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par HarperCollins, New York, sous le titre Blood, Sweat, and Pixels.
ISBN : 979-10-355-0044-3
Introduction
Préambule
1 - Pillars of Eternity
2 - Uncharted 4
3 - Stardew Valley
4 - Diablo III
5 - Halo Wars
7 - Shovel Knight
8 - Destiny
9 - The Witcher 3
Épilogue
Remerciements
À propos de l'auteur
Introduction
Imaginons que vous ayez un projet de jeu vidéo. C’est même une idée
géniale : un plombier moustachu doit sauver la princesse des griffes d’une
tortue géante qui crache du feu. Vous avez convaincu un investisseur de vous
donner quelques millions de dollars pour le réaliser. Et maintenant ?
En premier lieu, vous allez devoir calculer précisément combien de
personnes vous pouvez recruter. Ensuite, il vous faudra trouver des
infographistes, des game designers et des programmeurs. Vous aurez besoin
d’un producteur, chargé de vérifier que tout se déroule normalement, ainsi
qu’un service Sound design, histoire que votre jeu ne reste pas muet.
N’oubliez pas d’engager des testeurs qui chasseront les bugs. Et un expert en
marketing, sinon personne n’entendra jamais parler de votre futur carton. Une
fois l’équipe constituée, il vous faudra établir un calendrier strict pour
déterminer combien de temps vos employés passeront sur chaque section du
jeu. Si tout se déroule bien, vous aurez une démo pour l’E3 dans six mois,
puis une version gold définitive d’ici la fin de l’année.
1. Le frame rate (ou taux d’images par seconde) est la fréquence à laquelle les images s’affichent
à l’écran. Nos yeux sont habitués à des jeux ayant un taux moyen de 30 images par seconde.
Quand le frame rate chute en dessous de ce niveau, l’animation du jeu paraît saccadée, comme
pourrait l’être un film au travers d’un vieux projecteur de cinéma.
2. D’après l’Entertainment Software Association, l’industrie du jeu vidéo aux États-Unis a généré
30,4 milliards de dollars en 2016.
3. Dans la conception de jeu vidéo, le travail du producteur est de coordonner les plannings, de
gérer le reste de l’équipe, et de faire en sorte que tout le monde soit sur la même longueur d’onde.
Comme Ryan Treadwell, vétéran de la production, me l’a défini un jour : « Notre travail, c’est de
nous assurer que le produit soit réalisé. »
4. Le rôle du game designer (ou concepteur) peut varier d’un studio à l’autre, mais en général, son
travail est de décider comment le jeu va fonctionner. Il prend des décisions à la fois majeures (quel
genre d’armes le joueur va-t-il utiliser ?) et mineures (comment le jeu va-t-il faire la distinction
entre les portes que le joueur pourra ouvrir et celles qui resteront fermées ?).
Préambule
Les articles de cet ouvrage ont pour sources des interviews que j’ai
réalisées avec une centaine de développeurs et autres acteurs de l’industrie du
jeu vidéo entre 2015 et 2017. Si la plupart d’entre eux savaient que leur nom
serait cité, d’autres ont tenu à conserver l’anonymat, car ils n’avaient pas
l’autorisation de participer à ce livre et ne voulaient pas mettre leur carrière
en danger. Vous remarquerez sans doute qu’il s’agit principalement
d’hommes, ce qui est un reflet déprimant (bien que non intentionnel) d’une
industrie caractérisée depuis ses origines par une domination franchement
masculine.
Sauf exception signalée, tout ce que vous verrez entre guillemets m’a été
dit directement. Ce livre ne contient aucun dialogue recréé. Tous les détails et
anecdotes de cet ouvrage proviennent directement des sources citées, et ont
tous été corroborés par au moins deux personnes si possible.
Certains de ces reportages ont été effectués lors de visites dans des
studios et domiciles de Los Angeles, Irvine, Seattle, Edmonton et de
Varsovie. J’ai financé mes voyages moi-même et refusé toute offre de
logement de la part de quelconque société ou développeur, même si j’ai
accepté certains déjeuners, qui me semblaient cashers. Enfin, les repas
n’étaient pas cashers en eux-mêmes. J’entends qu’il me paraissait
éthiquement accept… bref, entrons dans le vif du sujet.
1
Pillars of Eternity
Sur le long terme, Nesler savait que c’était le bon choix, mais ce ne serait
pas sans peine. Il faudrait des semaines pour que l’équipe artistique apprenne
à utiliser correctement Maya, et la production mettrait encore plus de temps à
démarrer. « Les gens aiment dire : “Oh, c’est juste un logiciel de plus, vous
allez apprendre à l’utiliser”, selon Nesler. Mais pour apprendre à le maîtriser
complètement, il faut savoir planifier chaque tâche, il faut atteindre un niveau
permettant de résoudre les problèmes avec ce logiciel… Cela prend du temps,
des mois ou des années pour être capable de communiquer précisément la
durée nécessaire à une tâche donnée. »
Sans la capacité d’estimer la durée de tâches graphiques basiques, les
producteurs ne pourraient pas fournir un calendrier précis ; ils ne pourraient
pas évaluer le coût d’un projet. Quatre millions de dollars ne mèneraient pas
loin si l’équipe mettait six mois à faire chaque carte. S’ils travaillaient avec
un éditeur, ils auraient éventuellement pu renégocier leur contrat pour
soutirer quelques dollars de plus, mais ce n’était pas une possibilité pour
Eternity. « Le budget, c’était le budget, raconte Justin Bell, directeur audio.
Nous ne pourrions pas retourner voir les contributeurs et leur dire : “Donnez-
nous plus d’argent.” Ça renverrait une mauvaise image. Alors, il n’y avait pas
beaucoup de marge de négociation. »
En raison du passage à Maya, et de l’inexpérience de l’équipe en matière
de RPG isométriques, il a fallu davantage de temps pour que les premiers
prototypes d’Eternity prennent forme. Au début, ils étaient trop sombres, trop
terreux et trop différents des autres jeux sur Infinity Engine. Après des
discussions houleuses et de longues périodes d’itération (pendant lesquelles
on teste certaines parties du jeu en boucle), l’équipe artistique a commencé à
apprendre qu’il y avait certaines règles à suivre pour ce genre de jeu. Par
exemple, il ne fallait jamais mettre d’herbes hautes, parce qu’elles
cacheraient les cercles de sélection apparaissant sous les personnages
principaux d’Eternity. De l’herbe courte permettrait au joueur ou à la joueuse
de mieux suivre son équipe. Un autre impératif : les étages devaient être aussi
plats que possible. Les cartes comprenant différents niveaux d’élévation
étaient particulièrement délicates à réaliser. Il faudrait généralement
commencer de la section ouest ou zud d’un écran, et se déplacer vers le nord
ou l’est, pour que chaque carte ait le même degré d’élévation. Si le joueur
entrait dans une pièce et voyait un escalier montant vers le sud, il serait
désorienté, à la manière d’un tableau d’Escher.
Dans les mois qui ont suivi le Kickstarter, l’équipe grandissante de
Project Eternity s’est disputée sur des dizaines de décisions créatives du
même genre. Ils ont réduit l’ampleur et retiré des fonctionnalités en essayant
de trouver une façon optimale de construire chaque zone. « Dans un jeu, il est
difficile d’évaluer quelque chose, surtout le facteur “fun” avant de
commencer à jouer, selon Brennecke. Vous vous dites : “Il y a quelque chose
qui cloche. Qu’est-ce qui ne va pas dans ce jeu ?” C’est là que Josh et moi
intervenons pour analyser calmement ce qui pose problème. »
Après avoir produit quelques prototypes techniques, le premier objectif
majeur de l’équipe a été de réaliser une « tranche », une petite portion du jeu
conçue pour ressembler autant que possible au produit fini. Lors d’un
développement classique, financé par des éditeurs, il est très important de
présenter une tranche impressionnante, car si l’éditeur n’approuve pas, le
studio n’est pas payé. « Quand vous vous concentrez sur un éditeur, vous
vous y prenez souvent [volontairement] très mal, raconte Bobby Null, level
designer en chef. C’est de la poudre aux yeux : vous trichez afin
d’impressionner l’éditeur pour qu’il continue à payer les factures. » Mais
avec Eternity, l’équipe n’avait besoin de berner personne. Les chèques étaient
déjà déposés. Ils pouvaient envisager la tranche de la « bonne » manière,
dessiner des modèles et concevoir des zones avec les méthodes qu’ils
utiliseraient pour réaliser le jeu final, ce qui leur permettait de gagner du
temps et de l’argent.
Il n’y avait pas de gros éditeur qui exigeait un rapport de progression,
mais Obsidian se sentait obligé de fournir des mises à jour régulières aux
74 000 contributeurs de Kickstarter qui avaient financé Eternity. En
s’adressant directement aux fans, ils pouvaient être honnêtes et ne pas se
soucier de la stratégie de communication rigide d’un éditeur. Mais cela les
obligeait à être honnêtes tout le temps.
Environ chaque semaine, l’équipe d’Obsidian publiait une nouvelle mise
à jour avec les détails de ce qu’ils faisaient, partageait des illustrations
extravagantes et des extraits de dialogues savoureux. Certains de ces rapports
étaient incroyablement fournis, avec des images de feuilles de calcul (des
feuilles de calcul !) et des explications détaillées concernant le système de
combat ou la conception des personnages. Cela impliquait des retours
immédiats, un aspect parfois difficile à gérer. « On apprend vite à encaisser »,
raconte Kaz Aruga, concept artist.
Les développeurs d’Eternity, comme la plupart des créateurs de jeux,
avaient l’habitude de travailler en isolement, et de n’avoir des retours du
monde extérieur que lorsqu’ils sortaient une nouvelle bande-annonce ou
qu’ils se promenaient dans un salon spécialisé. Avec Kickstarter, ils
recevaient les critiques en temps réel, ce qui les aidait à améliorer le jeu
d’une manière encore jamais vue. Josh Sawyer, qui lisait les forums des
contributeurs presque chaque jour, assimilait en permanence les retours des
fans, au point d’annuler tout un système de jeu après avoir lu l’argumentation
irréfutable d’un contributeur détaillant pourquoi il ne fallait pas l’intégrer. (À
savoir, un système de durabilité des objets, qui aurait été pénible et lassant,
selon Sawyer.)
Certains contributeurs étaient francs et exigeants, au point de réclamer un
remboursement s’ils n’aimaient pas la direction prise par Eternity. D’autres
étaient énergiques, constructifs et les soutenaient. Certains ont même envoyé
des colis remplis de gourmandises à Obsidian. « C’était vraiment sympa,
raconte Darren Monahan, un des propriétaires d’Obsidian. On avait
l’impression que 300 ou 400 autres personnes travaillaient sur le jeu, et ce,
sans rien de concret. »
Vers le milieu de l’année 2013, l’équipe d’Eternity a terminé la tranche et
est passée de la préproduction à la production, la phase où ils allaient créer le
plus gros du jeu. Les graphistes s’étaient habitués aux outils ; Josh Sawyer et
les autres designers avaient conçu des systèmes comme ceux de la magie et
l’artisanat, et les programmeurs avaient terminé les fonctions essentielles
comme le mouvement, le combat et la gestion de l’inventaire. Les level
designers avaient des ébauches et des croquis pour la plupart des zones. Mais
le jeu avait tout de même du retard.
Le plus gros problème restait le scénario de Project Eternity, qui
s’écrivait bien plus lentement que prévu. Sawyer et Brennecke avaient confié
l’histoire principale à Eric Fenstermaker, auteur chez Obsidian depuis 2005.
Le gros problème était que Fenstermaker était aussi chef de la narration sur
South Park : le Bâton de la vérité, un jeu en plein changement d’éditeur, et
qui souffrait de ses propres soucis de développement. Eternity était prévu
pour plus tard, et South Park était devenu la priorité.
Fenstermaker avait trouvé des idées très pointues pour Eternity et
l’équipe avait déjà écrit une grande partie de l’univers, mais avait clairement
besoin d’aide pour terminer l’histoire et les dialogues. En novembre 2013,
l’équipe a intégré Carrie Patel, une romancière sans expérience dans le jeu
vidéo, comme première auteure à temps plein sur Eternity. « Écrire l’histoire
en arrivant après coup était difficile, raconte Patel. Le scénario était assemblé
ainsi : il y avait une kyrielle de traitements créés par différentes personnes en
préproduction, et il fallait essayer d’en prendre le meilleur pour en faire une
histoire. Ça présentait des défis qui n’auraient pas existé si on s’était dit : “On
va simplement écrire le scénario et voir en cours de route.” »
Patel a été fascinée par le passage au jeu vidéo. Écrire une œuvre
vidéoludique était une expérience tellement différente de la création d’un
roman : l’histoire y progresse de manière beaucoup plus linéaire. Dans un jeu
comme Eternity, les joueurs pouvaient voir leur histoire comme un arbre
plutôt que comme une route, et chaque joueur évoluait sur une branche
différente. Presque toutes les conversations d’Eternity permettaient aux
joueurs de choisir leur réplique, et l’histoire devait tenir compte de chaque
possibilité. Par exemple, plus tard dans le jeu, le joueur devait décider quel
dieu il allait soutenir lors de sa quête pour retrouver le maléfique prêtre
Thaos. Patel et le reste de l’équipe devaient imaginer des dialogues pour le
scénario de chaque divinité, sachant que chaque joueur n’en verrait sans
doute qu’un seul.
À la fin de l’année 2013, Obsidian a décidé de sortir une petite bande-
annonce pour fournir un aperçu de ce que l’équipe préparait. Adam
Brennecke s’est mis à monter la vidéo, alors que le concept artist Kaz Aruga
était chargé de créer le logo. Pour Aruga, un autre nouveau venu dans
l’industrie, qui avait travaillé sur les dessins animés Star Wars avant de
rejoindre Eternity, c’était une perspective terrifiante. Il œuvrait chez Obsidian
depuis moins d’un an, mais il était à présent confronté à l’une des parties les
plus importantes du jeu : l’image qui serait non seuleement présente partout
dans Eternity, mais également dans la totalité des produits dérivés pour les
années à venir.
C’était éreintant. Chaque jour, Aruga recevait différents retours des chefs
de service chez Obsidian. Des retours souvent contradictoires, ce qui poussait
Aruga à se demander comment contenter tout le monde. « J’étais dans une
cocotte-minute, raconte-t-il. C’était une expérience formatrice. » Il a fallu
plus de 200 croquis avant qu’Aruga trouve enfin un logo satisfaisant pour
toute l’équipe.
Le 10 décembre 2013, Brandon Adler, chef de production, a posté une
mise à jour sur Kickstarter. « Grâce à tout le travail de l’équipe, nous sommes
fiers de présenter la première bande-annonce de Projet Eternity tournant sur
le moteur du jeu. » Celle-ci montrait quelques aperçus du gameplay,
accompagnés d’un chœur épique. Des mages jetaient des flammes sur des
araignées géantes. Un ogre abattait son marteau sur un groupe d’aventuriers.
Un énorme dragon crachait des boules de feu. Et à la fin, le logo d’Aruga
apparaissait : d’imposants piliers d’onyx encadrant le nouveau nom officiel
du projet : Pillars of Eternity.
Les gens ont été ravis. Le jeu semblait sorti du début des années 2000,
ressemblait à Baldur’s Gate et à tous ces vieux jeux sur Infinity Engine qui
avaient tant manqué aux gens au cours de la décennie passée, mais avec des
graphismes bien plus beaux et fins. « Oh, mon Dieu », a écrit un contributeur.
« Les scènes en intérieur ont l’air absolument magnifiques ! en a écrit un
autre. Enfin, celles en extérieur aussi. »
Enthousiasmée par ces réactions positives, l’équipe d’Eternity a entamé
l’année 2014 avec l’impression que le projet avait de l’élan, même si la
charge de travail à venir était intimidante. Le calendrier de Brennecke les
conduisait à une sortie en novembre 2014, alors qu’il restait encore beaucoup
à faire. Même sans un joli monde en 3D, Pillars of Eternity était devenu
titanesque, surtout grâce à Josh Sawyer, qui avait imposé 150 cartes.
Avec beaucoup de jeux, lorsque le calendrier devient un peu serré, les
producteurs essaient souvent de retirer des fonctionnalités ou des zones qui
ne leur paraissent pas essentielles. Mais avec Pillars of Eternity, Adam
Brennecke n’avait qu’un seul problème : Obsidian avait déjà promis
beaucoup de ces fonctionnalités aux fans. Au cours du Kickstarter, les
développeurs avaient mis en avant le fait d’avoir un immense donjon
optionnel de 15 étages qu’ils devaient à présent construire, peu importe le
nombre de nuits blanches nécessaires. Et ensuite, il y avait cette seconde
grande ville.
Obsidian avait déjà terminé la première, la Baie du défi, et elle avait l’air
superbe. Elle était complexe, variée, et centrale dans l’histoire. Et à présent
que les développeurs avaient terminé le complexe processus de conception et
de modélisation des divers quartiers composant la Baie du défi, l’idée de bâtir
une seconde ville leur donnait la nausée. « Tout le monde a regretté qu’on ait
promis ça, raconte Feargus Urquhart. Au final, ce n’était pas nécessaire. »
« Il aurait sans doute été plus facile de rajouter des quartiers à la grande
ville, selon Josh Sawyer. Et, question progression, vous traversez toute la
Baie du défi, puis un bout de terres sauvages, et vous vous retrouvez dans une
autre ville. Et là, c’est un peu : “Non, mais on est à l’acte trois, laissez-moi
sortir d’ici !” » Et pourtant, ils s’y étaient engagés. Il fallait mettre une
seconde ville. Alors, ils ont construit les Ormes jumeaux, sachant que s’ils
n’intégraient pas tous les éléments promis dans le Kickstarter, les fans se
sentiraient trahis.
En mai 2014, Obsidian a encore dû changer son fusil d’épaule. Il avait
conclu un accord avec l’éditeur Paradox afin de les aider pour le marketing et
la communication, et selon cet accord, l’équipe devait aller à l’E3, un salon
du jeu vidéo annuel où les développeurs s’amassent pour montrer leurs
nouveaux projets. Une présence à la Mecque annuelle du jeu vidéo serait
énorme pour Pillars of Eternity, mais cela signifiait aussi que l’équipe devrait
passer des semaines à travailler sur une démo fonctionnelle et peaufinée qui
pourrait passer pour le jeu final.
Les directeurs du projet ont décidé de limiter cette démo à des sessions en
huis clos avec les développeurs d’Obsidian, à la souris, plutôt que sur un
stand où tout le monde pourrait jouer. Ainsi, il n’y avait pas de risque qu’un
joueur crée un bug ou un crash en cliquant au mauvais endroit. Adam
Brennecke a également décidé que la démo inclurait une portion de jeu sur
laquelle ils devaient travailler de toute façon. « Ma politique pour l’E3 et
pour la tranche est la suivante : il faut utiliser quelque chose qui sera dans le
jeu final, pour que le travail ne serve pas à rien, raconte Brennecke. J’ai
travaillé sur beaucoup de projets où la démo n’avait rien à voir avec le jeu.
[On se dit] : “Mais pourquoi on fait ça ? C’est une telle perte de temps !” »
Brennecke avait décidé qu’ils montreraient la première demi-heure du
jeu, où le personnage principal de Pillars of Eternity traverse une forêt avec
une caravane d’étrangers. Des ennemis leur tendent une embuscade, et le
protagoniste s’enfuit à travers un labyrinthe de grottes, où il ou elle vainc des
monstres, se faufile entre les pièges, et tombe sur une secte qui se livre à un
étrange rituel. C’était une section avec de l’histoire, du combat, et un
cliffhanger à la fin. En d’autres termes, c’était la démo parfaite. « J’ai dit :
“On va la peaufiner 10 à fond”, raconte Brennecke. Tout ce temps va servir à
quelque chose. C’est le début du jeu qui a besoin d’être peaufiné, alors, on va
le faire à fond. »
Quand l’E3 est arrivée, Brennecke et son équipe ont passé trois jours
d’affilée dans un petit stand très chaud, à répéter toutes les demi-heures une
série de réponses apprises à des groupes de journalistes. La monotonie de
l’acte a été récompensée par une excellente couverture médiatique. Les
journalistes, particulièrement ceux qui avaient aimé les jeux comme Baldur’s
Gate, ont immédiatement été convaincus par le potentiel de Pillars of
Eternity. Sur le site PCWorld, on pouvait lire : « Je n’ai aucun doute, ce sera
un grand jeu, si Obsidian parvient à éviter les pièges dont il est coutumier : à
savoir, les bugs, les séries de quêtes avortées, etc. », comme le rapportait un
journaliste.
Après l’E3, l’équipe de Pillars a dû construire une autre version publique
du jeu : la bêta des contributeurs. Brennecke et Sawyer voulaient que Pillars
of Eternity soit jouable pour le public à la Gamescom, un salon allemand où
des dizaines de milliers de joueurs européens se rassemblent chaque année.
Ils trouvaient injuste que le public de la Gamescom puisse essayer le jeu
avant ceux qui l’avaient financé, alors l’équipe a décidé de donner la démo
aux contributeurs du Kickstarter en même temps. Ils avaient donc une date
butoir : le 18 août 2014.
Les deux mois suivant l’E3 ont été un brouillard de longues heures de
bouclage (le « crunch ») et l’équipe passait soir après soir au bureau, pour
finir tout ce dont ils avaient besoin pour la bêta des contributeurs. Alors que
le 18 août se rapprochait, Adam Brennecke s’est rendu compte que le jeu
n’était pas en grande forme, et bien entendu, quand Obsidian a donné l’accès
de Pillars aux contributeurs, les critiques ont été immédiates. « On a eu
beaucoup de premières impressions négatives parce qu’il y avait des bugs,
malheureusement, raconte Brennecke. Je crois que [la bêta] aurait eu besoin
d’un mois de plus avant d’être lancée. » Il manquait des descriptions d’objets,
les combats n’étaient pas assez équilibrés, les modèles des personnages
disparaissaient quand un joueur faisait entrer son personnage dans un donjon.
