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Une histoire particulière

Transcription d'une causerie


de Monseigneur Luigi Giussani avec des étudiants.
Août 1984

Sans une histoire, sans une rencontre, notre liberté n'aurait pas perçu Jésus-Christ
comme un bien pour elle, comme l'idéal et comme le destin, comme ce qui doit la
guérir de sa volonté timide et obstinée dans le désarroi.
« Marthe désespérée à cause de la mort de son frère, dit à Jésus : “Seigneur, si tu
avais été là, mon frère ne serait pas mort. Mais maintenant, je sais que tout ce que tu
demanderas à Dieu, Dieu te l'accordera”. Jésus lui dit : “Je suis la Résurrection et la Vie.
Qui croit en moi, même s'il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra
jamais. Le crois-tu ?” » (Jn 11, 21-26)

1. Un phénomène qui est arrivé


Commençons tout d'abord par une prémisse qui souligne une donnée de fait, le
phénomène qui est arrivé parmi nous ces toutes dernières années. Le type de vie
que la communauté (dans les différentes universités) a favorisé ces dernières années,
a comme soulagé ou libéré de leurs problèmes ceux qui y ont participé. L'expérience
vécue a donc fait deviner et expérimenter que la consistance de la vie n'est pas dé-
terminée par les problèmes, mais par « quelque chose de plus grand » qu'eux. Les
problèmes sont comme la route du dynamisme humain, mais le dynamisme est dé-
terminé par le but (qui est ce pour quoi la route est faite), non par la route. La consis-
tance de la vie ne réside pas dans les problèmes, dans les intérêts, dans les gestes,
mais dans « quelque chose de plus grand » qu'eux, qui concerne, investit la personne
et exige une réponse personnelle : le phénomène arrivé est la découverte expéri-
mentale de tout cela.
Ce « plus grand » commence à se définir par le mot destin : ce vers quoi tout
s'écoule, ce pour quoi notre cœur est fait, ce que nous attendons et ce vers quoi nous
sommes en chemin, ce pour quoi il n'est pas inutile de vivre. Ce qui de mon geste est
sauvé, c'est mon destin. Ce qui importe, ce qui reste, ce qui « tient » de mon amour
pour mes père et mère, de mon amour pour la femme, de mon travail et de ma car-
rière, c'est mon destin. Autrement, tout s'en va. Mais une alternative se présente aus-
sitôt. Le destin peut être conçu comme quelque chose de voulu et de créé par moi,
fruit de mes mains (« je le veux et je le deviendrai ! ») : c'est le moralisme. Ainsi, dans
le champ affectif, par exemple, je déterminerai, moi, ou je créerai, moi, le destin, la
consistance, ce qui importe vraiment. Mais cela est moralisme vide et dépassé.
Or l'alternative, la voici. Je ne me suis pas fait tout seul, « quelque chose d'autre »
m'a donné la vie, le goût de l'affectivité, de l'action, etc… Ce n'est donc pas moi qui
définis ou détermine le destin, mais c'est du destin que me vient cette possibilité de
« jeu de hasard » dans le domaine économique, ou cette possibilité dans le domaine
affectif, etc… Le destin coïncide donc avec l'idéal. L'idéal, c'est-à-dire ce pour quoi je
frémis et ce qui me met en mouvement en dernier lieu, est lié au destin, est même
– A.16 – Une histoire particulière (D.G.I.02.2)
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identique à lui : idéal et destin. Parce que la possibilité de carrière qui a brillé devant
moi m'a été donnée : l'idéal, c'est le destin. Parce que le visage de la femme furtive-
ment entrevu dans le tramway, qui a provoqué en moi un frémissement, m'a été
donné : l'idéal qui a été éveillé en moi s'appelle donc destin. Ce qui éveille mon geste
– mon affection, mon intérêt, ma curiosité –, c'est le destin. En tant qu'il éveille mon
intérêt, le destin s'accroche à mon cœur, l'idéal ne peut pas être le terme d'un dis-
cours – le contenu d'une imagination que j'ai eue avant de m'endormir ou d'un dis-
cours fait de mots, éventuellement soutenu par des citations poétiques –, mais le fait
d'avoir à côté de moi quelque chose d'humain, une personne ou, mieux, une pré-
sence.

