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rament, à tout ce qui est, à toute l'humanité vivante. Le contenu, la réalité qui définit
l'étoffe d'une nouvelle conscience personnelle est une grâce : quelque chose qui est
arrivé et qui s'est révélé.
Je vous invite alors, au lieu de polémiquer, à porter votre attention sur ce qui est
arrivé. C'est pour cela que j'insiste sur le visage de Zachée, de Simon, et des autres.
Essayez de penser à Simon, quand il s'approcha de Jésus Christ, curieux de voir qui il
était. Jésus le regarde alors qu'il arrive et lui dit : « “Tu es Simon, le fils de Jean ; tu
t'appelleras Céphas”. Ce qui veut dire Pierre » (Jn 1, 42). Jésus le regardait d'une ma-
nière telle qu'il saisissait sa personne dans sa totalité. Imaginons ce qui a surgi dans
cet homme rustre et cordial à la fois, ce qui s'est passé en lui : le visage de la per-
sonne qui le regardait est immédiatement devenu le point d'horizon de sa vie. Imagi-
nons quand il est retourné chez lui auprès de sa femme et de ses enfants : il était
comme “distrait”, centré sur autre chose, parce que cette rencontre définissait tout,
même s'il ne savait pas comment et s'il ne le disait pas. Il ne faut pas penser qu'il
“s'absentait” pour cela dans les rapports avec sa femme et ses enfants (assurément, à
certains moments il aura pu aussi être comme cela, il sera resté proprement distrait
par ce qui lui était arrivé). Mais cette rencontre était quelque chose qui le faisait être
différent aussi avec ses enfants et sa femme. Imaginons ensuite ce qui arrivait quand,
la nuit, il allait pêcher avec les quatre ou cinq qui avaient été appelés avec lui. Quand
ils se retrouvaient ensemble, ils conversaient, quand ils retournaient en arrière, ils fai-
saient bien attention à tout ce qu'ils faisaient, parce qu'ils étaient des pêcheurs expé-
rimentés : ils n'étaient pas du tout extasiés, ils n'étaient pas en extase. Ce qui leur arri-
vait était un changement total de ce qu'ils avaient entre les mains, de ce qu'ils
voyaient, de ce qu'ils sentaient. Dès le premier moment de cette rencontre tout a été
donné.
De même pour Zachée. « Entré dans Jéricho, il traversait la ville. Et voici un homme
appelé du nom de Zachée ; c'était un chef de publicains, et qui était riche, et il cher-
chait à voir qui était Jésus, mais il ne le pouvait à cause de la foule, car il était de pe-
tite taille. Il courut donc en avant et monta sur un sycomore pour voir Jésus, qui de-
vait passer par là. Arrivé en cet endroit, Jésus leva les yeux et lui dit : “Zachée, des-
cends vite, car il me faut aujourd'hui demeurer chez toi” » (Lc 19, 1-6). La chose déci-
sive de la vie, ce pour quoi quelqu'un n'est plus lui même, mais quelque chose
d'autre, c'est ce contrecoup – et cet enthousiasme –, comme si la source de l'être
était soudainement infusée dans cet homme, dans Zachée. Tout était là… Pour toute
la vie de Zachée tout a été là, tout a été ce regard, cet homme, Jésus Christ. Cet
homme qui ensuite est mort, qu'il a vu ressuscité, qui pour lui était présent, quand il
allait recueillir les impôts des gens, faire son métier, quand il retournait chez lui : cet
homme était tout.
Maintenant, cela doit nous arriver réellement, parce que cela est arrivé comme
cela. Cela doit arriver parce que cela est arrivé. Le contenu réel de cette rencontre ini-
tiale, de ce moment chargé d'impression et de pressentiment, qui vous a fait entrer
dans la communauté, est la totalité. Parce que c'est l'événement de Jésus Christ, c'est
la présence de Jésus Christ devenue événement pour votre réalité humaine dans sa
maturité, ce qui signifie dans son intelligence et sa volonté.
