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Publié pour la première fois aux États-Unis en septembre 2017

par HarperCollins, New York, sous le titre Blood, Sweat, and Pixels.

Copyright © 2017 by Jason Schreier

Translation copyright © 2018 by Thomas Davier


© 2018 Mana Books pour la présente édition

Adaptation graphique (couverture) par Cerise Heurteur

ISBN : 979-10-355-0044-3

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Pour Amanda
SOMMAIRE

Introduction

Préambule

1 - Pillars of Eternity

2 - Uncharted 4

3 - Stardew Valley

4 - Diablo III

5 - Halo Wars

6 - Dragon Age : Inquisition

7 - Shovel Knight

8 - Destiny

9 - The Witcher 3

10 - Star Wars 1313

Épilogue

Remerciements
À propos de l'auteur
Introduction

Imaginons que vous ayez un projet de jeu vidéo. C’est même une idée
géniale : un plombier moustachu doit sauver la princesse des griffes d’une
tortue géante qui crache du feu. Vous avez convaincu un investisseur de vous
donner quelques millions de dollars pour le réaliser. Et maintenant ?
En premier lieu, vous allez devoir calculer précisément combien de
personnes vous pouvez recruter. Ensuite, il vous faudra trouver des
infographistes, des game designers et des programmeurs. Vous aurez besoin
d’un producteur, chargé de vérifier que tout se déroule normalement, ainsi
qu’un service Sound design, histoire que votre jeu ne reste pas muet.
N’oubliez pas d’engager des testeurs qui chasseront les bugs. Et un expert en
marketing, sinon personne n’entendra jamais parler de votre futur carton. Une
fois l’équipe constituée, il vous faudra établir un calendrier strict pour
déterminer combien de temps vos employés passeront sur chaque section du
jeu. Si tout se déroule bien, vous aurez une démo pour l’E3 dans six mois,
puis une version gold définitive d’ici la fin de l’année.

Au bout de quelques mois, tout semble se dérouler comme prévu. Vos


graphistes dessinent toutes sortes d’ennemis sympa que votre plombier
pourra affronter : des fantômes, des champignons, ce genre de choses. Les
game designers ont ébauché des niveaux intelligemment pensés, qui
guideront le joueur à travers des volcans déchaînés et des marais fétides. Les
programmeurs viennent de trouver un super effet visuel qui donnera aux
donjons un aspect incroyablement réaliste. Tout le monde est motivé, le jeu
progresse, et vos stock-options se vendent comme des petits pains.
Un matin, vous recevez un appel du producteur. Il s’avère que l’effet
visuel en question est impraticable, parce qu’il réduit le frame rate 1 de votre
jeu à dix images par seconde. Les testeurs restent coincés au niveau du
volcan, et votre responsable marketing râle parce que cela risque d’affecter
votre score sur Metacritic. Votre directeur artistique insiste pour superviser la
moindre tâche des animateurs, ce qui a le don de les faire tourner en
bourrique. Votre démo pour l’E3 doit être prête dans deux semaines, alors
que vous savez pertinemment qu’il en faudra au moins quatre. Et soudain, les
investisseurs vous demandent si vous ne pourriez pas faire passer le budget
de dix à huit millions de dollars, même si cela implique de licencier quelques
employés.
Une semaine plus tôt, vous imaginiez déjà le discours que vous feriez aux
Game Awards après avoir empoché le prix du Game of the Year. Et
maintenant, vous vous demandez tout simplement si vous allez pouvoir le
terminer.

Un jour, j’ai pris un verre avec un développeur qui venait de boucler un


nouveau jeu. Il avait l’air épuisé. Il m’a raconté que son équipe avait
quasiment atteint la ligne d’arrivée, lorsqu’ils ont soudain compris quelque
chose : une des fonctionnalités principales du jeu n’était pas du tout
amusante. L’équipe de développement a ensuite dû passer les mois suivants
en plein « crunch », période de bouclage pendant laquelle ils ont dû travailler
entre 80 et 100 heures par semaine pour retirer la fonctionnalité en question
et, dans la foulée, tout ce qu’ils avaient réalisé jusque-là. Certains dormaient
dans les bureaux pour ne pas perdre de temps dans les trajets : chaque heure
passée dans la voiture était une heure où ils ne corrigeaient pas les bugs. Et,
jusqu’au jour où ils ont rendu la version finale, beaucoup d’entre eux
pensaient que le jeu ne sortirait jamais.
Je lui ai dit : « À t’entendre, c’est un miracle que le jeu ait été terminé. »
Et il m’a répondu : « Oh, Jason ! Chaque jeu terminé est un miracle en soi. »
Depuis que je suis journaliste dans le domaine des jeux vidéo, c’est un
thème récurrent. Énormément de développeurs, qu’ils appartiennent à un petit
studio indépendant ou à une société cotée en Bourse, parlent de la difficulté
de concevoir et de produire un jeu.
Entrez dans n’importe quel bar de San Francisco pendant la Game
Developers Conference (GDC), et vous tomberez forcément sur des groupes
de concepteurs épuisés échangeant des histoires de marathons de codage et de
nuits blanches à tourner au café. Les métaphores militaires, comme
l’expression « la vie dans les tranchées », sont fréquentes, tout comme les
chœurs de lamentations d’être incompris par le monde extérieur. Si vous
voulez énerver à coup sûr un développeur, dites-lui à quel point il est
chanceux de passer toute sa journée à jouer aux jeux vidéo.
Pourtant, même en concédant que le développement d’un jeu vidéo est un
travail éreintant, il n’est pas facile pour une personne étrangère à ce milieu de
comprendre pourquoi. On crée bien des jeux depuis les années 1970, non ?
Après des décennies de leçons et d’expérience, la création de jeux ne devrait-
elle pas être plus efficace ? Lorsqu’à la fin des années 1980, l’industrie était
régie principalement par des ados et des jeunes adultes gavés de pizzas et de
Coca Light, codant la nuit et dormant le jour, c’était peut-être normal que des
développeurs aient été obligés de boucler leurs projets à toute vitesse. Mais
aujourd’hui, le jeu vidéo alimente une industrie de 30 milliards de dollars rien
qu’aux États-Unis 2. Pourquoi les développeurs passent-ils encore tant de
nuits au bureau jusqu’à 3 h du matin ? Pourquoi est-il toujours si difficile de
créer des jeux vidéo ?
Pour tenter de répondre à cette question, je me suis lancé dans mon
activité préférée : aller embêter des gens qui en savent bien plus que moi. J’ai
dû converser avec une centaine de développeurs et de cadres du jeu vidéo, à
la fois officiellement et officieusement, et je leur ai posé une kyrielle de
questions indiscrètes sur leur vie, leur métier, et les raisons pour lesquelles ils
sacrifiaient tant au jeu vidéo.
Ce livre comporte dix chapitres, chacun racontant l’histoire derrière la
création d’un jeu vidéo. L’un d’entre eux nous emmène à Irvine, en
Californie, pour découvrir comment Pillars of Eternity, un jeu financé par
Kickstarter, a aidé Obsidian Entertainment à sortir du gouffre. Un autre se
déroule à Seattle, dans l’État de Washington, où Eric Barone, la vingtaine,
s’est enfermé dans une pièce pendant presque cinq ans pour créer une
paisible simulation de ferme nommée Stardew Valley. D’autres chapitres
racontent le cauchemar technologique de Dragon Age : Inquisition, le
bouclage terrible d’Uncharted 4, et même le mystère derrière Star Wars
1313, le jeu de LucasArts, source de tant d’attentes.
On peut penser que ces histoires sont atypiques ; qu’il s’agit de jeux au
développement entravé par des mutations technologiques majeures, par un
changement de directeur, ou par d’autres facteurs échappant au contrôle des
développeurs. En lisant ces récits, il est facile d’imaginer que ces jeux ont
tous été réalisés dans des circonstances inhabituelles. Que l’équipe a
simplement joué de malchance. Qu’ils auraient pu éviter ces écueils en
suivant les standards de l’industrie et en évitant les pièges classiques, ou en
prenant des décisions plus intelligentes dès le départ.
Voilà une autre théorie : il n’y a pas un seul jeu vidéo qui soit réalisé dans
des conditions normales ! Ce domaine navigue en effet à la frontière entre art
et technologie d’une manière qui était à peine concevable il y a quelques
décennies. Prenez en compte à la fois les transformations technologiques, le
mélange et la multiplication des genres, du jeu de puzzle en deux dimensions
sur iPhone à l’immense RPG en monde ouvert avec des graphismes ultra-
réalistes, et il ne devrait pas être difficile de comprendre qu’il n’existe pas de
standard universel pour la création de jeux vidéo. Beaucoup de jeux
paraissent similaires, mais il n’y en a pas deux qui aient été créés de la même
manière, comme vous le verrez dans ce livre.
Mais pourquoi est-il si difficile de créer un jeu vidéo ? Si, comme moi,
vous n’avez jamais essayé de concevoir un jeu vidéo commercial, voici
quelques pistes intéressantes :
1. Ils sont interactifs. Les jeux vidéo n’évoluent pas dans une seule
direction linéaire. Contrairement à un film d’animation Pixar, les jeux ont des
graphismes « en temps réel », et de nouvelles images sont générées par
l’ordinateur à chaque milliseconde. À la différence de Toy Story, les jeux
vidéo doivent réagir aux actions du joueur. Alors que vous jouez, votre PC,
console ou téléphone (voire calculatrice), doit afficher des personnages et des
scènes au fur et à mesure, en fonction de vos décisions. Si vous choisissez
d’entrer dans une pièce, le jeu doit charger tout le mobilier. Si vous
choisissez de sauvegarder et quitter, le jeu doit stocker vos données. Si vous
décidez de tuer le gentil robot, le jeu doit identifier si (a) il est possible de
tuer le robot, (b) si vous êtes assez puissant pour tuer le robot et (c) quel
genre de bruit atroce va faire le robot quand vous lui arracherez ses tripes
métalliques. Puis le jeu va peut-être devoir se souvenir de vos actes, afin que
les autres personnages sachent que vous êtes un meurtrier sans cœur. Ils
lanceront alors des répliques comme : « Hé ! c’est le meurtrier sans cœur ! »
2. La technologie change en permanence. Tandis que les ordinateurs
évoluent (ce qui se produit inéluctablement chaque année), le traitement
graphique devient de plus en plus puissant. Et par conséquent, nous nous
attendons à avoir des jeux plus beaux. Comme le P.-D.G. d’Obsidian,
Feargus Urquhart, me l’a dit : « Nous sommes toujours à l’avant-garde de la
technologie ; nous repoussons les limites en permanence. » Urquhart m’a fait
remarquer que la création d’un jeu s’apparente à la réalisation d’un film, mais
en devant fabriquer une caméra complètement différente pour chaque projet.
C’est une analogie fréquente. On dit aussi que créer un jeu, c’est comme
construire un immeuble en plein tremblement de terre, ou conduire un train
alors qu’un type court devant en posant les rails au fur et à mesure.
3. Les outils sont toujours différents. Pour créer des jeux, les graphistes et
les concepteurs doivent travailler avec toutes sortes de logiciels, qui vont des
programmes communs (comme Photoshop et Maya) aux applications
propriétaires qui varient d’un studio à l’autre. Comme la technologie, ces
outils évoluent tout le temps en fonction des besoins des développeurs et de
leurs ambitions. Si un outil est trop lent, rempli de bugs ou dépourvu d’une
fonctionnalité essentielle, la création de jeu peut vite devenir un supplice. Un
jour, un développeur m’a avoué : « Beaucoup de gens pensent qu’il faut
avant tout avoir de bonnes idées pour créer un jeu, mais il faut surtout être
capable de les concrétiser. Et pour ça, un bon moteur et un bon toolkit sont
essentiels. »
4. La planification est impossible. « C’est ce côté imprévisible qui fait
toute la difficulté, selon Chris Rippy, un producteur 3 vétéran qui a travaillé
sur Halo Wars. Dans le développement d’un logiciel classique, on peut
établir un calendrier fiable en se basant sur le temps qu’a pris une tâche
similaire par le passé. Mais avec les jeux on se demande surtout : à quel
moment c’est amusant ? Au bout de combien de temps ? Y est-on arrivé ? A-
t-on réussi à rendre ce passage assez amusant ? Le graphiste, lui, doit
littéralement réaliser une œuvre d’art. Quand est-ce que celle-ci sera
terminée ? S’il y passe un jour de plus, est-ce que ça changera tout pour le
jeu ? À quel moment doit-on s’arrêter ? C’est peut-être cette question qui est
la plus délicate. Et au final, on parvient à la partie “production” : on a prouvé
que c’était amusant, que le jeu était beau. Maintenant, tout devient plus
prévisible.
Et pourtant, avant d’en arriver là, on avançait dans le noir. » Ce qui nous
amène à…
5. Il est impossible de savoir à quel point un jeu sera « amusant » avant
d’y avoir joué. Certes, on peut faire des estimations, mais avant d’avoir la
manette en main, on ne peut pas dire si c’est agréable de se déplacer, de
sauter ou de fracasser le gentil robot à coups de masse. « Même pour des
game designers 4 très expérimentés, ça reste effrayant, d’après Emilia Schatz,
conceptrice chez Naughty Dog. Il y a tellement de travail qui passe à la
trappe parce qu’on a créé un truc qui n’est finalement pas du tout agréable à
jouer. On s’imagine très précisément comment les choses vont se dérouler, et
une fois qu’on essaie d’y jouer pour de vrai, c’est vraiment mauvais. »
Dans tous les récits de ce livre, vous retrouverez des thèmes récurrents.
Chaque jeu est retardé au moins une fois. Chaque développeur doit se
résoudre à des compromis difficiles. Chaque société doit se creuser la tête sur
le choix du matériel et de la technologie. Chaque studio doit organiser son
calendrier en fonction de gros événements comme l’E3, où les développeurs
iront puiser leur motivation (voire des retours) chez des hordes de fans
enthousiastes. Et, plus délicat encore, chaque personne participant à la
création d’un jeu connaît cette fameuse période de « crunch », et doit sacrifier
sa vie personnelle et sa famille pour un bouclage dont il ne voit absolument
pas le bout.
Et pourtant, la plupart des créateurs ne s’imaginent pas avoir un autre
métier. Lorsqu’ils décrivent cette impression d’être à l’avant-garde de la
technologie, de construire des environnements interactifs qu’on ne retrouve
dans aucun autre médium, de travailler avec une équipe comportant des
dizaines, voire des centaines de professionnels pour créer un produit auquel
des millions de personnes vont jouer, ils sont convaincus qu’en dépit de
toutes les turbulences, de toutes les périodes de crunch, et de toutes les
galères que les développeurs doivent subir, la création d’un jeu en vaut la
peine.

Alors, pour en revenir à votre jeu de plombier (Super Plumber


Adventure) : il s’avère qu’il existe des solutions à vos problèmes, même si
elles ne vous plairont pas toujours. Vous pouvez réduire le budget en sous-
traitant une partie du travail d’animation à un studio dans le New Jersey. Ça
ne sera pas aussi joli, mais ça vous coûtera deux fois moins cher. Vous
pouvez demander aux level designers d’ajouter des plates-formes
supplémentaires dans le niveau du volcan pour qu’il soit un peu moins
difficile. Et quand ils protesteront, rappelez-leur que tout le monde n’est pas
fan de Dark Souls. Vous pouvez aussi dire au directeur artistique que les
programmeurs ont leur propre boulot à faire et qu’ils n’ont pas besoin de son
avis sur le clair-obscur dans le jeu vidéo.
Ce sera peut-être un peu plus difficile de tenir la deadline de l’E3, mais
vous pouvez demander à vos employés de travailler plus tard pendant deux
semaines. Pas plus de 15 jours, bien sûr. Et pour vous racheter, vous leur
offrirez le repas, voire d’autres primes sympathiques si le jeu décroche un
score de 90 sur Metacritic.
Il vous faudra aussi sans doute renoncer à certaines fonctionnalités.
Désolé. Je sais, elles étaient géniales. Mais après tout, votre plombier n’est
pas absolument obligé de se transformer en raton laveur. Vous pourrez garder
ça pour le deuxième opus.

1. Le frame rate (ou taux d’images par seconde) est la fréquence à laquelle les images s’affichent
à l’écran. Nos yeux sont habitués à des jeux ayant un taux moyen de 30 images par seconde.
Quand le frame rate chute en dessous de ce niveau, l’animation du jeu paraît saccadée, comme
pourrait l’être un film au travers d’un vieux projecteur de cinéma.
2. D’après l’Entertainment Software Association, l’industrie du jeu vidéo aux États-Unis a généré
30,4 milliards de dollars en 2016.
3. Dans la conception de jeu vidéo, le travail du producteur est de coordonner les plannings, de
gérer le reste de l’équipe, et de faire en sorte que tout le monde soit sur la même longueur d’onde.
Comme Ryan Treadwell, vétéran de la production, me l’a défini un jour : « Notre travail, c’est de
nous assurer que le produit soit réalisé. »
4. Le rôle du game designer (ou concepteur) peut varier d’un studio à l’autre, mais en général, son
travail est de décider comment le jeu va fonctionner. Il prend des décisions à la fois majeures (quel
genre d’armes le joueur va-t-il utiliser ?) et mineures (comment le jeu va-t-il faire la distinction
entre les portes que le joueur pourra ouvrir et celles qui resteront fermées ?).
Préambule

Les articles de cet ouvrage ont pour sources des interviews que j’ai
réalisées avec une centaine de développeurs et autres acteurs de l’industrie du
jeu vidéo entre 2015 et 2017. Si la plupart d’entre eux savaient que leur nom
serait cité, d’autres ont tenu à conserver l’anonymat, car ils n’avaient pas
l’autorisation de participer à ce livre et ne voulaient pas mettre leur carrière
en danger. Vous remarquerez sans doute qu’il s’agit principalement
d’hommes, ce qui est un reflet déprimant (bien que non intentionnel) d’une
industrie caractérisée depuis ses origines par une domination franchement
masculine.
Sauf exception signalée, tout ce que vous verrez entre guillemets m’a été
dit directement. Ce livre ne contient aucun dialogue recréé. Tous les détails et
anecdotes de cet ouvrage proviennent directement des sources citées, et ont
tous été corroborés par au moins deux personnes si possible.
Certains de ces reportages ont été effectués lors de visites dans des
studios et domiciles de Los Angeles, Irvine, Seattle, Edmonton et de
Varsovie. J’ai financé mes voyages moi-même et refusé toute offre de
logement de la part de quelconque société ou développeur, même si j’ai
accepté certains déjeuners, qui me semblaient cashers. Enfin, les repas
n’étaient pas cashers en eux-mêmes. J’entends qu’il me paraissait
éthiquement accept… bref, entrons dans le vif du sujet.
1

Pillars of Eternity

La question la plus importante dans le développement d’un jeu vidéo n’a


rien à voir avec la façon de les créer. C’est une simple interrogation qui a
barré la route à tant d’artistes au cours des siècles et mis fin à d’innombrables
entreprises créatives : comment on va financer tout ça ?
Début 2012, Feargus Urquhart, P.-D.G. d’Obsidian Entertainment, s’est
retrouvé incapable d’y répondre. Obsidian, studio de développement
relativement modeste basé à Irvine, en Californie, venait de passer six mois à
travailler sur un jeu de rôle (RPG) axé fantasy, baptisé Stormlands. Ils
n’auraient jamais pu créer un tel jeu de leur propre initiative. Il était étrange,
ambitieux, et surtout, financé par Microsoft, qui souhaitait qu’un RPG
titanesque et exclusif soit disponible pour le lancement de leur prochaine
console, la Xbox One. Une cinquantaine des 115 employés d’Obsidian
travaillait sur ce projet, ce qui coûtait donc très cher. Mais cela ne posait pas
de souci, tant que Microsoft continuait à envoyer les chèques.
Urquhart avait fini par s’habituer à la pression financière. Il travaillait
dans le jeu vidéo depuis 1991, où il avait démarré comme testeur chez
l’éditeur Interplay, puis comme concepteur, et enfin comme directeur des
puissants Black Isle Studios, qu’Interplay avait démantelés en 2003 suite à
des difficultés financières. La même année, Urquhart avait fondé Obsidian
avec d’autres vétérans de Black Isle, et ils avaient rapidement appris que
diriger un studio indépendant revenait à jongler avec des sabres. S’ils
n’obtenaient pas de nouveau contrat une fois celui-ci terminé, ils seraient
totalement dans le pétrin.
Urquhart est un homme trapu aux cheveux châtain clair. Il parle vite,
avec le ton autoritaire d’une personne qui a passé des années à promouvoir
des jeux vidéo. Il a participé à la création des RPG les plus appréciés du
médium, comme Fallout et Baldur’s Gate. Quand il s’exprime en conférence
et devant la presse, il est toujours honnête sur les difficultés de gérer un
studio indépendant. « La vie d’un développeur indépendant est ainsi : chaque
matin, vous vous réveillez en vous demandant si votre éditeur va vous
appeler pour annuler votre jeu, raconte-t-il. J’aimerais être un peu plus
sociopathe ou psychopathe pour faire fi de l’épée de Damoclès suspendue au-
dessus de ma tête en permanence. Mais je ne peux pas. Et je doute que
beaucoup de développeurs le puissent. Malheureusement, cette menace est
constante, et elle est souvent brandie. Tout le temps, en fait. »
Le matin du 12 mars 2012, le portable d’Urquhart s’est allumé
soudainement. Le producteur de Stormlands chez Microsoft lui demandait
s’il pouvait l’appeler. Il a su immédiatement ce qui allait se passer. « C’est le
texto de la copine qui va rompre avec toi. Je l’ai appelé en sachant
pertinemment ce qu’il allait dire. »
Le représentant de Microsoft a été franc : Stormlands était annulé. En un
instant, 50 des employés d’Urquhart n’avaient plus de travail.
Le producteur n’a pas dit pourquoi le projet passait à la trappe, mais les
dirigeants d’Obsidian avaient compris que le développement ne se passait pas
comme prévu. Il y avait une pression extrême : il ne fallait pas seulement
faire un bon RPG, mais un RPG qui ferait vendre des Xbox One. Les idées de
Stormlands paraissaient incohérentes pour l’équipe d’Obsidian et, de leur
point de vue, les attentes de Microsoft étaient irréalisables.
Comme d’anciens développeurs de Stormlands l’ont dit, le jeu était plein
d’idées ambitieuses, correspondant surtout à ce que Microsoft voulait voir
dans un jeu de lancement pour la Xbox One. Cette console allait tourner
essentiellement autour de Kinect, une caméra à détection de mouvements qui
pouvait reconnaître les mouvements du corps entier, alors, pourquoi ne pas
l’utiliser pour négocier avec les commerçants ? La Xbox One serait
compatible avec le « cloud computing », permettant à chaque console
d’interagir avec les serveurs de Microsoft : et si Stormlands figurait
d’immenses raids massivement multijoueurs qui permettraient de faire équipe
avec d’autres joueurs à la volée ? Ces idées étaient intéressantes sur le papier,
mais il n’était pas sûr qu’elles fonctionneraient dans un jeu.
D’autres personnes ayant travaillé sur Stormlands ont livré des raisons
différentes pour expliquer la mort du jeu. Certains affirment que les gens
d’Obsidian étaient trop irritables, mais au final, tout le monde est d’accord
pour dire que le jeu était devenu un fardeau. Selon Urquhart : « Les attentes
se sont accumulées les unes sur les autres. C’est devenu ce dont tout le
monde avait peur. Même nous, je pense. »
Urquhart a raccroché en essayant de déterminer les conséquences pour sa
société. Les coûts moyens pour un studio de développement étaient de
10 000 dollars par personne et par mois, un nombre qui comprenait les
salaires et les frais généraux, comme l’assurance santé et le loyer des
bureaux. En se basant sur cette estimation, conserver les 50 développeurs de
Stormlands coûterait 500 000 dollars au studio chaque mois. D’après les
calculs d’Urquhart, Obsidian avait déjà investi 2 millions de ses fonds
propres dans Stormlands, en plus de ce qu’ils avaient reçu de Microsoft, et la
société n’avait plus beaucoup d’argent disponible. Avec un seul autre jeu en
cours de développement (South Park : le Bâton de la vérité, qui traversait sa
propre crise financière à cause de la lente désintégration de son éditeur,
THQ 1), Obsidian n’avait pas les fonds pour continuer à employer tous ces
gens.
Feargus Urquhart a rassemblé les quatre autres propriétaires d’Obsidian
au Starbucks du coin, où ils ont passé des heures groupés autour d’une liste
de noms, pour décider qui garder et qui licencier. Le lendemain, Urquhart a
convoqué une réunion générale. « Ça a commencé normalement, raconte
Dimitri Berman, character designer en chef. Les gens plaisantaient. Puis
Feargus a commencé à faire une tête d’enterrement. »
Retenant ses larmes, il a annoncé à l’assemblée que Microsoft avait
annulé Stormlands et qu’Obsidian allait devoir licencier. Les employés sont
retournés à leurs bureaux, se demandant qui allait être escorté à l’extérieur du
bâtiment. Pendant des heures, ils sont restés à attendre, pendant que le
gestionnaire d’exploitation d’Obsidian préparait les indemnités de départ
pour ceux qui n’avaient pas été retenus. « Il débarque avec une enveloppe en
kraft et vous dit de préparer vos affaires, raconte Adam Brennecke,
programmeur sur Stormlands. Et il vous escorte à l’extérieur et vous donne
une date à laquelle vous pourrez revenir chercher votre carton. “Ne rentre pas
dans mon bureau, ne rentre pas dans mon bureau.” Vous le voyez passer, et
vous vous dites : “Bordel, c’est un copain qui s’en va.” »
À la fin de la journée, la société avait été éventrée. Obsidian avait licencié
environ 26 des développeurs de Stormlands, y compris un ingénieur qui avait
été embauché la veille. Il ne s’agissait pas d’employés incompétents ou
inadaptés, mais de collègues appréciés. « C’était vraiment atroce, résume
Josh Sawyer, chef de projet sur Stormlands. C’était horrible, sans doute le
pire jour de ma carrière… Je n’avais jamais vu pareille vague de
licenciements. »
Depuis 2003, Obsidian avait survécu en restant un studio indépendant,
passant de contrat en contrat, son personnel prenant des missions en free-
lance pour maintenir l’activité. La société avait déjà connu des annulations
brutales (comme Aliens : Crucible, un RPG publié par Sega, dont l’arrêt avait
également conduit à plusieurs licenciements), mais aucune n’avait fait autant
souffrir le studio. Aucune n’avait donné si peu d’options à Feargus Urquhart.
Après presque dix années, les employés d’Obsidian restants commençaient à
se demander si leur dernière heure n’était pas arrivée.

À 600 kilomètres au nord, pendant qu’Urquhart et son équipe tentaient de


se remettre de la catastrophe, l’équipe de Double Fine sabrait le champagne.
Ce studio indépendant de San Francisco, dirigé par l’illustre designer Tim
Schafer, venait de trouver un moyen de révolutionner l’industrie du jeu vidéo.
Durant des décennies, l’équilibre des pouvoirs au sein de cette industrie
avait été simple : les développeurs créaient des jeux ; les éditeurs les
finançaient. Même s’il y avait des exceptions (des capital-risqueurs, des
gagnants du loto et ainsi de suite…), les jeux vidéo étaient principalement
financés par de gros éditeurs aux poches bien pleines. Ces derniers avaient
toujours l’avantage dans les négociations et pouvaient pousser les
développeurs à accepter des accords difficiles. Pour le RPG Fallout : New
Vegas, par exemple, l’éditeur Bethesda avait offert un million de dollars de
prime s’ils atteignaient un score de 85 (sur 100) sur Metacritic, un site qui
rassemble les notes de jeu d’un peu partout sur internet. Alors que les tests
commençaient à arriver, le score de Metacritic n’a cessé de monter et de
descendre avant de se stabiliser à 84. (Obsidian n’a pas obtenu le bonus.)
Jusqu’ici, les studios indépendants comme Obsidian et Double Fine
avaient trois moyens de se maintenir à flot : (1) trouver des investisseurs, (2)
signer des contrats avec des éditeurs pour créer des jeux ou (3) financer leurs
propres jeux avec des « caisses spéciales » obtenues avec les moyens un et
deux. Aucun studio indépendant de taille correcte ne pouvait survivre sans se
reposer au moins en partie sur de l’argent venu de partenaires extérieurs,
même si cela impliquait un risque d’annulations, de licenciements et de
mauvais accords.
Double Fine avait trouvé une quatrième option : Kickstarter, un site de
financement participatif lancé en 2009. Grâce à lui, les créateurs pouvaient
promouvoir leur projet directement auprès des fans : si vous nous donnez de
l’argent, on vous donnera un truc sympa. Durant les premières années de
Kickstarter, les utilisateurs étaient principalement des amateurs, qui
espéraient gagner quelques milliers de dollars pour tourner des courts-
métrages ou construire de jolies tables pliantes. Mais en 2011, les projets
avaient gagné en intensité, et en 2012, Double Fine avait lancé un Kickstarter
pour un jeu d’aventure point-&-click baptisé Double Fine Adventure 2.
La campagne avait battu absolument tous les records. Les Kickstarter
précédents dépassaient rarement les six chiffres, et Double Fine avait levé un
million en 24 heures. En mars 2012, alors que Microsoft annulait Stormlands,
le Kickstarter de Double Fine se terminait, avec plus de 3,3 millions donnés
par 87 142 contributeurs. Aucun autre jeu vidéo financé sur le même modèle
n’avait obtenu le dixième de cela. Et toute l’équipe d’Obsidian suivait cela de
près.
Avec Kickstarter, un développeur n’avait pas besoin de se reposer sur une
autre société. Les studios n’avaient pas à renoncer à leurs droits sur la
propriété intellectuelle ou à leurs royalties au profit de gros éditeurs. Au lieu
de présenter leurs jeux à des investisseurs ou à des cadres, les développeurs
pouvaient les promouvoir directement auprès des fans. Plus ils
rassembleraient de monde, plus ils auraient d’argent.
La révolution du financement participatif avait réellement commencé.

À Irvine, Feargus Urquhart et les autres propriétaires d’Obsidian


commençaient à discuter de la suite. South Park : le Bâton de la vérité était
toujours en développement, mais ils savaient que ça ne suffisait pas. Si South
Park se retrouvait de nouveau en difficulté, ou s’ils n’obtenaient pas de
nouveau projet une fois celui-ci terminé, la société serait rapidement à court
d’argent. Obsidian devait se diversifier. Et même après avoir licencié une
grande partie de l’équipe de Stormlands, le studio avait toujours deux
douzaines de développeurs sans occupation.
Grâce à Double Fine Adventure et d’autres projets majeurs, le virus
Kickstarter s’était propagé chez Obsidian. Plusieurs employés étaient motivés
par l’idée du financement participatif, y compris deux vétérans : Adam
Brennecke et Josh Sawyer. Ils avaient travaillé sur Stormlands, Brennecke
comme programmeur et Sawyer comme chef de projet, et ils pensaient tous
les deux que Kickstarter serait parfait pour un studio free-lance comme le
leur. Au cours des réunions, alors que la direction essayait de déterminer la
prochaine étape, Brennecke et Sawyer mentionnaient constamment Double
Fine Adventure. Si Tim Schafer pouvait lever 3,3 millions, pourquoi pas
eux ?
Urquhart avait refusé. Il voyait le financement participatif comme une
tentative de la dernière chance. Il était convaincu que la campagne ferait un
flop, qu’ils seraient humiliés, que personne ne leur donnerait un seul dollar.
Selon lui : « Même si vous pensez avoir la meilleure idée au monde, et que
vous y croyez vraiment, au point d’y investir votre argent, vous n’êtes pas sûr
que vous serez suivis. » À la place, il avait demandé à Sawyer, Brennecke et
au reste de l’équipe de Stormlands de mettre en place des présentations pour
des investisseurs et éditeurs extérieurs.
Alors que le printemps devenait été, Obsidian s’est mis à offrir ses
services à presque tous les grands éditeurs de jeu vidéo. La direction du
studio a proposé à Ubisoft et Activision de travailler sur de grosses séries
comme Might & Magic et Skylanders. Ils ont longuement promu (et
brièvement entamé) leur propre version de Prey 2, le projet mort-né de
Bethesda 3. Ils ont même pris quelques idées de Stormlands et les ont
intégrées à un nouvel embryon de projet, Fallen, dirigé par un des
propriétaires d’Obsidian, Chris Avellone 4.
Aucune de ces tentatives n’a abouti. Les gros éditeurs avaient de bonnes
raisons d’être prudents : la Xbox 360 (sortie en 2005) et la PlayStation 3 (en
2006) étaient en fin de vie, et une nouvelle génération de consoles était dans
les tuyaux, mais les analystes et experts prédisaient que celle-ci était
condamnée face à la concurrence grandissante des iPhone et des iPad. Les
éditeurs ne voulaient pas investir des dizaines de millions de dollars dans de
gros jeux sans savoir si le public allait acheter la nouvelle génération de Xbox
One et PS4 5.
En juin 2012, beaucoup d’employés d’Obsidian commençaient à en avoir
assez d’échouer. Certains avaient déjà quitté le studio, et d’autres songeaient
à renoncer. Ceux qui ne travaillaient pas sur South Park se sentaient coincés
dans un purgatoire du développement, passant d’une présentation à l’autre,
sans réelle perspective de travail. « Rien ne donnait le moindre résultat,
commente Brennecke. Je crois que personne n’était vraiment impliqué dans
ces présentations, au final. » Feargus Urquhart commençait à prendre ses
petits-déjeuners avec l’avocat de la société pour envisager de mettre la clé
sous la porte, au cas où ils n’auraient pas trouvé de nouveau projet d’ici la fin
de South Park.
Puis Josh Sawyer et Adam Brennecke ont adressé un ultimatum à
Urquhart : ils voulaient lancer un Kickstarter. Ils préféraient le faire avec
Obsidian, mais si Urquhart continuait à faire barrage, ils démissionneraient,
fondraient leur propre société, et le feraient eux-mêmes. Pour faire passer la
pilule, Sawyer a même ajouté qu’il serait ravi de continuer les présentations
pour les éditeurs, tant que quelqu’un commençait à préparer un Kickstarter.
Heureusement, d’autres vétérans d’Obsidian avaient aussi exprimé un
grand intérêt pour le financement participatif, y compris Chris Avellone, qui
chantait les louanges de Kickstarter depuis des mois, allant même jusqu’à
lancer un sondage auprès des fans d’Obsidian, leur demandant quel genre de
projet ils aimeraient financer 6. Urquhart a cédé et, quelques jours plus tard,
Adam Brennecke était enfermé dans son bureau avec un seul objectif en tête :
créer le Kickstarter parfait.

Une chose s’est immédiatement imposée à tous les rescapés d’Obsidian :


ils devaient faire un RPG à l’ancienne. L’ADN de la société venait en grande
partie de Black Isle, le studio dirigé par Urquhart à l’époque d’Interplay,
connu pour le développement et la publication de RPG tels que Icewind Dale,
Planetscape : Torment et Baldur’s Gate. Ces jeux avaient plusieurs points
communs. Ils étaient tous basés sur le monde et les règles de Donjons et
Dragons, ils mettaient énormément l’accent sur l’histoire ainsi que sur les
dialogues et ils utilisaient tous une caméra fixe, « isométrique », qui
permettait de jouer avec une perspective inclinée, comme celle d’un joueur
d’échecs. Et comme ils utilisaient la même technologie de base, l’Infinity
Engine, ils avaient une jouabilité similaire.
Plus personne ne faisait ce genre de jeux. Les RPG isométriques étaient
passés de mode au milieu des années 2000, remplacés par des jeux dotés de
graphismes 3D, de répliques doublées et présentant beaucoup moins de
conversations. Les éditeurs essayaient surtout de s’approcher de gros succès
comme The Elder Scrolls V : Skyrim, RPG développé en 2011 par Bethesda
qui s’était vendu à plus de 30 millions d’exemplaires 7. Les joueurs se
plaignaient de cette mode depuis un moment. Tous ceux qui avaient grandi en
jouant aux RPG isométriques de Black Isle étaient d’accord : ces jeux étaient
des classiques, et il était dommage que l’industrie les ait oubliés.
Obsidian n’avait pas la licence de Donjons et Dragons, et ne pouvait
donc pas lancer de projectiles magiques ou séjourner en Outreterre, mais au
sein du studio, plusieurs employés avaient travaillé sur Icewind Dale et
Baldur’s Gate et savaient que la création d’un RPG isométrique coûterait
bien moins cher qu’un tout nouveau jeu en 3D. S’ils gardaient une équipe
réduite et parvenaient contre toute attente à lever un ou deux millions de
dollars sur Kickstarter, la vente de quelques centaines de milliers de copies
suffirait à remettre Obsidian à flot.
Adam Brennecke a passé les deux mois suivants à travailler sur une
présentation, compilant PowerPoint et feuilles de calcul en préparation de ce
qu’ils surnommaient Project Eternity. De nombreux brainstormings ont eu
lieu, en présence de Josh Sawyer, Chris Avellone et d’autres vétérans
d’Obsidian, dont Tim Cain, concepteur principalement connu pour son travail
sur le premier Fallout. Avant qu’ils ne puissent lancer le Kickstarter, ils
devaient étudier chaque détail. Ils ont donc passé des semaines à préparer un
calendrier, un budget, et même des paliers de récompenses. « Il y a eu
beaucoup de débats, selon Brennecke. Est-ce qu’on sort une boîte physique ?
Qu’est-ce qu’on met dedans ? Est-ce qu’on fabrique une édition collector ?
Avec quoi à l’intérieur ? » Ils ont décidé que les contributeurs ayant atteint le
palier de 65 dollars sur Kickstarter auraient une boîte. Et pour l’édition
limitée d’une classe folle, il faudrait payer au moins 140 dollars.
En août, Brennecke s’est réuni avec les propriétaires d’Obsidian pour leur
montrer la présentation complète. Ce jeu serait « Donjons et Dragons sans les
trucs pénibles. » Project Eternity reprendrait les meilleurs aspects des RPG
« old-school », ceux que tout le monde adorait, mais se débarrasserait des
fonctionnalités devenues obsolètes après dix ans d’innovations dans le
développement. Brennecke leur a présenté un budget compatible avec un
objectif de 1,1 million sur Kickstarter, mais espérait secrètement qu’ils
pourraient atteindre les deux millions. Les « employés d’Obsidian veulent
faire ce jeu », avait-il écrit. Les propriétaires ont donné leur accord.
Brennecke pouvait assembler une petite équipe et lancer le Kickstarter en
septembre.
À partir de là, Brennecke a sorti Josh Sawyer du monde sinistre des
présentations et lui a dit de commencer à travailler sur la conception du jeu.
Ils savaient que Project Eternity se déroulerait dans un monde de fantasy,
mais à quoi allait-il ressembler ? Brennecke trouvait sympa l’idée de se
concentrer sur l’âme humaine, et Sawyer a continué à explorer cette idée.
Dans le monde d’Eternity, les âmes ne seraient pas qu’une idée
métaphysique ; elles seraient une source tangible de pouvoir pour les
hommes. Le personnage principal serait un Gardien capable de voir dans
l’âme des autres personnes et de lire leurs souvenirs. « J’ai trouvé ce concept
en me disant que le personnage principal serait un Gardien, raconte Sawyer.
Et où va-t-on en partant de là ? On trouvera bien. »
Dans l’idée, vous alliez commencer par personnaliser votre avatar, choisir
une classe (guerrier, paladin, mage, etc.), une race (les classiques de la
fantasy comme les Humains et les Elfes, ainsi qu’une race propre à Eternity,
les « Divins » aux pouvoirs conférés par les dieux) et un ensemble
d’aptitudes et de sorts. Ensuite, vous partiriez explorer le monde d’Eora.
Vous pourriez accepter des quêtes secondaires, recruter des compagnons, et
combattre des monstres avec l’équipement et les armes que vous obtiendriez
en chemin. Le combat se ferait en temps réel, mais dans la veine des RPG
classiques, vous pourriez mettre le jeu en pause et dézoomer pour mettre au
point une stratégie. Comme les anciens jeux, celui-ci ne sortirait que sur
ordinateur. Eternity, tel qu’Obsidian l’envisageait, prendrait les meilleurs
ingrédients de Baldur’s Gate, Icewind Dale et Planetscape Torment pour les
mélanger en un délicieux ragoût.
Les semaines suivantes, Adam Brennecke et Josh Sawyer se sont réunis
chaque jour avec leur petite équipe travaillant sur le Kickstarter. Ils ont étudié
chaque mot, chaque capture d’écran et chaque seconde de leur présentation
vidéo. Ils ont lutté contre les derniers doutes des propriétaires (Était-ce une si
bonne idée ? Et si personne ne participait ?), avant de lancer, le matin du
10 septembre 2012, un compte à rebours sur le site d’Obsidian, promettant
une grande annonce quatre jours plus tard. « C’était enfin notre chance de
sortir du modèle des éditeurs et d’obtenir le financement directement de la
part de ceux qui voulaient jouer à un RPG d’Obsidian, m’a écrit Chris
Avellone dans un mail, cette semaine. Je préfère de loin que les joueurs
soient mes patrons et écouter leurs idées que d’être dirigé par des gens qui
ont moins d’intérêt pour le processus, le genre et, vraiment, d’affection pour
le jeu à long terme. »
Au même instant, une autre équipe d’Obsidian travaillait sur une
présentation pour l’éditeur russe Mail.ru, une des plus grandes sociétés
d’internet en Europe de l’Est. Mail.ru avait observé le succès de World of
Tanks, qui avait rapporté des centaines de millions de dollars en un an,
principalement grâce aux fans d’Europe et d’Asie, et l’éditeur avait hâte de
créer son propre jeu de chars en ligne. Même si les jeux de chars multijoueurs
n’étaient pas l’apanage d’Obsidian (comme Urquhart aimait le dire, c’était
plus une équipe de « ringards du RPG »), les propriétaires de la société y ont
vu une opportunité d’avoir une source stable de revenus, et ont donc imaginé
ce qui serait appelé plus tard Armored Warfare.
Fin 2012, Armored Warfare allait apporter à Urquhart et à son équipe une
importante sécurité financière. Cela signifiait qu’ils ne pariaient pas
absolument tout sur ce Kickstarter. Juste une partie.

Le vendredi 14 septembre 2012, un groupe d’employés d’Obsidian s’est


rassemblé dans le bureau d’Adam Brennecke recroquevillés tout autour de lui
en attendant que l’horloge affiche 10 h. Ils avaient eu une grosse frayeur une
heure plus tôt, quand une alerte rouge avait informé Brennecke d’un
mystérieux « problème avec la campagne », mais un bref coup de fil au Q.G.
de Kickstarter l’avait résolu juste à temps. À 10 h, Brennecke a lancé la
machine. Une fois la page chargée, le compteur était déjà à 800 dollars. Mais
comment ? Ils ont actualisé la page, et ils en étaient à 2 700 dollars. Puis
5 000. En une minute le compteur affichait cinq chiffres.
Si vous aviez visité les bureaux d’Obsidian Entertainment le
14 septembre 2012, vous n’auriez sans doute pas pensé que vous étiez dans
un studio de développement de jeu. On ne développait pas grand-chose ce
jour-là. Vous auriez surtout vu des dizaines de personnes tapotant
frénétiquement leur touche F5, et regardant le Kickstarter de Project Eternity
s’envoler à chaque minute. L’après-midi, après avoir compris qu’ils n’allaient
pas abattre beaucoup de travail ce jour-là, Feargus Urquhart a emmené un
groupe d’employés au Dave & Buster’s d’en face, où ils ont commandé des
bières et commencé à observer silencieusement leur téléphone, actualisant la
page de Kickstarter. À la fin de la journée, ils avaient atteint 700 000 dollars.
Les semaines suivantes ont été un tourbillon de levées de fonds, de mises
à jour et d’interviews. Project Eternity avait atteint son objectif de 1,1 million
de dollars une journée après le lancement du Kickstarter, mais Urquhart et
son équipe n’allaient pas se contenter du minimum : ils voulaient lever autant
d’argent que possible. Des fonds plus importants ne signifieraient pas
forcément que le jeu serait meilleur, mais qu’ils pourraient se permettre
d’engager plus de personnes et de consacrer davantage de temps au projet (ce
qui se traduirait sans doute par un meilleur jeu).
Alors que Brennecke se démenait pour produire des vidéos régulières
détaillant les progrès du Kickstarter, l’équipe a commencé à ajouter de
nouveaux paliers, des fonctionnalités qu’ils incluraient au jeu si la campagne
atteignait certaines sommes. C’est devenu un numéro d’équilibriste. Il était
impossible de savoir combien une fonctionnalité donnée coûterait avant que
la production du jeu commence. Il fallait estimer. Par exemple, Feargus
Urquhart voulait ajouter une seconde ville majeure à Eternity, mais comment
son équipe et lui pouvaient savoir le temps qu’il faudrait pour construire une
autre ville alors qu’ils n’avaient même pas entamé la première ? Ils ont donc
tenté de l’évaluer, en promettant d’ajouter la seconde ville si le Kickstarter
passait la barre des 3,5 millions.
Le 16 octobre 2012, le dernier jour de la campagne Kickstarter, l’équipe
d’Obsidian a organisé une fête pour célébrer leur réussite. Toute la société
était rassemblée dans une salle de conférences (la même où ils s’étaient
trouvés sept mois plus tôt, pour apprendre que Stormlands avait été annulé).
Le rassemblement était filmé pour retransmettre leurs réactions en direct sur
un stream internet. Ils ont bu, chanté et regardé les derniers dollars arriver.
Une fois le compte à rebours achevé, ils avaient 3 986 794 dollars, soit
presque quatre fois leur objectif initial et le double de la prévision d’Adam
Brennecke, le plus optimiste du lot.
Avec les soutiens supplémentaires reçus via PayPal et sur le site
d’Obsidian, leur budget final était de 5,3 millions 8.
La société d’Urquhart avait parié que les fans voudraient donner
beaucoup d’argent pour un RPG classique que les éditeurs n’auraient jamais
financé, et cela avait porté ses fruits. En à peine six mois, grâce à Armored
Warfare et Project Eternity, la trajectoire d’Obsidian s’était inversée. La
société n’était plus au bord du gouffre. Ils se sentaient enfin libres de faire ce
qu’ils voulaient, plutôt que d’obéir aux demandes d’un éditeur.
À présent, ils n’avaient plus qu’à faire un jeu.

Une semaine après la fin du Kickstarter, une fois l’agitation retombée et


les gueules de bois passées, Josh Sawyer a publié une courte vidéo pour les
contributeurs. « Le Kickstarter est terminé. Merci. Mais il est temps de se
mettre au travail. »
Le travail, pour Sawyer et le reste de l’équipe, c’était entrer dans la
préproduction, la période de développement où ils allaient essayer de
répondre à des questions fondamentales au sujet d’Eternity. Ils savaient qu’ils
voulaient créer un jeu similaire à Baldur’s Gate, mais s’ils ne pouvaient pas
utiliser les règles de Donjons et Dragons, à quoi leurs personnages allaient-ils
ressembler ? Quelles aptitudes aurait chaque classe ? Comment les combats
allaient-ils se dérouler ? Combien de quêtes seraient disponibles ? Quelle
taille aurait le monde ? Quelles techniques de dessin les graphistes allaient-ils
utiliser ? Qui allait écrire l’histoire ? Quelle taille ferait l’équipe ? Quand le
jeu allait-il sortir ?
Josh Sawyer, mordu d’histoire et cycliste acharné aux bras marqués par
d’imposants tatouages, avait pris le rôle de chef de projet, le même que sur
Stormlands. Ses collègues le décrivent comme un chef avec une vision forte
et une tendance à s’y tenir, même s’il prend la mauvaise voie. « Josh est de
loin celui qui prend la meilleure décision du premier coup, selon Bobby Null,
level designer en chef. Il a raison 80 ou 85 % du temps… Et il est prêt à se
battre aussi durement que possible s’il pense en avoir besoin, ce qui n’est pas
facile quand il y a de grosses sommes dans le jeu. »
Et son adversaire principal était Adam Brennecke, qui endossait la double
casquette de producteur exécutif et de programmeur en chef. Brennecke,
joueur de foot accommodant doté de sourcils expressifs, aime se décrire
comme « le ciment », la personne devant s’assurer que toutes les pièces
d’Eternity s’assembleraient correctement. Il était aussi responsable du budget.
Durant les premières semaines suivant la fin du Kickstarter, il devait préparer
un calendrier et estimer exactement quelles sommes l’équipe pouvait
dépenser sur chaque aspect du jeu. Il était donc l’ennemi naturel de Sawyer,
qui tentait d’imposer autant d’idées ambitieuses qu’il le pouvait.
Tôt dans la préproduction, Sawyer a tenu bon sur de grosses décisions,
plus spécifiquement la taille du soft. Les anciens jeux sur Infinity Engine, où
l’équipe allait chercher l’inspiration sur son temps libre, avaient tous des
mondes divisés en cartes individuelles, chacune remplie d’objets et
d’ennemis. Le plus grand de ces jeux, Baldur’s Gate 2 comprenait presque
200 cartes uniques. Pour envisager l’étendue de Project Eternity, Sawyer et
Brennecke devraient déterminer combien de cartes y figureraient. Brennecke
en avait prévu 120, mais Sawyer n’était pas d’accord. Il en voulait 150. Et
Sawyer ne lâchait rien, même si tout le monde savait que ça coûterait plus
cher. « Dans ma façon de voir la relation entre production et direction, il y a
nécessairement un peu d’antagonisme, commente Sawyer. Pas d’hostilité,
mais le chef de projet dit : “Je veux faire ça, je vais signer ce chèque.” Mais
c’est la production qui tient le carnet de chèques. »
Grâce au crowdfunding, Brennecke avait plus de 4 millions de dollars
dans ce carnet, ce qui représentait beaucoup d’argent pour un projet
Kickstarter. Mais comparée aux budgets de grands jeux vidéo, qui peuvent
dépasser les centaines de millions, la somme était minuscule. En utilisant la
base de 10 000 dollars par personne et par mois, le budget d’Eternity pouvait
alimenter une équipe de 40 personnes durant dix mois. Ou une équipe de 20
personnes pendant 20 mois. Quatre millions de dollars pouvaient même
financer une équipe de deux personnes pendant 200 mois, même si les
contributeurs du Kickstarter n’apprécieraient sans doute pas d’attendre leur
jeu 17 ans.
Mais tout ça, c’était théorique. Dans la vraie vie, ce genre de calcul n’est
jamais aussi précis. Une équipe de développement s’agrandit et se rétrécit
tous les mois en fonction de ses besoins, et le budget s’ajuste en fonction.
Brennecke allait donc devoir gérer un calendrier vivant, qui changerait d’un
jour à l’autre en fonction de ce qu’ils faisaient. Ces calendriers sont toujours
malléables : ils doivent prendre en compte les itérations, les erreurs humaines
et le fait que la créativité puisse être très sporadique. « En plus de cela, on
s’attend à ce que nous devenions meilleurs et plus efficaces au fil du temps et
que les outils [de développement] s’améliorent. »
Le nombre de cartes allait faire une énorme différence. Construire 150
cartes au lieu de 120 signifierait plusieurs mois supplémentaires de travail, ce
qui allongerait le calendrier, et coûterait beaucoup d’argent à Obsidian. Mais
Sawyer refusait de céder. « Avec le recul, je pense que c’est ce qui donne
notre patte à nos œuvres, raconte Brennecke. C’est en prenant ce genre de
décisions folles, où on se dit : “On peut le faire. On va trouver un moyen.” »
Alors que Brennecke et Sawyer s’affrontaient sur la taille de Project
Eternity, l’équipe graphique avait ses propres problèmes. Durant des années,
les graphistes et les animateurs d’Obsidian avaient utilisé un programme
appelé Softimage pour créer des graphismes en 3D, mais en 2012, il était
obsolète ; il lui manquait des fonctionnalités essentielles pour lutter contre ses
concurrents. (Il a par ailleurs été abandonné en 2014.) Pour se moderniser,
certains des propriétaires d’Obsidian et Rob Nesler, le directeur artistique, ont
décidé de passer à Maya, un outil graphique 3D plus populaire qui
fonctionnerait plus efficacement avec le moteur de leur jeu, une version
modifiée d’Unity 9.

Sur le long terme, Nesler savait que c’était le bon choix, mais ce ne serait
pas sans peine. Il faudrait des semaines pour que l’équipe artistique apprenne
à utiliser correctement Maya, et la production mettrait encore plus de temps à
démarrer. « Les gens aiment dire : “Oh, c’est juste un logiciel de plus, vous
allez apprendre à l’utiliser”, selon Nesler. Mais pour apprendre à le maîtriser
complètement, il faut savoir planifier chaque tâche, il faut atteindre un niveau
permettant de résoudre les problèmes avec ce logiciel… Cela prend du temps,
des mois ou des années pour être capable de communiquer précisément la
durée nécessaire à une tâche donnée. »
Sans la capacité d’estimer la durée de tâches graphiques basiques, les
producteurs ne pourraient pas fournir un calendrier précis ; ils ne pourraient
pas évaluer le coût d’un projet. Quatre millions de dollars ne mèneraient pas
loin si l’équipe mettait six mois à faire chaque carte. S’ils travaillaient avec
un éditeur, ils auraient éventuellement pu renégocier leur contrat pour
soutirer quelques dollars de plus, mais ce n’était pas une possibilité pour
Eternity. « Le budget, c’était le budget, raconte Justin Bell, directeur audio.
Nous ne pourrions pas retourner voir les contributeurs et leur dire : “Donnez-
nous plus d’argent.” Ça renverrait une mauvaise image. Alors, il n’y avait pas
beaucoup de marge de négociation. »
En raison du passage à Maya, et de l’inexpérience de l’équipe en matière
de RPG isométriques, il a fallu davantage de temps pour que les premiers
prototypes d’Eternity prennent forme. Au début, ils étaient trop sombres, trop
terreux et trop différents des autres jeux sur Infinity Engine. Après des
discussions houleuses et de longues périodes d’itération (pendant lesquelles
on teste certaines parties du jeu en boucle), l’équipe artistique a commencé à
apprendre qu’il y avait certaines règles à suivre pour ce genre de jeu. Par
exemple, il ne fallait jamais mettre d’herbes hautes, parce qu’elles
cacheraient les cercles de sélection apparaissant sous les personnages
principaux d’Eternity. De l’herbe courte permettrait au joueur ou à la joueuse
de mieux suivre son équipe. Un autre impératif : les étages devaient être aussi
plats que possible. Les cartes comprenant différents niveaux d’élévation
étaient particulièrement délicates à réaliser. Il faudrait généralement
commencer de la section ouest ou zud d’un écran, et se déplacer vers le nord
ou l’est, pour que chaque carte ait le même degré d’élévation. Si le joueur
entrait dans une pièce et voyait un escalier montant vers le sud, il serait
désorienté, à la manière d’un tableau d’Escher.
Dans les mois qui ont suivi le Kickstarter, l’équipe grandissante de
Project Eternity s’est disputée sur des dizaines de décisions créatives du
même genre. Ils ont réduit l’ampleur et retiré des fonctionnalités en essayant
de trouver une façon optimale de construire chaque zone. « Dans un jeu, il est
difficile d’évaluer quelque chose, surtout le facteur “fun” avant de
commencer à jouer, selon Brennecke. Vous vous dites : “Il y a quelque chose
qui cloche. Qu’est-ce qui ne va pas dans ce jeu ?” C’est là que Josh et moi
intervenons pour analyser calmement ce qui pose problème. »
Après avoir produit quelques prototypes techniques, le premier objectif
majeur de l’équipe a été de réaliser une « tranche », une petite portion du jeu
conçue pour ressembler autant que possible au produit fini. Lors d’un
développement classique, financé par des éditeurs, il est très important de
présenter une tranche impressionnante, car si l’éditeur n’approuve pas, le
studio n’est pas payé. « Quand vous vous concentrez sur un éditeur, vous
vous y prenez souvent [volontairement] très mal, raconte Bobby Null, level
designer en chef. C’est de la poudre aux yeux : vous trichez afin
d’impressionner l’éditeur pour qu’il continue à payer les factures. » Mais
avec Eternity, l’équipe n’avait besoin de berner personne. Les chèques étaient
déjà déposés. Ils pouvaient envisager la tranche de la « bonne » manière,
dessiner des modèles et concevoir des zones avec les méthodes qu’ils
utiliseraient pour réaliser le jeu final, ce qui leur permettait de gagner du
temps et de l’argent.
Il n’y avait pas de gros éditeur qui exigeait un rapport de progression,
mais Obsidian se sentait obligé de fournir des mises à jour régulières aux
74 000 contributeurs de Kickstarter qui avaient financé Eternity. En
s’adressant directement aux fans, ils pouvaient être honnêtes et ne pas se
soucier de la stratégie de communication rigide d’un éditeur. Mais cela les
obligeait à être honnêtes tout le temps.
Environ chaque semaine, l’équipe d’Obsidian publiait une nouvelle mise
à jour avec les détails de ce qu’ils faisaient, partageait des illustrations
extravagantes et des extraits de dialogues savoureux. Certains de ces rapports
étaient incroyablement fournis, avec des images de feuilles de calcul (des
feuilles de calcul !) et des explications détaillées concernant le système de
combat ou la conception des personnages. Cela impliquait des retours
immédiats, un aspect parfois difficile à gérer. « On apprend vite à encaisser »,
raconte Kaz Aruga, concept artist.
Les développeurs d’Eternity, comme la plupart des créateurs de jeux,
avaient l’habitude de travailler en isolement, et de n’avoir des retours du
monde extérieur que lorsqu’ils sortaient une nouvelle bande-annonce ou
qu’ils se promenaient dans un salon spécialisé. Avec Kickstarter, ils
recevaient les critiques en temps réel, ce qui les aidait à améliorer le jeu
d’une manière encore jamais vue. Josh Sawyer, qui lisait les forums des
contributeurs presque chaque jour, assimilait en permanence les retours des
fans, au point d’annuler tout un système de jeu après avoir lu l’argumentation
irréfutable d’un contributeur détaillant pourquoi il ne fallait pas l’intégrer. (À
savoir, un système de durabilité des objets, qui aurait été pénible et lassant,
selon Sawyer.)
Certains contributeurs étaient francs et exigeants, au point de réclamer un
remboursement s’ils n’aimaient pas la direction prise par Eternity. D’autres
étaient énergiques, constructifs et les soutenaient. Certains ont même envoyé
des colis remplis de gourmandises à Obsidian. « C’était vraiment sympa,
raconte Darren Monahan, un des propriétaires d’Obsidian. On avait
l’impression que 300 ou 400 autres personnes travaillaient sur le jeu, et ce,
sans rien de concret. »
Vers le milieu de l’année 2013, l’équipe d’Eternity a terminé la tranche et
est passée de la préproduction à la production, la phase où ils allaient créer le
plus gros du jeu. Les graphistes s’étaient habitués aux outils ; Josh Sawyer et
les autres designers avaient conçu des systèmes comme ceux de la magie et
l’artisanat, et les programmeurs avaient terminé les fonctions essentielles
comme le mouvement, le combat et la gestion de l’inventaire. Les level
designers avaient des ébauches et des croquis pour la plupart des zones. Mais
le jeu avait tout de même du retard.
Le plus gros problème restait le scénario de Project Eternity, qui
s’écrivait bien plus lentement que prévu. Sawyer et Brennecke avaient confié
l’histoire principale à Eric Fenstermaker, auteur chez Obsidian depuis 2005.
Le gros problème était que Fenstermaker était aussi chef de la narration sur
South Park : le Bâton de la vérité, un jeu en plein changement d’éditeur, et
qui souffrait de ses propres soucis de développement. Eternity était prévu
pour plus tard, et South Park était devenu la priorité.
Fenstermaker avait trouvé des idées très pointues pour Eternity et
l’équipe avait déjà écrit une grande partie de l’univers, mais avait clairement
besoin d’aide pour terminer l’histoire et les dialogues. En novembre 2013,
l’équipe a intégré Carrie Patel, une romancière sans expérience dans le jeu
vidéo, comme première auteure à temps plein sur Eternity. « Écrire l’histoire
en arrivant après coup était difficile, raconte Patel. Le scénario était assemblé
ainsi : il y avait une kyrielle de traitements créés par différentes personnes en
préproduction, et il fallait essayer d’en prendre le meilleur pour en faire une
histoire. Ça présentait des défis qui n’auraient pas existé si on s’était dit : “On
va simplement écrire le scénario et voir en cours de route.” »
Patel a été fascinée par le passage au jeu vidéo. Écrire une œuvre
vidéoludique était une expérience tellement différente de la création d’un
roman : l’histoire y progresse de manière beaucoup plus linéaire. Dans un jeu
comme Eternity, les joueurs pouvaient voir leur histoire comme un arbre
plutôt que comme une route, et chaque joueur évoluait sur une branche
différente. Presque toutes les conversations d’Eternity permettaient aux
joueurs de choisir leur réplique, et l’histoire devait tenir compte de chaque
possibilité. Par exemple, plus tard dans le jeu, le joueur devait décider quel
dieu il allait soutenir lors de sa quête pour retrouver le maléfique prêtre
Thaos. Patel et le reste de l’équipe devaient imaginer des dialogues pour le
scénario de chaque divinité, sachant que chaque joueur n’en verrait sans
doute qu’un seul.
À la fin de l’année 2013, Obsidian a décidé de sortir une petite bande-
annonce pour fournir un aperçu de ce que l’équipe préparait. Adam
Brennecke s’est mis à monter la vidéo, alors que le concept artist Kaz Aruga
était chargé de créer le logo. Pour Aruga, un autre nouveau venu dans
l’industrie, qui avait travaillé sur les dessins animés Star Wars avant de
rejoindre Eternity, c’était une perspective terrifiante. Il œuvrait chez Obsidian
depuis moins d’un an, mais il était à présent confronté à l’une des parties les
plus importantes du jeu : l’image qui serait non seuleement présente partout
dans Eternity, mais également dans la totalité des produits dérivés pour les
années à venir.
C’était éreintant. Chaque jour, Aruga recevait différents retours des chefs
de service chez Obsidian. Des retours souvent contradictoires, ce qui poussait
Aruga à se demander comment contenter tout le monde. « J’étais dans une
cocotte-minute, raconte-t-il. C’était une expérience formatrice. » Il a fallu
plus de 200 croquis avant qu’Aruga trouve enfin un logo satisfaisant pour
toute l’équipe.
Le 10 décembre 2013, Brandon Adler, chef de production, a posté une
mise à jour sur Kickstarter. « Grâce à tout le travail de l’équipe, nous sommes
fiers de présenter la première bande-annonce de Projet Eternity tournant sur
le moteur du jeu. » Celle-ci montrait quelques aperçus du gameplay,
accompagnés d’un chœur épique. Des mages jetaient des flammes sur des
araignées géantes. Un ogre abattait son marteau sur un groupe d’aventuriers.
Un énorme dragon crachait des boules de feu. Et à la fin, le logo d’Aruga
apparaissait : d’imposants piliers d’onyx encadrant le nouveau nom officiel
du projet : Pillars of Eternity.
Les gens ont été ravis. Le jeu semblait sorti du début des années 2000,
ressemblait à Baldur’s Gate et à tous ces vieux jeux sur Infinity Engine qui
avaient tant manqué aux gens au cours de la décennie passée, mais avec des
graphismes bien plus beaux et fins. « Oh, mon Dieu », a écrit un contributeur.
« Les scènes en intérieur ont l’air absolument magnifiques ! en a écrit un
autre. Enfin, celles en extérieur aussi. »
Enthousiasmée par ces réactions positives, l’équipe d’Eternity a entamé
l’année 2014 avec l’impression que le projet avait de l’élan, même si la
charge de travail à venir était intimidante. Le calendrier de Brennecke les
conduisait à une sortie en novembre 2014, alors qu’il restait encore beaucoup
à faire. Même sans un joli monde en 3D, Pillars of Eternity était devenu
titanesque, surtout grâce à Josh Sawyer, qui avait imposé 150 cartes.
Avec beaucoup de jeux, lorsque le calendrier devient un peu serré, les
producteurs essaient souvent de retirer des fonctionnalités ou des zones qui
ne leur paraissent pas essentielles. Mais avec Pillars of Eternity, Adam
Brennecke n’avait qu’un seul problème : Obsidian avait déjà promis
beaucoup de ces fonctionnalités aux fans. Au cours du Kickstarter, les
développeurs avaient mis en avant le fait d’avoir un immense donjon
optionnel de 15 étages qu’ils devaient à présent construire, peu importe le
nombre de nuits blanches nécessaires. Et ensuite, il y avait cette seconde
grande ville.
Obsidian avait déjà terminé la première, la Baie du défi, et elle avait l’air
superbe. Elle était complexe, variée, et centrale dans l’histoire. Et à présent
que les développeurs avaient terminé le complexe processus de conception et
de modélisation des divers quartiers composant la Baie du défi, l’idée de bâtir
une seconde ville leur donnait la nausée. « Tout le monde a regretté qu’on ait
promis ça, raconte Feargus Urquhart. Au final, ce n’était pas nécessaire. »
« Il aurait sans doute été plus facile de rajouter des quartiers à la grande
ville, selon Josh Sawyer. Et, question progression, vous traversez toute la
Baie du défi, puis un bout de terres sauvages, et vous vous retrouvez dans une
autre ville. Et là, c’est un peu : “Non, mais on est à l’acte trois, laissez-moi
sortir d’ici !” » Et pourtant, ils s’y étaient engagés. Il fallait mettre une
seconde ville. Alors, ils ont construit les Ormes jumeaux, sachant que s’ils
n’intégraient pas tous les éléments promis dans le Kickstarter, les fans se
sentiraient trahis.
En mai 2014, Obsidian a encore dû changer son fusil d’épaule. Il avait
conclu un accord avec l’éditeur Paradox afin de les aider pour le marketing et
la communication, et selon cet accord, l’équipe devait aller à l’E3, un salon
du jeu vidéo annuel où les développeurs s’amassent pour montrer leurs
nouveaux projets. Une présence à la Mecque annuelle du jeu vidéo serait
énorme pour Pillars of Eternity, mais cela signifiait aussi que l’équipe devrait
passer des semaines à travailler sur une démo fonctionnelle et peaufinée qui
pourrait passer pour le jeu final.
Les directeurs du projet ont décidé de limiter cette démo à des sessions en
huis clos avec les développeurs d’Obsidian, à la souris, plutôt que sur un
stand où tout le monde pourrait jouer. Ainsi, il n’y avait pas de risque qu’un
joueur crée un bug ou un crash en cliquant au mauvais endroit. Adam
Brennecke a également décidé que la démo inclurait une portion de jeu sur
laquelle ils devaient travailler de toute façon. « Ma politique pour l’E3 et
pour la tranche est la suivante : il faut utiliser quelque chose qui sera dans le
jeu final, pour que le travail ne serve pas à rien, raconte Brennecke. J’ai
travaillé sur beaucoup de projets où la démo n’avait rien à voir avec le jeu.
[On se dit] : “Mais pourquoi on fait ça ? C’est une telle perte de temps !” »
Brennecke avait décidé qu’ils montreraient la première demi-heure du
jeu, où le personnage principal de Pillars of Eternity traverse une forêt avec
une caravane d’étrangers. Des ennemis leur tendent une embuscade, et le
protagoniste s’enfuit à travers un labyrinthe de grottes, où il ou elle vainc des
monstres, se faufile entre les pièges, et tombe sur une secte qui se livre à un
étrange rituel. C’était une section avec de l’histoire, du combat, et un
cliffhanger à la fin. En d’autres termes, c’était la démo parfaite. « J’ai dit :
“On va la peaufiner 10 à fond”, raconte Brennecke. Tout ce temps va servir à
quelque chose. C’est le début du jeu qui a besoin d’être peaufiné, alors, on va
le faire à fond. »
Quand l’E3 est arrivée, Brennecke et son équipe ont passé trois jours
d’affilée dans un petit stand très chaud, à répéter toutes les demi-heures une
série de réponses apprises à des groupes de journalistes. La monotonie de
l’acte a été récompensée par une excellente couverture médiatique. Les
journalistes, particulièrement ceux qui avaient aimé les jeux comme Baldur’s
Gate, ont immédiatement été convaincus par le potentiel de Pillars of
Eternity. Sur le site PCWorld, on pouvait lire : « Je n’ai aucun doute, ce sera
un grand jeu, si Obsidian parvient à éviter les pièges dont il est coutumier : à
savoir, les bugs, les séries de quêtes avortées, etc. », comme le rapportait un
journaliste.
Après l’E3, l’équipe de Pillars a dû construire une autre version publique
du jeu : la bêta des contributeurs. Brennecke et Sawyer voulaient que Pillars
of Eternity soit jouable pour le public à la Gamescom, un salon allemand où
des dizaines de milliers de joueurs européens se rassemblent chaque année.
Ils trouvaient injuste que le public de la Gamescom puisse essayer le jeu
avant ceux qui l’avaient financé, alors l’équipe a décidé de donner la démo
aux contributeurs du Kickstarter en même temps. Ils avaient donc une date
butoir : le 18 août 2014.
Les deux mois suivant l’E3 ont été un brouillard de longues heures de
bouclage (le « crunch ») et l’équipe passait soir après soir au bureau, pour
finir tout ce dont ils avaient besoin pour la bêta des contributeurs. Alors que
le 18 août se rapprochait, Adam Brennecke s’est rendu compte que le jeu
n’était pas en grande forme, et bien entendu, quand Obsidian a donné l’accès
de Pillars aux contributeurs, les critiques ont été immédiates. « On a eu
beaucoup de premières impressions négatives parce qu’il y avait des bugs,
malheureusement, raconte Brennecke. Je crois que [la bêta] aurait eu besoin
d’un mois de plus avant d’être lancée. » Il manquait des descriptions d’objets,
les combats n’étaient pas assez équilibrés, les modèles des personnages
disparaissaient quand un joueur faisait entrer son personnage dans un donjon.
Les joueurs étaient satisfaits des thèmes et des mécaniques centrales, mais la
bêta était si instable qu’elle laissait un goût amer dans la bouche.
En septembre, presque toute l’équipe avait compris qu’une sortie en 2014
serait difficile. Il n’y avait pas que la bêta des contributeurs : tout le jeu devait
être retravaillé. Obsidian devait peaufiner, optimiser, passer plus de temps à
retirer des bugs et s’assurer que toutes les zones du jeu étaient à la fois
intéressantes et amusantes à jouer. « Tout le monde se regarde : “On en est
encore loin. On n’y est pas encore”, raconte Justin Bell, directeur audio. Il
faut être capable de jouer dès le début du jeu jusqu’à la fin et avoir
l’impression d’une expérience complète, et on n’en est pas là du tout. »
Adam Brennecke et Josh Sawyer ont demandé une réunion à Feargus
Urquhart. Lors d’un déjeuner au Cheesecake Factory, l’un de ses repères
favoris, Brennecke et Sawyer ont expliqué qu’une sortie en novembre serait
un désastre. Ils avaient besoin de plus de temps. Oui, l’argent du Kickstarter
était épuisé, et il faudrait piocher dans les réserves d’Obsidian, mais pour un
jeu comme Pillars of Eternity, le plus important du studio en date, cet
investissement supplémentaire semblait nécessaire. Urquhart n’était pas
d’accord, mais Brennecke et Sawyer ont insisté. Pour eux, la décision était
déjà prise.
« Feargus nous a demandé de nous asseoir, raconte Brennecke. Il a dit :
“Si le jeu ne sort pas en mars, vous serez virés une fois le projet fini.” »
En se remémorant cette pression, Brennecke rit. « D’accord, on va le
faire. »

Dans le développement de jeu vidéo, il est très fréquent que tout


s’assemble à la dernière minute. Les dernières heures ont quelque chose de
spécial. Dans les derniers mois et semaines d’un développement, le chaos
règne en maître alors que l’équipe s’efforce de peaufiner, tester et intégrer les
derniers éléments qu’elle a imaginés. Et soudain, il se passe quelque chose.
Ça peut être les effets visuels, ou les répliques audio, ou l’optimisation qui
permet d’avoir un frame rate aussi stable que possible. En général, c’est tout
à la fois : un moment divin où des pièces hétéroclites s’assemblent en un tout
enfin complet.
Pendant cette période de bouclage, toute l’équipe de Pillars of Eternity
s’est démenée sans arrêt pour que le jeu sorte. La taille du jeu a rendu la
chasse aux bugs particulièrement difficile. Les testeurs qualité d’Obsidian
devaient jouer la totalité de Pillars, ce qui prenait jusqu’à 80 heures, pour
explorer le monde autant que possible. Ils savaient qu’il serait impossible de
trouver et réparer la totalité des bugs. Les programmeurs devaient faire de
leur mieux pour l’instant, puis faire des heures supplémentaires une fois le
jeu sorti et les premiers retours des joueurs envoyés 11. Obsidian n’avait pas à
se préoccuper des consoles, le jeu n’était sorti que sur ordinateur, mais
l’optimisation de Pillars pour lui permettre de tourner sur tant de types de
machines différentes présentait un énorme défi. « Nous avions beaucoup de
problèmes de mémoire, raconte Brennecke. Le jeu arrivait vite à court de
mémoire, et nous avons dû trouver un moyen d’avoir un jeu stable sur la
plupart des machines. » Retarder le jeu à mars 2015 a fini par engloutir
1,5 million des réserves d’Obsidian, mais Urquhart concède que c’était le bon
choix. Le temps supplémentaire, combiné aux efforts répétés de toute
l’équipe, a donné un jeu bien plus abouti.
En mars 2016, Obsidian a sorti Pillars of Eternity. Les critiques l’ont
adoré. « C’est le RPG le plus captivant et le plus gratifiant auquel j’aie joué
sur PC depuis des années », a écrit un journaliste 12. Outre leurs contributeurs
au Kickstarter, Obsidian a vendu plus de 700 000 exemplaires de Pillars dans
la première année de sa sortie, dépassant la plupart des attentes et assurant
immédiatement la possibilité d’une suite. « Ce qu’il y avait de super dans ce
projet, c’est que c’était une histoire de passion pour tout le monde, commente
Justin Bell. Et c’était à cause de cette histoire avec Stormlands. Il est sorti des
cendres de cette catastrophe chez Obsidian. Et tout le monde était déterminé à
faire quelque chose d’aussi spécial que possible, avec la seule force de leur
volonté. »
Mais le développement de Pillars of Eternity ne s’est pas arrêté à sa
sortie. Les mois suivants, l’équipe n’a cessé de patcher les bugs et a ensuite
sorti une extension en deux parties, The White March. Sawyer a continué à
travailler sur des patchs d’équilibrage pendant un an après la sortie, en
ajustant les attributs et les aptitudes des classes en réaction aux retours des
fans. Et l’équipe a continué à interagir avec les contributeurs sur Kickstarter,
en les tenant au courant des derniers patchs et des autres projets sur lesquels
Obsidian travaillait. « Comme 80 000 personnes ont dit qu’ils voulaient ceci,
et nous ont offert une nouvelle vie, nous avions énormément de respect pour
eux. Cela signifiait beaucoup de leur part de nous donner tant d’argent,
raconte Rob Nesler. Il y avait une pureté dans tout cela, et j’espère qu’on
pourra recommencer. »
Pour moins de six millions, Obsidian avait créé un des meilleurs RPG de
l’année 2015, un jeu qui allait remporter plusieurs récompenses et cimenter
l’avenir d’Obsidian en tant que studio indépendant. La société avait évité la
catastrophe. Et elle avait construit une licence qui lui était enfin propre, avec
des droits et des royalties qui allaient directement chez Obsidian plutôt que
chez un gros éditeur. (Paradox, l’éditeur qui a participé au marketing, à la
distribution et à la localisation, ne possède pas les droits de Pillars of
Eternity.) Alors que l’équipe buvait à son succès lors d’une fastueuse soirée
de lancement dans une boîte de nuit de la Costa Mesa, Urquhart s’est adressé
à la foule, pour lui dire combien il était fier et soulagé. Presque trois ans plus
tôt, il avait dû licencier des dizaines d’employés, mais à présent, ils pouvaient
faire la fête. Leur pari avait payé. Ils avaient gagné. Après des années
d’incertitudes et de dépendances à d’autres sociétés, Obsidian pouvait enfin
exister seule.
Au cours de l’été 2016, j’ai visité les bureaux d’Obsidian pour ce livre,
alors que l’équipe se préparait à lancer une campagne de financement
participatif pour la suite de Pillars of Eternity. J’ai pu regarder une version
préliminaire de la bande-annonce, qui montrait un dieu géant détruisant la
forteresse de Caed Nua, une zone que les fans du premier jeu connaissent
bien. J’ai écouté les développeurs d’Obsidian se disputer et essayer de
s’entendre sur la direction de la suite et leur façon d’approcher une nouvelle
campagne. Ils n’ont pas repris Kickstarter, mais se sont tournés vers Fig, un
site de financement participatif dont Feargus Urquhart a participé à la
création.
Obsidian voulait revenir à cette méthode de financement, pas uniquement
pour compléter les bénéfices du premier Pillars, mais aussi pour maintenir
l’esprit d’une communauté active. Même si les contributeurs étaient parfois
pénibles, les développeurs de Pillars of Eternity avaient aimé interagir avec
les fans et obtenir des retours immédiats. Pour le second opus, ils voulaient
avoir la même approche, même s’ils ne s’attendaient pas à un succès aussi
fou que la première fois. « Même si nous redemandons de l’argent,
commente Urquhart, on ne s’attend pas à ce que les gens se mobilisent avec
autant d’intensité. »
Six mois plus tard, le 26 janvier 2017, Obsidian a lancé son Fig pour
Pillars of Eternity II, avec un objectif de 1,1 million de dollars. Ils ont été
financés en 22 heures et 57 minutes. À la fin de la campagne, ils avaient levé
4 407 598 dollars, presque un demi-million de plus que pour le premier
Pillars. Cette fois, ils n’ont pas promis de seconde grande ville.
Mais Obsidian n’avait pas encore résolu tous ses soucis financiers. Peu
après le lancement du Fig, le studio a annoncé que son partenariat avec
Mail.ru était terminé pour le jeu Armored Warfare et qu’il devait licencier
certains membres de cette équipe. Mais pour Feargus Urquhart et son équipe
de développeurs, comprendre comment financer leur propre jeu vidéo n’était
plus vraiment un problème.