Le mot “idéal”, qui rattache le destin au frémissement du cœur, n'est pas un dis-
cours, c'est avoir à côté de soi une réalité humaine. Un idéal ne s'identifie qu'à
quelque chose qui est déjà, autrement ce n'est pas un idéal (le rêve est donc l'exact
opposé de l'idéal et laisse vide).

On ne met en jeu un idéal que pour quelque chose qui est déjà. On ne peut en ef-
fet investir la liberté que pour quelque chose qui est déjà. Par exemple : « En jouant
toujours au loto les numéros 3, 7, 29, 42, je pourrais gagner mille milliards d'ici un
million d'années ! » Seul un fou pourrait investir sa liberté dans cette hypothèse. La li-
berté est pour quelque chose qui est déjà. En effet, la liberté est liée au bien, c'est
une « volonté du bien », et le bien est la satisfaction de l'intérêt, l'accomplissement
de l'exigence du cœur.

Idéal et destin se relient donc à une présence, autrement ce sont des mots totale-
ment vides, pure logorrhée. Percevoir ou pressentir l'idéal et le destin ne signifie
donc pas imaginer, inventer ou prédéterminer, mais avoir à ses côtés quelque chose
d'humain, une présence. La question que nous ont posée plusieurs fois quelques an-
ciens terroristes, le montre bien : « Qu'est-ce qui vous fait continuellement renaître,
être de nouveau ? Qu'est cette chose qu'il y a parmi vous, qui vous a fait être avant et
vous fait être à présent, alors que nous, nous étions avant, mais nous ne sommes
plus maintenant ? » Je désire répondre à l'interrogation – qui nous met en rapport
avec le centre de tout le problème – par cet extrait d'une lettre : « Grâce à cha-
cun de vous, rencontrer Jésus-Christ a été donner un nom à ce quelque chose de
plus que j'ai vu en vous ». C'est-à-dire : grâce à chacun de vous, j'ai pu savoir le nom
de ce quelque chose de plus que j'ai vu en vous : Jésus-Christ. Mais cela est le
contenu implicitement admis et sous-entendu par la question des terroristes : «
Qu'est cette chose qu'il y a parmi vous, qui vous a fait être auparavant et qui vous fait
être encore maintenant ? » Pour l'athée ou l'irreligieux également, ce qui nous tient
ensemble est visible. Et cela peut être visible sans qu'il en lise le nom, sans qu'il en
comprenne le visage.

2. « Le crois-tu ? »
Ici tombe à point nommé la question rappelée par l'affiche pour la fête de Pâques
de cette année 1 : « Le crois-tu ? » (Jn 11, 21-26). Car même la face la plus égarée
parmi nous ne pourrait nier le phénomène qui s'est produit ces dernières années et
Une histoire particulière (D.G.I.02.3) – A.17 –
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qu'on a décrit jusqu'ici. Le pressentiment de quelque chose de plus grand parmi


