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LES MALADIES SPIRITUELLES :

DE L’ACÉDIE
- ET COMMENT EN GUÉRIR -

Travail réalisé pour le cours de Théologie morale au Centre Dumitru Stăniloae de Paris.
LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

Introduction :
Maladie et société

LES MALADIES SPIRITUELLES, le thème est extrêmement vaste et a fait l’objet de très
nombreuses études à partir des Écritures, mais aussi et surtout par les Saints Pères qui
ont eu à cœur d’éclairer et guider les fidèles vers l’acquisition et la conservation du
Saint-Esprit. En effet, le Christianisme Orthodoxe appelle les fidèles à engager le vrai et
juste combat, et probablement le plus difficile : le combat contre soi-même. La sagesse
populaire a sur ses lèvres ce vieux proverbe : « qui détient le pouvoir sur soi détient le
pouvoir absolu ». Il faut entendre ici que celui qui est maître de lui-même, sans subir ni
influence ni inspiration mauvaise, peut prétendre être libre.

Ce dicton peut prendre sa place ici car l’étude des maladies spirituelles est d’une
certaine manière le moyen de recouvrer justement ce « pouvoir perdu » qui, sous
l’angle orthodoxe, consiste à retrouver en définitive sa véritable dimension, sa liberté,
qui est celle d’être ce que nous n’aurions jamais dû cesser d’être. Mais qu’est ce que sa
véritable dimension ? Comment détenir le pouvoir absolu sur soi et pourquoi ? Dans
quel intérêt ?

Parler de maladie spirituelle implique déjà que l’on reconnaisse son état de malade, ce
qui d’un point de vue laïc se heurte à l’orgueil de chacun. Il est malaisé de se
reconnaître malade mais sous l’angle spirituel et à l’éclairage de la foi on se heurtera
bien plus encore à l’hostilité de son prochain : nul ne veut se reconnaître malade et pire
encore, malade en son esprit. Dites à quelqu’un qu’il est enrhumé, et vous pourrez avoir
sa sympathie, dites lui qu’il est un peu dépressif et déjà votre observation risque d’être
moins bien perçue, dites lui qu’elle semble souffrir de phylargyrie (attachement aux
valeurs matérielles) voire de pléonexie (désir d’acquérir de nouveaux bien) et vous serez
rayé de sa liste de Noël.

Et pourtant c’est précisément là que se niche la source du mal, voire le mal.


L’Orthodoxie et les Écritures ont très tôt mis l’accent sur cet aspect crucial voire
capital du cheminement chrétien : c’est par le cœur que se gagne le combat, le juste
combat, afin de rester sur la voie étroite1. Le monachisme primitif ouvert par saint

1
cf. Matthieu 7, 13.

2
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Antoine le Grand témoigne de la nécessité d’engager le combat spirituel, sous une


forme ou sous une autre. La religion orthodoxe a cet avantage : elle ne se présente
surtout pas sous l’angle du légalisme qui consiste à « empiler » les actes (certains diront
les œuvres) conformes à la doctrine de l’Eglise à laquelle la jeune âme (y entendre tout
fidèle) appartient, pensant ainsi qu’elle se trouve admissible au salut, disant en
elle-même : « je vais à l’église, je prie et cela suffit : le quota est rempli. » Non, l’Eglise
Orthodoxe incite concrètement à ce que le chrétien orthodoxe se transforme
véritablement et totalement en menant le plus redoutable combat : contre les
puissances du mal2 et contre lui-même, afin que justement le chrétien puisse recouvrer
sa liberté, libéré des chaînes héritées dans les temps anciens, tel un esclave.

Tous s’imaginent en ce monde vivre en étant libres : rien n’est plus faux car notre
prison spirituelle (entendre notre cœur « malade ») se présente justement sous les
traits de la plus classique normalité : nous pensons tous être spirituellement en bonne
santé (si tant est qu’un jour nous nous posions la question..), nos angoisses sont «
normales », notre colère « justifiée », nos critiques « fondées », nos jugements « justes
»… autrement dit notre orgueil est légitimement motivé et nous nous sommes justifiés.
Et c’est là le premier et redoutable piège : se penser en bonne santé spirituelle et se «
vautrer » dans une routine rassurante. Rien n’est plus redoutable et mortifère que ce
schéma social devenu très classique de nos jours : l’expression de nos manifestations,
voire de nos pulsions, est juste et normale, pour ne pas dire encouragée par une société
profondément malade.

Mais quelle est donc la normalité, quel est l’archétype de la juste et vraie santé
spirituelle ? Comment recouvrer le fameux « pouvoir sur soi absolu » qui évoque en fait
la liberté authentique ? Pour cela il nous faut découvrir la vérité car la Vérité vous
libérera3. Cette phrase est ô combien juste et prophétique car elle montre aussi bien le
chemin que l’identité du guide – du Docteur dirais-je – vers la guérison. Car l’apôtre
inspiré a « caché » dans cette phrase un double concept : la recherche de la vérité, donc
une démarche saine en soi, tout en désignant Celui qui la détient, ou mieux, Celui qui
est la Vérité4, car seule la vérité (ou Vérité) nous rend libres, c'est-à-dire affranchis des
chaînes invisibles qui nous entravent et que sont les maladies spirituelles.

Mais si nous parlons de maladie, nous devons pouvoir au moins procéder par
comparaison et être capables de présenter un être en bonne santé : un Archétype.

2
Une liste nous est donnée en Ephésiens 6, 12 : « Car nous n'avons pas à lutter contre la chair et le
sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres,
contre les esprits méchants dans les lieux célestes » (LSG 1910).
3
Jean 8, 32.
4
cf. Jean 14, 6.

3
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De la santé à l’absence de santé.

Il y en a, du fond des âges, qu’un seul qui l’ait été : l’Adam initial, créé à l’image de Dieu
et plus précisément du Christ5, seconde personne de la Sainte-Trinité. Adam était en
effet porteur de toute la perfection et ne souffrait d’aucune connaissance du mal.
Aucune maladie tant corporelle que spirituelle ne l’affectait, et il vivait en parfaite
communion avec son Créateur. Il ne vivait pas seulement en communion mais, fait à
l’image du Dieu Libre, Adam jouissait d’une totale liberté. Le concept de liberté est ici
primordial.

La suite, tout le monde la connaît : Adam, peu aguerri et suivant un funeste conseil, a
mangé du fruit de la connaissance « du bien et du mal ». Ce geste, au demeurant
anodin, induira deux conséquences terribles : la désobéissance directe à Dieu, qui avait
interdit cet acte, et l’assimilation par Adam et Eve du « mal ». Ici, outre la
désobéissance, l’acte « d’ingérer » est conséquent : le fruit défendu a été assimilé,
digéré, intégré et a donc fusionné avec tout le corps d’Adam et d’Eve6 : s’ils s’étaient
contentés de l’observer ou de le sentir, les conséquences ontologiques auraient-elles
été les mêmes ? L’assimilation étant totale7, la chute ne pouvait qu’être totale et tel un
poison, leur « organisme spirituel » a été infecté directement et totalement sans
pouvoir présenter la moindre résistance. Pouvaient-ils résister à ce qu’ils n’avaient
jamais connu ? Un virus spirituel, inconnu de nos ancêtres, le pire, devait ensuite
contaminer toute la descendance humaine ouvrant la voie au drame de tout être. Et
pire, le premier symptôme s’est immédiatement dévoilé : au lieu de se repentir, Adam
s’est justifié8, et de la plus mauvaise manière en se défaussant sur Eve, puis Eve se

5
En ce sens : Jean-Claude Larchet (abrégé JCL), dans Thérapeutique des maladies spirituelles, p.
27 : « L’image et la ressemblance de Dieu en l’homme sont manifestées par son Créateur même, le
Logos de Dieu fait chair, Lui-Même image parfaite du Père. […] En Adam, seule l’image du modèle
apparaissait : en Christ le Modèle lui-même se montre ».
6
On comprend ici la nécessité qu’avait le Christ de s’incarner « totalement » en l’homme pour
restaurer son humanité primordiale : la contamination par le mal étant totale, l’incarnation qui
restaure l’homme ne pouvait qu’être totale. S’incarner « à moitié » n’aurait qu’eu un « demi-effet ».
Un médecin ne guérit jamais à moitié, ou au quart, au risque d’échouer. En ce sens, lire saint
Justin Popovitch, dans Philosophie Orthodoxe de la Vérité, tome III, p. 46, qui indique : « Si Adam
avait déchu que pour moitié, c’est cette seule moitié qui eut été sauvée et assumée. Mais puisqu’il a
déchu tout entier, il est uni tout entier à l’Enfanté et tout entier sauvé ».
7
On perçoit ici que l’acte d’ingérer a une portée réelle : le fruit consommé a eu un impact
certain sur la nature même d’Adam, la conséquence est visible. De même la participation aux
Saints Dons ingérés par le communiant aura tout autant des effets curatifs et salvateurs. Tant
Adam a ingéré le poison, tant nous ingérons le remède de la même façon. Pour avoir le même
effet, le parallélisme des formes ici est évident.
8
Genèse 3, 12-13 : « L’homme répondit : “La femme que tu m’as donnée, c’est elle qui m’a donné du
fruit de l’arbre, et j’en ai mangé.” Le Seigneur Dieu dit à la femme : “Qu’as-tu fait là ?” La femme
répondit : “Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé.” »

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LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

défausse sur le serpent. Ainsi est entré le mal dans le monde, sous l’impulsion de
l’ennemi du genre humain.

