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FABLES

DE

LA FONTAINE

AVEC

DES NOTES LITTÉRAIRES ET GRAMMATICALES


UNE VIE DE L'AUTEUR
ET UNE NOTICE SUR LA FABLE ET LES PRINCIPAUX FARULISTES

PAR

M. CH. AUBERTIN
RECTEUR HONORAIRE, PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LES FRES DE DIJON

Edition autorisée par M. le Ministre de l'lustruction publique ( 1881)

EB

PARIS

385BRAIRIE CLASSIQUE EUGÈNE BELIN


BELIN FRÈRES
RUE DE VAUGIRARD, 5
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LA FONTAINE

AVEC

DES NOTES LITTÉRAIRES ET GRAMMATICALES

UNE VIE DE L'AUTEUR

ET UNE NOTICE SUR LA FABLE ET LES PRINCIPAUX FABULISTES

PAR

M. CH. AUBERTIN
RECTEUR BONORAIRE, PROFESSEUR ▲ LA FACULTÉ DES LETTRES DE DIJON

Edition autorisée par M. le Ministre de l'instruction publique (1881 )

EB

PARIS

LIBRAIRIE CLASSIQUE EUGÈNE BELIN


BELIN FRERES
RUE DE VAUGIRARD, 52
Toutes nos éditions sont revêtues de notre griffe .

ZelinFrère

SAINT-CLOUD IMPRIMERIE BELIN FRÈRES.


AVERTISSEMENT.

Les Fables de la Fontaine offrent un résumé de toutes les


qualités , naturelles et acquises , de la langue française. On
trouvera dans Corneille , Racine et Boileau , d'inimitables
modèles de ce style noble , grave et sublime, expression
d'un siècle sérieux et élégant ; c'est l'image la plus parfaite
et la plus éclatante de notre langue, mais elle n'en présente
qu'un côté : la Fontaine nous l'a fait connaître sous toutes
ses faces . Il a, lui aussi, de ces traits relevés et délicats
qui sentent la bonne compagnie et font penser à la cour de
Louis XIV ; il a respiré un air de noblesse et de grandeur,
et tenu son coin parmi les beaux génies et les charmants
esprits qui étaient l'ornement de cette société incomparable ;
mais outre ces mérites , qu'il partage avec ses illustres con-
temporains, il en a d'autres qui lui sont propres ; je veux
dire, ces tours familiers et populaires, sans trivialité ni bas-
sesse; ces vives et franches allures de style, si chères à nos
vieux auteurs ; ces locutions expressives dans leur naïveté ;
ce français leste, dégagé, précis et simple , pris au cœur
même de la nation . La Fontaine est tout à la fois l'élève des
élégances sociales de son siècle, de la pureté classique des
anciens, et de cet esprit de malice indigène qu'on appelle le
génie gaulois. De là l'immortel attrait et l'impérissable popu-
larité de ses fables ; de là l'importance et aussi la difficulté
d'une pareille étude. Un commentaire n'est pas moins indis-
pensable pour la Fontaine que pour les écrivains de l'anti-
quité . Que de mots et de tournures dont le sens et l'origine
nous échappent ! Que de passages sont pour nous lettres
closes dans le plus national de tous nos poëtes ! Nous osons
dire que notre commentaire ne laisse subsister aucune de
ces difficultés.
Les éditions antérieures, et les travaux jusqu'ici publiés ,
même les plus approfondis, nous laissent sur ce point presque
tout à faire. En effet , les plus savants éditeurs se sont
contentés généralement d'éclairer les faits historiques qui
concernent la vie de la Fontaine , de rechercher les modèles
qu'il a suivis , de noter les emprunts qu'il a faits : recherches
excellentes , sans aucun doute, mais qui ne suffisent pas à nous
donner l'intelligence complète du texte. C'est à peine si les
plus grosses obscurités et les archaïsmes les plus notoires
II AVERTISSEMENT.
sont expliqués en termes brefs où le sens est vaguement in-
diqué, sans nul souci d'étymologie . Voici la raison de cette
regrettable lacune. Les études philologiques qui se poursui-
vent sur les origines de notre langue sont de date récente ;
en France, le goût des recherches grammaticales est né
d'hier. Les documents élucidés par la critique, et passés à
l'état de science, faisaient défaut aux plus habiles, et l'idée
ne leur venait même pas de mettre à profit les matériaux
préparés dans de vastes compilations du siècle dernier , telles
que le Dictionnaire de Trévoux. C'est grâce à ce vaste ré-
pertoire de linguistique française, et aux meilleurs travaux
des philologues contemporains , que nous avons pu remédier
à l'imperfection des commentaires précédents , et donner une
édition vraiment utile aux élèves , aux étrangers , à toutes les
personnes qui n'ont pas fait de notre vieux langage une
étude spéciale. La partie philologique et grammaticale de
cette édition est donc de beaucoup la principale : c'est sur
ce point essentiel , et jusqu'ici trop négligé, qu'ont porté nos
soins et notre effort. Quant aux notes historiques, qui com-
prennent , comine nous l'avons dit, les événements les plus
curieux de la vie du poëte , et le détail instructif de ses imi-
tations , il nous a suffi d'abréger nos prédécesseurs , ct de
recourir avec tant d'autres à la profonde et sûre érudition de
Walckenaer. En revanche , nous avons été très-sobre d'ap-
préciations et de jugements littéraires ; on en rencontre par-
tout, et nous avons mieux aimé , sauf quelques cas impor-
tants, laisser aux maîtres, aux élèves , aux lecteurs , l'initiative
et le mérite des aperçus , la sincérité et la vivacité des ré-
flexions, que de surcharger notre commentaire de remarques
banales, oiseuses , déclamatoires, qui rendent l'esprit pares-
seux , le goût insensible, et la lecture sans attrait comme
sans profit.
Nous espérons que les jeunes gens, qui aiment la Fon-
taine plus qu'ils ne l'entendent, nous sauront gré de leur
avoir épargné des recherches qui ne sont pas de leur âge, et
de leur avoir facilité l'étude d'un écrivain qui , pour se faire
lire des plus indifférents , n'a pas besoin d'être imposé ou
recommandé dans les classes et dans les examens C. A.
VIE DE LA FONTAINE. 111

VIE DE LA FONTAINE¹ .

JEAN DE LA FONTAINE naquit le 8 juillet 1621 , à Château-


Thierry, ville de la Brie , située sur la Marne . Son éducation
ne fut ni brillante ni secondée des soins et de l'habileté qui
font naître les talents . Un peu de latin, que lui apprirent
des maîtres de campagne , telle fut l'instruction de sa jeu-
nesse jusqu'à dix-neuf ans . A cet âge, il voulut entrer dans
l'Oratoire , sans trop consulter son caractère et ses goûts :
mais son humeur indépendante ne put se plier à la règle, et
il sortit dix-huit mois après. Lorsqu'il fut rentré dans le
monde, son père le revêtit de sa charge et le maria. Il n'eut
pour ainsi dire point de part à ces deux engagements ; on
les exigea de lui, et il s'y soumit plutôt par indolence que
par goût.
Souvent les talents se développent par les inspirations que
l'on reçoit dans la jeunesse . Le père de la Fontaine aimait
passionnément les vers, et il ne cessait d'exciter son fils à
l'étude de la poésie . Mais ses instances redoublées n'avaient
encore produit aucun effet. Insensible aux attraits d'un art
qu'on lui vantait, la Fontaine avait atteint sa vingt -deuxième
année sans donner le moindre signe d'une vocation poétique .
Une rencontre imprévue vint tout à coup le décider . Un
officier, alors en garnison à Château-Thierry, lut un jour
devant lui l'ode de Malherbe qui commence par ces mots :
Que direz-vous, races futures,
Si quelquefois un vrai discours
Vous récite les aventures
De nos abominables jours ?
Cette ode, lue et déclamée avec emphase , transporta la Fon-
taine et développa en lui le goût et l'enthousiasme des vers .
Non content de lire, d'étudier, d'apprendre par cœur Mal-
herbe, il voulut l'imiter, et, dans de premiers essais , monta
les accents de sa lyre sur le ton et sur l'harmonie des vers
de ce poëte. Un de ses parents , Pintrel, procureur du roi au
présidial de Château-Thierry, homme d'esprit, dont on a une
traduction des Épîtres de Sénèque , publiée par la Fontaine
lui-même, mit entre les mains du jeune amant des muses
1. Nous reproduisons, en l'abrégeant, le savant travail de Walckenaer.
IV VIE DE LA FONTAINE.
Horace, Virgile , Térence et Quintilien, comme les vraies
sources du bon goût et de l'art d'écrire. A ces livres la Fontaine
joignit la lecture de Rabelais , de Marot, et de l'Astrée de
d'Urfé, seuls auteurs français qu'il affectionnât. Enfin il fit
ses délices de Platon et de Plutarque, dont il avait noté par-
tout les maximes de morale ou de politique , qu'il a semées
ensuite dans ses fables .
Ce fut la duchesse de Bouillon , nièce de Mazarin , qui
emmena la Fontaine à Paris . Exilée à Château-Thierry, elle
y avait connu le poëte . A son arrivée dans la capitale , la
Fontaine fut présenté par un de ses parents au surintendant
des finances Fouquet, qui lui fit une pension. Quelque temps
après la disgrâce du surintendant, il fut gratifié d'une charge
de gentilhomme chez la célèbre Henriette d'Angleterre , pre-
mière femme de Monsieur. Mais la mort précipitée de cette
princesse mit fin aux espérances de fortune qu'une si bril-
lante position autorisait. Cependant ses poésies lui avaient
acquis de puissants et généreux protecteurs, à la tête des-
quels était Monsieur, M. le prince de Conti , M. de Vendôme,
mesdames de Bouillon et de Mazarin . Madame de la Sablière
surtout, femme d'esprit et d'un mérite rare, le rechercha
plus particulièrement encore . Elle eut la générosité de l'at-
tirer chez elle et de le dispenser des soins qu'il était inca-
pable de prendre au sujet de sa fortune, et même des moin-
dres détails de son entretien personnel.
Son dévouement aux lettres le rendait jaloux de gagner
l'amitié de tous les grands hommes de son siècle . Il les con-
naissait, il les recherchait avec empressement , et saisissait
toutes les occasions de s'instruire , soit par leurs conversa-
tions, soit en participant à leur étude et à leurs connais-
sances . Il visitait souvent Racine ; ils faisaient ensemble de
fréquentes lectures d'Homère et des autres poëtes grecs dans
la version latine, car la Fontaine n'entendait point leur langue.
La Fontaine s'affectionnait singulièrement des beaux traits
qui, dans quelque ouvrage que ce fut, l'avaient une fois
frappé. S'étant un jour laissé conduire à ténèbres par Ra-
cine, et s'ennuyant de la longueur de l'office , il se mit à
lire dans un volume de la Bible qui contenait les petits pro-
phètes . Il était tombé par hasard sur la prière des Juifs
dans Baruch, lorsque se retournant tout à coup vers Racine :
Qui était ce Baruch, lui dit-il, savez-vous que c'était un beau
génie ? Pendant plusieurs jours il fut continuellement occupé
de Baruch, et ne se lassait point de demander à tous ceux
qu'il rencontrait : Avez-vous lu Baruch ? c'était un grand
génie.
Toujours plongé dans quelque méditation , où il était comme
absorbé, on le voyait dans une distraction prodigieuse , ne
VIE DE LA FONTAINE.
sachant souvent ni ce qu'on disait dans une conversation ni
ce qu'il y disait lui-même , à moins qu'il ne se trouvât fami-
lièrement à table avec des personnes de sa connaissance, et
qu'on n'y traitât quelque sujet agréable et de son goût. Alors
sa contenance et les traits de sa physionomie se paraient
des grâces de son génie ; ses yeux s'animaient , parlaient le
langage de ses idées ; il disait tout ce qu'il voulait , et le
disait si bien qu'il enchantait les oreilles les plus délicates.
Mais il ne donnait pas partout la même satisfaction ni le
même plaisir. Témoin l'aventure rapportée par Vigneul de
Marville :
« Trois de complot, dit-il, par le moyen d'un quatrième
qui avait quelque habitude auprès de cet homme rare, nous
l'attirâmes , dans un petit coin de la ville , à une maison
consacrée aux muses, où nous lui donnâmes un repas , pour
avoir le plaisir de jouir de son agréable entretien . Il ne se
fit point prier ; il vint à point nommé sur le midi . La compa-
gnie était bonne, la table propre et délicate , et le buffet bien
garni. La Fontaine garda un profond silence ; on ne s'en
étonna point parce qu'il avait autre chose à faire qu'à parler.
Il mangea comme quatre et but de même. Le repas fini , on
commença à souhaiter qu'il parlât ; mais il s'endormit. Après
trois quarts d'heure de sommeil il revint à lui. Il voulait
s'excuser sur ce qu'il avait fatigué. On lui dit que cela ne
demandait point d'excuse, que tout ce qu'il faisait était bien
fait. On s'approcha de lui, on voulut le mettre en humeur et
l'obliger à laisser voir son esprit , mais son esprit ne parut
point, il était allé je ne sais où, et peut-être alors animait- il
ou une grenouille dans les marais , ou une cigale dans les
prés , ou un renard dans sa tanière ; car, durant tout le
temps que la Fontaine demeura avec nous , il ne nous sem-
bla qu'une machine sans âme. On le jeta dans un carrosse,
où nous lui dîmes adieu pour toujours. >>
Il était un jour chez M. Despréaux avec plusieurs personnes
d'une érudition distinguée , Racine entre autres et Boileau le
docteur. On y parlait depuis longtemps de saint Augustin et
de ses ouvrages ; mais la Fontaine, tranquille et silencieux ,
n'avait point encore pris part à cette conversation , lorsque
s'éveillant tout à coup au nom de saint Augustin : « Croyez-
vous, s'écria-t-il en s'adressant à l'abbé Boileau, que saint
Augustin eût plus d'esprit que Rabelais ? » Le docteur , in-
terdit de la question, et le parcourant des yeux avec sur-
prise «Prenez garde, répondit-il, M. de la Fontaine , vous
avez un de vos bas à l'envers. » Ce qui était vrai . C'est en
badinant sur l'impression naturelle qui résultait de son exté-
rieur et de ses mœurs que madame de la Sablière dit un
jour, après avoir congédié tous ses domestiques à la fois :
ΤΙ VIE DE LA FONTAINE.
« Je n'ai gardé avec moi que mes trois animaux, mon chien
mon chat et mon la Fontaine. »
Un jour madame de Bouillon , allant à Versailles , le ren-
contra le matin qui rêvait seul sous un arbre du Cours. Le
soir, en revenant, elle le trouva dans le même endroit et
dans la même attitude , quoiqu'il fit très-froid et qu'il n'eût
cessé de pleuvoir toute la journée. C'est ainsi que travaillait
souvent la Fontaine tous les endroits lui étaient bons et
indifférents . Il n'eut jamais de cabinet particulier , ni de
bibliothèque. La seule décoration qui lui vint en fantaisie
fut celle d'environner l'intérieur d'un cabinet de toutes les
figures , en plâtre et en terre cuite , des anciens philosophes
qu'il put rassembler ou faire jeter en moule. Cet assemblage
le divertissait ; il appelait ce réduit la Chambre des philo-
sophes.
La mort de Colbert , arrivée en 1683 , laissa une place
vacante à l'Académie française , pour laquelle la Fontaine et
Despréaux furent en concurrence . La Fontaine eut seize voix
contre sept. Mais les ordres qu'on attendait du roi pour la
réception ne vinrent pas. Louis XIV honorait Despréaux
d'une bienveillance particulière ; il était prévenu contre la
Fontaine par la licence de certains de ses écrits ; il tarda à
ratifier le choix de l'Académie. Six mois après , une autre
place vint à vaquer par la mort de M. de Bezons , et Des-
préaux y fut élu. D'un autre côté, les amis de la Fontaine
ayant sollicité auprès du roi , celui-ci ratifia les deux élections
à la fois. « Le choix qu'on a fait de M. Despréaux m'est très-
agréable , dit-il au député de l'Académie , et sera générale-
ment approuvé. Vous pouvez recevoir incessamment la Fon-
taine ; il a promis d'être sage. » La réception de la Fontaine
eut lieu le 2 mai 1684.
Seul parmi tous les grands hommes de son temps , la
Fontaine échappa aux libéralités et aux bienfaits de
Louis XIV, auxquels , comme l'observe Voltaire , il avait
droit de prétendre et par son mérite et par sa pauvreté.
Aussi , après la mort de madame de la Sablière , il se trouva
réduit à une situation extrêmement pénible. Cédant aux
aiguillons de la nécessité et aux instances de madame de
Bouillon, de madame Harvey , du duc de Devonshire, de
mylord Montaigu , et de Saint-Evremond, il fut sur le point
de se rendre en Angleterre, où ses ouvrages étaient estimés
et où une existence honorable lui était assurée, lorsqu'il
tomba dangereusement malade vers la fin de 1692. Pendant
cette maladie, une révolution se fit dans son esprit . Jusque-
là incrédule ou du moins indifférent , il écouta les enseigne-
ments et les exhortations du père Poujet, docteur de Sor-
bonne et vicaire de Saint-Roch, fit acte de foi entre ses
VIE DE LA FONTAINE .
mains , désavoua ou du moins regretta publiquement ses
contes , jeta du feu une comédie destinée à la représentation ,
et que ses amis goûtaient fort , et , après une confession
générale, communia le 12 février 1693. Au milieu de ces
débats et de ces exhortations , où se trouvaient employées
tantôt une douce persuasion et tantôt la crainte des peines de
l'autre vie, on rapporte que la garde du malade dit un jour
avec impatience au père Poujet : « Eh ! ne le tourmenlez pas
tant, il est plus bête que méchant. Dieu n'aura jamais le
courage de le damner. »
C'est à cette époque que le duc de Bourgogne envoya un
gentilhomme à la Fontaine pour s'informer de l'état de sa
santé et pour lui présenter de sa part une bourse de cin-
quante louis d'or . Ce prince se plaça dès lors à la tête des
bienfaiteurs du poëte , et par ses largesses le mit à l'abri de
la nécessité. Relevé de maladie , la Fontaine trouva une autre
madame de la Sablière dans madame d'Herval , feminé d'un
conseiller au Parlement. C'est chez elle qu'il mourut après
deux ans de langueur , le 13 mars 1695 , à l'âge de 73 ans.
Il fut enterré dans le cimetière de Saint-Joseph, au même
endroit où l'on avait placé le corps de Molière vingt- deux
ans auparavant. Lorsqu'on le déshabilla pour le mettre dans
le cercueil, il se trouva couvert d'un cilice . Ce qui a inspiré
à Racine le fils les vers suivants :
Vrai dans touses récits, vrai dans tous ses discours,
Vrai dans sa pénitence à la fin de ses jours ;
Du maître qu'il approche il prévient la justice,
Et l'auteur de Joconde est couvert d'un cilice.
Si cette épitaphe convient surtout à ses dernières années , en
voici une autre qu'il s'était composée lui-même , et où il dé-
peint son caractère et sa vie :
Jean s'en alla comme il était venu,
Mangeant son fonds après le revenu,
Et crut les biens chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien sut le dispenser ;
Deux parts en fit dont il soulait passer
L'une à dormir et l'autre à ne rien faire.

1. Soulart, avait coutume. Du verbe solere qui a ce sens en latin.


VIII ESSAI SUR LA FABLE

ESSAI SUR LA FABLE

ET SUR LES FABULISTES¹ .

L'apologue est de toute anquitité . Il a d'abord été un


accessoire du discours oratoire, un moyen de persuasion ,
une figure de rhétorique, servant à rendre plus convaincantes
et plus palpables les vérités qu'il s'agissait de démontrer. On
trouve la fable du Pot de fer et du Pot de terre, et d'autres
encore, dans les livres saints ; celle du Cheval et du Cerf
dans Stésichore , celle du Pêcheur jouant en vain de la flûte
dans Hérodote , celle des Membres et de l'Estomac dans Tite
Live, celle de la Lice et sa compagne dans un discours d'un
Ligurien au chef gaulois Comanus après la fondation de
Marseille par les Phocéens . Dans tous ces exemples , la
fable, disons-nous , ne forme pas un genre particulier,
n'existe pas séparément , mais prend place dans des discours
comme une invention oratoire . On peut en dire autant des
fables d'Esope . Esope n'inventa pas l'apologue , il s'en servit
comme on l'avait fait avant lui ; seulement il s'en servait
fréquemment ; c'était une manière de persuader qu'il affec-
tionnait et où il excellait ; de là le renom de ses fables. Si
Esope eût écrit ses œuvres, elles n'eussent point été un
recueil de fables , mais une collection de discours , d'exhorta-
tions et de maximes éclaircies ou fortifiées par des apologues.
Ces ingénieux récits devinrent célèbres dans la Grèce et se
conservèrent dans la mémoire des hommes ; Aristote, Platon ,
Aristophane et d'autres anciens en ont rapporté plusieurs .
Socrate le premier , dans les ennuis de la prison , traita la
fable comme un genre particulier de composition , et essaya
de mettre en vers les fables d'Esope. De cet essai il n'est
resté que quelques vers , ainsi que des fables écrites par
Diagoras de Mélos , Démétrius de Phalères et une Rhodienne
nommée Myro.
Nous avons un certain nombre de fables de Babrias ou
Gabrias, auteur grec qui paraît avoir vécu au temps d'Au-
guste. Sénèque conseillait à un de ses amis d'en donner une
version latine, Quintilien voulait qu'on les mit entre les
1. Extrait et abrégé de Walckerser.
ET SUR LES FABULISTES . IX
mains des enfants , et l'empereur Julien en faisait ses dé-
lices. Phèdre, dont on admire aujourd'hui la concision élé-
gante, fut peu apprécié de son temps. Il vécut sous Auguste
et écrivit au plus tard sous Tibère. Dans le deuxième siècle
de notre ère, un certain Julius Titianus, cité par Ausone,
mit en prose latine les fables de Babrias : c'est ce recueil
qu'Avianus mit en vers latins sous le règne de Théodose.
Avianus est le seul ancien qui fasse mention de Phèdre ; il
le cite sans en faire aucun éloge et se contente de dire que
cet auteur a abrégé en cinq livres les fables d'Esope et de
Babrias. Vers la fin du troisième siècle et le commencement
du quatrième, le rhéteur Aphtonius écrivit en prose grecque
une quarantaine de fables tirées d'Esope. Voilà en abrégé
l'histoire de la fable chez les anciens .
Disons un mot maintenant des fabulistes orientaux . Un
recueil de fables qui a joui d'une grande célébrité, et qui a
exercé une grande influence sur le genre de l'apologue chez
les modernes, c'est le livre arabe intitulé Calila et Dimna,
et improprement attribué à Bidpaï , l'un des interlocuteurs ¹ .
Ce livre renferme des apologues bien plus développés que
ceux des Grecs ; ils offrent un traité complet de morale , des
narrations assez étendues , et par suite des croyances orien-
tales sur la métempsycose on y a prêté aux animaux les
sentiments les plus délicats , les idées les plus élevées , les
combinaisons les plus profondes. Mais ce livre n'est lui-
même qu'une traduction , il a eu pour type un autre livre
composé dans l'Inde à une époque très-ancienne . Le livre
indien a été écrit originairement en sanscrit par un brach-
mane nommé Vichnou-Sarma, et il était intitulé Pantcha-
Tantra (les cinq spécifiques, ou cinq livres sacrés). Ce livre
primitif a donné naissance à un autre plus moderne, mais
également fort ancien , et écrit aussi en langue sanscrite : il
est intitulé Hitoupadesa (instruction amicale) . Dans le
vie siècle de notre ère, Chosroes, roi de Perse, fit traduire
en persan l'Hitoupadesa , et deux siècles après , sous le
kalife Mansour, Abd-Allah en fit une version arabe sous le
titre déjà cité de Calila et Dimna . Le livre de Calila ou Re-
cueil de Bidpaï fut traduit en grec, en hébreu, en persan, en
latin , en turc, et avec les fables d'Esope il est la source où
les modernes ont puisé. Quant au livre arabe de Lokman ,
c'est une imitation des fables d'Esope.
Venons aux fabulistes modernes. Nous avons d'abord les
imitateurs des Grecs et des Romains : un Ignatius Magister
qui au Ix siècle abrégea les fables de Babrias et les réduisit
toutes à quatre vers. Son recueil nous est parvenu sous le
1. Calila et Dimna sont les noms de deux chacals, Bidpaï signifie phi-
losophe.
ESSAI SUR LA FABLE
nom de Gabrias. Saint Cyrille, apôtre des Esclavons , écrivit
en grec quatre- vingt-quinze fables dans le genre ésopique .
Un Romulus au xe siècle s'avisa de mettre en prose latine
les fables de Phèdre . Au xive siècle Planude, moine de
Constantinople, écrivit en prose grecque un recueil de fables
sous le nom d'Esope avec une vie de ce fabuliste. Sa
compilation a longtemps passé pour l'ouvrage même
d'Esope . Dans le xve siècle Reinucius d'Arezzo traduisit de
nouveau en latin vulgaire les fables de Babrias . A la même
époque Nicolo Perroti imita en vers latins quelques fables
d'Avianus . Son travail a été confondu par quelques critiques
avec les fables de Phèdre . Au xvie siècle , Abstemius fit pa-
raître deux cents fables en prose latine , traduites du grec
pour la plupart, mais dont quelques sujets étaient modernes .
En 1610, Nevelet réunit en un seul volume les fables d'E-
sope , d'Aphtonius , d'Ignatius Magister , de Babrias , de
Phèdre, d'Avienus et d'Abstemius . Il manquait à ce recueil
les ceut fables de Faërne qui avait traduit en vers latins et
en style élégant Esope et divers fabulistes grecs.
Cependant l'ouvrage de Bidpaï ou le recueil des apologues
orientaux ne tarda pas à être connu en Occident après les
croisades . Il fut traduit en espagnol en 1289 , et c'est sur
cette traduction que Raimond de Béziers en 1313 fit du même
livre une version latine . Vers 1278 Jean de Capoue avait
déjà fait une version semblable sur la traduction hébraïque
du recueil de Bidpaï. De ces deux versions dérivèrent d'au-
tres traductions ou imitations en italien , en allemand , en
espagnol, et en français . Un peu avant 1226 , Marie de
France traduisit en vers français les fables d'Isopet ou
d'Esope ; vers 1342 , un anonyme traduisit de la même ma-
nière les fables d'Avianus . Le xvre siècle vit fleurir l'apo-
logue en France . En 1542 parut le recueil en vers français
de Gilles Corrozet, imitateur d'Esope . On trouve déjà dans
cet ancien auteur l'art de mettre en scène les personnages,
et de les faire dialoguer. Philibert Hégémon et Guillaume
Guéroult, autres poëtes français, imitèrent la précision de
Phèdre. Vers le même temps , Verdizotti traduisit en vers
italiens cent fables du grec et du latin.
Cette énumération peut servir à faire comprendre tout à la
fois, quelle était la faveur dont jouissait déjà l'apologue avant
la Fontaine , et quels secours il trouva dans ses prédéces-
seurs. La collection de Nevelet , qui renfermait , avec Absté-
mius, tous les fabulistes anciens , grecs et latins , les Contes
de Boccace et ceux de la reine de Navarre, les Cent Nouvelles
nouvelles , voilà, à quelques exceptions près , où il a puisé
les matériaux de ses fables et de ses contes. Il y joignit Ver-
dizotti, Faërne, les fables de Bidpaï ou Pilpay , Bonaventure
ET SUR LES FABULISTES . XI
des Perriers et quelques autres occasionnellement. Il lisait
avec délices Térence , Horace , Virgile , Quintilien , l'Arioste,
Platon, Plutarque , et en général les plus illustres écrivains
de l'antiquité et des temps modernes. Il avoue lui-même
qu'il éprouvait un attrait tout particulier pour la lecture de
Rabelais , de Marot, et pour les auteurs de cette époque. Un
des livres qui a exercé sur lui la plus heureuse influence c'est
la traduction des fables de Bidpaï ou Pilpay par David
Sahid, ou Gaulmin . C'est dans les fictions du livre de Calila,
dans la peinture des intrigues du perfile chacal à la cour
du lion que la Fontaine a pu puiser l'idée d'établir parmi les
animaux des dignités et des rangs , de conserver à chacun
d'eux son caractère , de leur donner des noms qui retracent
leurs habitudes et les fassent aussitôt reconnaître ; de re-·
tracer en eux, pour l'instruction des hommes , les idées , les
sentiments , les passions de l'homme. Dans le recueil des
fables d'Esope , chaque fable forme un tout isolé , n'emprunte
rien des autres, et n'y ajoute rien ; dans le livre de Bidpaï au
contraire les récits s'entremêlent les uns dans les autres et
entraînent souvent des longueurs fatigantes . Dans la Fon-
taine , les fables sont distinctes comme dans Esope , mais un
intérêt cominun les unit toutes entre elles , car on a le désir
de voir se développer sous différents aspects et dans diverses
circonstances les personnages que l'auteur a peints dans
ses vers . La Fontaine a donc réuni tous les avantages et
évité les inconvénients qu'on remarque dans ces deux grands
types de l'apologue grec et de l'apologue oriental. La lecture
de Corrozet, de Guéroult, d'llégémon , du satirique Regnier
a dû faire naître à la Fontaine l'idée que le genre de la fable
pouvait être heureusement traité en vers et convenait au
génie de notre langue. Telles sont les principales sources où
son génie a puisé, tels sont les matériaux qu'il a mis en
œuvre .
XII JUGEMENTS SUR LE STYLE DE LA FONTAINE.