1. THQ a cessé son activité neuf mois plus tard, en décembre 2012, écoulant tous ses projets dans
une vente aux enchères le mois suivant. South Park : le Bâton de la vérité est passé dans
l’escarcelle d’Ubisoft.
2. Double Fine a finalement sorti le jeu sous le titre de Broken Age en 2015, après trois années de
développement douloureuses, que le studio raconte dans une excellente série de petits films.
3. Tout d’abord développé par Human Head Studios, le projet baptisé Prey 2 a changé plusieurs
fois de mains avant d’être finalement rebooté par Arkane Studios sous le nom de Prey, sorti en
mai 2017.
4. Fallen s’est ensuite métamorphosé en un RPG appelé Tyranny, qu’Obsidian a sorti en
novembre 2016.
5. Comme nous le verrons dans plusieurs chapitres de ce livre, les analystes se trompaient
complètement. La PS4 et la Xbox One ont toutes deux connu un beau succès.
6. Avellone s’était même associé à Brian Fargo, fondateur d’Interplay et ami de longue date du
studio, pour lancer le Kickstarter d’un jeu baptisé Wasteland 2.
7. Des chiffres donnés par Todd Howard, producteur de Skyrim, lors d’une interview donnée au
site Glixel en novembre 2016.
8. Cependant, fournir et envoyer des récompenses Kickstarter comme des T-shirts ou des portraits
allait grever cette somme de centaines de milliers de dollars. Le budget réel était plus proche des
4,5 millions.
9. Un moteur, terme sur lequel nous reviendrons plus en détail dans le chapitre 6, est un ensemble
de codes réutilisable qui aide les développeurs à créer des jeux. Unity est un moteur tiers souvent
utilisé par les studios indépendants.
10. « Peaufiner », dans le jargon du jeu vidéo, signifie généralement réparer les bugs, régler les
détails et toutes ces petites choses qui rendent un jeu fluide et agréable à jouer.
11. Un bug particulièrement malicieux et aléatoire, découvert quelques jours après le lancement de
Pillars of Eternity, effaçait toutes les statistiques d’un personnage si un joueur double-cliquait sur
un objet avant de l’équiper. Josh Sawyer commente : « Parfois, quand un jeu sort, vous voyez un
bug et vous vous dites : “Mais comment ça a pu passer à travers ?” »
12. Andy Kelly, « Pillars of Eternity review », PC Gamer, 26 mars 2015.
2

Uncharted 4

Les jeux vidéo, comme beaucoup d’œuvres d’art, sont un reflet de leur
créateur. The Legend of Zelda trouve sa source dans les souvenirs
d’excursions spéléologiques que Shigeru Miyamoto faisait quand il était
enfant. Doom est issu d’une campagne de Donjons et Dragons où John
Romero et John Carmack ont permis à leur monde fictif d’être envahi par des
démons. Et Uncharted 4, ultime opus de la série d’aventures à la Indiana
Jones mettant en scène l’espiègle Nathan Drake, est l’histoire d’un homme
qui passe beaucoup trop de temps au travail.
Naughty Dog, le studio de développement derrière Uncharted, partage
bien plus que les initiales de son héros mal rasé. Dans l’industrie du jeu
vidéo, Naughty Dog a deux réputations bien distinctes. L’une est que son
équipe est la crème de la crème, capable de raconter les meilleures histoires,
mais aussi de créer des jeux si magnifiques que ses concurrents se demandent
publiquement quel genre de magie noire le studio utilise. L’autre est qu’ils
sont adeptes du « crunch ». Pour développer des jeux comme Uncharted et
The Last of Us, les employés de Naughty Dog ont travaillé d’innombrables
heures et sont restés au bureau jusqu’à deux ou trois heures du matin lors des
infernales périodes de bouclage qui s’imposaient avant chaque grande étape
du développement. Tous les studios connaissent le crunch, mais rares sont
ceux qui s’y adonnent autant que Naughty Dog.
Au début d’Uncharted 4, Nathan Drake a laissé derrière lui sa vie de
chasses au trésor explosives et s’est installé dans une routine ordinaire,
passant ses soirées à manger des nouilles et jouer aux jeux vidéo avec sa
femme, Elena. Et on comprend rapidement, lors d’une scène mémorable où le
joueur incarne Drake qui canarde des cibles avec un fusil en plastique dans
son grenier, que les poussées d’adrénaline de son ancienne carrière lui
manquent. Et quand le frère de Nathan refait surface après des années
d’absence, il est rapidement entraîné dans une nouvelle chasse au trésor. Puis,
il se met à mentir. Et à jouer avec sa vie. Drake commence à comprendre
qu’il est accro au frisson du danger, et qu’il risque de perdre Elena pour de
bon. Uncharted 4 raconte l’histoire d’une société secrète de pirates ayant
échappé aux historiens. Mais il explore également un thème plus universel :
comment suivre ses rêves sans détruire ses relations au passage ?
« La passion de votre vie n’est pas toujours en accord avec l’amour de
votre vie, raconte Neil Druckmann, codirecteur d’Uncharted 4. Et parfois, ces
choses entrent en conflit. Surtout dans le jeu vidéo, où beaucoup de gens
viennent dans l’industrie parce qu’ils adorent le médium, et pensent pouvoir
le faire avancer et y dédier une grande partie de leur vie. Mais parfois, si on
n’y fait pas attention, cela peut détruire notre vie personnelle. Alors, nous
avions beaucoup d’expériences qui nous ont inspirés. »
On pourrait croire qu’après toutes les leçons et l’expérience tirées des
trois précédents Uncharted, le quatrième opus serait une promenade de santé
pour Naughty Dog. Mais entre un changement de direction, une reprise à
zéro, un calendrier compressé et des mois de crunch, la création
d’Uncharted 4 a plutôt ressemblé à une randonnée sur le Kilimandjaro. Ou
autre image : l’un des gags récurrents de la série est que, chaque fois que
Nathan Drake saute sur un toit ou une falaise, celui-ci va sans doute
s’effondrer. Vers la fin du développement d’Uncharted 4, c’est ce que toute
l’équipe de Naughty Dog avait vécu.

Le premier Uncharted avait été un choix inhabituel pour Naughty Dog.


Fondé en 1984 par deux amis d’enfance, Jason Rubin et Andy Gavin, le
studio avait passé près de deux décennies à créer des jeux de plate-forme
comme Crash Bandicoot et Jak & Daxter, qui étaient tous les deux devenus
des franchises phares de la PlayStation de Sony 1. En 2001, Sony avait acheté
Naughty Dog, et quelques années plus tard, confié au studio la production
d’un jeu pour la nouvelle PlayStation 3. Sous la houlette de la chef de projet,
le vétéran Amy Hennig, Naughty Dog a lancé un projet complètement
différent de tout ce qu’il avait fait jusqu’ici : un jeu d’aventures grand public,
inspiré des escapades à travers le monde d’Indiana Jones. Les joueurs, aux
commandes de Nathan Drake, allaient chasser des trésors et résoudre des
énigmes à travers le monde.
C’était un coup ambitieux. Pour les développeurs de jeu, créer une
nouvelle licence est presque toujours plus difficile que développer une suite,
parce qu’il n’y a pas de fondations sur lesquelles se baser. Et le fait de
travailler sur une toute nouvelle plate-forme, surtout la PS3 et sa complexe
architecture « Cell », allait encore leur compliquer le travail 2. Le studio a
engagé plusieurs employés talentueux ayant travaillé pour Hollywood, mais
sans grande expérience dans le jeu vidéo, ce qui a causé d’autres problèmes,
le reste de l’équipe devant former les nouveaux aux nuances des graphismes
en temps réel.
Lors des journées particulièrement difficiles sur Uncharted, Bruce
Straley, le directeur artistique, allait voir le service Conception et échangeait
ses griefs avec ses collègues. Straley, qui créait des jeux depuis les années
1990, était frustré par le développement d’Uncharted et avait besoin d’un
exutoire. Peu après, il déjeunait régulièrement avec certains concepteurs, y
compris un certain Neil Druckmann, la vingtaine, né en Israël, qui avait
commencé chez Naughty Dog comme programmeur stagiaire quelques
années plus tôt. Druckmann, étoile montante du studio aux cheveux bruns et
à la peau olive, était du genre obstiné et doué pour raconter des histoires.
Même s’il n’était crédité que comme concepteur sur Uncharted, il avait aussi
fini par aider Hennig à écrire le scénario.
Straley et Druckmann sont vite devenus amis. Ils ont partagé des idées de
design, compati à propos de la politique du studio, et analysé les jeux
auxquels ils avaient joué, en essayant de déterminer ce qui rendait chaque
niveau spécial. « Nous avons commencé à jouer chez nous en ligne, alors, on
continuait à se parler, et à taper des trucs, même dans les jeux multijoueurs,
raconte Straley. C’est là que la relation de travail a commencé à se former. »
Uncharted est sorti en 2007. Peu après, Naughty Dog a attribué à Straley
le poste de chef de projet (aux côtés d’Amy Hennig, qui était directrice
créative), et lui a donné plus de contrôle sur la conception d’Uncharted 2, qui
est sorti en 2009. Puis, alors que le gros de Naughty Dog passait à
Uncharted 3, Straley et Druckmann ont quitté l’équipe pour tenter autre
chose. En novembre 2011, lorsque Uncharted 3 est sorti sur les étals, le
premier projet de Straley et Druckmann en tant que codirecteurs était alors
dans les tuyaux, une aventure postapocalyptique baptisée The Last of Us.
C’était un gros écart par rapport à la série Uncharted. Là où cette dernière
s’inspirait de Tintin, The Last of Us ressemblait plus à La Route de Cormac
McCarthy. Là où les jeux Uncharted étaient légers et drôles, The Last of Us
s’ouvrait sur un soldat tuant la fille de 12 ans du personnage principal. Mais
le but n’était pas seulement de faire pleurer les gens. Straley et Druckmann
avaient regardé des films comme No Country for Old Men et s’étaient
demandé pourquoi tant de jeux vidéo manquaient tant de subtilité. Pourquoi
leurs personnages ne pourraient pas avoir de pensées non dites ? Dans The
Last of Us, les zombies infectés et les routes en ruines de l’Amérique
n’existent que pour servir l’histoire de leurs deux personnages principaux.
Chaque scène et rencontre de ce voyage approfondissent la relation entre
Joel, mercenaire grisonnant, et Ellie, une adolescente qui devient sa fille de
substitution. Alors que d’autres jeux se précipiteraient sur l’évidence
(« Waouh, Ellie, tu remplis tellement le vide émotionnel laissé par la mort de
ma fille ! »), The Last of Us laisse le joueur remplir les trous lui-même.
Bien sûr, il est plus facile de décider qu’on veut écrire une histoire
subtile… qu’en écrire véritablement une. Pour la seconde fois en dix ans,
Bruce Straley et Neil Druckmann ont découvert que créer une nouvelle
licence en partant de zéro pouvait être un processus éreintant. Et jusqu’à la
fin, ils ont cru que The Last of Us serait un désastre. « C’était le projet le plus
dur sur lequel j’aie travaillé de ma vie », raconte Straley. Druckmann et lui
débattaient sans cesse de la façon d’équilibrer les scènes poignantes et les
passages de tir contre des zombies. Tout a été difficile : du système de
couverture à la séquence finale. Les testeurs ont suggéré d’ajouter plus
d’éléments de type « jeu vidéo » (des combats de boss, des armes ultra-
puissantes, des classes d’ennemis spéciales), mais Straley et Druckmann ont
maintenu leur vision, même quand les premiers testeurs les prévenaient que
les critiques seraient médiocres.
Mais ça n’a pas été le cas. En juin 2013, quand The Last of Us est sorti,
les fans et la critique n’ont cessé de s’extasier. C’était le plus gros succès de
l’histoire de Naughty Dog, et Straley et Druckmann sont devenus des stars du
développement et se sont assurés de rester chefs de projet chez Naughty Dog
tant qu’ils le voudraient.
Durant les mêmes années, de 2011 à 2014, Amy Hennig a passé ses
journées à travailler avec une petite équipe sur Uncharted 4. Ils avaient des
idées pour changer les choses. Déjà, ils voulaient ajouter des véhicules. Et
peut-être un grappin. Et, de manière plus surprenante, ils voulaient que
Nathan Drake passe la première moitié du jeu sans ramasser d’arme. Les
critiques avaient décrié les précédents Uncharted pour le contraste entre leur
histoire, avec un héros aimable et bourré d’humour, et leur gameplay, où
Drake tuait des milliers de soldats ennemis sans sourciller. Hennig et son
équipe pensaient qu’il serait intéressant que Drake s’en tienne au corps-à-
corps pendant un temps, pour montrer que l’aventurier espiègle pouvait
changer sa façon de faire.
Dans la vision d’Hennig, Uncharted 4 présenterait le monde de Nathan
Drake à son ancien partenaire, Sam. Nous n’avions pas vu Sam dans les jeux
précédents, car Nathan le croyait mort depuis 15 ans, abandonné lors de
l’évasion d’une prison panaméenne qui avait mal tourné. Et Sam serait l’un
des vilains principaux, voulant se venger de Nathan pour l’avoir abandonné à
son sort. Au cours de l’histoire, alors que Nathan essayait de s’éloigner de ses
racines de chasseur de trésor, le joueur découvrirait que lui et Sam étaient en
réalité frères. Ils finiraient par réparer leur relation et s’unir contre le véritable
antagoniste du jeu, un voleur appelé Rafe (avec la voix de l’acteur Alan
Tudyk), qui avait partagé la cellule de Sam en prison.
Mais Uncharted 4 connaissait des difficultés. La vision de Naughty Dog
comme un studio à deux équipes, capable de développer deux jeux différents
en même temps, s’est révélée trop idéaliste. Au cours des années 2012
et 2013, l’équipe de The Last of Us s’est retrouvée obligée de réquisitionner
de plus en plus de développeurs d’Uncharted 4, laissant Hennig avec une
équipe minime. « On espérait qu’on aurait deux équipes complètes, raconte le
coprésident de Naughty Dog, Evan Wells. Mais les développeurs sautaient de
l’une à l’autre et nous ne pouvions pas en embaucher d’autres assez vite pour
satisfaire les exigences d’expansion du jeu en termes d’ampleur. Au mieux,
nous avions une équipe et demie, voire une et un quart. »
Début 2014, alors que Neil Druckmann et Bruce Straley terminaient de
travailler sur une extension de The Last of Us baptisée Left Behind, le studio
est passé en alerte rouge, et a organisé plusieurs réunions pour diagnostiquer
les problèmes d’Uncharted 4.
Tout le monde n’est pas d’accord sur ce qui a suivi. Certains disent que
l’équipe d’Uncharted 4 n’avait pas les ressources et le personnel nécessaires
pour survivre, car The Last of Us et Left Behind avaient siphonné l’essentiel
de l’attention de Naughty Dog. D’autres disent qu’Amy Hennig avait du mal
à prendre des décisions et que le jeu avait des difficultés à prendre forme.
Certaines personnes, qui travaillaient sur Uncharted 4, regrettent que la
direction ait manqué de cohésion. Et d’autres disent qu’il était parfaitement
compréhensible que le jeu en soit encore à ce stade, étant donné la taille de
l’équipe.
Ceci dit, un élément de l’histoire est irréfutable : en mars 2014, après une
réunion avec les coprésidents de Naughty Dog, Wells et Christophe Balestra,
Amy Hennig a quitté le studio pour de bon. Le partenaire créatif de Hennig,
Justin Richmond, est parti peu après, tout comme quelques vétérans qui
avaient travaillé aux côtés de Hennig. « C’est quelque chose qui arrive à tous
les niveaux, commente Wells. C’est déjà arrivé à des niveaux très élevés.
Mais nous avons eu des turnovers dans tout le studio pour diverses raisons.
Et Amy reste une excellente amie, elle me manque et je lui souhaite bonne
chance, mais ça ne fonctionnait plus avec elle. Alors, nos chemins se sont
séparés, et nous avons dû ramasser les morceaux. »
Le jour suivant le départ d’Amy, le site de jeu vidéo IGN a écrit, citant
des sources anonymes, que Neil Druckmann et Bruce Straley l’avaient
poussée à partir. Dans ses déclarations publiques, la direction de Naughty
Dog a vivement nié ces allégations, critiquant des « déclarations inexactes et
un manque de professionnalisme ». Le studio n’a pas commenté davantage et
Hennig est restée discrète sur la façon dont les choses se sont passées. Wells
m’a dit plus tard : « Ça nous a fait du mal de voir ces rumeurs publiées, parce
que nous avons vu le nom de nos employés associés à un événement auquel
ils n’avaient pas du tout participé. »
Mais plusieurs personnes qui ont travaillé pour Naughty Dog déclarent
que Druckmann et Straley ne voyaient plus les choses comme Hennig, et
avaient des avis fondamentalement différents sur la direction que devait
prendre la série Uncharted. Lors de son départ, Hennig a signé un accord de
non-dénigrement qui interdisait à Naughty Dog comme à elle de faire des
commentaires négatifs sur ce qui s’était passé, selon des personnes ayant eu
vent de l’arrangement. (Hennig a décliné ma proposition d’interview pour ce
livre.)
Immédiatement après son départ, Evan Wells et Christophe Balestra ont
convoqué une réunion avec Neil Druckmann et Bruce Straley pour les mettre
au courant. Straley raconte avoir eu un « sale pressentiment » en comprenant
ce qu’ils étaient sur le point d’annoncer. « Je crois que j’ai dit : “Alors,
qu’est-ce que ça signifie ? Qui dirige Uncharted 4 ?” Et là, ils ont répondu,
un peu nerveux : “C’est là que vous entrez en scène.” » Après l’immense
succès critique et commercial de The Last of Us, Druckmann et Straley
étaient les stars du studio. Et à présent, ils devaient prendre une décision : est-
ce qu’ils voulaient passer une année entière avec Nathan Drake ?
Et ce n’était pas une question facile. Le duo pensait en avoir fini avec
Uncharted pour de bon. Druckmann et Straley voulaient travailler sur
d’autres jeux (ils testaient des prototypes pour une suite à The Last of Us), et
Straley se sentait particulièrement vidé. « Je venais de travailler sur l’un des
projets les plus difficiles, le plus difficile de toute ma vie, avec The Last of
Us. » Straley voulait passer les mois suivants à se reposer, réaliser des
prototypes et réfléchir sans le stress de dates butoirs immuables. Passer
immédiatement à Uncharted 4, qui était en production depuis plus de deux
ans et devait sortir une année plus tard, en 2015, reviendrait à courir un
marathon et passer directement aux Jeux olympiques d’été.
Mais avaient-ils le choix ?
« Uncharted 4 avait besoin d’aide, raconte Straley. Il était en sale état
question communication et organisation. Et il n’avait pas l’air d’évoluer dans
la bonne direction… Alors je ne le sentais pas très bien. Ce n’est pas très
agréable comme position, mais je crois en Naughty Dog. Je crois en
l’équipe. » Dans l’esprit de Straley, lui et Druckmann pouvaient monter à
bord quelques mois, remettre tout le monde dans la même direction, puis
débarquer pour travailler sur d’autres projets, en laissant d’autres chefs
concepteurs prendre les commandes une fois le navire en route.
Druckmann et Straley ont accepté à une condition : ils voulaient un
contrôle total sur la création. Ils n’avaient pas envie de terminer l’histoire
commencée par Hennig, et même s’ils allaient tenter de récupérer certains
personnages (comme Sam et Rafe) et environnements (les grandes zones en
Écosse et à Madagascar), ils allaient aussi jeter une grande partie du travail
déjà effectué par l’équipe. Il faudrait supprimer beaucoup de cinématiques, de
doublages et d’animations, qui avaient déjà coûté des millions de dollars au
studio. Ils voulaient changer les acteurs des rôles principaux, ce qui signifiait
renvoyer Alan Tudyk et d’autres comédiens qui avaient déjà enregistré des
répliques. Est-ce que Naughty Dog allait accepter ça ?
« Oui, ont répondu Wells et Balestra. Allez-y. »
Et immédiatement, Druckmann et Straley ont pris une décision
potentiellement sujette à controverse : Uncharted 4 serait le dernier
Uncharted, ou du moins, le dernier avec Nathan Drake. Le studio avait
envisagé cette option avec Hennig, mais c’était désormais officiel. « Nous
avons observé les jeux précédents, explique Druckmann. Nous avons regardé
les arcs, vu où en était Nathan Drake, le genre d’histoire qu’il restait à
raconter, et la seule qui nous venait en tête était la dernière. Comment on va
l’éliminer ? »
C’était une direction que peu d’autres studios auraient pu prendre. Quel
éditeur de jeu vidéo digne de ce nom mettrait fin à une série aussi lucrative
alors qu’elle était à son apogée ? Et Sony l’a fait. Des années de réussite
avaient donné à Naughty Dog le cachet pour faire ce qu’ils voulaient, même
si ça signifiait dire adieu à Nathan Drake. (Et puis, Sony pourrait toujours
faire plus de jeux Uncharted avec d’autres personnages de la licence.)
Uncharted 4 était déjà en développement depuis environ deux ans. Mais
comme Straley et Druckmann modifiaient énormément le travail de Hennig,
les deux chefs de projet avaient l’impression de recommencer à zéro.
« C’était épuisant, raconte Straley. On ne pouvait pas prendre ce qu’il y avait
déjà, parce que ça faisait partie du problème. Il y avait des soucis à la fois
dans l’histoire et dans le gameplay. Les deux aspects devaient être
profondément retravaillés. C’était la panique générale, l’alerte rouge, on était
tous en mode : “Mais comment on va faire ?” Alors qu’on était complètement
épuisés après The Last of Us, il fallait travailler d’arrache-pied sur celui-ci. »
Le duo parle souvent de « nourrir la bête », un terme pris dans le livre de
Pixar, Creativity, Inc. qui faisait référence à l’appétit de travail sans borne
d’une équipe créative. The Last of Us terminé, il y avait à présent presque
200 personnes sur Uncharted 4, et elles avaient toutes besoin qu’on leur
donne quelque chose à faire. Dès que Straley et Druckmann ont récupéré les
rênes, ils ont dû prendre des décisions rapidement. Oui, ils allaient garder
l’Écosse et Madagascar. Oui, il y aurait toujours le flash-back dans la prison.
Le duo de direction s’est entretenu avec chaque chef de service (graphisme,
conception, programmation, et ainsi de suite) pour faire en sorte que leurs
équipes aient du travail chaque jour, malgré le tumulte.

« C’était vraiment stressant, commente Druckmann. Parfois, on a


l’impression qu’on n’a pas vraiment le temps d’envisager les possibilités, et il
faut choisir et dire : “Bon, si on pense taper juste à 80 %, c’est toujours
mieux que d’attendre d’être sûr à 100 %, et de laisser l’équipe en question les
bras croisés.” »
Beaucoup d’employés de Naughty Dog ont été irrités par ces
changements soudains, surtout ceux qui travaillaient sur Uncharted 4 depuis
le début. Même s’ils étaient un peu rassurés par les promesses de garder le
maximum de choses, l’idée de perdre des années de progrès donnait la nausée
à une partie de l’équipe. « Chaque décision pouvait être un coup de poignard
dans le cœur, raconte Jeremy Yates, un des chefs animateurs. Ooooh, je
n’arrive pas à croire qu’on supprime ce truc sur lequel j’ai passé des mois. La
transition a été difficile, mais chaque fois qu’on y repense, avec recul et
honnêteté, on sait que c’était la bonne décision. Le jeu n’en a été que
meilleur. Il est plus clair, mieux axé. »
« La transition a été assez rapide et efficace, raconte Tate Mosesian, un
des chefs graphistes en charge des environnements. Ils avaient un plan, un
plan très clair, et ils l’avaient communiqué à l’équipe. Ça nous a donné
confiance. Même si c’était très triste de se diriger vers la fin pour une équipe
qui avait tant travaillé sur la franchise, on pouvait voir l’avenir et la lumière
au bout du tunnel. »
Au cours des semaines suivantes, Straley et Druckmann se sont assis dans
une salle de conférences, les yeux plongés dans des fiches, pour essayer de
pondre une nouvelle version de l’histoire d’Uncharted 4. Ils ont décidé de
garder le frère de Nathan Drake, Sam, mais ont voulu le rendre moins
mauvais. Il serait plutôt l’appât, le catalyseur qui sort Nathan Drake de son
train-train quotidien et le relance dans la chasse au trésor. Ils ont conservé
également l’antagoniste, Rafe, pour en faire un gosse de riches pourri gâté,
animé par sa jalousie envers Drake. Au cours de ce processus, Straley et
Druckmann ont introduit une rotation de concepteurs et coscénaristes, pour
les aider à écrire l’histoire et essayer de trouver qui pourrait les remplacer
comme chefs de projet quand ils finiraient par partir.
Durant des semaines, ils se sont réunis dans la même pièce, pour
assembler des fiches sur un grand tableau qui est devenu la bible
d’Uncharted 4. Chaque fiche contenait un morceau d’histoire ou une idée de
scène (par exemple, une séquence de milieu de jeu s’appelait simplement
« poursuite épique »), et ensemble, elles racontaient toute l’intrigue du jeu.
« S’il y a une chose que nous n’avons jamais faite, c’est nous asseoir pour
écrire tout le scénario du jeu en entier, commente Josh Scherr, auteur qui a
assisté à bon nombre de ces réunions. Ça n’arrive jamais. Et c’est entre autres
parce que le jeu vidéo est un processus qui fonctionne par itérations, et qu’on
s’expose à un déchirement quand le jeu finit inévitablement par changer
parce que le gameplay ne marche pas comme prévu, ou qu’une meilleure idée
surgit, ou ce genre de choses. Il faut pouvoir être flexible. »
Au cours des semaines suivantes, Druckmann et Straley ont mis au point
une présentation de deux heures qui résumait leur vision pour Uncharted 4, et
l’ont montrée au reste de Naughty Dog. C’était une histoire d’addiction. Au
début du jeu, Nathan Drake aurait un travail banal et vivrait paisiblement
avec sa femme, Elena, même s’il deviendrait vite évident que Drake n’était
pas satisfait. Sam referait surface peu après, et entraînerait Drake dans une
histoire complexe qui les embarquerait dans un périple à travers le monde,
ponctué de fusillades et de fuites en voiture dans leur quête d’une cité pirate
remplie de trésors. Il y aurait de calmes flash-back entre les moments
explosifs que les fans attendraient de la part d’un Uncharted. Nous verrions
Drake mentir à Elena, et Elena tout découvrir. Et tout finirait à Libertalia, la
cité enterrée, où Drake et son équipe découvriraient que cette utopie pirate
n’était en réalité qu’un havre de cupidité et de paranoïa.
Ce serait un jeu immense, plus grand que tout ce que Naughty Game
avait fait jusque-là. Et ils espéraient encore le sortir à l’automne 2015, un an
et demi plus tard. Pour les développeurs, c’était rassurant de voir la feuille de
route pour la version finale d’Uncharted 4, mais la somme de travail était
terrifiante. « Certains étaient déjà épuisés, raconte Druckmann. Ils avaient un
peu peur de l’ambition du projet. Et il a fallu un moment pour leur redonner
foi en cette vision. »
L’arrivée de l’E3 était un stimulant supplémentaire. Certains studios
voient les salons comme des distractions, qui ne sont là que pour la pompe,
les paillettes et le marketing, mais pour Naughty Dog, l’E3 est une étape
importante. Ils ont souvent un moment réservé dans la conférence annuelle de
Sony, et des dizaines d’employés du studio viennent au Los Angeles
Convention Center pour assister au spectacle. Chaque année, les
développeurs de Naughty Dog quittent l’E3 avec une nouvelle énergie,
fournie par les réactions à leurs super nouveaux projets.
Et l’E3 de juin 2014 n’a pas fait exception. À la fin de la conférence de
presse de PlayStation, quand le président de Sony, Andrew House, est venu
présenter une dernière bande-annonce et que les mots « Naughty Dog » sont
apparus à l’écran, les fans ont hurlé de joie. La vidéo montrait un Nathan
Drake blessé, errant à travers la jungle, alors qu’une conversation en voix off
avec Sully, son partenaire de toujours, faisait clairement comprendre que ce
serait leur dernière aventure. Puis est venu le titre : Uncharted 4 : A Thief’s
End. Druckmann et Straley savaient qu’ils n’allaient pas tuer Nathan Drake,
mais ils voulaient que les fans le pensent, ce qui a donné lieu à un
fourmillement de théories. Alors que l’équipe se préparait à un
développement éreintant, elle écumait les sites comme YouTube et NeoGAF
pour voir les réactions des fans, et en tirer leur énergie.
Puis, ils se remettaient au travail. La nouvelle convention pour fans de
Sony, PlayStation Experience (PSX), aurait lieu en décembre 2014. Pour
aider le salon d’inauguration à démarrer, l’équipe de Naughty Dog avait
accepté de monter une longue séquence de gameplay pour Uncharted 4, et il
leur restait donc quelques mois pour déterminer à quoi ressemblerait une
tranche du jeu final.
Naughty Dog, comme beaucoup de studios expérimentés, est convaincu
qu’on ne peut pas savoir quelle portion d’un jeu est amusante avant d’y avoir
joué. Alors, comme d’autres studios, ils construisent de petites zones de
« boîtes grises » (de petits espaces autonomes où tous les modèles 3D ont
l’air monochromes et hideux, car dépourvus de tout travail graphique) et
testent leurs idées de concepts pour savoir lesquels sont agréables à jouer.
Pour les concepteurs, l’avantage de cette période prototypique est de pouvoir
expérimenter leurs nouvelles idées sans risquer trop de temps ni d’argent ; le
problème étant que beaucoup de ces idées passeront à la trappe.
Quand Amy Hennig était aux commandes, l’équipe avait testé toutes
sortes de prototypes en « boîtes grises » pour Uncharted 4. Il y avait une
mécanique de glissade qui permettait à Drake de se propulser en avant, façon
Mega Man. Il y avait des falaises sur lesquelles Drake pouvait tirer avant de
les escalader, en utilisant les impacts de balles comme prises. Il y avait une
scène dans une salle des ventes italienne où le joueur pouvait passer d’un
personnage à l’autre, en quête d’indices pendant que l’équipe de Drake
essayait de voler une relique sans attirer l’attention de la foule.
À un moment, au cours du gala dans la salle des ventes, Drake et Elena
devaient danser au milieu d’une salle de bal, et manœuvrer de plus en plus
près de la relique, le joueur appuyant sur les boutons en suivant la musique,
un peu comme un jeu de rythme (du genre Dance Dance Revolution, sans les
sauts). En théorie, cette mécanique de danse aurait pu être géniale, mais en
pratique, ça ne fonctionnait pas vraiment. « Quand on se dit : “Bon, on a ce
gameplay de danse très sympa”, ça ne colle pas vraiment avec le reste, et il
faut qu’il soit assez profond et amusant par lui-même pour exister », raconte
Emilia Schatz, chef conceptrice. Alors il est passé à la trappe. L’équipe a
envisagé de recycler la mécanique de danse pour une scène au début, avec
Drake et Elena qui dînent ensemble chez eux, une scène censée montrer l’état
de leur relation après les trois derniers Uncharted, mais les voir danser faisait
vraiment bizarre.
« Ce n’était pas vraiment amusant, commente Schatz. Un des objectifs de
ce niveau, c’est de rapprocher le joueur de ces personnages, de montrer leur
relation. Pas de mettre un tas de personnes qui dansent dans leur salon
comme ça. » Plus tard, quelqu’un a eu l’idée de les faire jouer à un jeu vidéo,
et après une rapide négociation de licence, Naughty Dog a intégré une copie
de Crash Bandicoot, qui permettait d’avoir un moment agréable avec le
couple qui se balançait des piques devant une PlayStation 1.
Bruce Straley et Neil Druckmann savaient que beaucoup de ces
prototypes en boîtes grises ne correspondaient pas à leur vision. Straley
pensait qu’il fallait concevoir une série de « mécaniques centrales », d’actions
de base qu’un joueur effectuerait tout au long du jeu, et il fallait limiter ces
mécaniques à l’essentiel. « C’était ma mission prioritaire, déterminer quelles
seraient les mécaniques centrales, raconte Straley. Examiner les prototypes et
voir ce qui allait marcher ou non. Ce qui était équilibré. Ce qui fonctionnait
avec autre chose. » Pour Straley, l’harmonie était la clé. Les prototypes qui
avaient l’air sympa de manière isolée, comme la danse dans la salle de bal, ne
fonctionneraient pas toujours avec l’esprit du jeu. « Il y avait beaucoup de
“théorisation”, commente Straley. Il y a tout un tas d’idées qui fonctionnent
sur le papier ou au cours d’une discussion, de : “Ça serait sympa si”, mais qui
s’effondrent vite dès qu’on les teste dans le jeu. »
En plus des bases d’Uncharted (le saut, l’escalade, le tir), Straley et son
équipe avaient choisi deux prototypes principaux à ajouter aux mécaniques
centrales. L’un était le camion à conduire, qui avait été supprimé et réintégré
plusieurs fois au cours des années. Le second était la corde et le grappin, que
Drake utiliserait pour escalader et traverser des fossés. La corde a subi des
dizaines d’itérations. À un moment, le joueur devait la sortir, la faire tourner,
et viser un point précis de la carte, ce que Straley trouvait lourd. Il a donc
demandé aux concepteurs d’essayer, jusqu’au moment où cela s’est
transformé en une simple pression de bouton, disponible uniquement à
proximité d’un point où le grappin pourrait s’accrocher 3. « On a rendu le
système plus accessible, plus rapide, et plus fiable, raconte Straley. Le
grappin précédent n’allait pas être compatible avec le combat, parce qu’il
était trop compliqué à utiliser et trop lent. Il n’était pas réactif. Quand on se
fait tirer dessus, il faut pouvoir agir instantanément, sinon, on peste contre le
jeu. »
Ils voulaient aussi intégrer davantage d’infiltration, ce qui avait
fonctionné dans The Last of Us, et que l’équipe trouvait adaptée à
Uncharted 4. Il était plus logique que Nathan Drake explore l’environnement,
repère ses ennemis, et les élimine un par un, plutôt qu’il se lance dans un
massacre à la mitrailleuse. Mais il y avait beaucoup de questions à élucider.
Quelle serait la disposition standard d’un niveau ? Quel serait le niveau
d’ouverture de chaque zone ? Est-ce que Drake serait capable de se glisser
derrière ses ennemis et de les éliminer ? Quel genre d’outils aurait-il pour
distraire ou éliminer des gardes sans se faire repérer ? Beaucoup des niveaux
que l’équipe d’Uncharted 4 avait déjà réalisés étaient conçus en fonction du
principe finalement abandonné que Drake ne pourrait pas utiliser d’armes à
feu. Alors que l’équipe se préparait pour la PlayStation Experience, où ils
devraient montrer du gameplay d’Uncharted 4 pour la première fois, ils
devaient réaliser beaucoup de changements.
Mais il y avait une question plus pressante : est-ce que Neil Druckmann
et Bruce Straley resteraient à la tête du jeu jusqu’au bout ? Être passé
directement du développement éreintant de The Last of Us à la production
d’Uncharted 4 donnait l’impression, comme le présente Erick Pangilinan, un
des deux directeurs artistiques, « de sortir d’Afghanistan et d’être envoyé en
Irak juste après ». Druckmann et Straley étaient tous les deux épuisés.
« L’idée de départ, c’était de venir, de former des gens aux postes de chef de
projet et de directeur créatif, et de repartir, raconte Straley. Ça ne devait pas
du tout être notre projet. » Ensuite, ils auraient sans doute pris de longues
vacances, ou passé des jours sur des tâches moins stressantes, comme les
expérimentations de prototypes qu’ils voulaient faire une fois The Last of Us
terminé.
Ça n’est jamais arrivé. Alors que la PSX 2014 approchait de plus en plus,
Straley a commencé à comprendre qu’ils ne pourraient pas partir. Les
développeurs que lui et Druckmann envisageaient aux commandes ne
voulaient pas du poste, pour diverses raisons, et Straley avait l’impression
que lui et Druckmann étaient les seuls capables de peaufiner beaucoup de
mécaniques essentielles du jeu. L’escalade, par exemple. Plusieurs
concepteurs avaient passé des mois à développer un système d’escalade
élaboré qui comprenait un ensemble de prises glissantes et instables.
Indépendamment du reste, c’était agréable à jouer, mais dans le contexte
global d’Uncharted 4, lorsqu’on essayait de sauter d’une falaise à l’autre au
milieu d’une fusillade, il n’y avait rien de plus frustrant que glisser dans le
vide parce qu’on avait appuyé sur le mauvais bouton. Alors, Straley l’a mis
en pause, au désespoir des concepteurs qui avaient passé des mois à grimper
sur des murs d’escalade et à faire des recherches poussées dans la discipline.
« Ça a sans doute été un tournant dans le développement pour moi,
raconte Straley. Je devais prendre ce genre de décisions pour élaborer une
démo enthousiasmante et pleine d’énergie, et créer une section du jeu qui
permettrait aux gens de voir Uncharted 4 tel qu’il était… Il fallait que ce soit
cette démo, et c’était Neil et moi et qui devions prendre ces décisions. Je
crois que ça a été un moment majeur pour moi. Et je me suis dit qu’il fallait
aller jusqu’au bout. »
Une fois la PSX arrivée, deux choses étaient claires. Tout d’abord,
Uncharted 4 ne sortirait pas en 2015. Les patrons de Naughty Dog avaient
négocié avec Sony pour obtenir une nouvelle date en mars 2016. Même cette
date semblait tendue pour certains membres de l’équipe, mais elle leur
donnait au moins une année supplémentaire pour finir le jeu.
La seconde chose devenue évidente fin 2014 était que Neil Druckmann et
Bruce Straley étaient coincés avec Nathan Drake jusqu’au bout.

La plupart des jeux vidéo n’ont qu’un seul chef de projet. Qu’on les
appelle « directeur créatif » (comme Josh Sawyer sur Pillars of Eternity) ou
« producteur exécutif » (comme Marl Darrah sur Dragon Age : Inquisition,
dont nous ferons la connaissance au chapitre 6), leur point commun est que
ce sont toujours eux qui tranchent. En cas de conflit créatif ou de désaccord,
c’est ce type ou cette fille qui est responsable. (Et dans l’industrie du jeu
vidéo, il s’agit hélas bien plus souvent d’un homme que d’une femme.)
Druckmann et Straley étaient une exception. Ils étaient codirecteurs, sur
The Last of Us comme sur Uncharted 4, ce qui entraînait une dynamique
inhabituelle. Ils se complétaient très bien (Druckmann adorait écrire des
dialogues et travailler avec les acteurs, et Straley occupait la plupart de ses
journées en aidant l’équipe à affiner les mécaniques de gameplay), mais leur
personnalité ambitieuse, créative et dirigiste entraînait nécessairement des
disputes. « C’est comme une vraie relation, comme un mariage, commente
Druckmann. Comme Drake et Elena. Qui est Drake et qui est Elena ? Je suis
sans doute Elena. »
Depuis l’époque où ils partageaient leurs griefs lors des déjeuners
pendant le développement du premier Uncharted, le duo dirigeant avait tissé
un rapport unique. « Nous essayons de travailler en étant aussi honnêtes que
possible l’un envers l’autre, explique Druckmann. Quand nous n’aimons pas
quelque chose, nous le disons immédiatement à l’autre. Quand une grande
décision est prise pour le jeu, nous mettons l’autre dans la boucle, pour qu’il
n’y ait pas de surprise. »
Quand ils avaient un désaccord, ils essayaient d’évaluer leurs convictions,
sur une échelle d’un à dix. Si Druckmann était à huit et Straley à trois,
Druckmann l’emportait. Mais s’ils étaient tous les deux à neuf ou dix ?
« Alors, il fallait aller dans un des bureaux, fermer la porte et demander :
“Bon, pourquoi tu y tiens autant ?” raconte Druckmann. Parfois, ce genre de
conversations peut durer des heures, jusqu’à ce qu’on soit enfin sur la même
longueur d’onde et qu’on dise : “D’accord, c’est comme ça que ça devrait
être.” Et le choix final peut très bien être complètement différent des deux
propositions de départ. »
C’était une méthode de management assez peu orthodoxe, qui tenait de la
tradition dans le studio derrière Uncharted. L’équipe de Naughty Dog aimait
mettre en avant le fait que, contrairement à d’autres studios, il n’y avait pas
de producteur. Personne n’avait pour seule mission de gérer le calendrier ou
de coordonner les tâches. Au lieu de cela, tout le monde chez Naughty Dog
était censé s’autogérer. Dans un autre studio, un programmeur qui aurait eu
l’idée d’un élément devrait déposer une requête auprès du producteur avant
d’en parler avec ses collègues. Chez Naughty Dog, le programmeur pouvait
simplement se lever, traverser la pièce, et exposer son idée aux concepteurs.
Cette liberté pouvait mener au chaos, comme la fois où Druckmann et
Straley ont chacun conçu des versions différentes de la même scène, coûtant
ainsi des semaines de travail parce qu’ils n’avaient pas discuté pendant
quelques jours. Avec des producteurs dédiés, cela ne serait sans doute pas
arrivé. Mais pour la direction de Naughty Dog, cette approche restait la
meilleure. « Le temps que vous perdez lors de ces rares occasions est dépassé
de loin par l’efficacité que vous gagnez, explique Evan Wells. Plutôt que de
demander une réunion pour discuter de la recevabilité d’une idée avant
d’obtenir l’approbation et de l’inscrire au calendrier… Tout ce temps perdu
n’en vaut pas la peine 4. »
Peut-être en raison de sa structure inhabituelle, Naughty Dog avait une
approche insolite du détail. Si on regarde une scène d’Uncharted 4 de près,
on remarque des choses extraordinaires : les plis sur le pull de Drake, les
coutures sur les boutons, la façon dont il tire la sangle de cuir au-dessus de sa
tête quand il s’équipe d’un fusil. Ces détails ne viennent pas de nulle part. Ils
ont émergé d’un studio rempli de gens assez obstinés pour les intégrer au jeu,
même si cela signifiait rester au bureau jusqu’à 3 h du matin. « Nous
poussons aussi loin que possible, commente Phil Kovats, directeur audio.
Nous voulions tous faire en sorte que notre dernier jeu figurant Nathan Drake
inclue autant de choses qu’on pouvait y mettre. »
Et c’était plus évident que jamais lors de leur démo de l’E3, qui est
devenu la plus grande réussite de l’équipe d’Uncharted 4 début 2015, après
une présentation couronnée de succès à la PSX. Ce serait la « poursuite
épique » de leurs fiches, une virée à travers les rues d’une cité fictive à
Madagascar, pour exposer les nouveaux véhicules et explosions complexes
du jeu.
Dans les semaines précédant l’E3, les graphistes et les concepteurs
d’Uncharted 4 ont travaillé d’arrache-pied pour que tout fonctionne. Une fois
par semaine (voire une fois par jour), toute l’équipe de l’E3 se retrouvait dans
la grande salle pour passer en revue leurs progrès. Ils déterminaient quelles
mécaniques ne fonctionnaient pas, quels effets nécessitaient plus de
peaufinage, et quel personnage non jouable devait être déplacé légèrement
vers la gauche. « En gros, toutes les personnes travaillant sur la séquence en
question étaient là-dedans. La communication était très directe, explique
Anthony Newman, chef concepteur. Bruce et Neil jouaient et [disaient] : “Ça,
c’est un problème. Ça, c’est un problème. Ça, c’est un problème.” »
La démo commençait dans un marché bondé, où Drake et Sully se
retrouvaient au milieu d’une fusillade et tuaient quelques mercenaires, avant
de fuir un char blindé. Ils grimpaient sur les bâtiments, et rejoignaient une
voiture qu’ils avaient garée non loin. Ce serait l’occasion idéale pour
Naughty Dog d’épater les fans avec leurs nouvelles mécaniques (« Hé,
regardez, un Uncharted où on peut conduire ! ») et, alors que la démo
progressait, Drake et Sully allaient dévaler frénétiquement un ensemble de
vieilles rues, défonçant des grillages et des caisses de fruits en essayant de
semer les véhicules ennemis. Puis, ils allaient trouver Sam, lui-même en train
de fuir les méchants sur la route. Drake dirait à Sully de prendre le volant,
puis jetterait son grappin pour l’attacher à un camion et se balancer à côté de
l’autoroute à 100 km/h.
Waylon Brinck, chef graphiste technique, se rappelle avoir passé des
heures et des heures à programmer les sacs de grains du marché pour qu’ils
aient vraiment l’air de se vider une fois percés par les balles de mercenaires.
Les grains commenceraient à se déverser et à former de jolies piles
organisées sur le sol. C’est le genre de détail que certains studios voient
comme un gaspillage inutile de ressources, mais pour les graphistes de
Naughty Dog, ces heures en valaient la peine. « C’est un moment dont les
gens se souviennent encore, et ce n’est pas par hasard, raconte Tate
Mosesian, chef graphiste en charge des environnements. Du point de vue du
gameplay, on essaie d’identifier ces moments qui participent à l’immersion
du joueur. Parfois, c’est un truc énorme, comme l’effondrement d’un
immeuble, et d’autres un truc aussi petit qu’un sac de grains qui se vide. »
La démo avait l’air incroyable, et le passage en question s’est révélé l’un
des plus excitants d’Uncharted 4, alors, avec le recul, Naughty Dog n’aurait
peut-être pas dû en montrer autant à l’E3. Mais c’est une question que tous
les développeurs doivent se poser : comment convaincre les fans que votre
jeu sera génial sans révéler les meilleurs moments ? « On s’inquiétait d’avoir
montré le meilleur passage du jeu, raconte Druckmann. Mais c’était aussi le
plus avancé… Il faut jongler entre ça et la volonté d’enthousiasmer les gens
pour que le jeu se vende. »
L’approche a été efficace, et l’équipe de Naughty Dog a été une fois de
plus inspirée par le buzz positif de l’E3. Et ils en avaient besoin pour tenir les
mois suivants. En juillet 2015, tous les gens travaillant sur Uncharted 4
étaient déjà complètement épuisés. Les semaines précédant l’E3 avaient été
caractérisées par des nuits et des week-ends au bureau, et tout le monde savait
que le calendrier n’allait pas se relâcher. Beaucoup d’entre eux étaient passés
du crunch sur The Last of Us au crunch sur Uncharted, avec très peu de
congés ou de vacances entre les deux. « Je crois que tous ceux qui ne
travaillaient pas sur la démo se disaient : “Fais tout ton possible pour venir
tous les jours et faire ton boulot”, raconte Bruce Straley. Je sais que parfois,
je me disais : “Comment fais-tu pour avoir le courage et la force de
continuer ?”, parce que personne d’autre ne le fait. On avait l’impression que
toute l’équipe était sur les rotules. »
Straley vivait du côté Est de Los Angeles, et mettait au moins une heure
pour arriver aux bureaux Naughty Dog à Santa Monica. Lors du crunch
d’Uncharted 4, lorsqu’il essayait de venir à la première heure et de rester
jusqu’à deux ou trois heures du matin, il a commencé à se dire que le trajet en
voiture était à la fois chronophage et dangereux. Il a donc loué un second
appartement près du bureau. Il y dormait la semaine, avant de rentrer le
week-end. « C’était assez près pour que je n’aie pas l’impression de risquer
ma vie, et que je puisse arriver tôt le matin en évitant les embouteillages. »
Et ainsi, Bruce Straley, qui avait cru rester seulement quelques mois sur
Uncharted 4, se retrouvait à vivre dans un autre appartement pour le boucler.

Le mot « crunch » fait penser à un grincement de dents, une description


appropriée pour ce que l’on ressent en travaillant sans fin sur un jeu vidéo à
gros budget. Depuis des décennies, les heures supplémentaires à répétition
sont une pratique généralisée, qui fait autant partie intégrante du
développement d’un jeu vidéo que le clavier ou l’ordinateur. C’est aussi un
procédé controversé. Certains avancent que le crunch représente l’échec de la
direction et des gestionnaires du projet, que faire travailler des employés
14 heures par jour durant des mois (généralement sans les payer) est
déraisonnable. D’autres se demandent comment les jeux pourraient être faits
sans lui.
« Pas de doute, on a droit au crunch sur tous les jeux, déclare le
coprésident de Naughty Dog, Evan Wells. Ce n’est jamais prévu. On ne dit
jamais : “Bon, c’est six jours par semaine ; bon, c’est 60 heures par semaine.”
On ne modifie jamais notre attente de 40 heures ou nos horaires standards,
qui sont de 10 h à 18 h 30… Les gens rajoutent beaucoup d’heures, mais
c’est en fonction de leurs capacités propres. » Bien sûr, il y a toujours un effet
domino : quand un concepteur reste tard pour finir un niveau, les autres se
sentent obligés de rester tard aussi. Tous les employés de Naughty Dog
savaient que la compagnie avait certaines exigences en matière de qualité, et
que les satisfaire entraînait forcément des heures supplémentaires. Et puis,
quel artiste digne de ce nom ne voudrait pas se donner à fond pour que son
travail soit le meilleur possible ?
« C’est un sujet brûlant, et qu’il faut prendre au sérieux, mais je pense
que ça ne disparaîtra jamais, raconte Wells. On peut essayer de l’atténuer, de
le rendre moins conséquent à long terme, faire en sorte que les gens aient
l’occasion de récupérer et de s’en remettre, mais je pense que c’est la nature
d’une entreprise artistique, et qu’il n’y a pas de plan pour la création de jeu
vidéo. On réinvente le produit en permanence. »
C’était le plus gros problème : réinventer le produit. Même pour le
quatrième opus d’une série créée depuis dix ans par Naughty Dog, il était
toujours impossible de prévoir combien de temps prendrait exactement
chaque tâche. « Le problème, c’est qu’on ne peut pas planifier la créativité,
résume Bruce Straley. On ne peut pas planifier le fun. »
Comment les développeurs auraient-ils pu savoir, sans des semaines de
test et d’itérations, si les nouvelles mécaniques de furtivité étaient assez
bonnes pour être gardées ? Comment les graphistes pouvaient-ils savoir, sans
des semaines d’optimisation, si ces beaux environnements pourraient
s’afficher avec un frame rate convenable ? Et comment les programmateurs
pouvaient-ils savoir combien de bugs ils devaient nettoyer dans le jeu avant
qu’ils n’aient terminé ? Pour Naughty Dog, comme pour tous les studios de
jeux, la réponse était toujours d’estimer. Et ensuite, quand ces estimations se
révélaient invariablement trop optimistes, la réponse était le crunch.
« Pour résoudre le problème du crunch, la meilleure solution serait de
dire : n’essayez pas d’avoir le prix du Game of the Year, résume Neil
Druckmann. Si vous ne faites pas ça, vous pouvez vous en sortir. » Comme
beaucoup de concepteurs vétérans, Druckmann voyait le crunch comme un
problème complexe. Naughty Dog était un studio rempli de perfectionnistes.
Même si les directeurs essayaient de dire à leurs employés de rentrer avant
19 h, toute l’équipe allait rester tard pour peaufiner le jeu jusqu’à la dernière
seconde. « Avec Uncharted 4, nous avons essayé encore plus tôt que
d’habitude de dire : “Voilà toute l’histoire, du début jusqu’à la fin, et voilà
tous les passages”, raconte Druckmann. Et résultat : au lieu de diminuer le
crunch, on s’est retrouvés à faire un jeu encore plus ambitieux, où les gens
travaillaient aussi dur que pour le précédent. Alors, on essaie encore de
trouver un meilleur équilibre entre travail et vie personnelle. »
La solution d’Eric Pangilinan était de travailler tard tous les soirs. « En
général, je rentre à 2 h du matin, mais je ne travaille jamais le week-end. Je
suis très strict là-dessus. » D’autres ont sacrifié leur santé et leur bien-être
pour le projet. Un des concepteurs de Naughty Dog a tweeté plus tard qu’il
avait pris sept kilos au cours du crunch final d’Uncharted 4. Et certains
s’inquiétaient, au cours des derniers mois de l’année 2015, que le jeu ne
puisse jamais être terminé. « Le dernier crunch a sans doute été le pire que
nous ayons jamais connu, raconte Emilia Schatz. C’était franchement
malsain. On avait déjà fait des crunchs affreux avant, mais jamais au point de
croire qu’on ne pourrait pas terminer le projet. Vers la fin d’Uncharted 4, on
croisait les autres dans les couloirs, et on se lançait un regard disant : “Je ne
sais pas comment on va finir ce jeu.” Ça paraît impossible. »
Il y avait tellement de travail à faire. Ils avaient encore des niveaux à
finir, des scènes à retravailler, des graphismes à peaufiner. Des catastrophes
venaient régulièrement bloquer leur progression, comme la fois où les
serveurs du studio ont crashé parce que Naughty Dog chargeait des centaines
de milliers de fichiers énormes par jour 5. Même avec le gros de l’équipe
d’Uncharted 4 qui travaillait sans compter cinq jours par semaine (voire six
ou sept), la ligne d’arrivée semblait encore inatteignable.
Et plus le jeu prenait forme, plus les parties qu’il fallait améliorer se
distinguaient, mais il était difficile d’établir un ordre de priorité. « À la fin, il
y avait beaucoup de réunions des chefs de service où on rappelait à tout le
monde : “Le mieux est l’ennemi du bien”, raconte l’auteur Josh Scherr. Vous
peaufinez quelque chose qui est à 95 %, alors qu’il y a un autre élément à
60 % qui a besoin de beaucoup plus d’attention. C’est ce qui rendait le
crunch difficile, quand on a la tête sous l’eau : l’arbre cache souvent la
forêt. »
Lors des derniers mois de production, Neil Druckmann et Bruce Straley
ont décidé de couper une des scènes préférées de l’équipe, une séquence en
Écosse où Drake escaladait un crâne géant, puis s’échappait alors que le
crâne s’effondrait, en combattant des ennemis au passage. Les concepteurs
avaient réalisé un prototype élaboré pour cette séquence, et ils pensaient tous
ce que serait un superbe spectacle, mais ils n’avaient pas le temps de le finir.
« Tout fonctionnait sous forme de prototype, raconte Evan Wells. Mais la
montagne de peaufinage nécessaire pour passer du prototype à la version
finale… Les effets spéciaux, le son, l’animation… Tous les services sont
concernés, et s’il suffit de quelques jours pour assembler un prototype, il
faudra plusieurs mois pour le concrétiser. »
Druckmann et Straley ont aussi commencé à accélérer les tests produit.
Les participants de ces tests, généralement des habitants de Los Angeles avec
une expérience variable en jeu vidéo, se rendaient au studio pour s’attabler
chacun à un bureau équipé d’écouteurs et de la dernière version
d’Uncharted 4. Et, alors que ces testeurs jouaient plusieurs heures, le visage
reflétant la pâle lueur bleue de leur écran, les concepteurs de Naughty Dog
observaient tout. Ils pouvaient jauger les réactions physiques des testeurs
grâce à une caméra fixée dans la salle de test, et voir exactement à quelle
partie ils jouaient à un moment donné. Ils pouvaient même annoter la vidéo,
pour insérer « mort dix fois à cet endroit » ou « avait l’air de s’ennuyer ».
Au cours de la dernière ligne droite, les tests produit sont devenus encore
plus importants pour Druckmann et Straley. Alors qu’Uncharted 4 quittait le
stade d’ensemble de niveaux en boîte grise et devenait un jeu à part entière, le
duo de directeurs commençait à repérer les problèmes d’ensemble comme le
ton et le rythme. Après presque deux ans sur le jeu, Straley et Druckmann
avaient perdu toute objectivité, d’où l’importance de ces testeurs. « Parfois,
ils ne comprenaient pas telle ou telle mécanique, explique Druckmann. Ils
restaient confus un moment et perdaient tout sens du rythme du jeu.
L’histoire pouvait les laisser perplexes, et ils ne saisissaient pas certaines
nuances que nous pensions très claires et qui ne l’étaient finalement pas du
tout. » Les retours individuels n’étaient pas très utiles (le testeur pouvait
s’être levé du pied gauche), alors, les chefs de Naughty Dog cherchaient à
dégager des tendances. Est-ce que beaucoup de monde restait coincé sur le
même combat ? Est-ce que tous les testeurs ont trouvé une section du jeu
ennuyeuse ?
« Les premiers tests produit ont été une véritable humiliation, raconte
Druckmann. Maintenant, Bruce et moi sommes enthousiastes à l’idée d’en
faire, parce qu’ils nous aident à avoir une vision d’ensemble. Mais ils sont
violents et on a une impression de défaite, et beaucoup de fois, les
concepteurs sont sur le point de s’arracher les cheveux en voyant les testeurs
jouer leurs niveaux. “Non, fais demi-tour, la poignée est juste là, qu’est-ce
que tu fabriques ?” Alors qu’ils ne peuvent rien faire. »
Fin 2015, la date butoir d’Uncharted 4 paraissait terrifiante. Pour sortir le
jeu le 18 mars 2016, Naughty Dog devait remettre sa version gold à la mi-
février 6. Corriger tous les bugs prioritaires d’ici février semblait impossible,
et tout le monde était dévoré par l’angoisse de ne pas réussir. « On a toujours
ce pressentiment détestable. On ne sait pas comment, mais on va se planter,
raconte Evan Wells. On sait simplement qu’on a trois mois. Et on regarde le
rapport de bugs du dernier jeu. “À trois mois de la sortie, combien de bugs on
avait ? Combien de bugs prioritaires ? Combien on en corrigeait par jour ?”
Bon, on en corrigeait 50. Et là, on se lance dans divers calculs et on se dit :
“Bon, ça va, on n’est pas complètement foutus.” »
Les tests produits hebdomadaires étaient aussi d’une grande aide. Alors
qu’ils corrigeaient de plus en plus de bugs, qui allaient de majeurs (« Le jeu
crashe à chaque fois qu’on tire au mauvais endroit ») à mineurs (« On a du
mal à savoir qu’on devrait sauter là. »), les notes données par les testeurs
produits étaient de plus en plus hautes. Et l’équipe de Naughty Dog
continuait à se démener, et faisait encore plus d’heures que jamais pour
qu’Uncharted 4 soit au top. Mais le temps commençait à manquer.
« On a commencé à se dire : “Bon, il va falloir prévoir un patch 7” »,
raconte Wells, en parlant de la pratique grandissante de publier un patch
« Day One », le jour de la sortie, pour corriger des bugs qui seraient passés
dans la version gold. « Quand on met quelque chose sur disque, ça ne sera
pas entièrement peaufiné, selon les standards de Naughty Dog, et on va
utiliser les trois ou quatre semaines entre la production des disques et la sortie
en magasin pour corriger tout ça. » En d’autres termes, quiconque achetait
Uncharted 4 et y jouait sans se connecter pour télécharger le patch aurait une
version inférieure du jeu. « On a commencé à préparer Sony : “Bon, on va
avoir un patch Day One assez gros”, raconte Wells. Ça ne se présente pas si
bien. Il va falloir mettre le turbo. »
Alors que les ingénieurs de Sony se préparaient à expédier le processus
de patch au studio Naughty Dog, une rumeur a commencé à courir selon
laquelle Uncharted 4 était en situation difficile. Et cette rumeur a fini par
parvenir au sommet.
Une nuit de décembre 2015, Wells était assis dans son bureau, en train
d’essayer une version d’Uncharted 4, quand il a entendu son portable vibrer
et a vu un numéro de San Francisco qu’il ne reconnaissait pas. C’était Shawn
Layden, président de Sony Computer Entertainment America, l’homme
responsable de tous les studios de développement de Sony. Layden lui a
expliqué qu’il avait entendu dire qu’Uncharted 4 avait besoin de plus de
temps. Puis, il a lâché la bombe.
« [Layden a dit :] “Et si vous aviez une date de sortie en avril ?” raconte
Wells. J’ai répondu : “Ce serait génial.” Et il a répliqué : “Vous l’avez. Ce
sera votre nouvelle date.” »
Au lieu d’envoyer la version gold mi-février, ils avaient désormais
jusqu’au 18 mars pour peaufiner, corriger les bugs et faire en sorte
qu’Uncharted 4 ait l’air impeccable sans même un patch Day One. C’était,
comme Wells l’a ensuite raconté à son équipe, un « miracle de Hanoukka. »
Un peu plus tard, un représentant de la section Europe de Sony est venu
voir Wells en lui demandant si Naughty Dog pouvait fournir la version gold
le 15 mars. Sony effectuait une révision de ses usines de production en
Europe, et pour sortir le jeu à temps, ils avaient besoin de l’avoir trois jours
plus tôt.
« Et on [a répondu] : “Vraiment ?” raconte Wells. Trois jours, c’est
énorme, pour nous. On a vraiment besoin de ce temps. » Mais Sony Europe
n’avait aucune marge de manœuvre. Si Naughty Dog avait besoin de ces trois
jours, il faudrait repousser Uncharted 4 une nouvelle fois, en mai. « C’était
tellement frustrant, commente Wells, parce qu’on se disait : “Oh, mon Dieu,
les gens vous nous mettre ça sur le dos”, alors que ce n’était pas notre faute,
cette fois. Ce n’était pas notre faute. Mais heureusement, les gens l’ont
oublié, ils se souviennent surtout du jeu. »
Se voir accorder tout ce temps était un miracle de Hanoukka, en effet,
mais chaque semaine de développement supplémentaire signifiait une
semaine de crunch en plus. C’était rude, raconte Bruce Straley : « Surtout
quand votre cerveau et votre corps vous disent : “J’ai encore de l’énergie
pour une semaine maximum”, et vous pensez tous : “Minute, il reste encore
trois semaines ?” C’était vraiment dur à la fin. » Mais ils ont réussi,
principalement grâce à l’expérience et à la connaissance collectives de
Naughty Dog, qui savait quand il fallait arrêter de travailler sur un jeu.
« C’est comme ce vieil adage : “L’art n’est jamais terminé, seulement
abandonné”, explique Straley. Le jeu est expédié. C’est notre devise dans le
dernier quart de la production. Je traverse les bureaux en disant : “Expédiez-
le” devant tout ce que je vois. “Expédiez ci. Expédiez ça.” »
Et le 10 mai 2016, ils ont expédié Uncharted 4. Le jeu s’est vendu à
2,7 millions d’exemplaires en une semaine, a reçu des avis dithyrambiques, et
était sans doute le jeu le plus photoréaliste et visuellement impressionnant en
date. Lors des semaines et mois qui ont suivi, plusieurs développeurs en plein
burn-out ont quitté Naughty Dog. D’autres ont pris de longues vacances et
ont commencé les prototypes de leurs deux projets suivants : une extension
pour Uncharted 4, qui est ensuite devenue un jeu en stand-alone baptisé
Uncharted : The Lost Legacy, et une suite à The Last of Us, dont le titre
officiel est The Last of Us, Part II.
Pour ces projets, Naughty Dog prévoyait un temps de préproduction
normal, pour que l’équipe ne replonge pas immédiatement la tête sous l’eau.
« C’est pour ça que vous ne croisez que des gens heureux, là, m’a expliqué
Bruce Straley quand j’ai visité le studio en octobre 2016. Ils rentrent à des
heures normales, ils viennent à des heures normales. Ils vont faire du surf le
matin. Ils vont à la salle de sport à midi. » Mais quelques mois plus tard,
après l’annonce des deux jeux par Naughty Dog, on a appris que Straley ne
serait plus là pour codiriger The Last of Us : Part II. La version officielle du
studio était qu’il prenait un long congé sabbatique.
À la fin d’Uncharted 4, après s’être échappés de justesse de Libertalia en
manquant d’y laisser leur peau, Nathan et Elena comprennent qu’ils ont
besoin d’un peu d’aventure, finalement. Qu’il y a peut-être un moyen de
trouver un équilibre entre leur travail et leur vie personnelle. Elena explique
qu’elle vient d’acheter la société de renflouement où Nathan travaille, et
qu’elle veut qu’ils voyagent ensemble, en évitant de se mettre en danger de
mort. Désormais, ils se livreront à la chasse aux reliques de manière bien plus
légale. « Ça va pas être facile », lance Nathan. Elena le fixe une demi-
seconde avant de répondre : « Comme tout ce qui en vaut la peine. »

1. La plate-forme est un genre de jeu dans lequel l’action principale consiste à sauter au-dessus
d’obstacles. Pensez à Super Mario Bros. Ou Super Plumber Adventure.
2. De par sa façon inhabituelle de traiter les données, le processeur Cell de la PlayStation 3 est
connu pour avoir causé beaucoup de difficultés aux ingénieurs. Plusieurs développeurs ont
critiqué cette architecture dans les années qui ont suivi le lancement de la PS3, y compris le P.-
D.G. de Valve, Gabe Newell, qui en parle comme d’« une perte de temps pour tout le monde »
dans une interview de 2007 au magazine Edge. (Trois ans plus tard, peut-être pour faire son mea
culpa, Newell est venu à la conférence de presse de Sony à l’E3 pour annoncer que Portal 2
sortirait sur PS3.)
3. Dans la conception de jeu, même une question aussi simple que : « Comment sait-on quand on
peut utiliser le grappin ? » peut donner lieu à toutes sortes de discussions compliquées. Même si
les concepteurs de Naughty Dog étaient au départ opposés à l’idée de mettre une icône à l’écran
indiquant quand le grappin était utilisable (ils détestaient les éléments d’interface utilisateur qui
faisaient trop « jeu vidéo »), ils ont fini par céder. « Les gens commencent à appuyer sans arrêt sur
le bouton quand il n’y a pas d’icône, commente Kurt Margenau, designer en chef. “Est-ce que je
peux lancer le grappin là-dessus ? Non.” »
4. Au cours du développement d’Uncharted 4, alors que l’équipe de Naughty Dog grandissait plus
que jamais, Christophe Balestra, l’un des coprésidents de la société, a conçu un logiciel baptisé
Tasker, qui aidait le studio à organiser les tâches et les corrections quotidiennes. « Quand nous
étions en train de finaliser un niveau, il y avait ces listes énumérant tous les problèmes à corriger,
et elles devenaient essentielles », raconte Anthony Newman, un des chefs concepteurs.
5. « Ce n’est pas marrant de débuguer ce genre de problèmes, explique Christian Gyrling, chef
programmeur. Au centre de tout notre réseau, il y a le serveur de fichiers, et si on essaie
d’inspecter ce qui se passe, ça revient à balancer une lance à incendie sur l’information. Et
quelque part, dans ce flux d’informations, il faut déduire quelle machine est à l’origine du
problème. »
6. La version gold, ou version « Release to manufacturing », est la version d’un jeu qu’on envoie à
l’éditeur (Sony, dans le cas d’Uncharted 4) pour produire des disques et distribuer le jeu en
magasin.
7. Quand une société de jeux vidéo corrige des bugs, l’équipe de développement effectue un
processus de « triage », dans lequel elle catégorise chaque erreur en fonction de son importance.
La plus haute catégorie, les bugs de niveau « A » ou « 1 », est composée de ceux qui ruinent
complètement le jeu. Si vous trouvez vous-même un bug en jouant, les développeurs l’ont sans
doute déjà trouvé, mais c’est simplement un bug de niveau « C » que personne n’a eu le temps (ou
l’envie) de corriger avant le lancement.
3

