pourquoi ?

L’étude systématique des sauveteurs polonais altruistes selon les


critères de classe sociale, de niveau d’éducation, de type d’engagement
politique, de degré d’antisémitisme, d’engagement religieux et de liens
d’amitié avec des juifs fait apparaître l’image d’un groupe socialement
hétérogène. Aucune des comparaisons à partir des attributs conven-
tionnels évoqués ci-dessus ne laissait prévoir que les uns ou les autres
se livreraient à des actes de sauvetage altruiste. Il faut réexaminer ces
sauveteurs de plus près et considérer leur mode de vie et leurs caractéris-
tiques spécifiques pour que les pièces du puzzle se mettent en place et
livrent un ensemble de six conditions étroitement liées les unes aux
autres, qui permettent d’avancer une série d’hypothèses.
L’une de ces caractéristiques fondamentales communes est l’indivi-
dualisme ou le sentiment d’être à part. Autrement dit, ces sauveteurs
n’étaient pas parfaitement intégrés dans leur environnement social et,
bien souvent, n’en avaient pas conscience. Cet individualisme se mani-
feste sous différentes formes, un point lui-même lié à d’autres conditions
et motivations communes. Les marginaux se situent, par définition, à
l’extérieur de leurs communautés et sont donc, consciemment ou non,
moins soumis aux contraintes sociales. Cette liberté entraîne une plus
grande indépendance qui permet plus facilement d’agir en conformité
avec ses valeurs personnelles et ses principes moraux, même s’ils
s’opposent aux attentes de la société.
Les sauveteurs non juifs que j’ai étudiés évoquaient rarement leur
individualisme ou leur sentiment d’être à part. En revanche, ils parlaient
sans difficulté de leur autonomie et de leur besoin de respecter leurs
valeurs propres. Ils se considéraient presque tous comme des gens indé-
pendants (98 %), ce que confirment les descriptions des survivants juifs.
Il convient d’ajouter une qualité fréquemment mentionnée dans les
témoignages et les mémoires de survivants et qui n’est pas sans lien avec
l’indépendance, le courage, qu’une écrasante majorité (85 %) attribuait à
leurs protecteurs. L’image d’indépendance que les sauveteurs se faisaient
d’eux-mêmes va de pair avec la volonté de respecter des valeurs morales
sans tenir compte du soutien ni de l’approbation d’autrui. Les sauveteurs
tenaient avant tout à être en accord avec leur conscience. Ils ont maintes
fois répété qu’ils voulaient agir conformément à leur conception du bien
et du mal.
Parmi les autres éléments étroitement liés aux convictions et aux
valeurs morales des sauveteurs, il faut mentionner leur engagement
durable en faveur des nécessiteux, qui s’exprime à travers toute une
gamme d’actes charitables accomplis sur de longues périodes. Une grande
120
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

partie des témoignages sur les actes désintéressés des sauveteurs nous
ont été livrés par des survivants qui présentaient leurs protecteurs
comme des gens gentils, dont la volonté d’aider leur prochain dans le
besoin n’était pas nouvelle. Risquer leur vie pour des juifs s’inscrivait
dans un système de valeurs et de comportement qui leur imposait d’aider
les gens faibles et dépendants.
Cette analogie possède des limites intrinsèques. La plupart des actions
désintéressées que l’on entreprend au profit d’autrui peuvent entraîner
des désagréments, parfois très graves. Mais il est rare que de tels actes
exigent le sacrifice suprême, celui de la vie. On relève cependant chez ces
sauveteurs, pendant la guerre, une convergence entre des circonstances
historiques réclamant le sacrifice suprême et leurs habitudes déjà bien
établies de secourir les autres. Nous trouvons toutes naturelles des
actions que nous reproduisons fréquemment. Et nous acceptons géné-
ralement ce que nous estimons naturel sans l’analyser et sans nous
interroger. En fait, plus les modèles de comportement sont solidement
ancrés, moins nous avons tendance à y réfléchir. De façon concrète, la
pression constante d’idées et d’actions et leur caractère familier ne
veulent pas dire que nous les comprenons. Au contraire, quand des
schémas habituels sont acceptés et considérés comme naturels, la
compréhension en est plus entravée qu’encouragée.
En outre, nous ne jugeons pas exceptionnel ce que nous sommes habi-
tués à faire, aussi exceptionnels que ces actes puissent paraître à d’autres.
Ainsi, c’est en partie parce que les sauveteurs avaient déjà l’habitude
d’aider les gens dans le besoin qu’ils ont eu tendance à considérer avec
modestie les actions qu’ils avaient entreprises au péril de leur vie. Cette
modestie s’est exprimée de diverses manières. Les deux tiers des sauve-
teurs considéraient que protéger les juifs était une réaction naturelle
à la souffrance humaine, et presque un tiers d’entre eux affirmaient
énergiquement que sauver des vies n’avait rien d’exceptionnel. En
revanche, ils n’étaient que 3 % à estimer qu’avoir sauvé des juifs était
un exploit extraordinaire.
Face à ces perceptions prosaïques du sauvetage, il n’est pas étonnant
que l’aide ait souvent débuté de façon spontanée, non préméditée,
qu’elle se soit mise en place progressivement ou soudainement. Plus
des trois quarts des survivants juifs ont affirmé que leur sauvetage avait
eu lieu sans préparation préalable. Quand on leur a demandé pourquoi
ils avaient sauvé des juifs, une très grande majorité des sauveteurs a
répondu avoir réagi à la persécution et aux souffrances des victimes et
121
Qui a osé sauver des juifs et pourquoi ?

non à leur judéité. Ils avaient été poussés à agir par la persécution, par le
traitement injuste infligé aux victimes, et non par l’identité de celles-ci.
J’attribue cette faculté d’indifférence à tous les attributs des néces-
siteux, hormis leur impuissance et leur dépendance, à des perceptions
universalistes. Plusieurs sources en confirment l’existence. La majorité
de ces sauveteurs (95 %) affirmaient avoir été poussés à accorder de l’aide
du fait du besoin dans lequel se trouvaient les juifs. Cela contraste vive-
ment avec les 26 % qui affirmaient avoir sauvé des juifs parce que c’était
un devoir chrétien et avec les 52 % qui y voyaient une expression
d’opposition politique. La force morale incontestable qui sous-tendait
le sauvetage des juifs, l’insistance générale sur la position de dépen-
dance des victimes et sur les persécutions injustes qu’elles subissaient
se combinaient pour rendre de tels gestes universalistes. En un sens, les
sauveteurs étaient motivés par une force morale, indépendamment de
leurs sympathies et de leurs antipathies personnelles. Certains étaient
conscients que pour aider les juifs dans le besoin, il n’était pas nécessaire
de les aimer.
Le débat qui précède permet de dégager six caractéristiques et condi-
tions communes étroitement liées. Ensemble, elles offrent une explication
théorique du sauvetage altruiste, tout en esquissant un profil de ces sau-
veteurs. L’image des sauveteurs d’autres pays révèle que ces explications
théoriques s’appliquent également à eux. En résumé, ces caractéristiques
et motivations communes sont les suivantes : individualisme et senti-
ment d’être à part, qui vont de pair avec une intégration imparfaite dans
leur environnement social respectif ; indépendance ou autonomie leur
permettant d’agir selon leurs convictions personnelles, sans tenir compte
du jugement d’autrui ; profond engagement à défendre les gens dans le
besoin et antécédents durables d’actes de charité ; tendance à concevoir
l’aide apportée aux juifs sous un jour prosaïque, modeste, avec un refus
d’admettre l’aspect extraordinaire ou héroïque du sauvetage ; début du
sauvetage non prémédité, non planifié, autrement dit, un sauvetage qui
s’est fait progressivement ou soudainement, voire de façon impulsive ;
et perceptions universalistes des juifs. Au lieu de considérer ceux qu’ils
décidaient de protéger comme des juifs, ils voyaient avant tout des êtres
entièrement dépendants de l’aide d’autrui. Ces perceptions s’accom-
pagnent de la faculté de négliger tous les attributs, hormis ceux qui
expriment la souffrance et la nécessité extrêmes 4.

4. Nechama Tec, When Light Pierced the Darkness..., op. cit., p. 150-183. Ces
analyses s’inspirent du chapitre 10.
122
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Rémunération et sauvetage
Ces sauveteurs altruistes non juifs ne représentent pas l’ensemble des
sauveteurs. Les témoignages suggèrent en effet l’existence d’autres caté-
gories. Lorsque j’ai interviewé une survivante, je lui ai demandé si elle
éprouvait de la reconnaissance pour celui qui l’avait sauvée. Elle m’a
répondu par une question : « Pourquoi devrais-je lui être reconnaissante ?
[...] Il aimait l’argent... Il n’a fait ça que pour l’argent ; en plus, il augmen-
tait le prix toutes les semaines... et menaçait, si la guerre s’éternisait, de
ne pas me garder 5. »
Ce dialogue a attiré mon attention sur un autre type de sauveteurs.
Je me suis rendu compte que la plupart des survivants juifs qui avaient
été protégés moyennant finance portaient un jugement négatif sur leurs
sauveteurs non juifs. Cette réprobation déteignait en outre sur les juge-
ments portés sur d’autres situations. Certains de ceux qui avaient protégé
des juifs par altruisme se faisaient insulter parce qu’on les soupçonnait
d’avoir agi par cupidité. Un sauveteur, reconnu comme Juste parmi les
nations, se plaignait ainsi : « Pendant des années, j’ai été accusé d’avoir
sauvé des juifs pour de l’argent. Ces idées étaient comme une malédiction
qui pesait sur moi. Il n’y avait aucun moyen de les [les accusateurs] faire
changer d’avis... »
Ce jugement invariablement négatif sur les sauveteurs de juifs dont
la principale motivation était le profit explique que la littérature sur la
Shoah ne comprenne pas de témoignages directs de ces gens-là. Ils n’ont
pas non plus rédigé de souvenirs de guerre sur l’aide qu’ils ont apportée
aux juifs. Peut-être étaient-ils gênés d’avouer qu’ils avaient gagné de
l’argent en sauvant des vies. Les informations sur la protection qu’ils
ont accordée aux juifs pendant la guerre proviennent précisément de
ces derniers.
Comment définir ce type de sauveteurs non juifs ? Tous les individus
qui recherchaient le profit ont risqué leur vie en sauvant des juifs, exac-
tement comme les sauveteurs altruistes. Pourtant, ils n’entrent pas, cela
va de soi, dans la catégorie de ceux qui ont accordé aux juifs une pro-
tection désintéressée. Je les qualifie d’« aides rémunérés » plutôt que de
sauveteurs. Les aides rémunérés sont des gens dont la principale moti-
vation en l’occurrence était le gain financier. Il faut exclure de cette
catégorie ceux qui ont éventuellement accepté d’être payés, sans que

5. Ibid., p. 87. Mes expériences personnelles illustrent l’expérience de la vie


auprès de gens qui monnayaient leur aide. Cf. Nechama Tec, Dry Tears : The
Story Of A Lost Childhood, Oxford, Oxford University Press, 2004.
123
Qui a osé sauver des juifs et pourquoi ?

l’argent soit pour autant la seule ni la principale raison qui les a poussés
à secourir des juifs. Que savons-nous de ces aides rémunérés ? Sur un
échantillon de plus de trois cents juifs ayant bénéficié de la protection
de non-juifs, seule une minorité (16 %) a été protégée par des personnes
recherchant principalement le profit. Les juifs qui décrivent leur expé-
rience avec des aides rémunérés relatent des pratiques mettant en œuvre
toute une série de mauvais traitements : demandes d’augmentation, sous-
alimentation délibérée, menaces de renvoi, voire assassinat 6.
Pourquoi le comportement des aides rémunérés fut-il si différent de
celui des sauveteurs altruistes ? Les réponses, aussi séduisantes soient-
elles, relèvent obligatoirement de la spéculation. Contrairement à la vie
humaine, l’argent en tant que moyen pour atteindre une fin est rationnel
et quantitatif ; il ne laisse guère de place aux émotions 7. Affranchies
de tout sentiment, les transactions monétaires sont des arrangements
impersonnels. La vie, en revanche, est une entité émotionnelle d’une
valeur suprême. Risquer sa vie et la sacrifier exige que l’on soit prêt à
renoncer à ce qu’on chérit profondément. Parce que nous tendons à
séparer la passion de la rationalité, le télescopage des forces rationnelles
et émotionnelles nous gêne. En raison de sa nature rationnelle, faire
de l’argent le fondement d’éléments émotionnellement précieux est une
parodie qui nie la qualité essentielle de la vie. Dans la mesure où des
actions qui mettent l’existence en danger comportent une forte dose
d’émotion, faire de l’argent le motif de ces actions périlleuses amoindrit
la valeur et l’essence mêmes de la vie.
À certains égards, les aides rémunérés étaient enfermés dans un cercle
vicieux. L’amélioration économique qu’apportait la présence juive faisait
en effet disparaître la raison même pour laquelle ils leur avaient accordé
un abri. Mais se dégager de cette relation était difficile et dangereux
pour eux. Cela mettait en effet leur vie en danger. Si le juif révélait que
l’aide rémunéré lui avait accordé sa protection, le protecteur devenait
tout aussi coupable que le juif. En l’absence d’impératifs moraux les
poussant à sauver des juifs, il n’y avait pas grand-chose qui pût éviter
à ces aides rémunérés de se sentir pris au piège et de céder à l’angoisse.

6. Nechama Tec, When Light Pierced the Darkness..., op. cit., p. 87-98. Un
exemple éloquent de mauvais traitements et de meurtre de la part d’une aide
rémunérée nous est livré par Thomas (Toivi) Blatt, From the Ashes of Sobibor,
Evanston (Ill.), Northwestern University Press, 1997, p. 181-187.
7. S. P. Altmann, « Simmel’s Philosophy of Money », American Journal of
Sociology, 9, 1903, p. 46-68 ; Georg Simmel, The Philosophy of Money [Philo-
sophie de l’argent, trad. par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, PUF,
1987], Boston (Ma), Routledge and Kegan Paul, 1978.
124
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Certains réagirent en demandant aux juifs de partir, d’autres les dénon-


cèrent, les assassinèrent ou continuèrent à les maltraiter. Ces mauvais
traitements servaient peut-être d’exutoire, en leur permettant de donner
libre cours à leurs frustrations et à leurs déceptions refoulées.
Les réactions de ces aides rémunérés n’étaient pas forcément homo-
gènes. En outre, les informations dont nous disposons ne reposent que
sur les récits de survivants. Combien de juifs ont-ils été protégés essen-
tiellement pour des raisons financières, combien ont été trahis ou
assassinés par ceux qu’ils payaient ? Le mystère reste entier. Dans les
rares cas où une relation cordiale s’est instaurée, elle a pu atténuer les
réactions négatives de ces aides rémunérés. Nous savons néanmoins que
les juifs sauvés exclusivement pour l’argent en souffrirent, parce qu’eux-
mêmes et ceux qui étaient prêts à risquer leur vie moyennant finance
furent rapidement prisonniers de leur propre cycle de dangers, de frustra-
tions et d’impuissance. Dans cette situation instable et potentiellement
mortelle, l’argent ne pouvait servir que d’incitation passagère et inadé-
quate ; une incitation qui ne peut donc que buter très rapidement sur
ses limites intrinsèques 8.

Antisémitisme et sauvetage

Ma recherche sur les sauveteurs polonais non juifs m’a fait découvrir
un autre type de sauveteurs, aussi inattendu que déconcertant : il s’agit
d’antisémites polonais convaincus. Ce thème était occasionnellement
apparu au cours de mes recherches, sans m’inciter pour autant à l’étudier
de près 9. Qui étaient ces sauveteurs antisémites et comment interpréter
le sauvetage de juifs par des antisémites ? Je définis les sauveteurs anti-
sémites de juifs comme des individus qui par leurs actions et/ou leur
idéologie avaient une réputation d’antisémites. Il s’agissait d’antisémites
conscients et déclarés. Certains survivants se sont intéressés à l’aide que
l’un d’eux, Jan Mosdorf, avait apportée aux juifs. Fervent catholique,
responsable national de l’extrême droite (ONR) et juriste distingué,
Mosdorf était issu d’une famille bien établie dans la société. Sa réputa-
tion d’antisémite n’était un secret pour personne. Il joua également un
rôle politique actif, avant et pendant la guerre. Son patriotisme et son

8. Nechama Tec, When Light Pierced the Darkness..., op. cit., p. 97.
9. Ibid., p. 99.
125
Qui a osé sauver des juifs et pourquoi ?

nationalisme excluaient dans son esprit toute possibilité de collaborer


avec les Allemands, ce qui lui valut d’être envoyé à Auschwitz. Il parti-
cipa au mouvement clandestin qui s’était mis en place à l’intérieur du
camp et secourut non seulement des Polonais mais également des juifs.
Aussi inattendue que fût son aide en leur faveur, elle suscita de nom-
breuses réactions parfois vives. Dénoncé par un détenu polonais comme
communiste et sympathisant des juifs, il fut exécuté.
Le nom de Leon Nowodworski apparaît lui aussi fréquemment parmi
les Polonais antisémites qui prirent la défense de juifs. Avant la guerre,
en qualité de bâtonnier, il avait soutenu les dispositions visant à exclure
les juifs des professions juridiques. À l’instar de Jan Mosdorf, Leon
Nowodworski était issu d’une famille de la haute société. Membre
influent et actif du Parti national démocratique, franchement antisémite,
cela ne l’empêcha pas, pendant la guerre, de désobéir ouvertement à un
ordre nazi et de refuser de renvoyer les juifs du barreau, expliquant que
les Polonais régleraient la question juive plus tard, dans une Pologne
libre. Son insoumission lui valut la prison.
J’ai pu également interroger Jan Dobraszynski, écrivain connu, qui
avait affirmé ses convictions antijuives dans ses publications. Catholique
conservateur, il était loin d’être favorable à la présence juive en Pologne.
Néanmoins, en qualité de directeur de la division des Affaires sociales
de la municipalité de Varsovie, il put faire admettre illégalement
300 enfants juifs dans des orphelinats et des couvents en signant les
autorisations nécessaires 10.
D’autres Polonais antisémites en vue se sont affirmés comme des
sauveteurs de juifs. Mais, dans leur ensemble, ils constituent un groupe
somme toute assez restreint, et l’on retrouve constamment les mêmes
noms. Les points communs entre ces quelques sauveteurs antisémites
suggèrent quelques conclusions provisoires. La plupart étaient de fer-
vents catholiques ; tous étaient farouchement nationalistes. C’étaient par
ailleurs des intellectuels, appartenant à la classe supérieure, deux carac-
téristiques qui ne sont probablement pas fortuites. L’Église catholique
invite ses fidèles à réexaminer leurs valeurs, une réflexion qui est évi-
demment plus à la portée des catholiques intellectuels que des autres.
Au lieu de respecter étroitement les préceptes religieux, ces sauveteurs
intellectuels antisémites s’étaient interrogés sur la signification et les

10. Ibid., p. 100-102 ; Sara Bender et Shmuel Krakowski (eds.), The Encyclo-
pedia of the Righteous among the Nations Poland, Jérusalem, Yad Vashem,
2004, p. 176.
126
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

conséquences de leur antisémitisme, et certains comprirent que celui-ci


n’était pas sans relation avec les terribles persécutions dont le peuple
juif était victime. Se sentant responsables des souffrances juives, leur
catholicisme leur enjoignait de se repentir de leurs péchés. Pour
quelques-uns, la rédemption passa par la protection des juifs. Si l’on
songe à toutes les forces dont il fallait triompher pour réussir à sauver
des juifs, on n’est pas surpris de constater que les sauveteurs polonais
ouvertement antisémites n’aient été qu’un très petit groupe. Ces indivi-
dus constituent encore aujourd’hui un type déconcertant de sauveteurs,
qui est passé presque inaperçu.

Sauveteurs juifs et sauveteurs non juifs

Certaines études consacrées à la Shoah font allusion à des juifs qui


assumèrent le rôle de sauveteurs désintéressés, tel Oswald Rufeisen. En
1939, Oswald était un jeune juif de 17 ans. Il échappa aux persécutions
en prétendant être mi-Polonais, mi-Allemand. Par un curieux concours
de circonstances, il devint interprète et secrétaire du chef de la gen-
darmerie allemande de Mir, une petite ville de Biélorussie occidentale.
Lorsqu’il accepta ce poste, il décida d’aider toutes les victimes poten-
tielles du nazisme. Oswald Rufeisen profita des possibilités que lui offrait
sa position officielle pour sauver tout un village biélorusse, un nombre
important mais imprécis de prisonniers de guerre russes, des partisans
et plusieurs centaines de juifs. Il arma les juifs du ghetto de Mir et orga-
nisa leur évasion, permettant ainsi à 350 habitants du ghetto de s’enfuir
dans les forêts avoisinantes. La plupart survécurent à la guerre 11. Oswald
Rufeisen est tout à la fois un survivant et un sauveteur. L’étude que je
lui ai consacrée m’a fait prendre conscience de l’existence de sauveteurs
juifs et m’a incitée à poursuivre mes recherches sur cette catégorie 12.
En m’intéressant aux groupes de partisans réfugiés dans les forêts de
Biélorussie occidentale, j’ai découvert un détachement juif, les partisans
de Bielski. L’histoire de ce groupe a débuté en 1942, dans ces forêts presque
inaccessibles, lorsque quarante juifs organisèrent un détachement de

11. Nechama Tec, In the Lion’s Den : The Life of Oswald Rufeisen, Oxford,
Oxford University Press, 1993.
12. Nechama Tec, Defiance : The Bielski Partisans, Oxford, Oxford University
Press, 1993.
127
Qui a osé sauver des juifs et pourquoi ?

partisans dont le commandement fut confié à un paysan juif charisma-


tique, Tuvia Bielski. Instaurant une politique de porte ouverte, ce groupe
décida d’admettre tous les juifs, sans distinction. Repliée dans la forêt
et organisée pour la lutte armée, l’unité de Bielski se concentra sur des
opérations de coopération mutuelle, de sauvetage et de survie. Elle se
donna au fil du temps pour mission de sauver des juifs, en particulier
ceux qui n’avaient aucune possibilité de trouver un abri, tout en prenant
part à des expéditions militaires, plus par nécessité que par véritable
conviction. En 1944, au moment où les Soviétiques reprirent la région,
le détachement de Bielski comptait plus de 1 200 juifs, pour l’essentiel
des femmes, des personnes âgées et des enfants, autrement dit ceux dont
personne ne voulait en forêt. J’ai progressivement pris conscience qu’un
nombre bien supérieur de juifs dont j’avais précédemment étudié l’histoire
avaient participé à différents types de sauvetage. Jusque-là, je n’avais
même pas envisagé qu’il ait pu exister des sauveteurs juifs.
Pourquoi cette omission ? Ma cécité conceptuelle reflétait-elle l’idée
que l’instinct de conservation constitue la pulsion la plus fondamentale
de l’homme ? Avais-je continué à le croire tout en sachant que les sauve-
teurs altruistes non juifs avaient risqué leur vie pour sauver des juifs,
au mépris de ce fameux instinct ? Il fallut une rencontre avec des sauve-
teurs juifs pour que je prenne conscience de leur existence et que je
comprenne que certains des rescapés auxquels je m’étais déjà intéressée
s’étaient livrés, eux aussi, à des activités de sauvetage. Aujourd’hui, des
voix nous livrent des informations sur des sauveteurs juifs 13, mais ces
dernières n’ont pas encore inspiré de recherche systématique.
Pourquoi cette négligence ? Pour étudier les cas de sauveteurs juifs,
il faut commencer par comprendre les raisons de l’indifférence initiale
pour ce sujet. Sous l’occupation allemande, les juifs se distinguaient des
différentes catégories de groupes victimes de persécutions car ils étaient
destinés à une extermination totale. Privés de tous leurs droits, relégués
dans les positions les plus dépendantes et les plus humiliantes, les juifs
ont eu tendance à être considérés comme des victimes avant même leur
mort. Et parce que nous sommes convaincus de la suprématie de l’ins-
tinct de conservation, nous supposons que, menacés d’une mort cruelle,

13. Marion Pritchard, « Circles of Caring : An Insider’s View », Dimensions :


A Journal of Holocaust Studies, 5 (3), 1990 ; Marion Pritchard, « Rescue and
Resistance in the Netherlands », dans John J. Michalczyk (ed.), Resisters, Res-
cuers, and Refugees : Historical and Ethical Issues, Lanham (Md.), Rowman and
Littlefield, 1997, p. 193-198.
128
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

les gens tendent à se concentrer sur leur propre survie plutôt que sur
celle d’autrui. Sous l’Occupation, l’impuissance et l’humiliation des juifs
ont éclipsé tous leurs autres attributs. Certains sauveteurs altruistes non
juifs affirmaient ne voir dans leurs protégés juifs que des êtres humains
hagards et persécutés et reconnaissaient que c’était leur souffrance qui
les avait incités à essayer de leur venir en aide. Souvent, ils ajoutaient
que la situation désespérée des juifs ne leur permettait même pas de se
secourir eux-mêmes 14. Sans doute ai-je tacitement admis que face à une
menace accablante, on est incapable de se secourir soi-même et, par
extension, de porter secours à autrui.
Le danger et le désespoir s’additionnent en effet souvent pour engen-
drer une absence totale de lutte. Aussi n’est-il pas rare que des individus
condamnés à mort perdent tout espoir. On sait ainsi qu’une fois prison-
niers, les révolutionnaires les plus héroïques ont marché à la mort sans
résistance 15. Peut-être mon indifférence initiale à l’égard de l’existence
de sauveteurs juifs reposait-elle sur l’idée qu’on ne pouvait pas être en
même temps victime et sauveteur ? Donnais-je raison aux sauveteurs
non juifs que j’avais étudiés et qui estimaient qu’en tant que victimes,
les juifs n’avaient aucun moyen d’essayer de s’en sortir ? Il n’empêche
qu’en théorie et dans des circonstances particulières, une victime peut
également être un sauveteur. Des situations extrêmes entraînent des
réactions extrêmes. Pour le moment, je ne peux que souligner la néces-
sité de poursuivre l’étude des juifs qui ont assumé le rôle de sauveteurs.

En définitive, face à tant de questions encore en suspens sur le sau-


vetage et les sauveteurs, il convient de s’interroger sur les raisons de
l’intérêt croissant pour ce sujet. Il est réconfortant de savoir qu’il y eut
des gens, même très peu nombreux, qui ont été prêts à sacrifier leur vie
et n’ont pas hésité à intervenir pour empêcher les agressions meurtrières
contre un peuple dont le seul péché était d’être né juif. La simple
présence de sauveteurs altruistes suggère donc qu’un régime politique
criminel et meurtrier a été incapable d’anéantir toutes les expressions
de sollicitude mutuelle et de bonté fondamentale.

14. Nechama Tec, When Light Pierced the Darkness..., op. cit., p. 177. Un des
sauveteurs, le Dr Estowski, insista sur le fait que « après tout, un Polonais pou-
vait faire quelque chose pour essayer de s’en sortir mais le juif était dans une
situation bien plus atroce et ne pouvait strictement rien faire ».
15. On en trouve un bon exemple dans Hersh Smolar, The Minsk Ghetto, New
York (N. Y.), Holocaust Library, 1989, p. 61-63 ; l’auteur décrit une révolte
fomentée par des prisonniers de guerre russes et la façon dont ses chefs furent
massacrés par les Allemands.
129
Qui a osé sauver des juifs et pourquoi ?

Jan Karski, Juste parmi les nations et héros de la Seconde Guerre


mondiale, émissaire du mouvement clandestin de résistance polonaise et
du gouvernement polonais en exil, a réaffirmé le bien-fondé de l’intérêt
continu pour le sauvetage. Il était convaincu que même si, dans l’Europe
en guerre, le nombre de ceux qui ont assassiné des juifs a été bien supé-
rieur à ceux qui en ont sauvés, il est contre-productif de se concentrer
exclusivement sur les assassins de juifs et d’ignorer la minorité que
constituent les sauveteurs. Jan Karski avançait au moins deux raisons
pour lesquelles nous ne pouvons pas ignorer ceux qui sauvèrent des
juifs. Pour commencer, il serait injuste d’oublier les sauveteurs qui ont
été un élément moralement significatif de l’histoire, d’une histoire qui
montre que des milliers de non-juifs ont essayé de sauver des juifs et
ont été prêts à mourir pour eux. Deuxièmement, en niant le sauvetage
altruiste de juifs, nous pérennisons l’idée que « tout le monde déteste les
juifs ». C’est loin d’être vrai. De nobles sauveteurs non juifs ont jugé
qu’ils étaient assez précieux pour qu’eux-mêmes risquent leur vie pour
essayer de les sauver. Ignorer ces brillants rayons de lumière serait
historiquement incorrect et psychologiquement malsain 16. L’existence
même de ces sauveteurs et leur étude sont autant de coups portés à
l’antisémitisme.

16. Jan Karski, interview téléphonique personnelle, décembre 1999. Nechama


Tec, « A Glimmer of Light », dans Carol Rittner, Stephen D. Smith et Irena Steinfeldt
(eds), The Holocaust and the Christian World, Jérusalem, Beth Shalom Holocaust
Memorial Centre and Yad Vashem, 2000, p. 150-155.
Chapitre 7
SAUVETAGE ET INTÉRÊTS
PROTÉGER DES BIENS
POUR SAUVER DES PERSONNES ?
Florent LE BOT

uelles sont les situations propices au sauvetage de personnes ?

Q En posant la question, nous ne doutons pas que les qualités


humaines propres aux sauveteurs entrent pour une part indéter-
minée, mais bien réelle, dans la concrétisation de ces secours. Il semble
toutefois que les circonstances méritent également attention. Le contexte
de « l’aryanisation » économique en France entre 1940 et 1944, c’est-
à-dire des spoliations antisémites, paraît de ce point de vue un poste
d’observation adéquat. Environ 50 000 biens, immeubles et entreprises,
ont été concernés par ces spoliations, que celles-ci soient accomplies,
essentiellement par liquidation ou par vente, ou inachevées avec le
maintien à la gérance d’un administrateur provisoire (AP). Des milliers
de personnes, AP, fonctionnaires, intervenants des milieux économiques
(syndicalistes patronaux ou autres), soumissionnaires, acquéreurs, notaires,
banquiers, assureurs, etc., ont participé au processus. Cela installe dans
les faits un face-à-face durable entre acteurs et victimes. Les premiers
se trouvent être potentiellement parmi les mieux informés du sort des
secondes, si ce n’est jusque dans l’extrémité de l’horreur, du moins dans
certains de ses aspects. Ils se trouvent placés dans une situation propice
à la prise de conscience pouvant conduire au sauvetage, même s’ils se
laissent gagner le plus souvent, selon les cas, par le consentement à
132
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

l’autorité, la routine de leur tâche, la convoitise et, pour partie d’entre


eux, sans que l’on sache dans quelle proportion et selon quelle mesure,
par l’antisémitisme.

Les mesures antisémites :


génocide et spoliations
Il faut rappeler que l’« aryanisation » économique, d’une part, les
arrestations, puis les déportations, d’autre part, ne s’inscrivent pas dans
une unité politique, ne concernent pas de la même manière autorités
allemandes et françaises et ne prennent pas place dans un même calen-
drier. Pourtant, la dimension commune de l’antisémitisme ne s’avère pas
l’unique point de jonction entre les deux phénomènes.
Les acteurs de l’« aryanisation » sont effectivement amenés à connaître
et à prendre en compte l’arrestation, l’internement, voire la déportation,
de leurs victimes. Ainsi, de nombreux rapports d’AP postérieurs aux
16 et 17 juillet 1942 (c’est-à-dire à la rafle du Vél’ d’hiv’) évoquent de
tels faits. Certains AP bien informés ou attentifs savent ce qui s’est effec-
tivement passé. D’autres parlent simplement de « disparition(s) » ou même
de « fuite(s) ». Ces arrestations commencent d’ailleurs bien avant l’été
1942 et l’AP d’une petite fabrique de maroquinerie peut signaler que
« depuis le 20 août 1941, [le propriétaire] est interné au camp de Drancy 1 ».
Dans quelle mesure les AP comprennent-ils alors que leur activité
s’inscrit dans une politique antisémite plus globale aux conséquences
tragiques ? Ceux qui s’attachent à la fiction de l’administration provisoire
en tant que fonction strictement économique semblent ne rien vouloir
saisir. Les archives ne laissent en tout cas paraître nul éclair de lucidité.
Pour d’autres, la conjonction de ces mesures ne pose, semble-t-il, pas
de cas de conscience. Ainsi, cet AP se plaint-il auprès de sa tutelle des
lacunes du dispositif de spoliation :

« [...] Au passage Prado, il existe au no 25 un magasin D. maroquinerie


dont l’administrateur provisoire est Monsieur M. [...]. Nommé depuis
juin dernier, Monsieur M. est venu d’après les dires de la jeune
employée de D. deux fois dans la boutique. C’est toujours Mme D. qui

1. Archives nationales (AN), AJ382114 (6778), rapport de l’AP, 15 mai 1942.


Le 20 août 1941 correspond à la deuxième opération d’arrestations massives
de juifs, la première étant intervenue le 14 mai 1941.
133
Sauvetage et intérêts

a la libre disposition de la marchandise et de la caisse. Depuis la


parution dans les journaux de l’arrestation d’un certain nombre de
juifs parce que toujours en rapport avec la clientèle, la dame D. vient
un peu moins, mais néanmoins est toujours maîtresse, ce qui a pour
objet de mettre en fureur des juifs [sic], chez qui les commissaires-
gérants ont rempli fidèlement leur mission 2. »

La menace d’un internement est brandie par un certain nombre d’AP


considérant que leur administré ne se montre pas coopératif :

« Monsieur,
Veuillez noter qu’en exécution des instructions que j’ai reçues du
Service de contrôle des administrateurs provisoires [SCAP] et en
vertu des pouvoirs qui me sont donnés, j’ai décidé de fermer votre
entreprise en attendant l’occasion de la rétablir en la limitant à la
réparation des chaussures. En conséquence, vous devrez prendre
toutes dispositions [suivantes] [...]. Faute par vous de ne pas avoir
observé ces instructions, je me verrai dans l’obligation de vous signa-
ler aux autorités avec demande de sanctions lesquelles peuvent aller
jusqu’à l’internement 3. »

L’AP, quel qu’il soit, quelle que soit son attitude, son rapport avec
son « administré », se trouve placé en position de force, à la fois du fait
de la politique d’« aryanisation » économique, mais également de par le
contexte de « chasse à l’homme ». Le cordonnier Israël Z. est incarcéré à
la prison de la Santé en 1941. Il semble avoir fait l’objet d’une dénoncia-
tion de la part de son AP pour dissimulation de marchandises. Acquitté
pour ces faits, il n’est toutefois pas libéré et se retrouve interné successi-
vement aux camps de Voves puis de Châteaubriant (Loire-Inférieure),
avant son transfert à Drancy. Le 11 novembre 1942, Israël Z. est déporté
par le convoi no 45 vers Auschwitz, pour n’en pas revenir.
Les deux processus, contre les biens, contre les personnes, convergent
dans une dimension de repérage et de fragilisation, s’agissant particuliè-
rement des plus petites entreprises, dans les milieux les plus populaires :
des personnes qui n’ont plus d’activités pour subvenir à leurs besoins

2. AN, AJ382233 (10627), Lettre d’Eugène B. au Service de contrôle des AP,


6 octobre 1941.
3. AN, AJ382113 (6748), Lettre d’André J. à Monsieur D., 7 avril 1941.
134
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

élémentaires et qui se retrouvent dépendantes des organismes d’assis-


tance, proies faciles pour les rafles ; des entreprises dont l’essentiel du
capital est le savoir-faire de son exploitant et qui sont, de ce fait, aussitôt
liquidées, sans qu’une quelconque solution de maintien de l’activité, sous
forme d’une transformation de l’entrepreneur en façonnier ou sous forme
d’une vente, ne soit envisagée. Ainsi, l’AP d’un petit fabricant de gants
peut signaler que le classement comme façonnier de son administré n’a
pas abouti du fait de l’internement de celui-ci 4.
Il faut souligner que les sources de la spoliation s’avèrent très laco-
niques concernant les internements et les déportations. Les victimes sont
dans une large mesure effacées de ces documents. Toutefois, les chrono-
logies du conflit (à partir de 1943, les offres d’achat se font plus rares)
et de la politique antisémite (les mesures liées à la « Solution finale » à
partir de 1942) convergent pour faire disparaître un grand nombre de
biens et de personnes. Dans 164 des quelque 400 dossiers que nous avons
consultés, concernant la branche des cuirs et peaux du département de
la Seine, il est fait état de propriétaires internés, déportés ou disparus
dans des conditions telles que l’on puisse penser à une arrestation en vue
d’une déportation. Nous aboutissons ainsi à un total de 178 personnes
déportées, ce qui, rapporté aux 583 victimes identifiées de la spoliation
(s’agissant toujours de notre échantillon), donne un pourcentage de 30 %
de déportés. André Kaspi rappelle que 23 % des juifs de France ont été
déportés et que parmi eux 68 % étaient des étrangers 5. La proportion
plus importante de déportés dans l’ensemble étudié comparé à l’ensemble
des juifs de France s’explique vraisemblablement par une surreprésenta-
tion des étrangers dans cet échantillon 6.
Les formulaires du temps des restitutions, retournés au professeur
Émile Terroine, responsable du Service des restitutions des biens des
victimes des lois et mesures de spoliation, avec la formule « Parti sans
adresse », « Inconnu à l’adresse », s’avèrent également des indices de dépor-
tations. Certains paraissent plus précis, portant la mention « Déporté ».
L’inscription suivante présente une certaine particularité : « M. et Mme P.,

4. AN, AJ382233 (9796), rapport du 24 août 1943.


5. André Kaspi, Les Juifs pendant l’Occupation, Paris, Seuil, coll. « Points
Seuil », 1997, p. 283.
6. Pour plus de précisions voir notre thèse d’histoire, La Réaction industrielle.
Mouvements antitrust et spoliations antisémites dans la branche du cuir en
France, 1930-1950, sous la direction du professeur Michel Margairaz (Univer-
sité Paris-8-Vincennes-Saint-Denis), 2004 ; ainsi que l’ouvrage qui en est issu,
La Fabrique réactionnaire. Antisémitisme, spoliations et corporatisme dans le
cuir, 1930-1950, Paris, Presses de Sciences Po, 2007.
135
Sauvetage et intérêts

dans le courant de l’année 1941, étant juifs ont été envoyés dans leur
pays en Russie par les Allemands. Depuis cette époque, aucune nou-
velle 7. » Remarquons que la fin de l’Occupation ne marque pas la fin de
l’ignorance ou des préjugés.
Les travaux des historiens soulignent que le commissariat général aux
Questions juives (CGQJ), malgré sa volonté de contrôler l’ensemble de la
politique antisémite sur l’intégralité du territoire français, s’en est trouvé
progressivement écarté s’agissant des mesures d’arrestation, d’inter-
nement et de déportation. La Police des questions juives (PQJ) est créée
en dehors de lui ; les négociations avec les autorités d’occupation lui
échappent, notamment au profit de René Bousquet, secrétaire général à
la police, etc. 8. Sur le terrain de l’« aryanisation », les acteurs du processus
sont généralement informés d’une possible incarcération par des sources
et des traces périphériques : fermeture de l’entreprise, témoignages de
clients, de voisins, de proches, etc.
Enfin, le résultat d’une spoliation dépend lui-même bien plus de la
nature des entreprises frappées : les plus petites (en fait les plus nom-
breuses) sont le plus souvent liquidées ; les plus grandes sont généralement
maintenues sous administration ou vendues. Il s’agit dès lors de s’inter-
roger sur la place des individus, des acteurs, des groupes sociaux, de la
population dans son ensemble, à l’intersection des deux processus,
contre les biens, contre les personnes.

Dans quelles situations était-il possible


de protéger des biens ?
Il est possible d’identifier un certain nombre de situations dans
lesquelles les biens visés par la spoliation peuvent être préservés par des
cessions ou des dispositions sauvegardant l’avenir. Le premier cas de
figure correspond à la transmission du bien à un proche de manière
officielle, lorsqu’il s’agit d’un membre de sa famille considéré comme
non juif, de manière camouflée, lorsqu’il s’agit d’une vente fictive ou
encore d’une vente à réméré. Ainsi peut-on tenter d’obtenir le droit de
céder son entreprise à un membre de sa famille défini, lui, comme « aryen ».

7. AN, AJ382208/4011, phrases écrites au dos de l’enveloppe envoyée par le


Service des restitutions à l’adresse d’une cordonnerie.
8. Cf. Laurent Joly, Vichy dans la « Solution finale ». Histoire du commissariat
général aux Questions juives, 1941-1944, Paris, Grasset, 2006.
136
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

En février 1941, les responsables allemands en ont fixé le cadre régle-


mentaire, en stipulant qu’en cas de « mariages mixtes », une cession au
conjoint « aryen » ne constituait pas une « aryanisation » suffisante. En
revanche, si dans les mêmes circonstances, la cession intervient au profit
d’enfants adultes expérimentés du point de vue professionnel, l’affaire
peut être selon eux considérée comme dégagée de toute « influence juive » 9.
De cette manière, André M. qui a remis son commerce de chaussures
entre les mains de sa fille en octobre 1940, réussit à protéger son bien,
la donation étant validée dès juin 1941 par les autorités 10. Toutefois, les
possibilités s’avèrent réduites, les dossiers rencontrés peu nombreux.
Une entente occulte peut également se nouer entre vendeur(s) et acqué-
reur(s). En novembre 1940, la SARL British Shoe Thread and Leather
Manufacturing Cie est transformée en société anonyme tandis que le
capital social change de mains et que les gérants « juifs », en particulier
André B., démissionnent, remplacés par de nouveaux administrateurs.
Le 19 mars 1941, le PDG de cette société de vente en gros de fils à
coudre pour articles de cuir demande de son propre chef au SCAP « qu’un
commissaire soit désigné pour vérifier la parfaite aryennisation [sic]
de l’affaire 11 ». À cet effet, il propose le nom d’un ingénieur qui reçoit
l’adoubement du service de contrôle le 4 avril 1941. Dès novembre 1941,
l’AP conclut à l’homologation des opérations d’« aryanisation ». Le 4 février
1946, André B. confirme la réalité du montage dans une lettre au Service
des restitutions : « Nos actionnaires n’ont pas été spoliés, l’AP nommé
par l’ex-CGQJ a reçu quitus 12. »
Le processus d’« aryanisation » peut réserver d’autres issues favo-
rables. Pensons à deux types de situation : celle, courante, qui voit les
dossiers d’« aryanisation » économique traîner en longueur (selon les
secteurs d’activités, entre 20 % et 80 % des dossiers ne sont pas réglés
à la fin de l’Occupation, les deux extrêmes étant les biens immobiliers,
d’une part, les textiles et les cuirs, de l’autre) ; celle, par ailleurs, qui
aboutit à une liquidation formelle du bien (radiation au registre du
commerce ou des métiers, radiation au rôle de la patente), permettant
à l’entrepreneur de réparer a posteriori aisément ce qui avait été défait
administrativement.
Toutefois, pour échapper aux mesures antisémites, le plus sûr est de
se faire reconnaître comme non juif, afin de se protéger soi-même, tout

9. AN, AJ382056 (497), p. 170, Note Abt Wi IAZ 5634/4, 8 février 1941.
10. AN, AJ383319 (1267).
11. AN, AJ382210 (6115).
12. Ibid.
137
Sauvetage et intérêts

en protégeant son activité. Le dossier est pris en charge par le service


du statut des personnes du CGQJ, dirigé à Paris, jusqu’en octobre 1943,
par Jacques Ditte, avec l’intervention éventuelle de George Montandon,
« ethnoraciologue » du régime et directeur de l’Institut d’étude des
questions juives et ethnoraciales. Par exemple, Henri B. voulant faire
reconnaître sa qualité d’orthodoxe fournit en 1941 divers certificats au
SCAP. Ces documents semblent satisfaire le service qui procède à la
relève de l’AP en juin 1942. Toutefois, en janvier 1943, on apprend que
le service de Ditte a finalement considéré ces papiers comme insuffisants
et un nouvel AP est désigné. Le 2 juillet 1943, Henri B. est obligé de se
soumettre à un examen pratiqué par Montandon pour vérifier « son ori-
gine raciale » 13. Nous ne savons pas quelles en ont été les conclusions.
Cependant, en mars 1945, Henri B. peut informer le Service des restitu-
tions que son entreprise n’a jamais été ni vendue ni liquidée 14.
On peut également demander à être relevé des effets de la « législa-
tion » antisémite en se référant à l’article 8 de la « loi » du 2 juin 1941,
dite deuxième statut des juifs, qui offre cette possibilité aux juifs « 1) Qui
ont rendu à l’État français des services exceptionnels ; 2) Dont la famille
est établie en France depuis au moins cinq générations et a rendu à
l’État français des services exceptionnels 15 ». L’expression de « services
exceptionnels » laisse au CGQJ une marge d’interprétation qui ne joue
pas vraiment en faveur des requérants. Lucien D., propriétaire d’un
commerce de chaussures en gros, fait valoir que sa famille est établie
en France depuis cinq générations au moins, que sept de ses ancêtres
en remontant jusqu’à la cinquième génération, sont morts pour la France,
qu’il a participé aux combats en 1940, qu’il possède un casier judiciaire
vierge et qu’il n’a jamais fait faillite. La direction de l’Aryanisation
économique à Vichy considère que ces titres sont insuffisants pour
l’exempter 16. Roger L., l’un des deux patrons des Chaussures André fait
lui-même état de sa qualité d’ancien combattant et de l’ancienneté de
l’installation de sa famille en France pour bénéficier des mesures

13. AN, AJ383320 (1478), Note du 3 juillet 1943.


14. Ibid., Lettre au professeur Terroine, 30 mars 1945.
15. « Loi du 2 juin 1941 remplaçant la loi du 3 octobre 1940 portant statut
des juifs », article 8, et « loi du 3 octobre 1940 portant statut des juifs », qui dans
son article 8 évoque des services exceptionnels dans les domaines littéraires,
scientifiques et artistiques. Voir Mission d’étude sur la spoliation des juifs de
France, La Persécution des juifs de France, 1940-1944, et le rétablissement
de la légalité républicaine. Recueil des textes officiels, 1940-1999, Paris, La
Documentation française, 2000, p. 89 et 103.
16. AN, AJ383665 (1961), Décision du 4 août 1942.
138
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

d’exemption. Il n’obtient pas un meilleur résultat 17. Les dossiers consultés


ne laissent en fait apparaître aucun cas d’exemption. Le CGQJ a visible-
ment une lecture très réductrice de l’idée de « services exceptionnels ».
Par ailleurs, faute d’échapper à la stigmatisation antisémite, on peut
tenter de protéger ses biens en les camouflant ou en fermant son entre-
prise, tout en partant avec l’argent, le matériel, les marchandises,
notamment en zone sud où il semble plus aisé d’échapper à une arresta-
tion 18. Dans ce cas, protection des biens et des personnes vont de pair.
Enfin, la spoliation peut paradoxalement déboucher sur la sauvegarde
des personnes. Lorsque la spoliation a été très précoce (c’est le cas notam-
ment pour de nombreux commerces dans la Seine, pour certains dès le
printemps 1941), les victimes n’ayant plus d’attaches économiques sur
leur lieu de résidence peuvent se réfugier en des régions plus sûres. Ainsi,
la famille G., spoliée de son commerce parisien, se réfugie en zone sud
où elle trouve aide et assistance 19.

La protection des biens selon les acteurs


de la spoliation et ses victimes
Les circonstances doivent être également abordées sous l’angle des
individus qui y participent. Deux catégories sont à considérer : les
victimes, leurs proches, leurs relations ; et les acteurs du processus – au
sens de ceux qui s’engagent à le mettre en œuvre. S’agissant des vic-
times, mettre en place un camouflage, une cession fictive, organiser la
préservation de ses biens, de sa personne, de sa famille, nécessitent,
d’une part, une prise de conscience des risques encourus à ne rien faire
et, d’autre part, une insertion familiale et/ou sociale suffisamment solide
au sein de la société française. Il peut s’agir par exemple d’obtenir d’un
prêtre, suffisamment sûr et compréhensif, un certificat d’« aryanité » qui
puisse préserver à la fois la personne et les biens. Des avocats sont égale-
ment sollicités, et certains s’avèrent pugnaces dans la défense des intérêts
de leurs clients. Ainsi, Jean Guiolet choisit-il d’attaquer le CGQJ sous
l’angle de la légitimité de la nomination de certains AP. Dans le dossier
de l’entreprise Maison Pierre, il refuse la nomination d’un AP en mars 1941

17. AN, AJ382045 (dossier Chaussures André), Lettre de Roger L. à l’AP pour
transmission au CGQJ, le 9 octobre 1941.
18. Voir par exemple AN, AJ382185 (37391).
19. Israel Gutman (dir.), Dictionnaire des Justes de France, édition établie par
Lucien Lazare, Jérusalem, Yad Vashem, Paris, Fayard, 2003, p. 157.
139
Sauvetage et intérêts

alors que les cessions de parts « aryanisant » l’affaire sont intervenues


dès décembre 1940. Le CGQJ ne les a contestées qu’en mars 1942, soit
bien après le délai de six mois, à partir de la nomination d’un AP, au-
delà duquel une telle contestation devient impossible 20. Le CGQJ soup-
çonne dans ce cas, comme dans d’autres dossiers impliquant l’avocat,
la réalisation de ventes fictives auxquelles ce dernier aurait apporté son
concours. La correspondance de Jean Guiolet est fournie et s’étale au
moins entre juin 1941 et mai 1942. Il s’y montre extrêmement directif
et même menaçant à l’égard des AP, dont certains se laissent déconte-
nancer. Il est également virulent à l’encontre du CGQJ, considérant
certainement que la meilleure défense passe par l’attaque :

« Monsieur le directeur,
J’ai reçu avec un certain amusement votre lettre du 29 avril 1942
en raison des menaces qu’elle contient [...] et je fais les plus expresses
réserves de tous mes droits sur les menaces contenues dans votre
lettre du 29 avril 1942, lesquelles seront qualifiées comme il convien-
dra, et si une suite quelconque était donnée à celles-ci, je ne
manquerais pas de vous assigner devant le tribunal compétent pour
le nouveau délit contenu dans le texte de votre lettre du 29 avril
1942, bien malencontreusement écrite, et il est fort probable qu’à
ce moment vous ne pourrez pas vous arroger le droit de refuser les
assignations ou les citations s’il y avait lieu, ce qui est encore abso-
lument contraire à la loi et ce qui a valu une note à monsieur le
Procureur général sur ce point particulier. Je vous prie donc de vou-
loir bien vous abstenir d’écrire de telles lettres et je vous demande
instamment, avant de faire des menaces, de vouloir bien relire les
textes sur lesquels vous prétendez vous appuyer et dans cette affaire
aucune réponse ne vous sera faite désormais, estimant que moi aussi
je n’ai pas de temps à perdre à vous rappeler les lois 21. »

Ces interventions n’obtiennent pas toutes le succès escompté. Du


moins ont-elles le mérite d’avoir été conduites. Notre étude pour la
branche des cuirs et peaux permet de souligner que les relations profes-
sionnelles (fournisseurs, concurrents, clients ou même employés) peuvent
être propices au sauvetage des biens par vente fictive ou transformation
de circonstances en artisan façonnier (un collègue fournit un faux certi-
ficat de travail à façon). Développons le cas de la société Tréfousse, très

20. AN, AJ382107 (5868).


21. Ibid., Lettre de Jean Guiolet au directeur général du SCAP, le 5 mai 1942.
140
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

importante dans le secteur gantier à l’époque. Cette entreprise est « auto-


aryanisée » entre octobre 1940 et juin 1941, à la fois par la démission
des administrateurs « juifs » de l’entreprise et de son directeur Paul M.
et par la cession de l’ensemble du capital par les propriétaires « juifs » à
des non-juifs. Les repreneurs du capital sont des membres du personnel,
des industriels extérieurs, ainsi qu’un député, Jean Desbons, ayant des
liens familiaux avec les principaux actionnaires spoliés. L’« aryani-
sation » est validée par les autorités, notamment grâce aux relations
personnelles qu’entretient Desbons avec l’occupant. À la Libération,
l’essentiel des actions est rétrocédé à leurs légitimes propriétaires et Paul
M. retrouve son poste. Durant toute l’Occupation, le personnel de l’usine
s’est relayé pour aider celui-ci caché en Saône-et-Loire. Nous relativise-
rons le sens de cette histoire par la suite. La lecture du Dictionnaire des
Justes de France, qui précise les circonstances dans lesquelles des per-
sonnes ont pu être sauvées, s’avère finalement très instructive, s’agissant
de mettre en exergue l’importance des relations de proximité et de socia-
bilité pour les personnes stigmatisées, exclues et traquées.
De manière plus improbable, des acteurs de la spoliation se font, à
leur corps défendant ou de manière consciente et volontaire, les agents
de la préservation et de la protection. Ainsi, nous avons pu observer
que des responsables administratifs concernés par les spoliations sont
effectivement intervenus pour préserver des biens : des maires souhaitant
le maintien d’entreprises du fait de leur intérêt en termes d’emplois et/ou
de fourniture de biens de consommation pour la population ; le cabinet
du maréchal Pétain ou la direction du CGQJ (en particulier Xavier Vallat)
intervenant, à certaines occasions, en faveur d’une personne du fait
de mérites qui lui seraient reconnus (notamment des anciens combat-
tants de la guerre 1914-1918). Citons le préfet de l’Indre-et-Loire, Jean
Chaigneau, qui joue un rôle bénéfique concernant, au minimum, une
procédure d’« aryanisation », débouchant en fait sur une vente fictive,
et qui, nommé en juillet 1943 préfet des Alpes-Maritimes, se montre
particulièrement protecteur, déclarant aux représentants locaux des
organisations juives :

« Je n’admettrai désormais aucun acte arbitraire à l’égard des juifs


se trouvant même dans une situation irrégulière ou illégale. Je ne
veux pas laisser aux Italiens le noble privilège d’être les seuls défen-
seurs de la tradition de tolérance et d’humanité qui est pourtant celle
de la France 22. »

22. André Kaspi, Les Juifs pendant l’Occupation, op. cit., p. 289-290.
141
Sauvetage et intérêts

Le personnel du CGQJ ainsi que les AP peuvent également, par leur


incompétence (ici, tout à fait bienvenue du point de vue des victimes),
aboutir au non-règlement des dossiers : les cas que nous avons eu à
observer s’avèrent relativement nombreux. Mais il est une situation bien
plus particulière : celle où l’administration laisse la victime désigner elle-
même son AP. C’est un cas qui se rencontre en province, et nous avons
pu l’étudier plus précisément pour la Seine-et-Oise où, dans un certain
nombre d’affaires, la victime est consultée pour la désignation de son
AP. Le résultat s’avère dans bien des cas favorable aux victimes comme
le suggèrent ces quelques témoignages :

« Henri Gaudin était mon comptable jusqu’en 1940. C’est moi qui ai
demandé qu’il soit mon administrateur provisoire, ce qui fut accordé.
Quitus de sa gestion. Ai récupéré mon fonds de commerce 23. »
« Je vous informe que Monsieur Niedhammer [...] a accepté d’être
administrateur de mon affaire qu’à ma demande [sic] et pour me
rendre service, c’est à la suite d’un ordre de la préfecture de Versailles
me demandant de choisir moi-même mon administrateur que je lui
en avais donc fait part. Monsieur Niedhammer n’a touché aucun
honoraire et a fait tellement traîner cette affaire pour gagner du
temps qu’il a fini par être remplacé. Il m’a de ce fait rendu un grand
service, et n’ai absolument rien à lui réclamer [...] 24. »
« Ayant nommé moi-même mon ami M. Jamet comme commissaire
gérant de mon entreprise, celui-ci m’a aidé pour me faire cacher tous
mes biens [sic], ce qui fait que grâce à sa bonne action je n’ai absolu-
ment rien perdu et mieux j’ai tout récupéré mes biens intégralement
[sic] et n’ai donc rien à réclamer dans ce sens 25. »

Les circonstances peuvent d’ailleurs s’entremêler. Ainsi, dans l’exemple


suivant, nous pouvons observer les effets conjugués d’un dossier qui
traîne en longueur, de l’action d’un conjoint « aryen » et de l’aide d’un
AP complice. Le 24 juillet 1941, le tribunal civil de la Seine à Corbeil
prononce la séparation de bien des époux F. Le magasin de chaussures
est attribué à Mme F. Le SCAP considérant que « l’influence juive » n’est
pas éliminée, maintient l’AP et envisage la vente. Les démarches de

23. AN, AJ383317 (1033), Attestation de Jacques Sapira, marchand de chaus-


sures, le 18 décembre 1944.
24. AN, AJ383311 (798), Lettre de M. Chayet, cordonnier à Sannois, le 5 avril
1945, à Monsieur le chef du Service des restitutions, Paris.
25. AN, AJ383316 (952), Réponse de M. Bialowas au formulaire « Terroine »,
le 22 avril 1946.
142
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Mme F. pour faire reconnaître son droit font qu’à la Libération aucune
spoliation n’a pu être réalisée et que son mari peut alors écrire au profes-
seur Terroine : « Grâce aux efforts de M. Cotel, mon commissaire gérant
et ami, ainsi que de ma femme, aryenne, la vente du fonds de commerce
a pu être évitée 26. »
Dans cet ordre d’idée, le plus beau document que nous ayons ren-
contré, mérite d’être cité intégralement :

« Béthune, le 21 août 1945


Jacobson Zélick, fourreur, 33, rue des Treilles à Béthune
à Monsieur le Ministre des Finances,
Service des restitutions des biens des victimes des lois
et mesures de spoliation, Paris
Monsieur le Ministre,
Mlle Odette Renault, Grand Place à Béthune, AP de mes biens pendant
l’Occupation, m’a transmis votre lettre du 13 courant, relative à la
gestion des biens qui lui avaient été confiés. Pour y faire suite,
j’ai l’honneur de vous informer que je n’ai qu’à me louer de l’admi-
nistration de Mlle Renault, avec l’aide d’amis, elle est parvenue à
sauvegarder mes intérêts, mieux que je n’aurais pu le penser ; mes
biens meubles sont intacts, ma femme n’a rencontré aucune difficulté
pour rouvrir notre commerce dès sa rentrée, car Mlle Renault, par des
échappatoires, était parvenue à entraver la réalisation du fonds de
commerce, de même que pour les fonds provenant de la réalisation
de la marchandise qui existait lors de la déportation de ma femme,
des comptes m’ont été fournis que j’ai reconnu exacts et suis rentré
en possession du montant de la réalisation ; là aussi, Mlle Renault est
parvenue à ne rien verser aux organismes récupérateurs.
Je dois ajouter que Mlle Renault et sa famille ont recueilli en décembre
1940 ma petite fille âgée de trois ans qui devait être déportée avec
sa mère et l’ont soignée comme leur propre enfant, jusqu’à présent.
De tout ce qui précède, Monsieur le Ministre, il ne peut être question
de demander des comptes à Mlle Renault, à qui nous vouons toute
notre reconnaissance.
Signé : Jacobson, ex-prisonnier de guerre 27. »

26. AN, AJ383322 (2051).


27. Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie. Service des archives
économiques et financières, B.10934/6, Organisation et activités du Service des
restitutions. Délégation régionale de Paris. Biens Confiés à des administrateurs
provisoires. Affaires particulières, 1943-1946.
143
Sauvetage et intérêts

Au cœur même du processus criminel existent de véritables possibi-


lités de sauvetage des biens et des personnes.

Des « consciences » ou « en conscience »


Il s’agit d’établir un bilan des situations évoquées et d’en tirer des
conclusions à la fois autour de la question du sauvetage et de la notion
de « Juste ». Un bilan global, s’agissant des biens qui ont pu être préservés
de manière active, ou plus fin, concernant le nombre de personnes sau-
vées dans le même élan, s’avère difficile. Il apparaît toutefois au travers
des dossiers consultés que la proportion des sauvetages n’a pu être que
minime.
Une spoliation précoce peut permettre aux victimes d’envisager le pire
et de prendre des dispositions pour y échapper. Par ailleurs, le processus
se voulant « légaliste » (une « légalité » bien particulière, hors de tout
contrôle parlementaire et ayant porté la brutalité antisémite au niveau
d’une pratique banale) peut également laisser aux victimes des échappa-
toires. Cependant, les possibilités demeurent extrêmement réduites. Les
procédures, elles-mêmes, peuvent déboucher sur une issue positive pour
les personnes concernées : traitement des dossiers qui traînent en lon-
gueur, AP proposés par leur propre soin, attitudes bienveillantes de
certains acteurs du processus.
Enfin, aspect essentiel, le degré d’insertion sociale des victimes permet
d’éclairer les situations de préservation des biens et/ou le sauvetage des
victimes. La relation entre les deux aspects, préservation et sauvetage,
paraît d’autant plus forte dans le cas d’entrepreneurs que l’entreprise
doit se définir, outre sa dimension économique, comme une entité au
centre de divers réseaux de sociabilité.
Au terme de ces constatations, il pourrait apparaître que la préserva-
tion et le sauvetage résultent uniquement de circonstances spécifiques :
particularités des dispositions antisémites, hasards du règlement des
dossiers, chances de rencontrer des acteurs bienveillants ou complices,
victimes bénéficiant d’opportunités. Il paraît en outre que la préservation
des biens par des personnes tierces s’engageant dans une acquisition
fictive ne résulte pas toujours d’une volonté humaniste : Jean Desbons,
repreneur de Tréfousse, est un collaborationniste convaincu, reçu dès
l’avant-guerre et à plusieurs reprises par le chancelier Hitler. Pensait-il
sincèrement en 1941 que l’Allemagne perdrait la guerre et que les légi-
times propriétaires de Tréfousse pourraient reprendre possession de leur
144
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

entreprise ? Certains des spoliés réintégrés en doutent, portant l’affaire


après-guerre devant les tribunaux.
Il nous semble cependant que, même si ces aspects sont à retenir, doit
également entrer en ligne de compte la connaissance des enjeux, aussi
bien pour les acteurs que pour les victimes. Plik M. écrit, le 22 juin 1942,
au « Commissaire aux affaires juives » (sic) :

« Monsieur,
Exerçant la profession de cordonnier, [...] à Paris 17e, je sollicite de
votre bienveillance la nomination d’un commissaire gérant à seule
fin de me permettre de continuer ma profession. En espérant une
prompte satisfaction. Veuillez accepter, monsieur le commissaire,
mes plus respectueuses salutations 28. »

Il est clair que celui-ci ne perçoit pas le risque qu’il prend. Après
enquête de la PQJ et constat que le bien n’a pas été déclaré précédem-
ment, un AP est nommé le 15 septembre 1942. Plik M., quant à lui, est
arrêté lors de la rafle du Vél’ d’hiv’.
Une minorité de personnes, appelons-les « des enragés », se trouvent
impliquées dans le processus, au sein du CGQJ, dans d’autres structures
administratives ou dans des branches de l’économie, en tant qu’AP, en
tant qu’acquéreur de biens, parce qu’ils adhèrent à l’idéologie et à la
politique menée par les autorités. A contrario, une très large majorité
paraît nettement moins concernée par ces préoccupations que par la
recherche d’un moyen de subsistance ou de profit. Ces derniers sont-ils
précisément conscients des conséquences de leurs actes ? Dans le cas
d’Odette Renault, qui s’est engagée comme AP, il semble que la réponse
soit positive, puisqu’elle préserve les biens et sauve les personnes ; de
même d’ailleurs, pour les « enragés » qui agissent selon des convictions
idéologiques. Mais pour les autres, tous les autres qui se font le rouage
de cette machine antisémite à voler, à détruire et à exterminer, quel est
leur degré de conscience ? Le fait que les deux processus (« aryanisation »
et internement en vue de déportation) soient disjoints renforce l’écran
de fumée. Toutefois, nous avons pu constater que l’implication dans les
spoliations rend peu crédible l’idée d’une possible ignorance des rafles
alors en cours.

28. AN, AJ382259 (35837).


145
Sauvetage et intérêts

Les acteurs des spoliations, souvent engagés dans le processus de


manière durable et sans être pour autant et pour la plupart inféodés
à l’État français ou au régime nazi, avaient de larges possibilités pour
préserver les biens, tout en sauvant éventuellement les personnes. Plus
qu’une question de courage individuel, il s’agissait d’une affaire de prise
de conscience. Nous faisons nôtre cette déclaration d’Albert Camus dans
La Peste : « [...] en donnant trop d’importance aux belles actions, on rend
finalement un hommage indirect et puissant au mal. Car on laisse sup-
poser que ces belles actions n’ont tant de prix que parce qu’elles sont
rares et que la méchanceté et l’indifférence sont des moteurs bien plus
fréquents dans les actions des hommes. C’est là une idée que le narrateur
ne partage pas. Le mal qui est dans le monde vient presque toujours
de l’ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la
méchanceté, si elle n’est pas éclairée. Les hommes sont plutôt bons que
mauvais, et en vérité ce n’est pas la question. Mais ils ignorent plus ou
moins, et c’est ce qu’on appelle vertu ou vice, le vice le plus désespérant
étant celui de l’ignorance qui croit tout savoir et qui s’autorise alors à
tuer. L’âme du meurtrier est aveugle et il n’y a pas de vraie bonté ni de
bel amour sans toute la clairvoyance possible 29 ».

29. Albert Camus, La Peste, Paris, Gallimard, coll. « Folio plus », 1996 [1re éd.
1947], p. 147-148, nous soulignons.
Chapitre 8
LES JUIFS D’ITALIE
ET LA MÉMOIRE DU SAUVETAGE
(1944-1961)
Paola BERTILOTTI

n Italie, les juifs ont dû affronter entre 1938 et 1945 deux types

E différents de persécutions : les persécutions fascistes entre 1938


et 1943 puis les persécutions nazies de 1943 à 1945 menées en
collaboration avec la République de Salo. Plus de 46 500 juifs étaient
présents en Italie en 1938. Entre 1938 et 1945, quelque 12 300 d’entre
eux ont émigré, près de 5 000 ont quitté le pays clandestinement et envi-
ron 6 800 ont été déportés ; 5 970 sont morts en déportation et 322 ont
été assassinés en Italie. On estime en outre à près de 1 000 personnes
les victimes non identifiées. Il n’y a plus en Italie en 1945 qu’environ
27 000 juifs 1.
Les juifs d’Italie n’ont pas – contrairement à une idée reçue – été
épargnés par les persécutions, et la République sociale italienne a lar-
gement participé à leur arrestation 2. Néanmoins, ils n’ont pas subi les
mêmes pertes que les juifs de Pologne ou – dans un autre ordre d’idées –
de Hollande, notamment parce que l’Italie n’a pas eu à affronter la même
politique d’occupation de la part de l’Allemagne nazie, et que le régime

1. Ces chiffres ont été avancés par Liliana Picciotto Fargion, Il libro della
memoria, Milan, Mursia, 2002, p. 27.
2. Il a été possible d’établir avec certitude que, sur un total de 7 013 arres-
tations, 2 444 arrestations furent réalisées par les Allemands, 1 951 par les
Italiens, tandis que 332 firent l’objet d’une collaboration (cf. Liliana Picciotto
Fargion, Il libro della memoria, op. cit., p. 29).
148
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

fasciste bien qu’antisémite n’a pas procédé jusqu’en 1943 à la déporta-


tion des juifs d’Italie ; mais aussi parce que le judaïsme italien était
fortement assimilé et que les juifs ont pu bénéficier de l’aide d’une partie
de la population italienne et de certaines institutions religieuses.
Le sauvetage des juifs par des non-juifs a donc été une réalité mais
n’a représenté qu’un facteur parmi d’autres de la survie des juifs italiens 3.
Une enquête récente 4 conduite auprès des juifs de Rome et portant sur
le « parcours de survie » d’un échantillon de 149 personnes a ainsi montré
que seules 42 d’entre elles durent leur survie à l’intervention d’un sauve-
teur non juif 5.
Toutefois, la réalité du sauvetage a été largement mythifiée dans
l’immédiat après-guerre, à partir notamment du souvenir de l’occupation
italienne dans le Sud-Est de la France. L’Italie a bénéficié, y compris et
surtout à l’étranger, de l’image d’un pays favorable aux juifs qui aurait
représenté une exception par rapport aux autres pays européens 6. En
Italie, le souvenir du sauvetage a constitué l’un des fondements de ce
que l’on a appelé le « mythe du bon Italien » – c’est-à-dire la tendance
à considérer les Italiens comme bons par nature et humains, contraire-
ment à leurs alliés allemands, cruels et brutaux 7. Ce mythe, récemment

3. Cf. Anna Bravo, « Giusti tra le nazioni in Italia », dans Walter Laqueur (dir.),
Dizionario dell’olocausto, éd. italienne établie par Alberto Cavaglion, Turin,
Einaudi, 2007, p. 348-351. La liste des Justes italiens reconnus par Yad
Vashem est publiée dans Israel Gutman, Bracha Rivlin et Liliana Picciotto
Fargion (dir.), I Giusti d’Italia. I non ebrei che salvarono gli ebrei 1943-1945,
Milan, Mondadori, 2006 [1re éd. Jérusalem, Yad Vashem, 2004].
4. Federica Barozzi, « I percorsi della sopravvivenza : salvatori e salvati durante
l’occupazione nazista di Roma (8 settembre 1943-4 giugno 1944) », La Rasse-
gna Mensile di Israel, 64 (1), 1998, p. 95-144.
5. Un résultat que corrobore le travail mené actuellement par Raffaella Di
Castro sur des témoignages recueillis en 1999-2000 pour le Fondo Svizzero per
vittime della Shoah in stato di bisogno (c’est-à-dire auprès d’anciens persécutés
en situation de grande difficulté économique). Les possibilités de recevoir de
l’aide dépendaient largement de la position sociale et des relations du persécuté,
et les plus pauvres furent pour beaucoup d’entre eux réduits au vagabondage
et à la mendicité (nous remercions Raffaella Di Castro pour ces informations).
6. Voir, par exemple, Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard,
1991, p. 289-292. Certaines contributions du récent ouvrage sur les « Justes
d’Italie » publié sous l’égide de Yad Vashem reprennent à leur compte ce lieu
commun (Israel Gutman, Bracha Rivlin et Liliana Picciotto Fargion (dir.), I
Giusti d’Italia..., op. cit., en particulier p. XVII-XX).
7. Cf. Filippo Focardi, « La memoria della guerra e il mito del “bravo italiano”.
Origine e affermazione di un autoritratto collettivo », Italia contemporanea,
220-221, 2000, p. 393-399 ; David Bidussa, Il mito del bravo italiano, Milan,
Il saggiatore, 1993. L’expression « bravo italiano » (« bon Italien ») renvoie au
titre du film de Giuseppe De Santis, Italiani brava gente (1964) qui retrace
l’odyssée d’un régiment italien sur le front russe en 1941 et qui a contribué à
149
Les juifs d’Italie et la mémoire du sauvetage (1944-1961)

mis à mal par l’historiographie 8, a cependant été à la base de la mytho-


logie fondatrice de la République italienne – celle d’une Italie tout entière
antifasciste et résistante 9 – et a également pesé dans l’évaluation de l’atti-
tude du Vatican face au nazisme et au fascisme.
Mais quelle mémoire les juifs d’Italie ont-ils élaborée dans l’après-
guerre de l’aide dont ils ont parfois bénéficié entre 1943 et 1945 ? La
question n’a pas encore fait l’objet d’une étude spécifique 10. Pourtant,
le souvenir du sauvetage – et plus largement de l’aide reçue entre 1938
et 1943 – a constitué dès 1944 l’un des éléments essentiels de la mémoire
des persécutions antisémites. Questionner cette mémoire, ce n’est pas
seulement rechercher les éventuelles « discordances entre la mémoire et
l’histoire 11 », c’est aussi s’interroger sur la reconstruction d’une identité
juive italienne dans l’après-guerre et sur les modalités du rapport entre
les juifs et la nation italienne après plus de sept ans de persécutions.
C’est poser la question de la mise en place d’une identité et d’une
mémoire partagées par les juifs d’Italie à partir de 1944 12.
Notre étude commence en juin 1944 avec la libération de Rome qui
marque la fin de la guerre pour l’une des plus grandes communautés
juives italiennes mais également le début de la découverte du génocide.

fixer l’image d’un soldat italien inoffensif et débonnaire (voir sur ce point Mario
Isnenghi, Le guerre degli italiani, Milan, Mondadori, 1989, p. 153-154).
8. Sur les persécutions antisémites en Italie, nous nous limiterons ici à renvoyer
à Enzo Collotti, Il fascismo e gli ebrei. Le leggi razziali in Italia, Rome-Bari,
Laterza, 2003 ; Marie-Anne Matard-Bonucci, L’Italie fasciste et la persécution
des juifs, Paris, Perrin, 2007 ; Michele Sarfatti, Gli ebrei nell’Italia fascista.
Vicende, identità, persecuzione, Turin, Einaudi, 2000. Sur les politiques
d’occupation de l’Italie fasciste, voir Davide Rodogno, Il nuovo ordine mediter-
raneo. Le politiche di occupazione del’Italia fascista in Europa, 1940-1943,
Turin, Bollati Boringhieri, 2003.
9. Voir notamment Filippo Focardi, La guerra della memoria. La Resistenza
nel dibattito politico italiano dal 1945 a oggi, Rome-Bari, Laterza, 2005 ;
Claudio Pavone, « La Resistenza in Italia : memoria e rimozione », Rivista di
storia contemporanea, 23-24 (4), 1994-1995, p. 484-492.
10. Guri Schwarz, dans son ouvrage Ritrovare se stessi. Gli ebrei nell’Italia
postfascista (Rome-Bari, Laterza, 2004), avait proposé quelques premières pistes
d’analyse que nous entendons approfondir dans ce travail.
11. Nous empruntons l’expression à Marie-Anne Matard-Bonucci, « L’anti-
sémitisme en Italie : les discordances entre la mémoire et l’histoire », Hérodote,
89, 1998, p. 217-238. Voir la définition de la mémoire forgée par Pierre Nora,
qui repose sur l’opposition entre l’histoire – une reconstruction scientifique du
passé tendant à la vérité – et la mémoire – une reconstitution subjective du
passé potentiellement fausse et mythifiée (Pierre Nora, « La mémoire collective »,
dans Jacques Le Goff (dir.), La Nouvelle Histoire, Paris, CEPL, 1978, p. 398).
12. Voir la définition de la mémoire élaborée par Marie-Claire Lavabre (Le Fil
rouge, Paris, Presses de Sciences Po, 1994) qui, s’inspirant des recherches de
Maurice Halbwachs et de Roger Bastide, fait de la mémoire collective le résultat
du passage d’une multiplicité de mémoires individuelles à une mémoire partagée.
150
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Elle s’achève en 1961 avec le procès Eichmann, au moment où l’actualité


judiciaire contribue à une prise de conscience de ce qu’a été la Shoah
mais fixe également, durablement, les représentations des événements.
Dans un premier temps, de 1944 à 1947, le souvenir du sauvetage, s’il
est présent dans les mémoires individuelles, est également porté par les
institutions juives italiennes et par l’État italien, pour qui il représente un
enjeu politique. Dès ces années de l’immédiat après-guerre, ce souvenir
contribue à l’émergence du « mythe du bon Italien ». Passé 1947 et
l’entrée en vigueur du traité de paix entre l’Italie et les Alliés, la mémoire
du sauvetage cesse d’être un enjeu politique sans toutefois sombrer dans
l’oubli. À partir de 1953, concomitamment avec l’instauration en Israël
du titre de Juste, la mémoire du sauvetage, célébrée par l’Union des
communautés juives avec l’appui du gouvernement italien, s’institution-
nalise, s’officialise et favorise la diffusion du « mythe du bon Italien »
auquel nous verrons que le procès Eichmann contribuera à donner une
reconnaissance internationale.

1944-1947 : la mémoire du sauvetage,


souvenir individuel ou enjeu politique ?

Les années 1944 à 1947 sont, pour les juifs d’Italie, à la fois celles
de la prise de conscience progressive du génocide et celles de l’abroga-
tion de la législation antisémite et de leur réinsertion dans la société
italienne 13. C’est dans ce contexte qu’ils publient les premiers récits
de témoignages et les premiers essais consacrés aux persécutions anti-
sémites fascistes et nazies : de 1944 à 1947 paraissent sept ouvrages
consacrés aux persécutions sur le territoire italien 14 et huit témoignages

13. La majeure partie des dispositions antisémites du régime sont abrogées


entre 1944 et 1947. Cf. Mario Toscano (dir.), L’abrogazione delle leggi razziali
in Italia (1943-1987). Reintegrazione dei diritti dei cittadini e ritorno ai valori
del Risorgimento, Rome, Senato della Repubblica, 1988.
14. Giacomo Debenedetti, « 16 ottobre 1943 », Mercurio, décembre 1944 (puis
Rome, OET, 1945) ; Giacomo Debenedetti, Otto ebrei, Rome, Atlantica, 1944 ;
Rinaldo Debenedetti, « La tragedia degli ebrei d’Europa », dans Anna Errera (dir.),
Vita del popolo ebraico, Milan, Garzanti, 1947 ; Silvia Lombroso, Diario di
una madre (si può stampare). Pagine vissute, Rome, Dalmatia, 1945 ; Eucardio
Momigliano, 40 000 fuori legge, Rome, Carboni, 1944 ; Eucardio Momigliano,
Storia tragica e grottesca del razzismo fascista, Milan, Mondadori, 1946 ;
Luciano Morpurgo, Caccia all’uomo ! Vita sofferenze e beffe. Pagine di diario
1938-1944, Rome, Dalmatia, 1946.
151
Les juifs d’Italie et la mémoire du sauvetage (1944-1961)

d’anciens déportés 15. Le Comité de recherche des déportés juifs (CRDE),


créé par l’Union des communautés israélites italiennes (UCII) en sep-
tembre 1944, se charge également de recueillir la parole des rescapés à
leur retour en Italie à partir de juin 1945 16.
Les mémoires individuelles offrent, dès l’immédiat après-guerre, une
représentation contrastée des persécutions : le souvenir de l’aide reçue
d’Italiens non juifs côtoie celui des délations, de l’indifférence d’une
grande partie de la population italienne et de la collaboration des repub-
blichini de Salo avec les nazis. Sur les soixante-six déportés dont les
dépositions inédites sont consultables dans les archives du CRDE, seuls
deux font état de l’aide reçue de non-juifs. Les témoignages d’anciens
déportés publiés entre 1945 et 1947 vont dans le même sens : seule Alba
Valech Capozzi évoque des tentatives d’aide – émanant notamment de
son propre mari, non juif.
Le bilan s’avère, logiquement, moins sombre si l’on considère le point
de vue des juifs italiens ayant échappé à la déportation. Parmi eux, tous
s’accordent à célébrer l’œuvre de sauvetage accomplie par l’Église. Mais
tandis que certains, comme Luciano Morpurgo, insistent sur la solidarité
manifestée par la majorité de la population italienne et les tentatives
de sauvetage héroïques 17, d’autres, Silvia Lombroso en tête, fustigent
l’indifférence de leurs concitoyens 18. Tous néanmoins tendent à considé-
rer que les fascistes convaincus n’ont représenté qu’une minorité dans
la population italienne.
La diversité des points de vue reflète la diversité des expériences et des
jugements individuels. Certaines scènes ont toutefois marqué les esprits,
comme le sauvetage d’enfants juifs par des voisins non juifs lors de la
rafle du 16 octobre 1943. D’autres tentatives de sauvetage tombent en
revanchent dans l’oubli, comme celles de l’organisation juive de secours
– la Delasem – dont seule Silvia Lombroso, l’un de ses anciens membres,
semble se souvenir. La mémoire du sauvetage est une mémoire sélective :

15. Alberto Cavaliere, I campi della morte in Germania : nel racconto di una
sopravvissuta, Milan, Sonzogno, 1945 ; Luigi Fiorentino, Cavalli 8 uomini... :
pagine di un internato, Milan, La Lucerna, 1946 ; Primo Levi, Se questo è un
uomo, Turin, De Silva, 1947 ; Liana Millu, Il fumo di Birkenau, Milan, La
Prora, 1947 ; Frida Misul, Fra gli artigli del mostro nazista, Livourne, Stabili-
mento poligrafico Belforte, 1946 ; Luciana Nissim, Ricordi della casa dei morti,
dans Luciana Nissim et Pelagia Lewinska, Donne contro il mostro, Turin,
Ramella, 1946 ; Giuliana Tedeschi, Questo povero corpo, Milan, Editrice ita-
liana, 1946 ; Alba Valech Capozzi, A 24029, Sienne, Soc. An. Poligrafica, 1946.
16. Archives de l’UCII (AUCII), fonds CRDE, cartons 1 et 2.
17. Luciano Morpurgo, Caccia all’uomo !..., op. cit., p. 138-142.
18. Silvia Lombroso, Diario di una madre..., op. cit., p. 195-198.
152
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

avant tout, une mémoire du sauvetage opéré par des non-juifs, et notam-
ment par l’Église.
Si les mémoires individuelles offrent un tableau contrasté des événe-
ments, au sein des institutions juives, et notamment des organisations
sionistes, la mémoire du sauvetage est une mémoire hypertrophiée. Le
Congrès des sionistes italiens qui se réunit à Rome en janvier 1945 exprime
« sa gratitude pour les preuves de solidarité silencieuse mais souvent
héroïque que la majeure partie du peuple italien opprimé – suivant en
cela l’exemple admirable de l’Église catholique – a donné aux persécutés
et aux réfugiés d’autres parties de l’Europe, qui ont ainsi pu trouver un
refuge malgré les lois barbares du nazisme 19 ». Les déclarations d’institu-
tions juives étrangères (Joint 20 et Congrès mondial juif) vont plus loin.
Lors du XXIIe Congrès sioniste, réuni à Bâle entre le 12 et le 22 décembre
1946, une motion exprimant la « gratitude » des juifs pour l’action de
sauvetage et l’« humanisme » du peuple italien est adoptée 21.
Au plan collectif, les prises de position des institutions communau-
taires ou des organisations sionistes ne suscitent aucune réaction parmi
les juifs d’Italie, d’autant qu’elles ne font qu’amplifier les témoignages
d’un certain nombre d’entre eux – ceux qui ont échappé à la déportation.
Bien plus, dans la mesure où les instances juives s’en tiennent dans leurs
déclarations à des considérations d’ordre général – les sauveteurs ne sont
jamais cités nommément, rien n’est fait pour leur rendre hommage à
titre individuel –, certains juifs italiens obtiennent une reconnaissance
de l’action de leurs sauveteurs en dehors du cadre communautaire. Cer-
tains signalent ces gestes de solidarité aux autorités vaticanes, d’autres
s’emploient à ce que leurs sauveteurs soient officiellement décorés – au
mérite ou de la Médaille de la Résistance 22.
Au total ce n’est pas la mémoire « à charge » qui l’emporte. De tous
les essais écrits par des juifs italiens et consacrés aux persécutions anti-
sémites, ce sont ceux de Giacomo Debenedetti et de Eucardio Momigliano,

19. Israel, 18 janvier 1945.


20. Lettre du 6 janvier 1946 de l’ambassadeur italien aux États-Unis, Tarchiani,
à la direction générale des Affaires politiques du ministère des Affaires étran-
gères, voir Archives du ministère des Affaires étrangères (ASMAE), série
« Affaires politiques 1946-1950 », Italie 1946, carton 20, fascicule « Sionisme ».
21. Israel, 2 janvier 1947.
22. Archives du Centro di documentazione ebraica contemporanea (ACDEC),
carton 9.1 « Riconoscimento ai benemeriti per l’opera di soccorso », fascicule
« Comunità di Firenze », Lettre de Guido Calderoni à l’UCII du 18 avril 55 ;
fascicule « Comunità di Modena », Lettre du 15 avril 1955 de Carla Valabrega
à l’UCII ; fascicule « Comunità di Trieste », Correspondance concernant Feliciano
Riccardelli. Cf. ACDEC, carton 9.1, fascicule « Comunità di Firenze », Lettre de
Anita Urso à la communauté de Milan du 17 avril 1955.
153
Les juifs d’Italie et la mémoire du sauvetage (1944-1961)

intellectuels et antifascistes de renom, qui auront le plus d’écho et


connaîtront la diffusion la plus importante non seulement au sein des
communautés juives mais encore dans l’opinion italienne tout entière.
Leurs ouvrages feront l’objet de nombreuses recensions et de rééditions 23.
Or tous deux tendent à présenter le peuple italien comme impuissant
et passif face aux événements et à considérer que seuls les antifascistes
sont de « vrais » Italiens (les fascistes ayant en revanche trahi leur italia-
nité en s’alliant aux Allemands). Ce point de vue était toutefois déjà
exprimé dans la presse communautaire juive en décembre 1944, avant
le succès de leurs ouvrages 24, preuve qu’il s’agissait d’une thèse « dans
l’air du temps ».

Aux origines du « mythe du bon Italien »

Il y a plusieurs explications à ces « trop-pleins » de mémoire. Parmi


les juifs italiens, les anciens déportés représentent une minorité. Or le
souvenir du sauvetage est vivace chez tous ceux qui ont échappé à la
déportation. En outre, comme l’a montré l’étude menée sur Pise par Carla
Forti, les anciens persécutés sont généralement réticents, dans l’immédiat
après-guerre, à exprimer ouvertement des critiques à l’égard de leurs
concitoyens : ils craignent encore les réactions hostiles et souhaitent
avant tout se fondre à nouveau dans la société italienne 25. La mémoire
du sauvetage est très vraisemblablement mise en avant par les institu-
tions juives italiennes pour ses vertus pacificatrices. Au-delà, l’insistance
sur cette mémoire est sans doute l’expression du désir des juifs italiens
de sauver leurs fondements identitaires d’avant-guerre, c’est-à-dire leur
attachement à la patrie italienne, leur adhésion à la société libérale née
du Risorgimento et leur croyance en l’inexistence de l’antisémitisme
en Italie 26.

23. 16 ottobre 1943 publié en 1944 et réédité dès 1945. La Storia tragica e
grottesca del razzismo fascista est une édition revue et corrigée de 40 000 fuori
legge paru deux ans auparavant.
24. Israel, éditorial du 7 décembre 1944.
25. Cf. Carla Forti, Il caso Pardo Roques, un eccidio del 1944 tra memoria e
oblio, Turin, Einaudi, 1998. Sur l’aspiration des juifs italiens à passer finale-
ment inaperçus après sept ans de persécutions, voir aussi Giacomo Debenedetti,
Otto ebrei, op. cit.
26. Voir notamment Mario Toscano, Ebraismo e antisemitismo in Italia. Dal
1848 alla guerra dei sei giorni, Milan, Angeli, 2003.
154
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Par ailleurs, les juifs d’Italie ont nécessairement été influencés, dans
leur reconstruction des événements, par les analyses et les schémas de
pensée dominants de l’immédiat après-guerre. Giacomo Debenedetti et
Eucardio Momigliano se font par exemple l’écho de points de vue large-
ment répandus dans l’Italie des années 1944-1947. À cette époque, le
monde politique et culturel se range dans son ensemble à l’idée que le
fascisme a été une parenthèse de l’histoire italienne 27. Les partis issus
de l’antifascisme et de la Résistance, notamment le parti communiste,
le parti socialiste et la démocratie chrétienne, associés au pouvoir dès
le printemps 1944, tendent, pour renforcer leur légitimité, à populariser
l’image d’une Italie tout entière antifasciste 28. Le régime et sa politique
antisémite sont censés n’avoir bénéficié d’aucun consensus. La mémoire
du sauvetage des juifs est en outre entretenue, dès 1945-1946, par les
autorités italiennes elles-mêmes. En 1946, par exemple, le ministère des
Affaires étrangères publie un rapport sur son action d’« assistance en
direction des communautés juives (1938-1943) 29 » dans le but de démon-
trer qu’il a, en tant qu’administration, résisté à la politique antisémite
voulue par Mussolini. Les gouvernements italiens successifs entendent
se servir de cette documentation – ainsi que de celle concernant la Résis-
tance et les massacres perpétrés par les nazis dans la Péninsule – pour
atténuer les sanctions prévues contre l’Italie dans le cadre des traités
de paix 30. Quant au Vatican, il n’évoque, dès 1945, la question des persé-
cutions antisémites que pour insister sur son rôle dans le sauvetage
des juifs 31.
Toutefois, si le contexte italien a pesé dans l’élaboration d’une mémoire
juive du sauvetage, les institutions juives ont elles-mêmes directement

27. Cf. Pier Giorgio Zunino, La Repubblica e il suo passato, Bologne, Il Mulino,
2003. L’emploi, courant dans l’après-guerre, du substantif « nazifasciste », uti-
lisé pour désigner en un seul mot les fascistes et les nazis, a également contribué
à renforcer l’image d’un fascisme étranger à la tradition italienne.
28. Cf. Giovanni Miccoli, « Cattolici e comunisti nel secondo dopoguerra :
memoria storica, ideologia e lotta politica », Studi storici, 38 (4), 1997, p. 951-
991 ; Giovanni Miccoli, « Tra memoria, rimozioni e manipolazioni : aspetti dell’
atteggiamento cattolico verso la Shoah », Qualestoria, 19 (2-3), 1991, p. 161-188.
29. Ministero degli Affari esteri, Relazione sull’opera svolta dal Ministero degli
Affari esteri per la tutela delle comunità ebraiche (1938-1943), Rome, 1946.
Cf. Guri Schwarz, Ritrovare se stessi..., op. cit., p. 124-140.
30. ASMAE, Secrétariat général, 1943-1951, carton 42, fascicule « 1945,
affaires réservées », sous-fascicule 3 « Questions israélites (divers) » et carton
28-2, dossiers « Exposition documentaire organisée par le Ministère de l’Italie
occupée sur la guerre de libération et les dommages subis par l’Italie » et
« Contribution italienne à la guerre ». Sur ce point, voir aussi les remarques de
Davide Rodogno (Il nuovo ordine mediterraneo..., op. cit., p. 432-433).
31. Voir par exemple La civiltà cattolica, 96 (1), 3 mars 1945, p. 327.
155
Les juifs d’Italie et la mémoire du sauvetage (1944-1961)

et volontairement contribué à valider ces représentations dominantes.


La mémoire des persécutions a fait l’objet de négociations politiques
entre l’État italien et les organisations juives 32. Au premier trimestre
1945, afin de faciliter la réinsertion des anciens persécutés dans la
société italienne, le commissaire de l’UCII, Giuseppe Nathan, propose
d’intercéder en faveur de l’Italie auprès des Alliés en échange de l’adop-
tion par le gouvernement italien de mesures compensatrices. Il met en
avant les bénéfices en termes d’image internationale que l’Italie pourrait
retirer de son intervention 33. Cette proposition tombe à point nommé.
Dès 1944, le ministère des Affaires étrangères soutenait en effet la
nécessité d’une évolution de la politique italienne à l’égard des juifs en
général, et du mouvement sioniste en particulier, dont il entendait
notamment obtenir l’appui lors de la conférence de paix 34. Les démarches
de Nathan n’aboutiront pas. En revanche, par l’intermédiaire de négocia-
tions avec des responsables de l’UCII, l’Italie obtiendra, en échange de
son appui tacite à l’émigration clandestine vers la Palestine mandataire
(dite aliya bet), entre novembre 1945 et la création de l’État d’Israël en
1948, le soutien du World Jewish Congress (WJC) lors des négociations
des traités de paix 35. D’où, à l’évidence, la teneur des déclarations du
Congrès des sionistes italiens et la motion du Congrès sioniste de Bâle
sur le sauvetage des juifs en Italie.
Les prises de position du mouvement sioniste et du WJC n’ont pu
avoir qu’un effet très limité sur l’élaboration d’une mémoire des per-
sécutions par les juifs italiens et sur l’issue des conférences de paix.

32. Sur ce point, voir aussi Guri Schwarz, Ritrovare se stessi..., op. cit.,
p. 124-140.
33. Voir sa correspondance avec le président du Conseil Ivanoe Bonomi et le
ministère des Affaires étrangères dans ASMAE, Cabinet 1943-1958, carton
107, fascicule « Juifs, Communauté israélite italienne ».
34. Voir la note du 8 novembre 1944 aux ambassades italiennes de Washington,
Londres et Moscou où le sous-secrétaire du ministère des Affaires étrangères,
Visconti Venosta, reprenant à son compte les stéréotypes antisémites sur la
puissance juive, évoque « la perspective alléchante de l’appui d’une organisation
extrêmement puissante aux futures conférences de la paix » (dans ASMAE,
« Affaires politiques », Grande-Bretagne, carton 63, fascicule 3 « Sionisme »,
nous traduisons). Le document est cité par Mario Toscano dans La « porta di
Sion ». L’Italia e l’immigrazione clandestina ebraica in Palestina (1945-1948),
Bologne, Il Mulino, 1990, p. 17-18.
35. Voir la promesse d’intercession du président de l’UCII, Raffaele Cantoni
(ASMAE, Cabinet 1943-1958, carton 107, fascicule « Juifs Communauté israé-
lite italienne », Note non signée du 27 août 1945 à l’attention de la direction
générale des Affaires politiques) et la copie de la lettre adressée le 13 février
1946 par le secrétaire général du WJC, Riegner, à Cantoni où est exposée
l’action du WJC en faveur de l’Italie (ASMAE, Secrétariat général 1943-1951,
carton 42, fascicule 1946, sous-fascicule 3).
156
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

En revanche, elles ont vraisemblablement joué sur la perception de


l’Italie à l’étranger, d’autant que le ministère des Affaires étrangères s’est
employé à leur donner une large diffusion 36.
Les prises de position des organisations juives non italiennes, par-
delà les considérations d’ordre politique, ont sans doute été influencées
par le constat que le bilan humain des persécutions était en Italie, en
chiffres absolus, l’un des plus bas de toute l’Europe. Par ailleurs, le sou-
venir de l’occupation italienne dans le Sud-Est de la France a fait écran
à une analyse de la politique antisémite du fascisme et du déroulement
des persécutions en Italie, notamment du fait de la publication en 1946
de l’ouvrage de Léon Poliakov, La Condition des juifs en France sous
l’occupation italienne 37. L’historien français y affirme en effet, documents
à l’appui, que l’Italie a représenté une exception par rapport aux autres
pays européens au cours de la Seconde Guerre mondiale dans la mesure
où elle a sauvé des juifs. Disposant principalement d’une documentation
attestant l’opposition, en France entre 1940 et 1942, de l’occupant italien
à la politique nazie de déportation, Poliakov tend à sous-estimer la
portée de la législation antisémite italienne, les effets de la politique
italienne d’occupation dans les Balkans et l’ampleur de la collaboration
de la République de Salo avec l’Allemagne nazie après le 8 septembre
1943. Dès l’immédiat après-guerre, le « mythe du bon Italien » se trouve
ainsi validé par l’historiographie. En retour, cette bonne image de l’Italie
à l’étranger a nécessairement eu des conséquences sur les mémoires ita-
liennes et notamment sur les mémoires juives italiennes.
De 1944 à 1947, la mémoire du sauvetage est donc à la fois une
mémoire individuelle, une mémoire collective et une mémoire institu-
tionnelle, mais c’est aussi une mémoire hypertrophiée, pour des raisons
tenant tout à la fois à la situation des juifs dans l’Italie de l’après-guerre,
au contexte politique et culturel italien, au contexte politique international
et à une perception distordue, à l’étranger, du déroulement des persé-
cutions en Italie.

36. Voir la lettre du 26 janvier 1945 par laquelle le secrétariat général du


MAE transmet aux ambassades de Londres, Moscou, Madrid, Ankara, Buenos
Aires, Berne, Sofia, Dublin, Lisbonne, Bucarest, Stockholm et au consulat de
Tanger, les motions votées au Congrès des organisations sionistes italiennes en
demandant de leur donner « la diffusion qu’elles méritent dans la presse et les
milieux politiques » (ASMAE, Secrétariat général 1943-1951, carton 42, fasci-
cule 1946 « Affaires générales et confidentielles », sous-fascicule 3).
37. Paris, Éditions du Centre, 1946.
157
Les juifs d’Italie et la mémoire du sauvetage (1944-1961)

1948-1952 : le sauvetage
« entre la mémoire et l’oubli 38 »
Après la signature et l’entrée en vigueur du traité de paix, respective-
ment en février et en septembre 1947, et avec la fin de l’aliya bet et la
création de l’État d’Israël en 1948, la mémoire du sauvetage cesse d’être
un enjeu politique pour le gouvernement italien comme pour les organi-
sations sionistes. Il s’agit désormais d’une mémoire presque silencieuse,
à laquelle la presse communautaire ne consacre que peu d’articles 39.
Pour autant, le souvenir du sauvetage ne sombre pas dans l’oubli. Il
est surtout présent, en creux, dans le refus exprimé par les juifs italiens
de coopérer avec le CRDE chargé par l’UCII de réunir des preuves contre
les collaborateurs et les délateurs 40, mais également dans le peu d’intérêt
que suscitent les travaux historiques du directeur du CRDE, Massimo
Adolfo Vitale, qui s’intéresse à la question des silences du Vatican 41 et
propose dans un essai intitulé La Persécution des juifs en Italie, 1938-
1945, publié en 1949, un tableau contrasté de l’attitude des Italiens face
aux persécutions, où l’indifférence l’emporte sur les marques de soli-
darité 42. Alors que les institutions juives italiennes, presse et éditions
communautaires en tête, ne donnent aucune publicité aux travaux de
Vitale, ceux de Poliakov font l’objet dès leur parution de recensions dans
le mensuel culturel juif italien, La Rassegna Mensile di Israel 43.
Entre 1948 et 1952, le souvenir du sauvetage, s’il ne fait pas l’objet
de commémorations ou de déclarations officielles, continue toutefois
d’influer sur l’appréciation globale que les juifs d’Italie font des respon-
sabilités italiennes dans l’extermination des juifs d’Europe.

38. Nous empruntons l’expression à Annette Wieviorka, Déportation et géno-


cide : entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992.
39. Entre 1948 et 1953, Israel ne consacre qu’un article, publié le 9 juin 1949,
à la question du sauvetage (il s’agit de la nécrologie d’un sauveteur).
40. Voir ACDEC, Fonds documentaires privés, 1.3.1. Massimo Adolfo Vitale,
carton 1.
41. Voir sa conférence « Pellegrinaggio tra l’orrore » (1947) dans AUCII, fonds
CRDE, carton 2, fascicule « Al processo contro Bosshammer abbiamo mandato
fotocopie », sous-fascicule « Campi di concentramento nazisti », et son article
inédit (non daté mais antérieur à 1956) sur l’attitude de l’Église pendant les
persécutions intitulé « Per la verità e per la storia » dans AUCII, fonds CRDE,
documents épars, fascicule blanc, dossier gris.
42. Massimo Adolfo Vitale présente ce rapport à une conférence européenne
organisée par le Centre de documentation juive contemporaine de Paris en 1947.
Son texte sera publié dans Les Juifs en Europe, 1939-1945. Rapports présentés
à la première conférence européenne des commissions historiques et des centres
de documentation juifs, Paris, Éditions du Centre, 1949, p. 43-46.
43. Voir la longue recension de l’article de Léon Poliakov, « Mussolini and the
Extermination of the Jews », Jewish social studies, 11 (3), 1949, publié dans
la Rassegna Mensile di Israel en octobre 1949.
158
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

1953-1961 : l’officialisation de la mémoire


du sauvetage
La mémoire du sauvetage élaborée par les juifs italiens connaît de
nouvelles évolutions à partir de 1953, date de la promulgation en Israël
d’une « Loi sur la commémoration des martyrs et des héros », instaurant,
entre autres dispositions, le titre de « Juste parmi les nations » 44.
L’UCII organise partir de 1953 une série de commémorations destinées
à célébrer la mémoire du sauvetage. En 1953, des cérémonies sont orga-
nisées à Milan à l’occasion du « dixième anniversaire de l’hospitalité
helvétique » 45. Dans le cadre du dixième anniversaire de la Libération,
l’UCII est à l’initiative de célébrations visant non seulement à commémo-
rer la résistance juive, mais encore à célébrer l’aide que les juifs italiens
ont reçue de leurs concitoyens pendant les persécutions. Sans référence
explicite, même au niveau de la terminologie 46, à la loi israélienne, l’UCII
invite ses administrés à signaler les « non-juifs qui, pendant la période
des persécutions, en s’exposant à de graves périls, et parfois même au
sacrifice de leur vie, s’employèrent à aider par tous les moyens, régulière-
ment ou par des gestes exceptionnels, leurs frères [juifs] 47 ». Un Comité
pour la célébration du dixième anniversaire de la Libération est chargé
de recueillir les témoignages et de sélectionner les personnes qui seront
décorées par l’UCII.
Si l’inspiration de ces célébrations a pu être israélienne, force est de
constater que les distinctions accordées par l’UCII renvoient à des référents
proprement italiens 48. Le 17 avril 1955 se tient à Milan une cérémonie
nationale au cours de laquelle 23 « médailles d’or au mérite 49 » sont distri-
buées 50. D’autres cérémonies de remise d’« attestations au mérite 51 » sont
par la suite organisées en grande pompe au niveau local, en présence
des autorités et d’un public nombreux 52.

44. Cf. Mooli Brog, « Yad Vashem » et Nechama Tec, « Giusti tra le Nazioni »,
dans Walter Laqueur (dir.), Dizionario dell’olocausto..., op. cit., respectivement
p. 829-834 et p. 342-348.
45. Israel, 8 octobre 1953.
46. Puisque les Justes seront appelés « Benemeriti » (citoyens « décorés au mérite »).
47. Annonce parue dans Israel, le 31 mars 1955. Certaines communautés
avaient également envoyé une lettre circulaire pour susciter les témoignages (cf.
ACDEC, carton 9.1, fascicule « Comunità di Firenze »).
48. Ce n’est, d’ailleurs, qu’en 1963 que sera instituée au sein de Yad Vashem
une commission chargée de décerner le titre de « Juste parmi les nations ».
49. « Medaglia di benemerenza » en italien.
50. Cf. Israel, 31 mars 1955, 21 avril 1955. Cf. ACDEC, cartons 9.2 et 9.3.
51. « Attestati di benemerenza » en italien.
52. Une cérémonie est notamment organisée à Rome, au Capitole, le 14 décembre
1956 (cf. Israel, 20 décembre 1956 ; Rassegna Mensile di Israel, janvier 1957,
159
Les juifs d’Italie et la mémoire du sauvetage (1944-1961)

Comme dans la période précédente, l’UCII exalte la mémoire du sau-


vetage au point d’en exagérer la réalité. C’est ainsi que le président de
l’UCII, Sergio Piperno, déclare lors d’une cérémonie organisée à Rome,
au Capitole, le 14 décembre 1956 : « Tous [les Italiens] se prodiguèrent ;
tous ceux qui d’une manière ou d’une autre étaient en mesure de suivre
les déplacements de l’occupant ou de ses sbires avertirent avec sollicitude
ceux qui étaient destinés à devenir d’innocentes victimes ; tous les amis,
toutes les connaissances, tous les voisins furent prompts à les accueillir,
à les cacher et à les aider ; tous s’employèrent à procurer aux juifs de
faux papiers et à déjouer les recherches 53. »
À l’origine des initiatives de l’UCII, il y a vraisemblablement la
volonté de proclamer une confiance retrouvée en la nation italienne et
de renforcer les liens unissant juifs et non-juifs en Italie, voire d’amé-
liorer les rapports des institutions juives avec les catholiques, le monde
associatif ou le gouvernement. Les suggestions de la hiérarchie catho-
lique ou des associations d’anciens résistants et d’anciens déportés ont
d’ailleurs parfois pesé dans l’attribution des récompenses au mérite 54.
Plus largement, les vingt-trois médaillés d’or de la cérémonie du 17 avril
1955 sont explicitement choisis par l’UCII de façon à ce qu’ils repré-
sentent la société italienne dans son ensemble : des simples soldats
aux généraux, des prêtres aux magistrats, des paysans aux préfets 55. Le
25 avril 1955, date de la commémoration du dixième anniversaire de
l’insurrection généralisée du Nord de l’Italie, l’UCII diffuse une affiche
adressée « au peuple italien » qui, tout en évoquant la mémoire « des
martyrs morts pour la Liberté » et des « victimes innocentes » déportées
et assassinées par les nazis, « exalte » également « l’œuvre courageuse,
conduite parfois jusqu’au sacrifice, de tous les Italiens – partisans, mili-
taires, religieux et laïcs, des gens simples de toutes les classes sociales

p. 11-22 ; La Voce della comunità di Roma, janvier 1957). Sur les autres céré-
monies locales, voir Israel, 17 janvier 1957, 15 décembre 1955, 19 février 1959
et ACDEC, carton 9.1.
53. Cité dans Renzo De Felice, Storia degli ebrei italiani sotto il fascismo,
Turin, Einaudi, 1993, p. 472.
54. ACDEC, carton 9.1, fascicule « Comunità di Genova », express du 25 janvier
1956 de la communauté de Gênes au Comité pour le dixième anniversaire de
la Libération ; fascicule « Comunità di Milano », Lettre du 12 mai 1955 de
Ermete Sordo de l’Association nationale des ex-déportés politiques (ANED) à
la communauté de Milan.
55. Cf. ACDEC, carton 9.2, Lettre de Lelio Valobra du 14 février 1955 à
Giuseppe Ottolenghi. Voir aussi Israel, 28 avril 1955, et l’article publié par un
responsable de la communauté de Milan, Raoul Elia, dans Nuova repubblica,
8 mai 1955.
160
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

et de toutes les confessions religieuses – qui, rachetant ainsi les fautes


d’une minorité, s’employèrent italiennement [sic] à sauver les persécutés
sans défense » 56.
L’UCII est parvenue à atteindre le but qu’elle s’était fixé : les cérémo-
nies en hommage aux sauveteurs sont extrêmement bien reçues dans
l’ensemble de la presse italienne 57. Les quotidiens socialistes et commu-
nistes voient dans le sauvetage des juifs italiens une manifestation de
l’antifascisme majoritaire de la population italienne 58. La presse catholique
interprète ces cérémonies comme un hommage à l’action de sauvetage
menée par l’Église au nom de la foi et des valeurs catholiques 59.
Les initiatives de l’UCII rencontrent également l’assentiment des plus
hautes autorités de l’État 60. Alors que les gouvernements qui se succèdent
au cours de cette période 61 tentent en général de s’opposer à la tenue
des commémorations prévues par les associations d’anciens partisans et
d’anciens déportés 62, ils dépêchent des représentants aux cérémonies à
la mémoire du sauvetage organisées à Milan en 1955 et à Rome en 1956.
Dans le contexte de tensions internes sur fond de guerre froide que
connaît alors l’Italie, la démocratie chrétienne au pouvoir voit d’un très
mauvais œil les cérémonies organisées par des associations liées de près
ou de loin à la gauche et au parti communiste. Désireux de retirer au PCI
son monopole sur les célébrations de la Libération, les gouvernements en
place ne peuvent que se réjouir de voir les juifs italiens organiser des
cérémonies apolitiques et promouvoir l’image d’une résistance populaire,
désarmée, et souvent catholique, au fascisme.

56. Cf. Israel, 21 avril 1955. Guri Schwarz cite et commente ce texte dans « Gli
ebrei italiani e la memoria della persecuzione fascista (1945-1955) », Passato
e presente, 17 (47), 1999, p. 120.
57. Voir l’impressionnante revue de presse réunie dans ACDEC, carton 9.3.
58. Voir, par exemple, les titres significatifs des éditions milanaises de
l’Avanti ! et de l’Unità à l’occasion de la cérémonie du 17 avril 1955 (« Rendono
omaggio agli antifascisti le comunità israelitiche italiane », Avanti !, 16 avril
1955 ; « Contro le persecuzioni e le deportazioni. 25 mila ebrei salvati dal corag-
gio degli antifascisti », Unità, 15 avril 1955).
59. Voir notamment l’article intitulé « Salvarono in nome di Cristo migliaia di
ebrei », L’osservatore romano della domenica, le 8 mai 1955.
60. Cf. Archives centrales de l’État (ACS), présidence du Conseil des ministres
(PCM), 1955-1958, fascicule 14.2, no 19036, sous-fascicule « Rome ».
61. Il s’agit de deux gouvernements de coalition DC-PSDI-PLI. Ils sont tous
deux conduits par des démocrates-chrétiens : Scelba entre février 1954 et juillet
1955, et Segni entre juillet 1955 et mai 1957.
62. ACS, PCM, 1955-1958, fascicule 14.2, no 22851, sous-fascicule « Mani-
festations nationales pour les camps de concentration italiens » et PCM, 1951-
1954, fascicule 3.3.3, no 8859.7, « Célébrations du dixième anniversaire de la
lutte pour la résistance et la libération ».
161
Les juifs d’Italie et la mémoire du sauvetage (1944-1961)

L’UCII poursuivait donc probablement également un objectif poli-


tique. Partisane dans l’après-guerre d’une stricte neutralité politique, elle
souhaitait sans doute participer au dixième anniversaire de la Libération
sans toutefois prêter allégeance aux partis de gauche et en maintenant
de bons rapports avec les instances gouvernementales. Ces choix poli-
tiques ne font toutefois pas l’unanimité. Les organisations de jeunesse
juives italiennes, et notamment la Fédération des jeunes juifs italiens
(FGEI), n’y participent pas activement. Proches des partis de gauche et
des associations antifascistes et opposés à la ligne de neutralité de l’UCII,
ses membres organisent pour commémorer les persécutions, dès 1952,
des cérémonies très politisées. Si l’UCII table sur la mémoire du sauvetage
pour favoriser la réinsertion des juifs dans la société italienne, la FGEI
compte en revanche sur la mémoire de l’antifascisme et de la résistance
pour permettre aux juifs de trouver leur place parmi leurs concitoyens.
Plus largement, les objectifs poursuivis par l’UCII sont en décalage
avec ceux de ses administrés. Certes les juifs d’Italie ont répondu avec
enthousiasme à l’appel à témoignage. Dépassée par le succès de l’initia-
tive, l’UCII décidera d’ailleurs, courant 1957, de dissoudre le comité en
charge de l’examen des dossiers, au motif que les cérémonies organisées
jusque-là ont servi à exprimer de manière symbolique la reconnaissance
des juifs italiens à l’ensemble de leurs sauveteurs 63. Mais aucune des
lettres de témoignage envoyées au comité n’exprime l’idée que l’Italie
tout entière « s’est prodiguée » pour sauver des juifs 64. Au contraire, beau-
coup insistent sur le caractère exceptionnel et héroïque de l’action de
leurs sauveteurs. Une lettre de protestation contre la rhétorique lénifiante
de l’UCII finira, d’ailleurs, par parvenir à l’hebdomadaire communautaire
Israel en 1961 65.
Mais les réactions de ce type resteront isolées. Sans doute parce que,
comme on le constate à la lecture des lettres parvenues au comité, pour
beaucoup des anciens persécutés, les manifestations de solidarité dont

63. Voir Israel, 17 janvier 1957.


64. Les archives de ce comité sont incomplètes. La documentation concernant
les communautés de Milan et de Florence est abondante, mais nous ne disposons
que d’une documentation lacunaire pour les communautés d’Alexandrie, de
Bologne, de Casale Monferrato, de Ferrare, de Gênes, de Livourne, de Modène,
de Naples, de Padoue, de Pise, de Rome, de Trieste, de Turin, de Venise, de
Vercelli et de Vérone. Toutes les lettres qui ont été conservées sont consultables
dans ACDEC, carton 9.1.
65. Lettre de Raffaello Sacerdoti publiée dans le courrier des lecteurs d’Israel,
le 26 octobre 1961.
162
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

ils ont pu faire l’objet à partir de 1938 ont été ce qui leur a permis de
garder foi en l’homme et en leur pays 66. Au-delà, la publication, en
1955-1956, de la traduction italienne du Bréviaire de la haine puis de
celle Des juifs sous l’occupation italienne de Poliakov, a donné une cau-
tion historiographique aux thèses défendues par l’UCII 67.
Quoi qu’il en soit, les cérémonies organisées en 1955-1956 par l’UCII
auront une influence durable sur l’élaboration d’une mémoire italienne
des persécutions antisémites. Les points de vue exprimés à cette occasion
par les dirigeants des communautés juives seront repris tels quels d’abord
par l’ensemble de la presse italienne puis par l’historiographie. Chargé
par l’UCII d’écrire une « histoire des juifs italiens sous le fascisme » 68,
l’historien Renzo De Felice reprendra sans le remettre en question le
jugement énoncé par Sergio Piperno lors de la cérémonie organisée au
Capitole le 14 décembre 1956 69.
Le procès Eichmann ne modifiera pas ces représentations et donnera
au contraire un retentissement particulier au thème du sauvetage des
juifs d’Italie. Au cours du procès, l’accusation, se fondant sur les travaux
de Poliakov 70, utilisera en effet l’exemple de l’Italie pour battre en brèche
le système de défense d’Eichmann. Si l’ensemble de la société italienne
a pu résister à la politique antisémite du fascisme, c’est qu’il était possible
de résister aux ordres d’un pouvoir totalitaire : Eichmann doit donc être
jugé responsable de ses actes. La résonance médiatique donnée au procès
influencera sur le long terme les mémoires des persécutions antisémites
en Italie.

Spécificité italienne par rapport aux autres pays d’Europe occidentale,


la mémoire du sauvetage a occupé une place essentielle dans la mémoire
nationale dès les années de l’immédiat après-guerre. Alors qu’en France,

66. ACDEC, carton 9.1, fascicule « Comunità di Firenze », Lettre du 20 février


1955 de la famille D’Urbino ; fascicule « Comunità di Milano », Lettre de Ugo
Sciaky du 31 mai 1955 ; fascicule « Comunità di Trieste », Lettre de Esla Straus
épouse Vig du 4 décembre 1954.
67. Léon Poliakov, Il nazismo e lo sterminio degli ebrei, Turin, Einaudi, 1955 ;
Léon Poliakov et Jacques Sabille, Gli ebrei sotto l’occupazione italiana, Milan,
Edizioni di Comunità, 1956. Les ouvrages de Léon Poliakov, notamment le Bré-
viaire, connaîtront une large diffusion en Italie et feront l’objet de nombreuses
recensions dans l’ensemble de la presse – et notamment dans la presse juive,
Archives Einaudi, Recensions, carton 277, fascicule 3776.
68. Sur ce point, voir Pasquale Chessa et Francesco Villari (dir.), Interpreta-
zioni su Renzo De Felice, Milan, Baldini e Castoldi, 2002, p. 8-27.
69. Voir note 53.
70. Annette Wieviorka, Le Procès Eichmann, Bruxelles, Complexe, 1989, p. 31.
163
Les juifs d’Italie et la mémoire du sauvetage (1944-1961)

comme l’a montré Sarah Gensburger 71, c’est au moment où faiblit la


mémoire de la résistance que s’affirme une mémoire des Justes et du
sauvetage des juifs, en Italie, cette mémoire existe dès 1944 et contribue
à l’émergence du « mythe du bon Italien ».
En ce qui concerne les mémoires juives, au plan individuel, la
mémoire du sauvetage a contribué à la réinsertion des juifs italiens dans
la société italienne 72, au plan institutionnel, elle a favorisé l’établisse-
ment par les communautés juives de bonnes relations avec le monde
associatif et politique italien. Contrairement à ce qu’affirme Peter Novick
dans L’Holocauste dans la vie américaine sur la base de propos recueillis
dans les années 1990 auprès de quelques responsables associatifs juifs
américains ou israéliens, il ne semble pas que, dans le cas italien, « l’inten-
tion de la commémoration de la “minorité de justes” était pour l’essentiel
de condamner l’immense “majorité injuste” » et d’inciter les juifs au repli
communautaire 73. Notre étude rejoint en ce point les conclusions aux-
quelles parvient Sarah Gensburger dans sa contribution.

71. Sarah Gensburger, « Les figures du “Juste” et du résistant et l’évolution de


la mémoire historique française de l’Occupation », Revue française de science
politique, 52 (2-3), avril-juin 2002, p. 291-322.
72. C’est un élément de ce que nous appellerons, pour reprendre un terme de
Roger Bastide, leur « bricolage » identitaire. Cf. Roger Bastide, « Mémoire collec-
tive et sociologie du bricolage », dans L’Année sociologique, 21, 1970, p. 65-
108.
73. Peter Novick, L’Holocauste dans la vie américaine, Paris, Gallimard, 2001
[1re éd. 1999], p. 254.
Chapitre 9
SAUVETEURS
ET SAUVETEURS-TUEURS
DURANT LE GÉNOCIDE RWANDAIS
Lee Ann FUJII

es analyses sur le génocide établissent généralement une distinc-

L tion entre « exécuteurs », « victimes », « spectateurs » et « sauveteurs » 1.


Cette catégorisation permet d’identifier certains groupes d’acteurs
précis, tels que les « sauveteurs » et les « victimes », et de proposer des
explications. Malheureusement, elle est autant source de confusion que
d’élucidation. En effet, s’ils nous aident à comprendre des événements
complexes, ces procédés de classification structurent également ce que
nous nous attendons à observer a priori : à savoir que les « exécuteurs »
exécutent et que les « sauveteurs » sauvent, mais également que les exé-
cuteurs ne sauvent pas et que les sauveteurs n’exécutent pas.
Examiner les acteurs à travers ce prisme nous conduit à négliger des
actes de tuerie et de sauvetage qui n’émanent pas de ceux que nous
aurions tendance à classer comme « exécuteurs » ou comme « sauve-
teurs ». Ce texte appelle donc les analystes à penser en termes d’« actes »,
et non pas simplement en termes d’« acteurs ». Au lieu de ne prendre en

1. Le titre de l’étude classique de Raul Hillberg, Perpetrators, Victims and Bys-


tanders, New York (N. Y.), Aaron Asher Books, 1992, en est un exemple majeur.
Inutile de préciser que l’adhésion des chercheurs à ces catégories ou la confiance
qu’ils leur portent varie en fonction du type de questions qu’ils se posent.
166
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

compte que les « exécuteurs » et les « sauveteurs », il s’agit de suggérer


de s’attacher également aux « actes de tuerie » et aux « actes de sauve-
tage ». Dans cette approche, la question du qui fait quoi et dans quel
contexte reste ouverte, obligeant ainsi les chercheurs à faire face aux
zones grises que l’on peut observer en situation de génocide, les acteurs
sociaux gommant, chevauchant et transgressant souvent les catégories
d’analyse ordinaires.
Cette étude se concentrera sur les actes de sauvetage auxquels se sont
livrés différents individus au cours du génocide rwandais. Par actes de
sauvetage, nous entendons des actions délibérées entreprises par certains
individus pour éviter à d’autres de se faire tuer. Cet axe d’étude a été
choisi parce que les chercheurs qui étudient le sauvetage en situation
de génocide limitent souvent leur champ de vision aux individus qui
ont risqué leur vie pour en sauver d’autres et qui n’ont ni participé au
génocide ni profité de celui-ci de quelque manière que ce soit 2. En
exploitant des données recueillies dans deux communautés rwandaises
et dans des prisons centrales, nous montrerons qu’au cours du génocide
rwandais, les exécuteurs et les spectateurs se sont également livrés à des
actes de sauvetage, dont la prise en compte offre une image plus
complète de l’ampleur et des formes que prit le sauvetage.

Actes de sauvetage et limites


des catégories habituelles
Il est impossible d’estimer le nombre de personnes qui ont cherché à
sauver des tutsis ou des hutus désignés pour cibles des opérations d’éli-
mination 3. De nombreux sauveteurs furent tués en même temps que ceux
qu’ils cherchaient à sauver ; d’autres ne se considèrent pas comme des
sauveteurs ; d’autres encore préfèrent conserver une certaine discrétion
à propos de leurs activités, craignant des représailles d’un camp ou de

2. Cf. Kristen Renwick Monroe, The Hand of Compassion, Princeton (N. J.),
Princeton University Press, 2004. Dans ce livre, Monroe enquête sur les sauve-
teurs de juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Son échantillonnage ne
comprend que des gens contrôlés et certifiés par l’institut Yad Vashem.
3. Les hutus pris pour cibles des tueries pendant le génocide comprenaient des
gens qui refusèrent de rejoindre le parti politique dominant de leur région et/ou
adhérèrent à un autre parti ; les élites et les dirigeants locaux qui se pronon-
cèrent publiquement contre le génocide ; et ceux qui sauvèrent ou essayèrent de
sauver des tutsis.
167
Sauveteurs et sauveteurs-tueurs durant le génocide rwandais

l’autre. Nous sommes cependant en droit de supposer que le nombre


de sauveteurs et la fréquence des activités de sauvetage varièrent en
fonction des régions et des communautés locales, au même titre que le
nombre et la fréquence des tueurs et des tueries. Ces fluctuations ont
de multiples causes.
Dans certaines régions, des responsables locaux prirent clairement
position contre le massacre des tutsis et sanctionnèrent ceux qui se
livraient à d’autres actes de violence, comme l’incendie de maisons
tutsies ou le vol de biens tutsis. Dans ces communes, les responsables
locaux réussirent à éviter le massacre. La progression de la guerre civile
qui opposait les forces gouvernementales rwandaises et le Front patrio-
tique rwandais (FPR), un groupe rebelle essentiellement constitué de
réfugiés tutsis qui avait envahi le Rwanda le 1er octobre 1990, influa
également sur la dynamique du génocide et, partant, sur celle du sauve-
tage. L’avancée rapide du FPR via la préfecture de Byumba dans le Nord
permit par exemple à la commune de Giti d’échapper entièrement aux
violences génocidaires 4. Dans des régions comme celle-ci, où la violence
fut maîtrisée ou évitée, les activités de sauvetage furent beaucoup moins
essentielles à la survie que dans les communautés qui subirent des vio-
lences massives. En l’occurrence, les activités de sauvetage auraient
certainement été essentielles à la survie, mais leur ampleur éventuelle
reste sujette à débat. Il semble que dans certaines communautés, il n’y
eut strictement aucune tentative pour sauver ou aider des tutsis. Dans
la région de Bugesera par exemple, les survivants aussi bien que les tueurs
ayant avoué leurs crimes, interrogés par le journaliste Jean Hatzfeld,
racontent n’avoir jamais vu personne essayer d’aider un tutsi après le
début des tueries 5. Le peu d’importance, voire l’absence, d’activités de
sauvetage s’explique peut-être par le fait qu’en certains lieux, les tueurs
ont réussi à éliminer tous les sauveteurs, effaçant ainsi les traces de
leurs efforts.
Ce qui paraît clair, au vu de la férocité du génocide – rappelons que
plus d’un demi-million de personnes furent massacrées en l’espace de
moins de cent jours –, c’est que les actes de tueries éclipsèrent en nombre
les actes de sauvetage. Néanmoins, malgré leurs faibles effectifs, ceux
qui cherchèrent à sauver des tutsis furent loin d’être inutiles. De fait, en
raison de la dimension intime de cette violence – tueur et victime étaient

4. Scott Straus, « Local Dynamics », dans Scott Straus, The Order of Genocide,
Ithaca (N. Y.), Cornell University Press, 2006.
5. Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Paris, Seuil, 2003, p. 127-137.
168
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

souvent originaires de la même colline –, les actes de sauvetage furent


peut-être encore plus essentiels à la survie que dans d’autres génocides
du XXe siècle. Dans les collines rurales en dehors de Kigali, la capitale,
où la majorité des victimes trouvèrent la mort, les tueurs et leurs victimes
désignées vivaient ensemble, ils se connaissaient et avaient entendu
parler les uns des autres. Dans les communautés rurales de tout le pays,
la proximité sociale augmentait le risque de se faire prendre et rendait
la fuite plus ou moins impossible. La topographie ajoutait encore à la
difficulté. Le paysage de collines offrait de nombreux postes de surveil-
lance idéals, et les réseaux routiers facilitaient la tâche des tueurs qui
cherchaient à mettre la main sur les fugitifs. En maints endroits, il n’y
avait tout simplement aucune cachette (sinon la maison d’autrui) et peu
de possibilités de fuir sans attirer l’attention. Ce niveau d’intimité phy-
sique et sociale ne laissait souvent pas d’autre choix aux tutsis que de
compter sur autrui pour éviter la mort.
Les actes de sauvetage prirent de nombreuses formes. Ils se présen-
tèrent sous de multiples apparences, gestes ponctuels d’assistance aussi
bien que mesures de secours durables 6. Leurs auteurs étaient également
très divers (jeunes et vieux, riches et pauvres, hommes et femmes, catho-
liques et musulmans). Les membres de l’élite avaient évidemment plus
de facilités, matérielles et sociales, pour aider les autres 7. Les respon-
sables de l’Église, par exemple, occupent une place importante dans le
livre d’African Rights Rwanda, hommage au courage 8, une des rares
études consacrées aux sauveteurs du génocide rwandais. Sur les dix-
sept sauveteurs dont cet ouvrage trace le portrait, la majorité appar-
tenait au clergé et l’une était une religieuse. Cinq seulement étaient
des gens ordinaires, qui n’exerçaient aucun pouvoir au sein du gou-
vernement ou d’une Église établie au moment du génocide. Comme le
souligne African Rights, les responsables de l’Église occupaient des posi-
tions qui pouvaient aussi bien faciliter le massacre que le sauvetage. Les
membres du clergé étaient des personnalités importantes et respectées
de leurs communautés ; ils étaient très écoutés par leurs paroissiens.

6. Alison Des Forges, Leave None to Tell the Story, New York (N. Y.), Human
Rights Watch et Fédération internationale des ligues des droits de l’homme,
1999, p. 13.
7. Voir aussi Villia Jefremovas, « Acts of Human Kindness : Tutsi, Hutu and
the Genocide », Issue : A journal of Opinion, 23 (2), 1995, p. 28-31, qui relate
quatre histoires de tutsis qui survécurent grâce à l’aide de notables, dont un
officier supérieur de l’armée (hutu).
8. African Rights, Rwanda, hommage au courage, Kigali, African Rights, 2002.
169
Sauveteurs et sauveteurs-tueurs durant le génocide rwandais

Le clergé avait également accès aux bâtiments de l’église et à d’autres


lieux pouvant servir de refuge (ou, inversement, de massacre). En uti-
lisant leurs ressources et leur influence, de nombreux responsables de
l’Église, parmi lesquels des religieuses, purent sauver de nombreux tutsis
et hutus en danger de mort.
Dans le secteur de Kimanzi 9 qui fait l’objet de mon étude et se situe
dans la préfecture de Ruhengeri, au Nord du pays, un pasteur des Adven-
tistes du Septième Jour put ainsi sauver d’innombrables tutsis de sa propre
commune et des communes environnantes. Lui et d’autres pasteurs
accordèrent à des tutsis la protection de leurs églises et s’interposèrent
littéralement entre les tueurs et leurs victimes potentielles ; ils firent
savoir aux premiers qu’ils devraient leur passer sur le corps avant de
mettre la main sur leurs victimes. Le pasteur en question réussit à sauver
les tutsis réfugiés dans son église en les remettant à des soldats du FPR
qui les escortèrent jusqu’à un territoire contrôlé par leurs troupes ou leur
firent franchir la frontière ougandaise.
D’autres membres des élites locales tentèrent de tirer parti de leur
statut social. Sur le site de recherche de Ngali, dans la préfecture centrale
de Gitarama, un ancien conseiller sauva un homme en faisant allusion
aux possibles relations familiales de celui-ci avec le président. Un groupe
de tueurs locaux s’était réuni devant la maison de l’individu en question,
l’accusant d’être tutsi et menaçant de le tuer. L’ancien conseiller intervint
et mit en garde les tueurs, affirmant que cet homme était un umukiga,
autrement dit qu’il était originaire de la région nord de Kiga ; rien
n’interdisait de penser qu’il était lié au président Habyarimana, lui aussi
originaire du Nord. La ruse prit. Les tueurs repartirent, promettant de
rassembler plus d’informations sur les origines de l’individu en question.
Mais ils ne revinrent pas et l’homme eut la vie sauve.
Dans certains cas, un statut local inférieur pouvait servir la cause
d’un sauveteur. Ce fut le cas d’une femme, une certaine Sula, dont l’his-
toire est relatée dans Hommage au courage. J’ai longuement interrogé
Sula dans le cadre de mon enquête. Au moment du génocide, elle était
veuve, relativement âgée et pauvre ; elle ne possédait qu’un petit lopin
de terre et une maison minuscule, de sorte que personne ne la soupçonna
de pouvoir cacher qui que ce fût. Pourtant, malgré ses ressources
modestes, elle réussit à dissimuler une vingtaine de personnes chez elle
et à les nourrir avec ce que produisait son petit champ.