JUGEMENTS SUR LE STYLE DE LA FONTAINE .

I.

• Plus égal que Marot , et plus poëte que Voiture , la Fon-


taine a le jeu, le tour, et la naïveté de tous les deux ; il
instruit en badinant, persuade aux hommes la vertu par
l'organe des bêtes , élève les petits sujets jusqu'au sublime :
homme unique dans son genre d'écrire, toujours original ,
soit qu'il invente, soit qu'il traduise ; qui a été au delà de
ses modèles , modèle lui-même difficile à imiter. >>
(LA BRUYÈRE .)
II.

« Lorsqu'on a entendu parler de la Fontaine, et qu'on


vient à lire ses ouvrages, on est étonné d'y trouver , je ne
dis pas plus de génie , mais plus même de ce qu'on appelle
de l'esprit, qu'on n'en trouve dans le monde le plus cultivé..
On remarque avec la même surprise la profonde intelligence
qu'il fait paraître de son art ; et on admire qu'un esprit si
fin ait été en même temps si naturel.
» Il serait superflu de s'arrêter à louer l'harmonie variée
et légère de ses vers ; la grâce, le tour , l'élégance, les char-
mes naïfs de son style et de son badinage: Je remarquerai
seulement que le bon sens et la simplicité sont les caractères
dominants de ses écrits . Il est bon d'opposer un tel exemple
à ceux qui cherchent la grâce et le brillant hors de la raison
et de la nature. La simplicité de la Fontaine donne de la
grâce à son bon sens , et son bon sens rend sa simplicité
piquante : de sorte que le brillant de ses ouvrages naît peut-
être essentiellement de ces deux sources réunies . Rien
n'empêche au moins de le croire ; car pourquoi le bon sens,
qui est un don de la nature , n'en aurait-il pas l'agrément ?
La raison ne déplaît, dans la plupart des hommes , que parce
qu'elle leur est étrangère. Un bon sens naturel est presque
inséparable d'une grande simplicité et une simplicité éclairée
est un charme que rien n'égale. (VAUVENARGUES.)
JUGEMENTS SUR LE STYLE DE LA FONTAINE . XIII

III.

Le style de la Fontaine est peut-être ce que l'histoire


littéraire de tous les siècles offre de plus étonnant. C'est à
lui seul qu'il était réservé de faire admirer, dans la brièveté
d'un apologue, l'accord des nuances les plus tranchantes,
et l'harmonie des couleurs les plus opposées . Souvent une
seule fable réunit la naïveté de Marot, le badinage et l'esprit
de Voiture, des traits de la plus haute poésie, et plusieurs de
ces vers que la force du sens grave à jamais dans la mémoire.
Nul auteur n'a jamais mieux possédé cette souplesse de l'âme
et de l'imagination qui suit tous les mouvements de son
sujet. Le plus familier des écrivains devient tout à coup et
naturellement le traducteur de Virgile ou de Lucrèce ; et les
objets de la vie commune sont relevés chez lui par ces tours
nobles et cet heureux choix d'expressions qui les rendent
dignes du poëme épique. Tel est l'artifice de son style que
toutes ces beautés semblent se placer d'elles-mêmes dans sa
narration , sans interrompre ni retarder sa marche . Souvent
même la description la plus riche, la plus brillante, y de-
vient nécessaire, et ne paraît , comme dans la fable du Chêne
et du Roseau, dans celle du Soleil et Borée , que l'exposé
même du fait qu'il raconte. » (CHAMFORT. )
IV .

a La Fontaine est en général correct dans ses fables. Non


content d'y prodiguer les beautés , il s'y défend les fautes ;
et qui croira pouvoir s'en permettre aucune , quand la Fon-
taine s'en permet si peu ? Cette correction , qui suppose une
composition soignée, est d'autant plus admirable, qu'elle est
accompagnée de ce naturel qui semble exclure toute idée de
travail. Je ne crois pas qu'on trouve dans la Fontaine , du
moins dans les écrits qui ont consacré son nom, une ligne
qui sente la recherche ou l'affectation . Il ne compose point,
il converse : s'il raconte, il est persuadé ; s'il peint, il a vu :
c'est toujours son âme qui s'épanche, qui nous parle, qui se
trahit. Il a toujours l'air de nous dire son secret, et d'avoir
besoin de le dire. Ses idées , ses réflexions , ses sentiments ,
tout lui échappe, tout naît du moment. Rien n'est appelé,
rien n'est préparé . Tout, jusqu au sublime, paraît lui être
facile et familier : il charme toujours et n'étonne jamais.
Ce naturel domine tellement chez lui , qu'il dérobe au
commun des lecteurs les autres beautés de son style. Il n'y
a que les connaisseurs qui sachent à quel point la Fontaine
est poëte par l'expression , ce qu'il a vu de ressources dans
notre langue, ce qu'il en a tiré de richesses. » (LA HARPE.)
XIV JUGEMENTS SUR LE STYLE DE LA FONTAINE.

V.

« Dans l'enfance, ce n'est pas la morale de la fable qui


frappe, ni le rapport du précepte à l'exemple ; mais on s'y
intéresse aux propriétés des animaux et à la diversité de
leurs caractères. Les enfants y reconnaissent les mœurs du
chien qu'ils caressent, du chat dont ils abusent , de la souris
dont ils ont peur ; toute la basse-cour où ils se plaisent mieux
qu'à l'école. Ils s'amusent singulièrement des petits drames
dans lesquels figurent ces personnages ; ils y prennent parti
pour le faible contre le fort, pour le modeste contre le
superbe, pour l'innocent contre le coupable. Ils en tirent
aussi une première idée de la justice. Les plus avisés , ceux
devant qui on ne dit rien impunément, vont plus loin : ils
savent saisir une première ressemblance entre les caractères
des hommes et ceux des animaux .
» Les fables ne sont pas le livre des jeunes gens . Ils pré-
fèrent les illustres séducteurs qui les trompent sur eux-
mêmes , et leur persuadent qu'ils peuvent tout ce qu'ils veu-
lent, que leur force est sans bornes et leur vie inépuisable .
Ils sont trop superbes pour goûter ce qu'enfants on leur a
donné à lire. Ce temps d'ivresse passé, quand chacun a
trouvé enfin la mesure de sa taille en s'approchant d'un plus
grand ; de ses forces en luttant avec un plus fort ; de son
intelligence en voyant le prix remporté par un plus habile ;
quand la maladie , la fatigue, lui ont appris qu'il n'y a qu'une (
mesure de vie ; quand il en est arrivé à se défier même de
ses espérances ; alors revient le fabuliste qui savait tout
cela, et qui le lui dit, et qui le console , non par d'autres
illusions, mais en lui montrant son mal au vrai.
» Vieillards enfin, arrivés au terme du long espoir et des
vastes pensées, le fabuliste nous aide à nous souvenir. 11
nous remet notre vie sous nos yeux , laissant la peine dans
le passé et nous réchauffant par les images du plaisir. En-
fermés dans ce petit espace de jours précaires et comptés ,
quand la vie n'est plus que le dernier combat contre la mort,
il nous en rappelle le commencement et nous en cache la
fin. » (NISARD. )
A MONSEIGNEUR LE DAUPHIN . XV

A MONSEIGNEUR LE DAUPHIN ' .

MONSEIGNEUR,
S'il y a quelque chose d'ingénieux dans la république des lettres,
on peut dire que c'est la manière dont Esope a débité sa morale. Il
seroit véritablement à souhaiter que d'autres mains que les mien-
nes y eussent ajouté les ornements de la poésie, puisque le plus
sage des anciens 2 a jugé qu'ils n'y étoient point inutiles. J'ose,
Monseigneur, vous en présenter quelques essais. C'est un 3entretien
convenable à vos premières années. Vous êtes en un âge où l'a-
musement et les jeux sont permis aux princes ; mais en mème
temps vous devez donner quelques-unes de vos pensées à des ré-
flexions sérieuses. Tout cela se rencontre aux fables que nous de-
vons à Esope. L'apparence en est puérile, je le confesse ; mais ces
puérilités servent d'enveloppe à des vérités importantes.
Je ne doute point, Monseigneur, que vous ne regardiez favorable-
ment des inventions si utiles et tout ensemble si agréables ; car
que peut-on souhaiter davantage que ces deux points ? Ce sont eux
qui ont introduit la science parmi les hommes. Esope a trouvé un
art singulier de les joindre l'un avec l'autre . La lecture de son
ouvrage répand insensiblement dans une âme les semences de la
vertu, et lui apprend à se connoitre sans qu'elle s'aperçoive de cette
étude, et tandis qu'elle croit faire toute autre chose. C'est une
adresse dont s'est servi très-heureusement celui sur lequel Sa
Majesté a jeté les yeux pour vous donner des instructions. Il fait en
sorte que vous apprenez sans peine, ou, pour mieux parler, avec
plaisir, tout ce qu'il est nécessaire qu'un prince sache. Nous espé-
rons beaucoup de cette conduite. Mais, à dire la vérité , il y a des
choses dont nous espérons infiniment davantage : ce sont, Monsei-
1. Louis, dauphin de France, fils de Louis XIV et de Marie-Thérèse
d'Autriche, naquit à Fontainebleau le 1er novembre 1661 , et mourut à
Meudon le 14 avril 1711.- Cette épître dédicatoire fut insérée, du vivant
même de la Fontaine, comme un modèle en son genre, dans le recueil
intitulé : Les plus belles Lettres des meilleurs auteurs françois, avec des
notes, par Pierre Richelet. Paris , 1689.
2. LE PLUS SAGE, Socrate.
3. EN UN AGE. Le dauphin avait six ans et cinq mois.
4. Aux, dans les. Tournure affectionnée par le xvIIe siècle.
5. DAVANTAGE QUE n'était pas encore proscrit par la grammaire. Cu le
rencontre fréquemment dans les bons auteurs.
6. SINGULIER, particulier, excellent.
7. CELUI. « Monseigneur le dauphin a eu deux précepteurs : le premier,
M. le président de Périgni, et le second, M. Bossuet, évêque de Meaux,
nommé à cette place en 1670, deux ans après la publication de cette dédi-
cace. C'est donc de M. de Périgni que parle la Fontaine. ► (Note de Ri-
chelet.)
XVI A MONSEIGNEUR LE DAUPHIN .
gneur, les qualités que notre invincible monarque vous a données
avec la naissance ; c'est l'exemple que tous les jours il vous donne.
Quand vous le voyez former de si grands desseins ; quand vous le
considérez qui regarde sans s'étonner l'agitation de l'Europe 1 et
les machines qu'elle remue pour le détourner de son entreprise ;
quand il pénètre dès sa première démarche jusque dans le cœur
d'une province 2 où l'on trouve à chaque pas des barrières insur-
montables, et qu'il en subjugue une autre 3 en huit jours, pendant
la saison la plus ennemie de la guerre, lorsque le repos et les
plaisirs règnent dans les cours des autres princes ; quand , non
content de dompter les hommes, il veut triompher aussi des élé-
ments ; et quand, au retour de cette expédition où il a vaincu
comme un Alexandre, vous le voyez gouverner ses peuples comme
un Auguste avouez le vrai, Monseigneur, vous soupirez pour la
gloire aussi bien que lui, malgré l'impuissance de vos années ; vous
attendez avec impatience le temps où vous pourrez vous déclarer
son rival dans '" amour de cette divine maîtresse . Vous ne l'attendez
pas, Monseigneur, vous le prévenez. Je n'en veux pour témoignage
que ces nobles inquiétudes, cette vivacité, cette ardeur, ces mar-
ques d'esprit, de courage, et de grandeur d'âme, que vous faites
paroître tous les moments. Certainement c'est une joie bien sen-
sible à notre monarque ; mais c'est un spectacle bien agréable pour
l'univers que de voir ainsi croître une jeune plante qui couvrira
un jour de son ombre tant de peuples et de nations.
Je devrois m'étendre sur ce sujet ; mais, comme le dessein que
j'ai de vous divertir est plus proportionné à mes forces que celui de
vous louer, je me hâte de venir aux Fables, et n'ajouterai aux
vérités que je vous ai dites que celle-ci : c'est, Monseigneur, que
je suis, avec un zèle respectueux,
Votre très-humble, très-obéissant
et très-fidèle serviteur ,
DE LA FONTAINE ,
1. L'AGITATION DE L'EUROPE. Il désigne la triple alliance que l'Angle-
terre, l'Espagne et la Hollande firent ensemble environ vingt ans pour
arrêter les conquêtes du roi. (Id.)
2. PROVINCE. Il parle de la Flandre, où le roi fit la guerre en 1667,
et prit Douai, Tournay, Oudenarde, Ath, Alost et Lille. (Id.)
3. UNE AUTRE. C'est la Franche-Comté, qu'il conquit en 1668.
PREFACE DE LA FONTAINE. XVII

PRÉFACE DE LA FONTAINE .

L'indulgence que l'on a eue pour quelques-unes de mes fables


me donne lieu d'espérer la même grâce pour ce Recueil. Ce n'est
pas qu'un des maîtres de notre éloquence 2 n'ait désapprouvé le
dessein de les mettre en vers. Il a cru que leur principal ornement
est de n'en avoir aucun ; que d'ailleurs la contrainte de la poésie,
jointe à la sévérité de notre langue, m'embarrasseroit en beaucoup
d'endroits, et banniroient de la plupart de ces récits la brièveté,
qu'on peut fort bien appeler l'âme du conte, puisque sans elle il
faut nécessairement qu'il languisse. Cette opinion ne sauroit partir
que d'un homme d'excellent goût; je demanderois seulement qu'il
en relâchât quelque peu, et qu'il crût que les Grâces lacédémo-
niennes ne sont pas tellement ennemies des Muses françoises, que
l'on ne puisse souvent les faire marcher de compagnie.
Après tout, je n'ai entrepris la chose que sur l'exemple, je ne
veux pas dire des anciens, qui ne tire point à conséquence pour
moi, mais sur celui des modernes. C'est de tout temps, et chez
tous les peuples qui font profession de poésie, que le Parnasse a
jugé ceci de son apanage. A peine les fables que l'on attribue à
Esope virent le jour, que Socrate trouva à propos de les habiller
des livrées des Muses . Ce que Platon en rapporte est si agréable,
que je ne puis m'empêcher d'en faire un des ornements de cette
préface. Il dit que, Socrate étant condamné au dernier supplice,
l'on remit- l'exécution de l'arrêt à cause de certaines fêtes, Ĉébès &
l'alla voir le jour de sa mort. Socrate lui dit que les dieux l'avoient
averti plusieurs fois, pendant son sommeil, qu'il devoit s'appliquer
à la musique avant qu'il mourût. Il n'avoit pas entendu d'abord ce
que ce songe signífioit ; car, comme la musique ne rend pas
l'homme meilleur, à quoi bon s'y attacher ? Il falloit qu'il y eût du
mystère là-dessous, d'autant plus que les dieux ne se lassoient
point de lui envoyer la même inspiration. Elle lui étoit encore
venue une de ces fêtes. Si bien qu'en songeant aux choses que le
ciel pouvoit exiger de lui, il s'étoit avisé que la musique et la
poésie ont tant de rapport , que possible étoit-ce de la dernière
qu'il s'agissoit. Il n'y a point de bonne poésie sans harmonie, mais
1. FABLES. Ces mots prouvent qu'antérieurement à l'année 1668, époque
de la publication de ce premier recueil, la Fontaine avait déjà fait paraître
quelques-unes de ses fables, ou qu'elles avaient circulé en manuscrit.
2. ELOQUENCE. La Fontaine désigne ici Patru, célèbre avocat au Par-
lement de Paris et membre de l'Académie française, son ami et celui de
Boileau. Patru était considéré comme l'un des hommes les plus éloquents
de son siècle et comme un des meilleurs critiques. Ses décisions faisaient
autorité.
3. CEBES. Voir le Phédon, ou Dialogue sur l'âme. La Fontaine dénature
un peu le récit de Platon.
XVIII PRÉFACE
il n'y en a point non plus sans fiction ; et Socrate ne savoit que
dire la vérité. Enfin il avoit trouvé un tempérament c'étoit de
choisir des fables qui continssent quelque chose de véritable , telles
que sont celles d'Esope. Il employa donc à les mettre en vers les
derniers moments de sa vie.
Socrate n'est pas le seul qui ait considéré comme sœurs la poésie
et nos fables. Phèdre a témoigné qu'il étoit de ce sentiment ; et,
par l'excellence de son ouvrage, nous pouvons juger de celui du
prince des philosophes . Après Phèdre, Aviénus a traité le même
sujet. Enfin les modernes les out suivis : nous en avons des exemples
non-seulement chez les étrangers , mais chez nous¹ . Il est vrai que,
lorsque nos gens 2 y ont travaillé, la langue étoit si différente de cé
qu'elle est, qu'on ne les doit considérer que comme étrangers. Celá
ne m'a point détourné de mon entreprise; au contraire, je me suis
flatté de l'espérance que, si je ne courois dans cette carrière avec
succès, on me donneroit au moins la gloire de l'avoir ouverte.
Il arrivera possible 3 que mon travail fera naitre à d'autres per-
sonnes l'envie de porter la chose plus loin. Tant s'en faut que cette
matière scit épuisée, qu'il reste encore plus de fables à mettre en
vers que je n'en ai mis. J'ai choisi véritablement les meilleures ,
-c'est-à-dire celles qui m'ont semblé telles ; mais, outre que je me
suis trompé dans mon choix, il ne sera pas bien difficile de donner
un autre tour à celles-là même que j'ai choisies ; et si ce tour est
moins long, il sera sans doute plus approuvé. Quoi qu'il en arrive ,
on m'aura toujours obligation, soit que ma témérité ait été heu-
reuse, et que je ne me sois point trop écarté du chemin qu'il falloit
tenir, soit que j'aie seulement excité les autres à mieux faire.
Je pense avoir justifié suffisamment mon dessein : quant à l'exé-
cution, le public en sera juge. On ne trouvera pas ici l'élégance ni
l'extrême brièveté qui rendent Phèdre recommandable : ce sont
qualités au-dessus de ma portée. Comme il m'étoit impossible de
l'imiter en cela, j'ai cru qu'il falloit en récompense égayer l'ouvrage
plus qu'il n'a fait. Non que je le blâme d'en être demeuré dans ces
termes la langue latine n'en demandoit pas davantage ; et, si l'on
y veut prendre garde, on reconnoîtra dans cet auteur le vrai carac-
tère et le vrai génie de Térence. La simplicité est magnifique chez
ces grands hommes : moi , qui n'ai pas les perfections du langage
comme ils les ont eues, je ne la puis élever à un si haut point. Il a
donc fallu se récompenser d'ailleurs : c'est ce que j'ai fait avec d'au-
tant plus de hardiesse , que Quintilien dit qu'on ne sauroit trop égayer
les narrations. Il ne s'agit pas ici d'en apporter une raison : c'est assez
que Quintilien l'ait dit. J'ai pourtant considéré que, ces fabies étant
sues de tout le monde, je ne ferois rien si je ne les rendois nouvelles
par quelques traits qui en relevassent le goût . C'est ce qu'on demande
aujourd'hui on veut de la nouveauté et de la gaieté. Je n'appelle pas
gaieté ce qui excite le rire ; mais un certain charme, un air agréable
qu'on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux.
Mais ce n'est pas tant par la forme que j'ai donnée à cet ouvrage
qu'on en doit mêsurer le prix, que par son utilité et par sa matière :
1. CHEZ NOUS. Voy. plus haut l'Essai sur les fabulistes.
2. Nos GENS, nos compatriotes. Les Latins disent en ce sens nostri
homines.
3. POSSIBLE, pour peut-être. Locution vieillie. On la retrouve dans les
ables.
DE LA FONTAINE. XIX
car qu'y a-t-il de recommandable dans les productions de l'esprit qui
ne se rencontre dans l'apologue? C'est quelque chose de si divin que
plusieurs personnages de l'antiquité ont attribué la plus grande partie
de ces fables à Socrate, choisissant, pour leur servir de père, celui
des mortels qui avoit le plus de communication avec les dieux. Je
ne sais comme ils n'ont point fait descendre du ciel ces mêmes
fables, et comme ils ne leur ont point assigné un dieu qui en eût la
direction, ainsi qu'à la poésie et à l'éloquence. Ce que je dis n'est
pas tout à fait sans fondement, puisque , s'il m'est permis de mêler
ce que nous avons de plus sacré parmi les erreurs du paganisme,
nous voyons que la Vérité a parlé aux hommes par paraboles et la
parabole est-elle autre chose que l'apologue, c'est-à-dire un exemple
fabuleux, et qui s'insinue avec d'autant plus de facilité et d'effet
qu'il est plus commun et plus familier ? Qui ne nous proposeroit à
imiter que les maitres de la sagesse, nous fourniroit un sujet d'ex-
cuse il n'y en a point quand des abeilles et des fourmis sont capables
de cela même qu'on nous demande .
C'est pour ces raisons que Platon, ayant banni Homère de sa répu-
blique, y a donné à Esope une place très-honorable. Il souhaite que
les enfants sucent ces fables avec le lait ; il recommande aux nour-
rices de les leur apprendre car on ne sauroit s'accoutumer de trop
bonne heure à la sagesse et à la vertu. Plutôt que d'être réduits à
corriger nos habitudes, il faut travailler à les rendre bonnes pendant
qu'elles sont encore indifférentes au bien ou au mal. Or, quelle mé-
thode y peut contribuer plus utilement que ces fables ? Dites à un
enfant que Crassus, allant contre les Parthes, s'engagea dans leur
pays sans considérer comment il en sortiroit ; que cela le fit périr lui
et son armée, quelque effort qu'il fit pour se retirer. Dites au même
enfant que le renard et le bouc descendirent au fond d'un puits pour
y éteindre leur soif ; que le renard en sortit s'étant servi des épaules
et des cornes de son camarade ; au contraire, le bouc y demeura pour
n'avoir pas eu tant de prévoyance ; et par conséquent il faut consi-
dérer en toute chose la fin. Je demande lequel de ces deux exemples
fera le plus d'impression sur cet enfant. Ne s'arrêtera-t-il pas au
dernier comme plus conforme et moins disproportionné que l'autre
à la petitesse de son esprit? Il ne faut pas m'alléguer que les pen-
sées de l'enfance sont d'elles-mêmes assez enfantines, sans y joindre
encore de nouvelles badineries. Ces badineries ne sont telles qu'en
apparence; car, dans le fond, elles portent un sens très-solide. Et
comme, par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par
d'autres principes très-familiers, nous parvenons à des connoissances
qui mesurent enfin le ciel et la terre ; de même aussi, par les raison-
nements et les conséquences que l'on peut tirer de ces fables, on se
forme lejugement et les mœurs, on se rend capable des grandes choses.
Elles ne sont pas seulement morales, elles donnent encore d'autres
connoissances : les propriétés des animaux et leurs divers caractères
y sont exprimés; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous
sommes l'abrégé de ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les créa-
tures irraisonnables. Quand Prométhée voulut former l'homme, il
prit la qualité dominante de chaque bête de ces pièces si différentes
composa notre espèce ; il fit cet ouvrage qu'on appelle le Petit-
Monde. Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve

1. COMME, pour comment. Tournure usitée au xvu” siònia.


XX PREFACE DE LA FONTAINE.
dépeint. Ce qu'elles nous représentent confirme les personnes d'âge
avancé dans les connoissances que l'usage leur a données, et apprend
aux enfants ce qu'il faut qu'ils sachent. Comme ces derniers sont
nouveau-venus dans le monde, ils n'en connoissent pas encore les
habitants ; ils ne se connoissent pas eux-mêmes : on ne les doit laisser
dans cette ignorance que le moins qu'on peut ; il leur faut apprendre
ce que c'est qu'un lion, un renard , ainsi du reste, et pourquoi l'on
compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion. C'est à
quoi les fables travaillent les premières notions de ces choses pro-
viennent d'elles.
J'ai déjà passé la longueur ordinaire des préfaces, cependant je
n'ai pas encore rendu raison de la conduite de mon ouvrage.
L'apologue est composé de deux parties, dont on peut appeler
l'une le corps , l'autre l'âme. Le corps est la fable ; l'âme, la mora-
lité. Aristote n'admet dans la fable que les animaux ; il en exclut les
hommes et les plantes . Cette règle est moins de nécessité que de
bienséance, puisque ni Esope, ni Phèdre , ni aucun des fabulistes¹ ,
ne l'a gardée ; tout au contraire de la moralité, dont aucun ne se
dispense. Que s'il m'est arrivé de le faire , ce n'a été que dans les
endroits où elle n'a pu entrer avec grâce, et où il est aisé au lecteur
de la suppléer. On ne considère en France que ce qui plaît : c'est la
grande règle, et, pour ainsi dire, la seule. Je n'ai donc pas cru que
ce fût un crime de passer par-dessus les anciennes coutumes, lorsque
je ne pouvois les mettre en usage sans leur faire tort. Du temps
d'Esope, la fable étoit contée simplement; la moralité séparée et
toujours ensuite. Phèdre est venu, qui ne s'est pas assujetti à cet
ordre il embellit la narration, et transporte quelquefois la moralité
de la fin au commencement. Quand il seroit nécessaire de lui trouver
place, je ne manque à ce précepte que pour en observer un qui n'est
pas moins important : c'est Horace qui nous le donne . Cet auteur ne
veut pas qu'un écrivain s'opiniâtre contre l'incapacité de son esprit
ni contre celle de sa matière. Jamais, à ce qu'il prétend, un homme
qui veut réussir, n'en vient jusque-là ; il abandonne les choses dont
il voit bien qu'il ne sauroit rien faire de bon :
Et, quæ
Desperat tractata nitescere posse, relinquit.
HORAT. Ars poet., vers 149-150.
C'est ce que j'ai fait à l'égard de quelques moralités du succès
desquelles je n'ai pas bien espéré .
Il ne reste plus à parler que de la vie d'Esope. Je ne vois pres-
que personne qui ne tienne pour fabuleuse celle que Planude 2 nous
1. FABULISTES. Le mot fabuliste est de l'invention de la Fontaine.
L'Académie française ne l'admit même pas dans la seconde édition de son
Dictionnaire, qui fut publiée après la mort de notre poëte. La Motte, en
1709, faisait remarquer en publiant ses fables que ce mot était encore
nouveau, et il n'osait s'en servir qu'en s'appuyant de l'autorité de ce
passage.
2. PLANUDE. Il existait, lorsque la Fontaine publia son recueil, une
excellente Vie d'Esope : c'était celle de Méziriac ; mais elle était peu
connue, et Bayle eut de son temps de la peine à se la procurer. La Vie
d'Esope, attribuée peut-être faussement à Planude, était au contraire deve-
nue en quelque sorte populaire avant la Fontaine, et on en avait inséré
des traductions au-devant de tous les recueils de fables publiés soit en
vers, soit en prose. (WALCKENAER.)
VIE D'ÉSOPE. XXI
laissée. On s'imagine que cet auteur a voulu donner à son héros
un caractère et des aventures qui répondissent à ses fables. Cela
m'a paru d'abord spécieux ; mais j'ai trouvé à la fin peu de certitude
en cette critique. Elle est en partie fondée sur ce qui se passe en-
tre Xantus et Esope on y trouve trop de niaiseries. Eh ! qui est le
sage à qui de pareilles choses n'arrivent point ? Toute la vie de
Socrate n'a pas été sérieuse . Ce qui me confirme en mon senti-
ment, c'est que le caractère que Planude donne à Esope est sem-
blable à celui que Plutarque fui a donné dans son Banquet des sept
sages, c'est-à-dire d'un homme subtil et qui ne laisse rien passer.
On me dira que le Banquet des sept sages est aussi une invention. Il
est aisé de douter de tout : quant à moi, je ne vois pas bien pour-
quoi Plutarque auroit voulu imposer à la postérité dans ce traité-là ,
lui qui fait profession d'être véritable partout ailleurs, et de con-
server à chacun son caractère. Quand cela seroit, je ne saurois men-
tir que sur la foi d'autrui me croira-t-on moins que si je m'arrête
à la mienne ? Car ce que je puis est de composer un tissu de mes
conjectures , lequel j'intitulerai Vie d'Esope . Quelque vraisemblable
que je le rende, on ne s'y arrêtera pas, et, fable pour fable , le lec-
teur préférera toujours celle de Planude à la mienne .

VIE D'ÉSOPE LE PHRYGIEN .