nous s'est vérifié, quelque chose qui intéresse ou touche la personne. Et l'on a com-
mencé à s'impliquer ou à se mettre en jeu soi-même, non plus à ruser simplement
avec soi-même. Et bien, ce quelque chose de plus a un nom, qu'on a entendu réson-
ner peut-être encore abstraitement, mais qui a résonné. Comme le disait la lettre ci-
tée : « Grâce à chacun de vous j'ai appris le nom de ce quelque chose de plus que j'ai
vu en vous : Jésus-Christ ». Le crois-tu ? « Je suis la Résurrection et la Vie : le crois-tu ?
». Le problème descend à pic dans la personne : nous sommes comme libérés ou
soulagés des problèmes par la vie de la communauté, jamais de nous-mêmes. « Le
crois-tu ? » Ou ce qui revient au même : « Et pour vous, qui suis-je ? » La question que
l'affiche de Pâques nous a posée et que nous avons comme inconsciemment évitée
jusqu'à maintenant, peu ou prou, nous presse de transformer en phénomène per-
sonnel le phénomène qui a mis sur le devant de la scène le nom du Christ parmi
nous, ces dernières années (« Celui qui est parmi nous »). Le problème qui se pré-
sente alors est celui du rapport existentiel et personnel entre moi et Jésus-Christ, du
rapport existentiellement personnel entre moi et la réalité qu'Il produit, à savoir la
communauté, la compagnie.
Le problème du rapport existentiel et personnel avec Jésus-Christ signifie que le
mobile du phénomène que nous avons décrit – la découverte et la perception de «
quelque chose de plus grand » entre nous, qui intéresse la personne et qui a un nom
: Jésus-Christ – doit descendre comme un tranchant dans mon cœur, dans la
conscience et le sentiment que j'ai de moi-même, que je regarde le visage d'une
femme ou que je brandisse tout l'argent que j'ai gagné en travaillant.
Nous devons maintenant identifier les facteurs qui transforment en rapport per-
sonnel et existentiel la présence de ce « quelque chose de plus grand » qui a un seul
nom, Jésus-Christ – car son étal n'existe pas, un seul homme au monde ayant dit : «
Je suis la Résurrection et la Vie » ; « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie ».

3. Premier facteur : l'instrument de la liberté


La liberté est attachement au bien, non une “chose” neutre, à savoir la possibilité
de choisir ceci ou cela selon mon avis ou mon bon plaisir, comme l'affirme la menta-
lité commune. La liberté est l'inclination ou la destination au vrai, au beau, au juste,
au bon, à l'amour. Le geste de la liberté est la rencontre avec le vrai : la liberté est ad-
hésion au vrai en tant que celui-ci m'attire, parce qu'il me correspond, et parce qu'il
m'apparaît donc comme bien. Le vrai, le beau et le bien constituent donc le contenu
de la liberté. La liberté est la reconnaissance de la correspondance entre la réalité
que nous rencontrons et l'inclination au bien qui est en nous. L'attente du bonheur
qui nous constitue (l'attachement au mal est un attachement au bien qui perd l'équi-
libre). Quand nous avons devant nous quelque chose qui correspond au besoin du
vrai, du beau et du bien qui nous constitue, la satisfaction de ce besoin est la liberté.
Si je me trouve devant ce « quelque chose de plus grand », devant le destin et
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1. Chaque année, le mouvement Communion et Libération publie, à l'occasion de la fête de Pâques, une affiche,
avec un extrait des Evangiles ou d'un auteur chrétien, extrait accompagné d'un commentaire (ndt).
2. Cf. Le sens religieux, Fayard, Paris, 1988.
– A.18 – Une histoire particulière (D.G.I.02.4)
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l'idéal – ce pour quoi nous sommes faits et ce pour quoi nous marchons – comme ré-
alité présente parmi nous, la première condition qu'il faut remplir, c'est donc la li-
berté. S'il s'agit du destin et de l'idéal qui brillent, fût-ce confusément, parmi nous,
c'est la liberté qui doit adhérer. Mais elle peut ne pas adhérer ! Quelle est l'objection
qui, normalement, décourage la liberté ? Que l'adhésion soit pleine de complica-
tions, qu'on exige je ne sais quoi pour adhérer à ce « quelque chose de plus grand »
qui est parmi nous : Jésus-Christ. Il y a alors, à ce sujet, deux observations impor-
tantes à faire.

a) Le premier mouvement de la liberté est la demande : Le demander.