9. J’ai modifié les noms de personnes et de lieux afin de protéger l’identité de


ceux qui ont participé à mon étude.
170
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Au cours de mes nombreux entretiens avec Sula, elle souligna que


sa marginalité lui avait en réalité été fort utile dans ses tentatives de
sauvetage. Elle nous expliqua ainsi que dès son enfance, elle avait pré-
féré ne pas avoir trop d’amis, ayant vu tant de gens trahir les secrets
qu’on leur avait confiés, surtout lorsqu’ils avaient bu. Elle prit donc la
décision de n’avoir qu’un petit cercle d’amis, très proches, et cela l’aida
à garder son « secret ». Si elle avait eu beaucoup d’amis, elle n’aurait
jamais pu héberger clandestinement autant de gens chez elle.
Le succès de Sula ne s’explique pas seulement par son statut marginal.
Elle fit également preuve d’une remarquable ingéniosité pour traiter avec
les tueurs qui rôdaient dans Ngali et dans les secteurs avoisinants. Elle
mit au point un système pour faire savoir aux fugitifs s’ils pouvaient
venir chez elle en toute sécurité. Quand les interahamwe 10 n’étaient pas
dans les parages, elle installait au bord de la route un panneau portant
le nom du secteur ou une autre information anodine pour signaler que
la voie était libre. Le cas contraire, elle retirait le panneau et le rangeait
chez elle. Lorsque les interahamwe finirent par se douter de quelque
chose, elle se fit passer pour une sorcière, agitant une gourde vide rem-
plie de petits cailloux en feignant d’invoquer l’esprit de Nyabingi, une
femme autrefois puissante à la cour de Ndorwa, dont les adeptes et les
médiums autoproclamés restèrent actifs longtemps après sa mort 11. Le
jour où ils menacèrent d’entrer chez elle pour y chercher d’éventuels
tutsis cachés, elle les avertit que des esprits malfaisants s’en prendraient
à eux s’ils osaient violer sa sacro-sainte « chapelle » 12. Et elle n’hésita
pas à refuser 50 000 francs rwandais (125 dollars américains de l’époque,
une somme considérable pour le Rwanda) que les interahamwe lui
offraient en échange d’informations sur la cachette des tutsis.
Tous les sauveteurs ne manifestèrent pas autant d’imagination et de
détermination que Sula. Dans bien des cas, ils eurent simplement à
répondre à la demande de secours d’un voisin, d’un ami ou d’un membre
de leur famille en fuite. Dans le secteur de Ngali par exemple, un homme
âgé accepta d’héberger deux enfants qui s’étaient présentés sur le pas
de sa porte un soir et qui cherchaient un abri. C’étaient les enfants d’un

10. Interahamwe est le terme que les personnes rencontrées au cours de mon
enquête utilisaient pour désigner les bandes de tueurs locaux, et non la milice
spécialement recrutée et formée à Kigali. Je suis ici l’usage local.
11. Alison Des Forges, « The Drum is Greater than the Shout : The 1912 Rebellion
dans Northern Rwanda », dans Donald Crummey (ed.), Banditry, Rebellion and
Social Protest in Africa, Londres, James Currey, 1986, p. 312.
12. Cf. African Rights, Rwanda, hommage au courage, op. cit., p. 39.
171
Sauveteurs et sauveteurs-tueurs durant le génocide rwandais

ami tutsi mort plusieurs années avant le génocide. Dans le même secteur,
un certain nombre de tutsis qui avaient épousé des hutus échappèrent
au génocide en se réfugiant dans leur belle-famille.
Ceux qui cachaient ou aidaient des tutsis risquaient évidemment d’être
dénoncés aux autorités par des voisins, voire par des membres de leur
propre famille. Pareille dénonciation équivalait à une condamnation à
mort, car les tueurs menaçaient de liquider tous ceux qui portaient
secours aux tutsis. La dénonciation était donc un excellent moyen
de se débarrasser de membres de la famille ou de rivaux importuns.
L’homme qui avait accepté de cacher les enfants de son défunt ami fut
ainsi dénoncé par son fils. Un autre, qui avait épousé une tutsie, fut
dénoncé par son frère. Dans ces deux cas, la motivation était d’ordre
purement personnel. Le fils voulait que son père meure pour « hériter »
de ses biens. Le frère voulait se débarrasser de son frère et de sa belle-
sœur pour avoir leur maison et ce qui leur appartenait.
Malgré le risque de dénonciation, certaines personnes se démenèrent
pour essayer d’aider les tutsis. Certains gestes de secours émanèrent
même de génocidaires actifs. Un habitant de Kimanzi, par exemple, nous
a raconté avoir survécu aux massacres de janvier 1991 13 grâce à l’aide
d’amis qui avaient eux-mêmes pris part aux tueries. Ces amis devenus
des tueurs, nous expliqua-t-il, l’épargnèrent en raison de leur longue
amitié. Un habitant de Ngali a fait un récit analogue. Il avait cherché
refuge chez un voisin quand les massacres commencèrent. Un ami qui
avait été obligé de rejoindre les interahamwe vint le trouver dans sa
cachette pour le prévenir qu’un groupe de tueurs était en route pour le
tuer. L’homme s’enfuit et échappa au génocide.
La catégorie de « sauveteur » se révèle inadéquate face à ces actes de
sauvetage observés au cours du génocide rwandais. Alors que certains,
comme Sula et le pasteur adventiste du Septième Jour, semblent corres-
pondre à cette catégorie, beaucoup d’autres en sont exclus ; pourtant,
leurs actes de sauvetage ne furent pas moins essentiels à la survie des
tutsis qu’ils aidèrent que les actions héroïques de Sula et du pasteur.

13. Ces massacres de tutsis locaux suivaient une attaque du FPR contre la ville
de Ruhengeri le 23 janvier 1991. Le FPR tint la ville pendant un jour et libéra
tous les détenus de la prison centrale.
172
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Actes de sauvetage accomplis


par des non-sauveteurs
Pour comprendre comment certains contextes offrirent des possibilités
de sauver ou d’aider des tutsis, étudions les agissements de trois hommes,
originaires pour l’un du secteur de Kimanzi au Nord, pour les deux autres
du secteur de Ngali, au centre-Sud. Ces portraits contribuent à illustrer
le fait que même des hommes que nous aurions tendance à définir
comme des spectateurs (c’est-à-dire des gens qui étaient là et restèrent
passifs) ou des exécuteurs (c’est-à-dire des tueurs actifs) furent capables,
dans des circonstances favorables, d’accomplir des actes de sauvetage.

Gérard (ancien responsable de Kimanzi)

En octobre 1990, au moment où le FPR envahit le Rwanda, Gérard


était responsable de sa cellule depuis dix ans. Il s’était installé à Kimanzi
en 1966. Il était encore jeune homme et avait reçu une parcelle de terre
de son père en donation. Gérard n’avait pas achevé sa scolarité, malgré
le soutien et les vœux de son grand-père qui l’avait en partie élevé. « Je
n’ai pas pu fréquenter l’école très souvent parce que j’étais difficile. Il
m’a envoyé à l’école mais, après un certain temps, j’ai quitté l’école » a-
t-il expliqué. Gérard était adulte quand il apprit enfin à lire et à écrire.
En tant que responsable, il se servait de ses connaissances pour tenir
avec soin de volumineux procès-verbaux qu’il nous montra, à mon
interprète et moi, lors de notre premier entretien.
Évoquant la période de la guerre et du génocide (1990-1994), Gérard
raconta surtout qu’il avait dû fuir les combats entre les troupes de
l’armée rwandaise et le FPR. Lorsqu’il prit la fuite avec d’autres hutus,
il suivit les troupes gouvernementales parce que, raconta-t-il, « nous ne
savions même pas d’où venait le FPR ». En février 1993, après une nou-
velle attaque du FPR, tous les membres de sa commune s’enfuirent, en
même temps que deux familles tutsies d’un secteur voisin. Il y avait eu
une famille tutsie dans la cellule de Gérard, mais elle avait pris la fuite
en janvier 1991, au cours de la première vague de massacres dirigée
contre les tutsis locaux.
J’avais choisi d’interroger Gérard parce que j’avais appris par un autre
habitant qu’il avait aidé l’unique famille tutsie de sa cellule en l’avertis-
sant que les tueurs étaient sur la piste. Comme l’expliqua cet habitant :
« Les menaces contre les tutsis et certains hutus commencèrent avant la
173
Sauveteurs et sauveteurs-tueurs durant le génocide rwandais

chute de l’avion du président Habyarimana. Quand Habyarimana mou-


rut, ces hutus furent tués sous prétexte qu’ils étaient des ibyitso [complices]
des inkotanyi [FPR]. Dans notre secteur de K, il y avait un ménage tutsi.
Quand le responsable découvrit qu’ils allaient les tuer, il dit à cette
famille de s’enfuir. Pour le moment, les membres de cette famille sont
toujours en vie. » Gérard n’a jamais mentionné cette affaire, mais si elle
est exacte, prévenir la famille menacée représentait de toute évidence
un acte de sauvetage ; en effet, la plupart des tutsis des environs sur-
vécurent en prenant la fuite et non en se cachant.
Manifestement, pourtant, Gérard ne se considérait pas comme un sau-
veteur, mais comme un spectateur et parfois une victime (de la guerre,
toutefois, pas du génocide). En tant que hutu, il avait des raisons de
craindre le FPR, qui avait obligé plusieurs habitants des environs à trans-
porter du matériel pour l’armée ; on ne revit jamais un certain nombre
de ces appelés forcés. C’est par crainte du FPR que d’autres hutus de
Kimanzi et lui-même prirent plusieurs fois la fuite tout le temps que la
guerre dura (1990-1994). Comme l’expliqua Gérard : « Nous croyions que
le FPR était capable de nous tuer et nous avons pris la fuite, mais nous
avons remarqué que les gens qui ont été encerclés par le FPR n’étaient
pas tués et c’était pourquoi nous sommes rapatriés [du Congo] au bout
de quelques jours. » Considérer Gérard comme un spectateur ou comme
une victime de la guerre ne doit cependant pas conduire à minimiser ce
qu’il a fait pour aider l’unique famille tutsie de sa cellule, surtout si cela
fit, pour cette famille, la différence entre la vie et la mort. Autrement
dit, s’il entrait sans doute dans la catégorie des « spectateurs », Gérard
fut peut-être également responsable d’un acte de sauvetage.

Michel (tueur de Kigali ayant reconnu les faits)

Outre des hutus ordinaires, certains tueurs actifs aidèrent eux aussi
des tutsis durant le génocide. Michel en fait partie. Lorsque nous fîmes
sa connaissance, il était en prison depuis le 15 mars 1995 et avait avoué
avoir participé à l’assassinat d’un tutsi à un barrage routier près de chez
lui. Lors de notre second entretien, Michel ne nous parla pas de ses
crimes mais nous raconta comment, avec ses frères et sœurs, il chercha
à sauver quatre voisins tutsis en les cachant.

« La dernière fois, tu as dit que tu avais sauvé quatre personnes. Dis-


nous comment tu as décidé de cacher ces quatre personnes.
174
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

J’ai vu que les tueries étaient terribles et j’ai vu surtout que nos voi-
sins souffraient, que je devais faire du bien. Je vous donne l’exemple
de la dame PT. Entre sa maison et la mienne, il y a une maison sœur.
Alors, comme avant nous partagions tout, j’ai décidé de la sauver.
Est-ce que PT t’a demandé de la sauver ?
Elle ne m’a pas demandé de la sauver. Elle est simplement arrivée
chez nous et nous avons accepté de la cacher et de partager avec
elle ce que nous avions à cette période jusqu’à la fin de la guerre.
Tu étais avec qui chez toi ?
Ma sœur [nom supprimé], mes petits frères [noms supprimés]. Sauf
que [un de mes frères] avait sa propre maison mais nous les avons
cachés ensemble.
Avez-vous hésité d’abord à cacher cette femme ?
Nous n’avons pas hésité à la cacher sauf que les tueurs venaient tout
le temps chercher des gens à tuer. Mais nous avons fait tout notre
possible pour la protéger. »

Les activités de sauvetage de Michel ne l’empêchèrent pas de prendre


part à un assassinat. La victime en question n’était pas de Ngali et s’était
arrêtée chez Michel pour lui demander le chemin de la maison d’une
voisine. Michel décrit son rôle dans l’assassinat de cet homme en des
termes pour le moins ambigus.

« Qu’est-ce qui s’est passé chez toi par la suite, après l’arrivée de
cet homme ?
Arrivé chez moi, il m’a demandé la piste qui mène vers la famille
d’[un voisin]. Je l’ai fait attendre chez moi et, au bout de quelques
minutes, un homme qui s’appelait MG est arrivé chez moi et lui a
demandé de le suivre. Cet homme a suivi MG jusqu’au barrage routier
où il travaillait.
Qui était ce MG ?
Il était le chef du barrage routier.
Qu’est-ce qu’il voulait faire de cet homme ?
Il voulait faire tuer cet homme et il a été tué au barrage routier.
Ce barrage routier se trouvait tout près de chez toi ?
Oui, ce n’était pas loin.
175
Sauveteurs et sauveteurs-tueurs durant le génocide rwandais

As-tu pu voir l’assassinat de cet homme depuis chez toi ?


Non, parce qu’il y a une forêt entre le barrage routier et ma maison.
Comment sais-tu que cet homme avait été tué au barrage routier ?
Les tueurs sont passés tout près de chez moi en disant qu’ils l’avaient
tué.
Comment MG a su que cet homme était chez toi ?
Je ne sais pas.
Pourquoi MG et les autres voulaient-ils tuer l’homme qui était chez
toi ?
Quand MG est arrivé chez moi, il a commencé par lui poser beaucoup
de questions et il a peut-être remarqué que cet homme était parmi
les gens qu’il devait mener au barrage routier.
Savais-tu que MG allait tuer cet homme quand il l’a emmené au bar-
rage routier ?
Oui, j’ai pensé à sa mort parce qu’il y en avait eu d’autres qui avaient
été tués comme ça, mais je ne pouvais rien faire pour lui.
Est-ce que tu as essayé d’empêcher MG d’emmener cet homme de ta
maison ?
Oui, mais il ne m’a pas entendu. Après, j’ai rencontré la voisine qui
m’a fait emprisonner et je lui ai dit que MG n’avait pas voulu laisser
partir cet homme.
Qu’est-ce que tu as dit à MG en essayant de l’empêcher de conduire
cet homme au barrage routier ?
Après avoir parlé à cet homme, MG m’a demandé ce que cet homme
faisait chez moi. Je lui ai dit qu’il était venu me demander le chemin
de la maison de la voisine et de sa famille. Il m’a dit qu’il allait
l’emmener au barrage et je lui ai demandé de le laisser aller chez
EN avant de le conduire au barrage. MG a refusé et a dit à l’homme
de le suivre.
MG était-il seul ou était-il accompagné ?
Oui, il était seul.
Était-il armé ?
Je ne me souviens pas s’il était armé. »
176
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Comme l’illustrent ces deux exemples très différents, les activités de


sauvetage dont des génocidaires furent les auteurs étaient étroitement
liées au contexte et dépendaient en partie de l’existence de relations
antérieures avec les tutsis concernés. Les génocidaires comme Michel
n’étaient pas disposés à sauver n’importe qui ; ils aidèrent plutôt ceux
qu’ils connaissaient quand les circonstances s’y prêtaient. En présence
du chef du barrage routier, par exemple, Michel ne fit que des efforts
bien tièdes pour protéger l’inconnu qui se trouvait chez lui. Suggérer de
passer chez la voisine avant d’emmener l’homme au barrage ne consti-
tuait pas une tentative d’aide très énergique car, arrivé au barrage,
l’homme aurait été de toute façon tué. Quel qu’ait été le rôle véritable
de Michel dans cet assassinat, la différence entre cet étranger et les
quatre tutsis que ses frères et sœurs et lui hébergeaient tenait à la rela-
tion antérieure de Michel avec ces tutsis. Ils faisaient partie, comme il
le déclara lui-même, de ceux qu’il vit « souffrir » quand les massacres
commencèrent. Michel n’entretenait pas ce genre de liens avec l’étranger,
ce qui fut peut-être déterminant pour le dissuader de chercher plus acti-
vement à sauver cet homme au lieu d’accepter, fût-ce à contrecœur, qu’il
soit assassiné. Comme l’illustre le cas de Michel, les génocidaires furent
eux aussi capables d’actes de sauvetage. Autrement dit, tuer n’empêcha
pas les tueurs d’essayer de sauver d’autres gens.

Olivier (tueur de Ngali ayant reconnu les faits)

Comme Michel, cela faisait près de dix ans qu’Olivier était en prison
lorsque je l’ai interviewé en 2004. Il avait lui aussi bénéficié d’un pro-
gramme gouvernemental accordant des réductions de peine à ceux qui
avouaient avoir participé au génocide. Dans ses aveux écrits officiels au
procureur, Olivier admettait avoir pris part à l’assassinat de sept per-
sonnes. Mais lorsqu’il s’entretint avec moi, il reconnut sans émotion que
le groupe dont il faisait partie était responsable de presque tous les
meurtres commis à Ngali, un secteur qui abritait près de 300 tutsis au
début du génocide 14. Le plus surprenant ne fut cependant pas l’aveu de
sa participation active au génocide, mais ses remarques sur les possibi-
lités d’aider autrui.

14. République rwandaise, Recensement général de la population et de


l’habitat au 15 août 1991. Résultats provisoires, Kigali, Service national de
recensement, 1991.
177
Sauveteurs et sauveteurs-tueurs durant le génocide rwandais

« As-tu jamais essayé de sauver quelqu’un pendant le génocide ?


Non, c’était impossible.
Pourquoi était-ce impossible ?
Parce que si on disait une chose pour sauver quelqu’un, ils disaient
que tu devais le tuer toi-même. Il y avait un garçon qui était en train
de s’enfuir. Quand je l’ai rencontré, je lui ai dit de prendre un autre
chemin parce que dans la direction qu’il prenait se trouvaient beau-
coup d’interahamwe. Il est en vie.
Connaissais-tu ce garçon ?
Oui je le connaissais. Il vivait dans notre cellule.
Pourquoi as-tu aidé ce garçon ?
Il était mon voisin... mais nous n’étions pas des amis intimes. Mais
je l’ai croisé quand j’étais seul et c’était facile de le sauver. Mais
quand vous rencontriez quelqu’un alors que vous étiez nombreux,
c’était difficile de le sauver. »

Cette remarque confirme que la décision de sauver autrui dépendait


largement du contexte immédiat – notamment de la présence éventuelle
d’autres personnes sur les lieux. Le cas d’Olivier donne également à pen-
ser que lorsqu’un tueur décidait d’aider un tutsi plutôt que de lui faire
du mal, le contexte immédiat comptait davantage que l’existence de liens
antérieurs. Quand par exemple nous lui avons demandé s’il connaissait
le garçon, Olivier a répondu qu’il savait qui c’était, tout en précisant
qu’il n’entretenait pas de relation particulière avec lui. Ce ne fut pas
l’existence de liens antérieurs qui incita Olivier à agir comme il le fit.
Il explique au contraire son geste en insistant sur le fait qu’il était seul,
et non en présence de son groupe de génocidaires, au moment de cette
rencontre. Cette situation lui offrait une possibilité qui était, à ses yeux,
exclue quand il était en compagnie de son groupe ; seul, il pouvait aider
le garçon à s’échapper au lieu d’aider à le tuer.
L’explication d’Olivier révèle également qu’à l’instar de Gérard, il
n’estimait pas avoir accompli un acte de sauvetage. Ce dont il s’agissait
pourtant, dans la mesure où son geste devait éviter au garçon de tomber
sur les interahamwe et donc de se faire tuer. Olivier ne le considère pas
comme tel parce que, selon sa propre définition, un acte de sauvetage
exigeait d’agir au mépris (et en présence) du groupe, un risque qu’Olivier
avoue implicitement n’avoir jamais été disposé à prendre.
178
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Comme le démontre ce dernier cas, les tueurs les plus actifs eux-
mêmes – ceux qui appartiennent de toute évidence à la catégorie des
« exécuteurs » – purent accomplir des actes de sauvetage dans des cir-
constances favorables. Ces actes ne les ont évidemment pas absous et
ne changent rien à leur participation aux massacres. Les négliger revien-
drait cependant à fermer les yeux sur l’étendue et la forme que purent
prendre des activités de sauvetage au cours du génocide rwandais.

Aucune analyse ne saurait se passer de catégories, mais il convient


de les utiliser avec précaution en étudiant la complexité des comporte-
ments en situation de génocide. La catégorie des sauveteurs elle-même,
qui devrait pourtant échapper à toute ambiguïté, est susceptible d’égarer
les analystes. Lorsqu’on cherche à expliquer les modèles de sauvetage
au cours d’un génocide en ne s’intéressant qu’aux « sauveteurs », surtout
dans une situation de relations aussi étroites que celle qui prévalait au
Rwanda, on se heurte vite au problème suivant : les actes de sauvetage
ne sont pas toujours l’apanage des sauveteurs. Les chercheurs doivent
inclure dans leurs analyses l’intégralité de ces actes – leur nombre, leurs
formes et leur contexte. Ils pourront alors entreprendre de théoriser les
conditions et les circonstances qui rendent le sauvetage possible pour
tout individu, sauveteur ou non.
II - L’ÉTAT, SES FRONTIÈRES
ET LES CONDITIONS
DE L’AIDE
ette deuxième partie réunit des contributions qui, tout en abor-

C dant l’ensemble des dimensions du sauvetage, illustrent parti-


culièrement bien la manière dont les politiques publiques influent
sur l’ampleur et la nature des actions de sauvetage. Séries de massacres
planifiés à grande échelle, les génocides du XXe siècle ont été l’œuvre de
puissances étatiques. Les stratégies de survie et les actions de sauvetage,
répondant à ces initiatives d’État et conçues pour les contourner, dépendent
en partie de celles-ci dans leur chronologie comme dans leurs modalités.
La même remarque s’applique à la façon dont les techniques de sauve-
tage se sont adaptées aux politiques d’assistance aux victimes – ou de
non-assistance – menées par les États frontaliers.
Comme l’illustrent les trois génocides examinés dans cet ouvrage, la
chronologie des politiques de meurtre de masse déclenche une chronolo-
gie du sauvetage. Hasmik Tevosyan montre que le sauvetage des arméniens
diffère profondément selon que l’on se situe dans la phase précédant la
déportation ou pendant celle-ci. Avant la déportation, il faut cacher les
familles dans les foyers musulmans. Pendant les marches vers la mort, la
situation est autre. La plupart des hommes ont déjà été tués. Le sauvetage
concerne surtout les femmes et les enfants. Ses modalités soulèvent le
problème de la définition du sauvetage car il s’agit souvent, alors, d’enlè-
vement, de réduction en esclavage, de conversion et de mariages forcés
avec éradication de l’identité arménienne des victimes. Comme le sou-
ligne Ugur Ümit Üngor, « les survivants n’emportèrent littéralement que
leur vie, laissant derrière eux leurs attaches culturelles et leurs pratiques
religieuses ». Dans le cas du génocide des juifs, pour ce qui concerne sa
mise en œuvre en France, la rafle du Vél’ d’hiv’ en juillet 1942 et l’occu-
pation de la zone sud en novembre ont déclenché une mobilisation active
en faveur du sauvetage. Katy Hazan et Georges Weill montrent que l’OSE,
une œuvre juive de secours aux enfants qui était représentée en France
depuis 1935, a créé ses premiers réseaux clandestins de placement d’enfants
en zone sud au début de 1943. Cependant, en zone nord, c’est dès sep-
tembre 1941, bien avant la première rafle de familles, donc, que l’OSE
créa des réseaux de placement. Il y a là une anticipation remarquable
qui mérite d’être étudiée de près.
Plus une extermination dure, plus elle a de chance d’arriver à ses fins.
Mais l’inverse est vrai aussi. C’est l’extrême rapidité de la propagation
182
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

du génocide qui a facilité l’extermination des tutsis. Sur les trois mois de
son déroulement, ce génocide a dépassé le rythme moyen des assassinats
génocidaires organisés par les nazis sur quatre ans. Au Rwanda, comme
le montre Scott Straus, la résistance ouverte au génocide, lorsqu’elle a
eu lieu, n’a pas duré au-delà de dix jours. Le fait qu’elle ait pu exister,
même dans ce court intervalle, est également une caractéristique origi-
nale, inconnue des deux génocides précédents. Elle tient en partie aux
modalités décentralisées du massacre qui supposaient la participation
des populations locales. L’échelon de l’autorité situé sur place a parfois
résisté aux impulsions venues de la capitale, avant d’être submergé par
la vague de violence meurtrière.
Après la chronologie, c’est en effet l’échelon territorial de l’adminis-
tration qui joue un rôle déterminant dans l’organisation du sauvetage.
Raymond Kévorkian donne de nombreux exemples de fonctionnaires
ottomans des provinces qui temporisent avec les ordres de déportation,
voire refusent de les appliquer. Il cite aussi le cas du préfet de Der Zor
qui s’efforçait de protéger les arméniens des camps de concentration de
sa circonscription, et que les turcs surnommaient le « patriarche armé-
nien ». Irène Herrmann et Daniel Palmieri mentionnent une dichotomie
analogue, observable entre l’échelon dirigeant du Comité international
de la Croix-Rouge (CICR), globalement passif durant le génocide des juifs,
et le niveau de base de l’organigramme, où certains délégués du CICR pour
qui « l’idée d’assister impuissant et désarmé à ces événements funestes
[était] presque insupportable » se dépensaient activement. Laura Hobson-
Faure présente un débat comparable à l’intérieur du Joint, cette association
d’entraide juive américaine dont le comité directeur, siégeant aux États-
Unis, voulait rester dans la légalité, tandis que l’échelon de base, repré-
senté notamment par Jules Jefroykin en France, utilisait résolument les
fonds du Joint pour cacher des enfants juifs et financer la résistance juive.
En dehors de l’effet de proximité, les modalités de la répression du
sauvetage influent aussi directement sur celui-ci. On peut penser que plus
la répression est féroce – elle fut barbare en Pologne durant la Seconde
Guerre mondiale – moins le sauvetage est fréquent. Ce lien de cause à
effet doit cependant être modulé. Aux Pays-Bas, le taux de déportation
des juifs a été très élevé, mais comme l’indique Bob Moore, la répression
de l’aide aux juifs n’a commencé qu’au second semestre 1943, un an
après que les déportations eurent commencé. La répression de la solida-
rité n’explique pas complètement le caractère massif de la déportation.
Par ailleurs, sur la durée de la guerre, l’assistance aux juifs ne fut pas
sanctionnée en tant que telle en Belgique, ni en France comme le montre
183

Claire Andrieu dans la première partie de cet ouvrage. Et pourtant la


proportion de juifs déportés fut bien plus élevée en Belgique qu’en
France. Il y eut cependant, en France, des cas de répression de l’aide aux
juifs. Tal Bruttmann en cite quelques-uns, dus aux autorités de Vichy ou
aux SS, dans le cadre spécifique de la traque des juifs menée dans la
région de Grenoble par le SS Aloïs Brunner au début de 1944. Autre
donnée qui relativise le lien entre la répression de l’aide et le refus de
l’aide, l’assistance aux aviateurs alliés tombés au sol fut quasi générale
dans les pays de l’Ouest européen alors que la répression, sévère, était
notoire et avait commencé dès l’été 1940.
Mais le territoire de l’État génocidaire, si étendu soit-il comme l’ont
été l’Empire ottoman ou le Troisième Reich, rencontre des limites. À ses
frontières ou au-delà, des États neutres ou dépourvus d’hostilité envers
les victimes constituent des refuges potentiels et contribuent par leur simple
présence au développement d’une forme d’assistance aux personnes en
danger. En outre, des organisations religieuses ou civiles dépendant des
États neutres peuvent poser des freins à la politique génocidaire. Comme
le montre Hans-Lukas Kieser dans la troisième partie de cet ouvrage, les
consulats américains – les États-Unis n’entrant en guerre qu’en avril
1917 – et les missions étrangères chrétiennes en Turquie ont pu offrir du
secours aux arméniens. Lors de la guerre mondiale suivante, la neutralité
prolongée des États-Unis a été utilisée par l’OSE, notamment, pour enga-
ger une lutte administrative afin d’obtenir de la part de cet État des visas
pour les enfants. En l’occurrence, le sauvetage était légal et reposait sur
un travail administratif d’autant plus considérable qu’il exigeait des
démarches analogues pour acquérir en même temps, pour chaque réfu-
gié, deux autres visas, l’un espagnol et l’autre portugais.
À côté des activités légales de sauvetage, la fuite s’est aussi organisée
sous la forme de passages clandestins aux frontières. La présence de la
Suisse, îlot démocratique au milieu d’une Europe assujettie, a suscité la
création de réseaux de passage et démultiplié les activités des passeurs
traditionnels. Ruth Fivaz-Silbermann montre que l’annonce de la ferme-
ture totale de la frontière par le gouvernement suisse en août 1942 a
été suivie, à partir du mois d’octobre, par une politique d’accueil restrictif
à laquelle les réseaux de sauvetage se sont efforcés de s’adapter. En faus-
sant les identités des clandestins de manière à répondre aux critères de
l’immigration familiale autorisée, en composant des familles fictives et
en modifiant l’âge des enfants, les réseaux ont pu continuer de faire
passer quelques milliers de juifs. Sur la durée de la guerre, près de
13 500 juifs ont pu entrer en Suisse, mais environ 2 500 ont été refoulés.
184
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Lors du génocide rwandais, l’attitude du Burundi a été moins restrictive.


Il a ouvert ses frontières aux réfugiés tutsis. Charles Kabwete Mulinda
souligne que l’armée burundaise accueillait avec bienveillance les quelques
rescapés qui parvenaient à franchir la frontière. En l’occurrence, ils furent
beaucoup moins nombreux à atteindre le pays refuge, en raison des
modalités particulières de ce génocide perpétré sur place par une popula-
tion civile mobilisée dans la chasse à l’homme. Ce n’était pas la malchance
d’une arrestation qui guettait les fugitifs, mais la probabilité d’être tués
sur la route par des tueurs innombrables. Dans la série des aides trans-
frontalières, Frank Chalk relève un absent, le Service hongrois de la BBC,
qui n’avertit les juifs hongrois du sort qui les attendait qu’une fois les
déportations commencées. Silence des ondes qui pose à nouveau la
question de la discrétion de la propagande alliée dans la dénonciation
des pires crimes nazis.
Ces modalités de la contrainte externe – la chronologie de la politique
génocidaire, l’effet de proximité sur l’échelon territorial des adminis-
trations ou des organisations, la répression différenciée de l’aide et
l’opportunité offerte par l’existence d’États neutres – constituent le ques-
tionnement central de cette deuxième partie.
Chapitre 10
LES PRATIQUES DE SAUVETAGE
DURANT LE GÉNOCIDE
DES ARMÉNIENS
Hasmik TEVOSYAN

ette contribution analyse la diversité des pratiques de sauvetage

C mises en œuvre pendant le génocide des arméniens et se concentre


sur les conditions et les motifs du sauvetage selon l’évolution
du contexte, avant, pendant et après la déportation des arméniens. Une
attention particulière sera accordée au concept de « Juste parmi les nations »
appliqué au génocide des arméniens, notion importante pour la réconci-
liation future entre victimes et exécuteurs. Les documents et les sources
utilisées comprennent des témoignages enregistrés (audio et vidéo) de
survivants et de témoins, des romans historiques, des autobiographies,
des Mémoires aussi bien que des publications spécialisées sur le sujet.

Le concept du Juste dans la perspective


des études comparatives sur le génocide

Selon la définition donnée par Yad Vashem, un non-juif qui a risqué


sa vie, sa liberté et sa sécurité pour sauver un ou plusieurs juifs menacés
de mort ou de déportation dans un camp de la mort, sans exiger de
contrepartie financière ou autre, peut prétendre au titre de « Juste parmi
186
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

les nations » 1. Si nous appliquons cette définition au génocide arménien,


bien peu de figures historiques auraient droit à ce titre. Moshe Bejski,
qui a présidé pendant plus de trente ans la commission de Yad Vashem,
a affirmé clairement que « l’octroi du titre de “Juste” ne devrait jamais
reposer sur une définition abstraite, ni sur une formule héroïque ou dog-
matique 2 ». Sous cet angle, qui peut-on retenir et définir comme Juste
dans le cas du génocide arménien ?
La conscience arménienne assimile souvent les figures de Justes aux
témoins actifs du Metz Yeghern (le « Grand Mal », comme les arméniens
appellent le premier génocide du XXe siècle), qui ont transmis des infor-
mations, élevé la voix pour protester et tenté vainement d’empêcher la
déportation et l’extermination des arméniens. Boghos Levon Zekiyan a
relevé avec perspicacité l’existence de quelques figures, tels l’ambassadeur
américain Henry Morgenthau, le pasteur évangélique allemand Johannes
Lepsius ou l’officier de l’armée allemande Armin Wegner 3 (lequel sym-
bolise la cause commune des génocides arménien et juif) : « On aurait
peine à trouver quelqu’un qui ait cherché avec autant de force de persua-
sion, de zèle, de cohérence et de passion à aider les arméniens [...] bien
que leurs actions n’aient eu aucun effet immédiat et pratique et n’aient
pas sauvé une seule vie 4 ! »
Comment expliquer cette nuance dans la définition de ce qui fait un
Juste dans le cas du génocide des arméniens ? Elle tient pour l’essentiel
au fait que le pays coupable continue à nier le génocide et en rejette la
responsabilité sur les victimes elles-mêmes. Dans ces circonstances, il
n’est pas étonnant qu’un témoin du génocide qui fait passer la vérité et
la justice avant toute autre considération et qui, malgré les menaces et
le chantage, n’hésite pas à parler haut et clair, soit considéré comme un
Juste, que ses efforts aient réussi ou non à sauver des vies et à convaincre

1. Voir le site officiel de Yad Vashem : www.yadvashem.org/


2. Gabriele Nissim, « The Universal Value of the Concept of “the Righteous” in
Connection with the Genocides of our Century », dans Ulianova Radice et Anna
Maria Samuelli (eds), There is Always an Option to Say « Yes » or « No ». The
Righteous against the Genocides of Armenians and Jews, Padoue, Cooperativa
Libraria Editrice Università di Padova, 2000, p. 13.
3. Armin Wegner a reçu le titre de Juste décerné par le comité de Yad Vashem
en 1967 en raison de la lettre qu’il avait envoyée à Hitler en 1933 pour dénoncer
le comportement antisémite du régime. Il fut ensuite arrêté et emprisonné par
le gouvernement nazi.
4. Boghos Levon Zekiyan, « Reflections on the Semantic Transposition of the
Concept of “the Righteous” to the Context of the Armenian “Metz Yeghern” »,
dans Ulianova Radice et Anna Maria Samuelli (eds), There is Always an Option
to Say « Yes » or « No »..., op. cit., p. 239.
187
Les pratiques de sauvetage durant le génocide des arméniens

autrui de la réalité des crimes commis. Hrant Dink, journaliste turc d’origine
arménienne, récemment assassiné par des nationalistes turcs parce qu’il
avait eu le courage de parler publiquement du génocide arménien dans
la Turquie d’aujourd’hui, est considéré comme un Juste par de nombreux
Arméniens. De même, Taner Akçam, historien en exil et premier universi-
taire turc à avoir utilisé le terme de « génocide » pour décrire la destruction
systématique des arméniens dans l’Empire ottoman, est souvent désigné
comme le « Juste de notre temps ». Ils prennent place aux côtés des figures
historiques des Justes qui furent les témoins du génocide arménien.
Aussi le concept de Juste parmi les nations ne doit-il pas se limiter
à une formule dogmatique et unique. Sa définition est largement influen-
cée par le contexte historique du génocide, par la position actuelle de
l’État coupable à l’égard des victimes ou de la nation victime, et par la
perception des figures de Justes dans la mémoire individuelle et collective
des survivants et des générations suivantes. Malgré sa valeur universelle,
le concept de Juste peut avoir une définition et une implication diffé-
rentes lorsqu’il est considéré dans la perspective comparative des études
sur le génocide, perspective que toute généralisation et toute conceptua-
lisation doivent prendre en compte en sociologie.

Contexte historique du Metz Yeghern

Pour comprendre les pratiques de sauvetage au moment du génocide


des arméniens, il convient d’analyser le plan génocidaire, le modèle et la
méthode d’extermination suivis par les dirigeants jeunes-turcs de l’Empire
ottoman. Trois actions stratégiques du gouvernement empêchèrent toute
possibilité de résistance collective et d’autodéfense arméniennes. Comme
lors des massacres hamidiens de 1894-1895 au cours desquels 250 000
arméniens trouvèrent la mort, les jeunes-turcs attaquèrent d’abord les
arméniens de sexe masculin et en bonne santé, c’est-à-dire ceux qui
étaient le plus capables de défendre leurs villes et leurs villages 5. Les mil-
liers d’arméniens enrôlés dans l’armée ottomane furent les premiers visés
par l’entreprise d’élimination. Ils furent désarmés et envoyés dans des

5. Vahakn Dadrian, The History of the Armenian Genocide : Ethnic Conflict


from the Balkans to Anatolia to the Caucasus, Oxford, Berghahn Books, 1995,
p. 124-155.
188
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

bataillons de travail. Ceux qui ne moururent pas de faim, de maladie ou


d’épuisement furent emmenés par groupes de cinquante à cent et exécutés 6.
Une deuxième mesure mise en œuvre par le gouvernement jeune-
turc fut la réquisition de toutes les armes à feu des arméniens. Selon de
nombreux témoins oculaires, on imposa à ces derniers des quotas d’armes
à livrer 7. S’ils n’en rassemblaient pas suffisamment, ils devaient en ache-
ter à leurs voisins turcs ou kurdes. Les armes confisquées furent photo-
graphiées et présentées comme la preuve formelle que les arméniens
étaient armés et fomentaient une révolte. Cette « preuve » permit aux
fonctionnaires du gouvernement de justifier les arrestations massives
effectuées au sein de la population masculine. Le gouvernement lança
également une campagne de propagande sur la prétendue insurrection
arménienne pour soulever les populations musulmanes locales contre
les arméniens.
Une troisième action facilita l’exécution du plan génocidaire : l’exter-
mination des responsables de la communauté arménienne, de l’élite intel-
lectuelle et des fonctionnaires gouvernementaux arméniens. Ils reçurent
l’ordre de se présenter auprès du gouvernement local et furent emprisonnés
sans procès 8. Des centaines de responsables religieux et politiques,
d’écrivains, de juristes, d’enseignants et de musiciens furent arrêtés à
Constantinople et brutalement assassinés.
Cette politique gouvernementale permit la déportation de l’ensemble
de la population arménienne, obligée de franchir à pied des cols de
montagne et de parcourir des routes tortueuses et retirées, loin des
centres de population et des villes. Ces caravanes de gens épuisés,
affamés et assoiffés avaient pour destination les déserts de Syrie. Inutile
de préciser que la plupart moururent d’épuisement, de déshydratation
ou de faim au cours de cette marche de la mort. Les survivants furent
massacrés dans les camps de la mort de Deir ez-Zor (Der Zor) et dans
les déserts de Mésopotamie 9.
Leslie Davis, consul américain à Harpout (Kharpert) de 1914 à 1917,
écrivit : « On a trouvé une nouvelle méthode pour détruire la race armé-
nienne. Rien moins que la déportation de la population arménienne tout

6. Donald Miller et Lorna Touryan Miller, Survivors : An Oral History of the


Armenian Genocide, Berkeley (Calif.), University of California Press, 1993,
p. 40-41.
7. Ibid., p. 41.
8. Merrill Peterson, Starving Armenians : America and the Armenian Genocide,
1915-1930 and After, Charlottesville (Va.), University of Virginia Press, 2004,
p. 32.
9. Ibid., p. 33-45.
189
Les pratiques de sauvetage durant le génocide des arméniens

entière [...] des six vilayets [arméniens]. Un massacre serait humain par
comparaison. Un certain nombre de gens peuvent échapper à un mas-
sacre, mais une déportation massive de ce genre dans ce pays condamne
presque tout le monde à une mort lente et peut-être plus terrible 10. »
Les kurdes, les arabes et les turcs locaux n’étaient pas autorisés à
secourir les déportés arméniens et étaient menacés de prison par le gou-
vernement turc s’ils cherchaient à cacher des arméniens chez eux. Selon
les récits de nombreux survivants, les officiers turcs encourageaient les
groupes tribaux kurdes et tchétchènes à attaquer les convois de déportés
arméniens, qui étaient ainsi régulièrement la cible de pillages. Des femmes
et des filles étaient enlevées et un grand nombre des déportés restants
maltraités et tués. Ceux qui survécurent aux marches de déportation
furent assassinés par des membres de l’« Organisation spéciale » créée par
les ministères de la Justice et de l’Intérieur, et composée de criminels
et d’assassins récemment libérés des prisons turques. Ces brigades de la
mort, conduites par des officiers de l’Académie de la guerre ottomane,
commirent d’indicibles atrocités 11. Plus de la moitié de la population
arménienne de l’Empire ottoman fut exterminée au cours de ce génocide.
On estime à 1,5 million le nombre de victimes durant la brève période
qui s’écoula entre 1915 et 1923 12.

Méthodes de sauvetage
Les rescapés arméniens se rangeaient habituellement dans l’une des
catégories suivantes : arméniens habitant Constantinople et Smyrne (Izmir),
qui échappèrent aux déportations grâce aux nombreux fonctionnaires
étrangers présents dans ces villes de l’Empire ottoman ; enfants recueillis
et adoptés par des familles arabes, turques et kurdes ; arméniens qui, sous
la protection de l’armée russe, franchirent la frontière pour se réfugier
en Arménie russe ; arméniens qui possédaient des compétences rares et
précieuses ou exerçaient des métiers dont la société turque avait absolu-
ment besoin ; femmes qui épousèrent, souvent contre leur gré, des turcs
et des kurdes ; rescapés, le plus souvent orphelins, qui survécurent mira-
culeusement à des mois de déportation et furent sauvés par des organi-
sations missionnaires et charitables étrangères ; et enfin, un petit nombre

10. Ibid., p. 7.
11. Donald Miller et Lorna Touryan Miller, Survivors : An Oral History of the
Armenian Genocide, op. cit., p. 43.
12. Ibid., p. 44.
190
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

d’arméniens qui échappèrent aux déportations et aux massacres parce


que, malgré les risques personnels considérables qu’ils couraient, des
turcs, des grecs, des arabes ou des kurdes les cachèrent chez eux ou les
aidèrent à se réfugier en lieu sûr.
Certains échappèrent aux déportations grâce à la résistance et à l’auto-
défense. Dans le cas célèbre de Musa Dagh, les arméniens des villages
voisins s’enfuirent dans les montagnes et résistèrent aux turcs pendant
cinquante-trois jours, avant d’être sauvés par des croiseurs français et
britanniques. Cette résistance héroïque a inspiré le célèbre roman de
Franz Werfel, Les Quarante Jours de Musa Dagh. Dans d’autres cas, des
petits groupes de partisans arméniens, qualifiés de défenseurs de la patrie
par de nombreux survivants, se portèrent au secours des victimes.
L’histoire véridique d’une petite orpheline arménienne sauvée par le
héros de la résistance arménienne, le général Andranik, a été décrite
dans un film américain intitulé Ravished Armenia ou Auction of Saints.
Ce film, produit par l’American Committee for Armenian and Syrian
Relief (le futur Near East Relief), appuya efficacement une opération de
relations publiques au profit de cette organisation, l’une des premières
à réagir au génocide arménien et à financer les tentatives de secours.
Ce récit et bien d’autres témoignent que certains arméniens survivants
se livrèrent à des tentatives organisées pour se porter au secours de leurs
compatriotes en danger. Voici ce qu’Hilmar Kaiser écrit dans son article
sur Beatrice Rohner et sur les comités protestants de secours à Alep :

« La résistance active des communautés arméniennes locales et celle


des déportés ont rendu les efforts de Rohner possibles. Bien que les
arméniens aient été des victimes, généralement destinées à la mort,
ils n’ont pas renoncé. Sur la route de la déportation, à chaque étape,
des arméniens organisèrent une forme de structure communautaire,
créant ainsi une base pour les travailleurs humanitaires. L’orphelinat
d’Alep fut une création spontanée des communautés arméniennes
locales. Certes, les fonds disponibles étaient insuffisants à tous égards,
mais les communautés avaient réussi à prouver qu’il était possible
de faire quelque chose. Leur exemple a joué notamment un rôle
déterminant en incitant Rössler et Jackson à faire appel à une aide
étrangère accrue 13. »

13. Hilmar Kaiser, « Beatrice Rohner and the Protestant Relief Effort at Aleppo
in 1916 », dans Ulianova Radice et Anna Maria Samuelli (eds), There is Always
an Option to Say « Yes » or « No »..., op. cit., p. 210.
191
Les pratiques de sauvetage durant le génocide des arméniens

Le témoignage d’Annman Arakelian (né en 1903 dans le village de


Dspni, Kars) illustre fort bien comment, dans des situations extrêmes,
une victime peut se transformer en sauveteur désintéressé et courageux :

« Les gens étaient obligés d’émigrer vers Aragads et de venir en Arménie


orientale. À ce moment-là, les Turcs ouvrirent le feu depuis la mon-
tagne Yaghloudja. Les eaux de l’Arpachay étaient montées, et quand
les arméniens cherchèrent à franchir la rivière, ils furent entraînés
par la force du courant. Voyant les gens périr, ils [des villageois
arméniens] placèrent six bœufs d’un côté et six de l’autre, et firent
traverser les gens. Les Turcs tiraient depuis les pentes du Yaghloudja,
ne laissant aucun répit aux pauvres gens [...]. Mon oncle Khachatour,
qui était un homme très courageux, rassembla quarante hommes et
commença à se battre contre les Turcs, pour que les gens puissent
traverser l’Arpachay. Au cours des combats, dix-huit arméniens furent
faits prisonniers, parmi lesquels mon oncle, qui était le commandant.
Les Turcs allumèrent un feu et se mirent à le torturer [...]. Finalement,
ils l’ont rôti à mort. Ils ont tué le reste [des prisonniers]. Pendant ce
temps, les gens avaient traversé la rivière 14. »

Les récits des exploits héroïques et l’abnégation de ces sauveteurs


arméniens qui sacrifièrent leur vie pour secourir leurs concitoyens se
transmettent toujours de génération en génération à travers de superbes
chansons et ballades populaires. Mais ces figures historiques majeures
sont souvent négligées par les études universitaires sur le sauvetage.
Devons-nous les ranger dans la catégorie des héros et, partant, les écarter
de notre recherche qui repose sur une définition étroite des Justes ? Rap-
pelons que cette définition exclut les survivants et les victimes arméniens
ou juifs qui furent en même temps les sauveteurs désintéressés de leurs
compatriotes et voisins. L’appartenance d’un sauveteur à telle ou telle
nationalité ou ethnie doit-elle jouer un rôle déterminant dans notre
recherche ? Comme l’a suggéré Nechama Tec, il serait nécessaire de mener
une étude systématique sur cette catégorie de sauveteurs-victimes et de
conceptualiser l’idée qu’en certaines circonstances, une victime puisse
également être un sauveteur altruiste.

14. Verjine Svazlian, The Armenian Genocide : Testimonies of the Eyewitness


Survivors, Erevan, Gitutiun, 2000, livre online disponible sur le site www.
cilicia.com/armo book testimony-web.html/
192
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Sauvetage avant la déportation


Les minorités musulmanes et chrétiennes de l’Empire ottoman se virent
interdire de cacher ou de secourir des familles arméniennes dès que les
déportations commencèrent. Le 19 avril 1915, Djevdet bey, vali de Van
et beau-frère d’Enver Pacha (le ministre de la Guerre), publia l’ordre sui-
vant : « Les arméniens doivent être exterminés. Si un musulman protège
un chrétien, d’abord, sa maison sera brûlée ; ensuite le chrétien sera tué
sous ses yeux, puis sa famille et lui-même 15. » Il y eut cependant des
turcs, des grecs, des arabes et des kurdes compatissants qui, en dépit
des menaces des autorités, cherchèrent à sauver des arméniens et à leur
épargner l’horreur des marches de la mort.
Les récits et souvenirs des survivants sur la motivation du sauvetage
et les caractéristiques des sauveteurs varient considérablement. Ces
derniers, y compris ceux qui n’étaient pas uniquement motivés par des
considérations humanitaires ou purement altruistes, sont issus de milieux
ethniques, socio-économiques, religieux différents et présentent des
niveaux d’instruction inégaux. Il convient de noter cependant que le
sauvetage purement altruiste (détaché de tous intérêts ou considérations
économiques ou égoïstes) était plus courant chez ceux dont le statut
socio-économique était relativement élevé. Les sauveteurs plus aisés
auraient été moins tentés par des gains financiers ou autres. De même,
les sauveteurs jouissant d’un statut social plus élevé étaient forcément
moins enclins que les paysans pauvres à exploiter leurs protégés et à
les considérer comme une main-d’œuvre bon marché.
Nous ne possédons malheureusement pas assez d’informations sur les
véritables motifs des sauveteurs, sur leurs caractéristiques personnelles,
sur l’histoire de leurs besoins et de leur mode de vie pour établir des
corrélations et proposer des généralisations convaincantes. Ils ne sont
évidemment plus en vie, et l’actuelle politique de déni du génocide ainsi
que ses répercussions politiques en Turquie entravent tous les efforts
des chercheurs pour identifier et interroger les descendants de ces Justes
de l’histoire ottomane. Notre analyse se limite donc aux témoignages
consignés de survivants et de témoins du génocide, à leurs autobiographies
et à leurs Mémoires. La qualité des informations rassemblées est égale-
ment limitée par le fait que la plupart des survivants actuels étaient
encore enfants du temps du génocide.

15. Christopher Walker, Armenia : The Survival of a Nation, Londres et New


York (N. Y.), Croom Helm et St. Martin’s Press, 1990 [2e éd.], p. 207.
193
Les pratiques de sauvetage durant le génocide des arméniens

Les pratiques de sauvetage pendant le génocide arménien peuvent se


répartir en deux catégories : celles qui se sont mises en place avant la
déportation, et celles après. Une telle classification porte un certain éclai-
rage sur les motifs du sauvetage dans des situations et des contextes
variables. Les activités de sauvetage précédant la déportation appartien-
nent d’ordinaire à l’une des catégories suivantes : sauvetage contractuel,
comprenant notamment l’« aide rémunérée » dont parle Nechama Tec ;
sauvetage par des amis de la famille ou des voisins. En l’occurrence, il
n’était pas rare que ces derniers acceptent, eux aussi, une compensation
financière ou autre en dédommagement du risque couru et des « inconvé-
nients ». Ce qui ne veut pas dire que le gain financier ou matériel ait
été leur motivation principale ou unique.

Sauvetage contractuel

Les récits de sauvetages contractuels sont très variés et mettent fré-


quemment en jeu des gendarmes, des fonctionnaires et même des notables
turcs. Serop Chiloyan (né à Kharpert en 1903) raconte ainsi que son père
paya un notable turc pour éviter les marches de la mort à sa famille.
Malgré ses efforts, plusieurs de ses membres furent tout de même déportés,
tandis que les autres étaient obligés de travailler pour l’agha (le maître,
le notable) turc. Baghdasar Bourjikian (né en 1903), Vahe Churukian (né
en 1906) et Beatrice Ashkharian (née en 1902), tous de Kessab, réussirent
à échapper aux marches de la mort grâce aux pots-de-vin versés par
leurs familles 16.
Les sommes ainsi perçues par des fonctionnaires, des gendarmes et
des soldats turcs démontrent le rôle puissant de l’élément économique
dans les pratiques de sauvetage précédant la déportation. L’adminis-
tration ottomane était traditionnellement corrompue. Comme l’explique
Antonia Arslan, « précisément parce qu’ils étaient sensibles à l’attrait de
l’argent, les fonctionnaires ottomans n’étaient pas des fanatiques ; et tant
qu’il leur était possible de dissimuler leur comportement aux ittihadistes
et à la puissante Organisation spéciale, il leur arriva souvent de chercher
à atténuer les ordres et à protéger les arméniens 17 ». Dans certains cas

16. Richard Hovhannisian, « Intervention and Shades of Altruism during the


Armenian Genocide », dans Richard Hovhannisian (ed.), The Armenian Genocide :
History, Politics, Ethics, New York (N. Y.), St. Martin’s Press, 1992, p. 181-182.
17. Antonia Arslan, « Righteous Figures in the Armenian Consciousness », dans
Ulianova Radice et Anna Maria Samuelli (eds), There is Always an Option to
Say « Yes » or « No »..., op. cit., p. 36.
194
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

cependant, des fonctionnaires et des notables turcs ne tinrent pas parole


et les familles arméniennes qui leur avaient versé des sommes élevées
furent trahies par leurs protecteurs, déportées et tuées. Ce comportement
peut s’expliquer si l’on songe aux menaces de plus en plus vives pesant
sur ceux qui cherchaient à cacher ou à sauver des familles arméniennes ;
ils risquaient en effet de sévères condamnations, voire une exécution
publique. Taron Khachatryan (né en 1911, province de Sassoun) en
témoigne : Selim agha, chef kurde d’un petit village de la province de
Sassoun, acheta un officier turc pour pouvoir sauver plusieurs familles
arméniennes du massacre. Selim agha prétendit que ces arméniens tra-
vaillaient pour lui. Quelques jours plus tard, il fut décapité pour assistance
aux arméniens, et sa tête fut envoyée dans la ville de Mouch en guise
d’avertissement à l’adresse d’autres kurdes qui auraient pu envisager de
donner asile à des familles et à des enfants arméniens 18.
Si l’on veut établir dans quelle mesure la population musulmane locale
était prête à risquer sa sécurité et sa vie pour sauver ses voisins arméniens,
il faut se rappeler que les arméniens et les grecs, minorités chrétiennes de
l’Empire ottoman, faisaient l’objet de discriminations. Les responsables
jeunes-turcs exploitèrent efficacement cette fracture religieuse pour pour-
suivre ses objectifs géopolitiques laïques et mener à bien son plan
génocidaire méticuleusement préparé. Ils étaient eux-mêmes athées et
défendaient des idées « progressistes », ce qui ne les empêcha pas de faire
appel aux différences religieuses pour justifier leurs agissements crimi-
nels contre les arméniens et dresser la population musulmane contre
les victimes chrétiennes. Plusieurs centaines de récits et de témoignages
de survivants montrent comment les arméniens, comparés à du bétail,
étaient déshumanisés. La population et les tribus musulmanes locales les
traitaient communément de gyavours (infidèles, non croyants).
Il n’est pas étonnant alors que peu de turcs et de kurdes locaux aient
été prêts à sacrifier leur vie pour sauver celle d’un infidèle. Il n’en est
pas moins nécessaire de recueillir, d’étayer à l’aide d’autres documents
et de continuer à étudier les récits de sauveteurs musulmans altruistes
qui ont agi avec courage et désintéressement. Ces Justes ont su garder
leur indépendance d’esprit et agir conformément à leurs valeurs person-
nelles malgré la propagande officielle et la justification collective des
mauvais traitements et des massacres des arméniens.

18. Interview réalisée par l’auteur du survivant du génocide Taron Khachatryan


(né en 1911, Sassoun).
195
Les pratiques de sauvetage durant le génocide des arméniens

Sauvetage humanitaire

Comme le remarque avec perspicacité Nechama Tec dans son analyse


des six caractéristiques étroitement liées que l’on retrouve chez les sau-
veteurs altruistes non juifs, la « liberté [par rapport aux contraintes sociales]
entraîne une plus grande indépendance qui permet plus facilement d’agir
en conformité avec ses valeurs personnelles et ses principes moraux,
même s’ils s’opposent aux attentes de la société 19 ». Résistant aux incita-
tions du gouvernement jeune-turc à la haine religieuse et ethnique et à la
déshumanisation des arméniens, ces musulmans fidèles reconnaissaient
un voisin, un ami, un autre être humain dans les victimes qui souffraient,
et se sentaient tenus de les aider conformément à ce qu’ils estimaient être
leur devoir religieux ou à leur conception personnelle du bien et du mal.
Gevorg Burnazyan, dont les parents avaient fui leur ville natale de
Bayazed, raconte l’histoire de Bagh effendi, gouverneur de cette ville,
qui en sauva la population arménienne. Une réunion du comité Union
et Progrès (CUP) se tint dans la ville d’Erznka, au cours de laquelle il
fut décidé d’envoyer des officiers dans chaque ville et village de province
pour massacrer la population arménienne. Les membres du CUP trans-
mirent cet ordre à Bagh effendi et l’informèrent de leur intention de
commencer le massacre le lendemain matin. Le gouverneur interdit aux
officiers l’accès de la ville et les renvoya, expliquant qu’il prendrait lui-
même la décision à cet effet. Sur ces entrefaites, il rassembla les notables
arméniens de Bayazed (dont le père de Gevorg, Soghomon Burnazyan,
né en 1883), les informa du danger et leur conseilla vivement de fuir
vers la frontière russe. Soghomon Burnazyan racontait ainsi que sans
l’intervention de Bagh effendi ce soir-là, les arméniens de Bayazed
auraient été massacrés par les membres du CUP 20.
Les interviewés de la province de Sassoun, en Arménie historique,
font fréquemment allusion à des kurdes qui cherchèrent à sauver des
familles et des enfants arméniens. Selon Taron Khachatryan, une femme
kurde promit à ses voisins arméniens de sauver leur fils de 7 ans de la
déportation 21. Après le départ des arméniens de la ville, des kurdes et
des turcs locaux se mirent à la recherche d’arméniens qui auraient pu

19. Nechama Tec, « Qui a osé sauver des juifs et pourquoi ? », chapitre 6 du
présent ouvrage, p. 119.
20. Interview de Gevorg Burnazyan, fils de Soghomon Burnazyan, rescapé du
génocide (né en 1883 à Bayazed), réalisée par l’auteur.
21. Interview du rescapé du génocide, aujourd’hui décédé, Taron Khachatryan
(né en 1911 à Sassoun), réalisée par l’auteur.
196
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

rester cachés. Ils arrivèrent chez la kurde et réclamèrent le garçon : « Donne-


nous ce garçon ; nos baïonnettes sont ensanglantées et chaudes. » La
femme répondit qu’elle aurait tué ce gyavour de ses propres mains si
elle l’avait trouvé. En fait, elle l’abrita chez elle pendant près d’un an.
Les récits de sauvetages kurdes de ce genre sont courants dans les régions
comme Sassoun, où les kurdes étaient plus nombreux que les turcs. Cette
histoire offre également un exemple typique des récits de sauvetage,
mettant en scène des femmes kurdes et turques qui, mues par leur ins-
tinct maternel, tentèrent de sauver des enfants arméniens.
Dans la plupart des cas de sauvetage antérieurs à la déportation dont
les motivations sont d’ordre humanitaire, les sauveteurs étaient soit des
voisins, soit des amis de la famille. Un grand nombre d’entre eux mirent
leur propre vie en danger en protégeant des arméniens, comme le révèle
Henry Riggs :

« Un fait, cependant, donnait quelque espoir aux pauvres arméniens.


Leurs voisins musulmans eurent tendance à se ranger de leur côté
plutôt que de celui du gouvernement. Malgré tous les efforts de celui-
ci pour embraser les esprits des Turcs, les plus intelligents d’entre
eux restèrent généralement indifférents ou bien disposés à l’égard
des arméniens. Certains étaient très francs dans leur condamnation
du gouvernement et exprimaient leur sympathie pour les arméniens.
Il y eut beaucoup de Turcs, bien sûr, qui profitèrent immédiatement
de l’occasion pour régler d’anciens comptes avec leurs concurrents
arméniens ou pour s’enrichir à leurs dépens. Mais on n’observa
aucune explosion de fanatisme de la part des Turcs [...]. Il arriva donc
qu’à titre individuel, les Turcs fassent beaucoup pour aider leurs amis
(et voisins) et pour leur éviter le sort qui les attendait. Certains le
firent par véritable bonté, d’autres pour des motifs de cupidité, voire
pire. Au début, un grand nombre d’arméniens se réfugièrent chez
leurs voisins turcs, espérant échapper ainsi aux recherches générales.
Mais il apparut rapidement que les fonctionnaires du gouvernement
ne toléreraient pas cela. Les menaces de sanctions sévères et la fouille
systématique par la police de maisons musulmanes soupçonnées firent
rapidement céder la plupart des Turcs, et presque tous les arméniens
qui s’étaient ainsi mis à l’abri tombèrent entre les mains de la police.
Certains furent directement trahis par leurs protecteurs, mais la plu-
part furent renvoyés secrètement et durent se débrouiller par eux-
mêmes, ce qui ne valait guère mieux. Il y eut cependant quelques
Turcs suffisamment courageux ou suffisamment influents pour défier
la menace du gouvernement. Malgré des ordres et des menaces réitérés,
197
Les pratiques de sauvetage durant le génocide des arméniens

ils gardèrent les arméniens qu’ils hébergeaient à l’abri des regards


de la police et refusèrent de révéler où ils se cachaient 22. »

Henry Riggs ajoute qu’il vaut mieux ne pas approfondir les raisons
pour lesquelles certains turcs défendirent leurs amis et voisins arméniens.
Richard Hovhannisian, dans son étude sur l’intervention et l’altruisme
pendant le génocide arménien, remarque ainsi qu’il est difficile, dans
bien des cas, de distinguer précisément les motifs d’intervention et de
sauvetage purement humanitaires de ceux strictement économiques, car
de multiples motivations pouvaient souvent se recouvrir. Il conclut
néanmoins qu’en se fondant sur la définition de l’altruisme utilisée dans
les études sur la Shoah, il a pu rejeter un nombre important de cas
qu’il avait initialement qualifiés d’humanitaires dans son étude du
génocide arménien 23.
Compte tenu des difficultés inhérentes à l’établissement des profils
sociopsychologiques des sauveteurs du premier génocide du XXe siècle,
l’analyse de leurs motivations profondes peut être délicate. Hovhannisian
a pu ainsi se demander s’il convient de classer un cas dans la catégorie
des sauvetages altruistes, alors que la personne sauvée a été obligée de
travailler pour son sauveteur 24. En pareille situation, les variables de
contexte et de situation peuvent jouer un rôle capital. Nous pourrions
ranger le cas évoqué ci-dessus dans la catégorie des actes altruistes ou
humanitaires si le sauveteur était un paysan, dans la famille duquel
(enfants du sauveteur compris) tout le monde était censé travailler ou
contribuer d’une manière ou d’une autre aux tâches ménagères. Par ail-
leurs, l’attitude personnelle du survivant et la description qu’il fait de
son sauveteur peuvent également constituer des critères de classification.

Conversion à l’islam

L’histoire de Mabel Morookian (née en 1908 à Marsovan, province


de Sivas) montre que même un officier influent comme un kaïmakam
(gouverneur de district) n’était pas en mesure de protéger durablement
des arméniens s’ils conservaient leur identité nationale. Celui de Marsovan
était un ami du grand-père de Mabel, et il hébergea sa famille pendant

22. Henry Riggs, Days of Tragedy in Armenia. Personal Experiences in Harpoot,


1915-1917, Ann Arbor (Mich.), Gomidas Institute, 1997, p. 96-97.
23. Richard Hovhannisian, « Intervention and Shades of Altruism during the
Armenian Genocide », art. cité, p. 179-180.
24. Ibid., p. 179.
198
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

deux-trois mois avant de reconnaître qu’il ne pourrait plus les garder


s’ils ne se convertissaient pas à l’islam et ne se turquifiaient pas. S’il
était interrogé, il devait en effet pouvoir affirmer que les gens qui
vivaient chez lui étaient turcs 25. Les sauveteurs musulmans insistaient
souvent pour que leurs protégés se convertissent à l’islam car, dans leur
tradition, le sauvetage et la conversion de chrétiens étaient des bonnes
actions, essentielles au bien-être physique et spirituel (grandement récom-
pensées au paradis par exemple) du sauveteur comme de son protégé.
Ce ne fut pourtant qu’une solution temporaire pour la population
arménienne de sexe masculin avant les marches de déportation. Alors
que les sauveteurs musulmans encourageaient, voire forçaient, les armé-
niens à se convertir à l’islam pour des raisons de piété et de foi religieuse,
la direction jeune-turc n’accueillait pas favorablement cette apostasie
pour avoir la vie sauve. L’objectif du gouvernement était de supprimer
l’ethnie arménienne de sa patrie historique. Or rien ne garantissait que
ces convertis « volontaires » ne se mobiliseraient pas plus tard contre
leurs persécuteurs. Seuls les enfants de moins de 10-12 ans qui eurent
la chance d’échapper aux premières vagues de déportation massive et
aux massacres consécutifs furent concernés par les campagnes d’islami-
sation et d’assimilation du gouvernement. Comme l’écrit Antonia Arslan,
« la possibilité de se convertir était souvent illusoire, car la guerre reli-
gieuse n’était qu’apparente, poussière jetée aux yeux des gens simples
par les membres athées de l’élite jeune-turc 26 ».

Exemptions des marches de la mort

Certains arméniens, dotés de compétences considérées comme irrem-


plaçables par les élites locales, furent épargnés et dispensés des marches
de la mort. Ils furent en majorité obligés de se convertir à l’islam, de
changer de nom et de renoncer à leur identité nationale. Vartanoush
Zakarian (né en 1898 à Sebastia) relate l’histoire de son père : « Un res-
ponsable turc, qui était un ami de mon père, lui dit en confidence avant
la déportation : “Ils ne vont pas partir en pique-nique, ce n’est pas comme
un voyage à l’église Saint-Nshan, ne le dis à personne, mais nous allons
garder certains individus dont nous avons besoin, et tu en fais partie 27.” »

25. Ibid., p. 192.


26. Antonia Arslan, « Righteous Figures in the Armenian Consciousness », art.
cité, p. 36-37.
27. David Boyajian et Rafael Rutoian, Our Story. Oral History of the Zakarian
Family, Boston (Mass.), publication familiale, 2004, p. 38-39 (interviews réali-
sées par Vigen Guroian).
199
Les pratiques de sauvetage durant le génocide des arméniens

Le père de Zakarian était technicien et fabricant de poêles. Les quelques


autres arméniens autorisés à rester à Sebastia et à échapper aux marches
de la mort étaient deux coiffeurs, trois médecins et les photographes
Encababian. Obligés de se convertir à l’islam et de changer leurs noms
arméniens pour prendre des noms turcs, Vartanoush Zakarian témoigne
qu’ils avaient peur de parler arménien et de s’appeler par leurs noms
arméniens, de crainte que des femmes turques ne les surprennent.

Sauvetage pendant et après les déportations

La majorité de la population arménienne masculine fut tuée avant la


déportation ou relativement tôt au cours du processus de déportation,
alors que les femmes et les enfants endurèrent d’interminables marches
de la mort. La plupart des cas de survie pendant ces marches, jeunes
femmes destinées au mariage ou enfants enlevés pour le travail, ne
peuvent être désignés comme des actes de sauvetage. À cette étape de
la persécution arménienne, les victimes (essentiellement des femmes et
des enfants) n’avaient aucun moyen de survie. Dans ces circonstances
et eu égard à la fin inéluctable de ce voyage vers nulle part, il n’est
pas rare que les survivants enlevés de force à leurs familles et vendus
comme main-d’œuvre décrivent ceux qui les avaient enlevés ou leurs
maîtres comme des sauveteurs, des personnes à qui ils devaient la vie.
Hambardzoum Karapet Sahakian (né en 1898 à Sebastia) raconte ainsi :

« Ils nous conduisaient comme des moutons ; ils nous ont chassés de
nos maisons et de nos vergers. Ils nous ont dirigés vers le désert. Nous
avons marché dehors pendant cent dix jours presque sans repos [...].
Les vieux et les malades ne pouvaient pas marcher, ils sont restés sur
la route ou bien les gendarmes les ont tués. Ils nous poussaient en
avant, affamés ; ils ne nous permettaient même pas de boire de l’eau.
Les kurdes et les tchétchènes nous attaquaient, nous pillaient et enle-
vaient les filles et les jeunes femmes. Beaucoup de femmes et de filles
se jetaient à l’eau. Le Tigre et l’Euphrate étaient remplis de cadavres
[...]. Je suis resté seul. Un jour, j’étais couché dans le sable pour mou-
rir, affamé et nu. Un arabe s’est approché, il a abordé le gendarme,
lui a donné un peu d’argent et a dit : “Laisse-moi emmener celui-ci
pour qu’il travaille pour moi.” Il m’a emmené comme serviteur. Je
suis devenu berger. Cet arabe m’a sauvé la vie. Je le bénis toujours.
200
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Il est vrai que je vivais dans une étable ; je dormais avec les bêtes,
mais j’ai eu la vie sauve 28. »

Certains parents donnaient leurs enfants à des kurdes et à des turcs


de passage pour leur éviter la faim et une mort inévitable pendant la
déportation. Un de ces enfants rescapés raconte :

« Vers cette époque, des femmes turques ou kurdes venaient et emme-


naient les enfants. Elles sont aussi allées voir ma mère. Comprenant
que seule la mort nous attendait désormais, elle m’a donné à elles
[...]. Ces deux femmes m’ont pris par la main et m’ont emmené [...]
J’ai continué à marcher – mes yeux et mon cœur derrière moi 29. »

Après les marches de la mort, alors que la majorité de la population


arménienne avait déjà été exterminée, des familles turques purent
recueillir des orphelins arméniens à condition qu’ils se convertissent à
l’islam et se turquifient. De nombreux survivants parlent de ceux qui les
accueillirent comme de leurs sauveteurs, car nombre d’entre eux furent
effectivement bien traités dans leurs nouveaux foyers. Mais les membres
de cette catégorie de sauveteurs ne mettaient pas leur vie en danger,
contrairement aux « sauveteurs d’avant la déportation » évoqués plus
haut. Comme le note Richard Hovhannisian à propos du sauvetage pos-
térieur aux marches de la mort, « s’il faut considérer que beaucoup de
musulmans qui recueillirent des femmes et des enfants arméniens agirent
dans un esprit humanitaire, dans l’ensemble, ils n’avaient pas grand-
chose à craindre en cas de dénonciation 30 ».
Contrairement au sauvetage antérieur à la déportation, généralement
prémédité et qui impliquait souvent un prudent examen des risques ou
des avantages éventuels, les récits de celui postérieur à la déportation
décrivent en règle générale une intervention spontanée, de dernière
minute, de la part d’un parfait étranger qui cherche à sauver une malheu-
reuse victime guettée par une fin inéluctable et imminente. Ce qui compte,
c’est que le sauveteur se soit senti obligé d’intervenir, face à une souf-
france inhumaine, au supplice de la victime, quelle que soit son identité.

28. Verjine Svazlian, The Armenian Genocide..., op. cit. et site cité.
29. Donald Miller et Lorna Touryan Miller, Survivors : An Oral History of the
Armenian Genocide, op. cit., p. 108.
30. Richard Hovhannisian, « Intervention and Shades of Altruism during the
Armenian Genocide », art. cité, p. 180.
201
Les pratiques de sauvetage durant le génocide des arméniens

Si l’on tient compte des caractéristiques analysées ci-dessus et des fac-


teurs relatifs à la situation, on ne peut que se poser la question suivante :
ces récits relatent-ils des actes de sauvetage commis par des Justes, alors
même que la plupart de ceux qui intervinrent ainsi n’avaient pas grand-
chose à craindre en hébergeant des persécutés après que le gouvernement
eut mené à bien les premières vagues massives de déportations et de
massacres de la population arménienne ?
De nombreux récits de sauvetage postérieurs à la déportation concernent
des arabes qui recueillirent des arméniens miraculeusement rescapés des
camps de la mort de Deir ez-Zor et des déserts de Mésopotamie. Leur
compassion à l’égard des arméniens éprouvés tenait en partie à l’oppres-
sion dont ils étaient eux-mêmes victimes et à leur lutte pour libérer la
Syrie du joug ottoman. Le récit de Gyurdji Harutyun Keshishian (née en
1900 à Zeytoun) est typique des opérations de sauvetage menées par des
arabes et des bédouins au profit de la poignée de survivants des camps
de la mort de Deir ez-Zor :

« Ils [les soldats turcs] nous ont conduits comme des moutons ; ils
nous ont conduits dans les déserts : des femmes, des enfants, il n’y
avait pas d’homme parmi nous ; ils avaient déjà emmené les hommes
et les avaient tués [...]. Misère, faim ; nous n’avions pas de vêtements :
nous étions nus et nu-pieds. Ils ont enlevé mes trois sœurs [...]. Ils
m’ont poignardée, moi aussi, et m’ont jetée dans la fosse, mais j’étais
vivante. Sous les cadavres, baignée de sang, l’odeur du sang s’était
répandue tout autour. Quand les gendarmes ont eu fini leur travail,
ils ont versé de l’essence dans la fosse pour brûler les cadavres. Les
morts n’ont rien senti, mais les voix des vivants vous déchiraient le
cœur. J’étais sous les morts et j’ai senti quelqu’un qui me tenait la
main très fort. Je suis restée là, dans la fosse, toute une journée...
Finalement, il y a eu une femme courageuse. Elle est arrivée à redres-
ser la tête, a vu que les gendarmes étaient partis et s’est mise à crier :
“Tous ceux qui sont vivants, sortez, fuyons.” [...] Nous étions une
vingtaine de femmes et d’enfants. L’une était blessée, en sang, l’autre
avait les cheveux brûlés et le visage noirci. Nous avions tous faim
et soif [...]. Mais surtout, nous avions peur que les Turcs nous voient
et nous massacrent. Nous allions de-ci de-là, où allions-nous ? Nous
n’en savions rien. Voilà pourquoi nous nous cachions dans les grottes
le jour et marchions de nuit [...]. Nous sommes arrivés aux tentes
des arabes. Les arabes étaient des gens très gentils, très bons [...].
Ils nous ont accueillis et gardés. Ils m’ont demandé : “Comment
202
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

t’appelles-tu ?” J’ai dit : “Gyurdji.” “Maintenant, que ce soit Farida”


ont-ils dit [...]. Nous y sommes restés deux ans. Puis les Américains
sont venus, ont rassemblé les arméniens et les ont conduits à Alep
en voitures. Ils ont mis les enfants à l’orphelinat 31. »

Tentatives internationales de secours


En 1918, une fois que la Turquie eut signé l’armistice, les forces alliées
reçurent instruction de rechercher les rescapés arméniens et de placer
les enfants dans des orphelinats. À la fin de 1920, les organisations inter-
nationales de secours – en particulier, l’American Committee for Armenian
and Syrian Relief, qui donna naissance au Near East Relief après son
incorporation en vertu d’une loi du Congrès de 1919 – avaient collecté
plus de 40 millions de dollars au profit des arméniens 32. Parallèlement
aux héros de la résistance arménienne, comme le général Andranik, ces
travailleurs sociaux dévoués jouèrent un rôle essentiel pour sortir les
femmes et les orphelins arméniens des foyers turcs et kurdes et pour
sauver des milliers de réfugiés qui souffraient de faim et étaient en dan-
ger de mort. Rehan Manouk Manoukian (née en 1910 à Taron) raconte :

« En 1918, nous avons été emmenés à Kars. L’Amercom (American


Committee for Armenian and Syrian Relief) protégeait les orphelins
et les avait conduits à Kars. Nous dînions quand la bataille de Kars
a commencé. Les Turcs ont frappé à la porte. Les Américains se
tenaient sur le seuil et ne les ont pas laissés se ruer à l’intérieur. Ils
ont hissé leur drapeau pour que les Turcs ne puissent pas nous faire
de mal. Notre chef américain a dit aux Turcs : “Nous n’avons pas
seulement des orphelins arméniens ; nous avons aussi des orphelins
turcs.” Je suis très reconnaissante aux Américains, et beaucoup d’autres
comme moi le sont aussi, parce qu’ils nous ont sauvé la vie. En plus,
dans l’orphelinat américain, j’ai appris la couture, ce qui m’a aidée
à faire vivre ma famille plus tard. Et j’ai bien travaillé à l’école aussi.
Les Turcs voulaient me tuer, comme ils ont tué tous mes parents,
mais non seulement j’ai survécu, mais j’ai vécu avec ma volonté très
forte et j’ai créé trois générations 33. »

31. Verjine Svazlian, The Armenian Genocide..., op. cit. et site cité.
32. Donald Miller et Lorna Touryan Miller, Survivors : An Oral History of the
Armenian Genocide, op. cit., p. 121.
33. Verjine Svazlian, The Armenian Genocide..., op. cit. et site cité.
203
Les pratiques de sauvetage durant le génocide des arméniens

Dans la mesure où la grande majorité des orphelins arméniens avaient


été turquifiés une fois accueillis dans des foyers turcs et kurdes, cette
entreprise était essentielle pour rendre à des milliers d’enfants leurs
racines ethniques et leur religion, et pour éviter leur assimilation. Grâce
aux orphelinats américains et européens, ils purent apprendre leur his-
toire et leur religion propres et réapprirent leur langue maternelle, que
beaucoup avaient oubliée pendant leur séjour dans des demeures musul-
manes. Les orphelinats offrirent aux enfants un asile sûr, tout en les
instruisant et en les préparant à leur vie d’adultes. Ce fut un acte de
sauvetage à la fois physique et culturel.

Les Justes, agents de changement


Pietro Kuciukian, un des fondateurs du Committee for the Gardens
of the Righteous Worldwide (« Comité pour les jardins des Justes à tra-
vers le monde ») écrit :

« Certaines figures symboliques majeures ont joué et continuent de


jouer un rôle décisif ; ce sont les saints, les héros, les justes. Si les
saints font passer la qualité de la mort avant la qualité de la vie,
se sacrifiant dans l’anticipation d’une autre vie infinie, une vie éter-
nelle, les héros se sacrifient pour leurs compatriotes et leur nation,
soutenus par un idéal terrestre. Mais les justes et les témoins actifs
se sacrifient pour leurs prochains, ils sont motivés de l’intérieur, ils
se rangent aux côtés de ceux qui sont victimes d’injustice de la part
des hommes au pouvoir, quels qu’ils soient, et en sauvant leur propre
dignité, ils sauvent également celle de la victime [...]. Leurs actions
et leur témoignage actif affectent la réalité, ils ont le pouvoir de
provoquer le changement et de reconstruire le tissu déchiré de la
société humaine 34. »

Les Justes n’ont pas besoin d’être des saints ni des héros. Ce sont
souvent des gens ordinaires, de simples voisins, qui reconnaissent leur
prochain dans la victime et attachent à une seule vie humaine suffisam-
ment de valeur pour accepter de prendre des risques, de consentir un

34. Pietro Kuciukian, « The “Righteous for the Armenians. Memory is the future.”
Plan for an International Committee », dans Ulianova Radice et Anna Maria
Samuelli (eds), There is Always an Option to Say « Yes » or « No »..., op. cit.,
p. 246.
204
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

sacrifice plus ou moins important pour protéger cette vie. Ce faisant, ils
préservent leur propre dignité, leur propre estime de soi en tant qu’être
humain digne du don de la vie. Les Justes sont capables de garder leur
indépendance d’esprit malgré la tentative du régime en place pour ratio-
naliser son crime, pour le nier, en rejeter la faute sur les victimes, et
pour déshumaniser l’humanité.
Le journaliste juif spécialiste de la résistance Gabriele Nissim écrit à
propos du génocide arménien : « Le pire qui pouvait arriver à une victime
était qu’on fasse disparaître le crime qu’elle avait subi 35. » La Turquie
suit toujours une politique de déni en affirmant que les arméniens otto-
mans ont péri à la suite de la guerre civile, en combattant pour leur
indépendance. Nous vivons dans un monde où l’on cherche encore à
rationaliser, voire à légitimer, ce génocide en rejetant la culpabilité sur
les victimes elles-mêmes. Dans ces circonstances, quand ces dernières
se voient refuser le respect ou la commémoration auxquels elles ont
droit, la notion de Juste parmi les nations peut jouer un rôle majeur de
« purification morale » et même inciter un pays responsable de ce crime
contre l’humanité à admettre la vérité. Le souvenir des Justes peut mon-
trer la voie d’une réconciliation entre victime et exécuteur.
Dans son journal, Etty Hillesum, écrivain juive et victime de la Shoah,
écrit : « S’il n’y avait qu’un Allemand correct, il faudrait le chérir malgré
toute cette bande barbare, et à cause de cet Allemand correct, on a tort
d’accabler de haine un peuple tout entier 36. » La notion de Juste est extrê-
mement importante dans le contexte arménien, dans la mesure où plusieurs
générations d’arméniens ont affronté et affrontent toujours le déni turc
et l’indifférence du monde. Aussi, pour surmonter le traumatisme collec-
tif du génocide oublié et méconnu et pour retrouver quelque espoir dans
l’humanité, les arméniens doivent-ils se convaincre que tous les turcs
ne les haïssaient pas, que tous les turcs n’ont pas approuvé le plan géno-
cidaire du gouvernement et que la totalité du monde occidental ne s’est
pas montrée accommodante ou indifférente à leur souffrance inhumaine.

35. Gabriele Nissim, « The Universal Value of the Concept of “the Righteous”
in Connection with the Genocides of our Century », art. cité, p. 16.
36. Ibid., p. 9.
Chapitre 11
L’OPPOSITION
DE FONCTIONNAIRES OTTOMANS
AU GÉNOCIDE DES ARMÉNIENS
Raymond KÉVORKIAN

S
urvivre à l’extermination programmée d’un groupe relève appa-
remment du hasard, voire de la chance. L’âge, le sexe, la confession
religieuse, le lieu de résidence, le statut social, les qualités intellec-
tuelles, les aptitudes physiques, la beauté sont toutefois des éléments
objectifs qui expliquent plus sûrement encore pourquoi, dans le cadre
de l’Empire ottoman, un individu ou un groupe, plutôt qu’un autre, a
parfois pu échapper à la mort, se sauver. Le projet central de l’État-parti
jeune-turc, la fondation d’une nation turque, était l’expression d’une
idéologie s’inspirant du darwinisme social, de l’exclusion des « corps
étrangers », des « microbes » qui polluaient le corps social turc comme
non conforme à son projet national. Détruire l’autre pour se construire
soi-même est devenu, dans sa phase la plus radicale, l’unique obsession
du comité Union et Progrès (CUP), à laquelle toute la « nation turque » se
devait d’adhérer. Cette idéologie d’exclusion prévoyait toutefois d’intégrer
dans la nation en construction certaines catégories du groupe victime
susceptibles d’être assimilées, en renforçant son plan d’homogénéisation
ethnique de l’Asie Mineure. Cette partie du projet génocidaire, qui révèle
un rejet du groupe arménien, mais aucune répugnance « biologique »
pour ses membres à condition qu’ils s’intègrent au turquisme, a ouvert
la voie à la formation de plusieurs catégories de personnes « sauvées ».
206
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Une forme de « sauvetage » concernant


les jeunes femmes et les enfants
Les jeunes filles ou les jeunes femmes éduquées, parlant de préférence
le français ou l’anglais, jouant du piano ou du violon, étaient particuliè-
rement convoitées par les officiers jeunes-turcs qui souhaitaient fonder
avec celles-ci des familles turques « modernes ». Cette catégorie d’armé-
niennes, que l’on peut estimer à quelques milliers, forme un premier
groupe de rescapées, mariées contre leur gré à leurs « sauveurs ». Une
deuxième catégorie de rescapées, cette fois-ci des dizaines de milliers,
appartenant toujours au groupe des jeunes femmes, a été captée par des
notables locaux, de simples soldats, des fonctionnaires civils, des chefs
tribaux de toutes origines, turque, kurde, arabe, bédouines, voire des
paysans, ou, plus souvent encore, par un voisin : enlevées ou achetées sur
la route des déportations, sans motif idéologique, elles avaient vocation
à enrichir les harems, à se transformer en objet sexuel, à alimenter les
bordels organisés de l’armée ottomane. Elles ont néanmoins été sauvées.
Certaines ont aussi fondé des familles avec leurs bourreaux, après s’être
converties. Une partie d’entre elles a été retrouvée à la fin de la Première
Guerre mondiale, dans des refuges créés pour leur réhabilitation. Beau-
coup, imprégnées d’un fort sentiment de culpabilité, ont préféré rester
avec leurs « sauveurs ».
Les enfants, des deux sexes, âgés de moins de 5 ans en 1915, ont
formé la catégorie la plus nombreuse parmi les rescapés. Leur sauvetage
révèle cependant des situations très contrastées. Ceux qui étaient consi-
dérés comme les plus « sains » ont fait l’objet d’un trafic visant à alimenter
les couples sans enfants, plutôt urbains, comme à Constantinople ou
Alep, plutôt « turcs », de catégories sociales élevées – officiers supérieurs,
magistrats, hauts fonctionnaires –, de la mouvance jeune-turc ou de
notables de province, devenant parfois l’enfant choyé de la famille 1.

1. Outre son travail de renseignement à caractère politique, le Deuxième Bureau


de la marine française rassembla justement nombre d’informations sur les
« orphelins arméniens qui se trouvent actuellement [le 30 décembre 1918] dans
des maisons turques, aux environs de Constantinople ». Le rapport recense le
cas de 47 familles turques de la capitale ayant recueilli des enfants arméniens.
Et que remarque-t-on ? Que les personnes qui les ont recueillis sont des méde-
cins, des officiers, des hauts fonctionnaires, des pachas, des magistrats, des
avocats, le commandant militaire de la Sûreté générale, Ali bey, le commandant
de la gendarmerie de Sivas, des députés comme le député de Salonique Faraci,
le commandant de la 6e armée, Hachid Pacha, etc. Ce qui signifie que c’est
l’élite de la société ottomane qui recueillait ces enfants – pour l’immense majo-
rité d’entre eux des jeunes filles âgées de 7 à 14 ans – en prenant toutefois
soin de les convertir (les prénoms signalés dans le rapport en témoignent) :
207
L’opposition de fonctionnaires ottomans au génocide des arméniens

La grande majorité de ces enfants s’est cependant retrouvée en milieu


rural, dans des environnements kurdes, arabe ou bédouin, modestes, y
faisant office d’esclaves et était, fréquemment, abusés sexuellement.
Une petite minorité a même été accueillie dans des orphelinats, spéciale-
ment créés par l’État-parti, afin d’en faire des « nouveaux turcs ». Ils ont
néanmoins été sauvés. Beaucoup ont été recueillis par des groupes de
recherches organisés par les institutions arméniennes au lendemain de
l’armistice de Moudros.
Jeunes femmes et enfants en bas âge forment les deux catégories prin-
cipales d’arméniens sauvés, si l’on peut dire, par un aspect idéologique
du plan génocidaire consistant à capter une partie du groupe victime et
à l’intégrer dans le projet de construction d’une nation turque. Les autres
sauvetages relèvent de démarches émanant non pas du groupe dominant,
mais de représentants de pays neutres, missionnaires ou diplomates amé-
ricains notamment, qui ont utilisé leurs réseaux pour dissimuler quelques
arméniens dans leurs institutions – de préférence de même confession
religieuse – ou faire parvenir des secours financiers aux déportés par-
venus dans les camps de concentration de Syrie ou de Mésopotamie 2.
On note aussi l’intervention efficace d’États voisins comme la Bulgarie,
dans les zones frontières, notamment par l’octroi de passeports de complai-
sance à des arméniens 3.
Les opérations de sauvetage les plus élaborées ont été menées clan-
destinement par le Patriarcat arménien de Constantinople – jusqu’à sa
suppression, en juillet 1916 –, avec le soutien d’un réseau formé de cadres
arméniens de la Compagnie des chemins de fer anatoliens et de diplomates
américains ou allemands 4. Les sauvetages proprement dits ont concerné
plus particulièrement les jeunes intellectuels, extraits des convois, puis
dissimulés grâce à un réseau urbain, notamment à Constantinople et Alep.

Archives de la marine (Vincennes), 1BB7-231, Service de renseignement de la


marine, Constantinople, lettre du 6 février 1919 et rapport daté du 30 décembre
1918, signé du colonel Foulon, no 256.
2. Voir, dans ce volume, la contribution de Hans-Lukas Kieser, « La mission-
naire Beatrice Rohner face au génocide des arméniens » (chapitre 22).
3. D’après une source arménienne, plusieurs milliers des plus de 30 000 armé-
niens du vilayet d’Edirne ont échappé aux déportations grâce à l’énergique
intervention des autorités bulgares : Raymond Kévorkian, Le Génocide des
Arméniens, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 864.
4. Les cadres arméniens de la compagnie ont été momentanément dispensés de
déportation à la demande de sa direction allemande, le temps de former leurs
remplaçants « turcs » : Raymond Kévorkian, Le Génocide des arméniens, op. cit.,
p. 718-719. Les consuls d’Alep, l’Allemand Walter Rössler et l’Américain Jesse
Jackson, ont joué un rôle capital pour les transferts d’argent depuis Constan-
tinople ; le directeur de la Bible House, le Dr Peet, a été l’un des principaux
pourvoyeur de fonds.
208
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Les tentatives d’opposition au génocide


émanant de fonctionnaires ottomans

La réussite d’un projet génocidaire, aussi méthodique soit-il, dépend


de nombreux paramètres. Celle-ci est notamment conditionnée par l’adhé-
sion des fonctionnaires. Le programme d’extermination des arméniens
met en évidence les rôles respectifs joués par l’administration et l’armée,
d’une part, et les groupes politiques et paramilitaires liés au CUP, d’autre
part. On y observe un mécanisme répétitif qui consiste à confier la partie
« légale » du processus aux services de l’État (listes des personnes à arrê-
ter, formation des convois, captation des biens) et la partie « sombre »
à l’Organisation spéciale, directement contrôlée par le siège du Comité
central jeune-turc via les « secrétaires-responsables » qu’il délègue dans
les provinces pour coordonner les opérations et, au besoin, dénoncer
les manquements ou démettre les fonctionnaires récalcitrants. Concer-
nant ces derniers, il faut aussi rappeler que depuis sa prise du pouvoir,
en 1908, le CUP travaillait à éliminer au sein de l’administration et
de l’armée les personnes qui n’adhéraient pas à sa politique, pour y dési-
gner des hommes lui étant entièrement acquis. Durant les premiers mois
de la guerre, cette politique a été complétée par une mesure d’exclu-
sion des fonctionnaires arméniens, remplacés par des jeunes-turcs,
ainsi que par la nomination de cadres du parti comme gouverneurs des
vilayets arméniens.
Les six vilayets orientaux – les provinces arméniennes – constituent
bien sûr le champ d’observation le plus intéressant. D’autant que le plan
jeune-turc prévoyait un traitement particulier pour celui-ci : une liqui-
dation totale du terroir arménien, une destruction systématique de sa
population sur place (entre 15 % et 20 % des déportés sont parvenus sur
leurs « lieux de relégation », dans les déserts de Syrie et de Mésopotamie).
La captation des biens arméniens, notamment le transfert des entreprises
à des entrepreneurs « turcs », supervisée par les commissions de « biens
abandonnés », a donné lieu à des « abus » qui ont surtout profité à des
fonctionnaires et à des notables locaux. Mais elle a aussi engendré des
conflits d’intérêt, notamment lorsqu’un non-arménien était lui-même en
affaire avec un arménien déporté et se trouvait ainsi lésé. Elle a aussi,
parfois, provoqué un fort mécontentement de la population locale, qui
a dû soudain se priver des services de médecins, pharmaciens, artisans,
etc., et voir l’activité économique de leur région s’effondrer. Parmi
les notables de province, certains étaient apparemment conscients que
209
L’opposition de fonctionnaires ottomans au génocide des arméniens

l’éradication des arméniens allait provoquer une grave crise économique


et s’en plaignaient. D’autres ont cherché soit à protéger les biens de leurs
voisins ou associés arméniens, soit même à sauver au moins certains
membres de leurs familles : notamment des enfants, plus facilement dis-
simulables à l’administration. D’autres encore ont suggéré à leurs amis
arméniens de se convertir pour échapper à la déportation. D’autres enfin
ont tenté de sauver leurs voisins en les cachant chez eux. Ce phénomène
ne devait pas être aussi rare que cela, puisqu’un télégramme-circulaire
chiffré du commandant de la 3e armée, Mahmud Kâmil, adressé depuis
son quartier général de Tortum, le 10 juillet 1915, aux valis des vilayets
de Sıvas, Trébizonde, Van, Mamuret ul-Aziz, Diyarbekir et Bitlis, visait
les familles abritant des arméniens : « Nous apprenons que dans certaines
localités, dont la population est envoyée vers l’intérieur, certains [élé-
ments] de la population musulmane abritent chez eux des arméniens.
Cela étant contraire aux décisions du gouvernement, les chefs de famille
qui gardent chez eux ou protègent des arméniens doivent être mis à
mort devant leurs domiciles, et il est indispensable que leurs maisons
soient incendiées. Cet ordre doit être transmis comme il convient et
communiqué à qui de droit. Veillez à ce qu’aucun arménien non déporté
ne puisse rester et informez-nous de votre action. Les arméniens conver-
tis doivent également être expédiés. Si ceux qui tentent de les protéger
ou maintiennent des relations amicales avec eux sont des militaires, il
faut, après en avoir informé leur commandement, immédiatement rompre
leurs liens avec l’armée et les traduire en justice. S’il s’agit de civils, il
est nécessaire de les congédier de leur travail et de les expédier devant
la cour martiale pour être jugés 5. »
Dans le vilayet d’Erzerum, l’un des plus exposés aux effets de la guerre
et à la population mixte, le nouveau vali, Hasan Tahsin bey, a été nommé
en février 1915, après un bref séjour à Van, où a été désigné Cevdet bey.
Il doit cependant compter avec le quartier général (QG) de la 3e armée,
qui a juridiction sur les six vilayets de l’Est, basé au nord d’Erzerum,
à Tortum, ainsi qu’avec le QG de l’Organisation spéciale (Techkilât-ı
Mahsusa), établi en ville sous la supervision de son président, le
Dr Bahaeddin Chakir, membre du Comité central jeune-turc, secondé par
Ahmed Hilmi Filibeli. D’après un témoignage arménien, un conciliabule

5. Transcription du télégramme décodé de Mahmud Kâmil publiée dans le


Takvim-ı Vakayi, 3540, certifié conforme le 23 février 1919, Sublime Porte,
ministère de l’Intérieur, direction de la Sûreté générale, d’après le document
envoyé par les autorités de Sıvas le 23 février 1919, à la demande du ministère
de l’Intérieur, puis transmis à la cour martiale.
210
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

secret aurait eu lieu au domicile du vali Hasan Tahsin, du 18 au 21 avril


1915, en présence des chefs jeunes-turcs locaux et des notables de la
ville, au total cent vingt personnes. Celles-ci se sont divisées en trois
groupes : une première fraction de quarante notables suggérant de limiter
les mesures à un éloignement des arméniens des zones frontières ; un
second groupe de vingt personnes recommandant de ne pas toucher aux
arméniens ; un troisième bloc, emmené par le vali, le député Seyfullah
et les principaux leaders jeunes-turcs de la ville, exigeant « de détruire
les arméniens et de tous les éloigner de leurs foyers, puis de les massa-
crer, sans en laisser un vivant 6 ».
Il semble donc qu’une majorité des élites turques locales était hostile
aux « mesures » réclamées par Istanbul et qu’en la circonstance, le CUP
a vainement tenté d’associer les élites locales à son projet (cette expé-
rience ne sera pas renouvelée ailleurs). Sous la pression du commandant
en chef de la 3e armée, Mahmud Kâmil, un camarade de promotion du
ministre de la Guerre, et du chef de l’Organisation spéciale, le Dr Bahaeddin
Chakir, le vali a probablement dû cautionner publiquement le projet
du CUP. Il a néanmoins tenté de convaincre le ministre de l’Intérieur,
véritable coordinateur de l’extermination des arméniens, de tous les
inconvénients que cette déportation pourrait avoir pour l’économie locale,
pour le ravitaillement de l’armée et, plus généralement, pour la paix
civile dans le vilayet. Le vali Hasan Tahsin s’inquiète aussi de l’allégation
d’insurrection, qui lui paraît trop invraisemblable, et suggère un main-
tien de la population civile dans ses foyers 7 : « Plutôt que de déporter
les arméniens en pleine guerre pour sauver notre pays et notre armée,
écrit-il au ministre, je propose pour ma part, au contraire, de les garder
jusqu’à nouvel ordre dans leur situation actuelle et de ne pas les pousser
à la révolte en abusant de la force 8. » Il lui rappelle enfin que « par leurs
céréales et leurs moyens de transport, ils [les arméniens] assurent le ravi-
taillement de notre armée. C’est un point qui mérite d’être pris en compte,
car aujourd’hui nous parvenons à peine, au prix de mille difficultés, à
assurer le ravitaillement », sans parler du fait que « 90 % des corps d’état,
indispensables à la population et à l’armée, sont formés d’arméniens.

6. Bibliothèque Nubar, Fonds Andonian, P. J. 1/3, liasse 59, Erzerum, f o 62,


témoignage de Boghos Vartanian, d’Erzerum, le 5 août 1916.
7. Télégramme chiffré du vali d’Erzerum, Tahsin bey, au ministre de l’Intérieur,
en date du 13 mai 1915 : Archives du Patriarcat de Constantinople/Patriarcat
arménien de Jérusalem, dossier XLIX, T 285, original ottoman, transcription
en caractères arméniens et traduction française.
8. Ibid.
211
L’opposition de fonctionnaires ottomans au génocide des arméniens

En dehors d’un ou deux épiciers ou bouchers, il n’y a aucun artisan


parmi les turcs. Cela aussi a son importance » 9. La réponse du ministre
de l’Intérieur, datée du 23 mai, recommande toutefois aux fonctionnaires
civils des vilayets orientaux d’appliquer les ordres venant des autorités
militaires 10, autrement dit du commandement de la 3e armée, qui avait
juridiction sur les six vilayets de l’Est.
Dans le même vilayet, à Bayburt, la population turque s’est également
montrée hostile à la déportation des arméniens, au point que le sous-
préfet (kaïmakam), Mehmed Nusret bey, un cadre jeune-turc, a dû faire
exécuter trois turcs pour calmer les esprits 11. Dans le vilayet de Van,
également frontalier, densément peuplé d’arméniens et marqué par le
tribalisme kurde, la nomination de Cevdet bey, le propre beau-frère du
ministre de la Guerre, Enver, en février 1915, a marqué le début des
tensions. On n’y relève aucun cas d’opposition à la politique de l’État-
parti jeune-turc chez les fonctionnaires. Seuls les 45 villages du kaza
de Moks et ses 4 459 arméniens échappent aux massacres grâce à la
protection d’un chef kurde, Murtula beg, qui a refusé d’appliquer les
ordres du vali Cevdet et a pu résister jusqu’à l’arrivée de l’armée russe
dans la région 12.
Le vilayet de Diyarbekir donne une image plus contrastée de l’action
des fonctionnaires ottomans concernant le programme d’éradication des
arméniens. On notera tout d’abord que le Dr Mehmed Rechid, un des
pères fondateurs du CUP historique, diplômé de l’Académie militaire de
médecine d’Istanbul, a été nommé vali de Diyarbekir, le 25 mars 1915 13,
c’est-à-dire au moment même où le Comité central jeune-turc a décidé
de mettre en œuvre son plan d’extermination. En quelques semaines, ce
proche du ministre de l’Intérieur y a exécuté à la lettre les ordres du
comité. Mais il a pour cela dû surmonter les réticences de plusieurs pré-
fets et sous-préfets de sa province. Le préfet de Mardin, Hilmi bey, qui

9. Ibid.
10. Basbakanlik Osmanli Arsivi (BOA, Archives ottomanes, Istanbul), DH.SFR
53/93, télégramme de Talât aux vilayet de Van, Erzerum et Bitlis, daté du
23 mai 1915 dans Osmanli Belgelerinde Ermeniler, 1915-1920 [Armenians in
Ottoman Documents, 1915-1920], T. C. Basbakanlik Devlet Arsivleri Genel
Müdürlügü, Osmanli Arsivi Daire Baskanligi, 25, Ankara, 1995, p. 36-37.
11. Bibliothèque Nubar, Fonds Andonian, P. J. 1/3, liasse 11, Bayburt, f o 1,
témoignage de Mgrditch Mouradian.
12. Clarence D. Ussher, An American Physician in Turkey, Londres, Gomidas
Institute, 2002 [2e éd.], p. 143 ; A-To (Hovhannès Ter Martirossian), Les Grands
Événements au Vasbouragan, 1914-1915, Erevan, Kultura, 1917, p. 427.
13. Hans-Lukas Kieser, « Dr Mehmed Reshid (1873-1919) : A Political Doctor »,
dans Hans-Lukas Kieser et Dominik J. Schaller (eds), Der Völkermord an den
Armeniern und die Shoah, Zürich, Chronos, 2002, p. 261.
212
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

a refusé d’exécuter ces ordres, a été démis le 25 mai 14 – il était en poste


depuis le 30 novembre 1914 – et remplacé par Chefik bey, lui-même
démis un mois plus tard pour les mêmes raisons 15. Ce préfet s’en sort
à bon compte, il n’en est pas de même pour certains sous-préfets. Celui
de Derik, Rachid bey (en poste du 12 octobre 1913 au 2 mai 1915), est
non seulement démis, pour avoir exigé un ordre écrit du comité mais
exécuté par la garde personnelle, formée de circassiens, du Dr Rechid,
sur la route de Diyarbekir 16. Hüseyin Nesimî bey, le sous-préfet de Lice,
et Nadji bey, sous-préfet de Bechiri, originaire de Bagdad, sont également
assassinés sur ordre du vali de Diyarbekir pour avoir refusé d’organiser
la liquidation des arméniens dans leur canton 17. Quelques années plus
tard, lorsque le Dr Rechid est interpellé et doit répondre aux questions
des magistrats d’une commission d’enquête instaurée après l’armistice,
il nie avoir fait exécuter ses deux collègues, jusqu’à ce que le fils de
Hüseyin Nesimî, Abidin, rapporte comment son père a été convoqué à
Diyarbekir et assassiné en cours de route par un cadre de l’Organisation
spéciale, dont le vali était le chef local 18.
La résistance aux ordres de certains hauts fonctionnaires de la région
ne s’est pas arêtée là. Outre les trois sous-préfets exécutés, d’autres ont
été démis : Mehmed Hamdi bey remplacé par Ferik bey, le 1er juillet 1915,
à la tête du kaza de Çermik ; Mehmed Ali bey, kaïmakam de Savur, en
poste du 2 mai au 1er octobre 1915 ; Ibrahim Hakkı bey, officiant à Silvan,

14. Ishaq Armalto, Al-Gosara fi nakabat annasara [Les Calamités des chré-
tiens], Beyrouth, Kaslik, 1970 [reprint de l’édition anonyme de 1919], p. 145 ;
Ara Sarafian, « The Disasters of Mardin during the Persecutions of the Chris-
tians, Especially the Armenians, 1915 », Haigazian Armenological Review, 18,
1998, cite un témoin chaldéen qui précise que le Dr Rechid a demandé à l’un
de ses collègues de Mésopotamie de faire assassiner Hilmi en route pour Mosul.
15. Jacques Rhétoré, Les Chrétiens aux bêtes ! Souvenirs de la guerre sainte
proclamée par les Turcs contre les chrétiens en 1915, manuscrit, Paris, biblio-
thèque du Saulchoir, p. 200-201.
16. Ishaq Armalto, Al-Gosara fi nakabat annasara, op. cit., p. 149. Le rempla-
çant, Hamid bey, nommé le 30 juin 1915, reste en poste jusqu’au 2 mai 1916,
c’est-à-dire le jour même où la liquidation des chrétiens de Derik s’achève.
17. Le meurtre des deux kaïmakam est mentionné lors de la première séance
du procès des unionistes, le 27 avril 1919 : Takvim-ı Vakayi, 3540, daté du
5 mai 1919, p. 8, col. 1, lignes 15-20 ; nous possédons également, à ce sujet,
le rapport d’une mission d’enquête dirigée par Mazhar bey sur les exactions du
Dr Rechid : Archives du Patriarcat de Constantinople/Patriarcat arménien de
Jérusalem, bureau d’information du Patriarcat, L 119 (original ottoman) et
H 465 (transcription).
18. Mehmed Rechid, Hayatı ve Hâtıraları, Izmir, Necet Bilgi, 1997, p. 79-91,
dans Mülâhazât, Ermeni Meselesi ve Dyarbekir Hatıraları, cité par Hans-Lukas
Kieser, « Dr Mehmed Reshid (1873-1919) », art. cité, p. 265, n. 109.
213
L’opposition de fonctionnaires ottomans au génocide des arméniens

« démissionné » le 31 août 1915 19. Autrement dit, près de la moitié des


sous-préfets du vilayet de Diyarbekir ont été éliminés pour avoir refusé
d’appliquer les ordres, mais cela n’a pas suffi à sauver les arméniens et
des habitants de langue syriaque de cette région – ces derniers, très nom-
breux dans ce vilayet, y ont subi un sort similaire à leurs voisins arméniens.
Dans le vilayet de Bitlis, c’est également un proche du ministre de
l’Intérieur, Mustafa Abdülhalik – beau-frère de Mehmed Talât – qui a été
nommé vali pour éradiquer l’importante population arménienne locale. Il
est aidé dans cette tâche par le lieutenant-colonel Halil, oncle du ministre
de la Guerre, qui commande une division de l’Organisation spéciale
dépêchée sur place. Un seul cas de sauvetage, assuré par un médecin
militaire en poste à Bitlis, nous est connu. Il concerne les jeunes filles
arméniennes de l’école américaine locale, bien éduquées, polyglottes,
ayant échappé à la déportation grâce à leurs protecteurs américains, que
des officiers jeunes-turcs stationnés à Bitlis réclament pour les « épou-
ser » 20. Le médecin chef de l’hôpital militaire de la ville, Mustafa bey,
un arabe ayant fait ses études en France et en Allemagne, qui avait
conscience que « la présence de ces filles dans l’école était une épine
constante dans la chair du gouvernement », s’est opposé à ces exigences
en faisant valoir que ces jeunes filles lui étaient absolument indispen-
sables pour le bon fonctionnement de son hôpital 21.
Dans le vilayet de Mamuret ul-Aziz, à Harpout, le vali, Sabit Cemal
Sagiroglu 22, nommé au début de septembre 1914, est certes plus fruste
que ses collègues des vilayets voisins, mais très au fait des mœurs de
la population locale et réputé perspicace. Dans sa région, il organise la
déportation de la population arménienne, mais, au dire du consul améri-
cain, Leslie Davis, sans faire preuve d’un zèle particulier : « Il m’expliquait
toujours, écrit-il, qu’il était obligé d’exécuter les ordres [et] il est fort
possible que son souhait personnel n’ait pas été de faire souffrir les gens
et qu’il n’ait été qu’un exécutant contre son gré. [...] En tout cas, j’ai le

19. Mehmed Rechid, Hayatı ve Hâtıraları, op. cit., p. 87-89.


20. Grace H. Knapp, The Tragedy of Bitlis, Princeton (N. J.), Gomitas Institute,
2002 [2e ed.], p. 45-47.
21. Ibid., p. 89-91.
22. Également connu sous le nom de Safiirzâde Sabit, il est né à Kemah (sand-
jak d’Erzincan) en 1881. Sous le régime kémaliste, il est vali d’Erzerum,
directeur-fondateur de la Ziraat Bankası et député d’Erzincan, puis de Elazıg.
Il est mort en 1960 à Istanbul. Cf. Adnan Isik, Malatia, Adıyaman, Akçadafii,
Arabkir, Besni, Darende..., 1830-1919, Istanbul, Kurtiş Matbaacılık, 1998,
p. 761, note.
214
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

sentiment qu’il était plus humain que bien d’autres 23. » Dans son vilayet,
la zone montagneuse du Nord, le Dersim, était encore sous le contrôle
de Kızılbachs (ou Zazas) et a de ce fait été, au cours des événements de
1915, un refuge pour 10 000 à 15 000 arméniens de la plaine de Harpout
et des zones ouest du sandjak d’Erzincan 24. Les témoignages du pasteur
Henry Riggs et de Nazareth Piranian y attestent de sauvetages monnayés
au prix fort : les premiers fuyards règlent jusqu’à 100 livres turques pour
leur passage ; plus tard, les exigences des beg kurdes sont revues à la
baisse, jusqu’à 10 livres turques. On observe néanmoins le cas de per-
sonnes dépourvues de moyens qui y sont accueillies.
À l’extrémité sud du vilayet, la région de Malatia voit transiter
des centaines de milliers de déportés et abrite notamment l’abattoir de
Fırıncilar, géré par l’Organisation spéciale. Un homme a vainement tenté
de dénoncer ces meurtres de masse, Mustafa aga Azizoglu, le président
de la municipalité (belediye reisi) de Malatia. Issu d’une famille originaire
de Bagdad établie dans la région depuis plusieurs générations, Mustafa
aga a rapidement pris la mesure de la situation et a travaillé à atténuer les
effets des dispositions appliquées sur place par le sous-préfet (mutesarif)
désigné par Constantinople. Le pasteur allemand Hans Bauernfeind qui
dirigeait par intérim l’établissement allemand pour aveugle de Malatia,
connu sous le nom de « Bethesda », l’a d’abord pris pour un « aliéné »
lorsqu’il évoquait devant lui les tueries locales, et note qu’il « hébergeait
parfois jusqu’à 40 arméniens » chez lui 25. Le pasteur lui-même a abrité
dans le jardin de sa mission, sous des tentes prêtées par Mustafa aga,
jusqu’à 240 personnes 26.
Plus à l’Ouest, en Anatolie, où des colonies arméniennes fleurissaient
depuis des siècles en milieu turc, la situation était bien moins tendue
qu’à l’Est. Le vilayet d’Angora avait en outre la particularité d’abriter
une population arménienne très majoritairement de rite catholique, de
surcroît turcophone (mais écrivant en caractères arméniens), laquelle
avait la réputation d’être très peu politisée et parfaitement inoffensive.

23. Leslie A. Davis, La Province de la mort : archives américaines concernant


le génocide des arméniens, Bruxelles, Éditions Complexe, 1994, p. 107-110.
24. Henry Riggs, Days of Tragedy in Armenia, op. cit., p. 108-117 ; Nazareth
Piranian, L’Holocauste de Kharpert, Boston (Mass.), Baykar, 1937, p. 516 et
522 [en arménien].
25. Tessa Hofmann et Méliné Péhlivanian, « Malatia 1915 : carrefour des convois
de déportés d’après le Journal du missionnaire allemand Hans Bauernfeind »,
Revue d’histoire arménienne contemporaine, tome 2, 1998, p. 255.
26. Ibid., p. 260-261. Mustafa aga fut assassiné en 1921 par l’un de ses fils,
militant jeune-turc, pour son engagement en faveur des arméniens durant la
guerre (ibid., p. 303).
215
L’opposition de fonctionnaires ottomans au génocide des arméniens

Le vali, Hasan Mazhar bey, en poste depuis le 18 juin 1914, en était du


reste si convaincu qu’il a résisté aux ordres de déportation que lui a
adressés le ministre de l’Intérieur. La réponse d’Istanbul a été révélatrice.
Début juillet 1915, le Comité central jeune-turc a envoyé à Angora l’un
de ses membres les plus éminents, Atıf bey (Kamçıl), dont nous connais-
sons par ailleurs le rôle au sein de la direction politique de l’Organisation
spéciale, en qualité de délégué 27. Sur son intervention directe, le ministre
de l’Intérieur met immédiatement fin aux fonctions du vali Mazhar, le
8 juillet 1915, et nomme vali intérimaire le délégué du parti, Atıf bey 28,
qui mettra en œuvre la liquidation des arméniens de la région.
Dans un autre canton du même vilayet, à Stanoz, femmes et enfants
de ce bourg arménien – les hommes avaient déjà été liquidés ou étaient
conscrits – doivent, pour beaucoup d’entre eux, leur survie au müdir,
Ibrahim Chah. Ce dernier est parvenu à maintenir sur place les familles
de conscrits et à répartir dans les villages turcs du nahie (canton) le reste
de la population 29.
Le cas de Celal bey, d’abord en poste à Alep (du 11 août 1914 au
4 juin 1915), puis nommé à Konya où il refuse de déporter les arméniens,
est également digne d’intérêt. C’est en son absence que les jeunes-turcs

27. Originaire de Makriköy, un bourg de l’Ouest d’Istanbul, Atıf bey, officier,


fedaï (paramilitaire) du CUP, sera plus tard député d’Angora ou de Biga. Il
devient, en qualité de membre du Comité central de l’Ittihad, l’un des cinq chefs
de l’OS, à l’automne 1914. Après son intérim à Angora, il est nommé vali de
Kastamonu. Son rôle au sein de l’Organisation spéciale est établi durant la
deuxième audience du procès des chefs jeunes-turcs, le 4 mai 1919 : Takvim-ı
Vakayi, 3543, du 12 mai 1919, p. 29-31, au cours de l’interrogatoire d’Atıf
bey sur le chiffre utilisé par le Techkilat-ı Mahsusa, et lors de l’audition de
Cevad bey, au cours de la quatrième séance, le 8 mai 1919 : Takvim-ı Vakayi,
3549, p. 63. Cevad nomme les chefs de l’OS : le directeur de la Sécurité générale,
Aziz bey, le Dr Nâzım, Atıf bey, etc.
28. Audition de Midhat Chükrü, secrétaire général du CUP, au cours de la
cinquième audience du procès des unionistes, le 12 mai 1919 : Takvim-ı
Vakayi, 3554, 21 mai 1919, p. 85. L’intervention directe du CUP dans les
affaires locales y est clairement établie. Mazhar fut nommé à la tête de la
commission d’enquête instituée le 23 novembre 1918, après la signature de
l’armistice et la fuite des principaux criminels jeunes-turcs, pour instruire le
dossier à charge contre les personnes impliquées dans la destruction des armé-
niens. Investie de large pouvoir, la « commission Mazhar » – c’est ainsi qu’on
a coutume de l’appeler – accomplit un travail remarquable d’instruction des
dossiers, auditionnant nombre de témoins à tous les niveaux de la hiérarchie
de l’État, et rassemblant des ordres et des instructions secrètes ayant trait aux
massacres, conservés par certains hauts fonctionnaires pour prouver qu’ils
n’avaient fait qu’obéir.
29. Garabèd Terzian, Mémorial de la Stanoz arménienne, Beyrouth, 1969,
p. 71 [en arménien].
216
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

locaux s’empressent de mettre en route vers le Sud près de 3 000 armé-


niens de Konya, le 21 août. Lorsque le vali Celal rentre d’Istanbul, vers
le 23 août, il parvient toutefois à empêcher le départ d’un second convoi.
Tant qu’il est en poste, c’est-à-dire jusqu’au début d’octobre, ces personnes
subsistent à Konya et rendent, aux côtés des missionnaires américains,
d’éminents services aux dizaines de milliers d’arméniens des provinces
de l’Ouest qui transitent par la gare de Konya. Elles ont finalement été
déportées à l’initiative du secrétaire responsable du CUP, Ferid bey, dès
que le vali a été muté 30. On observe toutefois que des listes de proscrits
étaient régulièrement dressées et des hommes déportés, sans que Celal
ne puisse s’interposer 31. Le Dr Dodd note à ce sujet : « Le vali est un brave
homme, mais totalement impuissant. Le comité de l’Ittihad et la clique
[originaire] de Salonique décident de tout. Le chef de la police semble
être le véritable patron 32. »
Dans le sandjak d’Ismit, proche d’Istanbul, tous les arméniens ont été
déportés en août 1915, à l’exception de ceux de Geyve, dont le sous-préfet,
Said bey (en poste du 19 septembre 1913 au 21 août 1915) a refusé
d’appliquer les ordres et a été par conséquent démis et remplacé par
Tahsin bey (en poste jusqu’au 5 septembre 1916), un militant jeune-turc 33.

Les sauvetages réussis


menés par des fonctionnaires ottomans

Mais tous ces faits relèvent d’actes de courage qui n’ont pas véritable-
ment permis de sauver des arméniens. Il en est allé tout autrement à
Kütahya, une préfecture de l’Ouest d’Angora, dont la population armé-
nienne n’a jamais été déportée. Le mutesarif Faik Ali bey n’a pas appliqué

30. APC/PAJ, Bureau d’information du Patriarcat, p. 388-389, no 85, La


Déportation de Konya.
31. Gaydzag (Mgrditch Barsamian), « Le drame des arméniens de Konya (d’après
le cahier de souvenirs d’un témoin) », Joghovourt, daté du 20 décembre 1918.
32. Lettre du Dr William S. Dodd à Henry Morgenthau, datée du 8 septembre
1915, dans Ara Sarafian (ed.), United States Official Records on the Armenian
Genocide, 1915-1917, Princeton (N. J.), Armenian Genocide Documenta-
tion, 2004, p. 254 ; Archives du ministère des Affaires étrangères (Nantes),
marine, Syrie-Liban, Cilicie, Administration, Service de renseignement de la
marine, dossier 159, rapport secret du lieutenant de vaisseau Goybet, daté de
Constantinople, le 19 décembre 1919, no 1451-B-29.
33. Raymond Kévorkian, Le Génocide des arméniens, op. cit.
217
L’opposition de fonctionnaires ottomans au génocide des arméniens

les ordres de déportation, sans pour autant être démis. D’après le journa-
liste Sébouh Agouni, qui lui a personnellement demandé après-guerre
comment il était parvenu à maintenir les arméniens de la région dans
leurs foyers, il semble que la population turque locale se soit fermement
opposée à la déportation des arméniens, sous l’impulsion de deux familles
de notables, les Kermiyanzâde et les Hocazâde Rasık. Ce qui n’a pas été
sans effet sur le pouvoir. Tout en menaçant le mutesarif et ces notables
de représailles, Mehmed Talât a fait preuve d’une certaine mansuétude
dans ce cas précis, une sorte d’exception confirmant la règle. Alors
qu’initialement cette disposition ne devait s’appliquer qu’à moins de
5 000 personnes, plusieurs milliers de déportés originaires de Bandırma,
Bursa et Tekirdag ont profité de la bienveillance du mutesarif et de
la population locale pour échapper au sort qui les attendait sur l’axe
Konya-Bozanti-Alep 34.
Un sort similaire attendait les arméniens de la ville de Smyrne et
d’une partie du vilayet d’Aydin. La nomination à Smyrne d’un membre
aussi influent du CUP que Mustafa Rahmi, vraisemblablement liée aux
projets jeunes-turcs d’« homogénéisation » des rives ottomanes de l’Égée,
visant à éradiquer la population grecque des zones côtières 35, pouvait
laisser présager le pire. Mais le vali, très impliqué dans ces opérations,
ainsi que le commandant en chef du 4e corps d’armée, le général Pertev
Pacha (Demirhan), se sont contentés de liquider les élites arméniennes
locales. La population arménienne de la ville a globalement été épargnée.
Certains observateurs affirment toutefois que c’est le général allemand
Liman von Sanders qui a obtenu le maintien des arméniens de Smyrne.
Dans le contexte du temps – la Turquie travaillait à maintenir la neutra-
lité de la Grèce dans le conflit mondial –, nous pouvons aussi penser
que l’élimination des arméniens de Smyrne aurait sans doute entraîné
des tensions en milieu grec et y aurait été ressentie comme une menace
pouvant également les viser 36. Dans le reste du vilayet, dans le sandjak
de Manisa, d’autres arméniens ont été épargnés grâce au mutesarif,

34. Sébouh Agouni, Histoire du massacre d’un million d’Arméniens,


Constantinople, Assadourian et fils, 1920, p. 251-253 ; APC/PAJ, Bureau d’in-
formation du Patriarcat, H 920.
35. Taner Akçam, From Empire to Republic : Turkish Nationalism and the
Armenian Genocide, Londres, Zed Books, 2004, p. 144-146 ; le consul améri-
cain George Horton, The Blight of Asia, Londres, Taderon Pr., 2003, p. 24-33,
rapporte ses impressions sur ces événements.
36. Raymond Kévorkian, Le Génocide des arméniens, op. cit., p. 707.
218
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Tevfik bey, qui est parvenu à sauver la population arménienne en n’exé-


cutant que superficiellement les ordres : 400 personnes ont été assez
tardivement expulsées de leurs foyers, le 15 octobre 1916, mais sur
l’initiative du commandant de la gendarmerie locale, Fehmi bey 37.
Les arméniens des sandjaks voisins d’Aydin et de Denizly ont bénéfi-
cié de l’action d’un fonctionnaire local, le commandant de la gendarmerie
d’Aydin, Nuri bey, qui est parvenu à empêcher le mutesarif, Rechid bey,
un ancien chef de la section politique de la police d’Istanbul, de mettre
à exécution les déportations. À Denizly, quelques dizaines d’hommes ont
été arrêtés au cours des perquisitions du début mai 1915, l’un deux a
été exécuté le 16 septembre 1916, mais la colonie a été épargnée 38.
Dans le Sud, à Adana, le vali, Ismail Hakkı bey, un Albanais réputé
modéré, semble avoir résisté aux pressions du club unioniste local,
demandant qu’il applique l’ordre de déportation. Sans s’opposer ouverte-
ment aux ordres, il est parfois parvenu à retarder le départ des convois,
voire à les faire revenir 39. Autre signe révélateur de l’attitude bien-
veillante du vali, lorsqu’il a reçu de la cour martiale d’Istanbul, fin avril
1915, une dépêche réclamant que le primat d’Adana, Mgr Khatchadour
Arslanian, soit immédiatement transféré dans la capitale, il a confié à
l’inspecteur des Affaires sanitaires le soin de rédiger un certificat attes-
tant de l’incapacité du prélat à accomplir un tel voyage 40. La nomination,
le 19 mars 1916, de Cevdet bey, l’ancien vali de Van, à la tête du vilayet
d’Adana marque la fin de ces exceptions. Elle annonce la mise en place
du dispositif nécessaire à la réalisation de la seconde phase du génocide.
Au Nord du vilayet d’Adana, dans le sandjak de Hacın, la missionnaire
américaine Edith Cold signale que le mufti de la ville s’est refusé à cau-
tionner les déportations et a même pris possession des biens d’un de ses

37. SHAT, Service historique de la marine, Service de renseignements de la


marine, Turquie, 1BB7 245, doc. 109, Smyrne, 29 avril 1919, « Rapport sur
les actes injustes... », p. 19-21.
38. Ibid., p. 21.
39. Rapport de William N. Chambers, missionnaire britannique travaillant pour
l’American Board of Turkey, à Adana, depuis trente-sept ans, daté du 3 dé-
cembre 1915 : James Bryce and Arnold Toynbee, The Treatment of Armenians
in the Ottoman Empire, édition non censurée, éditée et avec une introduction
de Ara Sarafian, Princeton (N. J.), Gomidas Institute, 2000, doc. 128, p. 511 ;
Sébouh Agouni, Histoire du massacre d’un million d’arméniens, op. cit., p. 305 ;
« Journal de Miss Wallis », dans James Bryce and Arnold Toynbee, The Treat-
ment of Armenians in the Ottoman Empire, op. cit., doc. 129, p. 515 ; « Lettres
du consul de Mersine, Edward I. Nathan, à Henry Morgenthau, datées du 18 et
du 28 mai 1915 », dans Ara Sarafian (ed.), United States Official Records on
the Armenian Genocide, 1915-1917, op. cit., p. 43 et 46.
40. Puzant Yéghiayan (ed.), Histoire des Arméniens d’Adana, Antelias, Catho-
licossat arménien, 1970, p. 321 [en arménien].
219
L’opposition de fonctionnaires ottomans au génocide des arméniens

amis arméniens pour qu’ils ne soient pas pillés 41. Selon la même source,
les musulmans des bourgs voisins de Feke et de Yerebakan se sont
montrés hostiles aux déportations, les turcs de Feke faisant preuve d’un
comportement « particulièrement honorable 42 ».
Dans les déserts de Syrie, dans les régions de Ras ul-Ayn et Der Zor,
on observe des attitudes bienveillantes de quelques fonctionnaires civils :
le sous-préfet de Ras ul-Ayn, Yusuf Ziya bey, qui est resté en poste
jusqu’au mois de février 1916, qui a essayé de sauver une partie des
arméniens détenus dans le camp de concentration voisin de la ville – il
sera démis lors du déclenchement de la deuxième phase du génocide 43 ;
le préfet de Der Zor, Ali Suad bey, qui avait en charge la région de
l’Euphrate abritant les camps de concentration les plus importants de
Meskéné (il abrita jusqu’à 100 000 personnes jusqu’à l’automne 1916
et on y dénombra environ 80 000 morts), de Dipsi (il fonctionna de
novembre 1915 à avril 1916 et fit 30 000 morts) et celui de Der Zor
(Marat) (ouvert en novembre 1915, 192 750 victimes). Parmi le personnel
administratif et militaire présent à Der Zor sous le mandat d’Ali Souad,
il faut aussi signaler l’action bienveillante de Nureddin bey, inspecteur
délégué (menzil mufettis) et Nakı bey, commandant de marine, qui se
sont tous deux battus avec Ali Suad pour qu’un grand nombre de
déportés restent à Der Zor ; Haci Faroz et son parent Ayial, notables
originaires de Der Zor, qui avaient une grande influence sur les tribus
bédouines de la région. Un rescapé arménien rapporte que « la protection
dont Ali Suad couvrit les arméniens du coin était connue, comme une
fable, jusqu’à Alep et les milieux turcs le surnommait ironiquement le
“patriarche arménien” 44. »
Nous pourrions ajouter, pour compléter notre étude du comportement
des hauts fonctionnaires locaux, que certains préfets ou sous-préfets,
notamment dans les régions abritant les camps de concentration, ont
sauvé des arméniens ou leur ont épargné la déportation en échange de
sommes énormes, tandis que d’autres récupéraient effectivement une

41. « Rapport d’Edith M. Cold, daté du 16 décembre 1915 », dans James Bryce
et Arnold Toynbee, The Treatment of Armenians in the Ottoman Empire, op. cit.,
doc. 126, p. 507.
42. Ibid.
43. Raymond Kévorkian, Le Génocide des Arméniens, op. cit., p. 802.
44. Raymond Kévorkian, L’Extermination des déportés arméniens ottomans
dans les camps de concentration de Syrie-Mésopotamie, la deuxième phase
du génocide (1915-1916), RHAC II, 1998, p. 174 ; T. C. Basbakanlik Arsivi,
2R1334, 3R1334, 6R1334, 7R1334, 7, 8, 11 et 12 Subat [février] 1916, DN,
télégrammes d’Ali Suad [DH. EUM, 2.S.69/6, 7, 8, 9], doc. no 158, 159, 161,
160.
220
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

rançon tout en envoyant à la mort les « donateurs ». La nuance entre ces


deux types de comportement n’est pas négligeable. Avec l’expérience,
certaines familles en mesure de payer pour garder la vie sauve avaient
du reste trouvé une sorte de parade à ces comportements cyniques en
utilisant des lettres de change qui n’étaient signées par les intéressés
que chaque mois. Ce système d’allocation mensuelle a permis à certains
de survivre pendant plus d’un an, ou du moins jusqu’à épuisement de
leur budget.

Pour conclure, nous observerons que les travaux de recherche menés


ces dernières années, directement orientés vers l’établissement des faits,
ont permis de distinguer des cas de sauvetage variés. Mais cet aspect de
la recherche reste encore peu exploré. On connaît ainsi fort mal le trai-
tement des jeunes femmes et des enfants « adoptés » dans des familles
turques ou kurdes, voire bédouines, parfois sauvés ainsi de la mort par
les propres bourreaux de leurs époux ou parents, qu’il s’agisse de fonc-
tionnaires, de militaires ou de civils. On sait aussi fort peu de chose sur
les sauvetages ayant pour origine la solidarité maçonnique – un unique
témoignage évoque ce type de cas en Cilicie, lequel n’était sûrement pas
isolé. On peut en dire autant des confréries religieuses turques, comme
ce chef de la plus importante confrérie de Konia, déporté à Beyrouth pour
avoir condamné les violences infligées aux populations arméniennes, qui
lui paraissaient contraires aux préceptes de l’islam.
Nul doute que l’examen systématique de ces interventions émanant
tant de fonctionnaires que de civils, laïcs ou religieux, révélera qu’une
partie de la société turque était, en 1915, hostile à la politique d’extermi-
nation conçue par le parti jeune-turc. Ces cas, dont l’intérêt pédagogique
est indéniable, pourraient aussi contribuer à donner à la société turque
contemporaine des modèles bien plus valorisants que ceux des bourreaux
jeunes-turcs actuellement vénérés très officiellement par des mausolées et
des boulevards portant leurs noms.
Chapitre 12
CONVERSION ET SAUVETAGE
STRATÉGIES DE SURVIE AU COURS
DU GÉNOCIDE DES ARMÉNIENS
Ugur Ümit ÜNGÖR

ans la première scène de Dogville (2003), un film de Lars von

D Trier, chaleureusement accueilli par la critique, Grace (interprétée


par Nicole Kidman) arrive à Dogville, un village américain des
années 1930. Elle prétend être poursuivie par des tueurs et, désespérée,
demande de l’aide à la population locale. Les villageois, des paysans
conservateurs, hésitent avant d’accepter de lui donner asile. Ayant perdu
sa piste, les tueurs présumés s’éloignent. Grace décide de rester à Dogville
et, cherchant à s’intégrer, commence par accomplir de menus travaux
pour les villageois. Elle semble tout à fait satisfaite de son sort. Mais
les villageois se mettent peu à peu à la maltraiter avec cruauté et sa
situation se dégrade. Elle se fait escroquer, tyranniser, violer, battre, lapi-
der, enchaîner et finalement enfermer dans une étable comme une bête.
À la fin du film, quand la bande du début revient inopinément à Dogville
et réclame la libération de Grace, elle est devenue l’esclave du village.
C’est une femme brisée. Le scénario révèle qu’elle est la fille d’un parrain
de la mafia qui veut récupérer sa fille fugueuse. Assoiffée de vengeance,
Grace cède à ses pulsions de violence et demande à son père de détruire
le village. Les truands rasent Dogville et massacrent tous ses habitants,
une fin bouleversante pour un film remarquable. Bien. Mais quel est l’inté-
rêt de Dogville ? Les humiliations que subit Grace peuvent constituer une
222
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

métaphore des expériences qu’ont connues de nombreuses arméniennes


pendant la Première Guerre mondiale : le sauvetage a souvent été le
prélude à la misère. C’est sous cet angle que cet article abordera les
notions de sauvetage, de refuge et de conversion au cours du génocide
arménien de 1915.