« Quelle exagération ! », me disais-je, quand je lisais au séminaire ce que saint Paul
Tout dans un regard (D.G.I.03.3) – A.25 –
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a écrit dans la Première Lettre aux Corinthiens : « Non, je n'ai rien voulu savoir parmi
vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié », ou bien dans le troisième chapitre
de la Lettre aux Philippiens, où il affirme que tout en sachant beaucoup de choses,
tout en étant un des premiers parmi les Juifs, il a tout considéré comme déchets de-
vant la connaissance de Jésus Christ. Je voudrais que les longues années qui ont été
nécessaires pour que je comprenne que ce n'est pas une exagération soient abré-
gées pour vous. Mais ceci est la logique de la tradition : qui vient après, fait le pas
plus vite, parce qu'il doit en faire autre chose, parce que tout doit grandir, comme le
dit la première partie du très beau chapitre IV de la Lettre aux Galates.
Alors, le grand problème est unique : c'est que Dieu est devenu l'un d'entre nous.
Et pour bien nous rendre compte de cela, nous devons obligatoirement revenir au
début, quand ils Le rencontraient sur le chemin. En somme, il y a eu un jour où pour
Simon-Pierre, pour Zachée ou pour Madeleine, il est advenu quelque chose qui était
toute leur vie, qui a été toute leur vie. Il en est ainsi pour nous. Pour ces personnes,
même à l'époque de Jésus, la rencontre initiale, ce moment, n'a pas suggéré immé-
diatement et d'une façon retentissante toutes ses implications. Pour personne. Je di-
rais même plus, le contact peut aussi arriver sans qu'on se rende compte de ce qui
est en train d'arriver. Ce dont ils se rendaient compte immédiatement était : « Cet
homme, c'est vrai qu'il parle avec autorité ! » En entendant cet homme, on avait donc
un pressentiment nouveau de vie. Même si aucun ne se le disait, chacun le sentait.
Ainsi, cela a été le moment bref, subtil, d'un pressentiment de promesse pour la vie
qui a aussi conduit ici chacun de vous, sans clameur d'auto-conscience, sans clameur
critique. Il y a eu un jour dans votre vie où il est advenu une rencontre dans laquelle
est contenue toute la signification de votre vie, tout le désirable, tout le juste, tout le
beau et tout l'aimable : puisque Dieu qui s'est fait homme est tout cela. Dieu qui s'est
fait homme vous rejoint avec les mains, avec la bouche, avec les yeux, avec la réalité
physique d'une humanité. Reportons-nous au contexte d'alors : Jésus Christ n'était
pas dans l'air ! Jésus Christ n'était pas un nom devenu habituel : ce qu'ils voyaient
était un homme, comme nous avons vu notre ami revenu du Brésil.
3. Vivre la mémoire
La première façon d'affronter le grand problème est alors de s'en remettre à l'évi-
dence de ce qui est arrivé, comme dans le cas de ce qui nous est arrivé et de ce qui
nous arrive. Ceci est le génie de Dieu, qui s'est rendu présent à travers l'humain, ce
qui veut dire à travers les circonstances contingentes. Si la Samaritaine était venue
prendre l'eau une demi-heure après, elle ne l'aurait pas vu ; si, comprenant qu'il était
juif, elle ne lui avait pas adressé la parole par mépris, si elle ne lui avait pas répondu,
les choses se seraient passées autrement : une contingence, des circonstances. C'est
justement à travers la fragilité absolue du contingent et de l'éphémère (qui n'est pas
“rien”, comme toute la pensée humaine a décidé qu'il soit, tant il est fragile) que se
manifeste l'éternel, la consistance, l'être, la signification, ce pour quoi il vaut la peine
de vivre ou, finalement, l'objet pour lequel la raison est faite, pour lequel le moi est
fait. Le consistant, le permanent, la totalité est un Homme. Il en a été ainsi pour nous.