Le mal s’est introduit, et a eu aussi une seconde conséquence redoutable : non content
d’infecter l’homme en son entier, le lien unissant Dieu avec sa création était rompu par
la même occasion car Dieu ne pouvait plus se maintenir dans Adam ; la lumière ne peut
côtoyer les ténèbres, le pur embrasser l’impur. La peine fut donc double et Adam et Eve
furent chassés emportant avec eux en leur sein le mal. L’être déchu se retrouvait seul
mais cependant, comme nous le verrons, Dieu ne l’a jamais abandonné, bien au
contraire. Son amour est tel que bien que notre ancêtre ait désobéi à Dieu, c’est Dieu
dans sa compassion qui s’est abaissé vers Adam, s’est tourné vers lui pour sauver sa
création.

On perçoit ici toute la dimension, la mesure de Dieu : humble et doux de cœur car
aucun dieu, s’il n’avait été le vrai Dieu vivant, ne se serait abaissé à revenir vers
l’homme qui lui a désobéi. Lui, par amour et dans sa grande miséricorde, n’a jamais
abandonné sa création et, mieux encore, c’est Lui qui ne cessera de se tourner vers sa
création pour la sauver, fût-ce au prix du sacrifice sanglant.

Ces quelques lignes appellent une observation : tout ce récit repose essentiellement
sur les textes saints, et pour que l’homme en puise le fruit, c’est-à-dire y trouve la voie
vers le salut, la foi est ici indispensable car pour beaucoup tout cela est une fable, ce
qui accentue le drame du genre humain. En effet, non conscient d’être malade
spirituellement, ce qui représente déjà un obstacle, il devra préalablement recueillir la
foi pour ensuite, dans un second temps, espérer la guérison. Pour le genre humain la
peine est donc double : franchir l’obstacle de l’incrédulité pour ensuite lutter, avec la
grâce de Dieu, pour espérer guérir et caresser l’espoir du salut.

Le mal, son dessein.

Quel est donc ce mal qui affecte l’homme déchu ? Pour le comprendre, il faut se
tourner aussi vers l’instigateur de la chute : Satan. Celui qui divise, sépare9. Il a
parfaitement compris que pour entraîner la chute, il fallait générer la séparation d’avec
Dieu et détourner l’Adam primordial afin qu’il ne respecta plus le premier
commandement révélé et réaffirmé par Celui qui devra nous guérir : « tu aimeras Dieu
de toutes tes forces ». L’amour, dans ses aspects ou ses différentes acceptions, a ceci
d’unique : tendre vers l’objet désiré coûte que coûte. Aimer c’est cela : désirer, penser
au bonheur de l’être désiré plus qu’au sien, satisfaire ce qui satisfait l’être désiré et le
9
« Diable », du grec ancien [διάβολος/diabolos], possède plusieurs sens qui tendent vers la
même idée : il est celui qui divise, désunit, détourne de, attaque, accuse, trompe.

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LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

comble de joie. L’amour c’est l’abandon de soi pour l’autre. Autrement dit, aimer Dieu
c’est aussi faire sa volonté. Or Satan, tout simplement, a œuvré à l’inverse du premier
commandement : là où il y avait union et communion par l’amour, il devait « séparer »
et couper cette union afin que l’amour d’Adam pour Dieu soit rompu et qu’Adam n’aima
plus Celui qu’il devait aimer. Il devait pousser Adam inconsciemment à réfuter le
premier commandement.

Mais ce n’était qu’un premier pas. Séparer n’était qu’une première étape car le mal en
Adam allait entraîner un autre effet, secondaire.

L’homme a été créé par et pour Dieu, pour l’union, et l’âme d’Adam forgée pour aimer à
une proportion telle qu’elle puisse « contenir » Dieu et s’en « nourrir » pour ainsi dire.
Sa « soif de Dieu » était immense avant la chute et après la chute sa soif de Dieu s’est
mutée en une « soif » tout court, qu’il ne pouvait désormais plus étancher. Ainsi le vide
laissé par Dieu a été rempli par le mal et le désir du mal, mais à proportion des facultés
qu’il avait pour aimer et désirer Dieu, ce qui est considérable. Les facultés d’Adam, qui à
l’origine ont été créées pour être tendues vers Dieu, se sont orientées, par un mauvais
usage, pour satisfaire une appétence au mal . Adam était toujours animé du « désir »
mais l’objet de ses désirs avait changé pour s’orienter vers le mal. Désormais Adam et sa
descendance allaient être capables du meilleur comme du pire, au bien comme au mal,
à l’image du fruit défendu qu’il avait ingéré.

La maladie spirituelle est entrée dans la création, le mal est désormais présent et la
création entière se lamente, elle est désormais défigurée car la chute de l’homme a
entraîné la chute de toute la Création. L’homme est séparé de Dieu, il est seul et ne
peut qu’espérer un sauveur.

Sur ce, l’exposé :

Pour aborder la question des maladies spirituelles, il faut en voir rapidement la genèse
et identifier le foyer infectieux, sa localisation, pour aborder ensuite leurs différentes
manifestations et les différentes formes que peuvent prendre celles-ci. Nous nous
arrêterons ensuite pour examiner le cas de l’acédie, assez méconnu mais terriblement
dangereux. In fine, si nous parlons de maladie spirituelle, nous devrons logiquement
parler des moyens permettant de lutter, et surtout de guérir aussi bien de l’acédie que
des autres maladies spirituelles. Il est ici précisé qu’il ne s’agira qu’un d’une synthèse
non exhaustive, vu l’ampleur du sujet à traiter.

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LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

Chapitre I
Les maladies spirituelles : Genèse d’une contagion

Adam et Eve : Archétype de l’idéal avant la


contagion & vision du mal.

Adam et Eve, nos parents anciens étaient destinés à vivre selon la perfection de Dieu et
voulue par Dieu. La création entière était à sa gloire et au paradis ils ne connaissaient ni
trouble de l’âme ni désordre du corps car avant la chute, dans la condition naturelle de
l’homme, tous les membres de son corps et tous les mouvements de son âme étaient
soumis à sa volonté qui elle-même était soumise à Dieu. Cette soumission harmonieuse
du corps à l’âme était due à la grâce divine dont ils jouissaient au paradis. Dans sa
condition première, Adam n’était en rien gêné par les passions ingouvernables et
disposait de toutes les vertus propres à son état10. Nous observons d’ores et déjà des
informations importantes : Adam et Eve étaient soumis à Dieu, il disposait de toutes les
vertus et étaient affranchis de toute passion (ce terme sera explicité infra). Ces
quelques éléments contiennent à eux trois toute l’explication de la chute et pour cela il
suffit de présenter leurs opposés : à la soumission, il faudra opposer la désobéissance, à
la présence de vertus, l’absence de vertus et à l’absence de passions, leur prolifération
future après la chute.

Adam et Eve vivaient en intelligence pour rechercher les choses divines et tendre à la
connaissance de Dieu11. Agissant ainsi, l’homme le fait en totale conformité avec sa
nature pour croître spirituellement et connaître aussi bien des réalités divines que
sensibles : « il (Adam) les connaissait comme ayant en Lui leur principe et leur fin, il les
voyait tout entières en Dieu comme tenant de Lui leur être et leurs qualités (…) »12.