Le sauvetage pendant le génocide


« Le XXe siècle, nous rappelle solennellement Anthony Giddens, est un
siècle sanglant et effrayant 1. » L’Empire ottoman et le régime qui lui
succéda, la République turque, n’ont pas démenti ce propos. Pour mani-
puler les structures sociales, les nationalistes turcs ont employé toute la
gamme des mesures politiques, la marginalisation, l’isolement, l’incarcéra-
tion, la modification des tracés de frontières, la déportation, l’assimilation
forcée, les échanges de populations, jusqu’au massacre pur et simple et
sans discernement et, dans le cas le plus extrême, jusqu’à la destruction
génocidaire proprement dite. Le sort des victimes était fonction de leur
éloignement ethnique et politique tel qu’il était perçu par rapport à
l’identité nationale turque proclamée de fraîche date et fortement isla-
misée. Il dépendait également des aléas de la politique internationale.
L’ethnicité était assimilée à la loyauté, de sorte que des fonctionnaires
chrétiens arméniens d’une loyauté irréprochable se trouvèrent en butte
à l’exclusion alors que des paysans alevi turcs qui fraudaient le fisc
étaient inclus dans cette nouvelle identité, dont les limites fluctuaient
de temps en temps. Du fait de définitions religieuses non biologiques,
des populations telles que les kurdes musulmans, les juifs sépharades
ou parfois même les arméniens chrétiens étaient considérés comme plus
« turquifiables » (eintürkfähig) que d’autres, malgré une certaine ambi-
guïté 2. Ce type de catégorisation se faisait le plus souvent sans tenir
compte des loyautés proclamées et réelles. L’escalade de ces processus
de persécution conduisit assez rapidement à un point de non-retour, et,

1. Anthony Giddens, The Nation-State and Violence, Cambridge, Polity Press,


1985, p. 3.
2. Ce terme est dérivé du mot allemand Eindeutschung, qui désignait l’assimila-
tion forcée prévue des populations non allemandes susceptibles d’être germa-
nisées pendant la Seconde Guerre mondiale. Les intellectuels nazis inventèrent
encore le concept d’eindeutschfähig, que l’on peut traduire littéralement par
« germanisable », désignant le degré d’aptitude à l’assimilation des populations
non allemandes en fonction de critères raciaux.
223
Conversion et sauvetage

en l’espace de quelques années, des millions de gens disparurent de leurs


terres ancestrales.
Pendant le génocide arménien, un nombre indéterminé de persécutés
furent sauvés par des gens qui n’étaient pas concernés par ces mesures.
La définition des « ennemis intérieurs » imposée par le comité Union et
Progrès (CUP) créa des lignes de fracture brutales au sein d’une société
ottomane extrêmement complexe. Dans certains cas, des familles furent
déchirées, une moitié de ses membres étant soumise à la déportation,
l’autre non. En tout état de cause, on aboutit à une situation dans laquelle
les persécutés ne pouvaient échapper à leur sort tragique que si les non-
persécutés (ou les moins persécutés) intervenaient clandestinement pour
s’opposer aux ordres. En règle générale, ces interventions prenaient la
forme de ce qu’on appelle aujourd’hui « sauvetage » : tout « comportement,
clandestin ou non, destiné à dissimuler physiquement ou juridiquement
l’identité de gens recherchés et/ou à les aider à se réfugier en lieu sûr 3 ».
Le concept clé de cette définition est la notion d’« identité » ; en effet,
l’extermination des arméniens ottomans relevait d’une volonté de sup-
primer leur identité davantage que leur existence physique.
Les recherches sur le sauvetage des chrétiens durant les persécutions
n’en sont encore qu’à leurs balbutiements. Dans un article publié en
1992, Richard Hovannisian souligne que, sans l’intervention de nombreux
musulmans ottomans, bien des arméniens n’auraient pas survécu au
génocide. À partir du témoignage de rescapés, il affirme que les sauve-
teurs étaient généralement motivés par des préoccupations humanitaires
et économiques. Il précise également que la plupart d’entre eux étaient
des paysans turcs de sexe masculin qui abritèrent des arméniens pendant
plusieurs années. Hovannisian conclut son article en faisant remarquer
qu’il conviendrait, dans de nouvelles recherches, d’évaluer les risques
encourus par ceux qui hébergeaient ces arméniens et d’analyser l’ambi-
valence morale du sauvetage 4. Raymond Kévorkian a présenté une
analyse plus brève mais tout aussi pénétrante. Dans un article consacré
aux « Justes » du génocide arménien, il distingue les acteurs occidentaux
des citoyens ottomans. Il souligne la nécessité d’établir une corrélation
entre la position sociale du sauveteur et les décisions émanant de cette

3. Jacques Sémelin, « Rescue, Rescuer, Rescued : “Righteous among the Nations”


and the Holocaust : European and Comparative Perspectives », Call for Papers,
14 octobre 2004.
4. Richard G. Hovannisian, « Intervention and Shades of Altruism during the
Armenian Genocide », dans Richard G. Hovannisian (ed.), The Armenian Geno-
cide : History, Politics, Ethics, New York (N. Y.), St. Martin’s Press, 1992,
p. 173-207.
224
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

position et fonction. Il attire également l’attention sur la diversité des


motivations des sauveteurs. À l’intérieur de ce cadre général, il entreprend
d’identifier un certain nombre de fonctionnaires ottomans qui s’oppo-
sèrent au génocide. Enfin, Kévorkian pose le problème des ambiguïtés
du sauvetage et recommande une étude plus approfondie des documents
d’archives ottomans et des témoignages de rescapés 5. À l’occasion d’un
colloque qui s’est tenu à Istanbul, Boghos Levon Zekiyan a récemment
présenté une contribution rappelant qu’après le génocide, de nombreux
arméniens rescapés évoquaient encore le souvenir de leurs sauveteurs
avec beaucoup d’admiration et de respect 6.
L’histoire des déportations arméniennes abonde en récits de sauvetage
et de conversion. L’étude de ces deux éléments du génocide arménien
devrait prendre en compte des interprétations aussi bien objectives que
subjectives. On peut décrire et expliquer les événements dans le détail :
montrer comment différentes personnes ont été sauvées dans différentes
provinces et dans différentes circonstances, comment elles se sont
converties et ce qui leur est arrivé après leur conversion. Mais il faut
aussi tenir compte de la signification que les bénéficiaires de ces sauve-
tages et les sauveteurs eux-mêmes accordaient à la « réalité sociale »
qu’ils avaient établie ensemble 7. S’agissant de convertis, il importe de
mesurer les effets de leur conversion sur l’image qu’ils se faisaient d’eux-
mêmes et sur le regard que leur entourage porta sur eux après leur
conversion. Ces interprétations différentes (mais pas nécessairement
conflictuelles) peuvent considérablement enrichir notre compréhension
de certains aspects essentiels du génocide arménien.
La conversion à l’islam, pour échapper aux griffes de la dictature du
CUP, était à la fois un effet concomitant et une condition préalable du
sauvetage. On pourrait formuler plusieurs dizaines d’interrogations et
identifier tout autant de caractéristiques propres à ce processus, mais l’une
des questions les plus marquantes concerne la façon dont eurent lieu

5. Raymond Kévorkian, « Pour une typologie des “Justes” dans l’Empire otto-
man face au génocide des Arméniens », article présenté à la conférence Si può
sempre dire un sı̀ o un no : I Giusti contro i genocidi degli Armeni e degli
Ebrei, Université de Padoue, 30 novembre 2000.
6. Boghos Levon Zekiyan, « The Conceptual Relationship Between “Tehcir” and
“Genocide”, with a Special Reference to the Armenian Case, both from an
Anthropological and a Legal Philosophical Viewpoint », article (travail en cours)
présenté à la conférence New Approaches to Turkish-Armenian Relations,
Istanbul University, 17 mars 2006.
7. Pour la notion de « fait social », voir Steven Lukes (ed.), From Émile
Durkheim : The Rules of the Sociological Method, New York (N. Y.), Free Press,
1982, p. 50-59 [trad. W. D. Halls].
225
Conversion et sauvetage

ces sauvetages. La tendance quelque peu essentialiste et émotionnelle à


rechercher l’altruisme et la pureté du bon Samaritain dans les person-
nalités et les motifs des sauveteurs ne mène pas très loin. De même, on
continue à se demander si l’identité religieuse des sauveteurs est aussi
importante qu’on le prétend souvent, d’autant plus que beaucoup de sur-
vivants prétendent le contraire et font état de la participation active et
de l’incitation au meurtre de nombreux membres du clergé islamique.
Le politiquement correct pèse également sur le débat concernant
l’esclavage. Aussi bouleversants que puissent être, même pour des
universitaires, les récits du traitement brutal auquel furent soumis les
déportés et la découverte de la fréquence de l’esclavage (féminin), il n’en
demeure pas moins que cette pratique fut longtemps parfaitement cou-
rante dans l’Empire ottoman 8. Jusque dans les années 1970, on pouvait
rencontrer des parias isolés (généralement des orphelins et le plus sou-
vent des femmes) ainsi que des familles chrétiennes tout entières dans
de grandes maisons kurdes, où ils occupaient une position sociale proche
de l’esclavage. C’était une forme de féodalisme admise et socialement
institutionnalisée, appelée en kurde xulamî. Les efforts d’intervention
des États provoquèrent une résistance acharnée tant des patrons kurdes
que de leur main-d’œuvre chrétienne qui considéraient cette situation
comme normale et traditionnelle et comme une sécurité propre à l’ancien
régime 9. C’est ainsi qu’après le génocide de 1915, on vit souvent les
chefs kurdes s’efforcer de localiser des arméniens dans l’espoir de leur
trouver des conjoints et de leur permettre de perpétuer leurs pratiques
endogamiques. En tout état de cause, au lieu de s’évertuer à déconstruire
les mythes et l’historiographie nationaliste, il serait préférable de propo-
ser un bref aperçu des continuités et des discontinuités de la conversion.

La conversion dans l’Empire ottoman :


continuité et discontinuités
Le phénomène de la conversion a une longue histoire dans l’Empire
ottoman. Depuis que la dynastie ottomane a conquis de vastes territoires
habités par des populations non musulmanes, la conversion a posé un

8. Ehud R. Toledano, Slavery and Abolition in the Ottoman Middle East,


Washington (D. C.), University of Washington Press, 1998 ; Y. Hakan Erdem,
Slavery in the Ottoman Empire and its Demise, 1800-1909, Basingstoke,
Macmillan, 1996.
9. En français dans le texte.
226
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

problème extrêmement complexe mettant en jeu des considérations


d’ordres économique, politique, personnel et de statut aussi bien que
strictement religieux 10. De nombreux convertis voyaient dans cette
démarche le moyen d’accéder à un statut plus qu’un acte délibéré fondé
sur une conviction religieuse. Il s’agissait donc davantage d’un moyen
que d’une fin. Par rapport aux politiques de conversion forcée que l’on
a pu observer au même moment en Russie et en Espagne, le cas ottoman
semble négligeable et dépendant de conditions locales et temporelles 11.
De toute évidence, il n’exista pas pour cette question de politique otto-
mane unique et immuable. Les propos de Speros Vryonis sur l’Empire
ottoman peuvent s’appliquer à la politique identitaire dans les relations
internationales en général : « Avec l’effondrement ou l’affaiblissement
d’[...] États centralisés ou à des moments où ceux-ci se sentirent menacés
par la puissance réelle ou potentielle des chrétiens (que ce soit à l’inté-
rieur ou à l’extérieur), le statut et la protection juridiques des non-
musulmans connurent une forme ou une autre de dégradation 12. »
Sur cette toile de fond historique, la déportation et la persécution dont
fut victime en 1915 la totalité du millet (nation) arménien marquèrent
une rupture fondamentale dans la culture politique et le mode de gou-
vernement conventionnels ottomans. La déportation des arméniens fut
officiellement organisée à partir du 23 mai 1915, lorsque Talât ordonna
leur déplacement vers Deir ez-Zor, en commençant par les provinces du
Nord-Est 13. Le même jour, il donna instruction au commandement de la
4e armée de traduire en conseil de guerre tout musulman qui collaborerait
avec les chrétiens 14. La 3e armée avait été placée sous le commandement
du général Mahmud Kâmil Pacha, qui avait donné un ordre analogue
qui prévoyait « la pendaison devant sa maison de tout musulman qui
protégerait un arménien, l’incendie de sa maison, sa révocation de son

10. Speros Vryonis, The Decline of Medieval Hellenism in Asia Minor and the
Process of Islamization from the Eleventh through the Fifteenth Century,
Berkeley (Calif.), University of California Press, 1971.
11. Selim Deringil, « “There is No Compulsion in Religion” : On Conversion and
Apostasy in the Late Ottoman Empire, 1839-1856 », Comparative Studies in
Society and History, 42 (3), 2000, p. 547-575.
12. Speros Vryonis, « The Experience of Christians under Seljuk and Ottoman
Domination, Eleventh to Sixteenth Century », dans Michael Gervers et Jibran
Bikhazi (eds), Conversion and Continuity : Indigenous Christian Communities
in Islamic Lands, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1990,
p. 185-216.
13. Basbakanlik Osmanli Arsivi (Archives ottomanes, Istanbul), DH.SFR 53/91,
53/92 et 53/93, Talât aux provinces, 23 mai 1915. C’est un exemple où la
nature globale des déportations à l’échelle de l’Empire est reflétée dans un seul
ordre, au niveau le plus central.
14. BOA, DH.SFR 53/85, Talât à Cemal Pacha, 23 mai 1915.
227
Conversion et sauvetage

emploi et sa traduction devant la cour martiale 15 ». À dater de ce moment,


la persécution fut érigée en politique officielle et d’importantes mesures
furent prises pour que le filet se resserre autour des arméniens ottomans.
Les conversions forcées représentaient également une mesure par-
faitement anti-ottomane. Dans un article consacré à ce problème, Ara
Sarafian définit quatre modes principaux de conversion 16 :
– la conversion « volontaire 17 » d’individus dans les premières étapes
des persécutions de 1915 ;
– la sélection d’arméniens à titre individuel par des hôtes musulmans
afin de les intégrer dans des ménages musulmans ;
– la distribution d’arméniens à des familles musulmanes par des ser-
vices gouvernementaux ;
– l’utilisation d’orphelinats financés par l’État comme moyen direct
d’assimilation d’enfants arméniens, qui furent ainsi convertis plus ou
moins de force à l’islam 18.
En dépit du caractère catégorique du processus de persécution, ces
stratégies dénotent l’absence de définition du groupe cible en fonction
de critères biologiques racistes. Elles mettent également en lumière la
possibilité d’intervenir sur le caractère essentiel de l’appartenance au
groupe arménien ottoman et de forger une identité nouvelle. Comme l’a
écrit Matthias Bjornlund :

« Ce qu’il fallait modifier formellement en même temps que réprimer


violemment et systématiquement n’était pas seulement la religion,
mais aussi les expressions de langue, de culture arméniennes, et jus-
qu’aux noms individuels des survivants, que ce soit dans des foyers
privés, des orphelinats gérés par le gouvernement ou dans la sphère
publique, ne laissant que la “matière première” biologique à turqui-
fier systématiquement 19. »

15. Takvim-ı Vakayi, 3540, p. 7.


16. Ara Sarafian, « The Absorption of Armenian Women and Children into
Muslim Households as a Structural Component of the Armenian Genocide »,
dans Omer Bartov et Phyllis Mack (eds), In God’s Name. Genocide and Religion
in the Twentieth Century, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 209-221.
17. Le caractère « volontaire » est une notion très discutée dans l’histoire de la
conversion car il semble que la plupart de ceux qui se convertirent « volontaire-
ment » étaient toujours soumis à un certain degré de pressions, souvent plus
sociales qu’administratives. Maria Todorova, « The Ottoman Legacy in the
Balkans », dans Carl Brown (ed.), Imperial Legacy : The Ottoman Imprint on
the Balkans and the Middle East, New York (N. Y.), Columbia University Press,
1996, p. 45-77, plus précisément p. 49.
18. Voir aussi Yavuz Selim Karakisla, « Savas Yetimleri ve Kimsesiz Çocuklar :
“Ermeni” mi, “Türk” mü ? », Toplumsal Tarih, 12 (69), 1999, p. 46-55.
19. Matthias Bjornlund, « “A Fate Worse than Dying” : Sexual Violence during
the Armenian Genocide », manuscrit inédit, 2006, p. 18.
228
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Le ministère de l’Intérieur, et plus spécifiquement Talât Pacha lui-


même, fut chargé de superviser les conversions. Son secrétaire, Falih
Rifki, nota dans ses Mémoires que le CUP avait fondé un comité chargé
de la conversion massive des arméniens. Ce comité se rassembla plu-
sieurs fois chez lui et avait envisagé de remettre des terres agricoles aux
arméniens s’ils acceptaient de se convertir, mais cette idée fut rapide-
ment abandonnée 20.
Les télégrammes de Talât autorisant la conversion des arméniens,
conservés dans les archives ottomanes d’Istanbul, permettent de saisir
au quotidien l’histoire de ce processus. Outre ces instructions précises à
destination des gouverneurs, Talât promulgua plusieurs décrets natio-
naux définissant les catégories à persécuter et à déporter. En juin 1915,
il exclut de la déportation vers le Sud les arméniens convertis à l’islam 21.
La plupart ne furent plus persécutés et, à condition de garder le silence,
furent autorisés à rester chez eux. Deux semaines plus tard, il réintégrait
les convertis dans le programme de déportation. L’ordre de Talât pré-
cisait que « certains arméniens ne se convertissent collectivement ou
individuellement que pour rester dans leurs villes d’origine », et qu’« il
ne faut jamais ajouter foi à ce type de conversions ». Il prétendait que
« dès que ces gens sentent leurs intérêts menacés, ils sont prêts à se
convertir frauduleusement 22 ». Autrement dit, la dictature du CUP pou-
vait estimer que la conversion à l’islam n’était pas vraiment satisfaisante
ni digne de confiance. Talât publia le 22 février 1916 un décret appli-
cable à tout l’Empire demandant à la police ottomane de surveiller de
près les arméniens convertis en les dotant de nouvelles cartes d’iden-
tité 23. Plus tard encore, il maintint son emprise sur les arméniens et les
syriaques convertis en faisant enregistrer leurs noms, la façon dont ils
s’étaient convertis et leur conduite depuis la conversion 24.
La réaction des arméniens à la politique de conversion du gouverne-
ment fut ambivalente, et passa du consentement effrayé à la résistance
inflexible. Kerop Bedoukian, un jeune déporté, nota dans ses Mémoires :

« Ma mère disait que le maire nous avait fait une offre par l’inter-
médiaire de ma tante, une institutrice qui avait créé six écoles
maternelles turques, les premières de la ville. Il proposait que ma

20. Falih Rifki Atay, Zeytindagi, Istanbul, Bates, 1981, p. 66.


21. BOA, DH.SFR 54/100, Talât aux provinces, 22 juin 1915.
22. BOA, DH.SFR 54/100, Talât aux provinces, 1er juillet 1915.
23. BOA, DH.SFR 61/71, Talât aux provinces, 22 février 1916.
24. BOA, DH.SFR 86/45, Talât aux provinces, 3 avril 1918 ; BOA, DH.SFR
87/259, Direction de la Sécurité générale à la province d’Elaziz, 23 mai 1918.
229
Conversion et sauvetage

tante et quarante-deux membres de sa famille échappent à la dépor-


tation à condition de se faire mahométans. La réponse de mon père
résonne encore à mes oreilles. Il dit, tout en attachant ma ceinture :
“Tu vas partir mourir sur une montagne, et je vais partir mourir sur
une autre, mais nous ne renierons pas notre Christ.” Je sens encore
son baiser d’adieu sur mes deux joues. Nous nous sommes quittés.
Personne n’a versé une seule larme 25. »

Cette résistance à la conversion est typique et caractéristique de


l’époque et de la région. Aussi fluides, hybrides et imbriquées que les
identités aient pu être au sein de la société paysanne de l’Anatolie orien-
tale, il subsistait une certaine forme de sectarisme, surtout parmi les
nationalistes et les gens les plus pieux. Nombreux jugeaient inacceptable
et humiliant de devoir abandonner leur identité. Au cours des dépor-
tations, Aurora Mardiganian fut kidnappée par un membre d’une tribu
kurde, dont elle eut deux enfants. Cette réalité était cependant trop
gênante pour qu’elle la raconte en détail dans ses Mémoires. Elle glisse
sur cette période avec une honte évidente 26. Le changement forcé de
nom était, lui aussi, source d’humiliation et de confusion. Khachadoor
Pilibosian, enfant rescapé du génocide arménien, fut lui aussi enlevé par
un kurde pendant les déportations et obligé de vivre avec lui comme
esclave. Il écrit dans ses Mémoires qu’il fut intégré dans une maison
kurde et qu’on le rebaptisa Mustafa. Après la guerre, il réussit à s’enfuir
à Alep puis à rejoindre son père en Amérique, en 1920. Il ouvrit son
propre commerce dans le Massachusetts 27.
C’est ici que les expériences individuelles se heurtent aux obser-
vations objectives : bien que la plupart des déportés aient appréhendé
la conversion comme une rupture brutale des codes moraux et sociaux,
il n’en demeure pas moins que leurs chances de survie étaient bien
meilleures s’ils se convertissaient à l’islam et vivaient discrètement, sous
domination tribale kurde ou non. L’attitude de Talât à l’égard des conver-
tis après 1915 prouve cependant que la conversion n’empêchait pas les
soupçons du CUP. À juste titre, peut-être, car elle ne garantissait pas la
loyauté à l’égard de l’État. Paradoxalement, bien que le CUP ait obligé
de nombreux chrétiens (arméniens et syriaques) à se convertir, il ne fut

25. Kerop Bedoukian, The Urchin : An Armenian’s Escape, Londres, John Murray,
1978, p. 8.
26. Aurora Madiganian, The Auction of Souls, Londres, Phœnix Press,
1934, p. 185.
27. Khachadoor Pilibosian, They Called Me Mustafa : Memoir of an Immigrant,
Watertown (N. Y.), Ohan Press, 1992.
230
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

pas assez perspicace pour tenir compte du fait suivant, exposé par Mercedes
Arenal : « La conversion forcée entraîne d’ordinaire un rejet et une méfiance
accrus de la société dominante à l’égard du groupe converti 28. » Cela
explique l’existence de problèmes d’identité extrêmement traumatisants
chez certains convertis, révélant souvent une « piété compensatoire » des-
tinée à masquer le manque évident de « pedigree islamique » et donc de
confiance en soi. Un homme politique kurde se rappelait avoir grandi
à Van auprès de sa grand-mère arménienne et n’avoir jamais compris
pourquoi cette femme bougonne et déprimée maudissait sa propre famille
en la traitant d’« ordure kurde 29 ». Une étude plus approfondie de ces événe-
ments au niveau provincial pourrait éclairer ces événements complexes.

« Fuite comportementale »
dans la province de Diyarbekir
Les relations interethniques et interconfessionnelles à Diyarbekir dans
les années qui précédèrent 1914 étaient moins idylliques que certains
observateurs ne les ont décrites. La crise prolongée qui affecta l’Empire
ottoman les avait en réalité fragilisées. L’éviction progressive des Ottomans
des Balkans coïncida avec les massacres perpétrés contre des musulmans
ottomans, en Crète notamment 30, et conduisit à s’interroger sur la loyauté
des citoyens chrétiens à l’égard de l’État ottoman. Des massacres eurent
lieu sous le règne d’Abdülhamid et frappèrent Diyarbekir le 1er novembre
1895 31. Dans l’ensemble de cette province, près de 25 000 arméniens se
convertirent sous la contrainte à l’islam, 1 100 furent tués dans la seule
ville de Diyarbekir ainsi que 800 ou 900 dans les villages des environs,
tandis que 155 femmes ou jeunes filles étaient emmenées par des membres
des tribus kurdes. Dans le comté de Silvan, 7 000 arméniens se conver-
tirent et 500 femmes furent enlevées. À Palu et à Siverek, ce furent res-
pectivement 3 000 et 2 500 arméniens qui se convertirent pour échapper
au massacre. À Silvan, ainsi qu’à Palu, « 7 500 [personnes] sont réduites

28. Mercedes Garcia Arenal, « Conversion to Islam in the Mediterranean-


Muslim World », dans Randi Deguilhem (ed.), Individual and Society in the
Mediterranean-Muslim World : Issues and Sources, Paris, European Science
Foundation, 1998, p. 15.
29. Entretien avec B. Y., Istanbul, 12 juillet 2004.
30. Justin McCarthy, Death and Exile : The Ethnic Cleansing of Ottoman Mus-
lims, 1821-1922, Princeton (N. J.), The Darwin Press, 1995.
31. Gustave Meyrier, Les Massacres de Diarbekir. Correspondance diploma-
tique du vice-consul de France, 1894-1896, Paris, L’Inventaire, 2000.
231
Conversion et sauvetage

à l’indigence et 4 000 ont disparu, tuées, mortes de froid, etc., ou se


sont enfuies ailleurs 32 ». Selon Raymond Kévorkian et Paul Paboudjian,
2 000 maisons et 2 500 boutiques et ateliers furent incendiés dans la
province au cours des massacres de 1895 33. Un pourcentage inconnu de
ces convertis retournèrent à leur foi d’origine, regagnèrent leurs villages,
recouvrèrent leurs biens et reconstruisirent maisons et commerces une
fois le calme revenu.
Aussi de nombreux arméniens ne considérèrent-ils le génocide que
comme un massacre ottoman de plus. Ils ne savaient pas grand-chose
de la vraie nature des déportations génocidaires une fois que celles-ci
eurent commencé. Contrairement aux génocides nazi ou rwandais, pro-
fondément marqués par les questions ethniques, le génocide arménien
offrait des possibilités limitées mais réelles de « fuite comportementale ».
S’enfuir ou être sauvé était étroitement lié à la conversion, alors même
que, sans aide (une aide qui venait forcément des musulmans), les
chances de s’en sortir étaient minces, voire inexistantes. Un vieux kurde
d’Ergani se rappelait que son père lui avait raconté l’histoire d’un armé-
nien qui s’était converti à l’islam et avait ensuite été abrité et caché dans
l’étable de villageois amis. Une fois passé la période la plus sanglante
de l’été, il se reconvertit au christianisme, fut arrêté et tué 34. Le cas de
Fethiye Çetin, une juriste qui appartenait à une famille musulmane du
Nord de la province de Diyarbekir, est également instructif. Dans l’étude
qu’elle a écrite, elle révèle les racines arméniennes de sa grand-mère et
décrit un exemple typique de conversion, de sauvetage et de survie au
cours du génocide. Sa grand-mère fut sauvée parce qu’elle accepta de
se convertir, les villageois musulmans ne voulant donner asile qu’aux
enfants arméniens qui s’étaient déjà convertis ou étaient disposés à le
faire 35. Dans un entretien ultérieur, Çetin a remarqué qu’elle vivait dans
une zone floue entre ses trois identités turque, kurde et arménienne, en
marge de l’ethnicité et de la nationalité. Elle se rappelait aussi qu’après
avoir découvert ses origines, elle avait enfin compris pourquoi sa grand-
mère avait l’habitude de préparer un pain sucré particulier au printemps
avec d’autres femmes, que le reste de la famille ne connaissait pas :
c’étaient des rescapées du génocide, qui célébraient Pâques 36.

32. Blue Book Turkey, 8, 1896, pièce jointe au document 140, p. 127.
33. Raymond H. Kévorkian et Paul B. Paboudjian, Les Arméniens dans l’Empire
ottoman à la veille du génocide, Paris, ARHIS, 1992, p. 398.
34. Entretien avec M. S. en kurde dans la ville de Diyarbekir, août 2004.
35. Fethiye Çetin, Anneannem, Istanbul, Metis, 2004.
36. Disponible sur le site www.frederike.nl/
232
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

La vie de ces familles chrétiennes qui se convertirent à l’islam pour


échapper aux persécutions et qui réussirent effectivement à rester dans
la province de Diyarbekir pendant plusieurs dizaines d’années avant
d’aller s’installer dans la ville de Diyarbekir, à Istanbul ou en Europe
occidentale, présente un intérêt qui dépasse l’étude du génocide propre-
ment dit 37. Leur existence a également une importance pour l’histoire
et l’économie d’après-guerre en Anatolie orientale : certains convertis
restèrent dans leurs villages et ignorèrent leur passé arménien, alors que
d’autres menèrent une existence de crypto-chrétiens, comme le raconte
un converti kurdo-arménien de Diyarbekir :

« J’ai toujours su que le père de mon père était arménien. Nous le


savions tous, mais nous n’en parlions pas. Tout le monde le savait,
et beaucoup de gens disaient à mon grand-père qu’il était d’origine
arménienne, mais dans la famille, nous n’en parlions pas. Mes oncles
sont des musulmans fanatiques, il y a parmi eux des responsables
religieux – des imams – qui ne veulent pas en parler 38. »

L’éminente famille arménienne des Merjanian (aujourd’hui Mercan)


offre une bonne illustration de ces stratégies de « dédoublement ». Pen-
dant le génocide, les Merjanian furent sauvés grâce à la conversion. Ayant
émigré de Diyarbekir à Amsterdam dans les années 1970, ils se reconver-
tirent au christianisme à leur arrivée. Désormais, chaque fois qu’ils rendent
visite aux membres de leur famille restés à Diyarbekir, leurs allers et
retours entre l’Europe et la Turquie s’apparentent à un passage du chris-
tianisme à l’islam et inversement. Les femmes se voilent pendant le vol,
ils utilisent leurs noms musulmans au lieu de leurs noms arméniens,
et se comportent à Diyarbekir comme des musulmans 39. Ces quelques
individus ont échappé au génocide arménien grâce à une combinaison
essentiellement fortuite entre conversion et sauvetage.

Dans ce travail encore en cours, nous avons cherché à montrer que


de nombreux cas de sauvetage étaient directement liés à la conversion
à l’islam, condition sine qua non de l’intégration dans la communauté,
bien davantage qu’au comportement altruiste de certains individus.

37. Entretien avec une famille arménienne anonyme (district de Lice) en hollan-
dais à Amsterdam, février 2003.
38. Liana Sayadyan, « A Wound That Wouldn’t Heal », Hetq Online : Investiga-
tive Journalists of Armenia, disponible sur le site http://archive.hetq.am/eng/
society/0603-gender.htlm/
39. Entretien avec D. E. (district de Piran/Dicle) en turc à Amsterdam, mai 2005.
233
Conversion et sauvetage

La persécution identitaire (par opposition à la persécution raciale) fut


un processus poreux qui permit à un certain nombre d’arméniens d’y
échapper. Dans cette perspective, ce qui a été sauvé n’est que l’existence
physique de tel ou tel individu. Le moi a été dépouillé de toutes ses
caractéristiques arméniennes, dont le nom, et celles-ci ont été profondé-
ment enfouies dans la mémoire privée et bannies de la mémoire publique,
condamnées à ne jamais être exhumées. Les survivants n’emportèrent
littéralement que leur vie, laissant derrière eux leurs attaches culturelles
et leurs pratiques religieuses. Bien des questions se posent encore : que
représentait la conversion pour les convertis eux-mêmes ? Quel genre de
pression leurs sauveteurs exercèrent-ils sur eux pour les convaincre de se
convertir et pourquoi ? En quoi l’esclavage pendant le génocide arménien
se distingua-t-il de l’esclavage ottoman « ordinaire » ? Une des raisons
majeures pour lesquelles les marchés aux esclaves régionaux qui fonc-
tionnèrent plus ou moins légalement jusqu’en 1915 assistèrent à la dépré-
ciation de leurs « produits » – en l’occurence des êtres humains détenus
à des fins d’esclavage domestique – fut l’abondance de l’offre par rapport
à la demande. Le fait qu’il s’agît essentiellement d’arméniens ne pré-
occupait guère, semble-t-il, la plupart des musulmans, qui s’empressèrent
de profiter de ces « bonnes affaires ». Une autre question se pose, celle
de l’existence de crypto-arméniens dans la Turquie actuelle, harcelés par
la politique identitaire. Alors que les nationalistes arméniens souhaitent
les exhorter à reprendre leur « identité arménienne assoupie », les nationa-
listes turcs leur font catégoriquement savoir que s’ils souhaitent « renouer »
avec leurs racines arméniennes, ils ne seront plus les bienvenus en Turquie.
Une évolution qui nous ramène, dans le fond, en 1914.
Chapitre 13
HUMANITAIRE ET MASSACRES
L’EXEMPLE DU CICR (1904-1994)
Irène HERRMANN et Daniel PALMIERI

L
« a Croix-Rouge internationale ne saurait rester indifférente ou
inactive quand une calamité générale plonge dans la détresse une
partie de l’humanité 1. » En vertu de cette maxime, formulée en
1909 après les massacres d’arméniens à Adana, on pourrait penser que
le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) s’est immédiatement
impliqué dans l’aide aux victimes des génocides qui ont ensanglanté le
e
XX siècle. En réalité, l’ampleur des actions menées par l’institution gene-
voise a considérablement varié dans le temps et en intensité. En apparence,
l’intervention du CICR dessine une courbe d’implication croissante pour
les victimes. Ainsi, il ne mentionne pas l’anéantissement des héréros
entre 1904 et 1908 ; il s’indigne « [...] contre l’extermination systématique
des arméniens 2 » en 1915, dont il dénonce explicitement les instigateurs 3,
mais sans tenter d’action concrète ; puis il se contente d’une prudente
pusillanimité lors de la Shoah.
Sans doute cette évolution reflète-t-elle le développement du mandat
du CICR. Fondé en 1863, pour secourir des militaires blessés lors des
guerres internationales, le Comité international a progressivement étendu

1. Bulletin international des sociétés de la Croix-Rouge [ci-après Bulletin],


159, juillet 1909, p. 191.
2. Archives du Comité international de la Croix-Rouge [ci-après ACICR], A PV,
Agence internationale des prisonniers de guerre, séance du 14 septembre 1915.
3. « Un Comité arménien nous ayant adressé un appel vibrant en faveur des
populations arméniennes massacrées par les turcs, dans un but non dissimulé
d’extermination... », Bulletin, 184, octobre 1915, p. 438.
236
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

son action aux civils 4 comme aux victimes de conflits fratricides 5. Jusqu’en
1949 toutefois, l’institution ne dispose pas d’un instrument juridique
ad hoc protégeant les populations civiles des effets du conflit et pouvant
donner un fondement légal à ses interventions. C’est sur cette lacune
que se base l’argumentation la plus souvent avancée par le CICR lui-
même quand il s’agit de comprendre son (in)action pendant la plupart
des massacres perpétrés au XXe siècle 6.
Sans être inexacte, cette explication aux accents justificatifs ne saurait
être entièrement satisfaisante. De fait, elle ne répond qu’imparfaitement
à une réalité historique : celle d’un CICR prenant, dans un cas, fait et
cause pour les arméniens durant la Première Guerre mondiale ; et, dans
l’autre, faisant preuve d’une carence d’initiative face à l’Holocauste, alors
même que ces populations victimes étaient toutes deux dépourvues de
protection conventionnelle. En outre et plus profondément, cette interpré-
tation semble privilégier une conception ontologique du cadre juridique
dans lequel s’inscrit l’action humanitaire et dérobe ainsi le comportement
de la Croix-Rouge à l’analyse.
Pour déchiffrer l’attitude du CICR et ses ambivalences devant l’extermi-
nation des héréros, des arméniens et des juifs, il importe de reconsidérer
les liens tissés entre les principaux protagonistes de ces « calamités géné-
rales » et ceux qui déclaraient ne rester ni indifférents ni passifs face
à elles.

Les victimes
La victime de la violence de guerre est au cœur du mandat du CICR
dont elle constitue en quelque sorte la raison d’être. Cependant, l’histoire
de l’institution genevoise montre que toutes les victimes de conflits ne
sont pas traitées de la même façon. La distinction entre civils et militaires
reste longtemps le critère normatif justifiant ou non une intervention

4. Cette protection s’exerce dès le début de la guerre de 1914, mais la IVe conven-
tion de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre
n’est adoptée qu’en 1949.
5. Résolution XIV, Dixième conférence internationale de la Croix-Rouge tenue
à Genève du 30 mars au 7 avril 1921. Compte rendu, Genève, Imprimerie Albert
Renaud, 1921, p. 217-218.
6. L’activité du CICR en faveur des civils détenus dans les camps de concentra-
tion en Allemagne (1939-1945), Genève, CICR, février 1946 ; Rapport du Comité
international de la Croix-Rouge sur son activité pendant la Seconde Guerre
mondiale (1er septembre 1939-30 juin 1947), 3 vol., Genève, CICR, mai 1948.
237
Humanitaire et massacres

humanitaire. Dans le cadre d’un massacre toutefois, cette dichotomie se


révèle perméable, comme le démontre l’exemple arménien. Il faut dès
lors utiliser une autre grille de lecture tablant sur l’éloignement ou, au
contraire, la proximité identitaire de la victime (et donc de sa souffrance)
d’avec celui qui va l’aider.
Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que la victime arménienne
trouve un écho particulier auprès du CICR. Tout d’abord, il s’agit d’un
peuple chrétien persécuté par des non-chrétiens, ce qui suscite la compas-
sion des citoyens européens, voire leur identification avec les opprimés.
Cette attitude est encore confortée par la destinée des arméniens dont
le sort préoccupe l’Europe depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Le CICR
n’échappe pas à ce mouvement 7. Par analogie, les autres populations
soumises à l’autorité ottomane intéressent aussi l’institution genevoise.
Ainsi, pendant la guerre d’Orient (1875-1878), elle n’hésite pas à envoyer
des délégués au Monténégro, inaugurant l’ère des missions 8. De même,
elle reste attentive au soulèvement macédonien de 1903 9 et, fait excep-
tionnel, lancera un appel aux sociétés de la Croix-Rouge pour venir en
aide aux victimes civiles de l’insurrection 10.
Ces élans de charité font défaut quand les victimes sont noires. Dans
les documents du CICR, il n’est ainsi fait aucune mention du massacre
des héréros. Pourtant, le CICR évoque régulièrement les événements du
Sud-Ouest africain dans son Bulletin. Entre juillet 1905 et juillet 1908,
ce ne sont pas moins de six comptes rendus (extraits du journal de la
Croix-Rouge allemande, Das Rothe Kreuz) qui font la part belle aux
activités des secouristes allemands envers leurs propres ressortissants.
Et lorsque Das Rothe Kreuz publie une photographie montrant des
rescapés héréros squelettiques 11, le CICR ne mentionne pas ce cliché
pourtant choquant.
Tout se passe donc comme si les victimes noires souffraient d’un
handicap pluriel pour se voir reconnaître leur état. Outre la différence
de couleur de peau et l’éloignement géographique, c’est aussi l’écart de
« civilisation » qui semble entraver toute possibilité de rapprochement

7. Cf. Bulletin, 107, juillet 1896, p. 194-196, et 113, janvier 1898, p. 11-12.
8. ACICR, AF, carton 21, dossier 13, Monténégro et Herzégovine, 1875-1876,
« Mission au Monténégro. Rapport présenté au Comité international de la Croix-
Rouge par ses délégués, MM. Aloïs Humbert, Dr Frédéric Ferrière et M. Goetz,
6 avril 1876 ».
9. Bulletin, 136, octobre 1903, p. 206.
10. Bulletin, 137, janvier 1904, p. 7-9.
11. Das Rothe Kreuz, 2, janvier 1908, p. 36.
238
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

avec les victimes noires : « Aucun État nègre [...], explique ainsi le prési-
dent du CICR Gustave Moynier, n’a encore adhéré à la convention de
Genève ; il n’est même pas à désirer qu’ils le fassent, car les peuples noirs
de l’Afrique sont, pour la plupart, trop sauvages encore pour pouvoir
s’associer à la pensée humanitaire qui a inspiré ce traité et pour la mettre
en pratique 12. »
Ce dernier élément semble d’ailleurs crucial dans la (non-)appréhen-
sion du statut victimaire, si l’on en croit la pusillanimité du CICR envers
les juifs européens persécutés par le système nazi. L’attitude ambiguë de
la Croix-Rouge internationale face à la Shoah 13 s’explique largement
par les préjugés culturels et raciaux qui circulaient en Suisse. Composé
de citoyens helvétiques, issus pour la plupart de la grande bourgeoisie,
le CICR n’échappe pas à « l’imprégnation antisémite 14 » qui affecte alors
le pays. Dès le début du XXe siècle, au nom de la « défense de la patrie »
et de peur d’une surpopulation étrangère, les élites de la droite bour-
geoise ont développé une xénophobie antisémite dont plusieurs membres
du CICR se font l’écho, de sorte qu’il n’est pas rare de trouver des allu-
sions reflétant cet état d’esprit dans les documents de l’institution. Que
cette « imprégnation » ait exercé un effet néfaste sur le secours à apporter
aux victimes juives du nazisme n’est pas improbable. Tout comme il n’est
pas à exclure qu’elle ait contribué à reléguer « le juif » dans une catégorie
de victimes de second rang ; c’est-à-dire qui n’était pas d’emblée à rejeter,
sans être non plus à sauver en priorité.
La définition de la victime juive serait donc moins tranchée que dans
le cas des héréros ou des arméniens. Cette attitude de demi-mesure est
résumée de façon significative en avril 1945. Chargé de rapatrier quelque
300 juives du camp de Ravensbrück, le CICR prévient : « Il faut aussi

12. Bulletin, 41, janvier 1880, p. 5. Cette perception négative de l’Afrique per-
dure durant des décennies au sein d’une institution profondément marquée par
un européocentrisme mâtiné d’accents racistes, et partageant encore largement
le credo sur la mission civilisatrice de l’Occident. Ainsi, lors des événements
du Rwanda en 1959-1960, le CICR qualifie la situation de l’Afrique de « pré-
moyenâgeuse » (ACICR, A PV, Conseil de présidence, séance du jeudi 15 décembre
1960 à 14 h 30) et les troubles rwandais de « guerres féodales » (ACICR, A PV,
Conseil de présidence, séance du jeudi 11 novembre 1965 à 14 h 30, ou A PV,
Comité, séance plénière du jeudi 13 février 1964).
13. Jean-Claude Favez, Une mission impossible ? Le CICR, les déportations
et les camps de concentration nazis, en collaboration avec Geneviève Billeter,
Lausanne, Payot, 1988 ; Arieh Ben-Tov, Facing the Holocaust in Budapest. The
International Committee of the Red Cross and the Jews in Hungary, 1943-1945,
Genève, Henry-Dunant Institute, 1988.
14. Daniel Bourgeois, « La Suisse, les Suisses et la Shoah », Revue d’histoire
de la Shoah, 163, 1998, p. 150.
239
Humanitaire et massacres

tenir compte du fait que ces femmes ont été soumises à une grande
tension nerveuse qui se relâche maintenant et qu’elles sont ainsi amenées
à parler et à laisser aller leur imagination 15. » Ainsi, tout en reconnaissant
explicitement ces femmes en tant que victimes, l’institution leur déniait
ce statut... comme si elle était incapable de donner aux nazis celui
de bourreaux.

Les bourreaux

Parler des victimes de massacres implique en effet d’évoquer ceux qui


en sont responsables. De la capacité à imaginer des acteurs sociaux
comme des bourreaux dépend souvent la possibilité de considérer leurs
cibles comme des victimes. Le CICR ne fait pas exception à cette règle
en miroir, et les documents – ou leur absence – permettent de saisir
l’idée que l’institution se faisait des perpetrators. D’emblée, on relèvera
que le bourreau est le plus souvent présenté comme le contraire absolu
de la victime. Ainsi, dans le cas des arméniens et des autres populations
persécutées par le gouvernement ottoman à l’orée du XXe siècle, l’inno-
cence des premiers répond en écho à la barbarie du second 16.
Le discours est naturellement tout autre dans le cas des héréros. Ici,
l’absence de victimes reconnues par le CICR renvoie à une absence de
coupables. Mieux encore, ceux sur qui devrait retomber l’opprobre sont
à leur tour considérés comme des victimes, pour lesquelles la Croix-
Rouge allemande mène son « œuvre humanitaire 17 ». Dans les relations
qu’il publie au sujet de la campagne dans le Sud-Ouest africain, le CICR
endosse allègrement la position de cette société nationale. Qui plus est,
il permet à des officiers allemands revenant d’Afrique de se refaire une
santé dans des pensions alpestres en Suisse 18 !
La Première Guerre mondiale voit un revirement notoire. Si les turcs
continuent à occuper un rang privilégié parmi les bourreaux, ils sont

15. ACICR, A PV, Commission P. I. C., séance du vendredi 13 avril 1945 à


10 h (nous soulignons).
16. Bulletin, 28, octobre 1876, p. 164 ; ACICR, AF, 19,2/218, « Note confiden-
tielle pour les membres du Comité international », s. d. [Gustave Moynier].
17. Bulletin, 147, juillet 1906, p. 199.
18. ACICR, AF, 14, 3, Courrier reçu de Prusse, 1897-1911, pièces 1542 à
1548.
240
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

rejoints en cela par les Allemands devenus leurs complices dans l’exter-
mination des arméniens. Ce que le CICR ne se fait pas faute de leur
rappeler. Ainsi, le Reich ayant dénoncé les atrocités commises par les
troupes alliées de couleur et ayant réclamé « dans l’intérêt de l’humanité
et de la civilisation » leur retrait du théâtre de la guerre en Europe,
la réponse de l’institution genevoise est mordante : « On ne peut que
déplorer sincèrement des atrocités de ce genre. Mais on ne peut aussi
s’empêcher de regretter [...] que le Gouvernement allemand n’ait pas
“dans l’intérêt de l’humanité et de la civilisation” imposé une tout autre
conduite à ses propres troupes en Belgique, aux armées austro-allemandes
en Serbie et à ses alliés les Turcs en Arménie 19. »
Reste qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale, le CICR semble
revenir à des sentiments plus « modérés ». Alignant sa politique sur celle
de la Confédération helvétique, le CICR adopte alors une attitude conci-
liante envers l’omniprésent voisin allemand. En outre, la crainte de mettre
en péril ses activités traditionnelles en Allemagne, notamment les visites
aux prisonniers de guerre, par des demandes portant sur les détenus
civils des camps de concentration, peut expliquer l’attentisme de la Croix-
Rouge. Enfin, il n’est pas à exclure que les affinités personnelles de cer-
tains membres du CICR 20 avec des personnalités allemandes de premier
rang aient pesé dans cette volonté d’accommodement, et par contrecoup
sur les efforts déployés pour aider les victimes. Cette affinité idéologique
avec un régime totalitaire, voire l’assentiment tacite des plus hautes
instances de l’institution à certains aspects de l’idéologie qu’il prônait,
s’inscrirait dans une continuité, les exemples de l’Italie fasciste 21 et de
l’Espagne franquiste 22 faisant office de précédents. Plus que tout autre,
peut-être, cette sympathie permettrait de comprendre qu’il ait été difficile
de classer les Allemands dans la catégorie des bourreaux et, partant,
difficile de traiter les juifs comme de « véritables » victimes.
L’occultation des bourreaux ne résulte pas toujours d’a priori idéolo-
giques. Bien au contraire, elle peut naître de la confrontation immédiate

19. Bulletin, 185, janvier 1916, p. 88.


20. Paul Stauffer, Zwischen Hofmannsthal und Hitler, Carl J. Burckhardt.
Facetten einer aussergewöhnlichen Existenz, Zurich, Verlag Nueue Zürcher
Zeitung, 1991.
21. Rainer Baudendistel, Between Bombs and Good Intentions. The Internatio-
nal Committee of the Red Cross (ICRC) and the Italo-Ethiopian War, 1935-
1936, Oxford, Berghahn Books, 2006.
22. Daniel Palmieri, « Un Comité sous influence ? Le CICR, Franco et les vic-
times », communication pour le colloque international War wihout Limits : Spain
1936-1939 and Beyond, University of Bristol, 17-19 juillet 2006, à paraître.
241
Humanitaire et massacres

avec le conflit et de l’impossibilité de trancher quand on est aux prises


directes avec la complexité de l’événement ; en d’autres termes, l’œuvre
humanitaire est largement tributaire de l’humain.

Le poids des hommes


Dès lors, tout pousse à s’interroger plus largement sur le rôle des
acteurs sociaux dans les mécanismes de fonctionnement d’une organisa-
tion humanitaire en face d’un massacre de masse. Dans le cas du CICR,
il est nécessaire d’introduire d’emblée une distinction entre les membres
du comité, son organe exécutif à Genève, et les délégués présents sur
le terrain de la guerre.
Le CICR s’identifie en effet longtemps avec son seul comité, composé
uniquement de citoyens suisses. Jusqu’à la fin des années 1930, le comité
constitue pour ainsi dire l’institution à lui tout seul, du fait du petit
nombre de collaborateurs subalternes alors employés 23. Traditionnelle-
ment, les présidents qui se sont succédé à la tête du CICR ont eu un poids
déterminant dans les orientations prises par l’organisation. Il en est ainsi
de Gustave Moynier, second président en exercice de 1864 à 1910, et
de ses successeurs Gustave Ador (1910-1928) et Max Huber (1928-1945).
Chacun d’entre eux aura à faire face à (au moins) un massacre durant
sa présidence. Or la gestion ou non-gestion de ces tueries semble, entre
autres, intimement liée à la personnalité de ces trois dirigeants.
Ainsi, avec un président féru d’études africaines, le CICR de Moynier
se désintéressera pourtant de l’anéantissement des héréros. Le fait que
Moynier ait été désigné par le roi Léopold II consul général de l’État
indépendant du Congo en Suisse (charge qu’il occupera activement
jusqu’en 1904, puis à titre honoraire jusqu’à sa mort) n’est peut-être pas
étranger à ce silence complice, les crimes allemands n’ayant rien à envier
aux crimes belges. Qui d’ailleurs en Suisse s’est soucié de la disparition
des peuples indigènes du Sud-Ouest africain ? Dans le même ordre
d’idées, les véhémentes protestations du CICR en 1915, lors du massacre
des arméniens, peuvent être mises en relation avec l’attitude personnelle
de Gustave Ador durant la Grande Guerre et avec sa francophilie notoire 24.

23. Diego Fiscalini, Des élites au service d’une cause humanitaire : le Comité
international de la Croix-Rouge, 2 tomes, mémoire de licence, Faculté des
lettres, Université de Genève, 1985.
24. Irène Herrmann et Daniel Palmieri, « Genève ou la neutralité, 1914-1945 »,
dans Philippe Chassaigne et Jean-Marc Largeaud (dir.), Villes en guerre, 1914-
1945, Paris, Armand Colin, 2004, p. 219-228.
242
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

En dénonçant les turcs, le président du CICR visait implicitement leurs


alliés allemands. Il était aidé en cela par l’opinion publique suisse, très
émue par les événements d’Arménie 25, et par certains de ses collègues
au CICR, actifs dans des mouvements pro-arméniens 26. Quant aux tâton-
nements de l’institution face à l’extermination des juifs, ils s’expliquent
en partie par la direction qu’avait insufflée à l’institution Max Huber,
juriste certes renommé mais guère enclin à l’action et d’une prudence
extrême. De plus, les attaches économiques de Huber, président du conseil
d’administration d’Aluminium-Industrie SA, et l’étroite collaboration de
cette firme avec le Troisième Reich durant la guerre 27 fourniraient, avec
les orientations politiques très conservatrices du président du CICR et
de ses proches conseillers 28, des explications supplémentaires quant au
désengagement de l’institution.
Absent physiquement du champ de bataille lors des massacres dans
le Sud-Ouest africain et en Arménie, le CICR a connu son baptême du
feu durant la Second Guerre mondiale. Quoique l’accès aux camps de
concentration ou d’extermination nazis lui ait été interdit jusqu’aux
derniers jours de la guerre, l’institution avait délégué plusieurs de ses
collaborateurs dans des pays où eurent lieu des déportations massives
de juifs. Or, contrairement aux instances dirigeantes à Genève, les délégués
du CICR sur le terrain semblent avoir fait abstraction, dans une large
mesure, des questions idéologiques pour se consacrer au seul secours
humanitaire 29. L’inaction, la passivité de leur gouvernance, tout comme
l’inadéquation des consignes reçues de Genève au regard des besoins
effectifs, leur paraissaient inconciliables avec la mission même du CICR :
aider ceux qui souffrent. Comme le résumera parfaitement Frédéric Born,
délégué à Budapest et confronté à la politique antisémite du gouvernement
hongrois en 1944 : « Je connais les difficultés extraordinaires du comité
à ce propos mais l’idée d’assister impuissant et désarmé à ces événements

25. En 1896, une pétition réclamant, malgré la neutralité du pays, l’interven-


tion du gouvernement suisse recueille plus de 450 000 signatures. Voir Karl
Meyer, L’Arménie et la Suisse [Villeurbanne, s. l., 1974 pour la traduction fran-
çaise], Berne, Œuvre de la Croix-Bleue, 1974, p. 56-57.
26. Diego Fiscalini, Des élites au service d’une cause humanitaire..., op. cit.,
tome 2, p. 219.
27. Sophie Pavillon, « Aluminium Industrie AG (Alusuisse) et le Troisième
Reich », disponible sur le site www.alencontre.org/
28. Daniel Palmieri, « Un Comité sous influence ?... », art. cité.
29. Irène Herrmann et Daniel Palmieri, « Le geste contre la parole : Le Comité
international de la Croix-Rouge et le Goulag (1921-1950) », Goulag : le peuple
des zeks, Genève, Infolio, musée d’Ethnographie, 2004, p. 137-141 ; Daniel
Palmieri, « Un Comité sous influence ?... », art. cité.
243
Humanitaire et massacres

funestes est presque insupportable 30. » Outrepassant à leurs risques et


périls les ordres venus de leur hiérarchie, certains délégués firent tout
leur possible pour aider les populations menacées par le fanatisme nazi.
Indépendamment de l’échec ou de la réussite de leurs entreprises, c’est
à eux, bien plus qu’à leur institution, que l’on doit la prise en compte
des victimes et, plus largement, du phénomène des massacres.
Contrairement à ce qu’affirment les élites du CICR, la Croix-Rouge
internationale est restée longtemps indifférente ou inactive quand une
calamité générale plongeait dans la détresse une partie de l’humanité. Ou
plutôt, ce qu’elle a considéré comme une calamité générale a longtemps
dépendu de la partie de l’humanité que ce malheur affectait. En d’autres
termes, la sensibilité de l’institution aux massacres du XXe siècle a été
largement fonction des catégories mentales dans lesquelles s’inscrivaient
les protagonistes des génocides et, par conséquent, des circonstances
comme des hommes qui incitèrent à construire de telles classifications.
Dès lors, on note les contours mouvants de la notion de victime pour
le CICR. Au-delà de la distinction purement juridique entre personnes
protégées ou non par les conventions de Genève, on constate que l’ins-
titution genevoise opéra une véritable sélection parmi les victimes de
massacres situées en dehors du droit humanitaire. À l’image des armé-
niens, certaines furent jugées dignes d’intérêt, et le CICR sortit de sa
réserve habituelle, voire de ses attributions officielles, pour effectuer des
démarches en leur faveur. Pour d’autres victimes, en revanche, l’institu-
tion se cantonna dans une politique de silence.
Le facteur majeur, déterminant le degré de préoccupation pour la vic-
time, peut s’exprimer en termes de proximité géographique, « ethnique »,
culturelle ou idéologique. Plus l’identification est aisée et pluridimen-
sionnelle, plus les victimes auront tendance à être considérées comme
telles ; plus la différenciation est facile et moins la souffrance sera
reconnue. Cette relation de causalité est cependant pondérée – soit
nuancée ou plus souvent encore renforcée – par l’impact « médiatique »
qu’ont les événements tragiques sur la communauté suisse 31, voire inter-
nationale. Plus le massacre suscite l’indignation publique, plus le CICR
semble poussé 32 à outrepasser ses compétences légales. Ainsi, à la faveur
de la Seconde Guerre mondiale puis de la décolonisation, on observe

30. Jean-Claude Favez, Une mission impossible ?, op. cit., p. 320.


31. Le massacre des héréros suscita de vives protestations en Allemagne, mais
qui ne dépassèrent guère ses frontières. A contrario, les événements du Rwanda
dans les années 1960 furent repris par la presse suisse.
32. ACICR, A PV, Agence internationale des prisonniers de guerre, séance du
9 mai 1916.
244
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

l’élargissement du spectre des victimes potentiellement secourables et,


parallèlement, l’atténuation de la hiérarchisation des secours respectée
jusqu’alors par le CICR. Ce n’est toutefois qu’avec la guerre du Biafra,
sa surmédiatisation et l’arrivée d’une nouvelle génération de délégués,
que les victimes du continent noir seront vraiment prises en considéra-
tion par l’institution. Enfin, l’augmentation des catégories de victimes
va de pair avec la multiplication des bourreaux. Quoique logique, ce
phénomène incite, lui aussi, le CICR à se méfier toujours plus de la notion
de « civilisation », et partant, à élargir son attention comme son aide à
de nouvelles souffrances.
Reste que la proximité la plus décisive est la proximité humaine, soit
celle que les collaborateurs de l’institution entretiennent avec le théâtre
des atrocités, et donc avec la douleur des victimes. La présence de per-
sonnel du CICR sur les lieux du drame est le préalable à toute prise en
compte réelle – et non plus théorique 33 – du phénomène des massacres
par l’institution. Régulièrement, c’est en étant confrontés personnelle-
ment aux souffrances que les délégués les ont comprises ; qu’ils ont
décidé de les combattre ; qu’ils ont chahuté la conception doctrinaire de
la neutralité de la Croix-Rouge ; qu’ils ont dénoncé la sclérose institu-
tionnelle de l’organisation et qu’ils ont finalement forcé le CICR à sortir
de son aboulie. C’est donc par leur proximité individuelle avec le
malheur d’autrui que les délégués ont reconstruit les autres proximités,
seules susceptibles de susciter l’intérêt du CICR. Mieux encore, ils ont
démontré qu’on ne pouvait pas rester indifférent aux massacres, sans
en être soi-même entaché, en en devenant en quelque sorte complice.
Entamé dès le début du XXe siècle, ce développement n’est toujours
pas achevé, puisqu’en 1994 encore, le délégué Philippe Gaillard assistant
aux massacres du Rwanda, n’hésitera pas à briser la loi du silence en
se référant à lui : « I had to speak, to be outspoken, in such a context.
When you’re seeing it every day in the streets, in your hospital, on the
roads... In such circumstances, if you don’t at least speak out clearly,
you are participating in the genocide... It’s a responsibility to speak out
[...]. The International Committee of the Red Cross [...] was not active
during the Armenian genocide, and shut up during the Holocaust – every-
body knew what was happening with the Jews... but nobody spoke out,
and as a humanitarian organization it was our moral obligation to tell

33. L’utilisation des termes d’« extermination systématique » lors des événe-
ments d’Arménie démontre que le CICR avait pourtant pris conscience de la
nature particulière de ces actes.
245
Humanitaire et massacres

publicly what everybody knew and what nobody had the courage to
say [...] 34. »
Ainsi, même lors d’un des derniers génocides du XXe siècle, la Croix-
Rouge internationale n’a reconnu l’ampleur du massacre qu’à la faveur
d’initiatives privées qui, tout en émanant de son sein, ont dû batailler
contre elle pour perfectionner la mission que se donne l’institution. Dans
son actualité, cette configuration rappelle qu’expliquer l’attitude du CICR
en se référant exclusivement à son mandat revient à inverser le problème
et les causalités. Sans doute le CICR a-t-il été fondé pour « humaniser »
la guerre, mais ce sont les hommes qui ont conféré à ce rôle un carac-
tère humanitaire.

34. Disponible sur le site www.pbs.org/


Chapitre 14
LA SUISSE
FACE AU GÉNOCIDE NAZI
REFUS ACTIF, SECOURS PASSIF
Ruth FIVAZ-SILBERMANN

ace au génocide des juifs, la Suisse occupe clairement une position

F de bystander : celui qui se tient au bord de la route sur laquelle


passe la caravane de l’histoire. Elle n’est pas un « témoin » comme
le dit à tort la traduction française de l’ouvrage de Hilberg 1. Un témoin,
même s’il ne peut agir pour diverses raisons, peut néanmoins donner
l’alerte, en communiquant par exemple avec d’autres témoins – on aurait
pu imaginer une concertation avec d’autres États neutres –, dénoncer
officiellement les atrocités dont il a connaissance ou au moins ne pas
s’opposer à la diffusion de l’information dans le pays. Le gouvernement
suisse n’a rien fait de cela, se conformant à une interprétation de la neu-
tralité qui a rapidement été jugée insatisfaisante après la guerre. Il n’a
réagi au génocide de façon significative qu’au printemps 1944, lorsque
les juifs de Hongrie ont été à leur tour menacés. Les réfugiés juifs n’ont
pas été considérés comme des réfugiés politiques et n’ont été admis sans
restriction en Suisse qu’après le 12 juillet 1944.

1. Raul Hilberg, Exécuteurs, victimes, témoins. La catastrophe juive, 1933-


1945 [éd. originale Perpetrators, Victims, Bystanders : Jewish Catastrophe,
1933-1945, New York (N. Y.), Harper Collins, 1992], Paris, Gallimard, 1994.
248
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Une politique d’asile restrictive

Les tendances maîtresses de la politique helvétique, à l’époque du


génocide, peuvent se résumer en deux mots : neutralité et adaptation.

Neutralité et adaptation

Le premier maître mot, la neutralité, a été revendiqué, voire claironné.


La Suisse était revenue en 1938 à une doctrine de neutralité intégrale
et s’était retirée de fait de la Société des Nations, ne voulant plus parti-
ciper aux sanctions. La neutralité comme raison d’État impliquait très
précisément qu’on ne se brouille avec aucune des parties ; il va de soi
que les intérêts économiques jouaient un rôle de premier plan, notam-
ment avec l’Allemagne, partenaire privilégié de la Suisse depuis la fin
du XIXe siècle. La neutralité entre donc comme un élément de première
importance dans le calcul des intérêts du pays et c’est bien à ce titre
qu’elle est invoquée par ses élites économiques, mais aussi politiques.
Ainsi comprise, elle permet en principe d’entretenir de bonnes relations
avec les vainqueurs et les vaincus, les victimes et les bourreaux. Alliée
à l’aversion pour le politique, elle est un paravent efficace contre les
états d’âme. Ce qui est vrai de la majorité de la classe politique et des
élites ne l’est pas forcément de la population, dont le sentiment est plus
difficile à reconstruire. Il est certain que le sort personnel des persécutés
ne lui a pas été indifférent.
Deuxième maître mot, plus rarement prononcé mais toujours envi-
sagé : l’adaptation aux circonstances politiques ambiantes, lorsqu’elles
vont dans le sens de la stabilité conservatrice – et, curieusement, dans le
sens d’un régime fort et centralisé, alors que la Suisse est profondément
fédéraliste, la composante révolutionnaire des fascismes européens ne
semblant guère avoir été perçue. Comme le dit Hans-Ulrich Jost, « on
peut dire que l’“adaptation” – combinée avec des sursauts patriotiques
occasionnels et accompagnée d’une méfiance permanente de larges
milieux à l’égard de toutes les influences étrangères – caractérise assez
bien [les] relations extérieures [de la Suisse] entre 1914 et 1945 2 ».

2. Hans-Ulrich Jost, « Menace et repliement », Nouvelle Histoire de la Suisse


et des Suisses, Lausanne, Payot, 1998 [2e éd.], p. 689.
249
La Suisse face au génocide nazi

Qui sont les décideurs de cette politique de neutralité et d’adaptation ?


Le gouvernement helvétique (Conseil fédéral), élu par le Parlement, dis-
pose pour la durée de la guerre des pleins pouvoirs et peut donc se passer
de l’aval des Chambres. Or, comme le note le rapport de la Commission
internationale d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale, ce gouverne-
ment se montre faible dans les domaines économique et bancaire, laissant
agir les principaux responsables après les avoir élus à la tête des organes
de l’économie de guerre. Un pouvoir délégué, donc. Selon un schéma
analogue, la politique d’asile, du pays est dirigée par un haut fonction-
naire, Heinrich Rothmund, chef de la division de police du département
fédéral de Justice et Police, qui élabore, négocie, puis met en œuvre les
directives successives, en plein accord néanmoins avec son « ministre de
tutelle » Eduard von Steiger. Dans l’ensemble, les élites au pouvoir se
sentent parfaitement représentées par celles qui dirigent l’économie, et
réciproquement. Aucun représentant de la gauche ne siège d’ailleurs au
gouvernement avant 1944, et cette gauche a signé la paix du travail et
accepté le programme de défense nationale. On a affaire à un État de
structure corporatiste, du moins dans son fonctionnement 3.
La Confédération peut aussi en quelque sorte déléguer à un corps
extragouvernemental son action humanitaire : en effet, le Comité inter-
national de la Croix-Rouge (CICR), dirigé par les mêmes élites, apparaît
comme le double humanitaire de la Suisse, effet renforcé par l’action de
la Croix-Rouge suisse, qui accueille des cohortes d’enfants étrangers en
séjours de santé. La réputation de « terre d’asile » de la Suisse, née au
e e
XIX siècle pour des raisons politiques, se poursuit au XX avec un glisse-
ment vers le médical, au moment même où l’asile politique est refusé
aux persécutés du nazisme.

Ignorance du politique et méconnaissance du génocide

La troisième piste pour comprendre la Suisse de l’époque est son aversion


pour les idéologies politiques, quelles qu’elles soient. L’anticommunisme
y est virulent, mais l’antinazisme aussi. Les « fronts » fascistes existent
mais n’ont guère d’influence. Dans leur grande majorité, les Suisses sont

3. Nous osons le terme de « corporatiste » dans le cadre de cette présentation


synthétique. La réalité est bien entendu plus complexe et nuancée, et l’historio-
graphie suisse souffre encore d’un certain déficit théorique. Voir le survol
bibliographique de Hans-Ulrich Jost, dans « Menace et repliement », art. cité,
p. 766-770.
250
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

et veulent rester suisses, c’est-à-dire fonctionner sur le modèle bourgeois


et patriarcal que leur propose leurs élites, où l’autorité du chef de famille,
d’entreprise et d’armée est prépondérante. Le caractère « suisse » de la
nation, de son engagement, de ses actes semble, du haut jusqu’au bas
des échelles hiérarchiques, fonctionner comme une idéologie identitaire
et une référence ultime du politique ; une « helvétitude » mythique, qui
ne peut être qu’une fiction dans un pays multilingue, multiconfessionnel
et fortement fédéraliste – et qui peut devenir la commode couverture
des intérêts suisses. Cette notion identitaire, sauf dans la gauche, ne se
réfère à aucune valeur qui la transcenderait, égalité des hommes ou jus-
tice universelle. Il est significatif que la plupart des protestations se
fondent, non sur des valeurs universelles, mais sur la notion chrétienne
d’amour du prochain.
Parallèlement à cet obscurantisme politique et pour des raisons qui lui
sont probablement liées – on pourrait aussi évoquer le « manque de sens
du tragique de la Suisse et son manque tragique de sens de la démesure »
évoqués par Philippe Burrin 4 –, on observe en Suisse (ailleurs aussi, je
l’accorde) une sorte d’incapacité généralisée à admettre, comprendre ou
croire qu’à l’intérieur de la guerre entre l’Axe et les Alliés a lieu une
guerre d’extermination contre les juifs. Et cela, bien que le gouvernement
suisse dispose d’une information réaliste, via la voie diplomatique et
les déserteurs allemands (sur les chambres à gaz d’Auschwitz, il n’est
toutefois informé que fin juin 1944 par le rapport Vrba-Wetzler 5). Cette
incompréhension atteint jusqu’au responsable de l’aide aux juifs du
CICR, le prince Jean-Étienne de Schwarzenberg, qui reçoit en 1944 une
carte postale de Birkenau et en conclut que les juifs ne vont probable-
ment pas si mal que cela 6, et jusqu’aux dirigeants de la communauté
juive helvétique, qui craignent par ailleurs que trop d’alarmisme ne ferme

4. Interview de l’historien Philippe Burrin dans la Tribune de Genève,


20 octobre 2004.
5. Deux juifs slovaques, Rudolf Vrba [Walter Rosenberg] et Alfred Wetzler,
s’évadent d’Auschwitz en avril 1944 et rédigent un double rapport précis et
détaillé sur les camps d’Auschwitz, Birkenau et Maïdanek, qui parvient au
Congrès juif mondial à Genève via Bratislava et Budapest. Les autorités suisses
(et alliées) sont informées et la presse suisse laisse, dès fin juin 1944, libre
cours à un sentiment de compassion et d’indignation. Le génocide des juifs de
Hongrie n’en est cependant en rien stoppé. Cf. Rudolf Vrba (avec Alan Bestic),
Je me suis évadé d’Auschwitz, Paris, Ramsay, 1988 [traduit de l’anglais, 1963,
1968] ; Léonard Mach, Les Milieux officiels et la presse suisse face à la « Solu-
tion finale », avant et après la campagne de protestation de l’été 1944 contre
l’extermination des juifs de Hongrie, mémoire de licence du département d’his-
toire de l’Université de Genève, non publié, 2006.
6. Genève, Archives du Comité international de la Croix-Rouge, G 59.
251
La Suisse face au génocide nazi

encore davantage la frontière aux juifs. Ayant préparé en mai 1943,


à l’invitation de Rothmund et von Steiger, un mémo complet sur les
déportations de France, ils n’en communiquent que les informations
suivantes : les hommes vont dans des camps de travail et les femmes
dans des bordels 7 ! Même dans les milieux en contact avec Gerhart
Riegner, secrétaire du bureau de Genève du Congrès juif mondial, véri-
table plaque tournante de l’information sur le génocide – c’est-à-dire
les œuvres d’entraide suisses, juives ou chrétiennes, gouvernementales
ou non, les communautés juives, les organisations juives de tous bords –,
la prise de conscience de l’extermination programmée et planifiée peine
à émerger. Certaines informations confidentielles, comme en détenait
Carl J. Burckhardt, ancien diplomate, membre et futur président du CICR,
aussi bien informé que Riegner, n’ont, semble-t-il, pas filtré jusqu’au
gouvernement, la politique du secret faisant aussi partie de la tradition
helvétique 8. La censure fait le reste, prohibant les informations jugées
diffamatoires – donc celles qui concernent tous les crimes nazis – et
renforçant la tendance à ignorer le rapport entre la politique de persé-
cution nazie et la politique suisse d’asile.

Xénophobie et antisémitisme

Quatrième élément d’importance : l’hostilité envers l’étranger et en


particulier le juif étranger. Non seulement les influences étrangères sont
mal vues en Suisse, mais les étrangers eux-mêmes ne sont guère les
bienvenus – sauf les touristes. La Suisse subit jusqu’en 1936 la grave

7. Voir les notes prises par Georges Brunschvig, secrétaire de la Fédération


suisse des communautés israélites (FSCI), sur l’entrevue accordée le 31 mai
1943 par le conseiller fédéral von Steiger au président de la FSCI Saly
Braunschweig et à lui-même, Archiv für Zeitgeschichte (Centre de documenta-
tion en histoire contemporaine de l’École polytechnique fédérale), Zurich, fonds
SIG [FSCI], IB SIG 9.1.1.1. Le mémorandum envoyé ne contient aucune mention
concrète de sévices, de meurtres ou d’extermination, mais renvoie à un article
récent de la revue juive allemande de New York Der Aufbau, joint à l’expédition.
Sur cette entrevue, voir aussi Stefan Mächler, Hilfe und Ohnmacht, Zurich,
Chronos, 2005, p. 373 et note 89.
8. Les études récentes sur la Seconde Guerre mondiale en Suisse constatent
en général une grande obscurité dans les circuits de l’information, avant, pen-
dant et après la guerre. Voir le rapport final de la Commission indépendante
d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale [rapport Bergier], La Suisse, le national-
socialisme et la Seconde Guerre mondiale, Zurich, Pendo, 2002, Introduction,
1.1. et passim ; Luc van Dongen, La Suisse face à la Seconde Guerre mondiale,
1945-1948 : émergence et construction d’une mémoire publique, Genève, Société
d’histoire et d’archéologie, 2000.
252
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

crise économique mondiale. Elle souffre encore du traumatisme de la


grève générale de 1918 et redoute les éventuels fauteurs d’agitation
sociale. L’« helvétitude » sert ainsi de vernis à une xénophobie omni-
présente, sauf dans la gauche et la frange socialement engagée des
Églises. Un antisémitisme « à la suisse » – modéré, latent – sévit à tous
les niveaux. Les juifs étrangers – ceux de Suisse ont été émancipés en
1874 seulement – sont considérés comme inassimilables et leurs demandes
de naturalisation, écartées.
Qu’en est-il du décideur Heinrich Rothmund ? La question de son
antisémitisme personnel a été posée par les historiens. À l’évidence, il
distinguait mal, dans le judaïsme, la dimension religieuse, la dimension
socioculturelle et la dimension nationale. Il acceptait comme égaux les
juifs suisses, pourvu que leur « helvétitude » ait pris le pas sur le reste
– en somme, qu’ils soient assimilés. Il ne se considère pas comme anti-
sémite et dans un même mouvement, qui résume toute son action
politique, lutte pour éviter l’intrusion en Suisse d’un trop grand nombre
de juifs, de peur que leurs mœurs étrangères – connotées négativement,
au moins sur le plan économique – ne provoquent l’« enjuivement »
(Verjudung) du pays. L’antisémitisme nazi à la Julius Streicher 9 lui appa-
raît néanmoins répugnant et indigne de la Suisse. Il fait même interdire
en février 1941 une conférence de propagande nationale portant sur un
prétendu péril juif en Suisse.
Plutôt que d’antisémitisme, il convient de parler, dans le cas de Roth-
mund, de xénophobie antijuive. Dans une période où le pays se défendait
contre une immigration jugée économiquement insoutenable, il aurait
sans doute réagi de la même manière face à d’autres communautés
fortement profilées socioculturellement. Il est un bon représentant de
l’« helvétitude » comme limite mentale : l’« altérité » des étrangers est irra-
chetable et vient renforcer les motifs « raisonnables » de se barricader
contre leur arrivée : c’est ainsi qu’on se convainc que la barque est pleine,
selon l’expression, passée à la postérité, du conseiller fédéral Eduard
von Steiger 10.

9. Proche de Hitler dès les débuts du NSDAP, exécuté en 1946 à Nuremberg,


Julius Streicher appelle sans relâche au meurtre et à l’extermination des juifs
dans son hebdomadaire Der Stürmer, rédigé dans un registre violent et ordurier.
10. Eduard von Steiger, avocat bernois, personnalité influente du Parti des pay-
sans, artisans et bourgeois (actuelle Union démocratique du centre), a été élu
au Conseil fédéral en décembre 1940. Il y dirige le département de Justice et
Police jusqu’en 1951. Le 30 août 1942 à Zurich, devant une assemblée de la
Jeune Église, mouvement de jeunesse protestant, il fait un discours, passé à la
postérité, dans lequel il affirme que celui qui se trouve, lors d’un naufrage
253
La Suisse face au génocide nazi

La politique d’asile suisse est donc le fruit de facteurs hétérogènes :


absence de référence à la justice, qui empêche de voir pour ce qu’ils
sont les crimes allemands ; manque de critères humanitaires clairs ; peur
irrationnelle de l’immigration, étayée de motifs raisonnables, comme la
pénurie, la crainte de l’espionnage et la défense du marché du travail.

Brèches d’humanité

Pourtant, ce n’est pas sans mûre réflexion et un débat de conscience


authentique que Rothmund prend les dures mesures de l’été 1942, mesures
que nous pouvons désormais juger aberrantes, puisque l’Allemagne nazie
n’a jamais fait pression sur la Suisse dans la question du refuge. Une
chose le distingue de ses collaborateurs et subordonnés : il prend au
sérieux les risques encourus par les persécutés et n’est pas indifférent à
leur misère.
La fermeture de la frontière, le 4 août 1942, a lieu sur recommanda-
tion de Rothmund, qui s’appuie lui-même sur un rapport de 30 pages
préparé par son collaborateur Robert Jezler 11. Une seule phrase de ce
rapport fait état d’« informations bouleversantes » sur « [la] manière dont
les déportations sont exécutées et sur les conditions de vie dans les
“régions juives” de l’Est ». Le reste préconise le refoulement pur et simple,
même si la vie des fugitifs est en danger. À part les habituels arguments
« raisonnables », les propos de Jezler confinent à la désinformation : à
l’heure où Vichy commence à vider les camps, il juge le danger inexistant
pour les « étrangers indésirables » de France non occupée, « sauf pour les
partisans de De Gaulle ». Il anticipe aussi d’une drôle de façon la pression
allemande : l’Allemagne pourrait par la suite réclamer les réfugiés internés
et la Suisse ne saurait les lui rendre en raison de sa souveraineté... situa-
tion à éviter pour ne pas froisser l’Allemagne !

catastrophique, aux commandes d’une petite embarcation déjà pleine et nantie


de provisions limitées, doit se soucier de sauver du moins ceux qui sont déjà
à bord, au mépris des appels au secours de milliers d’autres et au risque de
paraître dur. Voir, par exemple, Hermann Kocher, Rationierte Menschlichkeit,
Zurich, Chronos, 1996, p. 21.
11. Robert Jezler est durant la guerre le collaborateur principal et le remplaçant
de Heinrich Rothmund à la division de police. Son long rapport du 30 juillet
1942 est conservé aux Archives fédérales suisses, AF E 4001 (C) -/1, carton
253/702.01. Il est partiellement publié dans le volume 14 des Documents diplo-
matiques suisses, Berne, Benteli, 1997.
254
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Rothmund opte cependant, non pour un blocus indéfini, mais pour


une stratégie de dissuasion. On ne peut refouler que les juifs, d’autant
que les Belges et les Hollandais sont soutenus par leurs légations. On
ne peut abandonner totalement la tradition d’asile. Le cordon douanier
sera donc renforcé par des unités mobiles, de manière à intercepter
et à refouler tous les arrivants durant une certaine période ; les juifs
devraient alors, logiquement, cesser de tenter de se réfugier en Suisse,
et les réseaux de passeurs abandonner leur activité. La mesure est prévue
comme temporaire.
Elle soulève un tollé dans l’opinion suisse, avertie par des journalistes
courageux, eux-mêmes alertés par les plus courageux des notables juifs
suisses. La gauche et les Églises interviennent en faveur du devoir d’asile,
opposé au droit d’asile régalien. La vague de protestations – que Riegner
qualifiera de « magnificent » dans un télégramme en anglais à la prési-
dence américaine du Congrès juif mondial – a raison de la politique
de fermeture, au moins pour quelque temps. Si la frontière reste offi-
ciellement fermée, les polices cantonales reçoivent le 31 août l’ordre de
« temporise[r] et refoule[r] le moins possible », en particulier de ne remettre
personne aux Allemands 12. Rothmund évoque clairement le 12 septembre
devant les directeurs des polices cantonales le danger que courent les
gens menacés de déportation – et la pression de l’opinion publique 13.
En septembre-octobre, hormis un certain nombre de personnes jugées
« indésirables » – d’absurdes soupçons d’espionnage enverront en dépor-
tation une série d’évadés des Groupes de travailleurs étrangers –, tous
les juifs sont admis en Suisse. Plusieurs milliers d’entre eux, harcelés
par la police de Vichy, franchissent la frontière franco-suisse à Genève,
à travers le Léman et par les cols du Valais. Des centaines sont arrêtés
avant d’y arriver.
Rothmund n’évoquera jamais cette pratique résolument humaine. Vis-
à-vis de son « ministre de tutelle » von Steiger comme des représentants
des corps constitués ou de la société civile, il justifiera constamment la

12. Note confidentielle du 1er septembre 1942 remise à l’arrondissement territo-


rial de Genève, Archives d’État de Genève, Justice et Police, Eb. A7.17.1.67,
cité dans Catherine Santschi (dir.), Les Réfugiés civils et la frontière genevoise
durant la Deuxième Guerre mondiale, Genève, Archives d’État de Genève,
2000, p. 78.
13. Carl Ludwig, La Politique pratiquée par la Suisse à l’égard des réfugiés de
1933 à nos jours, rapport adressé au Conseil fédéral [Chancellerie fédérale],
Berne, 1957, p. 198.
255
La Suisse face au génocide nazi

dureté de sa politique, synonyme selon lui de son infaillibilité. Logique-


ment, en tant qu’inventeur et exécutant principal de cette politique, il
l’incarnera aux yeux de tout le monde et portera seul la responsabilité
de ce qui très vite après guerre apparaîtra comme ses pires errements :
l’introduction en 1938 de la marque « J » dans les passeports des juifs
allemands et les refoulements à la frontière. Il y a néanmoins une cer-
taine injustice à faire de lui l’unique bouc émissaire des élites au pouvoir.
D’autant plus que, comme le montrent les dossiers personnels des réfu-
giés, Rothmund tranche toujours favorablement les recours soumis par
les autorités militaires des cantons frontaliers. Ainsi, deux fourreurs juifs
d’Amsterdam, Benediktus Wijnman et Siegfried Wijnschenk, réfugiés
depuis le 22 mai 1942, paraissent aussi suspects aux autorités suisses
qu’au vice-consul de Hollande : ils ont fui sans leurs femmes et l’un
d’eux est suivi par sa maîtresse. Aucun n’explique clairement qu’il est
en danger de mort, seulement que la Gestapo a exigé d’eux la fourniture
de vestes en cuir et de peaux de lapin qu’ils ne peuvent livrer. Victimes
désignées, ils ne savent sans doute pas encore, à cette date, qu’ils le sont,
mais la peur et leur jeunesse les poussent néanmoins à la fuite. On les
interne provisoirement. L’autorité militaire genevoise veut les refouler,
décrétant qu’ils n’ont fui qu’à cause d’« irrégularités commerciales ».
Rothmund réplique le 4 juin : « C’est très relatif. Ils sont en grand danger
en France occupée. Aviser la Légation de Hollande et les interner au
pénitencier, au quartier réservé aux internés 14. » Ne pouvant décider de
les refouler sans son aval, les responsables militaires leur font signer
– probablement de force, puisque leurs passeports sont restés dans
le dossier suisse – un engagement de retour volontaire en Hollande.
Refoulés de Suisse le 30 août, quasi certainement en zone occupée, ils
sont aussitôt arrêtés en France et envoyés à Drancy, d’où ils partent
immédiatement pour Auschwitz, le 18 septembre 1942 dans le convoi
no 34, sans retour 15.
Même lorsqu’il apprendra les ruses et les mensonges utilisés par une
filière d’évasion belge pour contourner les critères helvétiques de tolé-
rance, Rothmund, bien qu’outré moralement, ne se décidera pas au
refoulement général des « coupables », prévu au règlement ; ils feront un
long et déprimant séjour en pénitencier, mais auront la vie sauve.

14. Archives fédérales suisses, AF E 4264 (-), dossier 3321.


15. Serge Klarsfeld, Le Mémorial de la déportation des juifs de France, Paris,
B. et S. Klarsfeld, 1982, p. 296.
256
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

La Suisse, outil passif de la résistance


L’image de la Suisse face au génocide n’est pourtant pas complète
sans un retournement de la perspective : non seulement elle a agi ou
refusé d’agir, mais elle a été mise à profit. Dès octobre 1942, sauf visa
(rarement accordé mais pas totalement exclu), le passage en Suisse est
devenu plus difficile, les autorités ayant décrété seuls admissibles les
vieillards, les femmes enceintes, les malades, les enfants seuls, les
familles avec un enfant de moins de 16 ans et les personnes ayant de
la famille proche en Suisse ; l’âge du dernier enfant sera abaissé à 6 ans
à la fin de l’année, dans le cadre d’un durcissement général des instruc-
tions d’accueil. Cette politique divise de fait les fugitifs en deux groupes :
ceux qui correspondent – ou que l’on fait correspondre – aux critères ;
et ceux, de moins en moins nombreux, qui se hasardent à tenter le pas-
sage, à la merci des passeurs locaux, et qui sont refoulés. Heureusement,
tous les refoulés ne sont pas arrêtés ni déportés : à Genève, où les statis-
tiques ont été établies, environ 9 % des fugitifs sont refoulés et 14 % des
refoulés sont déportés 16.
Les milieux d’assistance aux juifs profiteront vite de ces possibilités.
Ils sont bien renseignés sur les tolérances, par exemple sur l’âge maxi-
mum pour les enfants seuls ou celui pour les enfants accompagnés – qui
n’est pas le même ! La route du refuge suisse passe alors de plus en plus
par la résistance juive et par la falsification d’identité. Tous les « seniors »
auront désormais 65 ans, tous les adolescents, moins de 16 ans (18 pour
les filles) ; et puisqu’il faut aux familles un enfant de moins de 6 ans, on
leur attribue un jeune enfant, orphelin ou « emprunté » dans une fratrie
nombreuse. On constitue même au préalable des couples en « mariant »
de parfaits étrangers. La méthode permet de sauver un certain nombre
d’adultes et d’enfants 17. Lorsqu’en août-septembre 1943, la protection
des troupes italiennes d’occupation s’effondre, l’antenne de l’Œuvre de
secours aux enfants (OSE) de Megève, sous la direction de Jacques et

16. Ruth Fivaz-Silbermann, Le Refoulement de réfugiés civils juifs à la frontière


franco-genevoise durant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Beate Klarsfeld
Foundation, 2000. Cette étude se fonde sur les archives de l’arrondissement
territorial de Genève (autorité militaire chargée de l’accueil ou du refoulement),
conservées quasi intégralement, complétées par des fonds des archives départe-
mentales de Haute-Savoie.
17. Cf. Ruth Fivaz-Silbermann, « Par la porte de secours. La fuite des juifs en
Suisse dans l’après-8 septembre 1943 », dans Jean-William Dereymez (dir.), Le
Refuge et le Piège : les Juifs dans les Alpes, 1938-1945, Paris, L’Harmattan,
2008 ; Jacques Salon, Trois mois dura notre bonheur. Mémoires, 1943-1944,
Paris, FMS-manuscrit.com, 2005, chapitre 5.
257
La Suisse face au génocide nazi

Nicole Salon, parvient à faire passer en Suisse 7 convois de familles et


d’enfants, 148 personnes au total, dont beaucoup ont une fausse iden-
tité ; un quart de la « colonie juive » de Megève est de la sorte sauvée
en Suisse, grâce à l’exploitation maximale des tolérances helvétiques,
artificieusement étendues.
L’action de l’OSE est plus vaste. Avec le Mouvement de la jeunesse
sioniste (MJS) et les Éclaireurs israélites de France (EIF), elle fait passer
106 convois d’enfants, soit environ 1 100 enfants et adolescents. Tous
ceux de plus de 16 ans ont une date de naissance falsifiée. Aucun ne
sera refoulé pour cela, de même que Berne ne fera aucun effort pour
saisir ou punir les passeurs. Les indices laissent penser que l’autorité
centrale, lorsqu’il s’agit d’enfants – elle en a admis un contingent de
1 500 –, tolère tacitement ce sauvetage discret, tandis que les autorités
locales, à la frontière, multiplient les enquêtes – sans grand succès 18.
Le résistant juif tchèque d’Anvers Motke Weinberger organise dès
la fin 1943 une vingtaine de convois vers la Suisse, totalisant plus de
200 fugitifs de Bruxelles ou d’Anvers, dont quelques-uns se sont déjà
évadés des trains de Malines vers Auschwitz. Ils sont prêts à tout pour
échapper à la traque nazie, comme l’exprime Fanny S., de Bruxelles, qui,
à 32 ans, s’est présentée avec son mari à la frontière et un enfant qui
n’est pas le leur : « Nous faisons n’importe quoi pour sauver nos vies,
nous jurons même sur tout ce qu’on voudra, même sur la tête de nos
enfants. » La filière ayant été éventée en mars 1944, l’autorité militaire
genevoise refoule Fanny, son mari et tous les faux parents qui arrivent
encore, tout en accueillant les enfants. Quelques-uns de ces désespérés
sont aussitôt arrêtés par la police allemande et déportés. Berne se tait :
l’autorité locale conserve la compétence de refouler 19.
Tolérance passive et contrôlée (jusqu’à un certain point) et abstention
d’assistance coexistent donc dans la pratique helvétique de l’asile. Neutre
et dépourvue de principe politique directeur, la Suisse n’est ni humaine
ni inhumaine. Saly Mayer, président jusqu’à fin 1942 de la Fédération
suisse des communautés israélites et représentant du Joint en Europe,

18. Cf. Ruth Fivaz-Silbermann, « Le sauvetage clandestin des enfants juifs à


travers la frontière genevoise, 1942-1944 », dans Espaces savoyards : frontières
et découpages, actes du 39e congrès des Sociétés savantes de Savoie, Archamps,
La Salévienne, 2004, p. 171-181.
19. Cf. Ruth Fivaz-Silbermann, La Fuite en Suisse. Migrations, stratégies, fuite,
accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France durant la
Seconde Guerre mondiale, thèse de doctorat de l’Université de Genève, en cours
d’achèvement. Sur Fanny S., Archives d’État de Genève, Justice et Police Ef/2,
dossier 6946.
258
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

constate après-guerre : « On aurait pu faire davantage, mais on aurait


aussi pu faire moins. » Côté tolérance : au regard du nombre des déportés
juifs de France (76 000), les 13 500 juifs ayant passé la frontière franco-
suisse (chiffre comprenant, il est vrai, les refoulés nominalement connus),
dont peut-être 10 % avec de fausses identités, sont en effet davantage
qu’une goutte dans l’océan. Les refoulés (pour lesquelles les recherches
ne sont pas achevées) ne sont probablement pas plus de 2 500 sur cette
frontière, et même ce chiffre devrait se révéler trop fort. Les arrestations
sur le sol français, avant la frontière, ont dû faire au moins autant de
victimes que les refoulements. Côté refus : comment admettre que Berne
laisse jusqu’en juin 1944 l’autorité militaire locale refouler des juifs en
danger, triant soigneusement qui, dans un groupe, a droit à la vie sauve
et qui ne l’a pas ?
Nul n’est pleinement satisfait, après la guerre, du rôle de la Suisse,
hormis ceux qui ont pu bénéficier de son accueil. Le débat intérieur
ressurgit à chaque génération. Le rapport final de la Commission indé-
pendante (et internationale) d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale
demande encore en 2002 pourquoi, malgré l’information dont il dis-
posait, le gouvernement suisse n’a pas opté en 1938 ou, au plus tard,
en 1942, face au génocide, pour une véritable politique de protection
et d’assistance.
Chapitre 15
L’OSE ET LE SAUVETAGE
DES ENFANTS JUIFS
DE L’AVANT-GUERRE
À L’APRÈS-GUERRE
Katy HAZAN et Georges WEILL

’Œuvre de secours aux enfants (OSE) est bien connue pour son

L importante contribution au sauvetage des enfants juifs de


France : tous les ouvrages concernant le sort des juifs sous
l’Occupation décrivent sa lutte contre le nazisme et le gouvernement de
Vichy. Une exposition, « L’OSE, 90 ans d’histoire », et un ouvrage illustré
ont rappelé le souvenir de ses dirigeants et retracé son histoire, depuis
sa création en Russie, en 1912, sous le nom d’OZE, jusqu’à aujourd’hui,
puisque cette association poursuit encore en France son travail d’aide
sociale et médicale à l’enfance. Plusieurs colloques ont décrit la vie
quotidienne dans ses maisons d’enfants et recueilli des témoignages
retraçant les itinéraires personnels de nombreux enfants cachés. Enfin,
la publication de Mémoires de plusieurs dirigeants de l’OSE commence
à apporter de nouveaux éclairages sur leur rôle durant l’Occupation. Bien
que les recherches ne soient encore qu’à leur début, on ne peut heureu-
sement plus déplorer, comme Jean Laloum il y a quinze ans, que « le
sort de l’enfant juif sous l’Occupation tient une place des plus modestes
dans l’historiographie 1 ».

1. Sur les origines de l’OZE (Obschestvo Zdravookhranenya Yevreyev), Société


pour la protection sanitaire des populations juives en Russie, voir Une mémoire
pour le futur, 90 ans de l’OSE, A Legacy for the Future, Paris, OSE, 2003.
260
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Cette nouvelle approche méthodologique s’est accompagnée d’une prise


de conscience de son histoire par l’OSE elle-même. L’organisation a entre-
pris la reconstitution de ses archives, et effectué des recherches métho-
diques dans plusieurs pays. Ainsi, on commence à mieux comprendre
le fonctionnement de l’Union mondiale des sociétés OSE, créée à Berlin
en 1923 et dont Albert Einstein fut le président d’honneur jusqu’à sa
mort, en 1950. Cette fédération internationale avait pour but de coor-
donner les efforts des communautés juives de plusieurs pays d’Europe
centrale dans le domaine médico-social. La filiale française, aujourd’hui
la mieux connue, fut fondée en 1934, un an après le transfert du siège
de l’Union mondiale OSE à Paris et à Genève.
Cette contribution aurait pu débuter par l’année 1912, puisque l’OZE
fut créée afin d’aider les populations juives défavorisées, leur faire
adopter une meilleure hygiène de vie et prévenir les épidémies. Ses
plus célèbres réalisations furent les soins aux nourrissons et aux jeunes
enfants, en particulier les « gouttes de lait » pour les mères, ainsi que
la publication de brochures, l’ouverture de dispensaires ou de soupes
populaires. Cet effort s’amplifia lors des combats de 1914 à 1917, puis
de la guerre civile qui suivit. On ne peut cependant qualifier ces périodes
de « génocidaire », malgré le terrible pogrome de 1921 en Russie blanche
et ses conséquences dramatiques 2.
L’OZE cessa ses activités en Russie en 1922 pour les poursuivre en
Lituanie, en Lettonie, en Pologne et en Bessarabie roumaine. Malheu-
reusement, la destruction de tous les centres de soins par les nazis et

Pour un bilan bibliographique provisoire, voir Georges Weill, « Le sauvetage des


enfants juifs en France », Revue des Études juives, 163, juillet-décembre 2004,
fasc. 3-4, p. 507-516 ; Pierre Bolle (dir.), Le Plateau Vivarais-Lignon, accueil et
résistance, 1939-1944. Actes du colloque du Chambon-sur-Lignon, octobre 1990,
Le Chambon-sur-Lignon, Société d’histoire de la montagne, 1992 ; Bernard
Reviriego, Les Juifs en Dordogne, 1939-1944. De l’accueil à la persécution,
Périgueux, Édition Fanlac, 2003 ; Pascal Plas et Michel Christophe Kiener (dir.),
Enfances juives : Limousin-Dordogne-Berry, Terres de refuge, 1939-1945,
Saint-Paul, Souny, 2006 ; Jacques Fijalkov (dir.), Les Enfants de la Shoah,
actes du colloque de Lacaune, septembre 2005, Paris, 2006.
2. L’avocat et homme politique russe Maxime Vinaver informa le comité central
de l’Alliance israélite universelle, dont il était membre, des massacres des popu-
lations juives et des interventions de l’OZE, sous forme d’ambulances sanitaires
et de cuisines diététiques pour enrayer les épidémies et la famine (Archives
AIU, France, VIII A 65). Les Archives centrales pour l’histoire du peuple juif
à Jérusalem (ACHPJ) conservent dans le fonds RU 1122 un dossier sur les
secours apportés par l’OZE lors des pogromes de 1920-1922. Les archives de
l’American Jewish Joint Distribution Committee (Joint), à New York, conservent
une correspondance et des rapports sur le sort dramatique des communautés
juives victimes des pogromes des années 1920.
261
L’OSE et le sauvetage des enfants juifs

l’assassinat de 90 %, voire 100 %, de leurs membres ne permettent pas de


connaître le détail de son histoire dans ces pays. De nouvelles recherches
pourraient à ce sujet compléter le recueil d’articles et de biographies
publié à leur mémoire aux États-Unis en 1968. Les archives de l’Union
mondiale de Berlin ont disparu. Seules subsistent les archives du siège de
Genève récemment retrouvées. On signale aussi des archives publiques et
privées encore inexploitées à Saint-Pétersbourg, à Minsk, à Vilnius et à
Kaunas, ainsi qu’en Pologne, en Roumanie, en Hongrie, en Suisse, en
Israël et aux États-Unis 3.
Pour correspondre au thème précis de l’ouvrage, cette contribution
ne débutera qu’à partir de la prise du pouvoir par Hitler, en 1933, mais
dépassera de quelques années la chute du nazisme. En effet, si le rôle
de l’OSE, aidée par une vingtaine d’autres organisations caritatives inter-
nationales, fut décisif dès cette période pour accueillir, cacher et sauver
plus de 6 000 enfants juifs de France, son activité ne se termina pas à
la Libération. Elle s’est prolongée bien après la guerre, parce qu’il a fallu
retrouver les enfants cachés, ouvrir de nouvelles maisons d’enfants, réor-
ganiser l’accueil, les soins médicaux, l’éducation et l’insertion sociale
d’environ 1 500 enfants rescapés, et même près de 2 000, si l’on y ajoute
les adolescents connus sous le nom d’« enfants de Buchenwald » qui lui
furent confiés en 1946. Les conséquences du génocide apparaissent au
moins aussi importantes que les circonstances du sauvetage des enfants,
et on sait maintenant que les décennies d’après-guerre furent doulou-
reuses pour beaucoup d’orphelins.
La première partie de notre étude rappellera les différentes responsa-
bilités assumées en Europe par l’Union OSE, d’après les documents de
l’Union mondiale OSE retrouvés à Genève, désormais conservés à Paris.
Dans la deuxième partie, les étapes du sauvetage des enfants de France
seront retracées depuis la fin des années 1930 jusqu’à la fin de la guerre,
ainsi que les tentatives, réussies ou avortées, pour envoyer les enfants
vers les États-Unis, certains pays d’Amérique latine et en Palestine man-
dataire. La troisième partie étudiera le rôle essentiel du Dr Joseph Weill
et des dirigeants de l’OSE dans l’organisation du sauvetage de plusieurs
milliers d’enfants. Enfin, une dernière partie sera consacrée à la recons-
truction de la jeunesse juive, prolongement essentiel du sauvetage.

3. Mélanges dédiés au Dr B[oris] A[rkadievitch] Tschlenoff à l’occasion de son


80e anniversaire, Genève, Union OSE, 1946 ; Dr L. Wulman (ed.), In Fight for
the Health of the Jewish People (50 years of OSE), New York (N. Y.), 1968 ;
Katy Hazan et Georges Weill, Inventaire du fonds Tschlenoff, Archives de
l’Union OSE et de l’OSE Suisse à Genève, dact., Paris, OSE, 2004.
262
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Les responsabilités successives


de l’Union OSE

Le rôle de l’OSE en Europe centrale

Après l’indépendance, la Pologne créa sa propre société, appelée TOZ


(Towarzystwo Ochrony Zdrowia), qui resta fidèle à l’idéologie de l’OZE,
tandis que les anciennes provinces de l’Empire russe s’organisèrent en
filiales nationales ou locales. Afin d’assurer la coordination financière
et médicale de l’ensemble des initiatives, un congrès tenu à Berlin en
1923 créa une fédération appelée Union mondiale OSE pour la protection
de la santé des populations juives. Un comité commun avec l’Union
mondiale ORT (Organisation, Reconstruction, Travail) devait en outre
permettre de centraliser les dons et les subventions, en laissant à chaque
fédération le droit de poursuivre sa propre politique sanitaire ou profes-
sionnelle. En réalité, sur le terrain, l’action de l’Union OSE et celle de
l’ORT furent souvent complémentaires, notamment par l’ouverture d’ate-
liers de l’ORT dans les maisons de l’OSE en France.
On possède très peu de renseignements directs sur l’activité de l’Union
OSE en Europe centrale dans les années 1920-1930, sauf par des témoi-
gnages ou des articles 4. Les dossiers de l’Union OSE conservés dans le
fonds Tschlenoff ne débutent qu’en 1939. Ils contiennent une importante
correspondance en russe et en yiddish, en cours de traduction, des rap-
ports sur la situation des juifs et des bilans d’activité. Les appels au
secours médicaux de leurs collègues des pays envahis par les nazis sont
d’autant plus pathétiques si l’on songe au peu d’efficacité de l’aide
importante et coûteuse fournie par l’Union OSE de Genève par l’inter-
médiaire de la Croix-Rouge internationale : ainsi, les médicaments et la
nourriture pour les enfants, envoyés par centaines de kilos depuis les
usines suisses aux frais de l’OSE, et dont il subsiste des listes complètes,
furent entièrement détournés par les Allemands et, sauf rares exceptions,
ne parvinrent jamais aux médecins juifs de ces pays.
Un bilan des pertes de l’Union mondiale OSE, dressé en 1968, montre
que le personnel employé par la société polonaise TOZ comptait en 1939
plus de 1 000 membres dont 32 médecins ; il n’y eut qu’une cinquantaine
de survivants. La liste des biens immobiliers de l’association comprenait

4. Une collection complète de la Revue OSE de 1934 à 1940 se trouve dans


les archives privées de l’OSE.
263
L’OSE et le sauvetage des enfants juifs

une douzaine de centres médicaux et hôpitaux, ainsi que 16 établisse-


ments destinés aux enfants, essentiellement des colonies de vacances et
des dispensaires, répartis dans tout le pays, pour lesquels l’Union OSE
ne reçut aucun dédommagement.
Les renseignements concernant la Lituanie, la Lettonie et la Roumanie
sont actuellement trop succincts pour être exploitables 5. Il subsiste
cependant des sources manuscrites, imprimées et des collections icono-
graphiques encore inexploitées, par exemple à New York, aux archives
du Joint et à l’institut YIVO, qui a organisé une belle exposition sur les
réalisations de l’OSE en Europe 6.

L’Union OSE de Genève

De 1933 à 1939, la délégation de l’Union OSE en Suisse fut dirigée


par le Dr Laserson, qui émigra en Australie en 1939, puis par le Dr Boris
Arkadievitch Tschlenoff, phtisiologue d’origine russe. En fait, ce fut le
secrétaire général, Lazare Gurvic, qui dirigea la fédération depuis Paris,
se contentant d’informer Genève des principales activités en Europe. Par
contre, dès le début de la guerre, le Dr Tschlenoff devint un intermédiaire
indispensable entre l’OSE et les organisations américaines qui finan-
çaient la société et les autorités suisses. Il établit des liaisons régulières
avec les associations humanitaires suisses. Il recevait aussi, par les
filiales de l’OSE, des rapports de plus en plus alarmants sur la situation
des juifs dans les pays envahis, montrant les étapes tragiques de la des-
truction de l’OSE en Europe centrale. Il semble que plusieurs tentatives
furent faites en 1940 pour faire passer des groupes d’enfants de Pologne
vers les pays baltes, mais sans résultat. Leur sauvetage n’aurait d’ailleurs
été malheureusement que de courte durée.
La correspondance quotidienne de 1940-1941 montre l’ampleur des
besoins financiers de l’OSE France, ainsi que les démarches en vue du
départ des enfants vers les États-Unis. Toutes les dépenses étaient assu-
rées, non sans difficultés, par l’American Joint Distribution Committee,
le Joint, dont le représentant pour l’Europe était un bijoutier suisse, Saly
Mayer, également président jusqu’en 1942 de la Fédération suisse des
communautés juives, la Schweizerische Israelitische Gemeinschaft (SIG).

5. La colonie des 2 000 enfants de Kreslavka (en Latgalie lettonne) doit son
existence grâce aux dons du sculpteur Aronson en 1921.
6. The Society for the Protection of Jewish Health. Figthing for a Healthy New
Generation, New York (N. Y.), Yivo, 2005.
264
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Le bureau du Joint de Lisbonne, dirigé par le Dr Schwartz, assurait le


relais avec le siège de New York.
En plus de ses nombreuses fonctions administratives, le Dr Boris
Tschlenoff représenta l’Union OSE aux réunions du Comité d’action pour
les enfants réfugiés en France non occupée qui se tinrent à Genève en
1942 et 1943. Composé des représentants d’une douzaine d’organisations
suisses laïques et religieuses, catholiques et protestantes, il était présidé
par Donald Lowrie, représentant de la Youth Men Christian Association
(YMCA), et président du Comité dit « de Nîmes », qui réunissait dans cette
ville une trentaine d’associations humanitaires, qui avaient pour mission
d’aider les internés juifs étrangers – dont plus de 2 000 enfants recueillis
ensuite par l’OSE – dans les camps français de la zone sud. À partir de
l’été 1942, les membres du comité travaillant en France furent parfaite-
ment informés de la situation des enfants juifs pris dans les rafles, des
internements et de la déportation de nombreux d’entre eux. Ils envi-
sagèrent une douzaine de solutions pour tenter de sauver au moins
5 000 enfants parmi un nombre évalué en France à 22 000 (pour les
plus menacés), mettant leurs espoirs dans l’accueil de certains pays
d’Amérique du Nord et du Sud, ainsi qu’en Afrique du Sud, sachant que
le Portugal n’en accepterait aucun, sauf à accorder éventuellement des
visas de transit. Les Quakers et les Unitariens entreprirent des démarches
à Vichy et à Washington pour obtenir les visas. Lors des dernières
réunions de 1943, les représentants de l’OSE purent fournir des chiffres
précis sur le nombre d’enfants déjà déportés, c’est-à-dire plus de 5 500,
mais le comité ne put obtenir du gouvernement suisse qu’une vague
promesse d’admission passagère, sans autres précisions sur l’âge ou le
nombre d’admissions accordées 7.

Les étapes du sauvetage des enfants


en France

L’OSE avant l’armistice de juin 1940

L’activité de l’OSE en France débuta en 1935, comme association


de droit français dont le sénateur Justin Godard accepta la présidence.

7. La première réunion eut lieu le 29 août 1942, puis il y en eut cinq autres
jusqu’au 30 octobre 1942. Le comité cessa ensuite de se réunir pendant un an,
jusqu’au 23 septembre 1943 et tint une dernière réunion le 30 novembre 1943
(Archives OSE, fonds Tschlenoff, boîte XV, dossier 11).
265
L’OSE et le sauvetage des enfants juifs

Le Dr Alexandre Besredka, un biologiste élève de Metchnikoff, présida


la direction centrale de l’Union OSE, en remplacement d’Albert Einstein,
parti aux États-Unis en 1933, mais qui accepta la présidence d’honneur.
Le Dr Eugène Minkowski présida le comité exécutif de l’Union OSE à Paris.
Les conditions de vie dans la France d’avant-guerre, sans être idéales,
étaient évidemment différentes de celle de l’Europe centrale. La popula-
tion juive nécessiteuse était beaucoup moins nombreuse, du moins avant
l’arrivée des réfugiés d’Allemagne et des pays annexés. L’OSE France
concentra ses efforts vers la population juive immigrée des quartiers
pauvres de Paris et de la banlieue. Elle créa une colonie de jour pour les
enfants à Montmorency et un dispensaire à Paris, ainsi qu’un patronage
d’observation psychologique pour soigner les traumatismes des enfants
immigrés. Cette initiative peut être considérée comme la première réponse
de l’OSE aux conséquences des persécutions nazies.
On doit au Dr Alexandre Besredka et à son équipe de médecins d’ori-
gine russe la plupart des initiatives prises par l’OSE France, qu’il dirigea
jusqu’à sa mort, en 1940, depuis son laboratoire de l’Institut Pasteur, en
collaboration avec l’avocat lituanien Lazare Gurvic, secrétaire général
de l’Union OSE, et les médecins Julius Brutzkus, Eugène Minkowski,
Valentina Cremer et H. Pollnow.
Les organisations juives de bienfaisance sollicitèrent naturellement
l’OSE lorsqu’il fallut accueillir les premiers jeunes juifs allemands réfu-
giés en Alsace puis dans la région parisienne, après la nuit de Cristal,
en novembre 1938. Grâce à l’expérience des médecins russes, elle était
devenue la seule organisation juive française spécialisée dans le domaine
médico-social et disposant d’un personnel compétent. Dès le mois de
janvier 1939, l’OSE se vit confier près de 300 enfants allemands, autri-
chiens et tchèques réfugiés en France sans leurs parents, qu’elle accueillit
dans quatre homes situés près de Montmorency. La direction fut confiée
au pédagogue et homme politique viennois Ernst Papanek qui s’appliqua
à réparer les traumatismes des enfants par un travail basé sur la coopéra-
tion et les méthodes actives qu’il avait expérimentées lors de la réforme
scolaire de la République autrichienne de 1918.
D’autres groupes d’enfants furent accueillis par la baronne Germaine
de Rothschild au château de la Guette et par le comte Hubert de Monbrison
en Seine-et-Marne, puis en partie confiés à l’OSE au début de l’Occupa-
tion. Dès le printemps 1940, l’OSE organisa progressivement l’évacuation
des maisons de la région parisienne vers de nouvelles maisons d’enfants,
quelquefois un peu pompeusement appelés « châteaux », situées dans
l’Allier, la Creuse, la Haute-Vienne et le Var. Dès l’Armistice, la division
266
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

de la France en deux zones provoqua la scission de l’OSE en deux


comités, l’un en zone nord, l’autre en zone libre, mais tous deux intégrés
l’année suivante à l’UGIF, l’Union générale des juifs de France, tandis
que le bureau de l’Union OSE restait indépendant, bien que surveillé par
les autorités allemandes et françaises 8.

Le comité OSE en zone nord

Le comité OSE de zone nord continua à fonctionner sous la direction


du Dr Eugène Minkowski, sous la surveillance de l’armée allemande, pour
porter assistance à la population juive parisienne sous forme de soins
médicaux, de distribution de vêtements et d’aide juridique et surtout d’un
patronage pour les enfants, lesquels ne pouvaient plus jouer dehors 9.
À partir de septembre 1941, donc bien avant la rafle du Vél’ d’hiv’
de juillet 1942, l’OSE entreprit le placement individuel des enfants dans
des familles non juives, en utilisant le même réseau de relations que le
Comité de la rue Amelot auquel le Dr Minkowski, médecin des hôpitaux,
adhéra à titre personnel. Il continua à exercer à l’hôpital Henri-Rousselle
et à Sainte-Anne, grâce à la complicité des médecins chefs, ce qui lui
permit de trouver des caches pour les juifs traqués ou les enfants en
cours de placement. Ce réseau clandestin d’enfants permit de mettre à
l’abri près de 600 enfants, sur un total de 3 650 enfants qui purent être
sauvés en zone nord par l’ensemble des œuvres juives et non juives. Une
équipe, dirigée par Enéa Averbouh, travailla essentiellement au dispen-
saire mis à la disposition de l’OSE par l’association Pour nos enfants
située 35, rue des Francs-Bourgeois, qui devint le service 27 de l’UGIF.
Le Dr Valentine Cremer, réfugié en zone sud, fut remplacé par les méde-
cins Saly Goldberg et Irène Opollon 10.

8. En mars 1942, l’Union des sociétés OSE fut dissoute et intégrée dans diffé-
rents services de l’UGIF-zone nord. Voir Michel Laffitte, Un engrenage fatal,
l’UGIF face aux réalités de la Shoah, Paris, Liana Levi, 2003. Du même auteur,
Juifs dans la France allemande, Paris, Taillandier, 2006.
9. Voir les souvenirs d’Eugène Minkowski, les carnets d’Enéa Averbouh et les
archives du Comité de la rue Amelot conservées au YIVO Institute de New York.
10. Munie de vrais-faux papiers et sans porter l’étoile, la psychiatre Irène Opollon
cacha dans la région parisienne les enfants, qu’elle visita et dont elle paya les
pensions. Elle continua de collaborer à l’OSE après la guerre.
267
L’OSE et le sauvetage des enfants juifs

Les tentatives de sauvetage


vers les Amériques
Dès 1940, l’OSE organisa avec l’aide de plusieurs organisations juives
et non juives internationales, en particulier les Quakers (American Friends
Service Committee), le Comité inter-mouvements auprès des évacués (la
CIMADE), la Youth Men Christian Association (YMCA) et le Joint, des
départs d’enfants vers les États-Unis, à la faveur de la libération pro-
gressive des enfants internés dans les camps de zone Sud. L’OSE reçut
1 408 demandes d’émigration ; or un enfant seulement sur dix avait
quelque chance de pouvoir quitter la France. Il fallait obtenir trois visas
successifs pour quitter la France, transiter par l’Espagne ou le Portugal
puis débarquer à New York. Les États-Unis avaient projeté d’en recevoir
entre 1 000 et 5 000. En définitive, seul un très petit nombre parvint à
émigrer jusqu’en novembre 1942 11.
En effet, la situation française était totalement ignorée outre-Atlantique.
Les fameux affidavits, certificats de prise en charge tant convoités par
les juifs pris dans la nasse de l’Europe hitlérienne, n’étaient obtenus
qu’au compte-gouttes et de manière individuelle, à condition que les
enfants aient de la famille sur place, ou par des personnes se portant
garants. Le Comité israélite pour les enfants venant d’Allemagne et
d’Europe centrale, présidé par Guy de Rothschild, effectua de nombreuses
démarches pour les enfants recueillis par sa famille 12. Au début de la
guerre, l’émigration de plusieurs animateurs de l’Union OSE, dont Ernst
Papanek, permit cependant d’accélérer les procédures et l’obtention de
visas préférentiels pour des groupes de moins de 16 ans 13.
Le comité OSE en Amérique (Amerose), animé par le Dr Wulmann,
ne fut pas plus efficace que le comité suisse évoqué plus haut. En janvier
1940, il examina la question des enfants, mais ne proposa aucune solu-
tion. Les associations juives américaines ne réalisèrent pas l’ampleur
de l’enjeu et très peu se rendirent compte de l’urgence de la situation.

11. Jenny Masour-Ratner, Mes vingt ans à l’OSE, 1941-1961, édité par Katy
Hazan, Paris, Le Manuscrit, coll. « Témoignages de la Shoah », 2006. Sur les
départs d’enfants vers l’Amérique, voir Sabine Zeitoun, L’Œuvre de secours aux
enfants sous l’Occupation en France, Paris, L’Harmattan, 1990, p. 137-144.
La Cimade a rajouté plus tard à son sigle « Service œcuménique d’entraide ».
12. Archives AJDC, New York (N. Y.), Child Care, 611.
13. Voir Ernst Papanek, Out of the Fire, New York (N. Y.), William Morrow,
1975, p. 217-228. Il tenta vainement de faire venir tous les enfants de Mont-
morency, mais les Américains refusèrent catégoriquement de regrouper les
enfants dans un foyer.
268
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Les dirigeants communautaires eux-mêmes considéraient que les enfants


étaient plus en sécurité dans la France de Vichy et les solutions proposées
– les Philippines, la République dominicaine, le Kenya ou le Congo belge
pour des enfants polonais – paraissaient complètement irréalistes. Elles
témoignent de l’impuissance des œuvres juives américaines, et même
d’une certaine méfiance devant l’arrivée d’un grand nombre d’enfants
juifs d’Europe.
Le système des quotas d’entrée sur le sol américain fut aussi difficile
à surmonter. En 1941, le Congrès décida d’assouplir la législation par
des quotas exceptionnels de 5 000 visas d’entrée pour les enfants de
France. Les négociations traînèrent en longueur ; trois convois seulement
partirent avec des enfants qui n’étaient pas tous juifs. Les listes furent
préparées conjointement par l’OSE et les Quakers, grâce aux subsides du
Joint, à partir de Lisbonne. Un premier convoi de 100 enfants quitta
Lisbonne le 10 juin 1941 par le S/S Mouzinho ; un second convoi de
deux groupes partit en août et en septembre, avec environ une centaine
d’enfants des maisons de l’OSE. Un troisième convoi partit de Casablanca
le 14 mai 1942. On estime aujourd’hui le nombre total à environ
350 enfants de l’OSE émigrés aux États-Unis jusqu’à cette date.
Les enfants demeurés sur place devinrent un enjeu de négociations
entre Vichy et les Allemands après la rafle du Vél’ d’hiv’ 14. Laval et
Bousquet décidèrent de livrer les juifs étrangers, y compris les enfants
de plus de 16 ans au titre du regroupement familial. À partir du début
des rafles de la zone sud, en juillet-août 1942, les visas de sortie furent
suspendus et ceux des enfants durent être renégociés. Le Comité de Nîmes
et l’OSE négocièrent avec René Bousquet sur la base de 5 000 départs
d’enfants juifs étrangers dont les parents étaient internés 15. Celui-ci
n’accepta que 500 orphelins, en prétextant : « Nous ne voulons pas que
des enfants traversent l’Atlantique et laissent leurs parents en Pologne. »
Des télégrammes affolés parvinrent aux États-Unis. Le Comité de sau-
vetage des enfants, patronné par Eleanor Roosevelt, dut garantir que les
enfants ne seraient pas une charge publique 16 ; il s’occupa activement

14. 12 700 arrestations au lieu de 22 000 escomptées.


15. Comité de coordination des œuvres intervenant dans les camps d’interne-
ment de la zone sud, dit Comité de Nîmes. Cf. Anne Grynberg, Les Camps de
la honte. Les internés juifs des camps français, 1939-1944, Paris, La Décou-
verte, 1991 [rééd. 1999] ; Denis Peschanski, La France des camps, Gallimard,
2002.
16. Archives AJDC, Child Care, 611, compte rendu du 21 septembre 1942. Le
but du comité était de faire venir 5 000 enfants, pour une dépense à prévoir
de 4 500 000 dollars alors qu’il ne disposait que de 800 000 dollars.
269
L’OSE et le sauvetage des enfants juifs

de trouver de l’argent tandis que de son côté, le Jewish Labor Committee


débloquait des fonds pour le sauvetage de 500 enfants du Cercle amical
bundiste. Finalement, le Département d’État accorda 1 000 visas pour
des enfants juifs étrangers de moins de 16 ans en danger de déportation ;
le Canada en accepta 1 000, ainsi que Saint-Domingue. Il ne s’agissait
que de visas temporaires pour la durée de la guerre puisque tous ces
enfants devaient retourner ensuite dans leurs familles.
L’OSE France essaya de favoriser les enfants les plus menacés. Un
départ fut prévu pour la mi-novembre à partir de Lisbonne sur le S/S
Nyassa, où se trouvaient déjà des accompagnatrices américaines. Mais
le 9 novembre, les autorités françaises n’accordèrent les visas de sortie
qu’aux enfants orphelins complets ou dont les parents étaient à l’étran-
ger 17. À la fin de novembre 1942, le débarquement américain en Afrique
du Nord et l’occupation de la zone sud par les troupes allemandes mirent
définitivement fin aux autorisations. L’OSE de Genève essaya de faire
passer les enfants les plus exposés en Argentine, via la Suisse ; celle-ci
émit des conditions draconiennes, exigeant des assurances du gouverne-
ment argentin 18. Ainsi, la France de Vichy fut une véritable nasse pour
les enfants étrangers que l’OSE dut protéger et sauver par d’autres moyens.

De la protection au sauvetage

Le rôle de l’OSE en zone sud

Forte de 230 employés, médecins, éducateurs et assistantes sociales,


l’OSE créa des centres médico-sociaux dans les chefs-lieux de province
ainsi que des maisons d’enfants, des pouponnières, des sanatoriums et
des patronages pour assurer la protection de plusieurs centaines d’enfants
sans parents ou de familles réfugiées démunies de ressources. Elle assura
l’assistance médicale des enfants de plusieurs organismes juifs, comme les
Éclaireurs israélites de France ou les Œuvres sociales israélites d’Alsace
et de Lorraine.

17. Les autorités retinrent, pour les déporter, les enfants dont les parents
étaient encore internés. D’autres furent bloqués par le débarquement allié en
Afrique du Nord. Le Nyassa repartit avec beaucoup moins d’enfants que prévu.
200 enfants prêts à partir de Marseille furent ramenés dans leurs institu-
tions respectives.
18. Archives AJDC, Child Care, 611, note de Lisbonne à New York du 14 jan-
vier 1943.
270
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

À partir de l’automne 1940, l’OSE obtint le concours de plusieurs


personnalités alsaciennes et lorraines, en particulier Andrée Salomon,
dont le rôle capital est décrit dans tous les ouvrages sur la résistance
juive, et le Dr Joseph Weill, sur lequel nous insisterons. Nous ne décrirons
pas le détail des étapes du sauvetage des enfants par l’OSE en zone sud,
qui sont désormais relativement bien connues : elles se caractérisent par
l’ouverture de 14 maisons pour les enfants sortis des camps d’interne-
ment, puis la création, à partir des premiers mois de 1943, de réseaux
de placements clandestins, dont le célèbre circuit Garel dans le Sud-
Ouest. Environ 2 000 enfants purent être cachés et un millier furent
évacués par petits convois vers la Suisse, grâce à la clairvoyance du
Dr Joseph Weill qui mit en place le programme avant d’être forcé de se
réfugier en Suisse avec sa famille en mars 1943.

Le Dr Joseph Weill, un organisateur très actif

Diabétologue réputé, parfait germaniste, proche des services secrets


français, le Dr Joseph Weill s’était tenu régulièrement au courant des
projets criminels des nazis, dont il avait été avant la guerre l’un des rares
analystes à prendre les menaces au sérieux. Dès 1940, il avait affirmé que
l’assistance aux internés ne devait par servir à légitimer l’existence illé-
gale des camps de Vichy 19. Ce fut lui qui communiqua aux œuvres juives
désemparées et isolées une vision globale de l’action sociale. Au mois
de janvier 1941, il participa à la création de la Commission des camps
des œuvres israélites d’assistance aux réfugiés où il exerça d’abord une
action dirigée vers l’amélioration immédiate des conditions effroyables
d’internement, en liaison étroite avec l’OSE.
Au sein du Comité de Nîmes, il présida la Commission d’hygiène et
d’aide à l’enfance et aux vieillards, centre de ce dispositif alimentaire,
sanitaire, scolaire et politique du sauvetage. Mais l’objectif principal des
œuvres était de faire sortir les internés des camps, du moins, certaines

19. Son ouvrage pionnier Contribution à l’histoire des camps d’internement


dans l’Anti-France, Paris, Édition du Centre, 1946, qui sert encore de référence,
doit être complété par ses Mémoires posthumes, Le Combat d’un Juste, s. l.,
Saumur, Éditions Cheminements, 2002, ainsi que par ses rapports encore iné-
dits au Comité de Nîmes et sa correspondance avec la communauté juive de
Suisse. Voir sa notice par Georges Weill, Katy Hazan et Ruth Fivaz-Silbermann
dans le Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne, tome 48, Strasbourg,
Fédération des sociétés savantes d’Alsace, 2007, p. 5011-5016.
271
L’OSE et le sauvetage des enfants juifs

catégories d’adultes et surtout les enfants, pour lesquels la commission


obligea les préfets à délivrer, sur attestation, des « certificats d’héberge-
ment » 20. Grâce à son action en tant que chef du service médical de l’OSE
France et à celle des « internées volontaires » de l’OSE dirigée par Andrée
Salomon, on ne comptait plus d’enfants de moins de 16 ans dans les
camps d’internement à la veille des rafles de juillet-août 1942. Entre-
tenant une correspondance régulière avec l’Union OSE de Genève et les
dirigeants de la Fédération suisse des communautés israélites, qui gérait
l’argent du Joint, il fut l’un des liens le plus actif entre la France et la
Suisse, où il effectua plusieurs voyages clandestins en 1941-1942, avant
d’être obligé de s’y réfugier avec sa famille au printemps 1943. Dès
l’automne 1942, il avait préconisé le passage des œuvres juives de l’UGIF
à la clandestinité tout en gardant une façade officielle. Il avait obtenu,
malgré les protestations de certains responsables, la fermeture progres-
sive des maisons et la dispersion des enfants. Un petit nombre d’entre
eux refusèrent, ou tardèrent à s’y soumettre au point de provoquer des
drames, par exemple à Voiron ou à Izieux. Avant son départ, il avait
créé une filière de passage en Suisse, confiée à Georges Loinger, et deux
circuits de camouflage, confiés à Andrée Salomon et à Georges Garel.
Assigné à résidence à Genève, Joseph Weill dut se contenter d’un rôle
de conseiller au sein de l’Union OSE de Genève et d’agent de liaison
avec les associations juives et caritatives. On voit, par ses rapports alar-
mants sur la situation des juifs en France adressés au président de la
Fédération des communautés juives et à Saly Mayer, représentant du
Joint, qu’il n’avait aucune illusion sur le sort réservé aux juifs s’ils
n’étaient pas secourus 21. Grâce à lui, Saly Mayer fut certainement l’un
des hommes le mieux informé de Suisse sur les déportations des enfants
de France. Il tenait un journal en langage codé, où il notait dans un
mélange d’anglais, de yiddish et d’hébreu, ses relations téléphoniques
quotidiennes avec l’OSE et le bureau de Lisbonne.
Joseph Weill négocia le principe des convois clandestins d’enfants de
France vers la Suisse 22. Il voulait obtenir l’autorisation d’entrée pour
2 000 enfants. En novembre 1943, le comité d’action de Genève réussit

20. L’attitude remarquable du préfet de l’Hérault, Jean-Baptiste Benedetti, et


de son adjoint, Jean Fridrici, est bien connue.
21. Rapport adressé à Joseph Brunswick, président de la SIG, daté de juin
1943, pour tenter d’alerter la presse suisse, interdit par la censure ; voir Archiv
für Zeitgeschichte, Zurich, fonds SIG, 1943, et fonds Saly Mayer, microfilm, ibid.
22. Georges Loinger et Katy Hazan, Aux frontières de l’espoir, Paris, Le Manus-
crit, 2006.
272
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

à obtenir de Rothmund, le chef de la police fédérale, la promesse de


1 500 visas, sous réserve que ces enfants soient entièrement pris en
charge par les organisations juives et à la condition de ne pas favoriser
les passages clandestins. Joseph Weill participa également au Comité de
secours aux enfants créé par l’Union OSE de Genève, qui avait élaboré
un programme de formation professionnelle pour l’après-guerre, par la
création de homes d’enfants et d’écoles en Suisse, puis dans la France
libérée. Il avait prévu que le sauvetage des enfants passait aussi par la
reconstruction de leur avenir.

La reconstruction,
prolongement naturel du sauvetage

Un exemple de prévision :
l’enquête de Ruth Lambert dans les camps suisses

Au 1er juin 1944, le Comité d’action pour le sauvetage des enfants à


Genève disposait de 6 900 visas dont 4 000 pour les États-Unis, 500 pour
le Canada et 1 000 pour la Palestine, dont la validité était assurée pour
l’après-guerre. Les organisations juives qui finançaient l’entretien de ces
enfants décidèrent un recensement général. Elles confièrent à une assis-
tante sociale lorraine de l’OSE, Ruth Lambert, réfugiée en Suisse, mais
autorisée à travailler, une enquête dans 11 camps d’accueil suisses, sur
une centaine où se trouvaient des adolescents, pour établir des question-
naires en vue de leur émigration 23. Sur 12 477 personnes internées, on
comptait près de 2 000 enfants de 1 à 19 ans, dont l’Union OSE avait
en partie la charge 24.
Le rapport de Ruth Lambert nous renseigne sur l’état de ces camps
de travail, la vie quotidienne et leur organisation en fonction des équipes
dirigeantes. Il recoupe et complète le livre d’entretiens de réfugiés juifs
en Suisse de Fabienne Regard 25. Le camp le plus dur semble avoir été

23. Archives OSE, fonds Tschlenoff, boîte V, dossier 13. Il s’agit des camps
de La Chasselotte (Fribourg), de Tivoli (Lucerne), de Davesco, de Mezzovico, de
Magliasso, de Brissago, de Cordola, de Mont-Bré (Tessin), de Herberg et de
Hilfikon (Argovie).
24. Dont 279 nourrissons, 565 enfants jusqu’à 8 ans, 1 194 de 8 à 19 ans
(fonds Tschlenoff, boite V, dossier 13).
25. Fabienne Regard, La Suisse, paradis de l’enfer ? Mémoires de réfugiés
suisses, Yens-sur-Morges, Cabédita, 2002.
273
L’OSE et le sauvetage des enfants juifs

celui de La Chasselotte, dans un couvent désaffecté près de Fribourg,


qui abritait une centaine de jeunes filles juives et non juives. La directrice
y imposait une discipline de fer et limitait la nourriture. Les deux autres
camps de jeunes filles, Tivoli et Hilfikon, semblent avoir eu meilleure
réputation. Tivoli, situé dans un palace désaffecté, en face du lac de Lucerne,
était un centre de regroupement pour femmes souffrantes, dont une tren-
taine d’adolescentes 26. Il était chargé du raccommodage et du lavage du
linge d’autres camps, soit 1 000 draps ou 3 000 serviettes de toilette par
jour. Le camp de Brissago, dans le Tessin, était également situé dans un
grand hôtel avec plage privée où les femmes cousaient et raccommo-
daient le linge d’autres camps dans des conditions de travail très sévères.
Enfin, le camp de Messovico, également dans le Tessin, regroupait une
centaine d’internés dont une moitié de jeunes dans des baraques près
de la voie ferrée. Ils travaillaient le matin dans des champs de maïs.
Le camp « modèle », considéré par certains comme « le paradis sur
terre » en comparaison avec les autres, reste Davesco, vaste manoir situé
près de Lugano avec 87 jeunes gens (dont 20 non juifs). Le travail agri-
cole était organisé par roulement avec les études, soit en français, soit
en allemand, à l’intérieur du camp. La vie culturelle était animée par
deux moniteurs communistes agréés par la direction.
Le rapport Lambert établit l’inventaire des possibilités de sorties de ces
jeunes en fonction de leurs désirs, des offres d’emplois ou des possibilités
d’études, en suggérant des solutions. Beaucoup de ces jeunes gens avaient
soif d’apprendre et souhaitaient continuer leurs études interrompues
dans les camps par ordre de Berne. D’autres voulaient gagner leur vie
comme mécaniciens radio, électriciens, tailleurs, cuisiniers, mécaniciens-
dentistes et ne plus dépendre des œuvres de secours. Une dernière caté-
gorie de jeunes se considérait comme abandonnée et sans projet d’avenir.

Les homes d’enfants en Suisse

L’OSE avait fait passer en Suisse, par convois de groupes séparés,


environ un millier d’enfants de moins de 16 ans, dont la moitié entre
janvier et juin 1944 27. Ils étaient dispersés dans des familles privées, dans
les camps d’accueil ou des maisons d’enfants. Dépendant de la section

26. Le rapport parle de 300 internées, Fabienne Regard d’une centaine.


27. Voir les statistiques du fichier central de Genève, fonds Tschlenoff. Nous
remercions Ruth Fivaz-Silbermann pour les renseignements statistiques qu’elle
nous a aimablement communiqués.
274
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

genevoise du Comité d’aide aux enfants d’émigrés, certaines de ces mai-


sons étaient sous la responsabilité directe de l’OSE. Ainsi, Les Murailles
à Vésenaz, déjà dirigé par le pédagogue Isaac Pougatch, et le home de
la Forêt (ou pension Diana) ouvert en 1943 28. Celui de Versoix était dirigé
par l’organisation sioniste Hehaloutz dépendant de l’alyah des jeunes.
Le home des Murailles, qui était au départ un établissement inter-
confessionnel, devint entièrement juif, avec nourriture cacher cachrout et
un enseignement religieux. Le home de la Forêt reçut jusqu’à 90 enfants
de 12 à 20 ans en provenance des maisons de l’OSE de France ; il dis-
posait d’une école et d’ateliers de menuiserie et de mécanique gérés
par l’ORT 29. Les jeunes gens issus des camps d’accueil comme celui des
Charmilles furent réadaptés au travail scolaire afin de suivre les cours
dans les écoles de Genève. Des cours de langue étaient organisés dans
la maison pour compléter les formations 30. Les personnes interrogées par
la suite gardent un excellent souvenir de leur passage dans ces homes
qui leur ont permis de sortir de la guerre avec un certain bagage 31.