C'est à travers une réalité humaine contingente – à tel point qu'elle peut parfois nous
faire vomir, tant elle nous est semblable –, que le consistant s'est fait connaître à
– A.26 – Tout dans un regard (D.G.I.03.4)
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nous. Notre premier devoir est donc de vivre la mémoire. La mémoire est la recon-
naissance d'une Présence, qui a commencé il y a deux mille ans, mais qui ne serait
plus si elle n'était pas présente. Cela s'appelle mémoire parce que cet événement a
commencé à se produire dans le passé : mais c'est une Présence. Le premier travail
est cette mémoire. Normalement, excepté les premiers mois, la mémoire se fatigue
de toute chose, parce que rien n'a en soi sa signification. Et, si dans les rapports per-
sonnels, à certains niveaux exceptionnels, ceci semble moins vrai, c'est seulement
parce que réside plus ouvertement en eux la dynamique du signe, du renvoi à
quelque chose d'autre, qui est une dynamique parfois irrésistible. Ceci peut arriver
dans des cas très rares de rapport personnel, ou bien dans des cas, encore plus rares,
en face de la nature. Mais normalement nous nous fatiguons, nous nous ennuyons
de la mémoire. Celle dont nous avons parlé est l'unique mémoire qui, plus on
avance, devient de plus en plus grande et envahissante, comme disait le grand
Möhler (auteur de La Symbolique et de L'unité de l'Eglise, deux livres capitaux qui
datent de la moitié du XIXème siècle que vous devriez avoir dans votre biblio-
thèque), dans une de ses lettres déjà citée tant de fois : « Je pense que je ne pourrais
plus vivre si je ne l'entendais parler ». Elle devient si grande et envahissante qu'on se
lève le matin “tranquille” parce que dans la profondeur de la perspective avec la-
quelle on regarde les choses (des personnes à la nourriture que l'on mange), il y a Sa
Présence.
Sans la présence de la signification, l'homme ne peut pas vivre. Tous vivent en fait
dans les limbes d'un pressentiment. Nous sommes appelés, au contraire, à devenir
les combattants, les marcheurs, et « l'homme marche quand il sait bien où il doit aller
» (comme le disent les paroles d'un chant). Mais le “où” n'est pas un lieu (ou bien, c'est
aussi un lieu), c'est Quelqu'un, un Toi. Chacun de nous a déjà commencé à pressentir
comment le mot toi, sérieusement compris, est comme une mer ou un ciel. Tout a
des limites, mais le toi n'a pas de limites : il n'y a qu'une limite originelle, qui le lie
d'une manière indissoluble, comme signe, à l'illimité d'où provient l'être et aussi à
l'infinitude, parce que l'éternité, l'immoralité est une infinitude.
Il n'y a rien qui rende plus amis que s'aider dans cette mémoire. S'aider dans la mé-
moire est l'amitié. Vous devez l'apprendre avant de vous marier : si entre mari et
femme vous ne vous aidez pas dans cette tâche, alors pourquoi vous mariez-vous ?
Abordons maintenant, en partant de ce qui a été dit précédemment, deux corol-
laires très importants. Le premier concerne l'idée de perfection et, le second, l'idée
de chemin moral.
4. L'idée de perfection
L'idée de perfection, spécialement à travers la médiation de l'idée de cohérence,
est un handicap suffisant pour notre cheminement, et pour celui de tout le monde.
Avec celle-ci l'homme chancelle entre une attitude pharisienne de présomption et le
désespoir. Ce dernier est d'ailleurs l'alibi le plus parfait pour faire ce dont on a envie
et ce qui plaît, de l'âge de dix ans (parce qu'avant on obéit) à l'âge de quatre-vingts
ans (quand on recommence à obéir, ne pouvant presque plus rien faire par soi-
même). Le mot “perfection” qui évoque et qui possède une attraction indéniable, est
Tout dans un regard (D.G.I.03.5) – A.27 –
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synonyme du mot bonheur. La même idée est exprimée par le mot “satisfaction”. Les
mots “perfection” et “satisfaction” indiquent tous deux que quelqu'un est “fait” (réa-
lisé) totalement. La “perfection” est comme l'aspect le plus noble et le plus digne du
mot “bonheur”, la version rigoureuse d'un point de vue éthique de “satisfaction to-
tale”.