Les joueurs étaient satisfaits des thèmes et des mécaniques centrales, mais la
bêta était si instable qu’elle laissait un goût amer dans la bouche.
En septembre, presque toute l’équipe avait compris qu’une sortie en 2014
serait difficile. Il n’y avait pas que la bêta des contributeurs : tout le jeu devait
être retravaillé. Obsidian devait peaufiner, optimiser, passer plus de temps à
retirer des bugs et s’assurer que toutes les zones du jeu étaient à la fois
intéressantes et amusantes à jouer. « Tout le monde se regarde : “On en est
encore loin. On n’y est pas encore”, raconte Justin Bell, directeur audio. Il
faut être capable de jouer dès le début du jeu jusqu’à la fin et avoir
l’impression d’une expérience complète, et on n’en est pas là du tout. »
Adam Brennecke et Josh Sawyer ont demandé une réunion à Feargus
Urquhart. Lors d’un déjeuner au Cheesecake Factory, l’un de ses repères
favoris, Brennecke et Sawyer ont expliqué qu’une sortie en novembre serait
un désastre. Ils avaient besoin de plus de temps. Oui, l’argent du Kickstarter
était épuisé, et il faudrait piocher dans les réserves d’Obsidian, mais pour un
jeu comme Pillars of Eternity, le plus important du studio en date, cet
investissement supplémentaire semblait nécessaire. Urquhart n’était pas
d’accord, mais Brennecke et Sawyer ont insisté. Pour eux, la décision était
déjà prise.
« Feargus nous a demandé de nous asseoir, raconte Brennecke. Il a dit :
“Si le jeu ne sort pas en mars, vous serez virés une fois le projet fini.” »
En se remémorant cette pression, Brennecke rit. « D’accord, on va le
faire. »
1. THQ a cessé son activité neuf mois plus tard, en décembre 2012, écoulant tous ses projets dans
une vente aux enchères le mois suivant. South Park : le Bâton de la vérité est passé dans
l’escarcelle d’Ubisoft.
2. Double Fine a finalement sorti le jeu sous le titre de Broken Age en 2015, après trois années de
développement douloureuses, que le studio raconte dans une excellente série de petits films.
3. Tout d’abord développé par Human Head Studios, le projet baptisé Prey 2 a changé plusieurs
fois de mains avant d’être finalement rebooté par Arkane Studios sous le nom de Prey, sorti en
mai 2017.
4. Fallen s’est ensuite métamorphosé en un RPG appelé Tyranny, qu’Obsidian a sorti en
novembre 2016.
5. Comme nous le verrons dans plusieurs chapitres de ce livre, les analystes se trompaient
complètement. La PS4 et la Xbox One ont toutes deux connu un beau succès.
6. Avellone s’était même associé à Brian Fargo, fondateur d’Interplay et ami de longue date du
studio, pour lancer le Kickstarter d’un jeu baptisé Wasteland 2.
7. Des chiffres donnés par Todd Howard, producteur de Skyrim, lors d’une interview donnée au
site Glixel en novembre 2016.
8. Cependant, fournir et envoyer des récompenses Kickstarter comme des T-shirts ou des portraits
allait grever cette somme de centaines de milliers de dollars. Le budget réel était plus proche des
4,5 millions.
9. Un moteur, terme sur lequel nous reviendrons plus en détail dans le chapitre 6, est un ensemble
de codes réutilisable qui aide les développeurs à créer des jeux. Unity est un moteur tiers souvent
utilisé par les studios indépendants.
10. « Peaufiner », dans le jargon du jeu vidéo, signifie généralement réparer les bugs, régler les
détails et toutes ces petites choses qui rendent un jeu fluide et agréable à jouer.
11. Un bug particulièrement malicieux et aléatoire, découvert quelques jours après le lancement de
Pillars of Eternity, effaçait toutes les statistiques d’un personnage si un joueur double-cliquait sur
un objet avant de l’équiper. Josh Sawyer commente : « Parfois, quand un jeu sort, vous voyez un
bug et vous vous dites : “Mais comment ça a pu passer à travers ?” »
12. Andy Kelly, « Pillars of Eternity review », PC Gamer, 26 mars 2015.
2
Uncharted 4
Les jeux vidéo, comme beaucoup d’œuvres d’art, sont un reflet de leur
créateur. The Legend of Zelda trouve sa source dans les souvenirs
d’excursions spéléologiques que Shigeru Miyamoto faisait quand il était
enfant. Doom est issu d’une campagne de Donjons et Dragons où John
Romero et John Carmack ont permis à leur monde fictif d’être envahi par des
démons. Et Uncharted 4, ultime opus de la série d’aventures à la Indiana
Jones mettant en scène l’espiègle Nathan Drake, est l’histoire d’un homme
qui passe beaucoup trop de temps au travail.
Naughty Dog, le studio de développement derrière Uncharted, partage
bien plus que les initiales de son héros mal rasé. Dans l’industrie du jeu
vidéo, Naughty Dog a deux réputations bien distinctes. L’une est que son
équipe est la crème de la crème, capable de raconter les meilleures histoires,
mais aussi de créer des jeux si magnifiques que ses concurrents se demandent
publiquement quel genre de magie noire le studio utilise. L’autre est qu’ils
sont adeptes du « crunch ». Pour développer des jeux comme Uncharted et
The Last of Us, les employés de Naughty Dog ont travaillé d’innombrables
heures et sont restés au bureau jusqu’à deux ou trois heures du matin lors des
infernales périodes de bouclage qui s’imposaient avant chaque grande étape
du développement. Tous les studios connaissent le crunch, mais rares sont
ceux qui s’y adonnent autant que Naughty Dog.
Au début d’Uncharted 4, Nathan Drake a laissé derrière lui sa vie de
chasses au trésor explosives et s’est installé dans une routine ordinaire,
passant ses soirées à manger des nouilles et jouer aux jeux vidéo avec sa
femme, Elena. Et on comprend rapidement, lors d’une scène mémorable où le
joueur incarne Drake qui canarde des cibles avec un fusil en plastique dans
son grenier, que les poussées d’adrénaline de son ancienne carrière lui
manquent. Et quand le frère de Nathan refait surface après des années
d’absence, il est rapidement entraîné dans une nouvelle chasse au trésor. Puis,
il se met à mentir. Et à jouer avec sa vie. Drake commence à comprendre
qu’il est accro au frisson du danger, et qu’il risque de perdre Elena pour de
bon. Uncharted 4 raconte l’histoire d’une société secrète de pirates ayant
échappé aux historiens. Mais il explore également un thème plus universel :
comment suivre ses rêves sans détruire ses relations au passage ?
« La passion de votre vie n’est pas toujours en accord avec l’amour de
votre vie, raconte Neil Druckmann, codirecteur d’Uncharted 4. Et parfois, ces
choses entrent en conflit. Surtout dans le jeu vidéo, où beaucoup de gens
viennent dans l’industrie parce qu’ils adorent le médium, et pensent pouvoir
le faire avancer et y dédier une grande partie de leur vie. Mais parfois, si on
n’y fait pas attention, cela peut détruire notre vie personnelle. Alors, nous
avions beaucoup d’expériences qui nous ont inspirés. »
On pourrait croire qu’après toutes les leçons et l’expérience tirées des
trois précédents Uncharted, le quatrième opus serait une promenade de santé
pour Naughty Dog. Mais entre un changement de direction, une reprise à
zéro, un calendrier compressé et des mois de crunch, la création
d’Uncharted 4 a plutôt ressemblé à une randonnée sur le Kilimandjaro. Ou
autre image : l’un des gags récurrents de la série est que, chaque fois que
Nathan Drake saute sur un toit ou une falaise, celui-ci va sans doute
s’effondrer. Vers la fin du développement d’Uncharted 4, c’est ce que toute
l’équipe de Naughty Dog avait vécu.
La plupart des jeux vidéo n’ont qu’un seul chef de projet. Qu’on les
appelle « directeur créatif » (comme Josh Sawyer sur Pillars of Eternity) ou
« producteur exécutif » (comme Marl Darrah sur Dragon Age : Inquisition,
dont nous ferons la connaissance au chapitre 6), leur point commun est que
ce sont toujours eux qui tranchent. En cas de conflit créatif ou de désaccord,
c’est ce type ou cette fille qui est responsable. (Et dans l’industrie du jeu
vidéo, il s’agit hélas bien plus souvent d’un homme que d’une femme.)
Druckmann et Straley étaient une exception. Ils étaient codirecteurs, sur
The Last of Us comme sur Uncharted 4, ce qui entraînait une dynamique
inhabituelle. Ils se complétaient très bien (Druckmann adorait écrire des
dialogues et travailler avec les acteurs, et Straley occupait la plupart de ses
journées en aidant l’équipe à affiner les mécaniques de gameplay), mais leur
personnalité ambitieuse, créative et dirigiste entraînait nécessairement des
disputes. « C’est comme une vraie relation, comme un mariage, commente
Druckmann. Comme Drake et Elena. Qui est Drake et qui est Elena ? Je suis
sans doute Elena. »
Depuis l’époque où ils partageaient leurs griefs lors des déjeuners
pendant le développement du premier Uncharted, le duo dirigeant avait tissé
un rapport unique. « Nous essayons de travailler en étant aussi honnêtes que
possible l’un envers l’autre, explique Druckmann. Quand nous n’aimons pas
quelque chose, nous le disons immédiatement à l’autre. Quand une grande
décision est prise pour le jeu, nous mettons l’autre dans la boucle, pour qu’il
n’y ait pas de surprise. »
Quand ils avaient un désaccord, ils essayaient d’évaluer leurs convictions,
sur une échelle d’un à dix. Si Druckmann était à huit et Straley à trois,
Druckmann l’emportait. Mais s’ils étaient tous les deux à neuf ou dix ?
« Alors, il fallait aller dans un des bureaux, fermer la porte et demander :
“Bon, pourquoi tu y tiens autant ?” raconte Druckmann. Parfois, ce genre de
conversations peut durer des heures, jusqu’à ce qu’on soit enfin sur la même
longueur d’onde et qu’on dise : “D’accord, c’est comme ça que ça devrait
être.” Et le choix final peut très bien être complètement différent des deux
propositions de départ. »
C’était une méthode de management assez peu orthodoxe, qui tenait de la
tradition dans le studio derrière Uncharted. L’équipe de Naughty Dog aimait
mettre en avant le fait que, contrairement à d’autres studios, il n’y avait pas
de producteur. Personne n’avait pour seule mission de gérer le calendrier ou
de coordonner les tâches. Au lieu de cela, tout le monde chez Naughty Dog
était censé s’autogérer. Dans un autre studio, un programmeur qui aurait eu
l’idée d’un élément devrait déposer une requête auprès du producteur avant
d’en parler avec ses collègues. Chez Naughty Dog, le programmeur pouvait
simplement se lever, traverser la pièce, et exposer son idée aux concepteurs.
Cette liberté pouvait mener au chaos, comme la fois où Druckmann et
Straley ont chacun conçu des versions différentes de la même scène, coûtant
ainsi des semaines de travail parce qu’ils n’avaient pas discuté pendant
quelques jours. Avec des producteurs dédiés, cela ne serait sans doute pas
arrivé. Mais pour la direction de Naughty Dog, cette approche restait la
meilleure. « Le temps que vous perdez lors de ces rares occasions est dépassé
de loin par l’efficacité que vous gagnez, explique Evan Wells. Plutôt que de
demander une réunion pour discuter de la recevabilité d’une idée avant
d’obtenir l’approbation et de l’inscrire au calendrier… Tout ce temps perdu
n’en vaut pas la peine 4. »
Peut-être en raison de sa structure inhabituelle, Naughty Dog avait une
approche insolite du détail. Si on regarde une scène d’Uncharted 4 de près,
on remarque des choses extraordinaires : les plis sur le pull de Drake, les
coutures sur les boutons, la façon dont il tire la sangle de cuir au-dessus de sa
tête quand il s’équipe d’un fusil. Ces détails ne viennent pas de nulle part. Ils
ont émergé d’un studio rempli de gens assez obstinés pour les intégrer au jeu,
même si cela signifiait rester au bureau jusqu’à 3 h du matin. « Nous
poussons aussi loin que possible, commente Phil Kovats, directeur audio.
Nous voulions tous faire en sorte que notre dernier jeu figurant Nathan Drake
inclue autant de choses qu’on pouvait y mettre. »
Et c’était plus évident que jamais lors de leur démo de l’E3, qui est
devenu la plus grande réussite de l’équipe d’Uncharted 4 début 2015, après
une présentation couronnée de succès à la PSX. Ce serait la « poursuite
épique » de leurs fiches, une virée à travers les rues d’une cité fictive à
Madagascar, pour exposer les nouveaux véhicules et explosions complexes
du jeu.
Dans les semaines précédant l’E3, les graphistes et les concepteurs
d’Uncharted 4 ont travaillé d’arrache-pied pour que tout fonctionne. Une fois
par semaine (voire une fois par jour), toute l’équipe de l’E3 se retrouvait dans
la grande salle pour passer en revue leurs progrès. Ils déterminaient quelles
mécaniques ne fonctionnaient pas, quels effets nécessitaient plus de
peaufinage, et quel personnage non jouable devait être déplacé légèrement
vers la gauche. « En gros, toutes les personnes travaillant sur la séquence en
question étaient là-dedans. La communication était très directe, explique
Anthony Newman, chef concepteur. Bruce et Neil jouaient et [disaient] : “Ça,
c’est un problème. Ça, c’est un problème. Ça, c’est un problème.” »
La démo commençait dans un marché bondé, où Drake et Sully se
retrouvaient au milieu d’une fusillade et tuaient quelques mercenaires, avant
de fuir un char blindé. Ils grimpaient sur les bâtiments, et rejoignaient une
voiture qu’ils avaient garée non loin. Ce serait l’occasion idéale pour
Naughty Dog d’épater les fans avec leurs nouvelles mécaniques (« Hé,
regardez, un Uncharted où on peut conduire ! ») et, alors que la démo
progressait, Drake et Sully allaient dévaler frénétiquement un ensemble de
vieilles rues, défonçant des grillages et des caisses de fruits en essayant de
semer les véhicules ennemis. Puis, ils allaient trouver Sam, lui-même en train
de fuir les méchants sur la route. Drake dirait à Sully de prendre le volant,
puis jetterait son grappin pour l’attacher à un camion et se balancer à côté de
l’autoroute à 100 km/h.
Waylon Brinck, chef graphiste technique, se rappelle avoir passé des
heures et des heures à programmer les sacs de grains du marché pour qu’ils
aient vraiment l’air de se vider une fois percés par les balles de mercenaires.
Les grains commenceraient à se déverser et à former de jolies piles
organisées sur le sol. C’est le genre de détail que certains studios voient
comme un gaspillage inutile de ressources, mais pour les graphistes de
Naughty Dog, ces heures en valaient la peine. « C’est un moment dont les
gens se souviennent encore, et ce n’est pas par hasard, raconte Tate
Mosesian, chef graphiste en charge des environnements. Du point de vue du
gameplay, on essaie d’identifier ces moments qui participent à l’immersion
du joueur. Parfois, c’est un truc énorme, comme l’effondrement d’un
immeuble, et d’autres un truc aussi petit qu’un sac de grains qui se vide. »
La démo avait l’air incroyable, et le passage en question s’est révélé l’un
des plus excitants d’Uncharted 4, alors, avec le recul, Naughty Dog n’aurait
peut-être pas dû en montrer autant à l’E3. Mais c’est une question que tous
les développeurs doivent se poser : comment convaincre les fans que votre
jeu sera génial sans révéler les meilleurs moments ? « On s’inquiétait d’avoir
montré le meilleur passage du jeu, raconte Druckmann. Mais c’était aussi le
plus avancé… Il faut jongler entre ça et la volonté d’enthousiasmer les gens
pour que le jeu se vende. »
L’approche a été efficace, et l’équipe de Naughty Dog a été une fois de
plus inspirée par le buzz positif de l’E3. Et ils en avaient besoin pour tenir les
mois suivants. En juillet 2015, tous les gens travaillant sur Uncharted 4
étaient déjà complètement épuisés. Les semaines précédant l’E3 avaient été
caractérisées par des nuits et des week-ends au bureau, et tout le monde savait
que le calendrier n’allait pas se relâcher. Beaucoup d’entre eux étaient passés
du crunch sur The Last of Us au crunch sur Uncharted, avec très peu de
congés ou de vacances entre les deux. « Je crois que tous ceux qui ne
travaillaient pas sur la démo se disaient : “Fais tout ton possible pour venir
tous les jours et faire ton boulot”, raconte Bruce Straley. Je sais que parfois,
je me disais : “Comment fais-tu pour avoir le courage et la force de
continuer ?”, parce que personne d’autre ne le fait. On avait l’impression que
toute l’équipe était sur les rotules. »
Straley vivait du côté Est de Los Angeles, et mettait au moins une heure
pour arriver aux bureaux Naughty Dog à Santa Monica. Lors du crunch
d’Uncharted 4, lorsqu’il essayait de venir à la première heure et de rester
jusqu’à deux ou trois heures du matin, il a commencé à se dire que le trajet en
voiture était à la fois chronophage et dangereux. Il a donc loué un second
appartement près du bureau. Il y dormait la semaine, avant de rentrer le
week-end. « C’était assez près pour que je n’aie pas l’impression de risquer
ma vie, et que je puisse arriver tôt le matin en évitant les embouteillages. »
Et ainsi, Bruce Straley, qui avait cru rester seulement quelques mois sur
Uncharted 4, se retrouvait à vivre dans un autre appartement pour le boucler.
1. La plate-forme est un genre de jeu dans lequel l’action principale consiste à sauter au-dessus
d’obstacles. Pensez à Super Mario Bros. Ou Super Plumber Adventure.
2. De par sa façon inhabituelle de traiter les données, le processeur Cell de la PlayStation 3 est
connu pour avoir causé beaucoup de difficultés aux ingénieurs. Plusieurs développeurs ont
critiqué cette architecture dans les années qui ont suivi le lancement de la PS3, y compris le P.-
D.G. de Valve, Gabe Newell, qui en parle comme d’« une perte de temps pour tout le monde »
dans une interview de 2007 au magazine Edge. (Trois ans plus tard, peut-être pour faire son mea
culpa, Newell est venu à la conférence de presse de Sony à l’E3 pour annoncer que Portal 2
sortirait sur PS3.)
3. Dans la conception de jeu, même une question aussi simple que : « Comment sait-on quand on
peut utiliser le grappin ? » peut donner lieu à toutes sortes de discussions compliquées. Même si
les concepteurs de Naughty Dog étaient au départ opposés à l’idée de mettre une icône à l’écran
indiquant quand le grappin était utilisable (ils détestaient les éléments d’interface utilisateur qui
faisaient trop « jeu vidéo »), ils ont fini par céder. « Les gens commencent à appuyer sans arrêt sur
le bouton quand il n’y a pas d’icône, commente Kurt Margenau, designer en chef. “Est-ce que je
peux lancer le grappin là-dessus ? Non.” »
4. Au cours du développement d’Uncharted 4, alors que l’équipe de Naughty Dog grandissait plus
que jamais, Christophe Balestra, l’un des coprésidents de la société, a conçu un logiciel baptisé
Tasker, qui aidait le studio à organiser les tâches et les corrections quotidiennes. « Quand nous
étions en train de finaliser un niveau, il y avait ces listes énumérant tous les problèmes à corriger,
et elles devenaient essentielles », raconte Anthony Newman, un des chefs concepteurs.
5. « Ce n’est pas marrant de débuguer ce genre de problèmes, explique Christian Gyrling, chef
programmeur. Au centre de tout notre réseau, il y a le serveur de fichiers, et si on essaie
d’inspecter ce qui se passe, ça revient à balancer une lance à incendie sur l’information. Et
quelque part, dans ce flux d’informations, il faut déduire quelle machine est à l’origine du
problème. »
6. La version gold, ou version « Release to manufacturing », est la version d’un jeu qu’on envoie à
l’éditeur (Sony, dans le cas d’Uncharted 4) pour produire des disques et distribuer le jeu en
magasin.
7. Quand une société de jeux vidéo corrige des bugs, l’équipe de développement effectue un
processus de « triage », dans lequel elle catégorise chaque erreur en fonction de son importance.
La plus haute catégorie, les bugs de niveau « A » ou « 1 », est composée de ceux qui ruinent
complètement le jeu. Si vous trouvez vous-même un bug en jouant, les développeurs l’ont sans
doute déjà trouvé, mais c’est simplement un bug de niveau « C » que personne n’a eu le temps (ou
l’envie) de corriger avant le lancement.
3
Stardew Valley
Amber Hageman vendait des bretzels quand elle a rencontré Eric Barone.
Elle était sur le point de finir le lycée, il venait de commencer la fac, et ils
travaillaient tous les deux au centre commercial d’Auburn, au sud de Seattle.
Eric était charmant, avec des yeux noirs et un sourire timide, et Amber était
attirée par sa passion créatrice (il faisait de petits jeux, des albums musicaux,
des dessins). Peu après, ils ont commencé à sortir ensemble. Ils ont découvert
qu’ils étaient tous les deux fans de Harvest Moon, une série de jeux japonais
sereins où le joueur devait remettre une ferme en état, puis l’entretenir. Lors
de leurs rendez-vous, les tourtereaux s’asseyaient côte à côte, et jouaient à
Harvest Moon : Back to Nature sur PlayStation, se relayant à la manette alors
qu’ils se liaient d’amitié avec les villageois, et plantaient des choux pour les
vendre.