La prise en charge des enfants en France

Au lendemain de la guerre, on estime le chiffre, tout à fait arbitraire,


de 3 000 enfants juifs dispersés un peu partout en France 32. Combien sont-
ils en réalité ? L’impossibilité d’arriver à un dénombrement exhaustif
et l’attitude réservée, sinon fermée, des institutions catholiques accusées
de prosélytisme alimentèrent bien des suspicions. Retrouver les enfants
cachés devint néanmoins un objectif prioritaire, au fur et à mesure que
l’on prenait conscience de la catastrophe et qu’il paraissait évident que

28. Joseph Weill faisait partie de la commission qui a organisé le home de la


Forêt (pension Diana).
29. Une bonne quarantaine de jeunes suivaient les cours pratiques ou théo-
riques de l’ORT. Le personnel enseignant comprenait Isaac Pougatch, sa femme
Juliette Pary, Ruth Lambert, Isidore Bernstein et sa femme Miriam déjà éduca-
teurs au Masgelier (Creuse). La direction était assurée par un couple suisse,
Camille et Marcelle Dreyfuss.
30. Ils sont assurés par Lotte Schwartz, ancienne directrice du château de
Chaumont (Creuse), par le Pr Jacques Bloch, président de l’OSE Suisse, et par
sa femme Hélène.
31. Certains de ces jeunes accepteront plus tard des responsabilités dans les
maisons d’enfants. Citons Paul Niederman à l’OSE et Maurice Wulfmann à la
Commission centrale de l’enfance (communiste).
32. Voir Katy Hazan, Les Orphelins de la Shoah. Les maisons de l’espoir, 1944-
1960, Paris, Les Belles Lettres, 2000. On estime à environ 10 000 les enfants
sauvés de la déportation par l’intermédiaire d’associations juives et non juives :
6 000 en zone sud et 4 000 en zone nord.
275
L’OSE et le sauvetage des enfants juifs

les parents ne rentreraient pas de déportation. Le rassemblement des


enfants devint non seulement une nécessité vitale mais une sorte d’enjeu
nourri de motivations multiples : dès la libération du territoire, les œuvres
juives se livrèrent à une véritable course de vitesse dans la recherche
des enfants.
En effet, la revendication du retour des enfants au sein du judaïsme
pose, en cet immédiat après-guerre, un problème politique. Elle est
incomprise des autorités de tutelle et de l’opinion publique, prompts à
juger que les juifs font du racisme à l’envers tant leur attitude va à
l’encontre des pratiques républicaines de laïcité.
L’aspect religieux de la question n’est pas moins complexe. Sans doute
la revendication de récupérer à tout prix des enfants en danger de
conversion fait-elle l’unanimité des œuvres juives, mais ensuite à qui
les confier ? Le judaïsme est pour le moins multiple, sinon profondément
divisé, et sa définition religieuse est loin d’emporter tous les suffrages
des juifs de France. De l’autre côté, l’emprise catholique est encore très
puissante dans les années 1945-1950, et les relations judéo-chrétiennes
ne sont défendues que par quelques rares personnalités.
L’aspect social enfin : que faire des orphelins ? Les confier à des
familles d’accueil ou les garder en collectivité ? Qui devait financer ces
collectivités ? Le Joint, qui accepte de financer les maisons d’enfants
jusqu’à hauteur de 60 %, et les autres œuvres privées ne peuvent sup-
porter tous les frais. Mais si l’État accepte de participer, il sera en droit
d’exercer un contrôle, qu’il va assumer en légiférant. De plus, l’adminis-
tration réclame, pour traiter de ces questions, un interlocuteur unique,
qu’elle n’obtiendra jamais, malgré les tentatives d’union.
Si, au cours de l’année 1945, la mobilisation en faveur de l’enfance
juive reflète les rapports des forces politiques à l’intérieur de la commu-
nauté, elle constitue malgré tout une question secondaire. Les vrais enjeux
portent sur le Conseil représentatif des israélites de France (CRIF), dans
ses relations avec le Consistoire et sa position vis-à-vis du sionisme. Les
réalisations des œuvres juives comme l’OSE n’en sont que plus remar-
quables et pose concrètement la question de l’identité juive après la Shoah.
L’OSE seule ouvrit 25 maisons d’enfants en 1945. Une statistique de
1946, tirée du fichier central de l’Union OSE à Genève, fait état de
5 263 enfants sous la protection de l’OSE France 33. Il faut y ajouter
l’accueil des « enfants de Buchenwald » – des jeunes gens issus des ghettos

33. À laquelle il faut rajouter 2 152 enfants encore en Suisse, 1 300 enfants
sous la protection de l’OSE belge, 474 sous la protection de l’OSE Roumanie
et 800 enfants encore en Allemagne, soit 10 726 fiches répertoriées. Fonds
Tschlenoff, boite V, service du fichier central au 31 décembre 1946.
276
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

et des camps de travail de l’Europe centrale (Pologne, Slovaquie, Hongrie),


dont la plupart avaient suivi les « marches de la mort », qui avaient été
regroupés à partir de la fin de l’année 1944 au camp de Buchenwald.
L’OSE obtint du gouvernement français l’autorisation d’accueillir tempo-
rairement 426 d’entre eux. Ils furent logés en juin 1945 au préventorium
d’Écouis (Eure). Après de multiples péripéties, quelquefois douloureuses,
ils ont réussi une carrière souvent brillante aux quatre coins du monde,
particulièrement aux États-Unis, en Australie, au Canada et surtout en
Israël que tous considèrent comme leur deuxième maison. Seule une
vingtaine a choisi de rester en France 34. Enfin, au titre du regroupement
familial, l’OSE facilita dès 1945 l’émigration des enfants vers les États-
Unis ou vers la Palestine mandataire, puis Israël. Cette histoire reste
encore mal connue, bien que les sources soient abondantes 35.

Créée dans l’Empire russe comme une simple œuvre de prévoyance


sanitaire, l’OSE a su s’adapter aux besoins des différents pays où elle a
travaillé ainsi qu’aux circonstances les plus dramatiques. Son action s’est
étendue à la protection infantile, aux victimes civiles et militaires des
guerres, des pogromes et des famines, aux réfugiés sans ressources et
aux internés des camps. Au moment du génocide, son efficacité dans
le sauvetage des enfants juifs de France a bénéficié de ces tragiques
expériences. Elle a su organiser leur accueil en leur fournissant un foyer,
puis elle est passée de la légalité à la clandestinité suffisamment tôt pour
pouvoir protéger la totalité des enfants cachés qui lui avaient été confiés.
Son action sociale et médicale, poursuivie après la guerre, doit être
considérée comme le prolongement indispensable du sauvetage qu’elle
avait accepté d’assumer.
Bien qu’il ne soit pas d’usage qu’une étude historique se termine sur
une note émotionnelle, il paraît juste de citer l’hommage que lui rendit
Albert Einstein lors de la célébration du quarantième anniversaire de sa
fondation : « N’oublions jamais le grand travail de sauvetage mené par
l’OSE lorsqu’elle sauva des milliers d’enfants de la barbarie nazie et les
aida à s’intégrer dans la vie normale. Souvenons-nous avec gratitude
de ces hommes et femmes qui ont conçu et mis en œuvre nos actions
de secours internationales 36. »

34. Katy Hazan et Eric Ghozlan, À la vie ! Les enfants de Buchenwald du Shtetl
à l’OSE, Paris, Le Manuscrit, coll. « Témoignages de la Shoah », 2005.
35. Les mêmes opérations furent entreprises en Pologne et Roumanie. Voir le
fonds de l’Amerose, la branche américaine de l’OSE, déposé à l’institut YIVO
de New York. On y trouve également les parrainages des enfants et des maisons.
36. Message adressé en juin 1953 à Israël Weksler, président d’Amerose,
conservé dans sa version manuscrite allemande dans les Albert Einstein Archives,
microfilm, série 28, nos 958 et 1046.
Chapitre 16
LE CONTEXTE DU SAUVETAGE
DANS L’EUROPE DE L’OUEST OCCUPÉE
Bob MOORE

a question du sauvetage des juifs traqués par les nazis dans

L l’Europe de l’Ouest occupée fait partie du débat sur le rôle des


« Justes » au cours de la Shoah. Elle sert aussi à corriger l’idée géné-
rale selon laquelle les populations occupées n’auraient pas fait grand-
chose pour sauver leurs voisins juifs 1. Comme on l’observe pour les
questions plus vastes auxquelles s’intéresse l’histoire comparative de
la Shoah, les tentatives de généralisation se brisent souvent sur les
« singularités obstinées 2 » de chacun des pays concernés. Cette dernière
expression souligne bien les problèmes que rencontre ce genre d’étude
– la diversité des circonstances et des situations pour chaque cas natio-
nal, la difficulté de définir une image nationale et, plus encore, d’établir
des parallèles par-delà les frontières des pays. Des études plus récentes
menées aux Pays-Bas et en Belgique donnent également à penser que
le cadre national est beaucoup trop large pour être significatif et que le

1. C’est particulièrement évident aux Pays-Bas où la mortalité juive (plus de


70 %) fut bien supérieure à ce qu’elle fut en Belgique (environ 40 %) ou en
France (environ 25 %). Cornelis J. Lammers, « Persecution in the Netherlands
during World War Two. An Introduction », The Netherlands’ Journal of Social
Sciences, 34 (2), 1998, p. 111. Cette « découverte » est souvent attribuée à la
publication de l’ouvrage d’Helen Fein, Accounting for Genocide. National Res-
ponses and Jewish Victimisation during the Holocaust, New York (N. Y.), Free
Press, 1979, mais les statistiques brutes étaient connues, sinon correctement
publiées, bien avant.
2. Michael R. Marrus et Robert O. Paxton, « The Nazis and the Jews in Occupied
Western Europe 1940-1944 », Journal of Modern History, 54 (4), 1982, p. 713.
278
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

choix d’échelles régionales, voire locales, pourrait être plus instructif


pour qui veut comprendre à la fois les limites des activités de sauvetage
et leur rôle dans la survie des juifs 3.
Peut-être est-ce parce que les Pays-Bas ont connu une mortalité juive
bien supérieure à celle des autres États d’Europe occidentale que ce pays
s’est, plus que d’autres, interrogé publiquement sur la manière dont cette
catastrophe nationale s’était produite. On a ainsi relevé – observation
qui, pour être simple, n’en est pas moins perspicace – que, contrairement
à leurs voisins, les Pays-Bas ne possédaient aucun « facteur favorable »
susceptible d’empêcher les arrestations et les déportations ou de faciliter
la mise à l’abri des juifs et leur sauvetage 4. Sans apporter de réponse
définitive à la question capitale de savoir pourquoi les juifs hollandais
furent tellement plus nombreux à être victimes de la déportation que ceux
des autres États de l’Ouest, une nouvelle analyse comparative de la Shoah
a tout de même identifié un certain nombre de thèmes à étudier : les persé-
cuteurs, les victimes et les « circonstances 5 ». Dans le cas hollandais, elle a
permis de dégager un certain nombre de variables essentielles : la relative
cohésion aux Pays-Bas de la domination allemande, et l’influence de la
SS ; la relative adhésion de la population et de l’administration hollan-
daises aux mesures antisémites prises par les Allemands ; et le relatif haut
niveau d’intégration de la communauté juive. Des travaux plus récents
consacrés à la Belgique et aux Pays-Bas ont également révélé certaines
spécificités, selon les pays, du système allemand de rafles et de déporta-
tion des juifs, ainsi que des différences entre les organisations juives
créées ou adaptées pour représenter la communauté. Ces déterminants
jouaient dans un sens plus favorable au sauvetage en Belgique qu’aux
Pays-Bas. Dernier élément : la Belgique (et par conséquent la France)
offrait plus de possibilités de se cacher que les Pays-Bas 6.

3. Voir, par exemple, Marnix Croes et Peter Tammes, « Gif laten wij niet
voortbestaan » Een onderzoek naar de overlevingskansen van joden in de
Nederlandse gemeenten, 1940-1945, Amsterdam, Aksant, 2004 ; J. C. H. Blom,
« Gescheidenis, sociale wetenschappen, bezettingstijd en jodenvervolging. Een
besprekingsartikel », Bijdragen en Mededelingen betreffende de Geschiedenis
der Nederlanden (BMGN), 120 (4), 2005, p. 562-580 ; Marnix Croes, « De zesde
fase ? Holocaust en geschiedschriving », BMGN, 121 (2), 2006, p. 292-301.
4. A. J. van der Leeuw, « Meer slachtoffers dan elders in West-Europa », Nieuw
Israëlitisch Weekblad, 15 novembre 1985.
5. Johan Cornelis Hendrik Blom, Crisis, Bezetting en Herstel. Tien Studies over
Nederland, 1930-1950, Rotterdam, Nijgh et Van Ditmar Universitair, 1989,
p. 134-150 ; Pim Griffioen et Ron Zeller, « The Persecution of the Jews : Compa-
ring Belgium and the Netherlands », The Netherlands’ Journal of Social Sciences,
34 (2), 1998, p. 126-164.
6. Cornelis J. Lammers, « Persecution in the Netherlands during World War
Two. An Introduction », art. cité, p. 112 ; Pim Griffioen et Ron Zeller, « The
279
Le contexte du sauvetage dans l’Europe de l’Ouest occupée

L’approche comparative des questions générales sur la persécution des


juifs offre également une base à l’analyse de la fréquence et de la proba-
bilité du sauvetage, notion qu’il convient au préalable de définir. Dans
le cadre de cette contribution, nous entendons par « sauvetage » le fait
d’aider les juifs à fuir vers des pays neutres ou de les cacher à l’intérieur
d’un territoire occupé. L’essentiel de cette activité fut d’abord le fait
d’individus, mais elle fut souvent relayée ensuite par des organisations
existantes ou créées pour l’occasion. Nous ne nous intéresserons pas ici
aux motivations ni aux objectifs des personnes concernées, mais aux
facteurs qui influèrent sur leurs possibilités d’action, circonstances et
contexte. Ce travail, qui repose exclusivement sur une documentation
française, belge et néerlandaise, ne prétend pas à l’exhaustivité, mais
voudrait inciter d’autres chercheurs à entreprendre une étude plus appro-
fondie sur ce sujet dans son ensemble.

Mémoires et sociétés des pays occupés


Le premier élément contextuel saillant n’a rien à voir avec l’occupa-
tion nazie : il s’agit des souvenirs que conservait la population d’événe-
ments antérieurs et de leur effet sur les comportements observés entre
1940 et 1945. Les communautés établies dans l’ensemble de la Belgique
et dans le Nord de la France avaient fait l’expérience directe de l’occupa-
tion allemande pendant la Grande Guerre, et adopté, pour y faire face,
des modes de comportement variés allant de la collaboration à l’opposi-
tion et à la résistance, en passant par l’acceptation et l’indifférence. Les
gouvernements nationaux et locaux chargés d’exercer leurs fonctions
sous contrôle étranger disposaient donc de modèles dont ils pouvaient
s’inspirer. Ces continuités apparaissent dans l’attitude de l’administra-
tion, mais aussi parmi la population en général. À partir de mai 1940,
les premières formes d’activité de résistance organisée furent souvent le
fait d’individus et de groupes déjà actifs en 1914-1918 7. Des réseaux se
reconstituèrent à des fins de renseignement et de sabotage, tandis que
d’autres furent remis en service pour aider les soldats et les aviateurs

Persecution of the Jews... », art. cité, p. 152-153. Dans le cas français, cela
peut s’expliquer en partie par l’existence de la zone libre jusqu’en novembre
1942 et de la zone d’occupation italienne jusqu’en septembre 1943 davantage
que par des données purement topographiques.
7. Bob Moore, « The Rescue of Jews in Nazi-Occupied Belgium, France and the
Netherlands », Australian Journal of Politics and History, 50 (3), 2004, p. 395.
280
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

alliés, ou les prisonniers de guerre évadés. Il ne faut donc considérer ni la


résistance ni l’œuvre de « sauvetage » comme des activités exclusivement
élaborées en réaction aux événements de 1940. En revanche, ni les Pays-
Bas ni la majeure partie de la France n’avaient vécu ces expériences
directement ; ils en avaient cependant éprouvé les effets à travers l’afflux
de réfugiés et les privations occasionnées par quatre années de guerre.
Il en résultait forcément une diversité d’expériences et d’attitudes à
l’intérieur des différents contextes nationaux, diversité qui allait avoir
des conséquences notables, mais impossibles à mesurer, sur la fréquence
des activités de sauvetage en fonction des régions 8.
Un autre élément contextuel trouve ses racines dans la période anté-
rieure à 1940 : le statut des communautés juives dans ces États d’Europe
de l’Ouest. Le terme « communautés » est ici employé au pluriel car on
peut relever des différences majeures de classe, de religion et de natio-
nalité parmi les populations juives, à l’intérieur des pays, et même des
municipalités. Certaines études ont révélé la position plus solidement
établie des juifs des Pays-Bas par rapport à ceux de Belgique et de France.
Mais cette intégration n’était qu’apparente. Le système social (et politique)
néerlandais organisé verticalement accordait aux juifs l’intégralité des
droits civils tout en les séparant efficacement des autres groupes confes-
sionnels ou idéologiques 9. Leur émancipation et leur indifférenciation
politiques masquaient peut-être un isolement social, de nombreux juifs
n’ayant que peu d’amis non juifs, voire peu de contacts hors de leur propre
milieu. L’assimilation était structurellement impossible. Paradoxalement,
on a suggéré que l’égalité politique que les Pays-Bas accordaient aux juifs
et qui n’était entachée que d’un certain degré d’antisémitisme culturel
a bercé les juifs hollandais dans un faux sentiment de sécurité, que n’éprou-
vaient pas leurs homologues belges et français. En Belgique, l’écrasante
majorité des juifs étaient des immigrés de fraîche date, dont la citoyen-
neté était souvent incertaine et dont l’attitude face à l’administration de
l’État était influencée par les expériences qu’ils avaient déjà connues en
Europe de l’Est. Des facteurs locaux affectaient également les niveaux
d’intégration. La majorité des juifs vivaient à Bruxelles ou à Anvers, mais

8. Voir par exemple Maxime Steinberg, « The Judenpolitik in Belgium », dans


Dan Michman (ed.), Belgium and the Holocaust, Jérusalem, Yad Vashem, 1998,
p. 208. Lieven Saerens, Vreemdelingen in een Wereldstad, Tielt, Lannoo, 2000,
p. 686 et suiv.
9. Ido de Haan, « Routines and Traditions : The Reactions of Non-Jews in the
Netherlands to War and Persecution », dans David Bankier et Israel Gutman
(eds), Nazi Europe and the Final Solution, Jérusalem, Yad Vashem, 2003,
p. 449-453.
281
Le contexte du sauvetage dans l’Europe de l’Ouest occupée

l’antisémitisme autochtone était beaucoup plus virulent et plus manifeste


dans la seconde de ces villes 10. La France abritait elle aussi une impor-
tante proportion d’immigrés juifs récents, dont de nombreux réfugiés,
fortement concentrés à Paris. En Belgique comme en France, un certain
nombre de résidents juifs n’avaient pas eu beaucoup de temps pour
s’intégrer, et restaient dépendants de structures sociales et organisation-
nelles qui empêchaient leur assimilation dans la société, même s’ils la
souhaitaient.
C’est ainsi que dans ces trois pays, bien que pour des raisons diffé-
rentes, l’aptitude des juifs à demander de l’aide à des non-juifs après
1940 était fortement limitée. Il convient cependant d’évoquer un autre
facteur important, la faculté des organisations juives à se mobiliser pour
s’opposer au régime nazi. Alors que les Allemands cherchèrent à créer
des institutions juives collaborationnistes dans ces trois pays, des organi-
sations d’ouvriers juifs immigrés réussirent, en Belgique comme en France,
à s’organiser de manière indépendante, comme ce fut le cas du Comité
de défense des juifs (CDJ) en Belgique et du Comité de la rue Amelot
en France, ou à nouer finalement des liens avec la Résistance 11. Au
contraire, les juifs immigrés aux Pays-Bas, relativement peu nombreux,
ne disposaient pas d’organisation de ce genre, si ce n’est le Comité
pour les réfugiés juifs qui devint un élément central du Conseil juif
d’Amsterdam, pour le moins docile.

Structures d’occupation
dans les différents pays
Quel est le contexte politique de l’Occupation pendant la Seconde
Guerre mondiale ? Nous le savons, les structures du régime allemand
dans l’Europe de l’Ouest sous occupation n’avaient rien d’uniforme.

10. Dan Michman, « Problematic National Identity, Outsiders and Persecution :


Impact of the Gentile Population’s Attitude in Belgium on the Fate of the Jews
in 1940-1944 », et Jean-Philippe Schreiber, « Belgium and the Jews under Nazi
Rule : Beyond the Myths », dans David Bankier et Israel Gutman (eds), Nazi
Europe and the Final Solution, op. cit., p. 455-488.
11. Les organisations créées à la demande des Allemands sont : le Conseil juif
d’Amsterdam, l’Association des juifs de Belgique (AJB) et l’Union générale des
israélites de France (UGIF). Les juifs immigrés en Belgique et en France dispo-
saient d’organisations préexistantes comme la Main-d’œuvre immigrée (MOI).
Lucien Lazare, La Résistance juive en France, Paris, Stock, 1987, p. 29 et p. 51 ;
Maxime Steinberg, L’Étoile et le Fusil, tome 2 : 1942. Les cent jours de la dépor-
tation des juifs de Belgique, Bruxelles, Vie ouvrière, 1984, p. 60-61.
282
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

On peut relever des distinctions dans la politique que les Allemands


adoptèrent à l’égard des différents groupes nationaux et linguistiques,
et qui devinrent manifestes après mai 1940 lorsque les populations
flamandes et néerlandaises prétendument plus « aryennes » furent distin-
guées des autres dans l’espoir de les rallier au pangermanisme nazi, bien
qu’il faille noter que même en France, les « Boches » ne furent pas à la
hauteur des stéréotypes de barbarie qu’on leur attribuait 12. On en don-
nera pour exemple l’attitude plus généreuse des Allemands à l’égard des
armées internées après la capitulation du printemps 1940. Presque toutes
les forces armées hollandaises furent libérées en l’espace de quelques
semaines, ainsi que la plupart des éléments flamands de l’armée belge.
Aux Pays-Bas, la rivalité entre parti nazi/SS et armée fut essentiellement
tranchée en faveur des premiers sous la direction civile du Reichskom-
missar Arthur Seyss-Inquart. En Belgique et en France en revanche, les
autorités militaires continuèrent à exercer un important contrôle. Elles
considéraient que la politique antijuive dictée par le Reichssicherheits-
hauptamt (RSHA) et par le parti nazi à Berlin ne devait pas être contre-
productive et préjudiciable aux intérêts d’un régime d’occupation stable
et sans complication. Elles ne se sont pas opposées aux déportations en
France tant que le gouvernement de Vichy se montra prêt à se plier
aux exigences de déportation de Himmler et à organiser et à mettre en
œuvre cette politique. Les autorités militaires allemandes hésitèrent
cependant à user de coercition une fois que les réserves de juifs non
français destinés à la déportation furent épuisées, de crainte de compro-
mettre les relations de travail avec le gouvernement. Cette réalité est
tout aussi flagrante en Belgique, où le gouverneur militaire Alexander
von Falkenhausen appréciait trop la coopération des secrétaires géné-
raux belges pour les obliger à se conformer aux desiderata des autorités
allemandes, et risquer ainsi d’éveiller des objections et de mettre éventuel-
lement fin à la collaboration administrative dans tous les autres domaines.
Le succès des activités de sauvetage dépendit dans une certaine
mesure du degré de contrôle direct que les Allemands exerçaient sur
l’appareil exécutif dont ils avaient besoin pour mener à bien leur pro-
gramme de destruction des juifs, notamment dans les relations entre les
structures de direction allemandes, militaires ou civiles, et les administra-
tions locales autochtones. Au fil du temps, les Allemands firent pression,

12. Bien que cette attitude reposât sur certains fondements idéologiques, elle
répondait aussi à un impératif militaire : il fallait limiter le nombre de troupes
consacrées à la sécurité intérieure à un moment où on en avait besoin ailleurs
pour des campagnes actives.
283
Le contexte du sauvetage dans l’Europe de l’Ouest occupée

directement et indirectement, pour s’assurer la docilité des échelons infé-


rieurs de la fonction publique. Au-delà du manque de zèle en faveur
des mesures nazies, les maires des grandes villes et même des petites
communes furent progressivement remplacés lorsque leur attitude dans
leur tâche quotidienne ne donnait pas satisfaction.
Pour ceux qui se cachaient ou se livraient à une forme quelconque
d’activités illégales, il était essentiel de disposer de cartes d’identité et
de tickets de rationnement. L’existence de fonctionnaires chargés de les
délivrer et de les contrôler, prêts à être complices des fraudeurs ou à
fermer les yeux devant les vols et les irrégularités en tout genre, avait
une valeur considérable. Leur comportement pouvait souvent faire une
immense différence entre les conditions qui régnaient dans une commune
ou une autre 13. Un maire ou un policier de village favorablement disposé
pouvait représenter un grand avantage. On peut citer l’exemple de Vincent
Azéma, maire socialiste de Banyuls-sur-Mer, une commune française
située à la frontière avec l’Espagne, qui adopta une attitude bienveillante
à l’égard des réfugiés étrangers qui fuyaient vers la frontière espagnole.
Il n’hésita pas à les informer sur la meilleure manière de franchir celle-
ci pour éviter les contrôles douaniers aussi bien français qu’espagnols.
Inutile de préciser que les autorités de Vichy le remplacèrent rapidement
par un homme plus « fiable 14 ». De même, des recherches ont révélé le
rôle majeur du maire d’Hengelo, à l’Est des Pays-Bas, pour limiter le
nombre de déportés juifs de sa municipalité 15.
À partir de ces deux exemples, certes nullement représentatifs, on
pourrait établir une certaine corrélation entre les cas de désobéissance
administrative et la distance géographique par rapport aux organes du
gouvernement central. À travers l’Europe de l’Ouest occupée, même là
où les fonctionnaires étaient naturellement enclins à résister à ce qu’ils
considéraient comme des mesures déraisonnables ou illégales, leur compor-
tement était inévitablement marqué par la proximité d’un contrôle central,
le degré de surveillance dont leur travail faisait l’objet et l’attitude de
leurs supérieurs. Même les ordres venus d’en haut étaient inévitablement

13. Pour des études récentes de comportement administratif voir Peter Romijn,
Burgemeesters in Oorlogstijd. Besturen onder Duitse bezetting, Amsterdam,
Balans, 2006.
14. Lisa Fittko, Escape Through the Pyrenees, Evanston (Ill.), Northwestern
University Press, 1991, p. 133.
15. Marjolein J. Schenkel, De Twentse paradox. De lotgevallen van de joodse
bevolking van Hengelo en Enschede tijdens de Tweede Wereldoorlog, Zutphen,
Walburg, 2003, p. 88.
284
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

nuancés et sujets à interprétation. Il était impossible de prévoir la dispo-


sition à infléchir ou à enfreindre les pratiques normales de travail, laquelle
ne dépendait pas seulement de décisions individuelles, mais également
des responsables locaux, de la culture et des procédures des services
officiels à l’échelle locale. La propension à prêter assistance aux per-
sonnes recherchées pouvait également être affectée par les changements
de circonstances, dans un sens positif aussi bien que négatif. Ainsi,
lorsque le sort des armes devint défavorable aux Allemands, les hommes
qui se livraient à des activités de résistance purent à la fois compter sur
une plus grande coopération mais craindre la sévérité accrue des peines
(tant réelles qu’imaginées) qu’encouraient les auteurs d’actes interdits par
les occupants. Les fonctionnaires et les policiers diligents et formalistes
pouvaient quant à eux compliquer considérablement l’existence des
sauveteurs potentiels. Ces derniers pouvaient aussi avoir à affronter des
sentiments hostiles de la part de la population, soit en raison de la pré-
sence en son sein d’éléments pro-nazis, soit par peur des représailles
collectives. Ils pouvaient aussi être réduits à la paralysie par un national-
socialiste convaincu occupant une position lui permettant d’informer les
Allemands d’un manque de coopération ou d’infractions aux réglemen-
tations et aux ordonnances.
Le rôle des services de police illustre bien l’impact direct que pouvait
avoir la pratique administrative sur les activités de sauvetage. D’autres
l’ont déjà souligné, le niveau de « coordination » entre la police locale
et les nazis pouvait avoir des conséquences majeures sur l’efficacité des
rafles de juifs destinés à la déportation, puis sur la manière dont on
découvrit ceux qui s’étaient cachés. À Amsterdam, la coopération de
Sybren Tulp, chef de la police, fut ainsi un élément majeur dans l’organi-
sation des rafles dans cette ville, bien que sa motivation relevât peut-
être davantage de la volonté de préserver les attributions de la police
hollandaise que d’une véritable adhésion à l’antisémitisme 16. De même,
René Bousquet, secrétaire général de la Police nationale, fit preuve
d’empressement lors des rafles de juifs étrangers, mais se montra moins
enthousiaste à l’idée de persécuter des citoyens français, affirmant que
ses hommes seraient certainement « peu coopératifs » si on leur imposait

16. Guus Meershoek, Dienaren van het Gezag. De Amsterdamse Politie tijdens
de Bezetting, Amsterdam, van Gennep, 1999 ; Guus Meershoek, « De Amster-
damse hoofdcommisaris en de deportatie van de joden », Oorlogsdocumentatie
’40-’45 Derde Jaarboek van het Rijskinstituut voor Oorlogsdocumentatie, Zut-
phen, Walburg Pers, 1992, p. 9-43 ; Walter de Maesschalk, Gardes in de oorlog.
De Antwerpse politie in WO II, Anvers et Rotterdam, C. de Vries-Brouwers,
2004, p. 295-300.
285
Le contexte du sauvetage dans l’Europe de l’Ouest occupée

pareille mission 17. En Belgique, à quelques exceptions près, la SS fut


dans l’incapacité d’employer la police locale pour exécuter des mesures
antijuives et dut s’appuyer sur la police allemande et sur divers collabo-
rateurs pour effectuer son travail 18.
Quant à la chasse aux juifs qui avaient réussi à se cacher, elle fut
souvent confiée à des services privés ou semi-privés avides de toucher les
primes promises par les Allemands. Aux Pays-Bas, la tristement célèbre
colonne Henneike était composée d’hommes qui travaillaient pour les
Allemands en assurant la protection des biens juifs placés sous séquestre,
mais employaient leur temps libre à exploiter les informations collectées
pendant leur travail quotidien pour débusquer les fugitifs. Il existait en
Belgique des groupes du même genre comme ceux que dirigeaient Prosper
de Zitter ou Felix Lauterborn, qui travaillaient, là encore, directement
ou indirectement pour la Gestapo et le SD 19. Ces hommes ne s’intéres-
saient guère aux sauveteurs qui, contrairement aux juifs, ne faisaient pas
l’objet de primes. Aussi les laissaient-ils souvent tranquilles, acceptant
les excuses les plus cousues de fil blanc, comme, par exemple, le fait qu’ils
ignoraient que ceux qu’ils hébergeaient étaient juifs 20. Ces groupes opé-
raient surtout dans les villes, où les coups de filet avaient de meilleures
chances d’être rentables, et ne poussaient plus loin que s’ils disposaient
d’informations précises. Les sauveteurs et leurs protégés couraient donc
potentiellement plus de risques de se faire prendre en ville qu’en zone
rurale, du moins jusqu’aux derniers moments de l’Occupation.
Pour comprendre comment les structures d’occupation pesèrent sur
les activités de sauvetage, il faut dépasser ces exemples nationaux et
s’intéresser au niveau régional et communal. Le sauvetage était à l’ori-
gine et par essence une activité locale, dépendante des circonstances
locales 21. La propension à aider les gens dans le besoin aurait ainsi été
partiellement déterminée par l’attitude des autorités locales d’occupation
et de leurs homologues autochtones. On sait que dans certaines régions,
les services allemands firent preuve de beaucoup plus de zèle que dans

17. Michael R. Marrus et Robert O. Paxton, Vichy France and the Jews, Stan-
ford (Calif.), Stanford University Press, 1995, p. 306.
18. Maxime Steinberg, L’Étoile et le Fusil, tome 2, op. cit., p. 210-213.
19. Ad van Liempt, Kopgeld. Nederlandse premiejagers op zoek naar joden
1943, Amsterdam, Balans, 2002, Belgique, Ministerie van Justitie-Belgique,
CPG dossier Lauterborn I. Rechtpleging tegen Lauterborn en anderen.
20. Bob Moore, Victims and Survivors. The Nazi Persecution of the Jews in
the Netherlands, 1940-1945, Londres, Arnold, 1997, p. 207-210.
21. Sur la France, voir Limore Yagil, Chrétiens et juifs sous Vichy (1940-1944).
Sauvetage et désobéissance civile, Paris, Éditions du Cerf, 2005.
286
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

d’autres pour organiser les rafles de juifs. Les régions où la Gestapo ou


la SS-Aussenstelle appliquèrent les objectifs idéologiques du régime avec
moins d’assiduité offrirent peut-être aux juifs de meilleures chances
d’échapper à la déportation. Mais en même temps, les populations y
furent peut-être moins poussées à s’engager dans des activités de sauve-
tage, car la menace paraissait moins redoutable. Si la perception du
risque qui pesait sur les victimes constituait un déterminant majeur, celle
des peines encourues par ceux qui aidaient les juifs en était un autre.
On s’étonnera peut-être de constater que les gens n’étaient pas toujours
très bien informés des sanctions précises dont ils étaient passibles s’ils
se faisaient prendre. Cette ignorance était due en partie au fait que ces
sanctions ne figuraient pas systématiquement dans les ordonnances
interdisant d’aider les juifs, ainsi qu’à l’incohérence des autorités alle-
mandes face à de tels délits. Ce ne fut que dans la seconde moitié de
1943 que tout le monde sut aux Pays-Bas que les gens surpris à aider
des juifs risquaient six mois de camp de concentration. L’habitude crois-
sante des Allemands à sanctionner des familles entières pour des crimes
individuels joua également un rôle. Les organisateurs de réseaux de
sauvetage relevèrent que les gens qui refusaient leur aide invoquaient
souvent la nécessité de protéger leur femme et leurs enfants des consé-
quences probables de leur découverte et de leur arrestation 22.

Structures locales de l’aide aux juifs


Parmi les éléments potentiellement importants, il faut également
mentionner l’effort des Allemands pour « mettre au pas » toutes les
formes de structures sociales des pays occupés. Chose décisive, ils ne
firent guère de tentatives pour contrôler directement les Églises chré-
tiennes, tout en laissant planer la menace de réitérer ce qui s’était produit
en Pologne. Au niveau séculier, les contrôles et les rappels à l’ordre
furent nettement plus importants, réduisant d’autant les possibilités de
transformer les formes d’organisation existantes en bases d’opposition
et de résistance. Les réseaux les plus efficaces, tant dans les activités de
résistance en général que dans celles de sauvetage en particulier, ten-
daient à être issus de structures informelles (familles, réseaux étudiants,

22. On peut sans doute y voir la conséquence de la publication des sanctions


infligées par les Allemands dans les journaux clandestins de plus en plus dif-
fusés et de plus en plus lus.
287
Le contexte du sauvetage dans l’Europe de l’Ouest occupée

collègues tels qu’officiers, médecins, prêtres ou pasteurs). La nature per-


sonnelle de liens fondés sur une expérience, une amitié et une confiance
préalables rendait difficiles l’infiltration et le démantèlement de ces
réseaux. Ceux-ci s’étaient rarement livrés par le passé à une quelconque
forme de résistance, mais s’étaient constitués par le biais d’un ou plu-
sieurs individus engagés, qui mobilisaient pour l’action un cercle bien
défini. Les groupements politiques constituaient la seule exception à cette
règle ; ils continuèrent à fonctionner clandestinement et protégeaient
leurs membres, juifs aussi bien que non juifs. Le principal exemple est
celui des partis communistes nationaux, dont l’opposition à l’État était
souvent antérieure à l’Occupation et qui étaient donc mieux armés pour
s’adapter à la clandestinité indispensable après mai 1940.
Les cultures locales purent également jouer un rôle capital dans la
fréquence des activités de sauvetage. On a fait grand cas des milieux
chrétiens, catholiques ou protestants, dans de nombreux domaines liés
de près aux activités collectives de sauvetage. On a pu affirmer que des
groupes religieux minoritaires éprouvaient une plus grande empathie
pour le sort des juifs, y voyant une image de leur propre situation,
en pire. On peut évoquer à cet égard le cas des huguenots en France
et des calvinistes aux Pays-Bas, bien que la population catholique plus
importante des Pays-Bas ait également partagé cette conscience de mino-
ritaires. L’attitude adoptée par les responsables religieux de toutes les
confessions sur la question des juifs persécutés et traqués était susceptible
d’influencer fortement le comportement des rangs moyens et inférieurs
de la hiérarchie ecclésiastique et des fidèles en général. Ce fait était évi-
demment plus manifeste dans l’Église catholique fortement hiérarchisée
que dans les religions non conformistes, fédérales ou autonomes. Il semble-
rait qu’aux Pays-Bas, les responsables religieux aient été dans l’ensemble
plus réservés et plus conservateurs qu’en Belgique et en France. Si l’on
enregistra quelques déclarations critiques sur le traitement infligé aux
juifs, il n’y eut ni allusion ni appel à une action concrète 23. En revanche,
on peut évoquer la protestation publique de Mgr Saliège, archevêque de
Toulouse, et, en Belgique et en France, les déclarations et les interven-
tions des cardinaux Gerlier (Lyon) et van Roey (Liège) qui, malgré leur
prudence, n’en contenaient pas moins des propos parfaitement clairs.
L’exemple d’en haut avait le pouvoir de mobiliser (ou d’immobiliser)
les activités de secours dans tout le diocèse. Les régions à dominante

23. Johan M. Snoek, De Nederlandse Kerken en de Joden, Kampen, Kok, 1990,


p. 67-68.
288
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

catholique possédaient également bien plus d’institutions spirituelles et


laïques, des couvents, des orphelinats et des hospices pour personnes
âgées, qui étaient sous l’influence, sinon sous le contrôle, d’éminents
hommes d’Église. Sans imposer véritablement de ligne de conduite, un
mot ou une allusion d’un supérieur religieux pouvait peser lourdement
sur le comportement des abbés et des abbesses, ainsi que sur celui des
directeurs et des administrateurs d’établissements laïques de charité, et
les inciter à faire de leurs institutions des lieux d’asile pour les juifs.
Il est difficile d’évaluer avec précision l’efficacité d’une telle influence.
Il semblerait que la Belgique ait possédé proportionnellement plus d’ins-
titutions catholiques de ce genre que les Pays-Bas ou même la France
voisine ; elle put donc fournir un plus grand nombre de cachettes,
notamment pour les enfants. Si les dirigeants de l’Église condamnèrent
fréquemment les persécutions, ce fut souvent les commentaires nuancés
des sermons des prêtres et des pasteurs qui exercèrent le plus d’influence
au niveau communal en suggérant ce que chacun pouvait faire concrète-
ment pour apporter un peu de secours. Il ne faut cependant pas croire
que le soutien des ecclésiastiques fut unanime. Si les juifs traqués pou-
vaient sans doute affirmer légitimement que, même s’ils n’étaient pas
prêts à leur accorder le moindre secours, la plupart des membres du
clergé s’abstiendraient de les dénoncer à la Gestapo, certains demeu-
rèrent indifférents tandis que d’autres leur étaient franchement hostiles
pour des raisons politiques ou religieuses 24.
D’autres éléments de culture locale jouèrent un rôle moteur dans les
activités de secours, tant au profit des juifs que des personnes recher-
chées par la puissance occupante. Le premier est spécifique aux régions
rurales reculées. Il s’agit des vieilles traditions d’assistance aux voisins
et aux voyageurs dans le besoin, remontant à une époque où il n’existait
pas d’autre aide possible. Dans les régions les plus isolées des Pays-Bas
orientaux, on parlait de « noaberplicht », mais cette réalité se retrouve
sous d’autres appellations en d’autres lieux 25. Assister les individus
recherchés par les Allemands représentait l’extension naturelle d’une
norme culturelle existante, surtout lorsqu’on considérait que les pres-
criptions idéologiques et raciales de l’occupant dépassaient ce que l’on

24. Voir par exemple la disparité marquée entre les sauvetages dans les régions
néerlandophones et francophones de Belgique. Lieven Saerens, « Die Hilfe für
Juden in Belgien », dans Wolfgang Benz et Juliane Wetzel (Hrsg.), Solidarität
und Hilfe für Juden während der NS-Zeit, 2, Berlin, Metropol, 1998, p. 231-232.
25. Coen Hilbrink, De Illegalen. Illegaliteit in Twente en de aangrenzende
Salland, 1940-1945, ’s-Gravenhage, SDU, 1989, p. 73.
289
Le contexte du sauvetage dans l’Europe de l’Ouest occupée

pouvait accepter d’une autorité étatique normalement constituée. Cette


forme d’aide se manifesta également ailleurs qu’à la campagne quand
les Allemands entreprirent d’enrôler la main-d’œuvre autochtone pour
aller travailler en Allemagne. Cette mesure fit découvrir les réalités de
l’occupation à une partie bien plus vaste de la population. Échapper au
service du travail obligatoire devint une préoccupation majeure pour de
nombreuses familles sous l’Occupation après l’été de 1942, et entraîna
la création de réseaux destinés à aider les réfractaires et les hommes
recherchés, et la multiplication des possibilités de cachette. Mais à cette
date, l’essentiel des déportations vers l’Est avait déjà eu lieu. En tout
état de cause, cette assistance excluait souvent les juifs, car on considé-
rait qu’ils représentaient un risque trop important.
Cela nous conduit à une question plus vaste, celle du degré de légi-
timité que l’on accordait à l’autorité de l’État, légitimité qui appelait
l’obéissance, ou, au contraire, celle du degré d’illégitimité, appelant la
résistance. Les perspectives évoluèrent indéniablement au fil du temps,
au fur et à mesure que les exigences économiques et idéologiques des
Allemands se faisaient plus pesantes. Il faut cependant rappeler que les
relations entre individus, communautés et État ne se forgèrent pas au
début de l’Occupation. Elles remontaient à plusieurs décennies, voire à
plusieurs siècles, et variaient sans aucun doute d’un pays à l’autre ainsi
qu’entre les différentes localités. On peut alors penser que la tendance
à résister (sous toutes ses formes) dépendait à la fois de la rigueur de
l’occupation et de traditions potentiellement très anciennes de résistance
à l’autorité de l’État. En général, celle-ci semble avoir été plus forte en
France qu’aux Pays-Bas, où le respect de l’autorité établie (gezagsge-
trouwheid) était plus profondément enraciné dans la grande majorité
de la population. Reste à savoir si ces généralisations résisteraient à un
examen empirique approfondi. Peut-être peut-on relever une exception,
particulièrement pertinente pour l’histoire du sauvetage, dans les régions
frontalières, où les traditions de contrebande et d’infraction aux règle-
ments commerciaux nationaux et au paiement de droits et de taxes
étaient souvent endémiques. C’était le cas dans les Pyrénées où les guides
de montagne aussi bien espagnols que français gagnèrent de l’argent en
faisant franchir clandestinement la frontière. On rencontre des traditions
comparables plus au Nord – en terrain moins difficile, il est vrai –, dans
les régions frontalières de la Belgique, de l’Allemagne et des Pays-Bas
plus conformistes. L’adaptation de ces traditions à des circonstances
exceptionnelles avait connu, dans bien des cas, des précédents lors de la
290
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Grande Guerre, et l’on connaît des individus dont la carrière de passeurs


professionnels couvrit les deux périodes. Dans ces régions, la notion de
comportement légal et admissible était peut-être un peu différente de ce
qu’elle était dans d’autres parties du pays.

Il importe de ne pas analyser de manière isolée les activités de sauve-


tage des juifs pendant la Shoah et de tenir compte du contexte social
plus général et des traditions locales qui encadrèrent la nature des sauve-
tages et les schémas de comportement des sauveteurs. Il s’agit également
de trouver un juste équilibre entre les généralisations nationales sur le
sauvetage, qui s’effondrent lorsqu’on les soumet à un examen empirique
détaillé, et une approche par les « singularités obstinées » identifiées par
Micheal Marrus et Robert Paxton, qui nous conduit finalement à nous
contenter de décrire et de comparer des cas individuels de sauvetage,
renonçant ainsi à toute possibilité de comparaison éclairante. Nous
n’avons pour le moment qu’une compréhension limitée des raisons pour
lesquelles certaines communautés se transformèrent en véritables foyers
d’activités de sauvetage, alors que des localités apparemment très proches
socialement s’en abstinrent complètement. L’orientation des autorités locales
et les contacts de réseaux livrent sans doute l’essentiel des réponses, mais
de nouvelles études devraient enrichir considérablement nos connaissances.
Comme l’a montré le travail effectué aux Pays-Bas, un mélange de pers-
pectives empiriques, quantitatives et sociologico-historiques pourrait sans
doute fournir la clé d’une meilleure compréhension des processus en jeu.
Des études locales couvrant la totalité de l’Europe occidentale occupée
pourraient permettre d’autres formes de comparaisons encore inex-
plorées, par exemple entre les communautés rurales de différents pays.
Les éventuelles similitudes constitueraient des points de départ d’analyse
bien plus probants que l’utilisation d’études de cas nationaux, avec leur
important mélange de variables sociales, géographiques et politiques.
Chapitre 17
LA LUTTE CONTRE LE SAUVETAGE
DURANT L’« ACTION BRUNNER »
EN FRANCE (1943-1944)
Tal BRUTTMANN

près les grandes rafles de l’année 1942 et la déportation de

A plus de 40 000 juifs, l’application de la « Solution finale de


la question juive » en France se heurte, dès 1943, à de nom-
breuses difficultés. Près des deux tiers de la population juive, selon les
Allemands, se trouve dorénavant dans l’ex-zone libre 1. Or, après deux
grandes rafles menées dans cette zone au début de 1943 2, le gouverne-
ment de Vichy opte pour une attitude plus prudente et, contrairement
à la collaboration active qui prévaut encore en zone occupée, se montre
plus réticent quant à sa participation aux déportations en zone sud. Cette
dérobade prive dans l’ex-zone libre l’occupant, qui ne dispose que de
peu d’hommes pour réaliser cette tâche, du concours des policiers et
gendarmes français. De plus, la traque des juifs est compliquée par la

1. Voir le rapport sur « l’État actuel du problème juif en France » de Heinz


Röthke, 21 juillet 1943, dans Serge Klarsfeld, La Shoah en France, volume 3 :
Le Calendrier de la persécution des juifs de France, septembre 1942-août 1944,
Paris, Fayard, 2001, p. 1583.
2. En janvier 1943, à Marseille, les forces du maintien de l’ordre participent
aux côtés des troupes allemandes au nettoyage du Vieux-Port, au cours duquel
près de 800 juifs, essentiellement français, sont arrêtés. Puis à la mi-février,
Vichy organise, sur demande allemande, la seconde grande rafle de juifs étran-
gers dans l’ex-zone libre, entraînant la déportation de 2 000 personnes.
292
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

résistance civile 3 et l’activité des réseaux de sauvetage qui se sont mis


en place à la suite des grandes rafles de l’été 1942. Dès lors, les arresta-
tions de juifs marquent singulièrement le pas et restent loin des objectifs
fixés par les services nazis.
En réponse aux demandes répétées du SS Heinz Röthke, responsable
en France du service des Affaires juives (bureau IV-B-4 du Reichs-
sicherheitshauptamt, dirigé à Berlin par Himmler) et de son supérieur,
le SS Helmut Knochen, chef de la Sipo et du SD en France, réclamant
tous deux l’attribution d’effectifs supplémentaires pour traiter la « ques-
tion juive », Adolf Eichmann dépêche celui qu’il tient pour son meilleur
adjoint, l’Hauptsturmführer Aloïs Brunner. Celui-ci arrive en France afin
d’accélérer les déportations et, pour ce faire, multiplie les initiatives, pre-
nant notamment sous sa coupe le camp de Drancy. Surtout, il prépare
avec Heinz Röthke un plan de ratissage visant la zone d’occupation
italienne 4 devenue zone refuge pour les juifs et, par là même, des organi-
sations de sauvetage. L’annonce de l’armistice entre Italiens et Alliés en
septembre 1943 provoque l’invasion de la zone d’occupation italienne
en France et permet à Brunner de déclencher son opération. Des zones
d’ombres entachent encore en partie la connaissance de cette action qui
débute à Nice en septembre 1943 et s’achève définitivement le 16 mars
1944 lorsque le Kommando de Brunner quitte Grenoble. Mais, malgré de
nombreuses lacunes, imputables en premier lieu à l’absence de documents
allemands – principalement au sujet de la partie grenobloise de l’opéra-
tion –, une large partie de l’activité déployée est aujourd’hui connue 5.
Si l’objectif principal est de capturer le plus de juifs possible, il a
cependant un corollaire, qui va marquer l’action sur sa durée : déman-
teler les organisations de sauvetage, qui entravent le règlement de la

3. Jacques Sémelin, Sans armes face à Hitler. La résistance civile en Europe,


1939-1943, Paris, Payot, 1989, 270 p.
4. Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), XXVa-338, note
Röthke du 4 septembre 1943, reproduite dans Serge Klarsfeld, La Shoah en
France, op. cit., volume 3, p. 1650-1652.
5. Plusieurs ouvrages évoquent le déroulement de l’action à Nice (septembre à
décembre 1943), sans toutefois que l’opération soit analysée dans son détail.
Voir par exemple Serge Klarsfeld, La Shoah en France, op. cit., volume 1 :
Vichy-Auschwitz. La « Solution finale » de la question juive en France, Paris,
Fayard, 2001, p. 302-312 ; Didier Epelbaum, Aloïs Brunner, Paris, Calmann-
Lévy, 1990, p. 187-197 ; ou encore Mary Felstiner, « Commandant de Drancy :
Aloïs Brunner et les juifs de France », Le Monde juif, 128, 1987, p. 143-172.
Sur le déroulement de l’opération à Grenoble, voir Tal Bruttmann, « L’“action
Brunner” à Grenoble (février-mars 1944) », Revue d’histoire de la Shoah, 174,
janvier-avril 2002, p. 18-43.
293
La lutte contre le sauvetage durant l’« action Brunner » en France

« Solution finale de la question juive en France ». Tout au long des opéra-


tions, Brunner va en effet s’attacher non seulement à tenter d’éliminer
systématiquement les structures de sauvetage, qu’elles soient juives ou
pas, mais aussi à limiter l’aide apportée par la population « française 6 ».

Contre la résistance juive


(Nice, septembre-décembre 1943)

L’occupant est parfaitement, et de longue date, informé des activités


clandestines menées par les différents réseaux juifs 7, grâce aux rensei-
gnements recueillis par ses propres services ou par d’autres biais, tel que
le commissariat général aux Questions juives. Ainsi, en 1943, Darquier
de Pellepoix prévient-il Röthke de ce que « l’ancienne OSE poursuivrait
son activité spécialement limitée aux enfants et jeunes gens juifs, de
préférence étrangers, en se chargeant de les soustraire aux éventuelles
recherches au moyen de mise en pension chez des gens sûrs 8 ». Les orga-
nisations opérant dans toute la France sous couvert de l’Union générale
des israélites de France (UGIF) 9 et leurs dirigeants sont particulièrement
surveillés et font l’objet, avant même l’arrivée de Brunner en France,
d’arrestations.
Face à ce danger, les directions de ces organisations présentes dans
l’ex-zone libre se replient massivement dans la zone italienne – essen-
tiellement à Nice et à Grenoble –, où elles peuvent espérer échapper aux
Allemands. Mais ce repli n’empêche pas l’occupant de continuer à être
informé au sujet de leurs activités, qui souvent s’effectuent en plein jour
grâce à la connivence et au soutien de certains responsables italiens. Un
homme en particulier focalise l’attention tant de la Sipo-SD en France
que du IV-B-4 à Berlin. Il s’agit d’Angelo Donati, banquier juif italien qui

6. Entendu ici par opposition à « juif ».


7. Sur la résistance juive, voir Lucien Lazare, La Résistance juive en France,
Paris, Stock, 2001.
8. Archives nationales (AN), AJ38 111, le commissaire général aux Questions
juives à Röthke, « Éléments d’informations touchant certains agissements imputés
à l’UGIF ».
9. Sur le sujet voir Michel Laffitte, Juif dans la France allemande. Institutions,
dirigeants et communautés au temps de la Shoah, Paris, Tallandier, 2006,
notamment le chapitre 9.
294
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

joue un rôle prépondérant dans le sauvetage et multiplie les initiatives 10,


tentant notamment de faire émigrer les juifs depuis Nice avec l’appui
des autorités italiennes 11.
Sa capture est l’une des priorités des SS, comme l’annonce clairement
Röthke à Eichmann, alors que l’action à Nice vient de débuter : « l’arres-
tation de Donati est de la plus haute importance » car celui-ci est « le
“chef de file” des juifs dans la zone d’influence italienne 12 ». Parallèle-
ment aux arrestations massives de juifs à Nice et dans sa région 13, Brunner
et son Kommando traquent en effet systématiquement les militants de
la résistance juive.
Si, malgré d’intenses recherches, le Kommando dirigé par Brunner ne
réussit pas à capturer Donati, il réussit en revanche dès les premières
semaines de l’opération à arrêter plusieurs dirigeants de la résistance
juive : le 23 septembre, c’est Jacques Weintrob, responsable du réseau
Éducation physique, qui est pris ; le 26 septembre, c’est Germaine Meyer,
secrétaire de Donati ; le 28, Claude Gutmann, chef niçois de la Sixième
(réseau de résistance mis en place par les Éclaireurs israélites de France),
est capturé. Nombre d’autres membres des réseaux de sauvetages sont pris
durant les semaines suivantes à Nice. La lutte menée par les SS contre
les réseaux de sauvetage est d’une telle ampleur qu’elle est rapportée
dans une brochure de l’Union des juifs pour la résistance et l’entraide
(UJRE), consacrée à la situation à Nice et publiée durant l’année 1944,
en pleine occupation. Dans un paragraphe titré « la Gestapo contre la
résistance juive », l’organisation rapporte qu’« avec une sauvagerie toute
particulière, les bourreaux de la Gestapo s’acharnaient contre ceux des
juifs qu’ils soupçonnaient être membres des organisations de résistance
ou des groupements juifs de lutte contre les hitlériens. Les militants
connus Grégoire Spolianski (30 ans) et l’avocat Joseph Roos furent
sauvagement torturés pendant plusieurs jours à l’hôtel Excelsior 14. [...]

10. Au point que Röthke adresse à Adolf Eichmann, à la fin du mois de


septembre 1943, un rapport détaillé consacré à Donati, le 26 septembre 1943
(document dans Serge Klarsfeld, La Shoah en France, volume 3, op. cit.,
p. 1667-1668).
11. Sur la question de l’attitude italienne dans sa zone d’occupation en France,
voir Marie-Anne Matard-Bonucci, L’Italie fasciste et la persécution des juifs,
Paris, Perrin, 2007, p. 392-401.
12. Ibid.
13. Au total ce sont 1 417 personnes qui vont être arrêtées à Nice et dans sa
région par le Kommando Brunner et envoyées à Drancy entre septembre et
décembre 1943 (Serge Klarsfeld, La Shoah en France, volume 1, op. cit., p. 310).
14. Grégoire Spolianski meurt sous la torture le 18 novembre. Joseph Roos
serait mort le 1er avril 1944.
295
La lutte contre le sauvetage durant l’« action Brunner » en France

Le jeune patriote Raymond Fresco qui essayait de fuir devant les agents
de la Gestapo venus pour l’arrêter fut atteint d’une balle de mitraillette.
Lorsqu’il tomba à terre les assassins tirèrent encore sur lui 10 balles 15 ».
Parmi les rares documents de la police allemande concernant l’action
Brunner parvenus jusqu’à nous, il subsiste une série de rapports ayant
trait aux arrestations de Jacques Weintrob, de Claude Gutmann et de
Germaine Meyer 16. Ces rapports montrent l’importance qu’a, aux yeux
de la police allemande, la lutte contre les organisations œuvrant au
sauvetage. Comme l’indique l’un de ces rapports, les arrestations ont eu
lieu « au cours d’une action contre les juifs importants à Nice 17 », ce qui
confirme clairement que le démantèlement de la résistance juive est l’un
des objectifs poursuivis dès les débuts de l’« Aktion ».
Le traitement des personnes arrêtées est identique à celui que réserve
la police allemande à n’importe quel résistant. Détenus durant des périodes
plus ou moins longues (Germaine Meyer est ainsi détenue un mois à
Nice) avant d’être envoyés à Drancy en tant que juifs 18, chacun d’entre
eux est soumis à des interrogatoires destinés à récolter des informations
sur l’organisation à laquelle il appartient et le rôle qu’il y tient. Ainsi,
Jacques Weintrob est-il identifié comme le « chef de la jeunesse juive et
[l’]organisateur de convois d’enfants » (Kindertransporte) à destination
de la Suisse 19. L’activité des réseaux de sauvetage est systématiquement
décortiquée et leurs ramifications mises à jour : « Les juifs susnommés
[Meyer, Weintrob, Gutmann] étaient soutenus de la façon la plus large
par la population et les autorités françaises : la femme Meyer était cachée
chez un Français âgé de 70 ans [...] ; Gutmann put être arrêté dans la
maison des Jésuites, 8, rue Mirabeau, Nice, où il était en train de discuter
de la question de l’assistance que l’Église catholique pouvait apporter à
la jeunesse juive. D’après les papiers que nous avons trouvés sur lui, il
résulte que les Compagnons de France, le Comité national des unions
chrétiennes des jeunes de France ainsi que le mouvement des Éclaireurs
unionistes de France lui ont apporté leur plein soutien. Weintrob avait

15. Union des juifs pour la résistance et l’entraide (UJRE), Cinq mois de persé-
cutions anti-juives à Nice, s. l. n. d.
16. Rapport et interrogatoire de Germaine Meyer par le SD de Nice adressés
à Brunner, 21 octobre 1943 (CDJC, I-59), rapport de l’EK Marseille à la sec-
tion IV à Paris, 18 novembre 1943 (CDJC, I-60), et sa transmission par Röthke
au IV-B-4 à Berlin le 27 décembre suivant (CDJC, I-61).
17. CDJC, I-60.
18. Puis déportés à Auschwitz.
19. CDJC, I-60.
296
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

déjà organisé trois convois de 25 enfants juifs pour la Suisse, et a pu


être arrêté une demi-heure avant le départ du convoi 20. »
Ce rapport montre également les limites d’action de la police alle-
mande. Bien que l’aide de la population française soit clairement pointée
ici et, surtout, que nombre d’organisations soient identifiées, les Allemands
ne peuvent s’y attaquer. Pour les hommes chargés de mettre en œuvre
la « Solution finale », il s’agit probablement de l’une des principales diffi-
cultés qu’ils rencontrent en France. Que ce soit en zone occupée ou en
zone libre, aucune mesure n’interdit ou ne punit formellement l’héberge-
ment de juifs, ou toute autre forme d’aide « légale », alors qu’à l’Est, dans
les territoires sous domination nazie, la peine de mort est de rigueur 21.
Rien dans le cadre législatif mis en place par Vichy, pourtant imposant,
n’apporte de restrictions à ce sujet. Certes, certains policiers ou gen-
darmes particulièrement zélés peuvent, en recourant à la législation
concernant les étrangers, verbaliser des logeurs pour « non-déclaration
d’étrangers » et « défaut de registre de logeurs » en application de la loi
du 2 mai 1938 22, mais il s’agit là de cas particuliers, qui semblent avoir
été assez rares dans les faits 23. Seules enfreignent véritablement la léga-
lité vichyste les formes d’aides les plus poussées, telles que la fourniture
de faux papiers par exemple, acte qui tombe sous le coup d’une loi ou
d’articles du code pénal qui ne relèvent pas de la politique antisémite.
Dès lors, en l’absence de politique répressive française particulière dans
ce domaine, et en l’absence également d’interdictions allemandes en
France, la Sipo-SD ne peut arrêter, du moins officiellement, une per-
sonne au motif qu’elle héberge un juif, et seules les aides « illégales »

20. Ibid.
21. Sur les territoires de l’Est et la lutte contre le sauvetage, voir par exemple
Leonid Smilovitsky, « Righteous Gentiles, the Partisans, and Jewish Survival in
Belorussia, 1941-1944 », Holocaust Genocide Studies, 11, 1997, p. 301-329,
ou encore Wladyslaw Bartoszewski, Zegota. juifs et Polonais dans la résistance,
1939-1945, Paris, Critérion, 1992.
22. Deux articles de cette loi permettent de sanctionner l’aide apportée aux
étrangers. L’article 4, qui sanctionne « tout individu qui par aide directe ou
indirecte aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour
irréguliers d’un étranger », de 100 à 1 000 francs d’amende et un mois à un
an de prison. L’article 6, qui contraint « toute personne logeant ou hébergeant
un étranger en quelque qualité que ce soit, même à titre gracieux, ou louant des
locaux nus à un étranger » à effectuer une déclaration auprès du commissariat de
sa commune, ou de la gendarmerie, ou de la mairie, sous peine de tomber sous
le coup des sanctions prévues par l’article 4 (Journal officiel de la République
française, 3 mai 1938, p. 4967-4969).
23. Pour un exemple, voir Archives départementales de l’Isère (ADI), 57M 9,
procès-verbal de la brigade de gendarmerie de Moirans, 124, 17 mars 1944.
297
La lutte contre le sauvetage durant l’« action Brunner » en France

peuvent entraîner des sanctions 24. Mais, de fait, les coups portés par
l’équipe de Brunner mettent à bas la plupart des organisations juives
œuvrant à Nice, soit en les démantelant, soit en les contraignant à se
replier à nouveau vers des zones alors encore moins exposées, en parti-
culier Grenoble 25.

Liquider la résistance juive


(Grenoble, février-mars 1944)

C’est justement lors de la seconde phase de l’action, menée depuis


Grenoble à partir du début février 1944, que le démantèlement des orga-
nisations de sauvetage apparaît le plus clairement. La réalisation de
l’action y était prévue dès la conception, en septembre 1943, du plan de
ratissage de l’ex-zone italienne, le chef-lieu isérois étant identifié comme
l’autre grand centre « juif » de la zone italienne.
Dès le 8 février 1944, le Kommando opère à Chambéry, contre le siège
du bureau Chambéry-Grenoble de l’UGIF, au sein duquel œuvre le per-
sonnel de l’OSE. La célérité avec laquelle cette opération est effectuée,
quelques jours à peine après l’installation du Kommando à Grenoble,
montre qu’il s’agit sans doute là encore de l’un des objectifs prioritaires
poursuivis par Brunner. Toutes les personnes présentes dans les locaux
sont arrêtées, dont huit membres de l’OSE, parmi lesquels l’un des princi-
paux dirigeants de l’organisation, Alain Mossé. Transférées à Grenoble
et détenues à l’hôtel Suisse et Bordeaux, siège du Kommando, elles font
l’objet d’interrogatoires. Dans les jours suivants, les opérations contre
l’OSE se poursuivent à Grenoble. Ainsi, aux environs du 9 février, le
Kommando procède à une descente chez Madeleine Kahn, assistante
sociale de l’UGIF. Elle est alors absente, mais les SS parviennent à arrêter
sa sœur. Le 16 février, c’est un autre membre de l’OSE, Herta Hauben,
qui est arrêtée à son domicile après plusieurs tentatives infructueuses
les jours précédents 26. Mais l’OSE n’est pas la seule organisation visée.

24. Même si la Sipo-SD agit à sa guise, elle n’en est pas moins tenue à certaines
limites, l’arrestation de Français en dehors de toute infraction ou d’« activités
terroristes » ne pouvant que tendre les relations entre Vichy et les autorités
allemandes.
25. Voir Lucien Lazare, La Résistance juive en France, op. cit., p. 252-254.
26. ADI, 7291W 394, dossier 106 032 (Herta Hauben).
298
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Le 18 février, c’est Marc Haguenau, directeur du Service social des jeunes


(SSJ) et surtout secrétaire général des Éclaireurs israélites de France (EIF)
clandestins, et sa secrétaire Édith Pulver, qui sont arrêtés à Grenoble en
pleine rue, alors qu’ils se rendaient à un bureau de poste afin de récupé-
rer le courrier adressé à la boîte postale du SSJ 27.
Là encore, les circonstances de cette arrestation montrent que Marc
Haguenau faisait l’objet de recherches de la part du IV-B-4. Lorsque
l’arrestation a lieu, les SS ignorent où résident Haguenau et sa secrétaire.
C’est donc probablement par l’exploitation de renseignements et sans
doute à la suite d’une filature que l’arrestation put être réalisée. Édith
Pulver réussit à faire sortir de l’hôtel Suisse et Bordeaux une lettre décri-
vant les circonstances de leur capture, et la suite qui leur fut réservée :

« Vendredi dernier, en allant de chez moi à chez Marc, nous nous


sommes fait arrêter, embarquer dans une auto et menés à la Gestapo
Hôtel Suisse et Bordeaux. J’avais une serviette bourrée de papiers
officiels UGIF. Après la petite séance d’usage, Marc a donné son
adresse et on a trouvé ses identités. Marc était en piteux état, figure
tuméfiée, etc. Il a tenté de fuir dans la nuit de samedi à dimanche
mais a raté son coup et est tombé. Il est à l’hôpital. Je ne sais trop
dans quel état, jambe cassée, etc. 28.
[...] J’ai subi quelques examens au grand dam de mes professeurs
mais à ma satisfaction personnelle. Cela se passe en général de nuit
après une soirée de beuverie. Les sévices subis sont très supportables
physiquement, seuls les nerfs lâchent un peu mais on me donne cal-
mant, gardénal et je réagis.
[...] Avisez famille et amis Grenoble très dangereux comme tout le
département.
[...] Les cousins ne sont pas au courant des adresses de la famille.
Ce n’est pas la peine de les mettre au courant, leur visite étant plutôt
indésirable. Pour ma part, je ne le ferai pas ; je ne crois pas que mes
papiers de famille étaient chez moi. On m’a fouillée complètement.
50 billets perdus malheureusement [...] 29. »

27. Une intervention de la Croix-Rouge au sujet d’Edith Pulver indique qu’elle


a été « arrêtée dans la rue » (ADI, 13R 907, DU 458). Voir également Alain
Michel, Les Éclaireurs israélites de France pendant la Seconde Guerre mondiale,
Paris, Éditions des EIF, 1984, p. 166-167.
28. Haguenau décédera à la suite de cette chute.
29. Document publié dans Le Monde juif, 161, septembre-décembre 1997,
p. 61-62. Édith Pulver sera déportée à Auschwitz le 7 mars 1944.
299
La lutte contre le sauvetage durant l’« action Brunner » en France

Les opérations des hommes du IV-B-4 ne se limitent pas au déman-


tèlement de la seule résistance juive, mais de toutes les organisations
clandestines venant en aide aux juifs. Tel est le cas à Grenoble du réseau
polonais Monika. Agissant sous couvert du Groupement d’assistance des
Polonais en France (GAPF), qui permet de financer en grande partie les
activités clandestines – à l’instar des organisations juives utilisant l’UGIF
comme façade légale –, ce réseau fournit notamment de l’aide aux juifs
polonais : subsides, camouflage dans les centres d’accueil du GAPF en
Isère, etc. Informé de ces activités, le Kommando s’attaque au réseau
Monika. Le 2 mars, il tend une souricière au siège du bureau de patro-
nage des étudiants polonais, où des étudiants juifs venaient pour toucher
des subsides. Surtout se tient ce jour-là une rencontre clandestine réunis-
sant l’ensemble des responsables de la résistance polonaise en Isère, qui
sont tous arrêtés. Le traitement qui leur est réservé par les hommes du
IV-B-4 est éclairant sur le fonctionnement de la police allemande : la
première préoccupation des SS, une fois les raflés détenus à l’hôtel Suisse
et Bordeaux, est de procéder à la « vérification physique » des gens
arrêtés 30. Une fois établi qu’il ne s’agit pas de juifs, mais « uniquement »
de résistants polonais, l’affaire est transmise à la section grenobloise de
la Sipo-SD.
Mais ce coup de filet offre à la police allemande la possibilité de
monter une opération qui sert les objectifs des deux services : pour le
SD grenoblois, liquider les structures résistantes polonaises, pour le IV-
B-4, capturer des juifs camouflés. Le 9 mars est déclenchée une opération
conjointe, mêlant policiers du SD, hommes du Kommando et troupes de
la Wehrmacht. Les centres d’accueils polonais au Sappey, en Chartreuse,
et à Saint-Nizier, dans le Vercors, sont investis. Simultanément, le bureau
du Contrôle social des étrangers à Grenoble subit une perquisition. L’opé-
ration se solde par l’arrestation de plusieurs dizaines de personnes, dont
bon nombre de juifs, ainsi que plusieurs responsables de la résistance
polonaise. De par l’action de l’équipe de Brunner, le réseau Monika,
implanté depuis 1940 à Grenoble, est totalement annihilé 31.

30. « On commença par faire une visite de leur anatomie pour déclarer leur
race » (ADI, 13R 1043, témoignage de monsieur Godlewski, 28 février 1947).
31. Les opérations contre les centres polonais semblent s’être prolongées durant
tout le mois de mars 1944, le départ du Kommando de Grenoble n’y mettant
apparemment pas fin.
300
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Le durcissement face à la population


Bien que le Kommando connaisse une certaine réussite dans sa lutte
contre les réseaux de sauvetage, son activité ne réussit pourtant pas à
affaiblir l’importance de l’aide apportée aux juifs. Au contraire, la chasse
à l’homme provoque en retour une forte hostilité au sein de la population
qui, en réaction, offre protection et assistance. Les témoignages à ce sujet
ne manquent pas. La brochure de l’UJRE déjà citée, bien que non dénuée
de visées politiques et marquée d’une rhétorique typique, offre un tableau
de ce que fut cette aide :

« Dès le premier jour, l’attitude de la population française à Nice (la


quasi-totalité) en face de ces persécutions était admirable. Partout,
elle aidait les juifs traqués, elle les prévenait des rafles et de l’arrivée
des agents, elle les cachait et les ravitaillait lorsqu’ils ne pouvaient
pas sortir. Pendant les grandes rafles des milliers [en gras dans le
texte] de juifs ont été cachés spontanément par les habitants français.
Le clergé et les milieux catholiques de la ville ont, eux aussi, large-
ment contribué au sauvetage des juifs, surtout des enfants qu’ils
s’employaient à placer en lieu sûr [...]. L’aide de la population niçoise
tout entière a contribué largement au sauvetage des juifs niçois.
Combien de Français hébergent encore des familles juives, souvent
sans même accepter de rémunération. Combien de ménagères se
chargent tous les jours du ravitaillement des familles cachées [...] 32. »

Cette attitude est une constante que l’on retrouve tant à Nice qu’à
Grenoble. Le préfet de l’Isère lui-même est contraint, dans un rapport
à Vichy, de faire part du « fanatisme anti-allemand des Grenoblois 33 »
provoqué par la chasse à l’homme menée par Brunner. Les agissements
du Kommando ont pour effet d’accroître le soutien aux juifs au sein de
la population. Mais au début de l’année 1944, le changement d’attitude
des Allemands à l’égard de la population fournissant de l’aide devient
perceptible. À Grenoble, le Kommando met en œuvre différents moyens
afin de dissuader la population de venir en aide aux juifs. Toute personne
soupçonnée d’héberger ou de protéger des juifs est désormais arrêtée, ce

32. UJRE, Cinq mois de persécutions antijuives à Nice, op. cit., p. 13. Nombre
de témoignages sur l’assistance prêtée par la population figurent parmi les
archives du CDJC (certains sont reproduits dans Serge Klarsfeld, La Shoah en
France, volume 1, op. cit., p. 306-308).
33. AN, F1cIII 1158, rapport mensuel pour le mois de février 1944 (chapitre
spécial : relations avec les autorités allemandes).
301
La lutte contre le sauvetage durant l’« action Brunner » en France

que la police française signale régulièrement lors de la phase grenobloise


de l’action. En tentant d’apeurer la population « française », Brunner et
ses hommes cherchent à isoler la population juive, à lui retirer soutien
et protection. Tout est fait pour tenter de saper la résistance civile qui
nuit au résultat de la chasse à l’homme. Il semble d’ailleurs que ce durcis-
sement dans la répression contre la résistance civile ne soit pas le fait
du seul Kommando, mais généralisé. Lors de la préparation de la rafle
du 4 février 1944 à Paris, Heinz Röthke fait savoir à la police française
que, dorénavant, si des personnes « cachent des juifs ou donnent de faux
renseignements pour éviter l’arrestation », celles-ci seraient tenues « per-
sonnellement responsables » 34.
Brunner applique donc, sensiblement à la même date, cette méthode
à Grenoble. Comme en fait état le préfet de l’Isère dans un rapport, les
arrestations menées par les SS visent les « israélites et leurs amis 35 ». Et
l’on trouve trace de l’arrestation de ces « amis des juifs » dès le 9 février,
quelques jours à peine après le début de l’action à Grenoble, avec l’arresta-
tion des dames Blanche et Joséphine Menthonnex à La Tronche à l’occa-
sion d’une rafle 36. Si, dans la plupart des cas, les personnes « aryennes »
arrêtées sont finalement libérées après un temps de détention plus ou
moins long à l’hôtel Suisse et Bordeaux, il arrive parfois que leur sort
soit tragique. Les personnes aidant les juifs ou faisant obstruction au
service antijuif risquent dorénavant elles aussi la déportation, et cette
menace devient clairement formulée. Lors de l’arrestation d’une famille
juive à Domène, dans l’Isère, la personne les hébergeant, Cyprien Soulier,
favorise la fuite de deux enfants 37. Il est arrêté par les SS et emmené
au siège du Kommando. Une semaine plus tard, le maire de Domène est
convoqué à l’hôtel Suisse et Bordeaux, où il est informé par les Allemands
que Cyprien Soulier « s’est mis dans un cas grave » en favorisant la fuite
de deux juifs et que, « si par un moyen quelconque il n’arrivait pas à
faire arrêter les deux juifs fuyards, d’ici dix jours, soit d’ici le 3 mars,
le dit M. Soulier serait dirigé sur Compiègne 38 ». Cependant, et bien que
les enfants ne furent pas repris, les menaces n’ont ne semble-t-il pas été
mises à exécution 39.

34. Serge Klarsfeld, Le Calendrier de la persécution des juifs en France, 1940-


1944, Paris, Fils et filles des déportés juifs de France, 1993, p. 954-955.
35. AN, F1cIII 1158.
36. ADI, 13R 971.
37. Entretien avec Eliezer Lev Zion, enregistrement réalisé le 8 juin 1998 pour
le musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère.
38. ADI, 13R 971, lettre du maire de Domène au préfet, 24 février 1944.
39. Aucune autre information sur cette affaire ne figure parmi les archives.
Cyprien Soulier n’a pas été déporté (il ne figure pas parmi les listes publiées par
la Fondation pour la mémoire de la déportation, Livre-mémorial des déportés de
302
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Mais on relève au moins un cas où une personne a payé de sa vie


le fait d’héberger un juif. Lors d’une opération menée le 12 février 1944
dans la commune de Corenc, près de Grenoble, les Allemands arrêtent
le commandant Paul Croux « pour avoir caché un juif 40 ». Envoyé par la
suite à Compiègne, il est déporté le 22 mars à Mauthausen, où il meurt
le 25 août 1944. Pourtant, si le motif de l’arrestation est l’aide aux juifs,
il semble que la cause de la déportation, si l’on en croit une enquête
effectuée par la police après-guerre, soit imputable à une autre raison :
les Allemands auraient découvert lors de l’arrestation du (ou de la) loca-
taire du commandant Croux des documents compromettants, celui-ci
étant en contact avec la Résistance 41.

Le 16 mars, un point final est mis à l’action en ex-zone italienne et


Brunner et ses hommes regagnent le camp de Drancy. Le bilan des cinq
mois d’opérations ne peut qu’être jugé décevant du point de vue de
Brunner. « Seuls » quelque 2 000 juifs ont été arrêtés, alors que ce sont
probablement plusieurs dizaines de milliers de personnes que les SS
escomptaient capturer. Certes, plusieurs organisations de résistance furent
durement touchées durant cette opération 42. Pour le service antijuif de
la Gestapo, la lutte contre le sauvetage fait partie intégrante de ses mis-
sions et tout ce qui entrave le déroulement de la « Solution finale de la
question juive » doit être combattu.
Mais, dans le cadre de cette opération, ce sont essentiellement les
structures utilisant le paravent de la « façade légale » qui ont été touchées,
au contraire des organisations totalement clandestines, telles le Mouve-
ment de la jeunesse sioniste ou encore les groupes communistes comme
l’UJRE. Surtout, malgré leur acharnement et leur zèle, les SS se sont
trouvés confrontés à une difficulté majeure : la résistance civile. Selon
un témoignage, l’adjoint d’Eichmann aurait mis fin à l’opération « car
l’ambiance à Grenoble ne la favorisait guère 43 ».

France arrêtés par mesure de répression et dans certains cas par mesure de
persécution, 1940-1945, 4 volumes, Paris, Éditions Tirésias, 2004). Il demeure
cependant la possibilité qu’il ait été effectivement envoyé à Compiègne.
40. ADI, 13R 971.
41. ADI, 7291W 285, dossier 84 498 (Paul Croux).
42. Durant la phase grenobloise de l’opération, Aloïs Brunner est cité à l’ordre
du jour de la direction de la Gestapo à Berlin à deux reprises, les 26 février
et 18 mars 1944 (Didier Epelbaum, Aloïs Brunner, op. cit., p. 204). Les raisons
de l’attribution de ces distinctions nous sont inconnues, mais pourraient faire
suite aux démantèlements des réseaux.
43. CDJC, CCXVI-53a, témoignage de Sala Hirth (membre de l’« équipe juive »
amenée de Drancy à Grenoble chargée de s’occuper à l’hôtel Suisse et Bordeaux
des juifs capturés).
303
La lutte contre le sauvetage durant l’« action Brunner » en France

Ce constat permet de mesurer l’importance cruciale qu’a jouée la résis-


tance civile face à la chasse à l’homme. Des milliers d’anonymes ont
aidé, individuellement ou collectivement, et à travers toute une gamme
de comportements, des milliers de juifs traqués à échapper à la chasse
à l’homme. C’est cette « ambiance » qui a permis de mettre en échec le
Kommando du IV-B-4, le contraignant à mettre un point final au ratis-
sage de la zone refuge sans avoir atteint les objectifs qu’il s’était fixés.
Chapitre 18
« GUIDE ET MOTEUR »
OU « TRÉSOR CENTRAL » ?
LE RÔLE DU « JOINT » EN FRANCE
(1942-1944)
Laura HOBSON-FAURE

D
Depuis 1914, date de sa création, l’American Jewish Joint Dis-
tribution Committee (JDC), également appelé le « Joint », est la
grande organisation philanthropique américaine d’aide de la
communauté juive à l’étranger 1. Tout au long de la Première Guerre
mondiale et dans l’entre-deux-guerres, le JDC a cherché à améliorer la
vie des juifs établis hors des États-Unis en leur fournissant de la nourri-
ture, des soins médicaux et une aide économique. Afin de préserver sa
liberté d’action, le JDC observait une neutralité politique absolue, tant
à l’étranger qu’aux États-Unis. Devant la situation de plus en plus diffi-
cile des juifs d’Europe dans les années 1930, les juifs américains établirent

1. La première formule du titre, citée par Yehuda Bauer, American Jewry and
the Holocaust : The American Jewish Joint Distribution Committee, 1939-1945,
Detroit (Mich.), Wayne State University Press, 1981, p. 177, est tirée d’une
note de Joseph Schwartz à l’administration du JDC. La seconde d’un rapport
de Jules Jefroykin, toujours à l’administration du JDC. Archives de l’American
Jewish Joint Distribution Committee, New York (infra JDC-NY), dossier 596
général, dossier 2 sur 2, France 1942-1944, Report on the General Situation
in France, November 1942-June 1944 (traduit du français), août 1944. L’auteur
tient à remercier Nancy L. Green, Diane Afoumado et Veerle Vanden Daelen
pour leurs précieux commentaires sur cet article. Elle souhaite également remer-
cier le ministère français de l’Éducation nationale, la Fondation du judaïsme
français et l’American Jewish Archive pour leur soutien.
306
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

une structure nationale de collecte de fonds baptisée l’United Jewish


Appeal (UJA). Celle-ci assura au JDC un important soutien financier afin
qu’il puisse aider le plus grand nombre de juifs possible 2. Le rôle majeur
joué par le JDC pendant la Shoah a été solidement étudié par Yehuda
Bauer dans les trois volumes qu’il a consacrés à cette organisation, ainsi
que dans plusieurs autres ouvrages 3. Ce qui n’a pas empêché d’autres
historiens de reprocher au JDC d’avoir respecté les réglementations
gouvernementales américaines au moment où la communauté juive
européenne se faisait exterminer 4. On retrouve dans les sources primaires
de l’époque cette double image d’organisation respectueuse des lois,
d’une part, et d’organisation de résistance, de l’autre :

« Nous recevons continuellement des rapports [...] parlant de déporta-


tion et de mort. [...] Je tiens cependant à vous assurer que toutes nos
activités sont connues de notre gouvernement ainsi que du Départe-
ment d’État et de celui du Trésor. »
Paul Baerwald, président du JDC, à la 29e assemblée annuelle,
5 décembre 1943 5.

2. Sur l’United Jewish Appeal, voir Abraham J. Karp, To Give Life. The UJA
in the Shaping of the American Jewish Community, New York (N. Y.), Schocken
Books, 1981 ; Marc Lee Raphael, A History of the United Jewish Appeal, Chico
(Calif.), Scholars Press, 1982. Le JDC recevait approximativement 57 % des
fonds rassemblés par l’UJA, mais cela variait selon les années, en fonction des
besoins. Voir Abraham Karp, To Give Life..., op. cit., p. 84-87.
3. Cf. Yehuda Bauer, My Brother’s Keeper : A History of the American Jewish
Joint Distribution Committee 1929-1939, Philadelphie (Pa.), The Jewish Publi-
cation Society, 1974 ; American Jewry and the Holocaust..., op. cit. ; Out of
the Ashes : the Impact of American Jews on Post-Holocaust Jewry, Oxford,
Pergamon Press, 1989. Sur l’important rôle du JDC en France, voir notamment
Lucien Lazare, La Résistance juive en France, Paris, Stock, 2001.
4. Dans son article, « Jewish Organizations and the Creation of the U. S. War
Refugee Board », The Annals, 450, 1980, p. 136, Monty Penkower affirme :
« Quant au JDC plus solidement établi, il insista pour observer l’ensemble des
réglementations américaines et refusa tout au long de la guerre d’envisager un
quelconque modus vivendi avec le CJM alors qu’à l’étranger, les juifs étaient
victimes d’une destruction massive. » Tout se concentrant sur les organisations
sionistes, Sarah Peck reproche également aux organisations juives américaines
leur inaction dans son article « The Campaign for an American Response to the
Nazi Holocaust, 1943-1945 », Journal of Contemporary History, 15 (2), 1980,
p. 367-400. Dans son article, « “Courage First and Intelligence Second” : The
American Jewish Secular Elite, Roosevelt and the Failure to Rescue », American
Jewish History, 72 (4), 1983, p. 424-460, Henry Feingold propose une approche
plus nuancée, se demandant quelle raison on avait de croire les juifs américains
et leurs organisations assez puissants pour sauver les juifs d’Europe.
5. Discours de Paul Baerwald, président, JDC, 29e assemblée annuelle, 5 décembre
1943. Ce rapport figure dans une lettre de Baerwald à sir Herbert Emerson de
l’Intergovernmental Refugee Committee, 23 décembre 1943, Archives nationales,
AJ/43/13.
307
« Guide et moteur » ou « trésor central » ?

« Jusqu’à l’occupation allemande du Sud de la France, le Joint était


une organisation légale qui avait son siège à Marseille. Après l’entrée
en guerre des États-Unis, le JDC a déclaré au gouvernement de Vichy
qu’il avait été dissous. Mais ce n’était qu’un camouflage. Nous n’avons
jamais cessé d’exister. Exactement comme d’autres organisations
juives, nous avons continué à travailler clandestinement. [...] Le JDC
a encouragé le mouvement de résistance juive moralement et finan-
cièrement. C’est ainsi qu’en 1943, nous sommes passés à une autre
forme d’activité, nous avons encouragé la résistance passive et active.
En premier lieu, il fallait sauver les juifs physiquement, les cacher,
leur donner des noms non juifs et de nouveaux papiers d’identité.
Nos organisations de résistance ont distribué des milliers de fausses
cartes d’identité, de carnets de rationnement, de certificats de nais-
sance, etc. Tout ce travail était soutenu par le Joint. On aurait tort
de croire, cependant, que le Joint ait limité ses activités à une aide
financière. »
Joseph Fisher, responsable sioniste français, lors d’une réunion qui
s’est tenue à New York le 19 décembre 1944 6.

Le cas de la France au cours de la Seconde Guerre mondiale offre une


excellente possibilité d’étudier comment le JDC releva le défi consistant à
sauver des vies tout en conservant sa neutralité politique pendant la
Shoah. D’une part, la France d’avant-guerre abritait une importante
population juive et de puissants réseaux de résistance juive se constituè-
rent pendant la guerre. De l’autre, les États-Unis et le gouvernement de
Vichy rompirent leurs liens diplomatiques en novembre 1942 7. Le JDC
se trouvait donc sur un territoire où les besoins et le potentiel de sau-
vetage de vies étaient majeurs, tout en étant contraint de respecter le
principe de neutralité politique, une contrainte encore aggravée par la

6. Procès-verbal d’une réunion du 5 décembre 1944 au bureau du JDC, JDC-


NY, dossier 596 général, dossier 2 sur 2, France 1942-1944.
7. L’ambassadeur américain à Vichy, l’amiral Leahy, fut rappelé en mai 1942
après la mise en place du gouvernement Laval (26 avril 1942). Bien que
tendues, les relations diplomatiques entre les États-Unis et Vichy restaient
cependant toujours officiellement intactes : les États-Unis maintinrent à Vichy
un chargé d’affaires, H. Pinkney Tuck. Les relations diplomatiques ne furent
rompues qu’au moment de l’invasion alliée de l’Afrique du Nord (8 novembre
1942). Voir Robert O. Paxton, Vichy France : Old Guard and New Order 1940-
1944 [La France de Vichy, traduction de Claude Bertrand, Paris, Seuil, 1973],
New York (N. Y.), Columbia University Press, 2001, p. 134 et 312-313.
308
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

nécessité, en tant qu’organisation américaine, d’appliquer les réglemen-


tations gouvernementales américaines relatives aux relations avec les
pays ennemis. Dans ces circonstances, il peut être intéressant de se
demander si le JDC joua un rôle actif dans les activités de résistance et
de sauvetage en France pendant la Shoah ou s’il préféra se limiter à un
rôle plus conservateur.

La résistance juive :
terminologie et considérations théoriques

Le rôle joué par le JDC en France entre 1942 et 1944 révèle les ten-
sions liées aux notions mouvantes de légalité au gré de l’évolution des
conditions de guerre. Cette réalité apparaît avec une évidence particulière
lorsqu’on étudie les points d’intersection entre le JDC et la résistance
juive. Avant de nous intéresser aux mécanismes que le JDC mit en œuvre
dans le cadre de cette activité, il convient de définir les termes que
nous utiliserons pour décrire son rôle dans la résistance juive en France.
Précisons d’emblée que celle-ci ne doit pas être considérée comme un
mouvement monolithique, mais comme une nébuleuse d’organisations
et de réseaux issus de multiples secteurs de la vie juive. De fait, alors
que certains juifs combattirent au sein du mouvement général (ou natio-
nal) de résistance, d’autres individus ou organisations se mobilisèrent
pour constituer une résistance spécifiquement juive. Les objectifs de la
résistance générale et de la résistance juive en France n’étaient pas les
mêmes. Pour la première, la nécessité de sauver les juifs s’inscrivait dans
le cadre plus général de la volonté de mettre fin à l’occupation allemande
de la France. En revanche, la résistance juive combattait spécifiquement
la guerre menée contre les juifs par les occupants nazis et par l’État
français 8. Ces objectifs n’étaient pas contradictoires ; d’où un certain
nombre de cas de coopération et de recoupements, surtout vers la fin

8. Voir Lucien Lazare, « Introduction : les combattants de la résistance juive à


vocation communautaire », dans Les Anciens de la Résistance juive en France
(dir.), Organisation juive de combat. Résistance/Sauvetage. France, 1940-1945,
Paris, Autrement, 2002, p. 19-27 ; Asher Cohen, Persécutions et Sauvetages.
Juifs et Français sous l’Occupation et sous Vichy, Paris, Éditions du Cerf, 1993,
p. 359-397 ; Renée Poznanski, « A Methodological Approach to the Study of
Jewish Resistance in France », Yad Vashem Studies, 18, 1987, p. 1-39.
309
« Guide et moteur » ou « trésor central » ?

de la guerre 9. Sans chercher à réécrire cette histoire, nous nous concen-


trerons sur certains aspects de la résistance juive, car ce fut avec cet
élément de la Résistance que le JDC entretint des relations en France 10.
Il convient également de bien distinguer les termes de secours, sauve-
tage et résistance. Les activités de secours impliquent que l’on assure
le bien-être général d’une population, notamment par le biais d’une
aide alimentaire, médicale et financière. Elles ont été particulièrement
importantes à la suite des dispositions discriminatoires qui entravaient
grandement l’accès des juifs à l’emploi, aux études et à l’ensemble des
ressources 11. Dans sa distinction entre sauvetage et résistance, l’historien
Asher Cohen définit le premier comme l’ensemble des mesures prises
pour sauver la vie de membres de la population juive, dont la falsifica-
tion de documents, l’hébergement clandestin d’individus (surtout d’enfants)
et le franchissement illégal des frontières. Dans son acception, le terme
de résistance sous-entend une action militaire 12. Malgré quelques varia-
tions terminologiques, les historiens s’accordent pour affirmer que la
résistance juive en France recouvrait à la fois un travail de sauvetage
et une activité militaire, le premier occupant une place plus importante
que la seconde 13.
Enfin, il est essentiel d’analyser les notions de légalité et d’illégalité
et de tenir compte de leur caractère mouvant en fonction de la période
de la guerre, du lieu de l’action et de la nationalité de l’acteur 14. Les
Américains et les organisations américaines – même agissant à l’extérieur
des États-Unis – étaient tenus de respecter les règlements en constante

9. Cf. Renée Poznanski, ibid., p. 33.


10. Voir, entre autres, David Knout, Contribution à l’histoire de la résistance
juive en France, 1940-1944, Paris, Centre de documentation juive contempo-
raine, 1947 ; Anny Latour, La Résistance juive en France, Paris, Stock, 1970 ;
David Diamant, Les Juifs dans la résistance française, 1940-1944 (avec armes
ou sans armes), Paris, Le Pavillon, 1971 ; Lucien Lazare, La Résistance juive
en France, op. cit. ; Asher Cohen, Persécutions et Sauvetages..., op. cit. ; Renée
Poznanski, « A Methodological Approach to the Study of Jewish Resistance in
France », art. cité.
11. La première d’une série de dispositions discriminatoires fut adoptée en sep-
tembre 1940 : une ordonnance allemande obligea les juifs de la zone occupée
à s’enregistrer auprès des autorités. Elle fut suivie par le Statut des juifs, décrété
par le gouvernement de Vichy, qui interdisait aux juifs de travailler dans la
fonction publique, dans la presse et à la radio, entre autres. Yehuda Bauer,
American Jewry and the Holocaust..., op. cit., p. 160.
12. Voir Asher Cohen, Persécutions et Sauvetages..., op. cit., p. 365.
13. Ibid., p. 365 ; Renée Poznanski, « A Methodological Approach to the Study
of Jewish Resistance in France », art. cité, p. 14.
14. L’auteur souhaite remercier l’historienne Diane Afoumado pour les idées
qu’elle lui a communiquées à ce sujet.
310
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

évolution définis par leur gouvernement. Aussi la même action – par


exemple le transfert d’argent vers les territoires sous occupation nazie –
pouvait-elle être légale si elle était le fait d’un ressortissant suisse, mais
illégale s’agissant d’un Américain. Cette fluctuation de la notion de léga-
lité entraîna un manque général de clarté et constitua à la fois un
obstacle et un avantage pour les activités de sauvetage et de résistance
– un obstacle parce que les responsables conservateurs du JDC préfé-
rèrent « dresser une barrière autour des lois américaines et prouver qu’ils
y adhéraient strictement 15 » ; un avantage parce que ceux qui contes-
taient ces lois pouvaient exploiter à leur profit les ambiguïtés et les
zones d’ombre, tout en prétendant que le JDC agissait dans une par-
faite légalité 16.

Le JDC en France

Le JDC commença à financer de modestes projets en France en 1916 17.


L’arrivée de réfugiés juifs allemands en 1933 conduisit l’organisation à
transférer son siège européen de Berlin à Paris. Elle se mit alors à jouer
un rôle majeur dans la coordination de l’aide apportée aux juifs de
France (cf. tableau 5) 18. En juin 1940, lors de la défaite de la France,
le JDC ferma son bureau parisien et, comme d’autres organisations amé-
ricaines, alla s’installer en zone libre, à Marseille. Au nombre de ses
activités essentielles, il faut mentionner l’organisation du Comité de
Nîmes, un groupe de vingt-cinq organisations non gouvernementales
chargées d’assurer le ravitaillement et le suivi médical des personnes
internées dans les camps français 19. Malgré la méfiance du JDC à l’égard

15. Lettre du conseil national de la présidence du JDC, vice-président du JDC


James Rosenberg à Joseph Hyman, secrétaire et directeur exécutif, 21 septembre
1939, dossier AR3344/193, reproduit dans Sybil Milton et Frederick D. Bogin
(eds), Volume 10 : American Jewish Joint Distribution Committe, New York,
Parts One and Two, Archives of the Holocaust. An International Collection of
Selected Documents, New York (N. Y.), Garland Publishing, Inc., 1995, p. 227.
16. Interview de Joseph Schwartz, Oral History Division, Avram Harmon Insti-
tute of Contemporary Jewry, Université hébraïque de Jérusalem (infra OHD),
(47) 19, p. 15.
17. Voir American Jewish Joint Distribution Committee, JDC Primer, New York
(N. Y.), 1945, p. France-4.
18. Voir Yehuda Bauer, My Brother’s Keeper, op. cit., p. 138-179.
19. Le Comité de Nîmes fut établi en novembre 1940. Sur les vingt-cinq organi-
sations, six étaient d’obédience juive.
312
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

juifs de plusieurs pays, et chargèrent Saly Mayer, responsable de la Fédé-


ration des communautés juives de Suisse, de servir de représentant au
JDC si celui-ci était obligé de quitter l’Europe 21. Le JDC établit également
à Lisbonne un bureau qui lui servirait de siège européen. En France, le
Dr Schwarz embaucha Jules (Dika) Jefroykin, citoyen français naturalisé
d’origine russe, comme assistant du directeur pour la France en décembre
1940 22. Au printemps de 1942, Jefroykin fut nommé représentant du
JDC pour la France et, lors d’un voyage à Lisbonne au mois de juin,
obtint carte blanche pour emprunter au nom du JDC des fonds qui
seraient remboursés après la guerre 23. On précisa cependant qu’il n’était
pas question que le JDC finance la résistance armée 24.
Alors qu’entre 1940 et 1942, le JDC conserva une position légaliste,
son attitude commença à évoluer à l’été de 1942, avant le départ de son
personnel américain. Le Dr Schwartz se rendit en France après la rafle
massive du Vél’ d’hiv’ de juillet 1942, lors de laquelle on procéda à
l’arrestation de 12 884 juifs qui furent ensuite déportés à Auschwitz 25.
Rompant avec la politique de non-intervention de son organisation, il
rencontra des fonctionnaires du gouvernement américain en France pour
essayer d’éviter de nouvelles déportations ainsi que des responsables
juifs français auprès desquels il insista sur la nécessité d’unifier les
efforts juifs, de limiter le rôle de l’UGIF et d’organiser les programmes
d’aide sans passer par les filières officielles. Les actions de Schwartz au
cours de son séjour montraient qu’il était disposé à tourner le dos aux
méthodes officielles et légales.
Le JDC se préparant à la guerre, les organisations juives locales et
les juifs à titre individuel en firent autant. Les premiers frémissements
d’une résistance juive se firent sentir dès 1940, mais les déportations de
1942 constituèrent un puissant catalyseur qui accéléra le recrutement.
Comme l’ont fait remarquer Jacques Adler et Renée Poznanski, les juifs
d’Europe de l’Est et les sionistes de gauche étaient particulièrement sus-
ceptibles de s’engager dans ces mouvements. En effet, contrairement aux

21. Voir Yehuda Bauer, American Jewry and the Holocaust..., op. cit., p. 42.
22. Jefroykin date son embauche par le JDC de décembre 1940, dans Jules
Jefroykin, OHD (1) 61, p. 1, alors que Bauer la situe un mois plus tard, voir
Yehuda Bauer, American Jewry and the Holocaust..., op. cit., p. 163.
23. Anny Latour date la nomination de Jefroykin au poste de directeur pour
la France du printemps 1942, alors que Bauer la date de juin 1942 ; Anny
Latour, La Résistance juive en France, op. cit., p. 120 ; Yehuda Bauer, American
Jewry and the Holocaust..., op. cit., p. 241.
24. Voir Anny Latour, La Résistance juive en France, op. cit., p. 120.
25. Voir Yehuda Bauer, American Jewry and the Holocaust..., op. cit., p. 174-
177.
313
« Guide et moteur » ou « trésor central » ?

juifs français, les juifs d’Europe de l’Est avaient tendance à considérer


l’État comme une force hostile. Par ailleurs, les premières arrestations
opérées par les nazis en France ciblaient les communistes, parmi lesquels
des sionistes de gauche. Cette « persécution politique » entraîna une réac-
tion politique en même temps que de nouveaux besoins, en faux papiers
par exemple 26. C’est ainsi qu’en 1940, deux couples de sionistes révi-
sionnistes originaires d’Europe de l’Est fondèrent une organisation qui
adopta en 1942 le nom d’Armée juive (AJ, avant cette date, l’organisa-
tion avait eu différentes appellations, dont La Main forte, B’nei David
et, après 1944, l’Organisation juive de combat) 27.
Chose importante, Jules (Dika) Jefroykin, président du Mouvement de
la jeunesse sioniste (MJS) et membre de la Fédération des sociétés juives
de France (FSJF), devint membre de la direction supérieure de l’AJ en
1941, tout en continuant à travailler pour le JDC 28. Le profil politique
bien particulier de Jefroykin révèle que le Dr Schwartz, responsable des
opérations du JDC à l’étranger depuis février 1942, ne l’avait pas choisi
au hasard : Jefroykin représentait la fraction immigrée, sioniste et plus
radicale du milieu juif français 29. Il était le fils du dirigeant sioniste Israël
Jefroykin, qui avait été président de la FSJF, la fédération qui mit sur pied
les nombreuses sociétés d’aide mutuelle d’immigrés (Landsmannschaften)
afin de faire contrepoids à l’establishment juif français d’origine, organisé
autour du Consistoire central et de ses organisations philanthropiques 30.

26. Voir Renée Poznanski, « A Methodological Approach to the Study of Jewish


Resistance in France », art. cité, p. 4-6.
27. Sionistes révisionnistes, ces adeptes de Jabotinsky croyaient à la lutte mili-
taire pour la création d’un État juif. Cette faction du sionisme était considérée
comme marginale et extrémiste par les sionistes socialistes, affiliation domi-
nante de la direction sioniste en France, fortement représentée dans la FSJF.
Cependant, ce réseau fut en mesure d’élargir son réservoir d’adhérents pour
inclure des sionistes socialistes. Sur la création de l’AJ, voir Asher Cohen, Per-
sécutions et Sauvetages..., op. cit., p. 378-384 ; Lucien Lazare, La Résistance
juive en France, op. cit., p. 111-118 ; et Les Anciens de la Résistance juive en
France (dir.), Organisation juive de combat..., op. cit.
28. Voir Jules Jefroykin, OHD (1) 61, p. 7.
29. Chose étonnante, Raymond-Raoul Lambert, responsable de l’UGIF en zone
libre, note qu’on lui demanda de représenter le JDC en France en novembre
1942, Raymond-Raoul Lambert, Carnet d’un témoin 1940-1943. Présenté
et annoté par Richard Cohen, Paris, Fayard, 1985, p. 198. Peut-être le JDC
découvrit-il que Jefroykin était membre de l’Armée juive et chercha-t-il à réviser
son choix initial ? Les interviews d’histoire orale de la direction du JDC et de
Jefroykin ne mentionnent pas Lambert dans ce contexte, pas plus que l’existence
de tensions entre le JDC et Jefroykin avant le départ du JDC.
30. Pour une analyse des divisions des milieux juifs français avant la Seconde
Guerre mondiale, voir David H. Weinberg, A Community on Trial. The Jews of
Paris in the 1930s [Les juifs à Paris de 1933 à 1939, traduction de Micheline
314
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

L’affiliation de Jefroykin à de multiples organisations définit les points


de contact entre le JDC et la résistance juive. Elle conduisit également
le JDC à financer l’AJ et facilita peut-être l’unification de différentes
factions de la résistance juive grâce à la collaboration entre l’AJ, les
organisations de jeunesse (MJS, Éclaireurs israélites) et les branches non
officielles d’organisation de secours (Œuvre de secours aux enfants [OSE],
FSJF, entre autres).

Le JDC sous direction française


Au moment du débarquement des forces alliées en Afrique du Nord
et de l’occupation allemande de la zone libre, le bureau du JDC à Mar-
seille fut fermé avant d’être pris d’assaut par les nazis 31. Jefroykin et
son assistant, Maurice Brener, se retrouvèrent alors seuls représentants
en France du JDC et eurent désormais bien du mal à communiquer avec
Schwartz 32. Le Trading with the Enemy Act, la loi américaine sur les
échanges avec l’ennemi, désormais applicable à la France, limitait consi-
dérablement l’importance des fonds que le JDC pouvait envoyer en toute
légalité 33. Jefroykin alla à Nice et rencontra les responsables des grandes
organisations juives pour définir comment il convenait de dépenser
l’argent envoyé par le JDC :

« Moi, j’ai été coupé [sic] la direction du Joint et je ne pensais pas


pouvoir prendre sur moi toute la responsabilité. J’ai donc demandé

Pouteau, Paris, Calmann-Lévy, 1974], Chicago (Ill.), The University of Chicago


Press, 1977 ; Paula Hyman, From Dreyfus to Vichy. The Remaking of French
Jewry, 1906-1939 [De Dreyfus à Vichy : l’évolution de la communauté juive
en France 1906-1939, traduction de Sabine Boulongne, Paris, Fayard, 1985],
New York (N. Y.), Columbia University Press, 1979 ; et Vicky Caron, Uneasy
Asylum : France and the Jewish Refugee Crisis, 1933-1942, Stanford (Calif.),
Stanford University Press, 1999.
31. Voir Jules Jefroykin, OHD (1) 61, p. 10.
32. Brener, cousin et secrétaire de Raymond-Raoul Lambert, commença à tra-
vailler avec Jefroykin pendant l’été 1942 ; Yehuda Bauer, American Jewry and
the Holocaust..., op. cit., p. 241.
33. Voir Monty Penkower, « Jewish Organizations and the Creation of the U. S.
War Refugee Board », art. cité, p. 122-139, sur les actions entreprises par les
organisations juives américaines pour travailler dans le cadre de ces réglemen-
tations. En décembre 1942, le JDC obtint du département du Trésor une
autorisation spéciale, lui permettant de transférer des sommes limitées dans les
territoires sous occupation nazie. Penkower ne précise pas comment cet argent
fut employé.
315
« Guide et moteur » ou « trésor central » ?

à un certain nombre de leaders de la communauté juive de m’aider


de leurs avis, de leur expérience, j’étais encore assez jeune encore à
l’époque, et j’avais donc de mon propre chef constitué une espèce
de comité consultatif du Joint. [...] Je n’étais pas disposé à affecter
la totalité du budget aux organisations officielles et je demandais
leur accord moral pour qu’une partie que je fixerais moi-même de
ce budget soit désormais affectée non seulement aux activités clan-
destines, mais même aux activités armées. [...] Aidé par mon ami et
collaborateur Maurice Brener [sic] [...], nous avons finalement fait
adopter ce principe. Et c’est depuis cette réunion de Nice que toute
la réorganisation du travail du Joint que je dirigeais a été modifiée.
C’est à partir de ce moment-là que j’ai pu donner de l’argent au
réseau MJS [... et] que nous avons pu affecter une partie importante
du budget aux activités clandestines 34. »

Au printemps 1943 35, un conseil du JDC fut constitué pour distribuer


des fonds. Il comprenait Jefroykin, des représentants du Consistoire
central, de l’OSE, du FSJF, du Comité d’assistance aux réfugiés, du MJS
et des organisations sionistes 36. Selon Jefroykin, le JDC ne savait pas
qu’il avait décidé de détourner son financement à des fins clandestines
et au profit de la résistance armée, bien qu’il ait fini par obtenir l’accord
du Dr Schwartz en faveur de cette activité officieuse 37. Mais comment
se procura-t-il ces fonds alors que les réglementations américaines
limitaient strictement le transfert de dollars vers les territoires sous
occupation nazie ?
Par l’intermédiaire de ses représentants français, le JDC fut en mesure
de financer les activités de secours, de sauvetage et de résistance en
utilisant quatre méthodes distinctes. La première et la plus importante
fut le rétablissement d’un système de « loan après », dont le JDC s’était
déjà servi pendant la Première Guerre mondiale ; il permettait à ceux
qui étaient disposés à consentir un prêt de le faire au profit du JDC avec

34. Voir Jules Jefroykin, OHD (1) 61, p. 10-11.


35. « American Joint Distribution Committee », Centre de documentation juive
contemporaine (infra CDJC), dossier CCCLXVI-14.
36. Procès-verbal de la réunion du 5 décembre 1944 au bureau du JDC, JDC-
NY, dossier 596 général, dossier 2 sur 2, France 1942-1944.
37. Si Jefroykin indique qu’il obtint l’accord de Schwartz pour ses activités
officieuses, il ne précise pas à quel moment de la guerre cela se fit ; Jules
Jefroykin, OHD (1) 61, p. 15. Bauer cite la thèse de Mordechaï Kefir, qui indique
que Schwartz ne l’apprit qu’en 1943 ; Yehuda Bauer, American Jewry and the
Holocaust..., op. cit., p. 475 (note 33).
316
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

l’assurance d’être remboursés après la guerre 38. En plus de Jefroykin,


deux collecteurs de fonds sionistes expérimentés dirigèrent cette opé-
ration – Joseph Fisher, qui représentait le Fonds national juif (KKL), et
Nahum Hermann, qui dirigeait l’Association nationale pour la recons-
truction (Karen Hayessod) 39. En sus de ces prêts, les dons consentis aux
organisations sionistes furent reversés au JDC avant d’être remboursés
en Palestine après la guerre. Une fois établi, le conseil du JDC distribua
cet argent à l’Armée juive, aux organisations de jeunesse, aux branches
clandestines des grandes organisations de secours et à d’autres réseaux
de résistance 40.
Un deuxième moyen de financement du JDC devint opérationnel pour
la France durant l’été 1943, via la Suisse. En février 1942, face aux
restrictions américaines, Saly Mayer suggéra que le JDC double ses
subventions à la Suisse, ce qui permettrait aux juifs suisses de transférer
leurs ressources vers les territoires occupés par les nazis. Ce plan obtint
l’autorisation du département du Trésor américain en mars 1942 41. Après
s’être vu interdire toute intervention en France, Mayer fut finalement
autorisé à y financer des activités légales. Mayer n’entretint cependant
de relations avec les responsables juifs français qu’après l’arrivée en
Suisse du sioniste Marc Jarblum en mars 1943 et celle de Joseph Weill
de l’OSE française en mai 1943 42. Jarblum, président de la FSJF, avait
été « choisi » pour être un des membres de l’UGIF. Il regimba devant cette
nomination et persuada plusieurs autres personnes du danger que repré-
sentait cet organisme. Jarblum était un ami personnel de Léon Blum, il
était actif au sein de la SFIO et représentait la France au Congrès juif

38. Sur ce système, voir Lucien Lazare, La Résistance juive en France, op. cit.,
p. 279 et 284-285 ; Anny Latour, La Résistance juive en France, op. cit.,
p. 119-124 ; Dana Adams Schmitt, « Six Millions [sic] Lent Jews by French »,
New York Times, 11 janvier 1945, p. 8 ; et Yehuda Bauer, American Jewry
and the Holocaust..., op. cit., p. 159. Ce système fut interrompu par Mayer et
Schwartz quand ils furent informés des faibles taux de change pratiqués en
France en 1944, mais il avait cessé de fonctionner correctement depuis le milieu
de 1943, voir Yehuda Bauer, ibid., p. 243 ; JDC-NY, Saly Mayer Archive, 1939-
1950, dossier 33, « SM-Lisbon Conversation March 22, 1944 ».
39. Voir Lucien Lazare, La Résistance juive en France, op. cit., p. 280.
40. Le dossier « American Joint Distribution Committee » (CDJC, dossier CCCLXVI-
14) livre quelques indications sur les organisations financées par le JDC. On
ignore si des organisations communistes obtinrent des fonds du conseil du JDC.
41. Voir Yehuda Bauer, American Jewry and the Holocaust..., op. cit., p. 280.
42. Voir interview de Marc Jarblum, OHD (27) 86, p. 20 ; Lucien Lazare, La
Résistance juive en France, op. cit., p. 286. Jefroykin prétend avoir connu
Mayer avant la guerre, mais il n’eut absolument aucun contact avec lui pendant
cette période, OHD (1) 61, p. 15.
317
« Guide et moteur » ou « trésor central » ?

mondial (CJM) 43. Il adhéra à l’AJ en 1943 44. Habile négociateur en


matière de politique juive aussi bien que nationale, il lança une éner-
gique campagne de lettres depuis la Suisse pour lever des fonds destinés
à des activités clandestines, dont plus particulièrement celles de la FSJF
et de l’AJ, communiquant avec des représentants du Vaad Hatzalah de
l’Agence juive d’Istanbul, du CJM et du JDC 45. Malgré la méfiance de
Mayer à l’égard de Jarblum et sa préférence évidente pour le travail de
l’OSE, il fournit aux deux hommes des fonds qui entrèrent en France
par différentes voies clandestines. Weill réussit à faire passer de l’argent
par-delà la frontière au représentant du JDC Maurice Brener avec l’aide
d’un groupe de résistants dirigé par un pharmacien gaulliste de Genève,
et grâce à un curé unijambiste qui sut tirer parti de sa jambe de bois
pour accomplir efficacement sa mission 46. Jarblum recourut aux services
d’un cycliste et d’un mécanicien professionnels, qui prélevaient une
commission de 1,5 % sur les fonds clandestins qu’ils acheminaient. Ces
fonds, fournis par le JDC, la Jewish Agency et le CJM, allaient directe-
ment à l’AJ et étaient déposés dans un kiosque à journaux de Lyon géré
par l’AJ qui vendait la presse de la collaboration tout en servant d’arse-
nal et de lieu de rendez-vous à l’Armée juive 47.
Le JDC finança aussi indirectement certaines activités bien précises
par l’intermédiaire d’organisations internationales auxquelles il avait versé
des fonds. C’est ainsi que les Quakers américains présents à Marseille
touchèrent 100 000 dollars du JDC pour « aider des enfants à quitter la
France pour l’Espagne et peut-être la Suisse », une somme qu’ils mirent
à la disposition de l’AJ à cette fin 48.

43. Sur les affiliations politiques de Jarblum, voir Philippe Boukara, « L’ami
parisien : les relations politiques et personnelles entre David Ben Gourion et
Marc Jarblum », dans Doris Bensimon et Benjamin Pinkus (eds), Les Juifs de
France, le sionisme et l’État d’Israël. Actes du colloque international 1987,
Langues Orientales, Paris, Publications Langues O, 1987, p. 153-170.
44. Voir Asher Cohen, Persécutions et Sauvetages..., op. cit., p. 381.
45. Voir Haim Avni, « The Zionist Underground in Holland and France and
the Escape to Spain », dans Yisrael Gutman et Efraim Zuroff (eds), Rescue
Attempts during the Holocaust. Proceedings of the Second Yad Vashem Inter-
national Historical Conference. Jérusalem, 8-11 avril 1974, Jérusalem, Yad
Vashem, 1977, p. 575.
46. Voir Lucien Lazare, La Résistance juive en France, op. cit., p. 287. Alors
que Lazare précise que les allocations de Mayer à Weill furent fournies à Brener
(et donc distribuées par l’intermédiaire du conseil du JDC), Bauer note que Weill
reçut des fonds directement de Mayer pour l’OSE, ce qui fut une source de conflit
parmi les organisations juives ; dans Yehuda Bauer, American Jewry and the
Holocaust..., op. cit., p. 244.
47. Voir Lucien Lazare, La Résistance juive en France, op. cit., p. 282.
48. Bauer ne précise pas les dates de cette requête, ni comment le JDC transféra
l’argent, voir Yehuda Bauer, American Jewry and the Holocaust..., op. cit., p. 258.
318
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Enfin, il semble que le JDC put envoyer de l’argent directement en


France entre 1942 et 1944. Selon Schwartz, ces transferts furent discrète-
ment facilités par le département du Trésor américain 49. En janvier 1944,
une fois que Roosevelt eut créé le War Refugee Board (WRB), un organe
gouvernemental largement subventionné en réalité par le JDC, les res-
trictions furent assouplies 50.
Les versements du JDC en France paraissent exceptionnellement
élevés par rapport à ceux qui furent effectués au profit des autres pays
occupés. En 1944 par exemple, les sommes officiellement affectées à
la France atteignaient 1 657 223 dollars, contre 540 000 dollars pour la
Belgique, rien pour la Hollande, 1 745 dollars pour la Yougoslavie et
347 534 dollars pour l’Italie 51. Selon une estimation, le JDC assura 60 %
du financement de la résistance juive en France 52. D’autres organisations
juives internationales, comme le Congrès juif mondial et le Vaad Hat-
zalah de l’Agence juive pour la Palestine, versèrent elles aussi de l’argent
pour la France ; mais les historiens ont été incapables de déterminer
l’ampleur de cette aide 53. L’histoire de l’utilisation de ces fonds – du
passage de frontières à la résistance armée – a été analysée dans de
nombreux ouvrages portant sur la résistance juive en France 54. Nous
soulignons ici le rôle des initiatives locales dans la répartition de ces

49. Voir Joseph Schwartz, IHD (47) 19, p. 2-3. Lazare affirme aussi que le
JDC reçut du département du Trésor à la fin de 1943 l’autorisation de contracter
des emprunts en France jusqu’à un plafond de 600 000 dollars, notant que
Schwartz avait autorisé le recours au système d’emprunts un an auparavant ;
Lucien Lazare, La Résistance juive en France, op. cit., p. 280-281.
50. Sur la création du WRB, voir Monty Penkower, « Jewish Organizations and
the Creation of the U. S. War Refugee Board », art. cité, p. 122-139, et David
S. Wyman, The Abandonment of the Jews : America and the Holocaust, 1941-
1945, New York (N. Y.), Pantheon Books, 1984, p. 209-307.
51. Voir Yehuda Bauer, American Jewry and the Holocaust..., op. cit., p. 292.
52. Lucien Lazare, La Résistance juive en France, op. cit., p. 282.
53. Il ne faut pas confondre le Vaad Hatzalah de la Jewish Agency avec l’orga-
nisation orthodoxe du même nom. Selon Renée Poznanski, « A Methodological
Approach to the Study of Jewish Resistance in France », art. cité, p. 32, ce
groupe attribua 8 800 dollars par mois à Jarblum, mais on ne sait pas quel
montant exact fut touché. Le CJM a cherché à prouver qu’il avait joué un rôle
plus important que le JDC dans les opérations de sauvetage, surtout dans le
passage de la frontière espagnole, voir Haim Avni, « The Zionist Underground
in Holland and France and the Escape to Spain », art. cité, p. 555-590. Selon
un mémorandum interne, le CJM versa au total 90 000 dollars pour les activités
de sauvetage en France. American Jewish Archives, WJC (coll. 361) dossier
D49/19, France (enfants), Gerhard Riegner, « Note sur l’action de sauvetage
d’enfants en France », 4 décembre 1945. Bauer et Lazare s’abstiennent de
déterminer le montant officiel fourni par ces deux organisations, faute de
documentation suffisante.
54. Cf. note 10.
320
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

ici d’une question de « propriété » : en effet, si les activités de sauvetage


et de résistance ont été financées par une organisation extérieure mais
menées à bien par une autre, auquel des deux groupes en revient le
mérite ? Ce thème prend une importance toute particulière lorsqu’on
cherche à comprendre la reconstruction de la vie juive en France après
la Shoah, période durant laquelle la collaboration entre le JDC et les
autorités juives françaises s’intensifia considérablement.
Les sources primaires sur le rôle du JDC permettent de se faire une
idée de la complexité de ces questions car on arrive à des conclusions
extrêmement différentes en fonction de la date et de la nature de ces
sources. Comme nous l’avons vu plus haut, Jefroykin avait obtenu « carte
blanche », à une réserve près : « pas de résistance armée ». Des transcrip-
tions de conversations téléphoniques entre Saly Mayer et le bureau de
Lisbonne confirment le désir du JDC de ne pas sortir de la légalité 58.
Cela étaye la thèse d’un JDC légaliste, telle que la reflète la citation du
président du JDC, Paul Baerwald, avancée par des adversaires politiques
du JDC 59, et critiquée, notamment, par l’historien Monty Penkower.
Pourtant, des enquêtes réalisées dans le cadre de l’histoire orale auprès
des acteurs eux-mêmes livrent une tout autre image des faits et font la
lumière sur ce qu’il était impossible d’écrire pendant la guerre. Interviewé
en 1967, Joseph Schwartz a ainsi indiqué que toutes les communications

58. JDC-NY, Saly Mayer (SM) Archive, dossier 33, « Conversation de SM à


Lisbonne avec Robert (vraisemblablement Robert Pilpel), 11 juillet 1944 » et
« Conversation de SM à Lisbonne avec Joe (vraisemblablement Joseph Schwartz),
1er août 1944 » : « SM : Il [Marc Jarblum] doit me dire si l’argent est aussi utilisé
pour la Résistance, faute de quoi je ne peux pas rendre compte de tout l’argent
attribué pour les secours. Si je comprends bien, le Joint ne verse pas d’argent
à la Résistance ? Joe : Exactement. » Il s’agit vraisemblablement d’une conversa-
tion entre Mayer et Schwartz (aucune autre personne nommée Joe ne travaillait
à Lisbonne), qui contredit donc l’affirmation de Bauer prétendant que Schwartz
préférait garder le silence sur le financement de la résistance illégale par le
JDC ; voir Yehuda Bauer, American Jewry and the Holocaust..., op. cit., p. 256.
59. Des partisans du Congrès juif mondial, notamment, ont critiqué l’inaction
du JDC. Voir par exemple l’interview d’histoire orale de Joseph Kruth, « Crous-
tillon », membre de l’AJ, dans la Latour Collection du CDJC (DLXI-54).
Croustillon fut envoyé en Espagne chercher le soutien du JDC pour des passages
illégaux de frontière, mais il fut incapable de gagner la confiance du JDC. Il
réussit à obtenir des fonds du Congrès juif mondial, qui se flatta alors d’avoir
joué un rôle plus important que le JDC dans les activités de sauvetage en
France ; voir Yehuda Bauer, American Jewry and the Holocaust..., op. cit.,
p. 184-185 et 212-215. Haim Avni, « The Zionist Underground in Holland and
France and the Escape to Spain », art. cité, p. 555-590, fonde son analyse des
passages en Espagne sur les Central Zionist Archives, aboutissant à une image
plus positive du Congrès juif mondial et à une vision critique du JDC.
321
« Guide et moteur » ou « trésor central » ?

étaient censurées, y compris le téléphone 60. Face aux questions directes


de Saly Mayer, il était peut-être difficile de présenter une position plus
nuancée qu’un strict respect des réglementations américaines. Schwartz
souligne également l’existence d’accords verbaux informels avec le
département du Trésor et la priorité absolue accordée à la nécessité de
sauver des vies plutôt que des archives. Schwartz affirme en outre avoir
été informé des activités de sauvetage et de résistance et les avoir sou-
tenues, un point confirmé par les entretiens d’histoire orale avec Jules
(Dika) Jefroykin 61. Enfin, toujours dans le cadre d’une recherche d’his-
toire orale, la récente interview d’un ancien employé du JDC met en
évidence de nouveaux indices en faveur d’un rôle actif de Schwartz pen-
dant la Seconde Guerre mondiale. La personne interrogée a fait allusion
à une série de câbles restés dans l’ombre et qui reflètent un âpre conflit
entre Joseph Schwartz et la direction new-yorkaise de l’organisation.
Cette source affirme que Joseph Schwartz menaça de démissionner de
son poste de directeur des opérations à l’étranger si l’organisation ne
soutenait pas ses efforts pour sauver des vies 62. Cette information, ajou-
tée à l’énorme contribution financière du JDC, trace un portrait plus actif
de cette organisation.
Mais comment concilier ces deux images différentes ? L’historien
Yehuda Bauer se livre à plusieurs observations utiles. Premièrement, il
reconnaît que le JDC a mené une « double politique » en France : une
série de directives étaient données à Jefroykin et Brener en France, tandis
que le siège européen de Lisbonne affirmait une position légaliste avec
Mayer en Suisse 63. Deuxièmement, l’étude menée par Bauer sur l’ensemble
des activités du JDC pendant la Seconde Guerre mondiale lui permet de
repérer l’établissement de trois « branches » distinctes du JDC – New York,
Lisbonne et les comités locaux des différents pays – dont les conditions
de travail étaient « si fondamentalement différentes que l’apparition de
philosophies distinctes et de points de vue extrêmement divergents sur
des sujets pratiques était parfaitement naturelle 64 ». Notre propre recherche
confirme les observations de Bauer en soulignant la nécessité d’une lec-
ture diversifiée des sources, orales aussi bien qu’écrites. Même si on fait

60. Joseph Schwartz, OHD (47) 19, p. 1-17.


61. Jules Jefroykin, OHD (1) 61, p. 1-33.
62. Interview réalisée par l’auteur d’un ancien employé du JDC, Paris, 3 juillet
2006. Cette personne a demandé à conserver l’anonymat dans ce contexte.
63. Yehuda Bauer, American Jewry and the Holocaust..., op. cit., p. 256.
64. Ibid., p. 178.
322
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

la part d’une certaine exagération des souvenirs, les sources orales sou-
lignent qu’il faut accepter un minimum d’ambiguïté et d’incertitude, les
vies étant manifestement plus importantes que les archives pour le direc-
teur des opérations européennes du JDC.
Revenons-en, pour finir, à la question de la propriété – à qui faut-
il accorder le crédit de la résistance juive ? – pour appréhender comment
la guerre a influencé la période d’après-guerre, mais aussi comment la
période d’après-guerre a déterminé notre vision du JDC et de la résis-
tance juive. La période 1942-1944 est capitale si l’on veut comprendre
comment le JDC a pu revenir en France avec une direction américaine et
s’exprimer avec crédibilité. Nous constatons qu’à la différence de l’entre-
deux-guerres, le JDC a choisi de nouveaux points de contact au sein de
la population juive française : la faction de l’immigration sioniste a pris
une nouvelle importance dans la vie juive et est devenue l’interlocutrice
privilégiée du JDC en assumant la direction des institutions juives
d’après-guerre. Cette évolution a débuté bien avant la libération, comme
le montre le choix de Jefroykin comme représentant de la France en
1942. Pour ajouter à ces commentaires une note personnelle mais sym-
bolique, on pourrait évoquer le mariage entre Laura Margolis, directrice
du JDC pour la France de 1946 à 1953, avec le sioniste Marc Jarblum 65.
Deuxièmement, le soutien du JDC à la résistance juive et aux organisa-
tions juives d’après-guerre, en permettant leur existence et en l’organisant,
a indirectement encouragé un mélange entre ces deux formes d’aide à
la population juive 66. La résistance juive regroupait des jeunes gens mus
par un puissant sens du devoir et qui avaient été largement privés d’édu-
cation et d’emploi au cours d’années essentielles de leur développement.
Cet engagement idéologique les incita à considérer le travail social
comme une forme de résistance en temps de paix. Il fut également au
cœur des malentendus entre les travailleurs sociaux américains du JDC,
qui mettaient l’accent sur la distance, le professionnalisme et la respon-
sabilité, et les travailleurs communautaires juifs français qui considéraient

65. Ce mariage a choqué beaucoup de gens, surtout dans les hautes sphères
de l’establishment juif français d’origine. Interview de Tito et Gaby Cohen, réali-
sée par l’auteur, Paris, 2 août 2005.
66. Les Anciens de la Résistance juive en France (dir.), Organisation juive de
combat..., op. cit., dédié aux membres de l’Organisation juive de combat, peut
se lire comme une énumération des services sociaux juifs d’après-guerre. Les
exemples, suivis par des affiliations d’après-guerre, comprennent Maurice
Brener et Ignace Fink (Cojasor), Gaby Wolff Cohen (OSE, JDC, FSJU) et Vivette
Samuel (OSE), pour n’en citer que quelques-uns.
323
« Guide et moteur » ou « trésor central » ?

qu’il fallait absolument donner aux enfants juifs l’éducation et l’amour


de parents absents pour assurer l’avenir du judaïsme français 67.
Si le soutien que le JDC avait apporté à la résistance juive en France
a influencé la reconstruction de la vie juive après guerre, il convient
également d’évoquer le rôle de la reconstruction d’après-guerre dans la
forme qu’a prise le discours sur les activités du JDC pendant la guerre.
De fait, le JDC resta la plus importante source de financement de l’aide
sociale juive en France jusque dans les années 1960. Cette dépendance
financière par rapport aux fonds américains ne pouvait qu’influencer les
déclarations publiques des responsables juifs français sur le JDC. Vers la
fin de la guerre, ces responsables craignaient que le JDC ne reconnaisse
pas l’emprunt qui avait été contracté en son nom 68. Une fois que le
JDC leur eut donné satisfaction sur ce point, il semble qu’il en ait été
« récompensé » avec les faibles moyens dont disposait la communauté
juive française. Sur le champ de bataille des organisations juives inter-
nationales notamment, on accorda au JDC le crédit des activités de
sauvetage et de résistance de préférence aux organisations rivales,
comme le Congrès juif mondial. L’Armée juive signa ainsi un accord avec
le JDC, remettant à cette organisation les enfants qui avaient franchi la
frontière espagnole sous son égide, et non au Congrès juif mondial, qui
avait pourtant préparé un foyer d’enfants à Lisbonne. Jefroykin explique
les facteurs – aussi bien idéologiques que pragmatiques – qui motivèrent
cette décision :

« Alors ça c’est l’accord [avec le JDC] qui est intervenu après la


fameuse histoire de la Maison du Congrès juif mondial à Lisbonne
[sic], auquel moi j’ai poussé beaucoup [sic], parce que j’étais tout de
même le représentant du Joint, et mon Dieu, je savais que, finale-
ment, si on a pu faire une action quelconque en France, c’est grâce
à l’argent du Joint, je savais que je l’avais fait sans demander au
Joint, mais c’était tout de même l’argent du Joint et c’était après que
le docteur Schwartz eut déclaré que le Joint se considérait comme

67. Gaby Cohen, interview réalisée par l’auteur, Paris, 28 mai 2004.
68. Lettre de Joseph Fisher à Joseph Schwartz, 17 avril 1944, JDC-NY, Saly
Mayer Archive, 1939-1950, dossier 33, indique que le JDC ne reconnut pas,
dans un premier temps, une partie des prêts obtenus en son nom. Entre-temps,
les autorités new-yorkaises du JDC cherchaient à trouver un moyen de limiter
leurs frais, suggérant que ceux qui seraient remboursés devraient faire des dons
au profit de la reconstruction d’après-guerre ; mémorandum (sans auteur,
interne au JDC), 6 décembre 1944, JDC-NY, dossier 596 général, dossier 2 sur 2,
France 1942-1944.
324
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

responsable pour tout l’argent que j’avais dépensé en France, n’est-


ce pas, par conséquent, il était normal qu’il revînt au Joint ce qui
lui revenait, et autant que j’aie été opposé à tout accord politique
avec le Joint, dans le contexte de l’époque, autant j’étais partisan de
tout accord social avec le Joint, [...] le Joint a le mérite d’avoir fourni
pendant toute l’occupation les sommes nécessaires avec qui des
milliers et des milliers de juifs ont été sauvés, pas le Congrès juif
mondial 69. »

Notre enquête sur le rôle du JDC en France de 1942 à 1944 nous a


permis de réexaminer les sources étayant les récits historiques de cette
période. Ces récits nourrissent notre analyse et nous permettent d’identi-
fier les figures majeures et les moyens que le JDC employa pour continuer
à agir après la rupture des relations diplomatiques entre les États-Unis
et Vichy. Nous avons établi que le JDC avait soutenu les activités de
sauvetage et de résistance des juifs de France à l’aide de contributions
financières aussi bien que grâce à la direction du Dr Joseph Schwartz.
L’analyse des sources primaires a pu mettre le doigt sur des discours
contradictoires concernant le soutien accordé par le JDC à la résistance
en France. On a pu également remarquer que la nature et la date de la
source influencent les conclusions qu’on peut en tirer. De plus, nous
avons montré que la seconde moitié de la guerre a agi sur la forme qu’a
prise la réinsertion du JDC dans la vie juive d’après-guerre ; et enfin,
que les préoccupations d’après-guerre de la direction juive française et
du JDC ont eu pour effet d’accentuer le rôle du JDC dans les activités
de résistance et de sauvetage, présentant le JDC comme un partenaire
à part entière et permettant à Jefroykin de conclure dans une publication
du JDC qu’en décidant de financer des activités clandestines, le JDC avait
quitté « son poste à l’état-major pour intervenir sur le champ de
bataille 70 ». Nous continuons à nous demander qui prit cette décision...