Stardew Valley

Amber Hageman vendait des bretzels quand elle a rencontré Eric Barone.
Elle était sur le point de finir le lycée, il venait de commencer la fac, et ils
travaillaient tous les deux au centre commercial d’Auburn, au sud de Seattle.
Eric était charmant, avec des yeux noirs et un sourire timide, et Amber était
attirée par sa passion créatrice (il faisait de petits jeux, des albums musicaux,
des dessins). Peu après, ils ont commencé à sortir ensemble. Ils ont découvert
qu’ils étaient tous les deux fans de Harvest Moon, une série de jeux japonais
sereins où le joueur devait remettre une ferme en état, puis l’entretenir. Lors
de leurs rendez-vous, les tourtereaux s’asseyaient côte à côte, et jouaient à
Harvest Moon : Back to Nature sur PlayStation, se relayant à la manette alors
qu’ils se liaient d’amitié avec les villageois, et plantaient des choux pour les
vendre.
En 2011, la relation était devenue sérieuse, et ils avaient commencé à
vivre ensemble dans la maison parentale d’Eric Barone. Ce dernier, qui
venait d’obtenir un diplôme en sciences de l’informatique à l’université de
Washington Tacoma, avait des difficultés à trouver son premier boulot de
programmeur. « J’étais très nerveux et mal à l’aise, raconte Barone. Je m’en
sortais mal aux entretiens. » Alors qu’il faisait les cent pas à la maison,
postulant à toutes les offres, Eric a commencé à réfléchir. Pourquoi ne pas
faire un jeu vidéo ? Ce serait un bon moyen d’améliorer ses compétences de
programmeur, de gagner en confiance, et de peut-être obtenir un travail
correct. Il s’était déjà lancé dans quelques gros projets, comme un clone de
Bomberman sur navigateur internet, mais il n’en avait jamais terminé un seul.
Mais cette fois, il s’est dit qu’il finirait ce qu’il allait commencer. Il a
annoncé à Amber qu’il aurait terminé six mois plus tard, juste à temps pour la
nouvelle vague d’offres.
La vision de Barone était très précise, bien que peu originale : il voulait
créer sa propre version de Harvest Moon. La série avait perdu en popularité
en raison d’un conflit de droits et d’une forte baisse de la qualité, et il était
difficile de trouver un jeu moderne évoquant la tranquillité des simulateurs de
ferme originels 1. « Je voulais simplement rejouer à un jeu exactement comme
les deux premiers Harvest Moon, mais avec d’autres personnages et cartes,
explique-t-il. J’aurais pu passer des heures sur des versions différentes de la
même chose. Mais elles n’existaient pas. Alors, je me suis dit, pourquoi
personne n’en a fait ? Je suis sûr qu’il y a plein de gens qui voudraient jouer à
ce genre de jeu. »
Il voulait aussi le faire seul. La plupart des jeux vidéo sont conçus par des
équipes de dizaines de personnes, chacune spécialisée dans un domaine
comme le graphisme, la programmation, la conception ou la musique.
Certains jeux, comme Uncharted 4, comptaient une centaine de
développeurs, et une partie du travail était confiée à des graphistes du monde
entier. Même de petits studios indépendants font souvent appel à des sous-
traitants et à des moteurs de jeu tiers. Eric Barone, introverti autoproclamé,
avait un autre plan. Il voulait écrire chaque ligne de dialogue, réaliser chaque
dessin, et composer chaque morceau de la bande-son lui-même. Il comptait
même programmer le jeu à partir de rien, en évitant les moteurs habituels,
pour voir s’il en était capable. Sans collaborateurs, il n’aurait pas besoin de
discuter ses idées ou d’attendre une approbation. Il pourrait prendre des
décisions basées sur son seul avis.
Barone comptait mettre son petit clone de Harvest Moon sur la plate-
forme Xbox Live Indie Games (XBLIG), une boutique très populaire chez les
développeurs indépendants. Contrairement aux autres distributeurs
numériques présents en 2011, le XBLIG avait peu de restrictions et présentait
des jeux de tous les développeurs, même celui d’un jeune diplômé sans
expérience. « À l’époque, je pensais mettre cinq ou six mois pour créer le jeu,
avant de le mettre sur le XBLIG, le vendre quelques dollars, et me faire peut-
être 1 000 dollars de bénéfice, raconte Barone. Et ce serait une bonne
expérience avant de passer à autre chose. »
À l’aide d’un kit d’outils rudimentaire appelé Microsoft XNA, Barone a
commencé à écrire le code de base qui permettrait à ses personnages de se
déplacer sur des écrans en deux dimensions. Puis, il a récupéré des sprites de
jeux Super Nintendo (SNES) et a appris tout seul à les animer, dessinant
manuellement différentes images pour créer une illusion de mouvement 2. « Il
n’y avait aucune méthodologie, explique Barone. Je faisais complètement au
pif. »
Fin 2011, Barone avait renoncé à l’idée de trouver un travail alimentaire.
Il était devenu obsédé par son nouveau projet, qu’il avait baptisé Sprout
Valley (avant de le renommer Stardew Valley), et voulait le terminer avant de
se lancer dans la corvée du travail à temps plein. Le principe de Stardew
Valley était simple. On pouvait créer un avatar et personnaliser son
apparence, des cheveux à la couleur de pantalon. Au début du jeu, notre héros
ou héroïne quittait son travail de bureau ingrat dans une immense corporation
pour vivre dans un village idyllique appelé Pelican Town, où il avait hérité de
l’ancienne ferme désaffectée de son grand-père. Aux commandes du
personnage, vous étiez chargé de faire pousser des légumes, de cultiver les
relations avec les villageois, et de rendre sa grandeur passée à Pelican Town.
Barone voulait que de banales corvées comme planter des graines et de
dégager les débris soient aussi satisfaisantes dans Stardew Valley que dans
Harvest Moon. Vous pouviez même faire équipe avec vos amis dans un mode
multijoueur en ligne.
La routine de Barone changeait rarement : chaque matin, il se réveillait,
préparait le café, et se traînait vers son ordinateur, où il passait entre huit et
quinze heures de travail acharné sur son jeu. Quand Amber Hageman rentrait,
ils mangeaient, allaient se promener, en discutant de Stardew Valley et de
questions importantes comme : « Quels personnages on devrait pouvoir
épouser ? » et : « Quels personnages on devrait pouvoir embrasser ? »
L’absence de loyer a permis à Barone de continuer sur ce schéma durant
quelques mois, mais le couple a rapidement voulu s’installer à part. Ils
avaient économisé de l’argent en vivant chez les parents d’Eric, ce qui était
pratique, mais ne suffirait pas, surtout s’ils voulaient habiter dans le centre de
Seattle. Le projet d’Eric ne rapportait pas un seul dollar chaque mois, et
Amber, qui terminait sa licence, devait subvenir aux besoins du couple. Une
fois un appartement trouvé, elle a commencé à jongler entre deux emplois :
barista dans un coffee shop le week-end et aide à domicile après les cours.
« On avait une vie simple, et ça fonctionnait pour nous », explique Amber.
Les mois passant, ils se sont installés dans cette routine : Eric travaillait sur
son jeu vidéo, et Amber payait la nourriture, les frais, et le loyer de leur petit
studio.
Une petite amie moins patiente n’aurait sans doute pas toléré un tel
arrangement, mais cela ne posait pas de problème à Amber. « Quand nous
étions à la maison, ce n’était pas très difficile, mais quand nous avons
déménagé à Seattle, le fait d’avoir à l’entretenir est devenu plus réel, sans que
ça ne soit jamais un véritable problème, explique-t-elle. Il travaillait tellement
qu’il m’était impossible d’être frustrée. »
C’était vrai : Eric travaillait énormément, mais pas de façon très efficace.
Comme il créait Stardew Valley tout seul, il n’y avait personne pour le
superviser ou l’obliger à respecter son calendrier. Il n’avait ni employé ni
dépense. Aucun producteur ne planait au-dessus de son fauteuil, lui disant
d’arrêter de voir trop grand et de boucler ce fichu jeu. Chaque fois que
Barone songeait à une fonctionnalité sympa ou à un personnage avec lequel
le joueur pourrait se lier d’amitié, il l’ajoutait. Chaque semaine, Stardew
gagnait en taille.
Bien sûr, il n’est pas très difficile de faire la différence entre un jeu créé
par des centaines de personnes et un jeu où il n’y avait qu’une personne
derrière l’écran. Plus un jeu vidéo a l’air réaliste (plus les graphismes sont
fidèles, plus il y a de polygones dans les modèles 3D), plus il y a de chances
qu’il ait été créé par une immense équipe d’experts, capables de traiter les
aspects les plus techniques du graphisme et des mécaniques de jeu. Des
œuvres comme Uncharted 4 exigent d’énormes équipes (et des dizaines de
millions de dollars), parce qu’ils doivent en mettre plein la vue au public.
Pour Barone, assis seul dans son petit studio, le développement de jeu
n’avait pas du tout la même mesure. Son jeu n’avait pas de graphismes 3D
haute qualité, ni d’une bande-son orchestrale. Stardew Valley utilisait des
sprites en deux dimensions dessinés à la main et Barone composait la
musique lui-même avec un programme de production audio très abordable
appelé Reason. Même si Barone avait peu d’expérience en création de jeu, il
avait fait partie de plusieurs groupes et avait appris à composer de la
musique. (Au lycée, il voulait être musicien professionnel.) On lui avait
enseigné la programmation à l’université, et il apprenait tout seul à dessiner
les arrière-plans et les sprites simplistes qui allaient former Stardew Valley.
En lisant des articles sur le pixel art et en regardant des tutoriels sur
YouTube, Barone a compris comment composer chaque sprite en dessinant
les pixels un à un. Il ne savait rien des complexes effets de lumière utilisés
dans les jeux vidéo, mais il avait appris à les simuler, en dessinant des cercles
blancs semi-transparents qu’il plaçait derrière les torches et les bougies pour
donner l’illusion qu’elles illuminaient une pièce.
S’il y avait un domaine où il aurait eu besoin d’aide, c’était la
planification. Certains développeurs établissent des jalons en se basant sur les
tâches supposées les plus longues, alors que d’autres s’organisent autour des
démos qu’ils devront créer pour des événements publics comme l’E3. Eric
Barone avait une approche différente : il faisait ce dont il avait envie. Un
matin, il était d’humeur à composer un morceau, et l’après-midi, il dessinerait
peut-être des portraits de personnages ou s’acharnerait sur les mécaniques de
pêche. Et à tout moment, Barone pouvait regarder ses sprites en 2D (qui
étaient passés de calques SNES à du pixel art original) et se dire qu’ils étaient
tous affreux et qu’il fallait recommencer intégralement le travail.
Amber Hageman et les autres membres de sa famille commençaient à lui
demander régulièrement quand Stardew Valley serait terminé. Dans un mois
ou deux, répondait-il. Deux mois plus tard, ils reposaient la question. Encore
quelques mois. Et plus le temps passait, plus Eric allongeait la fenêtre.
Encore trois mois. Encore six mois. « Lorsqu’on crée un jeu tout seul, sans
argent et avec une copine qui veut une vie ensemble, il faut convaincre les
gens d’accepter qu’on va aller jusqu’au bout et qu’ils ne doivent pas essayer
de nous dissuader, explique Barone. J’ai dû persuader tout le monde de croire
en moi. Et si j’avais dit dès le départ : “Oh, ça va me prendre cinq ans”, je
pense que personne ne l’aurait accepté. Je n’en étais même pas vraiment
conscient à l’époque, parce que ça ressemblerait à de la manipulation sinon,
mais avec le recul, je pense que je savais inconsciemment qu’il fallait
l’amener petit à petit. “Oh, ça va me prendre six mois. Ça va prendre un an.
Bon, deux ans.” »

Mi-2012, après presque un an de travail quotidien sur Stardew Valley,


Barone a lancé un site internet et a commencé à poster sur des forums de fans
de Harvest Moon, où beaucoup partageaient son avis sur le déclin de la série.
Ces gens ont été instantanément séduits par Stardew Valley. Le jeu avait l’air
vivant et coloré, comme un jeu oublié de la Super Nintendo que quelqu’un
aurait déterré après deux décennies, en lui donnant un coup de peinture. Les
sprites étaient certes primitifs, mais difficile de ne pas être charmé en
regardant le joyeux fermier de Stardew Valley sortir un navet blanc du sol.
Inspiré par ces retours positifs, Barone a réfléchi à la façon de mettre
Stardew Valley entre les mains des joueurs. Il avait déjà renoncé à la Xbox en
faveur du PC, qui constituait un marché bien plus important, mais était
dominé par une seule boutique : Steam, un immense réseau contrôlé par
l’éditeur Valve. Mais les développeurs indépendants ne pouvaient pas
simplement uploader leur jeu sur Steam et s’en tenir là. Ils devaient obtenir
l’approbation explicite de Valve.
C’était un problème. Barone ne connaissait personne chez eux. Il n’avait
aucun contact dans l’édition. Il ne connaissait même pas d’autre développeur.
Inquiet à l’idée que personne ne puisse découvrir le jeu sur lequel il avait
déjà passé un an, Barone a écumé internet avant de trouver un nouveau
programme prometteur : Steam Greenlight. Avec Greenlight, Valve
externalisait son processus d’approbation en faisant appel au public,
permettant aux fans de voter pour les jeux auxquels ils voudraient jouer. Les
jeux ayant recueilli un certain nombre de votes (un nombre tenu secret par
Valve, comme à son habitude) obtiendraient automatiquement une place dans
leur boutique.
En septembre 2012, Barone a mis Stardew Valley sur Greenlight. « Je
pensais que le jeu était pratiquement terminé, raconte-t-il. Je me suis dit :
“Oui, je pense que le jeu sera prêt dans six mois.” »
Peu après, un développeur britannique appelé Finn Brice est venu lui
faire une proposition. Brice, directeur d’une société baptisée Chucklefish,
était curieux de voir ce que pourrait donner Stardew Valley. « N’importe qui
pouvait voir son potentiel dès le départ, raconte Brice. Un Harvest Moon sur
PC, agréable à regarder, avait un attrait immédiat. » Barone a envoyé une
version de son jeu à Brice, et peu après, toute l’équipe de Chucklefish s’est
retrouvée dans le bureau de Brice pour le regarder jouer. Des parties de
Stardew Valley n’étaient pas terminées, et le jeu crashait de temps en temps,
mais il avait charmé tout le monde.
Finn Brice a fait une proposition à Barone : en échange de dix pour cent
des bénéfices, Chucklefish serait l’éditeur de Stardew Valley. Chucklefish
n’avait ni l’ampleur ni la portée de gros éditeurs comme Electronic Arts (EA)
et Activision, mais il avait des avocats, des attachés de presse, et d’autres
employés qui pouvaient assister Barone dans les aspects les plus pénibles du
développement. (Personne ne sait véritablement ce qu’est l’ennui tant qu’il
n’a pas essayé de lire une pile de documents sur les marques déposées.)
Eric Barone aimait l’idée d’être associé au jeu d’aventures spatiales de
Chucklefish, Starbound, qui avait levé des centaines de milliers de dollars en
précommandes. Il avait aussi appris que de plus gros éditeurs demanderaient
une part plus importante des revenus de Stardew Valley (plus proche de 50 ou
60 %), ce qui laissait entendre que 10 % était une bonne affaire. « Alors, j’ai
bien sûr décidé d’accepter la proposition », raconte Barone.

Le 17 mai 2013, Stardew Valley a obtenu assez de votes pour avoir


l’approbation sur Steam Greenlight. Enthousiaste, Barone est allé sur son site
internet pour l’annoncer à sa base de fans grandissante. « Je vais faire de mon
mieux pour mettre ce jeu entre vos mains dès que possible, a-t-il écrit, sans
renoncer pour autant à le rendre aussi amusant et riche que je le pourrai (dans
un laps de temps raisonnable). Je ne peux toujours pas donner une date de
sortie exacte, qui est très difficile à anticiper, et je ne veux pas faire de
promesse vaine. Mais vous pouvez être sûrs que je travaille dur et progresse
chaque jour ! »
Encore quelques mois. Pas plus. Alors que le développement se
poursuivait, Barone ne cessait de répéter ce mantra, même si son esprit se
laissait aller au pessimisme. Il commençait à se réveiller le matin avec le
terrible sentiment que son jeu n’était pas assez bon. « J’ai compris qu’il était
mauvais, et qu’il fallait faire mieux. Sinon, ça ne pourrait jamais être un
succès. » Il a commencé à taillader Stardew Valley comme un ébéniste
acharné, jetant des fonctionnalités et des morceaux de code qu’il avait passé
des mois à écrire. « J’avais cru en avoir presque fini avec le jeu, mais j’ai
changé d’avis et je me suis dit : “Bon, il n’est pas prêt. Je n’en suis pas
satisfait. Je ne veux pas mettre mon nom là-dessus.” »
Dans les mois suivants, Barone a refait tous les sprites. Il a redessiné les
portraits des personnages. Il a supprimé des fonctionnalités centrales, comme
la section de la mine souterraine générée de façon procédurale, et il a réécrit
d’importants morceaux de code pour rendre Stardew Valley plus fluide.
Après presque deux ans sur le jeu, Barone pensait avoir amélioré ses
aptitudes de développeur. Il était à présent meilleur au pixel art qu’au début,
meilleur programmeur, meilleur en effets visuels, et meilleur en création
audio. Pourquoi ne pas prendre le temps d’améliorer tous ces composants du
jeu ?
« Il a refait les portraits bien 15 fois, raconte Amber Hageman. Bien sûr,
avec le recul d’aujourd’hui, je vois que son dessin s’améliorait beaucoup et
que ça en valait la peine… Mais à l’époque, il restait assis à cliquer et à
changer un personnage pendant des jours et des jours, et je lui disais :
“Arrête, c’est très bien comme ça, tu n’as pas à t’en faire.” Il est du genre
perfectionniste, et s’il n’était pas convaincu par son travail, il ne s’arrêtait
pas. »
L’argent devenait un problème pour le couple. Ils avaient dépensé la
plupart de leurs économies, et Amber ne travaillait qu’à mi-temps pour
préparer ses examens. Eric avait songé à mettre Stardew Valley en accès
anticipé, un service qui permettait aux utilisateurs de Steam de payer pour
une version incomplète du jeu avant la sortie, mais il avait des scrupules à
prendre l’argent des gens avant que son jeu ne soit terminé. La pression serait
trop forte. Au lieu de cela, il a trouvé un boulot d’ouvreur au Paramount
Theatre de Seattle, et y travaillait quelques heures par semaine pour éviter
que le couple finisse ruiné.
Une fois par mois, Barone postait une mise à jour sur le site de Stardew
Valley, pour présenter de nouvelles fonctionnalités (Des arbres fruitiers ! Des
vaches ! De l’engrais !) et afficher un visage optimiste devant les fans. Fin
2013, des centaines de followers lisaient ses posts de blog et laissaient des
commentaires encourageants. Mais son moral en avait pris un coup. Eric
Barone était devant un ordinateur depuis deux ans tout seul, à développer et
tester le même jeu encore et encore. Les graines de l’angoisse avaient germé
en lui, et elles grandissaient aux pires moments possible.
« Il y avait des phases où j’étais déprimé et où je me disais : “Mais
qu’est-ce que je fais ?” raconte-t-il. J’ai un diplôme en sciences de
l’informatique et je travaille au smic comme ouvreur dans un théâtre. Les
gens me demandaient : “Tu fais autre chose ?” Et je répondais : “Je crée un
jeu vidéo.” J’étais gêné d’en parler. Ils devaient se dire : “Mais quel minable,
ce type.” »
Certains jours, Eric ne travaillait pas du tout. Il se levait, préparait le café,
disait au revoir à sa copine, et partait pour des sessions de huit heures de
Civilization ou de vieux Final Fantasy. Quand Amber rentrait, il repassait sur
Stardew Valley pour lui cacher qu’il tirait au flanc. « J’ai eu des périodes
extrêmement improductives, raconte-t-il. Je me contentais de zapper entre les
fenêtres, ou de parcourir Reddit au lieu de travailler. » C’était peut-être son
corps qui lui disait d’y aller doucement. Il n’avait pas pris de week-end
depuis deux ans.
« À certains moments, il était très frustré et détestait le jeu, raconte
Amber Hageman. Mais il n’est jamais arrivé au point de tout arrêter. Il pestait
contre le jeu un jour, et travaillait pour l’améliorer, et la semaine suivante, il
était de nouveau tout excité. Il est comme ça. »
Mais Eric avait besoin d’une vraie coupure. Début 2014, il a eu une idée
en regardant Amber jouer avec sa toute nouvelle tablette. Il allait mettre
Stardew Valley en pause pour développer un jeu mobile : un truc simple et
facile, qu’il pourrait finir en quelques semaines. Le mois suivant, il a laissé
Stardew Valley de côté et s’est mis à assembler un jeu Android figurant une
poire violette sur un surf. Le joueur devait utiliser l’écran tactile pour guider
la poire et lui faire éviter les obstacles, en essayant d’obtenir le meilleur score
possible. Le 6 mars 2014, Eric Barone a lancé Air Pear avec peu de
cérémonie. « Ce jeu m’a fait comprendre que je ne voulais pas devenir
développeur mobile. En fait, je déteste ça. »
Même si créer le prochain Candy Crush n’était pas le destin de Barone,
cette pause l’avait aidé à prendre du recul. Toutes ces semaines à travailler
sept jours sur sept l’étouffaient. Il a commencé à faire de plus en plus de
pauses dans le développement de Stardew Valley, écrivant sur son site (où les
fans commençaient à le croire mort après deux mois sans nouvelles) qu’il
allait faire moins de sessions marathon sur le projet, « non seulement pour
profiter de la vie, mais aussi pour que le temps passé sur Stardew soit plus
productif (et que je sois plus concentré chaque fois que je me mettrai au
boulot). »
Après avoir obtenu son diplôme, Amber a pris un travail à plein temps
comme technicienne de laboratoire, et l’argent a commencé à poser moins de
problèmes. (Plus tard, elle a fréquenté une école supérieure, où elle touchait
une allocation régulière pour ses études en phytobiologie.) Ça ne la gênait pas
d’être la seule à subvenir à leurs besoins, mais à force de rentrer chaque jour
en voyant que le projet d’Eric avait déjà l’air excellent, elle s’est mise à lui
dire de lâcher prise. « J’étais frustrée, raconte Amber. Je lui disais : “Tu en as
marre, alors, pourquoi tu ne le sors pas ?” » À la fin de l’année, les fans de
Barone demandaient la même chose. Où était Stardew Valley ? Pourquoi ne
pouvaient-ils pas encore y jouer ?
Eric a répondu à la question sur son blog en avril 2015 : « Dès que je
saurai quand le jeu sortira, je l’annoncerai. Je n’ai aucune intention de vous
tromper ou de vous cacher des choses. » Il a ajouté qu’il ne voulait pas
annoncer une date pour la repousser ensuite, et il ne voulait pas générer de
hype pour Stardew Valley avant que le jeu ne soit prêt 3. « Je travaille sur
Stardew depuis des années, et je veux qu’il sorte autant que vous. Mais je ne
veux pas le faire tant qu’il ne sera pas terminé, et tant que je n’en serai pas
satisfait. Il ne peut pas sortir dans son état actuel… Ce n’est pas encore un jeu
complet. Il est si près d’être terminé que c’en est un supplice, mais c’est aussi
un projet énorme et je suis le seul à travailler dessus. »
Développer un jeu en solitaire présentait deux défis majeurs. D’abord,
tout prenait énormément de temps. Parce qu’il n’avait pas de calendrier strict,
Barone avait tendance à développer une fonctionnalité à 90 %, avant de s’en
lasser et de passer à autre chose. Même s’il travaillait sur Stardew Valley
depuis presque quatre ans, il n’avait toujours pas terminé beaucoup de
mécaniques essentielles du jeu, comme les naissances et le mariage. Et il était
difficile de s’enthousiasmer à l’idée de coder un menu d’options. « Je crois
que ça me donnait une fausse impression qu’il était presque fini. Quand on
lançait le jeu pour y jouer depuis le premier jour, on avait l’impression de
pouvoir presque tout faire, raconte Barone. Mais si on se penchait sur les
détails, tout avait besoin d’encore un peu de travail. » Il lui faudrait des mois
pour revoir ces fonctionnalités incomplètes et les terminer toutes.
Le deuxième gros défi était la solitude. Durant quatre ans, Eric était resté
assis tout seul devant un ordinateur, ne parlant à quasiment personne sauf
Amber Hageman. Il n’avait pas de collègue avec qui échanger des idées,
personne à retrouver pour le repas et se plaindre des dernières tendances de
l’industrie. En échange d’un contrôle créatif total, il devait accepter la
solitude. « Je crois que pour développer en solitaire, il ne faut pas avoir peur
de rester tout seul très longtemps, raconte Eric. Et je suis comme ça. Mais la
solitude reste un poids. C’est aussi pour ça que j’ai pris ce boulot d’ouvreur,
histoire d’interagir avec d’autres personnes. »
En regardant les montagnes et les arbres de Stardew Valley, il s’est
retrouvé une fois de plus incapable de dire si son jeu était bon. Alors oui, il
ressemblait à Harvest Moon. On pouvait récolter des légumes et sortir avec
des personnes mignonnes au festival annuel de l’œuf. Mais Eric Barone avait
travaillé si longtemps sur ce jeu qu’il se sentait incapable de déterminer quels
aspects étaient insuffisants. Est-ce que l’écriture était bonne ? La musique ?
Les portraits étaient-ils assez jolis, ou fallait-il les refaire une fois de plus ?
« C’est l’autre problème quand on développe en solitaire : on perd toute
objectivité sur le jeu. Je ne savais pas quand il était amusant. En fait, j’étais
convaincu que c’était une bouse jusqu’à quelques jours avant la sortie. Je me
disais : “Ce jeu est nul.” »
D’autres n’étaient pas d’accord. En septembre 2015, un groupe
d’employés de Chucklefish est allé sur Twitch pour se filmer en direct alors
qu’ils jouaient à Stardew Valley pendant une heure. Le jeu n’était pas encore
fini, mais pas loin. Ils pouvaient montrer les bases, et guider leur personnage
principal, qui dégageait les débris de sa ferme et rencontrait les résidents
amicaux de Pelican Town. Les fans ont trouvé le jeu super. « Les images et
les sons sont superbes, a écrit un commentateur. Vous êtes vraiment une
armée à vous tout seul. »
« Plus le jeu avançait, plus il était clair qu’il allait faire un carton, raconte
Finn Brice. Même avec notre foi en ce projet, il a de loin surpassé nos
espérances. Et celles-ci dépassaient de très loin celles d’Eric. »
Début 2015, Barone a décidé qu’il n’ajouterait plus de nouveaux
éléments à son jeu. Il allait plutôt passer le reste de l’année à corriger les bugs
et à modifier de petits détails pour que le jeu soit plus amusant. Il ne lui a pas
fallu longtemps pour se dédire. En novembre, il avait rajouté des plantes, des
recettes d’artisanat, des chambres privées (où vous ne pouviez entrer que si
vous étiez ami avec l’occupant), un journal de quêtes, un marchand itinérant,
et un cheval (qui n’aurait pas besoin d’être nourri ou entretenu, pour que les
choses soient « moins stressantes », selon ses déclarations aux fans)
Malgré ces dernières additions, le jeu était presque terminé, à part un
élément essentiel. Barone avait promis que Stardew Valley sortirait avec un
mode solo et un mode multijoueur, mais mettre ce dernier sur pied prenait
bien plus longtemps que prévu. Alors que 2015 touchait à sa fin et que l’hiver
approchait de Seattle (où Eric et Amber avaient quitté leur minuscule studio
pour une modeste maison qu’ils partageaient avec deux amis), il est devenu
évident que sortir la version « complète » de Stardew Valley prendrait une
année de plus.
Eric Barone a passé des semaines à essayer de prendre une décision. Il se
sentirait minable s’il sortait un jeu incomplet. Mais les fans lui demandaient
depuis des années quand Stardew Valley sortirait. N’était-il pas temps ? Sans
multijoueurs, le jeu ne se vendrait peut-être pas aussi bien, mais il travaillait
sans arrêt depuis quatre ans. Comme le personnage muet de Stardew Valley,
Barone s’était lassé de sa routine. « J’en avais tellement marre de travailler
sur le jeu que je devais le sortir, raconte-t-il. J’avais atteint ce point où je me
suis dit d’un coup : “Bon, il est pratiquement prêt. J’en ai plus qu’assez de
travailler dessus. Je ne veux plus travailler dessus.” »
Le 29 janvier 2016, Barone a annoncé la nouvelle : Stardew Valley allait
sortir le 26 février. Au prix de 15 dollars. Il ne savait pas comment lancer une
campagne marketing, mais c’était bien pour cela qu’il allait laisser dix pour
cent de ses bénéfices à Chucklefish, dont les attachés de presse ont envoyé
des codes pour Stardew Valley aux journalistes et aux streamers de Twitch.
Barone était sceptique au sujet des streams. « J’avais peur que les gens
regardent le jeu sur Twitch avant le lancement, aient l’impression d’avoir
déjà tout vu et n’aillent pas l’acheter », raconte-t-il. Mais les vidéos et les
streams ont généré bien plus de buzz que les articles de presse. Ce mois-là,
c’était l’un des jeux les plus populaires sur Twitch, et il apparaissait sur la
page d’accueil du site presque tous les jours.
Au cours des dernières semaines de février, Barone a renoncé à toute
perspective de jour de pause. Il a passé chaque heure éveillée assis devant son
ordinateur (ou debout, grâce à un bureau élevé qu’il avait créé en installant
son écran sur un carton de Wii U), à corriger des bugs. En dehors de ses
colocataires et de quelques amis, il n’avait personne pour tester le jeu. Il n’y
avait pas de testeurs qualité. Il devait repérer, noter et corriger chaque bug
tout seul. « C’était l’enfer. Je n’ai pas dormi pendant des jours. » La veille de
la sortie, très tôt le matin, alors qu’il essayait de corriger une pénible erreur
de localisation survenue à la dernière minute, Eric s’est endormi sur son
bureau.
Le 26 février 2016, complètement épuisé, Eric Barone a lancé Stardew
Valley. Sa copine et ses colocataires, Jared et Rosie, avaient pris un jour de
congé pour l’occasion, et ils étaient en haut avec Eric quand le jeu est parti.
Alors qu’ils faisaient la fête, Barone a regardé son compte développeur sur
Steam. En cliquant sur le graphique en temps réel, il pouvait voir les chiffres
en direct, alors que les gens achetaient et commençaient à jouer. Il suffisait
d’ouvrir le graphique pour savoir si son jeu était un succès immédiat ou non.
À ce stade, Eric Barone ne savait pas à quoi s’attendre. Il se sentait épuisé
depuis un moment, et même si ses amis lui disaient que le jeu était super, il
ne pouvait pas prédire comment le monde réagirait devant son petit clone de
Harvest Moon. Est-ce que les gens allaient l’acheter ? Est-ce qu’ils allaient
l’aimer ? Et si ça n’intéressait personne ?
Il a ouvert le graphique.

Six mois plus tard, lors d’une chaude après-midi à Seattle, Eric Barone a
descendu les marches de son appartement, un carton rempli de peluches de
jeux vidéo à la main, en se demandant combien il pourrait en mettre dans sa
voiture. Le lendemain avait lieu la Penny Arcade Expo, ou PAX, un
rassemblement de geeks venus du monde entier. Des milliers de personnes
seraient là, en quête de nouveaux jeux sympa, et Barone avait réservé un petit
stand pour présenter Stardew Valley. C’était sa première convention, ce qui
l’angoissait beaucoup. Il n’avait jamais rencontré d’autres développeurs, et
encore moins de fans potentiels de son œuvre. Et s’ils étaient horribles ?
Avec deux de ses colocataires (et moi, venu lui rendre visite depuis New
York), Eric a commencé à remplir son coffre d’objets essentiels, deux petits
écrans d’ordinateur, une bannière faite maison, un sac rempli de bouteilles
d’eau, des pin’s, et des peluches inspirées de Stardew Valley. Une fois
terminé, il a ouvert la portière passager et s’est faufilé jusqu’au siège
conducteur. La portière était coincée depuis des mois. La voiture appartenait
à sa famille depuis presque 20 ans. Je lui ai demandé s’il comptait réparer la
porte. Il m’a dit ne pas y avoir vraiment réfléchi.
C’était une scène familière, presque éculée : un développeur indépendant
obtient un stand convoité à une grande conférence, recrute ses colocataires
pour l’aider à tenir le stand. Si le développeur a de la chance, la visibilité et
les journalistes du salon lui apporteront quelques centaines de nouveaux fans.
Pour les indépendants, c’est une énorme opportunité. Le bouche-à-oreille lors
de salons comme la PAX peut transformer un petit jeu en énorme succès.
Mais Eric Barone n’avait pas besoin d’aide. Ce jeudi-là à Seattle, alors
qu’il se faufilait sur son siège, Stardew Valley avait dépassé les 1,5 million
d’exemplaires vendus. Depuis son lancement, le jeu avait dégagé plus de
21 millions de dollars de recette. Eric Barone, qui avait 28 ans et ne pouvait
pas ouvrir sa portière conducteur, avait plus de 12 millions sur son compte en
banque. Et il se déplaçait quand même dans une Toyota Camry cassée. « Les
gens me demandent : “Quand est-ce que tu vas acheter cette voiture de
sport ?” raconte-t-il. Je n’en ai pas besoin. Je ne sais pas quand ça va changer,
vous comprenez ? À un moment, je vais sans doute acheter une maison, mais
je ne suis pas pressé. Je n’ai pas besoin de tout ce luxe. Je sais que ça ne rend
pas heureux. »
Les jours suivants, debout dans un stand étriqué au sixième étage du
Washington State Convention Center, Eric Barone serrait des mains et signait
des autographes pour la première fois de sa vie, et avait l’impression d’être
une véritable star. Des fans venaient déguisés en personnages de Stardew
Valley, comme Abigail avec ses cheveux violets et l’élégant Gunther.
Certains lui ont apporté des dessins et des cadeaux faits maison. D’autres lui
ont raconté comment Stardew Valley les avait aidés à traverser des moments
difficiles. « J’ai entendu beaucoup de gens remercier Eric de manière
adorable, et c’était très agréable à voir, raconte Amber Hageman, qui l’aidait
au stand. C’était ce que je voulais. Je voulais que le travail d’Eric soit
apprécié et que d’autres gens connaissent sa musique, ses textes, et toutes ces
choses que j’avais toujours admirées chez lui, qu’ils partagent ma conviction
qu’il était doué. Avoir l’occasion d’entendre d’autres personnes lui dire qu’ils
pensaient la même chose était un vrai bonheur. »
L’année précédente était passée à toute vitesse pour Eric et Amber. Après
le lancement de Stardew Valley, Eric l’avait vu bondir au sommet des
meilleures ventes de Steam, et s’écouler par dizaines chaque jour. Il s’était
douté que le jeu marcherait bien, mais les derniers résultats dépassaient toutes
ses attentes, ce qui était à la fois gratifiant et terrifiant pour lui. Le succès le
poussait à retravailler sur le jeu pour le rendre meilleur. Maintenant que plus
de cinq personnes avaient mis les mains sur Stardew Valley, Barone devait
passer tout son temps libre à éradiquer les bugs incessants. « C’était souvent
juste avant d’aller dormir, raconte Amber. Il se mettait à paniquer et disait :
“Bon, il faut que je corrige ça en vitesse”, et il y passait la nuit. »
C’est devenu un cercle vicieux. Les fans envoyaient des rapports de bugs,
et Eric publiait des patchs pour les corriger, ce qui en faisait involontairement
apparaître de nouveaux. Puis, il faisait des nuits blanches pour corriger les
nouveaux. Ce cycle a continué des semaines. « Je crois qu’un succès pareil
sur les épaules peut être un sacré choc, raconte Finn Brice, de Chucklefish.
Vous avez d’un coup l’impression de devoir énormément de choses à
beaucoup de gens. »
Ce succès signifiait aussi, bien qu’il ait encore du mal à l’assimiler six
mois plus tard, qu’Eric Barone était à présent multimillionnaire. On ne
l’aurait peut-être pas deviné d’après la modeste maison qu’il partageait avec
sa copine et ses colocataires, ou la Toyota cassée qu’il conduisait à travers
Seattle, mais en un an et demi, il s’était fait plus d’argent que la plupart des
développeurs dans toute leur carrière. La vie précédente d’Eric (travailler
comme ouvreur, compter sur Amber pour l’argent) donnait l’impression
d’avoir existé dans une autre dimension. « Avant que le jeu sorte, on n’avait
pas les moyens de se payer de la bonne nourriture ou quoi que ce soit d’autre,
raconte-t-il quand je lui demande s’il a fait quelque chose de sa nouvelle
richesse. Maintenant, je me prends une bouteille de vin si j’en ai envie. Je ne
me soucie plus de ça. » Il s’arrête pour réfléchir une seconde. « J’ai aussi pris
une assurance santé. Je n’en avais pas avant. »
Plus tard, il m’a aussi dit qu’il avait acheté un nouvel ordinateur.
« C’était vraiment surréaliste comme impression, au début, raconte
Amber. C’est vraiment abstrait. Oui, on a beaucoup d’argent d’un coup, mais
ce ne sont que des nombres sur un écran d’ordinateur… On a déjà discuté du
fait qu’on pourrait un jour se payer une maison, ce qui est sympa. Et il y a
toujours un magazine avec de belles maisons dans le journal du dimanche, et
on le parcourt pour s’amuser, parce que c’est devenu possible. On ne va pas
vraiment en acheter une. C’est juste amusant à regarder. »

En 2014, Simon Parkin, du New Yorker, a publié un article titré « La


Culpabilité des millionnaires du jeu vidéo », qui examine les émotions
complexes déclenchées par le succès financier de développeurs indépendants.
Dans ce texte, des créateurs comme Rami Ismail, le concepteur de Nuclear
Throne et Davey Wreden, développeur de The Stanley Parable, décrivent la
liste de sentiments qui accompagnent une richesse subite : la dépression,
l’angoisse, la culpabilité, la paralysie créative et ainsi de suite. « L’argent a
rendu les relations compliquées, explique Edmund McMillen, concepteur du
jeu de plate-forme Super Meat Boy, à Parkin. Je ne suis qu’un type qui crée
des jeux. Je suis un artiste qui aime être seul. Ce succès m’a élevé de façon
artificielle. Il a provoqué la jalousie, et même la haine. »
Eric Barone s’est retrouvé pris dans un vortex émotionnel similaire. Dans
les mois qui ont suivi la sortie de Stardew Valley, il s’est senti submergé par
des sentiments intenses et parfois paradoxaux. Au début, alors que les
chiffres grimpaient et qu’il commençait à recevoir des appels de grosses
sociétés comme Sony et Valve, Barone a laissé tout ça lui monter à la tête.
« Je me suis pris pour un crack », raconte-t-il. Microsoft l’a invité à dîner
dans de grands restaurants. Nintendo lui a ouvert les portes de son siège
clinquant à Redmond (un lieu si secret que, pour y entrer, il faut signer un
accord de non-divulgation, et promettre de ne prendre aucune photo). « Tout
le monde me voulait quelque chose, raconte Barone. Les gens de Nintendo
voulaient que je fasse un portage pour leurs consoles, et je pense qu’ils
voulaient surtout un contrat d’exclusivité, ce qui n’allait pas arriver 4. »
Et pourtant, l’insécurité se faisait croissante. Barone avait l’impression
d’être un touriste en pays étranger, et essayait d’absorber des décennies
d’histoire du jeu vidéo au gré des invitations d’éditeurs. Il avait toujours aimé
les jeux vidéo, mais jusque-là, il ne savait pas grand-chose de la culture qui
les entourait. « J’ai été jeté dans ce monde de fous. Je suis passé d’inconnu à
une personne propulsée sur le devant de cette scène, dont je me sentais
totalement étranger… Je ne suis qu’un type qui a eu de la chance, et qui a
créé le bon jeu au bon moment. »
Barone s’est enfoncé dans son travail, sacrifiant son sommeil au profit de
patchs pour Stardew Valley. Puis, il a regardé son immense liste de tâches,
qui comprenait plusieurs patchs avec de nouveaux contenus, mais aussi le
mode multijoueur qu’il avait promis des années avant le lancement du jeu. Ce
qui l’ennuyait le plus, c’était que la programmation du multijoueurs ne
représentait aucun défi créatif. Cela consistait uniquement à écrire des lignes
et des lignes de code réseau, ce qu’il redoutait.
Un matin, à la mi-2016, Eric Barone a soudain cessé de travailler. Il ne
pouvait plus continuer. Après quatre ans et demi de travail ininterrompu,
l’idée de dédier des mois de sa vie au mode multijoueur de Stardew Valley lui
donnait la nausée. « J’étais en plein burn-out, explique-t-il. Je donnais tant
d’interviews, je parlais au téléphone tous les jours, je concluais des accords
commerciaux, sur les produits dérivés. Ça a fini par me taper sur le
système. » Il a appelé Chucklefish et dit qu’il avait besoin d’une pause, et
l’éditeur a proposé de mettre un de ses programmeurs sur le multijoueurs, ce
que Barone a accepté avec joie.
Il est normal, dans le développement d’un jeu, que les employés de
grosses sociétés prennent de longs congés sabbatiques après l’avoir fini.
Quand le crunch est terminé et qu’ils sont sortis de l’enfer, les développeurs
ont souvent droit à un mois ou deux pour recharger les accus. Barone n’avait
pas fait ça en février quand le jeu était sorti, mais une fois l’été venu, il a
décidé qu’il était temps de faire une longue pause. Il passait des heures sur les
jeux PC et à zoner devant son ordinateur. Il buvait beaucoup, fumait
beaucoup de cannabis. Il avait même commencé à prendre une herbe appelée
l’ashwagandha, qui soulageait le stress et donnait de l’énergie, mais même
cela ne parvenait pas à le motiver pour passer plus de temps sur Stardew
Valley.
Le 6 août 2016, Eric Barone a écrit un nouveau post sur le site de
Stardew Valley. Il voulait mettre les fans au courant de ses progrès sur son
nouveau patch, le 1.1, qui était censé ajouter des fonctionnalités et du
contenu. « Pour être entièrement honnête, si cette mise à jour prend aussi
longtemps, c’est surtout parce que je suis complètement épuisé ces derniers
temps, et ma productivité a beaucoup baissé. Stardew Valley a monopolisé
presque toutes mes heures d’éveil depuis presque cinq ans, et je crois que
mon cerveau exigeait que je m’en éloigne un moment. »
Barone a ajouté qu’il n’avait pas fait grand-chose cet été, et qu’il se
sentait très coupable. « À dire vrai, j’ai toujours eu des hauts et des bas, des
périodes de productivité et d’énergie intenses suivies par des périodes de
faible motivation. J’ai toujours été comme ça. Cette fois est un peu pire que
les précédentes, mais je me suis rappelé qu’avec le succès de Stardew Valley,
ma vie était soudain devenue très étrange. Il est sans doute normal que j’aie
besoin de temps pour m’adapter. Je ne sais même pas si cette démotivation
est due au succès soudain, à mon cerveau instable ou à une période de travail
trop intense et trop longue sans m’arrêter. Parfois, j’oublie que je suis humain
et que j’ai besoin de me détendre et de m’amuser un peu. »
Mais il n’avait pas vraiment le temps de se détendre. Après la PAX,
Chucklefish a annoncé à Barone que, pour respecter les délais des
versions PS4 et Xbox One, il devrait terminer le patch 1.1 d’ici la fin
septembre. Barone s’est une fois de plus lancé dans un crunch, travaillant
d’arrache-pied pour respecter le délai. Une fois fini, le burn-out l’a frappé de
nouveau, et le cycle s’est répété.
En novembre 2016, alors qu’il continuait à travailler de manière
intermittente sur Stardew Valley, Barone a reçu un mail d’un représentant de
l’éditeur NIS America, lui demandant s’il accepterait de rencontrer un
homme appelé Yasuhiro Wada. Eric Barone a immédiatement dit oui. Il serait
fou de laisser passer une opportunité pareille. Wada, concepteur japonais qui
créait des jeux depuis les années 1980, était à Seattle pour promouvoir son
nouveau jeu de simulation, Birthdays the Beginning. Mais avant cela, Wada
avait surtout été connu pour avoir conçu et dirigé un jeu où l’on pouvait
entretenir sa propre ferme. Un jeu baptisé Harvest Moon.
Impatient et intimidé, Barone s’est rendu aux bureaux que NIS America
avait loués dans le centre de Seattle, sachant qu’il allait rencontrer le créateur
du jeu dont il s’était tant inspiré. « J’étais très nerveux à l’idée de le
rencontrer, raconte Barone. Mais je me suis dit que je devais le faire, ne
serait-ce que pour avoir une belle histoire à raconter. »
Barone et Wada se sont serré la main et ont échangé des banalités, par le
biais de l’interprète japonais-anglais de Wada. Barone a dit qu’il avait
apporté sa cartouche Super Nintendo du premier Harvest Moon, que Wada a
signée en souriant. Ils ont dîné, bu des bières et joué à leurs jeux. « C’était
complètement surréaliste, raconte Barone. Le fait de parler au type qui avait
créé Harvest Moon. Il avait 30 ans quand le premier jeu est sorti, et moi, je
n’étais qu’un gosse qui y jouait. Et là, je rencontrais cet homme, et je lui
parlais du développement de ce jeu, et il connaissait Stardew Valley. »
Wada a dit à Eric Barone qu’il avait aimé jouer à Stardew Valley et qu’il
était ravi de voir sa version d’un genre dont il avait été le pionnier il y a tant
d’années. « Il est devenu accro au fait de nettoyer sa ferme, raconte Barone. Il
passait le plus clair de son temps à faucher l’herbe et à couper les arbres. »
Cinq ans plus tôt, Barone vivait chez ses parents, se plantait dans ses
entretiens d’embauche et essayait de déterminer ce qu’il allait faire de sa vie.
Et à présent, le créateur de Harvest Moon coupait des arbres dans son jeu
vidéo best-seller. « Surréaliste » ? Un euphémisme !

En décembre 2016, presque un an après le lancement de Stardew Valley,


j’ai appelé Barone pour savoir comment il allait. Nous avons parlé de sa
rencontre avec Wada, de ses cycles de travail acharné, et des bugs que lui et
Chucklefish avaient rencontrés dans les portages console. Il m’a dit qu’il en
avait à nouveau marre de Stardew Valley et qu’il voulait passer à autre chose.
Je lui ai demandé s’il avait commencé à préparer son prochain jeu.

Il m’a dit que oui. Il songeait à un jeu où on attraperait des insectes.


Je lui ai demandé combien de temps cela allait lui prendre.
« J’essaie d’être un peu plus réaliste, cette fois. J’espère que ça me
prendra deux ans. »

1. L’éditeur Natsume était propriétaire et distributeur des jeux Harvest Moon depuis les débuts de
la franchise, mais en 2014, le développeur de la série, Marvelous, avait décidé de quitter Natsume
et d’éditer ses propres jeux. Natsume restait propriétaire du nom Harvest Moon, Marvelous a donc
sorti ses jeux de ferme sous le titre Story of Seasons. Pendant ce temps, Natsume développait ses
propres jeux Harvest Moon. Oui, tout cela est très confus.
2. Dans le jargon du jeu vidéo, un sprite est une image en deux dimensions qui représente un
personnage ou un objet à l’écran.
3. Quand j’ai rencontré Eric Barone en septembre 2016, nous étions juste après le lancement d’un
jeu indépendant qui avait généré une hype historique, No Man’s Sky. En mangeant un phō dans un
restaurant non loin de chez lui, nous nous sommes longuement demandé pourquoi ce jeu n’avait
pas tenu les promesses de ses développeurs. « On peut se faire un tas d’argent rien qu’avec des
mots, et ça marche, expliquait Barone. Mais ce n’est pas moi. Je n’aime pas du tout la hype. Je
n’en veux pas. Je préfère faire un excellent jeu, et je suis convaincu qu’en créant le bon jeu, la
hype se fera toute seule. Le jeu se vendra tout seul. »
4. Eric Barone a ensuite annoncé le portage de Stardew Valley sur PlayStation 4, Xbox One et
Nintendo Switch.
4

Diablo III

Le 15 mai 2012, des centaines de milliers de personnes ont démarré le


client internet Battle.net, et cliqué sur l’icône de Diablo III, un jeu que les
développeurs de Blizzard préparaient depuis presque dix ans. Les fans
avaient patiemment attendu cet instant. Ils comptaient les jours avant de
pouvoir plonger dans un fatras infernal de fantasy gothique et de cliquer
frénétiquement afin de pourfendre des démons. Mais lorsqu’à minuit, heure
du Pacifique, Diablo III est enfin devenu accessible, quiconque tentait de
lancer le jeu voyait s’afficher ce message vague et frustrant :
Les serveurs sont actuellement occupés. Veuillez réessayer plus tard.
(Erreur 37)
Après une décennie de développement des plus tumultueux, Diablo III
était enfin disponible, mais personne ne pouvait y jouer. Certains ont renoncé
et sont allés se coucher. D’autres ont continué d’essayer. Mais une heure plus
tard :

Les serveurs sont actuellement occupés. Veuillez réessayer plus tard.


(Erreur 37)
« L’erreur 37 » est devenue un mème, ce genre d’images humoristiques
sans cesse dérivées sur internet. Il s’est d’ailleurs rapidement répandu sur les
forums de discussion, où les fans évacuaient leur frustration. Des joueurs de
Diablo avaient déjà exprimé leur scepticisme lorsque Blizzard avait annoncé
que Diablo III serait uniquement accessible en ligne (une décision motivée
par la seule crainte du piratage, selon les plus cyniques), et ces problèmes de
serveurs venaient renforcer la thèse d’un mauvais choix. Les fans ont
immédiatement pensé que s’ils avaient pu jouer à Diablo III hors ligne, ils
seraient déjà en train de parcourir la Nouvelle-Tristram, au lieu d’être
contraints de contempler cette erreur 37.
Dans le campus de Blizzard à Irvine, en Californie, un groupe
d’ingénieurs et de producteurs des opérations en temps réel se réunissaient,
totalement paniqués, dans leur « salle de crise » autoproclamée. Les ventes de
Diablo III avaient dépassé leurs attentes les plus folles, et leurs serveurs ne
pouvaient pas traiter le flot de joueurs qui essayaient de se connecter au jeu.
Vers 1 h du matin, Blizzard a posté un bref message : « Veuillez noter qu’en
raison d’un trafic très important, l’authentification et la création de
personnages peuvent être un peu plus lentes qu’en temps normal… Nous
espérons résoudre ces problèmes dès que possible et vous remercions pour
votre patience. »

Quelques kilomètres plus loin, au centre commercial d’Irvine Spectrum,


le reste de l’équipe de Diablo III n’imaginait pas une seconde que personne
ne pouvait jouer à leur jeu. Ils étaient trop occupés à faire la fête. Des
centaines de fans hardcores, portant des armures à pointes et brandissant
d’immenses haches en mousse, s’étaient rassemblés pour la soirée de
lancement officielle. Alors que les développeurs de Blizzard signaient des
autographes et distribuaient des goodies à la foule, ils ont commencé à
entendre des murmures au sujet de serveurs saturés. Et ils ont vite compris
qu’il ne s’agissait pas d’un simple petit accroc de lancement.
« Ça a vraiment pris tout le monde de court, raconte Josh Mosqueira.
C’est presque comique à dire. Avec un jeu si attendu, comment pouvait-on se
laisser prendre de court ? Mais je me souviens d’une réunion où les gens
disaient : “On est vraiment prêts ? Bon, on va doubler les prédictions, tripler
les prédictions.” Et même en faisant ça, ils se sont montrés trop pessimistes
sur les ventes. »
Plus tard dans la journée, lorsque les fans ont à nouveau essayé de se
connecter à Diablo III, un autre message cryptique a fait son apparition :
Impossible de se connecter au service ou la connexion a été interrompue.
(Erreur 3003). L’erreur 3003 n’est pas devenue aussi populaire que sa petite
sœur, même si beaucoup se sont demandé comment les autres milliers
d’erreurs potentielles avaient été évitées. Le lendemain, l’erreur 37 a refait
surface, accompagnée d’une ribambelle d’autres problèmes de serveurs qui
ont continué à horripiler les joueurs pendant les quatre jours suivant le
lancement de Diablo III. La salle de guerre de Blizzard est restée active
24 heures sur 24, remplie d’ingénieurs épuisés, rassemblés autour de leurs
ordinateurs, enchaînant les cafés et essayant de trouver un moyen de
renforcer leur réseau.
En 48 heures, ils avaient réussi à stabiliser les serveurs. Des erreurs
apparaissaient encore de temps en temps, mais la plupart des gens pouvaient
jouer sans interruption. Le 17 mai, une fois l’agitation retombée, Blizzard a
publié un mot d’excuse : « Nous aimerions aussi reconnaître que nous avons
été dépassés par votre enthousiasme et regrettons sincèrement que votre
croisade pour abattre le Seigneur de la Terreur n’ait pas été contrecarrée par
des hordes de démons, mais par une infrastructure mortelle. »
Enfin, le monde entier pouvait jouer à Diablo III. Comme ses
prédécesseurs, le troisième opus vous permettait de créer un personnage et
d’affronter des hordes de démons, tout en récupérant des butins rutilants.
Vous pouviez débloquer des aptitudes en fonction de la classe choisie
(sorcier, chasseur de démons, etc.), et alterner entre un ensemble de sorts et
de pouvoirs. Et vous combattiez pour traverser une série de donjons, chacun
généré de façon procédurale, afin que chaque session de jeu soit unique. À
première vue, c’était le jeu que les fans avaient attendu.
Mais dans les semaines suivantes, les joueurs ont découvert que
Diablo III avait des failles fondamentales. Il était certes très satisfaisant
d’abattre des hordes de monstres, mais la difficulté augmentait trop
rapidement. Les objets légendaires apparaissaient trop rarement. Le post-
game, quêtes et contenu débloqués après avoir fini la campagne principale,
était beaucoup trop difficile. Et, frustration ultime, le système de butin
semblait tourner autour d’un hôtel des ventes, où les joueurs pouvaient
utiliser de l’argent réel pour acheter et vendre des équipements puissants. Ce
système controversé donnait l’impression que Diablo III était l’un de ces
terribles « pay-to-win », ces jeux où la meilleure façon de renforcer le
personnage n’est pas de jouer ou de s’amuser, mais de taper son numéro de
carte bleue dans un formulaire.
Depuis la fondation de Blizzard en 1991, le studio s’était construit une
réputation de créateur de jeux fantastiques, dont les monuments Warcraft et
Starcraft. En voyant le logo bleu de Blizzard sur une boîte, on savait qu’on
achetait une œuvre sans pareille. Avec Diablo II en 2000, Blizzard avait
inventé l’action-RPG ultime, un jeu responsable de centaines de nuits
blanches et de sessions LAN où des millions d’adolescents se rassemblaient
pour combattre d’hideux démons et rechercher les insaisissables pierres de
Jordanie. Diablo II était vu par beaucoup comme l’un des meilleurs jeux
jamais créés. Et à présent, en mai 2012, le lancement chaotique de Diablo III
associait le logo de Blizzard à une expérience que la société n’avait jamais
connue : un échec public. Même après l’erreur 37, les problèmes ne faisaient
que commencer.

Josh Mosqueira avait toujours détesté les hivers à Montréal. Mexico-


Canadien (pourvu d’un fort accent) et ayant servi dans le régiment
d’infanterie canadienne de la Black Watch, Mosqueira a passé les premières
années de sa carrière à écrire des jeux de rôle pour l’éditeur White Wolf, tout
en essayant de percer dans l’industrie du jeu vidéo. Après avoir œuvré sur
quelques jeux et passé sept ans chez Relic Entertainment à Vancouver,
Mosqueira a traversé le Canada pour participer au développement de Far
Cry 3, dans les immenses bureaux d’Ubisoft à Montréal, où les températures
hivernales descendent sous des seuils bien trop bas pour une ville habitée.
Lors d’un jour particulièrement neigeux de février 2011, plus d’un an
avant l’erreur 37, Mosqueira a reçu un appel de Jay Wilson, un ami rencontré
pendant sa période chez Relic. Wilson travaillait à présent chez Blizzard
Entertainment à Irvine, en Californie, et il cherchait un chef concepteur pour
Diablo III, le jeu dont il était responsable de projet. Quelqu’un de chez
Ubisoft avait candidaté, et Wilson voulait savoir quelle était la culture
d’entreprise là-bas. Est-ce que ce nouveau concepteur potentiel se sentirait à
sa place ? Les deux amis ont poursuivi leur discussion, jusqu’au moment où
Wilson a proposé une autre solution : et si Mosqueira prenait le poste ?
L’intéressé a dit avoir besoin d’y songer. Mais en regardant la neige
tomber par la fenêtre, il a très vite compris qu’il n’y avait pas vraiment à
réfléchir. « Deux mois et demi plus tard, je me retrouvais dans ces couloirs en
tant que chef concepteur pour la version console de Diablo III », raconte
Mosqueira. Sa mission était de diriger une très petite équipe (au départ, trois
personnes, lui compris) qui adapterait le jeu pour la Xbox et la PlayStation.
C’était une initiative surprenante de la part de Blizzard, qui se refusait depuis
des années à sortir ses jeux sur console, préférant réserver d’énormes cartons
comme World of Warcraft et Starcraft II aux seuls PC et Mac. Mais avec
Diablo III, les têtes pensantes de Blizzard avaient enfin vu une opportunité
d’explorer l’immense monde des consoles.
Mosqueira et son équipe se sont installés dans une partie des bureaux et
ont commencé à tester des prototypes pour essayer de rendre Diablo III
agréable à jouer avec une manette. Blizzard avait donné carte blanche à
l’équipe de Mosqueira pour la version console, et ils en avaient profité, en
modifiant notamment les aptitudes de chaque classe pour les adapter à leur
nouveau système de commandes. « Le timing des pouvoirs était souvent
décalé sur console, parce qu’au lieu de se concentrer sur le curseur, l’œil se
focalisait sur le personnage, explique Mosqueira. Alors, on s’est permis de
modifier toutes les aptitudes du jeu. »
Fin 2011, alors que l’équipe de Diablo III PC se lançait dans le crunch
pour la sortie au printemps, Mosqueira et ses collègues ont mis le projet en
pause pour aider l’équipe à terminer le jeu. « Tous les trois, enfin, tous les
huit à ce moment, on était nouveaux chez Blizzard. Alors, on s’est sentis
obligés, raconte Mosqueira. On voulait participer. Ça allait être vraiment
enthousiasmant. Ça allait être un grand moment dans l’histoire de Blizzard, et
on était heureux d’en faire partie. »

Puis est arrivé le lancement de Diablo III, l’erreur 37, et la panique chez
Blizzard en mai 2012, alors qu’ils tentaient de stabiliser les serveurs. Pendant
que Mosqueira et son équipe se remettaient au travail sur la version console,
les autres concepteurs de Diablo III se sont attaqués à des problèmes plus
profonds. À l’évidence, les joueurs n’étaient pas satisfaits du système de
butin, par exemple. Mais où se situait exactement le problème ? Comment
Blizzard pouvait-il rendre le post-game aussi accrocheur que dans Diablo II,
où les joueurs passaient des heures et des heures à affronter des hordes de
démons en quête d’équipements, même après avoir terminé l’histoire ?
Les développeurs avaient compris que le plus grand souci était la
difficulté du jeu. Les concepteurs de Blizzard s’étaient directement inspirés
du système de difficulté de Diablo II. Une fois le jeu terminé en
mode Normal, le joueur le parcourait une deuxième fois en mode Cauchemar,
avant de remettre le couvert une troisième fois en mode Enfer. Diablo III
répétait cette structure en rajoutant une quatrième option de difficulté,
Armageddon. Conçu pour les joueurs qui avaient déjà atteint le niveau
maximum, Armageddon était atrocement dur, au point de ne pouvoir être
terminé sans les meilleurs équipements du jeu. Mais ceux-ci n’apparaissaient
que dans ce mode, créant ainsi une version particulièrement vicieuse du
dilemme de l’œuf et de la poule. Comment obtenir l’équipement de niveau
Armageddon si votre équipement actuel ne suffisait pas à le traverser ?
Il y avait une option : l’hôtel des ventes. Si vous ne vouliez pas vous
arracher les cheveux en mode Armageddon, vous pouviez dépenser de
l’argent réel pour un meilleur équipement… Ce qui était l’exact opposé de ce
que la plupart des gens désiraient faire. Résultat : des joueurs rusés ont trouvé
des moyens de profiter du système. Grâce au générateur de nombres
aléatoires de Diablo III, les chances d’obtenir un butin sur un ennemi
puissant n’étaient guère plus élevées que d’en trouver en cassant un simple
vase. Quand les joueurs l’ont compris, ils se sont lancés dans des marathons
de destruction de poteries. Ce n’était pas particulièrement amusant, mais
c’était toujours mieux que de dépenser de l’argent réel.
Dans les mois suivants, Blizzard a compris que les fans cherchaient
davantage à exploiter le jeu qu’à y jouer vraiment, un problème auquel ils
allaient se consacrer pleinement. Du 15 mai à la fin août, l’équipe de
Diablo III a publié au moins 18 patchs et correctifs gratuits qui réparaient les
bugs, modifiaient les aptitudes des personnages et tenaient compte des griefs
des joueurs. Le plus important de ces patchs, sorti le 21 août 2012, ajoutait un
système appelé les niveaux de Parangon, qui permettait au joueur de devenir
plus fort une fois le niveau maximum (60) atteint. Cela rendait le mode
Armageddon beaucoup moins difficile et ajoutait une série d’effets uniques
aux équipements légendaires, pour que votre nouvelle arme clinquante vous
donne l’impression d’être une machine de guerre.
Mais Blizzard savait bien que ces patchs n’étaient que des pansements,
des solutions temporaires pour pousser les joueurs à faire autre chose que
casser des vases. Il y avait encore une plaie béante dans le flanc de Diablo III.
Et il faudrait un long moment pour la panser.