Nous n'avons rien d'assuré touchant la naissance d'Homère et


d'Esope à peine même sait-on ce qui leur est arrivé de plus re-
marquable . C'est de quoi il y a lieu de s'étonner, vu que l'histoire
ne rejette pas des choses moins agréables et moins nécessaires que
celles-là. Tant de destructeurs de nations, tant de princes sans mé-
rite ont trouvé des gens qui nous ont appris jusqu'aux moindres
particularités de leur vie, et nous ignorons les plus importantes de
celles d'Esope et d'Homère, c'est- à-dire des deux personnages qui
ont le mieux mérité des siècles suivants. Car Homère n'est pas seu-
lement le père des dieux, c'est aussi celui des bons poëtes. Quant à
Esope, il me semble qu'on le devoit mettre au nombre des sages
dont la Grèce s'est tant vantée, lui qui enseignoit la véritable sa-
gesse, et qui l'enseignoit avec bien plus d'art que ceux qui en don-
nent des définitions et des règles. On a véritablement recueilli les
vies de ces deux grands hommes ; mais la plupart des savants les
tiennent toutes deux fabuleuses, particulièrement celle que Planude
a écrite. Pour moi, je n'ai pas voulu m'engager dans cette critique.
Comme Planude vivoit dans un siècle où la mémoire des choses arri-
vées à Esope ne devoit pas être encore éteinte, j'ai cru qu'il savoit
par tradition ce qu'il a laissé ¹ . Dans cette croyance , je l'ai suivi
sans retrancher de ce qu'il a dit d'Esope que ce qui m'a semblé
trop puéril, ou qui s'écartoit en quelque façon de la bienséance.
1. LAISSÉ. « La science chronologique du bon la Fontaine est ici en
défaut, car entre Esope et Planude il y a un intervalle de plus de dix-huit
siècles. (WALCKENAER.)
XXII VIE D'ESOPE.
Esope étoit Phrygien, d'un bourg appelé Amorium ¹ . Il naquit
vers la cinquante-septième olympiade, quelque deux cents ans après
la fondation de Rome. On ne sauroit dire s'il eut sujet de remercier
la nature, ou bien de se plaindre d'elle ; car, en le douant d'un très-
bel esprit, elle le fit naître difforme et laid de visage , ayant à peine
figure d'homme 2 , jusqu'à lui refuser presque entièrement l'usage
de la parole. Avec ces défauts, quand il n'auroit pas été de condition
à être esclave, il ne pouvoit manquer de le devenir. Au reste, son
âme se maintint toujours libre et indépendante de la fortune.
Le premier maître qu'il eut l'envoya aux champs labourer la terre,
soit qu'il le jugeât incapable de toute autre chose, soit pour s'ôter
de devant les yeux un objet si désagréable. Or il arriva que ce mai-
tre étant allé voir sa maison des champs, un paysan lui donna des
figues i les trouva belles et les fit serrer fort soigneusement, don-
nant ordre à son sommelier, appelé Agathopus, de les lui apporter
au sortir du bain. Le hasard voulut qu'Esope eut affaire dans le lo-
gis. Aussitôt qu'il y fut entré, Agathopus se servit de l'occasion et
mangea les figues avec quelques-uns de ses camarades : puis ils re-
jetèrent cette friponnerie sur Esope, ne croyant pas qu'il se pût
jamais justifier, tant il étoit bègue et paroissoit idiot. Les chati-
ments dont les anciens usoient envers leurs esclaves étoient fort
cruels, et cette faute très-punissable. Le pauvre Esope se jeta aux
pieds de son maitre, et, se faisant entendre du mieux qu'il put, il
témoigna qu'il demandoit pour toute grâce qu'on sursit de quelques
moments sa punition. Cette grâce lui ayant été accordée , il alla que-
rir de l'eau tiède, la but en présence de son seigneur, se mit les
doigts dans la bouche, et ce qui s'ensuit, sans rendre autre chose
que cette eau seule . Après s'être ainsi justifié, il fit signe qu'on
obligeât les autres d'en faire autant. Chacun demeura surpris : on
n'auroit pas cru qu'une telle invention pût partir d'Esope . Agathopus
et ses camarades ne furent point étonnés. Ils burent de l'eau comme
le Phrygien avoit fait, et se mirent les doigts dans la bouche ; mais
ils se gardèrent bien de les enfoncer trop avant. L'eau ne laissa pas
d'agir et de mettre en évidence les figues toutes crues encore et
toutes vermeilles. Par ce moyen, Esope se garantit ses accusa-
teurs furent punis doublement pour leur gourmandise et pour leur
méchanceté. Le lendemain , après que leur maître fut parti, et le
Phrygien étant à son travail ordinaire, quelques voyageurs égarés
(aucuns 3 disent que c'étoient des prêtres de Diane) le prièrent, au
nom de Jupiter hospitalier, qu'il leur enseignât le chemin qui con-
duisoit à la ville. Esope les obligea premièrement de se reposer à
l'ombre ; puis, leur ayant présenté une légère collation, il voulut
être leur guide et ne les quitta qu'après qu'il les eut remis dans leur
chemin. Les bonnes gens levèrent les mains au ciel et prièrent Ju-
piter de ne pas laisser cette action charitable sans récompense. A

1. AMORIUM. Le scoliaste d'Aristophane fait naitre Esope à Messembrie


en Thrace ; Suidas dit qu'il était de Samos , d'autres qu'il était originaire
de Sardes en Lydie.
2. D'HOMME. Aucun auteur ancien ne fait mention de cette difformité.
Le sophiste Himérius assure cependant qu'Esope était laid, et Plutarque,
dans le Banquet des sept sages, qu'il était bègue.
3. AUCUNS , quelques-uns. C'est le sens ancion de ce mot, qui vient de
aliquis, par le changement d'l en u, changement si fréquent dans la for-
mation de notre langue.
VIE D'ÉSOPE. XXIII
peine Esope les eat quittés, que le chaud et la lassitude le contrai-
gnirent de s'endormir. Pendant son sommeil, il s'imagina que la For-
tune étoit debout devant lui , qui lui délioit la langue , et par même
moyen lui faisoit présent de cet art dont on peut dire qu'il est l'au-
leur. Réjoui de cette aventure, il s'éveilla en sursaut, et en s'éveil-
laut Qu'est ceci ? dit-il : ma voix est devenue libre ; je prononce
bien un râteau, une charrue, tout ce que je veux . Cette merveille
fut cause qu'il changea de maître. Car, comme un certain Zénas, qui
étoit là en qualité d'économe et qui avoit l'œil sur les esclaves, en
eut battu un outrageusement pour une faute qui ne le méritoit pas,
Esope ne put s'empêcher de le reprendre, et le menaça que ses mau-
vais traitements seroient sus. Zénas, pour le prévenir et pour se ven-
ger de lui, alla dire au maître qu'il étoit arrivé un prodige dans sa
maison; que le Phrygien avoit recouvré la parole, mais que le mé-
chant ne s'en servoit qu'à blasphemer et à médire de leur seigneur.
Le maitre le crut et passa bien plus avant 1 ; car il lui donna Esope,
avec liberté d'en faire ce qu'il voudroit. Zénas de retour aux champs,
un marchand l'alla trouver et lui demanda si, pour de l'argent, il le
vouloit accommoder de quelque bête de somme. Non pas cela, dit
Zéuas, je n'en ai pas le pouvoir; mais je te vendrai, si tu veux, un
de nos esclaves. Là-dessus, ayant fait venir Esope, le marchand dit:
Est-ce afin de te moquer que tu me proposes l'achat de ce per-
sonnage ? On le prendroit pour une outre. Dès que le marchand cut
ainsi parlé, il prit congé d'eux, partie murmurant, partie riant de
ce bel objet. Esope le rappela et lui dit : Achète-moi hardiment, je
ue te serai pas inutile. Si tu as des enfants qui crient et qui soient
méchants, ma mine les fera taire : on les menacera de moi comme
de la bête. Cette raillerie plut au marchand. Il acheta notre Phrygien
trois oboles, et dit en riant : Les dieux soient loués ! je n'ai pas fait
- grande acquisition, à la vérité ; aussi n'ai-je pas déboursé grand
argent.
Entre autres denrées, ce marchand trafiquoit d'esclaves : si bien
qu'allant à Ephèse pour se défaire de ceux qu'il avoit, ce que cha-
cun d'eux devoit porter pour la commodité du voyage fut départi
selon leur emploi et selon leurs forces. Esope pria que l'on eût
égard à sa taille, qu'il étoit nouveau-venu et devoit être traité dou-
cement. Tu ne porteras rien, si tu veux, lui repartirent ses camara-
des . Esope se piqua d'honneur et voulut avoir sa charge comme les
autres. On le laissa donc choisir. Il prit le panier au pain : c'étoit le
fardeau le plus pesant. Chacun crut qu'il l'avoit fait par bêtise ; mais
dès la dinée, le panier fut entamé, et le Phrygien déchargé d'au-
tant; ainsi le soir, et de même le lendemain de façon qu'au bout
de deux jours il marchoit à vide. Le bon sens et le raisonnement du
personnage furent admirés .
Quant au marchand, il se défit de tous ses esclaves, à la réserve
d'un grammairien, d'un chantre et d'Esope, lesquels il alla exposer
en vente à Samos. Avant que de les mener sur la place, il fit habiller
les deux premiers le plus proprement qu'il put, comme chacun farde
sa marchandise : Esope, au contraire, ne fut vêtu que d'un sac et
placé entre ses deux compagnons, afin de leur donner lustre. Quel-
ques acheteurs se présentèrent, entre autres un philosophe appelé
1. PASSA BIEN plus avant. Locution très-fréquente au XVII° siècle : il
alla plus loin.
FABLES DE LA FONTAINE
XXIV VIE D'ÉSOPE.
Xantus. Il demanda au grammairien et au chantre ce qu'ils savoient
faire. Tout, reprirent-ils. Cela fit rire le Phrygien : on peut s'imagi
ner de quel air. Planude rapporte qu'il s'en fallut peu qu'on ne prit
la fuite, tant il fit une effroyable grimace . Le marchand fit son chan-
tre mille oboles, son grammairien trois mille, et, en cas que l'on
achetât l'un des deux, il devoit donner Esope par-dessus le marché.
La cherté du grammairien et du chantre dégoûta Xantus . Mais, pour
ne pas retourner chez soi sans avoir fait quelque emplette , ses disci-
ples lui conseillèrent d'acheter ce petit bout d'homme qui avoit ri
de si boune grâce on en feroit un épouvantail ; il divertiroit les
gens par sa mine. Xantus se laissa persuader, et fit prix d'Esope à
soixante oboles. Il lui demanda, devant que 1 de l'acheter, à quoi il
lui seroit propre, comme il l'avoit demandé à ses camarades. Esope
répondit : A rien, puisque les deux autres avoient tout retenu pour
eux. Les commis de la douane remirent généreusement à Xantus le
sou pour livre, et lui en donnèrent quittance saus rien payer.
Xantus avoit une femme de goût assez délicat, et à qui toutes sor
tes de gens ne plaisoient pas ; si bien que de lui aller présenter sé-
rieusement son nouvel esclavé, il n'y avoit pas d'apparence, à moins
qu'il ne la voulût mettre en colère et se faire moquer de lui . Il jugea
plus à propos d'en faire un sujet de plaisanterie, et alla dire au
fogis qu'il venoit d'acheter un jeune esclave le plus beau du monde
et le mieux fait. Sur cette nouvelle, les filles qui servoient sa femme
se pensèrent battre à qui l'auroit pour son serviteur ; mais elles fu-
rent bien étonnées quand le personnage parut. L'une se mit la main
devant les yeux, l'autre s'enfuit, l'autre fit un cri. La maîtresse du
logis dit que c'étoit pour la chasser qu'on lui amenoit un tel mons-
tre ; qu'il y avoit longtemps que le philosophe se lassoit d'elle. De
parole en parole, le différend s'échauffa jusqu'à tel point que la
femme demanda son bien et voulut retourner chez ses parents. Xan-
tus fit tant par sa patience, et Esope par son esprit, que les choses
s'accommodèrent . On ne parla plus de s'en aller, et peut-être que
l'accoutumance effaça à la fin une partie de la laideur du nouvel
esclave.
Je laisserai beaucoup de petites choses où il fit paroître la viva-
cité de son esprit; car, quoiqu'en puisse juger par là de son carac-
tère, elles sout de trop peu de conséquence pour en informer la
postérité. Voici seulement un échantillon de son bon sens et de
l'ignorance de son maître. Celui-ci alla chez un jardinier se choisir
lui-même une salade ; les herbes cueillies, le jardinier le pria de lui
satisfaire l'esprit sur une difficulté qui regardoit la philosophie aussi
bien que le jardinage : c'est que les herbes qu'il plantoít et qu'il
cultivoit avec un grand soin ne profitoient point, tout au contraire
de celles que la terre produisoit d'elle-même sans culture ni amen-
dement. Xantus rapporta le tout à la Providence, comme on a cou-
tume de faire quand on est court. Esope se mit à rire, et ayant tiré
son maitre à part, il lui conseilla de dire à ce jardinier qu'il lui avoit
fait une réponse ainsi générale, parce que la question n'étoit pas
digne de lui il le laissoit donc avec son garçon, qui assurément le
satisferoit. Xantus s'étant allé promener d'un autre côté du jardin,
Esope compara la terre à une femme qui, ayant des enfants d'un
premier mari, en épouseroit un second qui auroit aussi des enfants
1. Devant que s'employait comme synonyme de avant que.
VIE D'ÉSOPE. XXV
d'une autre femme sa nouvelle épouse ne manqueroit pas de con-
cevoir de l'aversion pour ceux-ci , et leur ôteroit la nourriture afin
que les siens en profitassent. Il en étoit ainsi de la terre, qui n'adop
toit qu'avec peine les productions du travail et de la culture, et qui
réservoit toute sa tendresse et tous ses bienfaits pour les siennes
seules : elle étoit marâtre des unes et mère passionnée des autres.
Le jardinier parut si content de cette raison, qu'il offrit à Esope
tout ce qui étoit dans son jardin.
Il arriva quelque temps après un grand différend entre le philoso-
phe et sa femme. Le philosophe, étant de festin, mit à part quelques
friandises et dit à Esope : Va porter ceci à ma bonne amie. Esope
l'alla porter à une petite chienne qui étoit les délices de son maître.
Xantus, de retour, ne manqua pas de demander des nouvelles de son
présent, et si on l'avoit trouvé bon. Sa femme ne comprenoit rien à
ce langage; on fit venir Esope pour l'éclaircir. Xantus, qui ne cher-
choit qu'un prétexte pour le faire battre, lui demanda s'il ne lui
avoit pas dit expressément : Va-t'en porter de ma part ces friandises
à ma bonne amie. Esope répondit là-dessus que la bonne amie n'é-
toit pas la femme, qui, pour la moindre parole, menaçoit de faire un
divorce ; c'étoit la chienne, qui enduroft tout et qui revenoit faire
caresses après qu'on l'avoit battue. Le philosophe demeura court;
mais sa femme entra dans une telle colère, qu'elle se retira d'avec
lui. Il n'y eut ni parent ni ami par qui Xantus ne lui fit parler, sans
que les raisons ni les prières y gagnassent rien. Esope s'avisa d'un
stratagème. Il acheta force gibier, comme pour une noce considéra-
ble, et fit tant qu'il fut rencontré par un des domestiques de sa
maitresse. Celui-ci lui demanda pourquoi tant d'apprêts. Esope lui
dit que son maitre, ne pouvant obliger sa femme de revenir, en alloit
épouser une autre. Aussitôt que la dame sut cette nouvelle, elle re-
tourna chez son mari, par esprit de contradiction ou par jalousie. Ce
ne fut pas sans la garder bonne à Esope, qui tous les jours faisoit
de nouvelles pièces à son maître, et tous les jours se sauvoit du
châtiment par quelque trait de subtilité. Il n'étoit pas possible au
philosophe de le confondre.
Un certain jour de marché, Xantus, qui avait dessein de régaler
quelques-uns de ses amis, lui commanda d'acheter ce qu'il y auroit
de meilleur, et rien autre chose. Je t'apprendrai, dit en soi-même le
Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t'en remettre à la
discrétion d'un esclave. Il n'acheta donc que des langues , lesquelles
il fit accommoder à toutes les sauces : l'entrée , le second, l'entre-
mets, tout ne fut que langues. Les conviés louèrent d'abord le choix
de ce mets ; à la fin, ils s'en dégoûtèrent. Ne t'ai-je pas commandé,
dit Xantus, d'acheter ce qu'il y auroit de meilleur ? Eh ! qu'y a-t-il
de meilleur que la langue ? reprit Esope. C'est le lien de la vie ci-
vile, la clef des sciences, l'organe de la vérité et de la raison par
elle on båtit les villes et on les police ; on instruit, on persuade, on
règne dans les assemblées, on s'acquitte du premier de tous les de-
voirs, qui est de louer les dieux. Eh bien ! dit Xantus (qui préten-
doit l'attraper), achète-moi demain ce qui est de pire : ces mêmes
personnes viendront chez moi, et je veux diversifier.
Le lendemain, Esope ne fit encore servir que le même mets, di-
sant que la langue est la pire chose qui soit au monde : c'est la mère
de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des
guerres. Si l'on dit qu'elle est l'organe de la vérité, c'est aussi celui
XXVI VIE D'ÉSOPE.
de l'erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les
villes, on persuade de méchantes choses. Si d'un côté elle loue les
dieux, de l'autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance.
Quelqu'un de la compagnie dit à Xantus que véritablement ce valet
lui étoit fort nécessaire, car il savoit le mieux du monde exercer la
patience d'un philosophe. De quoi vous mettez-vous en peine? reprit
Esope. Eh ! trouve-moi, dit Xantus, un homme qui ne se mette en
peine de rien.
Esope alla le lendemain sur la place, et, voyant un paysan qui
regardoit toutes choses avec la froideur et l'indifférence d'une statue ,
il amena ce paysan au logis. Voilà, dit-il à Xantus, l'homme sans
souci que vous demandez. Xantus commanda à sa femme de faire
chauffer de l'eau, de la mettre dans un bassin, puis de laver elle-
même les pieds de son nouvel hôte. Le paysan la laissa faire, quoi-
qu'il sùt fort bien qu'il ne méritoit pas cet honneur ; mais il disoit
en lui-même C'est peut-être la coutume d'en user ainsi. On le fit
asseoir au haut bout; il prit place sans cérémonie. Pendant le repas,
Xantus ne fit autre chose que blåmer son cuisinier; rien ne lui plai-
soit ce qui étoit doux, il le trouvoit trop salé, et ce qui étoit trop
salé, il le trouvoit trop doux. L'homme sans souci le laissoit dire et
mangeoit de toutes ses dents. Au dessert, on mit sur la table un gâ-
teau que la femme du philosophe avoit fait : Xantus le trouva mau-
vais, quoiqu'il fût très-bon. Voilà, dit-il, la pâtisserie la plus mé-
chante que j'aie jamais mangée; il faut brüfer l'ouvrière , car elle
ne fera de sa vie rien qui vaille : qu'on apporte des fagots . Atten-
dez, dit le paysan, je m'en vais querir ma femme : on ne fera qu'un
bûcher pour toutes les deux. Ce dernier trait désarçonna le philoso-
phe et lui ôta l'espérance de jamais attraper le Phrygien.
Or, ce n'étoit pas seulement avec son maître qu'Esope trouvoit
occasion de rire et de dire de bons mots. Xantus l'avoit envoyé en
certain endroit il rencontra en chemin le magistrat, qui lui de-
manda où il alloit. Soit qu'Esope fût distrait, ou pour une autre rai-
son, il répondit qu'il n'en savoit rien. Le magistrat, tenant à mépris
et irrévérence cette réponse, le fit mener en prison. Comme les
huissiers le conduisoient : Né voyez-vous pas, dit-il, que j'ai très-
bien répondu? Savois-je qu'on me feroit aller où je vas ? Le magis-
trat le fit relâcher, et trouva Xantus heureux d'avoir un esclave si
plein d'esprit.
Xantus, de sa part, voyoit par là de quelle importance il lui étoit
de ne point affranchir Esope, et combien la possession d'un tel es-
clave lui faisoit d'honneur. Même un jour, faisant la débauche avec
ses disciples, Esope, qui les servoit, vit que les fumées leur échauf-
foient déjà la cervelle, aussi bien au maître qu'aux écoliers. La dé-
bauche de vin, leur dit-il, a trois degrés : le premier, de volupté ;
le second, d'ivrognerie ; le troisième, de fureur. On se moquà de
son observation, et on continua de vider les pots . Xantus s'en donna
jusqu'à perdre la raison, et à se vanter qu'il boiroit la mer. Cela fit
rire la compagnie . Xantus soutint ce qu'il avoit dit, gagea sa maison
u'il boiroit la mer tout entière, et, pour assurance de la gageure,
déposa l'anneau qu'il avoit au doigt.
Le jour suivant, que les vapeurs de Bacchus furent dissipées, Xan-
tus fut extrêmement surpris de ne plus trouver son anneau, lequel
il tenoit fort cher. Esope lui dit qu'il étoit perdu , et que sa mai-
1. IL TENOIT, il estimait
VIE D'ÉSOPX. XXVII
son l'étoit aussi par la gageure qu'il avoit faite. Voilà le philosophe
bien alarmé il pria Esope de lui enseigner une défaite. Esope s'a-
visa de celle-ci :
Quand le jour que l'on avait pris pour l'exécution de la gageure
fut arrivé, tout le peuple de Samos accourut au rivage de la mer
pour être témoin de la honte du philosophe. Celui de ses disciples
qui avoit gagé contre lui triomphoit déjà. Xantus dit à l'assemblée :
Messieurs, j'ai gagé véritablement que je boirois toute la mer, mais
non pas les fleuves qui entrent dedans ; c'est pourquoi que celui qui
a gagé contre moi détourne leur cours, et puis je ferai ce que je me
suis vanté de faire. Chacun admira l'expédient que Xantus avoit
trouvé pour sortir à son honneur d'un si mauvais pas. Le disciple
confessa qu'il étoit vaincu, et demanda pardon à son maître. Xantus
fut reconduit jusqu'en son logis avec acclamations.
Pour récompense, Esope lui demanda la liberté. Xantus la lui re-
fusa, et dit que le temps de l'affranchir n'étoit pas encore venu; si
toutefois les dieux l'ordonnoient ainsi, il y consentoit : partant, qu'il
prit garde au premier présage qu'il auroit étant sorti du logis ; s'il
étoit heureux, et que, par exemple, deux corneilles se présentassent
à sa vue, la liberté lui seroit donnée ; s'il n'en voyoit qu'une , qu'il
ne se lassât point d'être esclave. Esope sortit aussitôt. Son maître
étoit logé à l'écart, et apparemment vers un lieu couvert de grands
arbres. A peine notre Phrygien fut hors, qu'il aperçut deux cor-
neilles qui s'abattirent sur le plus haut. Il en alla avertir son mal-
tre, qui voulut voir lui-même s'il disoit vrai . Tandis que Xantus
venoit, l'une des corneilles s'envola. Me tromperas-tu toujours ? dit-
il à Esope qu'on lui donne les étrivières. L'ordre fut exécuté. Pen-
dant le supplice du pauvre Esope, on vint inviter Xantus à un repas :
il proant qu'il s'y trouveroit. Hélas ! s'écria Esope, les présages
sont bien menteurs moi, qui ai vu deux corneilles, je suis battu ;
mon maître, qui n'en a vu qu'une, est prié de noces. Ce mot plut
tellement à Xantus, qu'il commanda qu'on cessât de fouetter Esope;
mais, quant à la liberté, il ne pouvoit se résoudre à la lui donner ,
encore qu'il la lui promit en diverses occasions.
Un jour, ils se promenoient tous deux parmi de vieux monuments,
considérant avec beaucoup de plaisir les inscriptions qu'on y avoit
mises. Xantus en aperçut une qu'il ne put entendre, quoiqu'il de-
meurât longtemps à en chercher l'explication . Elle étoit composée
des premières lettres de certains mots. Le philosophe avoua ingénu-
ment que cela passoit son esprit. Si je vous fais trouver un trésor
par le moyen de ces lettres, lui dit Esope, quelle récompense au-
rai-je? Xantus lui promit la liberté et la moitié du trésor. Elles si-
gnifient, poursuivit Esope, qu'à quatre pas de cette colonne nous en
rencontrerons un. En effet, ils le trouvèrent après avoir creusé
quelque peu dans la terre. Le philosophe fut sommé de tenir pa-
role; mais il reculoit toujours. Les dieux me gardent de t'affranchir,
dit-il à Esope, que tu ne m'aies donné avant cela l'intelligence de
ces lettres ! ce me sera un autre trésor plus précieux que celui le-
quel nous avons trouvé. On les a ici gravées, poursuivit Esope,
comme étant les premières lettres de ces mots : 'Anóбαs ẞn-
para, etc.; c'est-à-dire : « Si vous reculez quatre pas, et que vous
creusiez, vous trouverez un trésor. » Puisque tu es si subtil, repar-
tit Xantus, j'aurois tort de me défaire de toi n'espère donc pas que
je t'affranchisse. Et moi, répliqua Esope, je vous dénoncerai au roi
XXVIII VIE D'ÉSOPE.
Denys ; car c'est à lui que le trésor appartient, et ces mêmes lettres
commencent d'autres mots qui le signifient. Le philosophe, intimidé,
dit au Phrygien qu'il prît sa part de l'argent et qu'il n'en dit mot;
de quoi Esope déclara ne lui avoir aucune obligation, ces lettres
ayant été choisies de telle manière qu'elles enfermoient un triple
sens, et signifioient encore : « En vous en allant, vous partagerez le
trésor que vous aurez rencontré. » Dès qu'ils furent de retour, Xan-
tus commanda que l'on enfermât le Phrygien et qu'on lui mit les
fers aux pieds, de crainte qu'il n'allåt publier cette aventure. Hélas !
s'écria Esope, est-ce ainsi que les philosophes s'acquittent de leurs
promesses ? Mais faites ce que vous voudrez, il faudra que vous
m'affranchissiez malgré vous.
Sa prédiction se trouva vraie. Il arriva un prodige qui mit fort en
peine les Samiens. Un aigle enleva l'anneau public (c'étoit apparem-
ment quelque sceau que l'on apposoit aux délibérations du conseil),
et le fit tomber au sein d'un esclave. Le philosophe fut consulté là-
dessus, et comme étant philosophe, et comme étant un des premiers
de la république. Il demanda temps, et eut recours à son oracle or-
dinaire c'étoit Esope. Celui-ci lui conseilla de le produire en pu-
blic, parce que, s'il rencontroit bien, l'honneur en seroit toujours à
son maître ; sinon, il n'y auroit que l'esclave de blåmé. Xantus ap-
prouva la chose et le fit monter à la tribune aux harangues. Dès
qu'on le vit, chacun s'éclata 1 de rire personne ne s'imagina qu'il
pût rien partir de raisonnable d'un homme fait de cette manière.
Esope leur dit qu'il ne falloit point considérer la forme du vase, mais
la liqueur qui y étoit enfermée. Les Samiens lui crièrent qu'il dit
donc sans crainte ce qu'il jugeoit de ce prodige. Esope s'en excu-
soit sur ce qu'il n'osoit le faire. La Fortune, disoit- il, avait mis un
débat de gloire entre le maître et l'esclave : si l'esclave disoit mal,
il seroit battu ; s'il disoit mieux que le maître, il seroit battu encore.
Alors on pressa Xantus de l'affranchir. Le philosophe résista long-
temps. A la fin, le prévôt de ville le menaça de le faire de son
office et en vertu du pouvoir qu'il en avoit comme magistrat; de fa-
çon que le philosophe fut obligé de donner les mains . Cela fait,
Esope dit que les Samiens étaient menacés de servitude par ce pro-
dige, et que l'aigle enlevant leur sceau ne signifioit autre chose
qu'un roi puissant qui vouloit les assujettir.
Peu de temps après , Crésus, roi des Lydiens, fit dénoncer à ceux
de Samos qu'ils eussent à se rendre ses tributaires ; sinon, qu'il les
y forceroit par les armes. La plupart étoient d'avis qu'on lui obéit.
Esope leur dit que la Fortune présentoit deux chemins aux hommes :
l'un, de liberté, rude et épineux au commencement, mais dans la
suite très-agréable; l'autre, d'esclavage, dont les commencements
étoient plus aisés, mais la suite laborieuse. C'étoit conseiller assez
intelligiblement aux Samiens de défendre leur liberté. Ils renvoyè-
rent l'ambassadeur de Crésus avec peu de satisfaction.
Crésus se mit en état de les attaquer. L'ambassadeur lui dit que,
tant qu'ils auroient Esope avec eux, il auroit peine à les réduire à
ses volontés, vu la confiance qu'ils avoient au bon sens du person-
nage. Crésus le leur envoya demander, avec promesse de leur lais-
ser la liberté, s'ils le lui livroient. Les principaux de la ville trou-
vèrent ces conditions avantageuses , et ne crurent pas que leur repos
1. S'ÉCLATA pour éclata. Archaïsme.
VIE D'ESOPE. XXIX
leur coûtât trop cher quand ils l'achèteroient aux dépens d'Esope.
Le Phrygien leur fit changer de sentiment, en leur contant que les
loups et les brebis ayant fait un traité de paix, celles-ci donnèrent
leurs chiens pour otages. Quand elles n'eurent plus de défenseurs,
les loups les étranglèrent avec moins de peine qu'ils ne faisoient.
Cet apologue fit son effet les Samiens prirent une délibération
toute contraire à celle qu'ils avoient prise. Esope voulut toutefois
aller vers Crésus, et dit qu'il les serviroit plus utilement étant près
du roi, que s'il demeuroit à Samos.
Quand Crésus le vit, il s'étonna qu'une si chétive créature lui eût
été un si grand obstacle. Quoi ! voilà celui qui fait qu'on s'oppose à
mes volontés ! s'écria-t-il. Esope se prosterna à ses pieds. Un homme
prenoit des sauterelles, dit-il; une cigale lui tomba aussi sous la
main. Il s'en alloit la tuer comme il avoit fait 1 les sauterelles . Que.
vous ai-je fait? dit-elle à cet homme je ne ronge point vos blés, je
ne vous procure aucun dommage ; vous ne trouverez en moi que
voix, dont je me sers fort innocemment. Grand roi, je ressemble à
cette cigale je n'ai que la voix , et ne m'en suis point servi pour
vous offenser. Crésus, touché d'admiration et de pitié, non-seule-
ment lui pardonna, mais il laissa en repos les Samiens à sa considé-
ration 2.
En ce temps-là le Phrygien composa ses fables, lesquelles il laissa
au roi de Lydie, et fut envoyé par lui vers les Samiens, qui décer-
nèrent à Esope de grands honneurs . Il lui prit aussi envie de voya-
ger et d'aller par le monde, s'entretenant de diverses choses avec
ceux que l'on appeloit philosophes. Enfin il se mit en grand crédit
près de Lycérus, roi de Babylone 3. Les rois d'alors s'envoyoient les
uns aux autres des problèmes à soudre sur toutes sortes de matiè-
res, à condition de se payer une espèce de tribut ou d'amende, selon
qu'ils répondroient bien ou mal aux questions proposées ; en quoi
Lycérus, assisté d'Esope, avoit toujours l'avantage et se rendoit
illustre parmi les autres, soit à résoudre, soit à proposer.
Cependant notre Phrygien se maria, et, ne pouvant avoir d'en-
fants, il adopta un jeune homme d'extraction noble, appelé Ennus.
Celui-ci le paya d'ingratitude, et fut si méchant que d'oser souiller
le lit de son bienfaiteur. Cela étant venu à la connoissance d'Esope ,
il le chassa . L'autre , afin de s'en venger, contrefit des lettres par
lesquelles il sembloit qu'Esope eût intelligence avec les rois qui
étoíent émules de Lycérus. Lycérus, persuadé par le cachet et par
la signature de ces lettres, commanda à un de ses officiers nommé
Hermippus que, sans chercher de plus grandes preuves, il fit mourir
promptement le traitre Esope. Cet Hermippus, étant ami du Phry-
gien, lui sauva la vie, et, à l'insu de tout le monde, le nourrit long-
temps dans un sépulcre, jusqu'à ce que Necțénabo, roi d'Egypte,
sur le bruit de la mort d'Esope, crut à l'avenir rendre Lycérus son