69. Jules Jefroykin, OHD (1) 61, p. 31-32.


70. Jules (Dika) Jefroykin, « Témoignage de Jules Jefroykin », Echanges : pério-
dique consacré aux Œuvres juives de santé, d’assistance sociale et d’éducation,
20, 1964, p. 24.
Chapitre 19
LE SERVICE HONGROIS DE LA BBC
ET LE SAUVETAGE DES JUIFS
DE HONGRIE
Frank CHALK

epuis les années 1970, le dépouillement des archives a révélé

D qu’à certains moments déterminants de la Seconde Guerre


mondiale, des responsables gouvernementaux américains et bri-
tanniques ont cherché à minorer les informations donnant à entendre
que l’Allemagne se livrait à des efforts coordonnés pour exterminer la
population juive d’Europe. Ils n’auraient pas non plus tenu compte de
certaines requêtes leur enjoignant d’accueillir un nombre important de
réfugiés juifs, alors même que tout indiquait qu’une telle initiative aurait
pu les sauver d’une mort certaine. Pour l’historien William D. Rubinstein,
l’idée que les Alliés auraient pu éviter à des juifs d’être victimes du géno-
cide nazi une fois la Seconde Guerre mondiale déclenchée relève du
mythe 1. Selon lui, face à la résolution d’Hitler d’exterminer tous les juifs,
les Alliés ne pouvaient guère faire autre chose que ce qu’ils ont fait :
essayer de gagner la guerre le plus rapidement possible et libérer ensuite
les rescapés des ghettos et des camps. L’historien engage ainsi une
controverse avec les chercheurs qui reprochent aux Alliés de n’avoir pas
tout mis en œuvre pour secourir les victimes.

1. William D. Rubinstein, The Myth of Rescue, Londres, Routledge, 1997.


326
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

La présente contribution tient à faire remarquer dans un premier


temps que William D. Rubinstein n’a pas repéré l’utilisation tardive, limi-
tée et peu imaginative des émissions de radio par les Alliés. Les émissions
de la BBC à destination de la Hongrie auraient pu, assez tôt, mettre en
garde les juifs, même les plus isolés, et les prévenir de l’existence de
massacres commis par les nazis, à un moment où il était encore possible,
pour certains, de s’enfuir et, pour d’autres, de trouver un abri grâce à
des voisins, eux aussi alertés et mobilisés par la radio. Comprendre pour-
quoi les Alliés n’ont pas réussi à utiliser la radio pour avertir rapidement
les victimes et mobiliser des sauveteurs locaux en Hongrie permet de
tirer des leçons qui, nous le verrons dans un second temps, peuvent
s’appliquer au génocide rwandais de 1994 et pourraient être utilement
exploitées dans l’éventualité funeste de nouveaux cas de génocide et de
crimes contre l’humanité.

À Londres
Quand les Alliés ont-ils été informés du massacre des juifs ? En
novembre 1941, les Einsatzgruppen allemands avaient tué près d’un
demi-million de juifs, et des rapports sur ces crimes commençaient à
parvenir à la Jewish Telegraphic Agency, qui les publia dans la Jewish
Chronicle. En juin 1942, la BBC diffusa des témoignages issus de diffé-
rents comptes rendus en provenance d’Europe de l’Est, dont certains du
Bund socialiste juif, révélant qu’au printemps 1942, 700 000 juifs avaient
déjà été assassinés. Le Daily Telegraph de Londres résuma ces rapports
dans deux articles publiés ce même mois de juin. Le premier commençait
par cette phrase : « Plus de 700 000 juifs polonais ont été assassinés par
les Allemands au cours des plus grands massacres de l’histoire mon-
diale. » Suivaient des détails, fournis par Shmuel Zygielbojm du Bund
polonais, faisant état de l’utilisation de camions à gaz mobiles. Le second
article, publié quelques jours plus tard, annonçait que plus d’un million
de juifs avaient été tués de sang-froid et que les nazis prévoyaient « de
rayer du continent européen toute la race [juive] », juifs d’Europe occi-
dentale compris. En septembre 1942, un million et demi de juifs au moins
avaient été tués, et le ghetto de Varsovie avait été presque intégralement
vidé de sa population. Le fait que les nazis s’apprêtaient à exécuter systé-
matiquement tous les juifs d’Europe à l’aide d’un gaz toxique fut confirmé
par un télégramme, reposant sur des informations d’un industriel allemand
327
Le Service hongrois de la BBC et le sauvetage des juifs de Hongrie

bien placé, que le Dr Gerhart Riegner, représentant du Congrès juif


mondial, adressa aux gouvernements britannique et américain en juil-
let 1942 2.
Pour des raisons qui lui appartiennent, le Foreign Office accueillit
avec un calme remarquable ces informations sur l’existence d’un plan
coordonné d’extermination de tous les juifs d’Europe, préférant croire,
publiquement en tout cas, que les juifs physiquement aptes étaient cruel-
lement traités mais maintenus en vie car utilisés comme main-d’œuvre.
Les déclarations du Foreign Office restent fidèles à cet esprit pendant
la majeure partie de 1942, alors même qu’il devait recevoir une mine
d’informations contraires de la part de ressortissants de pays neutres
vivant en Allemagne et malgré le décodage, par le personnel du projet
Ultra de Bletchey Park, de radiogrammes allemands concernant les exé-
cutions massives de juifs 3.
Les 16 et 17 décembre 1942, le gouvernement britannique, de conserve
avec dix autres gouvernements alliés et avec le Comité de la France libre,
publia une importante déclaration commune, annonçant au monde que
les autorités allemandes s’étaient engagées dans une politique de dépor-
tation massive de juifs :

« Depuis tous les pays occupés, des juifs sont transportés dans des
conditions d’une horreur et d’une brutalité effroyables vers l’Europe
de l’Est [...]. Les gouvernements mentionnés ci-dessus et le Comité
national français condamnent dans les termes les plus vigoureux
cette politique bestiale d’extermination de sang-froid [...]. Ils réaf-
firment solennellement leur détermination à faire en sorte que les
responsables de ces crimes n’échappent pas au châtiment [...]. »

Tout en marquant une indéniable avancée, cette proclamation des


Alliés contenait un certain nombre de bizarreries. Elle ne mentionnait
pas les camps de la mort qui utilisaient du gaz toxique, alors que les
hauts fonctionnaires alliés n’ignoraient rien de leur existence. L’expres-
sion d’« extermination de sang-froid » trouvait pour seule justification
l’allusion au transport des juifs vers l’Europe de l’Est dans des conditions
inhumaines. Rien dans ce texte n’abordait le sort des juifs à leur arrivée.

2. Walter Laqueur, The Terrible Secret : An Investigation into the Suppression


of Information about Hitler’s « Final Solution », Londres, Weidenfeld and Nicolson,
1980, p. 73-90.
3. Ibid., p. 82-90 ; Richard Breitman, Official Secrets : What the Nazis Planned,
What the British and Americans Knew, New York (N. Y.), Hill and Wang, 1998,
notamment chapitre 6.
328
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Quant aux juifs qui y vivaient déjà, se voyaient-ils épargner l’expérience


de l’« horreur et de la brutalité » parce qu’ils étaient sur place ?
Il ne serait pas surprenant qu’un grand nombre de ceux qui, dans
l’Europe de l’Axe, en Grande-Bretagne et en Amérique, entendirent cette
déclaration alliée aient pensé que le crime auquel elle faisait allusion
était la brutalité de la déportation des juifs dans des conditions atroces
et n’aient pas envisagé qu’il pouvait être question de leur assassinat
délibéré. Dans ce contexte, l’expression d’« extermination de sang-froid »
semblait faire référence à la rupture de liens communautaires ancestraux
tissés au fil des siècles par les habitants juifs des villes, des villages et des
bourgades à travers toute l’Europe centrale et occidentale. Les auteurs de
la proclamation alliée passaient sous silence l’indice essentiel, à savoir
que des millions de juifs étaient systématiquement assassinés de sang-
froid parce que les assassins nazis les rattachaient à un groupe racial
dont l’importance, l’identité et les limites relevaient de constructions
mentales propres à l’idéologie des criminels 4.
La confusion des déclarations britanniques dénonçant le traitement
infligé aux juifs reflète l’ambivalence de la majorité des responsables
alliés qui se refusaient toujours à reconnaître que les atrocités nazies
relevaient d’une entreprise systématique, intentionnellement mortelle et
pour ainsi dire sans parallèle. Le 27 novembre 1942, près de deux
semaines avant la publication de la déclaration alliée commune, Derek
Law du Foreign Office avait écrit : « Il est évidemment indéniable que
des persécutions se produisent sur une grande échelle, mais il est plus
douteux qu’elles soient le résultat d’un plan. » Un peu plus tôt en
novembre, le Foreign and Home News Board de la BBC avait commenté :
« Nous nous interrogeons sur l’existence d’un “plan” meurtrier [...]. En
attendant, il paraît souhaitable de mettre la sourdine à toute cette
affaire 5. » Le manque de clarté touchant l’ampleur et les intentions de
l’entreprise criminelle des nazis suggère que le Foreign Office cherchait
encore à éviter les conséquences qu’une dénonciation précise des agis-
sements réels des nazis n’aurait pas manqué d’avoir pour la Grande-
Bretagne et les États-Unis.

4. State Department Press Release, 16 décembre 1942, cité dans Richard Breitman
et Alan M. Kraut, American Refugee Policy and European Jewry : 1933-1945,
Bloomington (Ind.), Indiana University Press, 1987, p. 160.
5. Voir BBC Written Archives, R34/178, Foreign Adviser News, 2 novembre
1942, cité dans Jean Seaton, « Reporting Atrocities : The BBC and the Holocaust »,
dans Jean Seaton et Ben Pimlott (eds), The Media in British Politics, Aldershot,
Avebury, 1987, p. 167 et note 53, p. 181.
329
Le Service hongrois de la BBC et le sauvetage des juifs de Hongrie

Les Britanniques craignaient tout particulièrement la constitution en


Occident d’un immense courant d’opinion qui aurait fait pressions pour
obtenir que plusieurs centaines de milliers de réfugiés juifs européens
puissent entrer en Palestine. Après l’invasion alliée de l’Afrique du Nord
en novembre 1942, les hauts commandants américains et le secrétaire
à la Guerre, Henry L. Stimson, redoutaient une intensification analogue
des actions en faveur de l’accueil en Afrique du Nord libérée d’impor-
tants effectifs de réfugiés juifs d’Europe. Stimson nota dans son journal
à la date du 27 décembre 1942 que 25 millions d’arabes vivaient en
Afrique du Nord française, contre seulement 350 000 juifs. La propa-
gande allemande prétendait déjà que les Alliés avaient l’intention de
remettre l’Afrique du Nord aux juifs. Les États-Unis, déclara Stimson au
président Roosevelt, étaient vulnérables à de telles allégations et feraient
le jeu des Allemands en installant des milliers de réfugiés juifs dans
la région 6.
Pour Jean Seaton, qui a étudié les documents des archives britan-
niques à ce sujet, trois éléments essentiels expliquent le refus du British
Political Warfare Executive (PWE) 7 et de son principal outil médiatique,
le World Service de la BBC, de faire largement savoir à l’opinion publique
britannique que les nazis menaient des actions concertées à travers toute
l’Europe pour supprimer un nombre considérable de juifs considérés
comme inaptes au travail et pour faire périr les autres d’épuisement en
leur imposant un labeur d’esclaves :
1) Les administrateurs de la BBC pensaient que loin de rendre le
public britannique plus compatissant à l’égard des victimes juives du
nazisme, la déclaration alliée de décembre 1942 avait fait remonter à la
surface un antisémitisme britannique latent 8.
2) Les responsables de la BBC pensaient que diffuser des programmes
intérieurs spécifiquement destinés à susciter la compassion pour le sort
des juifs d’Europe reviendrait à tomber dans le piège des nazis en mettant
l’accent sur les questions raciales 9.

6. Voir Richard Breitman et Alan M. Kraut, American Refugee Policy...,


op. cit., p. 170.
7. Le Political Warfare Executive intégra en août 1941 certains éléments du
ministère de l’Information, du Special Operations Executive (SOE) et de la British
Broadcasting Corporation (BBC). Il était responsable de l’ensemble de la propa-
gande britannique dans tous les pays ennemis ou occupés par l’ennemi. Le
Foreign Office conservait le droit de participer à tout ce qui concernait la propa-
gande sur des questions de politique étrangère à l’adresse des territoires
ennemis. Le PWE était habilité à promulguer des instructions et des directives
à la BBC. Voir Richard Breitman, Official Secrets : What the Nazis Planned...,
op. cit., p. 102.
8. Jean Seaton, « Reporting Atrocities », art. cité, p. 170.
9. Ibid., p. 175.
330
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

3) Les responsables de la BBC considéraient l’antisémitisme comme


un « anachronisme historique » et refusaient de le prendre au sérieux 10.
L’antisémitisme social qui sévissait parmi le personnel de la BBC et
les fonctionnaires gouvernementaux joua, selon Jean Seaton, un rôle
beaucoup moins important que l’un ou l’autre de ces trois facteurs
essentiels dans les choix touchant la diffusion d’informations sur le
sort des juifs 11.

En Hongrie
En mars 1944, les juifs de Hongrie constituaient le groupe de
survivants le plus important de la sphère d’influence allemande. Au len-
demain des accords de Munich de 1938, la Hongrie comptait environ
500 000 juifs, soit près de 5 % des dix millions d’habitants du pays, et
100 000 de plus, qui s’étaient convertis au christianisme. Un grand
nombre de ces derniers furent cependant considérés comme membres de
la « race juive » en vertu de la troisième loi antijuive hongroise, adoptée
par le gouvernement de Hongrie en 1941 12.
Les juifs hongrois se divisaient en deux groupes distincts. Le premier
était constitué des juifs orthodoxes de la Hongrie rurale, qui « menaient
une existence misérable » de petits boutiquiers, d’artisans et d’agriculteurs
sans ressources et souffraient d’« un taux de natalité et de mortalité
extrêmement élevé ». Les juifs de Budapest et des faubourgs, beaucoup
plus aisés, comprenaient des « marchands, quelques négociants et un très
fort pourcentage de médecins, juristes, ingénieurs, salariés, employés,
journalistes, comédiens, etc. » Budapest comptait près de 200 000 juifs
sur un million d’habitants 13. Le caractère économiquement indispensable
des juifs urbains de Hongrie et leur survie jusqu’au milieu de 1944

10. Ibid., p. 172.


11. Il conviendrait peut-être de réviser cette idée à la lumière des propos de
Marista Leishman, fille de Lord Reith, fondateur de la BBC, affirmant que son
père « avait horreur des juifs ». My Father – Reith of the BBC a été publié chez
St. Andrew Press en septembre 2006. Voir Marc Horn, « Lord Reith Revered
Hitler, Says Daughter », The Sunday Times, 24 septembre 2006.
12. Tim Cole, « Constructing the “Jew”, Writing the Holocaust : Hungary 1920-
1945 », Patterns of Prejudice, 33 (3), 1999, p. 21-25 ; Document, « The Position
of Hungarian Jewry, c. February 1939 », dans Nathaniel Katzburg, Hungary
and the Jews : Policy and Legislation 1920-1943, Ramat-Gan, Bar-Ilan Univer-
sity Press, 1981, p. 269-271.
13. Document, « The Position of Hungarian Jewry, c. February 1939 », dans
Nathaniel Katzburg, Hungary and the Jews..., op. cit., p. 270-271.
331
Le Service hongrois de la BBC et le sauvetage des juifs de Hongrie

bercèrent les juifs hongrois d’un faux sentiment de sécurité, comme le


fait remarquer Raul Hilberg 14.
Même après qu’une série de décrets promulgués par le gouvernement
hongrois de 1938 à 1944 les eut officiellement privés de leurs moyens
d’existence, les juifs hongrois avaient de bonnes raisons de penser que
leur valeur économique pour la Hongrie leur assurait un minimum de
protection contre l’extermination massive. Leur erreur fatale, comme l’a
récemment fait remarquer l’historien Christian Gerlach, fut de ne pas
voir que certaines initiatives opportunistes d’extrémistes hongrois et
l’invasion allemande de la Hongrie, dictée par des motivations straté-
giques, convergeraient pour réduire leur protection à néant. La richesse
même et le prestige de certains juifs hongrois encouragèrent ces extré-
mistes à considérer leur élimination et la confiscation et la redistribution
de leurs biens comme des éléments clés qui permettraient de consolider
la victoire politique de l’extrême droite et, à plus longue échéance, de
rejeter le joug allemand 15.
De nombreux survivants hongrois de la Shoah affirment avoir été
très mal informés des massacres de juifs qui se produisaient ailleurs et
reconnaissent n’avoir pas ajouté foi aux rumeurs qui leur parvenaient. Ils
utilisent des termes comparables à ceux d’Andrew Salamon pour parler
aujourd’hui du Service hongrois de la BBC qu’ils écoutaient pendant la
Shoah. Pour Salamon, ces émissions étaient « comme un rayon de lumière
qui perçait les ténèbres qui nous entouraient » et représentaient un « lien
vital avec le monde extérieur ». Salamon se rappelle que les réfugiés juifs
de Hongrie évoquaient « l’évacuation massive de communautés juives
ainsi que la disparition des déportés vers une destination inconnue », et
les atrocités nazies commises en Autriche et en Pologne. Mais sa famille
et lui, écrit-il, « ne pouvaient comprendre la vraie signification de ce que
la presse antisémite désignait comme la “Solution finale” de la question
juive. Nous nous imaginions que nous serions tous poussés à un exode
massif et forcé vers un pays lointain et inhospitalier – l’Ouganda peut-
être ou l’île Maurice 16 ». La famille de Salamon, comme beaucoup de

14. Raul Hilberg, The Destruction of European Jews, Chicago (Ill.), Quadrangle
Books, 1961, p. 510 et 514.
15. Christian Gerlach, « The Decision-Making Process for the Deportation of
Hungarian Jews », un aperçu sur les recherches du Dr Gerlach sur la prise de
décision allemande pour la Hongrie en 1944 aimablement fourni par l’auteur,
2006.
16. Andrew Salamon, Childhood in Time of War, Montréal, Concordia Univer-
sity Chair in Canadian Jewish Studies, 2001, disponible sur le site http://
migs.concordia.ca/
332
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

familles juives aisées, refusa de se défaire de tous ses postes de radio.


« Nous avons rapporté un vieux poste à galène, qui ne marchait plus
depuis des années [...]. Nous avons aussi rapporté le gros meuble radio
qu’il aurait été impossible de cacher [...]. Nous avons gardé un petit appa-
reil de radio », se rappelle-t-il 17.
Les chercheurs affirment souvent que les juifs hongrois avaient
d’excellentes raisons de savoir qu’une invasion allemande de la Hongrie
suivie d’un « transport vers l’Est » signerait leur arrêt de mort. La socio-
logue Helen Fein conclut que les juifs de province, coupés des sources
d’information et sous-estimés par les responsables des Judenräte de
Budapest, ignorèrent ou refusèrent de voir les premiers signes d’alerte
qui se multipliaient autour d’eux, à l’inverse de ceux de bien d’autres
régions d’Europe 18. L’historien Asher Cohen souligne que les jeunes
sionistes halutzim (pionniers ou messagers) transmirent des informations
aux communautés juives hongroises entre 1942 et 1944, au sujet de la
destruction des juifs polonais et slovaques 19. À partir des témoignages
qu’il a recueillis, Cohen a établi, « d’abord, que l’on disposait en Hongrie
d’abondantes informations sur la Solution finale avant mars 1944 ;
ensuite, que les informations sur l’extermination massive d’un grand
nombre de juifs semblaient n’avoir aucune incidence pratique sur
l’avenir des juifs locaux 20 ».
L’historien Yehuda Bauer insiste avec plus d’énergie encore sur les
doutes des juifs hongrois quant à l’exactitude des nouvelles qu’on leur
transmettait et quant à l’importance d’en tenir compte pour avoir des
chances de s’en sortir. Yehuda Bauer cite plusieurs sources humaines qui
auraient pu fournir aux juifs hongrois des informations capitales sur le
sort qui les attendait s’ils participaient aux « transports vers l’Est », mais,
affirme-t-il, les gens « ne voulaient pas croire que ce qu’ils ne voulaient
pas entendre était vrai 21 ». La plupart n’ayant aucun endroit où se cacher,
personne pour les aider, et aucun lieu où s’enfuir, leur situation les ren-
dait vulnérables à la tactique allemande :

17. Ibid.
18. Helen Fein, Accounting for Genocide : National Responses and Jewish
Victimization during the Holocaust, New York (N. Y.), The Free Press, 1979,
p. 324-325.
19. Asher Cohen, « Resistance and Rescue in Hungary », dans David Cesarani
(ed.), Genocide and Rescue : The Holocaust in Hungary, 1944, Oxford, Berg,
1997, p. 124-126.
20. Ibid., p. 126.
21. Yehuda Bauer, « Conclusion : The Holocaust in Hungary – Was Rescue Pos-
sible ? », dans David Cesarani (ed.), Genocide and Rescue..., op. cit., p. 196.
333
Le Service hongrois de la BBC et le sauvetage des juifs de Hongrie

« Quand les Allemands leur ont dit qu’on les envoyait en camps de
travail, ils l’ont cru, dans bien des cas, on peut même dire qu’ils se
sont empressés de le croire, car cela leur évitait d’affronter une vérité
qui mettait leur vie en danger [...]. Ils se sont comportés, en tant que
groupe [...], d’une façon assez proche de celle d’un patient atteint
d’une maladie mortelle qui refuse d’admettre son état 22. »

Le langage du Service hongrois de la BBC


Comme le révèlent d’abondants témoignages de rescapés, les juifs
hongrois vénéraient littéralement le Service hongrois de la BBC. Ils ris-
quaient leur vie pour l’écouter. En ces temps d’incertitude, ils comptaient
sur « Auntie 23 », « Tantine », comme on appelait la BBC en Angleterre,
pour suivre l’évolution de la guerre et servir d’antidote allié digne de foi
à la propagande nazie qui saturait les ondes hongroises. Cette influence
indéniable de la BBC nous conduit à poser plusieurs questions : que
voulait le Political Warfare Executive que le Service hongrois de la BBC
dise à ses auditeurs sur les persécutions des juifs en Europe au cours
des années qui précédèrent l’invasion de la Hongrie par l’Allemagne, le
19 mars 1944 ? La BBC a-t-elle exhorté les juifs à fuir la Hongrie ou à
se cacher en 1942, quand l’Allemagne a exercé les premières pressions
énergiques sur la Hongrie pour qu’elle livre ses juifs ? Quels ont été les
efforts de la BBC de 1939 à 1944 pour inciter les chrétiens hongrois à
aider les juifs victimes du régime antisémite de la Hongrie ? Le Political
Warfare Executive britannique a-t-il compris les conséquences qu’une
invasion allemande ne manquerait pas d’avoir pour des centaines de
milliers de juifs hongrois ? Quels plans d’urgence la BBC a-t-elle préparés
afin de réagir si l’Allemagne envahissait la Hongrie ? Quand les gen-
darmes hongrois et leurs conseillers allemands exigèrent en mars et en
avril 1944 que les juifs se concentrent dans des ghettos et des camps
desservis par des lignes de chemin de fer pour être transportés vers l’Est
afin d’y travailler, quels conseils la BBC leur a-t-elle donnés ? Comment
la BBC a-t-elle réagi lorsque des renseignements secrets dignes de foi
lui parvinrent affirmant que des centaines de milliers de juifs hongrois
étaient gazés à Auschwitz entre mai et juillet 1944 ? On peut trouver

22. Ibid.
23. On suppose que cette appellation vient de l’expression « Auntie knows best »
(« Fais confiance à Tantine »).
334
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

des réponses à ces questions en analysant les rapports manuscrits du


Service hongrois de la BBC conservés aux BBC Written Archives de
Caversham Park et ceux du Political Warfare Executive qui se trouvent
aux National Archives de Kew.
Les émissions du Service hongrois de la BBC suivaient les directives
du « Plan de guerre politique pour la Hongrie » du Political Warfare
Executive, fruit de consultations et de négociations qui avaient eu lieu
en février-mars 1942 entre Ralph Murray du PWE et le plus grand spé-
cialiste britannique de la Hongrie de l’entre-deux-guerres, le professeur
Carlisle Aylmer Macartney, de l’Université d’Oxford 24. ce plan définissait
quatre objectifs fondamentaux :
– réduire l’effort militaire hongrois au profit de l’Allemagne ;
– réduire les livraisons de nourriture et autres produits de la Hongrie
vers l’Allemagne ;
– entraver les communications allemandes dans tout le pays ;
– obliger finalement l’Allemagne à transférer un certain nombre de
troupes vers la Hongrie pour assurer la sécurité contre les désordres et
le sabotage, ou comme force d’occupation.
Murray affirmait que les premier et deuxième objectifs pouvaient être
réalisés à brève échéance grâce à la propagande politique et sociale. Le
troisième serait l’œuvre d’« exploits individuels », mais la propagande
britannique pouvait « créer une atmosphère qui leur serait favorable ».
Le quatrième objectif ne pourrait être atteint qu’au terme d’un très long
« plan de propagande politique et sociale ». Il était souhaitable, c’était un
point admis, d’obliger les Allemands à placer des troupes en Hongrie,
afin de les éloigner du front occidental.
Le professeur Macartney lançait une mise en garde qui ne pouvait
qu’entraver les émissions de la BBC à destination de la Hongrie : la
Grande-Bretagne devait agir avec la plus grande prudence sur le champ
de mines de la politique hongroise et ne jamais prêter le flanc à une
identification de sa cause avec celles de toute une série de groupes tabous
et d’« ismes », parmi lesquels :
– le légitimisme ;
– le conservatisme déclaré et le soutien positif à l’idée « féodale », aux
intérêts des grands propriétaires fonciers, etc. ;
– les intérêts des milieux d’affaires et du capitalisme ;

24. Voir Political Warfare Executive, « Plan of Political Warfare for Hungary »,
Draft, 3 février 1942, FO371/30965, 1942 Hungary, File no 116, UK, National
Archives (PRO), Kew.
335
Le Service hongrois de la BBC et le sauvetage des juifs de Hongrie

– le libéralisme et la démocratie, deux mots tellement déformés en


Hongrie qu’ils possèdent des connotations péjoratives (« libéralisme »
signifie la libre exploitation par les juifs des paysans et des ouvriers,
« démocratie » est un masque de l’hégémonie tchèque dans le bassin
du Danube) ;
– les juifs en général ;
– tout ce qui va au-delà d’une mention prudente et mesurée du terme
« international » ;
– l’« octobrisme », c’est-à-dire le régime de Karolyi de 1918-1919 ;
– le communisme ou le bolchevisme 25.
Macartney expliqua à la BBC la signification du « vote flottant » pour
caractériser la situation politique en Hongrie :

« Il importe de se rappeler qu’une grande majorité de l’opinion en


Hongrie relève véritablement d’une forme de vote flottant. Les irré-
ductibles de part et d’autre sont vraiment très peu nombreux et
comprennent peu de magyars : le groupe pro-allemand irréductible
est essentiellement composé de souabes, le [groupe] probritannique
de juifs. Il est plus important de gagner le vote flottant que de satis-
faire les partisans fidèles 26. »

Les pro-Allemands de Hongrie affirmaient, selon Macartney, que si


la Grande-Bretagne gagnait la guerre :

« Nous provoquerons une fois de plus le démembrement de la Hon-


grie ; ou bien – ou en plus –, nous bolcheviserons l’Europe centrale,
Hongrie comprise ; troisièmement, nous représentons une forme de
judéocapitalisme antisocial, un système social archaïque qui contraste
lamentablement avec les bienfaits du Nouvel Ordre [allemand]. Ce
dernier apportera à la Hongrie un marché sûr, ainsi que la suppres-
sion de l’exploitation juive 27. »

Macartney comprenait cette accusation d’« exploitation juive ». Il exprima


d’abord son point de vue dans son exposé sur ceux qui « considéreraient

25. Carlisle A. Macartney, Foreign Resarch and Press Service, Balliol College,
Oxford, Memorandum, 17 février 1942, FO371/30965, 1942 Hungary, File
no 116, PRO.
26. Carlisle A. Macartney, Foreign Resarch and Press Service, Balliol College,
Oxford, Memorandum, 17 février 1942, FO371/30965, 1942 Hungary, File
no 116, PRO.
27. Ibid.
336
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

ce dont nous sommes accusés comme souhaitable en soi ». « Il y a les


communistes ; il y a les intérêts financiers juifs ; et il y a les partisans de
systèmes sociaux archaïques sous diverses formes. » L’authentique magya-
risme, poursuivait-il, intègre l’idée de christianisme. « Mais l’influence
germanique et souabe, aussi bien que le judaïsme international, sont
rejetés. » L’Église hongroise est « assez fortement antisémite, et tout le
mode de pensée est clairement imprégné du sentiment – lequel n’est pas
injustifié – que par le passé, les juifs s’en sont bien mieux sortis en
Hongrie que les magyars plus pauvres 28. » Macartney recommandait à
la BBC de ne pas mentionner les juifs hongrois dans ses émissions à
destination de la Hongrie : « Nous ne devrions pas mentionner les juifs
du tout, sinon pour dire que, d’une part, nous voulons une Hongrie
nationale et, de l’autre, une Hongrie tolérante – faire appel aux traditions
réelles ou imaginaires de la Hongrie 29. »
Le Political Warfare Executive rejeta une contre-proposition présentée
par le major Peter Broughey du Special Operations Executive (SOE) sug-
gérant que les émissions de la BBC s’efforcent en priorité de séduire les
groupes hongrois de gauche, les plus susceptibles de se livrer activement
à des opérations de sabotage et de participer à un gouvernement révolu-
tionnaire d’après-guerre en Hongrie. Convaincu que la Hongrie risquait
de perdre si la Grande-Bretagne et la Russie gagnaient la guerre et que
la BBC ne pourrait jamais convaincre les dirigeants actuels de la Hongrie
– « les propriétaires fonciers et la bourgeoisie » –, Broughey conseillait de
mobiliser les groupes de gauche « qui s’intéressent davantage aux libertés
civiles qu’aux gains territoriaux [au profit de la Hongrie] 30 ». Son analyse
glissa sur le Foreign Office comme de l’eau sur les plumes d’un canard.
« Il existe une divergence d’opinion de longue date entre le SOE et le
FO à propos de notre propagande hongroise », rapportait M. J. A. Spears
au Foreign Office. « La politique de propagande hongroise n’étant pas
l’affaire du SOE, il ne paraît pas utile de s’engager dans une controverse
avec le major Broughey 31. »
En application des directives de février et mars 1942, les juifs furent
à peine mentionnés dans les émissions de la BBC à destination de la
Hongrie jusqu’à ce que l’Allemagne envahisse la Hongrie en mars 1944.

28. Ibid.
29. Ibid.
30. Major Peter Broughey, SOE, à Frank Roberts, FO, 27 septembre 1942,
FO371/30965/Hungary, PRO.
31. Political Warfare Executive Weekley Directive for BBC Hungarian Service,
1-8 septembre 1944, FO371/39272, PRO.
337
Le Service hongrois de la BBC et le sauvetage des juifs de Hongrie

Les Allemands, en revanche, avaient les yeux rivés sur les juifs de
Hongrie comme une meute de loups affamés pistant un mouton blessé.
En septembre et en octobre 1942, ils intensifièrent leurs pressions sur
le gouvernement hongrois pour obtenir que la Solution finale s’applique
aux juifs de Hongrie. Döme Sztójay, ambassadeur de Hongrie à Berlin,
rapporta que les Allemands avaient fait de la question juive le problème
majeur entre la Hongrie et l’Allemagne. Sztójay recommandait au gou-
vernement hongrois d’accélérer le transfert des juifs hongrois vers la
Russie occupée sans dissimuler que le terme de « transfert » signifiait en
réalité « extermination ». Mais le Premier ministre Miklos Kalláy refusa 32.
En janvier 1943, 850 000 soldats de l’Axe, dont au moins 120 000
Hongrois, furent tués, blessés ou faits prisonniers par les Russes au cours
de la bataille de Stalingrad. Les dirigeants hongrois et roumain cher-
chèrent alors à prendre leur distance par rapport aux Allemands et à se
rapprocher du camp des Alliés. Cette nouvelle attitude n’échappa pas aux
Allemands qui relevèrent également le refus persistant de Kalláy d’envoyer
les juifs hongrois dans des ghettos et des camps de concentration 33.
Le bureau de l’Agence juive en Grande-Bretagne craignait les consé-
quences que pourrait avoir pour les juifs hongrois une décision prématurée
de l’amiral Horthy de renoncer à l’alliance de la Hongrie avec l’Allemagne.
Obliger l’Allemagne à transférer une partie de ses troupes en Hongrie
était certes l’un des quatre objectifs à long terme définis par le plan de
propagande britannique de février 1942, mais les conséquences d’une
occupation militaire allemande pouvaient être catastrophiques pour les
800 000 juifs de Hongrie. Lewis B. Namier, qui représentait le départe-
ment politique de l’Agence juive de Londres, se rendit au Foreign Office
le 13 octobre 1943 pour évoquer ce point. Il affirma :

« Les juifs d’ici [de Grande-Bretagne] [...] ont le sentiment que


l’Allemagne ne pourrait en aucun cas tolérer la défection hongroise
et que tant que l’armée allemande sera en mesure de le faire, elle
répondra à une telle démarche du gouvernement hongrois par une
occupation allemande du pays, dont le résultat serait l’extermination
du dernier groupe important de juifs subsistant en Europe 34. »

32. Résumé dans Nathaniel Katzburg, Hungary and the Jews..., op. cit., p. 221-
222, note 20.
33. Political Warfare Executive Weekley Directive for BBC Hungarian Service,
19-25 décembre 1942, FO371/39272, PRO.
34. FO 371/34498 C12035, cité dans Nathaniel Katzburg, Hungary and the
Jews..., op. cit., p. 223.
338
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Walter Randall du Foreign Office répondit que la Grande-Bretagne


avait noté ce point comme « une raison qui empêchera[it] la Hongrie de
faire une démarche prématurée en direction des Alliés 35 ».
En réalité, nous n’avons relevé dans les archives aucune preuve que
les Britanniques aient demandé à la Hongrie de retarder sa décision de
sortir de l’alliance avec l’Allemagne ni qu’ils aient sérieusement tenu
compte de la nécessité de sauver la vie des juifs hongrois. La politique
britannique et le Service hongrois de la BBC n’avaient qu’un objectif :
faciliter la victoire des Alliés. En janvier 1944, trois mois avant l’invasion
allemande, la BBC employa tous les moyens à sa disposition pour inciter
les Hongrois à se soulever contre les Allemands et leurs collaborateurs
locaux. Elle les exhorta à s’inspirer des résistants yougoslaves qui, selon
les émissions de la BBC, immobilisaient quinze divisions allemandes.
Les Hongrois devaient réclamer le retour au pays de leurs troupes qui
combattaient les Russes sur le front est. Un certain M. Petrovic et d’autres
membres du Service hongrois de la BBC faisaient remarquer que des
actes de résistance permettraient d’effacer la réputation d’État fasciste
et collaborationniste que s’était faite la Hongrie 36.
Les craintes des gouvernements britannique et américain, persuadés
qu’attirer l’attention sur le massacre des juifs ne ferait qu’aggraver l’anti-
sémitisme dans leurs pays et entraîner une réaction politique brutale
contre le parti au pouvoir, persistèrent tout au long de la guerre. Le
8 mars 1944, moins de deux semaines avant que les Allemands n’enva-
hissent la Hongrie, John W. Pehle, directeur du War Refugee Board,
rencontra le juge Samuel Rosenman, l’un des plus proches collaborateurs
du président Roosevelt. Rosenman lui fit savoir que le président « souhai-
tait que la déclaration fût réécrite de manière à viser moins directement
les atrocités contre les juifs ». Pehle remarqua que la déclaration de
Moscou condamnant les atrocités publiées en novembre 1943 par les
trois Grands « n’avait fait aucune allusion aux atrocités contre les juifs
en tant que telles, et que si ce n’était peut-être pas important aux États-
Unis, cela l’était singulièrement en Allemagne, où la population était
incitée à croire que ce pays [les États-Unis] ne se souciait absolument

35. Alec Walter George Randall, cité dans Nathaniel Katzburg, Hungary and
the Jews..., op. cit., p. 223.
36. M. Petrovic, « Yugoslavia’s Fight », Hungarian News Talk, 21 janvier 1944,
FB, Folder Hungarian News Talks, 1er janvier 1944-31 mars 1944, BBC Written
Archives Centre, Hungarian Talks Scripts (en hongrois), janvier-décembre
1944, Karolyi Statements Scripts, 1944-1945 ; voir aussi N. Szusz, « Questions
for the Workers », Hungarian News Talk, 28 janvier 1944, ibid.
339
Le Service hongrois de la BBC et le sauvetage des juifs de Hongrie

pas des atrocités contre les juifs qui n’étaient pas vraiment des êtres
humains ». Rosenman, qui était juif, répondit à Pehle : « Je ne suis pas
d’accord avec vous. Voulez-vous que je dise que je suis d’accord avec
vous alors que ce n’est pas le cas ? » Selon la note confidentielle de Pehle
relatant cette entrevue, Rosenman affirma ensuite qu’il avait conseillé
au président de ne pas signer la déclaration à cause de son allusion
lourde de sous-entendus aux juifs, car il craignait qu’une telle déclara-
tion n’intensifie l’antisémitisme aux États-Unis 37.
N’ignorant rien des ouvertures de paix hongroises en direction des
Alliés grâce à l’interception de messages diplomatiques hongrois et à
la présence de sympathisants au sein du régime Horthy, les Allemands
occupèrent la Hongrie le 19 mars 1944 38. Un gouvernement hongrois
approuvé par les Allemands fut mis en place le 22 mars. Adolf Eichmann
arriva peu après à la tête d’un groupe d’intervention spéciale (Sondereinsatz-
kommando) formé de membres de la Gestapo et de la SS. Un Judenrat fut
rapidement créé 39. Le 7 avril, les juifs provinciaux de Hongrie reçurent
l’ordre de se rendre dans des ghettos. Cette directive commença à être appli-
quée le 15 avril 1944. Les Allemands et leurs alliés hongrois déportèrent
et tuèrent 450 000 juifs hongrois, soit près de 70 % des juifs de Grande
Hongrie 40. En février 1945, les Russes libérèrent Budapest des Allemands
et des forces fascistes hongroises dirigées par Szálasi ; 119 000 juifs
avaient survécu dans la ville. 11 000 revinrent des camps de travail forcé
sur les fortifications aux frontières. En août 1945, 72 000 autres rega-
gnèrent la Hongrie, dont ceux qui avaient été déportés en Autriche en
juin 1944 (environ 15 000) et ceux qui avaient survécu à Auschwitz et
d’autres camps 41.
Il est parfaitement exact que l’invasion allemande de la Hongrie et
l’arrivée de Sztójay au poste de Premier ministre poussèrent la BBC à
agir. Non contente d’exhorter les Hongrois à résister aux Allemands et
à saboter l’effort de guerre allemand, la BBC changea son fusil d’épaule
et consacra une partie de ses nombreuses émissions à l’importance de

37. John W. Pehle, Memorandum for the Files, 8 mars 1944, dans David
Wyman (ed.), War Refugee Board : Special Problems, vol. 9 : America and the
Holocaust, 13 volumes, New York (N. Y.), Garland Publishing, 1990, p. 4-5.
38. Robert Hanyok, Eavesdropping on Hell : Historical Guide to Western
Communications Intelligence and the Holocaust, 1939-1945, Washington
(D. C.), National Security Agency, 2004, p. 97 et note 116.
39. Raul Hilberg, The Destruction of European Jews..., op. cit., p. 526-530.
40. Lucy S. Dawidowicz, The War Against the Jews : 1933-1945, New York
(N. Y.), Bantam Books, 1986, p. 517.
41. Ibid.
340
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

l’aide que les chrétiens hongrois pouvaient apporter aux Hongrois juifs
et à des mises en garde à l’adresse de tous ceux qui participaient à la
politique de persécution nazie des juifs. Ce sont les émissions de la BBC
que mentionnent William Rubinstein et Yehuda Bauer. Elles arrivaient
trop tard : au moment où elles furent diffusées, les gendarmes hongrois
avaient déjà entrepris de rassembler les juifs et toute fuite était devenue
beaucoup plus difficile.

Les leçons de l’histoire


Tout comme les mesures destinées à faire face aux tornades, aux
inondations et autres catastrophes naturelles, les avertissements précoces
sont d’une importance inestimable, car ils donnent aux victimes et aux
sauveteurs potentiels le temps de prendre leurs dispositions et de mobili-
ser des ressources bien avant que le drame ne survienne. Les émissions
alliées exhortant à secourir les juifs de Hongrie après l’invasion alle-
mande étaient presque inutiles et tout aussi inefficaces que si l’on avait
informé les habitants de La Nouvelle-Orléans qu’ils étaient pris dans
l’ouragan Katrina le lendemain de son arrivée.
Nos recherches effectuées dans les archives de la BBC prouvent
qu’entre 1939 et mars 1944, et conformément aux recommandations
faites par Macartney en 1942, les émissions de la BBC à destination de
la Hongrie ignorèrent la politique antisémite hongroise et les demandes
allemandes de livraison des juifs hongrois, empêchant ainsi de précieuses
occasions de mobiliser le petit nombre de résistants hongrois favorables
aux Alliés pour qu’ils organisent un mouvement clandestin efficace
capable de fabriquer de faux documents, de repérer les sympathisants et
les maisons sûres à la campagne et de mettre en place des réseaux de
communication efficaces. Lorsque les Allemands envahirent le pays, les
seuls résistants à disposer de ces capacités étaient les quelques dizaines
de jeunes membres du mouvement sioniste clandestin de Budapest, qui
avaient affûté leurs compétences en cachant des réfugiés juifs polonais
et slovaques. À Budapest, en collaboration avec des diplomates de pays
neutres, ils accomplirent des sauvetages miraculeux, mais leurs ressources
ne leur permettaient absolument pas de secourir les centaines de milliers
de juifs ruraux.
Lorsque les dirigeants hongrois modérés furent renversés et incar-
cérés par les envahisseurs allemands, la BBC laissa passer une nouvelle
341
Le Service hongrois de la BBC et le sauvetage des juifs de Hongrie

occasion de mettre en garde les juifs hongrois et de les dissuader de se


présenter au « transport pour le travail à l’Est ». Sachant que les trains
hongrois qui partaient vers le Nord de la Ruthénie carpatique à travers la
Slovaquie au printemps et à l’été de 1944 se dirigeaient vers Auschwitz,
et n’ignorant pas ce que cela voulait dire, les Alliés avaient le devoir
de donner l’alarme par tous les moyens dont ils disposaient. Si l’on songe
à l’autorité dont jouissait la BBC dans l’esprit des juifs hongrois, on peut
penser que des mises en garde à leur adresse auraient fait tomber les
barrières psychologiques qui paralysaient leurs mécanismes de défense.
Or non contente de ne pas déconseiller aux juifs d’aller se présenter, la
BBC ne disposait d’aucun plan d’urgence prêt à être mis en œuvre lorsque
l’invasion allemande prévue se produisit. Même après que les services
secrets alliés eurent appris de façon certaine que plusieurs centaines de
milliers de juifs hongrois avaient déjà été gazés à Auschwitz, la BBC
n’informa pas les juifs survivants de la réalité de ces gazages.
Dans Accounting for Genocide, Helen Fein fait remarquer que face à
une catastrophe imminente, l’individu est capable de se mobiliser pourvu
qu’il dispose de moyens d’action lui permettant de sauver sa vie et celle
de ses proches. L’application de la théorie de la catastrophe à la Shoah
nous apprend que « l’identification de la menace collective ne dépen-
dait pas essentiellement de l’ampleur ni du caractère direct des comptes
rendus [...] mais de la possibilité de prévoir une manière de faire face
à la menace 42 ». Ici « faire face » recouvre les possibilités de fuite ou les
moyens concrets permettant de résister à ceux qui vous veulent du mal,
et non les moyens psychologiques permettant de supporter le stress.
« Plus ils étaient isolés, plus il y avait de chances pour que les juifs nient
l’existence d’une menace collective contre tous les juifs et n’identifient
pas les Allemands comme un ennemi collectif, s’entêtant au contraire à
les définir comme des exploiteurs ou des oppresseurs » observe Helen
Fein. Les juifs isolés, vulnérables, ne croyaient pas aux récits de mas-
sacres que leur transmettaient des témoins oculaires, note-t-elle, « pour
mieux se dissocier de la catégorie des plus vulnérables 43... »
Helen Fein élargit ces observations dans deux conclusions majeures :

« Quand la source du danger est évidente et que les gens peuvent


prévoir une façon de l’éviter, leur perception est plus aiguë et leur
énergie se libère ; ils ne sont pas immobilisés par l’angoisse, mais

42. Helen Fein, Accounting for Genocide..., op. cit., p. 314.


43. Ibid., p. 314-315.
342
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

mobilisés pour éviter le danger. Mais si le coût de l’acceptation d’une


nouvelle définition de la situation impose de rejeter son identité
sociale et de perturber son propre mode de vie, alors qu’il est impos-
sible de déterminer avec certitude la nature de la menace, les gens
sont plus susceptibles de juger cette dernière écrasante et de réagir
par la terreur ou de s’en défendre par le déni 44. »

Au vu de ce que nous avons appris sur les émissions de la BBC à


destination de la Hongrie, peut-on penser que d’autres stratégies de dif-
fusion auraient pu améliorer le sort des victimes du génocide ? S’il est
évidemment impossible de donner de réponse définitive à cette question
hypothétique, une simple réponse sera « Oui ». On aurait pu sauver des
milliers de vies juives, surtout après le début de la retraite allemande de
Russie en février 1943. Les tentatives de fuite et d’évasion auraient été
plus nombreuses si le gouvernement britannique avait :
– annoncé publiquement en 1941-1942 que la prévention de l’exter-
mination physique des juifs faisait partie de la stratégie de guerre alliée ;
– informé les juifs hongrois en 1943 que la destruction de la commu-
nauté juive polonaise était une réalité et que le même sort les attendait
tôt ou tard s’ils ne fuyaient pas la Hongrie ou ne se cachaient pas ;
– fait appel à toute la nation hongroise en 1943 pour qu’elle aide les
juifs à fuir vers des pays voisins, à trouver des cachettes, des faux papiers
et de la nourriture et, en 1944, pour qu’elle fasse tout son possible pour
empêcher les déportations ;
– exposé aux Hongrois par la radio et par des tracts largués par des
avions en 1944 les crimes de leurs dirigeants contre les juifs, et cité les
principaux responsables qui dirigeaient et appliquaient le programme de
destruction des juifs ;
– fait appel aux chrétiens hongrois pour qu’ils fassent pression sur leurs
responsables afin qu’ils cessent la déportation et le massacre des juifs 45.
En lançant une vaste campagne de propagande dénonçant la stratégie
allemande d’extermination, les Alliés auraient incité les victimes à résis-
ter davantage et à se soulever plus fréquemment. Les tentatives de fuite
auraient considérablement augmenté, obligeant les Allemands et leurs

44. Ibid., p. 316.


45. Ces recommandations prennent pour modèle les mesures figurant dans le
message des responsables juifs polonais du ghetto de Varsovie, communiqué à
Londres par Jan Karski en novembre 1942. Cf. Jan Karski, « Jan Karski’s
Account », dans Zofia Lewin et Wladyslaw Bartoszewski (eds), Righteous among
the Nations, Londres, Earlscourt Publications, 1969.
343
Le Service hongrois de la BBC et le sauvetage des juifs de Hongrie

collaborateurs à consacrer une part bien plus importante de leurs res-


sources à leur opération de massacre des juifs. Cette redistribution des
ressources aurait, à son tour, saboté l’effort de guerre allemand et hon-
grois, encourageant encore la résistance dans l’armée et l’administration
allemandes et hongroises. Un très grand nombre de juifs auraient trouvé
la mort, c’est un fait, mais ils l’auraient fait en résistant et en tentant
de fuir, ce qui aurait donné plus de sens à leur mort. En outre, la guerre
aurait pris fin plus tôt.
Nous pouvons dire avec Bernard Wasserstein : « L’essence de cette his-
toire est un conflit de priorités. Pour les juifs d’Europe, l’objectif essentiel
était la survie, et la victoire sur l’ennemi commun en était une condition
indispensable, mais non suffisante. Pour le gouvernement britannique,
la priorité absolue et la préoccupation majeure étaient, nécessairement,
de gagner la guerre [...]. Ce conflit de priorités était le résultat naturel
d’intérêts divergents. Mais une question se pose, et elle est fondamentale
[...] : la politique de guerre de la Grande-Bretagne face au problème juif
était-elle la seule compatible avec l’objectif prépondérant de la victoire 46 ? »
Cet article affirme que la réponse est « Non ».

46. Bernard Wasserstein, Britain and the Jews of Europe, 1939-1945, préface,
Londres, Leicester University Press, 1979 et 1999 [2e éd.], p. XII.
Chapitre 20
L’ÉCHEC DE L’OPPOSITION LOCALE
AU GÉNOCIDE RWANDAIS
Scott STRAUS

e propos de ce chapitre est simple 1 : il voudrait montrer qu’en

L accordant un sens large au terme de « sauvetage », on peut affirmer


que, dans les premières phases du génocide rwandais, les activités
de sauvetage furent bien plus répandues qu’on ne l’admet couramment.
Au cours des premières journées, voire des premières semaines, qui sui-
virent le début des tueries, dans de nombreuses régions du Rwanda, des
fonctionnaires locaux, des membres des élites locales et des citoyens
ordinaires cherchèrent à empêcher les actes de violence de déchirer leurs
communautés. Des responsables locaux organisèrent à cette fin des
patrouilles civiles rassemblant hutus et tutsis ; des fonctionnaires et des
policiers locaux firent des tournées dans les régions placées sous leur
responsabilité en essayant d’apaiser les tensions ; et dans certains lieux,
des fonctionnaires hutus arrêtèrent d’autres hutus qui cherchaient à
répandre la violence. À titre individuel, certains hutus firent tout leur
possible pour protéger des membres de leur famille ou des amis tutsis,
quitte à se mettre eux-mêmes en danger. Le temps mit fin à la majorité
de ces tentatives, la violence génocidaire balayant tout le pays, et un
grand nombre de ceux qui s’étaient initialement opposés aux exactions

1. L’auteur souhaite remercier Lee Ann Fujii pour ses précieux commentaires
sur une première ébauche de ce texte, ainsi que Claire Andrieu, Sarah Gensburger
et Jacques Sémelin pour leur rôle de pionniers. Ce chapitre s’inspire d’argu-
ments et de documents présentés dans Scott Straus, The Order of Genocide :
Race, Power and War, Ithaca (N. Y.), Cornell University Press, 2006.
346
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

renoncèrent à intervenir, laissant le champ libre aux tueurs, lorsqu’ils


ne participèrent pas directement au génocide. Le résultat est celui que
nous connaissons : le génocide le plus rapide du XXe siècle et l’assassinat
de 500 000 civils au minimum. Il ne s’agit pas ici de présenter une ver-
sion édulcorée de la réalité. Il n’en demeure pas moins que les gestes
que l’on peut qualifier de tentatives de « sauvetage » ne furent pas rares,
au moins pendant les dix premiers jours du génocide et dans certaines
régions du pays.
L’idée que les activités de sauvetage ont été plus courantes qu’on ne
l’admet d’ordinaire va à l’encontre d’un grand nombre d’idées toutes
faites sur le génocide rwandais. L’image habituelle est celle d’une vague
de violence massive qui conduisit de nombreux hutus à assassiner leurs
voisins tutsis rapidement et sans scrupule. De nombreux commentaires
sur le génocide, et notamment les explications courantes présentées par
le gouvernement rwandais actuel, étayent ce point de vue. Les citoyens
rwandais, affirme-t-on, furent les otages d’une « idéologie génocidaire »,
du « divisionnisme » ethnique, de médias racistes et haineux, d’une culture
d’obéissance et des manipulations de leurs dirigeants. Ces paradigmes
tracent un tableau bien peu différencié des événements, tendant à effacer
à son tour la véritable dynamique en place au micro-niveau, laquelle
entraîna une participation rapide et répandue aux massacres. Si l’on exa-
mine cette dynamique, on relève des preuves non négligeables d’inter-
ventions des représentants des autorités et des citoyens pour éviter la
violence et, dans certains cas, pour protéger des tutsis au cours des dix
premiers jours du génocide.
Il convient au préalable de définir clairement ce qu’on entend par
activités de « sauvetage ». La dynamique que nous décrivons ici porte
pour l’essentiel sur l’opposition locale à la volonté génocidaire dans
des communautés particulières. Le plus couramment, les acteurs locaux
cherchèrent à mettre leurs communautés à l’abri du déclenchement de
la violence, sans forcément essayer de protéger les individus spécifique-
ment ciblés. En règle générale, ces acteurs locaux agirent d’une manière
qui les mettait en danger et faisait parfois courir des risques à leur
famille. Par « sauvetage », j’entends donc moins des tentatives désinté-
ressées pour sauver la vie des individus visés par le génocide qu’un
comportement risqué, opposé à la violence génocidaire, et qui réussit
ainsi à sauver des vies.
Le sauvetage répandu, tel que nous l’entendons ici, fut éphémère au
Rwanda. L’essentiel de l’opposition déclarée à la violence génocidaire
prit assez rapidement fin. Les recherches montrent en général que, dans
347
L’échec de l’opposition locale au génocide rwandais

bien des cas, la ligne de démarcation entre sauvetage et violence fut


mouvante au cours du génocide rwandais. Ce point rejoint ce qu’affirme
Lee Ann Fujii dans sa contribution au présent volume ainsi que les
constatations plus générales qu’elle a faites sur le terrain au Rwanda.
Les réalités empiriques du génocide rwandais se dérobent bien souvent
à une catégorisation parfaitement limpide des « sauveteurs » et des « exé-
cuteurs ». Dans ce contexte, pour le Rwanda – et dans d’autres cas sans
doute –, toute analyse de grande ampleur des activités de sauvetage
devrait s’interroger sur la dynamique de violence. Plus précisément, un
fil directeur consiste à s’interroger sur les raisons de l’échec de l’opposi-
tion à la violence et, partant, sur ce qui aurait pu la préserver.
La première partie de ce chapitre cherche à démontrer la limite mou-
vante entre sauvetage et violence, en se concentrant sur la dynamique
génocidaire dans trois communes, pendant le génocide. On considère géné-
ralement celle de Giti (préfecture de Byumba) comme la seule commune
sous contrôle gouvernemental à n’avoir pas été le théâtre de violences
génocidaires en avril 1994. Parmi tous les symboles possibles de l’oppo-
sition au génocide au Rwanda, Giti fait figure de ville exemplaire. La
deuxième commune est Musambira (préfecture de Gitarama), où un bourg-
mestre (le maire) hutu résista aux tueurs pendant près de deux semaines
en avril. Il finit par fuir la commune pour échapper à la mort, et la
violence génocidaire se déclencha peu après son départ. L’étude de ces
communes s’appuie essentiellement sur des interviews que j’ai réalisées
au Rwanda en 2002. La troisième commune qui a retenu notre attention
est celle de Taba, située également dans la préfecture de Gitarama. Elle
a connu une triste notoriété car le bourgmestre en exercice au moment
du génocide, Jean-Paul Akayesu, a fait l’objet de la première décision
prononcée par le Tribunal pénal international pour le Rwanda 2. Pour la
première fois depuis la promulgation de la Convention sur le génocide,
un individu était jugé coupable d’un tel crime. Malgré les trajectoires
différentes de ces trois communes, nous montrerons que pendant les
premières étapes du génocide, les responsables locaux adoptèrent un
comportement assez comparable, qui pourrait relever du « sauvetage ».
La question essentielle demeure de savoir comment et pourquoi les acti-
vités de sauvetage et l’opposition à la violence prirent fin, pourquoi la
violence commença, là où elle avait été initialement endiguée. C’est le
sujet que nous aborderons dans la seconde partie de cette contribution.

2. International Criminal Tribunal for Rwanda, The Prosecutor vs. Jean-Paul


Akayesu, Case no ICTR-96-4-T, Judgment and Sentence.
348
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Trois communes et trois bourgmestres


A priori, aucune raison politique ou sociologique n’explique que Giti
ait occupé une position exceptionnelle au Rwanda. Cette commune était
située dans la préfecture de Byumba, où le président de l’époque, Juvénal
Habyarimana, et le parti au pouvoir en 1994, le Mouvement révolution-
naire national pour le développpement (MRND), jouissaient d’un important
soutien. Le bourgmestre et d’autres hauts responsables locaux étaient
membres du MRND et le parti était majoritaire dans la commune. Avant
le génocide, le bourgmestre avait distribué des armes à feu et mis en
place des patrouilles de nuit dans le cadre du programme de défense
civile. La commune abritait des personnes déplacées d’autres régions du
pays à la suite des flambées précédentes de guerre civile. À Giti, à en
croire d’anciens habitants, on pouvait écouter toutes les stations de
radio. Sur le plan socio-économique, le niveau d’éducation et le taux
de croissance démographique étaient, selon d’anciens responsables, nor-
maux. La commune était peut-être, tout au plus, un peu plus pauvre
que la moyenne, et exclusivement rurale. Tous ces éléments – un MRND
puissant, une défense civile, des personnes déplacées depuis d’autres
régions du pays, la propagande de la radio et la pauvreté – sont souvent
présentés par les observateurs comme des moteurs de la violence génoci-
daire au Rwanda 3.
On n’observa pourtant pas de telle violence à Giti. De nombreuses
personnes interrogées dans le cadre d’interviews réalisées dans cette
commune et ailleurs au Rwanda accordaient une influence décisive au
bourgmestre de l’époque, Édouard Sebushumba. On le présente souvent
sous des traits que nous pourrions identifier comme ceux d’un « sauve-
teur », d’un homme qui intervint pour empêcher la violence d’éclater
dans sa commune et pour protéger les tutsis dans les premiers jours qui
suivirent le déclenchement du génocide. Sebushumba et Giti constituent
donc un bon point de départ pour analyser la dynamique du sauvetage
au Rwanda. On trouvera ci-dessous l’extrait d’un entretien réalisé avec
Sebushumba. Il commence au moment où ce dernier a appris que le
président Habyarimana avait été tué dans la nuit du 6 avril 1994, un
événement qui a déclenché le génocide qui a balayé le pays.

3. Voir par exemple les principaux arguments présentés dans Alison Des
Forges, Leave None to Tell the Story : Genocide in Rwanda, New York (N. Y.),
Human Rights Watch, 1999 ; Linda Melvern, Conspiracy to Murder : The Rwandan
Genocide, Londres, Verso, 2004 ; et Peter Uvin, Aiding Violence : The Develop-
ment Enterprise in Rwanda, Hartford (Conn.), Kumarian Press, 1998.
349
L’échec de l’opposition locale au génocide rwandais

« Je l’ai appris [l’assassinat] le matin. J’étais chez moi. J’avais signé


un chèque. Mais j’ai vu que les gens n’étaient pas partis avec ce
chèque et j’ai demandé pourquoi. Ils me l’ont dit.
Quelle a été votre réaction ?
J’ai eu peur. J’ai dit que les conséquences seraient mauvaises. Un
président qui mourait ! On s’attendait à quelque chose de terrible...
Quelqu’un avait vu des maisons brûler à Kibungo [une région voi-
sine]... La population était tendue. À Giti, certains voulaient que ça
éclate. J’ai multiplié les patrouilles. Je me rappelle que dans des
secteurs proches de Murambi [une commune voisine], les gens ont
commencé à manger les vaches de tutsis. J’ai mis ces gens en prison.
Si vous ne mettez pas en prison les gens qui volent des vaches, le
lendemain, ils tueront... Les conseillers [des fonctionnaires de l’admi-
nistration locale] et moi parlions le même langage...
Avez-vous organisé une réunion ?
C’était difficile. Il m’arrivait de trouver des gens près d’un cabaret
ou devant une église, alors nous faisions une réunion.
Avez-vous circulé dans toute la commune ?
Oui. Il y avait des gendarmes et la police communale. »

Cependant, après avoir réussi dans un premier temps à endiguer la


violence, Sebushumba et d’autres personnes interrogées affirment avoir
senti le vent tourner. Mais au lieu que la dynamique de la violence géno-
cidaire s’impose comme ce fut le cas dans d’autres régions du pays, des
soldats rebelles du FPR qui, à cette époque, l’emportaient contre les
forces du gouvernement arrivèrent dans toute la région. La dynamique
en fut modifiée, comme le reconnaissent Sebushumba et d’autres :

« Si les choses avaient continué, on aurait pu perdre le contrôle. Si les


choses avaient duré longtemps, les tueries auraient pu commencer.
Quand [les soldats du FPR] sont arrivés, étiez-vous près de perdre
le contrôle ?
C’était presque fini...
Mais [pendant toute cette période] vous n’avez pas eu peur ? Vous
n’avez pas voulu aller vous battre pour votre pays [comme d’autres
avaient prétendu le faire] ?
350
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

On ne peut pas se battre pour son pays en tuant des gens, surtout
des innocents.
Mais d’autres l’ont fait. Pourquoi pas vous ?
Certains voulaient garder leur poste. Je me suis dit que si je n’étais
pas bourgmestre, je pourrais être professeur, mais je ne voulais pas
verser le sang. »

Ces extraits sont tout à fait instructifs. En termes d’activités de sau-


vetage, ce récit montre que Sebushumba intervint pour empêcher la
violence d’éclater. Il arrêta des agitateurs, organisa des patrouilles pour
écarter les agresseurs venus d’autres communes et chercha généralement
à apaiser les tensions. Ses efforts furent couronnés de succès pendant
un moment, et en définitive, Giti fut la seule commune du Rwanda sous
contrôle gouvernemental dont les responsables locaux cherchèrent acti-
vement à éviter la violence génocidaire. Giti est donc souvent présentée
comme l’emblème de la résistance et du sauvetage au cours du génocide,
comme l’a fait du reste la Commission pour le mémorial du gouverne-
ment rwandais 4.
Pourtant, de l’aveu même de Sebushumba, il était en train de perdre
le contrôle de la situation aux environs du 9-10 avril, c’est-à-dire deux
ou trois jours après le début du génocide. D’autres interviews réalisées
auprès de membres des élites hutue et tutsie locales à Giti l’ont confirmé :
la violence était imminente. L’événement clé, la raison majeure pour
laquelle Giti évita le génocide, fut la prise de la commune et d’une
commune voisine par les soldats du FPR à ce moment-là. Giti est située
au Nord de Kigali, sur la route empruntée par le FPR lorsqu’il progressa
depuis ses positions nord en direction de la capitale.
Bien que Giti se distingue des autres communes par sa résistance au
génocide, la dynamique initiale n’y a pas été très différente de ce qu’on
observe ailleurs dans le pays. Dans les régions du Sud, du centre-Sud
et dans certains secteurs de l’Ouest du Rwanda en particulier, les bourg-
mestres et d’autres fonctionnaires intervinrent pour protéger les tutsis
et empêcher la violence au cours des deux premières semaines du géno-
cide. La différence entre ces communes et Giti est que dans les premières,
les soldats du FPR n’arrivèrent qu’après que ceux qui avaient cherché

4. Commission pour le mémorial du génocide et des massacres au Rwanda,


« Rapport préliminaire d’identification des sites du génocide et des massacres
d’avril-juillet 1994 au Rwanda », Kigali, Rwanda.
351
L’échec de l’opposition locale au génocide rwandais

d’abord à s’opposer à la violence eurent perdu le contrôle de la situation


ou décidé de rejoindre les agresseurs. Autrement dit, la dynamique qui
enraya la violence à Giti – l’arrivée du FPR et le changement de climat
qui éloigna les risques de violence génocidaire – ne s’imposa dans les
régions du Sud que bien après la fin de l’opposition au génocide et les
débuts de la violence génocidaire.
Les communes de Musambira et de Taba illustrent bien cette situation.
Musambira se trouve dans la commune de Gitarama, juste au Sud de
Kigali. Dans toutes les préfectures de Gitarama et de Butare, les auto-
rités locales intervinrent pour empêcher les violences pendant les deux
premières semaines du génocide 5. Et elles y réussirent dans une large
mesure – provisoirement du moins. La dynamique évolua pour de mul-
tiples raisons mais surtout après la tournée du président intérimaire et
du Premier ministre dans la région – durant laquelle ils menacèrent ceux
qui résistaient et révoquèrent le préfet de Butare qui fut tué un peu plus
tard – et après le déploiement de milices et de soldats. Des jusqu’au-
boutistes et des partisans de la violence tuèrent également plusieurs
bourgmestres dans d’autres communes. À Musambira, le bourgmestre
récalcitrant ne fut pas tué, mais destitué. Voici un extrait d’une interview
de ce bourgmestre, Charles Nyandwi :

« Nous savions qu’il y avait des tueries à Kigali. Avec notre préfet,
nous avons pris la décision de contrecarrer cela, de rejeter cela, et
chaque commune s’est organisée pour lutter contre cela.
Y a-t-il eu une réunion ?
Oui. Après avoir entendu des témoignages sur le début des tueries
dans certaines régions, nous nous sommes organisés dans l’objectif
d’éviter ce qui se passait ailleurs.
Que pouvait-on faire ?
Dans ma commune, j’ai donné ordre à la police communale de se
tenir prête sur les limites de la commune... Nous avons pris la police
et l’avons mise en place là où un problème se posait, et nous avons
pris contact avec la population pour qu’elle aide la police en cas
de besoin.

5. Sur Butare, voir Alison Des Forges, Leave None To Tell the Story..., op. cit.,
p. 432-594.
352
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

La commune a-t-elle été menacée ?


Il y avait beaucoup de menaces contre nous, parce que les gens de
Kigali avaient commencé à s’infiltrer. »

Nyandwi agit comme Sebushumba. Il employa des policiers pour évi-


ter les incursions d’agresseurs, mobilisa les citoyens de la commune et
chercha généralement à éviter toute explosion de violence. Il alla même
plus loin, comme nous allons le voir. Pendant un moment, cette stratégie
obtint de bons résultats. La paix fut maintenue. Mais au bout d’une
semaine, Nyandwi commença à perdre le contrôle de la situation, comme
Sebushumba à Giti. Le premier incident majeur se produisit lorsque des
civils chargés de protéger la commune contre d’éventuelles incursions
tuèrent un milicien des interahamwe venu de Kigali qui les avait
attaqués. Nyandwi fut alors dénoncé sur RTLM (Radio-Télévision des
Mille Collines), la station extrémiste qui diffusa des messages incen-
diaires avant et pendant le génocide. Nyandwi décrit ce qui se passa :

« La semaine du 11, il y a eu des incursions d’interahamwe. Il y a


aussi eu un incident grave pour moi. La population a tué un intera-
hamwe, ce qui m’a coûté cher. On a raconté directement sur RTLM
que je tuais des interahamwe et que j’aidais des tutsis. On l’a dit
plusieurs fois. C’était le 14. La population a commencé à avoir peur,
qu’on traite un bourgmestre d’ennemi !
Ils vous ont traité d’ennemi ?
Bien sûr. C’était grave pour moi. La population m’a aidé, mais la
police s’est mise à avoir peur. Les gens commençaient à se demander :
qu’est-ce qu’on va faire ? J’ai essayé de les calmer. Nous avons conti-
nué comme avant, jusqu’au 20. Ce jour-là, ils sont venus chez moi
pour me tuer. Je n’y étais pas. J’étais dans un autre secteur à essayer
d’assurer la sécurité. Ma femme m’a dit que des gens en uniforme
militaire étaient venus et avaient fait le tour en demandant où j’étais. »

En apprenant cela, Nyandwi décida de fuir la commune. Il passa la


nuit dans la brousse, dit-il, avant de prendre la direction du Sud, du
Burundi. Il réussit ainsi à éviter le pire. Après sa fuite, un groupe favo-
rable à la violence et qui faisait cause commune avec les extrémistes en
place à Kigali s’imposa à Musambira. Les nouvelles autorités compre-
naient un homme natif de Musambira qui, avant le génocide, avait fait
partie d’un comité national du parti dirigeant, le MRND. Il collabora
353
L’échec de l’opposition locale au génocide rwandais

avec des soldats de l’armée et de la garde présidentielle ainsi qu’avec


un certain nombre de membres des élites hutues locales dont un adjoint
du maire, affirment un certain nombre de témoins originaires de la
commune. Peu après le départ de Nyandwi, les nouveaux responsables
donnèrent le coup d’envoi des tueries. Ils organisèrent des bandes chargées
de fouiller la commune à la recherche de tutsis, et donnèrent instruction
de tuer tous ceux qu’ils trouvaient et tous ceux qui résistaient.
Comme ce fut le cas dans tout le Sud du Rwanda, la violence s’aggrava
rapidement une fois les résistants hors jeu. À un moment, les nouvelles
autorités de Musambira annoncèrent que tous ceux qui accorderaient
l’asile à un tutsi seraient également tués. On trouvera ci-dessous un
extrait de l’interview d’un homme d’affaires hutu qui n’a pas participé
au génocide. Il raconte que les soldats de la garde présidentielle furent
les premiers à tuer dans la commune et décrit l’intensification ultérieure
de la violence.

« Après avoir tué ces gens, les soldats de la garde présidentielle ont
dit : “Nous vous avons donné l’exemple, allez tuer des gens et en
dédommagement, prenez leurs biens.” Des gens qui n’avaient pas bon
cœur commencèrent à se promener dans les parages. D’autres soldats
se trouvaient dans un centre et ils leur disaient : “Allez mettre le
feu, et ensuite mangez leurs vaches, prenez toutes leurs affaires et
si quelqu’un essaie de vous arrêter, tuez-le, même s’il est hutu.”
Et ensuite ?
C’est à ce moment-là que la guerre a commencé. Les gens ont
commencé à se cacher partout. Certains se sont fait tuer sur la route.
D’autres ont été tués chez eux. D’autres ont été tués dans leur
cachette. D’autres ont été tués là où ils s’enfuyaient. Il n’y avait
aucun endroit où se cacher. C’est comme ça que la guerre est devenue
très mauvaise. Même si vous aviez caché quelqu’un et qu’ils le trou-
vaient chez vous, ils vous disaient de le tuer vous-même. C’est ce
qui a provoqué beaucoup de morts : tout le monde avait peur de
cacher quelqu’un parce qu’on disait que si on vous trouvait avec lui,
on vous demanderait de le tuer. »

Ce récit trouve de nombreux échos non seulement à Musambira, mais


dans d’autres régions du Rwanda : une fois que les extrémistes favorables
au génocide réussissaient à déclencher la violence dans telle ou telle
communauté, il devenait très risqué de cacher des gens. Certains civils
354
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

tutsis réussirent tout de même à se cacher – le plus souvent dans la


brousse, parfois dans des fosses d’aisance ou des greniers –, mais, comme
le suggère la personne interrogée ci-dessus, de nombreux hutus préfé-
rèrent refuser l’asile à leurs voisins.
L’essentiel à propos de Musambira est que même si la violence finit
par l’emporter, on assista à des actes de sauvetage dans les premières
étapes du génocide. Par ailleurs, ce qui s’est passé dans cette commune
ressemble beaucoup à la situation observée à Giti, à cette différence près
que dans la première localité, la résistance au génocide fut vaincue, alors
que dans la seconde, les soldats du FPR arrivèrent. Si la dynamique avait
eu le temps de se poursuivre à Giti, un génocide aurait très bien pu se
produire. À l’inverse, si les résistants hutus de Musambira avaient obtenu
du soutien, le génocide aurait pu être évité. Bref, la dynamique qui
conduisit au déclenchement du génocide fut plus mouvante qu’on ne
l’admet communément. Elle mettait en jeu une rivalité de pouvoir entre
ceux qui cherchaient à éviter la violence et ceux qui cherchaient à la
déclencher. Cependant, une fois que les seconds eurent consolidé leur
pouvoir, ils exercèrent une influence déterminante sur les communautés
et mobilisèrent rapidement d’importants effectifs de civils qui partici-
pèrent alors au génocide – pour des raisons qui seront esquissées dans
la seconde partie.
Le dernier exemple est celui de la commune de Taba. Nous l’avons
dit plus haut, Akayesu fut le premier individu au monde à être jugé
coupable de génocide par un tribunal international. La décision, pronon-
cée en 1998, était parfaitement justifiée : le tribunal apporta la preuve
qu’Akayesu avait donné le feu vert aux tueurs et pris activement part
aux violences. Mais une étude attentive de la décision du tribunal montre
que durant les dix premiers jours du génocide, Akayesu s’était comporté
comme Sebushumba et Nyandwi : il chercha à empêcher les actes de
violence et à protéger les tutsis. Selon les termes mêmes du tribunal :

« On dispose d’un nombre substantiel de preuves établissant qu’avant


le 18 avril 1994, l’accusé a cherché à éviter que des violences ne se
produisent dans la commune de Taba. Plusieurs témoins ont déclaré
sous serment que l’accusé s’est efforcé de maintenir la paix dans la
commune et s’est opposé par la force aux tentatives d’incursions des
interahamwe dans la commune, pour éviter que les tueries qui
avaient commencé à Kigali le 7 avril 1994 ne s’étendent à Taba.
Le témoin W. a déclaré sous serment que l’accusé ayant ordonné à
355
L’échec de l’opposition locale au génocide rwandais

la population de résister à ces incursions, des membres de l’intera-


hamwe avaient été tués. Le témoin K. a déclaré sous serment que la
commune de Taba était restée calme pendant la période où Akayesu
avait voulu qu’elle le soit. Elle a dit qu’il réunissait la population et
lui demandait de s’opposer aux actes de violence dans la commune.
Le témoin A. a déclaré sous serment que lorsque les interahamwe
avaient essayé d’entrer dans la commune de Taba, le bourgmestre
avait fait tout son possible pour les combattre et avait demandé aux
habitants de se rendre jusqu’aux limites de la commune pour les
chasser. L’accusé a déclaré sous serment qu’il était intervenu quand
les interahamwe avaient tiré sur des réfugiés de Kigali. La police avait
riposté et trois interahamwe avaient été tués. L’accusé a déclaré sous
serment avoir confisqué leurs armes et leur véhicule 6. »

Dans les dix premiers jours du génocide, le comportement d’Akayesu


s’inscrivit de toute évidence dans ce qu’on peut appeler des activités de
« sauvetage ». Il chercha énergiquement à éviter la violence. Mais Akayesu
finit par retourner sa veste. Ce revirement eut lieu à l’issue d’une entre-
vue avec le Premier ministre intérimaire, et après que le président
intérimaire se fut rendu à Butare, non loin de là, et eut encouragé les
habitants et les autorités à participer au génocide. Les discours du prési-
dent étaient diffusés dans le tout le pays, et ses directives étaient très
claires : il fallait déclencher les violences. Voici comment le tribunal pré-
sente l’affaire :

« La Chambre estime qu’il ne fait pas de doute que la conduite de


l’accusé a changé après le 18 avril 1994 et qu’après cette date, l’accusé
n’a pas cherché à éviter le massacre des tutsis dans la commune de
Taba. De fait, il est prouvé que non seulement il était informé des
tueries et qu’il y assista, mais même qu’il y participa et les ordonna.
Le fait qu’en une occasion, il ait aidé une femme hutue à protéger
ses enfants tutsis ne modifie pas l’appréciation de la Chambre, qui
considère qu’en général, l’accusé n’a absolument pas cherché à éviter
les tueries après le 18 avril [...]. Il ne fait pas de doute [aux yeux de
la Chambre] qu’il n’a pas cherché à éviter les massacres de tutsis
après cette date. La question n’est pas de savoir s’il avait le pouvoir

6. International Criminal Tribunal for Rwanda, The Prosecutor vs. Jean-Paul


Akayesu, Case no ICTR-96-4-T, Judgment and Sentence, paragraphe 184.
356
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

de le faire, car il n’a jamais essayé et qu’il existe des preuves établis-
sant sans l’ombre d’un doute qu’il a délibérément choisi de collaborer
avec la violence contre les tutsis plutôt que de les en protéger 7. »

En un mot, Ayakesu décida d’encourager la violence. Il « choisit »


publiquement « de collaborer », alors qu’il avait, dans un premier temps,
cherché à éviter les violences et était même intervenu à titre privé pour
protéger une famille tutsie. Il décida – comme beaucoup d’autres repré-
sentants des autorités et d’autres citoyens du Rwanda – qu’il valait mieux
rejoindre les tueurs que de les combattre. Nous connaissons le résultat :
une violence génocidaire massive, intense et collective.

Du sauvetage à la violence

Nous avons montré que les activités de sauvetage furent plus


courantes dans les premières étapes du génocide qu’on ne le croit
d’ordinaire. En fait, la différence entre Giti (emblème du sauvetage et
de la résistance au Rwanda) et Taba (emblème de la violence génocidaire)
était largement liée à des circonstances de temps et de lieu. Dans la
première localité, le bourgmestre tint bon jusqu’à l’arrivée du FPR ; dans
la seconde, le bourgmestre semble avoir estimé, à un moment donné,
qu’il n’avait plus le pouvoir de résister et qu’il valait mieux faire cause
commune avec les extrémistes. À Musambira, le bourgmestre prit la fuite.
Les témoignages suggèrent donc qu’au Rwanda, la frontière séparant le
sauvetage de la violence était mouvante et reflétait les luttes de pouvoir
à l’échelon local. La réussite des sauveteurs dépendait directement d’une
dynamique qui existait entre les hutus et définissait l’équilibre des forces.
Dans la majorité des lieux, les jusqu’au-boutistes et les partisans de la
violence l’emportèrent avant l’arrivée du FPR. Trois questions sont direc-
tement liées : pourquoi certaines régions se prêtèrent-elles davantage que
d’autres à des activités de sauvetage précoces ? Pourquoi la dynamique
changea-t-elle ? Et qu’est-ce qui aurait pu prolonger la durée de ces
activités ?
Concernant la première question, nos recherches effectuées au Rwanda
ont permis d’établir qu’en règle générale, l’alliance politique a représenté

7. Ibid., paragraphe 193.


357
L’échec de l’opposition locale au génocide rwandais

le principal élément déterminant le moment du déclenchement de la vio-


lence dans les différentes régions. Au Nord, au Nord-Ouest, dans les
régions de Kigali et des alentours, le MRND au pouvoir jouissait d’un
soutien majoritaire et disposait d’une force de feu supérieure. Dans ces
régions-là – Giti représente une exception et il y en eut d’autres –, la
violence commença presque immédiatement après l’assassinat du prési-
dent et la reprise de la guerre civile entre les forces du gouvernement
et les rebelles du FPR. À l’inverse, les régions où la résistance l’emporta
dans un premier temps étaient celles où l’opposition politique jouissait
du soutien le plus fort – le Sud et le centre-Sud.
Il est plus difficile de répondre à la deuxième question. Il semble qu’il
y eut en chaque lieu un point de rupture, un instant où l’équilibre des
forces bascula d’une attitude fluctuante ou hostile à la violence à une
attitude y étant favorable. Par « équilibre des forces », je veux dire qu’il
existait localement une pluralité de forces, qui dépendait de deux dimen-
sions essentielles, l’une interne à la commune, l’autre externe. La première
comprenait les responsables de l’administration, les éléments armés au
sein de la commune, les élites locales et les citoyens qui n’appartenaient
pas à l’élite. La seconde était formée des fonctionnaires nationaux, des
responsables de la préfecture, de l’armée ainsi que de l’activité des
communes voisines. Pour faire pencher la balance – pour renforcer une
position favorable à la violence –, il fallait une combinaison particulière
d’éléments intra- et extra-communaux. À Giti par exemple, le bourg-
mestre n’était pas en butte à une forte contestation au sein de la
commune – ses subordonnés et lui « parlaient le même langage », a
déclaré Sebushumba – et il a pu préserver une position hostile à la
violence. Mais la situation évoluait autour de lui et surtout dans une
commune voisine ; ce faisant, la balance se mit à pencher dans l’autre
sens et il était sur le point de perdre le contrôle avant l’arrivée du FPR.
À Musambira, grâce au soutien préfectoral, le bourgmestre maintint une
position hostile à violence pendant deux semaines. La situation se modi-
fia à la suite d’une incursion militaire, de la pression nationale et du
changement survenu dans une commune voisine. À Taba, l’évolution
suivit le même modèle qu’à Musambira, mais en l’occurrence, Akayesu
décida de faire cause commune avec les agresseurs au lieu de prendre
la fuite comme Nyandwi.
Nous sommes ici en présence d’une dynamique du pouvoir et de la
politique. Finalement, les extrémistes qui encouragèrent le génocide à
la suite de la mort du président contrôlaient plus de forces dans le pays
358
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

en avril 1994. Ils bénéficiaient de la loyauté des meilleures unités armées


de l’armée, de la milice, des médias et d’un nombre significatif de
citoyens dans certaines régions du pays. Les modérés et les premiers
adversaires de la violence ne pouvaient rivaliser avec leur pouvoir. En
outre, deux facteurs supplémentaires contribuèrent au succès des jusqu’au-
boutistes. Pour commencer, le génocide fut commis dans le cadre d’une
guerre et pendant toute la durée du conflit ; le FPR ne cessa de progresser
contre les forces gouvernementales. La guerre et l’assassinat du président
(largement imputé au FPR sur le moment) augmentèrent la peur et empê-
chèrent toute possibilité de trouver un terrain d’entente dans le pays.
Autrement dit, la guerre contribua à imposer le choix entre « eux » et
« nous », réduisant au silence les appels à la modération et à la réflexion.
Le second élément est le retrait des forces internationales stationnées au
Rwanda, qui affaiblit encore la position des modérés.
C’est ainsi que les jusqu’au-boutistes consolidèrent leur pouvoir au
cours des deux premières semaines du génocide ; ils écrasèrent les résis-
tants et les sauveteurs. Une fois en place, les extrémistes exploitèrent
les institutions de mobilisation qui existaient au Rwanda avant les évé-
nements, les réseaux de pouvoir très serrés ainsi que la topographie
vallonnée du pays et sa densité démographique pour rallier d’importants
effectifs en faveur du génocide. Les activités de sauvetage ne disparurent
pas entièrement, mais elles se réduisirent largement à des initiatives pri-
vées et plutôt exceptionnelles. La puissance de la violence génocidaire
et les pressions incitant les individus à se conformer publiquement à
l’attitude dominante étaient fortes, comme le montre le témoignage de
Musambira, et la désobéissance ouverte au programme génocidaire coû-
tait cher. Le génocide était désormais à l’ordre du jour. Autrement dit,
l’équilibre des forces favorable aux jusqu’au-boutistes, la guerre civile
et la démission internationale constituèrent les éléments clés de la vic-
toire des extrémistes sur les modérés et les « sauveteurs ».
S’agissant de la troisième question – les éléments qui auraient pu
prolonger les activités de sauvetage –, la réponse résulte de l’analyse
précédente. Un cessez-le-feu efficace, bien que difficile à mettre en
œuvre, aurait certainement calmé le jeu. Au même titre que la décision
de la communauté internationale de rester sur place ou même, ce qui
aurait évidemment été plus efficace encore, de renforcer sa présence. Ces
deux initiatives auraient offert une marge de manœuvre aux modérés
et aux « sauveteurs », leur permettant peut-être d’éviter la violence et de
protéger les tutsis.
359
L’échec de l’opposition locale au génocide rwandais

Pour conclure, le cas rwandais montre que le « sauvetage » public tel


que nous le concevons ici est moins déterminé par la volonté individuelle
ou par les liens intercommunautaires préexistants que par l’équilibre des
forces et par la marge de manœuvre existant au sein d’une communauté
donnée. Lorsque l’équilibre des forces est favorable aux tenants du géno-
cide, lorsque la marge de manœuvre et la possibilité d’imposer une
attitude modérée disparaissent, le coût de la désobéissance publique est
élevé, et les initiatives ouvertes de sauvetage seront rares. Il existe bien
sûr des exceptions à cette règle. Certains individus courageux mettront
leur santé, leur vie et leur foyer en péril pour sauver des amis et des
membres de leur famille. Mais à l’échelle publique, le sauvetage tel
que nous l’analysons ici – l’opposition ouverte à la violence – devient
improbable une fois que les jusqu’au-boutistes favorables à la violence
contrôlent l’équilibre des forces.
Cet article ne peut illustrer toutes les dimensions de la dynamique
génocidaire. Notre objectif majeur est plutôt de démontrer que le « sau-
vetage » fut plus courant dans les premières phases du génocide que ne
le suggèrent le nombre de morts, la rapidité de la violence et l’opinion
courante. En mettant l’accent sur les moments où des activités publiques
de « sauvetage » se produisirent effectivement, nous avons cherché à
montrer que la limite entre sauvetage et violence était fluctuante et sou-
vent liée aux rivalités de pouvoir à l’échelon local. Cette constatation
n’est pas seulement instructive pour la recherche comparative sur le sau-
vetage, elle est également importante pour les relations sociales dans le
Rwanda d’après le génocide. Reconnaître les actes précoces de courage
et de résistance au génocide ainsi que la dynamique de la violence qui
y a mis fin – au lieu de considérer le génocide comme le produit d’une
volonté générale – pourrait aider à la reconstruction pacifique du pays.
Chapitre 21
LE SAUVETAGE DANS LA ZONE
FRONTIÈRE DE GISHAMVU
ET DE KIGEMBE AU RWANDA
Charles Kabwete MULINDA

ette contribution analyse les circonstances du sauvetage des vic-

C times du génocide en 1994 dans les communes de Gishamvu et


de Kigembe au Rwanda 1. Étant donné que le génocide des tutsis
s’est étendu sur presque tout le territoire rwandais, son exécution a revêtu
des formes multiples 2. En conséquence, les moyens que les survivants
avaient pour échapper aux tueries ont tout autant varié. L’analyse por-
tera sur le rôle joué par le temps, l’espace et les acteurs dans le sauvetage
dans ces deux communes situées à l’extrême sud du pays, à proximité
ou en bordure de la frontière avec le Burundi. Le génocide y a commencé
deux semaines en retard par rapport à plusieurs régions du pays.
Comment les survivants ont-ils pu échapper à l’extermination dans
ces communes ? Vingt-deux témoignages oraux de rescapés du génocide,
provenant pour la majorité du bureau communal de Kigembe, du marché
de Nkomero et de la paroisse de Nyumba à Gishamvu, constituent la

1. L’auteur remercie la Commission de recherche de l’Université nationale du


Rwanda pour son appui financier qui a rendu possible cette recherche.
2. Cf. Alison Des Forges, Leave None to Tell the Story : Genocide in Rwanda,
Londres, Bruxelles, Human Rights Watch, Paris, Fédération internationale des
ligues des droits de l’homme, 1999 ; African Rights, Rwanda. Death, Despair,
and Defiance, Londres, African Rights, août 1995 [éd. revue].
362
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

source principale de cette contribution 3. Les documents écrits dispo-


nibles ont aussi été utiles, surtout pour placer les cas de Gishamvu et
de Kigembe dans un contexte théorique et empirique plus large. Certains
témoins parlent en effet à la première personne du pluriel et racontent
parfois des événements qui se sont passés loin de chez eux et auxquels
ils n’ont pas assisté. Leurs témoignages dépassent donc le cadre d’un
récit de vie individuel et revêtent un caractère collectif.

Le génocide
Entre 1990 et 1994, la vie politique au Rwanda a été riche en
événements tumultueux, notamment la rébellion du Front patriotique
rwandais (FPR), le multipartisme et la crise économique depuis la fin
des années 1980. C’est aussi en 1990 que l’idéologie de haine est apparue
dans la presse écrite. Dans cette compétition politique et militaire pour
le pouvoir entre le régime et les partis de l’opposition politique et militaire,
le régime Habyarimana choisit de définir le conflit en termes ethniques 4.
À Gishamvu et à Kigembe, la violence contre les tutsis débuta surtout
à partir de 1993 5. Cette violence a été à la fois verbale et physique, verti-
cale et horizontale.
Le préfet de Butare, Jean-Baptiste Habyarimana, a pu empêcher l’exé-
cution du génocide à Butare depuis le 6 avril 1994 jusqu’à sa destitution
le 18 avril 1994 6. Cette attitude protectrice des autorités de la ville attira
les populations vulnérables de Gikongoro 7 où le génocide avait commencé
juste après la mort du président Juvénal Habyarimana 8. La situation

3. Voir la liste des témoins à la fin de ce chapitre.


4. Human Rights Watch, « The Rwandan Genocide : How It Was Prepared », A
Human Rights Watch Briefing Paper, 1, avril 2006.
5. Témoignages de Rurangwa et de Rwandema, de Nsengimana et de Mutwara-
sibo. D’après Mutwarasibo, c’est à ce moment que les journaux divisionnistes
commencèrent à foisonner dans Kigembe : « Les partis triaient des extraits précis
qu’ils mettaient dans les cabarets, et les membres venaient les lire là. »
6. Cf. Linda Melvern, Conspiracy to Murder : The Rwandan Genocide, Londres,
Verso, 2004.
7. African Rights, Rwanda. Death, Despair, and Defiance, op. cit., p. 338 et 348.
8. Ibid., p. 290 ; Linda Melvern, Conspiracy to Murder..., op. cit., p. 168-169.
Le témoignage de Kandanga, originaire de Gikongoro corrobore cela. En effet,
elle raconte comment le génocide a commencé chez eux dans la commune
Mubuga, secteur de Kibeho à Gikongoro juste au 7 avril 1994. Elle et sa famille
et plusieurs de leurs voisins tutsis ont quitté leurs demeures vers le 10 avril
1994 après avoir été attaqués par certains de leurs voisins, par les populations
venant de Rwamiko et par des interahamwe tous vêtus de chapeaux rouges.
Elle et son mari et deux de ses belles-sœurs ont traversé la frontière du Burundi
le 14 avril.
363
Le sauvetage dans la zone frontière de Gishamvu et de Kigembe...

calme de la préfecture de Butare inspira confiance aux victimes qui se


réfugièrent dans les bâtiments administratifs (bureaux communaux,
écoles, etc.) mais aussi dans les églises, réputées pour leur inviolabilité
durant les troubles de 1959-1964. Dans ces deux communes, on dénombre
plusieurs sites de tueries de masse, mais aussi des lieux éparpillés où
des individus et des familles furent massacrés. Tous les sites ne sont pas
mentionnés ici. Une recherche plus détaillée est nécessaire 9.
Quand les tueries atteignirent Kigembe, certains tutsis de cette commune
commencèrent eux aussi à fuir les tueurs qui les attaquaient chez eux
et à se réfugier dans le bureau communal de Kigembe. Ils y trouvèrent
les déplacés de Gikongoro 10. Jusqu’au 18 avril, les réfugiés 11 croyaient
au calme. C’est à cette date qu’ils virent arriver dans la commune le
dirigeant du MDR de Kigembe, Bonaventure Nkundabakura surnommé
Nkabyankwese, dont tous les témoignages relatent le rôle organisateur
et incitateur. Selon les récits d’autres témoins, les massacres qui ont
commencé autour du 18 avril semblent avoir continué jusqu’au 22 avril.
La journée, les tueurs (certains policiers, une partie des populations
locales, plusieurs réfugiés hutus burundais, les miliciens interahamwe et
les militaires) massacraient ces déplacés tutsis et, la nuit, allaient piller
et se reposer 12. Profitant de la diminution de la surveillance, un grand
nombre de rescapés ont fui la nuit. Outre le bureau communal, le Centre
d’enseignement rural et artisanal intégré (Cerai) et le marché de Nkomero
furent le théâtre de massacres. Environ 5 000 personnes ont péri à
Nkomero. L’ancien bourgmestre Semanyenzi était parmi les organisa-
teurs des tueries 13.

9. Pour la commune de Kigembe, l’exécution du génocide est amplement décrite


dans Jean Paul Kimonyo, De la révolution au génocide, thèse de doctorat en
science politique, Montréal, Université de Québec, septembre 2002, chapitre 7.
Ma recherche de doctorat inclut la commune de Gishamvu (Charles Kabwete
Mulinda, A Space for Genocide : Local authorities, Local Population and Local
Histories in Gishamvu and Kibayi (Rwanda), thèse en cours, Le Cap, University
of the Western Cape.
10. Témoignage de Mutsinzi.
11. Plusieurs informateurs indiquent que la majorité de ces déplacés étaient
des tutsis, car ce sont eux qui étaient visés. Cependant, parmi eux se trouvait
un infime nombre de hutus qui se sentaient en danger, tels ceux qui avaient
des liens matrimoniaux ou de parenté avec des tutsis.
12. Voir par exemple les témoignages de Célestin Rwandema et d’Ernest
Mutwarasibo.
13. Témoignages de Rurangwa et Musabyemariya. Voir aussi African Rights,
Rwanda. Death, Despair, and Defiance, op. cit., p. 335-336, et René Abandi,
« Dieudonné (témoignage de) », La Source, numéro spécial : « Génocide de 1994
à l’UNR et au Rwanda », 72, mai 1997, p. 13.
364
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Les récits des tueries à la paroisse de Nyumba (Gishamvu) décrivent


tout d’abord l’arrivée des déplacés de Gikongoro, de Runyinya et de
Nyakizu, puis celle des populations de Gishamvu. La situation ressemble
un peu à celle de Kigembe. Environ 500 personnes en provenance de la
commune de Ngoma y furent aussi envoyées par les autorités, ainsi qu’au
grand séminaire de Nyakibanda 14. Mais il faut noter que certains tutsis
de Gishamvu se sont réfugiés à leur tour dans d’autres communes envi-
ronnantes 15. Voyant que la situation devenait grave, plusieurs d’entre
eux s’enfuirent à Nyakibanda et à Nyumba, et il ne resta que très peu
de tutsis à la campagne 16. Les tueries se déroulent entre le 18 avril et
le 24 avril 1994 17. Les autorités locales impliquées dans l’organisation
et l’exécution du génocide à Nyumba sont Assiel Simbarikure, sous-
préfet, Célestin Kubwimana, alias Cyuma, conseiller d’un des secteurs
de Gishamvu, Pascal Kambanda, bourgmestre de Gishamvu, Nzavugejo,
médecin, et Aloys Sibomana, agronome à Gishamvu. Ce sont eux qui
tenaient les réunions d’organisation du génocide. Les responsables des
cellules y étaient également associés. « Ces responsables firent comprendre
aux populations que celui qui cachera une personne mourra avec elle 18. »
Le gouvernement central prit en effet des mesures pour que les fonction-
naires de l’administration participent au génocide, ce qu’un grand nombre
fit, notamment pour sauver leur emploi 19.
Les massacres semblent avoir commencé à Nyumba après le passage
du président Théodore Sindikubwabo le 18 avril 1994 20. Les maisons des
tutsis du secteur de Gishamvu furent pillées, puis le plus souvent incen-
diées, et leur bétail confisqué 21. Le dispositif d’exécution du génocide
fut ensuite mis au point. Les victimes à Kigembe et à Gishamvu sont
estimées à plusieurs milliers 22. Parmi les témoins, très peu ont pu survivre
avec des membres de leur famille. Beaucoup de rescapés se retrouvent
seuls, ce qui suggère une quasi-extermination à Kigembe et Gishamvu.

14. Alison Des Forges, Leave None to Tell the Story..., op. cit., p. 445-446.
15. African Rights, Rwanda. Death, Despair, and Defiance, op. cit., p. 338.
16. Témoignage de Mukantabana.
17. Témoignages de Hakizimana Théoneste, de Nsengimana, de Musabyemariya
et de Murindwa.
18. Témoignage de Nsengimana.
19. African Rights, Rwanda. Death, Despair, and Defiance, op. cit., p. 51-52.
20. African Rights, The History of the Genocide in Sector Gishamvu. A Collec-
tive Account, janvier 2003 ; Alison Des Forges, Leave None to Tell the Story...,
op. cit., p. 459 ; PRI (Penal Reform International), Rapport de la recherche sur
la Gacaca, 5, septembre 2003, p. 45.
21. Témoignage de Nsengimana.
22. Cf. Minaloc, Dénombrement des victimes du génocide, rapport final,
Kigali, novembre 2002.
365
Le sauvetage dans la zone frontière de Gishamvu et de Kigembe...

Le sauvetage
Comment un certain nombre des rescapés de Gishamvu et de Kigembe
ont-ils pu être sauvés ?

Le déroulement ou l’acte de sauvetage

Les écrits sur le sauvetage ou les récits des survivants du génocide


témoignent de la multiplicité et de la variété des actions de sauvetage,
comme le fait de donner aux personnes en danger un abri dans sa maison
pour se cacher, de la nourriture, de la boisson, des habits, des médica-
ments, de se battre pour les protéger, de négocier leur libération, de leur
donner un moyen de transport, de les accompagner dans leur fuite pour
leur servir d’éclaireurs ou de boucliers, de leur donner des informations sur
le chemin à suivre pour échapper aux tueries, de mourir pour eux, etc. 23.

Fuite vers la frontière et embûches en chemin


À Gishamvu et à Kigembe, la majorité des survivants ont choisi le
chemin du Burundi. La proximité de ces deux communes avec la fron-
tière permettait d’envisager cette solution. Les difficultés rencontrées en
chemin dépendaient de plusieurs facteurs.
Le temps de la traversée constituait un premier facteur. Selon l’expé-
rience de Mutwarasibo et de Kandanga, ceux qui ne se sont pas dirigés
vers les sites de regroupement et qui ont immédiatement emprunté le
chemin du Burundi ont échappé au génocide 24. Au début, les attaques
étaient peu nombreuses. Les chemins sont devenus beaucoup plus dan-
gereux par la suite 25.

23. African Rights, Tribute to Courage, Londres, African Rights, 2002 ; Jean-
Marie Quéméner et Éric Bouvet, Femmes du Rwanda, Paris, Catleya Éditions,
1999 ; Hildebrand Karangwa (abbé), Le Génocide au centre du Rwanda.
Quelques témoignages des rescapés de Kabgayi (le 2 juin 1994), s. l., 2000 ;
Esther Mujawayo et Souâd Belhaddad, SurVivantes. Rwanda, dix ans après le
génocide, suivi de entretien croisé entre Simone Veil et Esther Mujawayo, La
Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2004 ; Maria Augusta Angelucci et al., C’est
ma taille qui m’a sauvée. Rwanda : de la tragédie à la reconstruction, Johannes-
burg, Colorpress, 1997 ; Johan Pottier, « Escape from Genocide. The Politics of
Identity in Rwanda’s Massacres », dans Vigdis Broch-Due (ed.), Violence and
Belonging. The Quest for Identity in Post-Colonial Africa, Londres, Routledge,
2005, p. 195-213.
24. Témoignages de Kandanga et de Mutwarasibo.
25. Témoignage de Rwandema. Voir aussi celui de Murindwa.
366
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

La distance par rapport à la frontière avec le Burundi entrait égale-


ment en compte. Les rescapés du bureau communal de Kigembe et ceux
du CERAI de Kigembe ont rencontré moins de difficultés que ceux de
Gishamvu, car ces derniers venaient de loin et devaient passer plus de
barrières (barrages). Un grand nombre des rescapés de Gishamvu ont
ainsi été tués aux barrières situées sur le chemin, et surtout au centre
de Nkomero 26.
La condition physique était importante. Plus on était jeune et physi-
quement résistant, plus on pouvait se battre et continuer sa route. Les
personnes âgées, les petits enfants et les femmes étaient parmi ceux qui
périssaient en grand nombre à ces barrages 27. Par exemple, Muhire de
Kigembe put, grâce à son jeune âge, faire le trajet à pied à la fois jusqu’à
Kansi en commune Nyaruhengeri, puis en commune Ngoma, puis à
Nyumba et jusqu’au grand séminaire de Nyakibanda (Gishamvu), et enfin
jusqu’au Burundi.
Certaines victimes ont rencontré moins de difficultés que d’autres
parce qu’elles étaient escortées par des amis ou des parents hutus.
Nzabirinda Félix a ainsi été protégé par ses beaux-frères, Pascal
Ntahiganayo et Alexis Sindahuga, et accompagné par son futur beau-
père Bajyanama Augustin. Il échappa au génocide, bien qu’il ait traversé
très tard la frontière, vers le 13 mai 1994. D’autres ont pu passer au
Burundi en se battant en chemin. Ce fut le cas de quelques habitants
de Sheke et Bitare (Gishamvu) qui parvinrent à résister aux tueurs et à
se sauver en grand nombre 28. Les témoignages de Musabyemariya et de
Mutsinzi montrent également que des militaires burundais ont aidé les
victimes à traverser la frontière depuis le territoire rwandais 29.
En dépit de tous ces facteurs, la providence semble être la plus
convaincante des explications, car la plupart du temps seule la chance
a pu sauver ces rescapés : ils étaient passés au bon endroit ou avaient
rencontré l’homme qu’il fallait au moment opportun.

Arrivée à la frontière et aide des soldats burundais


L’arrivée à la frontière n’était pas pour autant une garantie de survie.
Plusieurs rescapés l’indiquent, on pouvait être tué à la frontière, car les

26. Témoignages de Hakizimana Vincent, de Kayumba, de Hakizimana


Théoneste et de Musabyemariya.
27. Témoignages de Kamuyumbo, de Nsengimana et de Hakizimana Théoneste.
28. Témoignage de Musabyemariya.
29. Témoignages de Musabyemariya et de Mutsinzi.
367
Le sauvetage dans la zone frontière de Gishamvu et de Kigembe...

barrières des tueurs de Kigembe étaient devenues nombreuses. Même une


fois arrivé au Burundi qui était lui aussi le théâtre de conflits armés,
on pouvait être victime de tueurs burundais. Quelques rescapés ont été
attaqués au Burundi et ont eu la vie sauve grâce à la protection des
soldats burundais 30. D’une façon générale, ces militaires ont aidé les res-
capés à franchir la frontière, leur ont fourni une aide d’urgence et les
ont transportés vers les camps des réfugiés en territoire burundais.
Des rescapés ont été repêchés dans la rivière Kanyaru puis acheminés
à la douane 31. Là, certains ont pu recevoir immédiatement de la nourri-
ture et un abri des militaires burundais 32. D’autres ont été acheminés dans
les véhicules de l’armée à Mparamirundi, comme premier lieu de tran-
sit 33, ou au camp provisoire de Mihigo 34 ou de Busiga 35, ou inversement
du camp militaire burundais de Mihigo à celui de Mparamirundi 36. À
tous, les militaires donnaient à manger et à boire, et parfois des habits.
À Mparamirundi il semble qu’il y ait eu un service humanitaire, car
Hakizimana Théoneste raconte qu’un employé de la Croix-Rouge lui
apportait régulièrement du lait. Twagirumukiza précise qu’il y a été soigné.
Hakizimana Vincent a aussi été soigné par les médecins de la Croix-
Rouge à l’hôpital de Kayanza.

Acheminement des rescapés par les soldats burundais ou le HCR


vers les camps de réfugiés

Après avoir reçu l’aide d’urgence par les militaires burundais, un


grand nombre de réfugiés ont été acheminés dans les camps de réfugiés
situés en territoire burundais, à Mureke ou à Mubuga. La plupart des
personnes interrogées ont vécu à Mureke de l’aide humanitaire du Haut
Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) ou d’autres orga-
nisations humanitaires 37. Certains y sont restés jusqu’à leur retour au
Rwanda en juillet 1994 après la victoire du FPR.
D’autres n’ont pas attendu la victoire effective du FPR pour rentrer
au Rwanda et sont allés à Bugesera en juin 1994 après que cette région

30. Témoignages de Twagirumukiza, de Nzabirinda, etc.


31. Témoignages de Hakizimana Théoneste et de Rurangwa.
32. Témoignage de Mwumvaneza.
33. Par exemple, Twagirumukiza, Rurangwa, et Kamuyumbo.
34. Par exemple, Rwandema.
35. C’est le cas de Bunyenzi.
36. C’est le cas de Hakizimana Théoneste qui y a passé quatre jours.
37. C’est le cas de Mutwarasibo, de Musabyemariya, de Ndayisaba, de
Nsengimana, de Muhire et de certains de leurs proches.
368
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

eut été occupée par le FPR. Ils s’empressaient de quitter le camp de


Mureke où la vie devenait précaire (manque de nourriture, de soins médi-
caux, d’abri sûr, etc.). À Bugesera, les conditions de vie étaient plus
satisfaisantes : les champs regorgeaient de haricots, de sorgho, de patates
douces. Des maisons étaient disponibles, abandonnées par les hutus qui
avaient fui après l’occupation du FPR 38.
Des rescapés, pour la plupart des hommes, ont été enrôlés dans la
rébellion du FPR. C’est le cas de Murindwa, de Hakizimana Théoneste
et de Mutsinzi 39. Tous ne sont cependant pas allés dans les camps de
réfugiés. Certains ont rejoint les provinces du Burundi parce qu’ils y
avaient des connaissances, ou tout simplement parce qu’ils ont pu trou-
ver des moyens de transport pour y aller 40.

Autres sauveteurs
D’autres personnes que les soldats burundais ont aidé les victimes à
franchir la frontière du Burundi ou du Congo voisin pour qu’ils trouvent
refuge dans les camps de réfugiés ou chez des particuliers. Les sauveteurs
sont, dans ce cas, à la fois les personnes qui ont caché et accompagné
la victime, les personnes qui l’ont accueillie et hébergée, et plus tard les
personnes qui l’ont aidée à retourner puis à vivre au Rwanda. Trois per-
sonnes ont caché Ndayisaba Innocent et l’ont accompagné à la rivière
Kanyaru pour traverser vers le Burundi. Ces personnes qui l’ont aidé
sont Évariste, Thomas et un autre 41.
Certains rescapés n’ont pas traversé la frontière du Burundi. C’est le
cas de Brigitte Mukantabana, originaire de la commune de Gishamvu,
mais qui vivait entre 1990 et 1994 à Kigali la capitale, dans le camp de
Kanombe. Femme d’un militaire hutu, nommé Mugemangango Calixte,
elle quitta Kigali vers le 15 avril 1994 et arriva à Gishamvu deux jours
plus tard. Témoin du génocide à Gishamvu, elle assista au massacre des
membres de sa famille et de proches, se cacha dans les champs de sorgho
et fut protégée par son beau-père Augustin Sebashongore qui était hutu.
À plusieurs reprises, ils donnèrent de l’argent aux bourreaux pour qu’ils
ne la tuent pas. Et le 13 mai 1994, elle put fuir à Cyangugu aidé par
Rwagasore, un militaire envoyé par son époux 42.

38. C’est le cas de Bunyenzi, de Kayumba, de Mutsinzi et de certains de leurs


proches.
39. Témoignages de Murindwa, de Hakizimana Théoneste et de Mutsinzi.
40. Cas de de Kamuyumbo, de Twagirumukiza, de Mwumvaneza et de
Rurangwa, seuls ou avec leurs proches.
41. Témoignage de Ndayisaba.
42. Témoignage de Mukantabana.
369
Le sauvetage dans la zone frontière de Gishamvu et de Kigembe...

Urayeneza Bernadette n’a pas non plus franchi la frontière du


Rwanda. Elle s’est rendue à Gishamvu et à Runyinya où elle s’est réfugiée
chez des voisins et des parents hutus. Après avoir quitté le refuge du
grand séminaire de Nyakibanda, elle est allée se cacher dans les champs
de sorgho, puis chez plusieurs amis et voisins, notamment Misigaro,
Sekimondo, Gatera André, Nyiramatama Candide, où elle est restée
quelques jours avant d’être obligée de partir de nouveau pour ne pas
mettre ces personnes en danger. Réalisant l’ampleur du massacre à
Gishamvu, elle décida de quitter la commune en mai 1994. Elle arriva
à Runyinya en mai et vécut chez le vieux Barigira, un parent du côté
maternel, jusqu’en juillet 1994. À cette date, à l’approche des rebelles
du FPR, les Barigira s’enfuirent, et Urayeneza Bernadette partit avec eux.
Barigira demanda à sa sœur Madamu d’emmener Urayeneza avec elle à
Gikongoro au lieu-dit Mu Wururembo 43.
Musabyimana Émérite traversa la frontière avec l’aide de son beau-
frère Isaïe Sindikubwabo qui habitait dans le secteur Ruhororo de Kigembe.
Il l’emmena à Murama (Burundi) chez une femme burundaise nommée
Angela qui l’hébergea jusqu’en juillet 1994 date à laquelle elle retourna
au Rwanda. Avant le génocide, Musabyimana habitait dans la commune
de Mugusa de la préfecture de Butare. Elle n’est revenue à Kigembe qu’en
avril 1994, après l’assassinat de son mari et de son bébé autour du
13 avril 1994. Sur le chemin de Mugusa à Kigembe, elle échappa à
la mort grâce à l’intervention de trois personnes inconnues qui, chaque
fois, demandaient aux tueurs de la laisser partir, disant pour la sauver
qu’elle était hutue 44.
La femme de Murindwa, Belthilde Kamanzi, a été sauvée, car elle a
fait partie des populations de Bitare qui ont fui en grand nombre et qui
ont réussi à échapper aux tueurs. Kamanzi était originaire de la commune
de Nyakizu. Quasiment toute sa famille a survécu, à l’exception de ceux
qui sont morts de maladie en cours de chemin 45. Floride Ntibaziyandemye,
la femme de l’informateur Nsengimana, était aussi originaire de la
commune Nyakizu. Elle a été cachée par des voisins à Gishamvu tels
que Simon, Sebasoni et plusieurs autres, qui ne connaissaient pas son
identité ethnique. « En fait, elle est allée de cachette en cachette et elle
a parcouru plusieurs collines se cachant partout, jusqu’à la fin du géno-
cide et de la guerre. » Elle n’a donc pas quitté Gishamvu 46.

43. Témoignage de Urayeneza.


44. Témoignage de Musabyimana.
45. Témoignage de Murindwa.
46. Témoignage de Nsengimana.
370
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Christine Vuguziga, une hutue qui avait épousé un tutsi du nom


de Mujyakera, s’employa, après avoir perdu son mari, à cacher ses
deux enfants, une fille (Rose Mukantabana) et un garçon (Célestin
Mbazumutima). Ce dernier fut tué par les voisins et la fille fut sauvée
par de jeunes hutus, Alexis et Eugène. Elle put s’évader avec sa mère
et atteindre la commune de Rugombo dans la province de Cibitokeau
au Burundi, après avoir traversé la forêt vers Nshiri. Un musulman,
Jyuma, leur donna un abri et un petit champ. Elles bénéficièrent égale-
ment de l’aide d’un autre homme prénommé Maurice. Elles vécurent là
jusqu’en 2002 ou 2003, date à laquelle elles retournèrent au Rwanda 47.

Le retour des rescapés au Rwanda


Les rescapés de Gishamvu et de Kigembe retournèrent chez eux à des
dates différentes selon les lieux d’où ils venaient. La majorité d’entre
eux arrivèrent dans leur commune en juillet, en août et en septembre
1994, en provenance du Burundi, de Bugesera ou du Groupe scolaire
officiel de Butare (GSOB). La plupart habitèrent dans les petits centres
semi-urbains de Kigembe ou de Gishamvu, puis retrouvèrent leurs habi-
tations après la pacification complète de ces communes. Ceux qui allèrent
dans les centres furent aidés par les soldats du FPR qui venaient de
remporter la victoire. D’autres retournèrent chez eux un peu plus tard
pour diverses raisons 48. Certains rescapés ne sont pas retournés dans
leurs communes d’origine, et sont allés vivre dans les villes du pays ou
dans des communes rurales 49.
Concernant le sauvetage, des bienfaiteurs ont pu procurer une aide
matérielle ou financière aux rescapés pour leur permettre de retourner au
Rwanda. Twagirumukiza mentionne par exemple un Burundais nommé
Surwanone Tharcisse, qu’il ne connaissait pas auparavant, qui lui donna
4 000 francs burundais pour payer les frais de transport pour retourner
au Rwanda 50.

Les raisons du sauvetage

L’une des raisons du sauvetage fut la bienveillance. Même s’il est clair
que les soldats du Burundi et du FPR répondaient aux ordres de leurs
chefs, leur sollicitude et le courage avec lequel ils ont accompli leur

47. Témoignage de Vuguziga.


48. Témoignages de Kamuyumbo, de Mukantabana et de Muhire.
49. C’est le cas des familles de Kandanga et de Musabyemariya.
50. Témoignage de Twagirumukiza.
371
Le sauvetage dans la zone frontière de Gishamvu et de Kigembe...

tâche leur donnent grand crédit aux yeux des rescapés. La majorité de
ces derniers n’ont pas pu retenir les noms des soldats qui les ont aidés,
mais ils ont gardé le souvenir de protecteurs infaillibles pendant les
moments extrêmes. Presque tous ces soldats ne connaissaient pas leurs
protégés. Nzabirinda Félix se souvient de deux militaires burundais qui
l’ont aidé pendant son séjour au Burundi, il s’agit de Sylvestre et de
Ndikumana 51. Rwandema mentionne le nom d’un autre officier burun-
dais, le lieutenant Cyiza 52.
Des sauveteurs hutus ont aussi agi par bienveillance. Après avoir vécu
longtemps en bons termes avec les tutsis, ils se sentaient obligés de les
sauver, au risque de perdre leur propre vie. Voici le récit de Nsengimana
Vincent, qui complète les cas mentionnés précédemment :

« Il y a un hutu qu’on a attrapé avec beaucoup de tutsis qui s’étaient


cachés et à qui il amenait régulièrement de la nourriture. D’autres
hutus le tuèrent, lui et sa femme qui était tutsie. Il s’appelait Protais,
je ne connais pas son autre nom, car il n’était pas de chez nous. Il
devait être originaire de la commune de Nyakizu. Ils furent attrapés
juste vers la fin de la guerre. [...] Protais a agi par bienveillance. Il
y a d’autres hutus qui avaient des épouses tutsies et qui n’ont pas
imité Protais 53. »

Mutwarasibo mentionne d’autres hutus qui ont pris le risque de sauver


les tutsis d’une façon désintéressée : « Parmi les sauveteurs, il y a un vieux
appelé Sibose. Je le connais bien, car même nous il nous a aidés. Je
connais aussi Emmanuel qui a caché cinq filles. Le vieux Sibose disait :
“Je préfère mourir avec les victimes, que d’être un lâche.” Nul ne l’a accusé
d’avoir trempé dans le génocide 54. »
Des hutus ont également sauvé des tutsis en raison des liens matrimo-
niaux qui les unissaient. D’autres ont agi pour de l’argent ou des biens
matériels. Le Burundais Bosco, bien que tueur, a aidé Mutwarasibo et
les siens à franchir la frontière moyennant de la boisson. Ce phénomène
s’appelait « Kwigura » (littéralement « se racheter ») 55.

51. Témoignage de Nzabirinda.


52. Témoignage de Rwandema.
53. Témoignage de Nsengimana.
54. Témoignage de Mutwarasibo.
55. Témoignage de Mutwarasibo. Mahmood Mamdani (When Victims Become
Killers, Colonialism, Nativism, and the Genocide in Rwanda, Princeton [N. J.],
Princeton University Press, 2001, p. 221) mentionne aussi le cas des hutus qui
sauvaient certains tutsis et en tuaient d’autres. Voir aussi Johan Pottier, « Escape
from Genocide. The Politics of Identity in Rwanda’s Massacres », art. cité,
p. 205-210, qui décrit comment la rescapée Chika survécut grâce à l’argent.
372
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Des hommes hutus ont pu sauver des jeunes filles et des femmes tutsies
dans le but de les épouser. Cela s’est notamment passé dans les secteurs
de Kivuru et de Karama à Kigembe 56. Il est clair que, dans ces conditions,
ces soi-disant mariages ne résultaient pas du consentement des deux par-
ties : les filles ou les femmes se trouvaient dans l’obligation d’accepter ces
unions juste pour avoir la vie sauve. C’est ce que Florence Mukamugema 57
a appelé l’esclavage sexuel. Un livre de témoignage relate l’histoire de
Francine, 30 ans, sauvée par son mariage forcé avec un hutu 58.
Le sauvetage des tutsis a été limité en raison notamment de la minutie
avec laquelle le génocide a été préparé. Ensuite, ceux qui étaient pris
en train de cacher des tutsis étaient aussi tués ou dépouillés de leurs
biens 59. Enfin, la frontière étant gardée par des tueurs, les interahamwe
et des populations civiles, les chances de traversée étaient faibles pour
les fugitifs 60.

Perceptions des sauveteurs chez les rescapés

Plusieurs rescapés sont catégoriques quand ils répondent à la question


de savoir qui les a sauvés du génocide. Ils disent en premier lieu avoir
survécu grâce à Dieu 61, et non grâce à leurs efforts ou à ceux de sauve-
teurs hutus, burundais ou autres. D’autres ajoutent l’existence de situations
pratiques favorables à leur sauvetage, comme la proximité avec la fron-
tière du Burundi, la capacité de courir, etc. 62. Enfin, en plus des explications
précédentes, plusieurs rescapés affirment qu’ils doivent la vie à ceux
qui les ont cachés. Voici par exemple le témoignage de Dieudonné : « Je
voudrais aussi à cette occasion dire merci ; merci à vous Zacharie Rony,
à Marie Paul, au docteur Bernard Manony, à Bruno Bataille, à Marcel Bovy

56. Notes de Mutwarasibo remis par lui à l’auteur.


57. Florence Mukamugema, La Femme rwandaise et les événements de 1994,
dans Jacques Fierens (dir.), Femmes et génocide : le cas rwandais, Bruxelles,
La Charte, 2003, p. 90.
58. Jean-Marie Quéméner et Éric Bouvet, Femmes du Rwanda, op. cit., p. 26 ;
voir aussi Alison Des Forges, Leave None to Tell the Story..., op. cit.
59. Témoignages de Mutwarasibo et de Nsengimana.
60. Michele D. Wagner, « All the Bourgmestre’s Men : Making Sense of Genocide
in Rwanda », Africa Today, 45 (1), janvier-mars 1998.
61. J’ai traduit Imana (mot kinyarwanda) par Dieu, mais Imana signifie aussi
la providence, la chance ou la bénédiction (Danielle de Lame, A Hill among a
Thousand, Transformations and Ruptures in Rural Rwanda, Madison [Wis.] et
Tervuren, The University of Wisconsin Press et Royal Museum of Central Africa,
2005, p. 224 et 232).
62. Témoignages de Murindwa, de Hakizimana Théoneste et de Hakizimana
Vincent.
373
Le sauvetage dans la zone frontière de Gishamvu et de Kigembe...

et aux autres. Je vous dois la vie et c’est beaucoup 63. » De façon générale,
tous les rescapés sont reconnaissants envers les personnes qui les ont
aidés. Leurs témoignages dépeignent souvent la gravité des contextes
dans lesquels ces bienfaiteurs ont dû prendre la décision de les secourir
et de les protéger. « Avoir survécu relève d’un concours de circonstances
tellement exceptionnel que l’on reste effaré 64. »

Nous avons montré ici les circonstances dans lesquelles quelques res-
capés de Gishamvu et de Kigembe ont échappé au génocide, leurs expé-
riences, leurs bourreaux, leurs sauveteurs. La plupart des victimes ont
survécu en traversant la frontière, très peu ont été sauvés ou protégés
par leurs voisins hutus. Les militaires burundais apparaissent ainsi comme
les acteurs les plus importants dans le sauvetage des rescapés de Gishamvu
et de Kigembe. Seuls quelques individus hutus, connus ou inconnus des
rescapés, ont été d’un secours irremplaçable. Les organisations humani-
taires ont aidé les rescapés dans les camps des réfugiés. Les militaires
du FPR sont intervenus surtout lors du retour des rescapés au Rwanda.
L’existence de sauveteurs révèle qu’il est possible de combattre une
machine forte de tuerie par des moyens faibles, par une volonté ferme
à faire le bien. Ces héroïnes et ces héros 65 sont pour la plupart effacés.
Très peu ont été célébrés et reconnus 66, mais ceux qu’ils ont sauvés les
connaissent bien et leur sont reconnaissants. Les travaux sur le sauve-
tage ont le mérite de célébrer la bravoure et de perpétuer la mémoire de
ces bienfaiteurs. En outre, d’un point de vue historiographique, puisque
chaque récit de rescapé traite à la fois du déroulement du génocide et
du sauvetage, l’histoire du sauvetage enrichit celle du génocide. Enfin,
les travaux sur le sauvetage devraient également aborder l’absence du
sauvetage là où on l’espérait 67.

63. René Abandi, « Dieudonné (témoignage de) », art. cité, p. 15. Le Dr Zachariah
Rony de MSF est aussi mentionné dans Alison Des Forges, Leave None to Tell
the Story..., op. cit., p. 463, 471, 482, 503-504, et dans Linda Melvern, Conspi-
racy to Murder..., op. cit., p. 211, 219.
64. Claudine Vidal, « Questions sur le rôle des paysans durant le génocide des
Rwandais tutsis », Cahiers d’études africaines, 38 (150-152), 1998, p. 342.
65. David Newbury, « Understanding Genocide », African Studies Review, 41
(1), avril 1998, p. 81.
66. Cf. African Rights, Tribute to Courage, op. cit. ; Jean-Marie Quéméner et
Éric Bouvet, Femmes du Rwanda, op. cit.
67. Cf. Larry Minear et Philippe Guillot, Soldats à la rescousse. Les leçons
humanitaires des événements du Rwanda, Paris, OCDE, 1996 ; Elizabeth Neuffer,
The Key to my Neighbor’s House : Seeking Justice in Bosnia and Rwanda, New
York (N. Y.), Picador, 2001 ; Vénuste Kayimahe, France-Rwanda : les coulisses
du génocide. Témoignage d’un rescapé, Paris, Dagorno, 2002 ; Esther Mujawayo
et Souâd Belhaddad, SurVivantes. Rwanda, dix ans après le génocide, op. cit.
374
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Les rescapés ont échappé au génocide, mais pour beaucoup, la vie


après ce désastre est toujours aussi difficile. Douze ans après, plusieurs
rescapés de Gishamvu et de Kigembe ne connaissent pas l’insertion et la
stabilité sociales tant désirées. La solitude, la maladie, la pauvreté les
hantent encore. L’aide du gouvernement et d’autres acteurs privés natio-
naux et internationaux procure à certains une assistance sociale. Les
témoignages révèlent que tous n’en bénéficient pas, et que ces aides ne
résolvent pas tous leurs problèmes. La lutte pour la survie continue.

Tableau 7 : Témoins interviewés


Lieu
Né(e) Commune Secteur
Nom et prénom H/F et date de Activité
en d’origine d’origine
l’interview

Bunyenzi Isaïe H 1947 Kigembe Murama Kigembe, Agriculteur –


27 mars 2006 invalide

Hakizimana H 1971 Gishamvu Gishamvu Gishamvu, Agriculteur


Théoneste 24 mars 2006

Hakizimana Vincent H 1982 Gishamvu Gishamvu Gishamvu, Agriculteur


24 mars 2006

Kamuyumbo F 1937 Gishamvu Mukuge Gishamvu, Agricultrice


Consesa 24 mars 2006

Kandanga Dative F 1965 Mubuga Kibeho Butare, Ménagère


9 sept. 2005

Kayumba Charles H 1942 Kigembe Nyanza Kigembe, Agriculteur


27 mars 2006 et petit
commerçant

Muhire Martin H 1973 Kigembe Murama Kigembe, Agriculteur


27 mars 2006

Mukantabana F 1964 Gishamvu Muboni Gishamvu, Agricultrice


Brigitte 24 mars 2006

Murindwa Évariste H 1954 Gishamvu Gishamvu Gishamvu, Agriculteur


24 mars 2006

Musabyemariya F 1981 Runyinya Gikombe Butare, Étudiante


Claire 22 sept. 2005

Musabyimana F 1971 Kigembe Nyanza Kigembe, Agricultrice


Émérite 27 mars 2006

Mutsinzi Sylvestre H 1980 Kigembe Karama Kigembe, Administratif


27 mars 2006
375
Le sauvetage dans la zone frontière de Gishamvu et de Kigembe...

Mutwarasibo Ernest H 1979 Kigembe Karama Butare, Étudiant


8 sept. 2005

Mwumvaneza H 1965 Kigembe Kivuru Kigembe, Agriculteur


Vincent 27 mars 2006

Ndayisaba Innocent H 1968 Kigembe Nyaruteja Kigembe, Agriculteur


27 mars 2006

Nsengimana Vincent H 1969 Gishamvu Gishamvu Gishamvu, Agriculteur


24 mars 2006

Nzabirinda Félix H 1972 Kigembe Rubona Kigembe, Agriculteur,


27 mars 2006 artisan et petit
commerçant

Rurangwa Vincent H 1971 Kigembe Ngoma Kigembe, Agriculteur


27 mars 2006 et menuisier

Rwandema Célestin H 1968 Kigembe Kigembe Kigembe, Administratif


27 mars 2006 et agriculteur

Twagirumukiza H 1965 Kigembe Kigali Kigembe, Agriculteur


Alphonse 27 mars 2006

Urayeneza F 1959 Gishamvu Gishamvu Gishamvu, Agricultrice


Bernadette 24 mars 2006

Vuguziga Christine F 1955 Gishamvu Gishamvu Gishamvu, Agricultrice


24 mars 2006
III - RÉSEAUX, MINORITÉS
ET SAUVETAGE
L
’une des approches les plus fécondes, pour étudier un processus
génocidaire, consiste à observer comment la haine et la violence
se propagent ou non, à l’échelon local d’une région, voire d’une
ville ou d’un village. C’est ce même point de vue « micro » qui est adopté
dans la plupart des textes réunis dans cette partie, afin de comprendre
les gestes de sauvetage de la part de tels ou tels individus ou groupes.
Ainsi, Yves Ternon compare-t-il le sort des arméniens en 1915-1916
dans deux provinces bien différentes de l’Empire ottoman : celle de
Mardin où ils ont été presque tous exterminés et celle du Sindjar où ils
ont été protégés, fait généralement peu connu. On verra aussi comment
un acteur extérieur (qui serait aujourd’hui qualifié d’« humanitaire »)
s’appuie nécessairement sur un réseau de complicités locales pour être
efficace : tel est le cas de la Suissesse Beatrice Rohner, dont Hans-Lukas
Kieser nous raconte ici l’action au moment du génocide des arméniens,
pour protéger plus d’un millier d’enfants regroupés dans un orphelinat
d’Alep (Syrie). Au cœur de l’Allemagne nazie, Mark Roseman analyse pour
sa part l’histoire longtemps restée ignorée du Bund, ce groupe réforma-
teur socialiste qui, implanté dans la ville d’Essen, sauva plusieurs juifs de
la mort. Dans la même période, on lira encore l’étude de Michel Fabréguet
sur le « pays sauveteur » du Nieuwlande (Pays-Bas) dont l’action a été
comparée à celle du village du Chambon-sur-Lignon (France) alors que
les histoires sont pourtant très différentes. Quant au Rwanda, Emmanuel
Viret propose une enquête de terrain inédite sur le rôle des habitants de
la commune de Mabare qui, en avril 1994, tentèrent de résister par la
violence aux milices venues tuer les tutsis. Tous ces auteurs montrent
bien le poids et la conjonction de facteurs spécifiques pour expliquer
qu’ici – et non là – ont pu se développer certains actes d’entraide et de
sauvetage. Outre la personnalité de tel ou tel individu, des facteurs sin-
guliers sont toujours à prendre en compte : l’histoire d’une région, sa
mixité ethnique ou religieuse, l’attitude des élites locales, le poids des
circonstances, sans oublier la géographie.
Peut-on toutefois identifier quelques traits communs qui seraient de
nature à rendre compte de leurs actions ? Le poids du facteur religieux
vient tout de suite à l’esprit puisqu’il est repérable, selon diverses moda-
lités, dans la plupart des cas réunis. Par exemple, comment comprendre
380
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

l’engagement d’une Beatrice Rohner sans tenir compte du fait qu’elle


appartient à une organisation piétiste de charité en Orient (Hülfsbund
für christliches Liebeswerk im Orient). Pour cette femme très croyante,
son dévouement auprès des enfants arméniens relève tout simplement
de l’appel de Dieu. Au Rwanda, les habitants de la commune de Mabare
appartiennent pour la plupart à la religion musulmane, très minoritaire
au Rwanda. Or certains analystes remarquent que des musulmans ont
plusieurs fois été impliqués dans le sauvetage des tutsis en 1994, une
observation qui mérite précisément d’être approfondie. En Allemagne,
le Bund ne se présente certes pas comme une organisation confession-
nelle mais, nous dit Mark Roseman, opère un peu comme une « secte »
religieuse avec ses codes et ses rites propres, au service du changement
social. Dans le pays sauveteur du Nieuwlande, Michel Fabréguet accorde
une importance particulière aux prêches du pasteur Frits Slomp qui
encourage ses coreligionnaires à protéger des juifs, soutenu en cela par
un paysan calviniste orthodoxe, Johannes Post. Plus généralement, Patrick
Cabanel avance ici l’hypothèse que l’engagement des protestants français
dans le sauvetage tient plus particulièrement à leurs affinités spirituelles
avec les juifs, du fait de leur référence commune au texte sacré de la Bible.
Mais le risque n’est-il pas alors d’essentialiser le facteur religieux
tandis qu’il conviendrait bien davantage de le contextualiser ? Si des
protestants sont bien en effet du côté du sauvetage au Danemark, ils
constituent un fort appui au régime nazi en Allemagne (hormis l’Église
dite « confessante »), tandis qu’aux Pays-Bas leur positionnement est plus
partagé. Une autre hypothèse mérite donc attention : ce ne serait pas
tant le fait d’être protestant ou musulman qui compte en soi, mais bien
plutôt d’avoir fait et de faire encore l’expérience de se sentir minoritaire
au sein d’un pays donné. Comme le suggère Patrick Cabanel lui-même,
ce serait la source spontanée d’une empathie particulière envers celui
qui connaît à son tour la persécution. En somme, ceux qui vont sauver
en temps de crises pourraient déjà être qualifiés de dissidents en temps
de paix. Ces acteurs étant déjà en décalage par rapport aux normes
sociales en vigueur, ils se montrent plus réactifs en temps de crise, se
portant précisément au secours de ceux qui se trouvent mis au ban de
la société. N’en concluons pas pour autant que celui qui sauve est néces-
sairement un marginal. En France ou en Belgique, où l’Église catholique
est largement majoritaire en 1940, certains de ses membres se sont égale-
ment engagés dans l’aide aux juifs (il est vrai un peu plus tardivement
que les protestants), comme le réseau de l’Amitié chrétienne du père
Chaillet à Lyon.
381

En fait, il est bien difficile d’avancer une quelconque théorie du pas-


sage à l’acte de sauver, d’autant que ces acteurs minoritaires, sinon très
minoritaires, peuvent par ailleurs entretenir une relation paradoxale avec
les autorités. Ainsi, la piétiste Beatrice Rohner, bénéficie-t-elle de la
protection relative de Jemal Pacha, l’un des dirigeants du régime jeune-
turc. Protection officielle, dont elle sait habilement profiter pour gérer
son orphelinat, tout en menant parallèlement des opérations illégales de
sauvetage dans les camps de la région. On voit ainsi se créer des réseaux
de sauvetage qui articulent tout à la fois une façade légale et une activité
souterraine. Dans un contexte très différent, celui de la France de Vichy,
Michel Laffitte s’intéresse au rôle controversé et ambigu de l’Union géné-
rale des israélites de France (UGIF). Il montre que cet organisme imposé
par l’occupant allemand a pu être utilisé comme façade légale pour des
activités clandestines de sauvetage. Ce rapport légalité/illégalité est bel
et bien au cœur de notre réflexion, puisqu’il s’agit aussi de savoir dans
quelle mesure les victimes elles-mêmes acceptent aussi de basculer dans
une vie clandestine.
Les actes de sauvetage sont encore à penser par le « bas » de la société,
c’est-à-dire à travers la texture des liens sociaux et amicaux dont peuvent
potentiellement bénéficier les victimes. La nature de la rencontre entre
juifs et non-juifs tient majoritairement aux relations nouées à différentes
échelles avant la guerre, nous dit Camille Ménager à travers son enquête
sur le sauvetage des juifs à Paris, recherche qui n’avait pas encore été
entreprise. Le lien le plus courant est de nature professionnelle, remarque-
t-elle, devançant de peu les liens amicaux et de voisinage. D’autres
études en cours vont dans le même sens ; par exemple, celle de Rafiki
Ubaldo qui rapporte le cas d’une famille hutue qui a accepté de cacher
les enfants de leurs voisins tutsis, se souvenant que ceux-ci leur avaient
offert une vache, cadeau inestimable au Rwanda 1. Une fois de plus, le
geste de protection ne peut se comprendre sans faire référence à l’histoire
d’une relation. Reste à savoir si celle-ci va tenir bon au moment de la
crise. Rien n’est jamais assuré à cet égard, puisque les voisins peuvent
tout autant se métamorphoser en délateurs, sinon en tueurs.
Quoiqu’il en soit, la protection du lien social ou amical demeure tou-
jours fragile. Elle n’a parfois qu’un temps quand le danger se rapproche.