La “perfection” a une signification que la rencontre chrétienne bouleverse. Norma-
lement, le mot perfection semble impliquer, en fait, la traversée du phénomène de la
cohérence, ou la solution du problème de la cohérence, comme quand quelqu'un se
sent “honnête” : « Je te remercie, ô Seigneur, parce que je fais mon devoir et que je ne
fais pas au contraire comme cet horrible publicain qui est au fond ». Ceci est l'image
normale de la cohérence ! C'est comme si le christianisme jetait une bombe ato-
mique dans cette conception. Qui est capable d'être cohérent ? Personne. C'est l'in-
tuition la plus forte du grand dramaturge Ibsen, dont le génie (le génie est toujours
un prophète du Christ, d'où qu'il vienne) a incarné dans le personnage de Brand le
désespoir et la destruction de soi que l'homme ressent, comme symbole de la mort
qui l'emporte, quand il se rend compte qu'il n'est même pas capable d'accomplir un
acte parfait, même pas un seul acte cohérent. C'est pourquoi : ou bien l'homme se
résigne à l'approximation, et idéalise ce qu'il réussit à faire et se justifie, ou bien c'est
un désespéré. Et normalement, étant donné qu'il est inutile de se mettre un pistolet
contre la tempe, ce désespoir se traduit dans le fait de vivre comme tout le monde,
dans la banalité de tout le monde.
Mais alors, en quoi consiste cette perfection, si elle n'est pas le résultat d'une cohé-
rence ? L'homme voudrait que les choses soient ainsi : la perfection est le but de la
vie ; la vie est comme un cheminement ; l'homme chemine donc en direction de ce
but et l'atteint, comme aboutissement de son cheminement. En fait non ! Le but est
déjà présent, c'est un “toi” : la perfection est le rapport avec ce “toi”. La perfection est
ce qui est arrivé à Zachée quand il s'est senti regarder par Jésus et qu'il s'est entendu
dire : « Descends de l'arbre ! », quand il a embrassé ce regard et accepté cette parole.
La perfection se réalise donc sur le plan existentiel en se définissant comme rapport
reconnu et accepté avec le Christ.
Quelle est la perfection de l'enfant en tant qu'enfant ? C'est le lien qui l'unit à sa
mère et à son père : ce lien le constitue. La perfection est son appartenance au père
et à la mère. La perfection se définit comme reconnaissance élémentaire et accepta-
tion de l'appartenance. C'est si vrai que le saint, dans la Bible, n'est pas celui qui ne se
trompe pas, mais celui qui a été choisi par Dieu et l'a reconnu. Il est saint parce qu'il
est choisi, parce qu'il a ce rapport. Il en va de même pour Zachée, Madeleine et pour
Simon qui le trahira et le reniera.
Pour l'enfant, la perfection est son appartenance au père et à la mère, sa naturelle
et inévitable réception et acceptation du rapport. Un enfant, supposons avec un
tempérament particulièrement inquiet, peut ne pas réussir à rester tranquille durant
toute la journée, à tel point que sa mère doit le gronder cent fois : pourtant, le rap-
port avec sa mère reste totalement actuel pour lui, il le constitue. Ce serait un mal-
heur si sa mère s'en allait, si on le séparait d'elle, s'il la voyait avec le visage en colère,
ne lui adressant pas la parole : il est littéralement et totalement dépendant. C'est
comme s'il disait à sa mère : « Je t'appartiens, je me suis trompé il y a une minute,
– A.28 – Tout dans un regard (D.G.I.03.6) _______________________________________
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pas un motif d' objection, tout ceci ne nous pousse pas au cynisme et au désespoir,
que l'on tente normalement de surmonter en s'anesthésiant, c'est-à-dire en deve-
nant superficiels et en vivant comme drogués par les choses immédiates (la vraie
drogue de l'homme sont les choses immédiates).