1. FAIT, c'est-à-dire : comme il avait tué...- Le verbe faire s'employait


Bouvent en ce sens pour éviter la répétition d'un verbe déjà exprimé.
2. CONSIDÉRATION. C'est à la cour de Crésus qu'Esope rencontra, suivant
Hérodote et Plutarque, le philosophe Solon . Alexis le comique avait com-
posé une pièce intitulée Esope, dans laquelle il y avait une scène entre
Esope et Solon.
3. LYCÉRUS. L'histoire ne mentionne aucun roi de Babylone qui ait
porté ce nom.
4. SOUDRE, pour résoudre. Ancien mot français qui vient de solvere

A
XXX VIE D'ÉSOPE.
tributaire. Il osa le provoquer et le défia de lui envoyer des archi-
tectes qui sussent batir une tour en l'air, et, par même moyen, un
nomme prêt à répondre à toutes sortes de questions . Lycérus ayant
lu les lettres et les ayant communiquées aux plus habiles de son
Etat, chacun d'eux demeura court ; ce qui fit que le roi regretta
Esope quand Hermippus lui dit qu'il n'étoit pas mort et le fit ve-
air. Le Phrygien fut très-bien reçu, se justifia et pardonna à Ennus.
Quant à la lettre du roi d'Egypte, il n'en fit que rire, et manda qu'il
enverroit au printemps les architectes, et le répondant à toutes sor-
tes de questions. Lycérus remit Esope en possession de tous ses
biens, et lui fit livrer Ennus pour en faire ce qu'il voudroit. Esope
le reçut comme son enfant, et, pour toute punition, lui recommanda
d'honorer les dieux et son prince ; se rendre terribie à ses ennemis,
facile et commode aux autres ; bien traiter sa femme, sans pourtant
lui confier son secret ; parler peu et chasser de chez soi les babil-
lards; ne se point laisser abattre au 1 malheur ; avoir soin du len-
demain, car il vaut mieux enrichir ses ennemis par sa mort, que
d'être importun à ses amis pendant son vivant; surtout n'être point
envieux du bonheur ni de la vertu d'autrui , d'autant que c'est se
faire du mal à soi-même. Ennus, touché de ces avertissements et de
la bonté d'Esope, comme d'un trait qui lui auroit pénétré le cœur,
mourut peu de temps après.
Pour revenir au défi de Necténabo, Esope choisit des aiglons et
les fit instruire (chose difficile à croire) ; il les fit, dis-je, instruire à
porter en l'air chacun un panier dans lequel étoit un jeune enfant.
Le printemps venu, il s'en alla en Egypte avec tout cet équipage,
non sans tenir en grande admiration et en attente de son dessein les
peuples chez qui il passoit. Necténabo , qui , sur le bruit de sa mort,
avait envoyé l'énigme, fut extrêmement surpris de son arrivée. Il ne
s'y attendoit pas, et ne se fût jamais engagé dans un tel défi contre
Lycérus, s'il eût cru Esope vivant. Il lui demanda s'il avoit amené
les architectes et le répondant. Esope dit que le répondant étoit lui-
même, et qu'il feroit voir les architectes quand il seroit sur le lieu.
On sortit en pleine campagne, où les aigles enlevèrent les paniers
avec les petits enfants, qui crioient qu'on leur donnât du mortier,
des pierres et du bois. Vous voyez, dit Esope à Necténabo , je vous
ai trouvé les ouvriers ; fournissez-leur des matériaux . Necténabo
avoua que Lycérus étoit le vainqueur. Il proposa toutefois ceci à
Esope J'ai des cavales en Egypte qui conçoivent au hennissement
des chevaux qui sont devers Babylone. Qu'avez-vous à répondre à-
dessus? Le Phrygien remit sa réponse au lendemain, et, retourné
qu'il fut au logis, il commanda à des enfants de prendre un chat et
de le mener fouettant par les rues. Les Egyptiens, qui adorent cet
animal, se trouvèrent extrêmement scandalisés du traitement qu'on
lui faisoit. Ils l'arrachèrent des mains des enfants et allèrent se
plaindre au roi. On fit venir en sa présence le Phrygien. Ne savez-
vous pas, lui dit le roi, que cet animal est un de nos dieux? Pour-
quoi donc le faites-vous traiter de la sorte? C'est pour l'offense qu'il
a commise envers Lycérus, reprit Esope ; car, la nuit dernière, il lui
a étranglé un coq extrêmement courageux et qui chantoit à toutes
les heures. Vous êtes un menteur, repartit le roi : comment seroit-il
possible que ce chat eût fait en si peu de temps un si long voyage ?
1. AU MALHEUR , dans le malheur.
VIE D'ÉSOPE. XXXI
Et comment est-il possible, reprit Esope, que vos juments entendent
de si loin nos chevaux hennir et conçoivent pour les entendre ?
Ensuite de cela, le roi fit venir d'Héliopolis certains personnages
d'esprit subtil et savants en questions énigmatiques. If leur fit un
grand régal, où le Phrygien fut invité. Pendant le repas, ils propo-
sèrent à Esope diverses choses, celle-ci entre autres 11 y a un
grand temple qui est appuyé sur une colonne entourée de douze
villes; chacune desquelles a trente arcs-boutants , et autour de ces
arcs-boutants se promènent, l'une après l'autre , deux femmes, l'une
blanche, l'autre noire. Il faut renvoyer, dit Esope, cette question
aux petits enfants de notre pays. Le temple est le monde ; la co-
lonne, l'an ; les villes, ce sont les mois ; et les arcs-boutants, les
jours, autour desquels se promènent alternativement le jour et la
nuit.
Le lendemain, Necténabo assembla tous ses amis. Souffrirez-vous ,
leur dit-il, qu'une moitié d'homme, qu'un avorton soit la cause que
Lycérus remporte le prix, et que j'aie la confusion pour mon par-
tage ? Un d'eux s'avisa de demander à Esope qu'il leur fit des ques-
tions de choses dont ils n'eussent jamais entendu parler. Esope
écrivit une cédule par laquelle Necténabo confessait devoir deux
mille talents à Lycérus. La cédule fut mise entre les mains de Nec-
ténabo toute cachetée. Avant qu'on l'ouvrit, les amis du prince sou-
tinrent que la chose coutenue dans cet écrit étoit de leur connois.
sance. Quand on l'eut ouverte, Necténabo s'écria : Voilà la plus
grande fausseté du monde ; je vous en prends à témoin tous tant
que vous êtes. Il est vrai, repartirent-ils, que nous n'en avons ja-
mais entendu parler. J'ai donc satisfait à votre demande, reprit
Esope. Necténabo le renvoya comblé de présents, tant pour lui que
pour son maître .
Le séjour qu'il fit en Egypte est peut-être cause que quelques-uns
ont écrit qu'il fut esclave avec Rhodopé¹ , celle-là qui, des libérali-
tés de ses amants, fit élever une des trois pyramides qui subsistent
encore et qu'on voit avec admiration : c'est la plus petite , mais celle
qui est bâtie avec le plus d'art.
Esope, à son retour dans Babylone, fut reçu de Lycérus avec de
grandes démonstrations de joie et de bienveillance ce roi lui fit
ériger une statue. L'envie de voir et d'apprendre le fit renoncer à
tous ces honneurs. Il quitta la cour de Lycérus, où il avoit tous les
avantages qu'on peut souhaiter, et. prit congé de ce prince pour voir
la Grèce encore une fois. Lycérus ne le laissa point partir sans em-
brassements et sans larmes, et sans le faire promettre sur les autels
qu'il reviendroit achever ses jours auprès de lui.
Entre les villes où il s'arrêta, Delphes fut une des principales. Les
Delphiens l'écoutèrent fort volontiers ; mais ils ne lui rendirent point
d'honneurs. Esope, piqué de ce mépris, les compara aux bâtons qui
flottent sur l'onde on s'imagine de loin que c'est quelque chose de
considérable ; de près, on trouve que ce n'est rien . La comparaison
1. RHODOPÉ. Hérodote dit à ce sujet : Rhodopé était originaire de
Thrace, esclave d'lamon, fils d'Héphestopolis, de l'ile de Samos, compagne
d'esclavage d'Esope le fabuliste ; car Esope fut aussi esclave d'lamon. On
en a des preuves ; et une des principales, c'est que les Delphiens ayant fait
demander plusieurs fois par un héraut si quelqu'un voulait venger la mort
d'Esope, il ne se présenta qu'un petit- fils d'lamon qui portait le même uom
que son aieul. (11 , 134.)
2.
XXXII VIE D'ÉSOPE.
lui coûta cher. Les Delphiens en conçurent une telle haine et un si
violent désir de vengeance (outre qu'ils craignoient d'être décriés
par lui), qu'ils résolurent de l'ôter du monde. Pour y parvenir, ils
cachèrent parmi ses hardes un de leurs vases sacrés, prétendant que,
par ce moyen, ils convaincroient Esope de vol et de sacrilége, et
qu'ils le condanneroient à la mort.
Comme il fut sorti de Delphes et qu'il eut pris le chemin de la
Phocide, les Delphiens accoururent comme gens qui étoient en peine.
Ils l'accusèrent d'avoir dérobé leur vase ; Esope le nia avec des ser-
ments on chercha dans son équipage et il fut trouvé. Tout ce
qu'Esope put dire n'empêcha point qu'on ne le traitât comme un cri-
minel infâme. Il fut ramené à Delphes chargé de fers, mis dans des
cachots, puis condamné à être précipité. Rien ne lui servit de se
défendre avec ses armes ordinaires et de raconter des apologues :
les Delphiens s'en moquèrent.
La grenouille, leur dit-il, avait invité le rat à la venir voir. Afin
de lui faire traverser l'onde, elle l'attacha à son pied. Dès qu'il fut
sur l'eau, elle voulut le tirer au fond, dans le dessein de le noyer et
d'en faire ensuite un repas. Le malheureux rat résista quelque peu
de temps. Pendant qu'il se débattoit sur l'eau, un oiseau de proie
l'aperçut, fondit sur lui, et, l'ayant enlevé avec la grenouille , qui ne
put se détacher, il se reput de l'un et de l'autre. C'est ainsi, Del-
phiens abominables, qu'un plus puissant que vous me vengera ; je
périrai, mais vous périrez aussi.
Comme on le conduisoit au supplice, il trouva moyen de s'échap-
per et entra dans une petite chapelle dédiée à Apollon. Les Delphiens
l'en arrachèrent. Vous violez cet asile, leur dit-il, parce que ce n'est
qu'une petite chapelle ; mais un jour viendra que votre méchanceté
ne trouvera point de retraite sûre, non pas même dans les temples.
Il vous arrivera la même chose qu'à l'aígle, laquelle, nonobstant les
prières de l'escarbot, enleva un lièvre qui s'étoit réfugié chez lui :
la génération de l'aigle en fut punie jusque dans le giron de Jupiter.
Les Delphiens, peu touchés de ces exemples, le précipitèrent 1.
Peu de temps après sa mort, une peste très-violente exerça sur
eux ses ravages. Ils demandèrent à l'oracle par quels moyens ils
pourroient apaiser le courroux des dieux. L'oracle leur répondit qu'il
n'y en avoit point d'autre que d'expier leur forfait et satisfaire aux
månes d'Esope. Aussitôt une pyramide fut élevée. Les dieux ne té-
moignèrent pas seuls combien ce crime leur déplaisoit les hommes
vengèrent aussi la mort de leur sage . La Grèce envoya des commis-
saires pour en informer, et en fit une punition rigoureuse 2.
1. PRÉCIPITÈRENT. Le savant Larcher place la date de cet événement en
l'an 560 avant notre ère.
2. RIGOUREUSE. Les Athéniens élevèrent à Esope une statue qui était
l'ouvrage du célèbre Lysippe.
FABLES

DE

J. DE LA FONTAINE

MONSEIGNEUR LE DAUPHIN '.

Je chante les héros dont Esope est le père,


Troupe de qui l'histoire , encor que 8 mensongère ,
Contient des vérités qui servent de leçons.
Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons
Ce qu'ils disent s'adresse à tous tant que nous sommes ;
Je me sers d'animaux pour instruire les hommes.
Illustre REJETON D'UN PRINCE aimé des cieux ,
Sur qui le monde entier a maintenant les yeux,
Et qui , faisant fléchir les plus superbes têtes ,
Comptera désormais ses jours par ses conquêtes ,
Quelque autre te dira d'une plus forte voix
Les faits de tes aïeux et les vertus des rois ".

1. Louis, dauphin de France, fils aîné de Louis XIV et de Marie-Thérèse


d'Autriche, né en 1661 et mort en 1711. C'est l'élève de Bossuet. Le Dis-
cours sur l'histoire universelle fut composé pour lui, ainsi que la collec-
tion des classiques latins dite ad usum delphini. Il avait six ans et demi
quand la Fontaine lui dédia son premier recucil de fables. On sait que
les fils ainés des rois de France portaient le titre de dauphin depuis la
réunion du Dauphiné à la France ( 1349 ) . On remarque aussi que, sous les
règnes qui ont précédé celui de Louis XIV, le dauphin se nommait Mon-
sieur, et que Louis XIV voulut qu'on le nommât Monseigneur.
2. ESOPE, célèbre fabuliste, né, dit-on, en Phrygie, dans le vi siècle
avant J.-C. On le fait contemporain de Crésus et de Solon. Ses fables
furent recucillies pour la première fois 230 ans après sa mort par Démé
trius de Phalère. Celles qui sont aujourd'hui publiées sous son nom ne
sont pas de lui, mais de Planude, moine grec du xiv siècle.
3. ENCOR QUE. Expression un peu vieillie, qu'on a remplacée par
quoique. On la rencontre assez fréquemment dans Molière, Corneille,
Pascal, Bossuet. Encore qu'ils soient fort opposés à ceux qui commetteat
des crimes... (8• Prov.) La mort n'a pas voulu la surprendre,
encore qu'elle soit venue sous l'apparence du sommeil. (BOSSUET,
Orais. fun. de Henriette de France.)
4. POISSONS. Les poètes donnent souvent aux poissons l'épithète de
muets, muti pisces. Bossuet même a dit dans un sermon sur la création :
Les poissons et leur morne silence.
5. Rors. Boileau s'exprime de même dans son Discours au roi, v. 134.
-· Vingt et un ans plus tard , en 1689, Racine, dans son prologue d'Esther,
DEDICACE.
Je vais t'entretenir de moindres aventures,
Te tracer en ces vers de légères peintures :
1
Et si de t'agréer je n'emporte le prix 2 ,
J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris

fait l'éloge du dauphin, alors âgé de vingt-huit ans, tout en célébrant la


gloire de Louis XIV :
Tu lui donnes un fils prompt à le seconder,
Qui sait combattre, plaire, obéir, commander;
Un fils qui, comme lui, suivi de la victoire,
Semble à gagner son cœur borner toute sa gloire.
1. T'AGRÉER, to plaire. On dit bien d'une chose : elle m'agrée, elle agrée
à tout le monde ; mais on ne le dit plus d'une personne. Du temps de la
Fontaine, on disait fort bien d'un courtisan : Il agrée aux princes.
Aujourd'hui, en général, le verbe agréer s'emploie plutôt à l'actif, dans
le sens de trouver bon, approuver, qu'au neutre avec la signification de
plaire.
2. PRIX. Emporter le prix de t'agréer ne paraît ni élégant, ni correct
aux critiques. C'est une sorte d'hellénisme où t'agréer est employé pour
ton approbation : U Si je n'emporte ou n'obtiens ton approbation pour
récompense. Il ne faut pas être trop sévère pour ces tournures libres et
harlis de notre vieille langue, qui bien souvent est plus française dans
ses irrégularités que dans notre monotone et pesante correction.

INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES.

En signalant dans nos notes les emprunts faits à Esope par la Fon
taine, nous renvoyons tout à la fois aux éditions abrégées de l'auteur
grec, dites éditions classiques, et à l'édition complète (Leipzig, 1810).
Des deux chiffres qui désignent la même fable, le premier se rapporte
aux éditions classiques, le second à l'édition complète. Pour Plèdre
nos indications concordent avec l'édition publiée par nous dans la col
lection des auteurs latins de M. Eugène Belin.
LIVRE PREMIER ' .

1. -· La Cigale et la Fourmiª.
3
La cigale ayant chanté
Tout l'été ,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue :
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau
Elle alla crier famine
Chez la fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu'à la saison nouvelle.
Je vous paierai , lui dit- elle ,
Avant l'oût , foi d'animal ,
Intérêt et principal .
La fourmi n'est pas prêteuse :
C'est là son moindre défaut 7 .
Que faisiez-vous au temps chaud?
Dit-elle à cette emprunteuse .
Nuit et jour à tout venant
1. Il fut achevé d'imprimer le 31 mars 1668. La Fontaine avait quarante-
sept ans. Andromaque est de 1667, Britannicus de 1669, les Plaideurs
de 1668. L'Art poétique est de 1669 à 1674. L'Oraison funèbre de la
reine d'Angleterre est de 1669. Le Misanthrope est de 1666, l'Avare de
1668.
2. Fable imitée de la fable vir d'Esope (édit. class. un 134 de l'édition
complète). L'activité travailleuse et le caractère économe de la fourmi
étaient passés en proverbe dans l'antiquité. (V. HORACE, Sat., l. 1, 1 , 33.)
3. CIGALE, du latin cicada. La cigale était dédiée à Apollon, com.me au
dieu de la voix et du chant.
4. BISE, vent du nord, ser et froid (chez les anciens, Aquilo, Boreas).
Il désigne ici l'hiver, saison où il souffle fréquemment :
Comme tombe une fleur que la bise a séchée. (MALHERBE .)
5. L'OUT, c'est-à-dire avant le mois d'août, époque de la moisson. Ce
mot vient de Augustus, parce que ce mois, chez les Romains, portait le
nom de l'empereur Auguste. Au siècle dernier, on disait encore et on
écrivait le mois d'Auguste, le 1 ", le 2º, etc. , d'Auguste, au lieu d'août.
Voltaire, dans sa Correspondance, écrit toujours Auguste. Dans l'an-
cien français , l'oût était synonyme de moisson : Ce ferier fait son oût.
On est dans la force de l'out.
6. INTÉRÊT. C'est la rente que rapporte annuellement l'argent prêté. Le
principal (en latin caput), c'est la somme prêtée, autrement dit le capital.
7. DÉFAUT. C'est-à-dire : C'est le défaut qu'elle a le moins, c'est l'hab-
tude dont elle est le plus éloignée .
LIVRE 1. FABLE II.
Je chantais , ne vous déplaise. -
Vous chantiez ! j'en suis fort aise.
Eh bien ! dansez maintenant ¹ .

II. - Le Corbeau et le Renard.


8
Maître corbeau, sur un arbre perché ,
Tenoit en son bec un fromage.
Maître renard, par l'odeur alléché * .
Lui tint à peu près ce langage :
Hé ! bonjour monsieur du corbeau ® !
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage "
Se rapporte à votre plumage,
8
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois.
A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix ,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le renard s'en saisit, et dit : Mon bon monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.
Le corbeau, honteux et confus ,
Jura, mais un peu tard , qu'on ne l'y prendroit plus.
1. MAINTENANT. Cette fable est une leçon d'économie, mais ce n'est
pas une leçon de charité.
2. RENARD. Fable imitée d'Esope (F. 208) et de Phèdre (1. 1, 13).
3. MAITRE. Titre honorifique qui s'applique à une foule de fonctions et
de professions, aux avocats, aux notaires, aux professeurs, aux supérieurs
d'ordres religieux, à certains commandants militaires, etc. , et qui désigne
une supériorité ou un mérite quelconque.
4. ALLÉCHÉ, attiré, affriandé (du latin allicere, allectus).
5. TINT. Tenir un langage signifie prononcer une suite de paroles, un
discours (sermonem habere):
C'est tenir un langage de sens bien dépourvu. (MOLIÈRE.)
6. DU CORBEAU. Il l'anoblit. C'est un exorde insinuant.
7. RAMAGE. Terme qui désigne le chant des oiseaux (du latin ramus
branche, chant des oiseaux sur les branches).
8. PHENIX, oiseau fabuleux, seul de son espèce, qui, selon les anciens,
vivait cinq ou six siècles, et sur le point de mourir se dressait un bucher,
où de ses cendres renaissait un autre phénix. - Par métaphore, ce terme
désigne une personne d'un mérite rare et unique :
Sofal est le phénix des esprits relevés. (BOILEAU, Sat. IX, 293.)
LIVRE 1. FABLE IV.
ΠΙ. - · La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf¹.

Une grenouille ' vit un bœuf


Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n'étoit pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille
Pour égaler l'animal en grosseur ;
Disant : Regardez bien , ma sœur ;
Est-ce assez ? dites-moi ; n'y suis-je point encore + ?
Nenni .-M'y voici donc ?-Point du tout. — M'y voilà ® ?-
Vous n'en approchez point. La chétive pécore
S'enfla si bien qu'elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs .
Tout petit prince a des ambassadeurs ,
Tout marquis 10 veut avoir des pages 11 .

IV. - Les deux Mulets 12.


Deux mulets cheminoient 13 , l'un d'avoine chargé,
L'autre portant l'argent de la gabelle ** .
1. Tiré de Phèdre, l. 1, F. 23. V. aussi Horace, Sat., l. 11, 3, 313.
2. GRENOUILLE. Ce mot vient, dit-on, de ranunculus, diminutif de rana,
qui en latin signifie grenouille.
3. SE TRAVAILLE, se tourmente, se donne un mal extrême.
4. ENCORE. Ces interrogations brusques et saccadées peignent l'effe
haletant de la grenouille.
5. NENNI. Expression du langage familier. Ce mot vient sans doute de
ne hilum, nihilum. On trouve dans les vieux auteurs nénil pour nenni.
6. M'Y VOILA. La vivacité de ce dialogue est imitée du passage d'Horace
indiqué plus haut, Sat., 1: 11, 3, 313.
7. CHETIVE signifie de peu de valeur, misérable. Notre durée vaine et
chétive, a dit Pascal. Corncille dit de Pompée
Dans quelque urne chétive en ramasser les cendres.
Ménage prétend que chétif vient du latin captivus (prisonnier).
8. PECORE. Terme de mépris, du latin pecus (troupeau, brebis, animal).
9. BOURGEOIS. Le bourgeois, sous l'ancien régime, était celui qui habi-
tait la ville et jouissait des prérogatives municipales attachées à cette
résidence. Il tenait le milieu entre les nobles d'une part, et les paysans et
les habitants des faubourgs de l'autre. Ce mot vient de burgum , bourg,
ou ville. Les Allemands disent burger.
10. MARQUIS, titre de noblesse qui tient le milieu entre duc et comte.
Originairement, un marquis était commandant ou gouverneur des pro-
vinces frontières, appelées marches (marck, en allemand, limites).
11. PAGES. Un page était un jeune noble, ou enfant d'honneur, qu'on
mettait auprès des rois ou des princes pour les servir et pour y recevoir
l'éducation de la noblesse.
12. V. Phèdre, l. 11 , F. 6.
13. CHEMINAIENT. Excellente expression, mais ,un peu vieillie, et qui
est du style familier.
14. On désignait ainsi l'impôt sur le sel, qui remontaît à Philippe de
Valois. (Gabe, mot allemand qui signifie tribut . )
LIVRE I. FABLE V.
I
Celui-ci, glorieux d'une charge si belle,
N'eût voulu pour beaucoup en être soulage.
Il marchoit d'un pas relevé,
Et faisoit sonner sa sonnette ' ;
Quand l'ennemi se présentant ,
Comme il en vouloit à l'argent ,
Sur le mulet du fisc³ une troupe se jette,
Le saisit au frein et l'arrête .
Le mulet, en se défendant ,
Se sent percer de coups ; il gémit, il soupire.
Est-ce donc là , dit-il, ce qu'on m'avoit promis ?
Ce mulet qui me suit du danger se retire ,
Et moi, j'y tombe et je péris !
Ami, lui dit son camarade ,
Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut emploi :
Si tu n'avois servi qu'un meunier, comme moi ,
Tu ne serois pas si malade.

T. - Le Loup et le Chien .
Un loup n'avoit que les os et la peau,
Tant les chiens faisoient bonne garde :
5 6
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
8
Gras, poli , qui s'étoit fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers,
9
Sire loup l'eût fait volontiers :
Mais il falloit livrer bataille ;
1. GLORIEUX. Ce mot s'emploie très-bier comme synonyme de. fer,
vaniteux :
Je ne sais pas pourquoi l'on vante l'Alexandre,
Ce n'est qu'un glorieux qui ne dit rien de tendre.
(BOILEAU, Sat. 1 , 185.)
2. SONNETTE. Harmonie imitative, imitée heureusement de Phèdre :
Clarumque collo jactat tintinnabulum.
3. Fisc, trésor du roi ou de l'Etat. ( Fiscus, panier où l'on mettait l'ar-
gent. ) - Chez les Romains, fiscus désignait le trésor particulier du prince,
ce que nous appelons liste civile, domaine privé ; ærarium était le trésor
de l'Etat, le budget. Mais dans l'ancienne France, cette distinction n'avait
pas lieu, le trésor de l'Etat et celui du roi ne faisant qu'un.
4. V. Phèdre, l. III, F. 6. Canis et Lupus.
5. DOGUE, espèce de chien originaire d'Angleterre. ( En anglais, dog
signifie chien.)
6. PUISSANT, dans le sens de gros et vigoureux, est du style très-fami-
lier, ou, comme on disait il y a un siècle, du style bourgeois.
7. POLI, luisant de graisse (en latin, nitens, nitidus). Sa peau est lisse
et unie, on polie, parce que l'embonpoint en a fait disparaitre les aspérités.
8. FOURVOYÉ, trompé de chemin ( de foris, dehors ; via, voie, chemin) .
9. SIRE, titre honorifique que les rois portent seuls aujourd'hui, et qui
LIVRE I. FABLE V.
Et le mâtin étoit de taille
A se défendre hardiment.
Le loup donc l'aborde humblement,
Entre en propos et lui fait compliment
Sur son mbonpoint , qu'il admire.
Il ne tiendra qu'à vous , beau sire ,
D'être aussi gras que moi, lui repartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables ,
Cancres , hères , et pauvres diables " ,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car, quoi ! rien d'assuré ! point de franche lippée " !
Tout à la pointe de l'épée !
Suivez-moi , vous aurez un bien meilleur destin.
Le loup reprit : Que me faudra-t-il faire ?
Presque rien , dit le chien : donner la chasse aux gens
Portants 7 bâtons , et mendiants ;
Flatter ceux du logis , à son maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
8
Sera force reliefs de toutes les façons,
Os de poulets , os de pigeons ;
Sans parler de mainte caresse.
jadis était donné à quelques seigneurs. Il y a cent ans, lesjuges et consuls
des marchands de Paris le portaient encore. On dérive ce mot du latin
Herus ou du grec Kúpos, ou bien d'une contraction de seniore, seigneur.
Du Cange le tire de ser, qui dans la basse latinité signifiait seigneur.
1. MATIN, chien de berger ou de basse-cour (de mastinus, qui, dans
la basse latinité, avait le même sens) .
2. EMBONPOINT, mot qui s'est formé de la locution : Etre en bon point,
c'est-à-dire en bon état de santé.
3. CANCRES. Ce mot, au propre, signifie une espèce d'écrevisse. Au
figuré, il se dit d'un pauvre, d'un avare, d'un homme misérable.
4. HERES. Ce mot paraît venir du latin herus (maitre) ou de l'allemand
herr (seigneur). Il s'emploie surtout avec pauvre : C'est un pauvre hère,
c'est-à-dire un pauvre seigneur, un pauvre maitre, un pauvre homme.
5. PAUVRES DIABLES. Locution populaire analogue à celles-ci : C'est un
bon diable, un méchant diable, etc.
Quand Sa Majesté me ferait
Quelque bienfait considérable,
Grand roi pas moins il ne serait,
Et j'en serais moins pauvre diable. (SCARRON.)
6. LIPPÉE. Du mot saxon et anglais lip, lèvre. Lippée, ce qu'on peut
saisir avec les lèvres. Franche lippée, un -repas qui ne coûte rien. Un
chercheur de franches lippées, un parasite. - On dit encore : Faire la
lippe, faire la moue, c'est-à dire avancer la lèvre d'en bas.
7. PORTANTS. L's est de trop. - L'auteur a voulu indiquer par là l'état,
l'habitude constante de porter båton. Ces gens sont toujours portants ;
ce mot devient presque adjectif au lieu de participe.
8. RELIEFS, restes de table (reliquiæ).
9. MAINTE. Maint est un terme vieilli qui signifie plusieurs, nombreux.
Il paraît venir du celtique maint et ment, qui désignait la grandeur et la
quantité.
LIVRE I. - FABLE VI.
Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du chien pelé.
Qu'est-ce là? lui dit-il.- Rien. - · Quoi ! rien ! - Peu de
Mais encore ? - Le collier dont je suis attaché [chose.-
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
Attaché ! dit le loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ? -
Il importe si bien , que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrois pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encor¹ .