Cela rappelé, Adam ne devait pas rester figé dans sa connaissance de Dieu et saint
Maxime le Confesseur évoque clairement la croissance spirituelle du premier homme,
qui devait arriver à considérer les créatures du point de vue de Dieu Lui-même donc

10
Dictionnaire critique de Théologie, Jean-Yves Lacoste, éd. PUF, 2019, p. 10.
11
Saint Maxime le Confesseur, Questions à Thalassios 59, dans JCL (déjà cité), p. 50.
12
JCL (déjà cité), p. 50

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LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

acquérir une « information semblable à celle de Dieu, car grâce à la déification de son
intelligence et à la transmutation de ses sens l’homme n’aurait été alors un simple homme,
mais un dieu »13. Au-delà de la connaissance de la création sensible, Adam devait lui
aussi grandir et mûrir dans la connaissance de Dieu et après quoi, une fois prêt, il
aurait pu jouir de la création sans dommage voire affronter la question du mal sans
prendre aucun risque. Mais du fait de la désobéissance et de leur immaturité, corollaire
de la liberté, Adam et Eve ont chuté, comme nous l’avons rappelé ci dessus et les yeux
charnels ont pris la place des yeux spirituels ; les yeux de l’âme désormais aveuglés, ils
se mirent à regarder et percevoir les choses avec les yeux du corps14.

Les yeux charnels s’ouvrant, ce sont corrélativement les yeux spirituels qui se ferment
par ignorance de Dieu et l’homme acquiert une connaissance plus proche de l’animal,
par privation du logos (raison) selon saint Maxime le Confesseur. L’intelligence
dorénavant se laissera conduire par les sensations et tous les désirs passionnés, le tout
associé à l’oubli de Dieu. L’homme cesse d’avoir une connaissance juste des choses
selon Dieu, elles sont hors de toute vérité car hors du créateur des choses sensibles.
L’intelligence de l’homme se morcelle et il fonde dorénavant sa connaissance des
choses sur un mode sensible, livré à ses intuitions, hors de toute objectivité : tout sera
désormais abordé au prisme de ses sensations personnelles15, nécessairement erronées
car toutes obscurcies et corrompues par le mal affectant l’Adam primordial. Là ou
régnait l’unicité et la cohérence se trouve le chaos car le mal, prenant la forme des
passions désordonnées, impose sa tyrannie à l’intelligence de l’homme, laquelle ne
trouve plus aucune unité ni cohérence : les passions sont comme un essaim d’insecte
qui « tiraille » l’intelligence ici et là, la torture, et empêche toute unité de l’intellect.
Tout cela est dû à l’ignorance de Dieu, de sa séparation d’avec Lui16. Le mal pur peut
ainsi être identifié comme l’absence de Dieu, le mal est le non-bien17, le péché par
excellence. Le mal en lui-même n’a rien inventé, ni rien créé : il n’a fait que pervertir ce
qui existait, tel un parasite. En effet l’homme primordial a été créé parfait et
parfaitement, pour aimer et tendre vers Dieu et le bien ; le mal n’est que l’inverse de ce

13
Saint Maxime le Confesseur, Questions à Thalassios, prologue PG90, dans JCL (déjà cité), p. 51.
14
Genèse 3, 7 : « Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent ».
15
Dans ses relations avec les créatures, l’homme n’a plus Dieu en vue mais son propre plaisir, et
n’a plus pour norme que ses propres désirs sensibles. Il ne considère les êtres que relativement
au degré de son désir à leur égard, c’est à l’intensité du plaisir qu’il peut tirer d’eux qu’il définit
leur importance et mesure leur valeur. cf. JCL (déjà cité), p. 77.
16
Dieu a toujours fustigé l’ignorance, qui amène aussi à la non connaissance de Dieu. Ainsi nous
lisons : en Isaïe 5, 13 : « C'est pourquoi mon peuple est allé en captivité, parce qu'il n'a pas de
connaissance ; et ses grands meurent de faim, et sa multitude est asséchée de soif. » (Darby) ; en
Osée 4, 6 : « Mon peuple est détruit, faute de connaissance ; car toi, tu as rejeté la connaissance »
(Darby) ; et en Éphésiens 4, 18 : « [ayant] leur entendement obscurci, étant étrangers à la vie de
Dieu à cause de l'ignorance qui est en eux, à cause de l'endurcissement de leur cœur » (Darby). Ici
l’apôtre est plus précis que les deux textes précédents : il cible l’endurcissement du cœur
comme cause de l’ignorance. La liste n'est pas exhaustive.
17
Le mal n’est pas une substance, une entité en elle-même, en ce sens qu’elle n’est pas un ajout à
la réalité ; le mal est déformation de ce qui était, vers ce qui ne devait pas être.

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LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

qui existait. Dieu a créé l’homme parfait pour aimer, et avec l’introduction du mal,
l’homme pèche, mais avec la même perfection et les mêmes facultés parfaites. Le péché
est une perversion, une inversion, de ce qui était affecté pour le bien et l’exercice du
bien18. Les maladies spirituelles ne sont que la conséquence des facultés (jadis) saines
de l’Adam primordial et qui prennent la forme de « passions » qu’il nous faut désormais
découvrir.

Le foyer infectieux : examen et analyse,


présentation des passions.

1) Brève présentation du siège des maladies spirituelles : la corruption


de l’âme.

Nous avons vu la chute et ses conséquences générales. Il nous faut maintenant voir
sommairement quelles furent intérieurement pour Adam les conséquences de cette
chute, c’est-à-dire savoir où le mal a frappé précisément pour déposer la corruption
dans l’homme.

Le premier Adam avait été fait âme vivante19, c’est-à-dire selon saint Grégoire de Nysse
« une essence créée, vivante et noétique, transmettant à partir d’elle-même au corps
sensible et organisé la puissance de vie et la capacité de saisir les objets des sens aussi
longtemps qu'une constitution naturelle capable de ceci les unit ensemble ». Il existe donc
une relation entre le corps et l’âme, une connexion. L’homme est constitué par le corps
et l’âme sans confusion, l’âme ne fait pas l’homme et inversement. Les Pères enseignent
que l’âme est partout présente dans le corps et soutient le corps avec qui elle a été
créée20. Il est enseigné aussi que la partie intelligente de l’âme est dans le cœur, non
comme un récipient mais en tant « qu’organe de contrôle » et trône de la grâce selon
saint Grégoire Palamas21. Le Christ a bien rappelé que le cœur est aussi d’où procèdent
les mauvaises pensées (cf. Mt 15, 19) car c’est dans le cœur que se loge l’âme. Ainsi l’âme

18
Cela est particulièrement net à l’examen des diverses passions : on constate que toutes les
passions s’exercent ou naissent de facultés qui à l’origine étaient toutes sans exception vouées
et affectées à la louange de Dieu et à la réalisation de sa volonté, autrement dit, à l’exercice du
bien. Il n’est pas une faculté humaine qui n’ait été affectée par la chute.
19
cf. I Corinthiens 15, 45.
20
En ce sens : lire Philocalie D, 156, 61, cité dans Métropolite Hiérothéos de Naupacte,
Psychothérapie Orthodoxe - La science thérapeutique des Pères de l’Eglise, p. 113 : « L’âme est
partout présente dans le corps, non comme dans une place, ni comme si elle était entourée, mais
comme soutenant, entourant et donnant vie au corps parce qu’elle possède ces capacités vitales à
l’image de Dieu ».
21
Le Saint précise que c’est dans le cœur que l’on trouve toutes les pensées de l’âme et le noûs.
Nous ne développerons pas ces concepts ardus qui sortent du cadre de cette présentation.

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LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

dirige et active le corps tout entier et tous les membres du corps, et le cœur est le
premier siège intelligent de l’âme, le centre de l’âme est là.

Nous avons déjà exposé la chute d’Adam. Les enseignements de l’Eglise nous
apprennent que la première mort a été une mort spirituelle et que la mort corporelle a
suivi, car l’âme a perdu la grâce incréée de Dieu, l’âme s’est obscurcie. Puisqu’il y a une
relation étroite entre l’âme et le corps, à cause de leur interpénétration et leur
communication (cela se verra parfaitement clairement à l’étude des « passions »), les
deux furent corrompus et la maladie spirituelle est identifiée comme une maladie de
l’âme, un « état déchu de l’âme »22.

