« Je tiens la mauvaise conscience pour cette maladie grave à laquelle l’homme a dû
succomber à la suite de la transformation la plus profonde qu’il ait jamais vécu, - cette transformation qui s’est opérée lorsqu’il se retrouva définitivement captif sous le joug de la société et de la paix. Tout comme pour les animaux marins qui se virent contraints, soit de devenir terrestres soit de disparaître, ces êtres demi-animaux qui s’étaient adaptés avec succès au monde sauvage, à la guerre, à l’aventure, - d’un coup tous leurs instincts furent ‘’dévalorisés’’ et ‘’suspendus’’. Il leur fallait désormais se tenir sur leurs pieds et se ‘’porter eux-mêmes’’, alors que jusqu’ici l’eau les portait : une pesanteur terrible les accablait. Ils se sentaient gauches dans les mouvements les plus simples, ils n’avaient plus leurs anciens repères dans ce nouveau monde inconnu, à savoir les pulsions régulatrices qui les guidaient en toute sécurité et inconscience ; ils en étaient réduits à penser, à inférer, à calculer, à combiner les causes et les effets, ces malheureux réduits à leur ‘’conscience’’, leur organe le plus misérable et le plus trompeur ! Je crois qu’il n’y eut jamais sur terre un tel sentiment de détresse, un malaise si pesant, - et cependant les vieux instincts n’avaient pas tout d’un coup cessé de poser leurs exigences ! Mais il était dorénavant difficile et rarement possible de les suivre : pour l’essentiel il leur fallait chercher des satisfactions nouvelles et en quelque sorte souterraines. Tous les instincts qui ne se déchargent pas vers l’extérieur se tournent vers l’intérieur – c’est ce que j’appelle l’intériorisation de l’homme (…). Ces bastions effrayants au moyen desquels l’organisation étatique se protégeait contre les antiques instincts de liberté – les châtiments sont les premiers de ces bastions – ont fait que tous ces instincts de l’homme sauvage, libre et nomade se sont retournés contre l’homme lui-même. L’hostilité, la cruauté, le plaisir de traquer, d’attaquer, de contrecarrer, de détruire – tout cela se retournant contre les détenteurs de ces instincts : voilà l’origine de la ‘’mauvaise conscience’’. L’homme qui à défaut d’ennemis et de résistances extérieures, engoncé dans l’étroitesse oppressante et la régularité de la coutume, se déchirait impatiemment, se traquait lui-même, se rongeait, se fouillait, se maltraitait, cet animal qui ne laisse pas de se blesser aux barreaux de sa cage, que l’on veut ‘’domestiquer’’, ce nécessiteux que dévore la nostalgie du désert, contraint de faire de soi une aventure, un lieu de supplice, une jungle inquiétante et dangereuse – ce fou, ce prisonnier nostalgique devint l’inventeur de la ‘’mauvaise conscience’’. »
Nietzsche, Généalogie de la morale, deuxième dissertation paragraphe 16.
1. Pourquoi la conscience apparaîtrait-elle au moment où des contraintes sociales s’imposent aux hommes ? 2. Expliquait pourquoi Nietzsche associe la conscience au fait d’être « gauche » (c’est-à-dire maladroit), alors qu’il associe la « sécurité » et une certaine assurance à l’inconscience des « instincts » et des « pulsions ». 3. Quelle est l’origine de la mauvaise conscience selon Nietzsche ?