En 2011, la relation était devenue sérieuse, et ils avaient commencé à
vivre ensemble dans la maison parentale d’Eric Barone. Ce dernier, qui
venait d’obtenir un diplôme en sciences de l’informatique à l’université de
Washington Tacoma, avait des difficultés à trouver son premier boulot de
programmeur. « J’étais très nerveux et mal à l’aise, raconte Barone. Je m’en
sortais mal aux entretiens. » Alors qu’il faisait les cent pas à la maison,
postulant à toutes les offres, Eric a commencé à réfléchir. Pourquoi ne pas
faire un jeu vidéo ? Ce serait un bon moyen d’améliorer ses compétences de
programmeur, de gagner en confiance, et de peut-être obtenir un travail
correct. Il s’était déjà lancé dans quelques gros projets, comme un clone de
Bomberman sur navigateur internet, mais il n’en avait jamais terminé un seul.
Mais cette fois, il s’est dit qu’il finirait ce qu’il allait commencer. Il a
annoncé à Amber qu’il aurait terminé six mois plus tard, juste à temps pour la
nouvelle vague d’offres.
La vision de Barone était très précise, bien que peu originale : il voulait
créer sa propre version de Harvest Moon. La série avait perdu en popularité
en raison d’un conflit de droits et d’une forte baisse de la qualité, et il était
difficile de trouver un jeu moderne évoquant la tranquillité des simulateurs de
ferme originels 1. « Je voulais simplement rejouer à un jeu exactement comme
les deux premiers Harvest Moon, mais avec d’autres personnages et cartes,
explique-t-il. J’aurais pu passer des heures sur des versions différentes de la
même chose. Mais elles n’existaient pas. Alors, je me suis dit, pourquoi
personne n’en a fait ? Je suis sûr qu’il y a plein de gens qui voudraient jouer à
ce genre de jeu. »
Il voulait aussi le faire seul. La plupart des jeux vidéo sont conçus par des
équipes de dizaines de personnes, chacune spécialisée dans un domaine
comme le graphisme, la programmation, la conception ou la musique.
Certains jeux, comme Uncharted 4, comptaient une centaine de
développeurs, et une partie du travail était confiée à des graphistes du monde
entier. Même de petits studios indépendants font souvent appel à des sous-
traitants et à des moteurs de jeu tiers. Eric Barone, introverti autoproclamé,
avait un autre plan. Il voulait écrire chaque ligne de dialogue, réaliser chaque
dessin, et composer chaque morceau de la bande-son lui-même. Il comptait
même programmer le jeu à partir de rien, en évitant les moteurs habituels,
pour voir s’il en était capable. Sans collaborateurs, il n’aurait pas besoin de
discuter ses idées ou d’attendre une approbation. Il pourrait prendre des
décisions basées sur son seul avis.
Barone comptait mettre son petit clone de Harvest Moon sur la plate-
forme Xbox Live Indie Games (XBLIG), une boutique très populaire chez les
développeurs indépendants. Contrairement aux autres distributeurs
numériques présents en 2011, le XBLIG avait peu de restrictions et présentait
des jeux de tous les développeurs, même celui d’un jeune diplômé sans
expérience. « À l’époque, je pensais mettre cinq ou six mois pour créer le jeu,
avant de le mettre sur le XBLIG, le vendre quelques dollars, et me faire peut-
être 1 000 dollars de bénéfice, raconte Barone. Et ce serait une bonne
expérience avant de passer à autre chose. »
À l’aide d’un kit d’outils rudimentaire appelé Microsoft XNA, Barone a
commencé à écrire le code de base qui permettrait à ses personnages de se
déplacer sur des écrans en deux dimensions. Puis, il a récupéré des sprites de
jeux Super Nintendo (SNES) et a appris tout seul à les animer, dessinant
manuellement différentes images pour créer une illusion de mouvement 2. « Il
n’y avait aucune méthodologie, explique Barone. Je faisais complètement au
pif. »
Fin 2011, Barone avait renoncé à l’idée de trouver un travail alimentaire.
Il était devenu obsédé par son nouveau projet, qu’il avait baptisé Sprout
Valley (avant de le renommer Stardew Valley), et voulait le terminer avant de
se lancer dans la corvée du travail à temps plein. Le principe de Stardew
Valley était simple. On pouvait créer un avatar et personnaliser son
apparence, des cheveux à la couleur de pantalon. Au début du jeu, notre héros
ou héroïne quittait son travail de bureau ingrat dans une immense corporation
pour vivre dans un village idyllique appelé Pelican Town, où il avait hérité de
l’ancienne ferme désaffectée de son grand-père. Aux commandes du
personnage, vous étiez chargé de faire pousser des légumes, de cultiver les
relations avec les villageois, et de rendre sa grandeur passée à Pelican Town.
Barone voulait que de banales corvées comme planter des graines et de
dégager les débris soient aussi satisfaisantes dans Stardew Valley que dans
Harvest Moon. Vous pouviez même faire équipe avec vos amis dans un mode
multijoueur en ligne.
La routine de Barone changeait rarement : chaque matin, il se réveillait,
préparait le café, et se traînait vers son ordinateur, où il passait entre huit et
quinze heures de travail acharné sur son jeu. Quand Amber Hageman rentrait,
ils mangeaient, allaient se promener, en discutant de Stardew Valley et de
questions importantes comme : « Quels personnages on devrait pouvoir
épouser ? » et : « Quels personnages on devrait pouvoir embrasser ? »
L’absence de loyer a permis à Barone de continuer sur ce schéma durant
quelques mois, mais le couple a rapidement voulu s’installer à part. Ils
avaient économisé de l’argent en vivant chez les parents d’Eric, ce qui était
pratique, mais ne suffirait pas, surtout s’ils voulaient habiter dans le centre de
Seattle. Le projet d’Eric ne rapportait pas un seul dollar chaque mois, et
Amber, qui terminait sa licence, devait subvenir aux besoins du couple. Une
fois un appartement trouvé, elle a commencé à jongler entre deux emplois :
barista dans un coffee shop le week-end et aide à domicile après les cours.
« On avait une vie simple, et ça fonctionnait pour nous », explique Amber.
Les mois passant, ils se sont installés dans cette routine : Eric travaillait sur
son jeu vidéo, et Amber payait la nourriture, les frais, et le loyer de leur petit
studio.
Une petite amie moins patiente n’aurait sans doute pas toléré un tel
arrangement, mais cela ne posait pas de problème à Amber. « Quand nous
étions à la maison, ce n’était pas très difficile, mais quand nous avons
déménagé à Seattle, le fait d’avoir à l’entretenir est devenu plus réel, sans que
ça ne soit jamais un véritable problème, explique-t-elle. Il travaillait tellement
qu’il m’était impossible d’être frustrée. »
C’était vrai : Eric travaillait énormément, mais pas de façon très efficace.
Comme il créait Stardew Valley tout seul, il n’y avait personne pour le
superviser ou l’obliger à respecter son calendrier. Il n’avait ni employé ni
dépense. Aucun producteur ne planait au-dessus de son fauteuil, lui disant
d’arrêter de voir trop grand et de boucler ce fichu jeu. Chaque fois que
Barone songeait à une fonctionnalité sympa ou à un personnage avec lequel
le joueur pourrait se lier d’amitié, il l’ajoutait. Chaque semaine, Stardew
gagnait en taille.
Bien sûr, il n’est pas très difficile de faire la différence entre un jeu créé
par des centaines de personnes et un jeu où il n’y avait qu’une personne
derrière l’écran. Plus un jeu vidéo a l’air réaliste (plus les graphismes sont
fidèles, plus il y a de polygones dans les modèles 3D), plus il y a de chances
qu’il ait été créé par une immense équipe d’experts, capables de traiter les
aspects les plus techniques du graphisme et des mécaniques de jeu. Des
œuvres comme Uncharted 4 exigent d’énormes équipes (et des dizaines de
millions de dollars), parce qu’ils doivent en mettre plein la vue au public.
Pour Barone, assis seul dans son petit studio, le développement de jeu
n’avait pas du tout la même mesure. Son jeu n’avait pas de graphismes 3D
haute qualité, ni d’une bande-son orchestrale. Stardew Valley utilisait des
sprites en deux dimensions dessinés à la main et Barone composait la
musique lui-même avec un programme de production audio très abordable
appelé Reason. Même si Barone avait peu d’expérience en création de jeu, il
avait fait partie de plusieurs groupes et avait appris à composer de la
musique. (Au lycée, il voulait être musicien professionnel.) On lui avait
enseigné la programmation à l’université, et il apprenait tout seul à dessiner
les arrière-plans et les sprites simplistes qui allaient former Stardew Valley.
En lisant des articles sur le pixel art et en regardant des tutoriels sur
YouTube, Barone a compris comment composer chaque sprite en dessinant
les pixels un à un. Il ne savait rien des complexes effets de lumière utilisés
dans les jeux vidéo, mais il avait appris à les simuler, en dessinant des cercles
blancs semi-transparents qu’il plaçait derrière les torches et les bougies pour
donner l’illusion qu’elles illuminaient une pièce.
S’il y avait un domaine où il aurait eu besoin d’aide, c’était la
planification. Certains développeurs établissent des jalons en se basant sur les
tâches supposées les plus longues, alors que d’autres s’organisent autour des
démos qu’ils devront créer pour des événements publics comme l’E3. Eric
Barone avait une approche différente : il faisait ce dont il avait envie. Un
matin, il était d’humeur à composer un morceau, et l’après-midi, il dessinerait
peut-être des portraits de personnages ou s’acharnerait sur les mécaniques de
pêche. Et à tout moment, Barone pouvait regarder ses sprites en 2D (qui
étaient passés de calques SNES à du pixel art original) et se dire qu’ils étaient
tous affreux et qu’il fallait recommencer intégralement le travail.
Amber Hageman et les autres membres de sa famille commençaient à lui
demander régulièrement quand Stardew Valley serait terminé. Dans un mois
ou deux, répondait-il. Deux mois plus tard, ils reposaient la question. Encore
quelques mois. Et plus le temps passait, plus Eric allongeait la fenêtre.
Encore trois mois. Encore six mois. « Lorsqu’on crée un jeu tout seul, sans
argent et avec une copine qui veut une vie ensemble, il faut convaincre les
gens d’accepter qu’on va aller jusqu’au bout et qu’ils ne doivent pas essayer
de nous dissuader, explique Barone. J’ai dû persuader tout le monde de croire
en moi. Et si j’avais dit dès le départ : “Oh, ça va me prendre cinq ans”, je
pense que personne ne l’aurait accepté. Je n’en étais même pas vraiment
conscient à l’époque, parce que ça ressemblerait à de la manipulation sinon,
mais avec le recul, je pense que je savais inconsciemment qu’il fallait
l’amener petit à petit. “Oh, ça va me prendre six mois. Ça va prendre un an.
Bon, deux ans.” »
Six mois plus tard, lors d’une chaude après-midi à Seattle, Eric Barone a
descendu les marches de son appartement, un carton rempli de peluches de
jeux vidéo à la main, en se demandant combien il pourrait en mettre dans sa
voiture. Le lendemain avait lieu la Penny Arcade Expo, ou PAX, un
rassemblement de geeks venus du monde entier. Des milliers de personnes
seraient là, en quête de nouveaux jeux sympa, et Barone avait réservé un petit
stand pour présenter Stardew Valley. C’était sa première convention, ce qui
l’angoissait beaucoup. Il n’avait jamais rencontré d’autres développeurs, et
encore moins de fans potentiels de son œuvre. Et s’ils étaient horribles ?
Avec deux de ses colocataires (et moi, venu lui rendre visite depuis New
York), Eric a commencé à remplir son coffre d’objets essentiels, deux petits
écrans d’ordinateur, une bannière faite maison, un sac rempli de bouteilles
d’eau, des pin’s, et des peluches inspirées de Stardew Valley. Une fois
terminé, il a ouvert la portière passager et s’est faufilé jusqu’au siège
conducteur. La portière était coincée depuis des mois. La voiture appartenait
à sa famille depuis presque 20 ans. Je lui ai demandé s’il comptait réparer la
porte. Il m’a dit ne pas y avoir vraiment réfléchi.
C’était une scène familière, presque éculée : un développeur indépendant
obtient un stand convoité à une grande conférence, recrute ses colocataires
pour l’aider à tenir le stand. Si le développeur a de la chance, la visibilité et
les journalistes du salon lui apporteront quelques centaines de nouveaux fans.
Pour les indépendants, c’est une énorme opportunité. Le bouche-à-oreille lors
de salons comme la PAX peut transformer un petit jeu en énorme succès.
Mais Eric Barone n’avait pas besoin d’aide. Ce jeudi-là à Seattle, alors
qu’il se faufilait sur son siège, Stardew Valley avait dépassé les 1,5 million
d’exemplaires vendus. Depuis son lancement, le jeu avait dégagé plus de
21 millions de dollars de recette. Eric Barone, qui avait 28 ans et ne pouvait
pas ouvrir sa portière conducteur, avait plus de 12 millions sur son compte en
banque. Et il se déplaçait quand même dans une Toyota Camry cassée. « Les
gens me demandent : “Quand est-ce que tu vas acheter cette voiture de
sport ?” raconte-t-il. Je n’en ai pas besoin. Je ne sais pas quand ça va changer,
vous comprenez ? À un moment, je vais sans doute acheter une maison, mais
je ne suis pas pressé. Je n’ai pas besoin de tout ce luxe. Je sais que ça ne rend
pas heureux. »
Les jours suivants, debout dans un stand étriqué au sixième étage du
Washington State Convention Center, Eric Barone serrait des mains et signait
des autographes pour la première fois de sa vie, et avait l’impression d’être
une véritable star. Des fans venaient déguisés en personnages de Stardew
Valley, comme Abigail avec ses cheveux violets et l’élégant Gunther.
Certains lui ont apporté des dessins et des cadeaux faits maison. D’autres lui
ont raconté comment Stardew Valley les avait aidés à traverser des moments
difficiles. « J’ai entendu beaucoup de gens remercier Eric de manière
adorable, et c’était très agréable à voir, raconte Amber Hageman, qui l’aidait
au stand. C’était ce que je voulais. Je voulais que le travail d’Eric soit
apprécié et que d’autres gens connaissent sa musique, ses textes, et toutes ces
choses que j’avais toujours admirées chez lui, qu’ils partagent ma conviction
qu’il était doué. Avoir l’occasion d’entendre d’autres personnes lui dire qu’ils
pensaient la même chose était un vrai bonheur. »
L’année précédente était passée à toute vitesse pour Eric et Amber. Après
le lancement de Stardew Valley, Eric l’avait vu bondir au sommet des
meilleures ventes de Steam, et s’écouler par dizaines chaque jour. Il s’était
douté que le jeu marcherait bien, mais les derniers résultats dépassaient toutes
ses attentes, ce qui était à la fois gratifiant et terrifiant pour lui. Le succès le
poussait à retravailler sur le jeu pour le rendre meilleur. Maintenant que plus
de cinq personnes avaient mis les mains sur Stardew Valley, Barone devait
passer tout son temps libre à éradiquer les bugs incessants. « C’était souvent
juste avant d’aller dormir, raconte Amber. Il se mettait à paniquer et disait :
“Bon, il faut que je corrige ça en vitesse”, et il y passait la nuit. »
C’est devenu un cercle vicieux. Les fans envoyaient des rapports de bugs,
et Eric publiait des patchs pour les corriger, ce qui en faisait involontairement
apparaître de nouveaux. Puis, il faisait des nuits blanches pour corriger les
nouveaux. Ce cycle a continué des semaines. « Je crois qu’un succès pareil
sur les épaules peut être un sacré choc, raconte Finn Brice, de Chucklefish.
Vous avez d’un coup l’impression de devoir énormément de choses à
beaucoup de gens. »
Ce succès signifiait aussi, bien qu’il ait encore du mal à l’assimiler six
mois plus tard, qu’Eric Barone était à présent multimillionnaire. On ne
l’aurait peut-être pas deviné d’après la modeste maison qu’il partageait avec
sa copine et ses colocataires, ou la Toyota cassée qu’il conduisait à travers
Seattle, mais en un an et demi, il s’était fait plus d’argent que la plupart des
développeurs dans toute leur carrière. La vie précédente d’Eric (travailler
comme ouvreur, compter sur Amber pour l’argent) donnait l’impression
d’avoir existé dans une autre dimension. « Avant que le jeu sorte, on n’avait
pas les moyens de se payer de la bonne nourriture ou quoi que ce soit d’autre,
raconte-t-il quand je lui demande s’il a fait quelque chose de sa nouvelle
richesse. Maintenant, je me prends une bouteille de vin si j’en ai envie. Je ne
me soucie plus de ça. » Il s’arrête pour réfléchir une seconde. « J’ai aussi pris
une assurance santé. Je n’en avais pas avant. »
Plus tard, il m’a aussi dit qu’il avait acheté un nouvel ordinateur.
« C’était vraiment surréaliste comme impression, au début, raconte
Amber. C’est vraiment abstrait. Oui, on a beaucoup d’argent d’un coup, mais
ce ne sont que des nombres sur un écran d’ordinateur… On a déjà discuté du
fait qu’on pourrait un jour se payer une maison, ce qui est sympa. Et il y a
toujours un magazine avec de belles maisons dans le journal du dimanche, et
on le parcourt pour s’amuser, parce que c’est devenu possible. On ne va pas
vraiment en acheter une. C’est juste amusant à regarder. »
1. L’éditeur Natsume était propriétaire et distributeur des jeux Harvest Moon depuis les débuts de
la franchise, mais en 2014, le développeur de la série, Marvelous, avait décidé de quitter Natsume
et d’éditer ses propres jeux. Natsume restait propriétaire du nom Harvest Moon, Marvelous a donc
sorti ses jeux de ferme sous le titre Story of Seasons. Pendant ce temps, Natsume développait ses
propres jeux Harvest Moon. Oui, tout cela est très confus.
2. Dans le jargon du jeu vidéo, un sprite est une image en deux dimensions qui représente un
personnage ou un objet à l’écran.
3. Quand j’ai rencontré Eric Barone en septembre 2016, nous étions juste après le lancement d’un
jeu indépendant qui avait généré une hype historique, No Man’s Sky. En mangeant un phō dans un
restaurant non loin de chez lui, nous nous sommes longuement demandé pourquoi ce jeu n’avait
pas tenu les promesses de ses développeurs. « On peut se faire un tas d’argent rien qu’avec des
mots, et ça marche, expliquait Barone. Mais ce n’est pas moi. Je n’aime pas du tout la hype. Je
n’en veux pas. Je préfère faire un excellent jeu, et je suis convaincu qu’en créant le bon jeu, la
hype se fera toute seule. Le jeu se vendra tout seul. »
4. Eric Barone a ensuite annoncé le portage de Stardew Valley sur PlayStation 4, Xbox One et
Nintendo Switch.
4
Diablo III
Puis est arrivé le lancement de Diablo III, l’erreur 37, et la panique chez
Blizzard en mai 2012, alors qu’ils tentaient de stabiliser les serveurs. Pendant
que Mosqueira et son équipe se remettaient au travail sur la version console,
les autres concepteurs de Diablo III se sont attaqués à des problèmes plus
profonds. À l’évidence, les joueurs n’étaient pas satisfaits du système de
butin, par exemple. Mais où se situait exactement le problème ? Comment
Blizzard pouvait-il rendre le post-game aussi accrocheur que dans Diablo II,
où les joueurs passaient des heures et des heures à affronter des hordes de
démons en quête d’équipements, même après avoir terminé l’histoire ?
Les développeurs avaient compris que le plus grand souci était la
difficulté du jeu. Les concepteurs de Blizzard s’étaient directement inspirés
du système de difficulté de Diablo II. Une fois le jeu terminé en
mode Normal, le joueur le parcourait une deuxième fois en mode Cauchemar,
avant de remettre le couvert une troisième fois en mode Enfer. Diablo III
répétait cette structure en rajoutant une quatrième option de difficulté,
Armageddon. Conçu pour les joueurs qui avaient déjà atteint le niveau
maximum, Armageddon était atrocement dur, au point de ne pouvoir être
terminé sans les meilleurs équipements du jeu. Mais ceux-ci n’apparaissaient
que dans ce mode, créant ainsi une version particulièrement vicieuse du
dilemme de l’œuf et de la poule. Comment obtenir l’équipement de niveau
Armageddon si votre équipement actuel ne suffisait pas à le traverser ?
Il y avait une option : l’hôtel des ventes. Si vous ne vouliez pas vous
arracher les cheveux en mode Armageddon, vous pouviez dépenser de
l’argent réel pour un meilleur équipement… Ce qui était l’exact opposé de ce
que la plupart des gens désiraient faire. Résultat : des joueurs rusés ont trouvé
des moyens de profiter du système. Grâce au générateur de nombres
aléatoires de Diablo III, les chances d’obtenir un butin sur un ennemi
puissant n’étaient guère plus élevées que d’en trouver en cassant un simple
vase. Quand les joueurs l’ont compris, ils se sont lancés dans des marathons
de destruction de poteries. Ce n’était pas particulièrement amusant, mais
c’était toujours mieux que de dépenser de l’argent réel.
Dans les mois suivants, Blizzard a compris que les fans cherchaient
davantage à exploiter le jeu qu’à y jouer vraiment, un problème auquel ils
allaient se consacrer pleinement. Du 15 mai à la fin août, l’équipe de
Diablo III a publié au moins 18 patchs et correctifs gratuits qui réparaient les
bugs, modifiaient les aptitudes des personnages et tenaient compte des griefs
des joueurs. Le plus important de ces patchs, sorti le 21 août 2012, ajoutait un
système appelé les niveaux de Parangon, qui permettait au joueur de devenir
plus fort une fois le niveau maximum (60) atteint. Cela rendait le mode
Armageddon beaucoup moins difficile et ajoutait une série d’effets uniques
aux équipements légendaires, pour que votre nouvelle arme clinquante vous
donne l’impression d’être une machine de guerre.
Mais Blizzard savait bien que ces patchs n’étaient que des pansements,
des solutions temporaires pour pousser les joueurs à faire autre chose que
casser des vases. Il y avait encore une plaie béante dans le flanc de Diablo III.
Et il faudrait un long moment pour la panser.