VI. - La Génisse , la Chèvre et la Brebis, en société


aveo le Lion .
La génisse, la chèvre, et leur sœur la brebis ,
Avec un fier lion ' , seigneur du voisinage,
Firent société, dit-on, au temps jadis ,
Et mirent en commun le gain et le dommage.
Dans les lacs de la chèvre un cerf se trouva pris .
Vers ses associés aussitôt elle envoie .
Eux venus, le lion par ses ongles compta ,
Et dit Nous sommes quatre à partager la proie .
Puis en autant de parts le cerf il dépeça ;
Prit pour lui la première en qualité de sire.
Elle doit être à moi , dit-il et la raison ,
C'est que je m'appelle lion :
A cela l'on n'a rien à dire.
7
La seconde, par droit, me doit échoir encor :
1. COURT ENCORE. Exagération qui a pour but d'exprimer la précipita-
tion et la rapidité de la fuite du loup.
2. Phèdre, l. 1, F. 5. Vacca, Capella, Ovis et Leo.
3. FIER exprime l'orgueil et la puissance. Esther dit d'Assuérus en
style figuré :
Accompagne mes pas
Devant ce fier lion qui ne te connaît pas. (Act. 1, sc. 4.)
Attaquons dans leurs murs ces conquérants si fiers. (Mithr., 1, 3.)
4. SEIGNEUR... Qui commandait à tout le voisinage, était maître des
lieux d'alentour. C'est l'état féodal transporté chez les animaux.
5. LACS, lacets, piéges (du latin laqueus).
6. EN QUALITÉ, à titre de... à cause de ma qualité de….. La qualitë
signifie ici le rang, la condition, la noblesse :
Tous les jours à la cou: un sot de qualité
Peut juger de travers avec impunité. (BOILEAU.)
7. ECHOIR se dit de ce qui arrive par hasard, par cas fortuit, par dona-
tion, partage. Quelquefois aussi, il indique la date, le temps où une chose
doit arriver. (Du latin excidere.)
LIVRE 1. - FABLE VII .
Ce droit, vous le savez , c'est le droit du plus fort
Comme le plus vaillant, je prétends la troisième.
Si quelqu'une de vous touche à la quatrième,
Je l'étranglerai tout d'abord.

VI . - La Besaces.
Jupiter dit un jour : Que tout ce qui respire
S'en vienne comparaître aux pieds de ma grandeur :
S
Si dans son composé quelqu'un trouve à redire,
Il peut le déclarer sans peur ;
Je mettrai remède à la chose.
Venez, singe ; parlez le premier, et pour cause :
Voyez ces animaux , faites comparaison
De leurs beautés avec les vôtres .
Êtes-vous satisfait ? Moi, dit-il, pourquoi non ?
N'ai-je pas quatre pieds aussi bien que les autres ?
Mon portrait jusqu'ici ne m'a rien reproché :
Mais pour mon frère l'ours , on ne l'a qu'ébauché * ;
Jamais , s'il veut me croire, il ne se fera peindre.
L'ours venant là-dessus 5 on crut qu'il s'alloit 6 plaindre.
Tant s'en faut : de sa forme il se loua très-fort ;
Glosa 7 sur l'éléphant, dit qu'on pourroit encor
Ajouter à sa queue, ôter à ses oreilles ;
Que c'étoit une masse informe et sans beauté.
L'éléphant étant écouté,
Tout sage qu'il étoit, dit des choses pareilles :
8
Il jugea qu'à son appétit
1. PRÉTENDS. Ce verbe régit la préposition à dans le sens d'aspirer. C'est
par licence poétique que la Fontaine supprime ici la préposition, et aussi
pour mieux imiter le langage familier, qui n'est pas toujours grammatical.
2. Phèdre, 1. iv, F. 9. Ďe vitiis hominum.—Aviênus, 14. Simia et Jupiter.
3. COMPOSÉ. Ce mot est ici substantif, comme dans ces phrases : L'homme
est un composé de corps et d'âme. La langue française est un composé de
celtique, de franc, de grec et de latin.
4. EBAUCHÉ. Ebaucher signifie commencer un ouvrage, lui donner is
première façon, sa forme la plus grossière, la moins parfaite.
5. LA-DESSUS. Terme un peu suranné aujourd'hui : sur cela, après cela
(his dictis).
6. S'ALLAIT. Au xvII siècle, dans ces sortes de phrases, le pronom se
rapportant au second verbe était placé ordinairement avant le premier.
Aujourd'hui, il se place avant le second.
7. GLOSA. Gloser signifie critiquer, parler avec malignité en amplifiant.
Il vient de glose, dont le premier sens est commentaire, interprétation
d'un texte. Or, un commentaire est toujours verbeux et quelquefois inexact.
De là le second sens de ce mot : babil mensonger et méchant :
Quoi ! pour un maigre auteur, que je glose en passant ! (BOILEAU.]
8. APPÉTIT, à son goût.
10 LIVRE 1. - FABLE VIII.
Dame¹ baleine étoit trop grosse.
Dame fourmi trouva le ciron trop petit,
Se croyant, pour elle , un colosse .
Jupin les renvoya s'étant censurés tous,
Du reste, contents d'eux. Mais parmi les plus fous
Notre espèce excella ; car tout 5 ce que nous sommes
Lynx envers nos pareils , et taupes envers nous,
Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes,
On se voit d'un autre œil qu'on ne voit son prochain.
Le fabricateur souverain
Nous créa besaciers tous de même manière,
Tant ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui :
Il fit pour nos défauts la poche de derrière ,
Et celle de devant pour les défauts d'autrui.

VIII. - L'Hirondelle et les petits Oiseaux³.


Une hirondelle en ses voyages
Avoit beaucoup appris. Quiconque a beaucoup vu
Peut avoir beaucoup retenu.
Celle-ci prévoyoit jusqu'aux moindres orages,
Et, devant 9 qu'ils fussent éclos 10,
Les annonçoit aux matelots.
1. DAME était autrefois un titre de noblesse qui ne se donnait qu'aux
femmes de qualité il était au féminin l'équivalent de seigneur et de
maître (en latin domina). La Fontaine en a fait ici un usage comique
pour qualifier un personnage, comme ailleurs il emploie sire, maître, etc.
2. CIROM, insecte presque imperceptible qui s'engendre entre cuir et chair.
3. COLOSSE. Au propre, un colosse est une statue d'une grandeur déme-
surée, comme le colosse de Rhodes, statue d'Apollon si haute que les vais-
seaux passaient entre ses jambes. Au figuré, ce terme est synonyme de géant.
4. JUPIN. Terme burlesque appliqué à Jupiter. Dans le vieux français
ce mot signifie débauché.
5. TOUT CE QUE NOUS SOMMɛs, tous tant que nous sommes, tous qui
que nous soyons.
6. LYNX, le plus clairvoyant de tous les animaux. La taupe est presque
aveugle. Virgile ( Georg . I, 183 ) l'appelle oculis captus, privée de regard.
7. BESACIERS, porteurs de besace. La besace est une longue pièce de
toile cousue en forme de sac, ouvert par le milieu et fermé par les deux
bouts, qui forment chacun une poche. On disait proverbialement : Besace
bien promenée nourrit son maitre.
8. Esope, F. 237.
9. DEVANT QUE, pour avant que. Locution tombée en désuétude. On en
trouve des exemples dans les écrivains du XVII siècle : « Je crie toujours :
Voilà qui est beau ! devant que les chandelles soient allumées.» (MOLIÈRE,
Préc. ridic.) - Devant s'employait volontiers au lieu d'avant : « Devant ce
temps (vingt ans), l'on est enfant. » ( PASCAL.) -
- Si les Egyptiens n'ont pas
inventé l'agriculture devant le déluge. » ( BossUET, Hist. univ. , 3ª part. )
10. ECLOS. Eclore se dit figurément des choses qui ont été longtemps
cachées et qui commencent à paraitre. Une ligue, une trahison, une guerre,
une tempête, après s'être longuement formées, finissent par éclore. Au
propre il signifie naître, et se dit des leurs, des plantes, etc.
LIVRE I. FABLE VIII. {1
Il arriva qu'au temps que¹ la chanvre 3 se sème,
Elle vit un manant en couvrir maints sillons.
Ceci ne me plaît pas, dit-elle aux oisillons :
Je vous plains ; car, pour moi , dans ce péril extrême
Je saurai m'éloigner ou vivre en quelque coin.
Voyez-vous cette main qui par les airs chemine !
Un jour viendra, qui n'est pas loin ,
Que ce qu'elle répand sera votre ruine.
De là naîtront engins 5 à vous envelopper,
Et lacets pour vous attraper,
Enfin mainte et mainte machine
Qui causera dans la saison
Votre mort ou votre prison :
Gare la cage ou le chaudron !
C'est pourquoi, leur dit l'hirondelle,
Mangez ce grain ; et croyez-moi.
Les oiseaux se moquèrent d'elle :
Ils trouvoient aux champs trop de quoi .
Quand la chenevière fut verte ,
L'hirondelle leur dit : Arrachez brin à brin
Ce qu'a produit ce maudit grain,
Ou soyez sûrs de votre perte.
Prophète de malheur ! babillarde ! dit-on ,
Le bel emploi que tu nous donnes !
Il nous faudroit mille personnes
6
Pour éplucher tout ce canton ".
La chanvre étant tout à fait crue,
L'hirondelle ajouta : Ceci ne va pas bien;
Mauvaise graine est tôt venue,
1. AU TEMPS QUE. Tour usité au xvII° siècle, et qui vient du latin : Eo
tempore cùm. Aujourd'hui on remplace que par où.
2. CHANVRE était autrefois féminin et masculin. Le peuple seul l'em-
ploie maintenant au féminin.
3. MANANT, un villageois, un paysan. Primitivement, on appelait manant
le serf attaché à la glebe, qui ne pouvait pas quitter les terres du manoir
ou château. (La racine de ces mots est manere, manens, mansio, demeu-
rer, qui demeure, lieu où l'on demeure. ) - Au figuré, on dit : un manant,
c'est-à-dire un homme grossier, un rustre.
4. CHEMINE. Expression qui peint la chose et la met sous les yeux.
5. ENGINS, instruments, machines, piéges. (Du latin ingenium, ruse,
artifice.
pêche ou) On dit encore
de chasse engins
interdits pardéfendus, en parlant
la loi . -Ce destrès-ancien
mot est instrumentsdans
de
notre langue. On le trouve dans les poèmes en vers du XII siècle avec le
sens de machine de guerre.
6. EPLUCHER, nettoyer une chose, en ôter ce qu'il y a de gâté ou d'inu-
tile ; c'est le sens exact de ce mot.
7. CANTON. Un canton est une partie d'un pays considérée comme dis-
tincte et séparée des autres.
12 LIVRE I. FABLE IX.
Mais, puisque jusqu'ici l'on ne m'a crue en rien ,
Dès que vous verrez que la terre
Sera couverte, et qu'à leurs blés
Les gens n'étant plus occupés ,
Feront aux oisillons la guerre ;
Quand reginglettes ' et réseaux '
Attraperont petits oiseaux ,
Ne volez plus de place en place,
Demeurez au logis ou changez de climat :
Imitez le canard , la grue et la bécasse ,
Mais vous n'êtes pas en état
De passer comme nous les déserts et les ondes ,
Ni d'aller chercher d'autres mondes :
C'est pourquoi vous n'avez qu'un parti qui soit sûr :
C'est de vous renfermer aux trous de quelque mur.
Les oisillons, las de l'entendre,
Se mirent à jaser aussi confusément
Que faisoient les Troyens quand la pauvre Cassandre
Ouvroit la bouche seulement.
4
Il en prit aux uns comme aux autres :
Maint oisillon se vit esclave retenu .
Nous n'écoutons d'instincts que ceux qui sont les nôtres,
Et ne croyons le mal que quand il est venu.

IX. - Le Rat de ville et le Rat des champs .


Autrefois le rat de ville
Invita le rat des champs,
D'une façon fort civile,
A des reliefs 8 d'ortolans ".
1. REGINGLETTES. Les oiseliers de Paris, dit Trévoux, ne connaissent
pas ce mot, qui apparemment est un mot de Château-Thierry, où était né
la Fontaine. Ils disent, au lieu de reginglettes, trébuchet, collet, lacet,
lacs..
2. RÉSEAUX, petits filets. (De retiolum, petit rêt ou filet. )
3. CASSANDRE , l'une des filles de Priam. Aimée d'Apollon, elle en avait
reçu le don de prophétie, mais avec cette condition que ses prédictions ne
seraient pas écoutées. Non unquam credita Teucris, dit Virgile (En., 11).
4. IL EN PRIT, il en arriva. On dit de même : Bien lui en prit, il lui
en prendra mal. (En latin, bene ou male succedere.)
5. V. Esope, F. 121. Voy. surtout le même sujet traité par Horace
(Sat. II, vi, vers 79) avec beaucoup plus de grâce et d'esprit que par la
Fontaine. Il est probable que la perfection de la fable latine a découragé
le poëte français, qui n'a donné qu'une esquisse médiocre, tandis que le
récit d'Horace est un tableau achevé.
6. RELIEFS, restes d'un repas (reliquiæ).
7. ORTOLANS, petits oiseaux de passage, dont la chair est tendre et
succulente Ils arrivent en avri' et partent en septembre .
LIVRE I. FABLE IX. 13
1
Sur un tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis.
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.
Le régal fut fort honnête ² 9,
Rien ne manquoit au festin;
Mais quelqu'un troubla la fête
Pendant qu'ils étoient en train.
A la porte de la salle
Ils entendirent du bruit :
Le rat de ville détale " ;
Son camarade le suit.
Le bruit cesse , on se retire :
4
Rats en campagne aussitôt ;
Et le citadin de dire :
Achevons tout notre rôt.
C'est assez, dit le rustique ;
Demain vous viendrez chez moi.
Б
Ce n'est pas que je me pique
De tous vos festins de roi.
Mais rien ne vient m'interrompre ;
Je mange tout à loisir.
Adieu donc. Fi® du plaisir
Que la crainte peut corrompre !

1. TAPIS (du latin tapes). Les tapis se tiraient de Turquie et de Perse.


Ceux de Perse étaient plus estimés.
2. HONNÊTE, Convenable, bien servi, faisant honneur à celui qui le don-
nait. (Sens du latin honestus.)
3. DETALE, s'enfuit précipitamment. Au propre, détaler signifie serrer
a marchandise après l'avoir étalée. Dans le sens de fuir, il est du style
populaire. Allons vite, qu'on détale de chez nous, maître-juré filou, vrai
gibier de potence. ( MOLIÈRE. )
4. EN CAMPAGNE, se mettent en route précipitamment, partent, décam-
pent. Ordinairement ce mot signifie partir pour la guerre.
5. JE ME PIQUE, je me flatte de, je me glorifie de pouvoir vous don-
ner, etc. Terme très-souvent employé au XVIIe siècle : Je me pique d'être
savant, je me pique de littérature. Il est analogue à cette expression : Se
piquer d'honneur. Au fond, il signifie La gloire de faire telle ou telle
chose me pique, m'excite.
6. FI. Trévoux dérive ce mot du grec pa (hélas). Les Italiens, les An-
glais, les Allemands, les Espagnols, les Flamands, ont une négation à
peu près semblable (fi, fie, fey, fai, fœci).
14 LIVRE 1. — FABLE X.

I. Le Loup et l'Agneau¹.

La raison du plus fort est toujours la meilleure * ;


Nous l'allons montrer tout à l'heure.
Un agneau se désaltéroit
Dans le courant d'une onde pure.
Un loup survient à jeun , qui cherchoit aventure,
Et que la faim en ces lieux attiroit.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage * ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
Sire, répond l'agneau, que votre majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me B vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'elle ;
Et que, par conséquent, en aucune façon ,
Je ne puis troubler sa boisson .
Tu la troubles ! reprit cette bête cruelle ;
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
Comment l'aurai -je fait, si je n'étois pas né ?
Reprit l'agneau ; je tette encor ma mère.
Si ce n'est toi , c'est donc ton frère . -
Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens ;
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos bergers et vos chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le loup l'emporte, et puis le mange ,
Sans autre forme de procès " .
1. Esope, F. 101. - Phèdre, l. 1, F. 1. Lupus et Agnus.
2. MEILLEURE. Non pas la meilleure en droit, la plus juste, mais celle
qui prévaut le plus souvent parmi les hommes.
3. L'ALLONS. Au xvir siècle, le pronom, dans ces sortes de phrases, se
mettait non avant le second verbe, mais avant le premier. On en rencontre
des exemples très-fréquents chez les poētes :
Pardonnez aux efforts que je viens de tenter
Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter. (Iphig., iv, 4.)
4. BREUVAGE. Le sens premier de ce mot est ; liqueur qui sert de boisson.
Exemple: Le vin de Condrieux est un excellent breuvage.» (ABLANCOURT.)
5. ME VAS DÉSALTÉRANT. Même remarque que plus haut.
6. FORME DE PROCÈS, c'est-à-dire sans entendre autrement sa défense,
sans s'inquiéter même de se donner les apparences de la justice. Forme,
en terme de jurisprudence, se dit de certaines règles établies par les or-
donnances pour faire les procédures de justice. (TRÉVOUX .)
LIVRE I. FABLE XI. 15

XI. — L'Homme et son Image.


POUR M. LE DUC DE LA • ROCHEFOUCAULD¹ .

Un homme qui s'aimoit sans avoir de rivaux '


Passoit dans son esprit pour le plus beau du monde :
Il accusoit toujours les miroirs d'être faux ,
Vivant plus que content dans son erreur profonde.
Afin de le guérir , le sort officieux
Présentoit partout à ses yeux
Les conseillers muets dont se servent nos dames :
Miroirs dans les logis , miroirs chez les marchands ,
Miroirs aux poches des galants ,
Miroirs aux ceintures des femmes.
Que fait notre Narcisse ? Il se va confiner
Aux lieux -les plus cachés qu'il peut s'imaginer,
N'osant plus des miroirs éprouver l'aventure " .
Mais un canal , formé par une source pure,
Se trouve en ces lieux écartés :
Il s'y voit, il se fâche ; et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une chimère " vaine.
Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau :
1. Le duc de la Rochefoucauld, né en 1613 et mort en 1680, était le
protecteur et l'ami de la Fontaine, qui lui a encore dédié la fable 15 du
livre x. C'est l'auteur du livre des Maximes, recueil ingénieux, profond
et sceptique.
2. RIVAUX, c'est-à-dire qui était seul à s'aimer, qui n'avait aucun rival
dans la passion qu'il ressentait pour lui-même. Expression un peu recher-
chée qui se trouve dans Horaco :
Quin sine rivali teque et tua solus amares. (Art poétique, 444.)
3. CONSEILLERS MUETS . Expression maniérée dont se servaient les beaux
esprits et les précieuses du temps pour désigner leurs miroirs. La Fontaine,
en l'employant, a tout l'air de s'en moquer. On disait aussi les conseillers
des grâces. (MOLIÈRE, Préc. ridic.)
4. NARCISSE. Suivant la fable, Narcisse, fils du fleuve Céphise, en Thes-
salie, et d'une nymphe, devint si éperdument amoureux de sa beauté,
qu'il avait aperçue en se mirant dans une fontaine, qu'il mourut de cette
sotte passion. De là vient qu'on dit d'un homme épris de lui-même : C'est
un Narcisse.
5. Aux pour dans les lieux. Tournure très- fréquente dans les počtes du
XVII siècle :
Et laver mon affront au sang d'un scélérat.
(MOLIÈRE. )
Je ne me trompe guère aux choses que je pense.
C'est un latinisme. (ID.)
6. EPROUVER L'AVENTURE, faire l'expérience de... éprouver ce qui lat
arriva avec... (facere periculum alicujus rei).
7. CHIMÈRE se dit des vaines imaginations qu'on se met dans l'esprit,
des idées bizarres et sans réalité que l'esprit se forge. - Au propre, се
mot signifiait, chez les anciens, un monstre fabuleux composé d'une tête
de lion, d'un ventre de chèvre et d'une queue de serpent.
FABLES DE LA FONTAINE. 3
16 LIVRE I. FABLE XII.
Mais quoi ? le canal est si beau,
Qu'il ne le quitte qu'avec peine.
On voit bien où je veux venir.
Je parle à tous et cette erreur extrême
Est un mal que chacun se plaît 1¹ d'entretenir.
Notre âme, c'est cet homme amoureux de lui-même
Tant de miroirs, ce sont les sottises d'autrui .
Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes ' ;
Et quant au canal , c'est celui
Que chacun sait, le livre des Maximes³ .

XII. - Le Dragon à plusieurs têtes et le Dragon


à plusieurs queues *.
Un envoyé du grand seigneur
Préféroit, dit l'histoire , un jour chez l'empereur " ,
Les forces de son maître à celles de l'empire.
Un Allemand se mit à dire :
Notre prince a des dépendants
Qui , de leur chef" , sont si puissants ,
8
Que chacun d'eux pourroit soudoyer une armée.
Le chiaoux , homme de sens ,
Lui dit : Je sais par renommée
Ce que chaque électeur 10 peut de monde fournir ;
Et cela me fait souvenir

1. SE PLAÎT DE. Plus régulièrement, on dit : Il me plaît de... il se


plaît à...
2. LÉGITIMES, véritables, exacts. Légitime se dit de tout ce qui est régu-
lier, conforme à la raison et à la vérité.
3. MAXIMES . Ce livre venait d'être publié pour la première fois en 1665,
sous le titre de Réflexions et Sentences, ou Maximes morales. L'auteur y
prétend que l'amour-propre est le seul mobile des actions humaines. C'est
une opinion assez naturelle chez un homme qui avait été égoïste, intri-
gant, ambitieux et libertin.
4. Apologue oriental.
5. GRAND SEIGNEUR , nom du sultan des Turcs.
6. L'EMPEREUR, c'est-à-dire l'empereur d'Allemagne, que ce titre seul
désignait alors suffisamment comme l'héritier unique en Europe des empe-
reurs romains.
7. DE LEUR CHEF, par eux-mêmes, par leurs propres forces. Tournure
analogue à celle-ci : Il a du bien de son chef, îl a hérité du chef de son
oncle..
8. SOUDOYER, payer la solde ; de là, soldat, soudard (qui reçoit la solde).
9. CHIAOUX. Corruption du mot tchaouch, envoyé, ambassadeur. Les
tchaouchs sont des espèces de messagers d'Etat qui portent les ordres du
grand seigneur, ou introduisent en sa présence les ambassadeurs.
10. ELECTEUR. Les électeurs étaient des princes allemands qui avaient
le droit d'élire l'empereur d'Allemagne. Car depuis l'extinction des Car-
LIVRE I. FABLE XIII. 17
D'une aventure étrange , et qui pourtant est vraie.
J'étois en un lieu sûr , lorsque je vis passer
Les cent têtes d'une hydre¹ au travers d'une haie.
Mon sang commence à se glacer ;
Et je crois qu'à moins on s'effraie .
Je n'en eus toutefois que la peur sans le mal :
Jamais le corps de l'animal
Ne put venir vers moi , ni trouver d'ouverture.
Je rêvois à cette aventure
Quand un autre dragon , qui n'avoit qu'un seul chef '
Et bien plus d'une queue , à passer se présente.
Me voilà saisi de rechef *
D'étonnement et d'épouvante.
Ce chef passe, et le corps , et chaque queue aussi
Rien ne les empêcha ; l'un fit chemin à l'autre.
Je soutiens qu'il en est ainsi
De votre empereur et du nôtre.

XIII. Les Voleurs et l'Ane ".


Pour un âne enlevé deux voleurs se battoient :
L'un vouloit le garder , l'autre le vouloit vendre.
Tandis que coups de poing trottoient,
Et que nos champions songeoient à se défendre ,
Arrive un troisième larron
Qui saisit maître Aliboron 7 .
lovingiens, au x' siècle, jusqu'en 1804 , l'empire d'Allemagne fut électif
et non héréditaire. Le nombre des électeurs fut tantôt de sept, tantôt de
huit, tantôt de neuf.
1. HYDRE, nom du serpent tué par Hercule dans le marais de Lerne, en
Argolide. (Ce mot signifie serpent d'eau, du grec dup , eau. )
2. DRAGON, nom que les anciens donnaient aux serpents ( páxwv, draco).
3. CHEF, tête. Autrefois ce mot était fréquemment employé dans ce sens :
Et le mortel affront
Qui tombe sur mon chef rejaillit sur ton front . (CORNEILLE .)
On s'en sert encore en parlant du bétail : « Cet homme a deux cents chefs
de bœufs, deux cents chefs de volailles . »
4. DE RECHEF, de nouveau. On disait : Mettre une chose à chef, c'est-à-
dire, la mener à terme, l'achever. De rechef a signifié, par conséquent.
en recommençant.
5. Esope, fab. 96 et 39.
6. CHAMPIONS, combattants, adversaires. Ce mot signifie en général
celui qui combat en champ clos pour sa propre cause ou pour la cause
d'un autre. Il vient de campio (basse latinité), qui campo decertat (qui
combat en champ clos).
7. MAITRE ALIBORON, surnom de l'âne. On écrivait d'abord aliborum,
qui est un génitif barbare d'alibi (on dit des alibi en style de procédure) ;
génitif inventé par quelque avocat ignorant, qui pour ce fait fut appelé
18 LIVRE I. - FABLE XIV.
L'âne, c'est quelquefois une pauvre province ;
Les voleurs sont tel et tel prince,
Comme le Transilvain ' , le Turc et le Hongrois .
Au lieu de deux, j'en ai rencontré trois :
Il est assez de cette marchandise * .
De nul d'eux n'est souvent la province conquise :
Un quart³ voleur survient , qui les accorde net
En se saisissant du baudet.

