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Objet d’étude : Le Théâtre du XVIIème au XXIème siècle

Parcours : La comédie du valet

Explication de texte n°16 : Jean Genet, Les Bonnes , 1947 exposition

Introduction : Jean Genet est un écrivain français du XXème siècle. En 1947, il crée les Bonnes, pièce de théâtre qui semble être inspirée d'un macabre fait divers: en 1933 au Mans, les sœurs
Papin commettent un double assassinat; elles tuent de manière horrible leur patronne et sa fille.
Dans la pièce, deux sœurs, Claire et Solange, domestiques pour le compte de Madame, jouent chaque soir à tour de rôle le personnage de leur maîtresse et répètent le meurtre qu'elles ont
programmé. L'extrait constitue le début de la pièce. Nous nous demanderons pourquoi cette scène d’exposition est originale.

TEXTE ÉTUDE LINÉAIRE


Le rôle de la didascalie initiale

La chambre de Madame. Meubles Louis XV. Au fond, une fenêtre Cette scène d'exposition, est originale parce qu'elle est complexe : le spectateur doit être attentif pour bien
ouverte sur la façade de l’immeuble en face. A droite, le lit. A gauche, une comprendre la situation de cette scène de théâtre dans le théâtre.
porte et une commode. Des fleurs à profusion. C’est le soir. L’actrice qui
joue Solange est vêtue d’une petite robe noire de domestique. Sur une Le rôle de la didascalie initiale (l.1-6)
chaise, une autre petite robe noire, des bas de fil noirs, une paire de
souliers noirs à talons plats. La mise en place du cadre spatio-temporel : le lieu : « la chambre de Madame »: lieu clos, le
lieu de l’intimité et des secrets d’alcôve. ; le mobilier : « meubles Louis XV « : dénote la richesse, un
intérieur bourgeois, confortable; dans une ville : « fenêtre ouverte sur la façade d'en face » ; le moment :
« c'est le soir » ; « des fleurs à profusion » : nombre excessif, étonnant dans une chambre> aspect un peu
mortuaire.

La présentation des bonnes : « L'actrice qui joue Solange est vêtue d'une petite robe noire de
domestique.

Sur une chaise, une autre petite robe noire, des bas de fil noirs, une paire de souliers noirs à talons plats »
> Il y a deux domestiques. La première que l'on voit est Solange. Les adjectifs « petites » (robes),
« plats » (talons) qui renvoient aux attributs des deux sœurs montrent le caractère ordinaire des deux
sœurs. Vêtements = uniformes correspondant à leur fonction. La couleur « noire » est propre aux
vêtements des bonnes (robe, bas). C'est la couleur des domestiques, la couleur sombre qui rend invisible.

L’agressivité de Claire envers Solange


La didascalie : Le fait que Claire soit « en combinaison » suggère que c'est elle la seconde bonne , elle
Claire, debout, en combinaison, tournant le dos à la coiffeuse. Son s'est dévêtue pour jouer le rôle de Madame. « Son geste le bras tendu » : attitude qui fait penser à celle
geste –le bras tendu– et le ton seront d’un tragique exaspéré. des grandes tragédiennes, + le ton : « d'un tragique exaspéré »> Claire est déjà dans son rôle, elle joue la
bourgeoise de manière caricaturale. l'attitude de Claire-Madame révèle la superficialité de leur
Et ces gants ! Ces éternels gants ! Je t’ai dit souvent de les laisser à la maîtresse.
cuisine. C’est avec ça, sans doute, que tu espères séduire le laitier. Non,
non, ne mens pas, c’est inutile. Pends-les au-dessus de l’évier. Quand L'auteur montre, à travers les didascalies, de nombreux éléments que l'on n'aurait pas pu percevoir sinon.
comprendras-tu que cette chambre ne doit pas être souillée ? Tout, mais Ces indications sur le mobilier et le jeu des comédiennes permettent au lecteur de se faire une idée sur les
tout ! ce qui vient de la cuisine est crachat. Sors. Et remporte tes personnages qu'il ne connaît pas encore. Pour le spectateur, la situation ne se révèle pas aussi facilement.
crachats ! Mais cesse !
Claire affirme tout de suite sa supériorité: longueur de la première réplique. Elle est
immédiatement agressive, son langage est violent : les phrases nominales exclamatives « Et ces gants! Ces
éternels gants! » traduisent cette agressivité, cet excès. L'adjectif « éternel » employé avec outrance (objet
Pendant cette tirade, Solange jouait avec une paire de gants de banal // éternité). Solennité malvenue. Elle joue le rôle de Madame et fait preuve d'autorité: « Je t'ai dit
caoutchouc, observant ses mains gantées, tantôt en bouquet, tantôt en souvent de les laisser à la cuisine», + impératifs: « ne mens pas », «Pends-les au-dessus de l'évier. »;
éventail. « remporte tes crachats ». Le ton est virulent: « Non, non, c'est inutile. » + questions; « Quand
comprendras-tu que cette chambre ne doit pas être souillée ? ». Insistance pour dévaloriser les
domestiques: « Tout, mais tout ! Ce qui vient de la cuisine est crachat. » et de nouveau des ordres: « Sors.
Et remporte tes crachats ! Mais cesse ! » > elle apparaît comme un personnage tyrannique qui
méprise sa bonne. La répétition de « crachats » associé à la domesticité révèle son profond mépris.
Ne te gêne pas, fais ta biche. Et surtout ne te presse pas, nous avons le Madame apparaît donc à la fois comme raffinée et vulgaire . Son langage est totalement excessif.
temps. Sors !
Didascalie : indifférence de Solange.