Comme nous l’avons déjà dit, les conséquences de ce qui précède sont parfaitement
logiques. L’âme de l’homme étant corrompue (il n’est pas détaillé ici le mécanisme
profond de l’âme selon les Pères) et l’âme étant parfaitement unie au corps, la maladie
spirituelle a infecté l’âme ainsi qu’ensuite le corps, et l’on verra que toutes les
fonctionnalités propres à chacun de ces deux organes tendent « parfaitement » à la
réalisation du mal sous diverses formes. Ces fonctionnalités, avant la chute, étaient
parfaitement adaptées à la communion avec Dieu, aucune n’était inutile. Ces
fonctionnalités, avec la chute, ne deviennent en rien inutiles : désormais chaque faculté
est consciencieusement tournée vers le mal, que ce soit une activité corporelle ou
intellectuelle, voire spirituelle. La séparation d’avec Dieu, et c’est un point important,
n’a en rien stoppé l’activité propre de ces fonctions : elles devaient fonctionner23 et
faute de pouvoir être utilisées conformément à leur objet naturel, Dieu, elles se sont
tournées vers ce qui était immédiatement et facilement accessible, à portée d’homme :
lui-même24.

2) De la déchéance de tous les attributs de l’homme.

Les Saints Pères ont très tôt pris à contre pied les tendances de leur temps : là ou tous
pensaient vivre sainement, tous furent jugés comme aveugles de leur propre état « c’est
qu’ils vivent, qu’ils voient et qu’ils entendent à la façon des bêtes ; ils pensent comme des
insensés dans leur conscience inconsciente, dans leur vie de cadavres, car il est possible de

22
cf. Hiérothéos (déjà cité), p. 117.
23
On voit ici la énième démonstration de la liberté que Dieu accorde à l’homme : si l’homme n’avait
pas été créé libre véritablement, la séparation d’avec Dieu aurait pu entraîner un arrêt brutal de
l’exercice des facultés tant physiques qu’intellectuelles nécessaires à la communion avec Dieu.
La chute venue, Dieu aurait pu « imaginer » un mécanisme (psychologique, physique, etc…) qui
stopperait toute possibilité pour l’homme d’user de ses facultés avant qu’elles ne se tournent
vers le mal. Or nous savons que tel n’est pas ainsi sa sagesse. Dieu a vraiment créé l’homme à
son image, c'est-à-dire totalement libre.
24
Ainsi naquit l’homme qui voudra se faire Dieu à la place de Dieu, usant d’un culte voué à
lui-même.

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LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

vivre sans vivre, il est possible de voir sans voir et d’entendre sans entendre »25. Les Pères
considèrent que le péché est un acte de folie, tout comme folie l’état de péché dans
lequel vit l’humanité, tel saint Paul qui dit : « Ils se sont égarés dans leur pensées, et leur
cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages, ils sont
devenus fous »26. Les hommes sont donc tous concernés, affectés de diverses manières.

Quels attributs, fonctions, capacités de l’homme sont affectées ? Toutes, comme nous
l’avons déjà exposé. La classification des maladies spirituelles n’est pas chose aisée et
nous nous contenterons d’exposer les différentes pathologies et leurs manifestations.
On peut décerner des pathologies ou « passions » qui touchent au caractère, au
tempérament, au comportement envers soi-même ou autrui.

Pour reprendre la classification de Jean-Claude Larchet, ou une autre, il faut rappeler


les quelques pathologies déclarées et connues. L’auteur classe d’un côté les pathologies
ou maladies connues et propres à l’individu, comme des maladies agissantes de
l’intérieur, profondes et plus « générales » des autres pathologies qui en sont parfois la
conséquence, la manifestation extérieure, comportementale ou intellectuelle.
Abordons les.

Pathologie de la connaissance : On peut dire que c’est l’état de celui qui ignore qu’il est
malade spirituellement et plus généralement qu’il vit loin de Dieu, et ne considère que
les réalités sensibles et laisse son intelligence se laisser conduire par elles. Selon saint
Marc le Moine, l’apparition des passions est un effet de l’ignorance de Dieu et de la
négligence envers Lui, qui sont « la cause de tous les vices »27.

Pathologie du désir : L’homme a été créé pour désirer Dieu, tendre et s’élever vers Lui,
ce qui est un usage normal de ses facultés pour recevoir la jouissance spirituelle
ineffable. Cependant, la chute a amené l’homme à rechercher l’assouvissement des
plaisirs terrestres sensibles et accessibles facilement, qui l’emmènent en réalité dans
une impasse : le désir amène le plaisir, qui une fois assouvi, entraîne tristesse et, pour
contrer la tristesse, la quête d’un nouveau plaisir28. Pour l’homme déchu, le plaisir
deviendra l’apanage de sa liberté, ignorant l’épaisseur de ses chaînes. Les temps
présents regorgent d’exemples. Les hommes recherchent « une disposition intérieure
vis-à-vis de ce qui leur est agréable » nous dit saint Grégoire de Nysse.

Pathologie de l’agressivité : A l’origine, la seule agressivité de l’Adam aurait été de


rejeter avec force les œuvres du mal. L’agressivité est une arme défensive qui devait
25
Saint Syméon le Nouveau Théologien, Hymnes, XLIV, vers 224-231, Sources Chrétiennes n°196,
tome III, p. 87.
26
Romains 1, 21-22.
27
JCL (déjà cité), p. 53.
28
Contrairement à l’idée répandue, les désirs corporels n’existent qu’en relation avec l’âme, ils
n’existent pas de manière autonome. En ce sens : lire saint Jean Damascène, Exposé exact de la
Foi Orthodoxe, cité dans JCL (déjà cité), note 131.

11
LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

permettre de garder le cœur de l’homme contre les assauts du mal tel un « chien de
garde » selon saint Grégoire de Nysse29. Une autre fonction, plus méconnue, est la «
puissance agressive » qui permet à l’homme de lutter pour l’obtention des biens
spirituels30. Inversement maintenant, l’homme lutte pour obtenir des biens temporels,
voire se retourne contre ceux qui y font obstacle : la puissance désirante est clairement
détournée de sa fonction d’origine31.

Pathologie de la liberté : La liberté est l’une des propriétés divines, car l’homme est à
l’image de Dieu32, et cette liberté devait permettre à l’homme de passer du stade de
l’image au stade de la ressemblance à Dieu. Ici, la liberté permet à l’homme la
communion authentique avec Dieu et lui donne toute sa valeur33, car c’est en homme
libre qu’il choisit de s’unir à Lui et devient digne de louange. Ainsi, la vraie liberté est
celle faite à l’usage du bien et optée pour Dieu. La liberté venant de Dieu, l’union avec
Dieu est la vraie liberté car Dieu est sans maître. L’union avec Dieu ne veut pas dire que
l’homme se « dissipe » en Dieu, il s’unit à Lui tout en conservant sa personnalité propre,
ses traits de caractère uniques. Il grandit librement en Dieu en usant avec sagesse de la
liberté par l’exercice des vertus. La chute a asservi Adam qui ne jouit plus de la liberté
de Dieu, et il se perd littéralement en une liberté qui s’avère être une prison, oscillant
entre le bien et le mal quitte à procéder à des inversions de valeur34. Il est totalement
dispersé aux quatre vents de ses désirs, sous toutes leurs formes, vaincu par la
multiplicité pour avoir abandonné l’unité en Dieu.

Pathologie de la mémoire : La mémoire a été donnée à l’homme pour qu’il puisse se


souvenir continuellement de Dieu et être ainsi uni à Lui. Ce souvenir induit que l’on se
souvienne de ses commandements et plus globalement de tout ce qu’Il fait pour nous,
quotidiennement. Il est question ici d’une relation mémorielle et active, non passive,
faite pour permettre à l’homme de s’unir plus encore à Dieu, comme une incitation
intellectuelle permanente35. Inversement, l’oubli de Dieu est l’opposé, avec toutes les
conséquences logiques que l’on peut imaginer. A noter que saint Marc le Moine et saint
29
« La nature de la puissance irascible de l’âme c’est de combattre les démons » (Traité pratique) ;
et Evagre le Pontique dit : « L’agressivité bonne est une faculté de l’âme propre à détruire les
mauvaises pensées ».
30
Matthieu 11,12 : « Le royaume des Cieux est pris par violence, et ce sont les violents qui s’en
emparent ».
31
Les Pères font ainsi souvent allusion à la relation fondamentale qui existe entre l’agressivité et
le plaisir, cf. JCL (déjà cité), p. 90.
32
cf. Genèse, 1, 26-27.
33
En ce sens : lire saint Irénée de Lyon.
34
L’homme déchu vit rivé à la chair, dominé par elle, asservi à ses sens, subit la tyrannie de ses
désirs, est assujetti à la recherche de la jouissance et à la crainte de la souffrance, est le
serviteur de ses vices… en bref est l’esclave de ses passions. cf. saint Isaac le Syrien, Discours
ascétiques, 42.
35
Cette incitation appellera à la prière continue, le respect des commandements, le souvenir
permanent de Dieu qui est présent dans le cœur, devant les yeux, pour un croissance spirituelle
continue du chrétien sous l’égide de l’amour permanent envers Dieu et une protection contre
les assauts et pensées passionnées, les logismoi.