1. L’auteur n’a malheureusement pas pu finaliser sa recherche en vue de cette


publication. Signalons également les travaux en cours de Sergey A. Kizima sur
le sauvetage de juifs de Biélorussie par des familles tatares.
382
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Alors, il faut accepter de fuir, d’aller vers d’autres lieux que l’on espère
plus sûrs. Ainsi est-il préférable dans la France occupée de quitter Paris
pour aller se réfugier à la campagne, de préférence en zone sud, voire
passer en Suisse. Au Rwanda, le salut consiste à se rendre au Burundi
voisin. Assurer ainsi l’acheminement des victimes (adultes ou enfants)
suppose la mise en place de chaînes de solidarité de lieu en lieu. Avec
le temps et l’expérience, des filières de fuite se sont ainsi mises en place
et se sont professionnalisées, ce qui peut en conséquence induire un
service financier.
Car ne l’oublions pas : sauver une vie coûte de l’argent. Cette réalité
tend souvent à être sous-estimée dans une littérature hagiographique
consacrée aux Justes, attachée à mettre en valeur le geste désintéressé.
Ainsi, les paysans du Chambon-sur-Lignon qui accueillaient un enfant
juif recevaient-ils une pension pour le nourrir. Doit-on pour autant
dévaloriser leur accueil ? Il est vrai que l’acte de sauver peut constituer
une source de revenus dans un temps de pénurie. À la ferme, cette nou-
velle « bouche à nourrir » peut aussi participer à des travaux agricoles.
Mais comment définir le seuil au-delà duquel l’accueillant en vient à
exploiter l’accueilli ? Sans doute y a-t-il toujours des abus qui conju-
guent l’intérêt et l’altruisme. Par-delà cette question morale, il convient
d’admettre cette simple réalité : comme toute autre activité résistante,
celle orientée vers le sauvetage suppose des moyens y compris financiers.
Penser les actes de protection et de sauvetage implique ainsi de prendre
en compte tout à la fois leur dimension morale et leurs contingences
matérielles, qui conditionnent leur réussite, toujours incertaine.
Chapitre 22
LA MISSIONNAIRE
BEATRICE ROHNER FACE
AU GÉNOCIDE DES ARMÉNIENS
Hans-Lukas KIESER

in 1915, une rencontre importante eut lieu. Imaginons une femme

F assez jeune, tête nue, souriante, mais déterminée et un homme


barbu légèrement plus âgé vêtu d’un uniforme constellé de déco-
rations et coiffé d’un fez ou kalpak, un couvre-chef ottoman, en train
de discuter. Nous sommes à Alep, capitale d’une province ottomane au
moment de la deuxième phase du génocide des arméniens qui les vit
mourir de faim dans de vastes camps, objets d’une violente répression 1.
L’homme est Jemal Pacha (1872-1922), un des membres du triumvirat
à la tête du régime jeune-turc en 1913-1918, ministre des Affaires navales
et commandant de la 4e armée de Syrie. La femme est Beatrice Rohner
(1876-1947), une Suissesse élevée à Bâle, qui avait enseigné à Paris et
Istanbul avant de s’installer en 1900 à Marache (l’actuel Kahramanmaras)
où elle travaillait pour le Hülfsbund für christliches Liebeswerk im Orient
(« Association d’aide aux œuvres de charité en Orient »). Entre décembre
1915 et avril 1917, elle séjourna à Alep et dirigea les efforts humanitaires
en faveur des arméniens. Rohner rencontra Jemal une première fois en

1. Cf. Raymond Kévorkian, L’Extermination des déportés arméniens ottomans


dans les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie (1915-1916) : la
deuxième phase du génocide, Paris, Centre d’histoire arménienne contempo-
raine, 1998 (Revue d’histoire arménienne contemporaine, volume 2).
384
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

décembre 1915. Aucune idylle ne s’est nouée entre ces deux êtres. Néan-
moins, grâce à la protection au moins partielle de Jemal, Rohner veilla
sur un millier d’orphelins arméniens. Elle réussit également à entreprendre
des opérations illégales de sauvetage dans les camps, dépensant d’impor-
tantes sommes d’argent que lui versaient des cercles philanthropiques
américains, suisses et allemands.
Hilmar Kaiser, qui a consacré une publication à ces efforts de sauve-
tage à Alep, a eu le mérite de rappeler à la mémoire des milieux universi-
taires les noms de Beatrice Rohner et d’Hovhannes Iskijian, pionnier de
cette « résistance humanitaire au génocide 2 ». La présente contribution
adopte une perspective biographique qui dépasse le cadre des années
1915-1916. Elle retrace les grandes lignes de la vie de Rohner et évoque
notamment son expérience à Alep. Elle s’attache tout particulièrement
à éclairer les conséquences de cette entreprise sur sa vie, ses difficultés
à surmonter cette expérience et la place de sa spiritualité piétiste dans
son œuvre de sauvetage et au-delà. Le texte laisse en suspens la question
plus générale d’une forme de « spiritualité du sauvetage », mais souligne
qu’elle existe bien chez Beatrice Rohner. Sa pensée, son comportement
et ses relations étaient conditionnés dans une large mesure par sa vie
spirituelle. Cette dernière apparaît à travers ses écrits, qu’il convient de
replacer dans le contexte du temps, du lieu et de ses réseaux personnels 3.

« Une merveilleuse enfance ensoleillée »


Comme son compatriote Jakob Künzler (1871-1949), le sauveteur non
arménien le plus connu des arméniens 4, Rohner était presque orpheline.
Née à Bâle le 24 avril 1876, elle n’avait en effet que 3 ans lorsque son

2. Hilmar Kaiser, At the Crossroads of Der Zor. Death, Survival and Humanita-
rian Resistance, Princeton (N. J.), Taderon, 2001. Cf. Hans-Lukas Kieser, A
Quest for Belonging. Anatolia beyond Empire and Nation (19th-21st Centuries),
Istanbul, Isis, 2007, p. 219-234.
3. Tous mes remerciements à Hannelore Graf, Mutterhausarchiv der evan-
gelischen Diakonissenanstalt Stuttgart (MEDS), à Bruno Blaser, Christlicher
Hilfsbund e. V., et à Daniel Kress, Archives nationales du canton de la ville de Bâle.
4. « Le non-arménien le plus fréquemment mentionné dans nos interviews était
Papa Kuenzler, un missionnaire suisse », écrivent Donald E. Miller et Lorna Tou-
ryan Miller dans leur livre Survivors. An Oral History of the Armenian Genocide,
Berkeley (Calif.), University of California Press, 1999 [1993], p. 130. Rohner
n’est pas mentionnée dans ce livre. Sur Künzler, voir l’introduction à Jakob
Künzler, Im Landes des Blutes und der Tränen. Erlebnisse in Mesopotamien
während des Weltkriegs (1914-1918), Zurich, Chronos, 2004.
385
La missionnaire Beatrice Rohner face au génocide des arméniens

père mourut. Sa sœur Anni avait à peine 1 an. Leur mère, Maria Magdalena
Rohner-Thoma, dut semble-t-il travailler pour gagner sa vie à la mort
de son mari, un boutiquier, et la petite Beatrice fut confiée à sa grand-
mère. Elle vécut chez elle « une merveilleuse enfance ensoleillée », écrivait-
elle vers 1901. Après quatre années d’école primaire, elle passa six ans
au lycée de jeunes filles puis deux ans dans un institut de formation
d’institutrices. Elle travailla cinq ans comme institutrice privée essen-
tiellement à Paris, avant de rejoindre le Hülfsbund für christliches
Liebeswerk im Orient, une organisation caritative fondée à Francfort en
1896. Le pasteur Otto Stockmayer, l’un des responsables de la renais-
sance piétiste (Gemeinschaftsbewegung) de la fin du XIXe siècle, l’y avait
invitée 5. Le Hülfsbund était de caractère plus piétiste que la Deutsche
Orient-Mission plus libérale du Dr Johannes Lepsius, mais l’un comme
l’autre trouvaient leur origine dans le mouvement de secours lancé en
1896 à la suite des massacres perpétrés contre les arméniens en 1895 6.
Beatrice Rohner enseigna à l’école de l’orphelinat du Hülfsbund de
Bebek, à Istanbul, en 1899. À l’automne de 1900, elle partit pour Marache
en Anatolie centrale, où elle fut responsable de maison et institutrice à
l’orphelinat du Hülfsbund appelé « Beth-Ullah » ou « Bethel ». Elle fut le
premier membre de sa famille désormais exclusivement féminine à fran-
chir le pas, suivie de sa mère en 1908, puis de sa sœur en 1913. Un auteur
arménien qui avait vécu à Marache et qui ne tarit pas d’éloges à son
égard écrit que son « travail n’était pas seulement d’adopter des enfants
dans son cœur et de diriger un orphelinat. [...] Au milieu de ses responsa-
bilités considérables et astreignantes à l’orphelinat, elle trouvait et prenait
le temps d’organiser des réunions pour le renouveau de la foi [...]. Le
témoignage de Beatrice Rohner méritait d’être pleinement apprécié et
imité. C’était une femme pleine de douceur et d’humilité, pétrie de compas-
sion et de tendre sollicitude à l’égard des faibles et des nécessiteux, et
généreuse avec ce qui était confié à ses soins 7. » À la veille de la Première
Guerre mondiale, Rohner vivait ainsi dans sa « Jérusalem personnelle »,

5. Curriculum vitae manuscrit de Beatrice Rohner, vers 1901, dans les archives
du Christliches Hilfsbund, Bad Homburg (ACH), et Gedenkschrift für Schwester
Beatrice Rohner, Wüstenrot, Kurt Reith Verlag, 1947, p. 5 ; Civilstand L 1 1876
no 475, Archives nationales du canton de la ville de Bâle.
6. Sur le contexte précis de la protestation humanitaire et du mouvement de
secours lancé en Suisse après 1896, voir Hans-Lukas Kieser (Hrsg.), Die arme-
nische Frage und die Schweiz, 1896-1923 [La question arménienne et la
Suisse], Zurich, Chronos, 1999.
7. Vartan Bilezikian, Apraham Hoja of Aintab, Winona Lake (Ind.), Light and
Life Press, 1951, p. 98-99. Tous mes remerciements à Mehmet Ali Dogan, qui
m’a envoyé des copies de ces pages.
386
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

la ville ottomane de Marache, entourée de ses élèves et en compagnie


de sa famille bâloise.
Le 6 avril 1915, Karl Blank, son collègue à Marache, rapporta au
directeur du Hülfsbund, Friedrich Schuchardt, que la situation était
devenue très difficile depuis la mobilisation générale d’août 1914 et que,
depuis mars 1915, on pouvait s’attendre à des massacres imminents, en
partie à cause des soulèvements qui s’étaient produits à Zeytoun, près
de Marache. Beatrice Rohner partit donc pour Alep et s’adressa au consul
allemand Rössler, qui se rendit alors à Marache 8. L’intervention mesurée
de diplomates de second rang n’allait cependant pas suffire à mettre fin
à la politique générale anti-arménienne. Les habitants de Zeytoun furent
déportés d’abord à Konya, puis vers Deir ez-Zor, sur ordre du ministre
de l’Intérieur Talât le 24 avril 9. Les arméniens des villages situés aux
alentours de Marache furent eux aussi envoyés dans le désert, et à la
mi-août, ce fut au tour des arméniens de Marache même 10. Rohner fut
l’une des informatrices d’Andreas Vischer du Comité suisse de secours
de Bâle, un médecin en congé de l’hôpital germano-suisse d’Ourfa que
leur ami commun, Jakob Künzler, dirigea pendant la guerre 11. Un de ses
rapports figure également dans le célèbre recueil de documents de James
Bryce et Arnold Toynbee 12.

Alep, 1915-1917
Les réseaux de missionnaires protestants cherchèrent à secourir les
centaines de milliers de survivants des déportations qui souffraient dans
des camps aux alentours d’Alep. Le 11 octobre, Schuchardt demanda

8. Lettre de Blank incluse dans Schuchardt aux Affaires étrangères allemandes


(AEA), 20 août 1915. Cf. l’ambassadeur d’Allemagne Wangenheim aux AEA,
27 mars 1915 ; long rapport de Rössler aux AEA, 12 avril 1915 ; documents
des AEA, éd. par Wolfgang Gust sur www.armenocide.de.
9. Direction générale des Archives nationales du Premier ministre de la Répu-
blique turque, Direction des Archives ottomanes (éd.), Armenians in Ottoman
documents, 1915-1920, Ankara, 1995, p. 26.
10. Rössler à l’ambassade, Istanbul, 16 août 1916.
11. Article « An die Armenierfreunde », dans les Basler Nachrichten du 16 août
1915 (aussi parmi les documents diplomatiques sur www.armenocide.de, parce
que le consul allemand Wunderlich avait envoyé l’article au Reichskanzler le
22 septembre 1915).
12. James Bryce et Arnold Toynbee (eds), The Treatment of Armenians in the
Ottoman Empire. Documents Presented to Viscount of Falloden by Viscount
Bryce, Londres, 1916 [éd. non censurée, Princeton (N. J.), Gomidas Institute,
2000, p. 470].
387
La missionnaire Beatrice Rohner face au génocide des arméniens

officiellement au ministère allemand des Affaires étrangères l’autorisa-


tion d’aller « visiter nos stations du centre de l’Asie Mineure et, avec nos
frères et notre sœur de la mission, trouver le moyen d’apporter une aide
matérielle et spirituelle aux arméniens des dits camps de concentration
de la région d’Alep et d’Ourfa 13 ». L’ambassade d’Allemagne s’opposa à
ce projet, craignant qu’on n’y voie une démarche politique et que « cela
[ne] gaspille des ressources sans rien nous rapporter 14 ». Schuchardt
obtint tout de même l’autorisation de voyager, mais uniquement jusqu’à
Constantinople. Aux yeux de la diplomatie allemande, il était important
d’aider les arméniens affamés afin de faire bonne impression en Occident,
mais il ne fallait surtout pas que les turcs le sachent 15. Schuchardt rendit
visite à William Peet, responsable officiel du Protestant American Board
of Commissioners of Foreign Missions (ABCFM) en Turquie ottomane et,
le 12 novembre, à l’ambassadeur des États-Unis, Henry Morgenthau 16.
Pour Alep cependant, la personne idéale n’était pas le directeur
Schuchardt, mais Rohner. Elle parlait couramment turc, français, alle-
mand, anglais et arménien (et arabe ?) ; de surcroît, grâce à son statut
de femme et de ressortissante d’un pays neutre, sa présence n’était pas
dérangeante. Elle avait elle aussi obtenu une autorisation de voyager et
était venue à Istanbul, où se trouvait l’un de ses amis, Fred Shepard,
le vieux médecin de l’ABCFM d’Ainteb (aujourd’hui Gaziantep, à une
soixantaine de kilomètres au Sud-Est de Marache). Ils se retrouvèrent
tous en novembre pour essayer de mettre au point des plans de sauve-
tage. « Pendant les négociations à Constantinople, un vieil ami, un médecin
de la mission américaine [Shepard], me rendit visite. Il avait assisté à
une grande partie de la déportation, mais ses efforts pour assister les
déportés avaient été vains. Les Américains disposaient d’importantes
sommes d’argent en provenance des États-Unis, mais la véritable zone
de déportation – Alep et ses environs – où des milliers de gens mouraient
quotidiennement de faim et de maladie, leur était complètement fermée
parce que les autorités militaires turques leur en interdisaient l’accès. Au
cours de la discussion, mon ami dit soudain : “Vous êtes suisse et vous
appartenez à une société missionnaire allemande. Ne pourriez-vous pas
pénétrer dans cette zone ? Soyez assurée que nous vous donnerons tout

13. Joint à la lettre du ministère allemand des Affaires étrangères à l’ambassa-


deur Wangenheim, 15 octobre 1915 (www.armenocide.de).
14. Wangenheim, 21 octobre, et Neurath, cinq jours plus tard.
15. Metternich, ambassade d’Allemagne au Reichskanzler Bethmann-Hollweg,
17 février 1916. Cf. Hilmar Kaiser, At the Crossroads of Der Zor, op. cit., p. 35.
16. Schuchardt au ministère allemand des Affaires étrangères le 12 novembre
1915 ; Hilmar Kaiser, At the Crossroads of Der Zor, op. cit., p. 34.
388
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

l’argent que nous avons.” Quelle lueur d’espoir ! Je compris que Dieu
voulait agir ! Alep fermée, infestée, ce lieu de nécessité et de misère,
devait s’ouvrir ! » Désormais, l’« appel d’Alep occupa mon âme de façon
urgente et impérieuse », écrivait Rohner en 1934, quand elle put enfin
prendre un peu de recul et rédiger un récit rétrospectif des événements
de 1915-1916 17.
Lorsqu’elle fut de retour à Marache, la force de cet « appel » fut telle
qu’elle ne put y rester pour fêter Noël comme elle en avait eu l’intention.
Elle partit immédiatement pour Alep avec sa « sœur de mission », Paula
Schäfer. Au cours de ce voyage, elles enquêtèrent sur la situation qui
régnait dans plusieurs camps 18. Dans une lettre du 29 décembre adressée
à Schuchardt depuis Alep, Rohner écrit que ce jour-là, Jemal Pacha lui
avait accordé par télégramme l’autorisation de diriger le grand orphe-
linat arménien d’Alep. Peu de temps auparavant, elle avait rencontré
Jemal et Abdülhalik Mustafa (Renda), le gouverneur (vali) d’Alep, un
jusqu’au-boutiste qui avait remplacé Jelal bey, un modéré qui jouissait
du respect de tous. Le 22 décembre, elle avait eu un premier entretien
avec Jemal, qu’elle revit le lendemain. Le 21 décembre, ce dernier avait
discuté de la question urgente des orphelins avec des Allemands d’Alep,
parmi lesquels le général von Kressenstein et le directeur de la construc-
tion du chemin de fer de Bagdad à Alep 19. Cette réunion ne fut peut-
être pas étrangère au succès final de l’entrevue de Rohner avec Jemal. Ce
dernier lui fit cependant comprendre clairement qu’il n’était pas question
qu’elle circule à l’extérieur d’Alep. « Je crois que nous devons faire tout
ce que nous pouvons dans cette affaire, bien que la collaboration avec
les fonctionnaires puisse être déplaisante » concluait-elle 20.
En ville, Rohner était libre de ses mouvements. Elle engagea des
employés, parmi lesquels des fugitifs arméniens qui jouirent ainsi de
sa protection, et organisa les secours en faveur des orphelins. Elle prit
pour collaborateur Sisag Manughian, un pasteur qu’elle avait connu à
Marache et qui vivait caché à Alep, le sauvant, lui et sa famille, de la
mort. Anna Jensen de Mamuretülaziz, membre du Hülfsbund comme
Rohner, faisait également partie de ses collaborateurs permanents 21.

17. Beatrice Rohner, « Pfade in grossen Wassern », Sonnenaufgang, 36 (1934),


p. 14-15, 21, 30-31, 38-39, 45-46, 54-56, ici p. 21.
18. Trois rapports inclus dans Schuchardt au ministère allemand des Affaires
étrangères, 26 janvier 1916.
19. Hilmar Kaiser, At the Crossroads of Der Zor, op. cit., p. 54.
20. Joint au courrier de Schuchardt au ministère allemand des Affaires étran-
gères, 14 février 1916.
21. Beatrice Rohner, « Pfade in grossen Wassern », art. cité, p. 45.
389
La missionnaire Beatrice Rohner face au génocide des arméniens

Harcelée par les fonctionnaires, Rohner dut en l’espace de quelques jours


trouver trois bâtiments différents pour son orphelinat, mais le gouverne-
ment lui fournit tout de même de la nourriture pour ses petits protégés.
« Bien que [...] le vali n’ait fait preuve d’aucune compassion à notre
égard, il a été contraint de nous accorder le strict nécessaire. [...] Nous
dépendions de nos ennemis et vivions néanmoins de ce que le Père
céleste nous donnait » commenta-t-elle plus tard, évoquant les débuts
difficiles de l’orphelinat où son équipe et elle finirent par veiller sur
un millier d’arméniens 22. Elle avait rapidement compris que ses pupilles
étaient menacées et que le gouvernement avait l’intention de leur faire
rejoindre des orphelinats gouvernementaux et de les assimiler aux turcs
musulmans en modifiant leur identité 23.
« J’ai dû faire face à ma nouvelle mission. Elle dépassait de loin mes
forces physiques et mentales. Mais je savais une chose. Le Dieu qui vous
a appelé vous accorde un don parfaitement conforme à votre mission 24. »
L’orphelinat ne représentait qu’une partie du travail de Rohner. Dès
janvier, nous la voyons engagée corps et âme dans l’organisation des
secours aux camps situés à l’extérieur d’Alep 25. Sa mission officielle dans
la ville lui « donna la possibilité de faire du travail d’assistance dans la
plus grande discrétion » à l’intérieur des camps, comme elle l’écrivit à
Andreas Vischer 26. Sa liberté d’action en ville, le soutien du consul alle-
mand Walter Rössler et de son homologue américain Jesse Jackson (en
eux, disait-elle, « j’ai trouvé deux hommes qui avaient le cœur au bon
endroit 27 »), un réseau international d’amis à Alep (parmi lesquels les
commerçants suisses Emil Zollinger et Conrad Schüepp) et en Europe,
les importantes sommes mises à sa disposition par l’ABCFM ou le Near
East Relief créé de fraîche date et, surtout, une organisation clandestine
regroupant des jeunes gens courageux et intelligents, arméniens pour la
plupart, qui faisaient passer des lettres et de l’argent dans les camps :
tous ces atouts rendirent possible cet engagement courageux qui accorda

22. Beatrice Rohner, « Pfade in grossen Wassern », art. cité, p. 39. Voir les
lettres de Rohner du 13 février et du 3 mai 1916 dans Sonnenaufgang, 18
(1916), p. 61 et 78-79.
23. Voir sa lettre à Peet, le 17 janvier 1916, jointe au courrier de Peet à l’am-
bassade d’Allemagne, 10 février 1916.
24. Beatrice Rohner, « Pfade in grossen Wassern », art. cité, p. 31.
25. Lettre de Rohner à Peet du 17 janvier 1915, jointe au courrier de Peet à
l’ambassade d’Allemagne, 10 février 1916.
26. Des copies de ce document (une réponse à un questionnaire du Comité de
secours suisse) et d’une lettre de Rössler à Vischer étaient jointes au courrier
de Metternich, ambassade d’Allemagne, au chancelier d’Empire, 28 avril 1916.
27. Beatrice Rohner, « Pfade in grossen Wassern », art. cité, p. 38.
390
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

une survie temporaire à des milliers d’individus et permit à certains


d’échapper à leur destruction ultime.
Rohner coopéra avec le pasteur protestant arménien, Hovhannes
Eskidjian, qui avait mis sur pied depuis l’été 1915 un important réseau
d’aide aux déportés sans la moindre restriction confessionnelle. Selon
John Minassian, qui travailla pour Eskidjian puis pour Rohner, elle réus-
sit un jour à couper court à une enquête dangereuse qui visait Eskidjian.
Mais ce pilier de la résistance humanitaire et de la conscience chrétienne
succomba au typhus le 25 mars 1916, laissant 250 orphelins supplémen-
taires entre les mains de Rohner. Une visite d’inspecteurs lui inspira une
pointe d’humour que nous relate Minassian : « Elle invita les fonction-
naires à entrer et leur montra les enfants dans leurs salles de classe en
disant : “Venez voir mon jardin de fleurs.” Ces corps squelettiques, cou-
verts de guenilles, étaient les preuves vivantes d’un état de faim proche
du seuil de la mort d’inanition 28. »
Des habitants de Marache, des voyageurs, des hommes d’affaires et
d’autres jeunes gens courageux assuraient le lien entre Rohner et les
camps. Un jeune marchand de Smyrne, qui avait autrefois enseigné à
l’orphelinat, se porta volontaire pour servir de messager avec les déportés
à l’extérieur d’Alep 29 ; en mai 1916, il travailla à Deir ez-Zor avec un
jeune arménien de Marache appelé Garabed 30. Sous l’égide d’Ali Fuad,
le gouverneur (mutesarif) de ce district, un homme que Rohner appré-
ciait 31, de nombreux arméniens avaient réussi à commencer dans cette
ville une vie nouvelle bien que modeste. La situation qui régnait dans
le camp situé sur la rive gauche de l’Euphrate était en revanche épou-
vantable. En juillet 1916, Fuad fut remplacé par le circassien Salih Zeki
qui massacra les arméniens rescapés envoyés à Deir ez-Zor par groupes
de plusieurs milliers 32. « Ceux de Deir ez-Zor et des environs, quelque

28. John Minassian, Many Hills yet to Climb, Santa Barbara (Calif.), Jim Cook,
1986, p. 104 et 121 (citation). Cf. M. H. Shnorhokian, A Pioneer during the
Armenian Genocide : Rev. Hovhannes Eskijian, 1989. Je remercie vivement
Nancy Eskidjian, la petite-fille d’Hovhannes Eskidjian, qui m’a envoyé ce docu-
ment inédit, dans lequel figurent des récits de première main.
29. Voir le rapport détaillé de Rohner sur les secours entre le 1er janvier et le
1er juin 1916, inclus dans Rössler au chancelier du Reich, 17 juin 1916.
30. Lettre de Rohner, 3 mai 1916, dans Sonnenuntergang, 18 (1916), p. 78-
79. L’hommage biographique de Rohner à Garabed dans Beatrice Rohner, Die
Stunde ist gekommen. Märtyrerbilder aus der Jetztzeit, Francfort-sur-le-Main,
Verlag Orient, s. d. (vers 1920), p. 7-14.
31. Beatrice Rohner, Die Stunde ist gekommen..., op. cit., p. 30.
32. Raymond Kévorkian, L’Extermination des déportés arméniens ottomans...,
op. cit., p. 37-44.
391
La missionnaire Beatrice Rohner face au génocide des arméniens

80 000 personnes qui venaient à peine de jouir d’un léger répit, furent
rassemblés dans des camps pour être conduits par groupes sur l’autre
rive de l’Euphrate. Une nouvelle errance désespérée commença. Là, loin
des regards de tout Européen, des bandes d’irréguliers les attendaient
sur ordre de leur gouvernement, pour leur ôter la vie dans le sang »,
résuma Rohner à partir des récits que lui avaient faits des fugitifs blessés
au cours de ces massacres 33.
Les messagers arrivaient généralement chez Rohner à la nuit tombée,
après la journée de travail à l’orphelinat. « [L’un d’eux] nous a parlé des
différents camps. [...] Les fellahs [paysans] seraient toujours prêts à nous
donner du blé ou du pain contre de l’argent. Nous sommes rapidement
allés chercher notre caisse [...] et pendant que le messager prenait quelques
heures de repos, nous avons cousu dans ses vêtements autant de pièces
d’or que nous avons pu y mettre. Pendant ce temps, j’ai lu le courrier
qu’il nous avait apporté. Quel courrier ! Des lettres, des feuilles venant
d’amis dont nous nous sentions proches [...] Quelle masse de misère et
de détresse contenaient ces lettres ! J’ai dû répondre rapidement quelques
lignes pour leur dire que Dieu ne les avait pas abandonnés, que son
amour était immuable même si tout ce qui pouvait être ébranlé l’était.
Au bout de quelques heures, bien avant l’aube, notre ami a dû partir,
[...] notre cœur l’accompagnait. Avec quelle impatience nous avons attendu
un message nous annonçant qu’il était arrivé à bon port 34. » Les traduc-
tions de quelques-unes de ces lettres bouleversantes adressées à Rohner
depuis Deir ez-Zor et ailleurs ont été conservées dans les archives
diplomatiques allemandes 35, d’autres extraits figurent dans des citations
ultérieures de Rohner 36, mais nous ne possédons aucune des lettres de
réconfort qu’elle-même envoya. Elle écrivait à propos d’un autre messa-
ger : « Il a réussi de cette façon-là à apporter de l’aide à plusieurs reprises
avant que les hommes de main ne s’emparent enfin de lui et qu’il ne
scelle son service par le sacrifice de sa vie. “Nul n’a d’amour plus grand
que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime” [Jean 15, 13] 37. »

33. Beatrice Rohner, Die Stunde ist gekommen..., op. cit., p. 13-14.
34. Beatrice Rohner, « Pfade in grossen Wassern », art. cité, p. 54-55.
35. Inclus dans Rössler, Alep, au chancelier d’Empire Bethmann-Hollweg,
29 juillet 1916.
36. Beatrice Rohner, Die Stunde ist gekommen..., op. cit., plusieurs citations.
37. Beatrice Rohner, « Pfade in grossen Wassern », art. cité, p. 55.
392
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Tristes adieux à Alep


Le réseau de secours de Rohner fonctionna relativement bien de jan-
vier à septembre 1916, bien que cette aide n’ait touché qu’une petite
fraction des centaines de milliers d’arméniens qui se trouvaient au Nord
de la Syrie. L’assistance matérielle était importante, bien sûr, mais la
possibilité de communiquer, celle aussi de reprendre son destin en main,
ainsi que les témoignages de compassion, étaient tout aussi précieux.
Dans une lettre que Rössler adressa au chancelier du Reich Bethmann-
Hollweg, le 20 septembre 1916, nous lisons que la « distribution de fonds
de secours américains par sœur Beatrice Rohner grâce à des intermé-
diaires arméniens a connu des difficultés dans la région de l’Euphrate » ;
en effet, un de ses messagers avait été arrêté par les autorités et, sous
la torture, avait livré des informations sur l’organisation de secours. Pour
éviter de compromettre tout le travail déjà réalisé, Rohner interrompit
ces activités et consacra tous ses efforts à l’orphelinat. Elle continua à trans-
mettre des informations au consul Rössler et à d’autres correspondants 38.
« Deux faits accroissent considérablement mes difficultés : je suis à
peine tolérée dans mon travail en faveur des orphelins [d’Alep], tandis
qu’officiellement, le travail de secours [dans les camps] n’est pas autorisé
du tout. Il faut l’accomplir en cachette et dès qu’il devient public, il fait
l’objet d’interdictions et de répression. Cette fois, les arméniens n’atten-
dront pas d’aide de l’extérieur » écrivait Rohner le 24 novembre 1916
à Emanuel Riggenbach, un représentant du Comité de secours à Bâle.
« Pour le moment, les autorités n’ont pas pu se débarrasser de moi, parce
que ce sont elles qui m’ont chargée de ce travail [en faveur des orphe-
lins], mais elles font tout ce qu’elles peuvent pour me dissuader [de
poursuivre]. » Une publicité très discrète en Europe afin de collecter des
fonds et profil bas sur le terrain : telles étaient les conditions sine qua
non d’un travail de secours tant soit peu efficace. Elle exhortait son
correspondant à ne pas publier de lettres où figurait son nom et d’écrire,
si possible, « die Armen », c’est-à-dire « les pauvres » de préférence à « die
Armenier », « les arméniens » 39. « On ne gagnera pas grand-chose pour
les représentants restants du peuple arménien si je publie des rapports
partout, et quant à l’urgence elle-même, je ne pourrai plus rien faire. »

38. Rössler au Reichskanzler, 20 septembre et 5 novembre 1916 ; statistiques


de Rohner sur l’origine et le sort des parents de 720 orphelins incluses dans
Radowith, ambassade d’Allemagne, au Reichskanzler, 4 octobre 1916.
39. Rohner à Riggenbach, 24 novembre 1916, inclus dans Rössler au
Reichskanzler, 25 novembre 1916.
393
La missionnaire Beatrice Rohner face au génocide des arméniens

Dans la même lettre, elle écrit qu’on a pu ouvrir à Alep des ateliers où
des milliers d’arméniennes tissaient et cousaient pour l’armée, mais où,
au moins, elles étaient en sécurité. Le colonel Kemal bey, responsable
de ce travail, se montrait coopératif 40.
En septembre, quand Rohner renonça provisoirement à ses activités
de secours dans les camps, la répression meurtrière avait déjà commencé,
comme nous l’avons dit à propos de Deir ez-Zor. Ce ne fut pas l’impru-
dence mais la politique brutale de turquisation qui priva finalement Rohner
de la base même de son engagement, ses orphelins. « À Alep, le gouver-
nement a pris 70 garçons dans les orphelinats dirigés par sœur Beatrice
Rohner pour les conduire dans un orphelinat gouvernemental au Liban,
où ils seront élevés avec les enfants de réfugiés musulmans d’Anatolie
orientale. Il est prévu de procéder à d’autres transferts de ce type vers
des orphelinats du gouvernement » rapporta Rössler le 14 février 1917
au chancelier d’Empire. Certains orphelins de Rohner étaient partis pour
l’orphelinat gouvernemental d’Antoura, au Liban, que Jemal avait confié
à Halide Edib, un écrivain connu et un patriote turc qui n’avait pas
accepté cependant la politique d’extermination menée par le CUP 41.
Le 16 mars, Rössler confirma que le travail de Rohner avait intégra-
lement pris fin, ajoutant que le consul américain lui avait demandé de
réorganiser les secours à Alep. Elle assista ainsi quelque 20 000 nécessi-
teux présents dans la ville, dont 1 200 enfants. Le 17 mars, elle s’effondra
et se retira définitivement, confiant son « œuvre à une commission
d’arméniens supervisée par Zollinger 42 ». Déjà épuisée, Rohner avait été
profondément affectée par le départ de ses orphelins. Karl Meyer, qui a
rédigé la chronique des secours suisses en faveur des arméniens et qui
avait lui-même travaillé parmi les réfugiés arméniens au Liban, écrit que
Rohner « fit une dépression le 17 mars. Jakob Künzler fut appelé d’Ourfa,
il arriva à Alep et l’accompagna à Constantinople d’où elle retourna par
la suite en Allemagne 43 ». Künzler la conduisit probablement à Marache,
et non à Istanbul, pour une première période de repos 44. Vers la fin de
1917, elle partit effectivement pour l’Allemagne via Istanbul, après avoir
obtenu l’autorisation de voyager des autorités ottomanes le 5 octobre 45.

40. Rössler au Reichskanzler, 16 mars 1917.


41. Cf. Falih Rifiki Atay, Zeytindag, Istanbul, Bates, 1981 [1938], p. 63-65.
42. Rössler à l’ambassade d’Allemagne, 14 et 17 mai 1917.
43. Karl Meyer, Armenien und die Schweiz, Berne, Blaukreuz Verlag, 1974,
p. 249.
44. Rohner à l’ambassade d’Allemagne, 14 mai 1917.
45. « Maras’da Müessese-i Muavene Reisesi Isviçre tebeasindan Beatrice
Rohner’in hemsire olarak yaptigi güzel hizmetlere binaen Almanya’ya seyaha-
tine müsaade olundugu » (19/S/1336, Archives nationales ottomanes, Istanbul,
394
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Le 28 août 1918, Schuchardt rapporta à Rössler que Rohner était son


invitée, ou celle du Hülfsbund, à Francfort, et que son retour à Alep
n’aurait pas lieu avant l’automne de 1919 46.
Selon Minassian, Rohner revint à Alep dès mars 1919. Elle l’invita
alors à se rendre « sur la tombe du révérend Eskidjian, pour commémorer
le troisième anniversaire de sa mort. “Quelques-uns seulement viendront
évoquer la mémoire du grand homme qui est mort sans peur”, dit-elle,
“parce qu’il a fait tout ce qu’il pouvait pour servir son peuple 47.” » Rohner
mit néanmoins plusieurs années à se remettre. Meyer nous dit qu’elle
vécut un moment sur le Hasliberg dans les montagnes suisses où Hedwig
Büll, son ancienne collaboratrice de Marache, lui rendit visite depuis
Alep à l’automne 1926 et lui annonça que tous ses orphelins étaient
encore en vie 48. Selon Meyer et selon Rohner elle-même, cette nouvelle
la guérit de sa dépression. Elle travailla comme « missionnaire libre » pour
les Allemands au Wurtemberg et se rendit en 1928-1929 à Marache,
Aintab et en Syrie. En 1932, elle prit la direction d’une pension de famille
chrétienne à Wüstenroth, près de Stuttgart. Elle était à nouveau entourée
de jeunes gens et d’une équipe de collaborateurs, organisait des prières
et faisait de l’exégèse biblique. Elle écrivit également et traduisit des
ouvrages de spiritualité. Tout en employant un langage piétiste apoli-
tique, elle ne cachait pas son hostilité au nazisme. Son petit groupe
connut des difficultés lorsqu’une partie de sa maison fut occupée par
des infirmières nazies en juillet 1944. Celles-ci « refusèrent froidement
ce que nous avions de meilleur », c’est-à-dire leur message spirituel, écrivit-
elle dans une circulaire 49. Elle mourut dans sa maison de Wüstenroth
le 9 février 1947.

DH.EUM.5.Sb 50:15). Tous mes remerciements à Nazan Maksudyan qui m’a


envoyé ce document.
46. Deportation der Armenier Dezember 1914 bis August 1918. Schriftverkehr
von Hilfsbundmitarbeitern mi offiziellen Stellen in Deutschland, ACH.
47. John Minassian, Many Hills yet to Climb, op. cit., p. 199.
48. Au Liban, Büll avait rencontré le pasteur Sisag Manughian, le bras droit
de Rohner à Alep en 1916 ; il lui dit qu’il avait enquêté sur ce qu’étaient devenus
les anciens orphelins de Rohner (Karl Meyer, Armenien und die Schweiz,
op. cit., p. 267). Rohner le confirme et ajoute que tous leurs enfants échappèrent
finalement à la domination turque (Beatrice Rohner, « Pfade in grossen Wassern »,
art. cité, p. 14).
49. Abschrift eines Rundbriefes von Beatrice Rohner vom Jahr 1945, MEDS.
Cf. Beatrice Rohner, « Vita für Beatrice Rohner », Jünger Jesu aus der Kirche
der Armen. Abraham Levonian, Wüstenrot, Kurt Reith Verlag, p. 30 (p. 27 sur
son voyage à Marache) ; Beatrice Rohner, Worte für Wanderer zur Herrlichkeit.
Gedanken über den Hebräerbrief, Giessen et Bâle, Brunnen Verlag, 1938 ; elle
traduisit de l’anglais Amy Carmichael, Die goldenene Schnur. Das Werden einer
Gemeinschaft, Giessen et Bâle, Brunnen Verlag, 1934.
395
La missionnaire Beatrice Rohner face au génocide des arméniens

Une épreuve à surmonter


Peu après l’arrivée des nazis au pouvoir au début de 1933, Rohner
entreprit de rédiger le mémoire dont nous avons déjà cité quelques pas-
sages : « À maintes et maintes reprises, on m’a demandé à cette époque
[après 1917], d’écrire [à propos de ce qu’elle avait vécu à Alep] ; mais
j’avais le cœur trop lourd. Mon âme ne cessait de se remémorer la fin
de mon service à Alep, ce moment où sur un ordre bref et sec, le gouver-
nement turc m’enleva un millier d’enfants pour les installer dans ses
propres foyers et institutions. Je suis tombée malade et j’ai dû rentrer
en Europe. [...] La dernière chose que j’ai vue d’eux était le train spécial
qui les emportait. Un rideau de ténèbres tomba alors sur eux, sur moi,
sur tout ce que j’avais vécu en Syrie. Comment aurais-je pu écrire dans
cette situation 50 ? »
Elle se livra cependant à une première tentative vers 1920, avec la
publication d’un opuscule intitulé L’Heure est venue : portraits de mar-
tyrs des temps présents 51. Sur 32 pages, Rohner rendait hommage et disait
adieu à huit amis arméniens de Marache, perdus en 1915-1916. C’est
un texte de commémoration douloureuse et de deuil, qui mobilise toutes
les ressources spirituelles de Rohner, laquelle cherche ici à donner un
sens à la vie et à la mort de ces êtres chers. Elle trace ainsi le portrait du
jeune Minas, un chanteur talentueux de Bunduk (un village de montagne
détruit en 1895 dont presque tous les hommes avaient péri) à qui elle
avait appris à lire à la veille de la Première Guerre mondiale. Il devint
plus tard pasteur officieux du village. En 1915, Rohner le vit traverser
Marache avec tous les habitants de son village. Elle ne put sauver qu’une
de ses filles. « À présent, il peut chanter devant le trône de l’Agneau. Le
petit village de Bunduk est désolé et désert. [...] Assistera-t-on un jour
à un renouveau 52 ? »
Le plus long de ces hommages, intitulé « Un messager dévoué », est
consacré à Garabed que nous avons déjà évoqué dans le contexte de Deir
ez-Zor. Garabed, un orfèvre de la ville, avait été attiré par la renaissance
spirituelle que prônait Rohner et avait entrepris d’y jouer un rôle actif.
En 1915, il survécut à la déportation, quitta son camp pour se rendre
à Alep, ce qui était strictement interdit sous peine de mort, afin de prêter
secours à des parents. Il devint finalement un des messagers de Rohner

50. Beatrice Rohner, « Pfade in grossen Wassern », art. cité, p. 14.


51. Beatrice Rohner, Die Stunde ist gekommen. Märtyrerbilder aus der Jetztzeit,
Francfort-sur-le-Main, Verlag Orient, s. d. (vers 1920).
52. Ibid., p. 7.
396
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

à Deir ez-Zor. « Il sentait qu’il était temps désormais de ne plus seulement


parler de l’amour de Dieu mais de le vivre [...]. » Il fit ainsi au moins
trois allers retours. « Partout où il trouva des compatriotes de Marache
[...], il leur apporta un peu d’aide qui leur facilita la vie un moment et
les réconforta dans leur courage et dans leur foi, témoignages de l’amour
éternel. » On perdit ensuite sa trace. « [...] Garabed était devenu un vieil
homme, ses cheveux noirs et denses étaient devenus tout gris [...]. Mais
il possédait une profonde sincérité, une sainte détermination et une paix
qui n’est pas de ce monde. » À Deir ez-Zor, on avait organisé une prière
quotidienne pour des assemblées interconfessionnelles. Le groupe infor-
mel de Christossa-Siroz (« Les Amoureux du Christ »), essentiellement formé
d’arméniens grégoriens (orthodoxes arméniens), dont le centre se trouvait
à Anteb, jouait en l’occurrence un rôle majeur. « Ils se rencontraient tous
les soirs [...] et pendant la journée, se rendaient comme des messagers
de son amour [de Dieu] dans les huttes de misère et chez tous les déses-
pérés qui les entouraient. [...] À en croire une lettre qu’un autre messager
m’apporta, ils avaient l’intention de pénétrer plus avant dans le désert
pour réconforter et aider les chrétiens qui y étaient dispersés 53. » Mais il
était déjà trop tard ; l’élimination meurtrière des rescapés avait commencé.
Un autre chapitre concerne Haig, un cordonnier de Zeytoun, près de
Marache, qui se livrait également à des activités d’évangélisation pour
son propre compte. Il fut arrêté précocement dès le printemps 1915 en
tant que « suspect politique », conduit à la prison de Marache et exécuté
publiquement sur une des places de la ville 54. Le seul chapitre que Rohner
consacre à l’un de ses chers orphelins est le court passage sur Setrag,
dont la mère déportée épousa un musulman à Alep. Elle dut se convertir,
mais son jeune fils refusa de l’imiter et fut conduit à l’orphelinat.
Rohner se refusait à penser qu’une vie perdue l’était définitivement,
comme il ressort clairement de son chapitre sur Araxia, une jeune fille
exceptionnellement douée, une de celles qui s’étaient émancipées de la
tradition et notamment de celle du mariage précoce grâce à l’éducation
dont elles avaient bénéficié dans des institutions missionnaires ou autres
à la fin de l’époque ottomane. Après avoir passé deux ans en Angleterre,
elle rejoignit les Christossa-Siroz et s’installa à Anteb avant la guerre.
Elle dut, elle aussi, partir en 1915. « Je ne saurais dire le chagrin qui me
frappa en l’apprenant. Araxia sur la route ! » Après plusieurs mois de
silence, Araxia fut retrouvée à Deir ez-Zor. Grâce aux messagers de

53. Ibid., p. 11-14.


54. Ibid., p. 16-17.
397
La missionnaire Beatrice Rohner face au génocide des arméniens

Rohner, les deux femmes purent correspondre. « Je n’ai pas de mots pour
vous décrire cette misère [...]. Nous vivons la présence de Dieu parmi
nous comme jamais encore ; les prières sont ferventes et toutes les
scissions ont disparu » écrivait Araxia. Rohner reçut un dernier message
d’elle à l’instant même où on l’emmenait pour l’ultime massacre. « La
vie dont nous attendions tant a été fracassée si tôt. Était-ce en vain 55 ? »
Le texte que Rohner écrivit en 1933-1934 se distingue de celui de
1920 car il s’agit d’un récit complet. Dix-sept ans plus tard, elle se sentait
enfin capable de raconter toute l’histoire. Plus encore qu’en 1920, elle
affirmait que malgré tout, le Dieu d’amour n’avait jamais été totalement
absent. Quand bien même elle n’établit pas de lien spécifique, il est diffi-
cile de ne pas penser que sa volonté d’écrire était également une réaction
à l’arrivée au pouvoir des nazis. Il ne fait pas de doute qu’elle voulait
donner à ses lecteurs la force de résister aux « démons » qu’elle avait
elle-même affrontés pendant la Première Guerre mondiale. « Oui, notre
maison [d’Alep] serait peut-être devenue une oasis dans le désert, mais
n’oublions jamais que le Pharaon de la haine turque et de la volonté de
destruction [Vernichtungswillen] nous pourchassait et voulait à tout prix
empêcher un petit peuple d’échapper à son pouvoir 56. » Malheureuse-
ment, aucune source ne nous renseigne sur le jugement concret qu’elle
porta sur l’ascension des nazis.
Rohner tenait à montrer qu’un être aussi frêle qu’elle avait pu organi-
ser une résistance humanitaire efficace. « Combien nous étions détestés
à Alep ! Notre simple présence était une épine constante au pied de ceux
qui étaient décidés à détruire les vestiges du peuple arménien. La moindre
possibilité de disperser une nouvelle fois ces enfants qui représentaient
l’espoir de l’avenir, de m’expulser d’Alep, de chasser mes collaborateurs
dans le désert, aurait été chaleureusement accueillie. Mais quelque chose
entrava les ennemis, quelque chose paralysa tous les espions et leurs
comparses qui étaient à nos côtés tous les jours, quelque chose empêcha
les autorités turques de tout détruire d’un simple ordre, alors que nous
étions entièrement à leur merci. » Rohner donne plusieurs exemples de
situations critiques avant de conclure : « Qu’est-ce qui a retenu les enne-
mis ? Eux-mêmes du moins ne le savaient pas, mais nous le savions et
chaque jour nous le confirmait lorsque, priant ensemble, nous parlions au
Seigneur de notre détresse totale et de notre situation impossible [...] 57. »

55. Ibid., p. 28-32.


56. Beatrice Rohner, « Pfade in grossen Wassern », art. cité, p. 38.
57. Ibid., p. 54.
398
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

On se moquait souvent des piétistes que l’on considérait comme des


moralisateurs irréalistes. Ce fut pourtant Beatrice Rohner, membre d’une
organisation piétiste, qui mit sur pied la plus importante organisation
de secours lors de la seconde phase du génocide arménien. Contrairement
à certains de ses collègues allemands, elle ne se fit jamais d’illusions
sur la volonté d’extermination des exécuteurs. Elle mobilisa toutes ses
possibilités, ses relations, son capital symbolique et la sympathie que
Jemal éprouvait sans doute pour elle pour organiser des secours effi-
caces. Soutenue par le Near East Relief, par la diplomatie allemande et
américaine (faible en ce qui concernait les arméniens), par des cercles
philanthropiques internationaux et par des relations suisses, elle édifia
un réseau efficace d’amis de confiance composé pour l’essentiel de gens
qui partageaient sa foi en Jésus et qu’elle avait connus à Marache. Elle
les employa dans les orphelinats et leur confia des missions extrêmement
délicates d’intervention illégale dans les camps. Le respect bien connu
des piétistes à l’égard des autorités ne l’empêcha pas de se livrer à une
action humanitaire illégale. Une puissante vie spirituelle animait son
équipe ; cette même spiritualité dominait son esprit et lui permit de sur-
monter les moments difficiles – dont la dépression dont elle souffrit après
1917. Elle ne s’était jamais cachée qu’elle risquait de perdre les enfants,
mais lorsque cette crainte se concrétisa, elle ne le supporta pas. S’agis-
sant de cette sauveteuse, la spiritualité n’était pas une superstructure,
mais un moteur vital.
Rohner rapporta son expérience dans ses bagages lorsqu’elle regagna
l’Allemagne où elle mit sur pied un petit centre de résistance spirituelle
au pouvoir nazi à Wüstenroth. Ses dernières expériences ottomanes sont
omniprésentes dans ses ouvrages et ses discours. On assista à un autre
transfert d’expérience analogue entre Jakob Künzler, l’ami de Rohner, et
son compatriote de Walzenhausen, Carl Lutz, consul de Suisse à Budapest,
et en même temps représentant de l’Angleterre, qui contribua à sauver
plusieurs dizaines de milliers de juifs en 1944 en leur délivrant des visas
sans l’autorisation de ses supérieurs 58. Comme Franz Werfel, mais sans
aucune ambition littéraire, Beatrice Rohner relata clairement en 1933-
1934 sa rencontre avec le mal historique de 1915-1917, pour être prête
à affronter le mal présent, c’est-à-dire celui des nazis. Dans le droit fil
de sa spiritualité, elle multiplia les références recherchées à l’Évangile.
Elle accorda une attention particulière à l’Épître aux Hébreux, adressée
à un petit groupe de chrétiens juifs primitifs, qu’elle compara explicite-
ment aux arméniens 59.

58. Cf. Jakob Künzler, Im Landes des Blutes und der Tränen, op. cit., p. 128.
59. Cf. Beatrice Rohner, « Pfade in grossen Wassern », art. cité, p. 14-15, et
Worte für Wanderer zur Herrlichkeit..., op. cit., p. 111.
Chapitre 23
L’IMPOSSIBLE SAUVETAGE
DES ARMÉNIENS DE MARDIN
LE HAVRE DU SINDJAR
Yves TERNON

u cours de la Première Guerre mondiale, en 1915 et 1916, les

A arméniens de l’Empire ottoman sont victimes d’un génocide per-


pétré sur ordre du comité Union et Progrès (CUP), au pouvoir
depuis 1908. Le nationalisme turc est la cause de ce génocide : les jeunes-
turcs veulent une nation turque homogène, et profitent de la guerre pour
régler la question arménienne, principal obstacle à leur projet politique.
Le peuple turc étant en majorité musulman, pour accomplir leur pro-
gramme de destruction des arméniens, les jeunes-turcs du CUP, laïcs,
font appel à la solidarité islamique. Le djihad, proclamé en novembre
1914, leur permet de mobiliser contre les arméniens tous les musulmans
de l’Empire. La première phase du génocide se déroule de mai à juillet
1915 dans les sept provinces (vilayet) d’Anatolie orientale, où demeurent
depuis la plus haute antiquité des arméniens et où ils sont majoritaires
dans quelques départements (sandjak) ou cantons (caza). Trois de ces
provinces – Van, Erzeroum, Trébizonde – sont limitrophes avec la Russie,
donc sur le théâtre de guerre. Une quatrième, Bitlis, sera en 1915 égale-
ment le lieu d’opérations militaires. Deux sont plus centrales – Kharpout
et Sivas –, donc éloignées du front. De même, le vilayet de Diarbékir,
plus au Sud, demeure à distance des combats entre les deux armées russe
et ottomane.
400
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Le résultat des massacres et des déportations est le même pour ces


sept vilayet : le déracinement définitif des arméniens. Mais les conditions
dans lesquelles ce génocide est perpétré, de même que les conditions
d’un éventuel sauvetage sont différentes. On ne peut considérer comme
action de sauvetage l’évacuation vers le Caucase d’arméniens des vilayet
de Van ou d’Erzeroum lors du retrait en juillet de l’armée russe qui, en
avril et mai, les avait sauvés. De même, l’aide apportée par des missions
étrangères – catholiques ou protestantes – à des arméniens dans les vilayet
de Sivas et de Kharpout relève d’une autre logique : elle est conditionnée
à la présence de ces missions et à la préservation d’un dialogue entre
elles et les autorités ottomanes. La situation dans le vilayet de Diarbékir
est singulière à double titre : la majorité des musulmans sont des kurdes ;
les chrétiens ne sont pas tous arméniens. Le sandjak de Mardin, au Sud
du vilayet, présente deux nouvelles singularités : tous les arméniens sont
catholiques ; il existe une mosaïque de chrétientés. Avant d’exposer la
problématique d’un sauvetage d’arméniens à Mardin, il importe de défi-
nir la trame de ce tissu social au double niveau du Kurdistan (vilayet
de Diarbékir) et du plateau de Mardin, qui le borne au Sud.

Le tissu social : kurdes et chrétiens


Les kurdes sont un peuple d’origine iranienne, converti à l’islam
depuis le Xe siècle. Ils ont étendu au XVe siècle leur zone de peuplement
à la région de Diarbékir. Jusqu’au XIXe siècle, ils ont assuré la couverture
militaire de l’Empire ottoman face à la Perse. La société kurde est tribale.
Certaines tribus sont nomades, d’autres semi-nomades et, depuis le début
du XIXe siècle, sédentaires. La répression par les Ottomans des révoltes
kurdes au milieu du XIXe siècle brise la structure féodale qui unissait ces
tribus et provoque une fragmentation de la société kurde et un retour
au système tribal originel. Dans ce système, chaque chef de tribu
– cheikh, bey ou agha – dispose d’une autorité absolue puisqu’il détient
les pouvoirs temporel et religieux. Mais la sédentarisation a tissé d’autres
liens. Depuis des siècles, les kurdes partagent leurs montagnes avec des
chrétiens, et la société du Kurdistan est en fait dimorphe : sédentaires
kurdes – artisans plus que commerçants ; leurs produits sont vendus par
les arméniens et les turcs – et chrétiens ; nomades kurdes – chaque chef
de tribu a son (ou ses) village chrétien duquel il exige un tribut. Les
villages – près de mille pour le seul sandjak de Mardin – sont rarement
mixtes : les uns sont kurdes, les autres chrétiens. Au Sud de Mardin, les
401
L’impossible sauvetage des arméniens de Mardin

éleveurs nomades descendent en hiver dans les steppes mésopotamiennes


de la Djezireh arabe où ils entrent en conflit avec les bédouins. Ainsi,
entre kurdes et chrétiens s’élabore une mémoire collective lourde de mas-
sacres, mais aussi riche de fidélité, de dettes d’honneur, de parole jurée.
À la fin du XIXe siècle, la Porte (le gouvernement ottoman) exploite l’anta-
gonisme entre ces deux groupes et accorde aux kurdes une impunité
pour leurs exactions, ce qui rompt l’équilibre qui leur avait permis de
vivre ensemble dans une paix relative. L’incurie de l’administration
aggrave ce climat d’insécurité. Enfin, en créant des régiments kurdes
hamidié, une cavalerie légère qui lui sert d’instrument dans sa politique
de répression des arméniens, le sultan Abdul Hamid achève de rompre
les liens entre kurdes et chrétiens.
Le vilayet de Diarbékir est une mosaïque de chrétientés orientales, des
communautés issues d’un double morcellement. Le premier est opéré par
les hérésies du Ve siècle : nestoriens ; puis jacobites – ou syriens ortho-
doxes – et arméniens apostoliques. Le second est dû à l’activité des
missions catholiques : elles dédoublent chaque entité : chaldéens, syriens
catholiques, arméniens catholiques. L’union avec Rome rapproche ces
trois groupes de convertis, en même temps qu’elle oppose chacun à sa
communauté demeurée schismatique. Les tensions sont particulièrement
vives entre syriens catholiques et jacobites et entre arméniens catholiques
et apostoliques 1. Dans le sandjak de Mardin, travaillé par les missions de
Mossoul, tous les arméniens sont catholiques. À l’Est de Mardin, le plateau
du Tur Abdin est le centre de la communauté jacobite dont le patriarcat
siège au monastère de Deir al-Zaafaran. Dans la ville de Mardin, les deux
bourgeoisies arménienne et syrienne catholique tiennent le commerce et
les professions libérales. Entre familles de même statut social, les mariages
mixtes sont fréquents.
On ne peut se fier aux statistiques pour estimer le rapport numérique
entre chrétiens et musulmans dans le sandjak de Mardin. Les chrétiens
représentent plus des deux cinquièmes d’une population d’environ
200 000 habitants, et pour la ville de Mardin (environ 25 000 habitants),
près de la moitié. Sur le plateau du Tur Abdin, la moitié des 45 000 habi-
tants sont kurdes, l’autre moitié jacobite. À la fin du XIXe siècle, les kurdes
se déchaînent contre les chrétiens. En 1895 et 1896, lors des massacres
arméniens, les tribus kurdes ravagent les villages et les bourgs du sandjak.

1. Les nestoriens sont absents du vilayet de Diarbékir. Ils sont regroupés dans
les montagnes du Hakkâri au Sud du vilayet de Van, qu’ils partagent avec
des tribus kurdes. Au XIXe siècle, les missions protestantes recrutent des fidèles
parmi les arméniens apostoliques et les jacobites.
402
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Enlèvements et conversions forcées à l’islam sont les compléments habi-


tuels de ces massacres. Pour un chrétien, l’apostasie est le seul moyen de
sauver sa vie et celle de sa famille. Par contre, à Mardin, kurdes et chré-
tiens sont solidaires et s’allient pour repousser l’attaque des tribus kurdes 2.

Le génocide des arméniens de Mardin


et les rares possibilités de sauvetage

En novembre 1914, l’appel au djihad permet d’orienter les instincts


guerriers des tribus kurdes contre les chrétiens. Dans le vilayet de Diarbékir,
l’ordre de destruction des arméniens vient de la capitale et est appliqué
avec une rare efficacité par le vali nommé à cet effet, le Dr Mehmed
Rechid, un circassien membre du CUP depuis son origine. Non seulement
ce dernier anéantit toute la communauté arménienne de sa province,
mais il élimine également tous les convois de déportés venus des pro-
vinces voisines et censés gagner la Mésopotamie. Or, dans ce vilayet, le
génocide s’étend aux autres communautés chrétiennes, et singulièrement
aux chaldéens 3. Sur le plateau du Tur Abdin, les villages jacobites sont
également détruits comme, dans le reste du sandjak de Mardin, tous les
villages chrétiens. Qui prend l’initiative de cette extension et quelle en
est la raison ?
Aucun document, aucun témoignage ne permet d’accuser Rechid,
pourtant l’un des pires exécutants du génocide des arméniens, d’avoir
ordonné l’assassinat de tous les chrétiens. On dispose même d’un contrordre
venu de Constantinople demandant d’épargner les non-arméniens d’un
convoi de déportés, car les ordres de mise à mort ne concernent que les
arméniens 4. Dans tous les cas, l’initiative semble être prise au niveau
local. Ainsi, la suppression des arméniens de Mardin est confiée par
Rechid à un comité d’exécution de trois hommes : Bedreddine, son homme
de confiance, Chakir, son aide de camp, et Memdouh, commissaire de

2. Pour une étude approfondie de l’histoire de Mardin et de ses habitants, voir


Yves Ternon, Mardin 1915. Anatomie pathologique d’une destruction, Paris,
Geuthner, 2007. La source principale de cet ouvrage est le dossier de béatifica-
tion de Mgr Maloyan, évêque arménien de Mardin, tué en juin 1915, dossier
établi en français et en latin par le Vatican.
3. Il en est de même dans le vilayet de Bitlis où les chaldéens de Séert sont
massacrés.
4. Yves Ternon, Mardin 1915..., op. cit., p. 135-136.
403
L’impossible sauvetage des arméniens de Mardin

police. Arrestations, tortures, rançons, pillage, saisie de biens, exécu-


tions, déportations et mises à mort sont contrôlés et exécutés par cette
commission et les gendarmes et miliciens à leurs ordres. Une partie des
convois de déportés est détruite par les tribus kurdes convoquées pour
participer à la curée. Dans les villages chrétiens, la mise à mort est immé-
diate, sans l’artifice d’une déportation, et les principaux artisans de ces
massacres sont les kurdes des villages voisins – les gendarmes et les milices
les aident ou restent passifs. Les tribus kurdes se croient autorisées à
tuer tous les chrétiens, sans distinction. À Mardin, par contre, l’évêque
syrien catholique, Mgr Gabriel Tappouni, bénéficie de nombreux soutiens
locaux et d’appuis solides en haut lieu : sa communauté est épargnée.
Même si on ne peut donner de chiffres précis, on estime à 95 % les
arméniens du vilayet de Diarbékir assassinés – 3 000 survivants sur 72 500.
90 % des chaldéens, les deux tiers des jacobites, près des deux tiers des
syriens catholiques ont été tués dans ce vilayet. Les survivants chaldéens
et syriens catholiques se trouvent presque tous dans le sandjak de
Mardin 5. Les arméniens de ce département n’ont pu être sauvés. On ne
peut cependant retenir le chiffre des disparus donné par le père Rhétoré :
10 200 sur 10 500 pour le sandjak, ce qui limite à 300 le nombre des
arméniens survivants 6. En effet, les différents récits de sauvetage d’armé-
niens permettent d’estimer un chiffre plus élevé de rescapés, même s’il est
difficile de connaître d’où vient chacun d’eux. Sans retenir de données
chiffrées, on peut considérer qu’aucun arménien présent à Mardin lorsque
commencent les arrestations n’échappe aux rafles. En effet, comme dans
tout l’Empire ottoman, chaque citoyen est identifié par l’administration
comme par ses voisins : musulman ou chrétien ; kurde ou arménien, etc.
À un premier niveau, les amitiés entre notables ont rarement tenu.
L’analyse des relations complexes entre kurdes et chrétiens de Mardin
montre qu’un même individu, prêt à aider son voisin dans le malheur
peut, soumis à une pression ou à une menace, ou même sans raison,
tuer celui qu’il protégeait. On relève cependant l’intervention efficace de
notables de la famille kurde Tchelebi. Le maire de Mardin, Hildir Tchelebi,
défend les employés chrétiens de sa mairie et protège Mgr Tappouni 7.

5. Le manuscrit du père dominicain Jacques Rhétoré, Les Chrétiens aux bêtes !


Souvenirs de la guerre sainte proclamée par les Turcs contre les chrétiens en
1915, se trouve à la bibliothèque du Saulchoir. Il a été publié dans une édition
commentée (Paris, Éditions du Cerf, 2005). Les références – ici, p. 241-243 –
renvoient au manuscrit.
6. Jacques Rhétoré, manuscrit cité, p. 243.
7. Mgr Tappouni est également protégé à Mardin par le chef des gendarmes,
Hassan Tahsin bey, et ses trois frères.
404
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Abdelkader Tchelebi protège la famille arménienne Hantcho et permet


à plusieurs de ses membres de gagner Alep 8. De même, Saïd effendi,
directeur de la banque, informe ses amis chrétiens de l’imminence des
arrestations et les aide à se rendre à Alep. En mai 1915, le mutesarif
(préfet), Hilmi bey, s’est opposé à l’ordre de Rechid d’emprisonner les
notables arméniens de Mardin. Il est rapidement destitué et Rechid
envoie le comité d’exécution organiser leur suppression. Le délai aura
permis à quelques arméniens de quitter la ville.
Par contre, lorsque les arrestations commencent, le 4 juin, le filet se
resserre sur les arméniens. Des chaldéens sont également arrêtés. Les
syriens catholiques n’ont aucun moyen de les aider et assistent impuis-
sants au départ des convois vers la mort. Quant aux jacobites, ils ne
conçoivent même pas de sauver d’autres chrétiens. Les convois d’hommes
sont liquidés près de Mardin. Les convois de femmes et d’enfants vont
souvent plus loin, mais ils sont, en majorité, détruits par des tribus
kurdes après que les femmes et les jeunes filles eurent été violées, puis
tuées ou enlevées avec les enfants. C’est à ce moment, après massacres
et enlèvements, que des aides désintéressées ont parfois été apportées à
quelques arméniens et leur ont permis de survivre. Les cas sont rares,
les acteurs différents, et les récits, recueillis en particulier par les trois
missionnaires réfugiés à l’évêché syrien catholique de Mardin ou par
un prêtre de cet évêché, le père Armalé, sont crédibles, mais à peine
croyables 9. C’est le cas des « échappés des citernes ». Les assassins jetaient
les corps de leurs victimes dans des citernes vides, nombreuses dans la
région. Quelques personnes n’étaient pas blessées mortellement ou
s’étaient jetées dans un puits avant qu’on ne les frappe. Mais elles ne
pouvaient en sortir seules. Il arrive qu’un musulman ou un chrétien de
passage entende leur appel, lance une corde pour permettre à un de ces
survivants de s’extraire du tas de cadavres et l’aide à revenir à Mardin
s’abriter clandestinement dans une famille syrienne catholique. De même,
quelques arméniens – des enfants surtout – parviennent à s’échapper
des villages kurdes où ils sont retenus et se cacher à Mardin.
Il est une circonstance particulière où la communauté syrienne catho-
lique de Mardin peut organiser le sauvetage des chrétiens. En effet, une

8. Plus tard, il aidera le prêtre chaldéen, Joseph Tfinkdji, à se rendre au Sindjar.


9. Ces récits individuels sont rapportés par les trois dominicains réfugiés dans
l’évêché syrien catholique : Jacques Rhétoré (manuscrit cité), Marie-Dominique
Berré (archives du ministère des Affaires étrangères, Levant 1918-1919,
Arménie, volumes 1 et 2) et Hyacinthe Simon (Mardine, la ville héroïque,
Jounieh, Maison Naaman, 1991).
405
L’impossible sauvetage des arméniens de Mardin

partie des arméniens enlevés par les kurdes est vendue sur les princi-
paux marchés du vilayet. À Mardin, les ventes publiques commencent le
15 août 1915 – alors que la déportation des arméniens est achevée – et
se poursuivent en 1916. On peut acheter un enfant de 5 à 7 ans pour
cinq à vingt piastres, un adolescent pour deux à trois medjidié, une
femme pour une livre, mais les enchères peuvent monter à plus de trente
livres s’il s’agit d’un membre d’une famille renommée 10. Les chrétiens
de Mardin préservés de déportation, pour la plupart syriens catholiques,
s’efforcent de racheter des « esclaves » pour les sauver et font, au besoin,
monter les prix. Mgr Tappouni procède à l’achat avec les fonds qu’il a
recueillis. Il aurait réparti ainsi des centaines de chrétiens – dont certains
sont des arméniens de Mardin, mais cela n’est pas précisé – dans des
familles chrétiennes. Lorsque la police perquisitionne pour vérifier que
l’on ne cache pas des arméniens, il déclare n’avoir acheté que des syriens
catholiques. Quelques musulmans traitent les « esclaves » qu’ils ont achetés
comme des membres de leur famille. Un notable de Savour recueille
une vingtaine de jeunes filles pour les sauver sans exiger qu’elles se
convertissent 11.
Les tribus kurdes participent massivement au génocide. Cependant,
quelques chefs de village accueillent des réfugiés, en majorité jacobites
ou syriens catholiques. Ainsi, 30 habitants de Gulié sont reçus comme
des hôtes par Khalil agha qui refuse de les livrer aux kurdes qui ont rasé
le village et il les protège jusqu’à la fin de la guerre. L’imam de la tribu
Hafir, Ali Batti, ami du chef jacobite du village de Bâsabrina, héberge
les survivants de la famille de son ami jusqu’à la fin de la guerre. Dans
plusieurs villages jacobites autour de Nisibe, les cheiks refusent de parti-
ciper au massacre et aident même les chrétiens à fuir au Sindjar. Ainsi,
le cheikh Mohamed interdit à ses hommes de toucher aux chrétiens et
refuse tout présent 12. Ces sauvetages, réalisés au terme d’odyssées tra-
giques, font exception. Les déportés le savent : pour échapper à la mort,
il faut quitter la province de Diarbékir, fuir au Sud, atteindre le chemin
de fer à Ras ul-Aïn et gagner Alep ; ou bien de Nisibe, à l’Est, atteindre
Mossoul, mais surtout parvenir au Sindjar.

10. Une livre turque vaut 23 francs (de 1915), un medjidié, 3 francs, une
piastre 30 centimes.
11. Le père Rhétoré (manuscrit cité, p. 325-330) parle de 2 000 chrétiens, mais
c’est sans doute un chiffre trop élevé, car il ne correspond pas aux chiffres des
survivants qu’il donne dans ses statistiques.
12. Yves Ternon, Mardin 1915, op. cit., p. 162, 178 et 322.
406
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Alep est une grande ville arabe. Les arméniens y résidant depuis plus
de dix ans sont exemptés de déportation. Des milliers d’autres en fuite
affluent dans la ville. En soudoyant des policiers, ceux qui ont encore
de l’argent peuvent trouver un logis clandestin. Mais ces cachettes ne
sont pas sûres et la police poursuit sans relâche la traque des arméniens
dissimulés dans Alep. Seuls bénéficient d’une sécurité relative ceux qui
ont de la famille à Alep et sont parvenus à la rejoindre. Ainsi, quelques
arméniens de Mardin, lorsque leur convoi a atteint Ras ul-Aïn, achètent
un billet de train et gagnent Alep.
Le petit village tchétchène de Ras ul-Aïn prend, pendant la guerre,
de l’importance avec la construction du chemin de fer de Bagdad. Les
rares survivants des convois du vilayet de Diarbékir qui y parviennent
sont protégés jusqu’en mars 1916 par les deux administrateurs ottomans
qui les incorporent dans les équipes d’ouvriers dirigées par des ingénieurs
allemands. Dénoncés, les deux hommes sont remplacés. De mars à
novembre 1916, tous les déportés sont assassinés.
Le vali de Mossoul, Ali Haïdar, refuse d’obéir aux ordres de la capitale
concernant les arméniens. Les rares survivants des convois partis de
Mardin, de Djezireh ou de Nisibe atteignent Mossoul dans un état de
détresse extrême. Les chaldéens et les syriens catholiques sont autorisés
à les prendre en charge. Témoin de ces événements, le directeur de l’école
de l’Alliance israélite universelle, David Sasson, rapporte la misère de
ces réfugiés qui meurent en masse du choléra, du typhus, du paludisme
et aussi de faim 13. À Mossoul, des femmes arméniennes, survivantes des
convois, travaillent comme domestiques dans des maisons riches. D’autres
se cachent sous des noms arabes, se font passer pour des musulmanes
et aident leurs compatriotes – tous les arméniens de Mardin parlent
arabe. Les boulangers, les domestiques des hauts fonctionnaires turcs,
des arméniennes mariées à des syriens catholiques ou à des chaldéens,
des employés des recherches pétrolières aident sans cesse ces réfugiés.
Cette solidarité, surtout chrétienne et juive, permet à de nombreux réfu-
giés de survivre 14.

13. Élisabeth Antébi, Les Missionnaires juifs de la France, 1860-1939, Paris,


Calmann-Lévy, 1999, p. 230-238.
14. Les Mémoires de Mgr Jean Naslian, évêque de Trébizonde, sur les événe-
ments politico-religieux en Proche-Orient de 1914 à 1928, volume 1, Vienne,
Imprimerie mekhitariste, 1951, 2 volumes, p. 346-347.
407
L’impossible sauvetage des arméniens de Mardin

Le havre du Sindjar

Dernier relief du Kurdistan, l’arête montagneuse du Sindjar se dresse


au-dessus du désert de Mésopotamie. C’est le seul lieu dans tout l’Empire
ottoman où les arméniens sont accueillis et protégés. Administrative-
ment, le Sindjar est un caza du vilayet de Mossoul. Plus de la moitié de
ses 18 000 habitants (recensement de 1884) sont des yézidis. La secte
kurde des yézidis est une des nombreuses sectes ésotériques qui témoi-
gnent de la survivance du paganisme préislamique et du zoroastrisme
iranien dans la culture kurde. Comme les nestoriens du Hakkâri et les
jacobites du Tur Abdin, ils ont trouvé refuge dans une montagne. Leur
religion est un syncrétisme influencé par la secte ismaélienne dérivée
du chiisme. Les sunnites, comme les chiites, détestent les yézidis qu’ils
accusent d’avoir assassiné les fils d’Ali et de respecter les croyances chré-
tiennes. C’est pourquoi les yézidis accueillent volontiers les chrétiens,
alors qu’ils se tiennent à l’écart des musulmans. Cultivateurs et éleveurs,
les yézidis du Sindjar sont organisés en une cinquantaine de tribus, toutes
de langue kurde, réparties selon une hiérarchie précise. À leur tête, le
cheikh Hammo Chero, le maître du Sindjar 15, est l’artisan du sauvetage
de plusieurs milliers de chrétiens, en majorité des arméniens. Sans tenir
compte des risques qu’il prend, il les installe et les nourrit. Dès août 1914,
des déserteurs chrétiens se réfugient au Sindjar pour fuir la conscription
– effective dès cette date, alors que l’Empire n’entre dans le conflit qu’en
novembre. Le flot des réfugiés qui parviennent à gagner le Sindjar ne
s’interrompt pas. Dès juillet 1915, les réseaux d’évasion vers le Sindjar
s’organisent à partir de Nisibe et de Ras ul-Aïn. Les passeurs sont des
arabes ou des circassiens – en fait, plus probablement, des tchétchènes,
car les témoins confondent volontiers circassiens et tchétchènes. Ils font
payer, mais, à de rares exceptions près, ils honorent leur contrat. Des
circassiens, affirme un témoin chaldéen, viennent de Ras ul-Aïn à Mardin
avec leurs bêtes de somme. La nuit, avec la complicité des gendarmes,
ils convoient 400 à 500 arméniens vers le Sindjar, moyennant un verse-
ment de dix à vingt livres turques. Des arabes du Djabour participent
également à ce sauvetage 16.

15. Basile Nikitine, Les Kurdes, Paris, Éditions d’aujourd’hui, 1956, p. 226-
254.
16. Ara Sarafian, « The Disasters of Mardin during the Persecutions of the
Christians, Especially the Armenians, 1915 », Haigazian Armenological Review,
volume 18, Beyrouth, 1998.
408
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Hammo Chero réserve à ces réfugiés des maisons et des tentes, il leur
fournit du travail et les nourrit. Il leur donne un emplacement en face
de son village où ils construisent des cabanes, puis des maisons en
brique. Ils ont même un lieu de prière. Dès l’été, ils travaillent dans les
vergers et les vignes. Certains envoient des lettres à Mardin pour que
les chrétiens restés là leur fassent parvenir des aiguilles, du sucre et de
l’argent qu’ils vont alors échanger d’un village à l’autre contre du blé,
de l’orge ou des lentilles. Lorsque, en octobre 1915, éclate une épidémie
de typhus, plusieurs cheikhs, dont celui de Marussa, contraignent les
réfugiés à quitter leurs maisons. Hammo Chero propose d’isoler une par-
tie du village et d’y regrouper les malades jusqu’à ce qu’ils guérissent.
Lorsque le Sindjar est menacé de famine, les arméniens se rendent chez
les arabes de la tribu taï pour se procurer des céréales. Au printemps
1917, après la prise de Bagdad par les Anglais, des arabes montent au
Sindjar proposer aux chrétiens de les conduire à Bagdad, moyennant
trois livres par personne. Trente Mardiniens les suivent. Ils envoient des
messages à ceux qui sont restés au Sindjar pour les engager à venir.
Mais la plupart hésitent à quitter leur refuge. Au cours de l’été 1917,
certains se font employer par la direction du chemin de fer de Bagdad
– dont la construction se poursuit au-delà de Ras ul-Aïn – afin de gagner
de l’argent et de l’envoyer à leur famille réfugiée dans la montagne. En
mars 1918, un corps d’armée ottoman tente de détruire ce réduit rebelle.
Le commandant exige que Hammo Chero lui remette ses armes et les
chrétiens qu’il protège. Celui-ci convoque les cheiks de la montagne,
leur transmet l’ordre du commandant et leur propose de refuser. L’assem-
blée est partagée. Hammo Chero exige une décision unanime. Les cheikhs
se retirent pour délibérer. Chero n’attend pas et, avec un petit groupe
d’hommes, massacre un groupe de soldats ottomans. L’armée envahit
alors la montagne et, en dépit des embuscades tendues par les yézidis,
les soldats ottomans parviennent au village de Chero qu’ils pillent et
incendient. Les chrétiens sont déjà partis et se sont réfugiés dans les
sommets de la montagne ou ont gagné le Sud. Dès que le gros de l’armée
s’est retiré, les yézidis harcèlent les soldats maintenus sur place et les
désarment. Les turcs abandonnent alors le Sindjar. Les chrétiens regagnent
les villages où ils demeurent jusqu’à la fin de la guerre. Ceux qui ont
quitté la montagne parviennent chez les arabes taï qui les accueillent
et les guident tant qu’ils peuvent payer.
Après la guerre, les rares survivants arméniens du sandjak de Mardin
subissent les contraintes de l’administration turque. Après la proclama-
tion de la république de Turquie en 1923, ils sont regroupés à Mardin.
409
L’impossible sauvetage des arméniens de Mardin

Les autorités les dépouillent de leurs derniers biens en leur réclamant


des arriérés d’impôts et en leur faisant payer un passeport au prix fort.
De 1928 à 1930, ils sont expulsés en Syrie. Sur leur passeport est appli-
quée la mention : « Sans retour possible » 17.

17. Vahé Tachjian, La France en Cilicie et en Haute-Mésopotamie, Paris,


Karthala, 2004.
Chapitre 24
L’UGIF FUT-ELLE UN OBSTACLE
AU SAUVETAGE ?
Michel LAFFITTE

É
voquer les activités de sauvetage à propos de l’Union générale
des israélites de France (UGIF) est à première vue un paradoxe.
Cette organisation fut en effet fondée, sur injonction des Allemands,
par une loi du gouvernement de Vichy de novembre 1941, dans le but
de présider la fusion des organisations juives d’assistance et de servir
d’instrument à la politique de repérage et de persécution. Par son origine
et par les finalités qui lui sont assignées, cette organisation obligatoire
apparaît d’emblée comme un obstacle aux activités de sauvetage. La
compromission présumée de ses dirigeants dont la myopie politique et
l’isolement intellectuel auraient trouvé leur source dans des préjugés de
classe, a été tour à tour opposée au front du refus des dirigeants du
Consistoire, demeuré le conservatoire institutionnel des valeurs républi-
caines, ou à l’engagement des juifs étrangers dans la Résistance armée.
Cette opposition rigide a dominé une partie de l’historiographie. L’UGIF
fut cependant et avant tout une fusion des œuvres juives d’assistance,
dont l’histoire mérite d’être pensée à la fois dans la dimension euro-
péenne de la Shoah – puisqu’elle a son équivalent simultané en Belgique
et aux Pays-Bas –, mais aussi en relation constante avec une histoire
institutionnelle, politique, culturelle et sociale propre à la France 1.

1. Au sujet d’une approche comparative européenne mettant l’accent sur les


distinctions entre Judenrat et union nationale, je renvoie le lecteur aux contribu-
tions réunies sous le titre « Les conseils juifs dans l’Europe allemande », Revue
d’histoire de la Shoah, 185, juillet-décembre 2006.
412
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Dès 1947, Zosa Szajkowski 2 annonçait un point de vue développé plus


tard notamment par Serge Klarsfeld, que la dissémination des commu-
nautés juives, jointe à une aide individuelle ou administrative locale de
la part de non-juifs, a été un atout vital. Il a opposé cette situation à
une dispersion rendue impossible en Europe centrale où les juifs furent
rapidement concentrés dans des ghettos et eurent à subir davantage
d’hostilité de la part de la société civile non juive. Cependant, depuis
les années 1980, aux premières approches prudentes et raisonnées qui
furent notamment celles des pionniers de cette recherche, parmi lesquels
Léon Poliakov et Joseph Billig, a succédé une série de travaux portant
moins sur les personnalités des dirigeants juifs, sur leurs rapports
complexes avec la société non juive, sur la continuité de leur engage-
ment depuis les années 1930, que sur une appartenance institutionnelle
ou sociale jugée déterminante.
De nouvelles sources permettent de cerner les marges de négociation
des dirigeants juifs par rapport à Vichy et aux Allemands, leur part
d’engagement dans les activités clandestines de sauvetage et les lieux
de contact entre l’organisation juive promise à devenir un isolat, et le
reste de la société civile. Il ne s’agit pas ici de décrire les activités de
sauvetage internes à l’organisation, notamment le rôle des foyers d’enfants
juifs comme étape des filières clandestine déjà exposée ailleurs 3, mais
de déterminer les liens qui se sont maintenus entre les dirigeants juifs
et la société civile.
Enfin, dans cette France bouleversée par le mouvement brownien des
réfugiés qui fuient les persécutions et tentent de trouver refuge en zone
sud, notamment après les grandes rafles de l’été 1942, quelles sont, à
l’échelle de l’Hexagone, les capacités d’action d’une organisation juive
de plus en plus contrôlée par les Allemands ?

2. Zosa Szajkowski, « L’organisation de l’UGIF en France pendant l’Occupa-


tion », Jewish Social Studies, 9 (3), juillet 1947, et Analytical Franco-Jewish
gazetteer, 1939-1945, New York (N. Y.), The American Academy for Jewish
Research, The Lucius N. Littauer Foundation, The Gustav Wurzweiler Founda-
tion, 1966.
3. Je renvoie notamment à ma contribution lors du colloque de Lacaune de sep-
tembre 2005 dont les actes ont été publiés sous la direction de Jacques Fijalkow,
Les Enfants de la Shoah, Paris, Éditions de Paris, 2006.
413
L’UGIF fut-elle un obstacle au sauvetage ?

Ni Judenrat ni collaboration de classe


L’UGIF a-t-elle fonctionné en isolat par rapport au reste de la société
civile non juive, comme l’auraient souhaité les Allemands ? Ses diri-
geants nommés par Vichy en janvier 1942, juifs français « de vieille
souche » pour la plupart, sont-ils des « créatures » des Allemands ou, au
contraire, des hommes et des femmes qui ont su préserver et consolider
les multiples liens sociaux et institutionnels noués avant-guerre au sein
de la société française ? Avec quel profit ?
Les termes du débat ont été cadenassés dans les années 1980, à la
fois par des offensives polémiques 4 et par des travaux universitaires
menés dans le sillage de l’approche institutionnelle privilégiée par Raul
Hilberg et tendant à faire parler l’institution d’une seule voix. Ainsi
Cynthia J. Haft 5, ne percevant dans l’UGIF que le piège institutionnel
anéantissant tout libre arbitre, en conclut que ses dirigeants ne prirent
jamais part aux activités de sauvetage. L’auteur cerne les contours d’un
« Judenrat (conseil juif) français » qui serait la reproduction du modèle
expérimenté dès 1939 par les nazis dans les localités de Pologne,
nommant à la tête des ghettos des responsables de la bonne exécution
de leurs ordres. Cette perception d’une machinerie impeccable autant
qu’implacable, transposable dans tous les pays avec la même efficacité
jamais démentie, fait à la fois l’économie des hommes qui la composent
et de l’histoire elle-même.
Dans le même temps, cette approche strictement institutionnelle est
confortée par un nouveau modèle explicatif portant, cette fois, sur les
réflexes supposés de classe et de nationalité des dirigeants juifs. Jacques
Adler 6 ne perçoit pas dans l’UGIF la mécanique d’emblée coercitive du
Judenrat. Il insiste sur l’alliance d’intérêts objectifs des « notables juifs
français », à la fois ceux du Consistoire, l’organisme fondé depuis 1808
pour représenter les juifs devant les pouvoirs publics, et ceux de l’UGIF
qui auraient retardé l’éveil d’une résistance juive unifiée et abandonné
à leur sort les juifs étrangers de la zone nord. La « politique de classe » des
dirigeants des « conseils juifs », ne procédant que de la « philanthropie »
traditionnelle, aurait été incapable de mettre sur pied la « solidarité »

4. Maurice Rajsfus, Des juifs dans la collaboration. L’UGIF, 1941-1944, Paris,


EDI, 1980.
5. Cynthia J. Haft, The Bargain and the Bridle, the General Union of the Israe-
lites of France, 1941-1944, Chicago (Ill.), Dialog Press, 1983.
6. Jacques Adler, Face à la persécution. Les organisations juives à Paris de
1940 à 1944, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Diaspora », 1985.
414
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

nécessaire à une politique de résistance, qu’elle soit organisée ou qu’elle


ait procédé d’un refus latent des ordres de l’occupant, si l’on se réfère aux
distinctions de Martin Broszat entre « Widerstand » et « Resistenz ». C’est
cette dernière nuance que reprend Vicki Caron 7, soulignant a contrario
que l’UGIF fut un instrument de résistance par l’inertie qui bénéficia,
surtout à partir de l’été 1942, de refuges au sein de la société non juive
et des évolutions de la politique du gouvernement de Vichy. Il serait
donc plus pertinent d’étudier l’UGIF comme une institution spécifique,
jamais monolithique, en interactions constantes avec l’histoire du pays.
Une telle approche doit prendre en compte le caractère doublement
insaisissable d’une communauté : d’une part, en raison de ses profondes
divisions liées aux succès partiels de l’assimilation ; d’autre part, à cause
de la nouvelle géographie du judaïsme héritée de la défaite.
Cette pluralité des communautés juives renvoie à leur immersion
sociale. L’appartenance commune à des associations d’anciens combat-
tants de la Grande Guerre, mais aussi des relations de métiers et de
voisinage ont servi d’arguments à des démarches individuelles et collec-
tives auprès de Vichy ou des Allemands, en faveur de juifs arrêtés.
L’organisation juive obligatoire n’est pourtant pas le canal idéal pour
recueillir les plaintes en provenance de voisins ou d’amis de juifs arrêtés.
Tout est fait pour que son existence même soit largement ignorée des
non-juifs. En zone nord, toute démarche auprès des Allemands est filtrée
par son service 14 tenu par Leo Israelowicz puis, à partir de l’été 1943,
par Kurt Schendel. Le bulletin de l’UGIF auquel les juifs sont obligatoire-
ment abonnés en zone occupée, ne doit pas être accessible aux non-juifs.
Sa diffusion n’existe que par abonnement, sur les bases des données des
recensements d’octobre 1940, et sa présence dans les bibliothèques et
salles publiques de lecture est formellement prohibée. Dans les archives
de l’organisation juive, rares sont ainsi les témoignages révélant des
solidarités informelles, de voisinage, de métier, signalant une réaction
spontanée de la société civile face au drame des arrestations et des dépor-
tations. Confiants jusqu’à l’été 1942 dans le soutien des institutions
françaises, les dirigeants juifs ont en outre été victimes d’un véritable
marché de dupes dont témoignent les carnets de Raymond-Raoul Lambert,
directeur général de l’organisation juive en zone sud, que les autorités
de Vichy maintiennent, entre août et novembre 1942, dans l’illusion de
négocier et d’arracher à la déportation des catégories de population dont

7. Vicki Caron, The UGIF : The Failure of the Nazis to Establish a Judenrat on
the Eastern European Model, New York (N. Y.), Columbia University Press, 1997.
415
L’UGIF fut-elle un obstacle au sauvetage ?

le sort a déjà été fixé 8. De la même manière, les négociations que Georges
Edinger, administrateur puis dernier président de l’UGIF d’octobre 1943
à la Libération, entame par le canal des associations d’anciens combat-
tants n’ont au mieux qu’un effet de retardement sur la persécution 9.
Vaines sont les démarches officielles cantonnées à des courriers adminis-
tratifs, sans écho dans l’opinion, tant demeurent discrets les relais des
Églises en zone occupée, à l’image du soutien confidentiel du cardinal
Suhard à André Baur, fin juillet 1942, à propos de démarches de l’UGIF
visant à épargner le port de l’étoile aux « conjoints d’aryens », à l’image
de ce qui se passe dans le Reich et en Belgique 10. Quant aux réactions
spontanées de la société civile, elles sont transmises par l’appareil juif
d’assistance à son ministère de tutelle, le commissariat général aux Ques-
tions juives (CGQJ), avec la même discrétion, tant le contact même avec
des non-juifs peut apparaître comme un motif d’accusation. André Baur
en fait les frais en juillet 1943, quand sa demande d’audience auprès de
Laval, afin de protester contre les brutalités de la SS au camp de Drancy,
se solde par son arrestation. A priori, toute démarche légaliste est ainsi
vouée à l’échec, tant est restreinte la marge de manœuvre promise aux
dirigeants juifs et tant le terme de négociation qui suppose un véritable
partenariat, n’est pas adapté à leur situation. Discours et postures léga-
listes sont-ils pour autant les marques d’une opposition résolue aux
activités de sauvetage ?

Des liens préservés


avec la société civile non juive
La tradition historiographique oppose des dirigeants aux positions léga-
listes intangibles à d’autres dont le refus des nouveaux dispositifs légaux
fondés par Vichy et par les Allemands serait fondateur d’une activité
résistante. Cependant, en dépit de leurs liens avec les filières d’évasions
de milliers d’enfants juifs, Juliette Stern, responsable de la direction de
l’assistance sociale de l’UGIF en zone nord, et Benjamin Weill-Hallé, chef

8. Michel Laffitte, Un engrenage fatal. L’Union générale des israélites de France


face aux réalités de la Shoah, préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Liana Levi,
2003, p. 85-133.
9. Michel Laffitte, Juif dans la France allemande. Institutions, dirigeants et com-
munautés au temps de la Shoah, préface d’Annette Wieviorka, Paris, Tallandier,
2006, p. 175-201.
10. Ibid., p. 126-174.
416
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

de sa commission médicale, sont demeurés, jusqu’en juillet 1944, membres


de son conseil d’administration, illustrant la complexité des choix de
« notables » patronnant des organisations caritatives vitales. En zone sud,
Robert Gamzon, fondateur des Éclaireurs israélites de France (EIF) et
acquis aux idées de la mouvance sioniste, met en place une direction
clandestine, « la Sixième », en connexion avec Joseph Millner, respon-
sable de l’Œuvre de secours aux enfants (OSE) devenue la 3e direction
de l’UGIF, et qui, comme Benjamin Weill-Hallé, figurera parmi les « compa-
gnons de route » du parti communiste des temps de la guerre froide.
Jusqu’à son entrée au maquis au printemps 1944, Robert Gamzon, par
ailleurs membre du Consistoire central, est demeuré au conseil d’admi-
nistration de l’UGIF. La pérennité d’une présence à la direction d’un
organisme voulu par les Allemands ne signifie donc pas a priori adhé-
sion aux vues de l’occupant ou à l’idéologie de la Révolution nationale.
Si l’on tente de cerner les motivations individuelles, les choix et les
opportunités qui ne semblent motivés par aucun substrat idéologique,
la réalité est encore plus complexe.
Ainsi en va-t-il de l’avocate Lucienne Scheid-Haas, solidement
conservatrice et hostile à toutes les aventures messianiques, sioniste ou
communiste. Chef du service juridique de l’UGIF de zone occupée, ses
articles rédigés pour le bulletin de l’UGIF sont l’occasion, pour cette
femme née à Strasbourg en 1911 et qui se convertira au catholicisme
en 1949, de renouveler, en dépit des lois antisémites, un profond attache-
ment à sa patrie française. Ses derniers articles semblent exprimer une
résignation et une véritable mise en garde contre toutes les activités
illégales. Ainsi, dans le numéro 101 du 7 janvier 1944, traduisant les
principes de responsabilité collective imposés par les SS aux dirigeants
juifs, Lucienne Scheid-Haas écrit dans un article intitulé « La Communion
des fautes » : « celui qui commet une infraction [doit] peser son choix en
tenant compte de tous ceux de ses frères ou de ses égaux qu’il entraîne
à sa suite ». Aux yeux des délégués de l’UGIF de la zone sud en mission
à Paris en mai 1943, parmi lesquels Robert Gamzon, Lucienne Scheid-
Haas fait partie d’un clan, « celui des dirigeants plus ou moins xéno-
phobes et plus ou moins antisémites et opposés au sionisme », qu’ils
opposent à « celui des dirigeants plus ou moins xénophiles, prosémites
et sionistes » que symbolise Juliette Stern, chef du service d’assistance
sociale de l’UGIF 11. Soucieuse, aux côtés d’André Baur, de centraliser
l’appareil juif d’assistance afin de recueillir, via le Joint de Genève, des

11. CDJC CDX3.


417
L’UGIF fut-elle un obstacle au sauvetage ?

fonds en provenance de la zone sud en faveur des assistés de la région


parisienne, Lucienne Scheid-Haas est opposée à la dispersion des œuvres.
Ce dernier principe, défendu par Gamzon et par Maurice Brener, ancien
secrétaire particulier de Raymond-Raoul Lambert, devenu inspecteur
social de l’UGIF en relation avec les réseaux de sauvetage des enfants,
est inséparable à leurs yeux d’une protection des juifs étrangers et d’une
mise en place de filières d’évasion en direction de la Suisse.
Cependant, ce sont des positions légalistes intangibles d’apparence
qui ont mené Lucienne Scheid-Haas vers des activités illégales de sau-
vetage. En janvier 1942, en tant que première femme reçue en tête du
concours de la conférence du stage en 1936, elle fait partie des cinq
avocats juifs dont le Conseil de l’ordre propose le maintien en sus du
quota de 2 % autorisé par le décret du 16 juillet 1941, en considération
« du caractère éminent de leur mérite professionnel ». Retenue par Xavier
Vallat, la mesure est finalement annulée par Laval en septembre, à la
suite de l’avis défavorable de Darquier de Pellepoix. Lucienne Scheid-
Haas s’est jetée à cette occasion dans des recherches généalogiques visant
à établir que sa famille est française depuis plus de cinq générations.
Ce souci de la légalité, une méfiance à l’égard de l’activisme armé que
traduisent les articles qu’elle signe pour le bulletin de l’UGIF, se doublent
d’un engagement précoce au sein d’une organisation de fabrication de
faux papiers. C’est semble-t-il au moment où elle se soucie de prouver sa
francité que Lucienne Scheid-Haas prend langue avec l’ingénieur Alfred
Valabrègue, devenu faussaire, et avec le généalogiste Georges Andry. Ils
décident de mettre à profit les lacunes de l’état-civil français où le décès
est alors rarement transcrit sur les actes de naissance. Ainsi, de véritables
actes de naissance de personnes décédées servent de base à la fabrication
de faux papiers et l’avoué René de Sariac démarche les services du CGQJ
en vue d’obtenir des certificats de « non-appartenance à la race juive ».
Frère du comique troupier Dranem 12, l’abbé Ménard rédige de faux actes
de baptême. Fiancée de Didier Lazard, cousin de Lucienne Scheid-Haas,
Ginette Martenot fournit des planques provisoires. Consignant ses sou-
venirs en 1963, Lucienne Scheid-Haas, faisant allusion à son bref inter-
nement au camp de Mérignac en mai 1942, note : « Par prudence, et
malgré l’offre du colonel Brull, chez qui nous nous retrouvons presque
tous les dimanches, et pour le réseau duquel nous donnons les faux
papiers, je refuse que notre groupe soit immatriculé à Londres, et je crois

12. Dranem est l’anagramme d’Armand Ménard (1869-1935).


418
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

que j’ai bien fait, car sauf moi (et c’était la moindre des choses) aucun
d’entre nous n’a été arrêté ou inquiété 13. »
Ces activités de résistance sont confirmées par des témoignages
recueillis après la guerre. Ancien condisciple de Lucienne Scheid-Haas
à la faculté de droit de Strasbourg, magistrat à Sarreguemines à partir
de 1937, Paul Lévy est mobilisé en 1939 et interné l’année suivante dans
un stalag près de Leipzig. Prisonnier de guerre évadé en juillet 1943,
Lucienne Scheid-Haas le recueille à Paris et, au bout de deux jours, grâce
à ses amis non juifs, lui fournit des faux papiers au nom de Lefebvre.
Paul Lévy peut ainsi trouver refuge dans la région de Limoges et pour-
suivre après guerre sa carrière au parquet de Mulhouse, avant de prendre
sa retraite comme avocat général près la cour d’appel de Paris 14. Le
domicile parisien de Lucienne Scheid-Haas, au 11, rue de Verneuil, sert
de plaque tournante au trafic de faux papiers, des actes de baptême en
blanc étant dissimulés dans sa bibliothèque, dans des volumes de Racine,
tandis qu’un ancien poêle de faïence de sa salle à manger sert de cache
aux fausses cartes d’identité apportées par Valabrègue. Le récit de
Lucienne Scheid-Haas fait également la part belle aux protections mul-
tiples dont elle a bénéficié jusqu’au cœur de l’appareil administratif de
l’État français. Parmi ces protections, celle du commissaire Charles
Permilleux, responsable du service des affaires juives à la préfecture de
Police de Paris, dont les hommes ont été les grands pourvoyeurs du camp
de Drancy en juifs étrangers, et qui la prévient, début juillet 1944, d’une
arrestation imminente.
Étudiante en anglais à la Sorbonne, empêchée par la législation de
Vichy de passer le concours de l’agrégation, Hélène Berr, 21 ans, a rejoint
les assistantes sociales bénévoles de l’UGIF. À l’image de Lucienne
Scheid-Haas, son journal 15 traduit un puissant sentiment d’appartenance
à la nation française et un profond souci de maintenir intactes les œuvres
d’assistance légale. Cependant, assistante sociale bénévole du service des
internés de l’UGIF, Hélène Berr devient dans le même temps la secrétaire
de Denise Milhaud au sein de l’Entraide temporaire, aux côtés de sa
cousine germaine Nicole Schneider 16. L’Entraide temporaire est une orga-
nisation clandestine constituée depuis février 1941 à l’ombre du Service

13. Témoignage publié en annexe de Michel Laffitte, Juif dans la France alle-
mande..., op. cit., p. 385-391.
14. Témoignage de Paul Lévy à Lucienne Scheid-Haas, 1954, réitéré en 1995
à l’adresse du professeur Charles Haas. Archives familiales.
15. Michel Laffitte, Juif dans la France allemande..., op. cit.
16. CDJC-DCXLI, 1 à 11.
419
L’UGIF fut-elle un obstacle au sauvetage ?

social d’aide aux émigrants (SSAE). Dirigé par Lucie Chevalley-Sabatier,


le SSAE est une œuvre privée interconfessionnelle d’assistance aux
familles des incorporés des Groupements de travailleurs étrangers et sert
de courrier à l’Entraide temporaire, sous couvert de déplacements offi-
ciels en zone sud. Officiellement reconnu, il crée une filière clandestine
de sauvetage des enfants juifs. C’est avec l’appui du docteur Alfred
Milhaud, médecin au centre d’apprentissage de l’École israélite du travail
au 4 bis, rue des Rosiers à Paris, devenue le centre 32 de l’UGIF, que
cette filière a une antenne parisienne. Le monastère Notre-Dame-de-Sion
dirigé par Théomir Devaux, rue Notre-Dame-des-Champs à Paris, sert,
selon l’expression de l’historien Lucien Lazare, de plate-forme et d’escale
dans le transit entre la légalité et le camouflage pour des centaines
d’enfants juifs 17. Fred Milhaud bénéficie des complicités de son épouse
Denise, cousine de René Cassin et assistante sociale en chef des maisons
d’enfants de l’UGIF, affectée depuis le 28 avril 1942 au dispensaire de la
rue Julien-Lacroix à Paris, et de son beau-père Frédéric Léon. Benjamin
Weill-Hallé, membre du conseil d’administration de l’UGIF jusqu’à la fin
juillet 1944, est membre de cette filière clandestine. Ses activités profes-
sionnelles le maintiennent en contact permanent avec la société civile
non juive. Ancien ami du professeur Calmette dont la veuve sera témoin
de son remariage célébré à Paris en février 1944, il continue d’assurer
une discrète consultation à l’hôpital des Enfants malades où il administre
le BCG. Dans le même temps, par ses activités à la tête de la commission
médico-sociale de l’UGIF, il consolide les relations de travail entre les
œuvres juives et les services municipaux d’assistance sociale de la
région parisienne.

Une organisation plurielle


dans l’espace et dans le temps
Aux codes rigides imposés par les ordonnances allemandes qui corsè-
tent l’existence des populations juives assignées dans leurs communes
et à leurs domiciles en zone occupée s’oppose la situation mouvante et

17. Lucien Lazare, La Résistance juive. Un combat pour la survie, Paris, Édi-
tions du Nadir, 2001, p. 147 ; Madeleine Comte, Sauvetages et Baptêmes. Les
religieuses de Notre-Dame de Sion face à la persécution des juifs en France,
1940-1944, Paris, L’Harmattan, 2001.
420
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

incertaine au sud de la ligne de démarcation. L’UGIF y est géographi-


quement éclatée en sept directions, ce qui permet aux anciennes œuvres
d’assistance juives officiellement dissoutes de survivre derrière une façade
légale. Différence majeure avec la situation en zone occupée, la disper-
sion et la mobilité des bureaux d’assistance permet à l’UGIF de la zone
sud d’épouser le mouvement brownien des réfugiés juifs en quête de
ressources vitales et leur mouvement général en direction du refuge
italien à l’Est du Rhône. La présence de salariés non juifs en connexion
avec les réseaux de sauvetage y constitue un atout non négligeable. Je
l’ai montré dans un article récent, au sujet de l’OSE devenue, sous
couvert de la 3e direction de l’UGIF, une « organisation nomade 18 » dont
le siège, depuis Montpellier, gagne Vic-sur-Cère dans le Cantal au
moment de l’entrée de la Wehrmacht en zone sud, en novembre 1942,
avant de s’implanter à partir de janvier 1943 à Chambéry, à proximité
de la frontière suisse.
Le choix d’Alain-Raoul Mossé par Lambert au poste de délégué de
l’UGIF à Chambéry, sur les conseils de Maurice Brener, est emblématique
d’une volonté de capitaliser les relations sociales et politiques de ce fils
d’un ancien inspecteur général des services administratifs du ministère
de l’Intérieur, demeuré, jusqu’en janvier 1941, le chef de Cabinet du pré-
fet de Chambéry. Il est, parmi les cadres de l’UGIF, le seul ancien haut
fonctionnaire agréé dans son ancien département d’affectation. Diffé-
rence majeure par rapport à la zone occupée, l’UGIF parvient en outre
à conserver un personnel non juif qui consolide des ancrages dans la
société civile de ces « déserts juifs » de zone sud. Secondé par un chef
comptable non juif, René Borel, Alain-Raoul Mossé embauche d’emblée
deux moniteurs de sport non juifs, Henri Montagne, nommé à la déléga-
tion de l’UGIF à Chambéry, et Roland Didier. Susceptible d’offrir des
garanties de sécurité supplémentaires en cas de contrôle avant la fron-
tière, ce recrutement n’est pas du goût de Raymond-Raoul Lambert qui,
sans s’opposer aux activités de sauvetage, défend à ce moment le prin-
cipe de l’embauche prioritaire des juifs au chômage. Malgré tout, la
présence de ces salariés non juifs est attestée depuis le Massif central
jusqu’à la frontière suisse.
Né à Saint-Dié dans les Vosges en 1924, habitant Lyon, Roland Didier
a trouvé un poste au sein de la maison d’enfants de l’ancienne OSE de

18. « L’OSE de 1942 à 1944 : une survie périlleuse sous couvert de l’UGIF »,
Revue d’histoire de la Shoah, « Les conseils juifs dans l’Europe allemande »,
185, juillet-décembre 2006, p. 65-86.
421
L’UGIF fut-elle un obstacle au sauvetage ?

Chabannes à Saint-Pierre-de-Fursac, l’un des trois centres dépendant de


la 3e direction de l’UGIF dans le département de la Creuse et premier
home dissous à l’automne 1943. Son directeur depuis novembre 1939,
Jules Félix Chevrier, est également non juif. Ancien imprimeur et direc-
teur du journal Le Vosgien à Épinal, socialiste et franc-maçon, âgé de
59 ans, c’est justement parce que non juif qu’il manque s’y faire arrêter
lors d’un contrôle de la police allemande au mois de juin 1943. Les cartes
de service ne pouvant en effet être délivrées au personnel non juif de
l’UGIF, Jules Félix Chevrier « a eu d’assez grandes difficultés pour justi-
fier de ses attributions », ainsi que le signale Joseph Millner à Raymond-
Raoul Lambert, le 23 juin 19. Dès le 1er septembre 1942, Jules Félix Chevrier
est parvenu à distraire dix enfants juifs étrangers aux hommes du capi-
taine Chaumet, commandant la gendarmerie de Guéret 20, avant même la
mise en place des filières de sauvetage sous la responsabilité de l’ancien
professeur d’éducation physique Georges Loinger, en contact avec des
passeurs et des contrebandiers de la région d’Annemasse, par l’entremise
du réseau de résistance Bourgogne. D’une localité à l’autre apparaît ici
en pointillés le tracé des filières de dispersion puis de sauvetage de ces
enfants à travers la frontière suisse.
La situation des juifs des camps d’internement de la zone sud, offrant
des opportunités de sauvetage, est également mouvante et incertaine.
Dans un premier temps, le souci principal de Raymond-Raoul Lambert
a été de libérer les juifs étrangers des camps d’internement. Cette poli-
tique trouve des relais et des complicités au sein de l’appareil administratif
de l’État français, comme le montre le cas du département de l’Indre,
au contact de la ligne de démarcation. Sollicité au début d’août 1942 par
Odette Schwob, déléguée départementale de l’UGIF, Edmond Dauphin,
secrétaire général de la préfecture de Châteauroux, parvient à éviter le
transfert à Drancy de centaines de juifs étrangers, en acceptant de rouvrir
le camp de Douadic. Aménagé depuis 1939 à une dizaine de kilomètres
de la ville du Blanc, Douadic était destiné à devenir un camp de prison-
niers de guerre, avant d’héberger des réfugiés étrangers inaptes au
travail, leurs familles, ainsi que les personnes libérées des camps et ayant
choisi d’entrer librement dans ce centre 21. Ancien directeur des services

19. CDJC YIVO 59-665.


20. Israel Gutman (dir.), Dictionnaire des Justes de France, Paris, Fayard,
2003, p. 170.
21. Samuel Pintel, « Les centres d’accueil du service social des étrangers sous
Vichy, 1941-1944 », Revue d’histoire de la Shoah, 172, mai-août 2001, p. 120.
422
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

pédiatriques des départements du Centre de la France, le docteur Gaston


Lévy retrouve, par le biais de l’UGIF dont il est inspecteur médical des
maisons d’enfants de la 3e direction, une fonction officielle dans une
institution de droit français, qui lui permet d’être choisi par Edmond
Dauphin 22 avec lequel il établit un plan de transfert des enfants juifs de
Limoges en direction de l’Indre, au sein de familles d’accueil ou d’institu-
tions religieuses. Edmond Dauphin illustre ainsi la prédominance parmi
les Justes de ce que Patrick Cabanel a appelé les « élites de la vocation
et du service 23 ».
Cependant, à partir du 26 août 1942, Douadic se transforme en centre
de triage des juifs étrangers âgés de 16 à 60 ans, raflés dans les départe-
ments de l’Indre et du Cher. Edmond Dauphin permet à Gaston Lévy de
pénétrer, au début de septembre, dans le centre de Douadic en lieu et
place du médecin départemental, le docteur Robini, afin d’y accélérer le
rythme des libérations pour raisons médicales. Les autres juifs étrangers
sont regroupés au camp de Nexon avant leur transfert à Drancy. Entre
les derniers jours d’août et le 5 décembre 1942, date de son rapport à
la 3e direction, Gaston Lévy, qui dirige la pouponnière de Limoges, a
réussi à placer clandestinement 65 enfants juifs dans des familles ou des
institutions chrétiennes de l’Indre. En cas de découverte, ces enfants sont
systématiquement déclarés dépendants de l’Assistance publique du dépar-
tement, sur instruction d’Edmond Dauphin à ses services 24. Le centre de
Douadic, que visite Odette Schwob, a de nouveau changé d’aspect : « Les
enfants français y sont gardés lorsque les parents le désirent. La plupart
ne veulent pas s’en séparer. Les conditions de vie n’y sont pas trop mau-
vaises. Les enfants vont à l’école du village. La nourriture du centre n’est
pas trop mauvaise pour les enfants, qui ont une cuisine spéciale. On
nous réclame pour eux surtout du vestiaire, beaucoup en sont totalement
démunis. D’autres familles se sont installées dans de petits villages où,
faute de temps, nous n’avons pas encore pu faire d’enquêtes. Là aussi,
on nous réclame essentiellement du vestiaire 25. » Dans ce rapport à sa
direction, en date du 25 novembre 1942, Odette Schwob confie ses liens
presque quotidiens avec les services de la préfecture de Châteauroux

22. Israel Gutman (dir.), Dictionnaire des Justes de France, op. cit., p. 200.
23. Jacques Fijalkow (dir.), Vichy, les juifs et les Justes. L’exemple du Tarn,
Toulouse, Privat, 2003, p. 201.
24. Gaston Lévy, Souvenirs d’un médecin d’enfants à l’OSE en France occupée
et en Suisse 1940-1945, Paris-Jérusalem, Éditions du Centre, 1978 [rééd. Paris,
Le Manuscrit, 2008], p. 24-25.
25. CDJC YIVO 68-500.
423
L’UGIF fut-elle un obstacle au sauvetage ?

auprès desquels elle reçoit « le meilleur accueil », comme de tous les ser-
vices publics. Elle annonce avoir réussi à placer, au cours du même mois,
sept enfants dans des familles du département dont un seul lui a été
confié par des parents internés au centre de Douadic. Odette Schwob va
en outre nouer des contacts avec Pierrette Poirier de l’Amitié chrétienne
de Châteauroux et lui permettre d’entrer en relation avec le cardinal
Gerlier. Devenue une antenne du réseau de placement clandestin des
enfants juifs, dirigé depuis Lyon par Georges Garel, Pierrette Poirier rece-
vra d’Odette Schwob, à partir de janvier 1943, une partie des fonds du
Joint transitant par la Suisse. Malgré ces relais administratifs et privés,
le bureau de l’UGIF demeure un dispositif essentiel de survie, en raison
de la politique suivie par le délégué du Secours national qui, agissant
indépendamment des services de la préfecture de Châteauroux, refuse
aux juifs l’accès de son vestiaire et de sa cantine. L’historien doit donc
se déprendre du tableau idyllique de terres d’accueil, tant la fonction
d’assistance de l’UGIF à ses assistés démunis est vitale jusqu’aux der-
nières semaines précédant la Libération.
Enfin, cette situation mouvante propre à la zone sud est vivement
ressentie au moment où l’appareil de l’UGIF doit sonder l’opinion des
régions d’accueil, trouver des relais et des complicités. En zone sud, avant
même l’entrée des troupes allemandes qui y précipite les mouvements
des réfugiés juifs, l’UGIF envoie des délégués prospecter de véritables
terrae incognitae. Les premiers rapports sont mitigés. Ils esquissent une
cartographie de l’opinion dont quelques exemples seront ici donnés tra-
duisant un véritable souci de préserver ou de construire des relais entre
l’UGIF et les élites de la vocation et du service. En mai 1942, Raymond
Geissmann, responsable de la 1re direction de l’UGIF d’assistance aux
juifs français, signale déjà « certains refus de secours » formulés par la
section niçoise du Secours national. De même, de septembre 1941 à mai
1942, la section du Secours national de Marseille a pratiqué une discri-
mination dans l’assistance, refusant la remise gratuite aux juifs indigents
d’un certain nombre de bons de soupe égale au quart des bons achetés.
Raymond Geissmann note à propos des rapports entre ses assistés et le
reste de la population : « Le préjugé racial qui leur est souvent opposé,
même pour des emplois très humbles, se révèle plus fréquent, plus
obstiné à Nice qu’à Marseille, à Marseille qu’à Lyon 26. » Envoyés en
prospection à Alès en terre huguenote où ils sont logés par le pasteur,

26. CDJC YIVO 70-257.


424
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

moins de deux semaines après l’entrée de la Wehrmacht en zone sud,


des salariés de l’UGIF offrent le tableau d’une population partagée entre
considérations pratiques et motifs religieux ou idéologiques : « La ville
étant ouvrière, il sera difficile mais possible de trouver des chambres
pour tout le monde. L’arrivée imminente des Allemands nous donne des
chances de trouver à nous loger chez des particuliers qui ne loueraient
pas s’ils n’avaient peur d’être réquisitionnés. [...] La population protes-
tante nous est très favorable. La ville est réputée communiste et une
partie de la population et de la police nous est, paraît-il, défavorable 27. »
Le choix d’Alès est perçu comme un jalon permettant des prospections
en direction de départements voisins devenus eux-mêmes étapes pré-
cédant le refuge italien à l’Est du Rhône. L’histoire de ces réfugiés juifs
en province demeure un chantier ouvert à la recherche.

Plurielle dans le temps comme dans l’espace, l’UGIF ne fut pas


l’organisation rêvée par ses concepteurs. En zone occupée, les filières
de sauvetage ont bénéficié de complicités ou d’engagements actifs
à tous les degrés de l’organisation juive, sans que les motivations
idéologiques soient déterminantes, comme le montre l’exemple de
Lucienne Scheid-Haas. En zone sud, un appareil d’assistance déconcentré
et nomade épouse le mouvement des réfugiés, anticipant les étapes d’un
mouvement général de dispersion et d’immersion dans la société civile
non juive. Alors que son existence avait pour but d’isoler davantage les
juifs de la nation, la présence à la tête de l’UGIF de juifs français « de
vieille souche » a contredit cet objectif, dans la mesure où nombre de
ces hommes et femmes ont conservé des assises sociales constituées
avant guerre et ont su capitaliser des relais puissants dans la société
civile. Ce choix de conserver des élites traditionnelles comme relais effi-
caces et crédibles de leurs ordres s’inscrit dans la politique générale
choisie par les Allemands, au moins jusqu’en 1943. Si les dirigeants juifs,
confrontés à la spirale des rafles, ont peiné à définir un programme de
dissolution des œuvres, en raison même des besoins aigus de leurs
assistés, leur participation aux activités de sauvetage, à des degrés divers,
est une réalité incontournable qui relève davantage de l’improvisation
que de choix idéologiques affirmés.

27. CDJC YIVO 67-45.


Chapitre 25
RAFLES, SAUVETAGE
ET RÉSEAUX SOCIAUX À PARIS
(1940-1944)
Camille MÉNAGER

border le sauvetage des juifs à Paris sous l’angle de l’étude des

A rafles et des réseaux sociaux implique de s’intéresser aux compor-


tements et aux décisions individuelles de la population parisienne
face au danger qui pesait sur les juifs pendant l’occupation de la capitale.
Sauver quelqu’un étant par définition le soustraire à la mort, on ne peut
parler en toute rigueur de sauvetage qu’à partir du moment où les juifs
se sont trouvés en danger de mort. Celui-ci revêt deux formes : danger
objectif – résultat des mesures prises par les autorités d’occupation et le
gouvernement de Vichy – et danger subjectif – conscience de ce danger
par les populations concernées. Ce danger s’est manifesté sous une forme
aiguë au moment des rafles, arrestations collectives au caractère public
et violent. Les réactions de la population ont-elles été fonction de la
violence des arrestations ou ont-elles été influencées par d’autres para-
mètres ? Ceux-ci ont-ils eu une incidence sur la forme que le sauvetage
a revêtu, entre initiatives individuelles et systématisation de l’action ?
426
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Les rafles parisiennes


et la prise de conscience du danger

À la veille de la guerre, Paris concentre deux tiers des 330 000 juifs
de France, soit un peu plus de 200 000 individus 1. En juillet 1944,
104 622 juifs sont censés se trouver dans le département de la Seine
(cf. tableau 9, p. 442-443). Or le grand rabbin Jacob Kaplan fait état de
30 000 juifs à Paris en août 1944 et un nombre équivalent de cachés,
soit environ 60 000 au moment de la Libération 2. Environ 40 000 juifs
auraient donc quitté la Seine à une date se situant entre octobre 1941
et juillet 1944, et 15 000 entre octobre 1940 et octobre 1941.

Tableau 8 : Estimation des départs volontaires


dans le département de la Seine entre 1940 et 1944

Population juive Arrestations Population juive Départs


Seine Seine estimée à Paris volontaires
(octobre 1940) (1941-1944) (août 1944) estimés

149 734 33 141 60 000 56 593

Les rafles de 1941 : un danger qui passe inaperçu ?

Les premières arrestations collectives parisiennes ont lieu en 1941.


Le 14 mai, 3 710 juifs sont arrêtés après avoir été convoqués pour un
« examen de situation ». Cette grande opération d’arrestations par la
police française 3 prend à l’improviste 3 430 Polonais, 157 Tchèques et
123 apatrides 4. La deuxième opération de grande envergure commence
le 20 août 1941 : 4 232 juifs sont arrêtés en quatre jours. Le 12 décembre

1. Le nombre de 330 000 constitue une estimation. Cf. Serge Klarsfeld dans
Le Calendrier de la persécution des juifs, 1940-1944, New York (N. Y.), Beate
Klarsfeld Foundation, Paris, Fils et filles des déportés juifs de France, 1993,
p. 1103.
2. Jacob Kaplan, « French Jewry under the Occupation », dans The American
Jewish Year Book 5706, 1945-1946, Philadelphia (Pa.), The Jewish Publication
Society of America, volume 47, 1945 [sic], p. 71-118.
3. Il s’agit de la police municipale, avec le concours de certains éléments de
la police judiciaire et des Renseignements généraux.
4. Les arrondissements les plus touchés sont le 11e (591), le 20e (533), le 10e
(316), le 18e (274) et le 4e (268).
427
Rafles, sauvetage et réseaux sociaux à Paris (1940-1944)

1941, en représailles à une série d’attentats anti-allemands, la Feld-


gendarmerie, assistée de policiers français, arrête à Paris 743 hommes
juifs, presque tous de nationalité française 5.
Ces trois premières rafles, qui ont pourtant concerné un grand nombre
d’arrondissements parisiens, n’ont pas eu d’incidence spécifique sur le
comportement de la population. Les dossiers des Justes n’en font prati-
quement pas mention 6. Elles sont davantage citées dans les témoignages
des enfants cachés, et semblent avoir convaincu certains juifs de la
nécessité de fuir 7. Sur les cinquante-cinq cas de sauvetage pour lesquels
on dispose des témoignages des enfants cachés, on a pu déterminer, dans
quarante d’entre eux, le moment de la prise de conscience du danger
au sein des familles juives parisiennes. On en compte sept en 1941, dont
trois font précisément suite à l’arrestation du chef de famille pendant
l’une de ces rafles. Et pourtant, en mai 1941, la convocation individuelle
a généralement été « fructueuse ». C’est respecter la loi que de se rendre
à une convocation, dont on ne pense pas forcément à l’avance qu’elle
va déboucher sur une arrestation. Pour les juifs qui ont été convoqués,
la situation est simple. S’ils ne sont pas en règle, pourquoi se jeter dans
la gueule du loup et accepter de se rendre à la convocation de la police ?
S’ils sont en règle, et s’ils se sont soumis aux exigences du recensement
d’octobre 1940, pourquoi craindre d’obéir à la convocation ? Désobéir
impliquait de se mettre hors-la-loi, à un moment où le danger n’était
pas forcément ressenti. Ne pas obéir à la convocation induisait sans équi-
voque la nécessité d’entrer en clandestinité, et, dans ce cas précis, de
fuir. Le fait de changer de procédure afin de mener les arrestations est
très rusé de la part des autorités allemandes. Les trois méthodes employées,
à savoir convoquer, encercler, arrêter à domicile, sont de plus en plus
agressives, et l’arrestation de plus en plus inévitable.

5. Certains étrangers ont également été arrêtés. Pour dépasser le nombre de


mille qui avait été fixé, les Allemands choisissent à Drancy 300 internés. Ils
sont regroupés à l’École militaire puis internés à Compiègne.
6. Nous nous appuyons ici sur les dossiers nominatifs constitués en vue de
l’attribution de la médaille des Justes, consultés au Comité français pour Yad
Vashem (CFYV). 262 Justes ont été reconnus à Paris au 1er septembre 2006
(ce nombre est en légère mais constante évolution). Une partie de leurs dossiers
n’étant pas disponible au CFYV, nous nous basons sur l’étude précise de 136
d’entre eux.
7. Nous nous basons ici sur les témoignages collectés par l’association Aloumim,
disponibles au CDJC. L’association a été créée en 1993 par Rivka Avihail, et
a pour but de collecter les témoignages oraux et écrits d’anciens enfants juifs
cachés pendant la guerre.
428
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

L’institution du port de l’étoile jaune :


un élément déclencheur ?

Le 1er juin 1942 paraît la huitième ordonnance allemande du 29 mai


1942, qui institue le port de l’étoile jaune en zone occupée 8. Cette mesure
revêt un caractère essentiel dans la discrimination des juifs et dans
l’évolution de l’opinion publique à leur égard. Si l’étoile concerne exclu-
sivement les juifs, elle regarde également les non-juifs dans la mesure
où elle doit leur inspirer un sentiment de rejet à l’égard des individus
marqués. Une circulaire du 6 juin 1942 de la préfecture de Police prévoit
la possibilité de manifestations contre cette mesure. Les cas évoqués
comprennent : les juifs portant plusieurs insignes, des juifs en groupe,
des non-juifs portant dûment l’insigne, un salut au porteur de l’insigne,
le port d’un insigne fantaisiste. En cas d’infraction, les juifs de plus de
18 ans seront envoyés à Drancy, les non-juifs mis à la disposition de
la PJ et considérés comme des « amis des juifs » 9.
Selon Renée Poznanski, c’est contre l’étoile en tant que source
d’humiliation qu’une partie des juifs réagit d’abord. Les véritables consé-
quences de la loi ne leur apparurent que beaucoup plus tard, lorsque
d’autres mesures s’ensuivirent auxquelles il devenait de plus en plus
difficile d’échapper à cause de l’étoile 10. Raymonde Mayer, bénévole au
service de la protection des enfants juifs de la WIZO, se souvient : « En
1942, on nous obligea au port de l’étoile jaune. D’abord je refusais cette
humiliation puis je me rendis compte que je n’avais pas le droit de ne pas
faire comme les autres 11. » Cette résignation solidaire est-elle commune à
l’ensemble de ceux qui sont allés chercher l’étoile ? Selon André Kaspi,
ils commencent par la porter avec une fierté qui se mue progressivement
en résignation. On doit cependant garder à l’esprit qu’aller chercher
l’étoile ne signifiait pas systématiquement la porter, ce qui complique
davantage notre perception de la situation.

8. Verordnungsblatt für die besetzten französischen Gebiete (VOBIF), p. 383,


dans Claire Andrieu (dir.), La Persécution des juifs de France 1940-1944 et le
rétablissement de la légalité républicaine : recueil des textes officiels 1940-
1999, Mission d’étude sur la spoliation des juifs de France, Paris, La Documen-
tation française, 2000, p. 72.
9. Circulaire de la préfecture de Police datée du 6 juin 1942, Archives de la
préfecture de Police de Paris (APP), BA 1813. Sur cette question, nous ren-
voyons à l’ouvrage de Cédric Gruat et Cécile Leblanc, Les Amis des juifs, Paris,
Tiresias-Michel Reynaud, 2005.
10. Renée Poznanski, Être juif en France pendant la Seconde Guerre mondiale,
Paris, Hachette, 1994, p. 301.
11. Témoignage de Raymonde Mayer (WIZO), non daté, CDJC, CMII-3.
429
Rafles, sauvetage et réseaux sociaux à Paris (1940-1944)

Si Michael Marrus et Robert Paxton estiment qu’il est évident que de


nombreux juifs refusèrent de se soumettre à la loi 12, Renée Poznanski
affirme qu’« une minorité seulement choisit d’ignorer la nouvelle obliga-
tion faite aux juifs 13 ». Cette question du respect de la loi est essentielle.
Un premier réflexe nous l’a fait poser en des termes qui se sont avérés
trop simplistes : légalisme ou non-conscience du danger ? Établie ainsi,
elle ne tenait pas compte de la diversité des situations. Ainsi, une certaine
conscience du danger ne signifiait pas pour autant un passage immédiat
dans la clandestinité, qui impliquait des moyens, des sacrifices et des
risques, à court terme beaucoup plus contraignants que ceux qui étaient
pris en allant se faire recenser ou en allant chercher l’étoile. Annette
Schmer, née à Paris en 1929, de parents tailleurs à domicile, ayant fui
la Pologne à cause des persécutions, est un bon exemple de ce genre de
situation : « Il y a eu le recensement des juifs. Soucieux de légalité, mon
père avait fait le nécessaire. Il ne pouvait se douter que c’était l’arrêt
de mort pour les juifs dans les camps d’extermination. De toute façon,
qu’aurions-nous pu faire, face aux décrets-lois des mesures antijuives ?
Partir ? Mais chez qui ? Avec quels moyens 14 ? »

La violence des 16 et 17 juillet 1942

Dans la mémoire collective française, la rafle du Vél’ d’hiv’ apparaît


comme le symbole de la barbarie des arrestations collectives ayant
atteint les juifs en France entre 1940 et 1944. En observant de plus près
le nombre de personnes arrêtées, on voit qu’en 1941 plus de 8 700 juifs
ont été internés, soit 12 % des 75 721 juifs de France déportés pendant
la guerre. Un nombre légèrement inférieur aux 17 % représentant les
13 152 individus arrêtés entre les 16 et 20 juillet 1942. Plus que le
nombre de juifs arrêtés, ce sont donc les spécificités de la rafle qui
expliquent cette symbolique dans la mémoire collective. D’abord, l’effet
de masse est accentué par la concentration dans le temps (quatre jours).
Ensuite, si les rafles de 1941 ne concernaient que les hommes, celle du
Vél’ d’hiv’ touche également les femmes et les enfants.

12. Michael Marrus et Robert Paxton, Vichy et les juifs, Paris, Calmann-Lévy,
1981, p. 332.
13. Renée Poznanski, Être juif en France, op. cit., p. 291.
14. Témoignage d’Annette Schmer, 11 pages, fait en 2002, CDJC, Aloumim,
1510-4, témoignage no 173.
430
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Nous nous sommes appuyés sur les rapports de quinzaine du préfet


de Paris pour évaluer l’influence de la rafle sur les comportements. Si
celui en date du 13 juillet 1942 souligne, dans sa rubrique sur l’opinion
publique et les juifs, qu’« une partie du public semble encline à leur
manifester une sorte de compassion » à la suite des mesures antijuives,
le 27 juillet 1942, le rapport suivant est beaucoup plus circonstancié :
« Les arrestations de juifs étrangers effectuées les 16 et 17 juillet ont
provoqué de nombreux commentaires dans le public, dont la grande
majorité a cru qu’il s’agissait d’opérations visant aussi bien les juifs
français que les juifs étrangers. En général, ces mesures auraient été
assez bien accueillies, s’il ne s’était agi que d’adultes étrangers, mais de
nombreuses personnes se sont émues sur le sort réservé aux enfants, des
bruits n’ayant pas tardé à circuler, selon lesquels ils étaient séparés de
leurs parents. Bien que n’éprouvant que peu de sympathie pour les israé-
lites, l’ensemble des habitants estime que ces mesures ne devraient pas
être infligées aux juifs français, notamment aux anciens combattants.
Par ailleurs, bon nombre de personnes ne cachent pas leurs craintes que
ces dispositions soient dirigées un jour contre d’autres Français 15. »
La rafle du Vél’ d’hiv’ semble donc marquer l’apogée d’une prise de
conscience, jusque-là ponctuelle, née face aux mesures discriminatoires
dont la plus impressionnante a été celle de l’instauration de l’étoile jaune.
Son ampleur a fait naître des réactions immédiates parmi juifs et non-
juifs qui ont dû faire face à l’urgence de la situation. Parmi les témoi-
gnages des enfants cachés, les cas où la prise de conscience du danger
est reliée directement à la rafle du Vél’ d’hiv’ sont plus nombreux (vingt
cas) que ceux qui mentionnent les rafles de 1941. Sur ces vingt cas, six
sont liés aux rumeurs entourant les arrestations des 16 et 17 juillet,
contre quatorze où la mesure du danger et la nécessité de réagir se sont
affirmées juste après la rafle. La prise de conscience du danger induit
plusieurs types de réaction. Si certains ne changent rien à leur mode de
vie, en restant à Paris et en y menant une vie presque normale, la majo-
rité des juifs, qu’ils soient français ou étrangers, décide d’opérer un
changement majeur. Parfois, le danger est perçu mais, pour diverses
raisons, les familles ne le fuient pas. D’aucuns décident donc de partir,
tandis que d’autres choisissent de rester à Paris, cachés ou non. Certains
confient leurs enfants à des institutions religieuses, d’autres à des organi-
sations d’assistance, d’autres à des familles d’accueil à la campagne.