Quand Blizzard avait annoncé des enchères avec de l’argent réel dans
Diablo III, les cyniques avaient avancé qu’il s’agissait uniquement d’un plan
pour vider les poches des joueurs. Après tout, Blizzard se prenait une bonne
commission sur chaque vente. Les développeurs prétendaient avoir des
motifs plus nobles, comme avoir créé l’hôtel des ventes pour améliorer
l’expérience d’échange d’objets entre joueurs. En 2002, Diablo II : Lord of
Destruction avait fini par être infesté par des marchés gris, où les gens
échangeaient de l’argent réel contre de puissants objets sur des sites internet
douteux. L’objectif de Blizzard, comme le présentait Kevin Martens, était de
fournir une « expérience de niveau mondial », qui soit complètement
sécurisée.
Mais peu après le lancement de Diablo III, Blizzard a compris que l’hôtel
des ventes était néfaste pour le jeu. Certains joueurs aimaient ce commerce,
bien entendu (surtout les farmers, ceux qui récoltaient du butin massivement
pour le vendre en empochant de juteux bénéfices au passage), mais pour
beaucoup, cette fonction venait gâcher l’expérience du jeu. Qu’y avait-il
d’amusant à avoir un super tirage donnant un nouvel équipement si on
pouvait tout simplement aller en acheter un sur le marché ?
Un groupe de joueurs, qui se surnommaient les Ironborn (un nom inspiré
de la maison Greyjoy de Game of Thrones), ont pris pour principe de ne
jamais utiliser l’hôtel des ventes. Ils ont même envoyé des pétitions à
Blizzard, demandant si les développeurs accepteraient d’intégrer un mode
Ironborn à Diablo III. « C’était une communauté de joueurs qui disaient :
“Hé, les gars, l’expérience de Diablo III change complètement si vous
choisissez de jouer sans l’hôtel des ventes, alors que c’est exactement le
même jeu”, explique Wyatt Cheng. Vous pouviez regarder Diablo au travers
de ce prisme et dire : “Vous savez quoi ? On a un jeu génial, mais l’hôtel des
ventes a provoqué un véritable biais dans la perception des gens.” »
Un jour de septembre 2013, alors que Reaper of Souls était en pleine
production, Josh Mosqueira s’était installé pour une réunion et griffonnait un
carnet de notes. C’était l’une des réunions de stratégie mensuelle habituelle
chez Blizzard, auxquelles le P.-D.G. Mike Morhaime participait avec les
cadres de la société et les chefs de projet pour discuter des affaires, et tout ce
jargon financier échappait complètement à Mosqueira. Puis, la conversation
s’est orientée sur Diablo III, et ils ont abordé plus directement la question de
l’hôtel des ventes.
« [Mike] a dit : “Alors, qu’en pensez-vous ?” raconte Mosqueira. Si
j’avais été ailleurs, j’aurais sans doute répondu : “Vous savez quoi ? Je pense
qu’on a encore besoin d’y réfléchir” ou : “Je n’en suis pas sûr.” Mais face à
ces gars, et sachant combien il était important que les gens nous fassent
confiance, j’ai dit : “Vous savez quoi, les gars ? On devrait peut-être le
supprimer.” »
Après de brèves discussions sur la logistique impliquée (Comment le
communiquer aux joueurs ? Que faire des enchères en cours ? Combien de
temps faudrait-il attendre ?), la décision s’est imposée. Il était temps que
l’hôtel des ventes de Diablo III meure. « Je me disais : “Waouh, on va
vraiment faire ça”, raconte Mosqueira. Je crois que, pour sa défense, Mike est
un gros joueur. Il aime vraiment les jeux. Il aime les joueurs plus qu’autre
chose. Et il est prêt à prendre ce genre de décision et dire : “Vous savez, ça va
être douloureux. Mais c’est le bon choix.” »
Le 17 septembre 2013, Blizzard a annoncé que l’hôtel des ventes serait
fermé en mars 2014. Une nouvelle qui a ravi la majorité des fans. Ils
pourraient repartir chasser les butins dans Diablo III sans cette pénible idée
qu’il leur suffisait de payer pour avoir mieux. Un commentateur de Kotaku a
écrit : « Beau boulot, Blizzard, vous avez enfin regagné une partie de ma
confiance. Je vais peut-être y rejouer. »
« L’expérience Diablo est optimale quand, après avoir tué des monstres,
vous obtenez de meilleurs objets qui vous permettent de rendre votre
personnage plus puissant, raconte Wyatt Cheng. Et si l’activité que je réalise
pour rendre mon personnage plus puissant n’implique pas de tuer des
monstres… alors, ce n’est pas idéal. »
Ils pensaient avoir trouvé la formule parfaite pour Reaper of Souls. En
plus d’une nouvelle zone (Ouestmarche) et d’un nouveau boss (Malthael),
l’extension incluait Butin 2.0 (fourni gratuitement par patch), le Mode
Aventure et un système de difficulté entièrement remanié. La semaine avant
la sortie de Reaper of Souls, Blizzard allait supprimer l’hôtel des ventes.
Alors qu’ils finalisaient le développement de l’extension et se préparaient
pour le lancement, Mosqueira et son équipe ont senti que c’était le grand
moment. Ils allaient reconquérir les fans.
Quand Reaper of Souls est sorti le 25 mars 2014, il n’y a pas eu
d’erreur 37. Cette fois, Blizzard avait renforcé son infrastructure. Et la société
avait décidé d’améliorer le système de messages d’erreur pour qu’en cas de
problème, le joueur ne se retrouve pas avec une formulation vague. « C’est
une autre leçon qu’on a apprise : si le joueur essayait de se connecter et se
retrouvait avec l’erreur 37, il se disait : “C’est quoi, l’erreur 37 ? Je ne sais
pas du tout ce que c’est”, explique Josh Mosqueira. À présent, tous les
messages d’erreur sont plus descriptifs. Ils disent : “Voici le problème que
nous rencontrons. Voici une estimation du temps que nous allons mettre à le
résoudre.” »
En regardant les réactions arriver, l’équipe de Blizzard a poussé un soupir
de soulagement collectif. Ainsi que les joueurs. « Diablo III avait enfin
redécouvert ce gameplay vif et intense qui rendait la série si parfaite, a écrit
un testeur d’Ars Technica, et ils ont corrigé ou retiré presque tout ce qui
entravait cette perfection. Reaper of Souls est la rédemption de Diablo III. »
Deux ans après le lancement, les gens tombaient enfin amoureux de
Diablo III. « Quand on allait sur les forums, ou qu’on recevait les retours
directement des fans, les problèmes dont ils se plaignaient étaient beaucoup
plus spécifiques et anecdotiques, explique Kevin Martens. C’est là que je me
suis vraiment dit : “Bon, on y arrive enfin.” » Alors que Martens et d’autres
concepteurs parcouraient Reddit ou Battle.net, ils étaient encouragés de voir
les joueurs se plaindre d’objets trop peu puissants ou demander à Blizzard de
doper des builds spécifiques. Les gens n’envoyaient plus ces quelques mots
qui signent l’arrêt de mort de tout jeu : « Ce n’est pas amusant. »
Le plus gratifiant pour Josh Mosqueira, c’était que les gens adoraient la
version console de Diablo III, lancée sur PS3 et Xbox 360 en septembre 2013
et sur la génération suivante (PS4 et Xbox One) en août 2014. Après des
décennies passées à cliquer, beaucoup de joueurs avaient presque honte de
l’avouer, mais jouer à Diablo III était plus amusant avec une manette de PS4
qu’avec une souris et un clavier.
Lors des mois et années suivants, Blizzard a sorti d’autres patchs et
fonctionnalités pour Diablo III. Certains étaient gratuits, comme un donjon
appelé l’Île de Val-Gris et une nouvelle version de la cathédrale du premier
Diablo. D’autres étaient payants, comme une nouvelle classe de personnages,
le nécromancien. Même si les fans se lamentaient de ne pas voir une autre
grosse extension (qui n’était toujours pas d’actualité début 2017), il était clair
que Blizzard s’était engagé à s’occuper de Diablo III des années après sa
sortie. D’autres développeurs ne se seraient pas donné cette peine, surtout
après la catastrophe du lancement. « Mike Morhaime, le président de la
société, nous a dit : “Nous voulons conquérir et mériter l’amour et la
confiance de nos joueurs”, raconte Wyatt Cheng. Nous avions fait tout ce
travail pour ce jeu. Nous avions foi en lui. Nous savions qu’il était génial, et
ça aurait été une tragédie si nous avions été dans une société qui aurait dit :
“Oh, erreur 37, on arrête tout.” »
Josh Mosqueira, de son côté, en avait terminé avec Diablo III. Durant
l’été 2016, Mosqueira a quitté Blizzard, rejoignant Rob Pardo, cadre vétéran
de Blizzard et chef concepteur sur World of Warcraft pour former un
nouveau studio appelé Bonfire. « Quitter cette équipe et cette société a été la
décision non vitale la plus difficile de ma vie, raconte Mosqueira. Je pense
que je voulais saisir l’occasion et tenter de faire quelque chose de
complètement différent. »
Au moins, il aura quitté Blizzard avec une sacrée reconnaissance.
Diablo III a été l’un des jeux les mieux vendus de l’histoire, avec presque
30 millions d’exemplaires écoulés en août 2015. Ce jeu a aussi prouvé une
chose qui allait influencer nombre de développeurs dans les années suivantes,
y compris les créateurs de The Division et Destiny (que nous allons
rencontrer au chapitre 8) : chaque jeu peut être corrigé.
Souvent, les développeurs d’un jeu vidéo trouvent leur rythme à la fin
d’un projet, lorsqu’ils voient vraiment les sensations que procure le jeu. Pour
Diablo III et des titres similaires, le lancement n’a été que le début du
processus de développement. « Même avec un jeu qui a une vision et une
identité très fortes comme Diablo, explique Mosqueira, je crois qu’un des
plus grands défis a lieu au début d’un projet. Avant qu’un jeu sorte, chacun a
une version un peu différente dans sa tête, et il est très difficile de l’en
extraire. Mais après la sortie, il y a moins de discussions, parce qu’on a une
vision concrète. Le développement de jeux vidéo est très dur, mais avant que
le produit n’arrive entre les mains du public, cette difficulté est d’une nature
bien spécifique : elle est entièrement existentielle. »
Diablo III aura prouvé trois choses : même pour l’un des studios les plus
accomplis et talentueux du monde, avec des ressources presque illimitées, il
peut se passer des années avant qu’un jeu ne prenne sa forme définitive.
Même pour le troisième opus d’une franchise, il reste encore un nombre
incroyable de variables qui peuvent faire tout s’écrouler. Et même un jeu
affligé de problèmes catastrophiques à sa sortie peut, avec du temps, de
l’engagement et de l’argent, devenir un chef-d’œuvre. En 2012, quand
l’erreur 37 s’est répandue à travers internet, les joueurs ont cru que Diablo III
était condamné. Mais il a été sauvé.
1. Diablo II¸ sorti en 2000, recevait encore de nouveaux patchs en 2016. Starcraft, sorti en 1998, a
été patché en 2017. Aucune autre société n’a aussi longtemps effectué de maintenance et de mises
à jour de ses anciens jeux.
2. Curieusement, Blizzard n’a pas autorisé Jay Wilson à donner une interview pour ce livre.
3. Les objets générés aléatoirement ne convenaient pas vraiment au système de statistiques de
Diablo III. Alors que, dans Diablo II, chaque statistique était utile à tous les personnages, quelle
que soit leur classe, le troisième opus avait une approche bien plus spécifique. Dans Diablo III,
une hache de force serait uniquement utile à un barbare, et il n’y avait donc aucun plaisir à en
obtenir une quand on était un chasseur de démons. Et un carquois qui augmentait l’intelligence (la
statistique principale des sorciers) était inutile pour tout le monde. Les sorciers ne pouvaient pas
utiliser de flèches.
4. Les idées de la Main du Diable ont plus tard refait surface dans le Cube de Kanai, une boîte
magique qui pouvait, entre autres, permettre aux joueurs d’absorber et de récupérer les pouvoirs
de leurs équipements légendaires.
5
Halo Wars
*
* *
Contrairement à la plupart des développeurs, Colt McAnlis aimait arriver
au travail à 6 h du matin. Ses collègues n’arrivaient généralement pas moins
de quatre ou cinq heures plus tard, et il se sentait plus productif quand il
codait tout seul, sans personne pour le distraire. McAnlis était responsable
des tâches d’ingénierie les plus complexes de Halo Wars : les outils
graphiques, les jeux d’ombres et de lumière, les processus de thread
multicœurs. La solitude était une bénédiction.
Un matin de septembre 2008, McAnlis est arrivé au bureau à l’heure
habituelle. Il ne lui a pas fallu longtemps pour comprendre que quelque chose
clochait. Au lieu de bureaux vides, il a vu des dizaines de collègues plongés
dans d’intenses réflexions. « Je me suis dit : “Minute, qu’est-ce qui se
passe ?”, raconte-t-il. “Qu’est-ce que vous faites tous ici ?” » Personne ne lui
a donné de réponse claire avant plusieurs heures, quand un collègue a dit
qu’un groupe de pontes de Microsoft venait ici.
Le bruit a couru que tout le monde devait se rendre dans l’auditorium
pour une réunion générale. En entrant, ils ont commencé à voir des dizaines
d’employés de Microsoft : des gens des RH, des vice-présidents, des cadres.
Une fois toute la société installée, le P.-D.G. d’Ensemble, Tony Goodman,
s’est levé et a lâché la bombe nucléaire.
« Tony monte sur l’estrade et dit : “On a une nouvelle à vous annoncer”,
raconte Graeme Devine. “Ensemble va fermer après Halo Wars.” »
Après 14 ans et une dizaine de jeux, l’heure d’Ensemble était venue. La
bonne nouvelle, selon Goodman, c’était que Microsoft voulait les aider à
terminer Halo Wars. Tous les employés d’Ensemble garderaient leur travail
environ quatre mois, ce qui leur laissait amplement le temps d’aller chercher
de nouvelles missions. « Microsoft voulait nous dire qu’ils souhaitaient nous
garder jusqu’à la fin de Halo Wars, raconte Devine, et [Tony] leur a passé le
micro pour qu’ils expliquent comment ils allaient procéder, parce qu’on
venait tous d’apprendre qu’on n’aurait plus de travail après avoir fini ce
jeu. »
Durant deux heures, les représentants de Microsoft, dont le vice-président
Shane Kim, ont fait face à la salle et ont répondu aux questions des employés
meurtris. « Ils disent : “Pourquoi nous ?” raconte Kim. “Vous avez Rare,
vous avez Lionhead [deux autres studios de jeu]… Il doit y avoir d’autres
endroits où couper.” Malheureusement, c’est un des aspects les plus sombres
de ce métier. » Kym a tenté d’être diplomate, ajoutant que Microsoft
prévoyait d’importantes indemnités de départ aux employés d’Ensemble qui
resteraient jusqu’à la sortie de Halo Wars.
Certains ont commencé à pleurer. D’autres se sont énervés. « J’ai pété les
plombs, raconte Colt McAnlis. Ma femme venait de tomber enceinte pour la
première fois. Et notre bébé devait arriver fin janvier, précisément quand la
société était censée fermer. Nous avions un enfant qui allait naître le jour où
je n’aurais plus de travail. » Deux personnes, les frères Paul et David Bettner,
ont immédiatement démissionné et ont lancé leur propre Studio, Newtoy, qui
a lancé le populaire clone de Scrabble, Mots entre Amis. Et on peut dire
qu’ils s’en sont bien tiré : en 2010, Zynga a racheté Newtoy pour 53 millions
de dollars.
Rich Geldreich, l’ingénieur graphique, a aussi quitté le studio peu après
avoir appris la nouvelle. « Mon cerveau a explosé, raconte-t-il. Je suis devenu
fou. Je ne pouvais pas supporter qu’Ensemble implose. C’était une société
géniale. J’y avais investi cinq ans, et toute cette technologie, ce code, tout
allait disparaître. Et tout le monde craquait autour de moi. On pétait tous les
plombs. C’était absurde. » (Peu après, Geldreich a accepté un poste chez
Valve.)
Ceux qui restaient chez Ensemble se retrouvaient dans une situation très
inconfortable. Le problème n’était pas tant qu’ils seraient au chômage dans
quelques mois, mais que certains ne seraient pas au chômage dans quelques
mois. Tony Goodman avait informé tout le monde qu’il avait négocié un
contrat avec Microsoft dans le cadre de la fermeture. Avec cet accord, il
pourrait lancer un nouveau studio indépendant, qui appellerait Robot
Entertainment. Le contrat avec Microsoft leur permettrait de créer une
version en ligne d’Age of Empires pour lancer leur affaire.
Le problème était que Goodman avait négocié tout juste assez d’argent
pour la moitié de l’équipe actuelle. Et seules quelques personnes savaient
exactement qui en serait. « Les gens se sont mis à manœuvrer pour avoir un
nouveau travail, raconte Colt McAnlis. Pendant un moment, ça a été la folie
parce qu’on ne savait pas vraiment ce qui se passait. Il y avait toujours ces
discussions à la fontaine à eau : “Dis, ils t’ont parlé ? Ils ne t’ont pas parlé ?
S’ils te proposaient un poste, tu accepterais ?” »
Ceux qui seraient invités à rejoindre Robot l’ont vite appris, mais pour
ceux qui n’auraient pas de postes, les jours suivants ont été atroces. À un
moment, pour calmer le jeu, un directeur a collé une feuille au mur avec la
liste des employés d’Ensemble qui feraient partie de Robot. Des dizaines de
gens sont venus voir qui était pris. « C’était comme cette scène dans tous les
films où le professeur sort, raconte McAnlis. “Voilà qui a été accepté dans
l’équipe de pom-pom girls”, et tout le monde se précipite devant le tableau. »
Pour beaucoup chez Ensemble, cette nouvelle couche d’intrigues faisait
empirer une situation déjà désagréable. « De notre point de vue, nous avions
sauvé la moitié des emplois, explique Dave Pottinger. Pour ceux qui
n’avaient pas eu de poste, nous avions entubé la moitié de la société… Je
crois qu’on a fait de notre mieux. On a fait des erreurs. » À part Rich
Geldreich et les frères Bettner, tout le monde est resté chez Ensemble, malgré
le chaos (et grâce aux indemnités de départ). Et au cours des mois suivants,
Ensemble a tenté de mettre les intrigues de côté (et le fait que le studio allait
fermer) pour terminer Halo Wars.
« L’objectif était de partir sur la meilleure note possible », raconte Dave
Pottinger. Les employés d’Ensemble se sont lancés dans un crunch de
plusieurs mois, dormant sur leur bureau jusqu’à la dernière minute pour
boucler Halo Wars avant la fin janvier, où ils devraient tous partir. « Ce dont
j’étais le plus fier à la fin, c’était qu’après l’annonce de la fermeture, [trois
personnes sont parties] le lendemain, raconte Pottinger. Tous les autres sont
restés pour terminer le jeu. »
« [On était] des morts-vivants, résume Graeme Devine. C’était vraiment
dingue. » Début 2009, Microsoft a envoyé Devine dans le monde entier pour
une tournée promotionnelle. Voyageant à côté du concepteur anglais
controversé Peter Molyneux, qui allait sortir le RPG Fable 2, Devine a donné
des interviews et présenté des démos de Halo Wars. Quand les journalistes
l’interrogeaient sur la fermeture d’Ensemble, il esquivait la question. « Je me
souviens que Microsoft me passait des bouts de papier [disant] : “Voilà ce
que vous pouvez dire” », raconte Devine.
Lors de ces derniers mois surréalistes, l’équipe d’Ensemble a essayé de
mettre de côté les disputes internes, en s’unissant pour essayer de sortir
quelque chose qui les rendrait fiers. Même s’ils savaient tous que le studio
allait fermer, ils ont continué à venir travailler chaque jour. Ils ont poursuivi
le crunch. Et ils ont continué à faire de leur mieux pour que Halo Wars soit
aussi bon que possible. « C’était une super période, comme si rien ne s’était
passé et rien n’allait se passer, et ensuite, il y a eu la déprime, raconte Chris
Rippy. Mais c’était un groupe fier et tout le monde savait que ce serait
l’héritage du studio, et voulait qu’il soit à la hauteur. »
Le 26 février 2009, Halo Wars est sorti. L’accueil a été assez bon, et les
critiques de sites comme Eurogamer et IGN ont été correctes. Avec le recul,
ceux qui étaient dans l’équipe de Halo Wars disent qu’ils étaient fiers d’avoir
sorti un jeu respectable après tout ce qui s’était passé. Microsoft a même
engagé un nouveau développeur, Creative Assembly, pour réaliser une suite,
Halo Wars 2, qui est sortie en février 2017.
Quelques studios ont émergé des cendres d’Ensemble. Il y a eu Robot
Entertainment, qui a réalisé Age of Empires Online, puis une série de tower
defense populaires appelés Orcs Must Die ! Une autre faction d’ex-
développeurs d’Ensemble a lancé une société appelée Bonfire, qui a été
également rachetée par Zynga, avant d’être fermée en 2013 3. Ces
développeurs ont ensuite fondé un nouveau studio, Boss Fight Entertainment.
Près d’une décennie après la fermeture d’Ensemble, beaucoup de ses anciens
employés travaillent encore ensemble. Après tout, ils formaient une famille.