12
LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

Jean Damascène considèrent que l’oubli, l’ignorance et la négligence spirituelle sont les
« trois géants du diable ».

Pathologie de l’imagination : L’imagination est à la base une faculté de connaissance des


choses sensibles qui entourent l’homme, elle est liée à la sensation et au sensible des
choses existantes. Adam était impassible, sans mouvement déréglé du cœur et ne
disposait pas d’une imagination mauvaise, les images devant lui ne suscitaient rien de
particulier en termes de « passions ». L’homme n’imagine pas Dieu, il le vit dans la
contemplation et par la prière pure au point, pour certains, de voir « en réalité et en
esprit, qu’il veille ou qu’il dorme, ces biens que l’œil n’a pas vus, et que l’oreille n’a pas
entendus, qui ne sont pas entrés dans le cœur de l’homme et que les anges même désirent
entrevoir » selon saint Syméon le Nouveau Théologien. Par le péché ancestral l’homme
va connaître le « vide de Dieu », qu’il va combler justement par son imagination, car
devenu ignorant du monde spirituel, il se construit un monde « fantasmatique »36 qui
correspond le plus souvent aux désirs et passions déjà existants en lui.

Pathologie des sens et fonctions corporelles : La vie vertueuse permet la ressemblance


à Dieu et par ses facultés l’homme participe lui-même à sa sanctification. Dieu a aussi
créé le corps de l’homme afin qu’Il puisse reposer dedans, comme dans sa propre
demeure. L’âme agissante use de toutes ses fonctions corporelles pour recevoir la grâce
de l’Esprit, c’est là la fonction initiale des fonctions corporelles dans leur ensemble. Le
corps est appelé à être déifié avec l’âme. Ainsi c’est le corps en son entier, sous
l’impulsion de l’âme bonne, qui l’incite à rechercher les « choses divines ». Le corps est
donc un instrument de l’âme et non l’inverse37. Les sens d’Adam étaient initialement
ordonnés afin qu’il perçoive Dieu dans tous les êtres de la création, reconnaissant par
son esprit, dans la perception de chacun d’eux, leur logoi ou raison spirituelle. Tous ses
sens percevaient le monde sensible au travers du prisme sain de la piété et
transmettaient ainsi à l’âme « la grandeur des raisons qui sont au cœur des choses »,
permettant ainsi aux sens de contribuer à ce que l’homme glorifie Dieu au travers et
par l’observation de ce qu’Il fait38. Par la chute, tout est bouleversé et les sens se
détournent totalement de Dieu pour faire des choses sensibles le seul but, la seule
finalité et le seul objet de leur convoitise. L’homme, au lieu de s’élever, s’abaisse pour

36
cf. JCL (déjà cité), p. 115.
37
Après la chute, c’est exactement l’inverse qui s’est produit : l’âme est tombée, sous certains
aspect, sous la tyrannie du corps, dans une sorte de cercle vicieux : l’âme demande au corps à
être assouvie, le corps en devient l’instrument servile qui s’exécute, et le corps ainsi peut dicter
ses conditions à l’âme malade : le corps est « fournisseur » des satisfactions désordonnées
sollicitées par l’âme.
38
« Bref le corps est spirituellement sain quand il tend vers Dieu par toutes ses activités et devient
ainsi le temple du Saint-Esprit (cf. I Co 6, 19) quand ses sens sont en bon ordre », JCL (déjà cité), p.
125.

13
LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

satisfaire des désirs charnels, personnels, « égocentrés »39. Les exemples en ce sens ne
manquent pas.

Nous avons examiné l’ensemble des facultés de l’âme et du corps, leur nature adamique
d’avant la chute. Cette déformation des « facultés » a entraîné la naissance des passions
qui en sont la « conséquence ». La passion peut être définie comme « le stade final du
développement du péché »40. Il convient d’en examiner certaines à présent.

La philautie : Elle est considérée comme la source de tous les maux de l’âme et la mère
de toutes les passions, notamment des trois plus importantes, à savoir la gastrimargie,
la philargyrie et la cénodoxie. La philautie est l’amour égoïste de soi, de son corps aussi,
portant l’homme à s’élever lui-même à la place de Dieu. Ainsi l’homme se coupe plus
encore de Dieu et de la source de vie véritable, le poussant à aimer la cause de sa
chute41. Les conséquences concrètes sont trop nombreuses pour être évoquées, mais
elles tombent sous le sens42.

La gastrimargie : C’est la recherche du plaisir de manger, l’intempérance. Cette passion


est « primitive » car liée directement aux sens, facile et accessible à satisfaire. C’est
donc le plaisir de la bouche et celui du ventre. Il ne s’agit pas de détester les aliments
mais d’en faire un usage conforme, en rendant grâce à Dieu. Ce qui est condamné est la
recherche du plaisir immodéré au risque de transformer son ventre en son propre dieu.
Il ne faut pas omettre qu’Adam a chuté de la sorte43.

La luxure : L’usage de la sexualité n’est apparu qu’après la chute, la virginité était


naturelle originellement et ce n’est qu’après la transgression qu’Adam connut Eve44.

39
Ses sens lui servent à accomplir le péché : l’œil convoite, la perversion s’émancipe, les paroles
mauvaises se répandent, les sens se tournent vers la gastrimargie, le toucher part en quête de
sensations, etc…
40
Les différents stades qui provoquent une passion sont la stimulation et la provocation du noûs
par les pensées passionnées (logismoi) et les tentations du malin, l’adhésion et l’assentiment à
une image conceptuelle illégitime, le désir contre-nature, la réalisation en acte appelée péché et
la passion qui est engendrée par la répétition du péché en acte. cf. Hiérothéos (déjà cité), p. 403.
41
C’est la philautie qui est la cause de la chute, selon saint Maxime le Confesseur.
42
L’amour de soi induit le dédain de l’autre, sauf à ce qu’il représente la satisfaction de ses
intérêts propres. Cela amène aussi à voir l’autre comme un rival, à voir en tout homme un rival,
source d’agressivité. Cela apporte également la convoitise personnelle, le désir de possession, la
gourmandise, etc…
43
Adam a chuté ainsi ; le Christ y a résisté après quarante jours de jeûne dans le cadre des trois
tentations du diable (cf. Mt 4, 1-11). Cela nous rappelle donc que cette passion n’est pas à négliger
ou sous-estimer. Cette passion engourdit la prière, prive l’homme d’énergie, l’alourdit, le rend
indisponible aux réalités spirituelles, faible et paresseux, souille l’âme et enténèbre l’esprit.
44
La sexualité s’exprimant dans le cadre du mariage est normale, comme le prouve la présence
du Christ aux noces de Cana. Les Pères pensent que si Adam n’avait pas chuté, Dieu les aurait
multipliés selon un mode non-charnel (saint Maxime le Confesseur) ; et s’Il les a dotés d’organes
sexuels, c’est en prévision des nécessités qui découleraient de leur chute, Dieu dans sa
prescience l’avait envisagé.

14
LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

Dans le cadre du mariage la sexualité est normale, seul son usage excessif ou abusif est
prohibé. L’union des époux se fait également sous un angle spirituel, non seulement
charnel. En revanche, par la luxure, l’homme ne voit plus que sa satisfaction
personnelle et recherche le plaisir qui amènera le plaisir sous toutes ses formes.
L’homme devient aliéné, la fonction sexuelle devenant parfois centrale dans une
dimension égoïste exacerbée. L’homme s’oublie et souille le temple du Saint-Esprit. Il faut
ajouter aussi que l’impulsion du désir ne naît pas dans le corps mais vient de l’esprit,
l’impulsion est psychique.

La phylargie et la pléonexie : Cela désigne généralement l’attachement à l’argent et aux


diverses formes de richesse, la jouissance d’en posséder et le désir d’en avoir plus encore.
Le problème ne tient pas à la possession mais à l’attitude perverse à son égard. Avant, le
désir d’Adam était tourné vers Dieu et les richesses spirituelles, là il est tourné vers la
possession matérielle selon la puissance désirante, l’argent prenant la place de Dieu
dans le cœur de l’homme, portant l’argent tel un dieu personnel, jusqu’au culte et à
l’avarice. Il y a aussi une confiance accordée à l’argent et non à Dieu, espérant plus dans
le premier que dans le second. Cette passion peut aussi se faire au détriment d’autrui,
chassant toute charité au profit de la jouissance égoïste45.