L'ouverture de la problématique à laquelle nous faisons allusion depuis le début se
précise donc ainsi : le rapport personnel avec le Christ. Il ne s'agit pas d'un rapport
avec une idée du passé, avec un nom interprétable, mais avec un événement pré-
sent. La foi, c'est reconnaître le divin présent. Comme c'est arrivé il y a 2 000 ans à Si-
mon, à Madeleine, à la Samaritaine et à Zachée, peut-être selon une forme apparem-
ment plus fragile et tangente, chacun de nous a ete frappé par cette présence, qui a
suscité en nous un pressentiment de vie différent, le pressentiment d'une promesse
de vie. Sinon, nous ne serions pas là. Prendre conscience, regarder en face, dire “toi” à
cette présence – c'est ce que l'on appelle mémoire –, combien cela nous fait embras-
ser différemment et regarder la réalité avec vérité !
Le christianisme, justement parce qu'il est le divin présent dans l'humain, utilise les
mots de notre vocabulaire, mais d'une manière telle qu'il les accomplit, tandis que
nous les employons en ne leur donnant de la puissance que jusqu'à un certain point.
C'est ce qui arrive avec le mot mémoire ou souvenir. Quand on a de la mémoire, on
se souvient de quelque chose, l'objet du souvenir demeure lointain, il reste au passé,
il ne peut pas être introduit ici, dans le présent. Dans la mémoire chrétienne au
contraire, où Dieu œuvre avec sa puissance, l'objet est quel-que chose qui part du
passé et qui devient présent, parce que Dieu a cette force, parce que pour le Christ, le
temps et l'espace ne sont plus des limites, comme pour nous, mais ils sont – comme
ils seront à la fin, comme il est dans leur nature –, des instruments d'expression. Le
temps et l'espace sont les instruments d'expression de notre conscience et de notre
âme, ils deviennent simplement des limites pour nous dans la contingence présente.
Pour Jésus Christ ressuscité au contraire, le temps et l'espace n'avaient pas de limites,
ils n'étaient que des instruments d'expression, c'est ainsi qu'il était à la fois en Galilée
et en Judée, c'est ainsi qu'il est ici, quand il revient parmi nous, dans le sens total du
terme, à travers l'Eucharistie, et il est dans le même temps au Canada et en Australie.
Le temps et l'espace sont finalement libérés dans le Christ, comme le dit le huitième
chapitre de la Lettre aux Romains. Par conséquent, notre nature humaine est libérée
dans le rapport avec le Christ, c'est-à-dire quand l'homme est en rapport total avec
Dieu, quand l'homme est vrai, comme les saints. La nature est libérée et elle réalise
son sens original, celui d'être un instrument d'expression et non pas une limite néga-
tive, comme elle devient en revanche pour nous après le péché originel.
6. La mémoire se traduit en demande
Résumons brièvement quelques-uns des derniers pas que nous avons accomplis.
Le premier travail est de vivre la mémoire, avec deux corollaires importants. Le pre-
mier est que la perfection est le rapport avec le Christ. Le second est que le chemine-
ment moral est la manifestation de la cohérence, dont nous sommes incapables. La
cohérence est donc un événement de grâce, quelque chose dans lequel l'événement
de Jésus Christ se manifeste, revient avec une efficacité et une évidence nouvelles, et
en fait, on demeure étonnés. La vraie cohérence morale se manifeste lorsque l'on est
étonnés. Etonnés de ce qui se passe en nous, du don que l'on nous fait : le Seigneur
– A.30 – Tout dans un regard (D.G.I.03.8)
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peut ! Ne peut-il pas alors réaliser comme dessein pour votre vie de vous appeler à
devenir comme sainte Thérèse de I'Enfant Jésus, et d'être à vingt-quatre ans d'une
cohérence réellement bouleversante dans tout ? Et ne peut-il pas au contraire vous
faire rester sot jusqu'à quatre-vingt douze ans ? Ne peut-il pas vous faire rester plein
d'incohérence ?