Au centre du tentaculaire campus d’Irvine se trouve la statue géante d’un


orc de Warcraft. Et autour d’elle se dessine un cercle de plaques, chacune
comportant un mantra potentiel pour les employés de Blizzard. Certains
semblent être d’une platitude comique (« Pensez de façon globale », « Jurez
fidélité à la qualité »), mais l’une d’entre elles a eu un écho particulier pour
l’équipe de Diablo III pendant toute l’année 2012 : « Toutes les voix
comptent. » Les joueurs étaient frustrés, et les développeurs de Blizzard se
sentaient obligés de les écouter. Les producteurs et concepteurs de Diablo III
ont suivi autant de conversations sur internet que possible, de Reddit aux
forums Blizzard, pour accumuler des retours qui les aideraient à améliorer le
jeu. Dans ses posts de blog et ses annonces au cours de l’été et de l’automne,
Blizzard a assuré aux joueurs que le studio avait un plan à long terme pour
corriger l’hôtel des ventes, améliorer le système de butin, et rendre le post-
game de Diablo III plus amusant.
C’était un engagement assez atypique. En général, une fois qu’un
développeur sort un jeu, il passe à autre chose. Il attribue parfois à une équipe
réduite la charge de corriger d’éventuels bugs critiques, avant de se plonger
dans le projet suivant. Mais Blizzard avait bâti sa réputation de développeur
d’élite en suivant ses jeux sur le long terme. Le studio avait continué à mettre
à jour ses jeux avec des patchs gratuits des années après leur sortie, persuadé
que ce service mettrait les fans dans de meilleures dispositions, ce qui
entraînerait à terme de meilleures ventes 1.
Fin juillet 2012, Diablo III avait atteint les dix millions d’exemplaires
vendus. Bien que les développeurs de Blizzard pensaient avoir créé un jeu
amusant, ils savaient qu’ils pouvaient l’améliorer. « C’était un diamant brut,
commente Wyatt Cheng, concepteur technique supérieur. Nous savions qu’il
fallait le peaufiner encore un peu. Il manquait juste cette dernière touche. »
Le P.-D.G. de Blizzard, Mike Morhaime, avait d’ailleurs demandé à l’équipe
de Diablo III de continuer à travailler sur des mises à jour et des patchs
gratuits pour une durée indéterminée. « Il y a peu d’autres sociétés où (a) on
peut vendre des millions d’exemplaires tout en pensant qu’on aurait pu faire
mieux, explique Cheng, et (b) étant donné les problèmes au lancement, on
peut travailler encore aussi longtemps sur le jeu pour l’améliorer. »
C’était une façon de voir la situation. L’autre était que les personnes
travaillant sur Diablo III (certains depuis près d’une décennie), n’auraient pas
de pause. Quiconque ayant travaillé si longtemps sur un seul projet sait le
soulagement qu’on ressent en le terminant, et l’envie de ne plus jamais y
retourner une fois fini. « J’écoutais un podcast, raconte Cheng, qui était
présent sur Diablo III dès le début. C’était une personne qui faisait une
tournée pour promouvoir son livre [la psychologue Angela Duckworth], où
elle avait réfléchi à la notion de cran. Selon elle, le cran est une qualité
commune à beaucoup de gens qui réussissent. Il s’agit de cette persévérance,
cette volonté d’atteindre un but qui en vaille vraiment la peine, même si ce
n’est pas toujours amusant au quotidien. Parfois, ça l’est. Et tant mieux. Mais
quand on a du cran, on voit le but à long terme et on se démène, on surmonte
les obstacles en ne pensant qu’à l’objectif final. »
« L’objectif final », ou du moins, l’étape suivante, c’était l’extension de
Diablo III. En général, Blizzard produisait des packs d’extension conséquents
pour chaque jeu sorti par la société, et les développeurs de Diablo III savaient
que ce serait l’occasion parfaite pour améliorer le jeu. Vers la fin de
l’année 2012, ils ont commencé à assembler un immense document Google,
rempli de problèmes à résoudre et de fonctionnalités à ajouter, dont un
remaniement général des objets et un nouvel ensemble d’objectifs pour le
post-game.
Mais il leur fallait un nouveau directeur. Le chef de projet de longue date
sur Diablo III, Jay Wilson, avait annoncé son intention de démissionner, en
raison d’un surmenage après une décennie passée sur le même jeu 2. Blizzard
avait besoin d’un nouveau chef de projet, et pas uniquement pour diriger le
développement de l’extension, mais aussi pour façonner l’avenir de
Diablo III. Et il y avait un nouveau venu qui pouvait faire l’affaire.
Quand il a vu l’offre sur le site interne de Blizzard, Josh Mosqueira ne
s’est pas dit qu’il allait postuler. Il avait apprécié le défi de porter Diablo III
sur console, et il aimait diriger une petite équipe. Même si celle-ci était
passée de trois à vingt-cinq personnes, cela restait un immense bond en
arrière depuis son passage chez Ubisoft, où il devait participer à la
coordination d’une équipe de 400 personnes. Même lorsque Wilson et
d’autres dirigeants de Blizzard l’ont encouragé à postuler, Mosqueira était
réticent. « J’étais sincèrement très heureux d’être chef du projet console,
raconte-t-il. De mettre les mains dans le cambouis en travaillant directement
sur le jeu, et pas uniquement sur des PowerPoint. »
Mais Mosqueira aimait aussi la culture de l’équipe de développement de
Diablo III. Peu après, il s’est donc laissé persuader de candidater. Après une
série d’entretiens, non seulement avec la direction de Blizzard, mais aussi
avec tous ses collègues, Mosqueira a été appelé dans le bureau du
cofondateur de la société, Frank Pearce, pour recevoir la nouvelle. Il avait le
poste. Mosqueira n’était pas dans l’équipe de Diablo III depuis très
longtemps, mais les gens le respectaient, pas seulement en tant que
concepteur, mais que chef, et Blizzard voulait qu’il pilote l’avenir du jeu.
« Quand ils me l’ont annoncé, ça a été un moment vraiment incroyable,
raconte Mosqueira, très rapidement suivi par un accès de panique. Quand on
comprend que Diablo est l’une des plus grandes franchises, pas uniquement
chez Blizzard, mais aussi dans toute l’industrie, et qu’on vient de vous en
confier la responsabilité, c’est intense. »
Une fois nommé chef de projet, l’une des premières décisions de
Mosqueira a été de se réunir avec tous les développeurs de Diablo III,
auparavant ses collègues, mais dont il était à présent le supérieur. Il leur a
demandé comment ils se sentaient. Ce qu’ils aimaient dans le jeu. L’avenir
qu’ils envisageaient pour Diablo III. Généralement, les extensions de jeu
vidéo étaient additives (elles apportaient un nouveau contenu, de nouvelles
zones, de nouveaux butins), mais pour Diablo III, Blizzard voulait une
véritable transformation. « Il est vite devenu évident qu’ils voulaient utiliser
l’extension non pas pour rectifier la débâcle du lancement, mais pour créer
une plate-forme qui ferait évoluer Diablo, raconte Mosqueira. C’est le genre
de pression que l’équipe se met elle-même. Et elle voyait très grand. »
Mosqueira avait également compris une chose, qu’il a tenté de
transmettre au reste de l’équipe : personne n’avait une idée claire de ce
qu’était Diablo III. Mosqueira aimait faire remarquer que, quand les joueurs
avaient la nostalgie de Diablo II, ils ne se souvenaient pas de l’incarnation
originelle du jeu. Ils pensaient à ce qu’il était devenu en 2001, quand les
développeurs avaient écouté les retours des fans et sorti l’extension Lord of
Destruction. C’était le jeu dont les gens se souvenaient. C’était le résultat
d’un million de joueurs faisant leurs retours à Blizzard, qui réagissait
directement.
« La vraie difficulté, c’est que vous pouvez construire un jeu, le tester et
penser le connaître, jusqu’au moment où il sort, explique Mosqueira. Rien
qu’après le premier jour, les joueurs y auront collectivement joué plus que
l’équipe pendant tout le développement. Vous allez voir les fans réagir à des
choses… Ils y jouent, ils interagissent avec. Et toute la difficulté, c’est de se
forger la discipline et la rigueur nécessaires pour prendre les bonnes décisions
face à ces retours. »
Et alors que l’équipe de Diablo III s’attaquait à l’extension, qu’ils allaient
baptiser Reaper of Souls, ils ont vu une occasion de se racheter. Pas
seulement pour l’erreur 37, mais pour tous les défauts initiaux de Diablo III.
C’était leur chance de faire leur propre Lord of Destruction et d’atteindre les
sommets que Diablo II avait atteints des années plus tôt. « On a vu cette
chance comme notre seule opportunité de reconquérir les fans, commente
Rob Foote, producteur. Alors, on s’est donnés à fond. »
Cela aurait pu paraître étrange d’un point de vue extérieur, qu’un jeu en
production depuis dix ans puisse paraître avec autant de problèmes. Voici la
théorie de Mosqueira : les bugs de Diablo III étaient le résultat direct d’une
équipe de développement hantée par l’excellence de Diablo II. Comme il l’a
dit en 2015 : « Le spectre de Diablo II planait au-dessus de l’équipe. La
pression d’être à la hauteur de cet incroyable jeu était un fardeau énorme pour
l’équipe, qui a eu un impact sur beaucoup de ses décisions. »
Là où l’équipe de Dragon Age : Inquisition a été empoisonnée par les
réactions négatives à Dragon Age 2 (voir le chapitre 6), Blizzard a connu le
problème inverse : Diablo III devait surpasser l’immense succès de Diablo II.
Les concepteurs voulaient réaliser de grosses innovations dans certains
secteurs, comme un système d’aptitudes flexible, généralement considéré
comme un élément majeur du jeu. Mais, selon Mosqueira, ils se sont montrés
trop rigides quant aux autres traditions de la série.
Nouveau venu, Mosqueira était disposé à bousculer toutes les
conceptions de ce qu’incarnait Diablo, même si cela entraînait des conflits
avec certains vétérans de Blizzard. Pour la version console, qui était toujours
en développement aux côtés de Reaper of Souls, Mosqueira s’était
longuement battu pour qu’un système d’esquive soit incorporé, qui
permettrait aux joueurs d’utiliser le joystick pour effectuer une roulade au sol,
et ainsi éviter les attaques ennemies. Ce sujet a été longuement débattu.
« L’esquive était un sujet extrêmement controversé dans l’équipe, raconte
Mosqueira. Extrêmement, extrêmement controversé. Je me lançais dans des
discussions animées avec certains concepteurs sur sa nécessité dans la
version console. »
Mosqueira avançait que les joueurs s’ennuieraient en marchant durant des
heures sans avoir un moyen de modifier leurs déplacements, comme le
bouton de saut très apprécié dans World of Warcraft. D’autres concepteurs
pensaient qu’une fonction esquive diminuerait l’impact des objets qui
augmentaient la vitesse de déplacement (un concept de Diablo II), et rendrait
le jeu moins gratifiant à long terme. « Les deux arguments étaient pertinents,
explique Mosqueira. Et ils étaient tous les deux justes. Au final, il faut dire :
“Oui, je suis prêt à sacrifier une partie de cette récompense à long terme pour
une impression viscérale à court terme.”… Je comprends que je renonce à
une grosse gratification, mais pour qu’on ait la sensation de jouer à un jeu
console, mes pouces doivent faire quelque chose à des intervalles réguliers, et
c’est agréable. C’est une spécificité de ces plates-formes. » (Mosqueira a
finalement remporté cette bataille, et la fonction d’esquive a été ajoutée.)
En faisant des expérimentations sur console, pour lesquelles il y avait
moins de pression de respecter la formule de Diablo II, Mosqueira et son
équipe pouvaient prendre des mesures qui auraient paru radicales à d’autres.
« Je pense que c’était un des aspects les plus libérateurs. L’équipe PC, malgré
toutes ses bonnes intentions, et en raison des énormes pressions et attentes,
avait conçu le jeu d’une manière très traditionaliste. Mais sur console, c’était
un peu le Far West. Et d’une certaine façon, en y repensant… C’était très
naïf. On malmenait ce jeu depuis environ six mois, sans connaître l’histoire
derrière toutes les décisions qui avaient mené à cet instant. On était des
gamins qui jouaient avec des boutons. »
Pour un jeu en développement depuis tant d’années, un nouveau point de
vue pouvait être utile à Blizzard, notamment lorsque le studio a commencé à
réexaminer des aspects essentiels de Diablo III, comme le système de butin.
Dans la version PC de Diablo III, les ennemis lâchaient une montagne
d’objets à leur mort, donnant cette poussée d’adrénaline si familière aux
joueurs qui récupéraient fébrilement leurs nouveaux accessoires et armes.
Mais sans souris ni clavier, trier toutes ces babioles étincelantes pouvait
devenir une corvée. En testant la version console, Mosqueira s’est aperçu que
cette surcharge de butin ralentissait la progression des joueurs, en les
obligeant à s’arrêter sans cesse pour réorganiser leur inventaire.
C’est là qu’ils ont modifié la formule. « On s’est dit : “Bon, chaque fois
qu’un objet gris ou blanc va apparaître, dans 70 % du temps, ce sera de l’or à
la place” », explique Mosqueira. Le changement aurait pu sembler énorme
pour les fans de Diablo II, mais il a posé les bases de ce que l’équipe a
baptisé Butin 2.0, un système qui améliorerait Diablo III à la fois sur PC et
consoles. « On a commencé à se rendre compte que nous pouvions faire
apparaître moins de butins, a raconté Mosqueira. Et que dans ce cas, il était
nécessaire qu’ils soient meilleurs. »
Avec Butin 2.0, Mosqueira et son équipe espéraient répondre à toutes les
critiques des joueurs sur l’équipement. Les fans se plaignaient de passer
beaucoup trop de temps à obtenir les objets « légendaires » ultimes, alors
Butin 2.0 garantirait que chaque boss important lâcherait un équipement
légendaire. Les fans avaient remarqué que, quand ils obtenaient enfin des
objets légendaires, le jeu leur donnait des statistiques aléatoires, si bien qu’un
joueur était souvent tout excité de voir une belle arme orange, avant de
découvrir qu’elle était inutile pour sa classe 3. Alors, Butin 2.0 introduisait un
système de pondération, qui trichait avec le système aléatoire pour augmenter
les chances qu’un joueur obtienne un objet légendaire qui lui serait vraiment
utile.
Lors des réunions de développeurs au cours de l’année 2013, pour
déterminer la direction à prendre avec Reaper of Souls, l’aspect aléatoire
devint un sujet central. Après tout, les nombres aléatoires avaient toujours
constitué l’essence de Diablo. Depuis le premier jeu en 1996, qui envoyait les
joueurs batailler à travers des donjons générés aléatoirement sous la ville
délabrée de Tristram, les jeux de la franchise avaient utilisé le générateur de
nombres aléatoires pourpresque tout. La disposition des donjons était due au
hasard, comme les coffres au trésor et la majorité des objets magiques. Le jeu
les assemblait d’après un grand tableau de préfixes et de suffixes, avec des
attributs attachés au nom des objets. (Une ceinture « de chance »
augmenterait l’or tombant des monstres. Une épée « de la liche » soignerait le
joueur chaque fois qu’il attaquerait.)
Cet aspect aléatoire donnait une grande partie de son attrait à Diablo.
Jouer à un jeu Diablo, c’était comme faire une campagne de Donjons et
Dragons : à chaque partie, l’expérience était différente. Il y avait quelque
chose de naturellement addictif à trouver de nouveaux objets et à cliquer sur
« identifier », en sachant qu’on pouvait se retrouver avec n’importe quoi.
Diablo en appelait à cet instinct qui nous pousse à mettre notre argent dans
une machine à sous ou à acheter un billet de loterie. Il aurait tout à fait eu sa
place à côté des tables de roulette dans un casino de Las Vegas.
Il a fallu longtemps pour que les concepteurs comprennent que leur
obsession des nombres aléatoires était néfaste à Diablo III. « J’avais
commencé à vénérer l’autel de l’aléatoire, raconte Kevin Martens, chef
concepteur. Et quand je pouvais rendre une chose encore plus aléatoire, je le
faisais, sans me rendre compte que l’aspect aléatoire n’était qu’un des outils
de la rejouabilité… Quand les gens me demandent : “Quelle est la plus
grande différence entre Reaper of Souls et Diablo III ?” ma réponse courte
est : “Nous avons raboté l’aléatoire, afin qu’il travaille pour le joueur et non
pas contre lui.” »
C’est là que Diablo III s’éloignait de Las Vegas : Blizzard ne voulait pas
que le croupier l’emporte à chaque fois. Josh Mosqueira et son équipe ont
compris que pour assurer la satisfaction des joueurs, il fallait leur procurer ce
frisson. « Quand Diablo III est sorti, le fait d’obtenir ou non un objet
légendaire ne tenait qu’à une série de lancers de dés, explique Mosqueira.
Parfois, vous aviez de la chance, parfois non… Dans Reaper, on s’est dit
qu’on ne voulait pas tricher. On ne voulait pas que le joueur sente qu’on lui
facilitait la tâche, mais il fallait réduire le seuil pour qu’il ne mette pas
104 heures à trouver un objet légendaire. »
Ils devaient aussi résoudre le problème de la difficulté. À l’époque où ils
développaient la version originale de Diablo III, les concepteurs de Blizzard
avaient cru que les joueurs voudraient un jeu présentant un défi plus grand
que les précédents Diablo. « On avait fait cette vidéo : “Diablo va vous
tourmenter”, raconte Martens. Des gens de notre équipe nous disaient qu’ils
trouvaient le jeu extrêmement dur, et même en étant des développeurs
expérimentés, ils se faisaient quand même tuer. La vérité, avec le recul, c’est
que certains voulaient un jeu très difficile, et d’autres en voulaient un
légèrement plus facile. Et beaucoup étaient entre les deux. »
Et le problème ne venait pas que de la difficulté du mode Armageddon.
Les joueurs avaient perdu l’envie de rejouer plusieurs fois la même
campagne, avec pour seule différence la force des monstres. La structure qui
avait été gratifiante en 2001 était, pour diverses raisons, devenue une corvée
en 2012. La conception de jeux vidéo avait fait d’immenses bonds au cours
de la décennie passée. Des dizaines de clones de Diablo avaient émergé, et
certains avaient même amélioré la structure de Diablo II (même si aucun
n’avait pu égaler son succès). Lorsque Diablo III est sorti, les gens voulaient
un rythme moins répétitif.
Reaper of Souls était l’occasion de résoudre ces problèmes. La solution à
court terme de Blizzard pour Diablo III avait été de rendre le mode
Armageddon moins ardu grâce à des patchs, mais avec Reaper, ils pouvaient
aller plus loin. « C’est sans doute fin novembre 2012 que j’ai songé à
retravailler complètement le système de difficulté », raconte Martens. Mais
c’était une perspective intimidante. « Le jeu entier est construit autour de ces
quatre modes de difficulté. Tous les monstres ont des statistiques réglées pour
chacun d’eux. »
Kevin Martens a pris du recul. Et si, au lieu de concevoir la difficulté en
paliers, l’équipe transformait complètement la structure de Diablo III, pour
que les monstres s’alignent avec le niveau de puissance du joueur au cours du
jeu ? Et s’ils ajoutaient un nouveau système de modificateurs, pour qu’une
personne avide de défis puisse passer en mode Difficile ou Expert pour
augmenter la force et la vie des monstres ? Si vous vouliez que les choses
soient un peu plus simples, il suffisait tout simplement de repasser en mode
Normal. Pour résoudre le problème de la poule et de l’œuf du mode
Armageddon, Blizzard allait tuer les poules et les œufs.
Une personne extérieure pourrait se dire que c’était une solution évidente
(beaucoup d’autres jeux utilisent des modes de difficulté similaires), mais
pour un jeu Diablo, c’était une révolution. « Au début, on voyait ça comme
un Everest à gravir, raconte Martens. On savait qu’on devait changer cet
énorme pan du jeu, mais on n’avait jamais envisagé le jeu en termes de
difficulté automatique. »
Et c’était à cause de Diablo II. L’équipe n’avait jamais songé à changer le
système de difficulté parce que les jeux Diablo avaient toujours été conçus
ainsi. On terminait le jeu en Normal, puis en mode Cauchemar, et enfin en
mode Enfer. C’était une partie de l’identité de la franchise. Blizzard avait
déjà subi les foudres de fans très tôt dans le développement de Diablo III
pour avoir simplement ajouté des orbes de soin lâchés par les ennemis, ce
qu’ils voyaient comme une rupture avec les traditions de la série. Le fait
d’envisager une refonte de la structure de Diablo était blasphématoire. Mais
que se passerait-il s’ils le faisaient quand même ? Que se passerait-il s’ils
concevaient une meilleure structure ?
Dans les mois qui ont suivi le lancement, plusieurs joueurs de Diablo III
s’étaient plaints de ne pas pouvoir se téléporter librement entre les quatre
actes du jeu, et Blizzard cherchait une solution à ce problème. « Nous avons
travaillé avec les ingénieurs, et ils ont dit : “Oh, oui, on peut trouver un
moyen de faire ça”, raconte Rob Foote. Et je crois d’ailleurs que c’est un
ingénieur qui a dit : “Mais, est-ce qu’on ne pourrait pas faire même mieux
que ça ?” »
Et une fois encore, ils se sont lancés dans un brainstorming. Et si, au lieu
de laisser uniquement les gens se téléporter entre les zones, Diablo III leur
donnait un nouveau mode qui révolutionnerait le tout ? Et si ce mode
devenait le cœur du nouveau post-game de Diablo III ?
Ce mode serait baptisé Aventure. Une fois Reaper of Souls terminé, le
joueur pouvait ouvrir ce nouveau mode et apparaître dans n’importe quelle
zone du jeu, des déserts de Caldeum aux pics gelés d’Arreat. Chacun des cinq
actes du jeu proposerait une série de primes aléatoires comme « Tuez un
boss » ou « Terminez un donjon ». Plus vous terminiez de tâches, plus vous
empochiez de butins. Le Mode Aventure ajoutait aussi des événements
spéciaux appelés « Failles Nephalem » : des donjons aux multiples étages qui
mélangeaient les zones et les monstres de Diablo III dans une sorte de medley
gothique. Pour Blizzard, le Mode Aventure divertirait les joueurs des heures
et des heures après avoir terminé le jeu. Et c’était beaucoup mieux que de
démolir des vases.
En août 2013, lors de la Gamescom en Allemagne, Blizzard se préparait à
annoncer Reaper of Souls à une salle remplie de journalistes et de fans. Cette
extension se focaliserait sur l’archange démoniaque, Malthael. Elle serait
accompagnée d’une nouvelle classe : le croisé. Et elle introduirait également
tout un tas de fonctionnalités, dont le Butin 2.0, dans un patch gratuit qui
montrerait aux fans que les développeurs les avaient entendus.
« Juste avant l’annonce, il y avait une grande tension dans la salle,
raconte Josh Mosqueira. Je sentais que tout le monde pensait : “Mmh, ça a
intérêt à être bon.” Et on avait presque l’impression qu’ils s’attendaient à être
déçus. » Puis, Blizzard a lancé la vidéo : une cinématique d’ouverture de
quatre minutes de Reaper of Souls, présentant le monde de Malthael. Une
terrible faux dans chaque main, l’archange terrassait un groupe de mages
Horadrim et attaquait son ancien frère, l’ange Tyrael. « Le Nephalem va
t’arrêter », lançait Tyrael. Et Malthael répondait : « Personne ne peut arrêter
la mort. »
Un tonnerre d’applaudissements a retenti dans l’assemblée. « C’était une
vague d’enthousiasme palpable, raconte Mosqueira. J’ai dit : “Bon, je crois
que les gens sont prêts à nous donner une autre chance. Ne la gâchons pas.” »
Au départ, Blizzard avait prévu de sortir Reaper of Souls plus tard en
2013, mais l’équipe de Diablo a compris qu’il lui fallait plus de temps, et le
jeu a été repoussé au premier trimestre 2014. Personne n’a été surpris.
Blizzard avait la réputation de prendre son temps avec les jeux (après tout, il
avait fallu dix ans pour terminer Diablo III), et il est difficile de trouver un
seul jeu Blizzard qui n’ait pas été repoussé au moins une fois.
Une citation du chef de projet sur StarCraft II, Dustin Browder, a
toujours été une excellente description de la méthode Blizzard. En juin 2012,
plus d’un an après la date de sortie annoncée pour la première extension de
StarCraft II, Heart of the Swarm, Browder m’avait parlé de l’état de
progression du jeu. « Nous avons terminé à 99 %, avait-il dit, mais le dernier
pour cent est une vraie gageure. » Heart of the Swarm n’est pas sorti avant
mars 2013. Le dernier pour cent leur a pris presque un an.
« Ce qui vient compliquer la planification, c’est le processus d’itérations,
explique Rob Foote. Il faut permettre des itérations si on veut faire un produit
excellent. » Le dernier pour cent était pour les itérations. Les producteurs de
Blizzard essayaient de laisser des cases vides à la fin de leur calendrier pour
que les équipes de développement puissent trifouiller et peaufiner les derniers
aspects du jeu jusqu’à avoir quelque chose de parfait. « Et c’est un sacré défi
aussi, raconte Foote, parce que les gens disent : “C’est quoi ? Ça prend
énormément de temps. Mais qu’est-ce qu’ils font ?” Ils font des itérations. On
ne sait pas ce qu’ils vont faire, mais ils vont absolument faire quelque chose,
c’est la seule certitude. »
Même avec ce délai supplémentaire pour Reaper of Souls, Josh
Mosqueira et son équipe ont dû retirer des fonctionnalités. En plus du Mode
Aventure, l’équipe avait conçu un système appelé la Main du Diable qui
placerait 52 ennemis surpuissants à travers le monde du jeu. Les joueurs
pourraient les tuer pour obtenir autant d’objets à collectionner. Mais l’équipe
de Diablo III n’a pas eu le temps de mettre en forme le système de collection,
et Mosqueira a décidé de le supprimer. « On s’est dit, on a du temps en plus,
mais on n’arrivera pas à faire les deux correctement. Et le plus important,
c’est le Mode Aventure, parce qu’il change vraiment la façon dont les gens
jouent. Alors, il a fallu renoncer à la Main du Diable 4. »
Alors que les mois passaient, tout le monde chez Blizzard était ravi des
progrès effectués. Depuis l’erreur 37, ils avaient changé la formule de
Diablo III, remanié le système de butin et pensé qu’ils pouvaient reconquérir
des millions de joueurs avec Reaper of Souls. Mais Mosqueira avait toujours
l’impression que le jeu avait une faille critique à corriger, un aspect en
contradiction avec la façon dont les gens voulaient jouer : l’hôtel des ventes.

Quand Blizzard avait annoncé des enchères avec de l’argent réel dans
Diablo III, les cyniques avaient avancé qu’il s’agissait uniquement d’un plan
pour vider les poches des joueurs. Après tout, Blizzard se prenait une bonne
commission sur chaque vente. Les développeurs prétendaient avoir des
motifs plus nobles, comme avoir créé l’hôtel des ventes pour améliorer
l’expérience d’échange d’objets entre joueurs. En 2002, Diablo II : Lord of
Destruction avait fini par être infesté par des marchés gris, où les gens
échangeaient de l’argent réel contre de puissants objets sur des sites internet
douteux. L’objectif de Blizzard, comme le présentait Kevin Martens, était de
fournir une « expérience de niveau mondial », qui soit complètement
sécurisée.
Mais peu après le lancement de Diablo III, Blizzard a compris que l’hôtel
des ventes était néfaste pour le jeu. Certains joueurs aimaient ce commerce,
bien entendu (surtout les farmers, ceux qui récoltaient du butin massivement
pour le vendre en empochant de juteux bénéfices au passage), mais pour
beaucoup, cette fonction venait gâcher l’expérience du jeu. Qu’y avait-il
d’amusant à avoir un super tirage donnant un nouvel équipement si on
pouvait tout simplement aller en acheter un sur le marché ?
Un groupe de joueurs, qui se surnommaient les Ironborn (un nom inspiré
de la maison Greyjoy de Game of Thrones), ont pris pour principe de ne
jamais utiliser l’hôtel des ventes. Ils ont même envoyé des pétitions à
Blizzard, demandant si les développeurs accepteraient d’intégrer un mode
Ironborn à Diablo III. « C’était une communauté de joueurs qui disaient :
“Hé, les gars, l’expérience de Diablo III change complètement si vous
choisissez de jouer sans l’hôtel des ventes, alors que c’est exactement le
même jeu”, explique Wyatt Cheng. Vous pouviez regarder Diablo au travers
de ce prisme et dire : “Vous savez quoi ? On a un jeu génial, mais l’hôtel des
ventes a provoqué un véritable biais dans la perception des gens.” »
Un jour de septembre 2013, alors que Reaper of Souls était en pleine
production, Josh Mosqueira s’était installé pour une réunion et griffonnait un
carnet de notes. C’était l’une des réunions de stratégie mensuelle habituelle
chez Blizzard, auxquelles le P.-D.G. Mike Morhaime participait avec les
cadres de la société et les chefs de projet pour discuter des affaires, et tout ce
jargon financier échappait complètement à Mosqueira. Puis, la conversation
s’est orientée sur Diablo III, et ils ont abordé plus directement la question de
l’hôtel des ventes.
« [Mike] a dit : “Alors, qu’en pensez-vous ?” raconte Mosqueira. Si
j’avais été ailleurs, j’aurais sans doute répondu : “Vous savez quoi ? Je pense
qu’on a encore besoin d’y réfléchir” ou : “Je n’en suis pas sûr.” Mais face à
ces gars, et sachant combien il était important que les gens nous fassent
confiance, j’ai dit : “Vous savez quoi, les gars ? On devrait peut-être le
supprimer.” »
Après de brèves discussions sur la logistique impliquée (Comment le
communiquer aux joueurs ? Que faire des enchères en cours ? Combien de
temps faudrait-il attendre ?), la décision s’est imposée. Il était temps que
l’hôtel des ventes de Diablo III meure. « Je me disais : “Waouh, on va
vraiment faire ça”, raconte Mosqueira. Je crois que, pour sa défense, Mike est
un gros joueur. Il aime vraiment les jeux. Il aime les joueurs plus qu’autre
chose. Et il est prêt à prendre ce genre de décision et dire : “Vous savez, ça va
être douloureux. Mais c’est le bon choix.” »
Le 17 septembre 2013, Blizzard a annoncé que l’hôtel des ventes serait
fermé en mars 2014. Une nouvelle qui a ravi la majorité des fans. Ils
pourraient repartir chasser les butins dans Diablo III sans cette pénible idée
qu’il leur suffisait de payer pour avoir mieux. Un commentateur de Kotaku a
écrit : « Beau boulot, Blizzard, vous avez enfin regagné une partie de ma
confiance. Je vais peut-être y rejouer. »

« L’expérience Diablo est optimale quand, après avoir tué des monstres,
vous obtenez de meilleurs objets qui vous permettent de rendre votre
personnage plus puissant, raconte Wyatt Cheng. Et si l’activité que je réalise
pour rendre mon personnage plus puissant n’implique pas de tuer des
monstres… alors, ce n’est pas idéal. »
Ils pensaient avoir trouvé la formule parfaite pour Reaper of Souls. En
plus d’une nouvelle zone (Ouestmarche) et d’un nouveau boss (Malthael),
l’extension incluait Butin 2.0 (fourni gratuitement par patch), le Mode
Aventure et un système de difficulté entièrement remanié. La semaine avant
la sortie de Reaper of Souls, Blizzard allait supprimer l’hôtel des ventes.
Alors qu’ils finalisaient le développement de l’extension et se préparaient
pour le lancement, Mosqueira et son équipe ont senti que c’était le grand
moment. Ils allaient reconquérir les fans.
Quand Reaper of Souls est sorti le 25 mars 2014, il n’y a pas eu
d’erreur 37. Cette fois, Blizzard avait renforcé son infrastructure. Et la société
avait décidé d’améliorer le système de messages d’erreur pour qu’en cas de
problème, le joueur ne se retrouve pas avec une formulation vague. « C’est
une autre leçon qu’on a apprise : si le joueur essayait de se connecter et se
retrouvait avec l’erreur 37, il se disait : “C’est quoi, l’erreur 37 ? Je ne sais
pas du tout ce que c’est”, explique Josh Mosqueira. À présent, tous les
messages d’erreur sont plus descriptifs. Ils disent : “Voici le problème que
nous rencontrons. Voici une estimation du temps que nous allons mettre à le
résoudre.” »
En regardant les réactions arriver, l’équipe de Blizzard a poussé un soupir
de soulagement collectif. Ainsi que les joueurs. « Diablo III avait enfin
redécouvert ce gameplay vif et intense qui rendait la série si parfaite, a écrit
un testeur d’Ars Technica, et ils ont corrigé ou retiré presque tout ce qui
entravait cette perfection. Reaper of Souls est la rédemption de Diablo III. »
Deux ans après le lancement, les gens tombaient enfin amoureux de
Diablo III. « Quand on allait sur les forums, ou qu’on recevait les retours
directement des fans, les problèmes dont ils se plaignaient étaient beaucoup
plus spécifiques et anecdotiques, explique Kevin Martens. C’est là que je me
suis vraiment dit : “Bon, on y arrive enfin.” » Alors que Martens et d’autres
concepteurs parcouraient Reddit ou Battle.net, ils étaient encouragés de voir
les joueurs se plaindre d’objets trop peu puissants ou demander à Blizzard de
doper des builds spécifiques. Les gens n’envoyaient plus ces quelques mots
qui signent l’arrêt de mort de tout jeu : « Ce n’est pas amusant. »
Le plus gratifiant pour Josh Mosqueira, c’était que les gens adoraient la
version console de Diablo III, lancée sur PS3 et Xbox 360 en septembre 2013
et sur la génération suivante (PS4 et Xbox One) en août 2014. Après des
décennies passées à cliquer, beaucoup de joueurs avaient presque honte de
l’avouer, mais jouer à Diablo III était plus amusant avec une manette de PS4
qu’avec une souris et un clavier.
Lors des mois et années suivants, Blizzard a sorti d’autres patchs et
fonctionnalités pour Diablo III. Certains étaient gratuits, comme un donjon
appelé l’Île de Val-Gris et une nouvelle version de la cathédrale du premier
Diablo. D’autres étaient payants, comme une nouvelle classe de personnages,
le nécromancien. Même si les fans se lamentaient de ne pas voir une autre
grosse extension (qui n’était toujours pas d’actualité début 2017), il était clair
que Blizzard s’était engagé à s’occuper de Diablo III des années après sa
sortie. D’autres développeurs ne se seraient pas donné cette peine, surtout
après la catastrophe du lancement. « Mike Morhaime, le président de la
société, nous a dit : “Nous voulons conquérir et mériter l’amour et la
confiance de nos joueurs”, raconte Wyatt Cheng. Nous avions fait tout ce
travail pour ce jeu. Nous avions foi en lui. Nous savions qu’il était génial, et
ça aurait été une tragédie si nous avions été dans une société qui aurait dit :
“Oh, erreur 37, on arrête tout.” »
Josh Mosqueira, de son côté, en avait terminé avec Diablo III. Durant
l’été 2016, Mosqueira a quitté Blizzard, rejoignant Rob Pardo, cadre vétéran
de Blizzard et chef concepteur sur World of Warcraft pour former un
nouveau studio appelé Bonfire. « Quitter cette équipe et cette société a été la
décision non vitale la plus difficile de ma vie, raconte Mosqueira. Je pense
que je voulais saisir l’occasion et tenter de faire quelque chose de
complètement différent. »
Au moins, il aura quitté Blizzard avec une sacrée reconnaissance.
Diablo III a été l’un des jeux les mieux vendus de l’histoire, avec presque
30 millions d’exemplaires écoulés en août 2015. Ce jeu a aussi prouvé une
chose qui allait influencer nombre de développeurs dans les années suivantes,
y compris les créateurs de The Division et Destiny (que nous allons
rencontrer au chapitre 8) : chaque jeu peut être corrigé.
Souvent, les développeurs d’un jeu vidéo trouvent leur rythme à la fin
d’un projet, lorsqu’ils voient vraiment les sensations que procure le jeu. Pour
Diablo III et des titres similaires, le lancement n’a été que le début du
processus de développement. « Même avec un jeu qui a une vision et une
identité très fortes comme Diablo, explique Mosqueira, je crois qu’un des
plus grands défis a lieu au début d’un projet. Avant qu’un jeu sorte, chacun a
une version un peu différente dans sa tête, et il est très difficile de l’en
extraire. Mais après la sortie, il y a moins de discussions, parce qu’on a une
vision concrète. Le développement de jeux vidéo est très dur, mais avant que
le produit n’arrive entre les mains du public, cette difficulté est d’une nature
bien spécifique : elle est entièrement existentielle. »
Diablo III aura prouvé trois choses : même pour l’un des studios les plus
accomplis et talentueux du monde, avec des ressources presque illimitées, il
peut se passer des années avant qu’un jeu ne prenne sa forme définitive.
Même pour le troisième opus d’une franchise, il reste encore un nombre
incroyable de variables qui peuvent faire tout s’écrouler. Et même un jeu
affligé de problèmes catastrophiques à sa sortie peut, avec du temps, de
l’engagement et de l’argent, devenir un chef-d’œuvre. En 2012, quand
l’erreur 37 s’est répandue à travers internet, les joueurs ont cru que Diablo III
était condamné. Mais il a été sauvé.
1. Diablo II¸ sorti en 2000, recevait encore de nouveaux patchs en 2016. Starcraft, sorti en 1998, a
été patché en 2017. Aucune autre société n’a aussi longtemps effectué de maintenance et de mises
à jour de ses anciens jeux.
2. Curieusement, Blizzard n’a pas autorisé Jay Wilson à donner une interview pour ce livre.
3. Les objets générés aléatoirement ne convenaient pas vraiment au système de statistiques de
Diablo III. Alors que, dans Diablo II, chaque statistique était utile à tous les personnages, quelle
que soit leur classe, le troisième opus avait une approche bien plus spécifique. Dans Diablo III,
une hache de force serait uniquement utile à un barbare, et il n’y avait donc aucun plaisir à en
obtenir une quand on était un chasseur de démons. Et un carquois qui augmentait l’intelligence (la
statistique principale des sorciers) était inutile pour tout le monde. Les sorciers ne pouvaient pas
utiliser de flèches.
4. Les idées de la Main du Diable ont plus tard refait surface dans le Cube de Kanai, une boîte
magique qui pouvait, entre autres, permettre aux joueurs d’absorber et de récupérer les pouvoirs
de leurs équipements légendaires.
5

Halo Wars

L’été 2004, l’équipe de direction d’Ensemble Studios s’est envolée à


Chicago pour une retraite hors site qui paraissait inhabituellement lugubre.
Ses membres traversaient une sorte de crise d’identité. Ensemble, ils avaient
passé des années à travailler sur des prototypes de jeux vidéo qui ne les
rendaient pas heureux, et ils devaient s’éloigner quelques jours pour discuter.
« On s’est dit qu’on devrait faire ce qui nous passionne, raconte Chris Rippy,
un producteur d’Ensemble qui a participé à la retraite. Se remettre sur les
rails. »
Mais restait à déterminer comment. Basé à Dallas au Texas, Ensemble
faisait le même type de jeux vidéo depuis presque dix ans. Ils s’étaient forgé
leur réputation sur Age of Empires, une série de jeux cérébraux où l’on
commençait avec une poignée de villageois pour bâtir progressivement toute
une civilisation. Comme Warcraft de Blizzard et Command & Conquer de
Westwood, Age of Empires est un jeu de stratégie en temps réel, un STR,
dans lequel l’action se déroule sans tours ni pause. Le joueur progresse à
travers différentes « ères » technologiques (âge de la pierre, âge du bronze),
construit des bâtiments et entraîne des armées pour vaincre ses adversaires.
Pour terminer le premier Age of Empires, l’équipe d’Ensemble a traversé
ce que Dave Pottinger, chef concepteur, décrit comme une « terrible marche
funèbre qui ne devrait plus jamais être répétée », et a travaillé près de
100 heures par semaine durant presque un an. Quand le jeu est enfin sorti en
1997, Age of Empires a été un succès immédiat, rapportant des millions à
Ensemble et son éditeur, Microsoft. S’est ensuivie une pléthore de suites,
d’extensions et de spin-off, et Microsoft a fini par racheter Ensemble. En
2004, le studio travaillait sur un nouveau jeu de la série, Age of Empires III,
qui devait sortir fin 2005.
Une chose avait toujours été assez peu orthodoxe chez Ensemble (et
assurait que les démissions restaient rares au sein du studio) : ils se voyaient
comme une famille. Depuis sa fondation en 1995, la société était
majoritairement composée de jeunes hommes célibataires, qui passaient leurs
nuits et leurs week-ends ensemble. « La plupart des samedis, une bonne
partie de l’équipe était chez quelqu’un, a écrit Ian Fischer, chef concepteur,
dans une rétrospective pour un magazine 1. Le vendredi, après le travail, il y
avait une dizaine de personnes dans la zone de test, qui jouaient à Quake
(puis Quake 2, puis Half-Life) jusqu’à 3 h du matin… Si vous ne partagiez
pas carrément un appartement avec le gars assis à côté de vous, vous alliez
finir par prendre une bière chez lui après. »
Même au début des années 2000, alors que les cofondateurs d’Ensemble
prenaient de l’âge et fondaient de véritables familles, ils cultivaient tout de
même une relation unique. Toute personne postulant pour intégrer le studio
devait subir un processus d’entretiens rigoureux qui, à une époque,
comprenait des réunions avec la vingtaine d’employés. Si une seule personne
disait non, le candidat était éconduit. « C’était vraiment comme une famille,
raconte Rich Geldreich, ingénieur graphique. C’était la combinaison d’une
famille et, dans une moindre mesure, d’une confrérie d’étudiants. »
Durant cet été 2004, avec Age of Empires III dans les tuyaux, beaucoup
des vétérans d’Ensemble en avaient assez de faire des jeux de la série Age.
Certains en avaient même assez des STR en général. Ils avaient essayé
plusieurs fois de monter une seconde équipe de développement, qui
expérimenterait d’autres genres, mais cela avait toujours échoué.
Ensemble tombait dans le même cycle à chaque fois. La seconde équipe
jouait avec des prototypes et des concepts préliminaires, puis l’équipe
principale d’Age se heurtait inévitablement à une catastrophe, comme la fois
où elle a dû retravailler complètement la conception d’Age of Empires II
après un an, parce qu’il n’était pas agréable à jouer. La direction d’Ensemble
demandait ensuite à la seconde équipe de mettre leur projet en pause, et de
venir aider sur le dernier Age en date. Chaque fois que cela arrivait, le second
projet perdait son élan et capotait, comme un moteur à vapeur qu’on
n’alimenterait plus en charbon.
« On était coincé dans un cycle, à partir d’Age II : on avait tant de mal à
planifier et terminer les jeux que, même si on essayait de faire d’autres
choses, on finissait par être forcés d’appeler tout le monde pour boucler le jeu
[Age] », explique Dave Pottinger. L’année suivante, la seconde équipe
d’Ensemble avait réalisé le prototype d’un RPG, d’un jeu de plate-forme, et
d’autres expérimentations, qui avaient toutes été mises de côté. Annuler des
prototypes n’était pas une pratique inhabituelle pour un studio, mais ce
processus commençait à devenir rude pour les employés d’Ensemble, qui
voulaient montrer au monde qu’ils pouvaient aller plus loin qu’Age of
Empires. C’est pour cela que l’équipe de management était à Chicago au
cours de l’été 2004, en essayant de déterminer quelle direction prendre.
Chris Rippy, Dave Pottinger et le reste des directeurs d’Ensemble
étudiaient les options. Ils avaient deux projets en développement : Age of
Empire III, leur fer de lance, et il y avait un jeu d’action en voiture appelé
Wrench qui n’enthousiasmait personne. Durant deux jours, ils se sont assis
pour débattre. Voulaient-ils vraiment poursuivre le travail sur Wrench ?
Pourquoi continuaient-ils ? Par inertie ? Des dizaines d’autres idées
refaisaient surface. Et s’ils faisaient un clone de Diablo ? Et s’ils créaient un
jeu de rôle en ligne massivement multijoueur (MMO) ? Ou un jeu de stratégie
en temps réel pour consoles ?
Durant des décennies, il était communément accepté que les STR ne
fonctionnaient vraiment que sur ordinateur. Étant donné la vitesse et la
complexité du genre, ces jeux convenaient mieux à une souris et un clavier,
pour que le joueur puisse faire défiler la carte d’une main et taper ses ordres
de l’autre. Les consoles n’avaient pas de claviers ou de souris, mais des
manettes, dont les joysticks et boutons limités n’étaient pas adaptés au
multitâches effréné. Depuis l’apparition des STR, personne n’avait pu
résoudre ce problème. Les fanatiques du jeu PC citaient en exemple Starcraft
64 (2000), un portage médiocre du jeu de Blizzard loin de posséder les
nuances de son équivalent PC, comme preuve qu’un STR ne pouvait pas
fonctionner sur une console.
Angelo Laudon, programmeur vétéran et membre de l’équipe de direction
d’Ensemble, avait toujours cru le contraire. Comme la plupart des ingénieurs,
Laudon adorait le fait de résoudre des problèmes impossibles, et il pensait
qu’un STR sur console constituait un sacré défi. « Angelo était tout excité par
le concept, raconte Chris Rippy. Nous avions quelques idées pour y arriver. »
Au cours des réunions de Chicago, Laudon et Rippy ont fortement argumenté
en faveur d’un STR sur console, et avancé que c’était l’opportunité parfaite
pour Ensemble. Ils avaient le talent et l’expérience. Les joueurs les
respectaient comme développeurs de STR, et leur société mère, Microsoft,
était à quelques mois de lancer la très attendue Xbox 360, une puissante
nouvelle machine qui pourrait accueillir le premier grand STR sur console.

Ce plan permettrait aussi à Dave Pottinger et ceux qui en avaient assez de


travailler sur des STR de se consacrer à d’autres projets. Depuis des années,
le P.-D.G. d’Ensemble Studios, Tony Goodman, voulait créer un MMO dans
la lignée de World of Warcraft de Blizzard, qui allait sortir quelques mois
plus tard, en novembre 2004. (La quasi-totalité des employés d’Ensemble
jouait à la bêta.) L’idée de développer un grand jeu multijoueur divisait dans
le studio, mais Goodman et d’autres vétérans, comme Ian Fischer, avaient
toujours voulu la concrétiser.
À la fin du voyage à Chicago, la direction d’Ensemble avait trois
nouveaux projets approuvés. Le premier était le STR sur console, qui portait
le nom de Phoenix. Le deuxième était le MMO, nom de code Titan. Le
troisième, nom de code Nova, serait un action-RPG de science-fiction et un
clone de Diablo dirigé par Pottinger, une fois que lui et son équipe auraient
terminé de travailler sur Age of Empires III. Si Blizzard pouvait jongler entre
Starcraft, World of Warcraft et Diablo, se disait la direction, pourquoi
Ensemble ne pourrait pas en faire autant ?
Une fois rentrée à Dallas, l’équipe de direction a annoncé l’annulation de
Wrench et le début de ces projets bien plus enthousiasmants. Angelo Laudon
serait chef programmeur sur Phoenix, Chris Rippy serait producteur. Et pour
déterminer le gameplay du jeu, ils ont choisi un de leurs développeurs les
plus expérimentés, un concepteur appelé Graeme Devine.

Devine, expatrié écossais aux cheveux longs et au rire de crécelle, avait


un des CV les plus éclectiques de l’industrie. Dans les années 1980, alors
adolescent, il avait fait de la programmation pour Atari, Lucasfilm Games et
Activision. Avant ses 30 ans, Devine avait fondé sa propre société, Trilobyte,
et créé un hit baptisé The 7th Guest qui mêlait énigmes complexes et narration
par cinématiques. Après s’être brouillé avec le cofondateur de Trilobyte et
avoir vu le studio s’effondrer, Devine est entré chez Id Software pour
travailler avec un de ses vieux amis, le programmeur légendaire John
Carmack. Il a passé quatre ans à développer des jeux comme Quake III et
Doom 3, avant de partir chez Ensemble en 2003, où il était chargé de coder
des algorithmes de pathfinding (les formules qui disent aux unités comment
se déplacer) pour Age of Empires III.
Avec le recul, c’était un choix curieux pour la direction. Devine avait un
esprit remarquable pour le game design et la narration ; pourquoi le mettre en
charge du déplacement des unités d’Age of Empires ? Devine se souvient :
« Dave Pottinger m’a appelé et m’a dit : “On n’utilise pas tes capacités
comme on le devrait, chez Ensemble. On aimerait vraiment réussir ce STR
sur console, ça te dirait de diriger une équipe pour essayer de le faire ?” »
« Bien sûr, a répondu Devine. Alors, quand est-ce qu’on commence ? »
L’équipe de Phoenix était à présent constituée de Graeme Devine, Angelo
Laudon, et Chris Rippy, ainsi que de quelques autres graphistes et
programmeurs. C’était un petit groupe étroitement lié, dont les membres
étaient ravis de travailler sur autre chose qu’Age of Empires. « Notre équipe
de marginaux », l’appelait Devine. Il n’a pas fallu longtemps avant qu’ils
mettent des concepts de base en place. Phoenix allait être un jeu de science-
fiction dans lequel des humains affronteraient des aliens, un peu comme dans
StarCraft. Le gameplay des humains serait très différent de celui des
extraterrestres, que Devine appelait les Sway. Le but était d’évoquer La
Guerre des mondes, en opposant des machines de guerre aliens massives
contre les armées décousues de l’humanité.
Les idées étaient la partie la plus simple. Mais déterminer les commandes
serait bien plus compliqué, et Devine le savait. Au début du développement,
la plupart des jeux vidéo ont déjà une convention de commandes établie à
suivre. Avec un jeu de tir à la première personne, on sait que la gâchette
droite va servir à tirer et la gauche à viser. Le joystick gauche contrôle le
mouvement et le droit pivote la caméra. Les concepteurs qui travaillent sur de
grosses séries comme Call of Duty ou Assassin’s Creed peuvent légèrement
modifier la formule, mais ils n’ont pas besoin de repenser les contrôles
chaque fois qu’ils commencent à développer un nouveau jeu.
Phoenix n’avait pas ce luxe. Les STR n’avaient jamais bien fonctionné
sur console parce qu’il n’y avait pas de bon jeu de commandes. Devine et son
équipe devaient immédiatement se poser les questions fondamentales que la
plupart des développeurs œuvrant sur d’autres types de jeux auraient déjà
résolues. Comment déplacer l’écran ? Avec un curseur, comme dans Age of
Empires, qui servirait aussi à sélectionner les unités et à leur donner des
ordres ? Ou faudrait-il contrôler directement les unités ? Est-ce qu’on pourrait
sélectionner plusieurs unités à la fois ? Comment construire les bâtiments ?
Répondre à ces questions serait impossible sans tester toutes les
possibilités, et Devine et son équipe ont passé des mois à expérimenter. « On
a passé des tonnes de prototypes, raconte Colt McAnlis, qui avait été engagé
comme ingénieur graphique pour Phoenix. Comment déplacer la caméra,
comment ça fonctionne, les mouvements de caméra et la sélection d’unités ;
comment ne pas rendre le processus pénible. C’était beaucoup de recherche et
développement révolutionnaires. »
Ils ont essayé des centaines de différentes combinaisons de contrôles. Ils
ont joué à des jeux comme Pikmin et Aliens versus Predator : Extinction, des
jeux console avec des éléments de STR, et ont essayé de déterminer ce qui
fonctionnait. « On a commencé à incorporer toutes leurs idées, en mettant de
côté ce qu’on ne voulait pas, explique Chris Rippy. Tous ces jeux faisaient
des trucs vraiment intelligents et sympa, et on les a tous mis dans un seul
ensemble. »
Chaque semaine, voire chaque jour, ils faisaient des sessions de tests
obligatoires, durant lesquelles la petite équipe de Phoenix s’asseyait pour
jouer aux prototypes qu’elle avait développés cette semaine-là. C’était un
processus rigoureux qui a occasionné une somme de travail énorme. « Le
système de retour chez Ensemble était brutal. Il était honnête, mais ça
permettait de créer un bon jeu », explique Devine. En partant de là, ils sont
arrivés à quelques ensembles de commandes qui paraissaient satisfaisants,
comme une option à « effet de zone » qui permettait de sélectionner un
groupe d’unités en tenant le bouton A.
À présent, il leur fallait l’approbation de Microsoft. Même si l’éditeur
donnait à Ensemble la liberté de tester des prototypes comme Phoenix et les
autres jeux de la seconde équipe qu’ils avaient annulés au fil des années,
ceux-ci ne pouvaient pas aller plus loin avant d’avoir l’approbation de la
société mère. En attendant le feu vert des chefs de Redmond, Phoenix
resterait dans le purgatoire, sans pouvoir entrer pleinement en production ou
se voir affecter plus de personnel.
Quand les cadres de Xbox sont venus leur rendre visite, l’équipe Phoenix
leur a montré leurs prototypes. Et Microsoft a semblé apprécier, et leur a dit
de continuer sur leur lancée. Vers la fin 2005, alors que le reste du studio se
préparait à expédier Age of Empires III, l’équipe Phoenix continuait à trimer,
motivée par le fait de créer enfin un jeu hors Age qui plaisait à Microsoft.
Les membres de l’équipe d’Age of Empires III, occupés à travailler tard
pour terminer leur jeu, étaient moins enthousiastes. « C’était une période
intéressante pour Ensemble, parce que c’était le premier “second jeu” qui
motivait vraiment Microsoft, raconte Dave Pottinger, chef concepteur sur Age
of Empires III. Et, malheureusement pour nous, c’était un STR. Parce qu’on
avait essayé si longtemps de ne pas faire un STR. On ne voulait pas se faire
cataloguer comme un studio capable de produire uniquement des STR. Mais
bien sûr, c’était exactement ce que voulait Microsoft. C’est ce qu’on savait
faire le mieux, c’était pour ça qu’ils nous avaient rachetés, et c’était ce qu’ils
voulaient qu’on fasse. »
Microsoft n’avait validé aucun des prototypes d’Ensemble, mais ses
représentants avaient vraiment aimé Phoenix. Des cadres de l’équipe Xbox,
qui voulaient à tout prix battre la PlayStation 3 de Sony dans la pseudo guerre
des consoles, adoraient l’idée de mettre un de leurs studios vedette sur la
nouvelle Xbox 360. Ce qu’ils n’aimaient pas, c’était l’idée d’une nouvelle
licence. Aux yeux de Microsoft, ce genre de nouvelle franchise serait difficile
à vendre correctement. Les jeux de stratégie en temps réel étaient déjà
difficiles à vendre de base, et s’écoulaient moins bien sur le marché que les
jeux de tir à la première personne que Microsoft adorait faire. Sans une
marque bien établie rattachée à Phoenix, les cadres de Microsoft craignaient
que le jeu ne se vende pas assez pour justifier un investissement.
Pour Ensemble, obtenir le feu vert sur un jeu signifiait subir une série
d’entretiens avec les cadres de Microsoft comme Phil Spencer et Peter
Moore, et l’équipe de Phoenix devait à présent en passer par là. Lors de la
première réunion, tout s’est déroulé comme sur des roulettes. Mais quand
Graeme Devine et son équipe sont retournés voir Microsoft pour la seconde
phase d’approbation, Microsoft leur a confié une nouvelle mission : en faire
un jeu Halo.
« Halo était super en vogue à l’époque », raconte Peter Moore. Les deux
premiers jeux s’étaient vendus à des millions d’exemplaires et Halo 3, qui
allait sortir en 2007, était l’un des jeux les plus attendus de l’histoire. « On
avait l’impression que [Halo] était une licence qui se prêtait parfaitement à un
jeu de stratégie, étant donné la façon dont l’univers était construit. Les gentils
contre les méchants. Tout ce dont on a besoin dans un STR. Et je pense que
les données indiquaient qu’il serait moins risqué de sortir un Halo qu’une
nouvelle licence. »
C’est le genre de chose qu’on observe régulièrement dans l’industrie du
jeu vidéo, où les éditeurs sont souvent prudents et détestent les risques,
penchant pour des franchises établies et des suites dès que possible. Même les
studios les plus ambitieux retravaillent parfois leur jeu pour y incorporer une
franchise connue. Et pourtant, pour Devine et son équipe de développement,
qui avaient passé presque un an à travailler sur ce projet, leur dire de le
transformer en licence plus vendeuse revenait à exiger d’une nouvelle mère
qu’elle échange son bébé pour un autre plus beau.
Au cours de longues discussions animées, les cadres de Microsoft ont
expliqué que si Ensemble voulait créer un STR sur console, il fallait qu’il soit
basé sur Halo. Point final. « En gros, c’était : soit vous faites un Halo, soit
vous êtes virés », explique Devine.
Il était brisé. Il venait de passer des mois à créer et cultiver le monde et
les personnages de Phoenix, et il les trouvait aussi importants pour le jeu que
tout le reste de leur travail. Ce n’était pas juste « le STR sur console », c’était
sa création unique. « Quand on s’investit à fond pour créer sa propre licence,
on l’aime, explique Devine. On l’aime vraiment. Elle est à vous et elle est
fantastique. »
Il s’est aussi rendu compte que changer l’univers de Phoenix pour Halo
aurait toutes sortes de conséquences logiques. Ils devraient jeter une grande
partie de ce qu’ils avaient déjà fait. « Quand on nous demande de faire un
Halo, on essaie d’expliquer que ça ne suffit pas de changer les extraterrestres
en “Covenants” et les humains en “UNSC”, c’est une transformation énorme,
raconte Devine. Je ne pense pas avoir été assez clair à ce sujet. À mon avis,
Microsoft croyait que c’était un simple changement de couleurs et de
graphismes. »
« Je ne me souviens pas avoir été surpris à 100 %, explique Chris Rippy.
Je suis sûr que c’était beaucoup plus douloureux pour Graeme, parce qu’il
avait mis du sang, de la sueur et des larmes dans cet univers. Et c’est
quelqu’un de passionné, alors je sais qu’il a plus souffert que moi. »
Démoralisé, Devine a songé à quitter Ensemble. Il s’est assis devant son
ordinateur et a lancé Google. De quoi traitait ce Halo ? Alors, oui, c’était un
énorme succès. Mais pourquoi les gens l’aimaient-ils autant ? Est-ce qu’ils se
contentaient de plomber des extraterrestres ? Ou y avait-il une profondeur
cachée qui avait échappé à Devine ? En en lisant davantage sur l’univers de
Halo, du héros surpuissant, le Major, au complexe empire extraterrestre
appelé le Covenant, Devine a commencé à comprendre l’intérêt de la
franchise. « Le vendredi soir, ma vision de Halo se résumait à un tas d’aliens
violets qui se déplaçaient très vite devant vous et qu’il fallait canarder,
raconte Devine. Le lundi matin, j’avais compris tout ce qu’ils avaient apporté
à l’univers au cours des années. Il y avait peut-être bien un intérêt qui m’avait
échappé. »
Devine et son équipe ont ensuite pris leur décision : Phoenix allait
devenir Halo Wars. Adieu, Sway ; bonjour, Major. Sauf qu’ils n’avaient pas
le droit d’utiliser le Major. Bungie, le studio derrière Halo, ne voulait pas que
cette équipe d’étrangers au Texas s’amuse avec son personnage phare.
Bungie et Ensemble étaient des studios-sœurs, mais Bungie était la grande
sœur plus populaire, celle qui avait toute l’attention de papa et maman. Age of
Empire était important, mais comparé à Halo, il avait l’impact culturel d’une
photo de brunch sur Instagram. En 2005, la série de tir à la première personne
de Bungie était l’une des plus populaires de la planète.
Quelques jours plus tard, les chefs de projet de Phoenix se sont envolés
pour Seattle, vers les bureaux de Bungie. Ils ont d’abord rencontré les
dirigeants du studio. Ils se sont attablés avec Joe Staten, auteur de longue date
sur Halo, pour discuter de l’univers et de l’histoire. Ils ont joué les geeks en
discutant du système de commandes avec John Griesemer, chef concepteur
de Halo. Plus tard, ils se sont adressés au reste de Bungie dans une salle de
conférences. Alors que Chris Rippy et Graeme Devine se tenaient devant les
créateurs de Halo et exposaient leur nouveau projet enthousiasmant, ils n’ont
reçu que des regards déconcertés en retour.
« On leur a dit qu’on allait faire un STR Halo, et je pense que personne
ne les avait prévenus, raconte Rippy. Et les gens de Bungie sont très
protecteurs avec leurs créations. Alors, je crois que ça les a choqués. Je ne
dirais pas qu’ils étaient hostiles, mais la réception a été froide. Et ce n’était
pas leur faute. Si quelqu’un était venu nous annoncer : “Salut, on va faire un
jeu d’action Age of Empires”, on aurait sans doute eu la même réaction si
personne ne nous avait prévenus. »
Pour alléger les tensions, Devine et Rippy ont fait ce qu’ils savaient faire
le mieux : ils ont joué aux jeux vidéo. Quelques minutes après avoir parlé de
Halo Wars au personnel de Bungie, Devine les a tous installés avec une
version préliminaire de Phoenix, pour leur prouver qu’ils allaient faire un
STR sur console qui serait agréable à jouer. « Une fois le choc encaissé, les
gars de Bungie étaient déjà en train d’essayer le jeu, raconte Rippy. Ça a été
salvateur. » Doublé du fait que Devine voulait absorber autant de
connaissances sur l’univers de Halo que possible. Il a écouté tout ce que
disait Joe Staten, aussi ésotérique et saugrenu que ce soit. D’ici la fin de la
visite, Devine voulait être capable d’expliquer en détail la différence entre un
San’Shyuum et un Sangheili. (Naturellement, les San’Shyuum sont les
dirigeants prophétiques du Covenant, alors que les Sangheili sont une race de
sauriens guerriers.)
Quand l’équipe de Halo Wars est rentrée à Dallas, ils ont jeté presque
tout ce qu’ils avaient fait. Ils ont gardé l’ensemble de commandes et
l’interface utilisateur, mais toutes les autres idées du projet Phoenix seraient
inutiles pour un jeu Halo. L’équipe a commencé à lancer de nouvelles idées
de conception, d’histoires, et de dessins préparatoires pour Halo Wars,
sachant qu’ils partaient de zéro.
Et comme Bungie gardait la propriété sur tout produit Halo, Ensemble
devrait obtenir l’approbation de Bungie pour toute idée d’histoire, aussi
basique soit-elle, ce qui pouvait constituer un processus très bureaucratique.
Ensemble a décidé qu’ils voulaient que le jeu tourne autour d’un groupe de
soldats du Commandement Spatial des Nations Unies (UNSC) sur un
vaisseau baptisé l’Esprit de feu, et que l’essentiel du combat se déroulerait
sur la planète Arcadia, que l’équipe avait inventée pour Halo Wars. Toutes
ces décisions ont dû être présentées à Bungie.
Se disant que cela pourrait être plus charmant ainsi, Graeme Devine a
conçu une petite brochure de voyage fictive pour Arcadia et l’a montrée à Joe
Staten, responsable de l’univers de la série chez Bungie. « J’ai dit : “J’ajoute
une nouvelle planète. S’il vous plaît, est-ce que je peux l’ajouter ? Voici une
petite brochure de voyage” », raconte Devine. Staten a été amusé par ces
présentations originales, et dans les mois qui ont suivi, Devine s’est envolé
pour Seattle toutes les deux ou trois semaines pour collaborer avec Bungie
sur l’histoire de Halo Wars. « Je crois qu’au début, ils étaient vraiment
inquiets, mais ils ont fini par me faire confiance. »
Pourtant l’équipe de Halo Wars avait toujours l’impression d’avoir un
train de retard. Il était difficile de raconter une histoire dans l’univers de Halo
quand celui-ci existait principalement dans la tête d’un groupe de personnes
vivant à 3 000 kilomètres de là. Et Bungie travaillait sur son propre projet, le
top-secret Halo 3. « Nous avons eu des problèmes avec ce qu’ils acceptaient
de nous dire ou de nous montrer sur Halo 3, ce qui a rendu les choses
difficiles, raconte Chris Rippy. Ils surveillaient leur histoire et ce qu’on
faisait. Ils étaient très protecteurs, ce qui a engendré beaucoup d’inconnues, et
il a fallu faire avec. »
La vérité, c’est qu’une grande partie de la direction chez Bungie n’a
jamais vraiment aimé l’idée d’un Halo Wars, d’après plusieurs personnes
ayant travaillé dans les deux sociétés. Les gens de Bungie toléraient les
questions d’Ensemble aussi cordialement qu’ils le pouvaient. Ils ont
beaucoup apprécié le fantasque Graeme Devine, et Joe Staten a toujours été
adorable. Mais en privé, les employés de Bungie disaient ne pas avoir envie
qu’un autre studio touche à Halo. Quand Ensemble envoyait des questions ou
demandait la permission d’utiliser certaines parties de l’univers, il arrivait
que Bungie ne réponde pas. Dans une interview en 2012 pour le site
GamesIndustry.biz, le patron d’Ensemble, Tony Goodman, a parlé
publiquement de cette relation tendue. « Bungie était énervé par cette idée, a-
t-il raconté au site. Ils la surnommaient la “prostitution de notre franchise”,
ou quelque chose d’équivalent. »
Les tensions entre les deux studios n’ont fait qu’exacerber les autres
problèmes d’Ensemble. Le développement de Halo Wars ne se passait pas
très bien, et selon certaines estimations, le passage à l’univers de Halo avait
renvoyé l’équipe des mois en arrière. Ils étaient satisfaits de leur système de
commandes (les concepteurs d’Ensemble étaient convaincus d’avoir enfin
déchiffré le code du « STR sur console », mais la conceptualisation et la
construction du monde de Halo Wars leur prenait bien plus de temps que
prévu).
Mi-2006, Microsoft a officiellement validé Halo Wars, et la direction
d’Ensemble pouvait affecter du personnel au projet et commencer à produire
les graphismes et le code dont ils auraient besoin pour sortir le jeu. Ils
devaient à présent faire face au problème qui était apparu quelques mois plus
tôt : en dehors de Graeme Devine, Chris Rippy, Angelo Laudon et du reste de
leur petite équipe, personne de chez Ensemble ne voulait vraiment travailler
sur Halo Wars. Après une décennie à ne travailler que sur Age of Empires et
ses spin-off, les vétérans du studio en avaient assez des STR. Lorsqu’ils
avaient eu le choix, beaucoup s’étaient tournés vers le projet de MMO dans
l’espoir de canaliser leur obsession pour World of Warcraft dans leur propre
jeu à succès. D’autres étaient passés au projet de « Diablo SF », Nova.
Personne chez Ensemble ne tombait d’accord sur quoi faire ensuite.
Ainsi, ils ont fait plein de choses différentes. Les employés s’amusaient du
fait que le nom de leur studio soit devenu complètement ironique. À cette
époque, ils n’avaient pas du tout l’impression de former une famille. En
théorie, la plupart de leurs ressources auraient dû passer dans Halo Wars,
parce que leurs parents chez Microsoft n’avaient validé aucun autre
prototype, mais le studio s’était fracturé en clans. L’équipe d’Age of Empire
III ne voulait pas passer à Halo Wars et, même si l’équipe de Halo Wars
avait besoin de personnel, certains membres ne voulaient pas des gars d’Age
sur leur territoire.
« Ça nous allait bien, raconte Colt McAnlis, ingénieur sur Halo Wars. Il y
avait tout un tas d’intrigues de bureau. On disait : “Bon, vous allez là et vous
nous laissez tranquilles.” » L’équipe de Halo Wars, constituée principalement
d’employés plus jeunes et moins expérimentés, voyait les vétérans comme
des types arrogants avec lesquels il était difficile de travailler. « Quand ils
prenaient une décision, il n’y avait pas de discussion, raconte McAnlis. Il n’y
avait pas d’évaluation. C’était : “Non, on va faire comme ça. Si ça ne vous
plaît pas, sortez.” »
Partout ailleurs chez Ensemble, il y avait cette idée que Halo Wars était
juste une chose imposée pour faire plaisir à Microsoft, comme quand un
acteur d’Hollywood tourne un film de super-héros pour avoir ensuite assez
d’influence pour faire son film de rêve sur le changement climatique. La
plupart des vétérans d’Ensemble voulaient faire d’autres jeux.
Au bout d’un moment, la direction du studio a décidé que le grand MMO
ne se déroulerait pas dans un univers de science-fiction tout nouveau, comme
prévu. Au cours d’une réunion générale, la direction d’Ensemble a annoncé
qu’ils allaient en faire un MMO Halo. « [Le concepteur] Ian Fischer est
monté sur scène et a dit : “Nous avons choisi une licence, ce sera Halo” »,
raconte Graeme Devine. Ce qui suscitait le doute (et augurait de mauvaises
nouvelles pour Ensemble) était qu’ils n’avaient pas obtenu l’approbation
officielle de Microsoft pour prendre cette décision. « On s’est rendu compte
que Microsoft ne mettrait pas autant d’argent sur une licence qui n’avait pas
fait ses preuves, explique Dave Pottinger. L’idée d’utiliser la licence Halo
était un moyen de faire approuver le projet. Alors, oui, on n’a pas vraiment
demandé la permission, mais ils étaient au courant. On savait que c’était
risqué. »
Vu de l’extérieur, tout cela aurait pu paraître fou. Ensemble comptait
moins de 100 employés, mais le studio essayait de développer trois jeux
différents, dont un MMO qui exigerait des dizaines de personnes. (World of
Warcraft, qui situait le niveau qu’Ensemble souhaitait atteindre, avait une
équipe de 50 à 60 personnes lors de son lancement en 2004, d’après un porte-
parole de Blizzard.) Le studio ne pouvait pas recruter sans l’approbation de
Microsoft, et ce dernier ne semblait pas vouloir valider les autres prototypes
d’Ensemble, y compris ce MMO Halo. Mais Ensemble continuait de
travailler sur les trois projets quand même. « À un moment, on avait un STR
SF sur console, un MMO SF, et un Diablo SF, tous les trois différents,
explique Dave Pottinger. D’un point de vue négatif, cela venait parfaitement
illustrer les divisions au sein du studio. »
Et en conséquence, l’équipe de Halo Wars restait en sous-effectif. « Je
me suis très longtemps demandé pourquoi nous n’avions que 25 personnes
sur ce projet, raconte Rich Geldreich, alors que c’était notre principal projet,
et que les autres n’étaient que des prototypes. » Halo Wars avait surtout
besoin de plus de programmeurs, surtout ceux qui savaient gérer les aspects
les plus délicats du développement de STR, comme la simulation
d’intelligence artificielle. Dans un jeu de stratégie en temps réel, l’ordinateur
doit prendre des milliers de petites décisions chaque seconde, et calcule
silencieusement quand construire des bâtiments et déplacer des cohortes
d’unités sur la carte. Pour des programmeurs inexpérimentés, c’était très
difficile.
« Imaginez que vous avez un jeu affichant des centaines d’unités, et elles
doivent toutes calculer leur trajectoire et prendre des décisions en temps réel,
du moins en apparence, explique Geldreich. Il y a une IA qui s’en charge.
Quand vous leur donnez des ordres, ce sont des instructions prioritaires
comme “allez là”, “attaquez ici”, “arrêtez-vous” ou autre. Elles doivent
déterminer comment aller du point A au point B, et ça peut être très
complexe. Imaginez que, pendant qu’une unité avance de A à B, un bâtiment
explose ou une nouvelle route apparaisse parce que des arbres ont été abattus.
C’est un problème très dynamique. » Ajoutez le multijoueurs à l’équation (où
un défaut de connexion peut désynchroniser deux ordinateurs et de faire
planter toutes les simulations), et vous augmentez les risques de produire un
jeu instable. Autre inconvénient : au lieu d’utiliser la technologie employée
pour développer les jeux Age, l’équipe de Halo Wars avait commencé de zéro
avec un nouveau moteur qui pouvait tirer profit de la puissance de calcul
propre à la Xbox 360. « Le pathfinding a toujours été un problème difficile
dans un STR, mais on avait investi près de 20 années-hommes sur la question
à ce moment-là, raconte Dave Pottinger. L’équipe de Halo Wars a tout passé
à la trappe et est repartie de zéro. »
Malgré ces accrocs, Microsoft était à fond sur le projet. Le 27 septembre
2006, l’éditeur a dévoilé Halo Wars au monde, présentant le jeu avec une
bande-annonce épique en images de synthèses, qui montrait une guerre entre
les Spartans humains et leurs ennemis aliens. Ensemble avait auparavant
annoncé qu’ils auraient terminé le jeu fin 2007, et Microsoft devait croire que
c’était toujours le cas, alors qu’une rapide évaluation au studio aurait
clairement déterminé le contraire.
Graeme Devine et son « équipe de marginaux » s’amusaient beaucoup,
mais l’équipe de Halo Wars était en sous-effectif, et très en retard sur des
points clés. Un jour, frustré que l’équipe graphique n’ait pas restitué
correctement l’esthétique de Halo, Rich Geldreich a imprimé 400 captures
d’écran des jeux Halos pour les accrocher au mur. « Je les ai placardées
partout dans le studio. Dans les toilettes, la cuisine… les couloirs, les salles
de réunion. Parce que j’étais furieux que le jeu ne ressemble pas à un jeu
Halo. »
Les autres équipes ne s’en tiraient pas beaucoup mieux. Après presque un
an de travail, le prototype de Diablo de Dave Pottinger, Nova, a été annulé.
Microsoft a préféré valider un action-RPG prometteur d’un autre studio
appelé Too Human 2. Durant quelques mois, Pottinger et une petite équipe ont
travaillé sur un autre prototype, un jeu « d’espionnage à la Zelda » surnommé
Agent, mais ils n’ont pas pu obtenir le personnel nécessaire pour le terminer,
et Pottinger est rapidement passé sur Halo Wars. L’équipe d’Agent s’est
divisée. Beaucoup des graphistes ont rejoint l’équipe du MMO, alors que les
programmeurs l’accompagnaient sur Halo Wars, qui avait grand besoin
d’eux.
Début 2007, Graeme Devine et son équipe ont commencé à travailler sur
une démo de Halo Wars pour l’E3, où ils espéraient vaincre le scepticisme
des fans, persuadés que Halo ne fonctionnerait jamais sous forme STR. Ils
avaient créé une superbe vidéo de dix minutes, avec Devine en voix off, qui
présentait une série de batailles entre les Marines de l’UNSC et les vilains
aliens du Covenant. Dans la démo, le joueur construisait deux warthogs (le
véhicule emblématique de la série), et les faisait sauter au-dessus d’une
crevasse près de sa base. « Les warthogs peuvent obtenir le contrôle
stratégique de zones auxquelles les autres véhicules n’ont pas accès »,
expliquait Devine dans la vidéo.
Les fans ont été enthousiastes, ce qui a remotivé les développeurs
d’Ensemble. « C’était vraiment une démo séduisante et on est sortis de l’E3
avec plein d’énergie, raconte Dave Pottinger. L’accueil a été excellent.
Graeme était une bête de scène et a dit tout ce qu’il fallait sur son amour de la
licence. Et c’était vrai. On avait des gens enthousiastes à l’idée qu’une
personne douée pour les STR et passionnée par Halo allait réaliser le mariage
parfait entre les deux. »
Mais alors que le projet avançait, il restait évident que Halo Wars était
mal en point. Dans les mois suivant l’E3 2007, deux principaux problèmes
sont apparus. Le premier : l’équipe de Halo Wars était en sous-effectif.
Beaucoup des vétérans d’Ensemble travaillaient toujours sur le MMO de
Halo, qui n’avait toujours pas été validé, mais drainait une grande partie des
ressources du studio. Le second était que le design n’arrêtait pas de changer.
Suite aux annulations des divers prototypes d’Ensemble et les conflits
internes, plusieurs chefs concepteurs expérimentés faisaient partie de l’équipe
Halo Wars fin 2007, y compris Graeme Devine et Dave Pottinger. Devine,
chef concepteur depuis les débuts de Phoenix en 2005, avait une vision
spécifique, alors que Pottinger, le chef concepteur de la série Age, qui avait
rejoint le jeu quelques mois plus tôt, avait d’autres idées en tête.
Mais il n’y a généralement qu’un chef d’orchestre, et l’équipe de Halo
Wars passait beaucoup de temps à se disputer. « On ne hurlait pas, mais on
haussait le ton, raconte Devine. C’est amusant, c’est toujours autour de
questions de jeu. Est-ce que l’économie devrait être plus ou moins chère ?
Est-ce que les bases devraient être indépendantes ou toutes reliées ? C’est
pour de bonnes raisons, pas parce que : “Oh, mon Dieu, ton T-shirt est
affreux.” Ce sont des éléments qui aident à rendre le jeu meilleur. Mais sur le
coup, c’est très stressant. »
L’une des principales disputes tournait autour de ce que Devine appelait
« la règle de huit », un principe que l’équipe de Halo Wars suivait depuis
l’époque où le jeu s’appelait encore Phoenix. Cette règle voulait qu’un joueur
ne puisse sélectionner que huit unités à la fois, pour faire en sorte que le
gameplay ne soit pas trop lourd et compliqué sur une manette. Certains des
concepteurs ont commencé à la contester, affirmant qu’elle rendait le jeu trop
simple. Devine a insisté. « Quand on fait des tests toute la journée, on devient
très bon avec les commandes, explique Devine. Et on oublie qu’il a fallu les
apprendre auparavant. Et d’un coup, on se dit qu’avec dix, ce serait très
simple. Même avec seize. »
C’est un dilemme fréquent dans le développement d’un jeu : quand on
travaille sur le même jeu depuis des années, on finit par s’en lasser. Il peut
être tentant d’inclure des changements simplement pour avoir un produit
différent sous la main, pour pimenter un système de contrôle qui vous a lassé
à force de travailler dessus tous les jours. Pour Halo Wars, c’est devenu un
point de tension permanent. Devine et son équipe avait volontairement rendu
le jeu plus simple que ses équivalents PC parce que les gens n’auraient pas
l’habitude de ces commandes. Et voilà que certains voulaient compliquer les
choses ? « On essayait d’éviter des réflexions trop complexes, explique Chris
Rippy. Un des plus gros soucis du développement, c’est qu’à force de tester
le jeu, on invente des problèmes, on rajoute au jeu une complexité qui n’a pas
lieu d’être. »
Même s’ils avaient impressionné les fans avec la démo narrée par Devine
à l’E3 2007, l’équipe de Halo Wars était dans un triste état. Ils avaient scripté
la totalité de la démo à la main, avec un code qui ne fonctionnerait pas sur le
jeu final. Alors, oui, les graphismes étaient en temps réel, mais l’intelligence
artificielle n’était pas bien réglée, et jouer à un véritable match de Halo Wars
n’était pas aussi satisfaisant que la démo le laissait croire.
Pour Dave Pottinger, Halo Wars devait aller dans une tout autre direction.
« Nous n’avions pas un jeu amusant, explique-t-il. Il ne fonctionnait pas. La
démo de l’E3 était impressionnante, mais elle n’était pas représentative du
gameplay. On l’avait créé juste pour l’E3. » Dans les mois qui ont suivi,
l’équipe a continué à se disputer sur les fonctionnalités de base du jeu. Est-ce
que les unités étaient trop petites à l’écran ? Pourquoi la construction de bases
était si compliquée ? Devraient-ils intégrer des « commandes de groupes »
qui permettraient au joueur d’assigner des raccourcis à différents ensembles
d’unités, comme dans Starcraft et d’autres STR ?
Après toutes ces querelles, il fallait bien que quelque chose cède. Et ça a
été Graeme Devine. « Quand les chefs concepteurs se disputent, ce n’est pas
bon, explique Devine. Alors, il y a eu une réunion où j’ai dit : “Dave, tu
prends le poste de chef concepteur. Je m’amuse beaucoup avec l’histoire. Et
je vais me contenter de ça.” » Devine est resté le visage du jeu, présent aux
réunions marketing et aux points presse. Et Dave Pottinger, qui avait refusé
durant des années de retravailler sur un STR, est devenu chef concepteur de
Halo Wars.
Immédiatement, Pottinger a réalisé d’importants changements aux
mécaniques centrales de Halo Wars. « En gros, on a jeté le design et on a tout
recommencé », raconte Pottinger. Il a modifié presque toutes les unités, y
compris les warthogs bondissants montrés à l’ER, qui ne fonctionnaient pas
vraiment. (Les warthogs allaient rester dans Halo Wars, mais ils n’auraient
plus la capacité de franchir des gouffres.) Il a passé à la trappe le système de
bases grandissantes pour le remplacer par des bases « préfabriquées » qui
avaient chacune un nombre limité d’emplacements. Et il a ajouté un bouton
« sélectionner toutes les unités » auquel l’équipe avait longtemps résisté.
Halo Wars devant sortir deux mois plus tard, Pottinger a jeté l’essentiel du
travail de conception de Devine. « J’ai pris la conception en main, raconte
Pottinger, et Graeme a continué à travailler sur l’histoire à plein temps, où il a
fait un excellent boulot. »
En même temps, l’autre équipe d’Ensemble traversait aussi une crise.
Depuis des années, une grande portion des employés du studio travaillait sur
leur projet de rêve, le MMO Halo. Le jeu n’était pas vraiment un secret
(Microsoft savait qu’Ensemble voulait créer sa propre version de World of
Warcraft), mais la maison-mère n’avait toujours pas donné de feu vert. Une
partie de l’équipe Xbox a découvert avec surprise qu’Ensemble avait dédié
tant de monde au MMO Halo, alors que le studio aurait manifestement dû se
concentrer sur Halo Wars. « C’est très habituel [de la part de Microsoft] de
débarquer en disant : “C’est quoi ce bordel, pourquoi vous travaillez là-
dessus ?” raconte Colt McAnlis. Je me souviens d’avoir participé à des
réunions importantes où les gens disaient : “On ne savait pas que vous
mettiez des ressources là-dessus. On pensait qu’elles étaient affectées à ça.” »
(D’autres contestent cette version, affirmant que la direction de Microsoft
savait très bien combien de personnes travaillaient sur le MMO.)
Peu après, le couperet est tombé. Microsoft a clairement fait comprendre
à la direction d’Ensemble qu’il ne voulait pas dépenser des dizaines de
millions dans un MMO, et le projet a été annulé sans plus de cérémonie. « On
faisait des compromis, explique Dave Pottinger. On avait accepté Halo Wars
en partie pour avoir une chance de faire le MMO… Je pense que,
malheureusement, c’était un projet énorme et Microsoft a décidé qu’ils ne
voulaient pas nous le confier. » Certains membres de l’équipe du MMO sont
partis travailler sur de nouveaux prototypes (dont un potentiel Age of
Empires 4) pendant que d’autres sont passés sur Halo Wars.
Tout ce mélodrame en faisait tiquer plus d’un chez Microsoft. Depuis le
premier Age of Empires en 1997, il y avait eu des moments de tension entre
Ensemble et son éditeur. Tant qu’Ensemble sortait des jeux (et générait des
bénéfices), ces tensions finissaient par retomber. Mais Ensemble n’avait pas
sorti de nouveau jeu depuis Age of Empires III en 2005, deux ans plus tôt.
Toutes ces histoires de MMO avaient frustré les cadres de Microsoft, qui
délaissaient le jeu PC en faveur de la nouvelle Xbox 360. (Le MMO Halo,
contrairement à Halo Wars, était conçu pour PC.) Continuer à financer
Ensemble et sa centaine d’employés commençait à sentir le mauvais
investissement.