XIV. - Simonide préservé par les dieux *.

On ne peut trop louer trois sortes de personnes :


Les dieux, sa maîtresse et son roi .
5
Malherbe le disoit ; j'y souscris , quant à moi .
Ce sont maximes toujours bonnes .
La louange chatouille et gagne les esprits.
8
Voyons comme les dieux l'ont quelquefois payé
Simonide 9 avoit entrepris

magister Aliborum, maître des alibi ou aliborum, maître Aliboron. Ce


sobriquet, désignant la sottise, fut ensuite appliqué à l'âne. Rabelais
fait dire à Panurge : Que diable veut prétendre ce maître aliborum ?
1. TRANSILVAIN. La Transylvanie, province de l'Empire d'Autriche, est
voisine de la Hongrie et de la Turquie d'Europe. Ces trois pays furent
longtemps en lutte entre eux et avec les empereurs d'Allemagne.
2. MARCHANDISE, tour familier, c'est-à-dire des voleurs et des pillards
de province.
3. QUART, pour quatrième, no se dit plus, quoiqu'on dise encore une
tierce personne, un tiers porteur. -Ce quart voleur dont parle la Fon-
taine, c'est sans doute l'empereur d'Allemagne, qui profita des querelles
de ces peuples pour assujettir la Hongrie et la Transylvanie.
4. Phèdre, 1. iv, F. 20. Simonides a Diis servatus.
5. MALHERBE , poëte français né à Caen en 1555, mort en 1628. Il ré-
forma la poésie française, qui était jusqu'alors un mélange de mots patois
et de termes grecs et latíns. Il donna les premiers modèles de style noble
et correct,
Et réduisit la muse aux règles du devoir. (BOILEAU, Art poét., I.)
6. J'Y SOUSCRIS . Expression très-employée au xvII• siècle pour signi-
fier : J'y consens, je suis de cet avis :
Que vous-même à la paix souscririez le premier.
(Britannicus, Iv, 4.)
Faites-le prononcer : j'y souscrirai, madame. (Androm. 111, 4. )
7. CHATOUILLE. Vers qui rappelle celui-ci, si connu, de Racine :
Ces noms de roi des rois et de chef de la Grèce
Chatouillaient de mon cœur l'orgueilleuse faiblesse. (Iphig. , 1, 1.)
8. COMME, pour comment, très-usité au xvII° siècle, en prose et en vers,
Qui sait comme en ses mains ce portrait est venu ?
(MOLIÈRE.)
Attendez comme est-ce qu'il s'appelle ? ( ID. , Misanth., iv, 4. )
- Voilà comme il parle sur tous ces chefs. » (PASCAL, Provinc.)
9. SIMONIDE, poëte grec né dans l'ile de Céos , 358 ans avant J.-Ć. Il ex-
LIVRE I. - FABLE XIV. 19
L'éloge d'un athlète 1¹ , et, la chose essayée ,
Il trouva son sujet plein de récits tous nus *.
Les parents de l'athlète étoient gens inconnus ;
Son père, un bon bourgeois ; lui , sans autre mérite ;
Matière infertile et petite.
Le poëte d'abord parla de son héros.
Après en avoir dit ce qu'il en pouvoit dire,
Il se jette à côté, se met sur le propos
De Castor et Pollux ; ne manque pas d'écrire
Que leur exemple étoit aux lutteurs glorieux ;
Elève leurs combats , spécifiant les lieux
Où ces frères s'étoient signalés davantage :
Enfin l'éloge de ces dieux
Faisoit les deux tiers de l'ouvrage.
L'athlète avoit promis d'en payer un talent ' ;
- Mais , quand il le vit, le galant "
N'en donna que le tiers ; et dit, fort franchement,
Que Castor et Pollux acquittassent le reste.
Faites-vous contenter par ce couple céleste.
Je vous veux traiter cependant.
Venez souper chez moi ; nous ferons bonne vie :
Les conviés sont gens choisis ,
Mes parents, mes meilleurs amis ;
Soyez donc de la compagnie.
Simonide promit. Peut-être qu'il eut pour
9
De perdre, outre son dû , le gré de sa louange.
cella dans la poésie lyrique et élégiaque. On cite de lui quelques fragments
des plaintes de Danaé sur son fils Persée abandonné à la fureur des flots.
1. ATHLETES, Combattants des grands jeux de la Grèce ( du grec ãôlov,
prix du combat).
2. Nus, peu susceptibles d'ornements.
L'un n'est point trop fardé, mais sa muse est trop nue. (BOILEAU.)
3. UN BON BOURGEOIS, un homme simple et du commun, honnête, et
rien de plus. Sur le sens du mot bourgeois, voy. p. 5, note 9.
4. CASTOR et POLLUX, frères jumeaux nés de Jupiter et de Léda, femme de
Tyndare, roi de Sparte. Ils avaient été dans leur temps , l'un excellent
cavalier, l'autre excellent athlète.
5. DAVANTAGE, le plus. Les écrivains français mettent souvent le compa
atif avec le sens du superlatif.
6. TALENT, monnaie grecque valant environ 5,000 francs ; mais il Y avait
le petit talent qui valait beaucoup moins, et c'est de celui-là sans doute
qu'il s'agit.
7. LE GALANT. Ce terme a une infinité d'acceptions, dont la première
est : gai, plaisant, malin ; et c'est en ce sens qu'il est pris ici. (Ce mot vient
du vieux substantif gale, qui signifiait joie, divertissement. )
8. SOUPER. Le souper était autrefois le repas principal et de cérémonie.
9. LE GRÉ DE SA LOUANGE, le gré qu'on lui devait avoir de la louange
qu'il avait composée. (Du latin gratia, faveur, plaisir, grâce. ) On dit bien :
Je vous sais gré de... , le gré qu'il m'a su de..., mais perdre le gré de est
obscur.
20 LIVRE 1. FABLE XIV.
Il vient l'on festine, l'on mange.
Chacun étant en belle humeur,
Un domestique accourt , l'avertit qu'à la porte
Deux hommes demandoient à le voir promptement.
Il sort de table, et la cohorte ¹
N'en perd pas un seul coup de dent.
Ces deux hommes étoient les gémeaux de l'éloge.
Tous deux lui rendent grâce ; et, pour prix de ses vers ,
Ils l'avertissent qu'il déloge ,
Et que cette maison va tomber à l'envers •
La prédiction en fut vraie.
Un pilier manque ; et le plafonds
Ne trouvant plus rien qui l'étaie,
Tombe sur le festin , brise plats et flacons ,
N'en fait pas moins aux échansons .
Ce ne fut pas le pis : car, pour rendre complète
La vengeance due au poëte ,
Une poutre cassa les jambes à l'athlète,
Et renvoya les conviés
Pour la plupart estropiés.
La renommée eut soin de publier l'affaire :
Chacun cria miracle ! On doubla le salaire
Que méritoient les vers d'un homme aimé des dieux.
Il n'étoit fils de bonne mère 5
Qui , les payant à qui mieux mieux,
Pour ses ancêtres n'en fit faire.
Je reviens à mon texte et dis premièrement
Qu'on ne sauroit manquer de louer largement

1. COHORTE, la compagnie, la société. Ordinairement ce mot désigne un


corps de troupes romaines de 600 hommes ; quelquefois il se prend comme
synonyme de multitude, rassemblement, foule.
2. A L'ENVERS, locution adverbiale et familière qui s'emploie souvent
pour désigner ce qui est malheur et accident :
Me menaçant de me donner le saut,
Et de ce saut m'envoyer à l'envers,
Rimer sous terre et y faire des vers. (MAROT.)
3. ECHANSONS, domestiques qui servent à boire. On donnait autrefois ce
nom aux officiers qui servaient à boire à la table des rois et des princes.
4. Le vrai sens de ce mot est : prix ou récompense du travail, des services,
des bonnes actions. Aujourd'hui, on y attache une idée de mépris qu'il n'a-
vait pas autrefois. On disait fort bien : Si vous faites de bonnes actions
Dieu vous en rendra le salaire, c'est-à-dire la récompense. »
5. FILS DE BONNE MÈRE , dans le même sens que : fils de bonne maison.
6. TEXTE. Un texte est le sujet d'un sermon, ou le passage des livres
saints dont le sermon est l'explication. Par extension, texte est quelque-
fois synonyme de sujet en général.
LIVRE I. C FABLE XV . 21
1
Les dieux et leurs pareils ; de plus que Melpomène ¹
3
Souvent, sans déroger , trafique de sa peine ;
Enfin, qu'on doit tenir notre art en quelque prix * .
Les grands se font honneur dès lors qu'ils nous font grâce® .
6
Jadis l'Olympe et le Parnasse
Etoient frères et bons amis.

IV. La Mort et le Malheureux7.

Un malheureux appeloit tous les jours


La Mort à son secours.
O Mort ! lui disoit-il, que tu me sembles belle
Viens vite ! viens finir ma fortune 8 cruelle !
La Mort crut, en venant, l'obliger en effet.
Elle frappe à sa porte , elle entre , elle se montre
Que vois-je, cria-t-il : ôtez-moi cet objet !
Qu'il est hideux ! que sa rencontre
Me cause d'horreur et d'effroi !
N'approche pas , ôMort ! ô Mort, retire-toi !
Mécénas fut un galant homme 10
Il a dit quelque part : Qu'on me rende impotent,
Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme,
1. MELPOMÈNE, muse de la tragédie. Elle représente ici la poésie.
2. DÉROGER, faire quelque chose qui soit indigne de sa naissance et de
son rang. On disait primitivement déroger à la noblesse. Les sottes
gens de qualité auraient bien voulu persuader que c'était déroger à la
noblesse que d'avoir de l'esprit. (BUSSI-RABUTIN.)
3. TRAFIQUE DE SA PEINE, fait négoce de ses écrits. Ce mot ordinaire-
ment se prend en mauvaise part :
Un vil amour du gain infectánt les esprits...
Trafiqua du discours et vendit les paroles.
(BOILEAU, Art poét. , Iv, 170.)
Ailleurs, Boileau exprime la même pensée que la Fontaine :
Je sais qu'un noble esprit peut, sans honte et sans crime,
Tirer de son travail un tribut légitime. (Ibid. , 126. )
4. PRIX, estime ( in pretio habere).
5. GRACE, faveur.
6. OLYMPE, séjour des dieux. Parnasse, montagne de Phocide, rési
dence des Muses.
7. Esope, F. 50 et 20.
8. FORTUNE, destin (fatum).
9. MÉCÉNAS, Mécène, ministre de l'empereur Auguste, protecteur de
Virgile et d'Horace.
10. UN GALANT HOMME, un homme d'esprit. C'est l'acception la plus
fréquente de ce mot. L'air galant, dit Saint-Evremond, est ce qui achève
les honnêtes gens et ce qui les rend aimables. L'air galant de la conver-
sation consiste à penser les choses d'une manière délicate, flatteuse, aisée
et naturelle..
22 LIVRE I. FABLE XVI .
Je vive , c'est assez , je suis plus que content.
Ne viens jamais , ô Mort¹ ! on t'en dit tout autant.

XVI. -· La Mort et le Bücheron³.


Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée ,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé , marchoit à pas pesants ,
Et tâchoit de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde "?
Point de pain quelquefois , et jamais de repos :
Sa femme, ses enfants, les soldats , les impôts,
Le créancier et la corvée ",
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire.
C'est, dit-il, afin de m'aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère * .
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d'où nous sommes :
Plutôt souffrir que mourir ,
C'est la devise des hommes.
1. O MORT! Voy. les vers de Mécène dans Sénèque ( Ep. 101 ). - - La
pensée de Mécène est d'un épicurien et non d'un esprit élevé.
2. ON, tout le monde. Voici sur cette fable une note de la Fontaine :
• Ce sujet a été traité d'une autre façon par Esope, comme la fable sui-
vante le fera voir. Je composai celle-ci pour une raison qui me contrai-
gnoit de rendre la chose ainsi générale. Mais quelqu'un me fit connoitre que
j'eusse beaucoup mieux fait de suivre mon original, et que je laissois passer
un des plus beaux traits qui fût dans Esope. Cela m'obligea d'y avoir
recours. Nous ne saurions aller plus avant que les anciens : ils ne nous
ont laissé pour notre part que la gloire de les bien suivre. Je joins toutefois
ma fable à celle d'Esope, non que la mienne le mérite, mais à cause du
mot de Mécénas que j'y fais entrer, et qui est si beau et si à propos, que
je n'ai pas cru le devoir omettre. »
3. Esope, fab. 2 et 50.
4. RAMÉE, branches avec leurs feuilles (ramus, ramalia).
5. FAIX, fardeau (du latin fascis, faisceau).
6. MACHINE RONDE, la terre (orbis terrarum).
7. CORVÉE, travail ou service gratuit imposé jadis aux paysans par
leurs seigneurs.
8. TU NE TARDERAS GUÈRE, cela ne te retardera pas longtemps, cela
te demandera peu de peine.
9. DEVISE, sentence qui en peu de mots exprime le caractère et la pensée
principale d'une personne. Anciennement, la devise faisait partie des ar-
moiries et du blason. Elle était accompagnée d'un emblème dont elle don-
nait l'explication.
LIVRE 1. - FABLE XVII . 23

XVII. L'Homme entre deux åges et ses deux Maitresses¹.


Un homme de moyen âge,
Et tirant 2 sur le grison 8
Jugea qu'il étoit saison
De songer au mariage.
Il avoit du comptant,
Et partant
De quoi choisir ; toutes vouloient lui plaire :
En quoi notre amoureux ne se pressoit pas tant ;
5
Bien adresser n'est pas petite affaire.
Deux veuves sur son cœur eurent le plus de part * :
7
L'une encor verte ; et l'autre un peu bien mûre,
Mais qui réparoit par son art
Ce qu'avoit détruit la nature.
Ces deux veuves, en badinant,
En riant, en lui faisant fête ,
L'alloient quelquefois testonnant
C'est-à-dire ajustant sa tête.
La vieille, à tous moments , de sa 10 part emportoit
Un peu du poil noir qui restoit,
Afin que son amant en fût plus à sa guise .
La jeune saccageoit 11 les poils blancs à son tour.
Toutes deux firent tant, que notre tête grise
Demeura sans cheveux , et se douta du tour.
1. Esope, fab. 199 et 165. —- Phèdre, 1. II, fab. 2 (édit. complète).
2. TIRANT SUR. Employé avec la préposition sur, ce verbe sert surtou
à marquer la ressemblance que les couleurs ont les unes avec les autres.
Exemple : cette pierre tire sur le bleu, sur le vert, etc.
3. LE GRISON, le gris, le presque gris.
4. PARTANT, par conséquent.
5. ADRESSER. Pris absolument et sans pronom personnel, ce verbe
signifie toucher au but.
6. PART est pris ici dans le sens d'empire. On dit Avoir empire sur...
avoir part dans... Il a une large part dans ses affections.
7. UN PEU BIEN. Rapprochement de mots peu usité, mais qui était fré
quent alors.
Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située.
(Misanth., 1, 1.)
8. FAISANT FÊTE. Faire fête signifie témoigner à quelqu'un son amitié,
son empressement à le bien accueillir.
9. L'ALLOIENT TESTONNANT. Le verbe aller joint à un participe présent
marque la continuité de l'action . C'est une tournure très-employée dans
le style familier. Testonnant. Ce verbe avait deux sens arranger la
tête, l'ajuster, la peigner, et frapper des coups sur la tête. Tout en l'em-
ployant dans le premier sens, la Fontaine fait allusion au second.
10. DE SA PART, de son côté (e parte sua).
11. SACCAGEOIT , dévastait. Cette expression est ici très-énergique. Sac-
cager se disait des villes prises d'assaut et pillées.
24 LIVRE I. v PABLE XVIII .
Je vous rends, leur dit-il , mille grâces , les belles ,
Qui m'avez si bien tondu :
J'ai plus gagné que perdu ;
Car d'hymen point de nouvelles 1 .
Celle que je prendrois voudroit qu'à sa façon
Je vécusse, et non à la mienne.
Il n'est tête chauve qui tienne :
Je vous suis obligé , belles , de la leçon.

XVIII. - Le Renard et la Cigogne³,

Compère le renard se mit un jour en frais,


Et retint à dîner commère la cigogne.
Le régal fut petit et sans beaucoup d'apprêts :
Le galant , pour toute besogne ,
Avoit un brouet clair ; il vivoit chichement " .
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette :
La cigogne au long bec n'en put attraper miette ;
Et le drôle eut lapé le tout en un moment.
Pour se venger de cette tromperie,
A quelque temps de là, la cigogne le prie ".
Volontiers , lui dit-il ; car avec mes amis
Je ne fais point cérémonie.
A l'heure dite, il courut au logis
De la cigogne son hôtesse ;
Loua très-fort sa politesse ;
1. POINT DE NOUVELLES. Locution proverbiale équivalant à : Il n'en
sera rien, vous n'en entendrez jamais parler
On m'en baille, en discours, de belles,
Mais de l'argent, point de nouvelles. (RÉGNIER.)
2. Qui tienne. Quoique vous m'ayez rendu chauve, je ne vous suis pas
moins obligé de la leçon ; ma tête chauve, ou la perte de mes cheveux n'est
pas une raison qui m'empêche de vous savoir gré de la leçon. Il n'y a
rien qui tienne signifie : Aucune considération n'est assez forte pour
m'empêcher de..
3. Phèdre, l. 1, fab. 25. Vulpes et Ciconia.
4. COMPÈRE ET COMMÈRE se disent, dans le langage ordinaire, des per-
sonnes qui sont unies et familières entre elles.
5. LE GALANT, le rusé, le malin. - Peut-être faut-il prendre ici ce mot
dans le sens de l'hôte, l'amphitryon. Car galant vient de gale, réjouis-
sance, festin (gala), et on disait : Une fête galante, un divertissement galant.
6. CHICHEMENT. Chiche signifie proprement : qui est trop ménager,
qui craint de dépenser ce qu'il faudrait.
7. PRIE, invite. On dit encore dans le peuple : prier à diner, prier aux
noces. - Molière :
Pressez vite le jour de la cérémonie :
J'y prends part, et déjà moi -même je m'en prie.
(E. F.)
LIVRE 1. FABLE XIX. 25
Trouva le dîner cuit à point¹ :
Bon appétit surtout ; renards n'en manquent point.
Il se réjouissoit à l'odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu'il croyoit friande .
On servit, pour l'embarrasser,
En un vase à long col et d'étroite embouchure.
Le bec de la cigogne y pouvoit bien passer,
Mais le museau du sire étoit d'autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis ,
Honteux comme un renard qu'une poule auroit pris,
Serrant la queue , et portant bas l'oreille.
Trompeurs , c'est pour vous que j'écris :
Attendez-vous à la pareille.

XIX. - L'Enfant et le Maitre d'école .

Dans ce récit je prétends faire voir


D'un certain sot la remontrance vaine.
Un jeune enfant dans l'eau se laissa choir
En badinant sur les bords de la Seine.
Le ciel permit qu'un saule se trouva ,
Dont le branchage, après Dieu, le sauva.
6
S'étant pris , dis-je " , aux branches de ce saule ,
Par cet endroit passe un maître d'école ;
L'enfant lui crie : Au secours ! je péris !
Le magister , se tournant à ses cris ,
D'un ton fort grave à contre-temps s'avise
De le tancer : Ah ! le petit babouin ' !
Voyez, dit- il , où l'a mis sa sottise !
1. A POINT, dans le degré nécessaire et désirable. On dit dans le même
sens Le point de maturité des fruits.
2. FRIANDE . Appliqué aux choses, friand signifie ce qui est délicat, de
bon goût, bien assaisonné : une table friande, un vin -friand.
3. SIRE, pris ici ironiquement : du seigneur renard. Sur ce mot, voy.
p. 6, n. 9.
4. Lokman, 25. L'Enfant. Rabelais, 1. 1, 42.
5. CHOIR, tomber (cadere). -- Terme vieilli. Au XVIIe siècle, on le
trouve même dans le style noble :
Abandonne sa tête à l'infâme couteau
Qui fait choir le méchant sous la main du bourreau. (CORNEILLE.)
6. S'ÉTANT PRIS. Tournure latine (ablatif absolu). S'étant pris se rap-
porte à l'enfant : pendant qu'il s'était pris...
7. MAGISTER (mot latin, maitre) se dit des maîtres d'école de village.
8. TANCER se dit du supérieur qui réprimande l'inférieur. Il vient du
mot tance, qui signifiait querelle.
9. BABOUIN, espèce de singe, et par extension, enfant étourdi
26 LIVRE I. - FABLE XX.
1
Et puis , prenez de tels fripons le soin!
Que les parents sont malheureux, qu'il faille
Toujours veiller à semblable canaille * !
Qu'ils ont de maux ! et que je plains leur sort !
Ayant tout dit, il mit l'enfant à bord.
Je blâme ici plus de gens qu'on ne pense.
Tout babillard , tout censeur , tout pédant ,
Se peut connaître au discours que j'avance.
Chacun des trois fait un peuple fort grand :
Le Créateur en a béni l'engeance ³ .
En toute affaire , ils ne font que songer
Au moyen d'exercer leur langue.
Eh! mon ami, tire-moi de danger ;
Tu feras , après , ta harangue .

XX. P Le Coq et la Perle",


6
Un jour un coq détourna
Une perle, qu'il donna
Au beau 7 premier lapidaire.
Je la crois fine, dit-il ;
Mais le moindre grain de mil
Seroit bien mieux mon affaire.
Un ignorant hérita
D'un manuscrit, qu'il porta
Chez son voisin le libraire.
Je crois, dit-il , qu'il est bon ;
Mais le moindre ducaton &
Seroit bien mieux mon affaire .
1. FRIPONS. Le sens ordinaire de ce mot est voleur, et par extension,
libertin, débauché, mauvais sujet.
2. CANAILLE. « Ce mot paraît venir de chien, et ce qui semble le prouve:
c'est qu'autrefois on disait et on écrivait chiennaille. (TRÉVOUX).
3. ENGEANCE se prend souvent en mauvaise part, et signifie la multi
plication excessive de ce qui est nuisible :
Mais tout n'irait que mieux,
Quand de ces médisants l'engeance tout entière
Irait la tête en bas rimer dans la rivière. (BOILEAU . )
4. HARANGUE , discours étudié et développé, et par extension, discours
prolixe et ennuyeux.
5. Phèdre, 1. I, fab. 9. Pullus ad Margaritam.
6. DÉTOURNA, tira de l'endroit où elle était.
7. AU BEAU PREMIER, locution familière et vieillie, au premier qu'il
rencontra. Lapidaire, ouvrier qui travaille les pierres fines.
8. DUCATON, petit ducat, monnaie d'argent de Hollande on de Venise,
valant de 3 à 4 francs.
LIVRE I. - FABLE XXI.
XXI. — Les Frelons et les Houches à miel¹.
A l'œuvre on connoît l'artisan ".
Quelques rayons de miel sans maître se trouvèrent ;
Des frelons les réclamèrent ;
Des abeilles s'opposant,
Devant certaine guêpe on traduisit ³ la cause.
Il étoit malaisé de décider la chose :
Les témoins déposoient qu'autour de ces rayons
Des animaux ailés , bourdonnants 9 un peu longs ,
De couleur fort tannée , et tels que des abeilles ,
Avoient longtemps paru. Mais quoi ! dans les frelons
Ces enseignes 6 étoient pareilles .
La guêpe , ne sachant que dire à ces raisons ,
Fit enquête nouvelle, et, pour plus de lumière ,
Entendit une fourmilière.
Le point n'en put être éclairci .
De grâce, à quoi bon tout ceci ?
Dit une abeille fort prudente.
Depuis tantôt six mois que l'affaire est pendante ,
Nous voici comme aux premiers jours.
Pendant cela le miel se gâte.
11 est temps désormais que le juge se hâte :
1. Phèdre, 1. III, fab. 10. Apes et Fuci, vespajudice.
2. L'ARTISAN, c'est-à-dire l'ouvrier, l'auteur de l'œuvre. Ce mot avait
alors une acception plus étendue qu'aujourd'hui. Il ne s'appliquait par
seulement aux arts mécaniques, mais même aux arts plus relevés et aux
ouvrages d'esprit. On le trouve quelquefois comme synonyme d'artiste :
Il y a des artisans ou des habiles dont l'esprit est aussi vaste que l'art
et la science qu'ils professent... Ils sortent de l'art pour l'ennoblir, s'écar-
tent des règles si elles ne les conduisent pas au sublime….. » ( LA Bruyère,
Des Ouvr. de l'espr.)
3. TRADUISIT. Traduire, en style de procédure, signifie faire passer d'un
tribunal à un autre, retirer une cause d'ua tribunal pour la mener à un
autre. Ici, les frelons et les abelles ne s'entendant pas, on fit passer
l'affaire devant un juge étranger, on a traduisit devant la guêpe.
4. BOURDONNANTS. Ce mot est adjectif verbal : il peint l'état habituel
et permanent.
5. TANNÉE, qui ressemble au tan. Le tan est l'écorce du jeune chêne
réduite en poussière, et qu'on emploie dans la préparation du cuir.
6. ENSEIGNES, indices, signes extérieurs. Ce mot s'employait assez sou-
vent ainsi. Excmple : Je vous ai vu dans cette affaire, et à telles enseignes
(et la preuve en est), que vous y fûtes blessé..
7. ENQUÊTE, examen des circonstances du fait. Terme judiciaire (inqui-
rere, inquisitio). De même entendit, au vers suivant, est un mot consa-
cré en style de procédure. Il entendit les témoins, c'est-à-dire il les fit
comparaitre, les interrogea, et prit note de leur déposition.
8. EN, par là, par ce moyen.
9. PENDANTE. On dit qu'une affaire est pendante, lorsqu'elle a été portée
devant une juridiction, et tant qu'elle n'a pas reçu de solution. (Adhuc sub
iudice lis est. HORACE, Art poét., 78.)
28 LIVRE 1. FABLE XXI.
N'a-t-il point assez léché l'ours ¹ ?
Sans tant de contredits , et d'interlocutoires
Et de fatras , et de grimoires *,
Travaillons , les frelons et nous :
On verra qui sait faire , avec un suc si doux,
Des cellules si bien bâties.
Le refus des frelons fit voir
Que cet art passoit leur savoir ;
Et la guêpe adjugea le miel à leurs parties
Plût à Dieu qu'on réglât ainsi tous les procès !
Que des Turcs 6 en cela l'on suivît la méthode !
Le simple sens commun nous tiendroit lieu de code :
Il ne faudroit point tant de frais ;
Au lieu qu'on nous mange, on nous gruge 7 ;
On nous mine par des longueurs ;
On fait tant, à la fin , que l'huitre est pour le juge,
Les écailles pour les plaideurs •
1. LÉCHÉ L'OURS . Expression proverbiale. Le peuple s'imagine que l'ours
lèche ses petits. De même le juge lèche ses procès pour les rendre plus à sa
guise. « Un procès, à sa naissance première, me semble informe et impar-
fait. Comme un ours naissant n'a ni pieds, ni mains, peau, poil ni tète ;
ce n'est qu'une pièce de chair rude et informe ; l'ourse, à force de lécher,
la met en perfection des membres... Semblablement, les sergents, huissiers,
chicaneurs, procureurs, juges, suçant bien fort et continuellement les
bourses des parties, engendrent à leurs procès tête, pieds, griffes, bec,
dents, mains, veines , artères, nerfs, muscles, humeurs. Ainsi rendent le
procès parfait, galant, et bien formé. (RABELAIS, liv. III, 42. )
2. CONTREDITS. Terme de procédure. Il se dit d'une pièce d'écriture qu'on
fournit dans un procès pour combattre les pièces de la partie adverse.
3. INTERLOCUTOIRES . Un interlocutoire est un arrêt qui prononce qu'il
sera fait quelque chose avant que de faire droit au fond. Les jugements
interlocutoires sont toujours donnés sans préjudice du droit des parties
au principal, ou sur le fond même du procès.
4. GRIMOIRES se dit de tout livre ou écrit difficile à lire et à compren-
dre. Ce terme signifiait aussi, en style de magic, un recueil de formules
propres à évoquer le malin esprit.
5. LEURS PARTIES, leurs adversaires. Style de procédure. Corneille
a employé ce mot comme synonyme d'adversaire dans ce vers d'Héraclius
où il montre la main de Dieu punissant un coupable :
Se faisait du tyran l'effroyable partie.
6. TURCS. La Fontaine veut indiquer par là une méthode expéditive.
Chez les Turcs, le juge fait donner la bastonnade à celui des plaideurs
qui paraît avoir tort, et l'affaire est terminée.
7. GRUGE, on mange notre bien. Le premier sens de gruger est : briser
quelque chose de dur avec les dents ; par extension , manger, dévorer.
8. PLAIDEURS . Allusion à une contestation survenue entre deux voya-
geurs au sujet d'une huître.
LIVRE I. FABLE XXII . 29

XXII. Le Chêne et le Roseau 1.

Le chêne un jour dit au roseau :


ous avez bien sujet d'accuser la nature ;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau :
Le moindre vent qui d'aventure '
Fait rider la face de l'eau
Vous oblige à baisser la tête ;
Cependant que 3 mon front au Caucase * pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil ,
Brave l'effort de la tempête.
Tout vous est aquilon , tout me semble zéphyr ' ;
Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage ,
Vous n'auriez pas tant à souffrir ;
Je vous défendrois de l'orage " ;
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
Votre compassion , lui répondit l'arbuste,
Part d'un bon naturel ; mais quittez ce souci :
Les vents me sont moins qu'à vous redoutables ;
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
Contre leurs coups épouvantables
1. Esope, fab. 26 et 59.
2. D'AVENTURE, par aventure, par hasard. « Terme un peu vieux, dont
la naïveté est poétique. ( BATTEUX. )
3. CEPENDANT QUE est emphatique. > (ID .) - Cependant que, pour
cependant, est un archaïsme très-fréquent dans nos vieux auteurs, et dont
voici un exemple tiré de Molière :
Cependant que chacun, après cette tempête,
Songe à cacher aux yeux la honte de sa tête. (L'Etourdi, v, 14.)
L'explication de cette tournure est celle-ci : Pendant cela (savoir) que
chacun, etc.
4. CAUCASE, montagne d'Asie , entre la mer Noire et la mer Caspienne.
Il en est fait souvent mention dans les poëtes anciens. - Mon front, ma
tête (vertex). Le chêne est personnifié.
5. L'EFFORT, la violence, le choc (vim, impetum). Tournure très-poétique :
L'Orient accablé
Ne peut plus soutenir leur effort redoublé. (Mithrid., III, 1.)
6. ZEPHYR. Image précise et délicate. Le chêne revient à son parallèle,
si flatteur pour son amour-propre ; et pour le rendre plus sensible, il le
réduit en deux mots. ( BATTEUX .)
7. ORAGE. Malgré ce ton de compassion, le chêne sait toujours mêler
dans son discours les expressions du ton avantageux. A l'abri est vain et
orgueilleux dans sa bouche. De mon feuillage cût été trop succinct et trop
simple ; mais dont je couvre, cela étend l'idée et fait image. Le voisinage,
terme juste, mais qui n'est pas sans enflure. Je vous défendrois de l'orage.
Je... Qu'il y a de plaisir à se donner soi-même pour quelqu'un qui pro-
tége ! (ID.)
30 LIVRE I. FABLE XXII.
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin . Comme il disoit ces mots,
Du bout de l'horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le nord eût portés jusque-là dans ses flancs,
L'arbre tient bon ; le roseau plie ¹ .
· Le vent redouble ses efforts ,
Et fait si bien qu'il déracine
Celui de qui la tête au ³ ciel étoit voisine,
Et dont les pieds touchoient à l'empire des morts * .