« On se détestait, mais on s’aimait aussi, explique Pottinger. Ensemble a
perdu très peu de gens au cours de son existence comparé à la plupart des
studios… On n’a pas un turnover de… c’était moins de quatre pour cent, ou
quelque chose comme ça… On n’a pas ça si on ne rend pas les gens
heureux. »
À l’E3 2008, quelques mois avant qu’Ensemble ne ferme pour de bon,
l’équipe de Halo Wars a présenté une bande-annonce cinématique qui aurait
pu être, avec le recul, un appel à l’aide inconscient. « Cinq ans. Cinq longues
années, disait le narrateur de la vidéo devant un groupe de Marines qui
repoussaient les forces alien du Covenant. Au début, tout se passait bien. »
Un groupe de forces du Covenant descendait du ciel, éliminant les
Marines les uns après les autres dans ce qui tournait au massacre. Le
narrateur poursuivait : « Mais échec après échec, défaite après défaite, ce qui
devait être une guerre éclair s’est transformé en cinq années d’enfer. »
1. Ian Fischer, « Blast from the Past : Ensemble Figures Out How to Go from Empire to Kings »,
Gamesauce, printemps 2010, www.gamesauce.biz/2010/09/05/ensemble-figures-out-how-to-go-
from-empires-to-kings.
2. Et c’était sans doute une mauvaise décision. Too Human, sorti par le développeur Silicon
Knights en 2008, a été froidement reçu par la critique et les fans. En 2012, après une longue
bataille juridique, un jury a statué que Silicon Knights avait violé son accord de licence avec le
créateur d’Unreal Engine, Epic Games, en travaillant sur des jeux comme Too Human. En plus de
devoir payer d’importants dommages et intérêts, Silicon Knights a dû rappeler les invendus de
Too Human et même retirer le jeu de la boutique virtuelle de la Xbox 360.
3. À ne pas confondre avec l’autre studio de jeux vidéo baptisé Bonfire, cofondé par Josh
Mosqueira, ancien de chez Blizzard, en 2016.
6
La première fois que j’ai vu Dragon Age : Inquisition, c’était dans une
suite luxueuse du Grand Hyatt Hotel, dans le centre de Seattle. C’était en
août 2013, et le lendemain, BioWare comptait montrer le jeu aux fans de la
Penny Arcade Expo (PAX) juste à côté. Le studio avait donc invité des
journalistes à un aperçu avant l’heure. En buvant ma bouteille d’eau offerte,
j’ai observé Mark Darrah et Mike Laidlaw jouer à une belle démo de 30
minutes se déroulant dans deux régions ravagées par la guerre, appelées le
Boscret et la Porte du Ponant. Dans la démo, l’Inquisiteur se précipitait pour
empêcher des soldats ennemis de s’échapper, et capturer une forteresse pour
l’Inquisition.
Tout avait l’air fantastique. Mais rien de tout ça n’est resté dans Dragon
Age : Inquisition.
Cette démo, comme beaucoup des bandes-annonces clinquantes qu’on
voit lors de salons comme l’E3, était presque entièrement trafiquée. Fin 2013,
l’équipe de Dragon Age avait intégré beaucoup des éléments de Frostbite (les
pneus, les essieux, les vitesses), mais elle ne savait toujours pas quel genre de
voiture elle était en train de fabriquer. Laidlaw et son équipe avaient scripté la
démo de la PAX à la main, d’après ce que BioWare pensait mettre dans le
jeu. La plupart des niveaux et des éléments graphiques étaient réels, mais pas
le gameplay. « Nous n’avions pas le bénéfice de prototypes solides, explique
Laidlaw. Une partie de notre travail, c’est de faire des annonces transparentes
très tôt, à cause de Dragon Age 2. Et de dire : “Regardez, c’est le jeu, il
tourne en direct, il est à la PAX.” Parce qu’on voulait affirmer qu’on était là
pour les fans. »
Dragon Age 2 planait au-dessus de l’équipe comme une ombre. Il hantait
Laidlaw et les autres chefs alors qu’ils essayaient de déterminer quelles
mécaniques de jeu fonctionneraient le mieux dans Inquisition. Même après la
démo de la PAX, ils avaient du mal à se fixer sur une vision. « Il y avait un
sentiment d’insécurité, et je crois que c’est inévitable lorsqu’on sort d’une
mauvaise passe, raconte Laidlaw. Parmi toutes les choses critiquées dans
Dragon Age 2, lesquelles étaient dues aux contraintes de temps, et lesquelles
étaient des mauvais choix ? Qu’est-ce qu’on devrait réinventer grâce à cette
nouvelle opportunité ? Cela entraînait énormément d’incertitudes. » Il y avait
des débats sur le combat (devaient-ils s’inspirer de l’action rapide de Dragon
Age 2 ou revenir à l’aspect tactique d’Origins ?) et une multitude de
discussions sur la façon de peupler les zones sauvages.
Dans les mois qui ont suivi la PAX 2013, l’équipe de BioWare a
supprimé beaucoup de ce qu’elle avait montré dans la démo, comme les
incendies de bateaux et la capture de donjons 8. Même de petites
fonctionnalités, comme l’outil de recherche, ont subi des dizaines de
permutations. Comme Dragon Age : Inquisition n’avait pas eu une phase de
préproduction normale, où les concepteurs pourraient s’amuser avec des
prototypes et jeter ceux qui ne fonctionnent pas, Laidlaw, s’est retrouvé
débordé. Il a dû prendre des décisions impulsives. « Je suis sûr que certains
membres de mon équipe diraient : “Waouh, je pense qu’on a fait du beau
travail dans une situation tendue”, explique Laidlaw. Et d’autres qui diraient :
“Ce Mike est un connard fini.” »
Les jeux BioWare précédents avaient été énormes, mais aucun n’était
aussi gigantesque que celui-ci. Fin 2013, l’équipe de Dragon Age :
Inquisition comprenait plus de 200 personnes, avec des dizaines de graphistes
sous-traitants en Russie et en Chine. Chaque service avait son propre chef,
mais personne ne travaillait en vase clos. Si un auteur voulait écrire une scène
avec deux dragons qui s’affrontaient, il devait l’envoyer à l’équipe de
conception pour avoir une ébauche, puis à l’équipe graphique pour la
modélisation, puis à l’équipe des cinématiques pour s’assurer que les caméras
étaient toutes pointées dans la bonne direction. Ils avaient besoin
d’animations, sinon les deux dragons resteraient plantés là, à se regarder dans
le blanc des yeux. Et puis, il y avait l’audio, les effets visuels et l’assurance
qualité. Coordonner toutes ces tâches était un travail à temps plein pour
plusieurs personnes. « C’était un vrai défi de faire en sorte que tout le monde
travaille dans la même direction », raconte Shane Hawco, graphiste
responsable des personnages.
« Je crois que, pour être plus précis sur la complexité à cette échelle du
développement, il s’agit des dépendances, explique Aaryn Flynn. Ce sont les
choses qui doivent être terminées pour que d’autres fonctionnent. Le terme
habituel dans les cercles de développement, c’est le “blocage” : quand un
développeur ne peut pas travailler parce qu’il ou elle attend que quelqu’un
d’autre envoie un élément graphique complet ou un morceau de code. “Bon,
j’allais faire ça aujourd’hui, mais ce n’est pas possible parce qu’il y a un
crash, alors on va faire cette autre chose.” Les bons développeurs jonglent
sans arrêt avec ces petites tâches au quotidien. »
1. Les microtransactions, qui ont gagné en popularité au milieu des années 2000 grâce à des
éditeurs comme EA, sont des objets dans le jeu (comme des armes ou des costumes) que les
joueurs peuvent acheter avec de l’argent réel. Il y a peu de choses qui attirent davantage les
foudres des fans de jeux vidéo.
2. À cause de problèmes de réseau, SimCity est resté quasiment injouable durant des jours après
son lancement en mars 2013. Même quand les serveurs ont refonctionné et que le jeu est devenu
accessible, des joueurs ont découvert des défauts dans la simulation ; par exemple, les voitures
choisissaient toujours le chemin le plus court entre les destinations, même si la route en question
était complètement embouteillée. Les policiers ne traversaient pas aux intersections. Le commerce
ne fonctionnait pas correctement. Chez Kotaku, nous avions créé un tag spécial pour l’occasion :
« Alerte au désastre dans SimCity ».
3. BioWare a ensuite sorti un contenu téléchargeable gratuit qui étendait la fin de Mass Effect 3 en
rajoutant des choix. Frank Gibeau, président des labels d’EA, a avalisé la décision. Aaryn Flynn,
directeur du studio BioWare se souvient : « Frank nous a dit, à Casey [Hudson, chef de projet sur
Mass Effect 3,] et moi : “Vous êtes sûrs que vous voulez le faire ? Est-ce que vous n’allez pas
apporter encore plus d’eau à leur moulin ?” Et on a répondu : “Non, on veut le faire, on veut
vraiment corriger ça, arranger les choses.” Et il a répliqué : “Bon, si vous voulez.” »
4. Dans la plupart des studios, le titre de « directeur créatif » fait référence au chef de projet, mais
EA utilisait une nomenclature différente.
5. Certains fans ont revu leur jugement à la hausse depuis, et beaucoup d’employés de BioWare se
disent fiers du jeu. « Dragon Age 2 est un projet où tout le monde a travaillé ensemble, nous étions
tous dans le même bateau, et nos liens se sont resserrés », raconte John Epler, concepteur des
cinématiques.
6. Une idée que BioWare n’a jamais vraiment prise au sérieux : la possibilité de monter des
dragons. « John Riccitiello [le P.-D.G. d’EA] nous a dit qu’on devrait avoir la possibilité de
monter des dragons, raconte Mark Darrah. Ça ferait vendre des dizaines de millions
d’exemplaires. » (Dragon Age : Inquisition n’a pas inclus cette option.)
7. Vous vous êtes déjà demandé pourquoi tant de gros jeux sortaient en mars ? La réponse est
simple : l’année fiscale, utilisée pour communiquer les performances financières aux actionnaires,
qui affecte le processus de décision de chaque société cotée en bourse. La plupart des éditeurs de
jeu terminent leur année fiscale le 31 mars, et s’ils veulent repousser un jeu tout en le gardant dans
l’année fiscale actuelle, mars est donc la fenêtre parfaite.
8. Depuis des années, les développeurs de jeux vidéo ont d’énormes difficultés à choisir ce qu’ils
doivent mettre dans une démo. Est-ce mentir aux fans si une fonctionnalité montrée à l’E3 n’est
pas présente dans le jeu final ? C’est un sujet nuancé. « Quand les gens s’énervent vraiment :
“Vous nous aviez montré ça, et ce n’est pas dans le jeu final”, explique Mark Darrah, [on se dit] :
“Eh bien, c’était prévu que ça y soit. Ou du moins, on pensait le mettre.” »
9. Bien que le terme soit source de confusion, nous appelons aussi l’espace sur un disque dur
« mémoire », parce que l’informatique est un milieu où l’on aime bien tout compliquer.
10. Une boîte blanche est une ébauche de niveau sans le moindre élément graphique, qui sert pour
les tests rapides et les prototypes. Dans certains studios, on appelle ça une boîte grise, et ailleurs,
une boîte noire. Le fait qu’un concept aussi simple n’ait pas de nom standardisé en dit long sur la
jeunesse de l’industrie du jeu vidéo.
7
Shovel Knight
Quelques mois plus tôt, Sean Velasco et le reste de l’équipe avaient quitté
leur poste chez WayForward, un studio de jeux indépendant non loin à
Valencia, principalement connu pour sa production extraordinaire de jeux
console chaque année. Certains étaient des jeux à licence comme Thor, en
lien avec le film de Marvel, et Batman : l’Alliance des héros, d’après le
dessin animé du même nom. D’autres étaient les successeurs modernes des
classiques de la NES, comme le jeu d’action Contra 4 et le jeu de plate-forme
A Boy and His Blob, dans lequel on dirige un jeune garçon pour lui faire
éviter divers obstacles et résoudre des énigmes en donnant des haricots
magiques colorés à son assistant amibien.
Tous ces jeux avaient un point commun : il ne fallait pas longtemps pour
les produire. En d’autres termes, ils ne coûtaient pas cher. WayForward se
spécialisait dans les jeux à défilement horizontal qui pouvaient être
développés par des équipes de 20 ou 30 personnes, plutôt que 200 ou 300, et
parfois en moins d’un an (ce qui est exceptionnellement court pour un jeu
moderne). À chaque nouveau jeu, la société réassignait ses employés, en
mettant chaque développeur là où elle en avait le plus besoin.
Sean Velasco n’aimait pas ce système, et pensait qu’il affaiblissait les
liens d’une équipe. « Je crois qu’on était bons, on développait de bons jeux,
explique Velasco. Alors, ils se sont dit : “Bien, si on prend ce type et qu’on le
met là, et qu’on met cet autre là-bas, ils pourront transmettre leurs
connaissances aux autres.” » Après avoir travaillé sur des jeux à défilement
horizontal à succès comme Bloodrayne : Betrayal avec le même noyau de
développeurs, Velasco voulait rester avec ses amis. « J’utilise toujours
l’analogie de l’unité R2 [de Star Wars], raconte Velasco. Luke n’efface pas la
mémoire de R2, et ainsi, ils travaillent très bien ensemble, étroitement. Chez
WayForward, ils préféraient effacer la mémoire de l’unité R2 chaque fois, et
on n’avait pas l’occasion de tisser ce niveau de cohésion. »
WayForward était un studio travaillant sur commande, et ne pouvait
survivre qu’en enchaînant beaucoup de missions et en produisant des jeux à
licence en peu de temps 1. La cohésion des équipes n’était pas la priorité du
studio, et en 2012, après avoir terminé le jeu de combat Double Dragon
Neon, la direction de WayForward a séparé Sean Velasco, Ian Flood, Nick
Wozniak et David D’Angelo, en les mettant tous sur des projets différents.
Irrités de ne plus être ensemble, les quatre ont commencé à se retrouver
après le travail. Les soirs et les week-ends, ils allaient tous à l’appartement de
Velasco et expérimentaient leurs projets secondaires, dont un jeu pour
smartphone qui n’est pas allé très loin. Ils n’étaient pas vraiment intéressés
par l’écran tactile (ils préféraient le toucher des vrais boutons) et ce n’était
pas le genre de jeu qu’ils voulaient développer. Ce qu’ils voulaient vraiment,
c’était travailler ensemble sur un jeu de plate-forme digne de ce nom, qui
pourrait se jouer sur des consoles comme la 3DS et la Wii U de Nintendo.
« Je me souviens d’avoir dit : “Je suis rentré dans l’industrie pour faire des
jeux Nintendo”, explique D’Angelo. Alors, on va faire un jeu Nintendo. »
« Et on s’est tout regardés, raconte Velasco. Et on s’est dit : “Oui, c’est ce
qu’on a envie de faire.” On veut tous faire des jeux qui ont avant tout un bon
gameplay. On ne sait pas comment faire avec un écran tactile. On veut faire
des jeux qui se jouent à la manette. »
Au bureau, Velasco a présenté une idée radicale à la direction de
WayForward : et si lui et son équipe faisaient quelque chose de nouveau ?
WayForward avait deux bâtiments, dont un était actuellement occupé par le
service Qualité. Et si l’équipe de Velasco prenait ce second bureau et
devenait sa propre entité semi-autonome ? La direction de WayForward avait
réfléchi à lancer un Kickstarter. Alors, et si l’équipe de Velasco s’en
chargeait ? Et s’ils trouvaient quelque chose de complètement original, un jeu
au style Nintendo dont ils pourraient tous être fiers ?
Après quelques conversations, la direction de WayForward a répondu par
la négative. Ce n’était pas la façon de faire du studio. Réassigner des gens
aidait la société à pondre des jeux plus vite. « Quand on travaille chez
WayForward, on a cette mentalité de studio “sur commande”, explique Nick
Wozniak. Ils doivent avant tout satisfaire les attentes des éditeurs, en
sacrifiant tout le reste. »
Au cours d’un déjeuner chez Dink’s Deli, un restaurant non loin de leurs
bureaux, Velasco a commencé à discuter de leur jeu de rêve à la Nintendo
avec Flood et Wozniak. Ils avaient décidé que ce serait un jeu en 2D, parce
que ce serait beaucoup moins cher qu’en 3D et qu’ils avaient tous de
l’expérience dans ce domaine. Cela ressemblerait à un jeu NES, sans les sauts
imprécis et les bugs frustrants qu’on observait souvent dans les années 1980.
Ce que Velasco et ses amis voulaient vraiment, c’était un jeu qui procurait les
sensations dont les gens se souvenaient des jeux NES, en occultant les
défauts.
Il devrait y avoir une seule mécanique centrale dans leur jeu, et l’action la
plus attrayante était « l’attaque plongeante » de Zelda II : The Adventure of
Link. Avec cette capacité, Link pouvait bondir, puis foncer vers le sol, épée
en avant, détruisant tout ennemi et obstacle sur son chemin. « L’attaque
plongeante était une action vraiment amusante et si polyvalente, explique
Velasco. On pourrait s’en servir pour casser des blocs, pour rebondir sur des
choses, pour retourner des ennemis. »
Quelqu’un a suggéré que l’arme principale soit une pelle. Et un autre a
demandé : « Et si c’était un chevalier ? » Ils ont tous essayé de l’imaginer :
un chevalier en armure lourde, qui parcourait la campagne et combattait des
monstres avec sa grosse pelle. Il pouvait pourfendre des araignées avec des
frappes horizontales ou sauter et utiliser sa pelle comme un bâton sauteur, et
rebondir sur des bulles, des fantômes et des tas de terre. L’image les faisait
beaucoup rire, et ils se sont vite mis d’accord sur le jeu et leur personnage
principal, qui porteraient le même nom : Shovel Knight. C’était suffisamment
emblématique, et cela passerait bien sur des T-shirts et des lunchboxes.
Une des premières choses que l’on peut voir de la fenêtre panoramique
du bureau clinquant de Yacht Club Games, au vingtième étage d’un
immeuble de Marina Del Ray, en Californie, c’est un quai rempli de bateaux
de luxes, ce qui rend le nom de la société bien moins ironique qu’auparavant.
J’ai rendu visite au studio en octobre 2016, presque deux ans et demi après la
sortie de Shovel Knight. Ils avaient fait un long chemin depuis les éviers
bouchés et les meubles IKEA.
La société était passée de cinq à dix membres et ils essayaient
d’embaucher plus de personnes, ce qui avait été difficile, étant donné la
structure unique de Yacht Club 5. Ils avaient essayé de trouver un bon testeur
qualité, mais personne ne dépassait le stade des entretiens. « C’est un peu
intimidant de faire un entretien avec nous, explique Nick Wozniak. C’est un
entretien avec dix personnes. » Puisque tout le monde dans la société devait
se mettre d’accord sur chaque décision, ils ont décidé que les postulants
devraient répondre aux questions de chacun. Quand ils faisaient venir un
testeur qualité potentiel, il ou elle devait passer un entretien avec les dix
membres en même temps, dans une seule salle de conférences.
Cette étrange pratique n’était pourtant pas l’aspect le plus étonnant chez
Yacht Club en octobre 2016. Le plus fou, c’était qu’ils travaillaient toujours
sur Shovel Knight. Deux ans et demi plus tard, Yacht Club Games avait
encore des promesses de leur Kickstarter à tenir.
Ces trois modes supplémentaires promis, selon les paliers du Kickstarter,
prenaient plus longtemps que quiconque l’avait imaginé. Après avoir sorti
Shovel Knight et pris quelques semaines pour se détendre, corriger les bugs et
réaliser le portage du jeu sur plusieurs consoles, Yacht Club a commencé à
développer la première campagne de boss, dans laquelle on pouvait jouer le
cruel alchimiste Plague Knight. Dès le début, ils avaient décidé qu’ils ne se
contenteraient pas de changer le sprite de Shovel Knight et de s’en tenir là.
Ils voulaient que Plague Knight ait ses propres capacités, comme jeter des
bombes et se propulser avec ses explosions. Mais dans ce cas, ils devaient
retravailler tous les niveaux pour qu’ils soient adaptés à ces capacités. Les
quelques mois de développement prévus sont devenus une année entière.
Après avoir sorti la campagne de Plague Knight en 2015, il leur en restait
deux : Specter Knight et King Knight. Quand j’ai visité les bureaux de Yacht
Club, ils étaient tous les deux prévus pour 2017. « Si vous m’aviez dit [en
2014] que je travaillerais toujours sur Shovel Knight en 2016, sur ces autres
campagnes, j’aurais répondu : “Vous vous fichez de moi ?” m’a dit Sean
Velasco. Et pourtant, on y est. »
Des années après la sortie du jeu, Velasco se sentait mieux. Il passait
moins de temps au travail. Il allait à la plage, pour bronzer. Après avoir
traversé une autre période éreintante de crunch pour sortir Plague of
Shadows, les cofondateurs avaient tous décidé de ne pas recommencer.
« C’est tellement épuisant, explique David D’Angelo. Et c’était surtout dur
parce qu’on avait déjà connu d’innombrables périodes de crunch chez
WayForward, en plus de celles-ci. On avait dépassé la moyenne des studios
de développement. »
Au cours du repas dans une boutique de sandwiches près de leur bureau,
quand D’Angelo a dit qu’il ne voudrait plus jamais faire de crunch, Ian Flood
a soupiré. C’est ça, attend de voir la fin du développement de Specter of
Torment. « Je ne veux jamais accepter l’idée que ce soit inévitable, m’a plus
tard dit Flood. Je dis ça plus avec une attitude pragmatique, pas comme un
truc inéluctable du genre “Oui, on va faire du crunch, alors tu ferais mieux de
t’y préparer. Annule tous tes plans.” »
1. Ian Flood se souvient de leur processus créatif : « C’est un peu du genre : “C’est vraiment
sympa que tu penses savoir ce que Batman devrait faire, mais tu sais ce que Batman doit faire
avant tout ? Être sorti à Noël.” »
2. Même si leur départ ne s’est pas fait exactement à l’amiable pour tout le monde, l’équipe a
gardé une bonne relation avec WayForward au cours des années. « Les gens de WayForward ont
été si bienveillants avec nous, raconte Sean Velasco. Ils nous ont prêté leur technologie, et ils nous
ont aidés pour les références, et nous les voyons tout le temps aux salons et aux événements de
l’industrie. J’ai travaillé avec eux pendant sept ans. Ce sont d’excellents amis et des gens bien, et
Yacht Club n’aurait jamais existé sans eux, et je n’aurais jamais existé comme concepteur sans
toutes ces choses que j’ai apprises là-bas. »
3. Avant de lancer le Kickstarter, ils avaient contacté un journaliste d’IGN, Colin Moriarty, qui
aimerait potentiellement Shovel Knight parce qu’il avait commencé sa carrière en écrivant des
guides pour GameFAQs sur des jeux comme Mega Man et Castlevania. Effectivement, Moriarty a
adoré et est devenu un soutien de poids pour Shovel Knight au cours des années.