« Contrairement à la croyance populaire, le nombre d’employés n’était


pas complètement libre chez Microsoft, explique Shane Kim, ancien vice-
président de la division Xbox. En fait, c’était un jeu à somme nulle, avec
beaucoup d’employés. Les employés coûtent cher. Et nous avons décidé qu’il
fallait attribuer ces ressources à d’autres secteurs. »

*
* *
Contrairement à la plupart des développeurs, Colt McAnlis aimait arriver
au travail à 6 h du matin. Ses collègues n’arrivaient généralement pas moins
de quatre ou cinq heures plus tard, et il se sentait plus productif quand il
codait tout seul, sans personne pour le distraire. McAnlis était responsable
des tâches d’ingénierie les plus complexes de Halo Wars : les outils
graphiques, les jeux d’ombres et de lumière, les processus de thread
multicœurs. La solitude était une bénédiction.
Un matin de septembre 2008, McAnlis est arrivé au bureau à l’heure
habituelle. Il ne lui a pas fallu longtemps pour comprendre que quelque chose
clochait. Au lieu de bureaux vides, il a vu des dizaines de collègues plongés
dans d’intenses réflexions. « Je me suis dit : “Minute, qu’est-ce qui se
passe ?”, raconte-t-il. “Qu’est-ce que vous faites tous ici ?” » Personne ne lui
a donné de réponse claire avant plusieurs heures, quand un collègue a dit
qu’un groupe de pontes de Microsoft venait ici.
Le bruit a couru que tout le monde devait se rendre dans l’auditorium
pour une réunion générale. En entrant, ils ont commencé à voir des dizaines
d’employés de Microsoft : des gens des RH, des vice-présidents, des cadres.
Une fois toute la société installée, le P.-D.G. d’Ensemble, Tony Goodman,
s’est levé et a lâché la bombe nucléaire.
« Tony monte sur l’estrade et dit : “On a une nouvelle à vous annoncer”,
raconte Graeme Devine. “Ensemble va fermer après Halo Wars.” »
Après 14 ans et une dizaine de jeux, l’heure d’Ensemble était venue. La
bonne nouvelle, selon Goodman, c’était que Microsoft voulait les aider à
terminer Halo Wars. Tous les employés d’Ensemble garderaient leur travail
environ quatre mois, ce qui leur laissait amplement le temps d’aller chercher
de nouvelles missions. « Microsoft voulait nous dire qu’ils souhaitaient nous
garder jusqu’à la fin de Halo Wars, raconte Devine, et [Tony] leur a passé le
micro pour qu’ils expliquent comment ils allaient procéder, parce qu’on
venait tous d’apprendre qu’on n’aurait plus de travail après avoir fini ce
jeu. »
Durant deux heures, les représentants de Microsoft, dont le vice-président
Shane Kim, ont fait face à la salle et ont répondu aux questions des employés
meurtris. « Ils disent : “Pourquoi nous ?” raconte Kim. “Vous avez Rare,
vous avez Lionhead [deux autres studios de jeu]… Il doit y avoir d’autres
endroits où couper.” Malheureusement, c’est un des aspects les plus sombres
de ce métier. » Kym a tenté d’être diplomate, ajoutant que Microsoft
prévoyait d’importantes indemnités de départ aux employés d’Ensemble qui
resteraient jusqu’à la sortie de Halo Wars.
Certains ont commencé à pleurer. D’autres se sont énervés. « J’ai pété les
plombs, raconte Colt McAnlis. Ma femme venait de tomber enceinte pour la
première fois. Et notre bébé devait arriver fin janvier, précisément quand la
société était censée fermer. Nous avions un enfant qui allait naître le jour où
je n’aurais plus de travail. » Deux personnes, les frères Paul et David Bettner,
ont immédiatement démissionné et ont lancé leur propre Studio, Newtoy, qui
a lancé le populaire clone de Scrabble, Mots entre Amis. Et on peut dire
qu’ils s’en sont bien tiré : en 2010, Zynga a racheté Newtoy pour 53 millions
de dollars.
Rich Geldreich, l’ingénieur graphique, a aussi quitté le studio peu après
avoir appris la nouvelle. « Mon cerveau a explosé, raconte-t-il. Je suis devenu
fou. Je ne pouvais pas supporter qu’Ensemble implose. C’était une société
géniale. J’y avais investi cinq ans, et toute cette technologie, ce code, tout
allait disparaître. Et tout le monde craquait autour de moi. On pétait tous les
plombs. C’était absurde. » (Peu après, Geldreich a accepté un poste chez
Valve.)
Ceux qui restaient chez Ensemble se retrouvaient dans une situation très
inconfortable. Le problème n’était pas tant qu’ils seraient au chômage dans
quelques mois, mais que certains ne seraient pas au chômage dans quelques
mois. Tony Goodman avait informé tout le monde qu’il avait négocié un
contrat avec Microsoft dans le cadre de la fermeture. Avec cet accord, il
pourrait lancer un nouveau studio indépendant, qui appellerait Robot
Entertainment. Le contrat avec Microsoft leur permettrait de créer une
version en ligne d’Age of Empires pour lancer leur affaire.
Le problème était que Goodman avait négocié tout juste assez d’argent
pour la moitié de l’équipe actuelle. Et seules quelques personnes savaient
exactement qui en serait. « Les gens se sont mis à manœuvrer pour avoir un
nouveau travail, raconte Colt McAnlis. Pendant un moment, ça a été la folie
parce qu’on ne savait pas vraiment ce qui se passait. Il y avait toujours ces
discussions à la fontaine à eau : “Dis, ils t’ont parlé ? Ils ne t’ont pas parlé ?
S’ils te proposaient un poste, tu accepterais ?” »
Ceux qui seraient invités à rejoindre Robot l’ont vite appris, mais pour
ceux qui n’auraient pas de postes, les jours suivants ont été atroces. À un
moment, pour calmer le jeu, un directeur a collé une feuille au mur avec la
liste des employés d’Ensemble qui feraient partie de Robot. Des dizaines de
gens sont venus voir qui était pris. « C’était comme cette scène dans tous les
films où le professeur sort, raconte McAnlis. “Voilà qui a été accepté dans
l’équipe de pom-pom girls”, et tout le monde se précipite devant le tableau. »
Pour beaucoup chez Ensemble, cette nouvelle couche d’intrigues faisait
empirer une situation déjà désagréable. « De notre point de vue, nous avions
sauvé la moitié des emplois, explique Dave Pottinger. Pour ceux qui
n’avaient pas eu de poste, nous avions entubé la moitié de la société… Je
crois qu’on a fait de notre mieux. On a fait des erreurs. » À part Rich
Geldreich et les frères Bettner, tout le monde est resté chez Ensemble, malgré
le chaos (et grâce aux indemnités de départ). Et au cours des mois suivants,
Ensemble a tenté de mettre les intrigues de côté (et le fait que le studio allait
fermer) pour terminer Halo Wars.
« L’objectif était de partir sur la meilleure note possible », raconte Dave
Pottinger. Les employés d’Ensemble se sont lancés dans un crunch de
plusieurs mois, dormant sur leur bureau jusqu’à la dernière minute pour
boucler Halo Wars avant la fin janvier, où ils devraient tous partir. « Ce dont
j’étais le plus fier à la fin, c’était qu’après l’annonce de la fermeture, [trois
personnes sont parties] le lendemain, raconte Pottinger. Tous les autres sont
restés pour terminer le jeu. »
« [On était] des morts-vivants, résume Graeme Devine. C’était vraiment
dingue. » Début 2009, Microsoft a envoyé Devine dans le monde entier pour
une tournée promotionnelle. Voyageant à côté du concepteur anglais
controversé Peter Molyneux, qui allait sortir le RPG Fable 2, Devine a donné
des interviews et présenté des démos de Halo Wars. Quand les journalistes
l’interrogeaient sur la fermeture d’Ensemble, il esquivait la question. « Je me
souviens que Microsoft me passait des bouts de papier [disant] : “Voilà ce
que vous pouvez dire” », raconte Devine.
Lors de ces derniers mois surréalistes, l’équipe d’Ensemble a essayé de
mettre de côté les disputes internes, en s’unissant pour essayer de sortir
quelque chose qui les rendrait fiers. Même s’ils savaient tous que le studio
allait fermer, ils ont continué à venir travailler chaque jour. Ils ont poursuivi
le crunch. Et ils ont continué à faire de leur mieux pour que Halo Wars soit
aussi bon que possible. « C’était une super période, comme si rien ne s’était
passé et rien n’allait se passer, et ensuite, il y a eu la déprime, raconte Chris
Rippy. Mais c’était un groupe fier et tout le monde savait que ce serait
l’héritage du studio, et voulait qu’il soit à la hauteur. »
Le 26 février 2009, Halo Wars est sorti. L’accueil a été assez bon, et les
critiques de sites comme Eurogamer et IGN ont été correctes. Avec le recul,
ceux qui étaient dans l’équipe de Halo Wars disent qu’ils étaient fiers d’avoir
sorti un jeu respectable après tout ce qui s’était passé. Microsoft a même
engagé un nouveau développeur, Creative Assembly, pour réaliser une suite,
Halo Wars 2, qui est sortie en février 2017.
Quelques studios ont émergé des cendres d’Ensemble. Il y a eu Robot
Entertainment, qui a réalisé Age of Empires Online, puis une série de tower
defense populaires appelés Orcs Must Die ! Une autre faction d’ex-
développeurs d’Ensemble a lancé une société appelée Bonfire, qui a été
également rachetée par Zynga, avant d’être fermée en 2013 3. Ces
développeurs ont ensuite fondé un nouveau studio, Boss Fight Entertainment.
Près d’une décennie après la fermeture d’Ensemble, beaucoup de ses anciens
employés travaillent encore ensemble. Après tout, ils formaient une famille.
« On se détestait, mais on s’aimait aussi, explique Pottinger. Ensemble a
perdu très peu de gens au cours de son existence comparé à la plupart des
studios… On n’a pas un turnover de… c’était moins de quatre pour cent, ou
quelque chose comme ça… On n’a pas ça si on ne rend pas les gens
heureux. »
À l’E3 2008, quelques mois avant qu’Ensemble ne ferme pour de bon,
l’équipe de Halo Wars a présenté une bande-annonce cinématique qui aurait
pu être, avec le recul, un appel à l’aide inconscient. « Cinq ans. Cinq longues
années, disait le narrateur de la vidéo devant un groupe de Marines qui
repoussaient les forces alien du Covenant. Au début, tout se passait bien. »
Un groupe de forces du Covenant descendait du ciel, éliminant les
Marines les uns après les autres dans ce qui tournait au massacre. Le
narrateur poursuivait : « Mais échec après échec, défaite après défaite, ce qui
devait être une guerre éclair s’est transformé en cinq années d’enfer. »
1. Ian Fischer, « Blast from the Past : Ensemble Figures Out How to Go from Empire to Kings »,
Gamesauce, printemps 2010, www.gamesauce.biz/2010/09/05/ensemble-figures-out-how-to-go-
from-empires-to-kings.
2. Et c’était sans doute une mauvaise décision. Too Human, sorti par le développeur Silicon
Knights en 2008, a été froidement reçu par la critique et les fans. En 2012, après une longue
bataille juridique, un jury a statué que Silicon Knights avait violé son accord de licence avec le
créateur d’Unreal Engine, Epic Games, en travaillant sur des jeux comme Too Human. En plus de
devoir payer d’importants dommages et intérêts, Silicon Knights a dû rappeler les invendus de
Too Human et même retirer le jeu de la boutique virtuelle de la Xbox 360.
3. À ne pas confondre avec l’autre studio de jeux vidéo baptisé Bonfire, cofondé par Josh
Mosqueira, ancien de chez Blizzard, en 2016.
6

Dragon Age : Inquisition

Le site internet Consumerist publiait auparavant chaque année un


sondage pour connaître « la pire société d’Amérique », en demandant à ses
lecteurs de choisir la corporation la plus honnie via un genre de tournoi par
élimination. En 2008, alors que l’économie américaine s’écroulait, les
vendeurs d’assurances d’AIG en ont reçu les honneurs. En 2011, le prix est
allé à BP, dont les plates-formes pétrolières venaient de déverser 800 millions
de litres de pétrole brut dans la côte du Golfe. Mais en 2012 et 2013, un autre
genre de société a remporté le trophée, battant les Comcast et autres Bank of
America, quand plus de 250 000 votants ont déclaré que la pire compagnie
des États-Unis était l’éditeur de jeux vidéo Electronic Arts (EA).
Cette ignominieuse victoire avait plusieurs raisons, y compris
l’augmentation de « microtransactions 1 » optionnelles dans les jeux EA, et le
spectaculaire désastre du reboot exclusivement en ligne de SimCity 2. Mais ce
que les joueurs n’avaient surtout pas digéré, c’était probablement ce qu’EA
avait fait, selon eux, à BioWare.
BioWare, studio fondé en 1995 par trois médecins pour qui le
développement de jeux vidéo était un hobby, est devenu célèbre en 1998 avec
un jeu de rôle situé dans l’univers de Donjons & Dragons, Baldur’s Gate (un
jeu si influent qu’il a ensuite joué un rôle majeur dans l’histoire de deux
autres jeux de ce livre, Pillars of Eternity et The Witcher 3). Dans les années
suivantes, BioWare a bâti sa réputation avec une série de brillants RPG dont
Neverwinter Nights, Star Wars : Knights of the Old Republic et un space
opera baptisé Mass Effect (qui a séduit non seulement les gens aimant
dessouder des aliens, mais aussi ceux qui aimaient leur faire des bisous).
En 2007, Electronic Arts a acheté BioWare, et quelques années plus tard,
les fans trouvaient que le studio traversait une mauvaise passe. Les deux
nouvelles franchises phares de BioWare, Mass Effect et Dragon Age, inspirée
de Tolkien, étaient appréciées, mais en perte de vitesse. Sorti en 2011,
Dragon Age 2 avait été étrillé, car il paraissait incomplet. Et en 2012, Mass
Effect 3, qui concluait l’épopée galactique, avait courroucé les fans endurcis
avec une fin controversée où les choix du joueur ne semblaient avoir aucune
conséquence 3.
Les fans étaient convaincus que ces erreurs étaient la faute d’EA. Après
tout, les problèmes avaient commencé après le rachat de BioWare, non ? Il
n’y avait qu’à regarder la longue liste de studios emblématiques qu’EA avait
rachetés avant de les fermer, une liste qui comprenait Bullfrog (Dungeon
Keeper), Westwood (Command & Conquer), et Origin (Ultima), pour
craindre que BioWare ne soit le suivant. Les fans ont utilisé Consumerist
pour envoyer un message, même si cela impliquait de présenter un éditeur de
jeux vidéo comme plus détestable qu’un vendeur de subprimes.
Au milieu de tout ce cinéma, le chef du Studio BioWare, Aaryn Flynn,
était prêt à relever un défi bien plus important : Dragon Age : Inquisition, le
troisième opus de la série de fantasy. Inquisition devait être le jeu le plus
ambitieux jamais créé par BioWare. C’était un jeu qui avait beaucoup à
prouver : que BioWare pouvait retrouver la forme, qu’EA ne sabotait pas le
studio, et ue BioWare pouvait créer un RPG en « monde ouvert », dans lequel
le joueur pourrait traverser librement d’immenses environnements. Mais,
comme Flynn le savait, Dragon Age : Inquisition était déjà en retard sur le
planning en raison d’une nouvelle technologie difficile à appréhender. Leur
nouveau moteur de jeu, Frostbite, demandait plus de travail que quiconque au
studio ne l’aurait imaginé.
« La découverte de ce qui est possible sur un nouveau moteur est à la fois
une source d’exaltation et d’humilité », a écrit Flynn sur le blog de BioWare
en septembre 2012, juste après l’annonce de Dragon Age : Inquisition. S’il
avait pris quelques shots de vodka auparavant, ou s’il n’avait pas eu à se
soucier de l’avis des attachés de presse d’EA, il aurait pu ajouter ce que
l’équipe de BioWare pensait vraiment : Ce qui est possible, c’est que ce
nouveau moteur soit un désastre technique.

Le siège principal de BioWare est niché dans un petit ensemble de


bureaux près du centre-ville d’Edmonton, une ville connue surtout pour son
immense centre commercial et pour des températures qui plongent à des
niveaux déraisonnables. Pas étonnant que le studio ait imaginé Dragon Age.
Si vous voulez inventer un monde fantastique habité par des créatures
mythologiques crachant du feu, une ville comme Edmonton est plus
qu’idéale.
Dragon Age, que BioWare voulait ériger au rang de Seigneur des
Anneaux du jeu vidéo, est entré en développement en 2002. Après sept
années à travailler comme des forcenés, ils ont sorti le premier jeu de la série,
Dragon Age : Origins, en novembre 2009. Les fans endurcis de RPG ont
raffolé du système de combat stratégique et les choix à conséquences, alors
que les amateurs de romance ont adoré pouvoir séduire le compagnon de
leurs rêves, comme Alistair, le chevalier sarcastique, et Morrigan, la sorcière
sensuelle. Dragon Age : Origins est devenu un immense succès, et
l’inspiration de centaines de milliers de lignes de fan-fiction.
Mark Darrah avait été à la tête de l’équipe de développement de Dragon
Age. C’était un vétéran apprécié de BioWare et un employé de la société
depuis la fin des années 1990. En 2013, lors de notre rencontre, il avait un
sens de l’humour caustique et une barbe roux vif fournie. Trois ans plus tard,
elle était parsemée de gris. « Mark est très doué pour le développement de
jeux, raconte Cameron Lee, producteur chez BioWare. En interne nous
appelons l’équipe de Dragon Age “le navire pirate”. Il ira là où il doit aller,
mais en s’arrêtant partout. Ils mettront le cap par ici, ils boiront du rhum.
Puis, ils iront là, pour faire autre chose. Voilà comment Mark aime diriger
son équipe. » (Une autre personne ayant travaillé sur le jeu livre une version
différente : « Dragon Age était surnommé le navire pirate parce qu’il était
chaotique et que celui qui hurlait le plus fort dans la pièce décidait
généralement de la voie à suivre. Je crois qu’ils ont adopté ce surnom et l’ont
un peu enjolivé ensuite. »)
Après avoir sorti Dragon Age : Origins en 2009, Darrah et son équipage
de pirates avaient déjà des idées pour le prochain gros jeu. Alors que dans
Origins, on incarnait un Garde des ombres fanatique, dont la vie était dédiée
à l’éradication des démons, le prochain Dragon Age tournerait autour d’un
conflit politique à grande échelle. Darrah voulait que le jeu soit centré sur une
Inquisition (dans l’univers de Dragon Age, une organisation autonome qui
résout les conflits à travers le monde), dont le joueur serait chef et
Inquisiteur.
Mais leurs plans ont changé. Un des autres jeux de BioWare était au point
mort, le MMO Star Wars : The Old Republic. Développé au studio de
BioWare à Austin, au Texas, The Old Republic ne cessait d’être repoussé, de
2009 à 2010, puis à 2011. Frustrés, les cadres d’EA voulaient un nouveau
produit BioWare pour atteindre leurs objectifs de ventes trimestriels, et ils ont
décidé que l’équipe de Dragon Age viendrait combler le vide. Après de
longues discussions, Mark Darrah et Aaryn Flynn ont accepté de sortir
Dragon Age 2 en mars 2011, à peine 16 mois après la sortie de Dragon Age :
Origins.
« The Old Republic avait été repoussé, et il y avait un creux, explique
Darrah. En gros, Dragon Age 2 était là pour le remplir. C’était l’idée. Le jeu a
été conçu dès le départ dans ce but. » Darrah voulait le baptiser Dragon Age :
Exodus (« Et je regrette qu’on ne l’ait pas gardé. »), mais le service
Marketing d’EA a insisté pour qu’il s’appelle Dragon Age 2, peu importe ce
que le nom impliquait.
Le premier Dragon Age avait pris sept ans. Et BioWare avait à peine plus
d’an pour produire la suite. Pour n’importe quel gros jeu, ce serait difficile ;
pour un jeu de rôle, c’était presque impossible. Il y avait trop de variables.
Dragon Age : Origins contenait quatre énormes zones, chacune ayant ses
propres factions, monstres et quêtes. Les décisions que le joueur prenait au
début d’Origins (comme la façon dont le chapitre des origines du personnage
se déroulait) avaient un impact considérable sur le reste de l’histoire, et les
auteurs de BioWare devaient donc écrire différentes scènes tenant compte de
chaque possibilité. Si le joueur était un noble nain exilé de la cité
labyrinthique d’Orzammar, les autres nains devraient réagir à son retour
d’une certaine façon. S’il était humain, son arrivée leur serait égale.
Rien de tout ceci n’était réalisable en un an. Même si BioWare obligeait
tout le monde à faire des heures supplémentaires illimitées sur Dragon Age 2,
ils ne seraient pas capables de réaliser une suite aussi ambitieuse que les fans
l’attendaient. Pour résoudre ce problème, Mark Darrah et son équipe ont mis
de côté l’idée de l’Inquisition et pris une décision risquée : au lieu de voyager
dans plusieurs zones de leur monde fantastique, Dragon Age 2 se déroulerait
dans une seule ville, Kirkwall, sur une décennie entière. Ainsi, l’équipe de
Dragon Age pourrait recycler les lieux pour de nombreux combats du jeu, et
sabrer des mois de développement. Ils ont aussi supprimé des fonctionnalités
de Dragon Age : Origins, comme la possibilité de personnaliser l’équipement
des membres du groupe. « Le résultat n’a pas été parfait, mais si nous
n’avions pas pris ces décisions, les choses auraient été bien plus
problématiques, explique Mike Laidlaw, directeur créatif de Dragon Age 4.
Alors, nous avons fait les choix les plus adaptés au calendrier limité. »
Quand Dragon Age 2 est sorti en mars 2011, les fans ont très mal réagi.
Ils ont laissé parler leur colère et étrillé les quêtes secondaires ennuyeuses et
les environnements recyclés 5. Un blogueur a écrit : « La baisse de qualité
globale est d’un niveau cosmique. Jamais je ne recommanderai à quiconque
d’acheter ce jeu. » Dragon Age 2 ne s’est pas vendu aussi bien que le premier
(même si, « dans certains coins sombres de la comptabilité d’EA, on le
considère comme un énorme succès », nous livre Darrah), et à l’été 2011,
BioWare a décidé d’annuler l’extension de Dragon Age 2, Exalted March,
pour développer un jeu entièrement nouveau. Ils devaient s’éloigner de la
honte qu’était Dragon Age 2.
Il leur fallait surtout rebooter la franchise. « Je crois que l’équipe Dragon
Age avait quelque chose à prouver après Dragon Age 2. Elle voulait
démontrer qu’elle était capable de créer de bons jeux “qualité AAA”,
explique Darrah. Il y avait cette impression, non pas au sein du studio, mais
plutôt dans l’industrie, qu’il y avait deux niveaux à BioWare : l’équipe Mass
Effect et tous les autres. Et je crois qu’il y avait un vrai désir de lutter contre
cette idée reçue. L’équipe Dragon Age est une bande de bagarreurs. »
Dans les jeux de rôle, il y a certaines choses que nous tenons pour
acquises. Rares sont les joueurs qui rentrent du magasin avec le dernier Final
Fantasy, l’insèrent dans leur PlayStation, et vont sur Facebook pour parler de
son magnifique système de sauvegarde. Vous ne trouverez pas beaucoup de
louanges sur la capacité de passer du mode combat au mode exploration dans
le nouveau Fallout. Et Skyrim n’a pas vendu des millions d’exemplaires
grâce à sa façon de gérer l’inventaire du joueur. Ces systèmes sont
nécessaires, mais peu glorieux, et encore moins amusants à concevoir. Ce qui
explique pourquoi la plupart des jeux vidéo utilisent des moteurs.
Le mot « moteur » fait penser à l’intérieur d’une voiture, mais dans le
développement d’un jeu, il s’agit plutôt d’une usine de voitures. Chaque fois
que vous construisez une nouvelle voiture, vous avez besoin de composants
similaires : des pneus, des essieux, des sièges en cuir. De même, la plupart
des jeux vidéo ont tous besoin des mêmes fonctionnalités centrales : un
système physique, un système de rendu graphique, un menu principal. Coder
de nouvelles versions de ces fonctionnalités pour chaque jeu reviendrait à
concevoir de nouvelles roues chaque fois que vous voulez produire une
berline. Les moteurs, comme les usines, permettent à leurs utilisateurs de
recycler des composants, et d’éviter du travail inutile.
Avant même d’avoir terminé Dragon Age 2, Aaryn Flynn et Mark Darrah
cherchaient un nouveau moteur pour leur franchise de fantasy. Le moteur
graphique interne, Eclipse, paraissait obsolète pour le genre de jeux
magnifiques qu’ils espéraient créer. Des effets cinématiques de base, comme
le facteur de reflet, n’étaient pas gérés par Eclipse. « Il n’était pas complet
d’un point de vue graphique, explique Darrah. De ce côté, il n’était plus tout
jeune. »
Pour couronner le tout, la série Mass Effect utilisait le moteur tiers Unreal
Engine, ce qui rendait la collaboration entre les deux équipes de BioWare
difficile. Les tâches basiques comme le rendu d’un modèle 3D nécessitaient
un processus complètement différent sur Eclipse et sur Unreal. « Notre
stratégie technologique était un bazar pas possible, raconte Flynn. Chaque
fois qu’on commençait un nouveau jeu, les gens disaient : “Oh, on devrait
prendre un nouveau moteur.” »
Flynn et Darrah ont parlementé avec un de leurs patrons, le cadre d’EA
Patrick Söderlund, et sont revenus avec une solution : le moteur Frostbite,
que DICE, studio suédois et propriété d’EA, avait développé pour ses jeux
Battlefield. Même si personne n’avait jamais utilisé Frostbite pour faire un
RPG, Flynn et Darrah l’ont trouvé attrayant pour plusieurs raisons. D’une
part, il était puissant. DICE avait une équipe d’ingénieurs qui travaillaient à
plein temps sur les capacités graphiques de Frostbite, et amélioraient les
effets visuels qui, par exemple, faisaient s’agiter les arbres sous le vent.
Comme il s’agissait de l’industrie du jeu vidéo, ils passaient beaucoup de
temps à rendre les choses jolies pour en mettre plein la vue.
L’autre gros avantage de Frostbite, c’est qu’il appartenait à EA. Si
BioWare commençait à développer tous ses jeux sur le moteur Frostbite, il
pourrait partager des technologies avec ses studios-sœurs, et emprunter des
outils à d’autres développeurs appartenant à EA, comme Visceral (Dead
Space) ou Criterion (Need for Speed) quand ces sociétés apprenaient de
nouvelles astuces pour améliorer la prise de vue faciale ou la beauté des
explosions.
Au cours de l’automne 2010, alors que l’essentiel de l’équipe Dragon
Age bouclait DA2, Mark Darrah a assemblé un petit groupe pour un prototype
surnommé Blackfoot. Il avait deux objectifs principaux : se faire la main sur
le moteur Frostbite, et créer un jeu multijoueur free-to-play dans l’univers de
Dragon Age. Celui-ci n’est jamais sorti, et après quelques mois, Blackfoot a
capoté, augurant des défis à venir. « Il ne progressait pas assez, surtout parce
que l’équipe était trop petite, explique Darrah. Il est difficile d’avancer avec
un moteur comme Frostbite si l’équipe est trop réduite. Il faut un certain
nombre de personnes pour le faire tourner. »
Fin 2011, Blackfoot et l’extension de Dragon Age 2 étant annulés, Darrah
avait une équipe considérable pour commencer à travailler sur le prochain
gros jeu de BioWare. Ils ont ressorti l’idée d’une Inquisition et ont envisagé à
quoi un Dragon Age 3 ressemblerait sur Frostbite. En 2012, ils avaient un
plan en place. Dragon Age 3 : Inquisition (le « 3 » a ensuite été supprimé)
serait un RPG en monde ouvert, largement inspiré par le carton de Bethesda,
Skyrim. Il se déroulerait dans de nouvelles régions du monde de Dragon Age,
et remplirait tous les objectifs inatteignables par Dragon Age 2. « Ma mission
secrète était d’en mettre plein la vue aux joueurs avec un contenu
pantagruélique, raconte Matt Goldman, directeur graphique. Les gens se
plaignaient : “Oh, il n’y avait pas assez de choses dans Dragon Age 2.”
D’accord, vous n’allez plus dire ça. À la fin d’Inquisition, je voulais que les
gens se disent : “Oh, mon Dieu. Pas encore un niveau.” »
BioWare voulait que Dragon Age : Inquisition soit un titre de lancement
pour la prochaine génération de consoles, la PlayStation 4 et la Xbox One.
Mais les pronostiqueurs d’EA, dépassés par la montée des jeux sur iPad et
iPhone, étaient inquiets que la PS4 et la Xbox One se vendent mal. Par
sécurité, l’éditeur a insisté pour sortir le jeu également sur les anciennes
PlayStation 3 et Xbox 360, qui trônaient déjà dans des millions de salons. (La
plupart des premiers jeux de la PS4 et Xbox One ont suivi la même stratégie,
à l’exception d’un certain RPG polonais dont nous parlerons au chapitre 9.)
Le PC compris, cela signifiait qu’Inquisition devrait sortir simultanément sur
cinq plates-formes, une première pour BioWare.
Les ambitions s’accumulaient. Ce devait être le premier jeu 3D en monde
ouvert pour BioWare et leur premier jeu sur Frostbite, un moteur qui n’avait
jamais été utilisé pour un RPG. Il fallait le produire en environ deux ans, le
sortir sur cinq plates-formes, et, ah oui, rétablir la réputation d’un studio qui
avait été passablement écornée ces derniers temps. « En gros, on devrait faire
avec de nouvelles consoles, un nouveau moteur, créer le plus grand jeu qu’on
ait jamais fait, et avec un niveau d’exigences plus élevé que dans toute notre
histoire, résume Matt Goldman. Avec des outils qui n’existaient pas. »

Si un moteur est semblable à une usine de voitures, alors, quand le


développement d’Inquisition a commencé en 2012, le moteur Frostbite était
semblable à une usine sans chaîne de montage. Avant Dragon Age :
Inquisition, les développeurs d’EA avaient principalement utilisé Frostbite
pour créer des jeux de tir à la première personne comme Battlefield et Medal
of Honor. Les ingénieurs de Frostbite n’avaient jamais conçu d’outils pour,
par exemple, rendre le personnage principal visible par le joueur. Après tout,
quel intérêt ? Dans les jeux de tir à la première personne, on voit au travers
des yeux du personnage. Le corps est composé de mains désincarnées, d’une
arme, et, avec beaucoup de chance, de jambes. Battlefield n’avait pas besoin
de statistiques de RPG, de sortilèges, ou même de système de sauvegarde (la
campagne enregistrait les progrès du joueur grâce à des points de contrôle
automatiques). Frostbite ne pouvait donc créer aucune de ces choses.
« C’était un moteur conçu pour faire des jeux de tir, explique Darrah.
Nous avons dû tout construire par-dessus. » Au début l’équipe de Dragon
Age a sous-estimé la somme de travail que cela représenterait. « Les
personnages doivent se déplacer, marcher, parler, porter des épées, et ces
épées doivent faire des dégâts quand vous pressez le bon bouton », explique
Mike Laidlaw. Frostbite n’était pas capable de faire toutes ces choses.
Darrah et son équipe savaient qu’ils étaient les cobayes de Frostbite (ils
troquaient de la souffrance à court terme pour des bénéfices à long terme),
mais au début du développement de Dragon Age : Inquisition, même les
tâches les plus basiques étaient un calvaire. Frostbite n’avait pas encore les
outils nécessaires pour créer un RPG. Sans ces outils, un concepteur ne savait
pas combien de temps il mettrait pour une chose aussi fondamentale que la
réalisation d’une zone. Dragon Age : Inquisition était censé permettre au
joueur de contrôler un groupe de quatre personnes, mais ce système n’était
pas encore dans le jeu. Comment un concepteur de niveaux pouvait
déterminer où placer les obstacles sur une carte s’il ne pouvait pas la tester
sans une équipe de personnages complète ?
Même quand les outils de Frostbite ont commencé à fonctionner, ils
restaient complexes et difficiles à utiliser. John Epler, concepteur des
cinématiques, se souvient d’une démo interne où la création d’une simple
scène de transition était un supplice digne de Sisyphe. « Je devais lancer la
conversation dans le jeu, ouvrir mes outils en même temps, et une fois arrivé
à la réplique, appuyer très, très vite sur le bouton pause. Parce que sinon, le
programme passait à la réplique suivante. Puis, je devais ajouter les
animations, et je ne pouvais changer que deux ou trois choses avant que ça ne
plante, et qu’il faille ensuite tout recommencer. C’est la pire expérience que
j’aie jamais eue avec des outils. »
L’équipe de Frostbite chez DICE a passé du temps à assister Epler et les
autres concepteurs, en répondant à leurs questions et en corrigeant des bugs,
mais leurs ressources étaient limitées. Sans compter que la Suède avait huit
heures de décalage avec Edmonton. Si un des concepteurs de BioWare avait
une question pour DICE dans l’après-midi, il fallait parfois attendre la
réponse une journée entière.
Puisque créer du nouveau contenu dans Frostbite était si difficile, essayer
d’évaluer sa qualité était impossible. À un moment, Patrick Weekes, un des
auteurs, avait terminé une scène entre plusieurs personnages et l’avait
intégrée au jeu. Il l’a ensuite présentée à des chefs de BioWare pour qu’ils
l’évaluent. Quand ils ont lancé le jeu, ils se sont aperçus que seul le
personnage principal pouvait parler. « Le moteur ne prenait pas les répliques
des personnages non jouables, explique Weekes. Ça disait quelque chose, et
ensuite “bip bip bip bip bip”, et ensuite ça disait autre chose, et on pensait :
“Bon, je ne sais pas si je peux évaluer la qualité avec la moitié des mots qui
manquent.” »
Les mises à jour du moteur rendaient ce processus encore plus difficile.
Chaque fois que l’équipe de Frostbite intégrait de nouvelles corrections et
fonctionnalités, les programmeurs de BioWare devaient les fusionner avec les
changements faits sur la précédente version. Ils devaient parcourir le nouveau
code et copier-coller tout ce qu’ils avaient réalisé (l’inventaire, les fichiers de
sauvegarde, les personnages) et tout tester pour s’assurer qu’ils n’avaient rien
cassé. Ils n’avaient pas trouvé un moyen d’automatiser le processus, et
devaient donc le faire manuellement. « C’était handicapant, raconte Cameron
Lee. Parfois, la version du jeu ne fonctionnait pas pendant un mois, ou elle
était complètement instable. Parce que, quand la nouvelle version du moteur
arrivait, l’équipe des outils commençait l’intégration. Et dans le même temps,
l’équipe du jeu continuait à avancer, et ça devenait de pire en pire. »
Pendant ce temps, l’équipe graphique prenait son pied. Malgré toutes les
faiblesses du moteur pour créer un RPG, Frostbite était parfait pour créer de
grands environnements majestueux, et les graphistes du studio en ont profité
pour créer les forêts denses et les marais boueux que l’on trouverait dans
Dragon Age : Inquisition. Selon l’approche « mettez-leur-en plein la vue » de
Matt Goldman, les graphistes en charge des environnements passaient des
mois à créer autant d’éléments que possible, en essayant d’anticiper quand ils
ignoraient ce dont les concepteurs auraient besoin. « Le graphisme des
environnements a pris corps bien plus vite que les autres aspects du jeu,
explique le graphiste en charge des environnements en chef, Ben McGrath.
Pendant un moment, une blague a couru sur le projet, selon laquelle on avait
créé un générateur de captures d’écran magnifiques, parce qu’on pouvait
parcourir ces niveaux sans rien avoir à faire. Enfin, à part prendre de belles
photos. »
Mais de belles photos ne suffisent pas à faire un bon jeu vidéo. Mike
Laidlaw, à la tête des équipes histoire et gameplay, travaillait avec les auteurs
et les concepteurs pour sortir des scènes basiques pour Dragon Age :
Inquisition. L’ébauche de l’histoire n’a pas été très difficile. Ils savaient que
le joueur organiserait et dirigerait une Inquisition de soldats partageant les
mêmes idées ; ils savaient que le grand méchant serait un sorcier démoniaque
appelé Corypheus ; et ils savaient que, comme toujours, il y aurait un groupe
de compagnons que le joueur pourrait recruter et séduire. Mais le concept de
Dragon Age : Inquisition comme jeu en monde ouvert bloquait Laidlaw et
son équipe. Les équipes graphiques avaient construit ces paysages
tentaculaires, mais qu’est-ce que les joueurs allaient y faire 6 ? Et comment
BioWare pouvait faire en sorte que le monde géant d’Inquisition reste
amusant à explorer après des dizaines d’heures ?
Dans un monde idéal, un gros projet comme Dragon Age : Inquisition
aurait une équipe dédiée de concepteurs systèmes chargés uniquement de
résoudre ces problèmes. Ils écriraient les quêtes, les activités, et tous les
autres combats qui pourraient divertir le joueur alors qu’ils exploreraient
l’immense monde d’Inquisition. Ils essaieraient d’envisager ce que les
concepteurs appellent la « boucle de gameplay » (à quoi ressemble une
session de 30 minutes ?) et ils enchaîneraient les prototypes et les itérations
jusqu’à ce que le gameplay soit agréable.
Dans le monde réel, Laidlaw et son équipe n’avaient pas le temps pour
cela. Frostbite ne le permettait pas. Alors qu’ils trimaient sur le jeu, les
concepteurs d’Inquisition ont découvert qu’ils ne pouvaient pas tester leurs
nouvelles idées, parce que trop de fonctionnalités de base étaient absentes.
Est-ce qu’il y avait assez de choses à faire dans chaque zone du jeu ? La
caméra ne fonctionnait pas, donc impossible de le savoir. Les quêtes étaient-
elles assez intéressantes ? Ils ne pouvaient pas encore le dire, parce que le
système de combat n’existait pas.
Laidlaw et son équipe avaient eu l’idée abstraite que le joueur, incarnant
l’Inquisiteur, parcourrait le monde en résolvant les problèmes et en
accumulant du pouvoir, ou de l’influence, qu’il pourrait utiliser pour affecter
les événements à l’échelle mondiale. Mais pendant très longtemps, personne
ne savait vraiment comment cela serait rendu dans le jeu. L’équipe travaillait
avec l’idée que « l’influence » serait un genre de monnaie, comme l’or, mais
ce système ne fonctionnait pas. « Il aurait eu besoin d’améliorations à petite
échelle, de tests, et de : “Essayons trois façons de procéder différentes”,
explique Laidlaw. Mais à la place, on s’est dit : “On va construire les niveaux
et espérer qu’on puisse improviser au fur et à mesure.” »
Un jour, fin 2012, après un an de développement tendu sur Inquisition,
Mark Darrah a demandé à Mike Laidlaw d’aller déjeuner. « On se dirige vers
sa voiture, raconte Laidlaw, et je me dis qu’il a un scénario en tête. Il me dit :
“Bon, je ne sais pas comment aborder ça, alors je vais le dire. Sur une échelle
de un à apocalyptique… À quel point ça t’énerverait si [le joueur] pouvait
être, disons, un Inquisiteur qunari ?” »
Laidlaw était déconcerté. Ils avaient décidé que le joueur pourrait
seulement être un humain dans Inquisition. Ajouter d’autres races jouables,
comme les Qunari à cornes que demandait Darrah, impliquerait de quadrupler
leur budget pour l’animation, le doublage, et les scripts.
« Je lui ai dit : “Je pense qu’on peut y arriver” », raconte Laidlaw, en
demandant à Darrah s’il pourrait obtenir plus de budget pour les dialogues.
Darrah a répondu que si Laidlaw pouvait intégrer d’autres races jouables,
il ne pourrait pas seulement avoir plus de dialogues, il pourrait avoir toute
une année de développement supplémentaire.
Laidlaw était extatique. Il se souvient d’avoir dit : « Oh, putain, oui ! »
En réalité, Mark Darrah avait déjà déterminé qu’il serait impossible de
terminer Dragon Age : Inquisition en 2013. Le jeu était trop grand, et ils
avaient sous-estimé la durée de trop de tâches dues aux problèmes sur
Frostbite. Pour qu’Inquisition soit un RPG en monde ouvert aussi bon que
Darrah et son équipe l’avaient imaginé, ils devraient le repousser d’au moins
un an. Darrah, réfléchissait à comment présenter la chose devant EA : Laissez
BioWare repousser le jeu, et en échange, il sera encore plus grand et
meilleur que quiconque l’avait envisagé chez EA.
Assis dans une salle de conférences au premier étage donnant sur la
promenade de l’hôtel qui partageait l’immeuble de BioWare, Darrah et ses
chefs de service ont préparé les grandes lignes de nouveaux arguments
marketing, dont des montures, une nouvelle caméra tactique et la cerise sur le
gâteau : les races jouables. Ils ont assemblé un « plan à couches multiples »,
détaillant ce qu’ils pourraient faire avec un mois de plus, six mois de plus, et
un an de plus. Et, dans le pire des cas, ce qu’il faudrait supprimer si EA ne
leur permettait pas de repousser Dragon Age : Inquisition.
Un jour de mars 2013, Mark Darrah et le chef de BioWare, Aaryn Flynn,
se sont envolés très tôt pour les bureaux d’EA à Redwood Shores, en
Californie. Ils étaient convaincus qu’EA leur donnerait du mou, mais ils
étaient tout de même nerveux, surtout après la récente crise qui avait agité la
corporation. L’éditeur s’était séparé de son P.-D.G., John Riccitiello, et avait
recruté un membre du conseil d’administration, Larry Probst, pour garder la
place au chaud le temps de trouver un nouveau président. Il était impossible
de savoir comment Probst réagirait à la demande de BioWare. Repousser
Dragon Age : Inquisition affecterait les projections financières d’EA pour
l’année fiscale, ce qui n’était jamais une bonne chose 7.
Darrah et Flynn sont arrivés au siège d’EA à la première heure. En
entrant, la première personne qu’ils ont vue était Larry Probst, leur nouveau
patron. « On est entrés avec Larry, et on est repartis à la fin de la journée avec
lui aussi, ce qui lui a sans doute laissé une bonne impression », raconte
Darrah. La réunion a duré environ deux heures. « On discute de scénarios, de
l’impact sur les finances. Il y a eu des cris. »
La présentation a peut-être été convaincante, ou bien peut-être que le
chaos exécutif a joué. Le spectre de Dragon Age 2 a pu avoir un effet sur
Probst et son équipe, ou alors EA n’aimait pas être déclarée « pire société des
États-Unis ». Un sondage internet n’avait pas provoqué une chute de l’action
EA, mais se voir décerner le titre deux années de suite par Consumerist avait
eu un impact tangible sur les cadres d’EA, provoquant des réunions internes
animées pour aider le groupe à redorer son image. Peu importent les vraies
raisons : EA a approuvé la sortie décalée. Repousser Dragon Age :
Inquisition d’un an affecterait les gains du troisième semestre, mais si cela
permettait d’avoir un meilleur jeu, tout le monde serait gagnant.

La première fois que j’ai vu Dragon Age : Inquisition, c’était dans une
suite luxueuse du Grand Hyatt Hotel, dans le centre de Seattle. C’était en
août 2013, et le lendemain, BioWare comptait montrer le jeu aux fans de la
Penny Arcade Expo (PAX) juste à côté. Le studio avait donc invité des
journalistes à un aperçu avant l’heure. En buvant ma bouteille d’eau offerte,
j’ai observé Mark Darrah et Mike Laidlaw jouer à une belle démo de 30
minutes se déroulant dans deux régions ravagées par la guerre, appelées le
Boscret et la Porte du Ponant. Dans la démo, l’Inquisiteur se précipitait pour
empêcher des soldats ennemis de s’échapper, et capturer une forteresse pour
l’Inquisition.
Tout avait l’air fantastique. Mais rien de tout ça n’est resté dans Dragon
Age : Inquisition.
Cette démo, comme beaucoup des bandes-annonces clinquantes qu’on
voit lors de salons comme l’E3, était presque entièrement trafiquée. Fin 2013,
l’équipe de Dragon Age avait intégré beaucoup des éléments de Frostbite (les
pneus, les essieux, les vitesses), mais elle ne savait toujours pas quel genre de
voiture elle était en train de fabriquer. Laidlaw et son équipe avaient scripté la
démo de la PAX à la main, d’après ce que BioWare pensait mettre dans le
jeu. La plupart des niveaux et des éléments graphiques étaient réels, mais pas
le gameplay. « Nous n’avions pas le bénéfice de prototypes solides, explique
Laidlaw. Une partie de notre travail, c’est de faire des annonces transparentes
très tôt, à cause de Dragon Age 2. Et de dire : “Regardez, c’est le jeu, il
tourne en direct, il est à la PAX.” Parce qu’on voulait affirmer qu’on était là
pour les fans. »
Dragon Age 2 planait au-dessus de l’équipe comme une ombre. Il hantait
Laidlaw et les autres chefs alors qu’ils essayaient de déterminer quelles
mécaniques de jeu fonctionneraient le mieux dans Inquisition. Même après la
démo de la PAX, ils avaient du mal à se fixer sur une vision. « Il y avait un
sentiment d’insécurité, et je crois que c’est inévitable lorsqu’on sort d’une
mauvaise passe, raconte Laidlaw. Parmi toutes les choses critiquées dans
Dragon Age 2, lesquelles étaient dues aux contraintes de temps, et lesquelles
étaient des mauvais choix ? Qu’est-ce qu’on devrait réinventer grâce à cette
nouvelle opportunité ? Cela entraînait énormément d’incertitudes. » Il y avait
des débats sur le combat (devaient-ils s’inspirer de l’action rapide de Dragon
Age 2 ou revenir à l’aspect tactique d’Origins ?) et une multitude de
discussions sur la façon de peupler les zones sauvages.
Dans les mois qui ont suivi la PAX 2013, l’équipe de BioWare a
supprimé beaucoup de ce qu’elle avait montré dans la démo, comme les
incendies de bateaux et la capture de donjons 8. Même de petites
fonctionnalités, comme l’outil de recherche, ont subi des dizaines de
permutations. Comme Dragon Age : Inquisition n’avait pas eu une phase de
préproduction normale, où les concepteurs pourraient s’amuser avec des
prototypes et jeter ceux qui ne fonctionnent pas, Laidlaw, s’est retrouvé
débordé. Il a dû prendre des décisions impulsives. « Je suis sûr que certains
membres de mon équipe diraient : “Waouh, je pense qu’on a fait du beau
travail dans une situation tendue”, explique Laidlaw. Et d’autres qui diraient :
“Ce Mike est un connard fini.” »
Les jeux BioWare précédents avaient été énormes, mais aucun n’était
aussi gigantesque que celui-ci. Fin 2013, l’équipe de Dragon Age :
Inquisition comprenait plus de 200 personnes, avec des dizaines de graphistes
sous-traitants en Russie et en Chine. Chaque service avait son propre chef,
mais personne ne travaillait en vase clos. Si un auteur voulait écrire une scène
avec deux dragons qui s’affrontaient, il devait l’envoyer à l’équipe de
conception pour avoir une ébauche, puis à l’équipe graphique pour la
modélisation, puis à l’équipe des cinématiques pour s’assurer que les caméras
étaient toutes pointées dans la bonne direction. Ils avaient besoin
d’animations, sinon les deux dragons resteraient plantés là, à se regarder dans
le blanc des yeux. Et puis, il y avait l’audio, les effets visuels et l’assurance
qualité. Coordonner toutes ces tâches était un travail à temps plein pour
plusieurs personnes. « C’était un vrai défi de faire en sorte que tout le monde
travaille dans la même direction », raconte Shane Hawco, graphiste
responsable des personnages.
« Je crois que, pour être plus précis sur la complexité à cette échelle du
développement, il s’agit des dépendances, explique Aaryn Flynn. Ce sont les
choses qui doivent être terminées pour que d’autres fonctionnent. Le terme
habituel dans les cercles de développement, c’est le “blocage” : quand un
développeur ne peut pas travailler parce qu’il ou elle attend que quelqu’un
d’autre envoie un élément graphique complet ou un morceau de code. “Bon,
j’allais faire ça aujourd’hui, mais ce n’est pas possible parce qu’il y a un
crash, alors on va faire cette autre chose.” Les bons développeurs jonglent
sans arrêt avec ces petites tâches au quotidien. »

Le blocage était toujours un problème, mais au fur et à mesure que les


ingénieurs de BioWare et de DICE ajoutaient de nouvelles fonctionnalités à
Frostbite, le travail sur Dragon Age : Inquisition est devenu considérablement
moins pénible. Les outils ont commencé à fonctionner convenablement. Les
niveaux ont pris forme. Les gens de l’équipe de Dragon Age qui avaient été
ralentis par Frostbite, comme les concepteurs systèmes, pouvaient enfin
intégrer et tester des idées dans le monde ouvert. Mais ils n’avaient plus
beaucoup de temps, et repousser une nouvelle fois était hors de question.
Tous les ans, à Noël, chaque équipe de BioWare envoyait une version de
son jeu au reste du studio pour qu’ils puissent y jouer pendant les vacances.
Le jeu le plus proche de sa sortie devenait la priorité, et à Noël 2013, il
s’agissait de Dragon Age : Inquisition. Darrah et son équipe ont passé de
longues heures en novembre et en décembre pour assembler une version
jouable. Pas besoin qu’elle soit parfaite (après tout, personne en dehors d’EA
ne la verrait), mais Darrah y a vu une occasion de jauger l’ensemble. La
version de cette année serait « jouable narrativement » : les gens pourraient
faire toute l’histoire, mais il manquerait de gros morceaux et parfois, au lieu
d’une nouvelle quête, le jeu afficherait des blocs de texte racontant ce qui
était censé arriver. Quand le reste de BioWare a eu terminé de tester la démo
et a fait ses retours à l’équipe de Dragon Age, Darrah s’est rendu compte
qu’ils étaient dans le pétrin.

Il y avait beaucoup de critiques sur l’histoire. « Selon certains retours, le


jeu n’était pas très logique, pas plus que les motivations du joueur », explique
Cameron Lee. Au début d’Inquisition, une énorme explosion créerait une
déchirure dans le Voile, une frontière magique entre le monde réel et
l’Immatériel onirique. (Dans l’univers de Dragon Age, c’était grave.) La
version originale de l’histoire d’Inquisition permettait au joueur de fermer
cette faille et de prendre officiellement le rôle « d’Inquisiteur » au cours du
prologue, ce qui en bloquait certains. « Ça ne servait pas l’histoire, raconte
Lee, parce qu’une fois la brèche fermée, où est l’urgence de continuer ? »
Les auteurs savaient que résoudre ce problème ajouterait des heures
supplémentaires aux journées de travail de tout le monde, mais que faire
d’autre ? Les auteurs se sont lancés dans ce qu’ils ont surnommé
« l’opération boulet de démolition », et retravaillé tout le premier acte de
Dragon Age : Inquisition, ajoutant certaines scènes et en modifiant d’autres
pour que le joueur aille recruter de l’aide au sein des factions en guerre du
jeu, les mages et les templiers, avant de refermer la brèche et de devenir
l’Inquisiteur. « “Boulet de démolition” n’a pas complètement détruit
l’histoire, elle a seulement brisé quelques os pour les remettre en place,
explique Lee. Ça arrive très souvent au cours du développement d’un jeu. »
L’autre critique principale de cette version était que les combats n’étaient
pas amusants. En janvier 2014, dans l’espoir de résoudre ce problème, Daniel
Kading, chef concepteur des combats, a commencé une expérience. Kading
avait récemment rejoint la société après 13 années passées chez Relic, un
studio de Vancouver connu principalement pour des jeux de stratégie comme
Dawn of War, et il avait apporté une nouvelle méthode rigoureuse pour tester
les combats dans les jeux vidéo.
Kading a fait une proposition à la direction de BioWare : lui donner
l’autorité de convoquer toute l’équipe d’Inquisition une fois par semaine
pendant une heure, quatre semaines d’affilée, pour des sessions de jeu
obligatoires. La proposition a été acceptée, et Kading a ouvert son petit
laboratoire, en travaillant avec les autres concepteurs pour construire un
ensemble d’escarmouches que le reste de l’équipe pourrait tester. Comme les
batailles de Dragon Age comportaient beaucoup de facteurs (les capacités des
joueurs, la force des monstres, le positionnement, etc.), Kading a vu cette
expérimentation comme un moyen d’identifier les problèmes. Après chaque
session, les testeurs devaient remplir des questionnaires sur leur expérience.
La version des vacances avait tapé large, mais celle-ci était d’une grande
précision.
Quand les questionnaires sont revenus au cours de la première semaine
d’expérience, la note moyenne était un terrible 1,2 (sur 10). Mais c’était
quelque part réconfortant pour l’équipe de gameplay d’Inquisition. « Le
moral s’est curieusement amélioré durant ces semaines, explique Kading. Pas
tant parce qu’on pouvait reconnaître les problèmes, mais parce qu’on ne
cherchait plus à leur échapper. »
Lors de la semaine suivante, Kading et son équipe ont réalisé plusieurs
modifications sur les capacités de combats, augmentant les temps de recharge
et modifiant la vitesse d’animation selon les retours. « Les réactions sont
arrivées progressivement, raconte Kading. “Le sort Étreinte de l’hiver est
bien meilleur maintenant qu’il gèle pendant quatre secondes au lieu de deux.”
“Ce combat est bien plus sympa maintenant que je peux isoler le monstre de
façon fiable.” » Quatre semaines plus tard, à la fin de l’expérience de Kading,
la note moyenne était de 8,8.
Alors que 2014 avançait, l’équipe de Dragon Age : Inquisition a fait des
progrès significatifs, même si beaucoup ont regretté de devoir sortir le jeu sur
les anciennes consoles. La PS4 et la Xbox One étaient considérablement plus
puissantes que leurs prédécesseurs, surtout en ce qui concernait la mémoire
système (RAM), qui permet au jeu de suivre tout ce qui se passe à l’écran 9.
La PS3 et la Xbox 360, qui tournaient sur des technologies graphiques
de 2004 et 2005, n’étaient pas à la hauteur.
La RAM d’une console est un peu comme un seau. Afficher les
personnages, les objets, et les scripts d’un jeu revient à ajouter diverses
quantités d’eau dans le seau, et s’il déborde, le jeu commence à ralentir, et
finit par crasher. Les seaux de la PS4 et de la Xbox One étaient 16 fois plus
grands que les versions PS3 et Xbox 360, mais très tôt, Darrah et Laidlaw
avaient décidé de ne pas ajouter des fonctionnalités aux consoles nouvelle
génération si elles n’étaient pas possibles sur les anciennes. Ils ne voulaient
pas qu’on ait l’impression de jouer à deux jeux différents en fonction de la
console. Cela limitait la quantité d’eau qu’ils pouvaient mettre dans le seau,
et l’équipe a donc dû trouver des solutions créatives.
« On a commis beaucoup d’impostures bien intentionnées », raconte
Patrick Weekes, en citant une quête vers la fin du jeu appelée « Ici gît
l’abîme ». « Quand vous attaquez la forteresse, il y a des scènes de transition
où l’on voit beaucoup de soldats de l’Inquisition et de Gardes des ombres sur
les murs. Mais si vous observez attentivement alors que vous combattez dans
la forteresse, vous vous direz : “Waouh, en fait, je me bats contre trois ou
quatre types à la fois, et il n’y a presque jamais de soldats de l’Inquisition
avec moi.” Parce que pour faire en sorte que le jeu tourne sur [PS3 et
Xbox 360], on ne pouvait pas avoir trop de types de personnages différents à
l’écran. »
« J’aurais sans doute dû essayer davantage de leur faire renoncer à la
version [ancienne génération] », raconte Aaryn Flynn. Au final, le filet de
sécurité des anciennes consoles n’était même pas nécessaire. EA et les autres
gros éditeurs avaient sévèrement sous-estimé le potentiel de la PS4 et de la
Xbox. Les nouvelles consoles se sont vendues comme des petits pains en
2013 et en 2014, et les versions ancienne génération n’ont représenté que dix
pour cent des ventes, selon Mark Darrah.

Même si l’équipe de Dragon Age progressait, et était plus à l’aise avec


Frostbite, des portions du jeu étaient encore très en retard. Comme les outils
avaient commencé à fonctionner correctement très tard dans le processus, en
raison de la taille et de la complexité d’Inquisition, l’équipe n’a pas pu
intégrer des fonctionnalités très basiques qu’avant la dernière minute. « Nous
étions à huit mois de la livraison quand il est devenu possible d’avoir tous les
membres de l’équipe dans le groupe », explique Patrick Weekes, qui essayait
de tester le compagnon très apprécié, Iron Bull, quand il s’est rendu compte
qu’il n’était pas possible de le recruter. « J’ai dit : “Attendez, on est à huit
mois de la sortie et personne n’a jamais joué au jeu avec Iron Bull dans son
équipe ?” Alors, je ne sais pas s’il prononce vraiment les répliques qu’il est
censé dire ? Et ce n’était pas dû à de la paresse. C’était la réalité : on essayait
de concevoir un moteur. Tous les programmeurs et les scripteurs étaient
littéralement en train de construire le monde. »
Comme tout avait tant de retard, l’équipe de Dragon Age n’a pu identifier
que certains des défauts d’Inquisition au cours des derniers mois de
développement. Tenter de déterminer le rythme du jeu avant cette période
revenait à essayer de tester la conduite d’une voiture avec trois roues. « On
écrit l’histoire et on demande un retour, et on dit : “Bon, on va changer des
choses”, explique Mark Darrah. Et ensuite, on les intègre et on fait une boîte
blanche 10. On traverse un niveau, et tout va bien. Et après, on intègre les
voix, et on dit : “En fait, ça ne fonctionne pas, c’est absolument affreux.” »
Le temps commençait à manquer et BioWare ne pouvait pas repousser
Inquisition d’une année supplémentaire : il fallait livrer le jeu en automne
2014.
Cela laissait deux options à Darrah et son équipe. La première était de se
contenter d’un jeu incomplet, rempli d’ébauches et d’idées non testées. Dans
un monde post-DA2, ce n’était pas une idée séduisante, car ils ne pouvaient
pas décevoir les fans une nouvelle fois. Ils devaient prendre le temps de
retravailler et peaufiner chaque aspect d’Inquisition. « Je crois que Dragon
Age : Inquisition est une réponse directe à Dragon Age 2, commente
Cameron Lee. Inquisition est bien plus grand qu’il n’aurait dû l’être. Il est
tout équipé, au point qu’on pense être allés trop loin… Je crois que le spectre
de Dragon Age 2 et les retours négatifs qu’on a eus poussaient l’équipe à
essayer de régler tous les petits problèmes, réels ou supposés. »
L’autre option était le crunch. L’équipe de Dragon Age avait connu
diverses périodes d’heures supplémentaires au cours du développement
d’Inquisition, mais cette fois serait pire. Cela signifierait des mois de nuits et
de week-ends passés au bureau. Et cela entraînerait, comme le formule Shane
Hawco, « beaucoup de temps en famille perdu. » « J’adorerais ne jamais
devoir recourir au crunch, explique Aaryn Flynn. Je crois que son efficacité
reste à démontrer. Bien sûr, beaucoup de textes disent que non. [Mais] je
pense que tout le monde a un moment dans sa carrière où il se dit : “Je ne
vois pas quelle autre option on a.” »
John Epler, concepteur des cinématiques, se souvient d’un rituel effectué
chaque nuit. Les yeux vitreux, il se rendait dans la même épicerie en voiture,
récupérait un sachet de Cheetos, et rentrait pour zoner devant la télévision.
« On arrive au point où on a travaillé 12 ou 14 heures, on rentre en voiture et
on se dit : “Tout ce dont j’ai envie, c’est de regarder un truc à la télé que j’ai
déjà vu 100 fois, et de manger de la malbouffe que j’ai mangée 100 fois,
parce que c’est confortable, et je sais comment ça va finir”, explique Epler.
Alors que mes journées sont toujours ponctuées d’une chose qui arrive au
sommet de la file, et : “Oh, bordel, il faut que quelqu’un s’en occupe.” »
Quand les caissiers de l’épicerie ont commencé à le reconnaître, il s’est dit
qu’il devait changer ses habitudes.
Alors que le crunch avançait tandis que filait l’année 2014, Darrah et son
équipe ont enfin terminé les fonctionnalités qu’ils auraient dû boucler dès la
première année de développement. Ils ont terminé le système de « pouvoirs »,
qui permettait au joueur d’accumuler de l’influence pour l’Inquisition en
parcourant le monde et en résolvant des problèmes. Ils ont rempli les déserts
et les marais d’Inquisition de quêtes secondaires, de trésors cachés, et de
puzzles astrologiques. Des idées qui ne fonctionnaient pas, comme des
environnements réactifs (des échelles destructibles, de la boue qui collait aux
chaussures), ont été supprimées. Les auteurs ont disséqué et réécrit le
prologue au moins six fois, selon un producteur, même s’ils n’ont pas eu le
temps d’accorder autant d’attention à la fin. Quelques mois avant la sortie du
jeu, ils ont ajouté des fonctionnalités qui se sont avérées essentielles, comme
un bouton de saut qui permettrait à l’Inquisiteur de franchir des clôtures et
d’escalader des montagnes (de par la tradition ancrée dans le jeu vidéo,
voulant qu’on saute à répétition sur le flanc d’une montagne jusqu’à parvenir
au sommet).
L’équipe avait initialement prévu Inquisition pour octobre, mais en été,
ils l’ont repoussé de six semaines pour permettre aux développeurs
d’effectuer le « peaufinage », la phase de développement quand le contenu et
les fonctionnalités d’un jeu sont terminés, et qu’il ne reste qu’à optimiser et
corriger les bugs. « Dragon Age : Inquisition avait environ 99 000 bugs,
raconte Mark Darrah. C’est le vrai nombre. Il faut donner le contexte, parce
qu’on note les bugs qualitatifs et quantitatifs. Donc, des choses comme : “Oh,
je m’ennuyais un peu, là” comptent comme des bugs. »
« Le nombre de bugs sur un jeu en monde ouvert… je n’ai jamais rien vu
de pareil, raconte Ben McGrath, graphiste responsable des environnements.
Mais ils sont tous très faciles à corriger, alors, il suffisait de les noter pour
qu’on les répare. » Pour BioWare, c’était surtout difficile de tous les
découvrir. Cela demandait de l’expérimentation créative de la part de
l’équipe qualité, qui passait des nuits sans fin à tester absolument tout, des
subtilités du système d’artisanat à la possibilité de sauter du bord d’une
montagne pour traverser le décor.
Au cours de ces derniers mois, l’auteur Patrick Weekes ramenait des
versions d’Inquisition chez lui et laissait son fils de neuf ans jouer. Il était
obsédé par le fait de monter et descendre du cheval, ce que Weekes trouvait
amusant. Une nuit, le fils de Weekes est monté lui dire qu’il avait été tué par
un groupe d’araignées, ce qui paraissait étrange (ses personnages étaient d’un
niveau trop élevé pour mourir face à des araignées). Étonné, Weekes a chargé
le jeu, et en effet, un groupe d’araignées avait anéanti le groupe de son fils.
Après quelques tests, Weekes a compris le problème : si vous descendiez
de cheval au mauvais endroit, tout l’équipement de vos compagnons
disparaissait. « C’était parce que mon fils aimait le cheval bien plus que les
autres, raconte Weekes. Sans lui, on ne l’aurait sans doute pas remarqué,
parce qu’il faut marteler le bouton pour se rendre compte qu’il y a une chance
sur 1 000 de se retrouver au mauvais endroit et de voir son équipe se faire
massacrer. »
Mark Darrah, qui était responsable d’amener le vaisseau pirate de Dragon
Age : Inquisition jusqu’à bon port, avait un don pour savoir quels bugs
valaient la peine d’être réparés (comme ceux où on pouvait sauter sur la tête
de son compagnon nain pour atteindre des zones inaccessibles), et les autres
(comme lorsqu’une arme traverse les murs). Dans un RPG en monde ouvert
de cette ampleur, il serait irréaliste (et cela prendrait bien trop longtemps), de
corriger tous les bugs. Alors, il fallait classer par ordre de priorité.
Heureusement, l’équipe de Dragon Age était remplie de vétérans, qui avaient
appris à travailler merveilleusement bien ensemble. « La mémoire musculaire
est très importante à ce niveau, explique Cameron Lee. Dans l’enfer de la fin
du développement, on est devenus une unité, au sens où on savait exactement
ce que chacun pensait. On comprenait leurs attentes, et on savait ce qu’il
fallait faire. »
Au final, ils ont réussi. Le 18 novembre 2014, BioWare a lancé Dragon
Age : Inquisition ; à le livrer malgré les nombreux défis de Frostbite. « Je
crois qu’au lancement, les outils ne fonctionnaient pas encore parfaitement,
livre Mark Darrah. Mais ils fonctionnaient assez bien. »
Presque immédiatement, Inquisition est devenu le Dragon Age le plus
vendu, dépassant les attentes d’EA en quelques semaines. Le combat était
amusant (bien que parfois chaotique), les environnements étaient beaux, et
les compagnons étaient fantastiques, grâce à des dialogues et un doublage
excellents (dont une magnifique performance de l’ancienne idole des ados,
Freddie Prinze Jr dans le rôle d’Iron Bull). Une scène marquante, se
déroulant juste après que la base du joueur ait été détruite, montrait les
survivants en lambeaux de l’armée de l’Inquisiteur, chantant The Dawn Will
Come à l’unisson. Dragon Age : Inquisition était, par bien des aspects, un jeu
triomphant.
Mais si vous regardez d’assez près, vous trouverez des traces de son
développement chaotique. L’une des premières choses que vous verrez dans
le jeu est une région appelée les Marches solitaires, un ensemble de forêts et
de fermes qui constitue l’un des premiers environnements en monde ouvert
de Dragon Age. Les Marches solitaires sont remplies de quêtes « FedEx »
(des « quêtes poubelles », selon Darrah) qui vous envoient livrer des herbes
et tuer des meutes de loups. Elles occupent bien le temps, mais font figure de
corvées à côté de la trame principale d’Inquisition.
Le problème était que trop de gens n’allaient pas voir l’histoire
principale. Certains ne comprenaient pas qu’ils pouvaient quitter les Marches
solitaires et retourner dans leur base à Darse pour déclencher le prochain
événement de l’histoire principale. D’autres joueurs se retrouvaient coincés
dans un étrange cycle de gratification compulsive, s’obligeant à accomplir
toutes les quêtes secondaires des Marches solitaires avant de partir. (Un de
mes articles de Kotaku les plus visités lors de la semaine du lancement de
Dragon Age : Inquisition portait le titre : « Message d’intérêt public : Si vous
jouez à Dragon Age, quittez les Marches solitaires. »)
Les commentateurs internet se sont précipités pour jeter la pierre à « ces
feignants de développeurs », mais c’était en réalité la conséquence naturelle
des problèmes d’Inquisition. Si l’équipe de Dragon Age avait
miraculeusement reçu une autre année supplémentaire pour réaliser le jeu, ou
s’ils avaient pu passer des années à construire les outils de Frostbite avant de
commencer le développement, ces quêtes auraient peut-être été plus
intéressantes. Elles auraient peut-être été moins ennuyeuses, ou auraient
compté plus de retournements, comme celles de The Witcher 3, sorti quelques
mois plus tard. « Le défi des Marches solitaires illustre exactement les
problèmes d’apprentissage qu’on a en construisant un gameplay et des
mécaniques de monde ouvert, alors qu’on est un studio habitué aux histoires
linéaires », résume Aaryn Flynn.
Pour BioWare, Dragon Age : Inquisition était tout de même une victoire.
Aaryn Flynn, Mark Darrah et le reste de l’équipe Dragon Age avaient réussi.
« Dragon Age 2 était le produit d’un défi temporel remarquable. Dragon
Age : Inquisition, lui, était le produit d’un remarquable défi technique,
explique Mike Laidlaw. Mais il a eu assez de temps pour mijoter, et le jeu
n’en a été que meilleur. »

1. Les microtransactions, qui ont gagné en popularité au milieu des années 2000 grâce à des
éditeurs comme EA, sont des objets dans le jeu (comme des armes ou des costumes) que les
joueurs peuvent acheter avec de l’argent réel. Il y a peu de choses qui attirent davantage les
foudres des fans de jeux vidéo.
2. À cause de problèmes de réseau, SimCity est resté quasiment injouable durant des jours après
son lancement en mars 2013. Même quand les serveurs ont refonctionné et que le jeu est devenu
accessible, des joueurs ont découvert des défauts dans la simulation ; par exemple, les voitures
choisissaient toujours le chemin le plus court entre les destinations, même si la route en question
était complètement embouteillée. Les policiers ne traversaient pas aux intersections. Le commerce
ne fonctionnait pas correctement. Chez Kotaku, nous avions créé un tag spécial pour l’occasion :
« Alerte au désastre dans SimCity ».
3. BioWare a ensuite sorti un contenu téléchargeable gratuit qui étendait la fin de Mass Effect 3 en
rajoutant des choix. Frank Gibeau, président des labels d’EA, a avalisé la décision. Aaryn Flynn,
directeur du studio BioWare se souvient : « Frank nous a dit, à Casey [Hudson, chef de projet sur
Mass Effect 3,] et moi : “Vous êtes sûrs que vous voulez le faire ? Est-ce que vous n’allez pas
apporter encore plus d’eau à leur moulin ?” Et on a répondu : “Non, on veut le faire, on veut
vraiment corriger ça, arranger les choses.” Et il a répliqué : “Bon, si vous voulez.” »
4. Dans la plupart des studios, le titre de « directeur créatif » fait référence au chef de projet, mais
EA utilisait une nomenclature différente.
5. Certains fans ont revu leur jugement à la hausse depuis, et beaucoup d’employés de BioWare se
disent fiers du jeu. « Dragon Age 2 est un projet où tout le monde a travaillé ensemble, nous étions
tous dans le même bateau, et nos liens se sont resserrés », raconte John Epler, concepteur des
cinématiques.
6. Une idée que BioWare n’a jamais vraiment prise au sérieux : la possibilité de monter des
dragons. « John Riccitiello [le P.-D.G. d’EA] nous a dit qu’on devrait avoir la possibilité de
monter des dragons, raconte Mark Darrah. Ça ferait vendre des dizaines de millions
d’exemplaires. » (Dragon Age : Inquisition n’a pas inclus cette option.)
7. Vous vous êtes déjà demandé pourquoi tant de gros jeux sortaient en mars ? La réponse est
simple : l’année fiscale, utilisée pour communiquer les performances financières aux actionnaires,
qui affecte le processus de décision de chaque société cotée en bourse. La plupart des éditeurs de
jeu terminent leur année fiscale le 31 mars, et s’ils veulent repousser un jeu tout en le gardant dans
l’année fiscale actuelle, mars est donc la fenêtre parfaite.
8. Depuis des années, les développeurs de jeux vidéo ont d’énormes difficultés à choisir ce qu’ils
doivent mettre dans une démo. Est-ce mentir aux fans si une fonctionnalité montrée à l’E3 n’est
pas présente dans le jeu final ? C’est un sujet nuancé. « Quand les gens s’énervent vraiment :
“Vous nous aviez montré ça, et ce n’est pas dans le jeu final”, explique Mark Darrah, [on se dit] :
“Eh bien, c’était prévu que ça y soit. Ou du moins, on pensait le mettre.” »
9. Bien que le terme soit source de confusion, nous appelons aussi l’espace sur un disque dur
« mémoire », parce que l’informatique est un milieu où l’on aime bien tout compliquer.
10. Une boîte blanche est une ébauche de niveau sans le moindre élément graphique, qui sert pour
les tests rapides et les prototypes. Dans certains studios, on appelle ça une boîte grise, et ailleurs,
une boîte noire. Le fait qu’un concept aussi simple n’ait pas de nom standardisé en dit long sur la
jeunesse de l’industrie du jeu vidéo.
7

Shovel Knight

Le 14 mars 2013, quatre développeurs épuisés étaient assis dans un


appartement exigu de Valencia, en Californie, entourés par des fiches et des
tables IKEA. Sean Velasco, le chef d’équipe charismatique aux cheveux
ébouriffés, a sorti une caméra et l’a pointée dans la pièce, passant sur trois
visages épuisés : Nick Wozniak (le pixel-artiste), Ian Flood (un
programmeur), et Erin Pellon (la concept artist). David D’Angelo (leur
second programmeur) était à Chicago, mais son visage était présent sur
l’ordinateur portable au-dessus de l’étagère grâce à Google Hangouts. Un
mélange d’appréhension et de privation de sommeil les rendait tous très
nerveux.
« Regardez tous, a dit Velasco à la caméra. On va lancer ce putain de
Kickstarter maintenant… Oh, mon Dieu. Bon. Attention. Prêt à lancer. »
Nick Wozniak a cliqué sur le bouton.
« Oh, mon Dieu, il faut que tu confirmes », a dit Sean Velasco.
Nick a recliqué. « C’est lancé. »
« Oh, mon Dieu », a répliqué Velasco. « Bon. D’accord. Bon, les gars.
D’accord. D’accord. Vous êtes prêts ? Faut qu’on se mette au travail. »
Le Kickstarter de Shovel Knight était à présent actif, demandant 75 000
dollars aux fans afin de pouvoir créer le jeu dont ces développeurs avaient
toujours rêvé. La campagne ne s’est pas envolée immédiatement,
contrairement à Pillars of Eternity d’Obsidian. À dire vrai, peu de gens y
prêtaient attention.
« C’était vraiment angoissant, racontera plus tard David D’Angelo. On a
passé tellement de temps à le préparer et on s’y est tellement investis
mentalement. Puis, on le lance et personne ne le remarque, forcément :
comment remarquer un Kickstarter à la seconde où il est lancé ? »
Mais si leur Kickstarter restait ignoré, ils auraient tous les cinq des
ennuis. Ils avaient dû démissionner pour en arriver là, et ils avaient mis leur
stabilité financière en danger dans l’espoir qu’assez de gens regarderaient
leur jeu et penseraient : « Je vais donner de l’argent pour que ça se
concrétise. » Velasco et son équipe avaient un plan si ambitieux qu’il leur
faudrait bien plus de 75 000 dollars pour y parvenir. Ils voulaient que leur
héros en armure bleue devienne une icône. Avec Shovel Knight, ils ne
voulaient pas seulement faire un jeu, ils voulaient créer le prochain Mario.
Au risque de finir ruinés.