La tristesse : Dans sa condition paradisiaque, l’homme ne connaissait pas la tristesse. Il


y a la première tristesse qui consiste pour l’homme à se lamenter de son état de
déchéance, et qui n’est pas une passion en soi. Ainsi la tristesse peut amener au
repentir qui corrige le mal présent en nous. La mauvaise tristesse est de se lamenter de
la perte des biens sensibles, par frustration des désirs charnels46.

La colère : On ne présente plus la colère, puissance irascible, déformation et pour les


Pères manifestation de la folie passagère qui a pour déclinaison l’hostilité, l’animosité,
l’inimitié, la méchanceté. Elle naît quand l’homme ne peut atteindre l’objet, la personne,
le but désiré, ou est privé de ce dont il jouissait. La colère se tourne contre l’auteur ou
la cause, ou une menace potentielle, de la frustration intolérable. Il s’agit d’un égo
blessé, un désir inassouvi. Elle corrompt le corps et peut même rendre malade, et
écarte toute forme de raison.

La crainte : Les Pères entendent aussi par là la peur, la terreur, l’anxiété, l’angoisse, la
détresse. Il s’agit précisément du sentiment provoqué par l’idée que l’on va perdre ce
que l’on désire ou ce à quoi nous sommes attachés. Mais les Pères précisent bien que

45
Selon saint Jean Chrysostome, on guérit très difficilement, voire jamais, de cette passion une
fois qu’elle est entrée dans le cœur ; cf. JCL (déjà cité), p. 186.
46
A noter que chaque passion peut aussi avoir pour conséquence finale la tristesse. Ainsi par
exemple, à l’issue de la colère peut venir la tristesse, voire le désir de vengeance, la rancune, le
désespoir et pour « oublier » cette passion et ses conséquences, l’homme peut s’adonner à une
autre passion tel un remède. C’est, pour ainsi dire, sans fin.

15
LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

toute crainte n’est pas une passion47. La crainte comme « passion », il faut entendre la
peur de perdre les plaisirs, les satisfactions, quelle que soit leur forme.

La pusillanimité : C’est la crainte d’une action à exécuter, une faiblesse ou un manque


de courage face à un devoir à accomplir48. C’est ne pas faire confiance en Dieu en ce
qu’Il peut aider, par sa grâce. C’est l’absence de force et de détermination. C’est une
sorte de « ventre mou ».

La cénodixie : C’est la vanité, la vaine gloire, qui se décline de bien des manières, mais
principalement de deux manières. La première consiste à se montrer fier de ses
possessions réelles ou imaginaires pour être admiré, loué, honoré ou flatté. Cela
ramène au goût du pouvoir et à l'esprit de domination. La seconde, plus rare, est la
fierté de possession de dons spirituels49. La cénodixie exerce un énorme et gigantesque
pouvoir, a un caractère subtil et peut prendre de nombreuses formes50. La gloire
attendue de l’homme est la gloire divine qui vient de Dieu, et non des hommes51. Par la
gloire mondaine, l’homme compense la gloire céleste perdue.

L’orgueil : Très proche de la cénodixie selon saint Jean Climaque. Pour d’autres la
cénodoxie est le commencement et s’achève dans l’orgueil qui en est sa forme «
achevée », ou adulte. Elle se présente dans la cadre des rapports entre les hommes52 ou
dans le cadre du rapport de l’homme à Dieu53, ce qui est bien pire car cela tend à une «
révolte » contre Dieu. Pour d’autres, c’est le refus de sa présence, de sa providence, le
principe même de Dieu54. Généralement, parce que l’orgueilleux est vide de Dieu, il est
plein de « lui-même ».

47
La crainte se décline : peur de se perdre soi-même, âme et corps pour s’attacher à la vie,
certains diraient l’instinct de conservation. L’autre forme est la crainte de Dieu qui est la peur
d’être séparé de Lui. L’homme spirituel a plus peur de perdre Dieu que d’affronter la mort.
48
Cela se distingue de la lâcheté.
49
C’est une glorification de son ascèse, de ses vertus imaginaires, un esprit de gloriole.
50
Elle est même parfois extrêmement difficile à déceler. Le fait même de se débarrasser de la
vanité peut être source de vanité ! Si le Christ a insisté pour que le jeûne, la prière, et la charité
soient effectués dans la plus grande discrétion (cf. Mt 6, 1-18), lorsque cela est possible, ce n’est
pas en vain. Dans la plus grande humilité peut se cacher la plus grande vanité.
51
Nous lisons en I Corinthiens 1, 31 et en II Corinthiens 10, 17 : « Que celui qui se glorifie se glorifie
dans le Seigneur » (LSG 1910).
52
Se croire supérieurs aux hommes, rechercher cet état. L’orgueilleux s’admire lui-même et se
loue intérieurement. Dans la cénodoxie, l’homme attend les louanges ; dans l’orgueil, il se les
distribue lui-même.
53
C’est pour les Pères la pire forme passionnée, car elle a provoqué la chute de Satan, de ses
anges, puis celle de l’homme Adam lui-même. N.B. Personnellement, je ne partage pas totalement
cet avis pour Adam.
54
L’homme ici pense qu’il a tout obtenu tout seul par ses seuls mérites. De même
spirituellement, l’homme pense avoir tout seul vaincu la passion en lui, alors que la victoire
revient à Dieu. Pour préciser, le travail spirituel est toujours synergique, ou coopératif, entre
l’homme et Dieu.

16
LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

Venons-en à l’étude d’une passion particulièrement sournoise et dangereuse car


méconnue. Toutes les passions ci-dessus évoquées font penser aux 7 péchés capitaux,
classiquement connus. Personne n’est étonné. Cette passion est l’acédie.

17
LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

Chapitre II
Les maladies spirituelles : Les cas de l’acédie
et de la dipsychie

De l’acédie.

Dans le cadre des prières quotidiennes, les passions sont rarement désignées
nommément, sauf la prière à l’ange gardien, qui regroupe un rappel des actions
désordonnées dont nous aurions pu nous rendre coupables. On ne retrouve que
rarement une passion désignée textuellement, toutes sont évoquées de manière
générale ; or l’acédie est la rare passion qui soit citée telle quelle dans la prière du
matin dédiée à la Sainte Mère de Dieu : « Ma toute Sainte souveraine, Ô Mère de Dieu,
par tes saintes prières, bannis de moi […] l’acédie, l’oubli, l’ignorance, la négligence et
toutes les pensées impures et impies ». L’acédie est citée en premier, tel un ennemi
redoutable que l'on ne doit ni ignorer ni sous-estimer, suivi de l’oubli qui peut être
considérée comme son rejeton, et de l’ignorance comme un autre enfant et|ou aussi la
cause primaire de la rupture d’avec Dieu (pathologie de la connaissance).

L’acédie est, pour certains, voisine de la tristesse, mais la tradition ascétique l’en
distingue (car elle est en particulier l’ennemi du moine et de l’ascète).

L’acédie peut être définie comme « une paralysie des puissances de l’âme. C’est l’état
durant lequel il y a une indifférence absolue pour la prière et le jeûne et, en général, une
grande inertie dans la garde des commandements de l’Evangile. Puisque l’homme est un
être psychosomatique, l’acédie spirituelle se transmet aussi au corps. C’est une faiblesse
psychologique et elle engendre lassitude, paresse et négligence. »55. On la considère
comme voisine de la tristesse. C’est une maladie spirituelle du « sang », concept
méconnu qui désigne l’influence des passions et des esprits déchus sur son sang qui

55
Hiérothéos (déjà cité), p. 396. On peut rajouter abattement, découragement, nonchalance,
découragement, assoupissement, somnolence et pesanteur du corps et de l’âme, voire le
sommeil sans en avoir besoin ; cf. JCL (déjà cité).

18
LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

génère les passions plus « subtiles », qui proviennent des « mouvements du sang », par
exemple la colère56. L’apôtre Paul précise bien que le sang n'héritera pas du royaume57.

L’acédie a cette particularité de s’attaquer surtout à ceux qui pratiquent la vie


spirituelle, voire l’ascèse pour certains, car les démons y jouent un grand rôle pour
insuffler le désespoir58. C’est le fameux démon de midi du Psaume 90. Mais cette
maladie spirituelle s’attaque à tous ceux engagés dans la lutte, quel que soit leur
avancement. Qui n’a jamais connu un relâchement une fois l’heure de la prière venue ?
Ainsi la victime de l’acédie devient sans courage pour ses devoirs, prie peu ou plus du
tout, car le démon attaque en « amont », et avant l’activité spirituelle également. Cette
maladie spirituelle semble jeter un trouble « sans raison » selon saint Jean Cassien.