1. PLIE. Tableau énergique en un petit vers.


2. DE QUI. Au XVII siècle, même en parlant des choses, on employait
qui, plus souvent que lequel. Exemple : « C'est un art de qui l'imposture
est toujours respectée. ( MOLIÈRE.) De plus, ici il s'agit d'une chose
personnifiée.
3. AU CIEL. Tournure latine : Vicinum cœlo caput. Cet emploi du datif
était très-fréquent au xvi siècle et même au xvii .
4. MORTS. Imitation de ces vers latins :
Quæ quantum vertice ad auras
Æthereas tantum radice in Tartara tendit. (Georg., 11 , 292.)
Cet apologue est non-seulement le meilleur de ce premier livre, mais
il n'y en a peut-être pas de plus achevé dans la Fontaine. Si l'on considère
qu'il n'y a pas un mot de trop, pas un terme impropre, pas une négligence ;
que dans l'espace de trente vers, la Fontaine, en ne faisant que se livrer au
courant de sa narration, a pris tous les tons, celui de la poésie la plus gra-
cieuse, la plus élevée, on ne craindra pas d'affirmer qu'à l'époque où cette
fable parut il n'y avait rien de ce ton-là dans notre langue. (CHAMFORT.)
LIVRE II .

I. - Contre ceux qui ont le goût diffoile¹ .

Quand j'aurois en naissant reçu de Calliope '


Les dons qu'à ses amants cette muse a promis ,
Je les consacrerois aux mensonges d'Esope :
Le mensonge et les vers de tout temps sont amis.
3
Mais je ne me crois pas si chéri du Parnasse.
Que de savoir orner toutes ces fictions .
On peut donner du lustre à leurs inventions :
On le peut, je l'essaie ; un plus savant le fasse.
5
Cependant jusqu'ici d'un langage nouveau
J'ai fait parler le loup et répondre l'agneau ;
6 7
J'ai passé plus avant : les arbres et les plantes
Sont devenus chez moi créatures parlantes.
Qui ne prendroit ceci pour un enchantement * ?
Vraiment, me diront nos critiques ,
Vous parlez magnifiquement
De cinq ou six contes d'enfant.
Censeurs , en voulez-vous qui soient plus authentiques
Et d'un style plus haut? En voici. Les Troyens,
Après dix ans de guerre autour de leurs murailles ,
1. V. Phèdre, 1. iv, F. 6. Poeta.
2. CALLIOPE, muse de la poésie épique.
3. SI... QUE DE, assez pour... (adeo ut). C'est un latinisme. Molière en
offre de nombreux exemples : Et j'ai eu un aieul, Bertrand de Sotenville ,
qui fut si considéré en son temps que d'avoir permission de vendre tou
son bien pour le voyage d'outre-mer Je ne croyais pas que ma fille
fût si habile que de chanter ainsi à livre ouvert. » ( Mal. imagin., 11, 6. )
4. LUSTRE, éclat, beauté. Se dit, au propre, des étoffes, etc. , et par mé-
taphore, du mérite, des dignités, des écrits :
Aimez donc la raison. Que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix. ( BOILEAU.)
Et angustis hunc addere rebus honorem. (VIRG. , Géorg., III, 290.)
5. NOUVEAU. La Fontaine veut dire que personne avant lui , en France,
n'avait prêté un langage aux animaux.
6. PASSÉ, je me suis avancé plus loin (ultra processi) :
Votre voix redoutable a passé jusqu'à moi. (Phèdre, iv, 4.)
7. AVANT (adverbe), synonyme de loin, profondément :
Vos bontés, madame,
Ont gravé trop avant ses crimes dans mon âme. (Racine.)
8. ENCHANTEMENT, opération magique. Ce mot, enchanter, charme,
charmer, dans les bons auteurs, est presque toujours pris dans son accep-
tion première, et non, comme aujourd'hui, dans le sens vague et banal
d'agréable et de divertissant.
32 LIVRE II. - FABLE I.
Avoient lassé les Grecs , qui , par mille moyens ,
Par mille assauts , par cent batailles ,
N'avoient pu mettre à bout cette fière¹ cité ;
Quand un cheval de bois , par Minerve inventé,
D'un rare et nouvel artifice ,
Dans ses énormes flancs reçut le sage Ulysse,
Le vaillant Diomède , Ajax l'impétueux,
Que ce colosse monstrueux
Avec leurs escadrons devoit porter dans Troie,
Livrant à leur fureur ses dieux mêmes en proie :
Stratagème inouï, qui des fabricateurs
Paya la constance et la peine...
C'est assez , me dira quelqu'un de nos auteurs :
La période est longue , il faut reprendre haleine ;
Et puis , votre cheval de bois ,
Vos héros avec leurs phalanges ,
Ce sont des contes plus étranges
Qu'un renard qui cajole un corbeau sur sa voix ;
De plus , il vous sied mal d'écrire en si haut style.
Eh bien ! baissons d'un ton . La jalouse Amarylle '
Songeoit à son Alcippe, et croyoit de ses soins
N'avoir que ses moutons et son chien pour témoins.
'Tircis , qui l'aperçut, se glisse entre des saules ;
Il entend la bergère adressant ces paroles
Au doux zéphyr , et le priant
De les porter à son amant...
Je vous arrête à cette rime,
1. FIÈRE, belliqueuse (ferox) :
Attaquons dans leurs murs ces conquérants si fiers. (RACINE.)
2. ARTIFICE, travail industrieux (artificium) :
D'un pinceau délicat l'artifice agréable,
Du plus affreux objet fait un objet aimable. ( Boileau.)
3. SAGE. Epithète qui, dans les poëtes anciens, caractérise Ulysse.
Ulysse, roi de l'ile d'Ithaque (une des iles Ioniennes, auj.Théaki).—Diomède,
roi d'Argos.- Ajax, fils de Télamon, roi de Salamine. (V. Eneide, 1. 11. )
4. ESCADRONS (agmina en latin). Ce mot désigne ordinairement la cava-
lerie, et les Grecs n'en avaient point. Toutefois il s'emploie aussi comme
synonyme de troupe :
Il trouve de pédants un escadron fourré. ( Bo: LEAU. )
5. STRATAGÈME, ruse de guerre. Mots tirés du grec (orgatós, armée ;
στρατηγός, général ; στρατήγημα). - Inouï, dont on n'avait pas d'autre
exemple (nunquam auditus).
6. FABRICATEURS. Terme peu usité, si ce n'est dans ces phrases : fabri-
cateurs de fausse monnaie, de faux actes, de fausses nouvelles. Ici , la Fon.
taine traduit l'expression du poëte latin au sujet du constructeur de ce
même cheval :
Ipse doli fabricator Epeūs . (Æn . , 11 , 264.)
7. AMARYLLE, ALCIPPE, personnages d'églogues.
LIVRE II. FABLE II. 33
Dira mon censeur à l'instant ;
Je ne la tiens pas légitime,
Ni d'une assez grande vertu ¹ ;
Remettez, pour le mieux, ces deux vers à la fonte " ...
Maudit censeur ! te tairas-tu ?
Ne saurais-je achever mon conte?
C'est un dessein très -dangereux
Que d'entreprendre de te plaire.
Les délicats 3 sont malheureux
Rien ne sauroit les satisfaire.

II. - Conseil tenu par les rats" .


Un chat, nommé Rodilardus
Faisoit de rats telle déconfiture
Que l'on n'en voyoit presque plus ,
Tant il en avoit mis dedans 7 la sépulture .
Le peu qu'il en restoit, n'osant quitter son trou,
8
Ne trouvoit à manger que le quart de son soul
Et Rodilard passoit , chez la gent misérable ,
Non pour un chat, mais pour un diable.
Or, un jour qu'au haut et au loin
Le galant alla chercher femme,
Pendant tout le sabbat 10 qu'il fit avec sa dame,
1. VERTU, force, valeur. Sens très-fréquent de ce mot en poésie :
Benjamin est sans force et Juda sans vertu. ( RACINE.)
2. FONTE. Métaphore imitée des anciens, qui disaient : remettre sur
l'enclume :
Et male tornatos incudi reddere versus. (HORACE. )
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. (BOILEAU.)
3. DELICATS, difficiles à contenter. Ce terme marque la finesse du goût
et l'excès de la finesse. - Où Rabelais est mauvais, il passe bien au delà
du pire : c'est le charme de la canaille ; où il est bon, il va jusques à l'ex-
quis et à l'excellent : il-peut être le mets des plus délicats.» (LA Bruyère.)
4. Abstemius, 195. Faerni fabulæ, iv, 4.
5. RODILARDUS, ronge-lard. Terme employé par Rabelais.
6. DÉCONFITURE. Ce mot, du vieux langage, signifiait : déroute générale
d'une armée.
7. DEDANS. Autrefois ce mot était préposition.
Il est vrai ; c'est tomber d'un mal dedans un pire.
(MOLIÈRE, l'Etourdi, 1, 2.)
Mon argent bien-aimé, rentrez dedans ma poche. (ID. , ibid. , II, 6.)
-Ceux qui ont la foi vive dedans le cœur voient.... ( PASCAL, Pensées.)
8. SoûL, de sa ration accoutumée (du latin satullus, diminutif de
satur, rassasié).
9. GALANT, le rusé, le malin.
10. SABBAT. On appelait sabbat les cérémonies nocturnes que faisaient
les sorciers tous les samedis , et par extension ce mot est devenu syno-
nyme de bruit et de tumulte.
34 LIVRE II. FABLE III.
1
Le demeurant des rats tint chapitre en un coin
Sur la nécessité présente .
Dès l'abord , leur doyen , personne fort prudente ,
Opina qu'il falloit , et plus tôt que plus tard,
Attacher un grelot au cou de Rodilard ;
Qu'ainsi , quand il iroit en guerre,
De sa marche avertis , ils s'enfuiroient sous terre ;
Qu'il n'y savoit que ce moyen.
Chacun fut de l'avis de monsieur le doyen :
Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
La difficulté fut d'attacher le grelot.
L'un dit : Je n'y vas point, je ne suis pas si sot ;
L'autre Je ne saurois. Si bien que sans rien faire
On se quitta. J'ai maints chapitres vus ,
Qui pour néant se sont ainsi tenus ;
Chapitres, non de rats , mais chapitres de moines ,
6
Voire chapitres de chanoines .
Ne faut-il que délibérer ?
La cour en conseillers foisonne :
Est-il besoin d'exécuter ?
L'on ne rencontre plus personne.

III. - · Le Loup plaidant contre le Renard par devant le Singe³.

Un loup disoit que l'on l'avoit volé :


Un renard, son voisin , d'assez mauvaise vie ,
1. TINT CHAPITRE. Chapitre signifie le corps des chanoines ; de plus,
l'assemblée de ces mêmes chanoines, leur conseil. En ce sens il s'applique
à tous les ordres religieux et militaires.
2. DÈS L'ABORD, dès le commencement, tout d'abord.
3. DOYEN, leur président. Ce mot a plusieurs acceptions : chef d'un
chapitre, premier curé d'une ville ou d'un canton, dignitaire d'un ordre
religieux, président d'une faculté. Il vient du latin decanus, qui signifiait
l'officier commandant à dix soldats (decem).
4. PRUDENTE , avisée, pleine de sens et de lumières. (C'est le sens du
latin prudens.)
5. MONSIEUR LE DOYEN. Vers devenu proverbe, parce qu'il renferme
une observation de mœurs.
6. VOIRE, même. Terme vieilli.
7. FOISONNE, abonde. Terme familier.
8. Phèdre, 1. 1, F. 10. Lupus et Vulpes, judice Simia.
9. QUE L'ON L'AVAIT. Il y a ici une sorte de cacophonie qui était alors
dans les habitudes des écrivains beaucoup plus qu'elle ne l'est aujourd'hui.
On employait souvent l'on au lieu de on, même au commencement des
phrases, et on préférait que l'on à qu'on. Les exemples foisonnent dans la
Bruyère L'on écrit régulièrement depuis vingt ans ; l'on a enrichi la
langue..... l'on a presque retrouvé le nombre que Balzac et Malherbe.....
LIVRE II. FABLE IV. 35
Pour ce prétendu vol par lui fut appelé ¹ .
Devant le singe il fut plaidé,
Non point par avocats, mais par chaque partie¹
Thémis n'avoit point travaillé ,
De mémoire de singe, à fait plus embrouillé.
Le magistrat suoit en son lit de justice * .
Après qu'on eut bien contesté ,
Répliqué, crié, tempêté,
Le juge, instruit de leur malice ,
Leur dit Je vous connois de longtemps, mes amis ;
Et tous deux vous paierez l'amende ;
Car toi, loup, tu te plains , quoiqu'on ne t'ait rien pris ;
Et toi, renard, as pris ce que l'on te demande.
Le juge prétendoit qu'à tort et à travers
On ne sauroit manquer, condamnant un pervers .

IV. - Les deux Taureaux et la Grenouille *.


Deux taureaux combattoient à qui posséderoit
Une génisse avec l'empire.
Une grenouille en soupiroit.
Qu'avez-vous ? se mit à lui dire
Quelqu'un du peuple coassant.
Eh ! ne voyez-vous pas , dit-elle,
Que la fin de cette querelle
Sera l'exil de l'un ; que l'autre , le chassant,
l'on a mis enfin dans le discours, etc. - « L'on a cette incommodité à
dans la lecture des livres faits par des gens de parti et de cabale
que l'on n'y voit pas toujours la vérité. (Ouv. de l'esprit. )
1. APPELÉ. Appeler tout seul, en style de procédure, signifie citer er
justice.
2. PARTIE, par chaque adversaire. (Style de barreau.)
3. THÉMIS , déesse de la justice.
4. LIT DE JUSTICE, siége, tribunal. On appelait lit de justice le trone
sur lequel le roi était assis lorsqu'il allait au parlement pour délibérer
d'affaires importantes, ou plutôt pour imposer certains édits. De là l'ex-
pression tenir un lit de justice, c'est-à-dire convoquer une assemblée du
parlement où le roi assistera.
5. PERVERS. « Quelques personnes de bon sens ont cru que l'impossibilité
et la contradiction qui est dans le jugement du singe étoit une chose à
censurer ; mais je ne m'en suis servi qu'après Phèdre, et c'est en cela que
co siste le bon mot, selon mon avis. (LA FONTAINE.) - Explication peu
claire d'abord, et peu exacte ensuite. Car Phèdre dit simplement ceci, qui
est vrai, et que ne dit pas la Fontaine : « Quiconque est une fois connu
pour trompeur, dit-il la vérité, n'est pas cru :
Quicunque turpi fraude semel innotuit,
Etiamsi verum dicit, amittit fidem. .
6. Phèdre, 1. 1, F. 28. Ranæ et Tauri.
36 LIVRE II. - FABLE V.
Le fera renoncer aux campagnes fleuries ?
Il ne régnera plus sur l'herbe des prairies ,
Viendra dans nos marais régner sur les roseaux ;
Et, nous foulant aux pieds jusques au fond des eaux,
Tantôt l'une , et puis l'autre, il faudra qu'on pâtisse
Du combat qu'a causé madame la génisse.
Cette crainte étoit de bon sens.
L'un des taureaux en leur demeure
S'alla cacher, à leurs dépens :
Il en écrasoit vingt par heure.
Hélas ! on voit que de tout temps
Les petits ont pâti des sottises des grands * .

V. — La Chauve - souris et les deux Belettes ³.


Une chauve-souris donna tête baissée
Dans un nid de belette ; et, sitôt qu'elle y fut,
L'autre , envers les souris de longtemps courroucée,
Pour la dévorer accourut.
Quoi ! vous osez , dit-elle , à mes yeux vous produire * ,
Après que votre race a tâché de me nuire !
N'êtes -vous pas souris ? Parlez sans fiction .
Oui, vous l'êtes ; ou bien je ne suis pas belette.
Pardonnez-moi , dit la pauvrette,
Ce n'est pas ma profession 5 .
Moi , souris ! des méchants vous ont dit ces nouvelles.
Grâce à l'auteur de l'univers ,
Je suis oiseau ; voyez mes ailes :
Vive la gent qui fend les airs !
Sa raison plut, et sembla bonne.
Elle fait si bien qu'on lui donne
Liberté de se retirer.
Deux jours après , notre étourdie
Aveuglément va se fourrer
1. PATISSE, Souffre. (En latin pati, patior.)
2. GRANDS . Pensée traduite d'Horace :
Quidquid delirant reges plectuntur Achivi (Ep. I, m, 14).
3. Esope, F. 125 et 109.
4. VOUS PRODUIRE , vous présenter (producere, prodire in conspectum).
On dit fort bien : Chercher à se produire dans le monde, avec le sens de
se mettre en avant, se pousser, se faire connaître. « Un honnête homme ne
doit ni se cacher avec affectation, ni se produire par vanité. » (BOUHOURS.)
5. PROFESSION, ma condition , ma manière d'être dans le monde. Ce mot
rappelle cette autre expression : Un citoyen du Mans, chapon de son métier.
LIVRE II. ― FABLE VI. 37
Chez une autre belette aux oiseaux ennemie¹ .
2
La voilà de rechef en danger de sa vie.
La dame du logis avec son long museau
S'en alloit la croquer en qualité d'oiseau ,
Quand elle protesta qu'on lui faisoit outrage :
Moi , pour telle passer ! Vous n'y regardez pas
Qui fait l'oiseau ? c'est le plumage .
Je suis souris ; vivent les rats !
Jupiter confonde les chats !
Par cette adroite repartie
Elle sauva deux fois sa vie.
Plusieurs se sont trouvés qui , d'écharpe changeants
Aux dangers , 6ainsi qu'elle, ont souvent fait la figue '
Le sage dit, selon les gens :
Vive le roi ! vive la ligue 7 !

VI. - L'Oiseau blessé d'une flèches.

Mortellement atteint d'une flèche empennée ' ,


Un oiseau déploroit sa triste destinée ,
Et disoit, en souffrant un surcroît 10 de douleur :
Faut-il contribuer à son propre malheur?
Cruels humains ! vous tirez de nos ailes
De quoi faire voler 11 ces machines mortelles !
Mais ne vous moquez point, engeance sans pitié :
1. AUX OISEAUX ENNEMIE. Latinisme. Inimicus avibus.
2. DE RECHEF, de nouveau. Sur ce mot, voy. p. 17, note 4.
3. Qui, quelle chose? qu'est-ce qui?... Qui est pris ici au sens neutre,
comme le latin quid.
4. CHANGEANTS , pour changeant. La couleur des écharpes servait à dis
tinguer les partis, comme aujourd'hui la cocarde.
5. FAIT LA FIGUE, s'en sont moqués. Expression qui vient de l'italier.
far la fica.
6. LE SAGE. Le sage selon l'épicurien la Fontaine, mais non selon la
morale et l'honnêteté.
7. LIGUE. Association du parti catholique contre les protestants. Appuyée
par l'Espagne et maîtresse de Paris, elle tint longtemps Henri IV en échec
8. V. Esope, Fab. 218 et 133.
9. EMPENNÉ, garnie de plumes (en latin penna). On appelait autrefois
empenne et empennon les ailerons de plume qu'on mettajt aux côtés d'une
flèche.
10. SURCROIT, aggravation :
Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle,
De le montrer bientôt påle et mort devant elle. (Bajazet, iv, 6.)
11. VOLER. Vers qui rappelle cette expression de Virgile :
Telisque volatile ferrum
Spargitur. (Æn., VIII , 694.)
38 LIVRE II . G FABLE VIl .
Souvent il vous arrive un sort comme le nôtre.
Des enfants de Japet 1 toujours une moitié
Fournira des armes à l'autre.

VII. La Lice et sa compagne³.


Une lice 3 étant sur son terme,
Et ne sachant où mettre un fardeau si pressant ,
Fait si bien qu'à la fin sa compagne consent
De lui prêter sa hutte , où la lice s'enferme.
Au bout de quelque temps sa compagne revient.
La lice lui demande encore une quinzaine ;
Ses petits ne marchoient, disoit -elle , qu'à peine.
Pour faire court 5 , elle l'obtient.
Ce second terme échu , l'autre lui redemande
Sa maison, sa chambre, son lit.
La lice cette fois montre les dents, et dit :
Je suis prête à sortir avec toute ma bande ' ,
Si vous pouvez nous mettre hors " .
Ses enfants étoient déjà forts .
Ce qu'on donne aux méchants , toujours on le regrette :
Pour tirer ce qu'on leur prête
Il faut que l'on en vienne aux coups ;
Il faut plaider ; il faut combattre.
Laissez-leur prendre un pied chez vous :
Ils en auront bientôt pris quatre.
1. JAPET, fils de Jupiter et père de Prométhée, qui fut le créateur de
l'homme, suivant les fables des anciens.
2. Phèdre, 1. 1, F. 18. Canis parturiens.
3. LICE, femelle du chien de chasse. - Son terme, expression abrégée
pour dire le terme de la grossesse.
4. CONSENT DE. Plus régulièrement, d
5. FAIRE COURT. Expression familière, abréger (brevius agere). On dit
aussi trancher court :
Et moi, pour trancher court toute cette dispute. (Fem. sav. , v, 3.)
6. BANDE. Le sens précis de ce mot est : • association ou réunion de
personnes qui vont ensemble pour un même dessein. (TRÉVOUX).
7. HORS, adverbe. -- Aujourd'hui on préfère dehors. Toutefois le plus
ancien et le plus régulier de ces adverbes est hors, qui vient du latin foris.
LIVRE II. FABLE VIII . 39

VIII. - L'Aigle et l'Escarbot¹.

L'aigle donnoit la chasse à maître Jean lapin,


Qui droit à son terrier s'enfuyoit au plus vite.
Le trou de l'escarbot se rencontre en chemin.
Je laisse à penser si ce gîte
Étoit sûr : mais où mieux ? Jean lapin s'y blottit .
L'aigle fondant sur lui nonobstant cet asile * ,
L'escarbot intercède 5 et dit :
Princesse des oiseaux , il vous est fort facile
D'enlever malgré moi ce pauvre malheureux
Mais ne me faites pas cet affront, je vous prie,
Et puisque Jean lapin vous demande la vie ,
Donnez-la-lui, de grâce , ou l'ôtez à tous deux :
C'est mon voisin , c'est mon compère 7 .
L'oiseau de Jupiter, sans répondre un seul mot,
Choque de l'aile l'escarbot ,
L'étourdit, l'oblige à se taire,
Enlève Jean lapin . L'escarbot indigné
Vole au nid de l'oiseau , fracasse , en son absence,
8
Ses œufs , ses tendres œufs , sa plus douce espérance ³ :
Pas un seul ne fut épargné.
L'aigle étant de retour, et voyant ce ménage ,
Remplit le ciel de cris ; et, pour comble de rage,
Ne sait sur qui venger le tort qu'elle a souffert.
Elle gémit en vain ; sa plainte au vent se perd.
Il fallut pour cet an vivre en mère affligée .
L'an suivant, elle mit son nid en lieu plus haut.
1. V. Esope, F. 223. L'escarbot est un insecte, de la famille des scara-
bées, qui a environ 7 centimètres de large et 3 de long.
2. MAITRE, sur ce mot, voy. p. 4, n. 3.
3. S'Y BLOTTIT. Se biottir, s'accroupir en se serrant. Terme propre en
parlant du gibier, du lièvre, des perdrix.
4. NONOBSTANT, sans être arrêté par. Terme vieilli, et qui appartient
surtout au style du barreau. (En latin, non obstante.)
5. INTERCÈDE. Remarquez l'étymologie : se mettre entre deux (inter
cedere), et demander grâce pour l'un des deux .
6. PRINCESSE DES OISEAUX. Exorde insinuant. Aigle, au propre, est
ordinairement masculin.
7. COMPÈRE ajoute à l'idée d'amitié celle de familiarité, surtout entre
gens du peuple.
8. ESPERANCE. Ce vers est d'une sensibilité si douce qu'il fait plaindre
l'aigle malgré le rôle odieux qu'elle joue dans cette affaire. (CHAMFORT.)
Če vers tout entier, la répétition des mots, le choix des épithètes, n'est
qu'une imitation des poètes anciens.
9. MÉNAGE, désordre. Locution ironique. Ménage signifie ici la manière
dont son ménage était arrangé. Comme lorsqu'on dit à quelqu'un qui
brise tout chez lui : Vous faites là un beau ménage.
FABLES DE LA FONTAINE .
40 LIVRE II. - FABLE IX .
L'escarbot prend son temps , fait faire aux œufs le saut
La mort de Jean lapin derechef est vengée.
Ce second deuil fut tel , que l'écho de ces bois
N'en dormit de plus de six mois.
L'oiseau qui porte Ganymède ¹
Du monarque des dieux enfin implore l'aide ,
Dépose en son giron ses œufs, et croit qu'en paix
Ils seront dans ce lieu ; que, pour ses intérêts ,
Jupiter se verra contraint de les défendre :
Hardi qui les iroit là prendre.
Aussi ne les y prit-on pas.
Leur ennemi changea de note,
Sur la robe du dieu fit tomber une crotte :
Le dieu la secouant jeta les œufs à bas.
Quand l'aigle sut l'inadvertance,
Elle menaça Jupiter
D'abandonner sa cour, d'aller vivre au désert ;
De quitter toute dépendance ;
Avec mainte autre extravagance.
Le pauvre Jupiter se tut :
Devant son tribunal l'escarbot comparut,
Fit sa plainte , et conta l'affaire.
On fit entendre à l'aigle enfin qu'elle avoit tort.
Mais , les deux ennemis ne voulant point d'accord,
Le monarque des dieux s'avisa , pour bien faire ,
De transporter le temps où l'aigle fait l'amour,
En une autre saison , quand la race escarbote
Est en quartier d'hiver , et, comme la marmotte ,
Se cache et ne voit point le jour.

IX. - Le Lion et le Moucheron³,

Va-t-en, chétif insecte, excrément de la terre !


C'est en ces mots que le lion
Parloit un jour au moucheron.
L'autre lui déclara la guerre :
Penses-tu , lui dit-il , que ton titre de roi
1. GANYMEDE, jeune prince troyen que Jupiter fit enlever par l'aigle.
2. QUARTIER D'HIVER. Se dit ordinairement des troupes ; camp d'hiver
ou garnison d'hiver. Le mot quartier en ce sens signifie cantonnement,
lieu particulier assigné aux troupes.
3. Esope, F. 15 et 259.
LIVRE II . - FABLE IX. 41
Me fasse peur ni me soucie ¹?
Un bœuf est plus puissant que toi ;
Je le mène à ma fantaisie.
A peine il achevoit ces mots
Que lui-même il sonna la charge ,
Fut le trompette et le héros.
Dans l'abord il se met au large ;
Puis prend son temps , fond sur le cou
Du lion, qu'il rend presque fou.
Le quadrupède écume, et son œil étincelle ;
Il rugit. On se cache , on tremble à l'environ 3 ;
Et cette alarme universelle
Est l'ouvrage d'un moucheron .
Un avorton de mouche en cent lieux le harcelle ;
Tantôt pique l'échine, et tantôt le museau,
Tantôt entre au fond du naseau.
La rage alors se trouve à son faîte montée.
L'invisible ennemi triomphe, et rit de voir
Qu'il n'est griffe ni dent en la bête irritée
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le malheureux lion se déchire lui-même,
Fait résonner sa queue à l'entour 5 de ses flancs ,
Bat l'air, qui n'en peut mais 6 ; et sa fureur extrême
Le fatigue , l'abat : le voilà sur les dents.
L'insecte du combat se retire avec gloire :
Comme il sonna la charge , il sonne la victoire ,
Va partout l'annoncer, et rencontre en chemin
L'embuscade d'une araignée ;
Il y rencontre aussi sa fin.
Quelle chose par là nous peut être enseignée ?
J'en vois deux , dont l'une est qu'entre nos ennemis

1. SOUCIE, m'inquiète (sollicitat).- Cette acception, aujourd'hui perdue,


du verbe soucier, existait encore au xvIIe siècle :
Hé je crois que cela faiblement me soucie !
(MOLIÈRE, Dép. am., iv, 3.)
2. PUISSANT. Dans le sens de gros et corpulent.
3. ENVIRON. Peu usité au singulier.
4. FAITE. Se dit peu en parlant de la colère et des passions. Mais on
dit bien le faite des grandeurs, de la gloire (fastigium, sommet) :
Et monté sur le faîte, il aspire à descendre. (CORNEILLE.)
5. A L'ENTOUR . Terme vieilli. Autrefois entour était un substantif assez
asité.
6. MAIS, davantage (du latin magis). Mais avait autrefois ce sens. On
disait, par exemple : Vous prétendez qu'il y a quatre aunes de ruban, il
y en a mais, c'est-à-dire davantage.
42 LIVRE II. - FABLE X.
Les plus à craindre sont souvent les plus petits ;
L'autre, qu'aux grands périls tel a pu se soustraire,
Qui périt pour la moindre affaire.