Mais il y a une conséquence immédiate de tout cela. Cela signifie que l'issue de la
mémoire du point de vue actif, dynamique, du point de vue de la responsabilité,
s'appelle demande. La mémoire se traduit en demande. La mémoire n'existe pas si
elle n'est pas une demande. La dernière parole de la Bible est : « Viens, Sei-gneur ! »
Ceci est le thème de l'homme chrétien en chemin, parce que l'homme qui n'est pas
chrétien dit « Viens ! » à quelque chose qu'il ne connaît pas, à laquelle toute sa nature
crie peut-être, mais l'homme chrétien dit « Viens ! » à quelqu'un qui sait : « Viens, Sei-
gneur ! » La mémoire vit dans cette phrase : « Viens, Sei- gneur ! » Le Nouveau Testa-
ment, qui est la mémoire, la marque de la mémoire du Christ, se termine par « Viens,
Seigneur ! » Ceci est l'expression de la maturité de notre personnalité. Il n'existe rien
de plus humble, c'est-à-dire de plus parfait dans la perception de notre néant et dans
la reconnaissance de la force de l'autre qui nous sauve. « N'aie pas peur, petit, j'ai ga-
gné ». C'est la certitude de Sa victoire sur moi-même qui me donne la paix et me fait
reprendre, chaque jour, le chemin, non pas comme la première fois, mais avec une
fraîcheur de plus en plus grande, parce que de plus en plus consciente, de façon telle
que le « Viens ! » est de plus en plus fort. Ceci est la caractéristique de l'anthropologie
chrétienne : l'homme chrétien n'est pas indifférent au bien et au mal moral, mais,
dans la perception de son propre néant, il demande, il mendie. C'est pourquoi on se
trompe quand on s'enfuit, en disant : « Je ne suis pas capable ». Tu n'es pas capable ?
Moi non plus. Mais celui qui t'a appelé fait, accomplit en toi. La vraie pratique ascé-
tique, fondamentale, est alors de Le demander. Bien sûr, on ne peut pas le demander
sans désirer réellement que cela arrive : on peut le demander une fois, deux fois,
même trois fois, disons, de manière fausse, mais pas plus.
8. Gratuité
La caractéristique morale de la vie en communauté, de la vie comme compagnie
et amitié, est la gratuité, parce que ce qui crée mon rapport avec cette amitié est un
acte absolument gratuit et imprévu. Aucun de nous n'a planifié ces rencontres, elles
lui sont « tombées dessus » : elles sont une pure grâce. Le fait d'être là ce matin, et
d'être encore impliqués comme nous l'étions hier, est grâce. Et ce n'est pas parce
qu'il y a eu hier qu'aujourd'hui existe. Je ne crois pas au Christ aujourd'hui parce que
j'ai cru hier. Je crois à présent parce que l'Esprit se manifeste dans le “nunc”, dans le
présent, et la mémoire ou la prophétie ne sont rien d'autre que ce “nunc” qui saisit le
passé et le présent. L'Esprit est maintenant.
On ne peut donc être en communauté, vivre cette amitié, que dans la mesure où
émerge dans l'âme la perception de plus en plus consciente de ce qu'est la gratuité.
Pourquoi êtes-vous ici aujourd'hui ? Et pourquoi est-ce que je vous dis, comme je
peux, les choses qui me tiennent à cœur, à vous et pas aux autres ? Tout comme je
penserais à vous, s'il vous arrivait quelque chose, plutôt qu'à d'autres ?
Quand le Chili a subi le tremblement de terre, nous avons collaboré pour résoudre
la situation. Mais nous avons tout d'abord aidé nos douze familles dont la maison a
été détruite. Parce que l'action de l'homme part de la proximité, du prochain. Je ne
peux pas parcourir un mètre si je ne dépasse pas le premier centimètre. Le prochain,
le voisin, est celui qui est appelé avec moi pour Jésus Christ. Il n'existe ni père ni mère
qui puissent dépasser cette proximité. Quel désastre s'il n'y a pas cette proximité
entre mari et femme, la proximité de la vocation au Christ ! Il n'est pas possible d'être
uni à l'autre si ce n'est dans la tension réelle, consciente, du cheminement vers Jésus
Christ (et ceci n'implique pas forcément que l'autre doive croire).
La gratuité ne peut être comprise théoriquement, comme un discours. Quand ma
mère devait choisir un tissu, elle comprenait de quel tissu il s'agissait en le touchant.