Je me rappellerai toujours la fois où, élevé en classe de cinquième, je me perdis
dans les grands bois qui se trouvent derrière Tradate, sur les collines du Varesotto. Le
soir tombait, et plus je courais et tentais de m'en sortir seul (« je veux le destin ! »),
plus je m'enfonçais, m'égarant, dans l'épaisseur du bois. Je me mis alors à crier et,
après un moment, une voix d'homme me répondit de loin. Crier fut le premier mou-
vement de ma liberté. A ce moment-là, j'étais terrorisé par le néant et la mort – à
l'idée de passer la nuit dans l'obscurité de la forêt – et j'éprouvais le désir de la vie –
je voulais rentrer à la maison. Désirer retrouver la route et revenir, attendre cela, pré-
cisément, telle était la nature même de ma liberté. C'est pourquoi je me mis à crier :
la demande, le cri, était le premier mouvement de la liberté.
Si, ayant perçu la présence de ce « quelque chose de plus grand » parmi nous, de
l'idéal et du destin, si ayant entendu qu'il a un nom, Jésus-Christ, je ne dis pas «
viens ! », si je ne crie pas, si je ne le demande pas, je me mens à moi-même, je me tra-
his moi-même, je me contredis, car j'ai eu une perception et une émotion du vrai.
Certes, je ne sais pas quelle route prendre, comment continuer, mais une chose reste
claire et possible pour moi : crier : « Viens ! ». Ne pas demander serait se mentir, deve-
nir mensonge : renier le pressentiment ou la perception que j'ai eue, ne pas recon-
naître le vrai. Exactement comme le renard d'Esope qui, voyant le beau raisin trop
haut et ne pouvant pas l'atteindre avec ses propres pattes, s'en alla en disant : « Il n'y
a pas de raisin », ou bien « il est trop vert », au lieu de se servir de l'instrument qui lui
aurait permis de cueillir le raisin (à savoir l'échelle).
La règle la plus élémentaire et la plus simple, le rappel le plus beau que l'on puisse
offrir à tout le monde, c'est donc que la journée commence par une demande. Mais
une vraie demande, pas une répétition de formules : « Que Ton Règne vienne » peut
être dit comme une formule. « Que Ta volonté soit faite » peut être dit comme une
formule. Ils doivent devenir une demande.

b) La demande est antimoraliste


La demande est antimoraliste parce qu'elle est libre de toutes les conditions in-
ternes et externes et parce qu'elle peut être faite indépendamment de la considéra-
tion d'une issue. Non, indépendamment de la considération d'une issue finale, mais
d'une issue selon une image formulée par nous, selon les conditions décrites et éta-
blies par nous : « Demain, je veux que ce soit demain !… »
Pensons à ce qui arrive lorsque Jésus demanda à Pierre : « M'aimes-tu ? », et que ce
Une histoire particulière (D.G.I.02.5) – A.19 –
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dernier répondit : « Oui, tu le sais », lui le pauvre malheureux qui venait juste de le
trahir et qui aurait pu le trahir encore d'un moment à l'autre. Mais le fond du cœur de
Pierre criait : « Viens ! », je peux te trahir mille fois, mais je te dis : « Viens ! ». La
demande est tellement le premier mouvement de la liberté qu'elle est indépendante
de toutes les conditions où nous nous trouvons. Le oui qu'elle exprime est plus pro-
fond que n'importe quelle erreur.
Face à ce « quelque chose » qu'il y a entre nous, qui est plus grand que tout autre
intérêt, face à la présence du destin et de l'idéal que nous avons appris, un peu timi-
dement, à appeler du nom de Jésus-Christ (« Celui qui est parmi nous »). Face à cela,
la liberté n'a pas besoin d'armures et de conditions particulières pour se dé-
ployer. Son premier mouvement, et même son seul vrai mouvement, c'est le cri du
pauvre, l'acte du mendiant. Car l'homme « est » pauvre, et sa seule richesse est le cri
du mendiant : « Viens ! », qui est libre de toutes les conditions. Je pourrais être plus
délinquant que je ne suis, et pourtant, comme saint Pierre, répondre au Christ : « Oui,
tu le sais que je T'aime », tout en étant rempli de mal et de possibilités de mal. La de-
mande : « Viens ! » est un oui plus profond que tout. « Le crois-tu ? » Le premier fac-
teur mis en jeu est donc notre liberté, un oui qui est une demande : « Viens ! »