Mais l'ambivalence du personnage de Claire-Madame se ressent aussi à travers la manière de


parler à Solange : elle la tutoie d'abord : « Ne te gêne pas, fais ta biche. Sors ! » Elle n'est pas encore
totalement dans le rôle: « Et surtout ne te presse pas, nous avons le temps. » Cette réplique ambiguë sera
mieux comprise ensuite : on sait que les deux bonnes jouent ce jeu pendant l'absence de Madame et que
leur temps est limité. La réplique de Claire est donc une antiphrase et son ironie prouve à la fois que la
relation avec sa sœur est aussi pleine d'agressivité et qu'elle n'est pas entrée totalement dans son rôle. On
sent ainsi que Claire a du mal à se mettre dans la peau de son personnage.

Le jeu de rôle
Solange change soudain d’attitude et sort humblement, tenant du bout des Didascalie : « Solange change soudain d'attitude et sort. Humblement, tenant du bout des doigts les gants
doigts les gants de caoutchouc. Claire s’assied à la coiffeuse. Elle respire de caoutchouc. Claire s'assied à la coiffeuse. Elle respire les fleurs, caresse les objets de toilette, brosse ses
les fleurs, caresse les objets de toilette, brosse ses cheveux, arrange son cheveux, arrange son visage. » > le jeu commence, les personnages changent d'attitude: Solange
visage. adopte celle de la domestique soumise : « humblement »; Claire devient Madame : se sert des objets de
celle-ci. Elle mime ce qu'elle voit faire à sa maîtresse au quotidien.
Préparez ma robe. Vite le temps presse. Vous n’êtes pas là ? (Elle se
retourne.) Claire ! Claire ! « Préparez ma robe. » : vouvoiement ; la distance est installée. L'ordre a retouvé une certaine
Entre Solange. légéreté et relève de ce que demande habituellement une maîtresse à sa bonne. Toute agressivité a disparu.

SOLANGE « Claire ! Claire ! Entre Solange. »: chaque personnage est dans son rôle. Solange joue le rôle de
sa sœur Claire.
Que Madame m’excuse, je préparais le tilleul (Elle prononce tillol.) de
Madame. « Que Madame m'excuse, je préparais le tilleul (Elle prononce tillol) de Madame. » : humilité des excuses
et de la justification du retard mais aussi ironie dans les propos de Solange-Claire. Elle singe
CLAIRE l'intonation bourgeoise de Madame qui ne dit pas tilleul mais « tillol »> soumission feinte.

Disposez mes toilettes. La robe blanche pailletée. L’éventail, les « Disposez mes toilettes. La robe blanche pailletée. L'éventail, les émeraudes. » : objets précieux:
émeraudes. « paillettes », « émeraudes ». Accessoire : « éventail » : Madame étale ses richesses, une manière
de montrer à sa bonne sa supériorité.
SOLANGE
« Tous les bijoux de Madame ? » : le pluriel + « tous » suggèrent qu'il y en a beaucoup.
Tous les bijoux de Madame ?
« Sortez-les. Je veux choisir » : verbe de volonté > autorité et superiorité. La bonne ne peut qu'obéir.
Madame change de ton : « avec beaucoup d'hypocrisie. Et naturellement les souliers vernis. Ceux que
CLAIRE vous convoitez depuis des années. » : la didascalie souligne le fait qu'une fois encore la maîtresse dénigre
sa domestique. D'après ce qu'elle dit, la domestique ne peut qu'envier les biens de sa maîtresse. Le
Sortez-les. Je veux choisir. (Avec beaucoup d’hypocrisie.) Et complément de temps : « depuis des années » souligne la durée et par là-même la cruauté de la
naturellement les souliers vernis. Ceux que vous convoitez depuis des maîtresse qui ne cède rien et qui semble demander ses souliers uniquement pour blesser la bonne.
années.

Eléments de conclusion : Cette scène d'exposition est surprenante à plusieurs titres. Elle possède de nombreuses didascalies qui sont aussi importantes que le texte en lui-même (différent du
théâtre classique où rien ne figurait du jeu des acteurs, du mobilier...). De plus, elle représente une mise en abyme du théâtre. Les renseignements traditionnels de la scène d'exposition sont ici
donnés de manière complexe, indirecte et la tension semble déjà très forte. C'est une comédie bien noire que nous propose Genet. Les deux bonnes sont loin de l'image de la servante
traditionnelle destinée à faire rire le spectateur grâce à sa malice et son ingéniosité. Les Bonnes fait entrer les personnages dans une dimension tragique. Dès le début de la pièce en effet, elles
nous proposent la répétition d'un jeu terrible qui semble destiné à se dérouler jusqu'à un dénouement que le lecteur/spectateur pressent déjà comme malheureux.

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