Quelques mois plus tôt, Sean Velasco et le reste de l’équipe avaient quitté
leur poste chez WayForward, un studio de jeux indépendant non loin à
Valencia, principalement connu pour sa production extraordinaire de jeux
console chaque année. Certains étaient des jeux à licence comme Thor, en
lien avec le film de Marvel, et Batman : l’Alliance des héros, d’après le
dessin animé du même nom. D’autres étaient les successeurs modernes des
classiques de la NES, comme le jeu d’action Contra 4 et le jeu de plate-forme
A Boy and His Blob, dans lequel on dirige un jeune garçon pour lui faire
éviter divers obstacles et résoudre des énigmes en donnant des haricots
magiques colorés à son assistant amibien.
Tous ces jeux avaient un point commun : il ne fallait pas longtemps pour
les produire. En d’autres termes, ils ne coûtaient pas cher. WayForward se
spécialisait dans les jeux à défilement horizontal qui pouvaient être
développés par des équipes de 20 ou 30 personnes, plutôt que 200 ou 300, et
parfois en moins d’un an (ce qui est exceptionnellement court pour un jeu
moderne). À chaque nouveau jeu, la société réassignait ses employés, en
mettant chaque développeur là où elle en avait le plus besoin.
Sean Velasco n’aimait pas ce système, et pensait qu’il affaiblissait les
liens d’une équipe. « Je crois qu’on était bons, on développait de bons jeux,
explique Velasco. Alors, ils se sont dit : “Bien, si on prend ce type et qu’on le
met là, et qu’on met cet autre là-bas, ils pourront transmettre leurs
connaissances aux autres.” » Après avoir travaillé sur des jeux à défilement
horizontal à succès comme Bloodrayne : Betrayal avec le même noyau de
développeurs, Velasco voulait rester avec ses amis. « J’utilise toujours
l’analogie de l’unité R2 [de Star Wars], raconte Velasco. Luke n’efface pas la
mémoire de R2, et ainsi, ils travaillent très bien ensemble, étroitement. Chez
WayForward, ils préféraient effacer la mémoire de l’unité R2 chaque fois, et
on n’avait pas l’occasion de tisser ce niveau de cohésion. »
WayForward était un studio travaillant sur commande, et ne pouvait
survivre qu’en enchaînant beaucoup de missions et en produisant des jeux à
licence en peu de temps 1. La cohésion des équipes n’était pas la priorité du
studio, et en 2012, après avoir terminé le jeu de combat Double Dragon
Neon, la direction de WayForward a séparé Sean Velasco, Ian Flood, Nick
Wozniak et David D’Angelo, en les mettant tous sur des projets différents.
Irrités de ne plus être ensemble, les quatre ont commencé à se retrouver
après le travail. Les soirs et les week-ends, ils allaient tous à l’appartement de
Velasco et expérimentaient leurs projets secondaires, dont un jeu pour
smartphone qui n’est pas allé très loin. Ils n’étaient pas vraiment intéressés
par l’écran tactile (ils préféraient le toucher des vrais boutons) et ce n’était
pas le genre de jeu qu’ils voulaient développer. Ce qu’ils voulaient vraiment,
c’était travailler ensemble sur un jeu de plate-forme digne de ce nom, qui
pourrait se jouer sur des consoles comme la 3DS et la Wii U de Nintendo.
« Je me souviens d’avoir dit : “Je suis rentré dans l’industrie pour faire des
jeux Nintendo”, explique D’Angelo. Alors, on va faire un jeu Nintendo. »
« Et on s’est tout regardés, raconte Velasco. Et on s’est dit : “Oui, c’est ce
qu’on a envie de faire.” On veut tous faire des jeux qui ont avant tout un bon
gameplay. On ne sait pas comment faire avec un écran tactile. On veut faire
des jeux qui se jouent à la manette. »
Au bureau, Velasco a présenté une idée radicale à la direction de
WayForward : et si lui et son équipe faisaient quelque chose de nouveau ?
WayForward avait deux bâtiments, dont un était actuellement occupé par le
service Qualité. Et si l’équipe de Velasco prenait ce second bureau et
devenait sa propre entité semi-autonome ? La direction de WayForward avait
réfléchi à lancer un Kickstarter. Alors, et si l’équipe de Velasco s’en
chargeait ? Et s’ils trouvaient quelque chose de complètement original, un jeu
au style Nintendo dont ils pourraient tous être fiers ?
Après quelques conversations, la direction de WayForward a répondu par
la négative. Ce n’était pas la façon de faire du studio. Réassigner des gens
aidait la société à pondre des jeux plus vite. « Quand on travaille chez
WayForward, on a cette mentalité de studio “sur commande”, explique Nick
Wozniak. Ils doivent avant tout satisfaire les attentes des éditeurs, en
sacrifiant tout le reste. »
Au cours d’un déjeuner chez Dink’s Deli, un restaurant non loin de leurs
bureaux, Velasco a commencé à discuter de leur jeu de rêve à la Nintendo
avec Flood et Wozniak. Ils avaient décidé que ce serait un jeu en 2D, parce
que ce serait beaucoup moins cher qu’en 3D et qu’ils avaient tous de
l’expérience dans ce domaine. Cela ressemblerait à un jeu NES, sans les sauts
imprécis et les bugs frustrants qu’on observait souvent dans les années 1980.
Ce que Velasco et ses amis voulaient vraiment, c’était un jeu qui procurait les
sensations dont les gens se souvenaient des jeux NES, en occultant les
défauts.
Il devrait y avoir une seule mécanique centrale dans leur jeu, et l’action la
plus attrayante était « l’attaque plongeante » de Zelda II : The Adventure of
Link. Avec cette capacité, Link pouvait bondir, puis foncer vers le sol, épée
en avant, détruisant tout ennemi et obstacle sur son chemin. « L’attaque
plongeante était une action vraiment amusante et si polyvalente, explique
Velasco. On pourrait s’en servir pour casser des blocs, pour rebondir sur des
choses, pour retourner des ennemis. »
Quelqu’un a suggéré que l’arme principale soit une pelle. Et un autre a
demandé : « Et si c’était un chevalier ? » Ils ont tous essayé de l’imaginer :
un chevalier en armure lourde, qui parcourait la campagne et combattait des
monstres avec sa grosse pelle. Il pouvait pourfendre des araignées avec des
frappes horizontales ou sauter et utiliser sa pelle comme un bâton sauteur, et
rebondir sur des bulles, des fantômes et des tas de terre. L’image les faisait
beaucoup rire, et ils se sont vite mis d’accord sur le jeu et leur personnage
principal, qui porteraient le même nom : Shovel Knight. C’était suffisamment
emblématique, et cela passerait bien sur des T-shirts et des lunchboxes.

Alors que Velasco, Flood et Wozniak étaient assis là dans le box du


restaurant, à échanger leurs idées, ils ont conçu toute une structure pour leur
jeu. Shovel Knight affronterait huit autres chevaliers, chacun ayant son
propre thème, comme dans les vieux Mega Man, où le héros éponyme
s’attaquait à des boss robotiques nommés Crash Man ou Metal Man. Shovel
Knight n’absorberait pas les pouvoirs de ses adversaires (ils ne voulaient pas
complètement copier Mega Man), mais chaque boss aurait son propre niveau
thématique. Polar Knight vivrait dans un navire gelé. King Knight régnerait
sur un grand château. Notre héros, Shovel Knight, les vaincrait tous. « Et
c’est tout, raconte Velasco. Il affrontera ces huit types, et chacun d’entre eux
sera cool. Ils auront ces silhouettes uniques, et ensuite, il y aura un grand
méchant qu’on affronte à la fin. On a commencé avec ça. »
Sachant que WayForward ne leur permettrait jamais de réaliser Shovel
Knight, ils ont tous décidé de démissionner, et de parier toutes leurs
économies sur un jeu qu’ils devaient à présent faire. Sean Velasco et Ian
Flood ont écrit leur lettre de démission 2. David D’Angelo, qui avait
déménagé à Chicago quand sa fiancée était entrée à l’université, continuait de
travailler avec WayForward à distance, mais comptait œuvrer sur Shovel
Knight après le boulot et finir par passer dessus à plein temps.
Nick Wozniak voulait rester chez WayForward et économiser plus
d’argent avant de se joindre à leur entreprise, mais quand la direction a appris
qu’il comptait partir, elle l’a renvoyé. Wozniak se souvient : « [Ils m’ont
dit] : “Tu vas partir, non ?” Et j’ai répondu : “Au bout d’un moment, oui.” Et
eux : “Et si tu partais aujourd’hui, plutôt ?” » C’était une tradition que les
employés quittant la société se rassemblent au Red Robin à côté (« Non pas
qu’on aime Red Robin, explique Wozniak. Mais ça marquait ces événements
terribles. ») Et après avoir découvert qu’il avait perdu son travail, Wozniak a
demandé à tout le monde d’y aller, y compris sa femme. Mais personne ne
savait que celle-ci était enceinte de huit semaines, et que s’il voulait rester
chez WayForward et mettre de l’argent de côté, c’était pour leur futur enfant.
« Elle pétait les plombs, raconte Wozniak. Elle était vraiment nerveuse. »
En janvier 2013, ils étaient tous à fond sur Shovel Knight, ce qui était
grisant, mais terrifiant. Ils étaient euphoriques à l’idée de travailler sur leur
jeu de rêve, mais ils savaient qu’il faudrait au moins un an avant qu’ils ne
commencent à gagner de l’argent. Obtenir un financement de la part
d’investisseurs ou d’éditeurs semblait une mauvaise idée. Un éditeur
exigerait le contrôle créatif, et pire, il superviserait le marketing. Velasco et
son équipe avaient une vision spécifique de la marque Shovel Knight, et ils ne
voulaient pas la confier à un gros éditeur qui cherchait avant tout le profit.
Leur seule véritable option restait le financement participatif, pas uniquement
pour financer leur jeu, mais pour commencer à bâtir une base de fans loyaux.
« On s’est dit que le Kickstarter était sans doute la meilleure façon
d’assembler une communauté qui serait derrière le jeu jusqu’au bout »,
explique David D’Angelo. Et ainsi, comme Obsidian et tant d’autres studios
indépendants, l’équipe de Shovel Knight s’est lancée dans cette aventure.
Au cours des deux mois suivants, ils ont commencé à le préparer, chacun
vivant sur ses économies alors qu’ils dessinaient des boss, des niveaux, et
essayaient de déterminer l’aspect de Shovel Knight. Il devrait être à la fois
unique et facilement reconnaissable. Tous les membres de l’équipe avaient
grandi entre la fin des années 1980 et 1990, quand un plombier moustachu
avec un pull rouge et un bleu de travail avait conquis l’Amérique du Nord
grâce au marketing incessant de Nintendo, et ils voulaient en faire autant. Ils
voulaient des pulls Shovel Knight. Des peluches Shovel Knight. Des
magazines Shovel Knight. « Je voulais créer une marque des années 1980,
comme celles qui établissaient un personnage fort, qui donnait son nom au
jeu, explique Velasco. C’est une chose qui n’arrive plus si souvent. »
Une fois les esquisses de Shovel Knight terminées, il avait une armure
bleu ciel, un peu comme Mega Man. Il portait toujours une pelle dans une
main. Son visage était toujours masqué, derrière un casque avec une fente en
T au milieu. Deux cornes blanches figuraient de chaque côté du casque. Non
seulement il était simple à retenir, mais il était simple à dessiner : en
griffonnant un casque avec la fente en T et les deux cornes et une petite pelle,
on obtenait Shovel Knight. Il n’avait pas de personnalité, et c’était volontaire.
« Shovel Knight peut être n’importe quelle personne pour n’importe qui,
explique Velasco. Pour certains, c’est un beau chevalier qui se promène, pour
d’autres c’est un chevalier dur à cuire un peu à la Dark Souls. »
Chaque jour des deux mois suivants, ils sont tous allés chez Velasco pour
travailler sur Shovel Knight, avec la tête de D’Angelo les regardant depuis un
écran de portable. (Même si D’Angelo était techniquement toujours chez
WayForward, son esprit était surtout concentré sur Shovel Knight). Ils ne
dormaient pas beaucoup. Ils avaient décidé de construire le niveau de King
Knight, Fière-Lande, pour le partager avec les fans en guise de démo et de
preuve de concept. Cela signifiait qu’il y avait énormément de travail à faire :
concevoir le niveau, les créatures ennemies, dessiner les sprites, animer le
tout, programmer la physique, et tant d’autres choses.
Mais pour les motiver, Velasco et les autres se disaient qu’ils ne
travaillaient que pour eux-mêmes, pas pour une autre société. Personne
n’aimait le crunch, mais passer de longues heures sur Shovel Knight était plus
gratifiant que perdre des heures de sommeil sur les jeux à licence de
WayForward. « Avant, on en parlait [la nuit et les week-ends], mais là, le fait
de s’y consacrer à plein temps était revigorant, raconte Ian Flood. Je me
souviens d’avoir appelé mon père pour lui dire : “Hé, j’ai refusé une
augmentation et j’ai démissionné.” Il m’a demandé pourquoi, et j’ai répondu :
“Oh, on va monter ce projet qui va être vraiment très bien et on va le mettre
sur un truc qui s’appelle Kickstarter, où on recevra des dons.” Il m’a
répliqué : “Bon, dis-moi quand ton site de mendiant sera lancé.” »
Ils ont appelé leur société Yacht Club Games, peut-être par ironie
morbide, alors qu’ils étaient un groupe de développeurs pauvres, épuisés,
dans un appartement à une chambre et travaillant sur des meubles IKEA.
Et, le 14 mars 2013, ils ont lancé le Kickstarter. Une brève bande-
annonce, avec la musique du compositeur en vogue Jake Kaufman (qui a
ensuite écrit toutes les musiques de Shovel Knight), présentait les illustrations
et les niveaux réalisés pour l’instant. Dans une série de clips courts, Shovel
Knight frappait ses ennemis et bondissait sur sa pelle. « Nous avons foi en
Shovel Knight » était écrit dans la description du Kickstarter. « Nous savons
que la version finale sera géniale. Nous en sommes tellement sûrs que nous
avons démissionné de nos postes à plein temps pour travailler dessus. Nous
avons mis énormément de temps, d’argent et d’effort ans notre œuvre
d’amour, mais ça ne suffira pas pour terminer le jeu. Pour que Shovel Knight
devienne réalité, nous avons besoin de vous ! »
Mais ce « vous » ne semblait pas se presser. À la fin de la semaine, ils
avaient levé 40 000 dollars sur les 75 000 demandés, grâce à une poignée
d’articles, dont un sur le site de gaming IGN, et ils recevaient seulement
quelques milliers de dollars par jour 3. Alors que le Yacht Club continuait
d’usiner pour vider leur longue pile de tâches, ils ont commencé à s’inquiéter
que Shovel Knight ne reçoive pas assez d’argent. Ou pire, qu’il n’atteigne pas
du tout le minimum. « On avait toujours Kickstarter ouvert sur un autre écran
ou en fond, quoi qu’on fasse, raconte Nick Wozniak. Nous n’arrêtions pas de
regarder, d’essayer de calculer, de faire des projections dans nos têtes. »
Même s’ils avaient demandé 75 000 dollars, ils espéraient tous beaucoup
plus, parce qu’ils pensaient avoir besoin d’au moins 150 000 dollars pour que
Shovel Knight sorte. « Si le Kickstarter échouait, on n’avait pas de plan de
remplacement, explique Sean Velasco. Je pense qu’on aurait pu essayer de
rester en équipe et de présenter Shovel Knight à des éditeurs. Je ne sais pas
s’ils auraient accepté. C’était un peu quitte ou double. »
Mais ils avaient un plan pour avoir plus d’attention : ils allaient à la PAX
East. Plus tôt cette année, Yacht Club avait réservé un stand à la convention
annuelle de Boston, où ils pourraient présenter Shovel Knight à des milliers
de fans, de journalistes, et de collègues de l’industrie. Mais ils n’avaient
toujours pas terminé la démo. Dans les semaines suivantes, l’équipe de Yacht
Crew a travaillé 16 heures par jour dans l’espoir de terminer le niveau de
King Knight avant la PAX, ne s’arrêtant que pour rafraîchir la page du
Kickstarter.
À un moment, angoissée à l’idée de ne pas réussir, l’équipe a paniqué et a
monté un plan de secours. Ils installeraient des poufs et de vieux jeux
Nintendo 64 à leur stand, et ils diraient aux participants d’aller financer
Shovel Knight une fois rentrés. « Vous pouvez venir vous détendre, et on
vous parlera de notre Kickstarter, résume Velasco. On pensait à ça même une
semaine ou deux avant la PAX. C’était dingue. »
Même le jour où ils se sont envolés pour Boston fin mars, les gars du
Yacht Club peaufinaient encore leur démo. Des heures avant le vol, ils
s’étaient tous retrouvés dans l’appartement de Velasco pour faire des
changements de dernière minute, comme ajouter un tableau de scores de type
arcade pour que les visiteurs de la PAX puissent se mesurer les uns aux
autres. Ils avaient imprimé des milliers de flyers Shovel Knight, mais ils ne
pouvaient pas payer une livraison à Boston, ce qui les obligeait à ranger
d’énormes piles de papier dans leurs bagages, avant de les peser pour ne pas
payer de supplément à l’aéroport.
Les choses se sont un peu emballées. « 20 minutes avant le départ, j’ai
essayé de faire du café et l’évier de [Velasco] s’est mis à cracher des grains
de café, raconte Ian Flood. J’ai dit : “Hé, ton évier fonctionne à l’envers !” Il
a répondu : “On n’a pas le temps, on doit aller à Boston.” Et moi ! “Bon,
d’accord.” Et on a juste laissé ce bazar flottant sur place. »
À eux cinq (Sean Velasco, Ian Flood, David D’Angelo, Nick Wozniak et
Erin Pellon), ils avaient dépensé environ 10 000 dollars dans leur voyage à la
PAX, avec la promesse de récupérer leur argent une fois le Kickstarter
financé. Ils partageaient une seule chambre la nuit (« C’était assez horrible »,
selon D’Angelo), et travaillaient au stand la journée, essayant de vendre le
concept de Shovel Knight à quiconque approchait.
Leur démo était clinquante et accrocheuse, avec de vifs graphismes en 2D
qui attiraient immédiatement l’attention. Même à l’autre bout de l’étage, il
était facile de dire ce qui se passait dans Shovel Knight : un petit gars en bleu
avec une pelle sautait de partout et attaquait des monstres. On aurait dit une
approche moderne d’un jeu NES, ce qui plaisait beaucoup aux nostalgiques
présents à la PAX. « En quelques jours, Shovel Knight est passé d’un vague
murmure à l’un des titres les plus attendus de l’année », a écrit un journaliste
du site Destructoid pendant le salon.
Même si la PAX n’a pas entraîné une vague de financements, elle a aidé
Yacht Club à propager la nouvelle, et le 29 mars 2013, avec deux semaines
restantes à leur Kickstarter, Shovel Knight avait atteint son objectif de 75 000
dollars. Ils pouvaient encore lever des fonds jusqu’à la fin de la campagne
mi-avril, mais ils étaient d’ores et déjà officiellement financés. « C’était
effrayant, parce qu’on était désormais obligés de faire ce jeu, et ça allait être
difficile avec 75 000 dollars, raconte D’Angelo. On voulait que ça pète.
Alors, oui, on voulait faire ce jeu, mais on ne voulait pas que ce soit un
supplice. On ne voulait pas se priver de nourriture pendant tout le
développement. »

À la PAX, David D’Angelo avait parlé à d’autres développeurs qui


avaient réussi à financer un Kickstarter, et avait reçu deux conseils majeurs.
Le premier était d’actualiser leur Kickstarter chaque jour, pour que les
contributeurs participent activement et parlent de Shovel Knight autour d’eux,
plutôt que d’attendre passivement le jeu. Juste après la PAX, Yacht Club
s’est lancé dans des mises à jour quotidiennes, avec des concours
d’illustrations, des révélations de personnages, et des paliers de financement
supplémentaires. À 115 000 dollars, ils rendraient un des boss jouable. À
145 000, ils en ajouteraient un second. S’ils atteignaient les 200 000, ils
créeraient un mode de bataille multijoueur, et s’ils parvenaient
miraculeusement à atteindre les 250 000 dollars, ils développeraient une
troisième campagne avec un chevalier boss jouable.
Le second conseil était d’envoyer une démo de Shovel Knight à des
YouTubeurs et streamers Twitch populaires. Les articles internet sur le jeu
étaient une chose, mais laisser des fans potentiels voir Shovel Knight en
action en était une autre, et quand d’énormes chaînes YouTube comme Game
Grumps se sont mises à présenter la démo, les vidéos ont été visionnées par
des centaines de milliers de personnes. Au cours des derniers jours du
Kickstarter de Shovel Knight, le financement a décollé, passant de quelques
milliers de dollars à 30 000 ou 40 000 dollars par jour. Yacht Club a regretté
de ne pas pouvoir étendre la campagne d’une semaine supplémentaire, mais
hélas, les règles du site ne le permettaient pas.

Quand le Kickstarter s’est terminé le 13 avril 2013, Shovel Knight avait


levé 311 502 dollars, plus de quatre fois leur objectif initial. Mais cela ne
représentait pas énormément d’argent pour une équipe de cinq personnes à
Los Angeles. Au rythme de 10 000 dollars par personne et par jour (en
comptant les salaires, l’équipement, les frais légaux, et les dépenses pour le
petit bureau qu’ils comptaient louer), cela leur durerait six mois, voire plus
s’ils se rémunéraient tous un peu moins. Après avoir déterminé combien il
leur faudrait pour payer leurs factures et remplir leur frigo, ils ont calculé les
salaires en fonction. « Puis, on a dit qu’on paierait la différence ensuite,
raconte D’Angelo. On devait vraiment rentabiliser au maximum chaque
dollar. » Sachant qu’ils devaient faire huit niveaux et que celui de King
Knight leur avait pris environ un mois, les membres de Yacht Club se sont dit
qu’ils pourraient finir Shovel Knight en un an. Il faudrait d’avril à décembre
pour terminer tous les niveaux, avec trois mois de marge en plus. Ils
devraient terminer le jeu d’ici mars 2014. Après, ils n’auraient plus d’argent.
Ils devaient aussi apprendre à lancer un business, ce qui était un
processus chronophage impliquant de prendre une assurance santé, de régler
les questions d’impôts, et de trouver un avocat spécialiste du droit d’auteur
qui pourrait les aider à protéger leur propriété intellectuelle sur Shovel
Knight. Ils ont fini par consacrer le mardi aux questions d’entreprises, et de
passer le reste de la semaine à faire Shovel Knight. Mais le travail leur prenait
beaucoup plus de temps que prévu.
Comme leurs fonds étaient très limités, l’équipe de Yacht Club avait
renoncé à tout semblant d’équilibre entre travail et vie privée, sachant que
s’ils ne faisaient pas de crunch sur Shovel Knight, ils n’auraient plus d’argent
avant la fin. La date butoir de mars 2014 était plus proche qu’il n’y paraissait.
« Il valait mieux se tuer que d’échouer. On savait qu’on devrait travailler le
week-end. On savait qu’on devrait travailler beaucoup d’heures par jour. Le
temps était une chose qu’on sacrifiait pour le jeu. »
Pour Nick Wozniak, cela signifiait dessiner et animer les sprites
complexes qui constituaient Shovel Knight, en général d’après des croquis
préparatoires d’Erin Pellon. Pour Sean Velasco, cela impliquait de concevoir
des niveaux, des créatures et des mécaniques. Et David D’Angelo et Ian
Flood devaient écrire le code qui permettait à Shovel Knight de fonctionner et
ils devaient corriger ce qui ne marchait pas. Pour tous, cela signifiait des
réunions quotidiennes autour de décisions cruciales concernant le jeu et la
société, pour déterminer comment rendre le jeu amusant, les itérations, le
peaufinage, etc.
Dès le départ, Yacht Club avait fait le choix peu orthodoxe de ne désigner
aucun chef. Sean Velasco était techniquement le directeur de Shovel Knight,
et il dirigeait la plupart des réunions, mais il n’était pas le patron. Ils suivaient
une règle simple, mais radicale : si quelqu’un s’opposait à une chose, ils
l’arrêtaient immédiatement. Rien n’arriverait tant que l’équipe entière n’était
pas d’accord sur la façon de procéder. C’était la démocratisation de la
conception de jeu vidéo. « On savait dès le départ qu’on voudrait être égaux,
explique Wozniak. On se voyait comme cinq partenaires, sur le papier et dans
les faits 4. »
En pratique cela voulait dire qu’ils passaient beaucoup de temps à
débattre de détails mineurs. Si un membre de l’équipe n’aimait pas la façon
dont le bras de Shovel Knight se déplaçait alors qu’il donnait un coup vers le
haut, ils devaient tous en discuter. Si quelqu’un chez Yacht Club insistait
pour laisser la possibilité de rejouer des niveaux après les avoir terminés, cela
se transformait en discussion d’une semaine. Si Sean Velasco aimait l’image
d’un chevalier en armure bleue tenant une canne à pêche, alors il allait se
battre jusqu’à ce que Shovel Knight puisse attraper une truite. (Velasco se
souvient : « Je n’arrêtais pas d’en parler, un peu comme une blague. “Hé, on
devrait mettre de la pêche, ce serait bête, ce serait drôle.” Et les autres : “Non,
c’est débile, débile, débile.” Je crois qu’au final, je les ai eus à l’usure. »)
Ce genre de multilatéralisme chaotique n’aurait pas fonctionné dans une
autre société, mais chez Yacht Club, cela semblait marcher. En partie de par
leur taille, qui restait réduite (s’ils avaient été cinquante au lieu de cinq, il
aurait été bien plus compliqué de débattre autour de chaque décision de
conception). Et ils avaient aussi tissé des liens après des années à développer
des jeux ensemble chez WayForward. « Quand je présente mes concepts à
ces types ou quand ils me montrent leurs intégrations, il y a beaucoup de
choses qui vont sans dire ou qui n’ont pas besoin d’être précisées. Nous nous
connaissons et nous faisons confiance, explique Velasco. C’est comme faire
partie d’un groupe de musique. »
Rien de tout cela n’aurait été possible s’ils n’avaient pas eu une vision
unifiée. Tout le monde savait que Shovel Knight était un jeu de plate-forme
en deux dimensions, inspiré de la NES et comprenant huit niveaux différents.
Il ne serait pas plus grand. Les fondements du gameplay n’allaient pas
changer. Personne n’allait demander qu’on fasse de Shovel Knight un MMO
ou qu’on remplace la mécanique d’attaque plongeante par une mitrailleuse. Il
n’y avait pas d’éditeurs ou d’investisseurs qui pouvaient débarquer au bureau
pour insister que Shovel Knight serait plus beau s’il enlevait son casque.
Même quand l’équipe se disputait au sujet de décisions créatives, ils étaient
tous d’accord sur les bases de leur jeu.
S’ils voulaient que Shovel Knight devienne une énorme franchise (le
prochain Mario, en somme), leur premier jeu devait être parfait. Au cours de
l’année 2013, Yacht Club a conçu, débattu, et cravaché, pour construire
progressivement et méticuleusement les huit niveaux de Shovel Knight. Le
jeu s’était considérablement amélioré depuis la démo de la PAX, et ils
avaient ajouté toute une série d’effets graphiques. Ils étaient particulièrement
séduits par le défilement parallaxe, une technique selon laquelle l’arrière-plan
d’un niveau se déplace séparément du premier plan, créant une apparence de
profondeur. Désormais, quand Shovel Knight marchait au sommet des tours
dorées surplombant le donjon de Fière-Lande, les nuages roses du fond
avançaient avec lui.
Sean Velasco avait créé une série de lois de conception de plates-formes,
inspirées par son passage chez WayForward et en étudiant les classiques de
Nintendo, des règles qu’il avait utilisées pour envisager chaque niveau de
Shovel Knight. Une loi, par exemple, voulait que le jeu apprenne au joueur
comment réussir chaque combat, pas au moyen d’un tutoriel ennuyeux, mais
avec du vrai gameplay. Sean Velasco voulait présenter un nouvel ennemi au
joueur : le rat-peste, qui exploserait si on l’attaquait. Si le joueur pouvait
simplement tomber sur un rat-peste, l’attaquer, et mourir parce qu’il ignorait
qu’il exploserait, il serait furieux contre le jeu. Une meilleure approche serait
que le jeu lui apprenne le mécanisme d’abord, pourquoi pas en faisant courir
le rat d’avant en arrière à côté d’un tas de terre. « Comme ça, quand le joueur
frappe le tas de terre, le rat a aussi des chances d’être touché aussi, explique
Velasco. De cette façon, le joueur voit comment il explose. »
Yacht Club a dû longuement débattre autour d’une question au cours du
développement : la difficulté du jeu. Les contributeurs et les fans formulaient
diverses demandes à l’équipe : certains les suppliaient de ne pas rendre
Shovel Knight trop dur, et d’autres voulaient qu’il ne soit pas trop facile. « La
moitié des gens qui vont jouer à ce jeu vont s’attendre à jeu NES très dur, et
c’est en partie pour ça qu’ils sont si amusants, explique David D’Angelo. Et
l’autre moitié veut avoir l’impression de jouer à un jeu NES, mais sans qu’il
soit trop ardu. Alors, comment équilibrer les deux ? »
Une solution était d’ajouter une variété d’objets utiles, comme une
hélico-dague qui permettrait à Shovel Knight se voler au-dessus des fossés, et
un collier de phasage qu’on pourrait utiliser pour obtenir une invincibilité
temporaire. Une autre solution (et l’une des idées les plus élégantes de Shovel
Knight) était de rendre les points de contrôle optionnels. Chaque fois que
vous en trouviez un dans un niveau, vous pouviez l’activer (pour
recommencer ici en cas de mort et ne pas trop perdre de progression), ou le
détruire, pour obtenir des trésors, mais en prenant davantage de risques.
Fin 2013, ils étaient tous convaincus de créer un bon jeu, mais ils ne
savaient pas combien de temps il faudrait pour le terminer. Ces
311 502 dollars, qui étaient en réalité plus proches des 250 000 en enlevant
les taxes et les frais, avaient vite diminué. (Ils avaient aussi reçu
17 180 dollars sur PayPal d’autres contributeurs, mais ça ne les aidait pas
beaucoup.) Et pourtant, terminer Shovel Knight d’ici mars 2014 semblait
impossible. « J’ai toujours été en retard sur tous les jeux auxquels j’ai
participé, raconte Sean Velasco, et c’est parce que je veux toujours
retravailler des choses, les peaufiner. » Ils étaient en plein crunch depuis des
mois, mais il y avait encore tant à faire. La seconde moitié de Shovel Knight
n’était pas assez fluide, ils avaient fait des modifications considérables sur la
fin, et ils devraient encore passer du temps pour la mettre au point et la
peaufiner. « Je pense que si on avait été chez WayForward, on l’aurait sans
doute livré en mars, explique David D’Angelo. C’est probablement ça, la
différence entre bon et excellent. On a vraiment examiné chaque pixel du jeu
pour s’assurer que c’était conforme à ce qu’on voulait. »
Chez WayForward, selon D’Angelo, ils sortaient toujours les jeux quand
ils étaient prêts à 90 %. Avec Shovel Knight, ils voulaient atteindre les 100 %,
pour être sûrs de sortir le meilleur jeu possible. Mais rajouter du temps
revenait à travailler sans être payés. Car le 1er mars 2014, ils n’auraient plus
d’argent.
Mais ils ont quand même repoussé le jeu. « Nous n’avions pas le choix,
raconte Sean Velasco. Et c’était après avoir travaillé d’arrache-pied sans
s’arrêter sur le jeu, sans voir la lumière du soleil pendant 16 mois. Tous nos
amis sont devenus des étrangers… Les gens me demandaient comment ça
allait, et je répondais : “Tout va de moins en moins bien, à part Shovel
Knight. Lui va de mieux en mieux.” » Ils ont tous continué à travailler, à
puiser dans leurs économies pour payer leurs factures personnelles et les
dépenses de Yacht Club.
Nick Wozniak, qui avait à présent un nouveau-né, a dû emprunter de
l’argent à ses parents. (« Ça a vraiment été une conversation difficile. ») Le
soir, il mangeait en travaillant et se retrouvait à rentrer en voiture au milieu
de la nuit, et son estomac lui rappelait qu’il avait très faim. Le seul restaurant
ouvert était un Jack in the Box ouvert 24h/24, où il a commencé à venir
chaque nuit. « On commence à appeler le type du drive par son prénom,
raconte Wozniak. À la voix, je savais quel gars allait se planter dans ma
commande, et je ne commandais pas certaines choses. C’était ridicule. Quand
il y avait un nouveau, j’étais presque tenté de dire : “Oh, vous êtes nouveau,
vous.” »
Sean Velasco, lui, a touché le fond quand il s’est arrêté à une station
essence pour acheter de la crème à café vers la fin du développement. « J’ai
tendu ma carte [de débit] au type, et ça a fait biip. “Oh, désolé, votre carte a
été refusée.” J’ai cherché ma carte de crédit dans ma poche, je lui ai tendue.
Et ça a fait pareil. “Désolé elle est refusée aussi.” Alors, j’ai dû partir avec ma
honte, et sans ma crème à café. C’est le pire que j’aie vécu. »
Mais la chose qui les faisait tenir, aussi horribles et démoralisants que
soient ces derniers mois, c’était les retours de leurs amis et de leur famille qui
testaient Shovel Knight. « On a reçu beaucoup de messages encourageants »,
raconte Velasco. Un de ses amis de fac lui avait envoyé un gentil mot après
avoir essayé une version préliminaire, lui disant que Yacht Club avait réussi,
que Shovel Knight allait être génial. Velasco a continué de lire, ravi, jusqu’à
arriver devant la longue liste de problèmes que le jeu avait posés à son ami.
« On a dû retourner retravailler et corriger tout ça. »
Le 26 juin 2014, après presque quatre mois sans salaire, Yacht Club
Games a sorti Shovel Knight. Ils pensaient que le jeu était bon, mais il n’y
avait aucun moyen de savoir s’il intéresserait les gens, ou s’il était condamné
à disparaître des statistiques de Steam avec les autres milliers de jeux qui
sortaient chaque année pour tomber ensuite dans l’oubli. Ils pensaient avoir
fait assez de publicité et de marketing pour attirer l’attention des gens, mais
ça restait un coup de poker. Et si, alors qu’ils avaient discuté de produits
dérivés et de lunchboxes, personne n’achetait leur jeu en premier lieu ?
C’était une blague récurrente au bureau : si ça ne marchait pas, ils laisseraient
tomber et ouvrir une boulangerie.
Puis les retours ont commencé à tomber. Les gens aimaient Shovel
Knight. Le jeu était malin, difficile (mais pas injuste), et lustré à la perfection,
comme l’armure du héros. Il a fallu quelques jours avant que l’équipe de
Yacht Club puisse déterminer combien d’exemplaires du jeu avaient été
vendus (en dehors des contributeurs Kickstarter qui avaient déjà payé), mais
quand ils ont reçu les chiffres, ils ont été abasourdis. La première semaine, ils
avaient écoulé 75 000 exemplaires. Après le premier mois, ils en étaient à
180 000, à savoir bien plus que leurs jeux chez WayForward.
Shovel Knight était un succès critique et commercial. Mais pour Sean
Velasco, le triomphe était amer. « C’était une époque très dure. » Après avoir
quitté l’enfer du crunch de Shovel Knight, Velasco avait retrouvé le monde
réel, et se retrouvait désorienté, comme un détenu libéré après une longue
peine de prison. « Les émotions étaient multipliées par dix, raconte Velasco.
La satisfaction d’avoir enfin terminé le jeu. Et l’excitation d’aller dans tous
ces endroits différents pour parler du jeu et avoir de si bonnes réactions. Mais
il y avait aussi tous les inconvénients d’un tel épuisement physique et
émotionnel. »

Comme beaucoup de créateurs de jeu, Velasco s’est retrouvé aux prises


d’une intense dépression post-projet et d’un syndrome de l’imposteur. « Je
me disais : “Oh, il ne faut pas se mentir, on a juste copié Mega Man. On a
trompé les gens pour qu’ils aiment le jeu. Je ne suis même pas doué pour
ça.” »
Il a fallu un moment avant que Velasco retrouve un équilibre, mais au
moins, ils avaient terminé. Le crunch était fini. Bientôt, ils toucheraient de
beaux salaires (de par leur structure horizontale, chacun des cofondateurs
obtiendrait la même somme) et ils pourraient retrouver un équilibre entre
travail et vie personnelle. Il y avait encore des bugs à corriger, et ils devaient
respecter leur promesse de rendre ces boss chevaliers jouables, mais c’était
fini. Shovel Knight était terminé.

Une des premières choses que l’on peut voir de la fenêtre panoramique
du bureau clinquant de Yacht Club Games, au vingtième étage d’un
immeuble de Marina Del Ray, en Californie, c’est un quai rempli de bateaux
de luxes, ce qui rend le nom de la société bien moins ironique qu’auparavant.
J’ai rendu visite au studio en octobre 2016, presque deux ans et demi après la
sortie de Shovel Knight. Ils avaient fait un long chemin depuis les éviers
bouchés et les meubles IKEA.
La société était passée de cinq à dix membres et ils essayaient
d’embaucher plus de personnes, ce qui avait été difficile, étant donné la
structure unique de Yacht Club 5. Ils avaient essayé de trouver un bon testeur
qualité, mais personne ne dépassait le stade des entretiens. « C’est un peu
intimidant de faire un entretien avec nous, explique Nick Wozniak. C’est un
entretien avec dix personnes. » Puisque tout le monde dans la société devait
se mettre d’accord sur chaque décision, ils ont décidé que les postulants
devraient répondre aux questions de chacun. Quand ils faisaient venir un
testeur qualité potentiel, il ou elle devait passer un entretien avec les dix
membres en même temps, dans une seule salle de conférences.
Cette étrange pratique n’était pourtant pas l’aspect le plus étonnant chez
Yacht Club en octobre 2016. Le plus fou, c’était qu’ils travaillaient toujours
sur Shovel Knight. Deux ans et demi plus tard, Yacht Club Games avait
encore des promesses de leur Kickstarter à tenir.
Ces trois modes supplémentaires promis, selon les paliers du Kickstarter,
prenaient plus longtemps que quiconque l’avait imaginé. Après avoir sorti
Shovel Knight et pris quelques semaines pour se détendre, corriger les bugs et
réaliser le portage du jeu sur plusieurs consoles, Yacht Club a commencé à
développer la première campagne de boss, dans laquelle on pouvait jouer le
cruel alchimiste Plague Knight. Dès le début, ils avaient décidé qu’ils ne se
contenteraient pas de changer le sprite de Shovel Knight et de s’en tenir là.
Ils voulaient que Plague Knight ait ses propres capacités, comme jeter des
bombes et se propulser avec ses explosions. Mais dans ce cas, ils devaient
retravailler tous les niveaux pour qu’ils soient adaptés à ces capacités. Les
quelques mois de développement prévus sont devenus une année entière.
Après avoir sorti la campagne de Plague Knight en 2015, il leur en restait
deux : Specter Knight et King Knight. Quand j’ai visité les bureaux de Yacht
Club, ils étaient tous les deux prévus pour 2017. « Si vous m’aviez dit [en
2014] que je travaillerais toujours sur Shovel Knight en 2016, sur ces autres
campagnes, j’aurais répondu : “Vous vous fichez de moi ?” m’a dit Sean
Velasco. Et pourtant, on y est. »
Des années après la sortie du jeu, Velasco se sentait mieux. Il passait
moins de temps au travail. Il allait à la plage, pour bronzer. Après avoir
traversé une autre période éreintante de crunch pour sortir Plague of
Shadows, les cofondateurs avaient tous décidé de ne pas recommencer.
« C’est tellement épuisant, explique David D’Angelo. Et c’était surtout dur
parce qu’on avait déjà connu d’innombrables périodes de crunch chez
WayForward, en plus de celles-ci. On avait dépassé la moyenne des studios
de développement. »
Au cours du repas dans une boutique de sandwiches près de leur bureau,
quand D’Angelo a dit qu’il ne voudrait plus jamais faire de crunch, Ian Flood
a soupiré. C’est ça, attend de voir la fin du développement de Specter of
Torment. « Je ne veux jamais accepter l’idée que ce soit inévitable, m’a plus
tard dit Flood. Je dis ça plus avec une attitude pragmatique, pas comme un
truc inéluctable du genre “Oui, on va faire du crunch, alors tu ferais mieux de
t’y préparer. Annule tous tes plans.” »

Il est impossible de savoir si le succès de Yacht Club aurait été possible


sans un amas de semaines à plus de 100 heures de travail, mais il a été
immense. En 2016, ils avaient vendu plus d’un million d’exemplaires du jeu.
Ils avaient réalisé des portages sur toutes les consoles possibles, publié une
version physique dans les boutiques (une rareté pour un développeur
indépendant), et avaient même travaillé avec Nintendo pour créer un jouet de
collection Amiibo inspiré de leur porteur de pelle intrépide 6. Des éditeurs
leur avaient proposé des contrats de distribution ou même des offres de rachat
(que Velasco et son équipe ont poliment déclinées). Et Shovel Knight
commençait à apparaître comme invité dans d’autres jeux indépendants,
comme dans le jeu de courses Runbow, le jeu de plate-forme Yooka-Laylee,
et d’autres. Il n’était pas aussi omniprésent que Mario dans les années 1990,
mais Shovel Knight était tout de même devenu une icône du jeu indépendant.
Malgré ce succès, personne chez Yacht Club ne s’était imaginé qu’ils
travailleraient encore sur Shovel Knight. Même les fans les plus acharnés de
la société leur envoyaient des e-mails et des commentaires, leur demandant
d’arrêter les mises à jour de Shovel Knight pour faire autre chose. Mais
l’équipe avait promis les récompenses des paliers du Kickstarter : trois
campagnes de boss et un mode multijoueur. « Ça a été notre plus grosse
erreur, pour le meilleur et le pire : on a promis beaucoup de contenu, explique
David D’Angelo. Quand on promet quelque chose, on veut épater les gens.
Alors, nos promesses sont en général une catastrophe. Parce qu’on risque
d’aller beaucoup trop loin. »
L’autre problème était que ces campagnes de boss ne leur rapportaient
pas d’argent. Ils investissaient beaucoup (jusqu’à deux millions de dollars,
selon leurs estimations) dans un ensemble de campagnes qu’ils distribuaient
gratuitement. Après tout, Yacht Club avait promis dans le Kickstarter que
Plague of Shadows, Specter of Torment et King of Cards seraient toutes
gratuites. Revenir sur cette promesse donnerait une mauvaise image.
Le point de vue optimiste, c’était qu’ils construisaient un jeu et
s’engageaient à le mettre à jour sur le long terme, comme Blizzard pour
Diablo III. « Aujourd’hui, c’est comme ça qu’on crée un carton : on fait un
jeu et on y ajoute des choses, explique D’Angelo. L’important, ce n’est pas
les ventes au jour le jour, mais que de plus en plus de gens s’investissent dans
le jeu. »
Le point de vue pessimiste, c’est qu’ils avaient dépensé des millions de
dollars (et d’années de leur vie) sur un jeu qui aurait dû être fini des années
plus tôt. Et il n’y avait aucun moyen de savoir si les gens remarquaient ces
ajouts. « On ne sait même pas si ça fonctionne, explique D’Angelo. Notre jeu
se vend bien tous les mois, mais est-ce uniquement parce que c’est Shovel
Knight, ou parce qu’on rajoute du contenu ? »
Au début, ils avaient prévu de terminer les trois campagnes de boss fin
2015. Ils ont repoussé en 2016, puis 2017. En janvier 2017, la ligne d’arrivée
enfin en vue, Yacht Club a fait un geste audacieux : ils ont annoncé que (a)
ils commenceraient à vendre les quatre campagnes séparément et (b) qu’ils
augmenteraient le prix du pack complet Shovel Knight, parce que les
acheteurs auraient quatre jeux en un. Après avoir fini Specter of Torment et
King of Cards, Yacht Club en aurait terminé. Et ce serait appréciable, car ils
en avaient tous assez de s’occuper de Shovel Knight. « On était notre propre
service Qualité, donc on devait jouer au jeu des centaines de fois, explique
Nick Wozniak. On avait engagé des amis pour nous aider, mais c’était surtout
nous qui jouions tout le temps. »
Ils aimaient tous rêver de la suite. L’étape suivante la plus évidente serait
un Shovel Knight 2, mais après quatre années avec leur héros à cornes, les
cofondateurs de Yacht Club avaient des envies de nouveauté. Ils ont discuté
d’imiter Nintendo. « J’adorerais avoir trois marques phares énormes,
explique Velasco. Et d’en faire sans arrêt de nouvelles versions. » Shovel
Knight serait leur Mario, mais ça ne suffisait pas. Velasco voulait créer une
autre franchise aussi emblématique que The Legend of Zelda. Et une
troisième aussi aimée que Metroid.
De la part d’un autre développeur, cela aurait pu paraître délirant, comme
un étudiant en cinéma qui rêve de créer le prochain Star Wars. C’est ça, vous
allez être le prochain Nintendo. Bonne chance. Mais en sortant des beaux
bureaux de Yacht Club, en passant devant les goodies Shovel Knight et une
grande statue à son effigie, une pelle à la main, ça ne me semblait pas si
absurde.

1. Ian Flood se souvient de leur processus créatif : « C’est un peu du genre : “C’est vraiment
sympa que tu penses savoir ce que Batman devrait faire, mais tu sais ce que Batman doit faire
avant tout ? Être sorti à Noël.” »
2. Même si leur départ ne s’est pas fait exactement à l’amiable pour tout le monde, l’équipe a
gardé une bonne relation avec WayForward au cours des années. « Les gens de WayForward ont
été si bienveillants avec nous, raconte Sean Velasco. Ils nous ont prêté leur technologie, et ils nous
ont aidés pour les références, et nous les voyons tout le temps aux salons et aux événements de
l’industrie. J’ai travaillé avec eux pendant sept ans. Ce sont d’excellents amis et des gens bien, et
Yacht Club n’aurait jamais existé sans eux, et je n’aurais jamais existé comme concepteur sans
toutes ces choses que j’ai apprises là-bas. »
3. Avant de lancer le Kickstarter, ils avaient contacté un journaliste d’IGN, Colin Moriarty, qui
aimerait potentiellement Shovel Knight parce qu’il avait commencé sa carrière en écrivant des
guides pour GameFAQs sur des jeux comme Mega Man et Castlevania. Effectivement, Moriarty a
adoré et est devenu un soutien de poids pour Shovel Knight au cours des années.
4. Un sixième partenaire, Lee McDole, a quitté Yacht Club très tôt après une dispute au sujet de la
structure horizontale. Il pensait, d’après de précédentes conversations et travaux qu’il avait faits
des mois et années plus tôt, que lui et Sean Velasco seraient partenaires à 50/50 sur cette affaire.
« J’ai hésité à poursuivre avec cet arrangement pendant plusieurs jours, mais au final, il valait
mieux ne pas continuer », a déclaré McDole.
5. Erin Pellon, concept artist, a quitté Yacht Club en 2015 après une brouille avec le reste des
cofondateurs.
6. Shovel Knight a d’ailleurs été le premier Amiibo d’un développeur tiers. Tous les Amiibo
précédents étaient tirés des franchises de Nintendo. Pour y parvenir, David D’Angelo m’a dit qu’il
lui a suffi de bassiner les représentants de Nintendo avec ce projet tous les mois jusqu’à ce qu’ils
cèdent.
8

Destiny

Fin 2007, en face de leurs bureaux de Kirkland, dans l’État de


Washington, les employés de Bungie étaient assis dans un théâtre loué,
applaudissant joyeusement. Ils venaient de regagner leur indépendance.
Après sept ans sous la houlette de Microsoft, ils étaient libres.
Pourtant, il n’y a pas si longtemps, accepter le rachat par une société
tierce ne leur aurait pas semblé une si mauvaise idée. Bungie, studio
indépendant à sa fondation en 1991, avait connu un succès modéré avec des
jeux comme Marathon (jeu de tir ambiance science-fiction) et Myth (un jeu
de stratégie fantastique). Mais il n’avait pas atteint la gloire avant Halo, un
jeu de tir à la première personne se déroulant au milieu d’une guerre
galactique entre l’humanité et une alliance théocratique d’extraterrestres
obsédés par le violet appelée le Covenant. Quand Bungie a dévoilé Halo au
salon Macworld en 1999, l’engouement autour du jeu a atteint des niveaux
proprement stratosphériques.

Un an plus tard, Microsoft a racheté Bungie, faisant passer Halo du statut


de jeu Mac et PC à celui d’exclusivité Xbox 1. Quand Halo a été lancé avec la
Xbox en novembre 2001, il est immédiatement devenu une poule aux œufs
d’or pour Microsoft, s’écoulant par millions et aidant la console balbutiante
de l’éditeur à concurrencer les produits de Sony et Nintendo, déjà bien
établis. Le magazine Edge l’a qualifié de « jeu de lancement le plus important
de l’histoire, toutes consoles confondues. »
Au cours des années suivantes, alors qu’ils travaillaient sur Halo 2, puis
Halo 3, les développeurs de Bungie aspiraient déjà à retrouver leur
indépendance. Ils en avaient assez de devoir faire passer leurs décisions par
les échelons de l’entreprise et ils voulaient créer une licence qui serait leur
propriété plutôt que celle d’un conglomérat géant. (Beaucoup étaient aussi
frustrés que Halo ne soit plus leur exclusivité après que Microsoft l’eût donné
à un certain studio de STR.) La direction de Bungie (dont faisait partie le
génial concepteur et cofondateur, Jason Jones) a menacé de partir et de
fonder son propre studio. Peu après, ils ont commencé à discuter d’un accord
de scission.
Après des mois de négociations, les deux sociétés sont parvenues à des
conditions mutuellement satisfaisantes. Bungie allait terminer Halo 3, puis
faire encore deux jeux Halo. Microsoft conserverait la propriété intellectuelle
de Halo, mais Bungie pourrait garder la technologie que le studio avait
développée au cours des sept dernières années. Et, pour la première fois
depuis 2000, Bungie serait indépendant.
En ce jour de 2007, quand la direction de Bungie a annoncé dans le
théâtre que le studio se séparait de Microsoft, tout le studio a hurlé de joie.
« Tout le monde criait, et je me suis dit : “Mince, mais qu’est-ce qu’on vous a
fait, les gars ?”, raconte Shane Kim, vice-président de Microsoft ayant
participé à la coordination de la scission. Parce que je crois qu’on
fonctionnait bien ensemble. Mais j’avais compris. À un niveau viscéral,
j’avais compris. Ils voulaient être indépendants. »
Grisés par leur liberté retrouvée, les employés de Bungie ont écrit un
parchemin qu’ils ont baptisé la Déclaration d’indépendance. Tout le monde
au studio l’a signée, puis ils l’ont accrochée dans la zone commune. « Nous
tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes, ont-ils écrit dans
une police sortie tout droit de 1776, qu’en gros, nous voulons créer des jeux
et des expériences à notre façon, sans la moindre contrainte fiscale, créative
ou politique venue d’en haut, car nous pensons que c’est la meilleure manière
de procéder. Nous voulons bénéficier directement du succès de nos
entreprises et partager ce succès avec les personnes qui en sont
responsables. »
Alors même que le personnel de Bungie faisait la fête, un malaise planait
au-dessus du studio. Cette nouvelle indépendance s’accompagnait de
responsabilités sans précédent. En cas d’erreur, personne ne porterait le
chapeau à leur place. Et personne chez Bungie ne savait à quoi allait
ressembler leur premier jeu hors Halo depuis dix ans, portant le nom de code
Tiger. Ils étaient tous persuadés de pouvoir créer un jeu énorme sans les
ressources de Microsoft, mais ils étaient tenaillés par une question : Et s’ils
n’y arrivaient pas ?
« Il faut se méfier de ses désirs, commente Kim. Ce n’est pas toujours ce
qu’on imaginerait. C’est compliqué de diriger un aussi gros studio. »

En 2007, Jaime Griesemer en avait assez de faire des jeux Halo. Vétéran
de Bungie aux cheveux bouclés et avec un sens aigu du détail, Griesemer
avait été l’un des concepteurs principaux sur Halo, Halo 2 et Halo 3, chacun
ayant connu son lot d’obstacles éreintants et de crunchs brutaux. Même si
chaque Halo apportait de nouvelles idées, ils avaient tous le même
rythme fondamental : le joueur, incarnant un super-soldat, le Major,
progressait en éliminant des hordes d’aliens grâce à un vaste ensemble de
fusils, de grenades et de véhicules. Il n’y avait pas beaucoup de place pour
l’innovation de ce côté-là. Ensemble Studios avait pu s’amuser avec un Halo
façon jeu de stratégie en temps réel à Dallas, mais pour la série principale,
Bungie ne pouvait pas subitement décider de, par exemple, reculer la caméra
et faire un Halo 3 à la troisième personne. Un Halo s’accompagnait d’attentes
que Bungie devait satisfaire absolument.
« J’avais l’impression qu’on avait déjà fait tout ce qu’on voulait réaliser
dans un Halo, explique Griesemer. Il y avait deux catégories de
fonctionnalités dans Halo : celles que Jaime aimait et celle que Jaime
n’aimait pas. Et nous avions déjà fait toutes celles que Jaime aimait. Par
conséquent, il fallait à présent faire les autres, et comme je ne comptais pas
réaliser des choses que je n’aimais pas, il a fallu que je m’écarte. »
Après la sortie de Halo 3, l’essentiel du studio s’est consacré aux deux
derniers jeux que Bungie était obligé de faire pour Microsoft : des spin-off
qui seraient plus tard connus sous le nom de Halo 3 : ODST et Halo : Reach.
Pendant ce temps, Griesemer a convaincu la direction de Bungie de le laisser
commencer à imaginer de nouvelles idées pour la prochaine franchise à
succès du studio. Reclus avec un ordinateur, Griesemer a songé à un jeu
d’action multijoueur qu’il avait baptisé Dragon Tavern. Ce n’était pas
exactement un MMO comme World of Warcraft, mais plutôt ce qu’on
appellerait une « expérience en monde partagé ». Chaque joueur aurait sa
propre taverne, une zone privée où il pourrait installer des décorations, traîner
avec des amis, et se rassembler entre les quêtes. Puis, quand ils
s’aventureraient dans le monde extérieur, les joueurs pourraient coopérer et
se mesurer comme s’ils venaient de lancer un grand MMO public.
Griesemer en a discuté avec Chris Butcher, un chef ingénieur et l’un des
meilleurs chez Bungie, qui avait de bonnes idées pour faire en sortie que le
jeu puisse techniquement associer les joueurs et leur permettre de jouer
ensemble. Tout cela était théorique, mais Griesemer était enthousiasmé par
ces possibilités, principalement parce que ce n’était pas un jeu Halo.
« Qu’est-ce qu’un Halo ? De la science-fiction. D’accord, Dragon Tavern est
de la fantasy, explique Griesemer. Halo est à la première personne ?
D’accord, Dragon Tavern est à la troisième personne. J’étais convaincu de
devoir m’éloigner autant que possible de Halo pour avoir de nouvelles
idées. »
En même temps, Jason Jones, le cofondateur de Bungie, préparait sa
propre vision de la nouvelle direction qu’allait prendre la compagnie. Jones,
concepteur solitaire mais respecté, n’était pas techniquement aux commandes
du studio (c’était le rôle du P.-D.G., Harold Ryan), mais il était de notoriété
publique que la plupart de ses souhaits devenaient réalité. C’était Jones qui
avait insisté le plus pour que Bungie quitte Microsoft, assurant qu’il fonderait
son propre studio si Microsoft n’autorisait pas la scission. Après des années
de labeur sur la licence d’une autre société, Jones ne voulait plus créer des
jeux qui ne seraient pas la propriété de Bungie (et la sienne, en tant
qu’actionnaire principal de la société 2).
Jones souhaitait également s’éloigner de Halo, mais pour des raisons
différentes. Il n’avait jamais aimé la linéarité des jeux Halo. Et si les modes
multijoueurs restaient amusants même après des dizaines d’heures de jeu, il
suffisait de terminer la campagne solo une fois pour voir tout ce que Halo
pouvait offrir. Jones détestait cela. « Je crois que la grande tragédie de [ce
jeu] est que, durant des années, il a fourni un excellent contenu solo et
coopératif, a-t-il déclaré lors d’une interview en 2013, et nous n’avons donné
aux joueurs aucune raison, aucune motivation de venir y rejouer une fois la
campagne terminée 3. »
Jones voulait faire un jeu de tir à la première personne, mais un peu plus
ouvert qu’avant, avec des missions ou des quêtes que le joueur pourrait
effectuer plusieurs fois, sans devoir respecter un ordre précis. Comme pour
Dragon Tavern, les idées de Jones étaient aussi très théoriques. Il y avait
beaucoup de classeurs Excel, beaucoup de fichiers Visio. « En gros, c’était :
“Voici ma vision de l’évolution naturelle du jeu de tir à la première
personne” », explique Griesemer.
Jamie Griesemer avait de l’influence chez Bungie, mais pas autant que
Jason Jones. Et Bungie n’avait pas la capacité de réaliser à la fois Dragon
Tavern et le projet de Jones. « À un moment, raconte Griesmer, la direction
du studio m’a convoqué et m’a dit : “Écoute, on ne va faire qu’un seul jeu et
ce sera celui de Jason, alors, mieux vaut te mettre dessus.” Et j’ai répondu :
“Oui, mais j’aime vraiment cette idée.” Et Jason aimait beaucoup de mes
idées aussi, alors, on a décidé de… je ne dirais pas “fusionner”, mais le projet
de Jason a récupéré les bonnes idées de Dragon Tavern. »
Ils avaient ainsi planté les premières graines de ce qu’ils baptiseraient
plus tard Destiny. Durant des mois, Griesemer et Jones ont collaboré sur le
projet, en essayant de déterminer l’aspect visuel et le gameplay. La pression
était énorme. Financièrement, tout allait bien pour Bungie (les contrats de
Halo 3 : ODST et Halo : Reach leur donnait une certaine sécurité), mais ils
avaient la terrible impression que Destiny devait être le meilleur jeu qu’ils
aient jamais réalisé. Bungie devait prouver qu’après toutes ces années sous
l’autorité de Microsoft, il pouvait faire encore mieux tout seul.
Mais contrairement à la plupart des autres studios, Bungie avait beaucoup
de temps pour faire des itérations. Lors des premières années, entre 2007
et 2010, le nom de code Project Tiger a pris des formes très différentes. À un
moment, il ressemblait au Diablo de Blizzard. À un autre, on aurait
davantage dit Overwatch 4. Bungie a passé beaucoup de temps à débattre de
questions structurelles fondamentales, comme le fait que le jeu soit à la
première personne (c’est-à-dire que le joueur voit à travers les yeux du
personnage), ou à la troisième (avec le joueur qui contrôle les gestes du
personnage depuis une caméra au-dessus de lui). Le débat première ou
troisième personne a duré des années.
Bungie, comme beaucoup de gros studios, a consacré beaucoup de temps
à ce qu’on pourrait techniquement appeler la « préproduction », mais qui
consistait surtout à déterminer ce que serait leur prochain jeu. C’est l’une des
phases les plus difficiles dans la création d’un jeu. Passer d’une infinité de
possibilités à une seule. « Je crois que c’est une des choses qui a handicapé le
développement de Destiny, raconte Jamie Griesemer. C’est arrivé plusieurs
fois : on travaillait un moment, en dépensant beaucoup d’argent dans une
direction, et ensuite, comme on essayait d’atteindre un idéal impossible : “On
va succéder au plus grand jeu de tous les temps, et il faut que ce jeu soit le
nouveau plus grand jeu de tous les temps”, on a tout repris de zéro. Et ce
n’était agréable du genre : “On passe au prototype et on voit qu’on se trompe
de direction, alors on va revenir un peu en arrière et changer de cap.” C’était :
je rentre d’une semaine de vacances et le travail d’une année entière a été
effacé. Littéralement, impossible de récupérer quoi que ce soit. Si je n’avais
pas eu de copie sur mon ordinateur, ça aurait disparu à jamais. Sans
avertissement, ni discussion, ni rien. »
D’autant plus stressant pour Griesemer : à chaque nouvelle
réinitialisation, le jeu semblait se rapprocher davantage de Halo, comme si la
série emblématique de Bungie était un trou noir auquel le studio ne pouvait
échapper. Une fois Halo 3 : ODST livré, son équipe est passée sur Destiny.
Une fois Halo : Reach terminé, son équipe a fait de même. Des centaines de
personnes travaillaient à présent sur leur prochain grand jeu, ce qui a obligé
Bungie à prendre des décisions rapides, afin que tout le monde ait de quoi
faire. Comme Naughty Dog, quand Bruce Straley et Neil Druckmann ont pris
la tête d’Uncharted 4, ils devaient « nourrir la bête ». Au début, Griesemer et
d’autres développeurs voulaient que Destiny soit un jeu de fantasy. Mais avec
le temps, les châteaux sont devenus des vaisseaux spatiaux, et les haches et
autres épées sont devenues des haches et des épées spatiales.
« Nous avons une énorme équipe de graphistes qui font principalement de
la science-fiction, et ils n’ont jamais fait d’orc ou d’épée. Alors, on devrait
peut-être faire de la science-fiction, explique Griesemer. On veut faire un jeu
à la troisième personne, mais on a un tas de gens spécialistes des animations
pour jeux à la première personne, et tout notre code de base est écrit en
présumant que le pointeur est au centre de l’écran. Alors nous voilà à faire un
jeu en vue subjective… En un clin d’œil, on se retrouve à produire un Halo. »
Armée d’idées et de présentations, la direction de Bungie a commencé à
soumettre son projet aux plus grands éditeurs du marché : Sony, Microsoft,
EA, et même, d’après les souvenirs d’un ancien directeur, Nintendo. Bungie
ne savait pas exactement ce que serait Destiny, mais ils voulaient qu’il soit
énorme, et ils ont fini par décrocher un monstrueux contrat multijeux de
500 millions de dollars sur dix ans avec Activision, l’éditeur de Call of Duty.
C’était le plus gros accord de développement dans l’histoire du jeu vidéo. Et
même si les concepts de base de Destiny étaient encore fluctuants, les cadres
d’Activision ont signé le contrat en s’attendant à voir quelque chose comme
Halo. « Le noyau dur [de la présentation de Bungie] correspondait bien au
jeu qui est sorti, selon une personne impliquée dans la négociation du contrat.
C’était un space opera. Le jeu de tir rencontre le MMO. »
Selon les termes de l’accord, Bungie serait propriétaire de la franchise
Destiny et Activision donnerait au studio la liberté créative de développer les
jeux Destiny comme ils l’entendaient, du moment que chaque jalon était
atteint. Le calendrier de Bungie devrait avoir une cadence très stricte.
Activision voulait que le studio sorte Destiny 1 à l’automne 2013, avec une
extension baptisée Comet l’année suivante. Destiny 2 sortirait l’année
suivante, suivi de Comet 2.
Jaime Griesemer a commencé à comprendre qu’il avait beau lutter contre
l’attraction gravitationnelle de Halo : impossible d’y échapper. Et pire, il
s’est rendu compte que cela convenait à presque tout le monde dans le studio.
« Quand j’ai rejoint Bungie, il y avait huit types qui travaillaient sur Halo,
raconte Griesemer. Quand nous avons sorti Halo 1 [en 2001], on était 50. Et
quand les équipes de Reach et ODST ont rejoint celle de Destiny, nous étions
sans doute 300. Et l’immense majorité avait été engagée après la sortie de
Halo 3. Ce sont des gens qui adorent Halo. Ils ont postulé chez Bungie à
cause de Halo. Alors, bien sûr qu’ils voulaient travailler sur un jeu
similaire. »
Frustré par la direction que prenait Destiny, Griesemer a commencé à se
disputer avec d’autres employés de Bungie. À un moment, il a envoyé par e-
mail une série de problèmes de conception fondamentaux que Destiny allait
rencontrer, selon lui. Comment allaient-ils gérer la transition à la prochaine
génération de console sans sacrifier des fonctionnalités pour que leur jeu soit
adapté au matériel ancienne génération ? Comment allaient-ils créer un
contenu qui resterait attrayant même après avoir été joué plusieurs fois ? Et,
plus crucial, comment allaient-ils combiner le tir précis d’un jeu d’action, où
l’efficacité est basée sur l’habileté, avec la progression routinière d’un MMO,
où la force d’un personnage dépend surtout de son niveau et de son
équipement ?
Au final, la direction de Bungie a demandé à Griesemer de démissionner.
« J’en suis fier, explique-t-il, parce que j’ai pris cette décision très
volontairement : je n’aime pas la façon dont vont les choses, alors, je vais
m’y opposer et faire obstruction jusqu’au moment où ils vont devoir changer
de direction ou me virer. »
Et il n’a pas été le seul. Dans les années suivantes, beaucoup de vétérans,
dont Vic Deleon, graphiste en charge des environnements ; Adrian Perez,
ingénieur ; Marcus Lehto, directeur créatif sur Halo : Reach ; et Paul
Bertone, directeur de la conception, ont tous démissionné ou ont été poussés
vers la sortie. Plus tard, c’est même le président de Bungie, Harold Ryan, qui
est parti.
« Il y avait un problème dans la trajectoire de Bungie. De jeunes pousses
à rois du monde, pour finir en dinosaures has-been, explique Griesemer. Ils
ont accumulé les traits négatifs de tous ces stades. Il y avait l’immaturité des
débutants, l’arrogance des grands et l’obstination à ne pas évoluer des
dinosaures. »
Quelques années seulement après avoir retrouvé leur indépendance,
Bungie rencontrait de sévères problèmes de croissance. Comme Shane Kim
se l’était dit lors de la réunion animée : Il faut se méfier de ses désirs.