4. Second facteur : non pas l'histoire, mais “une” histoire


Si je n'avais pas rencontré Monseigneur Gaetano Corti en première au lycée, si je
n'avais pas entendu les rares cours d'italien de Monseigneur Giovanni Colombo, si je
n'avais pas trouvé des garçons qui ouvraient de grands yeux devant ce que je sentais
et disais comme devant une surprise aussi inconcevable qu'agréable, si je n'avais pas
commencé avec eux à me retrouver, si moi je n'avais pas eu toute cette compagnie,
mais si toi tu n'avais pas rencontré cette compagnie, alors Jésus-Christ, pour moi
comme pour toi, aurait été un mot, objet de phrases théologiques ou, dans le meil-
leur des cas, renvoi à une affectivité piétiste, générique et confuse, qui se précise seu-
lement comme peur des péchés, c'est-à-dire comme moralisme.
La seconde condition, c'est donc une histoire : non pas l'histoire, mais une histoire,
une histoire particulière. Une rencontre : « Maître, où habites-tu ? Venez voir ! ». Ou
bien : « Tu t'appelles Simon, tu es le fils de Jonas, tu t'appelleras Pierre », lui disait-il, le
regardant de façon à sonder son caractère, en lui donnant, comme il était d'usage,
un prénom qui le définirait. Et qui sait comment Il a regardé ce « mafieux » qui
comptait ses sous lorsqu'il lui a dit : « Matthieu, viens avec moi ! » Mais imaginons en-
core (c'est la page la plus humaine de tout l'Evangile) le moment où Jésus, passant le
long d'une route, s'arrête devant une plante et regarde en l'air parce qu'un homme
s'était perché dessus pour le voir, et Il lui dit : « Zachée, je viens chez toi ». Une ren-
contre.
L'histoire est faite de rencontres (si quelqu'un prend le tramway tous les jours, il ne
fait pas l'histoire, mais si tous les jours, au milieu de la foule du tram, il dit : « Dieu, je
t'offre ma journée pour ces gens », son tramway quotidien devient histoire parce
qu'il prend un sens idéal. Ou bien, s'il y trouve une personne qui le frappe par un mot
ou un jugement, il rentre chez lui et il y repense : ce jour-là, le tram est devenu his-
toire parce qu'il a ajouté une vérité à sa vie).
– A.20 – Une histoire particulière (D.G.I.02.6)
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La seconde condition, c'est donc “une” histoire. Sans cette histoire, à savoir sans
cette rencontre (ou ces rencontres), notre liberté n'aurait pas perçu Jésus-Christ (ce «
quelque chose de plus grand ») comme un bien pour soi, comme l'idéal et le destin
propre, comme ce qui doit la guérir de sa timide et en même temps opiniâtre vo-
lonté d'égarement.
Une histoire est une compagnie en chemin. C'est une rencontre et c'est donc une
compagnie en chemin. Car ce qui ne reste pas et ne dure pas n'est pas une rencontre,
c'est seulement la tangence violente d'un grain de poussière contre un autre grain,
dans le nuage de poussière soulevé par le vent. Notre histoire « est » notre compa-
gnie ; une compagnie où se poursuit la grande compagnie de ce qui est parmi nous,
de Celui qui est parmi nous, de ce « quelque chose de plus grand », de l'idéal et du
destin : Jésus-Christ.
La présence que l'on rencontre, que l'on perçoit et que l'on pressent à l'intérieur de
cette compagnie et de cette histoire, nous change sans que nous nous en aperce-
vions, alimente notre action en la rendant différente, capable de défier les conditions
intérieures et extérieures, de défier le temps. La réalité présente et évidente parmi
nous, dans la compagnie, nous rend différents et nous fait rester fidèles. Et la fidélité
devient le commencement d'une connaissance nouvelle, c'est-à-dire d'une percep-
tion, d'une sensibilité, d'une estimation et d'un jugement nouveaux.
Notre compagnie est donc le lieu où le oui personnel de la liberté (« Le crois-tu ? »)
devient possible. Cela veut dire : la condition première pour dire oui est la liberté
comme soif de bonheur et d'accomplissement, c'est la liberté comme pressentiment
de vérité et de correspondance qui a surgi en nous en restant ensemble (autrement,
rester ensemble eût été déraisonnable). Mais la compagnie, à savoir “une” histoire
faite de rencontres, est le lieu où ce oui de la liberté (en réponse à la demande du
Christ) devient possible (je serais donc un imposteur dans cette compagnie, je men-
tirais à moi-même si je ne prononçais pas ce oui).