15. « Situation de Paris », rapports de quinzaine du préfet, 17 juin-27 juillet


1942, APP.
431
Rafles, sauvetage et réseaux sociaux à Paris (1940-1944)

Une arrestation collective paraît plus grave, car plus impressionnante,


que des arrestations individuelles dispersées dont la nature rend le
danger moins apparent. Mais les rafles de 1941 – qui n’ont touché que
des hommes – montrent bien que le nombre d’individus touchés par une
rafle et la violence physique ne suffisent pas à engendrer de vives réac-
tions. Il faut prendre en compte deux autres paramètres : la visibilité
dans l’espace public et la nature des individus en danger. Il faut préciser
que les rafles n’ont pas forcément été vues par la majorité de la popula-
tion : même si un grand nombre d’arrondissements a été concerné par
la rafle du Vél’ d’hiv’, l’ensemble des Parisiens n’a pas pour autant eu
l’occasion de voir concrètement les arrestations massives, dont la portée
visuelle est donc inférieure à celle de l’étoile jaune, plus dispersée. À ces
paramètres extérieurs dans le déclenchement de l’action s’ajoutent des
paramètres sociaux tenant aux motivations personnelles des sauveteurs.

Des motivations individuelles


au passage à l’acte
Il est très difficile d’évaluer le nombre de personnes qui ont porté
secours à des juifs à Paris. Certaines ont été reconnues comme Justes
parmi les nations, mais beaucoup d’autres interventions, à différentes
échelles, ont permis de soustraire des juifs aux arrestations. Qu’il s’agisse
de sauver quelqu’un ponctuellement, ou de systématiser l’assistance aux
personnes en danger en participant à une organisation, le sauvetage est
l’aboutissement d’initiatives individuelles. Peut-on, sur la base des statis-
tiques établies à la lecture des dossiers des Justes, dresser un portrait du
Juste et, à partir de là, caractériser l’ensemble des sauveteurs ?

Des moyens propices à l’aide

L’appartenance à certains corps de métiers permet d’avoir des moyens,


des habitudes, un « outillage mental » propices à l’aide. La profession de
certains individus peut également, concrètement, leur permettre d’accé-
der à des informations qu’ils peuvent diffuser. Les emplois occupés par
les Justes sont divers et variés. La majorité d’entre eux sont employés,
artisans et commerçants. Des catégories qui permettent un contact,
un lien de sociabilité professionnelle avec les habitants d’un quartier.
432
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Les membres d’organisations religieuses sont aussi fortement représentés,


ce qui n’est guère étonnant dans la mesure où la solidarité et l’entraide
sont des éléments constitutifs de leur engagement. Hypothèse que l’on
peut réitérer dans les cas des professions médicales, des assistantes
sociales et des membres d’organisations d’assistance.
Huit concierges, toutes des femmes, ont été reconnues comme Justes.
Leur position intermédiaire entre l’information – de nombreux contacts
avec la police – et les juifs recherchés – des locataires de l’immeuble –
leur permet de les prévenir des rafles. Elles ont également la possibilité
d’ouvrir les logements vacants de l’immeuble, permettant ainsi un sauve-
tage immédiat devant l’urgence d’une rafle en cours. On se gardera de
généraliser ; Yvette Audo a par exemple un tout autre souvenir du rôle
de la concierge de son immeuble pendant la guerre : « La concierge de
l’immeuble, qui ouvrait le courrier en cachette, a vu la carte du PC de
mon père, elle s’est empressée d’aller le dénoncer à la Gestapo, qui est
venue chercher mon père, et en vérifiant ses papiers a découvert que
ma mère était juive 16. »
Le 11 septembre 1942, un document portant la mention « secret » inti-
tulé « Consignes pour les équipes chargées des arrestations » est rédigé
par la direction de la Police municipale 17. Écrit après juillet 1942, il tente
de « perfectionner » les conditions dans lesquelles doivent se faire les
rafles, celle du Vél’ d’hiv’ n’ayant pas abouti au résultat espéré par les
Allemands. On peut donc penser que l’attitude de certains fonctionnaires
de police a été déplorée, suffisamment du moins pour que des consignes
spécifiques leur soient dictées. Ils sont au cœur du dispositif de répres-
sion, et reçoivent des ordres qu’ils peuvent ébruiter. Ils sont dans une
position inconfortable. Obéir aux ordres, oui, mais en se dédouanant
d’une certaine responsabilité en prévenant certaines familles ? Leur fonc-
tion leur confère deux possibilités d’agir en faveur des juifs : les prévenir
des rafles et/ou ne pas les arrêter.

La variété des motivations

Cette première tentative d’explication n’est pas totalement satisfai-


sante : si l’appartenance à certains corps professionnels et sociaux était
la seule explication à l’action de certains individus, pourquoi l’ensemble

16. Témoignage d’Yvette Audo, cinq pages manuscrites, fait en 1990, CDJC,
Aloumim 1510-4, no 96.
17. Document intitulé « Consignes pour les équipes chargées des arrestations »,
daté du 11 septembre 1942, APP, BA 1813.
433
Rafles, sauvetage et réseaux sociaux à Paris (1940-1944)

de ceux appartenant au même corps n’ont-ils pas décidé d’agir de la


même façon ? L’absence d’intéressement est un critère qui permet de se
voir attribuer la médaille des Justes. Mais, si les dossiers mettent par
définition en valeur des actions désintéressées, les témoignages des
enfants cachés peuvent révéler des motivations moins nobles ; finan-
cières, comme le montre l’exemple de Suzanne Baron :

« Un beau jour, la nièce de la concierge de ma tante est venue nous


chercher en disant que la concierge avait été dénoncée et que dans
sa maison de campagne elle cachait des enfants juifs. Mon oncle,
toujours libre grâce à ses faux papiers demanda à cette jeune fille
d’aller nous chercher et de nous faire venir à Paris et d’être surtout
très prudente. La jeune fille a accepté parce que mon oncle lui avait
promis de la récompenser 18. »

Accueillir un enfant à la campagne, moyennant finances, pouvait,


dans une époque de pénurie, se révéler avantageux pour une famille à
la recherche de paire de bras supplémentaires. Rivka Avihail en a gardé
de mauvais souvenirs :

« Notre vie de petites paysannes a commencé [...]. Très vite, la vie


était devenue un enfer pour moi. Ils nous avaient peut-être acceptées
sans réfléchir au fait que nous étions juives et à ce que cela repré-
sentait. Et ils le regrettaient [...]. Jusqu’à la rentrée des classes, en
octobre, j’étais vraiment devenue la fille de ferme et faisais ce qu’ils
exigeaient [...]. Je me serais peut-être habituée à leur comportement
grossier et froid, mais je ne pouvais supporter leurs menaces quoti-
diennes d’aller me dénoncer comme juive. Je ne comprenais pas
qu’ils ne pouvaient le faire sans se mettre eux-mêmes en danger 19. »

Comment peut-on savoir combien d’autres familles d’accueil ont pro-


fité de cette main-d’œuvre non rémunérée ?
La motivation à l’origine de l’acte de sauvetage est principalement
liée à la nature des liens entre le sauveteur et le sauvé. On apporte par
exemple a priori de l’aide à une amie sans contrepartie. Parallèlement
à ces motivations amicales existent des motivations d’ordre idéologique

18. Témoignage de Suzanne Baron, six pages, fait en 1993, CDJC, Aloumim,
1510-1, no 79.
19. Témoignage de Rivka Avihail, trente pages, fait en 1994, CDJC, Aloumim,
1510-2, non numéroté.
434
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

ou religieux. Une jeune fille sauvée par une femme se souvient que
« Madame Le Bris, très catholique, avait fait le vœu de sauver un enfant
juif pour que son fils revienne 20 ». Le sentiment d’appartenance à une
même communauté de destins est parfois entré en jeu. Ainsi, le couple
Dalian précise :

« Quant à nos motivations, elles étaient fort simples, étant nous-


même issus de la communauté arménienne, minorité ethnique qui a
connu en d’autres temps des malheurs comparables, il était tout natu-
rel et de notre devoir d’aider ceux qui avaient alors à souffrir et qui
en plus étaient nos amis 21. »

L’absence d’intérêt personnel dans l’acte de sauvetage caractérise


la « personnalité altruiste », telle qu’elle est définie par Samuel et Pearl
Oliner 22. Selon eux, les actions des Justes prouvent que l’individu, qui
semble n’être, dans une société, qu’un élément impuissant soumis à des
structures de domination inhérentes à la vie à plusieurs, garde cependant
une certaine possibilité d’agir non conformément à la règle. Cette notion
de transgression est essentielle dans une réflexion sur le sauvetage.
En effet, comment en arrive-t-on à se mettre hors la loi uniquement
pour venir en aide à autrui, a fortiori dans une société oppressive
dominée par l’ennemi ? Samuel et Pearl Oliner se servent de la définition
d’Auguste Comte, qui conçoit l’altruisme comme le dévouement au bien-
être des autres, basée sur le désintéressement, ce qui suggère que l’acte
doit être exécuté en dehors de considérations égoïstes comme la fatuité
ou le plaisir personnel.

Vers le passage à l’acte : risques et perception du danger

Le risque encouru par les sauveteurs ajoute à l’intérêt de la question


de leurs motivations. Nous n’avons trouvé aucune mesure ou loi claire-
ment dirigée contre eux, à part quelques mentions répressives. En premier
lieu, la loi du 22 juillet 1941 « relative aux entreprises appartenant aux
juifs » déclare que « les mêmes peines seront encourues par toute per-
sonne, même non juive, qui, soit en son nom, soit pour le compte d’une

20. Dossier Le Bris, no 8743, CFYV.


21. Dossier Dalian, no 6668, CFYV.
22. Samuel et Pearl Oliner, The Altruistic Personnality : Rescuers of Jews in
Nazi Europe, New York (N. Y.), Free Press, 1988, p. 12.
435
Rafles, sauvetage et réseaux sociaux à Paris (1940-1944)

personne morale, se sera interposée pour éluder les dispositions de la


présente loi 23 ». Puis, la circulaire du 6 juin 1942 en application de
l’ordonnance allemande instituant le port de l’étoile stipule que « toutes
manifestations qui pourraient présenter le caractère d’une protestation
contre l’ordonnance du Militärbefehlshaber devront être réprimées sévè-
rement 24 ». Les personnes considérées comme des « amis des juifs » étaient
internées aux Tourelles pour une période de trois mois. Nous n’avons
pas trouvé d’autre loi ou circulaire réprimant plus globalement l’aide
apportée aux juifs – et non pas seulement la protestation autour de
l’étoile jaune, si ce n’est la référence lacunaire, dans La France libre du
27 septembre 1942, à une « loi récente » qui « punit de deux mois à cinq
ans de prison toute personne qui héberge des juifs étrangers figurant
sur les listes et recherchés par la police 25 ».
Il faut tout de même mentionner que le caractère clandestin n’est pas
une condition sine qua non dans la volonté de porter secours aux juifs.
En effet, certains ont essayé de les aider en passant par les canaux offi-
ciels des autorités de Vichy, comme en témoignent des lettres envoyées
aux autorités. Signées, datées, elles témoignent d’une volonté de res-
pecter la loi, tout en souhaitant apporter de l’aide à des juifs connus et
appréciés. Même si les réponses du commissariat général aux Questions
juives (CGQJ) ont été négatives, il est important de souligner le passage
à l’acte de non-juifs qui ne se sont pas contentés de s’indigner.
Les motivations des Justes et autres non-juifs qui ont œuvré pour le
sauvetage dépendent finalement de multiples paramètres, liés à la fois
au caractère propre des individus et à leur vécu personnel, aux fonctions
qu’ils occupaient et aux marges de manœuvre qu’elles leur conféraient.
La prise de conscience du danger est également un paramètre essentiel,
que l’on doit associer aux circonstances du sauvetage, englobant les ren-
contres entre les sauvés et les sauveteurs. La notion de réseau entre en
jeu à plusieurs niveaux : dans la prise de conscience du danger tout
d’abord, qu’il s’agisse de prévenir les familles en danger ou de faire
circuler la nouvelle ; dans l’action proprement dite ensuite, avec l’activa-
tion de réseaux déjà constitués avant la guerre, de façon formelle en ce
qui concerne les organisations (principalement religieuses) et informelle
en ce qui concerne les réseaux sociaux liant les habitants d’un quartier.

23. JO, p. 3594-3595, dans Claire Andrieu (dir.), La Persécution des juifs de
France 1940-1944..., op. cit.
24. Circulaire de la préfecture de Police datée du 6 juin 1942, APP, BA 1813.
25. Article de La France libre, daté du 27 septembre 1942, AIU, Archives OSE,
XV (bobine no 6).
436
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Les multiples facettes du sauvetage


à travers les réseaux préexistants

L’adaptation de réseaux formels

Les réseaux formels préexistants qui ont œuvré pour le sauvetage sont
principalement religieux. La foi et l’appartenance, spirituelle ou concrète,
à une communauté alimentent l’esprit de solidarité et le sentiment qu’il
est possible de faire quelque chose : protester, aider, cacher, s’engager
sont autant d’actions conditionnées par les principes caritatifs de la
morale chrétienne. Ainsi, dans ses sermons, le pasteur de l’oratoire du
Louvre, Paul Vergara, exhorte ses ouailles à résister 26. Il a parallèlement
œuvré pour le sauvetage de nombreux enfants, et a été reconnu comme
Juste en 1988.
Fondée en France au XIXe par des juifs convertis, la congrégation fémi-
nine de Notre-Dame-de-Sion avait pour vocation majeure, outre l’aide
aux juifs les plus déshérités, leur conversion. Jusqu’en 1942, l’aide
apportée a concerné surtout des personnes qui lui étaient envoyées indi-
viduellement, juifs étrangers ou réfugiés de la zone occupée empêchés
de rejoindre leur domicile. Ensuite ont afflué les groupes d’enfants.
Il s’agit donc d’une organisation qui n’a pas été créée ad hoc pour le
sauvetage, et dont quelques membres ont œuvré collectivement et clan-
destinement pour aider les juifs persécutés. On connaît de façon précise
l’importance des sauvetages organisés à partir du 68, rue Notre-Dame-
des-Champs. Le père Devaux a en effet tenu, de mars 1943 à 1945, une
liste des enfants placés (nom, âge et lieu de placement) qu’il cachait sous
les marches de l’autel de sa chapelle. Le Bulletin des enfants cachés a
publié une liste de 404 noms 27.
L’appartenance religieuse n’est cependant pas le seul élément déclen-
chant une action collective de sauvetage : réseau spécifiquement pari-
sien, l’Entraide temporaire est un regroupement laïc et doit sa création
à Lucie Chevalley, présidente du Service social d’aide aux émigrants

26. Voix chrétiennes dans la tourmente, 1940-1944. Sermons prêchés à l’église


de l’Oratoire du Louvre par les pasteurs A.-N. Bertrand, P. Vergara et G. Vidal,
Paris, publié en 150 exemplaires par l’Église réformée de l’Oratoire, 1945.
27. Bulletin des Enfants cachés, 1940-1944, 12, septembre 1995, p. 9, et 13,
décembre 1995, p. 10, cité par Madeleine Comte, Sauvetage et Baptêmes. Les
religieuses de Notre-Dame-de-Sion face à la persécution des juifs en France,
1940-1944, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 8.
437
Rafles, sauvetage et réseaux sociaux à Paris (1940-1944)

(SSAE) 28. À la déclaration de guerre, elle réunit un groupe de dames de


bonne volonté afin de collecter des fonds destinés à secourir des familles
de travailleurs étrangers. Elle assure le transport des sommes, entre
autres le budget qui doit servir à payer les salaires des professionnelles
du SSAE, dans des pelotes de laine. La répression croissante incitant à
accélérer les mesures de sauvetage, les fonds collectés s’orientent vers
une priorité : le financement du sauvetage d’enfants juifs. Naît alors
l’idée de réactiver une œuvre pour enfants créée dans les années 1920
et dénommée le Sauvetage de l’enfance, qui devient pour la circonstance
l’Entraide temporaire. Il s’agit donc ici d’une structure préexistante,
adaptée à l’urgence de la situation des enfants juifs, qui aurait sauvé,
selon Katy Hazan, 500 d’entre eux 29.
Parallèlement à ce sauvetage systématisé, l’action la plus répandue
chez les Justes parisiens est individuelle, réalisée dans l’urgence et moti-
vée davantage par l’immédiateté du danger. Quels réseaux sociaux et
personnels sont alors activés ? L’ensemble des relations entre individus,
comme le voisinage, le réseau professionnel, le cercle amical, le cercle
familial, permet de définir les caractéristiques de cette forme de sauvetage.

L’activation de réseaux sociaux informels :


une spécificité parisienne ?

L’étude des dossiers des Justes s’est avérée précieuse mais délicate.
En effet, nous nous basons sur le nombre de dossiers acceptés, qui dépen-
dent forcément d’une volonté extérieure : volonté de la personne qui a
fait la demande de reconnaissance, volonté de Yad Vashem qui a accepté
ou non le dossier. En comparant le nombre de dossiers déclarés dans
les villes principales et dans le reste des régions françaises, on constate
qu’à l’exception de la région parisienne, les Justes sont en majorité
reconnus dans les villages autour de la ville principale et dans les petites
villes (cf. tableau 10, p. 444). Ainsi dans le Centre, seul un cas a été
reconnu à Orléans, contre 131 dans le reste de la région ; en Bourgogne,
aucun Juste n’a été reconnu à Dijon, mais 64 l’ont été dans le reste de
la région. Aucun cas n’a été signalé à Caen, mais 35 en Basse-Normandie.

28. Étudié par Lucienne Chibrac dans sa thèse de doctorat intitulée Assistance
et secours auprès des étrangers. Le service d’aide aux émigrants (SSAE), 1920-
1945, sous la direction d’Yves Lequin, Lyon, Université Lumière-Lyon II, juin
2004.
29. Katy Hazan, Les Orphelins de la Shoah, Paris, Les Belles Lettres, 2000,
p. 60.
438
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

La seule région faisant figure d’exception est la région parisienne. En


effet, sur 443 dossiers, 262 concernent des Justes parisiens, contre 181
pour le reste des petites communes avoisinantes.
Le danger aurait motivé les sauveteurs parisiens à aider à l’évacuation
de la ville, véritable souricière, et à entreprendre une action a posteriori
complémentaire avec celle des familles d’accueil des villages dispersés
en province, qui assuraient le sauvetage sur l’autre versant de la chaîne.
On peut également émettre l’hypothèse de la nationalité des juifs
concernés : contrairement au reste de la France, Paris concentrait une
proportion importante de juifs étrangers qu’il fallait aider à fuir dans la
mesure où ils n’avaient pas ou peu de relations en dehors de la capitale.
De plus, la perception du danger dans les villes de provinces a pu être
moindre par rapport à Paris.
La nature de la rencontre entre juifs et non-juifs tient majoritairement
aux relations nouées à différentes échelles avant la guerre. Le lien le
plus courant est le lien professionnel, devançant de peu les liens amicaux
et les liens de voisinage. Les liens familiaux sont les moins représentés.
Au niveau des liens professionnels, on constate que les cas où l’employé
sauve son ou ses patrons sont plus nombreux que ceux où l’inverse se
produit. D’autres rencontres ont été le fruit d’une relation amicale entre
collègues, ou entre client(e)s et commerçants. Selon Jacques Sémelin, les
« réseaux sociaux de solidarité » mis en place par l’assistance concrète
fournie aux juifs représentent un troisième « écran protecteur » contre
leurs arrestations, les deux premiers étant définis par l’opposition d’un
État satellite, comme au Danemark ou en Finlande, et par les manifes-
tations de l’opinion publique 30. La dissimulation ou l’aide à la fuite de
victimes potentielles devait constituer une sorte de « couverture sociale
de nature à envelopper les juifs et les rendre ainsi invisibles ou inacces-
sibles ». Comme l’a souligné Annie Kriegel, « c’est au ras des pâquerettes,
dans la nature des rapports et relations interpersonnelles entre juifs et
non-juifs à l’échelle de la vie quotidienne qu’il faut aller chercher le
secret des plus efficaces stratégies de survie 31 ». Il faut souligner que les
individus aident à la hauteur de leurs moyens. Les situations sont propres
à chacun, qu’il s’agisse de sa propre histoire, de sa profession et de ses
connaissances : on peut avoir ou pas des parents à la campagne disposés

30. Jacques Sémelin, Sans armes face à Hitler. La résistance civile en Europe,
1939-1943, Paris, Éditions Payot, 1989, p. 207.
31. Annie Kriegel, « De la résistance juive », Pardès, 2, Paris, Les Éditions du
Cerf, février 1985, p. 202, cité par Jacques Sémelin, Sans armes face à Hitler...,
op. cit., p. 207.
439
Rafles, sauvetage et réseaux sociaux à Paris (1940-1944)

à accueillir un ou des enfants, on peut avoir un appartement suffisam-


ment grand pour pouvoir mettre une pièce à disposition, etc.
Les actes de sauvetage recensés lors de la lecture des dossiers des
Justes concernent majoritairement des familles (50 % des cas), des enfants
(30 %) et des femmes seules (10 %). La nature de l’acte de sauvetage
revêt différentes formes : les individus sauvés peuvent être cachés et
hébergés (50 % des cas), cachés puis évacués (30 %) ou évacués immé-
diatement (15 %). Les couples sont en proportion les plus nombreux à
avoir caché et hébergé les individus qu’ils aidaient, suivis de près par
les femmes seules, contrairement aux hommes seuls où il n’y a que peu
de cas d’hébergement. Beate Kosmala, qui a travaillé sur le sauvetage
des juifs à Berlin, souligne l’importance de la maîtrise de l’intendance
par les femmes, qui les rend plus propices à cacher et à nourrir les enfants
chez elles 32. L’hypothèse d’une sensibilité différente, plus maternelle
chez les femmes, tandis que les hommes se tourneraient davantage vers
l’action clandestine résistante, comme la livraison de faux papiers, est
infirmée lorsque l’on considère une autre possibilité d’aider, celle d’éva-
cuer. La part respective des hommes seuls, femmes seules et couples à
l’origine de ce type d’acte de sauvetage est sensiblement la même. Les
femmes font donc les deux : elles cachent et elles aident à s’enfuir.
Afin d’évaluer une éventuelle spécificité parisienne dans la forme du
sauvetage, on a comparé ces chiffres aux données tirées de la lecture
des dossiers des Justes lyonnais, gardant à l’esprit les différences entre
les deux villes. Contrairement à Paris, Lyon est en zone libre jusqu’au
mois de novembre 1942. Elle comporte un million d’habitants en mai
1940 33, mais apparaît rapidement comme une ville refuge dont le laby-
rinthe de vieilles rues facilite la clandestinité. À la veille de la guerre,
Paris concentre deux tiers des juifs de France, trente fois plus qu’à Lyon
où leur nombre a quadruplé entre 1939 et 1942, passant de 7 000 à
30 000, dont un tiers d’étrangers 34. Paris est la ville que l’on quitte, Lyon
celle où l’on se réfugie ou par laquelle on transite avant l’évacuation.
C’est ce qui semble être du moins le cas jusqu’à l’occupation de la ville
que le mythe consacra « capitale de la Résistance ».

32. Beate Kosmala, « Verbotene Hilfe. Rettung für Juden in Deutschland, 1941-
1945 », Bonn, Friedrich-Ebert-Stiftung, Historisches Forschungszentrum, 2004
(article issu d’un colloque ayant eu lieu à Bonn le 28 septembre 2004).
33. Erna Paris, L’Affaire Barbie, analyse d’un mal français, Paris, Ramsay,
1985, p. 89.
34. Françoise Bayard et Pierre Cayez (dir.), Histoire de Lyon, tome 3, Lyon,
Horvath, 1990, p. 398.
440
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

À Lyon, 39 % des actes de sauvetage ont été menés par des hommes,
à peine plus que les 36 % menés par des femmes, nombres bien supé-
rieurs aux 22 % concernant les couples. Des résultats différents de ceux
que l’on a établis à Paris, où les hommes seuls ont sauvé dans 18 %
des cas, contre 40 % pour les femmes seules et 40 % pour les couples.
Il faudrait croiser ces données avec l’analyse des structures socio-
professionnelles des femmes parisiennes avant et pendant la guerre. On
peut en effet poser la question du lien entre leur engagement dans le
sauvetage et leur place dans la société, à laquelle sont liés leur pouvoir
de décision et leur influence. En ce qui concerne la nature des actes
de sauvetage, elle est sensiblement la même, et dans des proportions
semblables. On remarque qu’il y a plus de cas à Paris où les individus
sauvés sont cachés avant d’être évacués, contrairement à Lyon où il
existe plus de cas où les individus sauvés l’ont été en étant évacués
directement, supposant moins d’attache personnelle entre le sauveteur
et le(s) sauvé(s).
Davantage de différences apparaissent entre les deux villes lorsque
l’on s’intéresse aux individus sauvés. La catégorie « divers » est beaucoup
plus représentée à Lyon qu’à Paris, confirmant la forte représentation
d’un sauvetage systématisé, anonyme. On aide globalement des individus
sans savoir qui est concerné. À Paris, la prédominance du nombre de
cas où les individus se connaissent par rapport au nombre de cas où
la rencontre n’est que furtive indique une implication majoritairement
individuelle et personnelle du sauveteur. Il aide un ami, un voisin, un
collègue, avec ou sans famille. Les sentiments de solidarité, de charité,
et d’amitié semblent donc primer sur l’idéologie et la volonté de systé-
matiser le sauvetage. De même, à Paris, on sauve en plus grand nombre
les familles que les femmes et les hommes seuls, proportion inversée
dans le cas de Lyon. Troisième élément corroborant la forme spécifique
du sauvetage lyonnais : l’aide à des hommes et à des femmes qui se sont
pris en charge jusque-là, contrairement aux enfants qui dépendent du
bon vouloir de ceux qu’ils croisent. Il faut d’ailleurs souligner l’impor-
tance, parmi les sauveteurs lyonnais, de l’appartenance religieuse dans
le sauvetage collectif, comme le montre le grand nombre de religieux
reconnus, la plupart ayant œuvré par le biais de l’Amitié chrétienne 35.

35. L’Amitié chrétienne est une organisation créée à la fin de l’année 1941,
qui rassemble des dirigeants d’organisations de jeunesses catholiques et protes-
tantes, unis par la volonté de lutter contre l’antisémitisme ambiant. Elle est
animée, pour les catholiques, par le père jésuite Pierre Chaillet et l’abbé Glasberg,
juif converti au catholicisme, ainsi que par Jean-Marie Soutou. Les pasteurs
Marc Boegner et Roland de Pury co-animent l’œuvre. Ils ont tous été reconnus
441
Rafles, sauvetage et réseaux sociaux à Paris (1940-1944)

Le sauvetage à Paris apparaît, à la lumière de ces éléments, comme une


chaîne progressivement constituée d’aide et d’entraide entre diverses
personnes qui, pour la plupart, avaient des liens avant la guerre, et qui
font face, dans l’urgence, au danger qu’elles rencontrent. On distingue
finalement trois types de réseaux : les réseaux sociaux informels, les
réseaux sociaux préexistants et les réseaux d’aide spécifiquement formés
dans ce but.

On ne connaîtra jamais le nombre de juifs ayant bénéficié de l’aide


de non-juifs pendant la guerre. On peut inversement souligner que tous
ceux qui ont sauvé des juifs n’ont pas été officiellement reconnus : tous
les sauveteurs n’ont pas été identifiés, notamment dans le cadre de l’aide
apportée aux enfants, qui n’ont pas forcément de souvenir précis de
l’identité de la personne qui les a aidés. On ne peut simplement pas,
parfois, reconnaître une action dont les protagonistes sont décédés pen-
dant ou après la guerre. De plus, les rescapés se sont dispersés à travers
le monde, rendant la collecte de leur témoignage malaisée. Enfin, dans
le cas d’actions connues et de sauveteurs identifiés, il peut y avoir la
volonté de ne pas être officiellement honoré. Le fait de s’intéresser aux
Justes pose donc un problème de réduction du champ d’analyse dans la
mesure où n’entrent en ligne de compte que ceux qui ont été reconnus.
Cette institutionnalisation met en lumière l’action d’une partie de ceux
qui ont aidé les juifs, ignorant les complicités multiples sans lesquelles
le sauvetage n’aurait, pour certains cas, pu être efficient. Ainsi, si tous
les Justes sont des sauveteurs, tous les sauveteurs ne sont pas des Justes.
La « chaîne du sauvetage » obéit en définitive à une série de para-
mètres : en premier lieu, la conscience du danger, qui incite à l’acte
d’entraide, couronné ou pas au bout du compte de réussite. Aider une
personne à s’enfuir, évacuer un enfant, fournir des faux papiers à une
famille sont autant de maillons dans une chaîne qui peut être rompue :
il peut y avoir aide sans sauvetage 36. C’est donc a posteriori, quand on
connaît l’issue de l’action, que cette notion de « sauvetage » est véritable-
ment justifiée. La corrélation entre cette chaîne de sauvetage et la nature

Justes parmi les nations. Il faudrait mener une étude globale, précise et docu-
mentée sur les actions de sauvetage menées par l’Amitié chrétienne.
36. Nous citons à titre d’exemple le cas tragique de monsieur Marsat : il fait
passer sa collaboratrice et la sœur de cette dernière en zone libre. Elles désirent
ensuite revenir à Paris voir leur mère, ce à quoi il s’oppose formellement. Elles
se mettent tout de même en route mais sont dénoncées le 22 décembre 1942
à la ligne de démarcation à Vierzon. Après un passage par Drancy, elles sont
déportées le 30 juillet 1943 à Auschwitz. Cf. dossier Marsat, no 6793, CFYV.
442
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

des arrestations se situe dans l’influence de cette dernière sur la prise


de conscience du danger et les réactions induites. Ainsi, la comparaison
entre les rafles de 1941 et celle de juillet 1942, comme le soin à mettre
sur pied des opérations de sauvetage d’enfants montrent que la nature
des individus en danger est un facteur plus décisif que le nombre de
personnes visées.

Tableau 9 : Estimation de l’évolution du nombre d’individus


considérés comme juifs dans le département de la Seine
entre octobre 1940 et juillet 1944
Nombre Différence
Chiffres
Arrestations Départs donné par le entre (A-B) et
officiels (A-B)
(B) volontaires recensement (C) = Départs
(A)
suivant (C) estimés

19 octobre 149 734 a n. r. b 139 979 9 937


1940 135 721 14 013

1er trimestre 139 979 c


1941 135 721 d

14 mai 1941 3 710 132 011 n. r.


(rafle)

20 au 4 232 127 779 n. r. 126 181 1 598


24 août 1941 (rafle)

Octobre 1941 126 181 e n. r.

30 novembre 125 992 f n. r.


1941

12 décembre 743 (rafle) 125 249 n. r. n. r.


1941

16 au 13 152 112 097 n. r. n. r.


20 juillet 1942 (rafle)

21 juillet au 5 277 g 106 820 n. r. n. r.


31 décembre (rafles et
1942 arrestations
individuelles)

1er janvier au 3 829 102 991 n. r. n. r.


31 octobre (idem)
1943

1er novembre 2 198 100 793 n. r. n. r.


1943 au (idem) h
31 juillet 1944
443
Rafles, sauvetage et réseaux sociaux à Paris (1940-1944)

a. Recensement du 19 octobre 1940, cité par Serge Klarsfeld, Le Calendrier de la persécution


des juifs en France, 1940-1944, Paris, FFDJF et New York (N. Y.), The Beate Klarsfeld Foun-
dation, 1993, p. 38. Le 19 octobre 1940 est le jour de la fin des opérations de recensement
dans le département de la Seine. Elles donnent lieu à la création du « Fichier des juifs » de
la préfecture de Police. Les services de la PJ furent chargés de l’organiser. L’ampleur du
service a nécessité, fin octobre 1940, la création d’un organisme administratif spécial, ser-
vice « Tulard », du nom de son responsable. Ont été inscrits pour le département de la Seine
85 664 juifs français et 64 070 étrangers, soit au total 149 734 juifs.
b. Non renseigné.
c. Rapport de Dannecker daté du 1er juillet 1941, cité par Serge Klarsfeld, Le Calendrier de
la persécution des juifs..., op. cit., p. 95. Une loi du 2 juin 1941 prescrit un nouveau recense-
ment (JO, p. 2476, dans Claire Andrieu (dir.), La Persécution des juifs de France 1940-
1944..., op. cit.). On peut penser que Dannecker s’appuie donc, dans son rapport, sur les
résultats de ce recensement. Cependant, le rapport de la préfecture de police cité par Serge
Klarsfeld, Le Calendrier de la persécution des juifs..., op. cit., p. 162-163, désigne ces résul-
tats comme datant du « premier trimestre 1941 ».
d. Rapport de Dannecker daté du 1er juillet 1941, cité par Serge Klarsfeld, Le Calendrier de
la persécution des juifs..., op. cit., p. 95. Deux chiffres différents sont donnés p. 95 : 139 979
et 135 727 ; et p. 150 : 139 981.
e. Ibid., p. 150.
f. Rapport de la préfecture de Police, 30 novembre 1941, cité par Serge Klarsfeld, Le Calen-
drier de la persécution des juifs..., op. cit., p. 162. Il apporte les précisions suivantes : « Un
rapport statistique de la PP concernant les juifs contrôlés précise que, dans le département
de la Seine, il y a 110 992 juifs de plus de 6 ans. Le nombre des enfants de moins de 6 ans
à cette date ne nous est pas parvenu, mais on peut l’évaluer à 15 000, et le nombre total
des juifs du département de la Seine doit avoir été ramené de 150 000 en octobre 1940 à
125 000, auxquels on doit ajouter les 7 000 internés (camps du Loiret de Drancy), ce qui
aboutit à un total général de 132 000 en diminution d’environ 18 000 par rapport au recen-
sement d’octobre 1940 et de 7 000 par rapport au premier trimestre 1941 (rapport de
Dannecker du 1er juillet). »
g. Bilan statistique établi par la police municipale le 31 décembre 1942 sur son activité
anti-juive de l’année 1942, cité par Serge Klarsfeld, Le Calendrier de la persécution des
juifs..., op. cit., p. 711. On a tenté d’établir la part de juifs arrêtés par rafle ou individuelle-
ment : 208 juifs sont arrêtés le 14 septembre 1942, 76 le 20 septembre, 1 574 le 24 sep-
tembre, et 1 060 le 5 novembre. 2 918 juifs ont donc a priori été arrêtés individuellement.
h. On a tenté d’établir la part de juifs arrêtés par rafle ou individuellement : 275 juifs arrêtés
dans la nuit du 25 au 26 novembre 1943, 635 dans la nuit du 21 au 22 janvier 1944, 62
le 27 janvier 1944, 20 le 28 janvier 1944, 485 le 4 février 1944. 721 juifs ont donc a priori
été arrêtés individuellement.
444
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Tableau 10 : Répartition des dossiers des Justes de France


entre régions et villes principales

Détail : nombre Ville


Nombre Région
Région de Justes par principale
de Justes %
ville principale %

Rhône-Alpes 486 Lyon : 93 80 19

Île-de-France 443 Paris : 262 41 59

Midi-Pyrénées 257 Toulouse : 25 90 10

Aquitaine 218 Bordeaux : 14 93,5 6,5

PACA 197 Marseille : 39 80 20

Auvergne 164 Clermont-Ferrand : 13 92 8

Centre 132 Orléans : 1 99 1

Languedoc-Roussillon 125 Montpellier : 14 89 11

Limousin 117 Limoges : 25 79 21

Pays de la Loire 110 Nantes : 2 98 2

Nord - Pas-de-Calais 68 Lille : 27 60 40

Bourgogne 64 Dijon : 0 100 0

Poitou-Charentes 64 Poitiers : 14 78 22

Lorraine 41 Nancy : 11 73 27

Basse-Normandie 35 Caen : 0 100 0

Picardie 33 Amiens : 2 94 6

Franche-Comté 28 Besançon : 5 82 18

Champagne-Ardenne 26 Reims : 4 85 15

Haute-Normandie 16 Rouen : 1 – –

Bretagne 5 Rennes : 1 – –

Alsace 1 Strasbourg : 0 – –

Corse 0 Ajaccio : 0 – –
Chapitre 26
PROTESTANTISMES MINORITAIRES,
AFFINITÉS JUDÉO-PROTESTANTES
ET SAUVETAGE DES JUIFS
Patrick CABANEL

P
armi les quelque 22 000 personnes qui ont reçu le titre de Juste
parmi les nations pour avoir sauvé des juifs au cours du génocide,
on trouve deux personnes morales, alors même que la loi israé-
lienne qui a fondé l’institut Yad Vashem en 1953 interdisait ce type
de reconnaissance. Il s’agit (en 1988) du Chambon-sur-Lignon et des
communes avoisinantes, qui forment le « plateau du Vivarais-Lignon »,
aux confins de la Haute-Loire et de l’Ardèche ; et du bourg hollandais
de Nieuwlande, dans la région de la Drenthe, limitrophe de l’Allemagne,
couronné en 1985 après que 117 des siens l’eurent été à titre individuel.
Le mémorial de Yad Vashem honore d’un monument chacun de ces deux
« villages sauveurs » : c’est un privilège unique pour deux communautés
qui sans cela seraient restées en dehors de l’histoire et dépourvues de
notoriété internationale. Il se trouve que l’une et l’autre sont protestantes,
plus exactement réformées (calvinistes), au moins pour la majorité de
leur population. Les leaders de l’accueil des juifs au Chambon et dans
sa région sont des pasteurs ou des protestants notoires, les pasteurs
Trocmé, Theis, Curtet, Bettex, etc., les laïcs Roger Darcissac, Daniel
Trocmé, Mireille Philip, etc. Protestants également, à Nieuwlande, les
deux principaux dirigeants, le paysan et conseiller municipal Johannes
Post puis Arnold Douwes, un fils de pasteur, d’abord arrêté pour avoir
volontairement porté l’étoile jaune. Post fit revenir au village, en 1942,
son ancien pasteur de 1927 à 1930, Fredrik (Frits) Slomp, qui exhorta
446
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

les habitants à faire leur devoir de chrétiens et à aider les juifs 1. Ajoutons
un chiffre : les protestants, moins de 2 % de la population de la France
en 1940, ont donné environ 10 % des Justes de ce pays.
Quelle conclusion tirer de ces quelques faits, qui ne soit pas hâtive,
sur le mode « tous les protestants ont sauvé des juifs » ? La question est
d’autant plus complexe que les protestantismes sont très divers sur le
plan théologique et que les rapports de leurs différentes Églises avec les
États et les nations varient du tout au tout. L’Église anglicane et la plu-
part des Églises luthériennes sont ainsi « établies », c’est-à-dire officielles,
le souverain de l’État étant leur évêque suprême, la nation se reconnais-
sant en elles, alors que les calvinistes français, les héritiers du hussisme
en Bohême (autour de 2 % de la population), les vaudois italiens (0,35 %
de la population en 1911), mais aussi les Églises nées de la dissidence
ou du Réveil (des mennonites aux méthodistes et Témoins de Jéhovah),
tous ces groupes presque infinitésimaux ont connu au cours de leur his-
toire la persécution, la dispersion, le refus de l’institutionnalisation, la
solitude sociale. Ce type d’expérience, uni à une culture religieuse pro-
fondément biblique, et même vétéro-testamentaire, explique les affinités
des protestantismes minoritaires avec les juifs et permet de comprendre
pourquoi leurs attitudes face à l’antisémitisme et au génocide ont été
différentes de celles du catholicisme mais aussi des protestantismes
« nationaux », à l’allemande 2...

Protestants et juifs :
les retrouvailles bibliques
Si l’on veut comprendre pourquoi les protestants français et leurs
pasteurs ont à ce point contribué à sauver des juifs, il faut recourir à
au moins quatre types d’affinités : théologique, culturelle, historique et
sociologique. Les deux premiers types appartiennent à l’ensemble du
calvinisme, voire du protestantisme, les deux derniers sont de vraies spé-
cificités. D’un point de vue théologico-culturel – je ne distingue pas,

1. Cf. la contribution de Michel Fabréguet, « Nieuwlande, pays sauveteur (1941/


1942-1945) » chapitre 27 du présent ouvrage.
2. Je schématise ici de façon outrancière, pour mieux mettre en valeur la spéci-
ficité des protestantismes minoritaires ; mais on doit rappeler, par exemple, que
l’Église luthérienne danoise, pourtant Église officielle au même titre que celle
de l’Allemagne, a été le fer de lance de la résistance spirituelle et de l’aide
apportée aux juifs...
447
Protestantismes minoritaires, affinités judéo-protestantes...

dans un premier temps –, c’est un truisme que de rappeler que la Réforme


a entraîné une (re)découverte de toute la Bible, un retour à l’Ancien
presque autant qu’au Nouveau Testament. Tandis que leurs théologiens
réapprenaient l’hébreu pour lire l’Écriture dans sa langue, les protestants
se sont réapproprié ce continent d’histoire, de paysages, de noms de pays
et de noms de peuples, de littérature, de poésie, de senteurs et de gestes,
que constitue la Bible juive devenue, par sa traduction dans les princi-
pales langues européennes et par ses lectures collectives et personnelles
à l’infini, la Bible des chrétiens. Ils entretiennent désormais avec les juifs
– plus exactement, avec les Hébreux, ces juifs de papier – une étrange
familiarité : ce peuple vit très loin d’eux, dans l’espace comme dans le
temps, et pourtant il est le peuple de leur Dieu, déjà, il est cet Israël qui
emplit leurs psaumes et leurs prières. Toute la Réforme est ici impliquée,
luthérienne, calviniste, anglicane ; partout, pasteurs et chrétiens s’appro-
prient un Livre que l’Église catholique met alors prudemment à l’écart
du tout-venant des fidèles non instruits, et qui n’est autre que la Torah
des juifs. Partout les langues communes et les langues poétiques s’enri-
chissent de formules et de noms bibliques, des « patois » hébraïsants font
leur apparition, « allemand des pasteurs » (pfarrerdeitsch) en Alsace, « patois
de Canaan » dans le protestantisme francophone.
Sur un plan plus strictement théologique, et c’est là l’occasion d’intro-
duire un premier tri entre le calvinisme et le reste des protestantismes,
Jean Calvin est sans doute le premier théologien chrétien à avoir rompu
assez largement avec l’antijudaïsme chrétien. Luther avait fait une pre-
mière tentative avec son traité Que Jésus-Christ est né juif (1523), dans
l’espoir millénariste d’une conversion générale des juifs, avant de revenir
à un mépris et une haine qui allaient marquer la culture luthérienne
jusqu’aux années 1940. L’idée maîtresse de Calvin, issue de saint Paul,
repose sur la continuité et la similitude des deux alliances (chapitre 10
du livre second de son Institution de la religion chrétienne) : « C’est que
l’alliance faite avec les Pères anciens, en sa substance et vérité est si
semblable à la nôtre qu’on la peut dire une même avec icelle. » Dieu a
promis aux juifs non seulement la félicité terrestre, mais aussi la béati-
tude éternelle. La preuve s’en trouve... dans les malheurs que les Hébreux
n’ont cessé de connaître : « Si tous ces saints Pères ont attendu de Dieu
une vie bien heureuse (ce qui est indubitable), ils ont certes connu et
attendu une autre béatitude que de la vie terrienne 3. » Il en va de même

3. Jean Calvin, Institution de la Religion chrestienne, livre second, édition de


Jean-Daniel Benoit, Paris, Vrin, 1957, livre II, chap. 10, paragraphe 13,
p. 207, graphie modernisée par mes soins. Voir aussi p. 214.
448
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

du baptême : le passage de la mer Rouge a baptisé les juifs, comme l’écrit


saint Paul dans l’Épître aux Corinthiens 4. L’apôtre ajoute que la plupart
des juifs ne furent pas agréables à Dieu, puisqu’ils tombèrent morts dans
le Désert : mais ils ne sont pas tombés parce que juifs, mais parce que
pécheurs, précise-t-il. Et quelque révoltés que soient les juifs, conclut
Calvin, « le Seigneur jusqu’à la fin en sauvera toujours quelque résidu,
d’autant que sa vocation est sans repentance 5 ». Quant à Théodore de
Bèze, le second puis l’héritier de Calvin, il fait justice de l’accusation de
peuple déicide : ni les juifs, en effet, ni Satan, ni Caïphe, ni Pilate, n’ont
tué le Christ, mais l’humanité. « Ce sommes nous, nous dis-je mes frères,
qui l’avons après tant d’autres souffrances fait lier et garrotter 6. » Il y a
eu par la suite des retours en arrière, avec, jusqu’au milieu du XXe siècle,
des pasteurs réformés imbus d’antijudaïsme (et/ou d’antisémitisme), mais
Calvin a introduit la rupture décisive, après mille cinq cents ans : Dieu
a sauvé des juifs, en tant que juifs, sans la conversion au christianisme ;
les juifs (ou des juifs) Lui appartiennent, et s’en prendre à eux, c’est s’en
prendre à Lui. On imagine les possibles conséquences de cette rupture
théologique au moment où le nazisme allait traquer les juifs d’Europe.

Affinités sociohistoriques dans l’Europe


des minorités religieuses et de la laïcisation
Et cela, pourtant, n’a pas suffi : une étude récente a montré que
les Églises réformées suisses sont restées largement imperméables aux
souffrances des juifs dans les années 1930 et 1940 7. Pour achever de
comprendre, il faut recourir à d’autres affinités, historiques et socio-
logiques, entre protestantismes minoritaires et minorités juives. En un
mot, rappeler le destin des hussites de Bohême, des vaudois d’Italie
passés à la Réforme, des huguenots (protestants) français, trois groupes
à distinguer une fois pour toutes du reste du protestantisme européen.

4. I Corinthiens, 10, 1-4, traduction Louis Segond. Jean Calvin, Institution de


la Religion chrestienne, op. cit., p. 199.
5. Commentaires de Jean Calvin sur le Nouveau Testament, tome 1, Paris,
Meyrueis, 1852, p. 23, cité par Myriam Yardeni, « Juifs et judaïsme dans la théo-
logie calviniste française du XVIIe siècle », Foi et Vie, 102 (3), juillet 2003, p. 5.
6. Sermons sur l’histoire de la passion et sépulture de Nostre Seigneur Jésus
Christ descrite par les quatre Evangelistes, 1590.
7. Nathalie Narbel, Un ouragan de prudence. Les Églises protestantes vaudoises
et les réfugiés victimes du nazisme, 1933-1949, Genève, Labor et Fides, 2003.
449
Protestantismes minoritaires, affinités judéo-protestantes...

Un destin marqué par l’interdit, la persécution populaire et étatique


(pogromes et statuts), le rasement des temples, la clandestinité, la fidélité
dans l’ombre (le marranisme, si l’on préfère), la dispersion (la diaspora,
si l’on préfère) européenne et nord-américaine 8. À la cruelle école mino-
ritaire, ces protestants ont appris ce que c’est que de n’avoir pas un État,
une loi ou des gendarmes pour vous protéger ; ce que c’est que de voir
les masses fanatisées se précipiter sur vous puisque vous fournissez un
commode bouc émissaire ou que votre seule présence attente à ce bonheur
délicieux que promettent l’unité des âmes, la fusion panique en un seul
corps collectif ; ce que c’est que d’avoir à choisir entre l’abjuration et
les tribulations de l’exil... Y a-t-il eu là une expérience « à la juive » ?
On peut d’autant plus l’avancer que les huguenots ou les vaudois, pui-
sant tout naturellement dans leur culture biblique, ont nommé leur destin
en usant des catégories et des mots de l’histoire des Hébreux : Égypte,
Pharaon, Babylone, Désert, ont surgi sous leur plume. La Manne mystique
du Désert, tel est le titre que donne à son recueil de sermons prêchés dans la
clandestinité l’avocat nîmois Claude Brousson, martyrisé en 1698. « Ghetto
alpin », « Israël des Alpes », tels sont les noms donnés, au XIXe siècle, aux
vallées vaudoises des Alpes italiennes.
Des minorités qui se sont mesurées à une telle épreuve pourront-elles
rester tout à fait insensibles au déchaînement d’épreuves comparables
venant frapper les juifs ? Lorsque les statuts ont surgi, lorsque les forces
de l’ordre sont venues arrêter les innocents, ces protestants ont été ren-
voyés à leur propre histoire, certains ont même redouté que les nouveaux
régimes ne finissent par s’en prendre à eux. Mémoire : à l’évidence, le
maître mot de ce type d’attitudes. Tout « hussite », tout « huguenot », tout
« vaudois », encore aujourd’hui, sans doute, est à lui seul un petit conserva-
toire des persécutions passées, de la fidélité sauvegardée, de la différence
entretenue, de l’orgueil assumé. Le degré d’information et d’implication
peut varier d’un individu à l’autre, de la vague conscience au souci
érudit, de la distance souriante à la passion fougueuse, mais la certitude
d’une identité séparée, et digne de l’être, persiste, quand bien même
pratique et foi religieuses ont disparu. « Les fils spirituels des huguenots
tressaillent d’émotion et de sympathie chaque fois qu’une minorité
religieuse est persécutée » écrit le pasteur Boegner au grand rabbin de
France, dès le 4 avril 1933. Avant d’ajouter, ce qui renvoie aux premières
affinités qui ont été discernées : « Et ils savent trop ce que le christianisme
et, très particulièrement, les Églises de la Réforme doivent aux Prophètes

8. Les historiens parlent du Refuge huguenot et wallon.


450
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

qui ont frayé la voie à l’Évangile pour ne pas se sentir meurtris des coups
qui frappent les fils d’Israël 9. » Quant au Tchèque Josef Fisera, étudiant
en France à la fin des années 1930 et proclamé Juste pour avoir sauvé
des enfants dans les Alpes-Maritimes, ce n’est sans doute pas un hasard
si, témoignant dans un colloque en 1992, il a immédiatement placé son
action sous le signe du « martyr Jean Hus et [du] grand exilé et fondateur
de la pédagogie moderne Jean-Amos Comenius, évêque de l’Unité des
Frères tchèques 10 ».
Il importe également d’observer les expériences sociales qu’ont faites
protestants et juifs dans les sociétés modernes, en voie de sécularisation
et/ou de laïcisation, depuis la fin du XVIIIe siècle. Ces processus leur ont
ouvert de nouveaux espaces et de nouvelles opportunités : ils ont occupé
les premiers et saisi les secondes avec une réussite souvent insolente qui
n’a pu manquer d’agacer des majorités catholiques impuissantes ou
imbues du sentiment d’une perte et d’une injustice. En France comme
en Italie, protestants et juifs ont accédé au même moment à la citoyen-
neté : en 1789 puis 1791 dans le cas français, en 1848 pour les vaudois
et une partie des juifs italiens, grâce à l’article 24 de la Constitution du
Piémont, le Statuto Albertino. Le législateur, dans les deux cas, ne pen-
sait pas nécessairement ensemble les deux minorités, mais cherchait à
mettre sur un pied d’égalité, devant la loi, la masse catholique et les
non-catholiques. Le royaume d’Italie, une fois l’unité achevée, devait
confirmer cette révolution juridique, dont la conséquence fut pour les
juifs une intégration croissante, sur le modèle européen de l’israélitisme,
et pour les paysans vaudois jusque-là confinés dans leurs vallées la sortie
de leur sanctuaire et la constitution d’une classe moyenne. Ainsi a-t-on
assisté en France et en Italie, de manière très nette dans le cas de la
première, au surgissement de protestants et de juifs dans les élites de
l’État et de la société moderne 11.

9. Message du conseil de la Fédération protestante de France à M. le Grand


Rabbin de France, 4 avril 1933, cité par Michel Leplay, Les Églises protestantes
et les juifs face à l’antisémitisme au vingtième siècle, Lyon, Éditions Olivetan,
2006, p. 36.
10. Témoignage dans André Encrevé et Jacques Poujol (dir.), Les Protestants
français pendant la Seconde Guerre mondiale, actes du colloque de Paris,
novembre 1992, supplément au Bulletin de la Société de l’histoire du protestan-
tisme français, 3, 1994, p. 645-647.
11. Rainer Liedtke et Stephan Wendehorst, The Emancipation of Catholics,
Jews and Protestants. Minorities and the Nation State in Nineteenth-Century
Europe, Manchester, Manchester University Press, 1999 ; Patrick Cabanel et
Chantal Bordes-Benayoun (dir.), Un modèle d’intégration. Juifs et israélites en
France et en Europe XIXe-XXe siècles, Paris, Berg International, 2004.
451
Protestantismes minoritaires, affinités judéo-protestantes...

Évidemment, l’opinion catholique, ou du moins certains de ses sec-


teurs, ont violemment repoussé cette modernisation qui se traduisait par
l’affaiblissement de l’Église, la pluralisation du paysage religieux, les
conquêtes affichées par les minorités. L’antisémitisme qui s’épanouit
alors est presque toujours mêlé à un antiprotestantisme aujourd’hui
oublié 12 – bien à tort lorsqu’il s’agit de comprendre les haines « à trait
d’union » (contre le judéo-protestantisme, contre le judéo-maçonnisme...)
et les solidarités judéo-protestantes, objectives et subjectives. Les mino-
rités protestantes se souviennent, dans les années 1940, qu’elles ont été
haïes avec les juifs au cours des décennies précédentes. L’affaire Dreyfus
leur appartient presque autant qu’aux juifs. Plutôt que de revenir à
Drumont, Maurras ou Barrès, ou même au pionnier, Toussenel, je citerai
Mgr Alphonse Kannengieser, un prêtre alsacien auteur en 1896 d’un livre
sur Juifs et catholiques en Autriche-Hongrie. La seconde partie s’intéresse
à la situation en Hongrie et aux très vives luttes autour des mariages
mixtes et du mariage civil. Toute l’histoire contemporaine de la Hongrie
et de sa laïcisation est vue à travers... le complot judéo-calviniste. D’un
côté, affirme Kannengieser, on trouve une sorte d’union sacrée entre les
catholiques, les luthériens (des Saxons d’origine allemande), les ortho-
doxes roumains et serbes ; de l’autre, le gouvernement du calviniste
Koloman Tisza (de 1875 à 1890), les juifs et les « calvinistes incrédules »,
les uns et les autres étant souvent membres des loges maçonniques. Tisza
aurait eu pour plan la mise à mort du catholicisme, puis du christianisme
dans son ensemble.

« Il mit aux mains de ses créatures toutes les fonctions publiques et,
dans cette curée formidable, organisée par lui, juifs et calvinistes se
partageaient avidement les dépouilles de la patrie hongroise. [...] Le
royaume de saint Étienne n’était-il pas devenu un fief du calvinisme
et du judaïsme 13 ? »

« Politique d’occupation confessionnelle », « entreprise de déchristiani-


sation de l’État », « remplacement de l’influence catholique par l’influence
judéo-libérale », « invasion juive et calviniste » : tout lecteur de la littéra-
ture d’extrême droite française contemporaine aura reconnu dans ces
expressions le cœur de son argumentation. Or, même s’il n’y a eu évi-
demment aucun complot de ce type en France ou en Hongrie, l’historien

12. Jean Baubérot et Valentine Zuber, Une haine oubliée. L’antiprotestantisme


avant le « pacte laïque », 1870-1905, Paris, Albin Michel, 2000.
13. Mgr Alphonse Kannengieser, Juifs et catholiques en Autriche-Hongrie,
Paris, Lethielleux, 1896, p. 224 et 250.
452
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

n’en observe pas moins que dans bien des chantiers objectifs de la laïci-
sation, le droit des cultes, la neutralité de l’enseignement, le droit de
la famille, l’émancipation des femmes, etc., des membres des minorités
confessionnelles ont agi au premier plan, et que les affinités entre protes-
tants et juifs ont eu une véritable efficacité sociale, aussi bien dans le
bonheur de la modernisation pluraliste que dans l’épreuve des haines
catholiques et nationalistes (de l’affaire Dreyfus aux années 1940). C’est
là plus qu’une hypothèse : je parlerai volontiers d’un idéal-type des
affinités judéo-protestantes en situation minoritaire, forgé à partir de
l’expérience française, et qui demanderait à être confronté à d’autres
situations historiques concrètes, notamment en Bohême et en Hongrie.

L’idéal-type des affinités judéo-protestantes :


la vérification vaudoise
Tentons de vérifier la pertinence d’un tel idéal-type en faisant un
détour par les vaudois d’Italie. Et relevons que certains organes de la
presse fasciste ou soumise au régime ont publié dans la seconde moitié
des années 1930 des articles hostiles aux protestants italiens, avec par-
fois des menaces à peine voilées. C’est le cas de la Liguria del Popolo,
à Gênes, le 12 décembre 1936, parlant d’eux comme d’« ampoules pleines
de pus » (« bolle piene di marciume »), et qu’il faut évidemment presser
pour en être débarrassé. Ou de la revue littéraire Quadrivio, dont un
article intitulé « Religieux métissé » (« Metticiato religioso ») souhaitait que
fussent appliquées à l’ensemble des protestants des mesures analogues
à celles qui frappaient les juifs 14. La revue du racisme officiel, fondée
en 1938, La difesa della razza, publie deux articles en juillet et octobre
1940, destinés à prouver la collusion de valeurs et d’intérêts entre les
juifs et les protestants : c’est s’inscrire dans la plus pure tradition d’un
Toussenel ou d’un Proudhon, et croiser les antisémitismes d’extrême
gauche et d’extrême droite 15.

14. Giorgio Spini, « Gli evangelici italiani di fronte alle leggi razziali », Il Ponte,
numéro spécial, « La difesa della razza », 11-12, 1978, p. 1353-1358.
15. A. M. De Giglio, « Il giudaismo, fomentatore del protestantesimo », La difesa
della razza, 5 juillet 1940, p. 42-44, et Gino Sottochiesa, « Lo spirito ebraico
del puritanesimo », La difesa della razza, 20 octobre 1940, p. 34-38, textes
publiés et commentés par Alberto Cavaglion et Gian Paolo Romagnani, Le inter-
dizioni del Duce. A cinquant’anni dalle leggi razziale in Italia, 1938-1988,
Turin, Albert Meynier, 1988, p. 170-178.
453
Protestantismes minoritaires, affinités judéo-protestantes...

Pourtant, lorsque le régime imposa sa législation antisémite, en 1938,


l’Église vaudoise adopta une prudente réserve, pour ne pas dire plus, et
n’éleva aucune protestation. Un seul article, publié le 3 août 1938 dans
l’hebdomadaire officiel de l’Église, La Luce, osa tout de même faire
entendre sa différence. Son auteur, Mario Falchi, né à Gênes en 1869,
était professeur de mathématiques au Collège vaudois de Torre Pellice,
et devait mourir en 1944 dans les geôles de la République de Salo.
« Quello che l’umanità gli deve. Vale a dire : “quelle di cui essa, l’umanità,
fu e rimane debitrice ad Israel” 16 » est un vibrant hommage à l’apport
des juifs à l’humanité 17. Le 14 août suivant, le quotidien de Crémone, Il
regime fascista, lui ripostait sèchement, sous le titre « Anch’essi ! » (« Eux
aussi ! » – les protestants) et concluait que l’on saurait désormais contrôler
les vaudois de plus près : l’Église comprit la menace et se tint coi. Alors
même que l’élite de ses jeunes pasteurs, des barthiens, comme en France,
avaient suivi avec une passion douloureuse les démêlés de l’Église
confessante allemande avec le nazisme 18 – la revue vaudoise Gioventù
Cristiana a consacré le quart de ses colonnes à cette lutte –, l’Église
vaudoise ne fut pas une Église confessante 19, pas plus que les Églises
réformées de France ou de Hollande. Elle ne fit même jamais lire en
chaire le moindre équivalent des textes très fermes que rédigeaient les
dirigeants de ces deux Églises pour condamner les déportations de juifs.
Cela dit, l’attitude des dirigeants ecclésiastiques ne préjuge nullement
de celle des fidèles, souvent imbus d’une mémoire collective immédia-
tement mobilisable, et plus à même d’accomplir les gestes concrets de
solidarité dont avaient besoin les juifs traqués. Or les témoignages
concordent : les vallées vaudoises furent une importante terre de refuge,
sans doute comparable à celle des Cévennes, avec le même type de pay-
sage et d’économie rurale, propices à la clandestinité et à la survie, le
même type de religion, de culture et de mémoire. Jean-Pierre Viallet,

16. « Ce que l’humanité lui doit. Exactement : “de quelles choses l’humanité fut
et reste débitrice d’Israël”. »
17. Texte publié et commenté par Alberto Cavaglion et Gian Paolo Romagnani,
Le interdizioni del Duce..., op. cit., p. 165-169, et par Giorgio Spini, « Gli evan-
gelici... », art. cité, p. 1356-1358. Le pasteur français Freddy Durrleman a
publié dès avril 1933 un texte très comparable, Plaidoyer pour les juifs, Paris,
La Cause, 1933.
18. Les barthiens sont les disciples du Suisse Karl Barth, théologien calviniste
de langue allemande, expulsé de l’Université de Bonn en 1935, fer de lance
d’une opposition spirituelle au nazisme ; l’Église confessante comprenait une
minorité de pasteurs et laïcs hostiles au régime et au ralliement qu’il sut obtenir
de l’Église luthérienne.
19. Au sens de l’attestation publique de sa foi, jusqu’au martyre si nécessaire.
454
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

sévère sur le silence de l’Église vaudoise, n’en relève pas moins que les
juifs firent publier dans le journal local de la Résistance, Il Pioniere, le
7 mai 1945, un texte de « Ringraziamento » (« Remerciement ») à l’égard
de la population des vallées 20. Sandro Sarti rappelait dans un article
de 1962 que les communautés vaudoises de la région de Pignerol ont
accueilli de très nombreuses familles israélites du Piémont et que des
liens très forts ont été établis à cette occasion, outre ceux qui unissaient
jeunes juifs et vaudois combattant au coude à coude dans la Résistance 21.
La thèse de théologie de Maria Bonafede, soutenue en 1984, permettrait
d’en savoir plus, mais je n’ai pu y avoir accès 22. Peut-être estimera-t-on
qu’un dernier témoignage, celui du théologien vaudois Giovanni Miegge,
publié dès 1946, suffit à dire l’essentiel, qui est que ce texte pourrait
fort bien expliquer d’autres refuges juifs en pays protestant, au Chambon-
sur-Lignon, dans les Cévennes, à Nieuwlande, etc. :

« Il y avait aussi [dans les vallées vaudoises] bon nombre d’israélites :


les persécutés d’aujourd’hui cherchaient un abri chez les persécutés
d’hier, qui leur accordèrent une hospitalité cordiale et dévouée. Toute
l’Italie, à peu d’exceptions près, leur fut accueillante, à commencer
par les prêtres : il y aurait lieu d’écrire à ce sujet un émouvant cha-
pitre d’histoire !
Mais les juifs étaient particulièrement attirés par les protestants en
raison d’affinités anciennes fort compréhensibles : les uns et les autres
ne faisaient-ils pas partie de minorités religieuses, et n’avaient-ils
pas dans la Bible un trésor commun 23 ? »

On retiendra de ce texte, outre son parallèle avec la déclaration du


conseil de la Fédération protestante de France, en 1933, les allusions à
chacune des affinités que j’ai tenté de distinguer, théologico-culturelle
(le trésor biblique), sociologique (les minorités), historique (la mémoire

20. Jean-Pierre Viallet, La chiesa valdese di fronte allo stato fascista 1922-
1945, préface de Giorgio Rochat, Turin, Claudiana, 1985, p. 225.
21. Sandro Sarti, « Il mondo protestante e la questione raziale : note sulla
rivista Gioventù Cristiana, 1933-1940 », dans Guido Valabrega (dir.), Gli Ebrei
in Italia durante il fascismo, 2, Varèse, « La Lucciola » Arti Grafiche Varesine,
1962, p. 86.
22. Maria Bonafede, Azione a favore degli Ebrei da parte di Pastori Metodisti e
Valdesi in Italia dopo l’emanazione delle leggi razziali (1938-1945) : une prima
panoramica sulla base delle testimonianze, thèse, Rome, Facoltà Valdese di
Teologia, 1984 (inédite).
23. Giovanni Miegge, L’Église sous le joug fasciste, Genève, Labor et Fides,
coll. « La chrétienté au creuset de l’épreuve », volume 11, 1946, p. 57.
455
Protestantismes minoritaires, affinités judéo-protestantes...

des persécutions). Et le mot même d’affinités dont j’ai usé tout au long
de cet article. On le trouve, au XIXe siècle, sous la plume du penseur
anglais Matthew Arnold, pour caractériser le lien particulier qui unit « le
génie et l’histoire » du peuple anglais et de ses descendants américains
avec ceux du peuple hébreu. Et sous celle de... Charles Maurras, dénon-
çant entre protestants et juifs « de profondes sympathies de culture, des
affinités mentales et morales indiscutables (Bible et Talmud, culture
anglaise, culture allemande, rituel maçonnique), la communauté de
position naturelle aux conquérants dans le peuple conquis 24 ». Une fois
advenus les statuts, les marquages, les persécutions des années 1930 et
des années 1940, de telles affinités ont pu aider les juifs à ne pas se
retrouver seuls, rejetés du sein des peuples auxquels la promesse israélite
les avait conduits à se fondre, et à bénéficier de solidarités agissantes.

Si l’idéal-type bâti à partir de l’exemple des huguenots et des vaudois


a quelque validité, on pourra le confronter avec profit au destin des
hussites mais aussi des calvinistes hongrois de Transylvanie (devenue
roumaine en 1918), et avancer qu’il y a eu un refuge juif dans leurs
rangs, à charge pour l’historien de confirmer ou d’infirmer cette hypo-
thèse. On pourra aussi le retenir comme un élément d’une réflexion
plus générale sur la capacité de minorités religieuses ou ethniques à
« comprendre » le malheur qui s’abat sur d’autres minorités et à leur prêter
secours. De ce point de vue, le chantier des relations entre arméniens
et juifs, depuis au moins 1915, est prometteur 25. Quant aux attitudes des
minorités musulmanes des Balkans face à la déportation des juifs, la
question reste ouverte. Mais il ne faut pas se cacher que le modèle
huguenot-juif (ou vaudois-juif) est exceptionnel dans la mesure où ces
groupes partageaient aussi bien l’imprégnation d’un même livre sacré
que l’expérience historique du destin minoritaire. Il semble même pro-
bable que l’équation ait mieux fonctionné encore dans le cas de « sectes »
protestantes plus profondément nourries, s’il est possible, de la Bible et
minoritaires entre les minoritaires. Le cas des darbystes, si présents dans
la région du Chambon-sur-Lignon et si généreux à l’égard des juifs, s’im-
pose ici. On aimerait en savoir plus sur eux, comme sur les arminiens

24. Pour les références de ces textes, je prends la liberté de renvoyer à mon
ouvrage, Juifs et protestants en France, les affinités électives, XVIe-XXIe siècle,
Paris, Fayard, 2004.
25. Voir plusieurs des contributions réunies dans « Ailleurs, hier, autrement :
connaissance et reconnaissance du génocide des Arméniens », Revue d’histoire
de la Shoah, 177-178, janvier-août 2003.
456
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

(dissidents du calvinisme) en Hollande et les mennonites dans le monde


germanique et même sur les Témoins de Jéhovah 26. Il faudrait enfin
interroger les milieux protestants allemands, hollandais, suisses, héritiers
du Refuge huguenot, puisqu’ils ont dans leur identité un trait supplé-
mentaire, l’exil et la diaspora vécus par leurs ancêtres ; mais on sait déjà
que les huguenots allemands s’étaient pleinement identifiés, dès la fin
du XVIIIe siècle, à leur terre d’accueil puis à son nationalisme volontiers
antisémite 27 : il y a diaspora et diaspora...
Ajoutons pour terminer que les composantes de l’idéal-type et leur
association même ne sont pas fixées une fois pour toutes : l’une d’entre
elles peut s’affaiblir jusqu’à disparaître, une autre occuper toute la scène.
C’est ainsi qu’aujourd’hui les « huguenots » français, de moins en moins
lecteurs de la Bible, semblent ressentir plus d’affinités avec la minorité
palestinienne qu’avec le puissant État d’Israël ; tandis que bien des groupes
protestants américains, qui n’ont aucune expérience du fait minoritaire,
soutiennent ce même État au nom de la commune aventure religieuse
des juifs et des chrétiens et d’un millénarisme plus ou moins avéré. Il
semble bien que l’exceptionnelle conjonction judéo-protestante observée
aux XIXe et XXe siècles dans des secteurs très particuliers des protestan-
tismes européens, et qui a contribué à réduire la mortalité juive au cours
du génocide, se soit aujourd’hui défaite. Il n’est pas certain que, s’il y
avait lieu, de nouveaux Chambon-sur-Lignon puissent surgir dans un
monde sécularisé et qui tend à confondre l’ensemble des juifs avec l’État
d’Israël. Théologico-culturelles ou sociohistoriques, certaines mémoires
spécifiques se sont affaiblies ou assimilées, et l’on peut se demander si
l’Europe n’y a pas perdu une forme de garantie du pluralisme.

26. Les baptistes ont eu le même type d’attitude que les réformés ou les dar-
bystes. Voir Sébastien Fath, Une autre manière d’être chrétien en France. Socio-
histoire de l’implantation baptiste, 1810-1950, Genève, Labor et Fides, 2001,
p. 425-439.
27. Étienne François, « Du patriote prussien au meilleur des Allemands », dans
Michelle Magdelaine et Rudolf von Thadden (dir.), Le Refuge huguenot, Paris,
Armand Colin, 1986, p. 229-244.
Chapitre 27
NIEUWLANDE, PAYS SAUVETEUR
(1941/1942-1945)
Michel FABRÉGUET

e village de Nieuwlande partage aujourd’hui avec les communes

L françaises de l’ancien consistoire protestant de la Montagne, autour


du Chambon-sur-Lignon, le privilège d’avoir été honoré en tant
que personne morale du titre de Juste parmi les nations 1, distinction qui
n’est par ailleurs attribuée par l’État d’Israël qu’à des particuliers, sur la
foi de témoignages individuels. La question du choix de Nieuwlande
comme symbole de la résistance civile néerlandaise par Yad Vashem peut
être posée : Nieuwlande ne constitua pas en effet un cas isolé et il y eut
beaucoup d’autres « Nieuwlande » aux Pays-Bas sous l’occupation alle-
mande, comme Ede dans la province de Gueldre, Enschede et Ommen
dans l’Overijessel, ou encore Heerenveen et Steenwijk dans la Frise.

Critique des sources


L’objet de cette contribution ne se situe cependant pas sur le terrain
de l’analyse de la politique mémorielle mais de l’histoire. Comme toute
histoire de la clandestinité, l’histoire de Nieuwlande nous est en effet
accessible principalement à travers les souvenirs des acteurs, sauveteurs
et clandestins, reconstitués a posteriori. On ne dispose effectivement que

1. Yad Vashem, Dossier 1148/2, Nieuwlande Honores, 13 mars 1985 Cere-


mony, Lettre de David Kool du 12 mai 1985 et Aérogramme de R. Norden du
14 novembre 1985.
458
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

d’une seule véritable source archivistique, le journal d’Arnold Douwes


élaboré en action et conservé à l’Institut d’État pour la documentation
sur la guerre, à Amsterdam. Ce document important révèle, en particulier,
les très grandes difficultés que rencontrèrent les membres des réseaux
de sauvetage pour convaincre les habitants du pays d’héberger des clan-
destins ainsi que les méthodes parfois bien peu diplomatiques auxquelles
les sauveteurs durent avoir recours.
Dans l’ensemble des témoignages existant, il convient de distinguer
entre ceux qui émanent des sauveteurs, habitants de Nieuwlande et de
ses environs et membres « aryens » des réseaux, et ceux qui émanent des
réfugiés juifs, simples onderduikers 2 ou eux-mêmes intégrés aux réseaux
de sauvetage. En 1985, Lammert Huizing publia une première brochure inti-
tulée Zij konden niet anders. Herinneringen aan het verzet in Nieuwlande
1940-1945 3, préfacée par le maire d’Oosterhesselen, en hommage aux
résistants et à l’aide apportée aux clandestins. Une exposition fut d’ail-
leurs réalisée dans le même temps à l’initiative du groupe de travail
« Nieuwlande, 1940-1945 » 4. En 1988 parut sous le titre Nieuwlande,
dorp met vijf burgermeesters 5 la première version d’un ouvrage republié
deux ans plus tard, en 1990, à compte d’auteur, sous les signatures de
Jo Schonewille, J. Engels et J. van der Sleen sous le titre modifié de
Nieuwlande 1940-1945, een dorp dat zweeg 6 : ce livre était rédigé à
partir d’interviews de survivants effectuées par les auteurs près d’un
demi-siècle après les événements. Plus que des livres d’histoire, les deux
ouvrages de Lammert Huizing et de Jo Schonewille constituent des docu-
mentations au demeurant fort utiles. Mais la principale critique que le
chercheur peut formuler à l’encontre de ces deux publications tient à ce
qu’elles sont toutes deux construites selon un plan thématique figé, dont
la présentation se soucie fort peu de l’enchaînement chronologique des
événements : or, pas plus à Nieuwlande que dans toute l’Europe occupée
par le Reich, les années 1940-1945 n’ont constitué un bloc compact et
homogène. Et l’on éprouve tout de même quelques difficultés à percevoir

2. Ce terme, que l’on peut traduire en français par « clandestins », signifie litté-
ralement « ceux qui ont plongé sous l’eau », métaphore aquatique très explicite
dans le contexte néerlandais.
3. « Ils ne pouvaient pas faire autrement. Souvenirs de la Résistance à
Nieuwlande, 1940-1945 » (Zuidwolde, Stichting Het Drentse Boek, 1985).
4. Beit Lohamei Haghetaot, Dossier 1262, Guide to temporary exhibition
« Nieuwlande, 1940-1945 ».
5. « Nieuwlande, village aux cinq mairies » (ouvrage publié à compte d’auteur,
s. l., 1988).
6. « Nieuwlande, 1940-1945. Un village où tout le monde se taisait » (ouvrage
publié à compte d’auteur, s. l., 1990).
459
Nieuwlande, pays sauveteur (1941/1942-1945)

clairement, à la lecture de ces deux ouvrages, que le sauvetage des


clandestins ne mobilisa collectivement l’ensemble de la population de
Nieuwlande qu’à partir du printemps 1943, soit à une date très tardive
par rapport au début des déportations vers les centres de mise à mort
de l’Est européen.
Les témoignages des clandestins juifs constituent pour leur part un
autre type de source qui pose des problèmes spécifiques. Ils ont été
rédigés ou recueillis entre le début des années 1970 et la fin des années
1990, soit au cours d’une période d’investigation plus étendue que dans
le cas de la collecte des interviews de Lammert Huizing et de l’équipe
de Jo Schonewille, dont on peut supposer que les motivations étaient
beaucoup plus étroitement reliées à la commémoration collective organi-
sée par Yad Vashem au cours des années 1985 et 1988. Les témoignages
des onderduikers juifs, en particulier des réfugiés intégrés aux équipes
de sauvetage, émanent d’acteurs qui étaient encore, au moment des faits,
des adolescents ou de jeunes adultes originaires des grandes agglomé-
rations de l’Ouest des Pays-Bas, d’Amsterdam, de Rotterdam ou de La
Haye. Leur éducation les avait généralement conduits à abandonner la
pratique religieuse 7. Or, du fait des circonstances tragiques de la guerre,
ces jeunes gens se retrouvèrent immergés dans une société rurale fort
différente de la civilisation urbaine dans laquelle ils avaient jusqu’alors
grandi, la pratique religieuse sous la forme de prières avant les repas,
de lectures quotidiennes de la Bible ou d’assistance régulière au culte
dominical ponctuant encore le déroulement des travaux et des jours
chez les Réformés orthodoxes les plus fervents et les plus actifs dans la
résistance. De surcroît, dans l’expérience commune et périlleuse de la
clandestinité, des liens très forts d’estime réciproque et même d’affection
se nouèrent entre sauveteurs et clandestins. De fait, les témoignages des
clandestins juifs sur leurs sauveteurs confinent parfois à l’hagiographie
et contribuent à nourrir une histoire légendaire, sous l’effet de l’émotion
intense demeurée attachée au souvenir de la solidarité éprouvée au
milieu des dangers comme sous l’effet du temps qui s’est écoulé entre
l’expérience vécue et le moment de sa remémoration, décalage qui contri-
bue en particulier à lisser sinon à gommer complètement la relation des
difficultés rencontrées dans le passé. Ces témoignages dressent ainsi le
tableau touchant, mais sans doute un peu naïf et réducteur, d’une élite
morale et religieuse monolithique, et posent de ce fait un problème de

7. Bob Moore, Victims and Survivors. The Nazi Persecution of the Jews in the
Netherlands, 1940-1945, Londres, Arnold, 1997, p. 24-25.
460
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

lecture au chercheur qui tente d’appréhender de manière plus rigoureuse


les motivations généralement plus complexes, et parfois moins édifiantes,
des autochtones.

Du refus de l’accommodation
à la résistance civile
(mai 1940-avril/mai 1943)
Dans la nuit du 9 au 10 mai 1940, la Wehrmacht força les lignes de
défense néerlandaises en face de la ville de Coevorden 8. La Blitzkrieg
vint rapidement à bout de la résistance néerlandaise. Dès le 18 mai,
Arthur Seyss-Inquart fut nommé par Hitler à la tête de l’autorité civile
d’occupation avec le titre de commissaire du Reich. Le choix de l’homme
qui avait exercé la fonction de dernier chancelier autrichien lors de
l’Anschluβ laissait supposer que le Führer envisageait d’annexer les
Pays-Bas au Grand Reich. Cependant, la capitulation militaire n’avait
pas mis fin formellement à la souveraineté néerlandaise, et Seyss-Inquart
laissa subsister une administration sous la direction des secrétaires géné-
raux des ministères. La méthode était habile, car elle encouragea la mise
en œuvre par l’administration d’une politique d’accommodation avec
l’occupant, destinée en principe à soulager la population civile, mais
qui favorisa en fait l’opportunisme, le sens traditionnel de la discipline
et le respect de l’autorité dont témoignaient assez spontanément les
Néerlandais. Dans le désarroi des consciences engendré par la défaite et
le départ précipité des autorités légales à Londres, l’été 1940 constitua,
selon l’heureuse formule de Christophe de Voogd, une « saison de dupes »
sous les auspices de la politique d’accommodation. Hendrik Colijn, poli-
ticien conservateur du juste milieu et leader du parti antirévolutionnaire,
exprima alors dans une brochure de circonstance, À la frontière de deux
mondes, sa conviction en la victoire inéluctable de l’Allemagne et la
nécessité qui en résultait de collaborer avec la puissance qui dirigerait
à l’avenir le continent européen 9.
Face aux ambiguïtés de la politique d’accommodation, le développe-
ment de la résistance civile connut une longue et difficile maturation.

8. Lammert Huizing, Zij konden niet anders..., op. cit., p. 10-14.


9. Horst Lademacher, Geschichte der Niederlande. Politik, Verfassung,
Wirtschaft, Darmsatdt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1983, p. 379-440 ;
Christophe de Voogd, Histoire des Pays-Bas, Paris, Hatier, 1992, p. 216-220.
461
Nieuwlande, pays sauveteur (1941/1942-1945)

Mais l’exemple de Nieuwlande prouve qu’il y eut dès le mois de mai


1940 des précurseurs du refus de l’accommodation avec l’occupant, qui
devinrent ensuite naturellement les cadres du mouvement de la résis-
tance civile. Dès l’arrivée des Allemands, Johannes Post tenta d’inciter
quelques paysans à rejoindre l’armée néerlandaise afin de poursuivre
la lutte, mais il se heurta alors à l’opposition du pasteur qui enjoignit
à la population de se soumettre aux nouvelles autorités. Johannes Post
était un petit notable local : ce paysan calviniste orthodoxe, membre du
parti antirévolutionnaire de Colijn, était depuis 1935 adjoint au maire
d’Oosterhesselen 10. Père de famille nombreuse, respecté pour sa parfaite
moralité comme pour sa réussite professionnelle, bon orateur et bon
organisateur, il bénéficiait de l’estime générale de ses concitoyens, mais
celle-là ne suffit pas à convaincre ceux-ci de le suivre immédiatement
sur la voie de la résistance. Les premiers temps de l’occupation, tout en
laissant la population humiliée par la brutalité de l’agression du Reich
dont elle se sentait jusqu’alors proche par la langue et la culture, n’eurent
pas immédiatement d’effets négatifs sur la vie quotidienne. Par ordre du
Führer, les prisonniers de guerre néerlandais qui avaient été internés
en Allemagne furent rapidement relâchés. Bien plus, la conjoncture
économique se présentait désormais sous un aspect plus favorable 11.
Les conditions matérielles d’une certaine forme d’accommodation avec
l’occupant se trouvaient réunies.
Au mois de mai 1941, Johannes Post recueillit dans sa ferme Arnold
Douwes, présenté comme le premier onderduiker de Nieuwlande. Fils
d’un pasteur calviniste, architecte paysagiste de formation, Arnold Douwes
avait émigré aux États-Unis avant-guerre, où il avait participé à la lutte
contre les discriminations raciales. Revenu dans son pays, il fit, comme
Johannes Post, le choix de la résistance au nazisme au jour même de
la capitulation néerlandaise, choix qui le condamna rapidement à la
clandestinité 12. Frits Slomp, pasteur à Heemse dans la province voisine
de l’Overijessel, qui avait été en poste à Nieuwlande de 1927 à 1930,

10. Article « Johannes Post », dans The Encyclopedia of the Righteous among
the Nations. Rescuers of Jews during the Holocaust. The Netherlands, volume 2,
Jérusalem, Yad Vashem, 2004, p. 607-608 ; Lammert Huizing, Zij konden niet
anders..., op. cit., p. 14 et 47.
11. Jo Schonewille, J. Engels et J. van der Sleen, Nieuwlande 1940-1945...,
op. cit., p. 35-36 ; Christophe de Voogd, Histoire des Pays-Bas, op. cit.,
p. 206-207.
12. Article « Arnold Douwes », dans The Encyclopedia of the Righteous...,
op. cit., volume 1, p. 223-224.
462
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

appartint également au groupe des précurseurs de la résistance civile,


parcourant le pays à la recherche de cachettes pour les premiers
clandestins 13.
À mi-chemin entre les petites villes de Hoogeveen et de Coevorden,
Nieuwlande est situé au Sud de la Drenthe. Cette province du Nord-
Est du royaume des Pays-Bas était la moins densément peuplée, avec
83 habitants au km2 dans les années 1930, également moins urbanisée
et moins puissamment industrialisée que le reste du pays, avec des sols
sablonneux et marécageux également moins riches. Nieuwlande, qui
signifie littéralement « nouvelle terre », était un village de pionniers,
fondé dans la dernière décennie du XIXe siècle, qui ne constituait pas
une entité administrative spécifique mais qui avait été édifié sur des terri-
toires qui dépendaient de cinq communes : Oosterhesselen, Hoogeveen,
Coevorden, Gramsbergen et Dalen. Village pionnier au plan en damier,
Nieuwlande présentait l’aspect d’un village-rue qui s’étirait sur 2,7 kilo-
mètres de longueur autour de la seule route pavée, le Nieuwlandse
Straatweg prolongé par le Dwarsgat, doublé d’un canal, que recoupaient
orthogonalement des chemins sablonneux et des canaux. Les fermes iso-
lées étaient souvent construites en retrait des voies de communication
et de simples planches tenaient souvent lieu de ponts pour traverser les
canaux 14. L’habitat dispersé, aux nombreux quartiers plus isolés que
véritablement reliés par des passerelles et des chemins étroits, offrait
ainsi des conditions favorables à des clandestins à la recherche de
cachettes isolées. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’agriculture
était devenue la principale activité de Nieuwlande, avec une prédomi-
nance de la culture sur l’élevage. La terre fournissait du blé, des pommes
de terre, des légumes, des betteraves à sucre et du colza, l’élevage de la
viande, du lait et des œufs 15.
Nieuwlande comptait environ 800 habitants, essentiellement des pay-
sans, des ouvriers et des petits commerçants. La mixité confessionnelle
et politique, à travers la coexistence de catholiques, de protestants et
de quelques libres penseurs, s’accompagnait d’une prépondérance du
« pilier » protestant qui était en fait un « pilier » double : car aux côtés des

13. Lammert Huizing, Zij konden niet anders..., op. cit., p. 36.
14. Jo Schonewille, J. Engels et J. van der Sleen, Nieuwlande 1940-1945...,
op. cit., p. 14-16 ; Yad Vashem, Dossier 1148/1, Témoignage de Max Nico
Léons, p. 18.
15. Lammert Huizing, Zij konden niet anders..., op. cit., p. 8 ; Jo Schonewille,
J. Engels et J. van der Sleen, Nieuwlande 1940-1945..., op. cit., p. 14-15 et
108-110.
463
Nieuwlande, pays sauveteur (1941/1942-1945)

fidèles de l’Église réformée « modérée », la Hervormde Kerk liée aux auto-


rités séculières, il y avait les Réformés orthodoxes de la Gereformeerde
Kerk fondée en 1885 par Abraham Kuyper qui, incités par leur foi à
venir en aide aux personnes persécutées, jouèrent le rôle de catalyseurs
dans l’organisation de l’hébergement des onderduikers. Les calvinistes
orthodoxes, héritiers du Réveil d’inspiration antilibérale du XIXe siècle,
clientèle électorale du parti antirévolutionnaire de Kuyper et de Colijn,
ne représentaient que 8 % de la population totale des Pays-Bas, et même
s’ils étaient relativement plus nombreux dans les provinces du Nord-Est,
ils y demeuraient minoritaires 16. Or la reconnaissance de la diversité à
travers l’institutionnalisation du système politique et social du verzuiling
(« cloisonnement ») 17 favorisait en fait, dans la vie quotidienne, le cloison-
nement des différents groupes sociaux. Le verzuiling légitimait les parti-
cularismes de la société néerlandaise et tendait à enfermer les Néerlandais
dans leurs traditions et leurs différences. Mais il soumettait aussi, à l’inté-
rieur de chaque « pilier », les individus à un très fort contrôle social du
groupe tout en favorisant également une connivence entre les élites des
différents zuilen (piliers) 18, facteurs qui furent essentiels dans la réussite
du sauvetage collectif des clandestins. De surcroît, la tendance naturelle
à la cohésion sociale collective favorisée par le système du verzuiling se
trouvait confortée, dans le cas de Nieuwlande, par le sens de la solidarité
très affirmé dans des populations ouvrières et paysannes rapprochées par
l’expérience commune de la dureté des conditions d’existence propre aux
régions de pionniers 19. La conjonction favorable de différents facteurs
à la fois démographiques, géographiques, topographiques, économiques,
sociaux, politiques et religieux explique donc le succès du développe-
ment de la résistance civile à Nieuwlande.

16. Bob Moore, Victims and Survivors..., op. cit., p. 165.


17. Voir à ce propos Horst Lademacher, Geschichte der Niederlande..., op. cit.,
p. 338-342 et Christophe de Voogd, Histoire des Pays-Bas, op. cit., p. 201-
205. Le terme de verzuiling est en fait littéralement intraduisible en français. Il
désigne le système politique et social compartimenté qui régenta la vie nationale
néerlandaise dans la première moitié du XXe siècle et qui prit appui sur trois
ou quatre « piliers » (catholique, protestant, libéral, socialiste). L’enseignement,
les organisations syndicales et politiques, les hôpitaux et les médias étaient
« compartimentés » et la vie quotidienne portait la marque de ce « cloisonne-
ment ». Cette organisation sociale qui favorisait les particularismes irréductibles
de la société néerlandaise s’inspirait étroitement de la théorie de « la souverai-
neté dans son propre cercle » défendue au XIXe siècle par le fondateur du parti
antirévolutionnaire, Abraham Kuyper (1837-1920).
18. Christophe de Voogd, Histoire des Pays-Bas, op. cit., p. 204.
19. Lammert Huizing, Zij konden niet anders..., op. cit., p. 9.
464
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Les premiers clandestins accueillis à Nieuwlande à partir de l’année


1941 furent d’abord des réfractaires au travail forcé dans le Grand Reich
que l’occupant avait voulu imposer aux chômeurs néerlandais dès le
mois d’octobre 1940. Une mesure similaire d’internement dans des camps
de travail sur le sol des Pays-Bas fut édictée à l’encontre des chômeurs
juifs au mois de janvier 1942. Le camp de Westerbork, à l’intérieur
duquel tous les juifs ne possédant pas la nationalité néerlandaise durent
être internés au début de l’année 1942, se trouvait d’ailleurs situé non
loin de Nieuwlande sur le territoire de la province de la Drenthe 20. Pré-
curseur de l’organisation de l’aide aux clandestins, Johannes Post ne
manifesta pourtant pas à l’origine d’intérêt particulier pour le sort des
juifs : d’une part, il n’y avait pas de juifs à Nieuwlande et, d’autre part,
le calviniste n’était pas indifférent à l’influence d’un certain antijudaïsme
chrétien qui nourrissait en lui des sentiments assez ambivalents à l’égard
des juifs. Mais son jugement évolua complètement à l’été 1942, sous
l’influence d’Arnold Douwes et de l’un des premiers clandestins juifs, le
Dr Cohen, qui lui présentèrent un certain nombre de faits relatifs à la
persécution des juifs 21. À partir de ce moment, Johannnes Post s’impli-
qua personnellement, avec le soutien de sa famille, dans l’organisation
du sauvetage de juifs persécutés. Il invita également l’ancien pasteur
Frits Slomp à prendre la parole à Nieuwlande devant une assemblée de
quelque 150 fidèles, dont un grand nombre de jeunes. Dans ses prêches,
Frits Slomp encourageait les fidèles à accueillir des juifs et n’hésitait
pas à dénoncer la montée de l’antisémitisme au sein même de l’Église
réformée 22. Ces prêches enflammés gagnèrent certainement une partie
de l’opinion aux thèmes de la résistance civile. Les premiers clandestins
juifs, encore peu nombreux, qui fuyaient les camps de travail ou les
ghettos des grandes villes de l’Ouest du pays, arrivèrent à Nieuwlande
dans le courant du second semestre de 1942, alors que le processus des
déportations se trouvait enclenché. Mais la résistance civile naissante,
limitée à des initiatives privées et familiales encore très ponctuelles, ne
pouvait donc pas constituer une réponse appropriée à la tragédie dont
le camp de Westerbork, centre de transit des déportations au départ des
Pays-Bas vers les centres de mise à mort d’Auschwitz puis, à partir du
mois de mars 1943, de Sobibor, était devenu le pivot.

20. Bob Moore, Victims and Survivors..., op. cit., p. 85-88.


21. « Johannes Post », art. cité, p. 607.
22. Lammert Huizing, Zij konden niet anders..., op. cit., p. 36-37.
465
Nieuwlande, pays sauveteur (1941/1942-1945)

Le sauvetage des clandestins


(avril/mai 1943-avril 1945)
Au printemps 1943, le Führer revint sur la décision de libérer les pri-
sonniers de guerre néerlandais prise après la victoire du mois de mai 1940.
Le général Christiansen, commandant en chef des troupes d’occupation,
ordonna donc le 29 avril 1943 d’interner à nouveau dans le Grand Reich
les anciens prisonniers de guerre 23. Or cette proclamation suscita immé-
diatement, à la grande surprise des Allemands, une flambée de grèves
dont l’épicentre se situa dans l’Est de la province d’Overijessel autour
des pôles industriels d’Hengelo et de Twente, mais qui se propagèrent
rapidement dans les campagnes néerlandaises, en particulier dans le
Nord-Est du pays, le 30 avril et le 1er mai 1943. La population de Nieuw-
lande rejoignit activement le mouvement, contre l’avis de Johannes Post
qui condamna même la poursuite d’une grève qui risquait de se terminer
par un bain de sang 24. Le commissaire général à la sécurité, le Höhere
SS und Polizeiführer (HSSPF) Hermann Rauter proclama alors l’état de
siège et entreprit de briser la grève par la terreur, avec le recours aux
arrestations, aux prises d’otages et aux exécutions sommaires, exigeant
aussi des étudiants une déclaration de loyauté 25. Dès le 3 mai, le travail
reprit dans la plupart des régions urbaines, mais la grève se prolongea
tout de même encore quelques jours en Frise et dans le Brabant. Dans les
régions rurales, les grèves du printemps 1943 acquirent une importance
considérable, comparable à la grève du mois de février 1941, qui avait
été animée en partie par des militants communistes et socialistes dans
les grandes agglomérations urbaines de Hollande. Elles traduisaient en
fait les indignations et les frustrations accumulées par les populations
rurales, catholiques et protestantes, contre le régime d’occupation et les
lourdeurs des réquisitions agricoles imposées. Le sursaut patriotique
marqua en définitive le point de départ du basculement de l’opinion à
l’égard des occupants : ceux-ci avaient montré leur vrai visage et la
politique d’accommodation n’apparaissait désormais plus acceptable
aux patriotes 26.

23. Louis de Jong, « Anti-nazi Resistance in the Netherlands », dans European


Resistance Movements 1939-1945, Oxford, Pergamon Press Ltd., 1960, p. 140-
141 ; Werner Warmbrunn, The Dutch under German Occupation 1940-1945,
Oxford, Oxford University Press, 1963, p. 113-118.
24. Lammert Huizing, Zij konden niet anders..., op. cit., p. 39.
25. Christophe de Voogd, Histoire des Pays-Bas, op. cit., p. 39.
26. Werner Warmbrunn, The Dutch under German Occupation 1940-1945,
op. cit., p. 117-118.
466
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Le retournement de l’opinion rendit donc possible l’augmentation du


nombre des clandestins. À partir du printemps 1943, des catégories de
populations très diversifiées affluèrent à Nieuwlande, en relation avec
le développement des politiques de répression et de persécution de
l’occupant : les juifs, enfants et adultes, dispersés dans les campagnes
pour échapper aux rafles à l’intérieur des ghettos, ne constituèrent qu’une
catégorie de clandestins parmi d’autres, aux côtés de réfractaires au
travail forcé dans le Grand Reich, d’étudiants, de policiers, de cheminots
ou encore d’ouvriers et de prisonniers de guerre soviétiques, français et
belges évadés d’Allemagne 27. L’accroissement considérable du flux des
réfugiés nécessita en particulier l’abandon des initiatives privées qui
avaient jusqu’alors prévalu au profit de la structuration d’un véritable
réseau de sauvetage, encadré par les précurseurs de la résistance civile.
Pour tous, Johannes Post demeura le « grand patron » dont la légitimité
et le poids moral furent une garantie du succès de l’accueil des onderdui-
kers : face à son implication personnelle dans le sauvetage des dissidents
et des persécutés, les sympathisants des autorités d’occupation se trou-
vaient contraints de garder le silence, sous peine de se retrouver exclus
de la vie sociale du village et de se voir en particulier refuser l’accès
au culte. Mais après son arrestation et son incarcération provisoire à
Apeldoorn, le 16 juillet 1943, Johannes Post dut à son tour plonger dans
la clandestinité. Il privilégia désormais la résistance militante et armée
dans le cadre du Knokploegen (groupe d’action) dont il devint le respon-
sable pour les provinces de la Drenthe, de Groningue et de la Frise au
début du mois de mars 1944 28. Après l’arrestation puis le départ définitif
de Nieuwlande de Johannes Post, à la fin du mois d’octobre 1943, la
direction locale du groupe d’action (KP) échut successivement à Hemke
van der Zwaag puis à l’instituteur Seine Otten, mais la responsabilité de
l’organisation du sauvetage des onderduikers revint à Arnold Douwes,
que les clandestins considéraient comme leur « père ». Arnold Douwes
fut assisté par un jeune juif de Rotterdam réfugié à Nieuwlande au prin-
temps 1943, Max Léons, alors connu par son deuxième prénom Nico.
La mise en place d’un réseau de sauvetage impliqua une division et
une spécialisation des tâches témoignant d’une véritable professionnali-
sation de la résistance civile. Aux côtés des responsables locaux, à qui
revenait en priorité la tâche de rechercher de nouvelles cachettes pour

27. Jo Schonewille, J. Engels et J. van der Sleen, Nieuwlande 1940-1945...,


op. cit., p. 79-80.
28. « Johannes Post », art. cité, p. 608.
467
Nieuwlande, pays sauveteur (1941/1942-1945)

les clandestins et de convaincre les habitants d’accepter d’héberger des


onderduikers, les courriers, très souvent des femmes comme Thea van
Zuylen, morte en déportation, Betsy Trompetter, Hennie Winkel ou
Frederika van der Zwaag, jouèrent un rôle essentiel. Dans la clandes-
tinité, il convenait effectivement de maintenir des contacts entre les
responsables. Mais il fallait également accompagner les enfants lors des
voyages en train au départ des villes de l’Ouest du pays vers la Drenthe,
tâche qui pouvait incomber aussi aux membres des réseaux de sauvetage
urbains, prendre en charge les clandestins à leur arrivée, généralement
par le train à la gare d’Hoogeveen, pour les conduire en bicyclette chez
les particuliers qui acceptaient de les accueillir, assurer aussi la distribu-
tion des lettres entre les membres de familles trop souvent dispersées
ainsi que la remise des cartes d’alimentation, des faux papiers ou de
l’argent pour l’hébergement, voire dans certains cas transporter des
armes pour le groupe d’action 29. Si une distinction très claire s’établit
immédiatement entre l’organisation du sauvetage des clandestins et le
développement de la résistance armée, les relations entre le réseau de
sauvetage et le groupe d’action de Nieuwlande furent cependant rapide-
ment placées sous le signe de la collaboration et de la complémentarité :
à partir du mois de juin 1943, les attaques des bureaux d’enregistrement
de la population et de distribution des rations alimentaires par le KP, sous
le commandement de Hemke van der Zwaag 30, fournirent les matériaux
nécessaires à la confection des faux papiers et des cartes d’alimentation,
indispensables à la survie des clandestins. Deux traits caractéristiques
se dégagent donc dans la structure du réseau de sauvetage dirigé par
Arnold Douwes : les femmes jouèrent un rôle essentiel dans le mouve-
ment de la résistance civile, et des onderduikers juifs furent intégrés à
des postes de responsabilité dans l’organisation.
En dehors de la prise en charge des clandestins, le service des faux
papiers acquit une importance considérable dans l’organisation du réseau
pour permettre aux clandestins juifs de survivre sous la protection d’une
fausse identité. Deux jeunes typographes juifs, Ish Davids et Lou Gans,
vivant eux-mêmes sous les identités d’emprunt de Peter et d’Herman, se
chargèrent de falsifier des cartes d’identité dérobées ou complaisamment
abandonnées par des autochtones, qui prétendirent ensuite avoir perdu

29. Lammert Huizing, Zij konden niet anders..., op. cit., p. 23 ; Yad Vashem,
Dossier 1148/1, Témoignage de Max Nico Léons, p. 14.
30. Article « Hemke and Frederika van der Zwaag », dans The Encyclopedia of
the Righteous..., op. cit., volume 2, p. 865-866.
468
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

leurs papiers d’identité. Après avoir fait l’acquisition d’une machine à


écrire et d’une machine à renéotyper, Peter et Herman éditèrent égale-
ment un petit bulletin satirique et hostile à l’occupant De Duikelaar 31,
et Herman confectionna lui-même des cartes postales vendues au béné-
fice de la résistance. Au printemps 1944, ils durent se réfugier avec leur
matériel dans une cachette creusée, à l’insu du pasteur, sous le temple
de la Gereformeerde Kerk, où ils survécurent pendant plusieurs mois,
avant que la cache ne soit finalement découverte par un détachement
de SS néerlandais en décembre 1944 32.
Mais le réseau local de sauvetage prit également appui sur la création
d’organisations nationales qui donnèrent une impulsion décisive au
développement de la résistance néerlandaise. Arnold Douwes était en
relation avec le groupe Trouw, un réseau de résistants calvinistes qui se
structura autour d’un journal clandestin distribué à partir du mois de
janvier 1943 et qui se spécialisa plus particulièrement dans le sauvetage
d’enfants juifs 33. Le pasteur Frits Slomp fut à l’origine de la création,
à la fin de l’année 1942, de la Landelijke Organisatie voor Hulp aan
Onderduikers (LO) 34, doublée ensuite d’une organisation nationale des
groupes d’action, la Landelijke Knockploegen (LKP) dans le cadre de
laquelle Johannes Post fut amené à exercer des responsabilités natio-
nales à partir du mois de mars 1944, jusqu’à son exécution par les
Allemands le 16 juillet 1944. LO ne devint une force majeure qu’à partir
de l’automne 1943. Elle fut alors en mesure, à l’échelle nationale,
d’apporter une aide à quelque 300 000 clandestins parmi lesquels une
petite minorité de juifs 35. L’organisation de la résistance civile à l’échelle
nationale permit également d’assurer le financement de l’aide au sauve-
tage des clandestins. Les réseaux avaient effectivement besoin d’argent
pour acheter de faux papiers ou pour aider, le cas échéant, les familles

31. Terme satirique forgé à partir du substantif onderduiker.


32. Article « Jan van den Bos », dans The Encyclopedia of the Righteous...,
op. cit., volume 1, p. 143-144 ; Beit Lohamei Haghetaot, Dossier 1266, Guide to
temporary exhibition « Nieuwlande 1940-1945 » ; Yad Vashem, Dossier 1148/1,
Témoignage de Lou Gans et témoignage de Max Nico Léons, p. 17.
33. The Encyclopedia of the Righteous..., op. cit., volume 1, p. XLV ; Yad
Vashem, Dossier 1148/2, Aérogramme de R. Norden du 14 novembre 1985.
34. L’organisation nationale d’aide aux clandestins.
35. Bob Moore, Victims and Survivors..., op. cit., p. 171-172. L’investissement
des précurseurs de la résistance civile à Nieuwlande dans la création des organi-
sations de résistance nationales pendant la seconde partie de la guerre et
l’exécution de Johannes Post, célébré après la guerre comme un héros et un
martyr de la résistance nationale, ont certainement contribué, dans les années
1980, au choix de Nieuwlande par Yad Vashem comme symbole de la résistance
civile néerlandaise.
469
Nieuwlande, pays sauveteur (1941/1942-1945)

d’accueil nécessiteuses qui hébergeaient des clandestins. Dans un pre-


mier temps, ces frais furent souvent laissés à la charge des victimes,
parfois exposées à de véritables exactions. Mais à partir de la fin de
l’année 1943, la création d’un Fonds national d’assistance, financé par le
gouvernement néerlandais en exil à Londres, permit d’affecter désormais
à l’entretien de chaque clandestin une somme mensuelle de 75 florins,
portée à 100 florins dans le courant de l’année 1944 36.
Avec l’afflux des clandestins, le territoire couvert par le réseau, le
« terrain de chasse » des sauveteurs selon Max Léons, excéda largement
le seul village de Nieuwlande. Dans un rayon d’une dizaine de kilo-
mètres autour de Nieuwlande, des clandestins furent installés dans les
localités d’Elim, de Nieuw Zwinderen, de Nieuw Krim, de Nieweroord, de
Hollandscheveld/Moskou, de Noordseschut, de Hoogeveen et de Dalen, et
dans un rayon de 10 à 20 kilomètres dans les localités de Zuidwolde,
de Pesse, de Dedensvaart ou encore de Nieuw Amsterdam. Plus loin, des
clandestins furent placés à Dorkwerd, à 45 kilomètres de Nieuwlande.
Toutes ces localités, situées dans la province de la Drenthe, restaient
accessibles en bicyclette à partir de Nieuwlande. Mais par le train, des
placements furent également effectués à Wageningen et à De Steeg dans
la province de la Gueldre, à plus d’une centaine de kilomètres de Nieuw-
lande 37. L’expression de village sauveteur apparaît donc inadaptée à la
mesure de l’extension géographique d’un phénomène qui prit en fait
appui sur un petit pays, d’une superficie inférieure à un millier de km2
dans le Sud de la Drenthe 38. Le pays sauveteur s’organisait autour d’un
centre, le village de Nieuwlande, à l’intérieur duquel résidaient les princi-
paux responsables et où se trouvaient localisés les infrastructures et les
moyens d’action du réseau, vers lequel étaient également dirigés les
onderduikers à leur arrivée et à partir duquel ces derniers étaient ensuite
redistribués entre les différentes zones d’hébergement qui dépendaient
du centre. Les témoignages d’Arnold Douwes et de Max Léons montrent

36. The Encyclopedia of the Righteous..., op. cit., volume 1, p. XXVI. Sous
l’occupation allemande, le florin s’échangeait contre 1,32 reichsmark (RM), et
le RM du début des années 1940 équivaut à peu près à 10 de nos actuels euros.
37. Yad Vashem, Dossier 1148/1, Témoignage de Max Nico Léons, p. 15.
38. Le réseau d’Arnold Douwes assura à l’intérieur de cette aire géographique
le sauvetage de 120 à 200 enfants et adultes juifs selon l’estimation fournie
par Yad Vashem, mais il ne semble pas avoir constitué la seule organisation
de sauvetage active à l’intérieur de cette zone : R. Norden, réfugié à Nieuwlande
puis à Nieuw Amsterdam, souligne en effet que la résistance ne se limita pas
au seul mouvement calviniste Trouw, mais qu’un sauveteur de ses amis appar-
tenait à une organisation « plus socialiste ». Yad Vashem, Dossier 1148/2,
Aérogramme de R. Norden du 14 novembre 1985.
470
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

qu’en dehors de quelques familles calvinistes orthodoxes toujours dis-


posées à héberger des clandestins, la recherche permanente de nouvelles
adresses de sauveteurs constitua un travail particulièrement ingrat et
harassant, surtout lorsqu’il s’agissait de cacher des juifs 39. Selon Max
Léons, les responsables du réseau tentaient d’approcher des « familles de
patriotes » connues pour « leurs sentiments anti-Allemands ». Après une
brève entrée en matière, ils formulaient leur requête, assortie de garanties
explicites concernant l’attribution de cartes d’alimentation et, si besoin,
d’argent. Très généralement, les sauveteurs pressentis élevaient alors des
récriminations concernant le manque de place, le problème des enfants,
les dangers du voisinage et les risques de dénonciation. Il fallait alors
s’engager dans de longues et délicates tractations pour arracher une
acceptation qui demeurait toujours provisoire quant au nombre des per-
sonnes accueillies et la durée de l’hébergement. Arnold Douwes adopta
en fait une méthode de confrontation directe, qui consistait à imposer
à ses interlocuteurs des charges plus lourdes que celles qui leur avaient
été arrachées 40, méthode qui lui valut de très vives critiques. Les pla-
cements ainsi opérés étaient parfois plus contraints que véritablement
acceptés par les habitants. De surcroît, la pression grandissante de la
politique de répression de l’occupant, sensible à partir de la fin du prin-
temps 1943, accrut la précarité des situations et activa la circulation des
clandestins à l’intérieur du pays sauveteur dans une recherche perma-
nente de nouvelles cachettes. Ainsi Lou Gans, arrivé à Nieuwlande à
l’automne 1943, dut changer six fois de domicile avant de retourner
à Amsterdam pendant l’hiver 1944-1945, compte non tenu de deux
périodes où il dut se cacher dans les forêts aux alentours du village et
du travail dans l’abri sous le temple 41. David Kool, arrivé pour sa part
au mois de juillet 1943, fut hébergé successivement par quatre familles
à Nieuwlande et à Nieuw Krim avant d’être arrêté et interné au camp
de Westerbork 42.
Que les opérations de sauvetage aient été spontanées ou contraintes,
elles manifestèrent cependant la réalité d’un mouvement de résistance
populaire. Dans la liste des Justes honorés par Yad Vashem et dont les

39. Rijinstituut voor Oorlogsdokumentatie, Journal d’Arnold Douwes, p. 105-


108 (25-28 février 1944) ; Yad Vashem, Dossier 1148/1, Témoignage de Max
Nico Léons, p. 16-17.
40. Rijinstituut voor Oorlogsdokumentatie, Journal d’Arnold Douwes, entrée
du 26 février 1944.
41. Yad Vashem, Dossier 1148/1, Témoignage de Lou Gans.
42. Yad Vashem, Dossier 1148/2, Lettre de David Kool du 12 mai 1985.
471
Nieuwlande, pays sauveteur (1941/1942-1945)

professions se trouvent précisées dans le volume de The Encyclopedia


of the Righteous among the Nations consacré aux Pays-Bas, on dénombre
ainsi dix paysans, deux artisans, un jardinier, quatre enseignants, un
militaire et trois membres des professions médicales ou libérales. La
présence d’un pasteur et de deux bedeaux témoigne aussi de l’engage-
ment d’ecclésiastiques, engagement qui se déroula à titre personnel sans
impliquer les Églises en qualité d’institutions, qui demeurèrent à ce titre
très prudentes dans leurs relations avec l’occupant à Nieuwlande. Arnold
Douwes ne voulut jamais refuser son aide à aucune victime des persé-
cutions, quelles qu’en soient les conséquences. Les familles calvinistes
orthodoxes qui accueillirent spontanément les clandestins juifs manifes-
taient aussi un sens du devoir et une volonté de sauver les vies humaines
qui l’emportèrent finalement sur le consentement à l’événement comme
expression de la volonté divine auquel pouvait parfois conduire la notion
de prédestination. Ces familles pouvaient également identifier les juifs
persécutés avec l’Israël de l’Ancien Testament, commune référence aux
deux religions 43. Mais nombre de familles qui hébergèrent des juifs
agirent moins spontanément que sous la pression d’une forte contrainte
morale et psychologique. Leurs motivations ne se restreignirent donc
pas à des considérations religieuses ou morales élevées. Le pasteur Frits
Slomp fit ainsi valoir que le sauvetage des clandestins offrait l’opportu-
nité de convertir les juifs, même s’il apparaît en fait que le nombre des
onderduikers juifs convertis à la Gereformeerde Kerk demeura très limité 44.
Certaines familles d’accueil avaient en fait grandement besoin de l’aide
matérielle et financière fournie par la Résistance, sans laquelle elles
n’auraient pas pu héberger des clandestins. Mais l’hébergement des clan-
destins procurait aussi aux familles d’indéniables avantages matériels,
sous la forme de suppléments de main-d’œuvre pour les travaux des
champs ou même d’avantages pécuniaires. Comme le souligne Bob Moore,
les motivations de l’aide aux onderduikers constituèrent un panel très
diversifié, de l’altruisme le plus pur à la recherche la plus effrontée de
l’intérêt personnel. Les provinces du Nord-Est, dont le rôle fut primordial
dans le sauvetage des juifs, ne furent pas immunisées contre les excès,
même si ceux-ci demeurèrent moins répandus que dans le reste du
pays 45. Et l’altruisme bénéficia avant tout aux enfants, perçus comme
d’innocentes victimes.

43. The Encyclopedia of the Righteous..., op. cit., volume 1, p. XXV.


44. Bob Moore, Victims and Survivors..., op. cit., p. 166.
45. Ibid., p. 167 et 178.
472
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

En définitive, le rapprochement tout à fait accidentel entre les sauve-


teurs et les clandestins juifs constitua une véritable collision entre deux
mondes qui différaient profondément par les modes de vie, les mentalités
ou les convictions politiques et religieuses. Immergés par la force des
choses chez des hôtes dont ils ignoraient tout, séparés souvent de leurs
parents ou de leurs enfants, parfois condamnés à une stricte réclusion,
les onderduikers juifs durent affronter des conditions matérielles et
psychologiques de survie très difficiles. Seules les personnes âgées dis-
posaient généralement d’une pièce particulière dans les logements, les
jeunes adultes devaient au contraire souvent passer la nuit dans des abris
de fortune à l’extérieur des habitations, ou dans des caches creusées dans
les sols sablonneux sous les planchers des maisons. Les conditions de
survie oppressantes dans l’ignorance du sort des proches et la menace
toujours présente des rafles ou des dénonciations du voisinage favori-
saient alors les crises personnelles et les dépressions 46.
La réticence persistante des populations locales tint aussi, bien sûr, aux
risques liés à la répression du mouvement de la résistance civile. À l’inté-
rieur de la province de la Drenthe, qui était frontalière du Grand Reich,
l’occupant et les collaborateurs néerlandais demeurèrent en position de
force, jusqu’à la Libération qui n’intervint, très tardivement, qu’au mois
d’avril 1945. À Nieuwlande, les rafles commencèrent dans le courant du
mois de juin 1943, de manière concomitante à l’afflux des clandestins,
avec l’intervention d’une milice néerlandaise pronazie, le NSKK. Au mois
d’août 1943, le village fut occupé par une cinquantaine de policiers alle-
mands 47. À partir du printemps 1944, les rafles contre les clandestins
et les sauveteurs devinrent encore plus fréquentes et un nombre croissant
de sauveteurs durent eux-mêmes s’immerger dans la clandestinité. Et de
fait, à la fin de l’été 1944, le mouvement de la résistance à Nieuwlande
était largement désorganisé par l’ampleur de la répression. Mais le plus
dur restait encore à venir. Au début du mois de septembre 1944, les
Néerlandais crurent en une libération rapide, mais l’échec de Market
Garden, la grande opération aéroportée lancée par les Alliés, laissa à la
Wehrmacht le contrôle des territoires néerlandais au Nord et à l’Est du
delta des fleuves. Pour assurer le maintien de l’ordre et la recherche
des clandestins à l’arrière tout en renforçant leurs troupes sur le front,
les autorités allemandes armèrent alors les membres du parti national-
socialiste néerlandais, le NSB. Dans les environs de Nieuwlande, l’action

46. Yad Vashem, Dossier 1148/1, Témoignage de Max Nico Léons, p. 21.
47. Lammert Huizing, Zij konden niet anders..., op. cit., p. 41.
473
Nieuwlande, pays sauveteur (1941/1942-1945)

des miliciens du NSB se trouva renforcée par l’arrivée d’un détachement


de SS néerlandais casernés dans une école de Hollandscheveld. Il n’était
plus question désormais de politique d’accommodation, et la popula-
tion civile néerlandaise était désormais traitée comme une population
ennemie. Le 18 septembre 1944, le maire d’Oosterhesselen, proche de la
Résistance, fut abattu par les Allemands 48. Les biens immobiliers des
personnes suspectées d’héberger des clandestins ou de refuser le travail
forcé instauré au profit de l’occupant étaient saisis par les militants du
NSB. La population masculine valide fut mobilisée par l’organisation
Todt pour édifier une nouvelle ligne de défense. Partout régnaient la
terreur et l’arbitraire 49. Le 19 octobre 1944, Arnold Douwes fut arrêté
par la Gestapo et transféré au siège du Sicherheitsdienst (SD) à Assen,
la capitale provinciale de la Drenthe. Il échappa miraculeusement à la
peine capitale, le 11 décembre 1944, à la suite de l’intervention armée
d’un groupe d’action de la Résistance 50. À Nieuwlande, les SS contrai-
gnirent le pasteur Jan van den Boos et des paysans à creuser sous le
temple, à la recherche de caches d’armes. Le déchaînement de la répres-
sion contraignit alors un certain nombre d’onderduikers à s’éloigner du
village à la recherche de nouvelles cachettes dans les forêts environ-
nantes ou même à quitter parfois définitivement la région, où ils furent
remplacés, dans les dernières semaines de la guerre, par des réfugiés
catholiques en provenance du Limbourg ou par des populations urbaines
de l’Ouest, qui fuyaient la misère effroyable du dernier hiver de la guerre
dans les villes, l’hiver de la faim.

48. Lammert Huizing, Zij konden niet anders..., op. cit., p. 46.
49. Jo Schonewille, J. Engels et J. van der Sleen, Nieuwlande 1940-1945...,
op. cit., p. 120-122.
50. Article « Arnold Douwes », art. cité, p. 224.
Chapitre 28
SURVIVRE DANS LA CLANDESTINITÉ
LE « BUND » DANS L’ALLEMAGNE NAZIE
Mark ROSEMAN

n avril 1942, quand Marianne Strauss rencontra Artur Jacobs pour

E la première fois, elle ne lui prêta guère attention 1. Ce non-juif,


responsable du « Bund-Gemeinschaft für sozialistisches Leben »
(« L’Union-Communauté pour une vie socialiste », un groupe réformateur
assez peu connu), était venu dire adieu à David Krombach, un influent
représentant de la communauté juive d’Essen. La déportation de la
famille Krombach vers la Pologne était prévue pour le lendemain.
Marianne Strauss, 18 ans, passait alors ses dernières heures avec son
fiancé, Ernst Krombach, le fils de David. Les deux aînés s’enfermèrent
dans la pièce du fond. Marianne ne pouvait deviner que la visite de
Jacobs s’inscrivait dans un effort plus général du Bund pour rester en
contact avec la communauté juive et lui venir en aide où cela était
possible. Elle ignorait également que ce jour-là, les premiers membres
juifs du Bund étaient entrés dans la clandestinité et passeraient le reste

1. Je remercie infiniment la fondation Alexander-Humboldt d’avoir financé mes


recherches sur le Bund, et mon co-chercheur, Norbert Reichling, pour les résul-
tats de son analyse, qui occupent une place importante dans plusieurs passages
de cette contribution. J’ai limité les références autant que possible, mais Norbert
Reichling et moi achevons actuellement un ouvrage sur le Bund. Voir également
Mark Roseman, « Gerettete Geschichte. Der “Bund”. Gemeinschaft für Sozialis-
tisches Leben im Dritten Reich », Mittelweg 36, 15 (1), 2007, p. 100-121 ; Mark
Roseman, « Gespräche und Lektüren Zum Körper », BIOS, numéro spécial « Kri-
tische Erfahrungsgeschichte und grenzüberschreitende Zusammenarbeit. The
Networks of Oral History », 20, 2007, p. 75-81.
476
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

de la guerre dans l’illégalité. Mais au cours de l’année 1942, Marianne


aurait l’occasion de faire plus ample connaissance avec Artur. Chose
remarquable à une époque où il n’y avait pour ainsi dire aucun contact
entre juifs et non-juifs, des membres du Bund se rendaient régulièrement
dans les bureaux de la communauté juive où travaillait Marianne, aidant
comme ils le pouvaient les juifs d’Essen. En l’absence de son fiancé,
Marianne rechercha elle aussi le lien social et l’inspiration intellectuelle
qu’apportait le Bund. Un jour, Artur lui fit une proposition d’ordre plus
personnel : il lui promit que si sa propre famille était en danger, il l’aide-
rait. C’est ainsi que le 31 août 1943, lorsque la Gestapo vint arrêter les
Strauss pour les déporter à Theresienstadt, Marianne s’enfuit de chez elle
en courant. Elle attendit le soir pour rejoindre le membre du Bund qu’on
lui avait indiqué et vérifier si Artur tiendrait parole. Pendant les vingt
mois qui suivirent, elle passa de cachette en cachette, de famille en
famille, sous la protection du Bund 2.
Les histoires de sauvetage au cours de la Shoah ont longtemps suscité
davantage de compassion que de recherches historiques sérieuses. La lit-
térature universitaire consacrée à ce sujet a été dominée par les analyses
de la personnalité des sauveteurs et par la recherche des caractéristiques
morales, psychologiques ou affectives particulières susceptibles d’expli-
quer un engagement aussi actif 3. L’essentiel de ces travaux a été le fait
de psychologues et de théoriciens de l’éthique, qui espéraient aider les
sociétés contemporaines à identifier et à encourager l’altruisme et l’enga-
gement moral 4. Bien qu’importants, ces travaux ne sauraient satisfaire

2. Histoire de Marianne Ellenbogen née Strauss, dans Mark Roseman, The Past
in Hiding, Londres, Allen Lane, 2000.
3. Eva Fogelman, Conscience and Courage : The Rescuers of the Jews during
the Holocaust, New York (N. Y.), Anchor Books, 1994 [1re éd.] ; Eva Fogelman
et Valerie Lewis Wiener, The Few, the Brave, the Noble, Washington (D. C.),
Psychology Today, 1985 ; Ellen Land-Weber, To Safe a Life : Stories of Holo-
caust Rescue, Urbana (Ill.), University of Illilois Press, 2000 ; Kristen
R. Monroe, The Hand of Compassion : Portraits of Moral Choice during the
Holocaust, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 2004 ; Samuel P. Oliner
et Pearl M. Oliner, The Altruistic Personality : Rescuers of Jews in Nazi Europe,
New York (N. Y.), The Free Press, 1988 ; Nechama Tec, Dry Tears : The Story
of a Lost Childhood, Westport (Conn.), Wildcat Publishing Company, 1982 ;
Nechama Tec, Resilience and Courage. Women, Men, and the Holocaust, New
Haven (Conn.), Yale University Press, 2004.
4. Samuel P. Oliner et Kristen R. Monroe, par exemple, ont effectué leur travail
sur le sauvetage dans le sillage de projets de recherche plus généraux sur
l’altruisme. Cf. Kristen R. Monroe, The Heart of Altruism : Perceptions of a
Common Humanity, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1998 [1re éd.
poche].
477
Survivre dans la clandestinité

l’historien, car ils minimisent la place des structures, du contexte, du


climat idéologique et des circonstances matérielles qui ont servi de cadre
à ces actes de sauvetage.
Les récentes études historiques de Bob Moore en France et aux Pays-
Bas, ou de Gunnar S. Paulsson à Varsovie ont révélé que, dans bien
des cas, certaines structures de communication, l’existence de réseaux
informels ou semi-organisés et l’économie morale tacite de sous-groupes
plus vastes avaient joué un rôle aussi essentiel que les tendances psycho-
logiques d’individus héroïques 5. Nous essaierons de montrer ici, avec
l’exemple de Jacobs et du Bund, comment certains types de structures
de groupe et d’hypothèses idéologiques ont pu favoriser un climat
conduisant des individus parfaitement ordinaires à se hisser dans la
catégorie des sauveteurs.
Marianne Strauss ne fut pas la seule juive à qui le Bund assura un
abri. Lisa Jacob, membre du groupe de longue date, entra dans la clan-
destinité en avril 1942. L’épouse juive d’Artur, Dore Jacobs née Jacobs,
en fit autant plus tard. Une demi-douzaine d’autres juifs échappèrent à
une mort certaine grâce à des interventions analogues. L’exploit est loin
d’être négligeable sachant qu’il n’y eut qu’environ 3 000 survivants juifs
dans l’ensemble de l’Allemagne et qu’une bonne moitié de ceux-ci
vivaient dans l’anonymat urbain de Berlin. Il est particulièrement remar-
quable qu’un groupe politique organisé se soit chargé de cette tâche sans
se faire repérer par la Gestapo et n’ait pas davantage attiré l’attention
après-guerre. Par la suite, Marianne a cherché à faire reconnaître les
membres du Bund comme des Justes, mais sa requête est restée vaine.
Les archives révèlent que les responsables de Yad Vashem n’accordèrent
que peu de crédit à son histoire, car leurs contacts en Allemagne de
l’Ouest ne leur fournissaient pas assez d’informations confirmant son
récit. La présente contribution répond donc à un double objectif. Elle
cherche d’abord à appréhender l’œuvre du Bund, ses motivations, les
origines de son courage et de sa cohésion et sa capacité à passer ina-
perçu. Elle s’interroge ensuite sur le manque d’attention accordée à ce
groupe depuis la guerre. Non contente d’entraver notre compréhension
de l’expérience d’une organisation comme le Bund, l’insistance conven-
tionnelle sur les choix moraux de l’honnête homme a constitué un

5. Bob Moore, « The Rescue of Jews in Nazi-Occupied Belgium, France and the
Netherlands », Australian Journal of Politics and History, 50 (3), 2004 ; Gunnar
S. Paulsson, Secret City : The Hidden Jews of Warsaw, 1940-1945, New Haven
(Conn.), Yale University Press, 2002.
478
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

paysage mnémonique de l’après-guerre qui a empêché ce groupe d’être


reconnu à sa juste valeur. Pris entre les définitions de la résistance au
nazisme qui mettaient l’accent sur l’action militaire ou sur une action
politique ouvertement hostile au régime, et des interprétations non poli-
tiques du sauvetage faisant la part belle à l’individu, l’engagement du
Bund n’a pas trouvé le chemin de la reconnaissance.

Naissance du Bund (1924)

Le Bund a été fondé en 1924 à Essen par Artur Jacobs et certains de


ses anciens élèves de ses cours pour adultes. Né en 1880, cet ancien
professeur de lycée, emporté par la marée révolutionnaire à la fin de la
Première Guerre mondiale – ce qui lui valut d’être mis prématurément
à la retraite –, était un pédagogue et un mentor stimulant. Ancien élève
d’Hermann Cohen à Marburg, il était influencé par les néo-kantiens et
cherchait à rattacher les idées marxistes sur les contradictions sociales
aux notions kantiennes de lois éthiques objectives. Dore, l’épouse de
Jacobs, née en 1894 et issue d’une grande famille juive allemande parfai-
tement assimilée, était également une figure de proue de ce nouveau
groupe. Au cours des années 1920, elle entreprit de populariser son
approche personnelle de la Körperbildung (l’éducation physique) et
ouvrit une école de gymnastique en 1925. Plusieurs futurs membres du
Bund entrèrent dans l’orbite de cette organisation par l’intermédiaire des
cours de Dore 6. La plupart faisaient partie d’une génération postérieure
à celle de Jacobs, puisqu’ils étaient nés entre 1900 et 1914. Un grand
nombre d’entre eux étaient issus du mouvement de la jeunesse – dans
plusieurs cas, des groupes de gauche comme les Naturfreunde. Plusieurs
étaient d’origine ouvrière, certains ayant réussi à passer les diplômes
nécessaires pour devenir enseignants. S’y ajoutait un petit nombre de
bourgeois aux idées progressistes, dont de nombreuses femmes, ainsi que
plusieurs membres, hommes et femmes, de la classe moyenne juive. Le
Bund anticipait les mouvements féministes des années 1960 et 1970 en
affirmant que vie personnelle et vie politique sont indissociables. La noble
rhétorique détachée de la vie quotidienne n’était que du vent à ses yeux.

6. Mark Roseman, « Ein Mensch in Bewegung. Dore Jacobs, 1894-1978 », Esse-


ner Beiträge. Beiträge zur Geschichte von Stadt und Stift Essen, 114, 2002,
p. 73-109.
479
Survivre dans la clandestinité

« Celui qui met en pratique l’idée la plus modeste, déclarait Jacobs en


1929, est plus proche de la vérité que celui qui ne fait que rechercher
ou proclamer l’idée la plus sublime 7. » Les membres du Bund pouvaient
aussi bien discuter des relations conjugales ou des difficultés profession-
nelles de l’un d’eux que de l’évolution de l’économie mondiale. La « vie
socialiste » évoquée dans la dénomination même du Bund incarnait donc
un double programme : encourager l’avènement d’une société meilleure
et expérimenter de nouveaux modes de vie ou tenter une « réforme de
la vie », comme on disait du temps de Weimar. Le Bund n’aspirait pas
à constituer une communauté utopiste coupée du monde mais à former
« une communauté socialiste de vie et de lutte en région industrielle 8 ».
Comme d’autres mouvements associatifs et de jeunesse, le Bund
estompait ainsi les frontières conventionnelles entre activité publique et
privée, organisée et informelle. Il s’agissait d’un cercle d’amis plus que
d’une organisation formelle. C’était en même temps un groupe très soudé,
réunissant des gens qui passaient beaucoup de temps ensemble – qui
parfois même vivaient ensemble –, discutaient de tout et étaient unis
les uns aux autres par un serment solennel ou « engagement ». Des sorties
permettaient aux membres venus de plus loin de se lier au groupe et de
s’imprégner de son atmosphère. Les fiefs du Bund se trouvaient à Essen,
Wuppertal et Remscheid, mais il avait des satellites jusqu’à Brunswick,
Hambourg et Göttingen. À son apogée, le Bund comptait entre 100 et
200 adhérents auxquels s’ajoutait un nombre bien supérieur de partici-
pants occasionnels.
Au cours des années 1920, les membres du Bund achetèrent, construi-
sirent ou louèrent ce qu’on appelait les « maisons du Bund ». Le Blockhaus
d’Essen fut achevé en 1927. Il y eut ensuite une seconde maison à Essen,
dans le Dönhof, et une autre encore à Wuppertal. Certains membres du
Bund y vivaient en communauté. Pour compléter ces expériences de vie
collective, le Bund s’engagea dans une intense activité d’éducation. Dans
un autre domaine, Dore Jacobs proposait des cours d’éducation physique
et ce qu’on appelait des « danses de mouvement » (Bewegungschore, une
forme d’expression corporelle) qui interprétaient la vie communautaire

7. « Wer die bescheidenste Erkenntnis ins Leben umsetzt, ist der Wahrheit
näher, als wer die erhabenste nur erforscht und verkündet », dans Der Bund.
Orden für sozialistische Politik und Lebensgestaltung, Essen-Stadtwald, Verlag
des Bundes, 1929, p. 41.
8. Archives de l’école Dore-Jacobs (ADJS), « Der Bund. Eine sozialistische
Lebens – und Kampfgemeinschaft im Industriegebiet », brochure, s. l. s. d.
480
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

organique en pas semi-chorégraphiques. Enfin, le Bund consacrait beau-


coup de temps et d’énergie à l’organisation de manifestations publiques
– conférences, réunions culturelles, festivals – autant d’occasions d’invi-
ter de nouveaux participants à rejoindre le groupe.