4. Un sixième partenaire, Lee McDole, a quitté Yacht Club très tôt après une dispute au sujet de la
structure horizontale. Il pensait, d’après de précédentes conversations et travaux qu’il avait faits
des mois et années plus tôt, que lui et Sean Velasco seraient partenaires à 50/50 sur cette affaire.
« J’ai hésité à poursuivre avec cet arrangement pendant plusieurs jours, mais au final, il valait
mieux ne pas continuer », a déclaré McDole.
5. Erin Pellon, concept artist, a quitté Yacht Club en 2015 après une brouille avec le reste des
cofondateurs.
6. Shovel Knight a d’ailleurs été le premier Amiibo d’un développeur tiers. Tous les Amiibo
précédents étaient tirés des franchises de Nintendo. Pour y parvenir, David D’Angelo m’a dit qu’il
lui a suffi de bassiner les représentants de Nintendo avec ce projet tous les mois jusqu’à ce qu’ils
cèdent.
8
Destiny
En 2007, Jaime Griesemer en avait assez de faire des jeux Halo. Vétéran
de Bungie aux cheveux bouclés et avec un sens aigu du détail, Griesemer
avait été l’un des concepteurs principaux sur Halo, Halo 2 et Halo 3, chacun
ayant connu son lot d’obstacles éreintants et de crunchs brutaux. Même si
chaque Halo apportait de nouvelles idées, ils avaient tous le même
rythme fondamental : le joueur, incarnant un super-soldat, le Major,
progressait en éliminant des hordes d’aliens grâce à un vaste ensemble de
fusils, de grenades et de véhicules. Il n’y avait pas beaucoup de place pour
l’innovation de ce côté-là. Ensemble Studios avait pu s’amuser avec un Halo
façon jeu de stratégie en temps réel à Dallas, mais pour la série principale,
Bungie ne pouvait pas subitement décider de, par exemple, reculer la caméra
et faire un Halo 3 à la troisième personne. Un Halo s’accompagnait d’attentes
que Bungie devait satisfaire absolument.
« J’avais l’impression qu’on avait déjà fait tout ce qu’on voulait réaliser
dans un Halo, explique Griesemer. Il y avait deux catégories de
fonctionnalités dans Halo : celles que Jaime aimait et celle que Jaime
n’aimait pas. Et nous avions déjà fait toutes celles que Jaime aimait. Par
conséquent, il fallait à présent faire les autres, et comme je ne comptais pas
réaliser des choses que je n’aimais pas, il a fallu que je m’écarte. »
Après la sortie de Halo 3, l’essentiel du studio s’est consacré aux deux
derniers jeux que Bungie était obligé de faire pour Microsoft : des spin-off
qui seraient plus tard connus sous le nom de Halo 3 : ODST et Halo : Reach.
Pendant ce temps, Griesemer a convaincu la direction de Bungie de le laisser
commencer à imaginer de nouvelles idées pour la prochaine franchise à
succès du studio. Reclus avec un ordinateur, Griesemer a songé à un jeu
d’action multijoueur qu’il avait baptisé Dragon Tavern. Ce n’était pas
exactement un MMO comme World of Warcraft, mais plutôt ce qu’on
appellerait une « expérience en monde partagé ». Chaque joueur aurait sa
propre taverne, une zone privée où il pourrait installer des décorations, traîner
avec des amis, et se rassembler entre les quêtes. Puis, quand ils
s’aventureraient dans le monde extérieur, les joueurs pourraient coopérer et
se mesurer comme s’ils venaient de lancer un grand MMO public.
Griesemer en a discuté avec Chris Butcher, un chef ingénieur et l’un des
meilleurs chez Bungie, qui avait de bonnes idées pour faire en sortie que le
jeu puisse techniquement associer les joueurs et leur permettre de jouer
ensemble. Tout cela était théorique, mais Griesemer était enthousiasmé par
ces possibilités, principalement parce que ce n’était pas un jeu Halo.
« Qu’est-ce qu’un Halo ? De la science-fiction. D’accord, Dragon Tavern est
de la fantasy, explique Griesemer. Halo est à la première personne ?
D’accord, Dragon Tavern est à la troisième personne. J’étais convaincu de
devoir m’éloigner autant que possible de Halo pour avoir de nouvelles
idées. »
En même temps, Jason Jones, le cofondateur de Bungie, préparait sa
propre vision de la nouvelle direction qu’allait prendre la compagnie. Jones,
concepteur solitaire mais respecté, n’était pas techniquement aux commandes
du studio (c’était le rôle du P.-D.G., Harold Ryan), mais il était de notoriété
publique que la plupart de ses souhaits devenaient réalité. C’était Jones qui
avait insisté le plus pour que Bungie quitte Microsoft, assurant qu’il fonderait
son propre studio si Microsoft n’autorisait pas la scission. Après des années
de labeur sur la licence d’une autre société, Jones ne voulait plus créer des
jeux qui ne seraient pas la propriété de Bungie (et la sienne, en tant
qu’actionnaire principal de la société 2).
Jones souhaitait également s’éloigner de Halo, mais pour des raisons
différentes. Il n’avait jamais aimé la linéarité des jeux Halo. Et si les modes
multijoueurs restaient amusants même après des dizaines d’heures de jeu, il
suffisait de terminer la campagne solo une fois pour voir tout ce que Halo
pouvait offrir. Jones détestait cela. « Je crois que la grande tragédie de [ce
jeu] est que, durant des années, il a fourni un excellent contenu solo et
coopératif, a-t-il déclaré lors d’une interview en 2013, et nous n’avons donné
aux joueurs aucune raison, aucune motivation de venir y rejouer une fois la
campagne terminée 3. »
Jones voulait faire un jeu de tir à la première personne, mais un peu plus
ouvert qu’avant, avec des missions ou des quêtes que le joueur pourrait
effectuer plusieurs fois, sans devoir respecter un ordre précis. Comme pour
Dragon Tavern, les idées de Jones étaient aussi très théoriques. Il y avait
beaucoup de classeurs Excel, beaucoup de fichiers Visio. « En gros, c’était :
“Voici ma vision de l’évolution naturelle du jeu de tir à la première
personne” », explique Griesemer.
Jamie Griesemer avait de l’influence chez Bungie, mais pas autant que
Jason Jones. Et Bungie n’avait pas la capacité de réaliser à la fois Dragon
Tavern et le projet de Jones. « À un moment, raconte Griesmer, la direction
du studio m’a convoqué et m’a dit : “Écoute, on ne va faire qu’un seul jeu et
ce sera celui de Jason, alors, mieux vaut te mettre dessus.” Et j’ai répondu :
“Oui, mais j’aime vraiment cette idée.” Et Jason aimait beaucoup de mes
idées aussi, alors, on a décidé de… je ne dirais pas “fusionner”, mais le projet
de Jason a récupéré les bonnes idées de Dragon Tavern. »
Ils avaient ainsi planté les premières graines de ce qu’ils baptiseraient
plus tard Destiny. Durant des mois, Griesemer et Jones ont collaboré sur le
projet, en essayant de déterminer l’aspect visuel et le gameplay. La pression
était énorme. Financièrement, tout allait bien pour Bungie (les contrats de
Halo 3 : ODST et Halo : Reach leur donnait une certaine sécurité), mais ils
avaient la terrible impression que Destiny devait être le meilleur jeu qu’ils
aient jamais réalisé. Bungie devait prouver qu’après toutes ces années sous
l’autorité de Microsoft, il pouvait faire encore mieux tout seul.
Mais contrairement à la plupart des autres studios, Bungie avait beaucoup
de temps pour faire des itérations. Lors des premières années, entre 2007
et 2010, le nom de code Project Tiger a pris des formes très différentes. À un
moment, il ressemblait au Diablo de Blizzard. À un autre, on aurait
davantage dit Overwatch 4. Bungie a passé beaucoup de temps à débattre de
questions structurelles fondamentales, comme le fait que le jeu soit à la
première personne (c’est-à-dire que le joueur voit à travers les yeux du
personnage), ou à la troisième (avec le joueur qui contrôle les gestes du
personnage depuis une caméra au-dessus de lui). Le débat première ou
troisième personne a duré des années.
Bungie, comme beaucoup de gros studios, a consacré beaucoup de temps
à ce qu’on pourrait techniquement appeler la « préproduction », mais qui
consistait surtout à déterminer ce que serait leur prochain jeu. C’est l’une des
phases les plus difficiles dans la création d’un jeu. Passer d’une infinité de
possibilités à une seule. « Je crois que c’est une des choses qui a handicapé le
développement de Destiny, raconte Jamie Griesemer. C’est arrivé plusieurs
fois : on travaillait un moment, en dépensant beaucoup d’argent dans une
direction, et ensuite, comme on essayait d’atteindre un idéal impossible : “On
va succéder au plus grand jeu de tous les temps, et il faut que ce jeu soit le
nouveau plus grand jeu de tous les temps”, on a tout repris de zéro. Et ce
n’était agréable du genre : “On passe au prototype et on voit qu’on se trompe
de direction, alors on va revenir un peu en arrière et changer de cap.” C’était :
je rentre d’une semaine de vacances et le travail d’une année entière a été
effacé. Littéralement, impossible de récupérer quoi que ce soit. Si je n’avais
pas eu de copie sur mon ordinateur, ça aurait disparu à jamais. Sans
avertissement, ni discussion, ni rien. »
D’autant plus stressant pour Griesemer : à chaque nouvelle
réinitialisation, le jeu semblait se rapprocher davantage de Halo, comme si la
série emblématique de Bungie était un trou noir auquel le studio ne pouvait
échapper. Une fois Halo 3 : ODST livré, son équipe est passée sur Destiny.
Une fois Halo : Reach terminé, son équipe a fait de même. Des centaines de
personnes travaillaient à présent sur leur prochain grand jeu, ce qui a obligé
Bungie à prendre des décisions rapides, afin que tout le monde ait de quoi
faire. Comme Naughty Dog, quand Bruce Straley et Neil Druckmann ont pris
la tête d’Uncharted 4, ils devaient « nourrir la bête ». Au début, Griesemer et
d’autres développeurs voulaient que Destiny soit un jeu de fantasy. Mais avec
le temps, les châteaux sont devenus des vaisseaux spatiaux, et les haches et
autres épées sont devenues des haches et des épées spatiales.
« Nous avons une énorme équipe de graphistes qui font principalement de
la science-fiction, et ils n’ont jamais fait d’orc ou d’épée. Alors, on devrait
peut-être faire de la science-fiction, explique Griesemer. On veut faire un jeu
à la troisième personne, mais on a un tas de gens spécialistes des animations
pour jeux à la première personne, et tout notre code de base est écrit en
présumant que le pointeur est au centre de l’écran. Alors nous voilà à faire un
jeu en vue subjective… En un clin d’œil, on se retrouve à produire un Halo. »
Armée d’idées et de présentations, la direction de Bungie a commencé à
soumettre son projet aux plus grands éditeurs du marché : Sony, Microsoft,
EA, et même, d’après les souvenirs d’un ancien directeur, Nintendo. Bungie
ne savait pas exactement ce que serait Destiny, mais ils voulaient qu’il soit
énorme, et ils ont fini par décrocher un monstrueux contrat multijeux de
500 millions de dollars sur dix ans avec Activision, l’éditeur de Call of Duty.
C’était le plus gros accord de développement dans l’histoire du jeu vidéo. Et
même si les concepts de base de Destiny étaient encore fluctuants, les cadres
d’Activision ont signé le contrat en s’attendant à voir quelque chose comme
Halo. « Le noyau dur [de la présentation de Bungie] correspondait bien au
jeu qui est sorti, selon une personne impliquée dans la négociation du contrat.
C’était un space opera. Le jeu de tir rencontre le MMO. »
Selon les termes de l’accord, Bungie serait propriétaire de la franchise
Destiny et Activision donnerait au studio la liberté créative de développer les
jeux Destiny comme ils l’entendaient, du moment que chaque jalon était
atteint. Le calendrier de Bungie devrait avoir une cadence très stricte.
Activision voulait que le studio sorte Destiny 1 à l’automne 2013, avec une
extension baptisée Comet l’année suivante. Destiny 2 sortirait l’année
suivante, suivi de Comet 2.
Jaime Griesemer a commencé à comprendre qu’il avait beau lutter contre
l’attraction gravitationnelle de Halo : impossible d’y échapper. Et pire, il
s’est rendu compte que cela convenait à presque tout le monde dans le studio.
« Quand j’ai rejoint Bungie, il y avait huit types qui travaillaient sur Halo,
raconte Griesemer. Quand nous avons sorti Halo 1 [en 2001], on était 50. Et
quand les équipes de Reach et ODST ont rejoint celle de Destiny, nous étions
sans doute 300. Et l’immense majorité avait été engagée après la sortie de
Halo 3. Ce sont des gens qui adorent Halo. Ils ont postulé chez Bungie à
cause de Halo. Alors, bien sûr qu’ils voulaient travailler sur un jeu
similaire. »
Frustré par la direction que prenait Destiny, Griesemer a commencé à se
disputer avec d’autres employés de Bungie. À un moment, il a envoyé par e-
mail une série de problèmes de conception fondamentaux que Destiny allait
rencontrer, selon lui. Comment allaient-ils gérer la transition à la prochaine
génération de console sans sacrifier des fonctionnalités pour que leur jeu soit
adapté au matériel ancienne génération ? Comment allaient-ils créer un
contenu qui resterait attrayant même après avoir été joué plusieurs fois ? Et,
plus crucial, comment allaient-ils combiner le tir précis d’un jeu d’action, où
l’efficacité est basée sur l’habileté, avec la progression routinière d’un MMO,
où la force d’un personnage dépend surtout de son niveau et de son
équipement ?
Au final, la direction de Bungie a demandé à Griesemer de démissionner.
« J’en suis fier, explique-t-il, parce que j’ai pris cette décision très
volontairement : je n’aime pas la façon dont vont les choses, alors, je vais
m’y opposer et faire obstruction jusqu’au moment où ils vont devoir changer
de direction ou me virer. »
Et il n’a pas été le seul. Dans les années suivantes, beaucoup de vétérans,
dont Vic Deleon, graphiste en charge des environnements ; Adrian Perez,
ingénieur ; Marcus Lehto, directeur créatif sur Halo : Reach ; et Paul
Bertone, directeur de la conception, ont tous démissionné ou ont été poussés
vers la sortie. Plus tard, c’est même le président de Bungie, Harold Ryan, qui
est parti.
« Il y avait un problème dans la trajectoire de Bungie. De jeunes pousses
à rois du monde, pour finir en dinosaures has-been, explique Griesemer. Ils
ont accumulé les traits négatifs de tous ces stades. Il y avait l’immaturité des
débutants, l’arrogance des grands et l’obstination à ne pas évoluer des
dinosaures. »
Quelques années seulement après avoir retrouvé leur indépendance,
Bungie rencontrait de sévères problèmes de croissance. Comme Shane Kim
se l’était dit lors de la réunion animée : Il faut se méfier de ses désirs.
1. Halo a fini par sortir sur Mac et PC en 2003, deux ans après la sortie sur Xbox.
2. Bungie (et Jason Jones) ont refusé d’être interviewés pour ce livre.
3. Ryan McCaffrey, « Bungie Cofounder, Destiny Creator on “Halo‘s Greatest Tragedy” », IGN, 9
juillet 2013, www.ign.com/articles/2013/07/09/bungie-co-founder-destiny-creator-on-halos-
greatest-tragedy.
4. Une des premières incarnations de Destiny ressemblait vraiment beaucoup à Overwatch, d’après
Jaime Griesemer. « Je suis allé chez Blizzard pendant un temps, et j’ai joué à Titan, raconte-t-il (le
projet Titan était le MMO annulé qui a ensuite été retravaillé pour donner Overwatch). Et j’ai fait :
“Oh, bon sang, vous travaillez sur le même jeu, jusqu’aux classes de personnages.” » Bien
entendu, la version de Destiny qui est sortie n’avait rien de commun avec Overwatch.
5. Sans surprise, Chris Barrett et Luke Smith sont devenus les directeurs créatifs des futurs DLC et
suites de Destiny.
6. Le 24 septembre 2013, Staten a annoncé la nouvelle sur le site de Bungie avec une note
bienveillante ; « Après 15 ans chez Bungie, des champs de bataille de Myth aux mystères de Halo
et au-delà, je pars m’attaquer à de nouveaux défis créatifs. Même si cela en surprendra certains,
n’ayez crainte. J’ai pris un grand plaisir à bâtir Destiny ces quatre dernières années, et après la
grande révélation de cet été, notre équipe talentueuse est en bonne voie pour réaliser quelque
chose de grandiose. Je les féliciterai tous, avec vous, quand le jeu sortira l’année prochaine. Je
vous remercie pour votre soutien, envers moi et envers Bungie. Nous n’aurions pas pu faire tout
cela sans vous. »
7. Dans les mois suivants, O’Donnell a poursuivi Bungie en justice pour ne pas avoir payé ses
salaires et avoir confisqué ses actions. Un arbitrage a penché en faveur d’O’Donnell, lui octroyant
une jolie somme.
8. Une des décisions les plus inexplicables au début de Destiny concernait les « engrammes », les
coffres au trésor décaèdres que le joueur pouvait ouvrir pour obtenir de nouveaux butins. Dans le
post-game, le seul équipement valable était constitué des armes et armures de calibre
« légendaire », violet. Le joueur avait une petite décharge d’adrénaline en découvrant un
engramme violet qui pouvait receler un équipement légendaire. Mais presque 50 % du temps, les
engrammes violets contenaient un butin de classe inférieure. Une étrange décision qui n’a fait que
provoquer l’ire des joueurs jusqu’à ce que Bungie change ce point en octobre 2014.
9. Dans la plupart des sociétés technologiques, il faut trois ou quatre ans pour que les actions d’un
employé lui soient pleinement acquises ; chez Bungie, où la période d’acquisition était liée aux
sorties de Destiny, cela pouvait prendre presque dix ans.
9
The Witcher 3
Rares sont les jeux vidéo qui bénéficiaient d’autant d’assurances que Star
Wars 1313. C’était le mélange parfait : un gameplay à la Uncharted dans
lequel le joueur mitraillerait des ennemis et ferait exploser des vaisseaux
spatiaux, combiné à l’univers de Star Wars, une série ayant plus de fans que
toutes les autres. Quand le studio de jeu emblématique LucasArts a présenté
sa démo clinquante à l’E3 2013, les gens sont restés bouche bée. Enfin, après
des années de potentiel gâché sur console et dans les cinémas, Star Wars
retrouvait la forme.
Le matin du 5 juin 2012, le premier jour de l’E3, une poignée de
directeurs de Star Wars 1313 se sont installés dans une petite salle de
conférences sombre au premier étage du Los Angeles Convention Center. Ils
ont étalé leurs illustrations préparatoires sur les murs pour donner
l’impression que les visiteurs descendaient dans les souterrains de Coruscant.
Même s’ils n’étaient pas au rez-de-chaussée de l’E3, ils comptaient faire
bonne impression. Les dernières années avaient été terribles pour le studio, et
ils voulaient prouver qu’ils pouvaient encore faire de grands jeux. Durant
trois jours, le directeur créatif de Star Wars 1313, Dominic Robilliard et son
producteur, Peter Nicolai, ont joué à la démo, la montrant à un nouveau
groupe de journalistes et de visiteurs toutes les demi-heures.
Celle-ci s’ouvrait sur deux chasseurs de primes anonymes qui marchaient
dans un vaisseau rouillé, échangeant des quolibets sur la dangereuse
cargaison qu’ils allaient livrer en sous-sol. Alors que les deux partenaires
badinaient, un groupe de pirates mené par un droïde malveillant se déchaînait
sur leur vaisseau, envoyant des dizaines de gredins investir la soute. Et on
passait au combat dans Star Wars 1313 quand le joueur, contrôlant un des
chasseurs de primes, se cachait derrière une caisse et commençait à tirer.
Après avoir éliminé quelques ennemis (d’abord avec des blasters et
ensuite avec une prise qui aurait eu sa place dans un film de Jet Li), le
protagoniste et son partenaire atteignaient le fond du vaisseau juste à temps
pour voir les pirates voler leur cargaison. Suivait une séquence (dont un
passage particulièrement vicieux où le partenaire du joueur jetait un ennemi
dans une capsule de sauvetage avec un détonateur et l’envoyait exploser
contre l’engin adverse), les deux chasseurs de primes sautaient sur le vaisseau
pirate pour récupérer leur cible. Le personnage du joueur atterrissait sur la
coque en flammes, grimpait sur le vaisseau en perdition pour rattraper son
partenaire, avant de bondir au milieu des débris et que la démo s’achève
ainsi.
« C’était l’une des meilleures démonstrations de l’E3 cette année, raconte
Adam Rosenberg, un journaliste (et ami), qui avait pu voir le jeu depuis les
coulisses. LucasArts avait calibré la vidéo pour toucher tous les points
sensibles des joueurs fans de Star Wars, et ça a marché. » D’autres
journalistes étaient tout aussi enthousiastes, et les fans ont commencé à dire
que Star Wars 1313 était la meilleure démo qu’ils avaient vue. Avec Star
Wars 1313, l’ère de médiocrité de LucasArts semblait enfin toucher à sa fin.
Qu’est-ce qui aurait pu mal tourner ?