5. Troisième facteur : le don de l'Esprit Saint


Pourquoi une personne a-t-elle une affectivité intense et créatrice ? D'où lui vient
cet élan d'adhésion ? Certes, si un homme a une telle affectivité, c'est toujours pour
une tâche, chez lui, parmi ses amis, dans la société, parce que toute richesse est don-
née en vue d'une tâche. Mais cette affectivité, d'où lui vient-elle ? Celui qui la pos-
sède se la donne-t-il ? Non, il la trouve en lui, elle vient des racines ultimes de son
être, si bien que lorsqu'il dit « je suis », il le dit avec cette affectivité intense et créa-
trice qui le caractérise. En somme, ce par quoi est suscitée, naît, est mobilisée notre
affectivité, c'est cette énergie qui fait toute les choses. Cette affectivité est un don de
l'Esprit. L'énergie divine par laquelle les choses sont créées à partir du néant et
prennent consistance, et qui intervient dans les choses créées pour les recréer, pour
les faire renaître de la mort, donc pour vaincre toute limite (puisque la mort est le
symbole de la limite) s'appelle Esprit. Ce qui mobilise notre affectivité, c'est donc
l'énergie de Dieu, du destin, de l'idéal, de ce « quelque chose de plus grand » qu'il y a
parmi nous, à savoir du Christ qui domine l'histoire et dit : « Je vous enverrai mon Es-
prit ». C'est pourquoi nul ne peut dire : « Viens ! », si ce n'est dans l'Esprit Saint. C'est
Une histoire particulière (D.G.I.02.7) – A.21 –
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l'Esprit qui me suggère l'élan de l'affectivité, le premier pas de la liberté (cf. Rm 8, 19-
27 et aussi 1 Co 2, 1-16).
Qu'est-ce qui mobilise la réalité, le soleil, la terre, mais aussi toutes les actions et
tous les événements, et qui dissout le grouillement autrement absurde des situa-
tions, qui le rend lumineux au point de le faire devenir route, indication, chemin pour
chacun de ceux qui reconnaissent Jésus-Christ, chacun de ceux qui disent : « Oui, je
crois » (pour celui qui dit « oui, je crois », tout le grouillement si contradictoire des cir-
constances devient une route) ? Qui est-ce qui mobilise ainsi l'histoire ? C'est l'Esprit
du Christ, l'énergie avec laquelle Jésus-Christ, pénétrant le temps et l'espace, porte,
est en train de porter le monde vers son destin qui est Lui-même, Sa manifestation
finale (cf. Ep 1, ou bien la puissante tendresse de Jn 15, 26-27, ou la clarté du juge-
ment en Jn 16, 5-15). C'est pourquoi l'Esprit est appelé Créateur ou Vivificateur. La
merveilleuse séquence du Veni Sancte Spiritus décrit la Source Vivante et mysté-
rieuse dont notre vie tire sa vibration jusqu'à devenir pensée développée, frémisse-
ment affectif, œuvre. Car ce n'est pas de nous que la liberté, comme affection et ad-
hésion au vrai, ou qu' « une histoire » comme compagnie où le sens de moi-même
est véhiculé (je serais littéralement perdu, quant au sens de ma vie, sans cette com-
pagnie), ce n'est pas de nous que toutes deux naissent, mais de l'Esprit. Elles sont es-
sentiellement don de l'Esprit. Ce qui nous arrive nous est donné. Aussi l'Esprit, Jé-
sus-Christ, l'appelle-t-il également le Consolateur : non celui qui efface les conditions
où nous sommes, mais celui qui rend la vie pleine de solatium, pleine de joie, la vie
avec ses conditions. La joie est le pressentiment de l'accomplissement.