De la « réforme de la vie » au sauvetage


L’accession des nazis au pouvoir en janvier 1933 entraîna la dispari-
tion de la plupart des cercles de gauche. Certains sous-estimèrent la force
du régime et se livrèrent à des actions de protestation téméraires. Beau-
coup furent torpillés par une infiltration nazie. D’autres retournèrent leur
veste par opportunisme ou, gagnés par la peur, préférèrent se dissoudre.
Globalement, le Bund ne s’engagea pas dans la résistance ouverte. Mais
ses différents groupes locaux continuèrent à se réunir régulièrement,
ce qui demandait déjà beaucoup de courage. Ils mirent au point des
méthodes élaborées pour éviter d’attirer l’attention : les membres arri-
vaient ainsi aux réunions un par un ou par couples, à intervalles éche-
lonnés. Ces rencontres étaient essentielles pour rompre le sentiment
d’isolement et trouver le juste équilibre entre sécurité personnelle et acti-
visme 9. Dans un certain nombre de cas, les membres du Bund pour qui
la Ruhr était devenue trop dangereuse dans les années 1930 allèrent
s’installer ailleurs et commencèrent à proposer des cours de Körperbewe-
gung, constituant ainsi de nouveaux réseaux loin de leur région d’origine.
En 1944 encore, le Bund n’organisa pas seulement des réunions locales
mais aussi un rassemblement national dans le Sauerland, auquel partici-
pèrent certains membres et au moins trois juifs cachés par le groupe 10.
Dans les premières années, les membres du Bund protégèrent des indi-
vidus recherchés pour raisons politiques et les aidèrent à quitter le pays.
Contrairement à de nombreux autres adversaires de gauche du nazisme,
le Bund prit rapidement conscience que l’antisémitisme était au cœur
du problème. Malgré les critiques que lui inspiraient certains aspects du
judaïsme allemand (le Bund était farouchement hostile à toute religion
organisée), il sut identifier les victimes de la persécution officielle 11.

9. ADJS, manuscrit inédit du Bund, « Zum Gedenken an Artur Jacobs », Essen.


10. Mark Roseman, « Underground Chronicles », The Past in Hiding, op. cit.
11. Lisa Jacob, par exemple, rejoignit la communauté juive en 1933 par solida-
rité. Hauptstaatsarchiv Düsseldorf (HStAD) NW 1005-G.34-1011 Lisa Jacob
[19 avril 1947].
481
Survivre dans la clandestinité

Après la nuit de Cristal, le Bund révéla sa vraie nature. Pour rendre visite
à une riche famille juive dans son appartement détruit, un de ses membres,
Tove Gerson, avait dû traverser une foule vociférante.
Lorsque les déportations commencèrent, le Bund prêta toute l’assis-
tance qu’il pouvait à ceux qui devaient partir pour Lublin, Minsk ou
Riga, les aidant à porter leurs bagages, leur offrant un soutien psycho-
logique et leur envoyant des colis dans les ghettos. En 1983, la WDR,
une station de radio allemande, a diffusé un extrait émouvant de la
correspondance qu’échangèrent Trude Brandt, déportée de Poznan en
Pologne en 1939, et Lisa Jacob qui, avec l’aide d’autres membres du
Bund, lui fit régulièrement parvenir des colis de nourriture et de vête-
ments 12. Par la suite, on ne put plus envoyer de colis qu’à Theresienstadt.
Comme Marianne Strauss le constata, le Bund s’adressa également aux
bureaux communautaires des différentes localités, fournissant des aliments
secs et d’autres articles qui n’étaient pas soumis au rationnement 13.
La plupart des membres juifs du Bund réussirent à quitter le pays
avant la guerre. Tove Gerson, qui avait épousé un demi-juif, quitta
l’Allemagne pour les États-Unis en 1939. Erna Michels se cacha en
Hollande. Dore Jacobs, grâce à sa situation maritale (« couple mixte
privilégié »), était temporairement à l’abri de la déportation. Le groupe
eut à relever un vrai défi en avril 1942, quand Lisa Jacob se retrouva
sur la liste de déportation pour Izbica. Depuis longtemps, le Bund se pré-
parait à cette éventualité. Lisa fut cachée dans différents lieux, nourrie
et soutenue par les autres membres du Bund pendant trois ans. Comme
Marianne Strauss, cachée par le groupe pendant vingt mois, une certaine
Eva Seligmann trouva un asile provisoire dans le Blockhaus, le siège du
Bund. Hannah Jordan, une demi-juive, fut protégée par des contacts du
Bund. Dore Jacobs fut directement menacée après septembre 1944 quand,
non sans incohérence, le régime commença à déporter les membres juifs
de couples mixtes. Au total, le groupe sauva sans doute huit juifs et
demi-juifs 14.
Dans l’ensemble, ceux qui bénéficièrent de cette protection ne furent
pas « cachés » à proprement parler. Il serait plus juste de dire qu’ils quittè-
rent discrètement leur vie et leur lieu de résidence antérieurs et prirent
de nouvelles identités. Les dimensions réduites des logements des membres

12. « Sie wußten was sie taten », émission de la WDR 1983.


13. Interview de Marianne Ellenbogen, née Strauss, 10 septembre 1996.
14. Entretiens de l’auteur avec Hannah Jordan ; Ellen Jungbluth ; vidéo de
Jochen Bilstein avec Mme Briel, M. Jost, 9 novembre 1990.
482
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

du Bund et les raids aériens qui obligeaient à quitter fréquemment les


appartements empêchaient en réalité de cacher qui que ce fût. Lisa,
Marianne et d’autres ne restèrent que quelques semaines d’affilée chez
leurs hôtes temporaires. Héberger un visiteur visible mais prétendument
innocent imposait, dans toute la mesure du possible, de disposer de nou-
velles cartes d’identité et de pouvoir présenter aux voisins et aux autorités
un alibi plausible. Lisa Jacob obtint ainsi des papiers d’identité portant
le nom et les coordonnées d’une collègue non juive, Else Bramesfeld,
mais sur lesquels figurait sa propre photo, Else ayant déclaré aux auto-
rités qu’elle avait perdu ses papiers 15. Artur Jacobs conservait chez lui
une série de fausses lettres affranchies pour que, dans l’éventualité d’une
perquisition, les autorités concluent que Lisa Jacob avait regagné ses
anciens domiciles de Berlin et Ratibor 16. Il fallait également inventer
des prétextes pour expliquer aux voisins la présence d’étrangers, et plus
précisément de jeunes femmes en bonne santé qui n’étaient ni au travail
ni en uniforme. Il pouvait s’agir d’une cousine éloignée chassée de chez
elle par les bombardements et ayant besoin d’un abri pour quelques
semaines – version qu’Änne Schmitz présenta au maire de son petit
village lors d’un séjour de Marianne Strauss 17. Dans un autre cas, on
emprunta l’enfant d’un membre du Bund pour permettre à Marianne de
se faire passer pour une jeune mère en visite. En tout état de cause, il
n’était généralement pas possible de rester trop longtemps à la même
adresse si l’on ne voulait pas éveiller les soupçons. Ce ne fut que vers
la fin de la guerre que Dore, Lisa et une ou deux autres femmes s’instal-
lèrent dans une petite pension de famille appartenant à la sœur d’un
membre du Bund, discrètement située près du lac de Constance. Ici, à
en croire un poème humoristique écrit a posteriori, le plus grave danger
venait du stress dû à la nécessité de partager une unique cuisine 18.
Ces conflits domestiques rappellent que sauver des vies n’exigeait pas
seulement une bonne couverture, mais des ressources matérielles. La
plupart des membres du Bund disposaient de moyens très modestes. La
pension de retraite d’Artur lui avait été supprimée en raison de ses acti-
vités politiques antérieures ; Dore et Lisa n’étaient officiellement plus

15. AJDS, Lisa Jacob, « Der Bund », manuscrit inédit, p. 112.


16. Lisa Jacob, « Freundesterue », dans Dore Jacobs et Else Bramesfeld, Gelebte
Utopie : Aus dem Leben einer Gemeinschaft, Essen, Kartext, 1990 [1re éd.],
p. 129-133.
17. Interview, Änne Schmitz (Wuppertal).
18. Stadtarchiv Remscheid, NW 417, poème de Walter Jacobs, In der Küche !
Im Haus auf dem Fohrenberg !, 1944.
483
Survivre dans la clandestinité

autorisées à enseigner depuis le milieu des années 1930. L’approvision-


nement des Allemands demeura à peu près correct pendant la plus grande
partie de la guerre, mais les rations n’étaient pas assez abondantes pour
permettre de nourrir facilement une bouche de plus, et le recours au
marché noir était d’ordinaire trop onéreux et trop risqué. Aussi les
membres du Bund qui ne participaient pas directement aux activités
d’hébergement offraient-ils régulièrement une semaine entière de tickets
de rationnement pour aider à nourrir les clandestins.
Malgré la prudence du groupe, les procès-verbaux de la Gestapo
révèlent l’existence de nombreuses dénonciations de voisins et de tiers.
Au début du régime nazi, les services de l’éducation encouragèrent
ouvertement les dénonciations, espérant prouver qu’Artur était commu-
niste ce qui aurait permis de lui supprimer sa pension. Plusieurs voisins
répondirent à l’appel, l’un d’eux allant jusqu’à prétendre avoir vu des
photos de juifs et de non-juifs dansant nus ensemble (les prétendues
images avaient malheureusement été égarées...). Le SD intervint en 1936,
et la Gestapo se livra à des interrogatoires et à une surveillance postale
à différents moments de la guerre. En 1939, Emmi Schreiber, membre
du Bund et enseignante, faisait la queue à l’épicerie et exprima sa
compassion pour les juifs victimes des persécutions. Ces propos furent
rapportés aux autorités qui se livrèrent à une longue enquête fort
inquiétante. Bien d’autres membres du Bund firent l’objet de ce genre
d’enquête, de vérifications de courrier et d’interrogatoires. En 1943,
une importante dénonciation fut à deux doigts de révéler l’existence
du groupe. Mais en définitive, ni le Bund ni ses protégés ne furent
découverts 19.

Engagement et succès
Comment expliquer l’engagement du Bund et son succès ? Un facteur
majeur fut, de toute évidence, la place importante qu’y occupaient les
juifs, lesquels avertirent l’organisation des dangers de la pensée raciste
völkisch bien avant la prise du pouvoir par les nazis. Après 1933, les
amis et les parents de membres du Bund découvrirent directement la
réalité de la politique nazie. Les études ont régulièrement mis l’accent

19. HStAD dossiers de la Gestapo, Erna Michels RW 58-1808 ; Artur Jacobs


RW 58-19223 et 71703 ; Emma Schreiber RW 58-41452 ; Lisa Jacob RW 58-
58105 ; Grete Ströter RW 58-47025 ; Ernst Jungbluth RW 58-1595.
484
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

sur l’importance de relation sociale préalable entre auteurs et bénéfi-


ciaires des activités de sauvetage 20. Mais il va de soi que ces relations
pouvaient être rompues et que les gens pouvaient choisir, comme ils
furent nombreux à le faire, de détourner les yeux. Le Bund au contraire
chercha activement à s’informer 21. Non content de maintenir des liens
avec des responsables locaux et de lire soigneusement entre les lignes
de tous les communiqués officiels, le groupe profita de toutes les occa-
sions qui se présentaient pour interroger les soldats de retour du front
sur ce qui s’y passait 22.
En tout état de cause, l’antiracisme du Bund ne relevait pas, et de
loin, de la simple réaction d’empathie devant le sort infligé à des amis
et des parents. Dès 1919, Jacobs avait opposé sa vision d’une université
du peuple (Volkshochschule) aux idées racistes et ethniques sur l’éduca-
tion (völkische Hochschule) 23. Le racisme, l’idéologie völkisch et le natio-
nalisme étaient tellement étrangers à l’idéologie du Bund que le terme
même de nation ne figura jamais dans ses programmes. Après 1933, le
Bund ne rejeta pas seulement le nationalisme et l’antisémitisme des nazis
mais presque tous les éléments de leur idéologie. Des séances d’étude et
des textes dénonçaient l’usage impropre de termes tels qu’honneur, réali-
sation, courage, socialisme et communauté du peuple (Volksgemeinschaft) 24.
Une des caractéristiques majeures de l’image que le Bund se faisait
de lui-même était sa conviction que chacun devait mettre en adéquation
ses principes politiques et son comportement dans la vie. Pour le Bund,
il ne s’agissait pas seulement d’essayer de survivre dans l’Allemagne
nazie, mais d’incarner une société meilleure selon les principes du groupe.
Les circonstances étaient difficiles, sans doute, mais cela ne rendait que
plus précieuse la tentative de créer une communauté humaine solide.
Après la guerre, le Bund écrivit à des amis étrangers : « Au cours de ces
années, nous nous sommes constamment préoccupés de la grande ques-
tion kantienne de ce que doit faire un homme pour remplir sa mission
au sein de la création, et de ce qu’il doit faire pour être un authentique

20. Samuel P. Oliner et Pearl M. Oliner, The Altruistic Personality..., op. cit.,
p. 115.
21. Stadtarchiv Essen (StAE), Bestand 626 Nachlaß Jacobs, journal d’Artur
Jacobs, 13 juin 1942.
22. Ibid., notices du journal de Jacobs, 18 septembre 1942, 30 octobre,
13 décembre.
23. Monika Grüter, Der Bund. Gemeinschaft für sozialistisches Leben : Seine
Entwicklung in den 20er Jahren und seine Widerständigkeit unter dem National-
sozialismus, Staatsexamensarbeit Universität Essen, 1988, p. 57.
24. « Ein Auslandsbrief », dans Dore Jacobs et Else Bramesfeld, Gelebte Uto-
pie..., op. cit., p. 116.
485
Survivre dans la clandestinité

être humain [Mensch]. Cette question a mobilisé et imprégné notre amour


jusque dans les détails pratiques de l’existence quotidienne 25. » Ce sens
du pragmatisme enracina le Bund dans la réalité, ce qui lui permit d’agir.
Ses membres avaient du reste pris l’habitude avant 1933 d’assumer des
risques moraux dans leur vie quotidienne, notamment en imposant à
leurs amis et à leur famille des choix peu conventionnels. Il n’était pas
facile par exemple d’expliquer à une famille élargie et pratiquante pour-
quoi on quittait l’Église, ou à un conjoint plus conformiste pourquoi les
conditions du mariage devaient être renégociées. Certes, le choc de la
terreur qui suivit 1933 était sans précédent et incita le Bund à repenser
un certain nombre de ses principes. Artur Jacobs mit par exemple plus
d’un an à partir de cette année-là à retrouver son sang-froid et à
reprendre pied. Il n’en reste pas moins que vouloir s’affirmer n’était pas
vraiment une nouveauté pour le Bund en 1933.
Autre élément essentiel, le Bund accordait la même importance morale
aux actes quotidiens qu’aux objectifs et au programme de changement
politique. Bien avant qu’il ne sache qu’il aurait un jour à affronter les
menaces nazies, il affirma comme un élément clé de sa philosophie
qu’« aucune tâche, même l’exercice apparemment le plus mécanique,
n’est trop modeste pour n’être pas accomplie avec un engagement entier
et avec toutes ses facultés 26 ». Après 1933, les petites actions susceptibles
d’alléger, fût-ce temporairement, le fardeau d’une seule victime de persé-
cutions firent ainsi l’objet d’une considération sans faille, et furent placées
sur le même pied que celles visant le régime en tant que tel (qui étaient,
le Bund s’en rendait parfaitement compte, largement hors de sa portée).
Cela insuffla au groupe un sentiment d’urgence et une conviction, néces-
saires pour sauver des vies individuelles. Nous pourrions ajouter que
pour les bénéficiaires de la protection du Bund, cette attitude constitua
également un modèle moral stimulant et réconfortant, tout aussi impor-
tant que les gestes concrets 27.
D’autres études sur le sauvetage ont, nous l’avons dit, attiré l’atten-
tion sur l’importance des réseaux, et il est indéniable qu’en tant que
groupe, le Bund réalisa bien plus de choses que ses membres n’auraient
pu en accomplir individuellement, malgré toutes leurs bonnes intentions.

25. Ibid., p. 117.


26. Der Bund. Orden für sozialistische Politik und Lebensgestaltung,
op. cit., p. 78.
27. Voir Trude Brandt, dans Dore Jacobs et Else Bramesfeld, Gelebte Utopie...,
op. cit., p. 124 ; StAE, Bestand 626 Nachlaß Jacobs, journal d’Artur Jacobs,
8 novembre 1941.
486
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

En mettant en commun leurs ressources en temps, en hébergement, en


provisions, etc., les réseaux permettaient de sauver des vies sans trop
exiger d’un seul individu. Au sein d’un réseau, les membres pouvaient
aussi se réconforter mutuellement et s’apporter un soutien moral quand
la situation devenait difficile. Au moins jusqu’aux années de guerre, les
communications internes furent facilitées par l’existence de deux ou trois
Bundeshäuser intégralement habitées par des membres du Bund.
Le Bund ajoutait aux vertus générales du réseau informel une cohé-
sion et une discipline tout à fait spécifiques, qui jouèrent un rôle essentiel
en consolidant la confiance mutuelle et en galvanisant des individus
souvent parfaitement ordinaires et timorés, les incitant à accomplir des
actes d’un remarquable courage. Le Bund tira ici partie du sens kantien
de la faiblesse humaine qui accompagna d’emblée son utopisme et du
nécessaire contrôle que la communauté doit exercer pour aider l’individu
à développer son potentiel. Une brochure de présentation publiée par
le Bund dans les années 1920 consacrait tout un chapitre à la qualité
d’Erziehungsgemeinschaft du Bund, c’est-à-dire de communauté éduca-
tive, ayant pour mission d’inculquer à ses membres l’indépendance, la
responsabilité et la volonté de mener une vie pleine de sens 28. Il s’agissait
de leur apprendre que l’individu devait accepter de se laisser guider par
la volonté collective pour arriver à se débarrasser des entraves et des
distractions de l’égocentrisme, des pulsions fondamentales et de la lâcheté,
et accéder ainsi à la vraie liberté 29. Dans l’intérêt du groupe, l’individu
était censé se plier aux décisions collectives même si, de prime abord,
il n’en avait pas entièrement admis le bien-fondé 30. Une solide hiérarchie
interne renforçait cette discipline. Le groupe était de son propre aveu
antidémocratique, considérant que l’émergence « organique » de la vérité
au sein de la hiérarchie servait mieux la vérité que les « batailles de
débats parlementaires 31 ». « Une organisation vraiment déterminée ne
devrait jamais dominer le leader supérieur », affirmait Dore Jacobs en
1928. « Il ne s’agit pas, après tout, d’une organisation démocratique
gouvernée par les décisions majoritaires. Rien n’est plus étranger à
son essence 32. »

28. Der Bund. Orden für sozialistische Politik und Lebensgestaltung, op. cit.,
p. 76-77.
29. Ibid., p. 83.
30. Ibid., p. 86.
31. « Redegefechten » et « demokratische Gleichmacherei » ; cf. Der Bund. Orden
für sozialistische Politik und Lebensgestaltung, op. cit., p. 84.
32. Dore Jacobs, dans la revue Sozialistische Jugend, 1928, p. 13 et suiv.
487
Survivre dans la clandestinité

Un groupe étroitement organisé pouvait ainsi mobiliser et utiliser des


ressources humaines et matérielles avec beaucoup plus d’efficacité que
des individus agissant à titre personnel. Mais contrairement aux réseaux
informels d’amis qui avaient une chance de passer entre les mailles du
filet, de tels groupes étaient vulnérables au sein du système nazi, et peu
d’associations survécurent à une intervention contre le régime. En
l’occurrence, le Bund bénéficia presque fortuitement de son caractère
hybride. Ses idées de hiérarchie organique et de communauté vivant
conformément à ses principes l’avaient conduit à accentuer des modèles
d’association et des liens d’amitié et de loyauté qui n’étaient pas gou-
vernés par des structures formelles d’organisation. Comme de nombreux
éléments du mouvement de jeunesse allemand, il avait mis sur pied une
structure délibérément éloignée de celle d’un parti, une Gemeinschaft,
c’est-à-dire une communauté et non une organisation. Après 1933,
l’imbrication des sphères privée et politique et l’absence des caractéris-
tiques formelles d’une association ou d’un parti politique s’avérèrent
essentielles à la sécurité du Bund. La présence active de nombreuses
femmes, surtout après la mobilisation des hommes pendant la guerre,
distinguait le groupe d’un parti politique traditionnel. Chose remar-
quable, le Bund fut en mesure – notamment par l’intermédiaire des cours
de Körperbildung – de toucher et d’enrôler de nouveaux membres même
pendant les années nazies 33. Il associait ainsi le caractère diffus et insai-
sissable de la société civile non organisée, à la cohésion et à la confiance
d’une organisation d’opposants.
Voire d’une secte. En effet, le Bund pouvait être perçu comme une
secte religieuse, certes pas aussi clairement que, par exemple, les Témoins
de Jéhovah. Les racines du modèle bündisch dérivaient en partie de la
notion de Bund dans son acception d’alliance biblique. Tout en se décla-
rant ouvertement anticléricaux, la plupart des mouvements bündisch
manifestaient une certaine affinité avec la pratique religieuse 34. Bien
plus que le Bund de Jacobs n’aurait été prêt à l’admettre, ce groupe
s’inspirait de la terminologie et de la ferveur missionnaire des milieux
piétistes ou réformateurs de l’Église dont étaient issus Jacobs et l’impor-
tant contingent de membres originaires de Wuppertal. En témoigne le

33. Entretiens avec Ellen Jungbluth et Hilde Machinek.


34. Hermann Schmalenbach, « Die soziologische Kategorie des Bundes », Die
Dioskuren. Jahrbuch für Geisteswissenschaften, volume 1, 1922, p. 35-105, ici
p. 41 et suiv. Cité à partir du chapitre inédit de Norbert Reichling, « “Bund”,
“Orden” und sozialistische Lebensgestaltung », 2004, p. 41 et suiv.
488
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

sentiment de l’existence d’une élite se révélant à travers ses activités,


guidée par une lumière intérieure. Les déclarations de programme du
Bund en 1929 évoquaient l’« instinct éthique de la pureté [ethischer Rein-
lichkeitsinstinkt], une reconnaissance intuitive de la situation humaine
spirituelle », qui révéleraient aux membres la voie à suivre 35. On retrou-
vait là, sous une apparence nouvelle, la vieille affirmation piétiste selon
laquelle les membres de l’alliance pourraient recevoir indirectement la
révélation divine. La voix de Dieu, selon les piétistes, ne pouvait être
perçue que par ceux qui étaient en état de grâce – et l’on songe ici au
contrôle de soi constant exigé par le Bund, à la recherche perpétuelle
de signes indiquant que l’on déviait du droit chemin 36. Les écrits du
groupe antérieurs à l’époque nazie regorgeaient d’allusions aux « forces
démoniaques » ; après l’avènement du Troisième Reich, un de leurs termes
favoris fut celui d’Abgrund, l’abîme dans lequel on risquait de tomber.
Il est bien difficile de mesurer l’importance de cet élément religieux ou
de définir son influence sur les membres du Bund, par rapport aux idées
de Kant, qui venaient de toute façon filtrer indirectement les enseigne-
ments chrétiens, et aux caractéristiques générales de la tradition bündisch.
On ne peut s’empêcher cependant de penser que ce mélange de zèle mis-
sionnaire et de contrôle constant de soi et d’autrui s’inspirait fortement
de la piété qui régnait dans les foyers parentaux.

Le Bund et la mémoire d’après-guerre


Le Bund avait survécu à l’époque nazie sans perdre un seul de ses
membres. Chose compréhensible, et parfaitement justifiée, ceux-ci esti-
maient donc que l’histoire leur avait donné raison. Selon eux, cette
remarquable réussite en temps de guerre prouvait à quel point le Bund
serait essentiel pour relever les défis à venir. Mais en 1947, l’optimisme
d’après-guerre avait cédé la place à l’abattement. « Notre troupeau a
diminué », avoua Jacobs à d’anciens membres du groupe désormais éta-
blis à l’étranger, « on se sent souvent très seul. Nous nageons contre le
courant exactement comme pendant les douze ans [de régime nazi] 37 ».

35. Der Bund. Orden für sozialistische Politik und Lebensgestaltung, op. cit.,
p. 85.
36. Je remercie infiniment Martin Bauer pour nos conversations sur les paral-
lèles et les racines piétistes du Bund.
37. ADJS, Bund, « Dritter Auslandsbrief », 1947, p. 7.
489
Survivre dans la clandestinité

La correspondance privée entre membres de la fin des années 1940 et


du début des années 1950 abonde en examens de conscience angoissés
devant l’absence criante de renouvellement. Si les jeunes du cercle d’amis
entretenaient des relations réciproques, ils ne se rapprochèrent pas du
Bund pour autant. Pas un seul membre de la génération des enfants du
Bund, qui avaient alors entre 10 et un peu plus de 20 ans, ne rejoignit ses
parents au sein du groupe. Ce qui avait fait le succès du Bund entraîna
paradoxalement son absence de reconnaissance dans l’Allemagne d’après-
guerre. L’aspect « quotidien » de ses activités (qui exigeait pourtant beau-
coup de courage et de discipline) était considéré par les contemporains
comme un témoignage malvenu de ce qu’il était possible de faire même
sous un régime totalitaire. La réussite du Bund posait trop de questions
douloureuses sur les raisons qui avaient empêché les autres d’en faire
davantage. Le Bund découvrit également avec désarroi que, paradoxa-
lement, beaucoup de ses propres caractéristiques bündisch avaient été
discréditées par la chute de son adversaire nazi. Le rituel, la subordina-
tion au groupe et l’esprit missionnaire quasi religieux qui définissaient
la vie du Bund faisaient horreur aux jeunes adultes échaudés de l’après-
guerre. Des entretiens avec des personnes entrées en contact avec le
groupe à cette époque montrent que de nombreux jeunes avaient été
profondément impressionnés par les exploits d’Artur Jacobs et de ses
amis. Mais ils avaient du mal à admettre la nature hiérarchique du Bund,
son « cercle intérieur », ses rituels, sa vénération pour Artur Jacobs. Ils
reprochaient à la direction du Bund de ne pas accepter la moindre cri-
tique. Quant aux enfants de la génération ayant connu les débuts du
Bund, tout en rechignant à être cités et en se sentant coupables de leur
propre rejet, ils tendaient à exprimer des sentiments analogues. Beau-
coup estimaient que l’intrusion du politique dans leur vie privée leur
avait causé du tort 38.

En un sens, le Bund pâtit également des conditions de son succès :


la politique de l’individu n’était pas suffisamment héroïque pour en
imposer à la période d’après-guerre. Le Bund avait survécu, fort heureu-
sement, sans martyr. La démarche même qui avait assuré sa survie le
priva des symboles ostensibles adaptés à une commémoration héroïque.

38. Entretiens avec Helmut et Helga Lenders (Düsseldorf), Kurt et Jenni Schmit
(Wuppertal), Alisa Weyl (Meckenheim), Ursul Jungbluth (Wuppertal), Friedl
Speer (Wuppertal).
490
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Aux yeux des historiens allemands de gauche qui participèrent dans les
années 1970 à la redécouverte de la résistance de gauche contre Hitler,
le Bund ne ressemblait pas à la résistance politique telle qu’ils l’enten-
daient. Le sauvetage de juifs fut marginalisé sous les traits d’une activité
localisée, de peu d’envergure ; son poids moral, la nature de la solidarité
de groupe, son statut de communauté d’amis plus que de parti politique,
tout cela empêchait l’organisation d’être prise au sérieux 39. Ce qui l’avait
aidée à échapper à la Gestapo conduisit également l’histoire à la négliger.
Quand Marianne et d’autres cherchèrent à faire reconnaître le Bund
par l’institut Yad Vashem, ils n’obtinrent pas gain de cause. Le modèle
de Yad Vashem est celui de l’individu vertueux et héroïque. Les autorités
de Jérusalem ne pouvaient donc pas reconnaître le groupe en tant que
tel ; elles devaient savoir exactement quels membres n’étaient pas juifs
et tenaient à définir précisément ce que chacun avait fait, afin de déter-
miner qui, au juste, il fallait reconnaître. C’était bien difficile à établir,
et ne pouvait qu’entraîner des divisions. En tout état de cause, le groupe
s’écartait trop du modèle du sauveteur institué par l’institut Yad Vashem.
Il fallut attendre plusieurs dizaines d’années pour que le Bund soit
reconnu publiquement et presque soixante ans pour que l’institut Yad
Vashem honore certains de ses membres en leur accordant le titre de
Justes parmi les nations 40.

39. Voir l’unique note en bas de page sur le Bund, dédaigneuse, dans Hans-
Josef Steinberg, Widerstand und Verfolgung in Essen, 1933-1945, Hanovre,
Verlag für Literatur und Zeitgeschehen, 1969, p. 23.
40. Grâce à de récentes interventions, un certain nombre de membres du Bund
ont enfin été reconnus comme Justes en 2005.
Chapitre 29
LES MUSULMANS DE MABARE
PENDANT LE GÉNOCIDE RWANDAIS
Emmanuel VIRET

« Toute expérience extrême est révélatrice des constituants


et des conditions de l’expérience “normale” 1. »

assée au pli de la colline, à l’ombre du virage qui redescend vers

T le lac, la mosquée de Mabare est une petite ruine de murs bruns


gagnée par la végétation. Au soir du 13 avril 1994, les quelque
300 personnes qui s’y étaient réfugiées, tutsies, femmes et enfants
surtout, de toute confession, furent tuées par des assaillants venus du
secteur voisin de Rubona. Toute la journée, les habitants de la colline,
sans distinction d’ethnie, s’étaient défendus à coups de pierres, de lances,
d’épées contre une masse hostile de peut-être 7 000 personnes 2. En deux
sites eurent lieu de véritables batailles rangées. Les défenseurs de Mabare
étaient dirigés par quatre hommes. Trois d’entre eux étaient musulmans.
Hormis trois cas connus, l’essentiel de la communauté musulmane de
Mabare s’est opposé aux assaillants. Le soir même, et dans les jours qui
ont suivi, les musulmans ont été punis de cette attitude, et condamnés
à enterrer les victimes des massacres étendus de foyer en foyer.

1. Michael Pollak, L’Expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de


l’identité sociale, Paris, Éditions Métailié, 1990, p. 15.
2. Il s’agit d’une estimation approximative des témoins (entretien, Mabare,
19 juin 2006).
492
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Les faits décrits ici ne racontent pas l’histoire d’un « sauvetage », mais
celle d’une résistance active et violente aux tueries. En d’autres lieux,
les initiatives de sauvetage impliquèrent souvent des individus, les
marges contre leur norme, des interstices contre l’espace public. Rien de
tout cela à Mabare où la résistance aux massacres en fut l’envers et non
l’inverse. De part et d’autre, les mêmes dispositifs, les mêmes modes de
mobilisation, les mêmes canaux hiérarchiques locaux furent employés
pour protéger la colline ou s’en assurer la prise, défendre les populations
menacées ou contribuer à leur assassinat.
Le génocide des Rwandais tutsis qui toucha l’ensemble du pays en
un peu plus de trois mois, accompagné de l’élimination de toute opposi-
tion à la faction Power installée au pouvoir à Kigali, fut réalisé en une
dizaine de jours dans la région de Mabare. Au lendemain de l’assassinat
de Juvénal Habyarimana qui constitua son point de départ, le bourgmestre
de Bicumbi et les principales personnalités de la commune firent quadril-
ler le territoire, dirigèrent les bandes de tueurs et orientèrent les victimes
désignées vers des lieux publics pour se faciliter la tâche. À Bicumbi, le
nombre des victimes est estimé à plus de 15 000 personnes 3.
Il a souvent été dit qu’au cours du génocide, les musulmans rwandais
ont aidé les populations menacées à échapper à leurs bourreaux 4, au
moment même où prêtres et pasteurs devenaient parfois les instruments
des massacres. Rien ici ne contribue à cette idée : l’ensemble des habi-
tants de Mabare au-delà des musulmans prit part à sa défense, tandis
qu’à quelques kilomètres au Nord, les musulmans de Gahengeri pourtant
plus nombreux ne protégèrent pas les tutsis menacés. Pas plus qu’ils
n’adoptèrent une attitude générale et cohérente, les musulmans rwandais
n’exprimèrent d’intention univoque. Il en va de même à Mabare où
il serait impossible de trouver des motifs profonds et partagés par
l’ensemble de ceux qui, face à l’extension des massacres, mirent en jeu
leur vie. Mais le fait que les musulmans y furent les derniers à se battre,
à rester sur le champ de bataille au moment où la fuite devenait le seul
langage commun, indique pourtant l’existence de liens antérieurs à la
crise mais comme révélés par celle-ci. On ne reviendra pas ici sur

3. République du Rwanda, ministère de l’Administration locale, du Développe-


ment communautaire et des Affaires sociales, Recensement des victimes du
génocide, 2003.
4. Stephen Smith, « L’Islam au Rwanda, un ilôt préservé de haine », Libération,
8 septembre 1995 ; Emily Wax, « Islam Attracting Many Survivors of Rwanda
Genocide », Washington Post, 23 septembre 2002 ; Marc Lacey, « Ten Years after
Horror Rwandans Turn to Islam », The New York Times, 7 avril 2004.
493
Les musulmans de Mabare pendant le génocide rwandais

l’histoire de l’islam au Rwanda 5, apparu avec les colons à la fin du XIXe,


dans les bagages de leurs serviteurs, traducteurs, cuisiniers, lié à la langue
swahilie et demeuré essentiellement urbain. Précisons cependant que la
marginalisation des musulmans à la ville 6 ne se retrouve pas de la même
manière dans les zones rurales, parce que la pratique de l’islam ne se
double pas comme à Kigali de celle du commerce et que son implantation
y est récente.
La crainte puis la peur, le sentiment de l’urgence et l’excitation qui
le rend supportable ouvrent aux crises un espace propre, où toutes les
qualités de la vie quotidienne seraient comme annulées : la peur est facile
à marier et semble recouvrir à ses heures, comme la liesse des manifesta-
tions 7, chacun des lieux et des moments qui font l’expérience normale
d’une société. Mais si elle est partout présente, elle n’éclaire qu’elle-même.
On l’évoquera aussi bien pour expliquer la participation 8 et l’opposition
aux massacres. Et quelle que soit l’épaisseur du voile qu’elle constitue,
on ignore ce qui la fait se réduire à la fuite, rallier l’assaillant ou en
venir aux coups 9. On s’intéressera d’abord ici aux circuits sociaux qu’elle
emprunte, en essayant de mettre à jour la continuité (entre le temps de
la crise et celui qui la précède) 10 des interactions qui la fondent, l’entre-
tiennent, la répètent et avec celles du cours normal de l’existence.

5. Voir José Hamim Kagabo, L’Islam et les « swahili » au Rwanda, Paris, Édi-
tions de l’EHESS, 1988.
6. Illustrée notamment par la plaisanterie suivante parue dans un journal
national proche du MDR (voir infra) au début des années 1990 : « Quatre pêchés
capitaux. Un homme se présente sur un chantier pour demander du travail.
Malchance : il est tutsi, musulman, adhérent du PL et originaire de Gitarama »,
Rukukoma, 1, 15 septembre 1991, p. 3.
7. Nicolas Mariot, « Les Formes élémentaires de l’effervescence collective, ou
l’état d’esprit prêté aux foules », Revue française de sciences politiques, 51 (5),
octobre 2001, p. 707-738.
8. Scott Straus, The Order of Genocide. Race, Power and War in Rwanda,
Ithaca (N. Y.), Cornell University Press, 2006, p. 225.
9. Albert O. Hirschman, Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline in
Firms, Organizations, and States, Cambridge (Mass.), Harvard University Press,
1970. Il s’agit des trois dispositions, des trois possibilités d’action qui se sont
présentées aux habitants de Mabare, que la crise en cours leur proposait en
quelque sorte. Rien de commun avec l’idée de « régression vers les habitus » (voir
Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Presses de Sciences Po, Paris,
1992, p. 239-259), laquelle évoque la réduction tendancielle des comporte-
ments des acteurs en temps de crise non à des possibilités limitées, mais aux
schèmes de perception, d’appréciation et d’action intériorisés par l’individu au
cours de son existence.
10. Voir Pierre Favre, « Y a-t-il un rapport ordinaire au politique ? », dans Jean-
Louis Marie, Philippe Dujardin et Richard Balme (dir.), L’Ordinaire. Mode
d’accès et pertinence pour les sciences sociales et humaines, Paris, L’Har-
mattan, 2002, p. 275-305, et Michel Dobry, Sociologie des crises politiques,
op. cit., p. 13-46.
494
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Les cercles de la conversion


Les trois collines de Mabare, bordant le lac Mugesera, forment en une
pointe nichée à l’Est de la commune de Bicumbi son plus petit secteur 11
(7 km2) où vivaient en 1991, selon les recensements méticuleux de
l’administration rwandaise, 2 257 habitants dont 467 tutsis. Le lac est
pauvre, on y pêche peu et la quasi-totalité des habitants de Mabare vit
de la culture de bananes, du sorgho, de maïs et de tomates. Si l’on trouve
un temple protestant et un autre adventiste, il n’y a pas d’église. Les
catholiques, pourtant majoritaires, s’en vont prier à Rubona. En 1991, le
rapport communal indiquait 187 musulmans à Mabare 12, sans toutefois
compter les fidèles venus de Gisaka pour prier, commune voisine située
de l’autre côté du lac. On ignore quand précisément l’islam est apparu
dans la région. À la fin des années 1940, quatre familles musulmanes
venues de Rwimicinya, dans la région de Byumba au Nord du pays, s’y
sont installées pour les terres plus vastes qu’elles pouvaient y trouver.
Mais elles n’étaient pas prosélytes et allaient prier à la mosquée du centre
voisin de Rwamagana 13. En 1982, quatre jeunes protestants de Mabare
en quête erratique de fortune 14, partirent vers Rwamagana et s’y conver-
tirent à l’islam. La mosquée y appartenait à l’Association des musulmans

11. Jusqu’aux réformes administratives de 2000 et 2005, le territoire rwandais


était divisé en 11 préfectures et 146 communes. Ces dernières étaient à leur
tour subdivisées en secteurs (on dit souvent qu’un secteur correspond à une
colline), puis cellules. Le plus petit échelon enfin, le nyumbakumi, encadrait
en moyenne un groupe de 10 familles.
12. La Seconde République rwandaise (1973-1994) était avide de chiffres ; les
rapports communaux, renvoyés aux préfectures, comprenaient ainsi une batterie
de recensements, les uns propres à la surveillance, étroite, du territoire, les
autres relatifs au développement, alors idéologie d’État : détail des entrées et
sorties de la commune, groupes religieux, lieux de culte, mais aussi nombre de
bâtiments en dur, nombre et nature des têtes de bétail, détail des cultures et
production en tonne, activités de lutte anti-érosion, population alphabétisée,
nombre de postes de radio... Ces recensements dépendaient néanmoins de l’ar-
deur mise à la tâche par les conseillers de secteur qui souvent se contentaient
de recopier les rapports de l’année précédente. Les inventaires demeurés inédits
offrent par ailleurs de nombreuses surprises : pour le seul secteur de Mabare,
le catholicisme perd plus de la moitié de ses fidèles entre 1986 et 1988 sans
que les autres confessions voient leurs adeptes augmenter. En 1989, l’Église
catholique parvient pourtant non seulement à reconquérir tous ceux qu’elle avait
perdus au cours des années précédentes, mais en outre à attirer 164 nouveaux
convertis dans son giron, encore une fois sans que les autres religions présentes
à Mabare aient à rayer des fidèles de leurs effectifs. Si la progression du nombre
de musulmans semble cohérente et relativement mesurée, une prudence élémen-
taire recommande de ne l’envisager qu’à titre indicatif.
13. Entretien, Mabare, 25 juillet 2006.
14. « Nous étions des vagabonds » (entretien, Mabare, 19 juin 2006).
496
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

du Coran, dite du Rang, dont la dernière strophe dit : « Nous avons sou-
tenu contre leurs ennemis ceux qui croyaient et ils ont remporté la
victoire. » On considère qu’Ansar Allah propose une interprétation plus
stricte du Coran que celle de l’AMUR.
Dans les premiers temps, les quatre jeunes convertis prièrent chez
eux, se rendant à Rwamagana pour juma, le vendredi. Les conversions
progressèrent par cercles concentriques : la famille, les voisins, puis les
protestants 19, et enfin les catholiques. On construisit en 1983 une petite
maison pour prier et accueillir un plus grand nombre de croyants. Rachid
Bagabo, l’un des quatre jeunes gens, en devint l’imam. En 1986, le
rapport communal indiquait trente fidèles pratiquants à Mabare. La
correspondance de la commune reste muette au sujet de l’islam, qui ne
semble digne d’intérêt qu’à partir du moment où il développe des asso-
ciations caritatives. Deux ans plus tard, une nouvelle mosquée était
construite à quelques dizaines de mètres de la maison de l’imam, grâce
à une cotisation des croyants et une aide venue de Rwamagana.
Les familles musulmanes vivent dispersées sur l’ensemble du secteur,
mais la plupart d’entre elles et les plus influentes habitent à Rusanza,
près de l’endroit où la mosquée a été construite. Il n’existe pas de chiffres
relatifs à l’appartenance ethnique des musulmans de Mabare 20. La conver-
sion en milieu rural n’implique certes pas la rupture totale qui conjugue
adhésion à l’islam et installation en ville, mais redéfinit la place de
chacun et sa vie sur la colline : apprentissage de l’arabe, même limité,
changement de nom, et surtout modification de la représentation que
peut prendre la parenté aux yeux de tous. Le parrain en conversion, s’il
ne remplace pas le père à la première génération, s’y substitue à la
seconde, en devenant l’équivalent du grand-père des enfants du converti.
Ce glissement n’est pas anodin, dans la mesure où il redessine jusqu’aux
contours de la famille la plus proche, le rugo. De la même manière
que dans l’espace un foyer est ceint de tiges sèches qui le protègent et
l’affirment, cette famille nucléaire s’inscrit dans un ensemble plus vaste,
qui ne repose pas seulement sur des liens de parenté (umulyango).

19. « Les protestants étaient les plus fragiles » (entretien, Mabare, 27 juillet
2006) ; « Les prêtres et les pasteurs s’étaient relâchés, ils vivaient au dessus
des gens. Étaient visés ceux qui, à la messe, trainaient les pieds » (entretien,
Kigali, 16 juillet 2006).
20. Les musulmans interrogés pendant les entretiens ont d’une manière géné-
rale mis en avant le fait qu’il y avait autant de pratiquants hutus que tutsis.
Les membres d’autres confessions ont parfois indiqué que comparativement, les
tutsis étaient plus représentés au sein de l’islam que parmi les autres religions.
497
Les musulmans de Mabare pendant le génocide rwandais

L’appartenance à l’umulyango, la place de chacun au sein de cet ensemble,


est l’un des modes d’accès à l’influence, à l’autorité, à l’importance. Mais
chacun y est également soumis à l’obligation des temps et au pouvoir
de ses dépositaires.
En déplaçant des liens aussi élémentaires, la conversion à l’islam redé-
finit le sens des allégeances, les oriente puis les maintient. On retrouve
ce glissement dans le discours sur les musulmans des anciennes autorités
du secteur : « Ils se régissaient eux-mêmes et prenaient des décisions
brutales. » En 1992, le conseiller de secteur dut faire protéger la famille
d’un adolescent qui avait poignardé un jeune musulman à la suite d’une
querelle de vachers, alors même que le garçon allait être jugé à Rwama-
gana 21. Si un conflit surgissait entre deux musulmans, l’imam le réglait
seul, contrairement aux autres confessions qui avertissaient les repré-
sentants de l’État. Ces épisodes, leur répétition, renforcèrent l’image de
« mauvais garçons » des musulmans auprès des habitants de Mabare.
Au début des années 1990, la crise économique, l’essoufflement du
régime et le mécontentement vis-à-vis de ses élites contraignirent son
président à accepter le principe du multipartisme. Les principaux partis poli-
tiques apparurent dans le courant de l’année 1991, et se préoccupèrent
très vite de leur implantation dans les campagnes 22 : chaque jour, il fallait
concurrencer l’ancien parti unique 23 dont tout citoyen rwandais était
jusqu’alors membre dès la naissance. Trois d’entre eux, les plus puissants,
arrivèrent jusqu’à Mabare : le MDR, le PL et le PSD 24. Le recrutement
des partis prenait appui sur la crise économique et le contexte de guerre
que traversait le pays. Leur apparition sur les collines dessinait autant
de factions qui recherchaient des hommes de main plus que des électeurs,
des bras plus que des voix. L’État lui-même, assimilé à l’ancien parti
unique, était contesté. On recrutait dans les cabarets 25, dont les deux plus

21. L’ancien conseiller de secteur a donné plusieurs autres exemples de conflits


entre habitants de Mabare et musulmans, dont certains ont nécessité l’interven-
tion de la police communale (entretien, Mabare, 25 juillet 2006).
22. Le Rwanda est rural à 95 %.
23. Le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND),
ancien parti unique créé en 1975, dont l’appareil se confondait presque entière-
ment avec celui de l’État et qui fut rénové à l’occasion de la transition.
24. Le Mouvement démocratique républicain, ancien parti unique de la
Première République (1959-1973), recréé en juillet 1991, et principal parti
d’opposition au MRND ; le Parti libéral, créé en juillet 1991 ; le Parti social-
démocrate, créé en juillet 1991. Le PSD, s’il y disposait d’adhérents, n’avait
cependant pas de représentant installé à Mabare.
25. « [...] Le moulin était un lieu de rencontre et de rapports sociaux, dans un
monde le plus souvent fermé et statique. Un lieu de circulation d’idées aussi,
tout comme l’auberge ou la boutique » (Carlo Ginzburg, Le Fromage et les Vers.
L’univers d’un meunier du XVIe siècle, Paris, Aubier, 1980, p. 169).
498
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

importants, affiliés au MDR et au MRND, en affichaient les drapeaux. On


distribuait des cartes, des emblèmes, des chapeaux de couleur (ingofero),
que les paysans portaient jusqu’aux champs 26. L’ennui de la vie dans les
collines et la crainte de l’avenir étaient conjurés : ensemble, on pouvait
boire de la bière, se la faire offrir, et cela permettait autant d’échapper au
commun que de (re)fonder des relations utiles à l’avenir 27. Dans les petits
états-majors des campagnes, se compter était devenu une obsession.
Mais à la mosquée, l’imam avait formellement interdit l’adhésion à
un parti politique. L’éphémère Parti démocratique islamique, parce qu’il
était une émanation de l’AMUR, ne put s’installer à Mabare. L’alcool
leur étant interdit, les musulmans ne se rendaient pas au cabaret, où
l’on buvait surtout de la bière et du vin de banane, mais fréquentaient
plutôt le débit de boissons d’une vieille femme qui leur proposait un jus
de banane garanti sans alcool. Leurs propres chapeaux les différenciaient
des autres paysans et marquaient presque physiquement une appar-
tenance première, alors même que la compétition politique malmenait
et reformait les allégeances, et multipliait les clivages. Aussi, lorsque les
partis se disputèrent leurs adhérents, s’affrontèrent physiquement pour
poser leurs drapeaux sur les édifices publics ou entreprirent d’humilier
ceux qui désiraient rester en dehors des débats 28, aucun ne s’attaqua
aux musulmans.

Les jours de l’attaque


Le ramadan avait déjà commencé lorsque la nouvelle de l’assassinat
de Juvénal Habyarimana, président de la République, atteignit la région
le 7 avril au matin. Plusieurs habitants de Mabare se rendirent chez

26. Il s’agit ici de l’activité normale des partis politiques, et non de leurs mou-
vements de jeunesse, transformés en milices, qui ne s’implantèrent pas à
Mabare.
27. La consommation de bière est un élément fondamental de socialisation au
Rwanda. Cf. Danielle de Lame, A Mill among a Thousand, Transformations and
Ruptures in Rural Rwanda, Madison (Wis.), The University of Wisconsin Press,
2005 p. 303-340.
28. On parle de kubohoza, verbe kinyarwanda signifiant « libérer » dont l’emploi
ironique désignait le recrutement forcé d’adhérents organisé par le MDR (mais
pas seulement) essentiellement vis-à-vis de l’ancien parti unique MRND ;
cf. Alison Des Forges (dir.), Aucun témoin ne doit survivre, Paris, Human
Rights Watch-Karthala, 1999, p. 69-71. Une autre interprétation rattache le
verbe à son étymologie : kuboha, c’est-à-dire lier, attacher la paille qui vient
d’être coupée, ou les bras d’un criminel. Ainsi kubohoza signifierait délier les
liens anciens, par exemple les anciens liens de clientèle (Danielle de Lame,
communication personnelle).
499
Les musulmans de Mabare pendant le génocide rwandais

Sekimonyo 29, le conseiller de secteur, pour demander des nouvelles 30.


Vers 8 heures, l’ambulance de la commune vint informer ce dernier de
la tenue d’une réunion du conseil communal. Atteint d’une crise de dia-
bète, il refusa de s’y rendre. À Rubona, le marché hebdomadaire où se
rendent les habitants de Mabare fut suspendu, et les policiers commu-
naux donnèrent à chacun la consigne de rester chez soi. Le lendemain,
Mugemanyi, représentant du MRND à Mabare, tutsi, informa Sekimonyo
de l’arrivée de réfugiés des autres secteurs de Bicumbi et des communes
avoisinantes. Partant des centres qui regroupaient les salariés de l’État,
les commerçants, et accueillaient les marchés, la ligne de front des mas-
sacres avait soumis l’essentiel de la commune. Aussi surprenant que cela
puisse paraître, il ne semble pas que les habitants de Mabare aient pris
conscience du fait que seuls les tutsis étaient les cibles : « Comme les
réfugiés parlaient des interahamwe, je pensais à un problème de partis
politiques, je croyais que la gendarmerie allait intervenir pour calmer la
situation 31. » Aucune des vagues de violences qui à intervalles presque
réguliers avaient dévasté le pays depuis son indépendance n’avait
épargné Mabare. Trois personnes y avaient été assassinées à la Toussaint
1959, tandis qu’en 1973, les vaches des tutsis avaient été prises, tuées
et mangées. Mais au début des années 1990, le secteur était resté calme,
préservé des pogromes qui avaient agité les régions voisines 32.
Le 8 avril, Sekimonyo interdit aux habitants de quitter le secteur 33
et organisa des patrouilles à l’Est de Mabare, ayant appris que les mili-
ciens de Ntungu avaient menacé de venir poursuivre les réfugiés. Il sut,
le 11, que les massacres avaient atteint Rubona et, voyant le danger se
rapprocher, convoqua le lendemain une réunion avec l’ensemble de la
population. On amassa tout ce que l’on trouvait pour se défendre. Les
hommes, divisés en quatre groupes, dressèrent des barricades sur les

29. Froduard Sekimonyo, conseiller de secteur, cultivateur, membre du MRND,


hutu, catholique.
30. « Les gens ne pensaient pas à leur propre mort, ils ne parlaient que de la
mort du président : qui a tiré sur l’avion ? Pourquoi ? Qui va remplacer Habyari-
mana ? » (Entretien, Mabare, 25 juillet 2006).
31. Entretien, Mabare, 25 juillet 2006.
32. Il s’agit des massacres organisés dans le Bugesera (communes de Kanzenze,
de Ngenda et de Gashora) au mois de mars 1992 ; cf. Alison Des Forges (dir.),
Aucun témoin ne doit survivre, op. cit., p. 107-112.
33. « A Mugesera, de l’autre côté du lac, les massacres avaient lieu. Je ne vou-
lais pas que des gens de Mabare s’y rendent, se mettent à piller, puis qu’en
rentrant, les interahamwe de là-bas les suivent, et se mettent à tuer ici » (entre-
tien, Mabare, 25 juillet 2006).
500
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

points d’accès au secteur 34. Personne ne le contesta. Les femmes et


les enfants, quelle que soit leur ethnie, se regroupèrent à l’intérieur et
aux alentours de la mosquée, située au centre du secteur. Au soir, une
camionnette appartenant à la commune avec à son bord deux commer-
çants importants et des miliciens arriva jusqu’aux barricades. Sekimonyo
fut menacé, on lui tira dessus. Les assaillants prévinrent : « Nous allons
avertir le bourgmestre. Nous reviendrons demain, avec des renforts 35. »
Pris de peur, Sekimonyo se réfugia chez lui et expliqua à ses voisins
que chacun était désormais libre de faire comme il le souhaitait et de
s’enfuir 36.
Au matin du 13 avril, l’essentiel des assaillants, venu de Rubona, se
dirigea vers les barricades. Les commerçants de Nzige, de Rubona,
avaient mis à disposition leurs véhicules qui étaient remplis d’hommes.
Les combats commencèrent à Gatare où l’on crut d’abord à une attaque
des kiga. Le terme kiga désigne les habitants du Nord du Rwanda
(Gisenyi, Ruhengeri, jusqu’au Nord de Kigali). La région de Bicumbi étant
peu peuplée, une politique de colonisation organisée par le gouvernement
de la Première République (1961-1973) y avait installé de nombreuses
familles venues du Nord 37, étendant pour l’occasion le paysannat voisin.
Progressivement, les nouveaux arrivants s’étaient hissés à la tête de la
commune : Laurent Semanza, son bourgmestre pendant près de vingt-
cinq ans et principal organisateur du génocide dans la région, était kiga.

34. À Gatare, sous la direction de Pierre Rutayisire, ancien responsable de cel-


lule, cultivateur, tenancier du cabaret du MRND, tutsi, catholique ; à Mobuga,
sous la direction de Froduard Sekimonyo lui-même ; à Kagina, dirigé par
Étienne Sekamana, membre de la cellule Gasharu, MRND, hutu, protestant, et
devant chez Mondo, sans qu’un dirigeant ait été nommé. Le dispositif mis en
place par Sekimonyo pour défendre Mabare est le même que celui utilisé par
les artisans des massacres dans les autres secteurs de la commune. Les mots
employés dans les archives communales pour justifier l’arrestation de tutsis en
1992-1993 sont les mêmes que ceux prononcés par Sekimonyo ce 12 avril : il
s’agit de « sécurité » et de « défense des citoyens ».
35. Entretien, Mabare, 25 juillet 2006.
36. « J’ai dit à Nzaramba et aux autres : celui qui veut rester et se battre peut
le faire. Mais celui qui veut s’enfuir en a le droit. Moi, je pars » (entretien,
Mabare, 25 juillet 2006). Le même jour, la maison que Sekimonyo possédait
à Rubona fut détruite et pillée ; on annonça publiquement qu’il serait le premier
tué le lendemain.
37. Voir François Bart, Montagnes d’Afrique, terres Paysannes. Le cas du
Rwanda, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1993, et Victor Silvestre,
« Différenciations socio-économiques dans une société à vocation égalitaire :
Masaka dans le paysannat de l’Icyanya », Cahiers d’études africaines, 14 (53),
1974.
501
Les musulmans de Mabare pendant le génocide rwandais

Son successeur, Juvénal Rugambarara également, ainsi que près de la


moitié du personnel communal. Cette ascension fut le contrepoint de la
domination exercée par le Nord sur l’ensemble du Rwanda, à partir de
1973 38. Le pouvoir à leur main, le nombre de leurs officiers 39 autant que,
plus anciennement, l’incorporation tardive du Nord au royaume central
avaient arrêté la réputation de brutalité des kiga. Lorsqu’en mars 1992,
la nouvelle des massacres du Bugesera était parvenue à Mabare, les
rumeurs insistaient surtout sur l’origine nordiste des tueurs.

« À Gatare, nous ne savions pas que les assaillants venaient tuer les
tutsis. Je ne peux pas accepter que les musulmans aient défendu la
société. Tout le monde se battait. Nous nous battions contre les kiga.
Et beaucoup d’entre eux s’étaient installés à Rubona, d’où venaient
les assaillants 40. »

À Gatare, au milieu du combat, les assaillants, les mains en porte-


voix, expliquèrent aux habitants de Mabare que les seuls tutsis étaient
recherchés. Naason Nyamuberwa, un commerçant important 41 dont la
boutique se trouvait à Rubona 42, se décida à les rejoindre. Il était un
homme puissant, dont l’opinion importait parce qu’il était riche mais
surtout du fait de l’influence de sa famille élargie (« umuryango munini 43 »)
à Mabare. À sa suite, plusieurs centaines de personnes changèrent de
camp 44. Ce ralliement bouleversa la physionomie des combats. L’imam
prit la tête des défenseurs au milieu d’une cohue qui brouillait les lignes
d’affrontement. Il fallut reculer, abandonner à la fois le terrain et les

38. Ainsi, un tiers des 85 postes les plus importants de l’État échut à des
individus originaires de Gisenyi, région dont le président de la République, Juvé-
nal Habyarimana, était originaire. Cf. Filip Reyntjens, L’Afrique des Grands
Lacs en crise. Rwanda, Burundi : 1988-1994, Paris, Karthala, 1994, p. 33.
39. La phrase attribuée au colonel Théoneste Bagosora, principal organisateur
du génocide, lors de la formation du gouvernement intérimaire après l’assassinat
de Juvénal Habyarimana, « La guerre aux bakiga, la politique au banyaduga »,
illustre la surreprésentation des éléments nordistes dans les forces armées rwan-
daises ; cf. André Guichaoua, Rwanda 1994. Les politiques du génocide à
Butare, Paris, Karthala, 2005, p. 63.
40. Entretien, Mabare, 28 juillet 2006.
41. MRND, hutu, adventiste.
42. Entretien, Mabare, 19 juin 2006.
43. Entretien, Mabare, 28 juillet 2006.
44. « Il y a même eu un adolescent tutsi. Il ne s’était pas rendu compte. Il a
suivi Naason et il a été tué plus tard, de l’autre côté » (entretien, Mabare,
28 juillet 2006).
502
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

blessés pour se recompter. L’issue devenue évidente, le noyau fondait


encore. À Mobuga, où d’autres combats avaient commencé vers midi,
les assaillants prenaient encore du terrain. Parmi eux, seul un homme,
caporal en retraite des forces armées rwandaises, disposait d’une arme
à feu. Parvenu non loin de la mosquée, à court de munitions, il arrêta
l’attaque le temps d’aller chercher des cartouches au bureau communal.
Blessé, l’imam avait désigné un autre musulman pour prendre le comman-
dement du dernier groupe. Réduits à quelques hommes, les défenseurs
de Mabare ne purent soutenir le dernier assaut. Lorsque les assaillants
encerclèrent la mosquée, ceux qui pouvaient encore fuir étaient déjà par-
tis 45 se cacher dans les papyrus des rives du lac Mugesera ou en direction
de Ntungu vers Rwamagana. Le lendemain les massacres systématiques
commencèrent sous la direction d’un dirigeant du MDR du secteur,
nommé conseiller à la place de Sekimonyo destitué et du commerçant
Naason Nyamuberwa.

Cohésion sociale et état d’exception

La brièveté de la crise abordée ici condamnerait en quelque sorte le


contexte au trivial : l’histoire de l’implantation de l’islam dans la région
et l’intégration des musulmans peuvent être masquées mais aussi bien
révélées par la crise de diabète du conseiller de secteur. C’est qu’elle leur
échappe 46, demeure d’un autre ordre et pourtant les oriente en ce qu’elle
semble leur permettre de se manifester 47. Ces remarques ne sont pas de
précaution. Elles indiquent nécessairement un glissement de méthode.
Si l’on s’en rapproche suffisamment, une crise ne peut être comprise
qu’en élargissant sa juridiction. Comment s’y (re)nouent des interactions
quotidiennes ? Comment s’y répètent, s’y prolongent, s’y refondent les
institutions qui définissent l’expérience normale d’une société ?

45. « Ceux qui sont restés dans la mosquée avaient déjà accepté de mourir »
(entretien, Mabare, 19 juillet 2006).
46. Pour une démonstration magistrale et absurde, voir Patrick Ourednik, Euro-
peana, une brêve histoire du XXI e siècle, Paris, Éditions Allia, 2004.
47. L’attention portée à ces micro-événements peut à la limite constituer uni-
quement une rationalisation a posteriori, autorisant l’enchaînement des faits
et permettant leur récit : « Les rationalisations a posteriori ne doivent pas faire
perdre de vue, par quelque illusion réaliste, que l’événement déclencheur se donne
dans la configuration d’un récit », Daniel Cefaï, Pourquoi se mobilise-t-on ? Les
théories de l’action collective, Paris, La Découverte-Mauss, 2007, p. 144.
503
Les musulmans de Mabare pendant le génocide rwandais

Résumons-nous. L’organisation de la résistance à Mabare a large-


ment dépassé les frontières de la communauté musulmane et relève de
nombreux autres facteurs : l’isolement relatif du secteur, la présence de
personnalités tutsies au sein de l’administration et du MRND, les doutes
quant à l’identité des assaillants, la décision prise par Sekimonyo d’orga-
niser sa défense, le prudent loyalisme de commerçants et dirigeants
locaux de partis dans ce contexte d’incertitude. Comme les autres habi-
tants de Mabare, les musulmans furent confrontés à ces pressions et à
ces doutes, mais y firent face en groupe. Ce qui garantit leur cohésion
pendant l’état d’exception que constitua le génocide repose sur les mêmes
fondements qui auparavant les marginalisaient : la rupture induite
par la conversion, cette seconde relation au monde, et le cercle inclusif
dans lequel elle maintient ses adeptes, ses prolongements dans les pra-
tiques quotidiennes.
La diversité des réseaux et des motifs engagés dans la défense de
Mabare ne permet pas d’évoquer une intention unanime, cristallisée un
temps par la peur des kiga, un autre par la défense des tutsis, de la
mosquée, de soi. Il ne s’agit pas ici de réduire l’intention au silence, de
ramener les représentations, leurs discours, au seul registre de la justifi-
cation. L’histoire de l’identité et celles des pratiques semblent suivre deux
cours parallèles et qui pourtant se reflètent l’un l’autre. Interrogés sur
les raisons de cette attitude collective, les musulmans que nous avons
rencontrés ont mis en avant la sourate du Coran citée plus haut. Encore
l’ont-ils fait discrètement, sous l’œil sourcilleux de l’imam. Car la cohé-
sion n’a pas survécu au génocide. En 1996, l’AMUR a investi la mosquée.
La situation de cohabitation entre les membres des deux associations,
qui prévalait dans les premières années, s’est vite muée en franche hosti-
lité : deux imams nommés pour la même mosquée, affrontements entre
fidèles... La justice rwandaise a été saisie et, en attendant que le jugement
soit prononcé, a fermé la mosquée. En 2003-2004, grâce à des fonds venus
de Rwamagana, l’AMUR a construit une nouvelle mosquée, d’un turquoise
flamboyant, quelques centaines de mètres au-dessus de l’ancienne. Les
membres d’Ansar Allah prient chez eux et se servent des terrains publics
pour les événements importants. Mais les conflits perturbent régulière-
ment cet apparent statu quo et concernent chaque utilisation du Coran 48.

48. Ainsi, le 28 août 2005, lors d’un mariage entre deux membres d’Ansar
Allah, l’AMUR fit irruption pour en empêcher la lecture et les policiers du
secteur durent intervenir pour mettre fin au pugilat qui s’en suivit.
504
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

L’histoire des musulmans de Mabare est le produit des conflits actuels


entre musulmans. Mais le moment de leur reconnaissance, de leur inté-
gration au reste des habitants, est également celui de leur éclatement
interne. L’AMUR, structure nationale, recueille les dividendes média-
tiques 49 de leur engagement pendant le génocide, lequel devient un motif
de conversion. Un islam pacifique, tolérant, ouvert, est mis en avant,
intégré à un discours global qui le réduit à son tour au rang de robin-
sonnade exotique. Pourtant, la sourate du Coran qui a donné son nom
à Ansar Allah évoquait déjà des ennemis, un combat, presque un état
de siège. Si les représentations sont l’objet de négociations permanentes,
elles n’en semblent pas moins s’articuler autour de thématiques pérennes.
Pour rendre compte de leur caractère proprement mobilisateur, il faudrait
pouvoir témoigner des ajustements des discours non pas lors des crises,
mais au contraire à travers la dissolution du quotidien, la naissance et la
mort lente des pratiques, la manière dont elles se dégradent et s’enlisent.

49. Dont l’intérêt d’un doctorant...


Conclusion
LE SAUVETAGE,
UNE NOTION RENOUVELÉE
Claire ANDRIEU

usqu’à présent, l’histoire des actes de sauvetage en situation de

J génocide a été beaucoup moins étudiée que celle des processus


génocidaires. Peut-être parce que ces derniers, entreprises étatiques,
ont produit des archives, alors que par définition, une action clandestine
ne laisse pas ou peu de traces. L’historiographie des temps génocidaires
est donc pour le moment déséquilibrée en faveur des abîmes où peut
sombrer l’humanité.

Un nouveau sens pour le mot sauvetage


Le phénomène du sauvetage est à ce point mal connu qu’on ne sait
comment le quantifier. On écrit parfois que les sauveteurs ont été bien
moins nombreux que les bourreaux, mais peut-on comparer des catégo-
ries aussi dissemblables ? Le génocide est le fait d’un État qui dispose
d’une armée et d’une administration nombreuse, et qui détient l’avantage
tactique de l’initiative. Les conditions du succès sont donc réunies. Mais
surtout, la tendance générale des individus étant d’obéir au régime en
vigueur, ou du moins de le laisser faire, la comparaison du nombre de
bourreaux et de leurs complices, avec celui des sauveteurs et de leurs
aides, n’a pas beaucoup de sens. Les suiveurs sont toujours déjà là : ils
constituent la norme. Phénomènes imprévus, les résistants forment une
506
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

anomalie. Si l’on tente malgré tout de comptabiliser les bourreaux et les


sauveteurs, on se heurte à la question de la définition. Si le bourreau
est celui qui tue effectivement ou laisse mourir par suite de mauvais
traitements, l’effectif de sa catégorie n’est pas très grand, du moins dans
le cas des génocides des arméniens et des juifs. Il suffit de quelques
soldats en armes pour convoyer et tuer des centaines, voire des milliers
de civils, alors que le sauvetage d’une famille est souvent le résultat
d’une chaîne d’acteurs individuels, dont les maillons, dans certains cas,
finissent par surpasser en nombre les protégés. L’extension que l’on
donne à la catégorie considérée peut ainsi changer le sens de l’éva-
luation. Par ailleurs, l’ampleur d’un génocide, estimée au nombre de
ses victimes, renseigne peu sur celle du sauvetage. Un État génocidaire
atteindra de toute façon son objectif puisqu’il dispose de l’initiative et
de la force armée. Or, parmi les victimes, on ne sait pas distinguer celles
qui ont, à un moment ou à un autre, bénéficié d’une aide quelconque
avant de tomber dans le piège du bourreau. Les sauvetages manqués
s’en trouvent effacés au profit des assassinats réussis.
En cherchant à identifier les paramètres constituant des sauveteurs,
nous avons commencé par mettre de côté les explications d’ordre psycho-
éducatif. Celles-ci ont joué un rôle important dans les années 1980, lors-
qu’on s’est efforcé de définir la « personnalité altruiste », selon le titre du
livre emblématique de ce courant (The Altruistic Personality. Rescuers
of Jews in Nazi Europe 1). Faisant appel à la psychologie, à la sociologie
et aux sciences de l’éducation, les auteurs du livre, Samuel et Pearl Oliner,
ont fondé en 1982, au sein de l’Université Humboldt de Californie, l’Insti-
tut d’étude de la personnalité altruiste et des comportements prosociaux.
Cette dernière expression, « prosocial behavior », n’a pas d’équivalent en
français et s’inscrit clairement dans la culture civique américaine de la
« socialization ». Nous avons souhaité renouveler l’approche de l’aide et
du sauvetage en nous écartant du registre de la morale et de la psycho-
sociologie pour nous appuyer sur un autre trio de disciplines, l’histoire, la
sociologie et la science politique. Au lieu de centrer l’enquête sur le sujet
et ses qualités, nous avons de préférence scruté les contraintes exté-
rieures à celui-ci, comme la géographie, la proximité d’avec les victimes,
la présence d’autres minorités, les modalités précises de la politique
génocidaire. Et, afin de ne pas procéder à des généralisations abusives

1. Samuel P. Oliner et Pearl M. Oliner, The Altruistic Personality. Rescuers of


Jews in Nazi Europe, avant-propos de Rabbi Harold M. Schulweis, New York
(N. Y.), The Free Press, 1988.
507
Conclusion

tirées d’un seul cas de génocide, nous avons misé sur la comparaison
de trois génocides. Ces décentrements successifs, du sujet vers les déter-
minants objectifs, et du seul génocide des juifs vers un ensemble de trois
cas, nous ont permis d’avancer dans la définition des actes de sauvetage.
Comme l’indique Jacques Sémelin dans l’introduction de cet ouvrage,
l’acception traditionnelle des mots « sauvetage » et « sauveteur » peut
paraître mal adaptée aux actions qui accompagnent le refus du génocide.
Le caractère ponctuel, unique et décisif du sauvetage en mer par une
équipe de sauveteurs s’applique mal à une chaîne d’actes individuels
accomplis parfois sans visibilité de la situation d’ensemble, et dans
laquelle les différents acteurs ignorent souvent les maillons qui les pré-
cèdent ou les suivent. Le caractère segmenté et étalé dans le temps du
sauvetage des êtres menacés de génocide donne au sauvetage un sens
nouveau. Pris dans cette seconde et nouvelle acception, ce terme est plus
adapté que celui d’aide, trop faible, ou de sauveur, trop connoté par la
religion. Nous avons donc adopté ce néologisme de sens.

Relativiser la notion de sauvetage


Presque chaque chapitre de ce volume suit un double mouvement
de déconstruction et de reconstruction de la notion de sauveteur. Cette
démarche aboutit à relativiser la notion mais aussi à l’étendre. L’ensemble
obtenu demeure cependant si hétérogène qu’on se demande si l’entre-
prise de catégorisation, nécessaire à la démarche scientifique, ne s’avère
pas impossible. Le caractère souvent très individuel d’un acte pourtant
répandu et donc socialement significatif rend incertaine son inscription
dans l’un des déterminants habituels de l’analyse des sociétés. Finale-
ment, que reste-t-il d’essentiel au sauvetage ?
La première limite à poser au sauvetage tient au fait qu’il ne rend
pas compte à lui seul de la survie des victimes. Cette question prend son
origine dans la comparaison des taux de survie des juifs dans les diffé-
rents pays occupés. Il se trouve que la France est avec l’Italie le pays
où le taux de survie a été le plus élevé (deux tiers à trois quarts de
survivants). L’étendue du territoire français et l’existence d’une « zone
libre » jusqu’en novembre 1942 ont certainement facilité la fuite des
persécutés, de même que la moindre violence de l’oppression nazie à
l’Ouest par rapport à l’Est de l’Europe. Mais avec ces effets de structure,
il faut aussi prendre en compte l’initiative propre des juifs, leurs tactiques
508
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

de cache et d’autosauvetage. Même à Varsovie, Gunnar Paulsson a


montré qu’environ un tiers des juifs survivant en 1943, à la veille de
l’insurrection du ghetto, vivaient dans la partie « aryenne » de la ville 2.
Cette situation révèle la part de l’initiative revenant aux victimes dans
leur survie. Rendre aux victimes leur autonomie d’action, c’est modifier
l’image répandue de l’impuissance, ou de la passivité complète de celles-
ci. C’est aussi complexifier l’analyse du sauveteur qui n’est pas forcément
extérieur à la communauté persécutée. On commence à mieux connaître
l’action des réseaux juifs de sauvetage d’enfants en France ou des
groupes de partisans juifs des forêts de Biélorussie, mais l’autosauvetage
des arméniens ou des tutsis attend encore d’être étudié. Il reste en outre
un champ de recherches tout à fait inexploré, celui du processus de déci-
sion qui conduit à l’appel à l’aide. Toutes les victimes n’ont pas demandé
à être aidées, pour de multiples raisons. Certaines n’ont pas mesuré le
danger, d’autres n’ont pu se détacher du système de valeurs qui gouver-
nait leur vie et qu’il aurait fallu mettre entre parenthèses pour agir. Des
principes aussi divers que le légalisme, le caractère sacré de la famille
ou le réflexe identitaire freinaient le passage à l’acte d’autosauvetage.
Il fallait avoir une conscience claire du risque de mort pour prendre la
décision inhumaine de se séparer de ses enfants. En outre, le plus sou-
vent, il fallait accepter de les confier à « l’autre », une famille d’un autre
groupe ethnoculturel, turc, chrétien ou hutu. De ce dernier point de vue,
on peut émettre l’hypothèse qu’en France, la culture universaliste et assi-
milationniste de la Troisième République a facilité l’expression de la
demande d’aide.
Si le « sauvé » n’est pas totalement impuissant, le sauveteur n’est pas
tout-puissant non plus. Son intervention se joue dans l’interaction avec
le protégé. La réussite du sauvetage s’inscrit dans ce principe de cores-
ponsabilité. Dans une communication au colloque qui n’a pu être retenue
dans cet ouvrage, Mateusz Szpytma a analysé l’assassinat par la gendar-
merie allemande des seize habitants d’une ferme du village polonais de
Markowa, le 24 mars 1944 3. Huit hommes et femmes persécutés avaient
trouvé refuge auprès d’un couple de fermiers tanneurs. Par suite d’une
dénonciation, le fermier, sa femme enceinte et leurs six enfants ont été

2. Gunnar S. Paulsson, Secret City : The Hidden Jews of Warsaw, 1940-1945,


New Haven (Conn.), Yale University Press, 2002.
3. Mateusz Szpytma, « The Concealment of Jews in Markowa during the Second
World War and the Tragic Consequences Thereof for the Polish Ulma Family
and the Szal and Goldman Families, Whom the Former Attempted to Save »,
communication au colloque Pratiques de sauvetages en situations génocidaires.
Perspectives comparatives, Paris, Sciences Po, décembre 2006.
509
Conclusion

tués sur place avec leurs huit hôtes. Le dénonciateur, membre de la police
polonaise, avait auparavant caché certains des juifs qui se trouvaient
dans la ferme. De sauveteur, il était donc passé dans le camp des bour-
reaux. Et cela lui avait été possible en raison de l’imprudence de ses
anciens protégés qui avaient continué d’entretenir des relations avec lui
après qu’il les eut chassés lorsque le danger de la répression s’était accru.
Il fut exécuté par la Résistance polonaise en septembre 1944. En sens
inverse, les persécutés sont dans la dépendance du sauveteur et de son
habileté à cacher sa nouvelle maisonnée. Comment tenir secrète l’aug-
mentation des achats de nourriture nécessités par ces hôtes clandestins ?
Les villageois de Markowa avaient certainement remarqué l’ampleur nou-
velle des achats de la fermière, sans parler de l’augmentation du nombre
de peaux tannées par le fermier. Ces témoins se sont-ils tus ? Pour les
dix-sept autres juifs du village qui y ont survécu cachés (sur une popula-
tion juive initiale d’environ cent vingt personnes), on peut l’affirmer.
Cet exemple suggère à la fois une limite et un élargissement possibles
du corpus des sauveteurs. En premier lieu, l’opposition bourreau/sauve-
teur n’est pas absolue. Dans le cadre du génocide arménien, à Mardin
notamment, on a aussi constaté des cas d’inversion du comportement.
À la bienveillance et à la protection peut succéder, sous la pression des
événements ou d’une menace précise, et parfois même sans raison identi-
fiée, la dénonciation, voire le meurtre. C’est peut-être le génocide rwandais,
souvent perpétré par des civils sur d’autres civils, qui a suscité le plus
de sauveteurs-tueurs. Le sauveteur n’est donc pas forcément doté d’une
« personnalité » stable. Inversement, le bourreau par position, comme tout
Allemand sous uniforme dans l’Europe occupée, n’agit pas nécessairement
dans le sens attendu. Gunnar Paulsson signale des cas de sauvetages
en nombre réalisés par des Allemands en Pologne. Tout magistrat ou
fonctionnaire, d’autorité ou non, ne peut pas non plus être rangé sans
précaution dans la catégorie des bourreaux. Sa position lui permet de
prévenir les victimes de l’imminence de l’arrestation, et de ralentir ou
limiter l’exécution des ordres sous divers prétextes. Dans le vilayet de
Diarbékir, en 1915, près de la moitié des sous-préfets ont été tués ou
démis de leurs fonctions pour avoir résisté aux ordres d’exécution et de
déportation. Dans la France de Vichy aussi, des policiers, des préfets et
des maires ont tenté de limiter le nombre des déportés. À Nancy, en
juillet 1942, une équipe de policiers a prévenu les 400 juifs de la ville
de la rafle imminente. Le chef du bureau des étrangers du commissariat
de police et son adjoint ont reçu de Yad Vashem le titre de Juste parmi
les nations. Même au Rwanda, où le génocide eut la soudaineté d’un
510
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

ouragan, des bourgmestres et au moins un préfet ont tenté de s’inter-


poser. Leur résistance n’a duré que quelques jours, soit qu’ils aient été
tués comme le préfet de Butare et plusieurs bourgmestres, soit qu’ils aient
fui, soit encore qu’ils aient cédé, voire participé à leur tour, à la vague
de violence 4.

Élargir la notion
L’histoire de Markowa souligne aussi l’importance du rôle du témoin.
C’est l’un des apports de cet ouvrage que de rompre avec la vulgate qui
tend à faire de la triade « bourreau-victime-témoin » la clé de compréhen-
sion des génocides, en faisant peser sur le « témoin » la coresponsabilité
du crime. Dans ce cadre de pensée, le témoin finit par désigner l’ensemble
de la population non victime du génocide. Cette simplification vient
peut-être d’un usage erroné du titre de l’ouvrage de Raul Hilberg, Exécu-
teurs, victimes, témoins 5. Dans les témoins, Hilberg inclut pourtant les
sauveteurs. En fait, le sauvetage s’analyse dans une relation quadrangu-
laire entre le bourreau, la victime, le sauveteur et le témoin. Le témoin
est celui qui sait – ce qui limite déjà le champ de cette catégorie –, sans
être partie prenante de l’action. Il a vu passer des pourchassés ou il sait
que telle ou telle maison en abrite certains. Selon qu’il se tait ou qu’il
parle, il se place dans le camp des bourreaux ou dans celui des sauve-
teurs. Ici intervient une donnée sociopolitique variable selon les pays,
la propension à s’adresser aux autorités pour signaler des infractions
constatées. L’acte de dénonciation qui est valorisé dans certaines cultures
nationales est dévalorisé dans d’autres. Les traditions de contrebande ou
de fraude, les habitudes diverses d’indiscipline citoyenne peuvent faci-
liter une certaine loi du silence qui vient au secours des persécutés et
de leurs aides. Puisque le témoin détient ainsi un pouvoir décisif dans
le processus du sauvetage, le cercle de la société impliquée dans celui-
ci se trouve considérablement élargi. La frontière entre les sauveteurs et
les témoins silencieux n’est pas tranchée.

4. Cf. les chapitres 11, 20 et 23 du présent ouvrage ; et François Boulet, « Pré-


fets et gendarmes face aux montagnes-refuges des Cévennes au Vercors (1940-
1944) », dans Patrick Cabanel et Laurent Gervereau (dir.), La Deuxième Guerre
mondiale, des terres de refuge aux musées, Le Chambon-sur-Lignon, Sivom
Vivarais-Lignon, 2003, p. 153-205.
5. Raul Hilberg, Exécuteurs, victimes, témoins, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
1994.
511
Conclusion

Cet ouvrage prend le parti d’élargir la notion de sauvetage en levant


diverses frontières autrefois posées à sa définition. Par exemple, le sau-
vetage n’est pas forcément une activité à hauts risques menée dans
l’illégalité. Une illustration nous en est donnée par les nombreux enlève-
ments de femmes et d’enfants arméniens qui eurent lieu lors des marches
de la mort vers le désert de Syrie. Ces rapts étaient légaux en ce sens
qu’ils étaient tolérés par les Ottomans. Les victimes, forcées de se conver-
tir et réduites en esclavage, avaient néanmoins la vie sauve. En 1940-
1942 en France, les démarches multiples entreprises par l’Américain
Varian Fry puis par l’OSE pour obtenir des visas pour les États-Unis
constituent aussi une tentative de sauvetage légal. Il en va de même
pour le travail accompli par l’OSE pour obtenir l’autorisation de faire
sortir les enfants des camps d’internement de juifs étrangers. Une autre
restriction à la qualification de sauvetage que ce volume propose de lever
réside dans le caractère intéressé de l’action. L’exigence d’une action
désintéressée a été posée par la loi israélienne qui a défini le Juste parmi
les nations en 1953, mais il paraît difficile de limiter le sauvetage
à l’aide non rémunérée. L’accueil d’une famille ou d’enfants représente
évidemment une charge. Et, en France du moins, bien des enfants ont
été accueillis de manière rémunérée dans des foyers qui avaient l’habi-
tude d’en recevoir dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance. Ce fut le
cas au Chambon-sur-Lignon, notamment. Ce village de 3 000 habitants
cacha plusieurs centaines d’enfants juifs pendant l’Occupation. En outre,
même accompagné de chantage ou d’extorsion de fonds, l’hébergement
clandestin reste une forme de sauvetage. Le classement des sauveteurs
désintéressés, des exploiteurs et des profiteurs dans une même catégorie
peut paraître paradoxal, mais si le sauveteur est celui qui préserve la vie
des victimes, ses intentions et les modalités de son action n’ont qu’une
importance seconde. En revanche, un sauveteur-profiteur qui finit par
tuer ses hôtes pour achever de les dévaliser ou parce qu’ils n’ont plus
d’argent, comme cela s’est produit dans les trois cas de génocides étudiés,
se classe parmi les sauveteurs-bourreaux.
La question se pose aussi d’étendre la notion de sauvetage à l’avant-
génocide ou à l’après. Cette extension étant plus problématique, nous
avons préféré limiter le sauvetage à la période du génocide. Une exten-
sion en amont pose aussitôt la question du déterminisme en histoire. La
combinaison de la révolution jeune-turque en 1908 et des effets de la
guerre de 1914 sur l’Empire ottoman était-elle destinée à produire le
génocide des arméniens ? L’arrivée de Hitler au pouvoir a-t-elle ouvert
512
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

une voie irréversible vers le génocide, ou est-ce même le Sonderweg alle-


mand entamé selon certains au XIXe siècle, qui a conduit inexorablement
à ce résultat ? Le génocide rwandais était-il inscrit dans l’histoire de ce
pays dès 1916, lorsque la Belgique a imposé un système colonial qui
privilégiait l’ethnie tutsie sur l’ethnie hutue ? C’est seulement dans le
cadre d’une vision téléologique de l’histoire que l’on pourrait faire débu-
ter le sauvetage avant le déclenchement du génocide, en incluant dans
celui-là les manifestations d’opposition à l’avènement de telle ou telle
forme de gouvernement. La part d’interprétation et d’anachronisme que
la démarche comporterait l’invalide d’avance.
Il faut bien constater que même la Convention pour la prévention et
la répression du crime de génocide, adoptée par l’ONU en 1948, n’a défini
d’autres mesures de « prévention » que la punition du crime, en misant
sans doute sur l’effet dissuasif de la peine. L’expérience du génocide des
tutsis a montré l’insuffisance du procédé. À l’autre extrémité du géno-
cide, en aval, se pose la question de la survie après le génocide. Dans
l’Empire ottoman, dès l’achèvement de la grande déportation, en août
1915, des syriens catholiques et même des musulmans ont commencé
à racheter les nouveaux esclaves arméniens pour leur rendre leur liberté.
Étaient-ce des sauveteurs ? Autre élargissement possible de la notion de
sauvetage : les survivants des trois génocides, et notamment les respon-
sables des maisons de l’enfance de l’OSE, ont témoigné du « poison de
la souffrance » et des sauvetages d’un autre type qu’il a fallu mettre en
œuvre pour aider les victimes à vivre.

Le sauvetage,
produit de la société ordinaire ?

On voit que « l’essence » du sauvetage est difficile à saisir. Fait social


multifactoriel et multiforme, impliquant une pluralité d’acteurs dont
certains sont instables, le sauvetage s’inscrit-il néanmoins dans les
déterminants ordinaires de l’analyse historique et sociologique ? Peut-
on repérer un ou deux paramètres majeurs en s’aidant des outils habi-
tuels de la recherche en sciences humaines ?
Les tentatives d’études de la composition socioprofessionnelle des
sauveteurs sont pour le moment trop parcellaires pour être parfaitement
probantes. Soit elles reposent sur une connaissance limitée du corpus,
513
Conclusion

soit les effectifs examinés sont trop modestes 6. L’étude la plus fine
demeure celle de Nechama Tec 7. Limitée aux sauveteurs altruistes de
Pologne, son analyse conclut à l’hétérogénéité de ceux-ci en termes de
classe sociale, de niveau d’instruction, d’engagement politique, de
croyance religieuse et même de degré d’antisémitisme. Aucun des para-
mètres usuels de la prédictibilité des comportements sociaux ne lui paraît
déterminant. En l’état actuel des connaissances, cette voie de compré-
hension est une impasse, et l’extrême diversité des sauveteurs rencontrés
dans le présent ouvrage semble confirmer le constat.
L’économie du sauvetage pourrait-elle étayer un savoir plus cons-
truit ? Le financement des réseaux de sauvetage est jusqu’à présent assez
mal étudié, mais, entrepris systématiquement, il ferait apparaître les
forces sociales, locales ou internationales, qui se sont attachées à la
protection des persécutés. Les Églises et les ordres religieux ont joué un
rôle, notamment. Dans l’Empire ottoman, Beatrice Rohner, missionnaire
suisse d’un ordre protestant allemand, monta à Alep, au prix de mille
difficultés, un orphelinat et un service d’assistance aux arméniens. Elle
recevait des fonds de son ordre, mais aussi du Protestant American Board
of Commissioners of Foreign Missions, du tout récent Near East Relief,
et du Comité de secours de Bâle : toutes organisations qui, insérées dans
leurs sociétés respectives, représentaient des forces financières. On peut
aussi s’interroger sur le mode de financement de l’hébergement offert
par l’Église ou certains ordres religieux en France, durant la Seconde
Guerre mondiale. Par exemple, le diocèse de Nice a-t-il pris sur ses fonds
lorsque Mgr Rémond donna instruction aux établissements catholiques
de son ressort de cacher les quelque 500 enfants du réseau Abadi ?
L’approche par les finances réinsère l’analyse du sauvetage dans la
société préexistante. Ainsi le Joint, l’American Jewish Joint Distribution
Committee qui existait depuis 1914 comme organisation d’aide aux juifs
de l’étranger, a-t-il puissamment contribué à financer l’hébergement
clandestin des juifs en France. De même l’American Friends Service
Committee, une organisation caritative quaker qui était déjà intervenue
en Europe pendant la Première Guerre mondiale, a fourni une importante
aide matérielle et morale aux juifs réfugiés ou internés en zone sud.

6. Lucien Lazare, Le Livre des Justes. Histoire du sauvetage des juifs par des
non-juifs en France, 1940-1944, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1996 ; Samuel
P. Oliner et Pearl M. Oliner, The Altruistic Personality, op. cit., p. 279 et 325.
7. Nechama Tec, « Qui a osé sauver des juifs et pourquoi ? », chapitre 6 du
présent ouvrage, et When Light Pierced the Darkness : Christian Rescue of Jews
in Nazi-Occupied Poland, Oxford, Oxford University Press, 1986.
514
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

L’outil par excellence de la discipline historique, la périodisation,


apporte aussi des éclairages sur les conditions du sauvetage. Chaque
génocide s’opère dans une temporalité particulière. Le génocide des
arméniens commence par le meurtre des hommes, sur place ou non loin
de leur lieu de résidence, et se poursuit par la déportation à pied des
femmes et des enfants. Chacune de ces situations engendre un type de
sauvetage différent. La rapidité avec laquelle les hommes sont massacrés
entrave l’organisation du sauvetage tandis que les marches de la mort
laissent quelques opportunités, de même que le stationnement dans les
camps de concentration de Ras ul-Ayn et Der Zor, dans le désert de
Syrie. En 1942-1944 en France, le temps nécessaire au rassemblement
des victimes et à l’organisation de la déportation a, de même, servi les
sauveteurs. Ce sont les grandes rafles de l’été 1942 qui ont réveillé
l’opinion, suscité les premières protestations publiques et déclenché des
actions de sauvetage émanant de milieux extérieurs aux persécutés. Mais
si le génocide est commis sur place, le sauvetage devient extrêmement
difficile. De ce point de vue, le cas de l’URSS envahie et celui du Rwanda
se rejoignent. Du fait de son déroulement rapide, l’assassinat sur place
ou sur des lieux de rassemblement proches de la résidence des victimes
laisse peu de marge d’action aux sauveteurs.
Ces données sociales, économiques ou chronologiques aident à
comprendre le sauvetage, mais elles ne suffisent pas à dresser le portrait
type du sauveteur ni même de l’acte de sauvetage. L’entreprise de catégo-
risation se révélerait-elle impossible ? On pourrait citer d’autres facteurs
du sauvetage, mais ils sont souvent à double sens. Par exemple, le sauve-
tage peut correspondre à la poursuite, dans d’autres circonstances, d’une
activité antérieure au génocide. C’est le cas pour l’activité des passeurs
des zones frontières, notamment. Ou bien pour certaines pratiques locales
en rupture avec l’environnement national. Ainsi l’action des kurdes
yézidis, secte musulmane retranchée vivant dans le Sindjar – un massif
montagneux situé au-dessus du désert de Mésopotamie – s’inscrit-elle
dans la continuité de leur tradition d’accueil des chrétiens. En 1915, des
réseaux d’évasion se sont organisés pour aider les arméniens à gagner
cette montagne. Le cheikh kurde yézidi, Hammo Chero, a abrité et nourri
plusieurs milliers de réfugiés. Mais la poursuite de comportements coutu-
miers peut aussi jouer en faveur du génocide, comme le montre l’obéis-
sance des fonctionnaires et des soldats aux ordres, fussent-ils meurtriers.
L’appartenance à une minorité n’est pas non plus une garantie de soli-
darité avec la minorité persécutée. L’exemple du bon accueil fait par les
kurdes yézidis aux arméniens constitue une exception parmi les kurdes,
515
Conclusion

qui ont en général participé au génocide des arméniens. De même, pen-


dant l’occupation nazie, des tatars de Biélorussie ont protégé des juifs.
Ils étaient souvent maltraités par l’occupant qui les assimilait parfois à
des juifs 8. Mais des groupes tatars collaborationnistes se sont également
formés, infirmant par là la thèse de la propension à l’entraide chez les
minorités. Le cas des protestants de France et des musulmans du Rwanda,
très minoritaires dans ces pays, est sans doute moins ambivalent.

La société du sauvetage,
une société du risque
Il reste à examiner ce qui pourrait constituer la spécificité du sauve-
teur : l’acceptation d’un risque parfois ou souvent mortel, pour lui et sa
famille. Le risque encouru était vital et flagrant durant le génocide rwan-
dais qui était parfois commis au porte-à-porte par des milices et des
forces armées, avec la complicité d’indicateurs locaux. Le danger était
aussi mortel et patent dans l’Europe nazie de l’Est. Il devint sérieux aux
Pays-Bas, lorsqu’à partir du second semestre 1943, les sauveteurs furent
menacés de six mois de camp de concentration. Il l’était moins en France,
sauf par endroits, comme dans le Dauphiné entre septembre 1943 et mars
1944, lors de l’action Brunner. Et il fut souvent mortel pour les sujets
de l’Empire ottoman. Mais même lorsque le risque n’était pas vital, ou
n’était pas perçu comme tel, le fait d’enfreindre la politique de l’État
en « recelant » des fugitifs représentait une transgression notable, qui en
entraînait d’autres destinées à assurer le ravitaillement et les soins dus
aux hébergés. C’est probablement la dimension du risque qui réunit le
plus grand nombre de sauveteurs, avec l’appréhension qu’elle engendre
et qu’ils ont surmontée par des comportements variés allant de l’intéres-
sement au désintéressement et au sacrifice.
Il serait excessif de parler d’une « société du sauvetage » ou d’une
« société du risque » si le mot « société » devait évoquer un milieu stable
et enraciné. Mais, incluant les sauveteurs et les persécutés, la société du
sauvetage est aussi une société du risque à un autre titre. Le risque ne

8. Sergey A. Kizima, « If One Minority Helps the Other One. The Example
of Tatars and Jews during the Nazi Occupation in Belarus », communication
au colloque Pratiques de sauvetages en situations génocidaires. Perspectives
comparatives, Paris, Sciences Po, décembre 2006.
516
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

se limite pas à la seule prise de risque par les sauveteurs ou par les per-
sécutés. Les uns comme les autres ont une connaissance, une prescience,
voire un simple pressentiment, du risque majeur qui les menace ensemble :
la destruction active de l’humanité comme principe. Une perception nette
ou confuse de la catastrophe en cours les réunit à un moment où leur
clairvoyance ou leur sensibilité n’est pas universellement partagée. Il y
a société du risque au double sens du terme.
Cette recherche collective et comparée a réinséré le sauveteur dans
une société et dans l’épaisseur de l’histoire. Il est clair que le sauveteur
modèle, celui qu’on appelle parfois le « Juste », n’est pas le seul de sa
catégorie, loin de là. Il ne s’agit pas, cependant, de « déconstruire le
mythe du sauveteur » car, si mythe il y a, il se fonde sur la répétition
effective d’un phénomène, le sacrifice d’individus qui ont préféré encou-
rir la mort plutôt que de laisser détruire le principe d’humanité. Les
exemples exemplaires fourmillent en ce sens dans les trois génocides.
Le cas de Sula Karuhimbi est déjà connu, mais nous le mentionnerons
ici car il montre l’universalité du principe de sauvetage par-delà les fron-
tières nationales, économiques, sociales ou culturelles. Cette vieille femme
de 75 ans, modeste guérisseuse à Musamo, un hameau du Rwanda,
réussit à cacher dans son étable une vingtaine de tutsis sur la durée
du génocide, malgré les menaces répétées de bandes de tueurs. Elle les
chassait en les menaçant d’attirer sur eux les esprits malfaisants. Même
les offres d’argent ne la firent pas changer d’avis 9. Si le nombre des
victimes de la répression du sauvetage n’est pas connu et si la grande
majorité des sauveteurs des trois génocides a vraisemblablement survécu,
il est de fait que le sauveteur ou la sauveteuse idéal(e), désintéressé(e)
et humain(e) jusqu’au sacrifice de sa vie, a bien existé. Il ou elle repré-
sente la civilisation, fût-elle archaïque ou moderne, rurale ou industrielle.
Mais il faut bien conclure que l’équation du sauveteur reste à décou-
vrir. Ni essentiellement bon puisqu’il peut changer de rôle brutalement
ou profiter sans vergogne de sa situation, ni seul auteur de son action
puisque le sauvetage s’accomplit dans une configuration sociale complexe,
ni socialement prédéterminé, le sauveteur reste-t-il indéfinissable ? Plu-
tôt qu’une catégorie, l’ensemble des sauveteurs ressemble à ce que les
statisticiens appellent un phénomène stochastique, dont le déterminisme
n’est pas absolu et qui provient pour partie du hasard, comme par exemple
le hasard de s’être trouvé sur le chemin d’une victime. Bien qu’aucun

9. Voir Lee Ann Fujii, « Sauveteurs et sauveteurs-tueurs durant le génocide


rwandais », chapitre 9 du présent ouvrage.
517
Conclusion

geste du sauveteur ne soit entièrement régi par le hasard, les facteurs


de son action sont si nombreux et leurs interactions si complexes qu’on
ne peut espérer construire un système unique et cohérent d’explication
du sauvetage. En revanche, à l’échelle de chaque génocide, on observe
l’apparition d’une société de sauveteurs, segmentée, voire atomisée, et
instable, mais constante. Si aléatoire qu’elle puisse paraître dans le
détail, cette société disparate et dispersée n’en représente pas moins un
fait historique.
Bibliographie
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Abdülhalik (Mustafa) : 213, 388 truction (Karen Hayessod) : 316
Administration militaire allemande Atıf bey : 215
(Militärbefehlshaber in Frankreich) : Azéma (Vincent) : 74, 283
78, 435
Ador (Gustave) : 241 Baerwald (Paul) : 306, 320
Aga Azizoglu (Mustafa) : 214 Bagh effendi : 195
Agence juive pour la Palestine : 318 Bahaeddin (Chakir) : 58, 209, 210
Akayesu (Jean-Paul) : 347, 354, 355, Bajyanama (Augustin) : 366
357 Barrès (Maurice) : 451
Akçam (Taner) : 187, 217 Bauernfeind (Hans) : 214
Ali (Batti) : 405 Baur (André) : 415, 416
Ali (Fuad) : 390 BBC (British Broadcasting Corpora-
Ali (Souad) : 219 tion) : 106, 109, 111, 184, 325, 326,
Ali (Suad) : 219 328-331, 333-338, 340-342
Ali bey (Mehmed) : 212 Bedreddine (Ibrahim) : 402
Alliance israélite universelle : 406 Bejski (Moshe) : 186
Alliés : 71-74, 76-79, 150, 155, 250, Berr (Hélène) : 418
292, 325, 326, 327, 329, 337, 338, Bethmann-Hollweg (Theobald von) :
339, 340, 341, 343, 472 387, 391, 392
American Committee for Armenian Bettex (pasteur) : 445
and Syrian Relief (Near East Bèze (Théodore de) : 448
Relief) : 190, 202, 389, 398, 513 Blank (Karl) : 386
American Jewish Joint Distribution Bloch (Marc) : 102, 274
Committee (JDC) : 152, 182, 257, Blum (Léon) : 110, 111, 316
260, 263, 264, 267, 268, 271, 275, Boegner (pasteur Marc) : 440, 449
305-324, 416, 423, 513 Boos (pasteur Jan van den) : 473
Amitié chrétienne : 74, 79, 115, 380, Borel (René) : 420
423, 440, 441 Born (Frédéric) : 242
Andry (Georges) : 417 Bousquet (René) : 79, 135, 268, 285
Armalé (père) : 404 Bramesfeld (Else) : 482, 484, 485
Armée juive (La Main forte, B’nei Brandt (Trude) : 481, 485
David, Organisation juive de Braun (père Roger) : 49
combat) : 313, 314, 316, 317, 320, Braunschweig (Saly) : 251
323 Brener (Maurice) : 314, 317, 321, 322,
Arnold (Matthew) : 455 417, 420
Aron (Raymond) : 102 British Political Warfare Executive
Association des musulmans du (PWE) : 329, 333, 334, 336, 337
Rwanda (AMUR) : 495 Brooks (Howard) : 114
Association nationale des ex-déportés Broughey (Peter) : 336
politiques (ANED, Italie) : 159 Brousson (Claude) : 449
542
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Brull (colonel) : 417 Comité national des unions chré-


Brunner (Aloïs) : 80, 183, 291-295, tiennes des jeunes de France : 295
297, 299-302, 515 Comité national français : 327
Brunswick (Joseph) : 271 Comité OSE en Amérique (Amerose) :
Büll (Hedwig) : 394 267
Bund : 326, 379, 380, 475-490 Comité pour la célébration du dixième
Bunel (Lucien, père Jacques en reli- anniversaire de la Libération : 158
gion) : 80 Comité pour les réfugiés juifs : 281
Burckhardt (Carl J.) : 240, 251 Comité Union et Progrès (CUP) : 58-67,
195, 205, 208, 210, 211, 215-217,
Calvin (Jean) : 447, 448 223, 224, 228, 229, 399
Cantoni (Raffaele) : 155 Commissariat général aux Questions
Cassin (René) : 419 juives (CGQJ) : 135-141, 144
Cemal Sagiroglu (Sabit) : 213 Commission des camps des œuvres
Çetin (Fethiye) : 231 israélites d’assistance aux réfu-
Cevdet bey : 209, 211, 218 giés : 270
Chah (Ibrahim) : 215 Commission pour le mémorial : 350
Chaigneau (Jean) : 140 Committee for the Gardens of the
Chaillet (révérend père Pierre) : 79, Righteous Worldwide : 203
380, 440 Compagnons de France : 295
Chakir : 402 Congrès juif mondial (CJM) (World
Chaumet (capitaine) : 421 Jewish Congress) : 103, 115, 250,
Chero (Hammo) : 407, 408, 514 251, 254, 306, 316, 317, 318, 320,
Chevalley-Sabatier (Lucie) : 419, 436 323, 324, 327
Chevrier (Jules Félix) : 421 Conseil national de la Résistance : 75
Cohen (Hermann) : 478 Conseil représentatif des israélites de
Colijn (Hendrik) : 460, 461, 463 France (CRIF) : 275
Combat : 108-110, 113, 270 Consistoire central israélite de France :
Comenius (Jean-Amos) : 450 275, 313, 315, 411, 413, 416
Comète : 74 Croix-Rouge suisse : 249
Comité Amelot : 74, 115 Croux (Paul) : 302
Comité d’action pour le sauvetage des Curtet (pasteur) : 445
enfants : 272
Comité d’action pour les enfants réfu- Darcissac (Roger) : 80, 445
giés en France non occupée : 264 Dauphin (Edmond) : 421, 422
Comité d’assistance aux réfugiés : 315 Davis (Ish dit Peter) : 467, 468
Comité de défense des juifs (CDJ) : 281 Davis (Leslie) : 188, 213, 214
Comité de Nîmes : 268, 270, 310 Deltour (Yvonne) : 48
Comité de recherche des déportés juifs Démocratie chrétienne (DC) : 154, 160
(CRDE, Italie) : 151, 157 Desbons (Jean) : 140, 143
Comité de sauvetage des enfants : 268 Devaux (révérend père Théomir) : 419,
Comité français pour Yad Vashem 436
(CFYV) : 427, 434, 441 Didier (Roland) : 420
Comité international de la Croix- Dink (Hrant) : 187
Rouge (CICR) : 182, 235-245, 249- Djevdet bey : 192
251 Donati (Angelo) : 293, 294
Comité israélite pour les enfants Douwes (Arnold) : 445, 458, 461, 464,
venant d’Allemagne et d’Europe 466-471, 473
centrale : 267 Drumont (Édouard) : 451
543
Index des noms

Éclaireurs israélites de France (EIF) : Gereformeerde Kerk (Église calviniste


257, 298, 416 orthodoxe néerlandaise) : 463, 468,
Éclaireurs unionistes de France : 295 471
Edinger (Georges) : 415 Gerlier (cardinal Pierre) : 106, 288, 423
Éducation physique : 294, 478, 479 Gerson (Tove) : 481
Eichmann (Adolf) : 21, 41, 42, 148, Grand séminaire de Nyakibanda : 364,
150, 162, 292, 294, 302, 339 366, 369
Einsatzgruppen : 326 Guiolet (Jean) : 138, 139
Einstein (Albert) : 260, 265, 276 Gurvic (Lazare) : 263, 265
Elia (Raoul) : 159 Gutmann (Claude) : 294, 295
Entraide temporaire : 418, 419, 436,
437 Habyarimana (Jean-Baptiste) : 362
Enver Pacha : 192 Habyarimana (Juvénal) : 169, 173, 348,
Escarra (Jean) : 104, 105 362, 492, 498, 500
Eskidjian (Hovhannes) : 390, 394 Haguenau (Marc) : 298
Haïdar (Ali) : 406
Hakkı bey (Ibrahim) : 212
Faik Ali bey : 216 Hakkı bey (Ismail) : 218
Falchi (Mario) : 453 Halide (Edib) : 393
Falkenhausen (Alexander von) : 282 Hamdi bey (Mehmed) : 212
Febvre (Lucien) : 102 Hamon (Léo) : 105
Fédération des jeunes juifs italiens Hauben (Herta) : 297
(FGEI) : 161 Hautval (Adelaïde) : 80
Fédération des sociétés juives de Helpers : 71, 75-78
France (FSJF) : 313-317 Hermann (Nahum) : 316
Fédération protestante de France : Hervormde Kerk (Église protestante
450, 454 néerlandaise officielle) : 463
Fehmi bey : 218 Hillesum (Etty) : 204
Ferik bey : 212 Hilmi bey : 211, 404
Fisera (Josef) : 450 Hilmi Filibeli (Ahmed) : 209
Fisher (Ariel, Joseph) : 307, 316, 323 Hitler (Adolf) : 101, 102, 109, 143, 252,
Fonds national juif (KKL) : 316 261, 325, 460, 490, 511
Foreign Office : 327-329, 336-338 Hocazâde Rasık (famille) : 217
Franc-Tireur : 107, 109 Hoffnung (Marthe) : 99
Frenay (Henri) : 105, 109 Horthy (amiral) : 337, 339
Fresco (Raymond) : 295 Huber (Max) : 241, 242
Front patriotique rwandais (FPR) : 167, Hülfsbund für christliches Liebeswerk
169, 171-173, 349-351, 354, 356- im Orient : 380, 383, 385, 386,
358, 362, 367-370, 373 388, 394
Hus (Jean) : 450

Gaillard (Philippe) : 244 Institut d’étude des questions juives et


Gamzon (Robert) : 416, 417 ethnoraciales (IEQJ) : 137
Gans (Lou dit Herman) : 467, 468, 470 Interahamwe : 170, 171, 177, 352, 354,
Garabed (de Marache) : 390, 395, 396 355, 362, 363, 372, 498, 499
Garel (Georges) : 270, 271, 423 Israël (État d’) : 36, 40, 42, 43, 46-52,
Gaudefroy (Pauline) : 47, 48 75, 76, 111, 150, 155, 157, 158,
Gaulle (Charles de) : 105, 111, 253 261, 276, 456, 457
Geissmann (Raymond) : 423 Israelowicz (Leo) : 414
544
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Jackson (Jesse) : 190, 207, 389 Lambert (Raymond-Raoul) : 313, 314,


Jacob (Lisa) : 477, 480-483 414, 417, 420, 421
Jacobs (Artur) : 475-479, 482-484, Lambert (Ruth) : 272-274
485, 487-489 Landelijke Knockploegen (LKP) : 468
Jacobs (Dore) : 477-479, 481, 482, Landelijke Organisatie voor Hulp aan
484-486 Onderduikers (LO) : 468
Jarblum (Marc) : 316-318, 320, 322 Lauterborn (Felix) : 285
Jefroykin (Israël) : 313 Law (Derek) : 328
Jefroykin (Jules) : 182, 305, 311-316, Lazard (Didier) : 417
319-324 Léon (Frédéric) : 419
Jelal bey : 388 Léons (Max Nico) : 462, 466-470, 472
Jemal Pacha : 381, 383, 384, 388, Lepsius (Dr Johannes) : 186, 385
393, 398 Lévy (Gaston) : 422
Jensen (Anna) : 388 Lévy (Paul) : 418
Jezler (Robert) : 253 Libération : 107, 108, 109, 492
Jordan (Hannah) : 481 Liman von Sanders (général Otto) : 217
Judenrat : 332, 339, 412, 413 Loinger (Georges) : 271, 421
Justes parmi les nations : 35-53, 75, Lowrie (Donald) : 114, 115, 264
76, 80, 118, 122, 129, 148, 150, Lutz (Carl) : 398
158, 185-187, 204, 277, 382, 422,
427, 431-439, 441, 444-446, 450, Macartney (Carlisle Aylmer) : 334-
457, 470, 477, 490, 509, 511 336, 340
Manughian (pasteur Sisag) : 388, 394
Margolis (Laura) : 322
Kahn (Madeleine) : 297
Maritain (Jacques) : 103
Kaiser (Hilmar) : 190, 384, 387, 388
Martenot (Ginette) : 417
Kalláy (Miklos) : 337
Maurras (Charles) : 451
Kambanda (Pascal) : 364
Mayer (Raymonde) : 428
Kâmil (Mahmud) : 209, 210, 226
Mayer (Saly) : 257, 263, 271, 312, 316,
Kannengieser (Mgr Alphonse) : 451
317, 320, 321
Karuhimbi (Sula) : 516
Mazhar bey (Hasan) : 212, 215
Kemal bey : 393
Meir (Golda) : 41, 43
Kermiyanzâde (famille) : 217
Memdouh (Koranli) : 402
Khalil agha : 405
Ménard (abbé Armand) : 417
Klein (Théo) : 99, 100
Menthonnex (famille) : 301
Knochen (Helmut) : 292
Meyer (Germaine) : 294, 295
Knokploegen : 466
Meyer (Karl) : 242, 393, 394
Kress von Kressenstein (général Frie-
Michels (Erna) : 481, 483
drich) : 388
Miegge (Giovanni) : 454
Krombach (David) : 475
Milhaud (Denise) : 418
Krombach (Ernst) : 475
Milhaud (Dr Alfred dit Fred) : 419
Kubwimana (Célestin alias Cyuma) :
Military Intelligence : 74
364
Millner (Joseph) : 416, 421
Kuciukian (Pietro) : 203 Minas (de Bunduk) : 395
Künzler (Jakob) : 384, 386, 393, 398 Minassian (John) : 390, 394
Kuyper (Abraham) : 463 Ministère des Affaires étrangères (Ita-
lie) : 152, 154-156
L’Avant-garde : 107 Minkowski (Dr Eugène) : 265, 266
Labarthe (André) : 109 Monbrison (Hubert de) : 265
545
Index des noms

Monika (réseau) : 299 Organisation spéciale (Empire otto-


Montagne (Henri) : 420 man) : 63, 64, 67, 189, 193, 208-
Morgenthau (Henry) : 186, 216, 218, 210, 212-215
387 Otten (Seine) : 466
Mosdorf (Jan) : 125
Mossé (Alain-Raoul) : 420 Papanek (Ernst) : 265, 267
Moulin (Jean) : 106 Parti antirévolutionnaire (Pays-Bas) :
Mouvement de la jeunesse sioniste 460, 461, 463
(MJS) : 257, 302, 313-315 Parti communiste italien (PCI) : 154,
Mouvement démocratique républicain 160
(MDR) : 493, 497, 498, 501 Parti libéral italien (PLI) : 160
Mouvement révolutionnaire national Parti libéral (PL) (Rwanda) : 493, 497
pour le développement (MRND) : Parti social-démocrate italien (PSDI) :
348, 352, 357, 497-499, 501, 502 160
Moynier (Gustave) : 238, 239, 241 Parti socialiste italien (PSI) : 154
Murray (Ralph) : 334 Peet (William) : 207, 387, 389
Murtula beg : 211 Pehle (John W.) : 338, 339
Mustafa bey : 213 Permilleux (Charles) : 418
Philip (Mireille) : 445
Nadji bey : 212 Pineau (Christian) : 107
Namier (Lewis B.) : 337 Piperno (Sergio) : 159, 162
Near East Relief : voir American Platteau (Léon) : 49
Committee for Armenian and Pleven (René) : 104, 105
Syrian Relief Poirier (Pierrette) : 423
Nesimî (Abidin) : 63, 212 Poliakov (Léon) : 156, 157, 162, 412
Nesimî (Hüseyin) : 53, 61, 63-65, 67, Police des questions juives (PQJ) : 135,
212 144
Nissim (Gabriele) : 21, 43, 204 Post (Johannes) : 380, 445, 461, 464-
Nkundabakura (Bonaventure alias 466, 468, 492
Nkabyankwese) : 363 Protestant American Board of Com-
Nowodworski (Leon) : 125 missioners of Foreign Missions
NSB (parti national-socialiste néerlan- (ABCFM) : 387, 513
dais) : 94, 472, 473 Proudhon (Pierre-Joseph) : 452
NSKK (milice pronazie néerlandaise) : Pulver (Édith) : 298
472 Pury (pasteur Roland de) : 440
Ntahiganayo (Pascal) : 366
Nuri bey (commandant) : 218 Quakers (American Friends Service
Nusret bey (Mehmed) : 211 Committee) : 264, 267, 268, 317,
Nyandwi (Charles) : 351-354, 357 513

O’Leary (Pat) : 74 Rabaut (Jean) : 114


Œuvre de secours aux enfants (OSE) : Rachid bey : 212
47, 74, 181, 183, 256, 257, 259- Rahmi (Mustafa) : 217
276, 293, 297, 314-317, 322, 416, Randall (Walter) : 338
420, 435, 511, 512 Rauter (Hermann) : 465
Œuvres sociales israélites d’Alsace et Rechid bey : 218
de Lorraine : 269 Rechid (Dr Mehmed, Şahingiray) : 59,
Organisation, Reconstruction, Travail 64, 66, 67, 69, 211, 212, 402, 404
(ORT) : 262, 274 Renault (Odette) : 142, 144
546
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Rhétoré (Jacques) : 212, 403-405 Selim agha : 194


Riegner (Gerhart) : 155, 251, 254, Service de contrôle des administra-
318, 327 teurs provisoires (SCAP) : 133, 136,
Riggenbach (Emanuel) : 392 137, 139, 141
Riggs (Henry) : 196, 197, 214 Service des restitutions des biens des
Robini (Docteur) : 422 victimes des lois et mesures de spo-
Roey (Mgr van) : 288 liation : 134-137, 141, 142
Rohner (Beatrice) : 190, 379-381, 383- Service social des jeunes (SSJ) : 298
398, 513 Seyss-Inquart (Arthur) : 282, 460
Roos (Joseph) : 294 Shepard (Fred) : 387
Roosevelt (Eleanor) : 268 Sibomana (Aloys) : 364
Roosevelt (Franklin D.) : 318, 329, 338 Simbarikure (Assiel) : 364
Rosenman (Samuel) : 338, 339 Sindahuga (Alexis) : 366
Rössler (Walter) : 190, 207, 386, 389- Sinder (Henri) : 103
394 Sindikubwabo (Isaïe) : 369
Röthke (Heinz) : 291-295, 301 Sindikubwabo (Théodore) : 364
Rothmund (Heinrich) : 249, 251-255, Sixième (La) : 294, 416
272 Slomp (Frits) : 380, 445, 461, 464,
Rothschild (Germaine de) : 265 468, 471
Rothschild (Guy de) : 267 Société des Nations : 248
Société pour la protection des juifs de
Şahingiray : voir Rechid (Dr Mehmed) Russie (OZE) : 259, 260, 262
Said bey : 216 Soulier (Cyprien) : 301
Saint-Vincent (général de) : 79 Spears (M. J. A.) : 336
Salamon (Andrew) : 331 Special Operations Executive (SOE) :
Saliège (Mgr Jules) : 287 329, 336
Salomon (Andrée) : 270, 271 Spolianski (Grégoire) : 294
Sariac (René de) : 417 SS : 78, 85, 86, 96, 278, 285, 286, 339,
Sasson (David) : 406 415, 416, 465, 468, 473
Schäfer (Paula) : 388 Steiger (Eduard von) : 249, 251, 252,
Scheid-Haas (Lucienne) : 416-418, 424 254
Schendel (Kurt) : 414 Stern (Juliette) : 415, 416
Schindler (Oskar) : 21, 43 Stimson (Henry L.) : 329
Schmitz (Änne) : 482 Stockmayer (Otto) : 385
Schneider (Nicole) : 418 Strauss (Marianne) : 475-477, 481,
Schreiber (Emmi) : 483 482, 490
Schuchardt (Friedrich) : 386-388, 394 Streicher (Julius) : 252
Schüepp (Conrad) : 389 Stülpnagel (général von) : 78
Schwartz (Dr Joseph) : 264, 305, 310, Suhard (cardinal Emmanuel) : 415
312-316, 318, 320, 321, 323, 324
Schwartz (Lotte) : 274 Tahsin bey (Hasan) : 209, 210, 216,
Schwarzenberg (Jean-Étienne de) : 250 403
Schweizerische Israelitische Gemein- Talât (Mehmed) : 60, 211, 213, 217,
schaft (SIG) : 251, 263, 271 226, 228, 229, 386
Schwob (Odette) : 421, 422, 423 Tappouni (Mgr Gabriel Tappouni) : 403,
Sebashongore (Augustin) : 368 405
Sebushumba (Édouard) : 348-350, 352, Terroine (Émile) : 134, 137, 142
354, 357 Tevfik bey : 218
Seligmann (Eva) : 481 Theis (pasteur) : 80, 445
547
Index des noms

Tissier (Pierre) : 103, 104 Valobra (Lelio) : 159


Tisza (Koloman) : 451 Vatican : 149, 154, 157, 402
Toussenel (Alphonse) : 451, 452 Vergara (Paul) : 436
Towarzystwo Ochrony Zdrowia (TOZ) : Vichy (gouvernement de) : 77, 78, 80,
262 99, 103-106, 111, 112, 114, 115,
Tribunal pénal international pour le 137, 183, 253, 254, 259, 264, 268-
Rwanda : 347 270, 282, 283, 291, 296, 297, 300,
Trocmé (André, pasteur) : 80, 445 307, 309, 311, 324, 381, 411-415,
Trocmé (Daniel) : 80, 445 418, 421, 422, 425, 429, 435, 509
Troper (Morris) : 311 Vischer (Andreas) : 386, 389
Trouw (réseau) : 468, 469
Tschlenoff (Dr Boris) : 261-264, 272, War Refugee Board : 318, 338
273, 275 Wegner (Armin) : 186
Tulp (Sybren) : 284 Weill (Dr Joseph) : 261, 270-272, 274,
316, 317
Union des communautés israélites ita- Weill-Hallé (Benjamin) : 416, 419
liennes (UCII) : 150-152, 155, 157- Weintrob (Jacques) : 294, 295
162 Werfel (Franz) : 190, 398
Union des juifs pour la résistance et
l’entraide (UJRE) : 294, 295, 300, Youth Men Christian Association
302 (YMCA) : 114, 264, 267
Union générale des israélites de France
(UGIF) : 266, 271, 281, 293, 297- Zeki (Salih) : 390
299, 311-313, 316, 381, 411-424 Zitter (Prosper de) : 285
Unitarian Service Committee : 114 Ziya bey (Yusuf) : 219
United Jewish Appeal (UJA) : 306 Zollinger (Emil) : 389, 393
Zuylen (Thea van) : 467
Vaad Hatzalah : 317, 318 Zwaag (Frederika) : 467
Valabrègue (Alfred) : 417, 418 Zwaag (Hemke van der) : 466, 467
Vallat (Xavier) : 140, 417 Zygielbojm (Shmuel) : 326
Index des lieux
Afrique du Nord : 63, 269, 307, 314, Bitlis (Empire ottoman) : 16, 209, 213,
329 399
Akanyaru : voir Kanyaru (rivière, Bohême (République tchèque) : 446,
Rwanda/Burundi) 448, 452
Alep (Syrie) : 16, 190, 202, 206, 207, Bruxelles : 257, 280
215, 217, 219, 229, 379, 383, 384, Buchenwald (Allemagne) : 261, 275,
386-397, 404-406, 513 276
Allemagne : 20, 21, 42, 73, 78, 84, 86, Budapest (Hongrie) : 17, 19, 242, 330,
91, 101, 107, 116, 143, 147, 156, 332, 339, 340, 398
213, 236, 240, 243, 248, 253, 265, Butare (Rwanda) : 18, 351, 355, 362,
267, 275, 289, 325, 327, 333, 334, 363, 369, 370, 374, 375, 510
336, 337, 338, 379, 380, 387, 393,
398, 445, 460, 461, 466, 475, 477, Cévennes (France) : 30, 453, 454
481, 484, 489 Chambéry (France) : 297, 420
Alpes-Maritimes (France) : 140, 450 Châteaubriant (France) : 133
Amsterdam : 232, 255, 281, 284, 458, Constance (lac, Suisse/Allemagne) : 482
459, 469, 470 Constantinople : 16, 62, 188, 189, 206,
Angora (Empire ottoman) : 16, 214, 207, 214, 387, 393, 402
215, 216
Anvers (Belgique) : 257, 280 Deir ez-Zor : voir Der Zor (Empire
Assen (Pays-Bas) : 473 ottoman)
Auschwitz (Pologne) : 17, 24, 80, 125, Deir al-Zaafaran (Empire ottoman) :
133, 250, 255, 257, 312, 333, 339, 401
341, 464 Der Zor (Empire ottoman) : 16, 182,
Autriche : 84, 331, 339, 451 188, 201, 219, 226, 386, 390, 391,
393, 395, 396, 397, 514
Dersim (Empire ottoman) : 214
Bagdad (Empire ottoman) : 16, 212,
Diarbékir (Empire ottoman) : 16, 64,
214, 388, 406, 408
209, 211, 212, 213, 230-232, 399-
Bâle (Suisse) : 152, 155, 383, 384, 386, 403, 405, 406, 509
392, 513 Djabour (Empire ottoman) : 407
Bayazed (Empire ottoman) : 195, 211 Djezireh (Empire ottoman) : 401, 406
Bayburt (Empire ottoman) : 16, 211 Diyarbekir : voir Diarbékir (Empire
Belgique : 84, 85, 182, 183, 240, 277- ottoman)
282, 285, 287, 288, 289, 318, 380, Drancy (France) : 17, 132, 133, 255,
411, 415, 512 292, 294, 295, 302, 415, 418, 421,
Berlin : 17, 24, 29, 58, 260, 261, 262, 422, 427, 428, 441, 443
282, 292, 293, 310, 337, 439, 477, Drenthe (Pays-Bas) : 445, 462, 464,
482 466, 467, 469, 472, 473
Birkenau (Pologne) : 250 Dspni (Empire ottoman) : 191
550
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Erzerum (Empire ottoman) : 16, 209, Ismit (Empire ottoman) : 216


210, 211, 213 Israël : 20, 21, 22, 36, 40-43, 46-52,
Erznka (Empire ottoman) : 195 75, 76, 111, 150, 155, 157, 158,
Espagne : 29, 75, 226, 240, 267, 283, 261, 276, 447, 449, 450, 453, 456,
317, 320 461, 471
Essen (Allemagne) : 379, 475, 476, Istanbul : 67, 210, 211, 215, 216, 218,
478, 479, 480, 482 224, 228, 232, 317, 383, 385, 387,
États-Unis : 75, 103, 114, 182, 183, 393
261, 263, 265, 267, 268, 272, 276, Izbica (Empire ottoman) : 481
305, 307, 309, 324, 328, 329, 338,
339, 387, 461, 481, 511
Jérusalem : 16, 20, 42, 47, 385, 490

France : 21, 27, 30, 35, 36, 38, 44-52, Kanyaru (rivière, Rwanda/Burundi) :
55, 73-81, 84, 85, 91, 99-107, 109, 18, 367, 368
110, 112, 114, 115, 116, 127, 131, Kars (Empire ottoman) : 191, 202
134, 137, 140, 148, 156, 162, 181, Kessab (Empire ottoman) : 193
182, 183, 213, 251, 253, 255, 257, Kharpert (Empire ottoman) : 16, 188,
258, 259, 261-272, 274-282, 287, 193, 213, 214, 399, 400
288, 289, 291-299, 305-324, 327, Kharpout : voir Kharpert (Empire
379-382, 411, 412, 416, 422, 426, ottoman)
429, 435, 436, 438, 439, 443, 444, Kigali (Rwanda) : 18, 168, 173, 350,
446, 449, 450, 451, 453, 454, 477, 351, 352, 354, 355, 357, 368, 375,
507, 508, 509, 511, 513, 514, 515 492, 493, 495, 500
Frise (Pays-Bas) : 457, 465, 466 Kigembe (Rwanda) : 361-367, 369-375
Konya (Empire ottoman) : 215, 216,
Genève : 238, 241, 242, 243, 251, 254, 217, 386
256, 260-264, 269, 271-275, 317, Kurdistan (Empire ottoman) : 400, 407
416 Kütahya (Empire ottoman) : 216
Gikongoro (Rwanda) : 18, 362, 363,
364, 369 La Haye : 459,
Gishamvu (Rwanda) : 361-370, 373, Le Chambon-sur-Lignon (France) : 22,
374, 375 30, 80, 114, 118, 379, 382, 445,
Giti (Rwanda) : 167, 347-352, 354, 454-457, 511
356, 357 Léman (lac, Suisse/France) : 254
Göttingen (Allemagne) : 479 Lisbonne : 264, 268, 269, 271, 312,
Grenoble (France) : 80, 99, 183, 292, 320, 321, 323
293, 297-302 Londres : 58, 74, 103, 105-108, 110,
Gueldre (Pays-Bas) : 457, 469 326, 337, 417, 460, 469
Gulié (Empire ottoman) : 405 Lublin (Pologne) : 481
Lyon (France) : 79, 287, 317, 380, 420,
423, 439, 440, 444
Hakkâri (Empire ottoman) : 407
Hambourg (Allemagne) : 479
Harpout : voir Kharpert (Empire Mabare (Rwanda) : 379, 380, 491-504
ottoman) Maïdanek (Pologne) : 17, 250
Hongrie : 84, 247, 261, 276, 325, 326, Malatia (Empire ottoman) : 214
330-342, 451, 452 Malines (Belgique) : 17, 257
551
Index des lieux

Mamuret ul-Aziz (Empire ottoman) : Palestine : 62, 103, 155, 261, 272, 276,
209, 213, 388 316, 318, 329
Marache (Empire ottoman) : 16, 383, Paris : 17, 47, 58, 78, 103, 105, 107,
385-388, 390, 393-396, 398 109, 137, 142, 144, 260, 261, 263,
Marburg (Allemagne) : 478 265, 281, 301, 310, 381, 383, 385,
Mardin (Empire ottoman) : 16, 211, 416, 418, 419, 425-431, 433, 438-
212, 379, 399-408, 509 444
Marseille (France) : 19, 291, 307, 310, Pays-Bas : 44, 45, 50, 76, 80, 84-89,
314, 317, 423, 444 93-97, 182, 277-283, 285-290, 379,
Marsovan (Empire ottoman) : 197 380, 411, 457, 459-464, 471, 477,
Maurice (île) : 331 515
Megève (France) : 256, 257 Pignerol (Italie) : 454
Mésopotamie (Empire ottoman) : 188, Pologne : 24, 28, 38, 44, 45, 49, 76, 77,
201, 207, 208, 401, 402, 407, 514 80, 84, 91, 125, 147, 182, 260-263,
Metz Yeghern (Empire ottoman) : 186, 268, 276, 286, 331, 413, 429, 475,
187 481, 509, 513
Minsk (URSS) : 17, 261, 481 Portugal : 264, 267
Montauban (France) : 106
Mossoul (Empire ottoman) : 16, 401, Ras ul-Aïn (Empire ottoman) : 16, 219,
405, 406, 407 405-408, 514
Mouch (Empire ottoman) : 16, 194 Ras ul-Ayn : voir Ras ul-Aïn (Empire
Mparamirundi (Burundi) : 367 ottoman)
Mubuga (Burundi) : 362, 367, 374 Reich : 24, 29, 76, 183, 240, 242, 252,
Mugesera (lac, Rwanda) : 18, 494, 495, 282, 292, 392, 415, 458, 460, 461,
499, 501 464, 465, 466, 472, 488
Mureke (Burundi) : 367, 368 Riga (Lettonie) : 17, 481
Musa Dagh (Empire ottoman) : 190 Rome : 17, 148, 149, 150, 152, 154,
Musambira (Rwanda) : 347, 351-354, 159, 160, 401
356, 357, 358 Rotterdam (Pays-Bas) : 459, 466
Royaume-Uni : 75
New York : 263, 264, 267, 307, 321, Runyinya (Rwanda) : 364, 369, 374
443 Russie : 17, 135, 226, 259, 260, 336,
Ngoma (Rwanda) : 364, 366, 375 337, 342, 399
Nice (France) : 292-295, 297, 300, 314, Rwanda : 18, 21, 23, 38, 39, 43, 167,
315, 423, 513 168, 170, 172, 182, 244, 345-348,
Nieuwlande (Pays-Bas) : 379, 380, 445, 350, 353, 356, 358, 359, 361, 362,
454, 457-473 367-370, 373, 379-382, 493, 495,
Nisibe (Empire ottoman) : 405, 406, 500, 501, 509, 514, 515, 516
407
Nkomero (Rwanda) : 361, 363, 366 Sassoun (Empire ottoman) : 194, 195,
Nord - Pas-de-Calais (France) : 77, 444 196
Nyakizu (Rwanda) : 364, 369, 371 Savour (Empire ottoman) : 405
Nyumba (Rwanda) : 361, 364, 366 Sebastia (Empire ottoman) : 198, 199
Sindjar (Empire ottoman) : 379, 399,
Ouganda : 169, 331 405, 407, 408, 514
Ourfa (Empire ottoman) : 386, 387, Sivas (Empire ottoman) : 16, 197, 209,
393 399, 400
552
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES

Smyrne/Izmir (Empire ottoman) : 16, Varsovie (Pologne) : 17, 125, 326, 477,
189, 217, 390 508
Sobibor (Pologne) : 17, 464 Vaudoises (vallées, Piémont, Italie) :
Stanoz (Empire ottoman) : 215 449, 453, 454
Suisse : 29, 75, 183, 238, 239, 241, Vichy (France) : 27, 28, 77, 78, 80, 99,
242, 243, 247-258, 261, 263, 269- 103-106, 111, 112, 114, 115, 137,
273, 295, 296, 310, 312, 316, 317, 183, 253, 254, 259, 264, 268, 269,
319, 321, 382, 385, 398, 417 270, 282, 283, 291, 296, 300, 307,
311, 324, 381, 411-415, 418, 425,
Taba (Rwanda) : 347, 351, 354-357 435, 509
Taron (Empire ottoman) : 202 Voves (France) : 133
Theresienstadt (Tchécoslovaquie) : 17,
94, 476, 481 Walzenhausen (Suisse) : 398
Torre Pellice (Italie) : 453 Westerbork (Pays-Bas) : 17, 464, 470
Tortum (Empire ottoman) : 209 Wüstenroth (Allemagne) : 394, 398
Toulouse (France) : 106, 287, 444
Trébizonde (Empire ottoman) : 16, 209, Zeytoun (Empire ottoman) : 201, 386,
399, 406 396
Tur Abdin (Empire ottoman) : 401, Zone libre (France) : 78, 79, 99, 138,
402, 407 181, 264, 266-270, 279, 287, 291,
293, 296, 310, 313, 314, 382, 412,
Valais (Suisse) : 254 414, 416, 417, 419-421, 423, 424,
Van (Empire ottoman) : 16, 62, 192, 439, 441, 507, 513
209, 211, 218, 230, 399, 400, 401 Zone sud : voir Zone libre (France)
Domaine Histoire

Dirigé par Claire Andrieu et Serge Berstein

Ce domaine traite du XXe siècle et se concentre sur les domaines de


recherche qui renouvellent aujourd’hui notre perception du monde
contemporain : histoire politique (histoire des partis, des régimes et des
idées politiques), histoire culturelle, histoire économique, histoire sociale,
histoire des relations internationales et histoire des conflits.

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