Il faut cependant un terrain propice qui sera exploité par les forces démoniaques : un
manque de foi, un désir non assouvi, la distraction de l’intelligence, par exemple. Elle
est possiblement associée à la tristesse qui aggrave plus encore le cas de la victime,
ajoute à sa peine et affecte plus encore la possibilité de s’en extraire. L’acédie semble
suffisamment dangereuse pour n’être suivie d’aucune autre passion, elle se suffit donc à
elle-même pour produire les effets recherchés : l’abandon. Elle ne peut pas être
véritablement considérée comme la perversion d’un usage normal d’une faculté
particulière, elle est vraiment autonome.

Comment la considérer ? Elle est méconnue et pourtant bien présente. Peut-on y voir
la conséquence d’un désir non assouvi ? Il semble, selon l’auteur du présent exposé, que
la patience et la confiance en Dieu demeurent les meilleures armes. Un zeste de
discipline est aussi nécessaire et l’Eglise y veille : elle a justement prévu des périodes
précises de jeûne, un calendrier pour aider le fidèle à suivre, en confiance, les
prescriptions de l’Eglise. Mais celui qui ne veut s’en extraire, personne ne pourra
l’aider, sauf Dieu, s’il ne décide de le faire. Ce qu’il y a de terrible dans l’acédie, c’est que
la victime peut se voir victime, être spectatrice de sa chute et ne rien désirer vouloir
entreprendre pour s’y opposer. Elle sombre, peut même se dégoûter d'elle-même, et
ainsi tomber dans un autre piège classique du diable, le désespoir. Elle se déprécie et
s’estime indigne de l’amour de Dieu…

56
Cité par saint Ignace Briantchaninov du Caucase, dans Approches de la prière de Jésus, p. 80.
Ici, l’évêque évoque la subtilité de certaines passions car elles ne sont décelables que par l’action
du Saint-Esprit, tel un gardien. Il dit : « la tristesse, l’acédie, la paresse ? ce sont les diverses
influences des pensées pécheresses sur le sang », p. 81. Y-a-t’il une relation entre le sang et l’âme ?
Oui, car le sang contient aussi l’âme (cf. Lévitique 17). Il serait intéressant de voir cela sous l’angle
des saints mystères eucharistiques.
57
Idem. cf. I Corinthiens 15, 50. Cependant, on peut aussi y voir un rejet de la chair « matérielle »
telle qu’elle existe aujourd’hui, et qui sera de toute façon remplacée par les corps glorieux lors
de la Parousie.
58
Les Pères du désert l’identifient tôt. Ils savaient déjouer les suggestions du démon. Ainsi, un
démon avait suggéré à un Ancien nommé Hierax, âgé de 90 ans, à qui un démon lui avait indiqué
qu’il devait vivre encore 50 ans. A cela l’ancien le remercia car il s’était préparé à vivre encore
200 ans. Le démon s’enfuit. cf. Sentences des Pères du désert, N33, n°1033.

19
LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

C’est un piège absolument redoutable au point que saint Isaac dit qu’elle « fait goûter
l’enfer à l’âme ». En effet, tant celui qui ignore Dieu ne sait rien de ce qu’il perd, tant
celui qui goûte aux effets de l’acédie voit, de par sa faute propre, le trésor et les biens
promis lui glisser entre les doigts tel du sable. Cette maladie spirituelle joue surtout
sous l’influence du démon et l’orgueil ne doit inviter personne à penser pouvoir s’en
sortir seul : l’aide de Dieu est indispensable car « si Dieu laissait ce démon employer
toute sa force contre nous, sans doute pas un ascète ne serait sauvé »59. Nous comprenons
mieux pourquoi nous prions régulièrement contre cela chaque jour : c’est une maladie
de l’âme qui est souvent suscitée par le mal lui-même car il peut inspirer le pire dégoût,
le pire désespoir : il atteint l’homme déjà en route spirituellement. Si nous devions
prendre une image, l’échelle sainte de saint Jean Climaque serait adaptée : l’acédie
attaque celui qui est déjà bien engagé sur l’échelle, et risque de le faire dégringoler en
bas. Non seulement l’homme chute, mais de par son indignité il sent, à tort, qu’il chute
mais perd le bénéfice de ce qu’il a obtenu (par ce qu’il s’en sent indigne, voire pire,
abandonné par Dieu). Il retombe en bas ou du moins il peut s’en persuader sous
l’inspiration du mal. Son désespoir est nécessairement plus grand que celui de l’homme
qui est affecté d’une autre maladie spirituelle et grimpe lentement mais sûrement sur
l’échelle tout en n’étant que peu avancé spirituellement, d'où l'expression « plus grande
sera la chute »... Son désespoir étant plus grand, les risques d’abandon sont plus élevés ;
d'où l'impérieuse nécessité de se méfier des moindres signes de relâchement spirituel.

De la dipsychie.

Nous avons souhaité aborder cette question de la dipsychie car cette affectation de la
foi est inconnue mais est pourtant une pathologie sévère de l’âme qui ressemble à
l’acédie sous certains aspects. Ce n’est pas à proprement parler une maladie de
l’homme déchu en général mais cela affecte l’homme croyant, tout comme l’acédie. Elle
affecte celui dont la foi est imparfaite, une foi malade. On rencontre cette évocation
dans l’Epître de saint Jacques qui parle de « l’homme partagé, inconstant dans toutes ses
voies »60 ou encore de « gens à l’âme partagée »61. Les saints Pères en parlent rarement
avec précision. Ils la qualifient de « mauvaise et insensée », on pourrait presque parler
d’une foi « bancale », peu assise dans ses fondements, voire oscillante dans ses
orientations, qui fait échouer l’homme dans ses actions et le conduit à abandonner le
voie de la vérité. Cela évoque la foi « chancelante » qui flétrit l’homme et le rend
asthénique62. Elle tient l’homme dans la paresse et la négligence et l’empêche de

59
Saint Syméon le Nouveau Théologien, dans JCL (déjà cité), p. 213.
60
Jacques 1, 8.
61
Jacques 4, 8.
62
cf. Hermas, Le Pasteur, Préceptes X, 2, 2.

20
LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

communier à Dieu, ce qui ressemble à une déclinaison de l’acédie, et « l’empêche de


combattre comme il convient en vue de Dieu » comme nous dit saint Jean Cassien.
Certains ont presque parlé de schizophrénie mais sans emporter la conviction,
toutefois l’idée est séduisante de prime abord. Cependant, nous pensons plus à une
crise de l’unité qu’à un conflit de dualités dans le cœur même de l’homme. Une idée
intéressante a été évoquée par Constantin Andronikof63, qui fait un parallèle avec
Matthieu 12, 25 et Luc 11, 1764, évoquant le royaume « divisé » contre lui-même et
indiquant que ces paroles peuvent tout à fait s’appliquer à l’homme lui-même qui est un
être complexe par nature. A l’aune de ces observations, il dit que l’être ne peut vivre
que dans la parfaite harmonie, l’ordre, donc en paix et selon la paix du Christ, Lui qui
symbolise l’unité parfaite. L’auteur évoque l’être dipsychique « duplex animo » (double
cœur) qui vient donc au contraire de la paix dans l’unité, car il parle de deux cœurs et
ainsi de contraires qui s’opposent. Ici, l’homme est pire que dans l’acédie, qui est une
montée et une descente (du chaud, au tiède, vers le froid, dans la foi) : dans la dipsychie
il y a comme une lutte interne terrible qui divise l’homme et le cœur de l’homme,
comme une fracturation de son être qui d’un côté voudrait Dieu (c’est une maladie
touchant les croyants) mais d’un autre le rejette violemment, générant ainsi des
comportements erratiques aboutissant au rejet de Dieu : c’est le royaume qui se divise
contre lui même et se fissure. Ici la foi est attaquée et succombe probablement sous
l’impulsion de la cénodoxie, car l’homme orgueilleux qui croit refuse cependant de «
crucifier » son ego pour s’abandonner à Dieu.

A cela maintenant, après l'examen des maladies spirituelles, il convient de rechercher


les remèdes ou « le remède » sans lequel nous ne pourrions « rien faire ».

63
Constantin Andronikof, Gnoséologie et Méthodologie, éd. Age d’Homme, p. 123.
64
Matthieu 12, 25 : « Comme Jésus connaissait leurs pensées, il leur dit: Tout royaume divisé contre
lui-même est dévasté, et toute ville ou maison divisée contre elle-même ne peut subsister. » (LSG
1910) ; Luc 11, 17 : « Comme Jésus connaissait leurs pensées, il leur dit: Tout royaume divisé contre
lui-même est dévasté, et une maison s'écroule sur une autre. » (LSG 1910).