*
* *
Quand l’industrie du jeu vidéo moderne a émergé au début des années
1980, les magnats du cinéma l’ont observée avec un mélange d’envie et de
consternation. Comment ces créateurs de jeux, avec leurs histoires immatures
et leurs cycles de production inégaux, arrivaient à se faire des millions de
dollars avec cet étrange nouveau médium interactif ? Et comment Hollywood
pouvait avoir sa part du gâteau ? Certains studios de films ont vendu la
licence de leurs franchises ou ont travaillé avec des éditeurs pour pondre des
jeux dérivés de mauvaise qualité comme le tristement célèbre E.T., mieux
connu pour avoir participé au crash de l’industrie du jeu vidéo 1. D’autres ne
se sont même pas donné cette peine. Plus tard des réalisateurs respectés
comme Guillermo del Toro et Steven Spielberg se sont intéressés au
développement de jeux, mais dans les années 1980, un seul géant du cinéma a
eu la prescience de construire une société entièrement autour des jeux vidéo :
Monsieur George Lucas.
En 1982, cinq ans après la sortie de son carton La Guerre des étoiles,
Lucas a vu le potentiel des jeux vidéo et décidé de s’y engager. Il a monté
une filiale de sa société de production, Lucasfilm, baptisant le nouveau studio
Lucasfilm Games, et engagé une équipe de jeunes concepteurs talentueux
comme Ron Gilbert, Dave Grossman et Tim Schafer. Dans les années
suivantes, Lucasfilm Games a connu le succès non seulement avec des
adaptations de films, mais aussi avec des jeux d’aventures en « point-&-
click » complètement originaux comme Maniac Manson et The Secret of
Monkey Island. Une réorganisation en 1990 a changé Lucasfilm Games en
LucasArts, et au cours des années, leur logo emblématique (un homme doré
tenant un arc étincelant) a orné la boîte de jeux chéris comme Grim
Fandango, Star Wars : TIE Fighter, Day of the Tentacle, Star Wars Jedi
Knight, et bien d’autres. Dans des années 1990, le nom LucasArts était un
gage de qualité.
Mais une fois arrivé au XXIe siècle, quelque chose a changé. Alors que
George Lucas et sa société doublaient la mise avec sa seconde trilogie Star
Wars souvent raillée, LucasArts s’est empêtré dans les intrigues de bureau et
les directions instables. Le studio est devenu surtout connu pour éditer les
jeux d’autres développeurs, comme Star Wars : Knights of the Old Republic
(BioWare) et Star Wars : Battlefront (Pandemic), plutôt que pour réaliser les
siens. En dix ans, LucasArts a connu quatre présidents différents : Simon
Jeffery en 2000, Jim Ward en 2004, Darrell Rodriguez en 2008 et Paul
Meegan en 2010. Chaque fois qu’un nouveau président entrait en poste, tout
le personnel était réorganisé, ce qui entraînait toujours deux choses : des
licenciements et des annulations. (Après un plan social particulièrement
important en 2004, LucasArts a virtuellement fermé avant de repartir, ce qui
était surréaliste pour ceux qui restaient. Un ancien employé se souvient
d’avoir fait du roller dans la moitié du bâtiment, qu’il avait pour lui tout
seul.)
Comme un ancien employé me l’a dit plus tard : « La baie de San
Francisco est remplie de gens qui ont eu le cœur brisé par Lucasfilm ou
LucasArts, cette triste lignée de présidents et de licenciements collectifs. Il y
a beaucoup de gens là-bas qui ont été maltraités par la société. »
Malgré cela, beaucoup chez LucasArts pensaient qu’ils pouvaient rendre
sa gloire passée au studio. LucasArts payait bien et n’avait aucun mal à attirer
des développeurs talentueux qui avaient grandi avec Star Wars et voulaient
créer des jeux dans cet univers. Début 2009, quand Darrell Rodriguez était à
la barre, le studio a commencé à développer un projet Star Wars portant le
nom de code Underworld. Ils songeaient à un jeu vidéo lié à la série télévisée
du même nom, que George Lucas préparait depuis des années. La série
Underworld devait être une vision à la HBO de Star Wars se déroulant sur la
planète Coruscant, sorte de mélange entre New York et Gomorrhe. La série
serait située entre les deux trilogies Star Wars et il n’y aurait pas de
marionnettes en images de synthèse ou d’enfants acteurs cabotins cette fois.
Non, Underworld montrerait le crime, la violence et les conflits brutaux entre
des familles de la pègre. Le jeu et la série étaient tous les deux destinés aux
fans adultes de Star Wars.
Lors des réunions de l’année 2009, un petit groupe de développeurs de
LucasArts a commencé discrètement à réfléchir au concept de Star Wars
Underworld. Pendant un temps, ils ont envisagé un jeu de rôle. Puis ils ont
élargi leur perspective, sachant que George Lucas était fasciné par Grand
Theft Auto (GTA). (Ses enfants étaient fans des jeux.) Les développeurs se
sont dit qu’il serait génial d’avoir un jeu en monde ouvert, façon GTA, dans
les souterrains crasseux de Coruscant. Le joueur, incarnant un chasseur de
primes ou un autre genre de hors-la-loi, pourrait parcourir le monde, accepter
des missions de différentes familles du crime en grimpant les échelons.
L’idée a vite tourné court. Après quelques semaines de recherches basées
sur des conversations avec des collègues de Rockstar, le développeur de GTA
et Ubisoft, l’éditeur d’Assassin’s Creed, l’équipe d’Underworld a établi une
estimation du nombre de personnes nécessaires (des centaines) et du budget
minimal (des dizaines de millions) pour réaliser un jeu en monde ouvert de
cette nature. Les cadres de Lucasfilm n’étaient pas intéressés. « Bien sûr qu’il
n’y avait aucune envie de faire un tel investissement, raconte une personne
impliquée dans le jeu. Cette idée est apparue et a disparu en moins de deux
mois. »
C’était récurrent chez LucasArts. Pour faire quoi que ce soit, la direction
du studio devait aller voir leurs patrons de Lucasfilm, qui étaient pour la
plupart des cinéastes de la vieille école, qui n’avaient pas grand intérêt pour
le jeu vidéo. Parfois, des directeurs frustrés de LucasArts faisaient des
présentations détaillées aux cadres de Lucasfilm, rien que pour leur expliquer
comment les jeux étaient créés. Ces mêmes cadres étaient aussi la clé pour
parler à George Lucas, et leur fournissaient des guides pour s’adresser au
légendaire auteur. (Une directive commune : ne jamais dire « non ».) Lucas,
qui était propriétaire à 100 % de la société, s’intéressait toujours aux jeux
vidéo, mais avait l’impression que LucasArts l’avait déçu ces dernières
années, selon des personnes travaillant avec lui. Ne pouvaient-ils pas faire
mieux ?
Fin 2009, le projet Underworld était devenu ce que l’équipe surnommait
sarcastiquement Gears of Star Wars, un jeu en coopération où il fallait
principalement courir, tirer et se mettre à couvert, un peu comme dans la série
Gears of War d’Epic Games. À ce moment, Underworld était beaucoup
moins secret. Au cours des mois suivants, le projet a pris beaucoup plus
d’ampleur, et d’autres personnes ont été recrutées hors de LucasArts pour
réaliser des prototypes et préparer la fonctionnalité de jeu multijoueur. C’était
une version intéressante d’Underworld, bien que « beaucoup plus prudente et
moins aventureuse », selon une personne.
Durant l’été 2010, le président de LucasArts a une nouvelle fois changé.
Adieu Darrell Rodriguez, bonjour un président costaud et ambitieux : Paul
Meegan. Ce changement de poste s’est bien sûr accompagné de licenciements
massifs, d’annulations de projets et d’une transformation technologique
majeure : Meegan, qui avait auparavant travaillé chez Epic Games, voulait
que LucasArts passe de son moteur propriétaire au célèbre Unreal Engine
d’Epic.
Meegan trouvait également Underworld trop prudent. Il avait de grands
plans pour l’avenir des jeux Star Wars (dont la résurrection progressive des
jeux de tir Battlefront) et voulait que LucasArts frappe un grand coup. À
l’époque, Meegan disait aux gens qu’il était trop tard pour les vues du studio
sur la PlayStation 3 et la Xbox 360. Mais pour les consoles nouvelle
génération, qui devaient arriver d’ici deux ans, LucasArts pouvait faire
quelque chose d’énorme. « LucasArts est une société avec un potentiel
gigantesque, a dit plus tard Meegan dans une interview 2. Et pourtant, au
cours des dernières années, LucasArts n’a pas toujours bien fait son travail de
créateur de jeux vidéo. Nous devrions créer des jeux qui définissent notre
médium, qui peuvent rivaliser avec les meilleurs de notre industrie, mais nous
ne le faisons pas. Et cela doit changer. »
Peu après sa prise de poste, Meegan s’est entretenu avec Dominic
Robilliard, le créateur exécutif du jeu, et d’autres dirigeants de LucasArts
pour discuter d’une nouvelle vision pour Underworld. La série TV de George
Lucas était coincée par un développement catastrophique, mais Meegan et
Robilliard étaient toujours séduits par l’idée d’un jeu Star Wars centré sur la
pègre de Coruscant. Ils aimaient aussi la série Uncharted de Naughty Dog,
qui mélangeait jeu d’action-aventure avec le spectacle d’un film blockbuster.
Réaliser Gears of Star Wars n’était pas très intéressant, mais Star Wars
Uncharted ? Travailler sous la houlette de Lucasfilm présentait des défis,
mais LucasArts avait la chance de partager un campus avec Industrial Light
& Magic (ILM), le spécialiste des effets spéciaux légendaires qui avait
produit ceux des premiers Star Wars. Durant des années, Lucasfilm et
LucasArts avaient voulu trouver des moyens de mélanger les technologies du
cinéma à celles du jeu vidéo. Et quelle meilleure façon de procéder qu’avec
un jeu vidéo Star Wars inspiré d’Uncharted ?
Ces conversations ont donné lieu à des documents de conception et des
dessins préparatoires, et fin 2010, LucasArts a inventé le nom de Star
Wars 1313, d’après le 1313e niveau des souterrains de Coruscant. Selon les
concepteurs, le but était de satisfaire le fantasme d’incarner un chasseur de
primes. Grâce à un ensemble d’aptitudes et de gadgets, le joueur allait traquer
des cibles pour les familles du crime. « Personne n’avait vraiment réussi à
rendre cela dans un jeu Star Wars, raconte une personne ayant travaillé sur
1313. Nous voulions créer quelque chose (et l’idée venait de George) qui ne
reposait pas sur la force ni sur les Jedi. »
Une partie de ce processus impliquait d’orienter toute l’équipe dans une
seule direction, un objectif vague, mais crucial. « Quand j’ai commencé sur le
jeu, mon but était de découvrir ce que tout le monde pensait, raconte Steve
Chen, chef concepteur et vétéran de LucasArts, passé sur le projet fin 2010.
Parce que je l’avais imaginé comme un jeu en monde ouvert, comme un jeu
coopératif, comme un jeu de tir. J’y voyais beaucoup de choses. Il y avait de
tout. »
Quand Chen a commencé, il a passé quelques semaines à s’entretenir
avec les membres de l’équipe pour leur demander ce qui ressortait le plus
dans Star Wars 1313 selon eux. Qu’aimaient-ils le plus ? Quel jeu voulaient-
ils faire ? « J’essayais de trouver l’idée centrale, et de me débarrasser de
toutes les fioritures. C’était un groupe de personnes incroyablement
talentueuses avec d’excellentes idées et aptitudes, mais qui n’arrivaient pas à
se focaliser. »
La prochaine étape pour Meegan a été d’engager un nouveau directeur de
studio : Fred Markus, un développeur grisonnant qui travaillait dans les jeux
depuis 1990. Markus était un adepte de ce qu’il appelait « l’approche
Nintendo » quant au game design : affinez votre gameplay jusqu’à ce qu’il
soit parfait. « [Markus] a rejoint la société et a bouleversé la culture créative
chez LucasArts, pour le mieux, explique Chen. C’était vraiment une personne
importante dans le studio, et il a réalisé de profonds changements culturels
dès le premier jour. »
Markus, qui avait passé des années chez Ubisoft à travailler sur des
franchises comme Far Cry et Assassin’s Creed, prônait l’idée de structurer le
chaos du développement en identifiant tous les scénarios catastrophes le plus
tôt possible. Par exemple, s’ils faisaient un jeu dans les niveaux souterrains
de Coruscant, ils devaient songer à la verticalité. Le joueur devrait monter et
descendre entre les différents niveaux de la ville. Mais monter était souvent
moins amusant que descendre, et poursuivre une cible en grimpant des
escaliers donnait une impression de mollesse. Ils pouvaient résoudre le
problème avec des ascenseurs rapides, ou des grappins. Peu importe la
réponse, Markus voulait que l’équipe trouve la solution avant même de
commencer la production.
Peu après ses débuts chez LucasArts, Markus a lancé un véritable « camp
d’entraînement intensif », selon l’expression d’un ex-employé, pour les
commandes, la caméra et le rythme de gameplay. Markus pensait que la
meilleure façon de créer un jeu vidéo était de passer autant de temps que
possible en préproduction, ce qui impliquait beaucoup de discussions, de
prototypes et de répondre à de petites et grandes questions. Que signifiait
vivre le fantasme d’incarner un chasseur de primes de Star Wars ? Comment
fonctionneraient les commandes ? Quel genre de gadgets aurait le
personnage ? Comment traverser les souterrains de Coruscant ? « Il a eu une
excellente influence sur l’équipe et le studio en général, explique Steve Chen.
Ce n’était pas forcément la personne la plus facile, c’était un dur à cuire…
mais ses effets sur le studio et le projet ont été selon moi très positifs. Il était
doué pour nous obliger à regarder le cœur du jeu en face. »
Un autre de leurs principes était de ne pas enlever le contrôle au joueur.
« L’une des choses dont Dom [Robilliard], le directeur créatif, était
convaincu, c’était que la plupart du temps, le joueur préférait réaliser une
belle action que de la regarder », explique Evan Skolnick, chef concepteur
narratif.
Pendant un temps, la préproduction s’est bien passée. L’équipe de Star
Wars 1313 a commencé à envisager une sortie en automne 2013 ou début
2014, avec l’espoir d’en faire un titre de lancement pour la PS4 et la Xbox
One, encore confidentielles. Durant des mois, ils ont joué avec des prototypes
et travaillé sur une nouvelle histoire, qui tournerait autour de leur audacieux
chasseur de primes. Les concepteurs se sont familiarisés avec l’Unreal
Engine, en travaillant de près avec ILM pour que Star Wars 1313 ait l’air
aussi « nouvelle génération » que possible.
Alors que Fred Markus, Dominic Robilliard et le reste de l’équipe
essayaient de déterminer leur vision pour Star Wars 1313, George Lucas
prenait régulièrement des nouvelles et faisait des suggestions. « Alors que je
revoyais avec lui les détails de l’histoire et du gameplay, a raconté Robilliard
lors d’une conférence au DICE Summit en février 2017, il nous a autorisés à
utiliser davantage de lieux et de personnages qu’il avait inventés. » De temps
en temps, d’après des membres de l’équipe, il venait et disait qu’ils pouvaient
(et devraient) utiliser les nouveaux éléments de la série Star Wars :
Underworld.
« Au début, le jeu était juste situé dans le même univers, raconte une
personne de l’équipe. Puis, c’est devenu le même lieu. Puis on a dû réécrire
l’histoire pour commencer à utiliser plus de personnages de la série TV. » En
théorie, les développeurs de Star Wars 1313 étaient ravis de pouvoir utiliser
plus d’éléments canoniques de l’univers Star Wars, mais en pratique, c’était
incroyablement frustrant. Avec chaque nouveau personnage ou lieu, l’équipe
devait retravailler d’importantes parties du jeu. « Je ne pense pas exagérer en
disant que nous avons sans doute développé 30 heures de contenu testable en
boîtes grises avant même de commencer le jeu en tant que tel », explique une
personne ayant travaillé pour l’équipe.
George Lucas ne cherchait pourtant pas à nuire au développement. Des
gens qui ont travaillé sur le jeu disaient qu’il adorait la direction que prenait
Star Wars 1313. Mais pour le médium préféré de Lucas, le cinéma, tout
existait pour servir l’histoire, alors que dans le développement d’un jeu (du
moins, du type de jeu que Markus et Robilliard voulaient créer), tout existait
pour servir le gameplay. « L’un des problèmes lorsqu’on travaille dans une
société de cinéma avec quelqu’un comme George, c’est qu’il est capable de
changer d’avis en se fondant uniquement sur un aperçu visuel, selon une
personne ayant travaillé sur le jeu. [Il n’avait pas intégré] l’idée que nous
développions des mécaniques [de gameplay] pour aller avec ces concepts, ces
niveaux et ces scénarios. »
Les directeurs de Star Wars 1313 pensaient que plus George Lucas voyait
le jeu, plus il faisait confiance aux développeurs, et plus il était disposé à les
laisser jouer avec des éléments de son univers. Après tout, il pouvait faire ce
qu’il voulait. C’était sa boîte. Son nom était dans celui de la société et il
possédait toutes les actions. Comme les employés de LucasArts aimaient le
dire : Nous sommes au service de George Lucas.
« J’ai eu le plaisir de présenter [des projets] à George quelques fois au
cours de mes années passées chez LucasArts, et la première chose qu’il disait
toujours, c’était : “Je ne suis pas un joueur”, raconte Steve Chen, qui n’a pas
directement travaillé avec George Lucas sur 1313, mais sur de précédents
jeux. Mais il a une idée très claire de ce qu’est l’histoire et de ce que
l’expérience devrait être… S’il faisait une demande ou une suggestion sur un
détail de l’histoire, d’un personnage ou du gameplay, on savait qu’il le faisait
de son point de vue, et il fallait le respecter. Cela venait d’un homme à la fois
président et force créatrice principale de la société. Mais je ne sais pas s’il se
demandait forcément : “Oh, est-ce que cette décision que je prends va
changer ce que fait l’équipe ?” Peut-être. Je ne pense pas que c’était la
priorité pour lui. C’était à nous de nous en soucier. »
Le changement le plus important est arrivé au printemps 2012. Plus tôt
cette année, ils avaient décidé d’annoncer Star Wars 1313 à l’E3, et toute
l’équipe se démenait pour boucler la démo clinquante qui présenterait leurs
deux chasseurs de primes. Après toutes ces années de développement (et le
faible rendement de LucasArts ces derniers temps), l’équipe de 1313 se
sentait obligée de frapper un grand coup. Des années de licenciements, de
jeux précipités et de projets annulés avaient coûté à LucasArts sa prestigieuse
réputation des années 1990. « À ce moment, nous n’étions pas sûrs de
l’impression qu’aurait le public ou la presse sur les jeux LucasArts, raconte
Chen. Au mieux, elle était inégale. Alors il y avait une énorme pression sur
ce que nous allions présenter. »
Deux mois avant l’E3, George Lucas leur a confié une nouvelle mission :
Star Wars 1313 devrait tourner autour du chasseur de primes Boba Fett.
Lucas voulait explorer l’histoire de l’énigmatique mercenaire, d’abord apparu
dans L’Empire contre-attaque et dont l’identité de clone de Jango Fett,
géniteur des soldats clones de la République, avait été révélée dans les
préquelles. Au lieu du héros actuel de 1313, Lucas a dit qu’ils devraient
utiliser une version plus jeune de Boba, avant l’Empire.
Pour l’équipe de développement de Star Wars 1313, cela revenait à
changer la trajectoire d’un navire pétrolier. Ils avaient déjà conçu un
protagoniste, qui avait sa propre histoire, sa personnalité et ses origines. Ils
avaient engagé l’acteur Wilson Bethel pour jouer leur héros, et avaient
capturé beaucoup de ses mouvements faciaux. Fred Markus et Dominic
Robilliard ont essayé de convaincre Lucas que changer le personnage
principal à ce stade du développement serait une entreprise monumentale. Il
faudrait que l’équipe recommence tout. Et s’ils ajoutaient plutôt Boba comme
personnage non jouable, en l’intégrant à l’histoire sans changer le héros sur
lequel ils avaient passé des années ? Ne pouvaient-ils pas trouver une autre
solution ?
La réponse à ces questions a été non, et la direction de Lucasfilm a peu
après fait savoir que la décision était irrévocable. Star Wars 1313 était
désormais un jeu sur Boba Fett. « Nous avions toute une histoire prévue,
raconte une personne ayant travaillé sur le jeu. Nous étions en pleine
préproduction. Chaque niveau de cette version du jeu avait été prévu et écrit.
À ce moment, on en était à la quatrième ou cinquième version de l’histoire.
C’était le moment où on était tous hyper enthousiastes. »
Un autre ordre est ensuite venu d’en haut : LucasArts ne pouvait pas
parler de Boba Fett à l’E3, et pour les deux prochains mois, l’équipe de Star
Wars 1313 devait construire une démo sur un personnage qui ne figurerait
pas dans le jeu final. D’un côté, c’était une occasion de tester leur nouveau
pipeline technologique, qui utilisait les techniques cinématographiques
d’ILM pour créer de beaux effets de feu et de fumée, et permettait de créer
les crashs de vaisseaux les plus photoréalistes de la galaxie. Ils pouvaient
également expérimenter la motion capture faciale, l’un de leurs éléments
techniques les plus impressionnants (et les plus complexes). « L’être humain
est très doué pour voir quand quelque chose cloche avec un visage, explique
Steve Chen. Rendre des expressions faciales correctement a demandé
beaucoup de travail. Énormément de travail. En termes de ton de peau,
d’éclairage, de texture de surface et d’expression. Le moindre instant où le
visage ne bouge pas exactement comme il faut ou si les yeux font un truc de
travers, le joueur est déconnecté du jeu. »
D’un autre côté, la démo de l’E3 prendrait des mois de leur vie. De
longues journées et de longues nuits, dédiées à des personnages et des
combats qui n’apparaîtraient pas dans le jeu. (Robilliard a dit à l’équipe qu’ils
essaieraient de recycler autant d’éléments de la démo que possible, même
s’ils savaient que l’histoire serait perdue.) Mais cela en valait peut-être la
peine. L’équipe de Star Wars 1313 savait qu’elle devait impressionner.