6. Trois conséquences humaines inconcevables


Gratitude. Nous ne pouvons pas ne pas remercier de tout cœur Jésus-Christ qui
s'est fait compagnon manifeste parmi nous. Cela est tout ce qui sépare culturelle-
ment et physiquement les hommes, c'est la grande séparation. Tout en nous est dis-
proportionné, tout en nous est « manqué », si cela ne naît pas de ce remercie-
ment. Quelle dimension réalise celui qui boit et mange, veille et dort, vit et meurt,
aime et pardonne, travaille et se repose, à partir d'un remerciement, d'une gratitude
envers Jésus-Christ ? Il réalise la gratuité, c'est-à-dire la dimension où l'homme de-
vient finalement homme, la seule dimension où l'homme est vraiment lui-
même. D'elle naissent la créativité et la joie ; d'elle naît la fécondité. Celle-ci ne vient
que de la gratuité.
Appartenance. Si je vis la dimension de la gratitude, comment est-ce que je me res-
sens, comment ai-je conscience de moi, qu'est-ce que je suis ? J'appartiens à ce qui
me fait être si reconnaissant, à ce qui m'a conduit jusque-là. L'expression de la grati-
tude, c'est l'appartenance au “fait” du Christ. Ce fait est le nom de Jésus-Christ, mais
le signe de ce nom, c'est notre compagnie, c'est la rencontre faite. « Ton signe et
Ton nom sont la même chose ». Il y a un corollaire important : si j'appartiens, cela
veut dire que ce qui me guide est quelque chose d'autre, la loi de la vie est l'obéis-
sance : « Seigneur, que mon cœur ne s'enorgueillisse pas et que mon regard ne se
lève pas avec superbe… » (cf. Ps 131)
Le mal devient bien. La preuve suprême du caractère divin de notre chemin, à savoir
– A.22 – Une histoire particulière (D.G.I.02.8)
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que Dieu est avec nous, que Jésus-Christ est Dieu, c'est que dans cette appartenance,
tout concourt au bien, tout devient route vers Jésus-Christ, même le mal, même mon
mal. Et cela est plus grand que créer à partir de rien, tout cela est divin.
Les trois dernières conséquences déterminent notre anthropologie : vivre le senti-
ment de soi comme gratitude, la conscience de soi comme appartenance, et le rap-
port avec n'importe quelle chose comme un bien.
C'est jusqu'à ce point que mûrira, que deviendra grand le oui et qu'il s'identi-fiera à
l'horizon du monde. Tout cela est seulement divin, la gratitude est divine. La recon-
naissance de son appartenance par chacun n'est rendue possible que par la pré-
sence du divin. Que tout coopère au bien, seul le divin à la puissance n, c'est-à-dire
un divin Rédempteur, Jésus-Christ, peut le rendre possible.

Extrait de Trente Jours, n° 9. Septembre 1992, pp. 72-78

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