En février 2013, Bungie a invité des journalistes dans ses bureaux de


Bellevue, dans l’État de Washington (ou le studio résidait depuis son départ
de Kirkland en 2009) pour l’annonce officielle de Destiny. Quelques détails
avaient fuité lors des mois précédents, mais c’était le gros événement :
Bungie allait enfin annoncer au monde ce qu’était vraiment Destiny. Depuis
une grande scène, les principaux développeurs de Bungie ont fait des
promesses mirobolantes et ambitieuses. Ils ont décrit Destiny comme « le
premier jeu de tir en monde partagé », un jeu où l’avatar du joueur pourrait
rejoindre ses amis et des étrangers avec une fluidité parfaite, au milieu des
marais de Chicago et des anneaux de Saturne. Jason Jones et d’autres
dirigeants de Bungie ont dissuadé les membres de la presse de le qualifier de
MMO, mais son ADN était évident. Destiny était mi-Halo, mi-World of
Warcraft. Quant à savoir comment ces deux moitiés allaient se combiner,
c’était beaucoup moins évident.
Le principe était le suivant : Destiny se déroulait dans une version
futuriste de notre univers, où les humains avaient prospéré sur de multiples
planètes, jusqu’à ce qu’un cataclysme inexplicable en tue la majorité. Les
survivants s’étaient réfugiés dans la (Dernière) Cité, une zone protégée par un
orbe blanc énigmatique surnommé le Voyageur. Incarnant les puissants
protecteurs de la galaxie appelés les Gardiens, les joueurs de Destiny allaient
voyager à travers le système solaire, combattant des aliens et cherchant des
butins sur la Terre, Vénus et d’autres planètes. Et l’histoire, comme le
décrivait l’auteur vétéran de Bungie, Joe Staten, se déroulerait sur plusieurs
épisodes. « Une leçon essentielle : les histoires les plus importantes ne vont
pas être racontées par nous-mêmes, annonçait Jason Jones à la presse. Elles
seront racontées par les joueurs ; leurs légendes personnelles construites
d’après des aventures partagées. »
Staten a ensuite décrit un scénario dans lequel deux Gardiens volaient
ensemble vers Mars pour enquêter sur une cité enterrée. Sur la route, un
groupe d’aliens colossaux de la Cabale leur tendait une embuscade. Une
troisième Gardienne (contrôlée par un joueur), qui se trouvait dans la zone,
viendrait en vaisseau et anéantirait la Cabale, avant de signaler au groupe
qu’elle voulait les aider dans leur enquête. « Chaque fois que vous rencontrez
un autre joueur, c’est fantastique, disait Staten aux journalistes. Ça n’arrive
pas dans d’autres jeux de tir. » En un instant, ce troisième joueur pourrait
rejoindre l’équipe pour explorer les catacombes de Mars. Les « légendes
personnelles » de Destiny n’étaient pas présentées très clairement (Joe Staten
illustrait son histoire avec des dessins préparatoires plutôt qu’avec des images
du jeu), mais en théorie, elles seraient géniales. Et puis, c’était la société
derrière Halo. Tout le monde était convaincu qu’ils savaient ce qu’ils
faisaient.
Alors que 2013 avançait, Bungie et Activision ont travaillé très dur pour
créer une hype autour de Destiny, sortant une série de bandes-annonces et
d’images qui faisaient encore plus de promesses. Au cours de la conférence
de presse de Sony durant l’E3 en juin, Joe Staten et Jason Jones sont montés
sur scène pour une véritable démonstration de gameplay, prenant leur
manette et se lançant de curieuses provocations en mitraillant des aliens dans
les murs creux de l’Ancienne Russie de Destiny. « Il y a quelque chose de
vraiment magique quand on tombe sur un autre joueur, surtout si on ne s’y
attend pas, disait un employé de Bungie dans une autre vidéo. Vous entendez
des coups de feu, vous regardez à gauche, et voici votre ami. »
La tentative de hype la plus extrême est venue du directeur de
l’exploitation de Bungie, Pete Parsons, qui a dit au site internet
GamesIndustry.biz qu’il s’attendait à ce que Destiny devienne une référence
culturelle. « Nous aimons raconter de grandes histoires et nous voulons que
les gens mettent l’univers de Destiny au même niveau que Le Seigneur des
Anneaux, Harry Potter ou Star Wars. Nous sommes extrêmement fiers de ce
que nous avons accompli avec Halo… Je suis convaincu que nous allons
refaire de même avec Destiny, peut-être dans une mesure que même Halo
n’avait pas atteinte. »
Mais en coulisses, le poids de cette ambition écrasait Bungie. Depuis
qu’il avait terminé Halo : Reach en 2010 pour passer à plein temps sur
Destiny, le studio nouvellement indépendant avait rencontré toutes sortes de
problèmes. Ils n’avaient toujours pas répondu à beaucoup de questions que
Jaime Griesemer avait soulevées avant son départ. À quoi ressemblerait le
système de progression ? Que feraient les joueurs après avoir terminé le jeu ?
Comment Destiny raconterait-il une histoire cumulant résonance
émotionnelle et rejouabilité infinie ? Et comment allaient-ils exactement
donner à chaque joueur sa propre « légende » ?
Certes, ils avaient accompli de grandes choses. Les gens étaient souvent
bouche bée devant l’incroyable direction artistique de Destiny : les ruines
rouillées de l’Ancienne Russie ; les marais pâles de Vénus ; les déserts rouge
sang entourant les cités enterrées de Mars. Les mécaniques de tir de Destiny
étaient encore meilleures que celles de Halo, et il était difficile de trouver
dans un autre jeu vidéo la satisfaction d’éclater la tête d’un soldat de la
Cabale comme du papier-bulle. Mais ces excellents éléments individuels ne
semblaient pas se fondre dans un excellent jeu vidéo. Même si Bungie faisait
monter la hype autour de Destiny avec des vidéos diffusées au long de
l’année 2013, la plupart des développeurs savaient que leur projet était mal
engagé. Ils étaient en retard sur le calendrier, et cette impressionnante démo
de l’E3 2013, un niveau au nom de code M10 qui avait impressionné tant de
fans quand Jones et Staten y avaient joué sur scène, était l’une des seules
sections terminées du jeu.
Le plus gros problème était peut-être que Destiny n’avait toujours pas de
véritable identité au sein du personnel de Bungie. « Si vous alliez demander
aux employés de décrire Destiny, raconte un ancien du studio, la moitié vous
répondrait que c’était un jeu de tir façon Halo, et l’autre vous dirait que
c’était World of Warcraft. » Le studio grandissait rapidement, ce qui rendait
la communication encore plus difficile. En 2013, des centaines de personnes
travaillaient sur Destiny, dans les bureaux inexplicablement sombres de
Bellevue. Tout le monde ne jouait pas au jeu tous les jours, et rares étaient
ceux capables de visualiser l’aspect final de Destiny, ce qui, selon un autre
ancien employé, donnait « un tas de grandes idées coupées du reste, sans
qu’aucune ne vienne en compléter une autre. » Les journalistes avaient quitté
la présentation de février en se demandant comme Destiny fonctionnerait
précisément. Et les employés de Bungie se posaient la même question.
Dans le développement d’un jeu, un des plus importants groupes de mots
à la mode, que vous êtes certains de retrouver sur une présentation marketing
fallacieuse est « direction unifiée ». En d’autres termes, tout le monde doit
être d’accord. Les jeux vidéo ont tant d’éléments en mouvement disparates
(le son, l’interface utilisateur, les effets visuels, et ainsi de suite) que chaque
service doit avoir une idée claire et cohérente de la direction prise par le jeu.
Plus une équipe est grande, plus ce concept devient important.
Comme avec beaucoup de jeux vidéo, Destiny avait des piliers
(principalement des idées génériques comme « un monde dans lequel les
joueurs voudront aller » et « un tas de trucs sympa à faire »), mais des
personnes ayant travaillé sur le jeu ont dit qu’elles avaient eu du mal à
visualiser le projet final, pour plusieurs raisons. « La société a grandi plus
vite que la structure et le processus de direction, a dit une personne ayant
travaillé sur le jeu, ce qui a laissé plusieurs services mal dirigés et sans
compréhension réelle de la vision globale du jeu. » Ils étaient comme des
explorateurs du XVe siècle quittant l’Europe : ils savaient manœuvrer un
navire, et ils savaient qu’ils voulaient aller vers l’ouest, mais ils ignoraient où
ils allaient échouer. L’équipe de Destiny savait qu’elle faisait un jeu de tir
(qui avait l’air magnifique, était très agréable à jouer, et permettait au joueur
de faire équipe avec des amis et des étrangers), mais d’autres zones du jeu
restaient ambiguës, particulièrement l’histoire de Joe Staten.
Le projet était devenu plus gros que certains employés de Bungie
l’avaient imaginé. Le premier Halo, l’œuvre d’une cinquantaine de
personnes, semblait désormais être un souvenir lointain. Mi-2013, Destiny
était développé par des centaines d’employés. « Quand on jouait aux Halo,
on sentait l’empreinte des gens dessus, on voyait que c’était un humain qui
avait réalisé ce projet, raconte un ancien employé de Bungie. Mais on était
devenus si énormes que ça ne faisait plus partie du programme. »
Autre défi majeur : Bungie avait décidé de reconstruire son moteur
interne en parallèle de Destiny, ce qui était très amusant pour les ingénieurs,
mais compliquait considérablement la vie de tous les autres. (Comme l’a
appris à ses dépens l’équipe de Dragon Age : Inquisition, construire un
nouveau moteur en parallèle du développement d’un jeu, c’est s’assurer du
travail en plus.) Même si l’équipe d’ingénieurs de Bungie avait conçu une
technologie de pointe pour assister le matchmaking (NdÉ : le processus qui
fait en sorte que les joueurs soient associés par niveau lorsqu’ils jouent en
ligne) et d’autres fonctions en arrière-plan, les outils de développement que
Bungie utilisait pour réaliser le jeu étaient médiocres, selon certaines
personnes ayant travaillé avec eux.
Alors que sur Halo, il suffisait de dix à quinze secondes pour qu’un
changement de conception apparaisse dans le jeu, sur Destiny, cela pouvait
prendre jusqu’à une demi-heure. « Nos temps d’itération de contenu sont
mauvais, a reconnu le directeur de l’ingénierie, Chris Butcher, lors d’une
discussion à la Game Developers Conference en 2015. Il faut plusieurs
minutes pour les petits changements et des dizaines de minutes pour les
gros. » Et pour les graphistes et les concepteurs de Bungie, cela signifiait que
les tâches basiques prenaient bien plus longtemps que prévu, et que les
lenteurs s’accumulaient.
« La principale différence entre un studio qui crée un jeu de très haute
qualité et un autre, ce n’est pas l’aptitude de l’équipe, explique une personne
ayant travaillé sur Destiny. C’est leurs outils de développement. Si vous avez
50 tirs pour toucher le but, alors que vous êtes un très mauvais joueur de
hockey, et si je n’ai que trois tirs, alors que je suis Wayne Gretzky, vous allez
sans doute vous en sortir mieux que moi. Voilà ce que sont les outils. C’est
leur vitesse d’itération, leur stabilité, leur robustesse, leur capacité à faciliter
le travail d’un graphiste qui n’est pas technicien. »
Quiconque ayant déjà hurlé à cause d’un logiciel qui tourne au ralenti sait
combien cela peut être frustrant d’avoir des outils lents, que ce soit Microsoft
Word ou un système de rendu graphique. « C’est la partie la moins agréable
du développement, et pourtant, c’est le facteur le plus important, selon cette
même personne. De bons outils permettent d’avoir un meilleur jeu, c’est une
vérité absolue. »
Un troisième problème, en plus de cette vision non cohésive et ces outils
inefficaces, était la relation de plus en plus tendue entre Bungie et Activision.
Il y a toujours des tensions entre un développeur et son éditeur (des créatifs et
des financiers ne sont pas faits pour s’entendre), mais avec Destiny, les
enjeux étaient énormes. C’était le plus gros pari d’Activision, ce qui avait
donné des ulcères aux cadres de l’éditeur quand la « première version
jouable » s’était révélée médiocre. « Ils ont livré un niveau qui était jouable,
mais pas selon les exigences dont nous avions discuté », raconte une
personne ayant travaillé pour Activision. (Elle était, selon elle, répétitive et
peu amusante.)
Alors même qu’ils attisaient un engouement énorme auprès des fans et
des journalistes, Bungie était en difficulté. La taille de l’équipe était devenue
encombrante, la vision du jeu était floue, et le moteur était un bazar
incroyable. Tout le monde savait que quelque chose finirait par lâcher. Mais
personne ne savait quoi.

Marty O’Donnell aime à dire qu’il a vu la catastrophe arriver. C’était à


l’été 2013, et le directeur de l’audio de longue date chez Bungie s’était
engagé dans une dispute publique avec Activision, au sujet d’une bande-
annonce de Destiny montrée pendant l’E3. Au grand désarroi d’O’Donnell,
Activision avait mis sa propre musique tonitruante sur la vidéo au lieu du
majestueux chœur qu’O’Donnell avait composé pour Destiny avec son
partenaire Michael Salvatori et l’ancien Beatle Paul McCartney. Fulminant
sur ce qu’il appelait en interne une « contrefaçon », O’Donnell s’est fendu
d’une série de tweets le premier jour de l’E3 :
11 juin 2013, 0 h 33 : « Je suis très fier de tout ce que l’équipe de Bungie
a créé et produit. La bande-annonce a été produite par le service Marketing
d’Activision, pas celui de Bungie. »
11 juin 2013, 21 h 02 : « Pour être clair, la vidéo “Official Destiny E3
Gameplay Trailer”, durée 2:47, n’a pas été produite par @Bungie, mais par la
société qui a créé CoD. » [À savoir Call of Duty, la populaire série de jeux de
tir militaires d’Activision.]
11 juin 2013, 21 h 50 : « Bungie a fait tout le reste du contenu Destiny
présent à l’E3. »
Les cadres d’Activision ont été ulcérés par cette violation de protocole.
Dans une industrie du jeu vidéo prompte aux accords de confidentialité, il est
entendu que les conflits créatifs doivent être réglés en interne, et non sur
Twitter. Presque immédiatement le P.-D.G. d’Activision, Eric Hirshberg, a
envoyé un e-mail à son homologue de Bungie, Harold Ryan, l’implorant de
« mettre fin à cette situation dès que possible avant que celle-ci n’empire ».
O’Donnell, qui, à 58 ans était l’un des plus anciens employés de Bungie, se
retrouvait en conflit avec des gens avec qui il avait travaillé pendant plus
d’une décennie.
Ce genre de péripéties mises à part, Bungie avait de plus gros problèmes
que des bandes-annonces ou des tweets. Au cours des précédentes années,
bien des membres de l’équipe de Destiny s’étaient demandé à quoi l’histoire
du jeu ressemblerait au final. Certes, ils en avaient entendu des bribes. Ils
avaient enregistré des dialogues, réalisé des scènes, et créé des modèles de
personnages d’après les scripts incomplets que Joe Staten et son équipe leur
fournissaient. Mais rares étaient les employés de Bungie, outre Jason Jones et
les auteurs, qui avaient vu l’histoire entière. Et beaucoup d’entre eux, dont
Marty O’Donnell, s’inquiétaient qu’elle ne soit pas encore terminée. Et puis,
il y avait cette question persistante : comment Destiny pourrait combiner une
grande histoire épique avec les « légendes personnelles » que Bungie avait
promises ?
À l’époque de Halo, O’Donnell passait beaucoup de temps à discuter de
l’histoire des jeux avec Staten et Jones. En tant que directeur audio,
O’Donnell devait composer la musique et également superviser et enregistrer
les dialogues. Il lui était donc utile d’avoir très tôt une idée de l’ensemble de
l’intrigue. Mais sur Destiny, les choses étaient différentes. Peut-être était-ce
la taille du studio, ou le fait que Jason Jones était tiré simultanément dans
diverses directions et n’avait plus le temps de consacrer toute son attention à
l’histoire. Quoi qu’il en soit, O’Donnell n’était pas satisfait.
« Chaque fois que je travaillais avec Joe [Staten], je disais : “Joe, je suis
vraiment dans le brouillard avec l’histoire”, raconte O’Donnel. Et il me
répondait qu’il était frustré aussi. Il m’a au moins dit qu’il était frustré par le
manque d’implication de Jason. Jason disait : “Oui, c’est bien”, et un mois
plus tard : “Non, on ne devrait pas faire ça.” Alors, il y avait apparemment
beaucoup d’indécision de la part de Jason. »
Au cours de l’été 2013, des mois après les grandes promesses de Jones et
Staten sur l’histoire de Destiny, et des semaines après la dispute entre
Activision et O’Donnell, ce dernier est allé à l’hôpital pour une opération des
sinus. Quelques jours après être rentré chez lui, la catastrophe a commencé.
« J’ai reçu un e-mail paniqué de Jonty Barnes [le directeur de production
de Bungie] disant : “Oh, mon Dieu, Joe a montré ce supercut et c’est le
branle-bas de combat, tout le monde est inquiet pour l’histoire”, raconte
O’Donnell. Et j’étais allongé sur mon canapé, encore assommé par les
médicaments, et j’ai pensé : “Dites-moi que c’est une blague. C’est
horrible.” »
Ce « supercut » était une vidéo interne de deux heures censée présenter
l’histoire de Destiny dans sa totalité. Pour la plupart des observateurs, c’était
un bazar absolu. Staten avait compilé et édité le supercut presque tout seul,
l’émaillant de dialogues incomplets, de doublages à moitié finis et
d’animations rudimentaires. Bien des employés de Bungie, qui s’inquiétaient
déjà de l’avancée de l’histoire, l’ont trouvée incompréhensible.
Dans la version supercut de l’histoire de Destiny, l’objectif du joueur
était de traquer une machine de guerre intelligente baptisée Raspoutine, qui
avait été kidnappée par la Ruche, un essaim d’aliens morts-vivants. Lors de
son voyage, le joueur visiterait la Terre, Vénus, Mars, la Lune, Saturne, et un
temple mystique sur Mercure, où un sorcier quelque peu semblable à Obi-
Wan Kenobi, nommé Osiris, lui prodiguerait conseils et sagesse. En chemin,
le joueur se lierait d’amitié et ferait équipe avec des personnages comme « le
Corbeau », un alien élégant à la peau bleue et aux cheveux lisses.
Les opinions sur la qualité de l’histoire étaient diverses, mais presque
tous en dehors des auteurs étaient d’accord sur une chose : le supercut en lui-
même était une catastrophe. « La vision de Joe avait sans doute un sens dans
sa tête, explique Marty O’Donnell. Et Joe se disait : “Allez, tout le monde, il
faut qu’on aille tous dans la même direction. Il faut qu’on commence
maintenant. Avec ça. Ce n’est pas parfait, mais on peut l’améliorer…” Mais
ça a produit l’effet inverse… Presque tout le studio s’est dit : “Oh, mon Dieu,
c’est un désastre.” »
Peut-être qu’en présentant le supercut, Joe Staten avait espéré forcer la
main du studio. Peut-être qu’il voulait obliger Jason Jones et le reste de la
direction à s’engager sur une vision unique pour l’histoire de Destiny. Un
ancien employé de Bungie a dit que c’était Jones qui avait demandé une
présentation à Staten, pour que tout le monde puisse évaluer l’avancée de
l’histoire. (Staten a refusé d’être interviewé pour ce livre.) Rares sont ceux
chez Bungie qui se doutaient de ce qui arriverait ensuite.
Peu après la diffusion du supercut, Jason Jones a fait circuler un nouvel
ordre dans le studio : il fallait reprendre l’histoire à zéro. L’histoire de Staten
était trop linéaire, selon Jones, et trop similaire à Halo. À partir de cet instant,
ils allaient réécrire l’histoire du début.

Joe Staten, Marty O’Donnell et d’autres chez Bungie ont riposté,


affirmant qu’il n’était pas possible de recommencer l’histoire si tard dans la
production. Ils avaient déjà repoussé Destiny une fois, en passant de
l’automne 2013 au printemps 2014, et l’année passée avait déjà été terrible
pour leur relation avec Activision. Réécrire toute l’histoire moins d’un an
avant la sortie programmée du jeu serait synonyme de nouveau retard,
d’histoire médiocre, ou des deux. Bungie avait promis que l’histoire de
Destiny rivaliserait avec Star Wars et Le Seigneur des Anneaux. Et d’un
coup, ils allaient tout jeter ?
Oui, a répondu Jones à son équipe. Pas question d’en débattre. Ils
recommenceraient l’histoire.
Lors des mois suivants, Jones a constitué un petit groupe de personnes
qu’il surnommait Barre de Fer. Il rassemblait les lieutenants en qui Jones
avait le plus confiance, comme le directeur artistique Chris Barrett et le
concepteur Luke Smith, un ancien journaliste qui avait commencé chez
Bungie en tant que community manager en 2007, avant d’être propulsé au
sommet de la société 5. À leurs côtés se trouvait Eric Raab, éditeur de livres
que Bungie avait engagé pour participer au développement de l’univers de
Destiny.
Chaque jour durant plusieurs semaines, Jones s’est longuement réuni
avec son groupe Barre de Fer, essayant de déterminer une nouvelle silhouette
pour Destiny. Puis Jones a communiqué ses idées à un plus grand groupe de
directeurs, qu’il a surnommé Forgeron, pour avoir des retours. (Bungie a
toujours eu un flair pour les nomenclatures théâtrales ; le Forgeron était censé
« marteler » la Barre de Fer.) En dehors de Raab, il y avait peu d’auteurs de
Bungie impliqués dans le processus. Comme le formule un ancien employé :
« L’équipe d’auteurs que Joe avait assemblée était ostracisée. L’histoire était
écrite sans auteurs. »
Pour certains chez Bungie, c’était une tentative de la dernière chance, un
virage drastique de dernière minute comme on en voit tant juste avant qu’un
projet soit terminé. Pour d’autres, dont Joe Staten, c’était un vrai suicide.
« [Joe] a essayé de les raisonner de toutes ses forces, raconte un ancien
employé de Bungie. En gros, il a dit : “Les gens, le supercut peut être sauvé,
[mais] si nous essayons de recréer le jeu en six mois, ça va rendre beaucoup
de gens malheureux.” » Mais les efforts de Staten ont échoué, et il est parti à
la fin de l’été 6.
Marty O’Donnell avait aussi vu les signes avant-coureurs. « J’ai vu que
c’était la décision prise par [Jason Jones], c’est ce qu’il proposait, et j’ai dit :
“Eh bien, bonne chance, parce que tu le sais déjà : je suis persuadé que c’est
impossible. Ça va être un calvaire, et le jeu n’en sera pas meilleur pour
autant”, raconte O’Donnell. Jason voulait quand même que je rejoigne
Forgeron, et j’ai répondu : “Je crois que c’est une erreur, je ne te soutiens pas
sur ce coup. Je ne crois pas à ce plan.” » O’Donnell, qui trouvait le processus
déplorable, est devenu le « monsieur “non” » du groupe, rejetant beaucoup
d’idées avancées par Jones et son équipe. Mais il a tout de même continué
d’assister aux réunions de Forgeron.
À la fin de l’été 2013, alors que les joueurs du monde attendaient Destiny
avec impatience, les principaux développeurs de Bungie ont passé des heures
enfermées dans des salles de conférences, essayant d’assembler une nouvelle
histoire. Tout d’abord, ils ont réduit l’ampleur du jeu, retirant Mercure et
Saturne (qu’ils recycleraient plus tard dans des contenus additionnels), et
recentrant Destiny sur quatre planètes : la Terre, la Lune, Vénus, et Mars.
(Certes, la Lune n’est pas une planète, mais dans le jargon de Destiny, les
deux sont interchangeables.) Plutôt que d’envoyer le joueur visiter les quatre
astres dans les premières missions du jeu, comme le supercut le prévoyait,
Bungie a décidé de traiter chaque planète comme un acte séparé, augmentant
la difficulté chaque fois que le joueur changeait de zone. Sur la Lune, il
rencontrerait la Ruche ; sur Vénus, la race mécanique ancienne des Vex. Et
dans les déserts de Mars, il faudrait affronter les hordes des Cabals
militaristes.
Ensuite, les groupes Bar de Fer et Forgeron ont disséqué chaque mission
du jeu déjà créée par Bungie, assemblant d’anciens combats et idées pour
former la chimère qu’était la nouvelle campagne de Destiny. Une ancienne
mission recevrait un nouveau postulat, une autre serait divisée en trois et
répartie. C’était comme un mauvais patchwork, cousu au mépris de
l’équilibre des formes. Selon une personne qui a travaillé sur le jeu : « Si
vous alliez d’un point A à un point Z dans l’histoire d’origine, ils allaient
enlever les sections H à J parce que c’était trop dense, avant de les poser à
part et de dire : “Comment on va intégrer H à J dans cet autre arc narratif ?” »
« C’était littéralement la construction de l’histoire de Frankenstein »,
selon elle.
À la fin des réunions Barre de Fer, Destiny avait une nouvelle histoire,
qui, sans surprise, semblait avoir été assemblée par un comité de concepteurs
et de producteurs. Il n’y avait aucune des « légendes personnelles » promises
par Bungie. L’intrigue de chaque mission oscillerait entre le vague et
l’incohérent, tenant avec des noms propres dépourvus de sens et des
dialogues déconcertants. Une réplique, prononcée sans conviction par un
robot appelé l’Exo inconnue (une version complètement remaniée d’un
personnage de l’histoire de Staten), résumait l’intrigue assez sommairement :
« Je vous l’expliquerais bien, mais j’ai déjà perdu beaucoup trop de temps. »
Le développement chaotique de Destiny est particulièrement apparent
dans le travail de Peter Dinklage, l’acteur détenteur d’un Emmy Award connu
pour son rôle de Tyrion Lannister, le nain perspicace de Game of Thrones.
Dans Destiny, Dinklage doublait Spectre, un robot format poche qui était le
narrateur et le compagnon du joueur. Joe Staten et son équipe avaient prévu
que Spectre ne vienne que ponctuer par intermittence le dialogue d’un grand
ensemble de personnages qui parleraient au joueur pendant les missions. Et
pendant la partie, Spectre interagirait avec l’environnement et commenterait
vos actions. Mais après le reboot de Barre de Fer, Spectre est devenu la star
principale de Destiny, chargé de prononcer la plupart des dialogues du jeu et
ce, même si Dinklage n’avait pas du tout signé pour cela.
« Il n’était pas censé faire l’exposition et encore moins être la seule voix
qu’on entendait en jouant », explique Marty O’Donnell. Bungie avait prévu
beaucoup d’argent pour d’autres voix célèbres comme Bill Nighy, Nathan
Fillion et Gina Torres, mais la réécriture de l’histoire avait minimisé tous ces
personnages, laissant Dinklage et Spectre faire le gros du travail.
Alors qu’O’Donnell travaillait avec les acteurs pour enregistrer les
dialogues fin 2013 et courant 2014, les scripts n’arrêtaient pas de changer. Le
studio les réécrivait constamment, parfois à la dernière minute. Bungie avait
persuadé Activision de les laisser repousser une nouvelle fois Destiny, cette
fois en septembre 2014, mais le processus n’était pas devenu plus efficace
pour autant. « Je n’avais le script que juste avant de commencer la session
d’enregistrement, je ne savais même pas de quoi il s’agissait, explique
O’Donnell. Au lieu de me donner 300 lignes de dialogue à faire en quatre
heures, on m’en donnait 1 000. Je répondais : “Bon, mais l’acteur va avoir
l’air de lire l’annuaire. Ce sera mauvais, mais ce sera fait.” On pourrait
s’imaginer que je voulais saboter le truc, mais non. J’essayais vraiment de
faire aussi bien que possible, mais mon sixième sens me disait que ce n’était
pas bon. L’histoire n’était pas là. Les personnages n’étaient pas là. »
Combinez un doubleur surchargé de travail avec un directeur audio
mécontent, et vous obtenez la formule pour des performances atroces,
particulièrement avec des répliques comme : « L’épée n’est pas loin. Je sens
son aura… Attention ! Elle est dotée d’une force obscure. »
En avril 2014, Bungie a renvoyé Marty O’Donnell, un geste à la fois
scandaleux et inévitable 7. Une de ses premières réactions a bien entendu été
de le tweeter. (16 avril 2014, 1 h 28 : « Je suis triste d’annoncer que le
comité de direction de Bungie m’a licencié sans motif le 11 avril 2014. »)
C’était la fin d’une époque, à la fois pour O’Donnell et la société qu’il avait
aidée à bâtir.

Comme beaucoup d’éditeurs de jeux vidéo, Activision avait l’habitude


d’inclure des bonus en cas de critiques favorables dans ses contrats,
promettant des primes aux développeurs dont les jeux atteignaient un certain
seuil sur des sites agrégatifs comme Metacritic ou GameRankings. Destiny ne
faisait pas exception. Grâce à une version préliminaire du contrat de Destiny
ayant fuité en 2012, tout le monde savait que Bungie aurait un bonus de
2,5 millions si le score de Destiny atteignait 90 ou plus.
Dans les semaines précédant le lancement, les employés de Bungie
traînaient dans la cuisine et essayaient d’estimer la note Metacritic de
Destiny. Certains pensaient qu’il aurait 90 ou 95 ; d’autres, plus prudents
songeaient à un peu moins de 90, juste en dessous de leur cible. Leurs cinq
jeux Halo avaient eu un score moyen de 92 sur Metacritic, ce qui leur donnait
de bonnes raisons d’être optimistes.
Destiny est sorti le 9 septembre 2014. Une semaine plus tard, la plupart
des critiques étaient publiées, et le score sur Metacritic s’élevait à 77. Inutile
de dire que Bungie n’a pas eu son bonus.
Les testeurs critiquaient les mécaniques frustrantes et pénibles de
Destiny, ainsi que sa structure de missions répétitive. Les retours dénonçaient
un taux d’apparition des butins extrêmement faible, un jeu post-game lassant
et un manque d’explications des fonctions de base. Et surtout, les gens
étrillaient l’histoire. Les personnages n’avaient aucune logique, des points
clés du scénario n’étaient pas expliqués, et les dialogues étaient ridiculement
maladroits. Le doublage monocorde de Peter Dinklage est devenu un sujet de
mèmes et de blagues sur internet. Une réplique : « Le Magicien venait de la
lune », avait tellement été raillée lors de la phase de test alpha publique que
Bungie l’avait retirée du jeu, mais le reste du script n’était guère meilleur.
Ce qui était particulièrement frustrant, c’était que l’univers de Destiny
était plein de pépites de science-fiction. Beaucoup des personnages et des
armes avaient des histoires captivantes et complexes, elles étaient simplement
cachées derrière ce que Destiny nommait des « cartes de grimoire », de
petites histoires écrites par l’ancienne équipe d’auteurs de Staten, qui
n’étaient accessibles que sur le site de Bungie. Destiny présentait des dizaines
de concepts prometteurs, comme le Jardin noir, une zone de mars « coupée
du temps » par les Vex robotiques, mais qui ne réalisaient jamais leur
potentiel. L’ancienne déclaration de Pete Parson est devenue une blague
récurrente. Destiny, figurant au panthéon des grandes histoires aux côtés de
Star Wars et du Seigneur des Anneaux ? Il avait déjà du mal à rivaliser avec
Twilight.
Le moral des employés s’est effondré. Au cours d’une série de réunions
urgentes, la direction de Bungie a décidé de remanier ses plans à court terme.
En plus de corriger les principaux problèmes mécaniques avec des patchs
gratuits, ils ont repris à zéro leurs deux packs de contenus additionnels, Les
Ténèbres souterraines et La Maison des loups, retravaillant les missions et
retirant toutes les répliques de Peter Dinklage qui avaient déjà été
enregistrées 8. Ils ont décidé que Destiny en avait terminé avec Dinklage.
Dans les mois suivants, les concepteurs de Bungie ont dévoré les retours sur
des forums comme Reddit, essayant d’intégrer autant de corrections à court et
long terme que possible. Dans Les Ténèbres souterraines et La Maison des
loups, ils ont expérimenté de nouveaux types de missions et des systèmes de
montée en niveau que les joueurs ont bien plus apprécié.
Fin 2014, un groupe de dirigeants de Blizzard, dont Josh Mosqueira, le
directeur de Diablo III : Reaper of Souls, s’est envolé vers les bureaux de
Bungie pour une réunion de motivation. Les parallèles entre Diablo III et
Destiny étaient manifestes. Non seulement les deux jeux avaient été publiés
par Activision, mais ils avaient tous les deux été lancés avec des problèmes
similaires : un système de butins frustrant, un post-game trop difficile, et une
trop grande importance du hasard. Dans une présentation à l’équipe de
Bungie, Mosqueira a expliqué comment ils avaient corrigé les problèmes de
Diablo III, et transformé leur jeu en deux douloureuses années, de l’erreur 37
à Reaper of Souls.
« C’était comme si les “nous d’aujourd’hui” parlaient aux “nous d’hier”,
raconte Mosqueira. Ils avaient tous peur des mêmes choses que nous à
l’époque… C’était incroyable de pouvoir aller là-bas et leur parler, et ils ont
pu dire : “Bon, d’accord, tout ce que vous avez fait dans Reaper allait droit
dans le mur. Vous êtes de l’autre côté, maintenant. Alors, il y a de la vie et de
l’espoir de l’autre côté.” »
Le personnel de Bungie a qualifié la discussion avec Mosqueira
d’inestimable. Malgré les nombreux soubresauts de Destiny (et les départs
réguliers de vétérans qui étaient là depuis l’époque de Halo), ils étaient
convaincus d’avoir créé quelque chose de fondamentalement solide. Malgré
tous les problèmes, des millions de gens jouaient à Destiny. La plupart se
plaignaient, mais le jeu était assez addictif pour continuer de les divertir. Les
éléments les plus importants du jeu (les décors, la direction artistique, les
sensations en utilisant les armes) étaient aussi excellents qu’on pouvait
l’attendre d’un studio qui avait créé Halo. Si Bungie pouvait régler une partie
des autres problèmes, alors peut-être pourraient-ils, comme Blizzard, trouver
la rédemption.
Il faudrait commencer par la première extension, au nom de code Comet,
qui avait été incluse dans leur contrat. Avec celle-ci, Bungie avait
initialement prévu d’introduire une nouvelle planète, Europe, et plusieurs
nouvelles zones sur la Terre et Mars, mais des soucis de production les ont
obligés à revoir leurs ambitions à la baisse. Quand ils ont terminé les plans
pour l’extension, qu’ils ont baptisée Le Roi des Corrompus, ils savaient qu’il
serait concentré sur une seule zone : le Cuirassé, un vaisseau de la Ruche
infesté, volant près des anneaux de Saturne. Bungie a aussi retravaillé les
systèmes de montée en niveau et de butin, en incorporant les retours des fans
pour que Destiny soit plus agréable à jouer. (C’est aussi grâce au fait que le
directeur de Le Roi des Corrompus, Luke Smith, ait été un joueur
obsessionnel de Destiny qui avait accumulé des centaines d’heures de jeu.)
Bungie savait aussi que s’il voulait reconquérir les fans et la critique, Le
Roi des Corrompus devait avoir une histoire correcte. Avec l’auteur Clay
Carmouche, Bungie a adopté une nouvelle approche narrative pour
l’extension, bien plus focalisée. Il y avait un vrai méchant (Oryx, le chef d’un
groupe fantasmagorique d’aliens appelé les Corrompus), et le jeu donnerait
au joueur d’amples raisons de le traquer et le tuer. Des personnages énervants
comme l’Exo inconnue ont disparu pour de bon, alors que les membres les
plus appréciés du casting de Destiny, comme le sarcastique Cayde-6 de
Nathan Fillion, ont pris des rôles plus importants. (Carmouche a quitté le
studio peu après avoir achevé son travail sur Le Roi des Corrompus.)
Bungie a aussi fait le remarquable choix sans précédent d’effacer la star
principale de Destiny. Pour jouer Spectre dans Le Roi des Corrompus, ils ont
engagé l’énergique doubleur Nolan North, non seulement pour les nouveaux
dialogues, mais pour réenregistrer la totalité des répliques dans la version
originale de Destiny. Même Marlon Brando n’aurait pas pu faire grand-chose
avec une réplique comme « Attention ! Elle est dotée d’une force obscure »,
mais en remplaçant le travail monotone de Peter Dinklage, Bungie annonçait
au monde qu’il voulait faire les choses proprement cette fois. (Les fans ont
été ravis du travail de Nolan North, mais des années plus tard, certains
regrettent le « Dinklebot » et aimeraient pouvoir écouter de nouveau son
doublage dans Destiny.)

Quand Le Roi des Corrompus est sorti le 15 septembre 2015, il a été


universellement acclamé. Kirk Hamilton, mon bon ami et compagnon de
Destiny sur Kotaku a écrit : « Après un an de faux pas et de demi-rattrapages,
Bungie a enfin trouvé pied depuis septembre dernier. Les créateurs du Roi
des Corrompus ont regardé leurs joueurs dans les yeux et ont dépeint une
vision convaincante de ce que Destiny est devenu. »
Il aurait été bien beau que l’histoire s’arrête ici, si Bungie avait réparé ses
erreurs et était passé à l’étape suivante, comme Blizzard. Mais alors même
qu’ils lançaient Le Roi des Corrompus, la direction savait que la route devant
eux serait chaotique. Leur ambitieux contrat de dix ans avec Activision
stipulait qu’ils devaient sortir une suite, Destiny 2, à l’automne 2016. C’était
impossible. Les attentes étaient trop grandes, les plans changeaient trop
souvent, et leurs outils étaient beaucoup trop lents.
En janvier 2016, Bungie a repoussé Destiny 2 d’un an, renégociant une
nouvelle fois son contrat avec Activision pour donner plus de temps à
l’équipe. (Pour remplacer Destiny 2, ils ont prévu une extension de taille
moyenne, Les Seigneurs de Fer, sortie en septembre 2016.) Quelques jours
plus tard, Bungie a renvoyé son P.-D.G., Harold Ryan, et au cours de l’année,
d’autres vétérans mécontents ont continué à quitter la société, affrontant le
comité de direction au sujet d’intrigues de bureau et d’une période
d’acquisition étrangement longue 9.
Pour certains des vétérans quittant Bungie, qui avaient célébré en 2007
l’annonce de sa séparation avec Microsoft, prendre leur indépendance avait
été la plus grosse erreur du studio. Dix ans plus tard, combien des gens qui
avaient signé l’ostentatoire Déclaration d’indépendance étaient encore au
studio ? « Quand on travaillait avec Microsoft, Bungie était ce petit groupe de
punk rock qui secouait toujours son petit poing devant papa et maman,
raconte un ancien employé. Et quand on est partis, on n’avait plus personne
devant qui secouer le poing. On a été forcés de s’autogérer. »
En écrivant ce chapitre, début 2017, l’histoire de Destiny se poursuit
toujours. Il reste des questions en suspens, à l’intérieur comme à l’extérieur
de Bungie, sur l’avenir de la franchise. Comment les gens réagiront-ils à
Destiny 2 ? Qu’arrivera-t-il à la série après ça ? Bungie va-t-il rester
indépendant, ou Activision trouvera-t-il un moyen de l’acheter ? Le temps
que ce livre sorte, certaines de ces questions auront une réponse. Pour
d’autres, il faudra plus longtemps.
« Je crois que la véritable histoire du développement de Destiny se
résume au fait que créer n’importe quel jeu vidéo est incroyablement difficile,
explique Jaime Griesemer. Essayer de créer un jeu vidéo ambitieux avec une
pression énorme est terriblement dur… Quand on a de tels conflits, de tels
problèmes d’assimilation et de compréhension dans une équipe, on finit par
gaspiller tant de ressources et de temps que ça se voit dans le jeu final. »
Avec le recul, il est remarquable que Bungie ait réussi à sortir quoi que ce
soit, sans parler de construire une franchise aussi populaire que Destiny (un
jeu vidéo dans lequel les joueurs voyagent à travers l’espace, en se plaignant
de Destiny). Le studio n’a pas créé Le Seigneur des Anneaux ou Star Wars, et
il a peut-être perdu une partie de son âme (et beaucoup d’employés
talentueux) au passage. Mais les défis de Destiny étaient pour beaucoup ceux
que presque toute équipe de développement connaît. Les enjeux étaient
simplement plus élevés. Et l’histoire de Destiny, plus précisément l’histoire
autour du jeu, s’est révélée fascinante pour des raisons que Bungie n’aurait
jamais pu anticiper.

1. Halo a fini par sortir sur Mac et PC en 2003, deux ans après la sortie sur Xbox.
2. Bungie (et Jason Jones) ont refusé d’être interviewés pour ce livre.
3. Ryan McCaffrey, « Bungie Cofounder, Destiny Creator on “Halo‘s Greatest Tragedy” », IGN, 9
juillet 2013, www.ign.com/articles/2013/07/09/bungie-co-founder-destiny-creator-on-halos-
greatest-tragedy.
4. Une des premières incarnations de Destiny ressemblait vraiment beaucoup à Overwatch, d’après
Jaime Griesemer. « Je suis allé chez Blizzard pendant un temps, et j’ai joué à Titan, raconte-t-il (le
projet Titan était le MMO annulé qui a ensuite été retravaillé pour donner Overwatch). Et j’ai fait :
“Oh, bon sang, vous travaillez sur le même jeu, jusqu’aux classes de personnages.” » Bien
entendu, la version de Destiny qui est sortie n’avait rien de commun avec Overwatch.
5. Sans surprise, Chris Barrett et Luke Smith sont devenus les directeurs créatifs des futurs DLC et
suites de Destiny.
6. Le 24 septembre 2013, Staten a annoncé la nouvelle sur le site de Bungie avec une note
bienveillante ; « Après 15 ans chez Bungie, des champs de bataille de Myth aux mystères de Halo
et au-delà, je pars m’attaquer à de nouveaux défis créatifs. Même si cela en surprendra certains,
n’ayez crainte. J’ai pris un grand plaisir à bâtir Destiny ces quatre dernières années, et après la
grande révélation de cet été, notre équipe talentueuse est en bonne voie pour réaliser quelque
chose de grandiose. Je les féliciterai tous, avec vous, quand le jeu sortira l’année prochaine. Je
vous remercie pour votre soutien, envers moi et envers Bungie. Nous n’aurions pas pu faire tout
cela sans vous. »
7. Dans les mois suivants, O’Donnell a poursuivi Bungie en justice pour ne pas avoir payé ses
salaires et avoir confisqué ses actions. Un arbitrage a penché en faveur d’O’Donnell, lui octroyant
une jolie somme.
8. Une des décisions les plus inexplicables au début de Destiny concernait les « engrammes », les
coffres au trésor décaèdres que le joueur pouvait ouvrir pour obtenir de nouveaux butins. Dans le
post-game, le seul équipement valable était constitué des armes et armures de calibre
« légendaire », violet. Le joueur avait une petite décharge d’adrénaline en découvrant un
engramme violet qui pouvait receler un équipement légendaire. Mais presque 50 % du temps, les
engrammes violets contenaient un butin de classe inférieure. Une étrange décision qui n’a fait que
provoquer l’ire des joueurs jusqu’à ce que Bungie change ce point en octobre 2014.
9. Dans la plupart des sociétés technologiques, il faut trois ou quatre ans pour que les actions d’un
employé lui soient pleinement acquises ; chez Bungie, où la période d’acquisition était liée aux
sorties de Destiny, cela pouvait prendre presque dix ans.
9

The Witcher 3

Marcin Iwiński a grandi sous le spectre du stalinisme, ce qui ne


permettait pas de jouer à beaucoup de jeux PC. Les yeux bleus et une barbe
de trois jours apparemment permanente, Iwiński était l’un des nombreux
adolescents polonais de Varsovie qui auraient voulu jouer aux mêmes jeux
que le reste du monde.
Jusqu’en 1989, la Pologne était un pays communiste, et même au début
des années 1990, alors que la nouvellement démocratique Troisième
République polonaise commençait à embrasser le marché libre, il n’y avait
aucun endroit à Varsovie pour acheter des jeux légalement. Mais il y avait
des « marchés de l’informatique », des bazars à ciel ouvert où les geeks de la
ville se réunissaient pour acheter, vendre et échanger des logiciels piratés.
Les lois polonaises sur le copyright étaient presque inexistantes ; il n’y avait
donc rien d’illégal à extraire un jeu sur une disquette, pour la vendre trois fois
rien au marché. Marcin Iwiński et son camarade de lycée Michal Kiciński
passaient tout leur temps libre aux marchés, et ramenaient tout ce qu’ils
trouvaient pour jouer sur leurs anciens ordinateurs ZX Spectrum.
En 1994, quand il a eu 20 ans, Iwiński a commencé à envisager de créer
une compagnie qui importerait et distribuerait des jeux dans le pays. Lui et
Kiciński ont ensemble lancé une société baptisée CD Projekt, d’après le CD-
ROM qui avait bouleversé l’industrie et venait d’arriver sur Varsovie. Au
début, ils importaient et vendaient des jeux sur le marché informatique, puis
ils ont commencé à signer des accords avec des sociétés extérieures comme
LucasArts et Blizzard pour distribuer leurs jeux en Pologne. CD Projekt a
véritablement percé quand ils ont convaincu l’éditeur Interplay de leur céder
les droits polonais sur Baldur’s Gate, l’un des jeux de rôles les plus
populaires au monde 1.
Sachant qu’il serait difficile de convaincre leurs compatriotes polonais
d’acheter des exemplaires légaux d’un jeu au lieu de le pirater en ligne ou sur
le marché, Iwiński et Kiciński ont mis le paquet. En plus de localiser
Baldur’s Gate en polonais (avec un authentique doublage en polonais
également), ils ont complété leur boîte avec une carte, un guide de Donjons et
Dragons et un CD de la bande originale, faisant le pari que les joueurs
polonais trouveraient là une raison d’acheter Baldur’s Gate au lieu de le
pirater. Si vous preniez une copie pirate du jeu, vous n’auriez pas tous ces
bonus.
La tactique a fonctionné. Dès le premier jour, CD Projekt a vendu 18 000
exemplaires, une quantité énorme pour un pays ou, quelques années plus tôt,
acheter des jeux légalement n’était même pas possible. Cela a ouvert la porte
pour Iwiński et sa société, qui ont édité tous les autres gros RPG du moment,
comme Planetscape : Torment, Icewind Dale et Fallout.
Ce succès dans le marché de la distribution a permis à Iwiński de
commencer à poursuivre son véritable rêve : créer ses propres jeux vidéo. Et
en 2002, il a lancé CD Projekt RED, une branche de développement de CD
Projekt. Il restait à décider quel genre de jeu son nouveau studio allait
produire. Quelqu’un dans la société a suggéré de lancer une discussion avec
Andrzej Sapkowski, l’auteur renommé de fantasy qui était vu comme le J.
R. R. Tolkien polonais. Sapkowski avait écrit une série de romans populaires
appelés The Witcher, adorée des enfants et des adultes dans toute la Pologne.
Mettant en scène un chasseur de monstres aux cheveux blancs nommé Geralt
de Riv, The Witcher mélangeait fantasy incisive et les contes de fées de
l’Europe de l’Est, comme une fusion entre Le Trône de Fer et les Frères
Grimm.
Sapkowski ne s’intéressait nullement aux jeux vidéo, et il a été ravi de
vendre les droits à CD Projekt pour un prix raisonnable. Iwiński et son équipe
en connaissaient très peu sur le développement de jeux vidéo, mais avec The
Witcher, ils avaient déjà une licence établie, ce qui serait beaucoup plus facile
que partir de zéro. Il avait aussi un côté séduisant, qui pourrait non seulement
susciter l’intérêt en Pologne, mais dans le monde entier.
En 2007, après cinq difficiles années de développement et de multiples
retours à la case départ, CD Projekt RED a sorti The Witcher sur PC. Le jeu
s’est assez bien vendu pour justifier une suite en 2011 : The Witcher 2. Les
deux jeux partageaient des traits communs : ils étaient des action-RPG
incisifs et sombres. Ils essayaient de donner au joueur l’impression qu’il
prenait des décisions importantes, ayant des conséquences sur le déroulement
de l’histoire. Et ils étaient des jeux PC ésotériques et difficiles. Même si CD
Projekt RED a ensuite porté The Witcher 2 sur Xbox 360, les deux jeux
étaient plutôt perçus comme tournés vers le PC, ce qui limitait leur public.
Des jeux concurrents comme The Elder Scrolls V : Skyrim (novembre 2011)
se vendaient par millions en partie parce qu’ils sortaient simultanément sur
PC et console.
Et Skyrim était un jeu d’Amérique du Nord. Vers le milieu des années
2000, si l’industrie du jeu vidéo s’était mondialisée, les RPG avaient formé
leur propre fossé géographique. Aux États-Unis et au Canada, on trouvait des
sociétés comme Bethesda et BioWare, avec de gros succès comme The Elder
Scrolls et Mass Effect, qui se vendaient par millions. Au Japon, il y avait
Square Enix avec ses Final Fantasy et Dragon Quest, qui n’étaient pas aussi
à la mode que dans les années 1990, mais qui galvanisaient tout de même des
millions de fans. Et il y avait les éditeurs de RPG européens, qui n’avaient
jamais reçu autant de respect que les deux autres. Les RPG européens comme
Two Worlds et Venetica étaient génériques, de seconde zone, et étrillés par la
critique.
Avec The Witcher 2, Iwiński et son studio s’étaient bâti un socle
respectable hors d’Europe, et le jeu était même devenu une icône culturelle
en Pologne, au point que le Premier ministre Donald Tusk offre un
exemplaire du jeu à Barack Obama lors de sa visite en 2011. (Obama a
ensuite reconnu qu’il n’y avait pas joué.) Mais les développeurs de CD
Projekt RED voyaient plus grand. Ils voulaient prouver que, même s’ils
étaient polonais, ils pouvaient rivaliser avec les Bethesda et les Square Enix
du monde. Iwiński tenait à ce que CD Projekt RED soit une institution au
même titre que BioWare, et il voulait que cela arrive avec The Witcher 3.
Pour diriger ce troisième jeu The Witcher, Iwiński et les autres cadres ont
engagé Konrad Tomaszkiewicz, qui était testeur sur le premier The Witcher
avant de devenir chef du « service Quêtes » de CD Projekt RED, qu’ils
avaient créé au début du développement de The Witcher 2.
Traditionnellement, un studio de RPG a un service Écriture et un service
Conception séparés, qui collaborent pour créer toutes les quêtes du jeu (Tuez
dix dragons ! Allez vaincre le seigneur noir et sauver la princesse !). Mais
chez CD Projekt RED, le service Quêtes était une entité indépendante, avec
une équipe de personnes chargées de concevoir, intégrer et améliorer leur
partie du jeu. En tant que chef du service, Tomaszkiewicz avait passé
beaucoup de temps à collaborer avec les autres équipes, ce qui le mettait en
bonne position pour être le directeur de The Witcher 3.
Quand ils lui ont dit qu’il serait aux commandes de leur prochain grand
jeu, Tomaszkiewicz, enthousiaste, leur a expliqué comment il comptait rendre
attirant le jeu pour un maximum de personnes. L’une des solutions
immédiates était simple : en faire un jeu énorme. « Nous avons discuté avec
Adam Badowski [le directeur du studio] et le comité de direction pour leur
demander ce qui manquait dans nos jeux pour qu’ils soient des RPG parfaits,
raconte Tomaszkiewicz. Et nous savions qu’il nous manquait la liberté
d’exploration et qu’il fallait un monde plus grand. »
Konrad Tomaszkiewicz a commencé à rêver d’un The Witcher 3 qui ne
restreindrait pas le joueur à une zone spécifique par chapitre, comme les
précédents. Au lieu de cela, le nouveau The Witcher lui permettrait d’explorer
un grand monde ouvert, de chasser des monstres et d’entreprendre des quêtes
dans l’ordre qu’il souhaitait. (« Liberté » était le mot qu’Iwiński utilisait le
plus pour décrire ce que le jeu offrirait.) Ils voulaient que ce soit le plus beau
jeu du marché. Et cette fois, ils voulaient une sortie simultanée sur console et
PC. Avec The Witcher 3, CD Projekt RED comptait montrer au monde que la
Pologne pouvait créer des jeux aussi bien vendus et appréciés de la critique
que ses concurrents.
Immédiatement, Tomaszkiewicz et son équipe ont établi des idées de
base. Ils savaient qu’ils voulaient raconter l’histoire du héros Geralt, à la
recherche de sa fille adoptive, Ciri, un personnage populaire des livres qui
maniait une puissante magie. Ils savaient que l’antagoniste principal serait un
groupe appelé la Chasse Sauvage, une phalange de cavaliers spectraux
inspirée du mythe folklorique européen du même nom. Ils savaient qu’ils
voulaient que l’action se déroule dans trois grandes régions : Skellige, un
archipel inspiré des Nordiques ; Novigrad, la plus grande et la plus riche ville
de l’univers de The Witcher ; et Velen, aussi appelée Terres désolées, un
territoire marécageux pauvre et ravagé par la guerre. « Nous étions terrifiés
par l’ampleur, raconte Konrad Tomaszkiewicz. Mais dans cette société,
[nous] voulions tous créer la meilleure expérience possible. Et nous étions
motivés par les défis, [même] lorsque ceux-ci étaient presque impossibles. »
En entrant dans la phase de préproduction, l’équipe de conception a
commencé à discuter d’idées structurelles, qui devenaient déjà compliquées.
« Il y avait beaucoup d’aspects difficiles rien qu’en termes de concepts
théoriques », raconte le chef concepteur des quêtes, Mateusz Tomaszkiewicz
(le cadet de Konrad). « Par exemple, l’idée d’origine voulait qu’après le
prologue, le joueur puisse aller dans une des trois régions. N’importe
laquelle. » L’objectif de la décision était de permettre plus de liberté (le mot
d’ordre d’Iwiński), mais compliquait la tâche des concepteurs.
CD Projekt RED avait déjà décidé que les ennemis de The Witcher 3
auraient des niveaux prédéterminés, au lieu de niveaux ajustés en fonction de
celui du joueur. L’ajustement de niveau, dont la première utilisation célèbre
remontait à The Elder Scrolls IV : Oblivion, avait été détesté par les joueurs
de RPG, pour qui ce mécanisme éliminait la sensation de progression du
personnage. (Rares sont les expériences vidéoludiques moins agréables que
regarder un super-héros de haut niveau se faire massacrer par une pitoyable
bande de gobelins.)
Mais sans ajustement, il était impossible d’équilibrer la difficulté dans un
RPG en monde ouvert. Si le joueur pouvait choisir d’aller à Skellige,
Novigrad ou Velen dès le début du jeu, les trois régions devraient être
occupées par des ennemis de faible niveau, pour ne pas qu’ils soient trop
forts. Mais dans ce cas, le joueur pourrait les passer à la moulinette une fois
un peu d’expérience accumulée.
Pour résoudre ce problème, CD Projekt RED a choisi une structure plus
linéaire. Après le prologue, le joueur irait à Velen (niveau faible), puis
Novigrad (niveau intermédiaire), et enfin Skellige (niveau élevé). Il aurait
toujours la liberté de se déplacer entre les régions, mais la progression serait
un peu plus restreinte. Et puis, si le jeu devenait aussi vaste qu’espéré, ils
devraient canaliser un peu le joueur. « Nous voulions que le joueur n’ait pas
l’impression d’être perdu, de savoir plus ou moins où il allait, et quelle était
la structure, explique Mateusz Tomaszkiewicz. Nous pensions que s’il était
libre d’aller n’importe où après le prologue, il aurait l’impression que cela
ferait trop d’un coup, qu’il serait submergé. »
Très tôt, les développeurs ont su qu’ils voulaient un The Witcher 3 plus
grand que tous les jeux disponibles. La plupart des jeux vidéo visaient une
campagne d’entre dix et vingt heures. Les plus grands, les RPG et les jeux en
monde ouvert, comptaient généralement 40 à 60 heures. Avec The Witcher 3,
CD Projekt RED voulait un jeu qui se terminerait en minimum 100 heures.
Pour atteindre un nombre aussi absurde, les concepteurs devaient commencer
dès que possible, préparer des ébauches et écrire un maximum durant la
préproduction, avant même que le jeu soit jouable.
Tout commençait dans la salle des auteurs. « On démarrait avec une idée
très générale, explique Jakub Szamałek, un des auteurs. Puis on la
développait, on la divisait en quêtes, et on travaillait de très près avec les
concepteurs de quêtes pour être sûr que ça restait logique de leur point de
vue. Puis on itérait, encore et encore. » La principale quête serait centrée sur
la recherche de Ciri par Geralt, avec des interludes où le joueur incarnerait la
fille adoptive du sorceleur. Il y aurait aussi d’importantes séries de quêtes qui
seraient optionnelles, mais auraient un impact majeur sur la fin du jeu,
comme un complot de régicide et un triangle amoureux entre Geralt et les
sorcières Triss et Yennefer, toutes deux apparues dans les jeux Witcher
précédents. Puis, il y avait les quêtes mineures, qui incluaient un assortiment
de mystères, de chasses au monstre et de services. À la tête du service Quêtes
(un rôle hérité de son frère), Mateusz Tomaszkiewicz travaillait avec les
auteurs pour établir un thème basique pour chaque quête (« Celle-ci parle de
famine. »), puis la confiait à un concepteur de quêtes qui travaillait sur le
déroulement de celle-ci. Combien de combats y aurait-il ? Combien de scènes
de transition ? Combien de phases d’enquête ? « Cette chaîne logique
d’événements serait établie en fonction de la façon dont la situation était
advenue, des objectifs du joueur, et des défis auxquels il serait confronté,
explique Mateusz Tomaszkiewicz. Le rythme est très important, parce qu’on
peut avoir une super histoire, mais s’il y a trop de dialogues ou de scènes
intermédiaires, ça peut être lassant. Alors, il faut un bon rythme, et c’était une
grande partie de notre mission. »
La charge de travail qui les attendait était écrasante, et avec une sortie
prévue en 2014, leur temps était limité. Certains disaient que le monde de The
Witcher 3 serait 30 fois plus grand que celui du précédent, et en regardant les
illustrations préliminaires et les plans pour la carte, ils ont commencé à
paniquer. « La première fois qu’ils nous ont montré l’étendue du monde, on a
été terrifiés par cet immense territoire, raconte Mateusz Tomaszkiewicz. Et
puisque nous ne voulions pas de remplissage, nous devions fournir du
contenu de qualité dans ces régions pour qu’elles ne soient pas vides, parce
que ça aurait été terrible. »
Au cours de ces sessions de conception préliminaires, Mateusz
Tomaszkiewicz et d’autres concepteurs ont établi une règle simple : ne faites
pas de quêtes ennuyeuses. « J’appelais ça des quêtes “FedEx”, celles où on se
contente d’aller chercher des choses, explique Tomaszkiewicz. Quelqu’un me
dit de ramener la tasse, ou dix peaux d’ours ou autre. Je leur ramène et c’est
fini. Il n’y a pas de retournement, rien… Chaque quête, si petite soit-elle,
devrait avoir un aspect mémorable, un petit retournement, une chose dont on
se souviendrait. Un événement inattendu. » À un moment de la
préproduction, inquiet de ne pas satisfaire cette exigence de qualité,
Tomaszkiewicz a supprimé 50 % des quêtes écrites, « avant tout parce que
nous n’avions pas le temps de toutes les faire, et ensuite parce que c’était
l’occasion de filtrer les moins bonnes », explique-t-il.
Ils savaient The Witcher 3 se distinguerait s’ils ébranlaient les attentes.
Une des premières quêtes, appelée « Affaires de famille », présenterait Geralt
au Baron Sanglant, un noble ayant des informations sur la localisation de
Ciri. Pour découvrir ce qu’il savait, Geralt devait l’aider à retrouver sa femme
et sa fille disparues. Mais au fur et à mesure de la quête, il découvrirait que le
baron avait poussé sa famille à fuir parce qu’il buvait, battait sa femme et
était violent avec tout le monde. Il paraissait à présent regretter ses actes.
Alliez-vous le pardonner ? Alliez-vous l’aider à se réconcilier avec sa
famille ? L’aider à déterrer et exorciser le fœtus démoniaque d’un bébé mort-
né qu’il avait enterré dans l’arrière-cour ? (The Witcher 3 ne donnait pas dans
la demi-mesure.)
D’autres RPG établissaient une frontière claire au niveau de la moralité
(la trilogie de Mass Effect, par exemple, séparait vos options de dialogue
entre bien et mal), mais dans The Witcher, il y avait rarement une fin
heureuse, ce que CD Projekt RED voyait comme un reflet de la culture
polonaise. « C’est la façon dont les Européens de l’Est voient les choses,
expliquait Marcin Iwiński dans une interview 2. Ma grand-mère a survécu à la
Seconde Guerre mondiale. Elle s’est échappée d’un convoi nazi et ils se sont
cachés dans des villages pendant plusieurs mois. Cela a laissé une marque sur
chaque famille d’une grande partie de l’équipe. Même si elle est très
internationale, la majorité de l’équipe est polonaise. Ça laisse quelque chose
en vous. »
Avec des quêtes comme celle du Baron Sanglant, l’équipe de conception
de The Witcher 3 voulait que le joueur doute de sa moralité, et qu’il
réfléchisse à ces questions éthiques longtemps après la fin du jeu. Au début,
quand les auteurs et concepteurs de CD Projekt RED essayaient de
déterminer comment parvenir à ce niveau de complexité narrative, ils ont été
confrontés aux mêmes défis que la plupart des développeurs avant eux :
Comment déterminer si une quête a un impact, alors que le jeu n’existe même
pas encore ?
L’auteur Jakub Szamałek s’est rendu compte qu’il était dans le pétrin
quand il a dû faire évaluer une de ses scènes par ses collègues. Il avait écrit
un script qui lui paraissait solide, avec un échange amusant entre Geralt et la
sorcière Yennefer, qu’il avait intégré dans le moteur du jeu pour voir
comment la scène rendait. L’équipe graphique n’avait pas terminé les
modèles de Geralt et Yennefer, et Szamałek avait dû utiliser des pêcheurs
génériques à la place. Il n’y avait pas encore d’animations ou de mouvements
de lèvres. En arrière-plan, ce qui serait plus tard des maisons détaillées était
actuellement de grosses boîtes grises. Parfois, la caméra buguait et volait à
travers une tête. Il n’y avait pas de doublages (ils n’allaient pas enregistrer de
dialogues avant la version finale), alors, tout le monde devait lire et imaginer
le résultat. « Et j’étais là, à essayer de leur expliquer, raconte Szamałek.
“Alors, écoutez, imaginez que ça se passe ici et Geralt fait cette tête, et il y a
un blanc là, et puis ils disent ça, et ensuite, on montre le visage de Geralt et il
grimace.” C’est censé être drôle. Et j’ai dix personnes en face de moi, qui
regardent l’écran et disent : “Je n’ai pas compris.” »
Szamałek, romancier plein d’ironie, n’avait jamais travaillé sur un jeu
avant The Witcher 3, et il n’avait pas compris combien il serait difficile
d’écrire un jeu vidéo. Au cours d’une quête, quand Geralt et Yennefer
marchaient ensemble dans un jardin abandonné au cours de leur recherche de
Ciri, Szamałek a dû écrire un dialogue qui exprimait le passé compliqué des
personnages. Geralt et Yennefer s’envoyaient des piques, mais il devait y
avoir une certaine chaleur entre ces taquineries. Au cours des premiers tests,
il était impossible de transmettre ce genre d’émotions humaines subtiles. « Ça
marche quand on a le doublage, parce qu’un bon comédien peut être cassant
et chaleureux à la fois, explique Szamałek. Mais quand on voit seulement des
lettres en bas de l’écran et qu’on voit deux pêcheurs de Skellige gris qui se
parlent, il est très difficile de le saisir et de convaincre les personnes évaluant
notre travail que ça va fonctionner une fois terminé. »
Pour Szamałek et les autres auteurs, une des solutions à ce problème était
d’enchaîner les versions, et d’itérer chaque scène alors que le reste de
l’équipe intégrait plus d’éléments du jeu. Une fois que le jeu avait des
modèles de personnages basiques et des animations rudimentaires, il était
plus facile de dire comment chaque scène rendait. Les gens se demandent
souvent comment CD Projekt RED avait si bien affiné l’écriture des jeux
Witcher, surtout avec une telle quantité. La réponse était simple. « Je ne
pense pas qu’une seule quête de The Witcher 3 ait été écrite une fois,
acceptée, et enregistrée, explique Szamałek. Tout a été réécrit des dizaines de
fois. »
En février 2013, CD Projekt a annoncé The Witcher 3, sur la couverture
du magazine populaire Game Informer qui présentait Geralt et Ciri à dos de
cheval. Konrad Tomaszkiewicz et son équipe ont fait de belles promesses :
The Witcher 3 serait plus grand que Skyrim. Il n’aurait pas de temps de
chargement. Il sortirait en 2014 et proposerait au moins 100 heures de
gameplay. « Nous avons discuté longtemps de cette couverture pour le jeu,
raconte Tomaszkiewicz. Nous savions qu’il fallait dire que c’était un monde
ouvert. » C’était leur grande révélation. En mettant l’accent sur la possibilité
pour le joueur d’aller n’importe où et de faire n’importe quoi, CD Projekt
RED monterait au monde que la Pologne était capable de produire de très
bons RPG.
Les développeurs étaient volontairement ambigus sur les plates-formes de
jeu, parce que Sony et Microsoft n’avaient pas encore annoncé leurs
prochaines consoles, mais toute l’équipe de The Witcher 3 savait qu’il
sortirait sur PC, Xbox One et PS4, laissant de côté l’ancienne génération.
C’était un gros pari. Certains analystes pensaient que la PS4 et la Xbox ne se
vendraient pas aussi bien que les consoles précédentes, et la plupart des
éditeurs tenaient à ce que leurs jeux soient « cross-gen » pour atteindre le
public le plus large possible, comme EA et Activision, respectivement pour
Dragon Age : Inquisition et Destiny.
CD Projekt RED savait que les anciennes consoles étaient trop limitées
pour leurs objectifs. S’ils devaient restreindre la mémoire de The Witcher 3
pour l’ancienne génération, ils ne pourraient pas avoir le niveau de
photoréalisme qu’ils espéraient atteindre avec le jeu. CD Projekt RED voulait
construire un monde avec un écosystème fonctionnel et un cycle jour-nuit,
avec des cités complexes et de l’herbe qui oscillait sous le vent. Ils voulaient
que les joueurs soient capables d’explorer la totalité de chaque région sans
attendre que des parties du jeu chargent. Rien de tout cela n’aurait été
possible sur PlayStation 3 ou Xbox 360.
Peu après avoir annoncé le jeu et montré leur démo à Game Informer, les
ingénieurs de CD Projekt RED ont considérablement remanié le pipeline 3D
(ce qui changeait la façon dont les graphismes apparaissaient à l’écran). La
bonne nouvelle, c’était que tout avait l’air bien plus net, des plis sur un sac en
cuir aux reflets des personnages dans l’eau. La mauvaise, c’était que pour que
cela fonctionne, les graphistes devraient changer presque tous les modèles
qu’ils avaient déjà développés. « Ça arrive assez souvent, explique Jose
Teixeira, un graphiste en charge des effets visuels. Une grosse fonctionnalité
est travaillée, et si elle est estimée importante pour le jeu (pour peu que le jeu
en bénéficie vraiment), alors, même si ça représente un changement énorme
qui entraîne un retravail massif, cela en vaut la peine. »