Même au sein de LucasArts, on s’inquiétait que le couperet tombe à tout
moment, que Lucasfilm annule le jeu, qu’il y ait de nouveaux licenciements,
que Paul Meegan soit une autre victime du titre maudit de « président de
LucasArts ».
Pour Fred Markus, Dominic Robilliard et le reste de l’équipe, une simple
annonce de 1313 à l’E3 ne serait pas suffisante. Ils devaient être le clou du
salon.
*
* *
Si vous vous étiez promené dans Los Angeles au début du mois de
juin 2012, vous auriez sans doute entendu les gens parler de deux jeux :
Watch Dogs et Star Wars 1313. Ils avaient tous les deux l’air incroyables. Ils
étaient tous les deux prévus pour des consoles next-gen qui n’avaient pas
encore été annoncées. (Ni Sony, ni Microsoft n’avaient apprécié qu’Ubisoft
et LucasArts dévoilent leurs cartes si tôt.) Et les deux jeux avaient dominé le
salon. Des jours à montrer l’impressionnante démo de Star Wars 1313
avaient provoqué le buzz dont LucasArts avait besoin cet été-là.
Les critiques se demandaient si, comme beaucoup des démos clinquantes
que les éditeurs montraient lors de salons comme l’E3, celle de Star
Wars 1313 n’avait été que de la poudre aux yeux. Était-ce une démonstration
des graphismes que l’équipe de développement voulait atteindre ou ceux dont
ils étaient vraiment capables ? Est-ce que le jeu ressemblerait vraiment à ça ?
« Il était jouable, je l’avais essayé et ce n’était pas le genre de démo où, si
vous faisiez le moindre truc de travers, tout partait en vrille, raconte Evan
Skolnick, chef concepteur narratif. Toutes ces mécaniques fonctionnaient
dans le jeu. »
Après des années de remises à zéro et de préproduction sans fin, l’équipe
de Star Wars 1313 avait de l’élan. La presse était enthousiaste, le public en
pleine hype et le jeu avait l’air réel, même si personne d’externe au studio ne
savait que le personnage principal serait en réalité Boba Fett. Certains
membres de l’équipe avaient trouvé étrange que Lucasfilm leur ait interdit de
parler de Boba à l’E3, mais voir Star Wars 1313 gagner des prix de l’E3 et
bondir au sommet de la liste des « jeux les plus attendus » des sites internet
était un vrai plaisir pour eux, surtout ceux qui étaient chez LucasArts depuis
dix ans et avaient observé le ballet des présidents. Enfin, ils pensaient avoir
atteint une certaine stabilité.
Une fois revenue à San Francisco, l’équipe de Star Wars 1313 s’est
rassemblée et a commencé à se préparer pour entrer en production. Dans les
films, un des accessoires les plus emblématiques de Boba Fett était son
jetpack, et l’équipe de développement savait qu’il faudrait l’intégrer dans le
jeu. Mais ils ne savaient pas comment l’approcher. S’agirait-il plus d’un
jetpack pour sauter, qui propulserait le joueur sur de larges distances, ou d’un
jetpack pour voler, avec lequel on maintiendrait un bouton pour gagner de
l’altitude ? Ou complètement autre chose ? « Une simple décision comme
cela peut entièrement changer les niveaux qu’on va construire, le genre
d’ennemi qu’on va concevoir, l’aspect à l’écran, les commandes, explique
Steve Chen, qui a quitté Star Wars 1313 peu après l’E3. Une chose aussi
simple a d’énormes ramifications. »
Quoi qu’il en soit, avec Boba Fett dans le rôle principal, les concepteurs
devaient repenser tous les combats prévus. Les ennemis devraient être
conscients du jetpack du joueur pour qu’ils puissent s’abriter d’attaques
venant du dessus. Et selon un membre de l’équipe, c’était « une sacrée
contrariété ».
Mais LucasArts avait encore de l’élan. Dans les semaines qui ont suivi
l’E3, lors de la vague d’embauches prévue, le studio a recruté une dizaine de
vétérans du développement venus de toute l’industrie. L’équipe de 1313 était
encore assez petite (environ 60 personnes, en espérant atteindre les 100, voire
150), mais ses membres avaient beaucoup d’expérience. « En général, dans
une équipe, il y a un mélange de vétérans, de gens relativement expérimentés
et de débutants qui apprennent le métier avec les vétérans, explique Evan
Skolnick. Avec cette équipe… on avait l’impression qu’il n’y avait que des
vétérans. Tout le monde connaissait très bien son métier, et était reconnu
dans la profession, et c’était vraiment dingue de travailler avec des talents de
ce calibre. »
En septembre 2012, deux choses étranges se sont produites. D’abord,
Lucasfilm a dit à LucasArts de ne pas annoncer l’autre jeu qu’ils
développaient, Star Wars : First Assault, qui devait être révélé ce mois-ci.
Ensuite, il y avait un gel des embauches à l’échelle du studio entier. Les
cadres de Lucasfilm ont dit que c’était temporaire (le président de LucasArts,
Paul Meegan, venait de démissionner, et la controversée présidente de
Lucasfilm, Micheline Chau, était aussi sur le départ), mais quoi qu’il en soit,
cela ralentissait considérablement les plans pour Star Wars 1313. Ils avaient
besoin de plus de personnes pour commencer pleinement la production.
Pour LucasArts, cela n’avait aucun sens. Ils se sentaient tous motivés
après la démonstration spectaculaire à l’E3. Ils avaient les fans avec eux, et la
presse vidéoludique publiait partout des articles sur le grand retour de
LucasArts. C’était, selon un employé, « une curieuse coupure ». Pour le
développement de jeu, ce genre d’élan était souvent crucial, et LucasArts
s’était démené pour que leurs projets dépassent le niveau de la décennie
précédente. Pourquoi leur société mère ne voudrait pas les aider ? Pourquoi
ne voulaient-ils pas laisser 1313 continuer sur sa lancée ?
La réponse à toutes ces questions était « environ quatre milliards de
dollars ». Le 30 octobre 2012, coup de théâtre : Disney annonce qu’il
rachetait Lucasfilm (et LucasArts avec) pour quatre milliards. Tous ces
curieux changements devenaient logiques. Lucasfilm n’allait pas faire de
grosse annonce ou engager des dizaines de nouveaux développeurs en
sachant que Disney pourrait avoir d’autres plans. Et Disney s’intéressait à
une chose, et en avait fait clairement état lors de l’annonce du rachat :
produire d’autres films Star Wars. Dans le communiqué de presse de Disney,
le mot « LucasArts » apparaissait une fois. Et il n’y avait aucune mention de
« jeux vidéo ».
Dire que les employés de LucasArts ont été abasourdis par la nouvelle
reviendrait à dire qu’Alderaan avait été un peu secouée. Depuis près d’une
décennie, la rumeur courait que George Lucas allait prendre sa retraite (il
avait avoué avoir été traumatisé par les critiques des fans suite à sa seconde
trilogie), mais peu de gens pensaient qu’il le ferait réellement, même s’il avait
clairement annoncé ses intentions. « Je prends ma retraite, avait dit Lucas au
New York Times Magazine en janvier 2012. Je m’éloigne des affaires, de la
société, de ce genre de choses. » Mais il avait déjà fait des déclarations
similaires au cours des années, et voir le légendaire directeur vendre
véritablement sa société était assez surréaliste pour tous ceux qui travaillaient
pour lui. « Nous ne savions pas à quoi nous attendre, raconte Evan Skolnick.
Nous espérions que ce serait une bonne chose pour nous, mais… Je crois
qu’on se doutait qu’il ne ressortirait rien de bon. »
Les représentants de Lucasfilm ont dit aux journalistes du jeu vidéo que
l’acquisition n’affecterait pas Star Wars 1313. « Pour l’instant, tous les
projets continuent comme avant », a écrit la société dans un communiqué,
similaire aux déclarations du P.-D.G. de Disney, Bob Iger, devant le
personnel de LucasArts. Tout continue comme avant, leur avait-il dit en
réunion. Mais il y avait un immense signal d’alerte. Juste après l’annonce de
l’acquisition, Iger avait dit lors d’une conférence que la société chercherait
surtout à travailler avec d’autres éditeurs pour produire les jeux Star Wars
plutôt que de les développer eux-mêmes, et que Disney allait sans doute « se
consacrer davantage aux jeux mobile et pour réseaux sociaux qu’aux jeux
console. »
Cela a été un instant de stupeur pour le personnel de LucasArts. Ils
avaient deux jeux en développement, tous les deux sur console. Si Disney
comptait créer des jeux pour un public plus généraliste, qu’allait-il advenir de
LucasArts ? Certains directeurs de 1313 ont lu l’avenir dans le marc de café
et ont décidé de partir, dont Fred Markus, qui a démissionné peu après
l’acquisition. Et le gel des embauches a continué. L’équipe de 1313 ne
pouvait ni s’étendre, ni remplacer ceux qui partaient. L’hémorragie chez
LucasArts ne s’arrêtait pas.
Dominic Robilliard et ceux qui restaient dans l’équipe de Star Wars 1313
ont continué le travail. Ils pensaient encore avoir la juste combinaison
d’éléments pour faire un grand jeu : une bonne accroche, une équipe
talentueuse, et une excellente technologie. Et ils pensaient qu’un jeu Boba
Fett irait bien avec les plans de Disney de réaliser une nouvelle trilogie de
films Star Wars. Star Wars 1313 étant situé entre les deux premières
trilogies, il ne pourrait pas gêner les futurs épisodes VII à IX.
Dans les semaines qui ont suivi le rachat par Disney, les développeurs de
Star Wars 1313 ont monté une démo à présenter devant leurs nouveaux
maîtres, et Disney l’a étudiée avec intérêt. « Ils voulaient tout apprendre sur
la société qu’ils venaient d’acquérir, et par conséquent, tout sur leurs projets,
raconte Evan Skolnick. Ils voulaient une vision d’ensemble de la société
qu’ils avaient acheté des milliards de dollars. Alors, je pense que 1313 était,
comme tous les autres projets de LucasArts en cours ou à l’étude, soumis à
une évaluation, une enquête poussée et une décision basée sur l’ensemble de
ces analyses. »
Mais Disney est resté muet, et, alors que la nouvelle année arrivait, les
employés de LucasArts ne savaient toujours pas sur quel pied danser.
Plusieurs personnes ont été embauchées ailleurs, d’autres ont commencé à
envoyer des candidatures, sachant que le studio n’avançait pas. Ils avaient
l’impression d’être au purgatoire, ou congelés dans la carbonite, alors que
tout LucasArts attendait de savoir ce que Disney ferait. Certains ont pensé
que Bob Iger allait annuler Star Wars 1313 et First Assault en faveur de
nouveaux jeux, peut-être liés aux films. D’autres ont pensé que Disney
restructurerait LucasArts, pour en faire un développeur de jeux grand public
et mobile. Tous croisaient les doigts pour que Disney les laisse poursuivre ce
qu’ils faisaient, et que les projets continuent comme avant, comme l’avait
promis Iger.
L’alerte suivante est arrivée en janvier 2013, quand Disney a annoncé
qu’il venait de fermer Junction Point, le studio d’Austin derrière le jeu de
plate-forme Epic Mickey. « Ces changements font partie de nos efforts pour
nous adapter à l’évolution rapide des plates-formes et des marchés du jeu
vidéo, et pour aligner nos ressources avec nos priorités », a écrit Disney dans
une déclaration. En langage standard, cela signifiait qu’Epic Mickey : le
Retour des héros, la suite d’Epic Mickey sortie par Junction Point en
novembre 2012, avait fait un bide.
Disney n’avait pas donné de chiffres concrets, mais on estimait les ventes
du premier mois pour Le Retour des héros à un quart de celles du premier
jeu. Ce qui était particulièrement mauvais, étant donné que le premier Epic
Mickey avait été une exclusivité Wii alors que sa suite était sortie sur
plusieurs plates-formes. Comme Iger l’avait laissé entendre, les jeux console
ne marchaient pas très bien pour Disney, ce qui n’augurait rien de bon pour
LucasArts.
En février 2013, la rumeur avait enflé. À l’intérieur comme à l’extérieur
du studio, le bruit courait que Disney comptait fermer LucasArts. Les
employés échangeaient des regards entendus dans les couloirs, et parlaient
même parfois ouvertement de l’avenir de la société. Mais il restait une
impression que Star Wars 1313 était intouchable. Avec toutes les discussions
enthousiastes des fans, Disney serait obligé de le terminer. Ou dans le pire
des cas, ils pensaient que Disney vendrait 1313 à un autre éditeur. « Je crois
que nous avions bâti un tel engouement autour du projet, avec une
présentation couronnée de succès à l’E3 en 2012, avec des récompenses et
des nominations, et les fans étaient tellement enthousiastes, que nous
pensions cela suffisant pour sauver le projet, explique Evan Skolnick. 1313
ne pouvait pas être annulé maintenant, pas avec un tel engouement derrière. »
Mais selon certains chez LucasArts, il est vite devenu clair que Disney
leur avait accordé une période de grâce. Durant plusieurs mois, Disney avait
permis au studio de poursuivre comme si de rien n’était pendant que la
société négociait des accords avec d’autres éditeurs pour l’avenir de leur
studio et des jeux Star Wars. De toutes les parties intéressées, un éditeur était
particulièrement enthousiaste : Electronic Arts. Durant les premiers mois de
2013, EA avait beaucoup négocié avec Disney, discutant de nombreuses
options pour le futur de LucasArts. Les rumeurs ont commencé à courir dans
le studio que finalement, LucasArts allait s’en sortir. Peut-être qu’EA allait
les racheter. Tout l’hiver, la direction de LucasArts promettait que tout se
passerait bien, conseillant même à ses employés de ne pas prendre la peine de
distribuer leur CV à la Game Developers Conference de mars.
La plus grande rumeur, colportée par plusieurs employés de LucasArts,
était qu’EA avait un accord pour racheter le studio et terminer la production
de Star Wars 1313 et First Assault. Mais ensuite, selon une autre rumeur,
puisque le nouveau SimCity était un désastre, cela aurait conduit EA et son
P.-D.G., John Riccitiello à se séparer « d’un commun accord », provoquant la
fin du contrat sur LucasArts. Mais Riccitiello m’a dit que ces négociations
n’avaient pas été aussi abouties que le pensaient les employés. « On discute
de tout quand on négocie un accord. Mais l’essentiel relève du fantasme. »
Puis, tout s’est effondré.
Le 3 avril 2013, Disney a fermé LucasArts, licenciant ainsi près de 150
employés et annulant tous les projets du studio, y compris Star Wars 1313.
C’était le dernier acte d’une longue période de turbulences chez LucasArts, et
la fin d’une ère pour l’un des studios de jeu vidéo les plus appréciés.
Pour ceux qui restaient, tout cela a paru à la fois scandaleux et inévitable.
Certains ont quitté le bâtiment pour aller boire à un bar sportif non loin
(curieusement appelé Final Final) et se lamenter sur ce qui aurait pu arriver.
D’autres sont restés et ont pillé les bureaux, utilisant des clés USB pour
récupérer des bandes-annonces à moitié terminées et des démos sur les
serveurs de LucasArts avant que tout ne disparaisse. Un ancien employé a
même volé les kits de développement pour console. Les employés se sont dit
qu’après tout, Disney n’en aurait pas besoin.
Mais il restait une lueur d’espoir. Au cours des dernières heures de
LucasArts, un des cadres supérieurs d’EA, Frank Gibeau, a convoqué une
ultime réunion pour essayer de sauver Star Wars 1313. Gibeau a dit à
LucasArts d’assembler une escouade pour une mission de sauvetage au siège
d’EA. Dominic Robilliard a réuni une petite équipe de chefs pour se retrouver
au campus tentaculaire de Redwood City, en Californie. Ils allaient faire une
présentation à Visceral, le développeur propriété d’EA ayant produit Dead
Space et Battlefield Hardline. Si tout se passait bien, selon Gibeau, Visceral
allait engager le noyau de l’équipe de Star Wars 1313 et continuer à travailler
sur le projet.
Devant une salle remplie d’employés de Visceral, Robilliard et son
équipe se sont lancés dans une longue présentation de Star Wars 1313. Ils ont
discuté de l’histoire, décrit en détail comment le joueur se battrait dans la
ruche de Coruscant, révélerait une conspiration sur le commerce d’épice et se
ferait poignarder dans le dos par son meilleur ami. Ils ont montré toutes les
mécaniques sur lesquelles ils avaient monté des prototypes, comme le lance-
flammes et le lance-roquettes sur le poignet. Ils leur ont fait traverser les
heures de niveaux qu’ils avaient construits en boîtes grises, où l’agencement
était détaillé (mais sans effets graphiques). Deux choses étaient claires : il y
avait encore beaucoup de travail, et Star Wars 1313 avait un énorme
potentiel.
Puis, selon le souvenir d’une personne présente, personne n’a rien dit.
Toutes les têtes se sont tournées vers Steve Papoutsis, le directeur vétéran de
Visceral et celui qui prendrait la décision finale. Pendant quelques secondes,
Papoutsis est resté planté là, le regard fixé sur les visages désespérés de
l’équipe 1313. Puis, il a commencé à parler.
« Il s’est levé devant tous les employés de LucasArts et Visceral, selon
une personne présente dans la pièce, et il a dit : “Je ne sais pas exactement ce
qu’on vous a raconté, mais je peux vous dire que ce que vous imaginez
n’arrivera pas.” » Puis, selon cette même personne, Papoutsis a dit qu’il
n’avait jamais voulu ressusciter Star Wars 1313. Lui et le studio allaient
réaliser des entretiens avec les membres clés de l’équipe 1313. S’ils plaisaient
à Visceral, le studio comptait les engager pour un tout nouveau projet.
Les directeurs de Star Wars 1313 étaient abasourdis. Ils étaient venus au
campus d’EA dans l’espoir de convaincre Visceral de terminer leur jeu, pas
de leur offrir un poste. Beaucoup étaient encore persuadés, après tout ce
qu’ils avaient traversé, qu’ils pouvaient encore sauver Star Wars 1313. Même
les plus cyniques chez LucasArts (ceux qui pensaient que la technologie
cinématographique de Star Wars 1313 ne fonctionnerait jamais correctement
dans un jeu vidéo) pensaient que le jeu avait trop de potentiel pour échouer.
Certains sont partis immédiatement. D’autres sont restés et ont passé des
entretiens pour ce qui deviendrait un nouveau jeu d’action-aventure dirigé par
Amy Hennig, qui avait rejoint Visceral en avril 2014 après avoir quitté
Naughty Dog pendant le développement d’Uncharted 4.
Plus tard, un Dominic Robilliard amer a envoyé un e-mail à toute
l’équipe de Star Wars 1313 :
1. Sorti par Atari en 1982, E.T. est souvent considéré comme l’un des pires jeux de tous les temps.
Son lancement désastreux a en partie déclenché le crash du jeu vidéo en 1983 et Atari a fini par
enterrer un camion de cartouches invendues dans le désert du Nouveau-Mexique. 30 ans plus tard,
en avril 2014, des gens ont déterré les cartouches. Le jeu était toujours aussi atroce.
2. Michael French, « Interview : Paul Meegan », MCV, 6 juin 2011,
https://www.mcvuk.com/business/interview-paul-meegan.
Épilogue
Deux ans plus tard, vous avez réussi. Vous avez créé un jeu vidéo. Super
Plumber Adventure est sorti sur toutes les grandes plates-formes (PC, Xbox
One, PlayStation 4, même Nintendo Switch) et vous pouvez enfin vous
vanter devant tous vos amis : vous avez fait de votre rêve une réalité.
Mais vous ne leur direz peut-être pas à quel point le processus a été
éreintant. Votre jeu de plombier avait un an de retard, coûtant dix millions de
dollars supplémentaires à vos investisseurs (mais vous le leur avez promis :
ils les récupéreront quand Super Plumber Adventure sera en tête des ventes
sur Steam). Il s’avère que vous avez vu trop grand en préproduction
(comment étiez-vous censé savoir que chaque niveau prendrait quatre
semaines au lieu de deux ?), et vous avez dû repousser Super Plumber
Adventure deux fois rien que pour corriger les bugs majeurs. Vos employés
ont dû faire un crunch d’au moins un mois avant chaque grande étape (E3,
alpha, bêta, etc.) et même si vous leur avez payé le dîner pour vous racheter,
vous n’arrêtez pas de penser à tous les anniversaires manqués et les soirées
qu’ils n’ont pas pu passer avec leurs enfants parce qu’ils étaient bloqués dans
une réunion pour décider quelles couleurs seraient les plus adaptées à la tenue
de votre plombier.
Y a-t-il un moyen de faire de grands jeux vidéo sans ce genre de
sacrifices ? Est-il possible de développer un jeu sans y consacrer des
centaines d’heures supplémentaires ? N’y aura-t-il jamais une formule pour
organiser un calendrier plus fiable ?
Pour beaucoup d’observateurs de l’industrie, les réponses à ces questions
sont non, non, et sans doute pas. Le développement de jeu revient, comme
Matt Goldman de BioWare le dit, à « être au bord du chaos », quand le
nombre d’éléments en mouvement rend toute prévision impossible. N’est-ce
pas une des raisons pour lesquelles nous aimons les jeux vidéo ? Cette
surprise quand on prend une manette en sachant qu’on va expérimenter
quelque chose de complètement nouveau ?
« Créer un jeu… cela attire des personnalités d’accros au travail, explique
le directeur audio d’Obsidian, Justin Bell. Cela nécessite le genre de personne
qui est disposée à donner plus de temps… Le crunch est atroce. Ça fiche la
vie en l’air. On en sort et… J’ai des enfants. Je les vois, je les regarde et je
[me dis] : “Waouh, six mois ont passé, et tu es une autre personne,
maintenant. Et je n’étais pas là.” »