C'est pourquoi nous devons toucher le tissu de la gratuité en nous, parce que plus on
s'approche du Christ, de l'homme neuf, plus on est libres, heureux, unis, et plus on
est féconds, créatifs. L'unité et la fécondité sont certainement les caractéristiques les
plus impressionnantes de la gratuité.
Si quelqu'un, dans un moment de haine, voulait vous tuer, et que, bien qu'il soit là
avec son couteau prêt à vous tuer, vous lui disiez que vous lui pardonnez, il explose-
rait de colère, parce qu'il comprendrait qu'en vous tuant il ne peut pas fuir, car vous
l'embrassez. Même si quelqu'un vous haïssait, il ne pourrait pas fuir, car il y a le par-
don. La gratuité est cette unité sans limites. C'est une fécondité, parce que tout ce
que l'on touche, tout ce que la gratuité touche, éclôt. Et en fait, ce que l'homme et la
femme engendrent, il le précise, dépasse le contact physiologique, c'est autre chose,
c'est donné par un autre, c'est une production de la grâce. Nous ne pouvons pas ap-
profondir ce point ici, mais on comprend maintenant le sens de la virginité : la virgi-
nité chrétienne est la possession même de la gratuité.
9. Un événement continuel
La communauté est soit un événement continuel, soit une trahison. La commu-
– A.32 – Tout dans un regard (D.G.I.03.10)
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nauté est donc un événement continuel ! Et ceci n'arrive pas à la communauté, mais
au regard de la personne. Je vous souhaite de pouvoir résister jusqu' à la maturité,
parce que voir croître, devenir de plus en plus fréquent, plus habituel, la nouveauté
de chaque fois que l'on parle, que l'on se rencontre, est un véritable spectacle. A
chaque fois, c'est un événement nouveau. On ne peut pas aller à un rassemblement
de la communauté sans qu'il y ait quelque chose de nouveau, sans que quelqu'un
n'en ressorte différent. Tout (initiatives, gestes, etc.), en tant qu'expression de la vie
de la communauté, est un événement nouveau. Mais ceci arrive à notre œil, c'est le
fruit de la mémoire. Ainsi, même si tous se traînaient, lassés, nous nous sentirions pa-
reillement renouvelés, pour son œil, pour sa conscience. C'est une liberté de la per-
sonne incomparable.
La communauté est donc un événement qui se répète sans cesse. Une vérité der-
nière, totale, totalisante (mais en général une vérité), plus on la regarde, plus tout de-
vient vrai. Si l'on s'ennuie ou se lasse, cela signifie qu'il y a eu une rupture, ou une dé-
chirure, qu'une suspension dangereuse a eté introduite. Plus on regarde la vérité, en
d'autres termes, plus on nous la répète, plus elle devient fascinante. Si un garçon dit
d'une fille : « Comme elle est belle ! », et qu'au bout de la quatrième fois qu'il la voit, il
ne le dit plus, cela signifie que cette remarque n'était pas vraie, même pas la pre-
mière fois. En tout cas, plus on regarde la vérité, plus elle devient fascinante.
La grâce la plus grande que nous fait la communauté sont les paroles qu'elle nous
répète, plus que les nouveaux discours. Ces derniers tirent en fait toute leur consis-
tance et leur noblesse des paroles qui se répètent. C'est exactement ce qui se passe
dans la vie : quand on a eu une mère et un père humainement solides, la vie tire
toute sa consistance de quelques paroles qu'ils nous ont toujours répétées.
conscience déterminée par la rencontre que j'ai faite : ainsi, la vie devient expérience
de la foi. L'expérience est la réponse provoquée et déterminée par la rencontre de la
problématique que la réalité suscite. Il n'y a pas d'expérience sans responsabilité,
c'est-à-dire sans réponse. La réponse appartient au sujet, mais le sujet est d'autant
plus lui-même qu'il vit la conscience de son appartenance, parce que c'est l'apparte-
nance à Dieu qui me fait vivre : « Ce n'est pas moi, c'est Toi qui vis en moi », ce que
toute créature devrait dire de Dieu.
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