Teixeira, un Portugais qui était principalement responsable des effets


visuels comme le climat et les giclures de sang (« J’avais un historique
internet assez douteux. »), passait beaucoup de temps à créer des
améliorations graphiques, mais expérimentait également de nouvelles
technologies pour améliorer l’aspect visuel. Un seul petit village, par
exemple, pouvait avoir des dizaines de sources de lumière différentes, comme
des bougies, des torches, des feux de camp, qui aspiraient le budget mémoire
de The Witcher 3 chaque fois qu’elles vacillaient. « Nous avons dû beaucoup
travailler sur ce que nous appelons les niveaux de détail, explique Teixeira.
Plus les objets sont loin, moins ils sont détaillés. Alors, par exemple, nous
avons dû travailler très précautionneusement pour nous assurer que nous
n’utilisions pas un système de particules ridiculement complexe pour un objet
à un kilomètre de là. »
Alors que le développement avançait, les concepteurs de The Witcher 3
ont de nouveau commencé à s’inquiéter de ne pas avoir assez de contenu. Ils
avaient promis au monde que ce jeu proposerait au moins 100 heures de jeu,
et ils se sentaient obligés de les atteindre. Nous avions cette impression que le
jeu était trop court, et n’atteindrait pas sa promesse des 100 heures, raconte
Mateusz Tomaszkiewicz. « Et on se disait : non, on l’a dit à tout le monde, on
doit le faire, on doit atteindre les 100 heures. » Tomaszkiewicz et son service
ont continué à pondre des quêtes, faisant de leur mieux pour suivre la règle de
ne pas créer des quêtes FedEx, mais la peur du vide persistait.
Un des concepts fondamentaux de The Witcher 3 était que Geralt serait
capable de chevaucher son propre cheval, baptisé Ablette. (Une blague
récurrente dans les livres était que Geralt donnait toujours le même nom à ses
chevaux.) Monter à cheval n’était pas seulement plus rapide que la marche,
c’était la principale méthode de déplacement dans les diverses régions de The
Witcher 3. Chaque zone devait donc être grande. Vraiment très grande.
Chaque jour, le jeu gagnait en taille, exigeant de plus en plus de contenu de la
part du service Quêtes. « Nous savions que nous voulions un monde ouvert et
des déplacements à cheval ; nous voulions avoir une perspective réaliste,
explique Mateusz Tomaszkiewicz, et cela faisait toujours plus grandir les
lieux. »
Le principal problème, et la plus grande source d’inquiétude du service
Quêtes était le nombre de mécaniques centrales de The Witcher 3 qui
n’étaient pas encore terminées. Le combat n’était pas entièrement fini, les
concepteurs devaient donc mettre Geralt en « God Mode » pendant les phases
de test, ce qui lui permettait de tuer chaque monstre en un coup. Et cela
rendait difficile l’évaluation du rythme des quêtes. « [Il est ardu] d’estimer
précisément combien d’heures de gameplay on a quand les mécanismes et
l’équilibrage dudit gameplay ne sont pas encore en place », explique
Tomaszkiewicz.
Toutes ces inconnues donnaient un jeu que personne ne savait juger
correctement. Comme le formule Mateusz Tomaszkiewicz : « C’est super
difficile de faire des évaluations qualité quand on ne peut pas voir la
qualité. » Toute l’année 2013 et même début 2014, alors que CD Projekt
RED effectuait des tests de diverses parties du jeu, ils continuaient à craindre
que le monde de The Witcher 3 soit trop vide. Ils avaient accompli des
exploits techniques incroyables grâce au nouveau système de rendu
graphique, et les membres de l’équipe se rassemblaient souvent pour admirer
la beauté de l’ensemble. Le feuillage semblait sorti tout droit d’une forêt
polonaise. La cotte de mailles de Geralt était très détaillée, au point
d’identifier chaque anneau de métal. Le cuir était plutôt ressemblant. Mais le
monde était énorme, et l’équipe s’inquiétait de ne pas parvenir à tenir leur
promesse des « 100 heures ».
Chacune des régions principales était plus grande que la plupart des jeux
en monde ouvert, et The Witcher 3 en comprenait trois, ainsi que de plus
petites zones comme la forteresse de Kaer Morhen et la zone du prologue,
Blanchefleur. Pour étoffer ce monde, une équipe de level designers avaient
ratissé la carte et placé des repères appelés lieux importants (LI) dans toutes
les zones. Chacun de ces lieux contiendrait une activité classée de mineure
(un groupe de bandits en maraude) à majeure (un marchand veut savoir qui a
tué son assistant). Certains LI conduisaient à des villages miteux, d’autres
étaient d’anciennes ruines remplies de monstres et de trésors.
L’équipe de conception des niveaux devait s’assurer qu’il y ait assez de
LI pour remplir le monde entier. « Nous voulions tout d’abord avoir une idée
de l’ampleur : combien de LI paraissent suffisants ; à partir de combien il y
en a trop, explique Miles Tost, concepteur de niveaux. On se contentait de les
placer sur le niveau. Et ensuite, on montait un cheval, à peine fonctionnel,
pour passer de l’un à l’autre, en mesurant le temps que cela prenait. Et on se
disait : “Bon, ça va, on a un LI toutes les minutes.” On se documentait même
sur d’autres jeux, comme Red Dead Redemption ou Skyrim, pour voir
comment ils faisaient, et se demander si c’était bon pour nous aussi, s’il
fallait faire plus dense, ou varier ce modèle. »
L’équipe de Tost ne voulait pas seulement que le monde de The
Witcher 3 ressemble à une collection de quêtes disparates, ils voulaient qu’il
abrite tout un écosystème. Il y aurait un village qui construirait des briques,
relié à la cité de Novigrad par des routes commerciales élaborées. Il y aurait
des fabricants, de l’agriculture, et tout l’attirail d’un monde médiéval réaliste.
« Si vous regardez toutes les fermes autour de Novigrad, elles sont toutes là
pour alimenter cette énorme ville qui pourrait vraiment exister dans ce
monde, explique Tost. Tous ces gens vivent ici, soutenus par diverses
infrastructures dans le monde. C’est une chose qu’on a vraiment tenu à créer.
Il y a même un village où ils font des charrettes. »
Alors que le personnel de The Witcher 3 s’agrandissait, cette dévotion au
réalisme provoquait quelques complications. À un moment, l’équipe de Tost
a remarqué un problème à Velen : il y avait trop à manger. « Velen est censé
être un territoire accablé par la famine, explique Tost, où les gens n’ont que
peu de nourriture. » Curieusement, un graphiste en charge des
environnements avait rempli beaucoup de maisons de Velen, et garni les
placards avec des saucisses et des légumes. Cela posait problème aux
concepteurs de niveaux qui ne pouvaient les laisser ainsi, et ils ont passé des
heures à ratisser chaque village de Velen, retirant de la nourriture aux gens
comme des Robin des Bois inversés. « Nous avons dû parcourir chaque
maison de la zone pour nous assurer qu’il n’y ait presque pas de nourriture. »
C’était ce genre de souci du détail qui allait élever CD Projekt RED au-
dessus de ses concurrents, pensaient-ils, un peu comme l’approche de
Naughty Dog sur Uncharted 4. La plupart des joueurs n’auraient pas
remarqué la quantité de nourriture dans les placards de Velen, mais ceux qui
y prêtaient attention seraient récompensés. C’était une expérience particulière
de se rendre compte que les développeurs avaient pris le temps de faire en
sorte que les branches bruissent et craquent sous le vent, et que le Soleil se
lève de plus en plus tôt si vous alliez vers le nord.
Bien entendu, l’un des problèmes avec un studio rempli de
perfectionnistes, c’est que l’on passe trop de temps sur les petits détails. « Du
point de vue d’un joueur, il pourrait ne jamais y avoir assez de détails,
explique Tost. Les gens adorent explorer, et c’est parfaitement
compréhensible. Mais à un moment, il faut prendre en compte l’ampleur du
projet et décider si pencher ce rocher d’une certaine façon donne vraiment
une valeur ajoutée au monde. Ou peut-être vaudrait-il mieux aller corriger
deux autres bugs ailleurs. » Chaque seconde passée à ajouter un détail au jeu,
chaque minute passée à peaufiner les quêtes et chaque heure passée à se
chamailler avec le monde incomplet faisait progresser le calendrier plus vite
que CD Projekt RED l’aurait voulu.
Toutes ces journées s’ajoutaient, et une fois en 2014, le studio a compris
qu’il faudrait plus de temps de développement. En mars 2014, CD Projekt
RED a annoncé qu’ils repoussaient The Witcher 3 de six mois, en
février 2015. « Le conseil d’administration était très stressé, mais personne
n’est venu essayer d’influencer le jeu. Ils avaient confiance en nous, explique
Konrad Tomaszkiewicz, le directeur. C’était très difficile pour moi d’avoir un
tel stress, un tel fardeau sur les épaules. Je savais que ça pouvait être
catastrophique, car nous avions mis beaucoup d’argent dans le jeu, et il fallait
que ce soit un succès. »
Depuis que Marcin Iwiński avait fondé CD Projekt en 1994 (et CD
Projekt RED en 2002), ils n’avaient sorti que deux jeux. The Witcher 3 serait
le troisième. La société avait pu rester indépendante grâce aux investisseurs et
autres sources de revenus, comme GOG, la boutique en ligne de CD Projekt
RED, et Marcin Iwiński n’avait pas à s’inquiéter d’une banqueroute si The
Witcher 3 faisait un flop, mais cela restait un gros pari pour eux. Grâce à la
couverture de Game Informer et plusieurs grosses bandes-annonces, The
Witcher 3 faisait plus le buzz que ses prédécesseurs, et ne pas réussir à
satisfaire les attentes des fans pourrait être un coup fatal aux ambitions de CD
Projekt RED, qui rêvait de s’élever au niveau des autres gros éditeurs. « Cette
hype était vraiment agréable, raconte Tomaszkiewicz. Au même moment, on
était dans le cœur du projet, on avait des tas de problèmes, comme le moteur
qui crashait tout le temps et des soucis avec les flux de données. Sur PS4 et
Xbox, on n’arrivait qu’à afficher un point sur l’écran. Et on savait qu’on
devait tenir nos promesses, ce qui mettait un stress énorme sur toute
l’équipe. »
Cela signifiait que 2014 serait une année remplie de crunchs pour la
société polonaise 3. À l’E3 en juin, CD Projekt RED comptait présenter une
longue démo de The Witcher 3 où Geralt explorerait les marais de Velen. Au
cours de ces longues nuits et week-ends, quand le crunch semblait ne jamais
finir, l’équipe se motivait en se disant qu’elle serait sur la scène de l’E3 aux
côtés d’éditeurs multimilliardaires comme Ubisoft et Activision. Au milieu
du spectacle de la salle d’exposition, où des jeux comme Madden et
Assassin’s Creed dominaient toute l’attention, The Witcher 3 tenait bon,
remportant des récompenses E3 décernées par des sites majeurs, comme IGN
et Gamespot. CD Projekt RED étaient les marginaux, les outsiders, les
Polonais qui n’avaient fait que deux jeux, mais les fans ont pourtant trouvé
que The Witcher 3 était l’une des choses les plus importantes présentées au
salon. « C’est une source de motivation pour nous, explique Piotr Tomsiński,
programmeur des animations. Nous aimerions être comme ces sociétés super
célèbres. »
Au cours de l’année 2014, alors que le crunch continuait et que le
développement de The Witcher 3 se faisait plus intense, le jeu ne cessait
d’évoluer. L’équipe Quêtes retravaillait une grande partie de l’histoire après
s’être rendu compte que trop peu de quêtes concernaient la guerre entre
l’empire nilfgaardien et le royaume de Rédanie, qui servait de toile de fond
au jeu. Les ingénieurs ont reconstruit les systèmes de flux de données durant
des mois, pour que les objets se chargent avec fluidité dans l’arrière-plan, et
que le joueur ne voit pas d’écrans de chargement en chevauchant d’une zone
à une autre.
Les programmeurs de CD Projekt RED essayaient aussi constamment
d’améliorer les outils du jeu. « Il y avait des fois où le moteur crashait 20 à
30 fois par jour, raconte Jakub Szamałek. Et ce n’était pas si terrible parce
qu’on s’y attendait, donc on sauvegardait toutes les cinq minutes. » Il
semblait que The Witcher 3 connaissait un nouveau changement chaque jour.
Les graphistes ont décidé de relier Novigrad et Velen, préférant les fusionner
que d’en faire deux lieux séparés. Les concepteurs ont presque tout retouché
et modifié. « On lisait les forums pour voir ce que les gens demandaient, et
on ajoutait des éléments en fonction de leurs retours, explique le chef
concepteur des quêtes, Mateusz Tomaszkiewicz. Par exemple, il y avait cette
vidéo de Novigrad. On voyait la ville au loin. Et il y avait des fans hardcores
qui parlaient de la ville sur les forums. Dans les livres, la cité avait de grands
murs. Et pas dans la vidéo. Alors on s’est dit : “Oui, on devrait faire ça.” Et
on les a construits. »
Novigrad, une immense cité détaillée avec des rues étroites et des toits de
brique rouge, ressemblait étrangement à la vieille ville médiévale de
Varsovie. Les deux viles étaient complexes, pavées et pleines de vie. Comme
Novigrad, la vieille ville était complètement fausse, reconstruite brique par
brique après avoir été détruite par la Luftwaffe au cours de la Seconde Guerre
mondiale. Contrairement à Novigrad, on peut traverser la vieille ville de
Varsovie sans voir des mendiants buguer et se mettre à flotter.
Fin 2014, alors que les développeurs de The Witcher 3 commençaient
enfin à voir la ligne d’arrivée, CD Projekt RED a repoussé le jeu de 12
semaines supplémentaires, de février à mai 2015. Le délai était nécessaire
pour corriger les bugs, et le service Marketing pensait qu’en faisant paraître
le jeu en mai, il y aurait moins de grosses sorties proches de celle de The
Witcher 3. « C’était le créneau parfait pour nous, explique Konrad
Tomaszkiewicz. En fait, on a eu de la chance. Si on avait sorti le jeu à
l’ancienne date, on aurait affronté Dragon Age [Inquisition, sorti en
novembre 2014] et d’autres jeux. En mai, les gens avaient terminé tous les
jeux de l’année passée et étaient prêts à un nouveau gros jeu. »
Une autre raison vitale de repousser le projet, selon les employés de CD
Projekt RED, était que leur jeu ne soit pas comme Assassin’s Creed Unity,
lancé quelques mois plus tôt et largement critiqué pour ses bugs graphiques,
dont un particulièrement horrible qui faisait exploser le visage d’un PNJ.
(Naturellement, ce visage est devenu un mème internet.)
Au cours de ces derniers mois, certains services ont dû cravacher plus que
d’autres. Les auteurs avaient déjà atteint leurs rudes objectifs, et pouvaient se
détendre un peu. Ils devaient à présent écrire les lettres, notes et autres textes
que l’on peut voir dans le jeu. « CD Projekt RED a une vision très littérale du
rôle d’auteur, c’est-à-dire quelqu’un qui écrit, explique Jakub Szamałek. On
s’assure qu’il y ait bien “oie” écrit au-dessus d’une oie et qu’un morceau de
fromage soit appelé ainsi. Et qu’un schéma d’un « pantalon de l’École du
Griffon légendaire » porte le bon nom. » Les auteurs ont dû ratisser toute la
base de données pour être sûrs que les noms soient tous logiques. « Il y avait
des fois où le chat était appelé “cerf” et où le cerf était appelé “fromage” et
autres. Après des années à écrire des dialogues, c’était très relaxant. On était
assis là, à travailler, et personne ne venait nous ennuyer. »
Mais pour d’autres services, les derniers mois ont été plus brutaux. Les
développeurs à la fin de la chaîne, comme l’équipe audio et celle des effets
visuels, ont passé de longues nuits au bureau à essayer de terminer leur
travail. Les testeurs qualité ont particulièrement souffert. Sur un jeu aussi
grand que The Witcher 3, avec tant de zones, de quêtes et de personnages, il
était physiquement impossible de trouver tous les bugs majeurs, mais ils
devaient essayer. « On a commencé à prendre conscience de la taille du jeu,
et surtout des milliers de possibilités sur la façon de procéder, explique Jose
Teixeira. Le jeu crashe, pas si vous entrez dans une maison, mais si vous
parlez à cette personne et si vous montez à cheval et que vous entrez dans une
maison… [Les testeurs] ont commencé à tomber sur ce genre de situations
effarantes. » The Witcher 3 est sorti avec beaucoup de bugs, comme la
plupart des jeux vidéo, mais les trois mois supplémentaires ont permis
d’éviter une catastrophe du niveau d’Assassin’s Creed Unity.
Alors que la sortie se rapprochait, toute l’équipe a commencé à se
préparer pour l’impact. Depuis la couverture de Game Informer, la hype pour
The Witcher 3 ne cessait de monter, mais qui savait ce que le monde
penserait ? Les développeurs croyaient que le jeu serait bon, et ils étaient
particulièrement fiers de leur histoire et de leurs textes, mais aucun de leurs
précédents Witcher n’avait attiré autant d’attention en dehors des joueurs PC
hardcore. The Witcher 3 serait-il vraiment capable de rivaliser avec Skyrim et
Dragon Age : Inquisition ? Ils espéraient étendre leur public et vendre
quelques millions d’exemplaires, mais s’ils étaient trop optimistes ? Et si le
jeu n’était pas assez grand ? Et si personne ne s’intéressait à ce RPG venu
d’Europe de l’Est ?
Puis, les louanges ont commencé à arriver. Le 12 mai 2015, quand les
critiques de The Witcher 3 sont apparues sur internet, la hype a crevé le
plafond. Un testeur du site Gamespot a écrit : « Ne vous y trompez pas, c’est
un des meilleurs jeux de rôle jamais créés, un titan parmi les géants et un
mètre étalon pour tous les jeux du genre qui suivront. » D’autres avis étaient
tout aussi admiratifs, et pour les employés de CD Projekt RED, les jours
suivants ont été surréalistes. Les critiques n’avaient pas accordé autant
d’attention aux Witcher précédents, et ne les avaient pas autant couverts de
compliments. « C’était un sentiment très étrange avec le recul. On
s’imaginerait que les développeurs se seraient tous félicités : “Waouh, on a
réussi”, raconte Jose Teixeira. Mais on a commencé à lire ces critiques, et on
s’est regardés en disant : “Bordel, qu’est-ce qu’on fait de ça ?” Inutile de dire
que personne n’a travaillé ce jour-là. Tout le monde était en train de chercher
“test Witcher 3” sur Google. Soudain, c’était devenu la meilleure année de
notre carrière. »
Le 19 mai 2015, CD Projekt RED a sorti The Witcher 3. Le jeu était
encore plus immense qu’attendu. Peut-être était-ce pour compenser cette peur
persistante de ne pas en faire assez, mais ils avaient fini par en faire trop.
Leur but était un temps de jeu maximum de 100 heures, mais entre les quêtes,
les lieux importants et les zones à explorer, on approchait davantage des
200 heures. Voire plus en jouant lentement.
On pourrait débattre des mérites d’un jeu si long (et, avec le recul, CD
Projekt RED pense qu’il aurait pu couper dix ou vingt pour cent du jeu), mais
ce qu’il y avait de remarquable dans The Witcher 3, c’est que très peu de
quêtes donnaient une impression de remplissage. L’interdiction des quêtes
FedEx de Mateusz Tomaszkiewicz avait porté ses fruits. Chaque quête du jeu
avait une complication ou un retournement, comme demandé par
Tomaszkiewicz, un principe de conception que les développeurs de BioWare
m’ont ensuite dit vouloir utiliser pour leurs jeux après Dragon Age :
Inquisition. CD Projekt RED, qui avait connu le succès quand Marcin Iwiński
avait obtenu les droits de distribuer Baldur’s Gate de BioWare, montrait à
présent l’exemple pour ce même studio. Et désormais, qui pouvait dire que
les RPG européens n’étaient pas aussi bons ?
Tout le long des beaux couloirs en bois des bureaux tentaculaires de CD
Projekt RED, situés à l’est de Varsovie, une série d’affiches présente le
slogan accrocheur, quoiqu’un peu étrange, du studio : « Nous sommes des
rebelles. Nous sommes CD Projekt RED. »
Alors que j’avançais au milieu d’un dédale de bureaux et d’ordinateurs à
l’été 2016, je me demandais si le slogan correspondait vraiment à la réalité. À
présent, CD Projekt RED était une société cotée en Bourse avec près de 500
employés et des bureaux dans deux villes. Alors que je passais une salle de
conférences en verre remplie de monde, mon guide me disait que c’était une
séance d’orientation pour les nouveaux employés. CD Projekt RED engageait
tant de personnes qu’ils devaient en faire toutes les semaines. Après leur
récent succès incroyable, des développeurs de jeux émigraient du monde
entier pour travailler ici.
Le mot « rebelles » impliquait une contre-culture. Il évoquait l’image de
développeurs allant à contre-courant, travaillant ensemble pour créer des jeux
que personne n’aurait imaginés. CD Projekt RED, en revanche, était à présent
une des plus grandes sociétés de Pologne et l’une des plus prestigieuses du
monde. En août 2016, le studio valait plus d’un milliard. En quoi étaient-ils
des rebelles, au juste ?
« Je pense que si vous m’aviez posé la question il y a quelques années,
j’aurais sans doute dit qu’avec cette taille, nous n’aurions plus cet esprit.
Mais nous l’avons encore », m’a assuré Marcin Iwiński. Ils avaient beaucoup
communiqué autour du fait qu’ils sortiraient des contenus téléchargeables
gratuits pour The Witcher 3. Ils s’opposaient à la « gestion des droits
numériques » (DRM), un terme appliqué aux technologies antipiratage qui
restreignent la façon dont les jeux sont utilisés, vendus et modifiés. (La
boutique numérique de CD Projekt RED, GOG, n’utilise pas de DRM.)
Iwiński aimait à dire qu’ils préféraient la carotte au bâton. Au lieu d’essayer
de rendre leurs jeux impossibles à pirater, ils voulaient convaincre des pirates
potentiels qu’un jeu CD Projekt RED en valait la dépense, comme ils
l’avaient fait il y a toutes ces années à l’ère des marchés informatiques de
Pologne.
« Si vous n’avez pas l’argent pour acheter des jeux, vous avez deux
options, explique Rafał Jako, un responsable du développement commercial.
Vous n’y jouez pas, ou vous les piratez. Mais ensuite, quand vous aurez 20
ans, que vous commencerez à gagner de l’argent, vous vous mettrez peut-être
à acheter des jeux, et vous deviendrez un consommateur. Mais si vous avez
l’impression que l’industrie vous entube, pourquoi le faire ? Pourquoi
changer quand vous avez l’argent et les ressources d’acheter quelque chose,
si vous avez l’impression qu’il y a un DLC avec [des costumes] pour
25 dollars, et si vous l’achetez chez GameStop, vous aurez le ruban bleu,
alors qu’ailleurs, vous aurez le rouge 4 ? Pourquoi iriez-vous faire ça ? »
Même lors du développement de The Witcher 3, l’équipe de CD Projekt
RED se voyait comme des rebelles, non pas parce qu’ils essayaient de
concurrencer de plus grandes sociétés avec plus d’expérience, mais parce
qu’ils prenaient des décisions que personne d’autre n’aurait prises. « Ça veut
dire que nous renversons toutes les règles pour parvenir à certains objectifs,
explique Konrad Tomaszkiewicz. Pour les atteindre, dès la pré-alpha du jeu,
je m’assieds dans une pièce et je joue à toutes les quêtes systématiquement.
J’ai fait cela pour The Witcher 3 environ 20 fois pour m’assurer que tout était
bon, que le dialogue de cette quête était cohérent avec la précédente ou la
suivante, que nous n’avions pas de faille. Parce que l’immersion est vraiment
cruciale dans nos jeux, et si on trouve toutes les failles, ou ces choses qui ne
vont pas, nous perdons cette immersion. »
Alors que j’étais assis dans la cafétéria de CD Projekt RED, plantant ma
fourchette dans un plat de lasagnes végétariennes, je me demandais si The
Witcher 3 aurait été possible ailleurs. Le paysage à l’extérieur de Varsovie
ressemblait à une scène tout droit sortie de The Witcher 3, avec ses forêts
luxuriantes et ses rivières glacées. Le coût de la vie en Pologne est faible,
comparé à l’Amérique du Nord et aux autres pays européens, ce qui
permettait à CD Projekt RED de payer des salaires relativement bas. (Mais
cela était en train de changer, comme Iwiński me le disait, car ils
embauchaient de plus en plus d’expatriés.) Le jeu était aussi largement
inspiré par les contes de fées polonais, sans parler de la lourde histoire de
racisme, de guerre et de génocide qui entoure Varsovie. Des aspects qui se
retrouvent tous, sans exception, dans The Witcher 3.
Mais plus que cela, ce sont les gens qui travaillent ici qui ont rendu The
Witcher 3 possible. En 2016, CD Projekt RED avait des employés de cultures
très variées, avec assez de non-polonophones pour que le studio soit
récemment passé à l’anglais, afin qu’ils puissent tous se comprendre. Mais
beaucoup d’entre eux semblaient avoir des puces tatouées sur leurs épaules
slaves. Ils avaient sans doute grandi en piratant des jeux aux marchés
informatiques, où ils vendaient des copies de jeux comme Stonekeep en
rêvant de créer un jour leur propre RPG. « Je crois que sous le communisme,
la créativité était souvent bridée, explique Konrad Tomaszkiewicz. Mais une
fois la démocratie arrivée, quand tout le monde a pu faire ce qu’il voulait, les
gens ont commencé à réaliser leurs rêves. » Même après le succès de The
Witcher 3, les développeurs de CD Projekt RED avaient l’air motivés de
prouver qu’ils étaient assez bons pour conquérir la scène lors de salons
comme l’E3. C’est peut-être ce qu’être rebelle signifie.
1. Le fait que Baldur‘s Gate ait été développé par BioWare (Dragon Age : Inquisition), localisé
par CD Projekt (The Witcher 3), et émulé par Obsidian (Pillars of Eternity) illustre soit l’immense
influence de ce jeu ou ma passion des RPG pour avoir tenu à en traiter trois dans ce livre.
2. Chris Suellentrop, « Witcher’ Studio Boss Marcin Iwinski : “We Had No Clue How to Make
Games” », Glixel, mars 2017, www.glixel.com/interview.witcher-studio-boss-we-had-no-clue-
how-to-make-games-w472316.
3. Heureusement, chez CD Projekt RED, contrairement à la plupart des sociétés nord-américaines,
les heures supplémentaires étaient payées. Le Code du travail polonais l’imposait.
4. Les fans détestent souvent les contenus téléchargeables « exclusifs », une pratique utilisée par
les éditeurs comme Square Enix et Ubisoft qui répartit différents bonus de précommande dans
diverses boutiques. En achetant Final Fantasy XV chez Amazon, par exemple, vous auriez un
pack d’armes spéciales. En le précommandant chez GameStop [NdÉ : l’équivalent de
Micromania], vous auriez un mini-jeu bonus.
10

Star Wars 1313

Rares sont les jeux vidéo qui bénéficiaient d’autant d’assurances que Star
Wars 1313. C’était le mélange parfait : un gameplay à la Uncharted dans
lequel le joueur mitraillerait des ennemis et ferait exploser des vaisseaux
spatiaux, combiné à l’univers de Star Wars, une série ayant plus de fans que
toutes les autres. Quand le studio de jeu emblématique LucasArts a présenté
sa démo clinquante à l’E3 2013, les gens sont restés bouche bée. Enfin, après
des années de potentiel gâché sur console et dans les cinémas, Star Wars
retrouvait la forme.
Le matin du 5 juin 2012, le premier jour de l’E3, une poignée de
directeurs de Star Wars 1313 se sont installés dans une petite salle de
conférences sombre au premier étage du Los Angeles Convention Center. Ils
ont étalé leurs illustrations préparatoires sur les murs pour donner
l’impression que les visiteurs descendaient dans les souterrains de Coruscant.
Même s’ils n’étaient pas au rez-de-chaussée de l’E3, ils comptaient faire
bonne impression. Les dernières années avaient été terribles pour le studio, et
ils voulaient prouver qu’ils pouvaient encore faire de grands jeux. Durant
trois jours, le directeur créatif de Star Wars 1313, Dominic Robilliard et son
producteur, Peter Nicolai, ont joué à la démo, la montrant à un nouveau
groupe de journalistes et de visiteurs toutes les demi-heures.
Celle-ci s’ouvrait sur deux chasseurs de primes anonymes qui marchaient
dans un vaisseau rouillé, échangeant des quolibets sur la dangereuse
cargaison qu’ils allaient livrer en sous-sol. Alors que les deux partenaires
badinaient, un groupe de pirates mené par un droïde malveillant se déchaînait
sur leur vaisseau, envoyant des dizaines de gredins investir la soute. Et on
passait au combat dans Star Wars 1313 quand le joueur, contrôlant un des
chasseurs de primes, se cachait derrière une caisse et commençait à tirer.
Après avoir éliminé quelques ennemis (d’abord avec des blasters et
ensuite avec une prise qui aurait eu sa place dans un film de Jet Li), le
protagoniste et son partenaire atteignaient le fond du vaisseau juste à temps
pour voir les pirates voler leur cargaison. Suivait une séquence (dont un
passage particulièrement vicieux où le partenaire du joueur jetait un ennemi
dans une capsule de sauvetage avec un détonateur et l’envoyait exploser
contre l’engin adverse), les deux chasseurs de primes sautaient sur le vaisseau
pirate pour récupérer leur cible. Le personnage du joueur atterrissait sur la
coque en flammes, grimpait sur le vaisseau en perdition pour rattraper son
partenaire, avant de bondir au milieu des débris et que la démo s’achève
ainsi.
« C’était l’une des meilleures démonstrations de l’E3 cette année, raconte
Adam Rosenberg, un journaliste (et ami), qui avait pu voir le jeu depuis les
coulisses. LucasArts avait calibré la vidéo pour toucher tous les points
sensibles des joueurs fans de Star Wars, et ça a marché. » D’autres
journalistes étaient tout aussi enthousiastes, et les fans ont commencé à dire
que Star Wars 1313 était la meilleure démo qu’ils avaient vue. Avec Star
Wars 1313, l’ère de médiocrité de LucasArts semblait enfin toucher à sa fin.
Qu’est-ce qui aurait pu mal tourner ?

*
* *
Quand l’industrie du jeu vidéo moderne a émergé au début des années
1980, les magnats du cinéma l’ont observée avec un mélange d’envie et de
consternation. Comment ces créateurs de jeux, avec leurs histoires immatures
et leurs cycles de production inégaux, arrivaient à se faire des millions de
dollars avec cet étrange nouveau médium interactif ? Et comment Hollywood
pouvait avoir sa part du gâteau ? Certains studios de films ont vendu la
licence de leurs franchises ou ont travaillé avec des éditeurs pour pondre des
jeux dérivés de mauvaise qualité comme le tristement célèbre E.T., mieux
connu pour avoir participé au crash de l’industrie du jeu vidéo 1. D’autres ne
se sont même pas donné cette peine. Plus tard des réalisateurs respectés
comme Guillermo del Toro et Steven Spielberg se sont intéressés au
développement de jeux, mais dans les années 1980, un seul géant du cinéma a
eu la prescience de construire une société entièrement autour des jeux vidéo :
Monsieur George Lucas.
En 1982, cinq ans après la sortie de son carton La Guerre des étoiles,
Lucas a vu le potentiel des jeux vidéo et décidé de s’y engager. Il a monté
une filiale de sa société de production, Lucasfilm, baptisant le nouveau studio
Lucasfilm Games, et engagé une équipe de jeunes concepteurs talentueux
comme Ron Gilbert, Dave Grossman et Tim Schafer. Dans les années
suivantes, Lucasfilm Games a connu le succès non seulement avec des
adaptations de films, mais aussi avec des jeux d’aventures en « point-&-
click » complètement originaux comme Maniac Manson et The Secret of
Monkey Island. Une réorganisation en 1990 a changé Lucasfilm Games en
LucasArts, et au cours des années, leur logo emblématique (un homme doré
tenant un arc étincelant) a orné la boîte de jeux chéris comme Grim
Fandango, Star Wars : TIE Fighter, Day of the Tentacle, Star Wars Jedi
Knight, et bien d’autres. Dans des années 1990, le nom LucasArts était un
gage de qualité.
Mais une fois arrivé au XXIe siècle, quelque chose a changé. Alors que
George Lucas et sa société doublaient la mise avec sa seconde trilogie Star
Wars souvent raillée, LucasArts s’est empêtré dans les intrigues de bureau et
les directions instables. Le studio est devenu surtout connu pour éditer les
jeux d’autres développeurs, comme Star Wars : Knights of the Old Republic
(BioWare) et Star Wars : Battlefront (Pandemic), plutôt que pour réaliser les
siens. En dix ans, LucasArts a connu quatre présidents différents : Simon
Jeffery en 2000, Jim Ward en 2004, Darrell Rodriguez en 2008 et Paul
Meegan en 2010. Chaque fois qu’un nouveau président entrait en poste, tout
le personnel était réorganisé, ce qui entraînait toujours deux choses : des
licenciements et des annulations. (Après un plan social particulièrement
important en 2004, LucasArts a virtuellement fermé avant de repartir, ce qui
était surréaliste pour ceux qui restaient. Un ancien employé se souvient
d’avoir fait du roller dans la moitié du bâtiment, qu’il avait pour lui tout
seul.)
Comme un ancien employé me l’a dit plus tard : « La baie de San
Francisco est remplie de gens qui ont eu le cœur brisé par Lucasfilm ou
LucasArts, cette triste lignée de présidents et de licenciements collectifs. Il y
a beaucoup de gens là-bas qui ont été maltraités par la société. »
Malgré cela, beaucoup chez LucasArts pensaient qu’ils pouvaient rendre
sa gloire passée au studio. LucasArts payait bien et n’avait aucun mal à attirer
des développeurs talentueux qui avaient grandi avec Star Wars et voulaient
créer des jeux dans cet univers. Début 2009, quand Darrell Rodriguez était à
la barre, le studio a commencé à développer un projet Star Wars portant le
nom de code Underworld. Ils songeaient à un jeu vidéo lié à la série télévisée
du même nom, que George Lucas préparait depuis des années. La série
Underworld devait être une vision à la HBO de Star Wars se déroulant sur la
planète Coruscant, sorte de mélange entre New York et Gomorrhe. La série
serait située entre les deux trilogies Star Wars et il n’y aurait pas de
marionnettes en images de synthèse ou d’enfants acteurs cabotins cette fois.
Non, Underworld montrerait le crime, la violence et les conflits brutaux entre
des familles de la pègre. Le jeu et la série étaient tous les deux destinés aux
fans adultes de Star Wars.
Lors des réunions de l’année 2009, un petit groupe de développeurs de
LucasArts a commencé discrètement à réfléchir au concept de Star Wars
Underworld. Pendant un temps, ils ont envisagé un jeu de rôle. Puis ils ont
élargi leur perspective, sachant que George Lucas était fasciné par Grand
Theft Auto (GTA). (Ses enfants étaient fans des jeux.) Les développeurs se
sont dit qu’il serait génial d’avoir un jeu en monde ouvert, façon GTA, dans
les souterrains crasseux de Coruscant. Le joueur, incarnant un chasseur de
primes ou un autre genre de hors-la-loi, pourrait parcourir le monde, accepter
des missions de différentes familles du crime en grimpant les échelons.
L’idée a vite tourné court. Après quelques semaines de recherches basées
sur des conversations avec des collègues de Rockstar, le développeur de GTA
et Ubisoft, l’éditeur d’Assassin’s Creed, l’équipe d’Underworld a établi une
estimation du nombre de personnes nécessaires (des centaines) et du budget
minimal (des dizaines de millions) pour réaliser un jeu en monde ouvert de
cette nature. Les cadres de Lucasfilm n’étaient pas intéressés. « Bien sûr qu’il
n’y avait aucune envie de faire un tel investissement, raconte une personne
impliquée dans le jeu. Cette idée est apparue et a disparu en moins de deux
mois. »
C’était récurrent chez LucasArts. Pour faire quoi que ce soit, la direction
du studio devait aller voir leurs patrons de Lucasfilm, qui étaient pour la
plupart des cinéastes de la vieille école, qui n’avaient pas grand intérêt pour
le jeu vidéo. Parfois, des directeurs frustrés de LucasArts faisaient des
présentations détaillées aux cadres de Lucasfilm, rien que pour leur expliquer
comment les jeux étaient créés. Ces mêmes cadres étaient aussi la clé pour
parler à George Lucas, et leur fournissaient des guides pour s’adresser au
légendaire auteur. (Une directive commune : ne jamais dire « non ».) Lucas,
qui était propriétaire à 100 % de la société, s’intéressait toujours aux jeux
vidéo, mais avait l’impression que LucasArts l’avait déçu ces dernières
années, selon des personnes travaillant avec lui. Ne pouvaient-ils pas faire
mieux ?
Fin 2009, le projet Underworld était devenu ce que l’équipe surnommait
sarcastiquement Gears of Star Wars, un jeu en coopération où il fallait
principalement courir, tirer et se mettre à couvert, un peu comme dans la série
Gears of War d’Epic Games. À ce moment, Underworld était beaucoup
moins secret. Au cours des mois suivants, le projet a pris beaucoup plus
d’ampleur, et d’autres personnes ont été recrutées hors de LucasArts pour
réaliser des prototypes et préparer la fonctionnalité de jeu multijoueur. C’était
une version intéressante d’Underworld, bien que « beaucoup plus prudente et
moins aventureuse », selon une personne.
Durant l’été 2010, le président de LucasArts a une nouvelle fois changé.
Adieu Darrell Rodriguez, bonjour un président costaud et ambitieux : Paul
Meegan. Ce changement de poste s’est bien sûr accompagné de licenciements
massifs, d’annulations de projets et d’une transformation technologique
majeure : Meegan, qui avait auparavant travaillé chez Epic Games, voulait
que LucasArts passe de son moteur propriétaire au célèbre Unreal Engine
d’Epic.
Meegan trouvait également Underworld trop prudent. Il avait de grands
plans pour l’avenir des jeux Star Wars (dont la résurrection progressive des
jeux de tir Battlefront) et voulait que LucasArts frappe un grand coup. À
l’époque, Meegan disait aux gens qu’il était trop tard pour les vues du studio
sur la PlayStation 3 et la Xbox 360. Mais pour les consoles nouvelle
génération, qui devaient arriver d’ici deux ans, LucasArts pouvait faire
quelque chose d’énorme. « LucasArts est une société avec un potentiel
gigantesque, a dit plus tard Meegan dans une interview 2. Et pourtant, au
cours des dernières années, LucasArts n’a pas toujours bien fait son travail de
créateur de jeux vidéo. Nous devrions créer des jeux qui définissent notre
médium, qui peuvent rivaliser avec les meilleurs de notre industrie, mais nous
ne le faisons pas. Et cela doit changer. »
Peu après sa prise de poste, Meegan s’est entretenu avec Dominic
Robilliard, le créateur exécutif du jeu, et d’autres dirigeants de LucasArts
pour discuter d’une nouvelle vision pour Underworld. La série TV de George
Lucas était coincée par un développement catastrophique, mais Meegan et
Robilliard étaient toujours séduits par l’idée d’un jeu Star Wars centré sur la
pègre de Coruscant. Ils aimaient aussi la série Uncharted de Naughty Dog,
qui mélangeait jeu d’action-aventure avec le spectacle d’un film blockbuster.
Réaliser Gears of Star Wars n’était pas très intéressant, mais Star Wars
Uncharted ? Travailler sous la houlette de Lucasfilm présentait des défis,
mais LucasArts avait la chance de partager un campus avec Industrial Light
& Magic (ILM), le spécialiste des effets spéciaux légendaires qui avait
produit ceux des premiers Star Wars. Durant des années, Lucasfilm et
LucasArts avaient voulu trouver des moyens de mélanger les technologies du
cinéma à celles du jeu vidéo. Et quelle meilleure façon de procéder qu’avec
un jeu vidéo Star Wars inspiré d’Uncharted ?
Ces conversations ont donné lieu à des documents de conception et des
dessins préparatoires, et fin 2010, LucasArts a inventé le nom de Star
Wars 1313, d’après le 1313e niveau des souterrains de Coruscant. Selon les
concepteurs, le but était de satisfaire le fantasme d’incarner un chasseur de
primes. Grâce à un ensemble d’aptitudes et de gadgets, le joueur allait traquer
des cibles pour les familles du crime. « Personne n’avait vraiment réussi à
rendre cela dans un jeu Star Wars, raconte une personne ayant travaillé sur
1313. Nous voulions créer quelque chose (et l’idée venait de George) qui ne
reposait pas sur la force ni sur les Jedi. »
Une partie de ce processus impliquait d’orienter toute l’équipe dans une
seule direction, un objectif vague, mais crucial. « Quand j’ai commencé sur le
jeu, mon but était de découvrir ce que tout le monde pensait, raconte Steve
Chen, chef concepteur et vétéran de LucasArts, passé sur le projet fin 2010.
Parce que je l’avais imaginé comme un jeu en monde ouvert, comme un jeu
coopératif, comme un jeu de tir. J’y voyais beaucoup de choses. Il y avait de
tout. »
Quand Chen a commencé, il a passé quelques semaines à s’entretenir
avec les membres de l’équipe pour leur demander ce qui ressortait le plus
dans Star Wars 1313 selon eux. Qu’aimaient-ils le plus ? Quel jeu voulaient-
ils faire ? « J’essayais de trouver l’idée centrale, et de me débarrasser de
toutes les fioritures. C’était un groupe de personnes incroyablement
talentueuses avec d’excellentes idées et aptitudes, mais qui n’arrivaient pas à
se focaliser. »
La prochaine étape pour Meegan a été d’engager un nouveau directeur de
studio : Fred Markus, un développeur grisonnant qui travaillait dans les jeux
depuis 1990. Markus était un adepte de ce qu’il appelait « l’approche
Nintendo » quant au game design : affinez votre gameplay jusqu’à ce qu’il
soit parfait. « [Markus] a rejoint la société et a bouleversé la culture créative
chez LucasArts, pour le mieux, explique Chen. C’était vraiment une personne
importante dans le studio, et il a réalisé de profonds changements culturels
dès le premier jour. »
Markus, qui avait passé des années chez Ubisoft à travailler sur des
franchises comme Far Cry et Assassin’s Creed, prônait l’idée de structurer le
chaos du développement en identifiant tous les scénarios catastrophes le plus
tôt possible. Par exemple, s’ils faisaient un jeu dans les niveaux souterrains
de Coruscant, ils devaient songer à la verticalité. Le joueur devrait monter et
descendre entre les différents niveaux de la ville. Mais monter était souvent
moins amusant que descendre, et poursuivre une cible en grimpant des
escaliers donnait une impression de mollesse. Ils pouvaient résoudre le
problème avec des ascenseurs rapides, ou des grappins. Peu importe la
réponse, Markus voulait que l’équipe trouve la solution avant même de
commencer la production.
Peu après ses débuts chez LucasArts, Markus a lancé un véritable « camp
d’entraînement intensif », selon l’expression d’un ex-employé, pour les
commandes, la caméra et le rythme de gameplay. Markus pensait que la
meilleure façon de créer un jeu vidéo était de passer autant de temps que
possible en préproduction, ce qui impliquait beaucoup de discussions, de
prototypes et de répondre à de petites et grandes questions. Que signifiait
vivre le fantasme d’incarner un chasseur de primes de Star Wars ? Comment
fonctionneraient les commandes ? Quel genre de gadgets aurait le
personnage ? Comment traverser les souterrains de Coruscant ? « Il a eu une
excellente influence sur l’équipe et le studio en général, explique Steve Chen.
Ce n’était pas forcément la personne la plus facile, c’était un dur à cuire…
mais ses effets sur le studio et le projet ont été selon moi très positifs. Il était
doué pour nous obliger à regarder le cœur du jeu en face. »
Un autre de leurs principes était de ne pas enlever le contrôle au joueur.
« L’une des choses dont Dom [Robilliard], le directeur créatif, était
convaincu, c’était que la plupart du temps, le joueur préférait réaliser une
belle action que de la regarder », explique Evan Skolnick, chef concepteur
narratif.
Pendant un temps, la préproduction s’est bien passée. L’équipe de Star
Wars 1313 a commencé à envisager une sortie en automne 2013 ou début
2014, avec l’espoir d’en faire un titre de lancement pour la PS4 et la Xbox
One, encore confidentielles. Durant des mois, ils ont joué avec des prototypes
et travaillé sur une nouvelle histoire, qui tournerait autour de leur audacieux
chasseur de primes. Les concepteurs se sont familiarisés avec l’Unreal
Engine, en travaillant de près avec ILM pour que Star Wars 1313 ait l’air
aussi « nouvelle génération » que possible.
Alors que Fred Markus, Dominic Robilliard et le reste de l’équipe
essayaient de déterminer leur vision pour Star Wars 1313, George Lucas
prenait régulièrement des nouvelles et faisait des suggestions. « Alors que je
revoyais avec lui les détails de l’histoire et du gameplay, a raconté Robilliard
lors d’une conférence au DICE Summit en février 2017, il nous a autorisés à
utiliser davantage de lieux et de personnages qu’il avait inventés. » De temps
en temps, d’après des membres de l’équipe, il venait et disait qu’ils pouvaient
(et devraient) utiliser les nouveaux éléments de la série Star Wars :
Underworld.
« Au début, le jeu était juste situé dans le même univers, raconte une
personne de l’équipe. Puis, c’est devenu le même lieu. Puis on a dû réécrire
l’histoire pour commencer à utiliser plus de personnages de la série TV. » En
théorie, les développeurs de Star Wars 1313 étaient ravis de pouvoir utiliser
plus d’éléments canoniques de l’univers Star Wars, mais en pratique, c’était
incroyablement frustrant. Avec chaque nouveau personnage ou lieu, l’équipe
devait retravailler d’importantes parties du jeu. « Je ne pense pas exagérer en
disant que nous avons sans doute développé 30 heures de contenu testable en
boîtes grises avant même de commencer le jeu en tant que tel », explique une
personne ayant travaillé pour l’équipe.
George Lucas ne cherchait pourtant pas à nuire au développement. Des
gens qui ont travaillé sur le jeu disaient qu’il adorait la direction que prenait
Star Wars 1313. Mais pour le médium préféré de Lucas, le cinéma, tout
existait pour servir l’histoire, alors que dans le développement d’un jeu (du
moins, du type de jeu que Markus et Robilliard voulaient créer), tout existait
pour servir le gameplay. « L’un des problèmes lorsqu’on travaille dans une
société de cinéma avec quelqu’un comme George, c’est qu’il est capable de
changer d’avis en se fondant uniquement sur un aperçu visuel, selon une
personne ayant travaillé sur le jeu. [Il n’avait pas intégré] l’idée que nous
développions des mécaniques [de gameplay] pour aller avec ces concepts, ces
niveaux et ces scénarios. »
Les directeurs de Star Wars 1313 pensaient que plus George Lucas voyait
le jeu, plus il faisait confiance aux développeurs, et plus il était disposé à les
laisser jouer avec des éléments de son univers. Après tout, il pouvait faire ce
qu’il voulait. C’était sa boîte. Son nom était dans celui de la société et il
possédait toutes les actions. Comme les employés de LucasArts aimaient le
dire : Nous sommes au service de George Lucas.
« J’ai eu le plaisir de présenter [des projets] à George quelques fois au
cours de mes années passées chez LucasArts, et la première chose qu’il disait
toujours, c’était : “Je ne suis pas un joueur”, raconte Steve Chen, qui n’a pas
directement travaillé avec George Lucas sur 1313, mais sur de précédents
jeux. Mais il a une idée très claire de ce qu’est l’histoire et de ce que
l’expérience devrait être… S’il faisait une demande ou une suggestion sur un
détail de l’histoire, d’un personnage ou du gameplay, on savait qu’il le faisait
de son point de vue, et il fallait le respecter. Cela venait d’un homme à la fois
président et force créatrice principale de la société. Mais je ne sais pas s’il se
demandait forcément : “Oh, est-ce que cette décision que je prends va
changer ce que fait l’équipe ?” Peut-être. Je ne pense pas que c’était la
priorité pour lui. C’était à nous de nous en soucier. »
Le changement le plus important est arrivé au printemps 2012. Plus tôt
cette année, ils avaient décidé d’annoncer Star Wars 1313 à l’E3, et toute
l’équipe se démenait pour boucler la démo clinquante qui présenterait leurs
deux chasseurs de primes. Après toutes ces années de développement (et le
faible rendement de LucasArts ces derniers temps), l’équipe de 1313 se
sentait obligée de frapper un grand coup. Des années de licenciements, de
jeux précipités et de projets annulés avaient coûté à LucasArts sa prestigieuse
réputation des années 1990. « À ce moment, nous n’étions pas sûrs de
l’impression qu’aurait le public ou la presse sur les jeux LucasArts, raconte
Chen. Au mieux, elle était inégale. Alors il y avait une énorme pression sur
ce que nous allions présenter. »
Deux mois avant l’E3, George Lucas leur a confié une nouvelle mission :
Star Wars 1313 devrait tourner autour du chasseur de primes Boba Fett.
Lucas voulait explorer l’histoire de l’énigmatique mercenaire, d’abord apparu
dans L’Empire contre-attaque et dont l’identité de clone de Jango Fett,
géniteur des soldats clones de la République, avait été révélée dans les
préquelles. Au lieu du héros actuel de 1313, Lucas a dit qu’ils devraient
utiliser une version plus jeune de Boba, avant l’Empire.
Pour l’équipe de développement de Star Wars 1313, cela revenait à
changer la trajectoire d’un navire pétrolier. Ils avaient déjà conçu un
protagoniste, qui avait sa propre histoire, sa personnalité et ses origines. Ils
avaient engagé l’acteur Wilson Bethel pour jouer leur héros, et avaient
capturé beaucoup de ses mouvements faciaux. Fred Markus et Dominic
Robilliard ont essayé de convaincre Lucas que changer le personnage
principal à ce stade du développement serait une entreprise monumentale. Il
faudrait que l’équipe recommence tout. Et s’ils ajoutaient plutôt Boba comme
personnage non jouable, en l’intégrant à l’histoire sans changer le héros sur
lequel ils avaient passé des années ? Ne pouvaient-ils pas trouver une autre
solution ?
La réponse à ces questions a été non, et la direction de Lucasfilm a peu
après fait savoir que la décision était irrévocable. Star Wars 1313 était
désormais un jeu sur Boba Fett. « Nous avions toute une histoire prévue,
raconte une personne ayant travaillé sur le jeu. Nous étions en pleine
préproduction. Chaque niveau de cette version du jeu avait été prévu et écrit.
À ce moment, on en était à la quatrième ou cinquième version de l’histoire.
C’était le moment où on était tous hyper enthousiastes. »
Un autre ordre est ensuite venu d’en haut : LucasArts ne pouvait pas
parler de Boba Fett à l’E3, et pour les deux prochains mois, l’équipe de Star
Wars 1313 devait construire une démo sur un personnage qui ne figurerait
pas dans le jeu final. D’un côté, c’était une occasion de tester leur nouveau
pipeline technologique, qui utilisait les techniques cinématographiques
d’ILM pour créer de beaux effets de feu et de fumée, et permettait de créer
les crashs de vaisseaux les plus photoréalistes de la galaxie. Ils pouvaient
également expérimenter la motion capture faciale, l’un de leurs éléments
techniques les plus impressionnants (et les plus complexes). « L’être humain
est très doué pour voir quand quelque chose cloche avec un visage, explique
Steve Chen. Rendre des expressions faciales correctement a demandé
beaucoup de travail. Énormément de travail. En termes de ton de peau,
d’éclairage, de texture de surface et d’expression. Le moindre instant où le
visage ne bouge pas exactement comme il faut ou si les yeux font un truc de
travers, le joueur est déconnecté du jeu. »
D’un autre côté, la démo de l’E3 prendrait des mois de leur vie. De
longues journées et de longues nuits, dédiées à des personnages et des
combats qui n’apparaîtraient pas dans le jeu. (Robilliard a dit à l’équipe qu’ils
essaieraient de recycler autant d’éléments de la démo que possible, même
s’ils savaient que l’histoire serait perdue.) Mais cela en valait peut-être la
peine. L’équipe de Star Wars 1313 savait qu’elle devait impressionner.
Même au sein de LucasArts, on s’inquiétait que le couperet tombe à tout
moment, que Lucasfilm annule le jeu, qu’il y ait de nouveaux licenciements,
que Paul Meegan soit une autre victime du titre maudit de « président de
LucasArts ».
Pour Fred Markus, Dominic Robilliard et le reste de l’équipe, une simple
annonce de 1313 à l’E3 ne serait pas suffisante. Ils devaient être le clou du
salon.

*
* *
Si vous vous étiez promené dans Los Angeles au début du mois de
juin 2012, vous auriez sans doute entendu les gens parler de deux jeux :
Watch Dogs et Star Wars 1313. Ils avaient tous les deux l’air incroyables. Ils
étaient tous les deux prévus pour des consoles next-gen qui n’avaient pas
encore été annoncées. (Ni Sony, ni Microsoft n’avaient apprécié qu’Ubisoft
et LucasArts dévoilent leurs cartes si tôt.) Et les deux jeux avaient dominé le
salon. Des jours à montrer l’impressionnante démo de Star Wars 1313
avaient provoqué le buzz dont LucasArts avait besoin cet été-là.
Les critiques se demandaient si, comme beaucoup des démos clinquantes
que les éditeurs montraient lors de salons comme l’E3, celle de Star
Wars 1313 n’avait été que de la poudre aux yeux. Était-ce une démonstration
des graphismes que l’équipe de développement voulait atteindre ou ceux dont
ils étaient vraiment capables ? Est-ce que le jeu ressemblerait vraiment à ça ?
« Il était jouable, je l’avais essayé et ce n’était pas le genre de démo où, si
vous faisiez le moindre truc de travers, tout partait en vrille, raconte Evan
Skolnick, chef concepteur narratif. Toutes ces mécaniques fonctionnaient
dans le jeu. »
Après des années de remises à zéro et de préproduction sans fin, l’équipe
de Star Wars 1313 avait de l’élan. La presse était enthousiaste, le public en
pleine hype et le jeu avait l’air réel, même si personne d’externe au studio ne
savait que le personnage principal serait en réalité Boba Fett. Certains
membres de l’équipe avaient trouvé étrange que Lucasfilm leur ait interdit de
parler de Boba à l’E3, mais voir Star Wars 1313 gagner des prix de l’E3 et
bondir au sommet de la liste des « jeux les plus attendus » des sites internet
était un vrai plaisir pour eux, surtout ceux qui étaient chez LucasArts depuis
dix ans et avaient observé le ballet des présidents. Enfin, ils pensaient avoir
atteint une certaine stabilité.
Une fois revenue à San Francisco, l’équipe de Star Wars 1313 s’est
rassemblée et a commencé à se préparer pour entrer en production. Dans les
films, un des accessoires les plus emblématiques de Boba Fett était son
jetpack, et l’équipe de développement savait qu’il faudrait l’intégrer dans le
jeu. Mais ils ne savaient pas comment l’approcher. S’agirait-il plus d’un
jetpack pour sauter, qui propulserait le joueur sur de larges distances, ou d’un
jetpack pour voler, avec lequel on maintiendrait un bouton pour gagner de
l’altitude ? Ou complètement autre chose ? « Une simple décision comme
cela peut entièrement changer les niveaux qu’on va construire, le genre
d’ennemi qu’on va concevoir, l’aspect à l’écran, les commandes, explique
Steve Chen, qui a quitté Star Wars 1313 peu après l’E3. Une chose aussi
simple a d’énormes ramifications. »
Quoi qu’il en soit, avec Boba Fett dans le rôle principal, les concepteurs
devaient repenser tous les combats prévus. Les ennemis devraient être
conscients du jetpack du joueur pour qu’ils puissent s’abriter d’attaques
venant du dessus. Et selon un membre de l’équipe, c’était « une sacrée
contrariété ».
Mais LucasArts avait encore de l’élan. Dans les semaines qui ont suivi
l’E3, lors de la vague d’embauches prévue, le studio a recruté une dizaine de
vétérans du développement venus de toute l’industrie. L’équipe de 1313 était
encore assez petite (environ 60 personnes, en espérant atteindre les 100, voire
150), mais ses membres avaient beaucoup d’expérience. « En général, dans
une équipe, il y a un mélange de vétérans, de gens relativement expérimentés
et de débutants qui apprennent le métier avec les vétérans, explique Evan
Skolnick. Avec cette équipe… on avait l’impression qu’il n’y avait que des
vétérans. Tout le monde connaissait très bien son métier, et était reconnu
dans la profession, et c’était vraiment dingue de travailler avec des talents de
ce calibre. »
En septembre 2012, deux choses étranges se sont produites. D’abord,
Lucasfilm a dit à LucasArts de ne pas annoncer l’autre jeu qu’ils
développaient, Star Wars : First Assault, qui devait être révélé ce mois-ci.
Ensuite, il y avait un gel des embauches à l’échelle du studio entier. Les
cadres de Lucasfilm ont dit que c’était temporaire (le président de LucasArts,
Paul Meegan, venait de démissionner, et la controversée présidente de
Lucasfilm, Micheline Chau, était aussi sur le départ), mais quoi qu’il en soit,
cela ralentissait considérablement les plans pour Star Wars 1313. Ils avaient
besoin de plus de personnes pour commencer pleinement la production.
Pour LucasArts, cela n’avait aucun sens. Ils se sentaient tous motivés
après la démonstration spectaculaire à l’E3. Ils avaient les fans avec eux, et la
presse vidéoludique publiait partout des articles sur le grand retour de
LucasArts. C’était, selon un employé, « une curieuse coupure ». Pour le
développement de jeu, ce genre d’élan était souvent crucial, et LucasArts
s’était démené pour que leurs projets dépassent le niveau de la décennie
précédente. Pourquoi leur société mère ne voudrait pas les aider ? Pourquoi
ne voulaient-ils pas laisser 1313 continuer sur sa lancée ?
La réponse à toutes ces questions était « environ quatre milliards de
dollars ». Le 30 octobre 2012, coup de théâtre : Disney annonce qu’il
rachetait Lucasfilm (et LucasArts avec) pour quatre milliards. Tous ces
curieux changements devenaient logiques. Lucasfilm n’allait pas faire de
grosse annonce ou engager des dizaines de nouveaux développeurs en
sachant que Disney pourrait avoir d’autres plans. Et Disney s’intéressait à
une chose, et en avait fait clairement état lors de l’annonce du rachat :
produire d’autres films Star Wars. Dans le communiqué de presse de Disney,
le mot « LucasArts » apparaissait une fois. Et il n’y avait aucune mention de
« jeux vidéo ».
Dire que les employés de LucasArts ont été abasourdis par la nouvelle
reviendrait à dire qu’Alderaan avait été un peu secouée. Depuis près d’une
décennie, la rumeur courait que George Lucas allait prendre sa retraite (il
avait avoué avoir été traumatisé par les critiques des fans suite à sa seconde
trilogie), mais peu de gens pensaient qu’il le ferait réellement, même s’il avait
clairement annoncé ses intentions. « Je prends ma retraite, avait dit Lucas au
New York Times Magazine en janvier 2012. Je m’éloigne des affaires, de la
société, de ce genre de choses. » Mais il avait déjà fait des déclarations
similaires au cours des années, et voir le légendaire directeur vendre
véritablement sa société était assez surréaliste pour tous ceux qui travaillaient
pour lui. « Nous ne savions pas à quoi nous attendre, raconte Evan Skolnick.
Nous espérions que ce serait une bonne chose pour nous, mais… Je crois
qu’on se doutait qu’il ne ressortirait rien de bon. »
Les représentants de Lucasfilm ont dit aux journalistes du jeu vidéo que
l’acquisition n’affecterait pas Star Wars 1313. « Pour l’instant, tous les
projets continuent comme avant », a écrit la société dans un communiqué,
similaire aux déclarations du P.-D.G. de Disney, Bob Iger, devant le
personnel de LucasArts. Tout continue comme avant, leur avait-il dit en
réunion. Mais il y avait un immense signal d’alerte. Juste après l’annonce de
l’acquisition, Iger avait dit lors d’une conférence que la société chercherait
surtout à travailler avec d’autres éditeurs pour produire les jeux Star Wars
plutôt que de les développer eux-mêmes, et que Disney allait sans doute « se
consacrer davantage aux jeux mobile et pour réseaux sociaux qu’aux jeux
console. »
Cela a été un instant de stupeur pour le personnel de LucasArts. Ils
avaient deux jeux en développement, tous les deux sur console. Si Disney
comptait créer des jeux pour un public plus généraliste, qu’allait-il advenir de
LucasArts ? Certains directeurs de 1313 ont lu l’avenir dans le marc de café
et ont décidé de partir, dont Fred Markus, qui a démissionné peu après
l’acquisition. Et le gel des embauches a continué. L’équipe de 1313 ne
pouvait ni s’étendre, ni remplacer ceux qui partaient. L’hémorragie chez
LucasArts ne s’arrêtait pas.
Dominic Robilliard et ceux qui restaient dans l’équipe de Star Wars 1313
ont continué le travail. Ils pensaient encore avoir la juste combinaison
d’éléments pour faire un grand jeu : une bonne accroche, une équipe
talentueuse, et une excellente technologie. Et ils pensaient qu’un jeu Boba
Fett irait bien avec les plans de Disney de réaliser une nouvelle trilogie de
films Star Wars. Star Wars 1313 étant situé entre les deux premières
trilogies, il ne pourrait pas gêner les futurs épisodes VII à IX.
Dans les semaines qui ont suivi le rachat par Disney, les développeurs de
Star Wars 1313 ont monté une démo à présenter devant leurs nouveaux
maîtres, et Disney l’a étudiée avec intérêt. « Ils voulaient tout apprendre sur
la société qu’ils venaient d’acquérir, et par conséquent, tout sur leurs projets,
raconte Evan Skolnick. Ils voulaient une vision d’ensemble de la société
qu’ils avaient acheté des milliards de dollars. Alors, je pense que 1313 était,
comme tous les autres projets de LucasArts en cours ou à l’étude, soumis à
une évaluation, une enquête poussée et une décision basée sur l’ensemble de
ces analyses. »
Mais Disney est resté muet, et, alors que la nouvelle année arrivait, les
employés de LucasArts ne savaient toujours pas sur quel pied danser.
Plusieurs personnes ont été embauchées ailleurs, d’autres ont commencé à
envoyer des candidatures, sachant que le studio n’avançait pas. Ils avaient
l’impression d’être au purgatoire, ou congelés dans la carbonite, alors que
tout LucasArts attendait de savoir ce que Disney ferait. Certains ont pensé
que Bob Iger allait annuler Star Wars 1313 et First Assault en faveur de
nouveaux jeux, peut-être liés aux films. D’autres ont pensé que Disney
restructurerait LucasArts, pour en faire un développeur de jeux grand public
et mobile. Tous croisaient les doigts pour que Disney les laisse poursuivre ce
qu’ils faisaient, et que les projets continuent comme avant, comme l’avait
promis Iger.
L’alerte suivante est arrivée en janvier 2013, quand Disney a annoncé
qu’il venait de fermer Junction Point, le studio d’Austin derrière le jeu de
plate-forme Epic Mickey. « Ces changements font partie de nos efforts pour
nous adapter à l’évolution rapide des plates-formes et des marchés du jeu
vidéo, et pour aligner nos ressources avec nos priorités », a écrit Disney dans
une déclaration. En langage standard, cela signifiait qu’Epic Mickey : le
Retour des héros, la suite d’Epic Mickey sortie par Junction Point en
novembre 2012, avait fait un bide.
Disney n’avait pas donné de chiffres concrets, mais on estimait les ventes
du premier mois pour Le Retour des héros à un quart de celles du premier
jeu. Ce qui était particulièrement mauvais, étant donné que le premier Epic
Mickey avait été une exclusivité Wii alors que sa suite était sortie sur
plusieurs plates-formes. Comme Iger l’avait laissé entendre, les jeux console
ne marchaient pas très bien pour Disney, ce qui n’augurait rien de bon pour
LucasArts.
En février 2013, la rumeur avait enflé. À l’intérieur comme à l’extérieur
du studio, le bruit courait que Disney comptait fermer LucasArts. Les
employés échangeaient des regards entendus dans les couloirs, et parlaient
même parfois ouvertement de l’avenir de la société. Mais il restait une
impression que Star Wars 1313 était intouchable. Avec toutes les discussions
enthousiastes des fans, Disney serait obligé de le terminer. Ou dans le pire
des cas, ils pensaient que Disney vendrait 1313 à un autre éditeur. « Je crois
que nous avions bâti un tel engouement autour du projet, avec une
présentation couronnée de succès à l’E3 en 2012, avec des récompenses et
des nominations, et les fans étaient tellement enthousiastes, que nous
pensions cela suffisant pour sauver le projet, explique Evan Skolnick. 1313
ne pouvait pas être annulé maintenant, pas avec un tel engouement derrière. »
Mais selon certains chez LucasArts, il est vite devenu clair que Disney
leur avait accordé une période de grâce. Durant plusieurs mois, Disney avait
permis au studio de poursuivre comme si de rien n’était pendant que la
société négociait des accords avec d’autres éditeurs pour l’avenir de leur
studio et des jeux Star Wars. De toutes les parties intéressées, un éditeur était
particulièrement enthousiaste : Electronic Arts. Durant les premiers mois de
2013, EA avait beaucoup négocié avec Disney, discutant de nombreuses
options pour le futur de LucasArts. Les rumeurs ont commencé à courir dans
le studio que finalement, LucasArts allait s’en sortir. Peut-être qu’EA allait
les racheter. Tout l’hiver, la direction de LucasArts promettait que tout se
passerait bien, conseillant même à ses employés de ne pas prendre la peine de
distribuer leur CV à la Game Developers Conference de mars.
La plus grande rumeur, colportée par plusieurs employés de LucasArts,
était qu’EA avait un accord pour racheter le studio et terminer la production
de Star Wars 1313 et First Assault. Mais ensuite, selon une autre rumeur,
puisque le nouveau SimCity était un désastre, cela aurait conduit EA et son
P.-D.G., John Riccitiello à se séparer « d’un commun accord », provoquant la
fin du contrat sur LucasArts. Mais Riccitiello m’a dit que ces négociations
n’avaient pas été aussi abouties que le pensaient les employés. « On discute
de tout quand on négocie un accord. Mais l’essentiel relève du fantasme. »
Puis, tout s’est effondré.
Le 3 avril 2013, Disney a fermé LucasArts, licenciant ainsi près de 150
employés et annulant tous les projets du studio, y compris Star Wars 1313.
C’était le dernier acte d’une longue période de turbulences chez LucasArts, et
la fin d’une ère pour l’un des studios de jeu vidéo les plus appréciés.
Pour ceux qui restaient, tout cela a paru à la fois scandaleux et inévitable.
Certains ont quitté le bâtiment pour aller boire à un bar sportif non loin
(curieusement appelé Final Final) et se lamenter sur ce qui aurait pu arriver.
D’autres sont restés et ont pillé les bureaux, utilisant des clés USB pour
récupérer des bandes-annonces à moitié terminées et des démos sur les
serveurs de LucasArts avant que tout ne disparaisse. Un ancien employé a
même volé les kits de développement pour console. Les employés se sont dit
qu’après tout, Disney n’en aurait pas besoin.
Mais il restait une lueur d’espoir. Au cours des dernières heures de
LucasArts, un des cadres supérieurs d’EA, Frank Gibeau, a convoqué une
ultime réunion pour essayer de sauver Star Wars 1313. Gibeau a dit à
LucasArts d’assembler une escouade pour une mission de sauvetage au siège
d’EA. Dominic Robilliard a réuni une petite équipe de chefs pour se retrouver
au campus tentaculaire de Redwood City, en Californie. Ils allaient faire une
présentation à Visceral, le développeur propriété d’EA ayant produit Dead
Space et Battlefield Hardline. Si tout se passait bien, selon Gibeau, Visceral
allait engager le noyau de l’équipe de Star Wars 1313 et continuer à travailler
sur le projet.
Devant une salle remplie d’employés de Visceral, Robilliard et son
équipe se sont lancés dans une longue présentation de Star Wars 1313. Ils ont
discuté de l’histoire, décrit en détail comment le joueur se battrait dans la
ruche de Coruscant, révélerait une conspiration sur le commerce d’épice et se
ferait poignarder dans le dos par son meilleur ami. Ils ont montré toutes les
mécaniques sur lesquelles ils avaient monté des prototypes, comme le lance-
flammes et le lance-roquettes sur le poignet. Ils leur ont fait traverser les
heures de niveaux qu’ils avaient construits en boîtes grises, où l’agencement
était détaillé (mais sans effets graphiques). Deux choses étaient claires : il y
avait encore beaucoup de travail, et Star Wars 1313 avait un énorme
potentiel.
Puis, selon le souvenir d’une personne présente, personne n’a rien dit.
Toutes les têtes se sont tournées vers Steve Papoutsis, le directeur vétéran de
Visceral et celui qui prendrait la décision finale. Pendant quelques secondes,
Papoutsis est resté planté là, le regard fixé sur les visages désespérés de
l’équipe 1313. Puis, il a commencé à parler.
« Il s’est levé devant tous les employés de LucasArts et Visceral, selon
une personne présente dans la pièce, et il a dit : “Je ne sais pas exactement ce
qu’on vous a raconté, mais je peux vous dire que ce que vous imaginez
n’arrivera pas.” » Puis, selon cette même personne, Papoutsis a dit qu’il
n’avait jamais voulu ressusciter Star Wars 1313. Lui et le studio allaient
réaliser des entretiens avec les membres clés de l’équipe 1313. S’ils plaisaient
à Visceral, le studio comptait les engager pour un tout nouveau projet.
Les directeurs de Star Wars 1313 étaient abasourdis. Ils étaient venus au
campus d’EA dans l’espoir de convaincre Visceral de terminer leur jeu, pas
de leur offrir un poste. Beaucoup étaient encore persuadés, après tout ce
qu’ils avaient traversé, qu’ils pouvaient encore sauver Star Wars 1313. Même
les plus cyniques chez LucasArts (ceux qui pensaient que la technologie
cinématographique de Star Wars 1313 ne fonctionnerait jamais correctement
dans un jeu vidéo) pensaient que le jeu avait trop de potentiel pour échouer.
Certains sont partis immédiatement. D’autres sont restés et ont passé des
entretiens pour ce qui deviendrait un nouveau jeu d’action-aventure dirigé par
Amy Hennig, qui avait rejoint Visceral en avril 2014 après avoir quitté
Naughty Dog pendant le développement d’Uncharted 4.
Plus tard, un Dominic Robilliard amer a envoyé un e-mail à toute
l’équipe de Star Wars 1313 :

J’avais espéré pouvoir vous parler en face, comme d’habitude,


mais il semble que nous soyons déjà éparpillés aux quatre vents, et
les chances d’une réunion en bonne et due forme sont minces ! Cela
vaut sans doute mieux, car je ne suis pas sûr que j’aurais pu vous
dire tout ça sans perdre mes moyens.
Quand je repense à ces dernières années passées sur le jeu, je
n’arrive pas à croire que nous avons pu faire tout cela étant donné
les circonstances. C’est vraiment étonnant. Les changements de cap,
les interférences, la direction instable du studio ; parfois je n’arrive
pas à croire que vous soyez tous restés avec moi, et surtout que vous
ayez pu accomplir un travail d’une telle qualité. Je ne peux vous dire
à quel point je suis fier de chaque développeur dans cette équipe. Je
vous serai redevable pour le reste de ma carrière.

Robilliard poursuivait en complimentant le travail de l’équipe sur le


gameplay (« Le jetpack était la dernière pièce du puzzle ») et la technologie
visuelle (« Tous les efforts et la dévotion qui ont été consacrés à cet aspect
visuel construit avec minutie et amour en valaient la peine. »). Il louait leur
travail sur la démo de l’E3 (« J’ai perdu le compte des articles et des reporters
de l’E3 qui ont dit que Star Wars 1313 était littéralement “la plus belle
chose” qu’ils aient jamais vue. ») et s’attristait que LucasArts ne puisse
jamais sortir le jeu qu’ils avaient promis.
« J’en ai encore tant à dire et tant de gratitude à vous témoigner, mais
c’est trop difficile à exprimer pour l’instant, écrivait Robilliard. Je tiens
sincèrement à tous les membres de cette équipe et j’espère vraiment que nous
travaillerons à nouveau ensemble un jour… En attendant, je dédierai tout
mon temps et toute mon énergie au cours des prochains mois à faire en sorte
que quiconque songeant à engager un membre de l’équipe 1313 sache qu’il
fera un investissement parfait et prendra la meilleure décision de sa carrière.
Vous êtes la meilleure équipe que j’aie jamais connue et je vous aime tous. »
Des jeux vidéo sont annulés tout le temps. Pour chaque jeu à la ceinture
d’un développeur, il y a des dizaines de concepts et prototypes qui ne voient
jamais le jour. Mais il y avait quelque chose d’unique avec Star Wars 1313.
Pas que pour les fans, mais aussi pour tous ceux qui ont travaillé dessus. « De
mon point de vue, le jeu n’a pas été annulé, affirme Steve Chen. C’est le
studio qui a été annulé. C’est très différent. » Des années plus tard, des
membres de l’équipe 1313 parlent encore avec adoration de leur temps passé
à travailler dessus. Et beaucoup pensent que le jeu aurait été un énorme
succès si on lui avait laissé l’opportunité de réussir. « Si le téléphone sonne
un jour, promet Evan Skolnick, et que ce sont eux qui m’appellent pour
demander : “Dites, on veut que vous reveniez pour faire un nouveau 1313”, je
leur demanderai à quelle heure je dois arriver. »
Dans une salle de réunion de LucasArts, il y avait un grand panneau
d’affichage, orné de belles illustrations et de centaines de Post-it colorés. De
gauche à droite, ces notes racontaient l’histoire de Star Wars 1313,
expliquant comment Boba Fett allait descendre dans les profondeurs de
Coruscant. Il y avait dix missions, portant des noms provisoires, mais
prometteurs comme « La Chute » et « Racaille et Vilenie ». Les concepteurs
avaient résumé chaque séquence, et aligné des cartes comme « combat à
l’arrière du casino » et « poursuite du droïde à travers les tunnels du métro »
à côté de brèves descriptions des pouvoirs obtenus et des moments d’émotion
vécus. En les lisant dans l’ordre, on pouvait exactement visualiser ce à quoi
Star Wars 1313 aurait ressemblé. Le tableau a fini par tomber, mais alors que
LucasArts fermait ses portes et que ses employés faisaient leurs derniers
adieux à un studio autrefois légendaire, cela resterait une histoire figée dans
le temps. Un cliché d’un jeu qui n’allait pourtant jamais exister.

1. Sorti par Atari en 1982, E.T. est souvent considéré comme l’un des pires jeux de tous les temps.
Son lancement désastreux a en partie déclenché le crash du jeu vidéo en 1983 et Atari a fini par
enterrer un camion de cartouches invendues dans le désert du Nouveau-Mexique. 30 ans plus tard,
en avril 2014, des gens ont déterré les cartouches. Le jeu était toujours aussi atroce.
2. Michael French, « Interview : Paul Meegan », MCV, 6 juin 2011,
https://www.mcvuk.com/business/interview-paul-meegan.
Épilogue

Deux ans plus tard, vous avez réussi. Vous avez créé un jeu vidéo. Super
Plumber Adventure est sorti sur toutes les grandes plates-formes (PC, Xbox
One, PlayStation 4, même Nintendo Switch) et vous pouvez enfin vous
vanter devant tous vos amis : vous avez fait de votre rêve une réalité.
Mais vous ne leur direz peut-être pas à quel point le processus a été
éreintant. Votre jeu de plombier avait un an de retard, coûtant dix millions de
dollars supplémentaires à vos investisseurs (mais vous le leur avez promis :
ils les récupéreront quand Super Plumber Adventure sera en tête des ventes
sur Steam). Il s’avère que vous avez vu trop grand en préproduction
(comment étiez-vous censé savoir que chaque niveau prendrait quatre
semaines au lieu de deux ?), et vous avez dû repousser Super Plumber
Adventure deux fois rien que pour corriger les bugs majeurs. Vos employés
ont dû faire un crunch d’au moins un mois avant chaque grande étape (E3,
alpha, bêta, etc.) et même si vous leur avez payé le dîner pour vous racheter,
vous n’arrêtez pas de penser à tous les anniversaires manqués et les soirées
qu’ils n’ont pas pu passer avec leurs enfants parce qu’ils étaient bloqués dans
une réunion pour décider quelles couleurs seraient les plus adaptées à la tenue
de votre plombier.
Y a-t-il un moyen de faire de grands jeux vidéo sans ce genre de
sacrifices ? Est-il possible de développer un jeu sans y consacrer des
centaines d’heures supplémentaires ? N’y aura-t-il jamais une formule pour
organiser un calendrier plus fiable ?
Pour beaucoup d’observateurs de l’industrie, les réponses à ces questions
sont non, non, et sans doute pas. Le développement de jeu revient, comme
Matt Goldman de BioWare le dit, à « être au bord du chaos », quand le
nombre d’éléments en mouvement rend toute prévision impossible. N’est-ce
pas une des raisons pour lesquelles nous aimons les jeux vidéo ? Cette
surprise quand on prend une manette en sachant qu’on va expérimenter
quelque chose de complètement nouveau ?
« Créer un jeu… cela attire des personnalités d’accros au travail, explique
le directeur audio d’Obsidian, Justin Bell. Cela nécessite le genre de personne
qui est disposée à donner plus de temps… Le crunch est atroce. Ça fiche la
vie en l’air. On en sort et… J’ai des enfants. Je les vois, je les regarde et je
[me dis] : “Waouh, six mois ont passé, et tu es une autre personne,
maintenant. Et je n’étais pas là.” »

En 2010, une société japonaise, Kairosoft, a sorti un jeu vidéo appelé


Game Dev Story, où l’on gère son propre studio de développement, en
essayant de sortir une série de jeux vidéo populaires sans faire faillite. On
conçoit chaque jeu en combinant un genre et un style (par exemple : « Course
de détectives ») et pour progresser, il faut prendre une série de décisions
managériales impliquant le personnel du studio. C’est une vision hilarante,
bien que simpliste, du développement de jeu.
L’un de mes aspects préférés dans Game Dev Story, c’est ce qui arrive à
chaque cycle de production, alors que vous voyez vos serviteurs pixellisés
effectuer leurs tâches. Quand un de vos concepteurs, graphistes, ou
programmeurs s’en sort particulièrement bien, il va péter le feu…
littéralement, puisque des flammes vont sortir de son corps. Leurs adorables
sprites vont rester assis dans le bureau, à coder tout en étant enveloppé dans
les flammes.
Dans Game Dev Story, c’est un gag, mais il y a un fond de vérité. Ces
jours-ci, quand je m’émerveille devant les magnifiques panoramas
d’Uncharted 4 ou que je mitraille à tout va dans les raids addictifs de Destiny,
ou que je me demande comment un mauvais jeu vidéo a pu sortir dans cet
état, c’est l’image qui me vient en tête : une salle remplie de développeurs qui
prennent feu. C’est peut-être ainsi que sont créés les jeux vidéo.
Remerciements

Ce livre n’aurait jamais pu voir le jour sans un grand nombre de


personnes. Tout d’abord, je remercie mes parents pour leur amour, leur
soutien et pour m’avoir acheté mon premier jeu vidéo. Merci à Safta pour tant
de choses qu’il serait impossible d’en faire une liste. Merci aussi à Rita et
Owen.
Je suis redevable envers mon agent, Charlie Olsen, qui a semé l’idée de
ce livre dans ma tête avec un e-mail d’une seule ligne et n’a jamais eu le
moindre doute. Mon éditeur superstar, Eric Meyers, qui a encaissé mes
rafales d’e-mails et a supervisé ce projet du stade de conversation de déjeuner
au produit fini (sans DLC). Merci à Paul Florez-Taylor, Victor Hendrickson,
Douglas Johnson, Leydiana Rodriguez, Milan Bozic, Amy Baker, Abby
Novak, Doug Jones, Keith Hollaman, et Jonathan Burnham de HarperCollins
pour leur soutien.
Mon cher ami et partenaire de podcast Kirk Hamilton m’a offert de sages
conseils, notes et bulletins météo. Mon ancien éditeur Chris Kohler et mon
éditeur actuel Stephen Totilo m’ont tous les deux enseigné tout ce que je sais.
Et toute mon équipe chez Kotaku m’a aidé à rendre le travail amusant au
quotidien.
Merci à Matthew Burns, Kim Swift, Riley MacLeod, Nathaniel
Chapman, et tant d’autres (qui ont demandé à ne pas être cités) d’avoir lu les
premières versions de ce livre et m’avoir fait des retours essentiels.
Merci à tous ceux qui ont supporté mes gchats, SMS, e-mails, et
discussions sans fin sur ce livre.
Cet ouvrage n’aurait pas vu le jour sans Kaz Aruga, Chris Avellone, Eric
Baldwin, Eric Barone, Justin Bell, Dmitri Berman, Adam Brennecke, Finn
Brice, Waylon Brinck, Daniel Busse, Ricky Cambier, Steve Chen, Wyatt
Cheng, Eben Cooks, David D’Angelo, Mark Darrah, Travis Day, Graeme
Devine, Neil Druckmann, John Epler, Ian Flood, Rob Foote, Aaryn Flynn,
Rich Geldreich, Matt Goldman, Jason Gregory, Jaime Griesemer, Christian
Gyrling, Amber Hageman, Sebastian Hanlon, Shane Hawco, Marcin Iwiński,
Rafał Jaki, Daniel Kading, Shane Kim, Phil Kovats, Mike Laidlaw, Cameron
Lee, Kurt Margenau, Kevin Martens, Colt McAnlis, Lee McDole, Ben
McGrath, David Mergele, Darren Monahan, Peter Moore, Tate Mosesian,
Josh Mosqueira, Rob Nesler, Anthony Newman, Bobby Null, Marty
O’Donnell, Erick Pangilinan, Carrie Patel, Dave Pottinger, Marcin
Przybyłowicz, John Riccitiello, Chris Rippy, Josh Sawyer, Emilia Schatz,
Josh Scherr, Evan Skolnick, Bruce Straley, Ashley Swidowski, Jakub
Szamałek, Jose Teixeira, Mateusz Tomaszkiewicz, Konrad Tomaszkiewicz,
Piotr Tomsiński, Miles Tost, Frank Tzeng, Feargus Urquhart, Sean Velasco,
Patrick Weekes, Evan Wells, Nick Wozniak, Jeremy Yates, et les dizaines
d’autres développeurs qui m’ont parlé en coulisses. Merci à tous pour votre
temps et votre patience.
Merci à Sarah Dougherty, Mikey Dowling, Radek Adam Grabowski,
Brad Hilderbrand, Lawrence Lacsamana, Arne Meyer, Ana-Luisa Mota, Tom
Ohle, Adam Riches, et Andrew Wong de m’avoir aidé à coordonner
beaucoup de ces interviews.
Et enfin, merci à Amanda. Je ne pourrais imaginer meilleure amie.
À propos de l’auteur

Jason Schreier est le directeur de l’information de Kotaku, un site


internet prépondérant qui traite de l’industrie et de la culture du jeu vidéo, où
il s’est développé une réputation de journaliste tenace enquêtant sur divers
sujets névralgiques de l’industrie. Il a aussi travaillé sur le monde du jeu
vidéo pour Wired et a contribué à de nombreux médias comme le New York
Times, Edge, Paste et le Onion News Network.
Ceci est son premier livre.

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