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LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

Chapitre III
Les remèdes : Manifestation du sauveur et de l’Eglise,
et synergie divino-humaine

A la maladie spirituelle, il convient d’apporter un remède puissant. La guérison est le


rétablissement de toutes choses selon le bon ordre, c'est-à-dire de rendre à l’homme sa
nature véritable. Nous ne pourrons aborder en détail tous les aspects de la guérison et
de la voie de la guérison mais nous en donnerons les principaux aspects les plus
essentiels.

La guérison passe par le rétablissement de l’homme afin que l’homme progresse du


chemin qui part de l’image de Dieu à la ressemblance de Dieu. C’est le travail, le combat
d’une vie pour le croyant, le but à atteindre pour espérer le salut. Pour cela il est
indispensable d’entrer dans une véritable synergie divino-humaine, car Dieu ne
s’impose à personne, respectant en cela le libre-arbitre de l’homme. Sera soigné celui
qui veut être soigné. Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte : Dieu, l’homme et
sa volonté, l’union avec le Christ, l’Eglise et corps du Christ.

La recherche du salut se fait maintenant, car l’âme peut être rappelée à n’importe quel
moment, et il faut se tenir prêt comme si le jour que nous vivions était le dernier, à tout
le moins essayer. La guérison tend en définitive à la restauration de l’homme qui se fait
schématiquement en trois phases : chasser les vices, acquérir les vertus, et arriver au
stade de l’impassibilité qui est l’ignorance ou l’insensibilité à toute sollicitation
mauvaise ou néfaste. Il est important de retenir que sans le Christ « nous ne pouvons
rien faire ». Il est illusoire pour un homme de penser guérir des maux décrits ci-dessus
hors de l’Eglise et sans le secours du sauveur, car les forces mauvaises se nichant dans
l’âme nous dépassent totalement et seul le créateur de toutes choses peut Lui-même
rétablir ce qu’Il a Lui-même créé. Cela a commencé dès l’incarnation, Dieu venant de
l’intérieur restaurer l’homme et rétablir l’humanité : tant par un seul nous avons chuté,
et tant par Un Seul nous sommes rétablis dans notre image, loin de la défiguration
orchestrée par le péché. Mais pour cela il faut revêtir le Christ, et entrer dans son
Eglise pour devenir membre de son corps.

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LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

Le salut par l'Eglise.

L’Eglise est le corps du Christ, mais c’est aussi un hôpital spirituel. Et pour y entrer, il
faut passer par le Baptême, qui est le premier et le plus fondamental des sacrements,
car l’homme est incorporé au Christ dans l’Eglise, ce qui a pour suite de délivrer
l’homme des conséquences du péché ancestral. L’homme est alors purifié de ses péchés
: il renaît littéralement car il se trouve guéri de toutes les conséquences du péché
ancestral. Le baptisé revêt le Christ, par conséquent il meurt avec Lui pour renaître
avec Lui et mener avec Lui la vie nouvelle, recouvrant l’état adamique et l’intimité avec
Dieu, et il reçoit l’Esprit Saint.

Vient ensuite la Chrismation qui parachève parfaitement le baptême, l’Esprit Saint vient
dans le baptisé : cela est sa pentecôte, qui lui donnera l’énergie nécessaire pour faire
fructifier la grâce, lui donnera la force de développer et faire croître en lui les dons
spirituels. Mais le baptisé devra souffrir bien des épreuves et malgré le baptême il peut
malheureusement pécher à nouveau, et pour cela la pénitence lui permettra de se
confesser afin que le pénitent puisse rompre les liens qui le tenaient liés au péché
confessé. La Confession est véritablement indispensable et incontournable afin que le
pénitent se trouve réconcilié et réuni à l’Eglise. C’est aussi très important pour la
participation aux saints Dons. En effet, l’Eucharistie, qui est incontestablement le plus
grand et le plus redoutable sacrement, est indispensable : nous devons nous lier
toujours plus au Christ car nous recevons « le bienfaiteur Lui-même », et en personne «
le trésor qui renferme toute la plénitude des grâces »65. L’homme reçoit le remède et «
comme un peu de levain, selon la parole de l’apôtre (cf. I Co 5, 6) fait lever toute la pâte,
ainsi le corps élevé par Dieu à l’immortalité, une fois introduit dans le nôtre, le change et
le transforme en sa propre substance »66. L’homme se christifie et se réunifie, alors que le
péché avait « dispersé » l’homme. La pénitence et la lutte contre les péchés sont certes
utiles mais sans l’eucharistie ils demeureront inefficaces.

A cela bien évidemment, il faut ajouter la volonté de l’homme, ce qui implique la ferme
volonté de guérir67, et qu’il s’ouvre donc à la grâce qui lui a été donnée par l’Esprit, qu’il
se tourne de toutes sa volonté vers Dieu : il faut donc la collaboration active de l’homme.
Si cependant nous continuons de pécher après le baptême, ce n’est pas que nous
subissions encore les conséquences du péché originel, cela ne relève que de notre
propre négligence dans notre foi et|ou à pratiquer les commandements.

65
Nous assimilons le Christ comme véritable nourriture, « nous devenons associés à la nature
divine » (II Pierre 1, 4) et devenons christophores, porteur du Christ en nous.
66
Saint Isaac le Syrien, Discours ascétiques, 37.
67
cf. Jean 5, 5-6.

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LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

Le salut par le combat spirituel.

La foi et la conservation de la foi demeurent donc indispensables pour évoluer sur le


chemin de la guérison. Il faut la connaissance de Dieu, car c’est l’ignorance de Dieu et de
ses commandements qui ont fomenté la chute de l’homme primordial. Dans la foi,
l’homme retrouve la liberté, car se liant au Maître libre par nature, l’homme se libère de
toute maladie tout en recouvrant sa vraie nature. Il retrouve sa place, sa vraie place
dans l’ordre des choses voulues par Dieu. Par la foi l’homme revit, là où le péché
l’amenait à la mort.

A cela il faut bien entendu l’usage de la prière afin que l’homme invoque l’aide de Dieu et
manifeste continuellement son désir d’être uni à Lui, et, si nécessaire, obtenir les soins
spirituels indispensables. La prière est l’authentique manifestation de volonté attestant
que le croyant veut s’approprier la grâce, c’est-à-dire qu’il recherche la présence de
Dieu en lui et dans sa vie. C’est cette relation purement personnelle qui entraîne la
transformation salvifique, afin que nous nous élevions vers Lui, par l’invocation que
nous Lui adressons.

La prière doit être faite avec foi et présenter aussi des qualités de cœur : avoir
conscience de notre état, de nos maux, avoir confiance et s’en remettre à Lui, espérer
et œuvrer par la vigilance et la sobriété, la ferveur et l’assiduité, l’humilité et la pureté
de cœur. La prière peut atteindre les foyers infectieux et les nettoyer parce qu’elle
sollicite l’intervention de Dieu.

La garde des commandements est aussi importante : sans cette pratique, le baptême est
inutile selon saint Syméon le Nouveau Théologien. Et saint Marc le Moine ajoute que «
la grâce a été donnée mystiquement à ceux qui ont été baptisés dans le Christ : elle se
montre efficace en proportion de la pratique des commandements ». Cela atteste bien que
l’homme doit impérativement mettre en pratique les commandements, sans hésiter, et
sans rechigner, parce qu’à proportion de leur application la grâce interviendra et la
guérison sera plus effective. Plus généralement, que ce soit dans un contexte de
guérison recherchée ou non, la conservation des commandements demeure capitale en
vue de la croissance spirituelle, comme tout ce qui vient d’être évoqué ici. La garde des
commandements est le principe de la sanctification et de la déification opérée dans
l’homme par l’Esprit Saint, car c’est en les pratiquant que l’homme s’ouvre à l’action de
l’Esprit et s’unit au Christ et en Lui, au Père.

A l’issue de cela, et conservant toujours l’espérance, l’homme arrivera à la véritable


conversion intérieure. Comme indiqué en introduction, le légalisme n’a pas sa place : la

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LES MALADIES SPIRITUELLES : DE L’ACÉDIE

guérison comme le salut sont avant tout un combat intérieur, une révolution intérieure
opérée par une action conjointe entre Dieu et l’homme par le Christ et dans l’Esprit.

A Lui reviennent toute gloire, honneur et adoration !

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