- L'Ane chargé d'éponges et l'Ane chargé de sel¹.


I. —
Un ânier, son sceptre¹ à la main ,
Menoit, en empereur romain ,
Deux coursiers à longues oreilles .
L'un, d'éponges chargé , marchoit comme un courrier,
Et l'autre, se faisant prier ,
Portoit, comme on dit, les bouteilles & :
4
Sa charge étoit de sel. Nos gaillards pèlerins ,
Par monts, par vaux , et par chemins ,
6
Au gué d'une rivière à la fin arrivèrent,
Et fort empêchés se trouvèrent.
L'ânier, qui tous les jours traversoit ce gué- là,
Sur l'âne à l'éponge monta,
Chassant devant lui l'autre bête,
Qui, voulant en faire à sa tête,
Dans un trou se précipita,
Revint sur l'eau, puis échappa :
Car, au bout de quelques nagées " ,
Tout son sel se fondit si bien
Que le baudet ne sentit rien
Sur ses épaules soulagées .
8
Camarade épongier prit exemple sur lui,
9
Comme un mouton qui va dessus la foi d'autrui.
1. Esope, F. 258.
2. SCEPTRE. Jadis le sceptre était un bâton, symbole de la puissance
(expov, bâton). Le bâton de l'ânier est le signe de son commandement,
c'est donc son sceptre.
3. BOUTEILLES. Allait avec précaution et lenteur.
4. GAILLARDS, vigoureux, alertes.
5. VAUX, pluriel, inusité aujourd'hui, de val, qui signifiait proprement
un lieu bas, l'opposé de montagne, d'où l'on a fait vallée.
6. Gué, lieu où l'on peut passer une rivière sans perdre pied. (Du latin
vadum, qui dans la basse latinité s'est prononcé guadum ; en italien, guado.)
7. NAGÉES, espace d'eau qui se parcourt à la nage.
8. EPONGIER, mot créé par la Fontaine.
9. DESSUS était autrefois préposition comme dessous, dedans ; ces mots
s'employaient dans les mêmes cas que les formes plus simples sur, sous,
dans :
Vous étendiez la patte
Plus brusquement qu'un chat dessus une souris.
(MOLIÈRE, l'Etourdi, Iv, 5. )
Dessus ses grands chevaux est monté mon courage. (ID. Sgan., 1, 7.)
Pour moi, venant dessus le lieu... (ID., Fach., I, 5.)
LIVRE II. FABLES XI-XII. 43
Voilà mon âne à l'eau ; jusqu'au col il se plonge,
Lui, le conducteur, et l'éponge.
Tous trois burent d'autant¹ : l'ânier et le grison
Firent à l'éponge raison ¹ .
Celle-ci devint si pesante ,
Et de tant d'eau s'emplit d'abord,
Que l'âne succombant ne put gagner le bord.
L'ânier l'embrassoit, dans l'attente
D'une prompte et certaine mort.
Quelqu'un vint au secours : qui ce fut, il n'importe,
C'est assez qu'on ait vu par là qu'il ne faut point
Agir chacun de même sorte.
J'en voulois venir à ce point.

XI. Le Lion et le Rat 3. XII. La Colombe et la Fourmi ,


Il faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde :
On a souvent besoin d'un plus petit que soi.
De cette vérité deux fables feront foi;
Tant la chose en preuves abonde.
Entre les pattes d'un lion
Un rat sortit de terre assez à l'étourdie.
Le roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu'il étoit, et lui donna la vie.
Ce bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu'un auroit-il jamais cru
Qu'un lion d'un rat eût affaire ?
8
Cependant il avint qu'au sortir des forêts.
Ce lion fut pris dans des rets ,
Dont ses rugissements ne le purent défaire .
Sire rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu'une maille rongée emporta tout l'ouvrage.
Patience et longueur de temps
Font plus que force ni 7 que rage.
1. D'AUTANT ( locution proverbiale), beaucoup. On dit familièrement
il a bu d'autant.
2. FIRENT RAISON, tinrent tête en buvant . Faire raison signifie ré-
pondre, en buvant autant qu'un autre, aux santés qu'il a portées ; lui
faire, lui donner satisfaction.
3. Esope, F. 98 et 221 Marot, Ep. XI.
4. Esope. F. 21 et 118.
5. AFFAIRE, besoin. Quelle affaire ai-je de me fatiguer des pensées
de la mort pour la recevoir constamment? (NICOLE. )
6. AVINT. Forme vieillie, il arriva (evenit, advenit).
7. Nr. Il y a une négation dans l'idée. C'est pourquoi le poëte remplace
et par ni. - Font plus (s.-ent.) que ne font...
44 LIVRE II. - FABLE XIII.
L'autre exemple est tiré d'animaux plus petits.
Le long d'un clair ruisseau buvoit une colombe
1
Quand sur l'eau se penchant une fourmis y tombe ;
Et dans cet océan l'on eût vu la fourmis
S'efforcer, mais en vain, de regagner la rive.
La colombe aussitôt usa de charité.
Un brin d'herbe dans l'eau par elle étant jeté,
Ce fut un promontoire où la fourmis arrive.
Elle se sauve. Et là-dessus
Passe un certain croquant * qui marchoit les pieds nus
Ce croquant, par hasard, avoit une arbalète.
Dès qu'il voit l'oiseau de Vénus ³ ,
Il le croit en son pot, et déjà lui fait fête " .
Tandis qu'à le tuer mon villageois s'apprête,
La fourmi le pique au talon .
Le vilain retourne la tête :
La colombe l'entend , part, et tire de long.
Le soupé du croquant avec elle s'envole :
Point de pigeon pour une obole 8 .

XIII. -L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits .

Un astrologue un jour se laissa choir


Au fond d'un puits . On lui dit : Pauvre bête ,
Tandis qu'à peine à tes pieds tu peux voir,
Penses-tu lire au-dessus de ta tête ?

1. FOURMIS. Autrefois ce mot prenait un s au singulier.


2. Y semble redondant. Mais il y a dans les anciens écrivains français
des exemples de ces pléonasmes : C'est une chose où il y va de l'intérêt
du prochain. ( MOLIÈRE, Pourc. , II, 4.) - - Nous vous y surprenons en
faute contre nous. (ID. , Sganar. , 6.)
3. LA-DESSUS, sur cela, après cela, sur ces entrefaites.
4. CROQUANT, paysan. Terme de mépris comme manant. Il se fit en 1593
une révolte de paysans dans le Poitou. Ils ne faisaient aucun quartier aux
nobles, pillaient et mangeaient, ou croquaient tout. On les surnomma les
croquants, c'est-à-dire les dévorants.
5. OISEAU DE VÉNUS . La colombe était consacrée à cette déesse.
6. FAIT FÊTE, lui fait bon accueil. Voy. p. 23, note 8.
7. VILAIN, qui habite la campagne, est attaché à la terre, paysan, serf.
On l'écrivait jadis villain, de villa, maison des champs.) Il est opposé à
noble et à bourgeois :
Riche villain vaut mieux que pauvre gentilhomme. (REGNARD.)
8. POUR UNE OBOLE. Il n'eut pas de pigeon la valeur même d'une obole,
est-à-dire il n'en eut pas-du tout. L'obole était une pièce de monnaie
9. Esope, F. 19 et 169. - Astrologue. C'est ce.ui qui prétend deviner
l'avenir par l'inspection des astres et au moyen de calculs astronomiques .
LIVRE II . FABLE XIII. 45
Cette aventure en soi , sans aller plus avant¹ ,
Peut servir de leçon à la plupart des hommes.
Parmi ce que de gens sur la terre nous sommes,
Il en est peu qui fort souvent
Ne se plaisent d'entendre dire
Qu'au livre du Destin les mortels peuvent lire.
Mais ce livre qu'Homère et les siens ont chanté,
Qu'est-ce, que le Hasard parmi l'antiquité,
Et parmi nous, la Providence ?
Or, du hasard il n'est point de science :
S'il en étoit, on auroit tort
De l'appeler hasard, ni fortune, ni sort ;
Toutes choses très-incertaines.
Quant aux volontés souveraines
De celui qui fait tout , et rien qu'avec dessein ,
Qui les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ?
Auroit-il imprimé sur le front des étoiles
Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ?
7
A quelle utilité? Pour exercer l'esprit
De ceux qui de la sphère et du globe ont écrit?
Pour nous faire éviter des maux inévitables ?
Nous rendre, dans les biens , de plaisirs incapables ?
Et, causant du dégoût pour ces biens prévenus ,
8
Les convertir en maux devant qu'ils soient venus ?
C'est erreur, ou plutôt c'est crime de le croire.
Le firmament se meut, les astres font leur cours,
Le soleil nous 10 luit tous les jours ,
Tous les jours sa clarté succède à l'ombre noire,
1. AVANT, loin.
2. PARMI. Le sens étymologique de ce mot est : au milieu de (par, mi,
vieux mot, pour milieu) :
Il faut parmi le monde une vertu traitable.
(Mis., I, 1.)
- Ce que, terme collectif qui équivaut à un pluriel, comme quidquid en
latin.
3. SE PLAISENT DE... Ordinairement, se plaisent à...
4. DESTIN. Le destin était considéré comme l'enchaînement nécessaire et
immuable des causes de tous les événements qui arrivent dans le monde
(fatum, necessitas).
5. ET LES SIENS, ses disciples, ses successeurs. - Qu'est-ce, que, qu'est-
ce autre chose que....
6. RIEN QUE. Que, dans ces sortes de locutions, remplace si ce n'est
(en latin, nisi, præterquam). - ⚫ Descendons-nous tous deux que de
bonne bourgeoisie? (MOLIÈRE, Bourg. gent., III, 12.)
7. A. Aujourd'hui cette tournure n'est plus usitée. C'est un latinisme.
8. DEVANT QUE, pour avant que. V. p. 10, note 9.
9. FONT, accomplissent comme une tâche (conficiunt).
10. Nous, à nos yeux, pour nous. Tournure latine.
46 LIVRE II. FABLE XIV.
Sans que nous en puissions autre chose inférer
Que la nécessité de luire et d'éclairer,
D'amener les saisons , de mûrir les semences ,
De verser sur les corps certaines influences ¹ .
Du reste, en quoi répond au sort toujours divers
Ce train 2 toujours égal dont marche l'univers ?
Charlatans, faiseurs d'horoscope 3 ,
Quittez les cours des princes de l'Europe :
Emmenez avec vous les souffleurs + tout d'un temps ,
Vous ne méritez pas plus de foi que ces gens .
Je m'emporte un peu trop : revenons à l'histoire
De ce spéculateur 5 qui fut contraint de boire " .
Outre la vanité de son art mensonger ,
C'est l'image de ceux qui bâillent aux chimères ,
Cependant qu'ils sont en danger,
Soit pour eux, soit pour leurs affaires .

- Le Lièvre et les Grenouilles 9.


XIV. —

Un lièvre en son gîte songeoit,


(Car que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe ?)
Dans un profond ennui ce lièvre se plongeoit :
Cet animal est triste , et la crainte le ronge.
1. INFLUENCES . Tel est le sens exact et primitif de ce mot dont on abuse
tant. Il exprime l'action des astres et de l'atmosphère sur les corps (du
latin influere ).- Verser est donc très-juste, puisque ces influences sont
en quelque sorte une matière subtile et déliée qui tombe du ciel sur la terre.
2. TRAIN, maniere soutenue et constante dont vont les choses (en latin
tractus). Une âme trop élevée s'accommode malaisément au train
commun de la vie. (SAINT-EVREMOND. ) ques
3. HOROSCOPE, observations astrologi de l'heure natale. Les as-
trologues, en observant l'état du ciel au moment de la naissance d'une
personne, prédisaient sa destinée (hora ou pa, heure, saison, et axinto-
4. j'observe).
μat, SOUFFLEURS, les alchimistes qui passaient leur vie à souffler le feu de
leurs fourneaux pour obtenir la pierre philosophale, ou le moyen de faire de
l'or. Tout d'un temps, en même temps, uno eodemque tempore.
5. SPECULATEUR. On appelait ainsi celui qui faisait profession d'obser-
ver les phénomènes célestes et les mystères de la nature. Le sens moderne
de ce mot n'existait pas. (Speculari, regarder d'un lieu élevé. )
6. BOIRE. Allusion à cette fable de Phèdre (1. 1, 14) où un cordonnier,
s'étant fait médecin et charlatan , fut forcé par le roi qu'il voulait guérir
de boire la drogue qu'il avait préparée. Il s'y refusa et avoua son ignorance.
7. BAILLENT AUX CHIMÈRES, attendre après des chimères . On dit de
même I bâille après les richesses. (Autrefois on écrivait buailler.) →
Bayer aux chimères, aux corneilles, a le même sens.
8. Cependant QUE, pendant que, pendant cela (à savoir) que…..
9. Esope, F. 33 et 150.
LIVRE II. FABLE XIV. 47
Les gens de naturel peureux
Sont, disoit-il, bien malheureux !
Ils ne sauroient manger morceau qui leur profite :
Jamais un plaisir pur ; toujours assauts divers .
Voilà comme je vis : cette crainte maudite
M'empêche de dormir sinon les yeux ouverts.
Corrigez-vous, dira quelque sage cervelle¹ .
Eh ! la peur se corrige-t-elle ?
Je crois même qu'en bonne foi
Les hommes ont peur comme moi.
Ainsi raisonnoit notre lièvre ,
Et cependant faisoit le guet '.
Il étoit douteux³, inquiet :
Un souffle, une ombre, un rien , tout lui donnoit la fièvre.
Le mélancolique animal ,
En rêvant à cette matière ,
Entend un léger bruit : ce lui fut un signal
Pour s'enfuir devers sa tanière.
Il s'en alla passer sur le bord d'un étang.
Grenouilles aussitôt de sauter dans les ondes ;
Grenouilles de rentrer dans leurs grottes profondes.
Oh! dit-il , j'en fais faire autant
Qu'on m'en fait faire ! Ma présence
Effraie aussi les gens ! je mets l'alarme au camp !
Et d'où me vient cette vaillance ?
Comment ! des animaux qui tremblent devant moi !
Je suis donc un foudre de guerre !
1. CERVELLE dans le sens d'esprit, de jugement, se prend en bonne ou
en mauvaise part :
Je ne puis arracher du creux de ma cervelle
Que des vers plus forcés que ceux de la Pucelle.
(BOILEAU.)
Et de nos francs marquis essuyer la cervelle.
(Mis., III, 7.)
2. GUET, mot de l'ancien français qui signifiait garde, ronde, police.
Faire le guet, être en sentinelle pour épier quelqu'un ou pour observer
quelque chose.
3. DOUTEUX, craintif. Autrefois douter signifiait craindre. Va à Dieu,
va; je te doubte autant mort que vif.. (FROISSARD, Chron. , III, ch. 22. )
4. DEVERS était anciennement préposition et s'employait comme vers.-
Envers avait le même sens : Tourne un peu ton visage devers moi..
(MOLIÈRE.)
C'est ainsi devers Caen que tout Normand raisonne. (BOILEAU.)
Tournez-vous donc envers ici,
Jean de Lyra, mon bel ami. (Anc. chanson.)
5. FOUDRE DE GUERRE, guerrier dont la valeur est terrible à l'ennemi
comme la foudre. Expression latine :
Duo fulmina belli
Scipiadas (VIRGILE, Enéide, VI, 842.)
4.
48 LIVRE II. FABLE XV.
Il n'est, je le vois bien , si poltron sur la terre,
Qui ne puisse trouver un plus poltron que soi.

IV. -- Le Coq et le Renard¹.


Sur la branche d'un arbre étoit en sentinelle
Un vieux coq adroit et matois² .
Frère, dit un renard , adoucissant sa voix,
Nous ne sommes plus en querelle :
Paix générale cette fois .
Je viens te l'annoncer ; descends , que je t'embrasse :
Ne me retarde point, de grâce ;
Je dois faire aujourd'hui vingt postes sans manquer.
Les tiens et toi pouvez vaquer,
Sans nulle crainte, à vos affaires ;
Nous vous y servirons en frères.
Faites-en les feux dès ce soir,
Et cependant viens recevoir ,
Le baiser d'amour fraternelle * .
Ami , reprit le coq, je ne pouvois jamais
Apprendre une plus douce et meilleure nouvelle
Que celle
De cette paix ;
Et ce m'est une double joie
De la tenir de toi. Je vois deux lévriers ,
Qui, je m'assure " , sont courriers
Que pour ce sujet on envoie :
Ils vont vite, et seront dans un moment à nous.
Je descends : nous pourrons nous entre-baiser tous.
6
Adieu, dit le renard , ma traite est longue à faire ;
Nous nous réjouirons du succès de l'affaire
1. Ésope, F. 88 et 36.
2. MATOIS, fin, rusé. — Mate, dans le vieux français, signifiaittromperle.
3. FEUX. On allumait autrefois en signe de réjouissance des feux sur
les places publiques.
4. FRATERNELLE. Amour en poésie est féminin ou masculin, et plus
souvent féminin :
Mais cette amour si ferme et si bien méritée,
Que tu m'avais promise et que je t'ai portée. (Polyeucte, Iv, 3.)
5. JE M'ASSURE, j'en ai la confiance, la persuasion . Expression fré-
quente dans les écrivains du XVIIe siècle :
Quelque chien enragé l'a mordu, je m'assure.
(MOLIÈRE, E. F. 11, 2.)
« Je m'assure, mes Pères, que ces exemples sacrés suffisent pour vous
faire entendre. » (PASCAL, 2° Prov.)
6. TRAITE ,distance d'un lieu à un autre.
LIVRE II. - FABLE XVI. 49
Une autre fois . Le galant¹ aussitôt
8
Tire ses grègues , gagne au haut,
Mal content de son stratagème.
Et notre vieux coq en soi-même
Se mit à rire de sa peur ;
Car c'est double plaisir de tromper le trompeur.

XVI. - Le Corbeau voulant imiter l'Aigle+.


L'oiseau de Jupiter enlevant un mouton ,
Un corbeau, témoin de l'affaire ,
Et plus faible de reins, mais non pas moins glouton,
En voulut sur l'heure autant faire.
Il tourne à l'entour 6 du troupeau,
Marque entre cent moutons le plus gras, le plus beau ,
Un vrai mouton de sacrifice :
On l'avoit réservé pour la bouche des dieux.
Gaillard corbeau disoit, en le couvant des yeux :
Je ne sais qui fut ta nourrice ;
Mais ton corps me paroît en merveilleux état :
Tu me serviras de pâture .
Sur l'animal bêlant à ces mots il s'abat.
La moutonnière créature
Pesoit plus qu'un fromage ; outre que sa toison
Étoit d'une épaisseur extrême,
Et mêlée à peu près de la même façon
Que la barbe de Polyphème " .
Elle empêtra si bien les serres du corbeau ,
1. GALANT, rusé, habile.
2. GRÈGUES, sorte de haut-de-chausses ou de culottes qui étaient de
mode il y a deux siècles. - Tirer ses grègues signifie tirer ses hauts-de-
chausses pour courir plus vite, c'est- à-dire s'enfuir :
Ainsi, lorsque l'on voit un homme par la rue,
Dont le rabat est sale et la chausse rompue,
Ses grègues aux genoux, au coude son pourpoint.....
Si ce n'est un poěte, au moins il le veut être. (REGNIER, Sat. II, 43.)
3. GAGNE AU HAUT, s'enfuit sur les hauteurs (evadit in summum), c'est-
à-dire simplement : s'éloigne.
4. Esope, F. 3 et 207.
5. ENLEVANT. Cette tournure est un latinisme, une sorte d'abratif absolu.
6. A L'ENTOUR. On dit aujourd'hui autour de. (Entour, substantif tombé
en désuétude.)
7. GAILLARD. Ainsi placé, ce mot n'a pas de sens bien déterminé ; c'est
un synonyme familier et populaire de entreprenant, hardi.
8. FROMAGE. Allusion à la fable 2 du liv. 1.
9. POLYPHÈME, cyclope dépeint par Homère, Virgile et Théocrite. Il
dévora les compagnons d'Ulysse, et celui-ci lui creva son œil unique.
Voyez Enéide, II , 613 et suiv.
50 LIVRE II . FABLE XVII .
Que le pauvre animal ne put faire¹ retraite :
Le berger vient, le prend, l'encage bien et beau ,
Le donne à ses enfants pour servir d'amusette.
Il faut se mesurer ; la conséquence est nette :
Mal prend aux volereaux de faire les voleurs .
L'exemple est un dangereux leurre * :
Tous les mangeurs de gens ne sont pas grands seigneurs ,
Où la guêpe a passé, le moucheron demeure.

XVII. Le Paon se plaignant à Junon³.


Le paon se plaignoit à Junon " .
Déesse, disoit-il , ce n'est pas sans raison
Que je me plains , que je murmure :
Le chant dont vous m'avez fait don
Déplaît à toute la nature ;
Au lieu qu'un rossignol, chétive créature,
Forme des sons aussi doux qu'éclatants ,
Est lui seul l'honneur du printemps.
Junon répondit en colère :
Oiseau jaloux , et qui devrois te taire ,
Est-ce à toi d'envier la voix du rossignol ,
Toi que l'on voit porter à l'entour " de ton col
Un arc-en-ciel nué de cent sortes de soies ;
Qui te panades , qui déploies
1. FAIRE RETRAITE , opérer sa retraite :
Tircis, il faut songer à faire la retraite. (RAGAN .)
2. BIEN ET BEAU. Locution populaire, avec soin et sans tarder. Beau
est ici employé comme adverbe. C'était originairement le privilége de
tous les adjectifs :
Cependant arrivé, vous sortez bien et beau,
Sans prendre de repos ni manger un morceau. (MoL., Sgan., 7.)
3. VOLEREAUX, petits voleurs. Mot créé par la Fontaine.
4. LEURRE, tromperie, piége. C'est un terme de fauconnerie. On appe-
lait ainsi un morceau de cuir rouge garni d'un bec et de plumes, et
servant d'appåt.
5. Phèdre, I. III, F. 14. Pavo ad Junonem.
6. JUNON. Le paon était consacré à Junon, comme la colombe à Vénus,
et l'aigle à Jupiter.
7. A L'ENTOUR DE. Tournure correcte , mais inusitée aujourd'hui . Voyez
page 49, note 6.
8. Nué. Nuer, aujourd'hui peu usité, était synonyme de nuancer.
Plusieurs chenilles étaient une riche variété de couleurs nuées avec un
art infini. (RÉAUMUR.)
9. TE PANADES. Se panader, marcher en étalant,
beauté et ses parures . Se pavaner, se montrer fier decomme le paon, sa
quelque avantage
que ce soit, caché ou apparent. L'un et l'autre viennent de paon , en latin
pavo.
LIVRE II. - FABLE XVIII. 51
Une si riche queue et qui semble à nos yeux
La boutique d'un lapidaire ?
Est-il quelque oiseau sous les cieux
Plus que toi capable de plaire ?
Tout animal n'a pas toutes propriétés.
Nous vous avons donné diverses qualités :
Les uns ont la grandeur et la force en partage ;
Le faucon est léger, l'aigle plein de courage ,
Le corbeau sert pour le présage ;
La corneille avertit des malheurs à venir ;
Tous sont contents de leur ramage .
Cesse donc de te plaindre ; ou bien , pour te punir,
Je t'ôterai ton plumage .

XVIII. - La Chatte métamorphosée en femme 3.


Un homme chérissoit éperdument sa chatte ;
Il la trouvoit mignonne , et belle et délicate ,
Qui miauloit d'un ton fort doux :
Il étoit plus fou que les fous .
Cet homme donc, par prières, par larmes,
Par sortiléges et par charmes ,
Fait tant qu'il obtient du destin
Que sa chatte, en un beau matin ,
Devient femme; et, le matin même,
Maître sot en fait sa moitié.
Le voilà fou d'amour extrême ,
De fou qu'il étoit d'amitié.
Jamais la dame la plus belle
1. CORNEILLE. Ce vers rappelle celui de Virgile, où la corneille est
considérée comme un oiseau de mauvais augure :
Ante sinistra cava monuisset ab ilice cornix. (Egl. IX, 15.)
2. Esope. F. 48 et 172 .
3. Qui. Le relatif est ici séparé de son sujet. Cela n'est pas sans
exemple au XVII siècle :
La tête d'une femme est comme une girouette
Au haut d'une maison qui tourne au premier vent.
(MOLIÈRE.)
4. SORTILEGES, maléfices, opérations magiques. - Charmes, a le même
sens (carmen, incantation). Ce mot est presque toujours pris dans cette
acception par les bons auteurs :
Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts,
Pouvez-vous consentir à rentrerdans ses fers ? (RAC., Andr., 1, 1.)
On dit dans le même sens : rompre le charme.
5. MAITRE équivaut ici au superlatif de l'adjectif qui suit.
52 LIVRE II . FABLE XVIII .
Ne charma tant son favori
Que fait¹ cette épouse nouvelle
Son hypocondre² de mari³ :
Il n'y trouve plus rien de chatte ;
Lorsque quelques souris qui rongeoient de la natte
Troublèrent le repos des nouveaux mariés.
Aussitôt la femme est sur pieds.
Elle manqua son aventure.
Souris de revenir, femme d'être en posture :
Pour cette fois elle accourut à point.
Car, ayant changé de figure ,
Les souris ne la craignoient point.
Ce lui fut toujours une amorce :
Tant le naturel a de force !
4
Il se moque de tout : certain âge accompli ,
Le vase est imbibé , l'étoffe a pris son pli.
En vain de son train ordinaire
On le veut désaccoutumer :
Quelque chose qu'on puisse faire ,
On ne sauroit le réformer .
Coups de fourche ni d'étrivières
Ne lui font changer de manières ;
Et fussiez-vous embâtonnés ,
1. FAIT, c'est-à-dire que charme. Au xvir siècle, le verbe faire était
très-employé pour tenir lieu, dans le second membre de phrase, d'un
verbe exprimé dans le premier membre :
Il l'appelle son frère, et l'aime, dans son âme,
Cent fois plus qu'il ne fait mère, fils, fille ou femme.
(MOLIÈRE, Tart., 1, 2.)
- Il y a un certain air doucereux qui attire, comme le miel fait les
mouches. (MOLIÈRE.)
2. HYPOCONDRE, fou. On appelle bypocondre celui dont l'esprit est
égaré par suite d'une maladie de l'hypocondre, partie supérieure et laté
rale du ventre.
3. DE MARI. De, placé ainsi entre deux substantifs, forme une tournure
propre à notre langue, un idiotisme bien étrange, dit Vaugelas, mais
bien français : >>
Réglez-vous, regardez l'honnête homme de père
Que vous avez du ciel. (MOLIÈRE, l'Étourdi, 1, 9.)
Et puis à l'aide d'une échelle
Qu'un maraud de valet lui tint. (VERGIER, le Rossignol.)
4. CERTAIN AGE ACCOMPLI. Sorte de participe absolu dont nous avons
signalé de nombreux exemples :
Huit ans déjà passés, une impie étrangère
Du sceptre de David usurpe tous les droits. (Athalie, 1, 1.)
5. LE VASE EST IMBIBÉ. Métaphore tirée du latin :
Quo semel est imbuta recens servabit odorem
Testa diu. (HOR., Ep., I, II, 69.)
6. LE se rapporte à l'âge.
7. EMBATONNÉS, armés de bâtons.
333
LIVRE II. - FABLE XIX. 53
Jamais vous n'en serez les maîtres.
Qu'on lui ferme la porte au nez,
Il reviendra par les fenètres ¹ .

XIX. - Le Lion et l'Ane chassants 3.

Le roi des animaux se mit un jour en tête


De giboyer : il célébroit sa fête.
Le gibier du lion , ce ne sont pas moineaux ,
Mais beaux et bons sangliers " , daims et cerfs bons et beaux .
Pour réussir dans cette affaire,
Il se servit du ministère
De l'àne à la voix de Stentor .
L'âne à messer 6 lion fit office " de cor.
Le lion le posta, le couvrit de ramée ,
Lui commanda de braire , assuré qu'à ce son
Les moins intimidés fuiroient de leur maison .
Leur troupe n'étoit pas encore accoutumée
A la tempête de sa voix.
L'air en retentissoit d'un bruit épouvantable :
La frayeur saisissoit les hôtes³ de ces bois ;
1. FENÊTRES :
Naturam expellas furca, tamen usque recurret.(HOR.,Ep., I, x, 24.)
Chassez le naturel, il revient au galop. (DESTOUCHES.)
2. Esope, F. 99 et 130. - Phèdre, 1. 1, F. 11. Asinus et Leo venantes.
3. CHASSANTS. Aujourd'hui il faudrait chassant. Mais la distinction du
participe présent et de l'adjectif verbal n'existait pas alors, ou n'était pas
rigoureusement observée. On rencontre au xvi et au xvII siècle de nom-
breux exemples de participes présents qui s'accordent :
Et plus loin des laquais , l'un l'autre s'agaçants.
Font aboyer les chiens et jurer les passants . (BOILEAU, Sat. v .)
Les ennemis, offensés de sa gloire,
Vaincus cent fois et cent fois suppliants,
En leur fureur de nouveau s'oubliants.
(RACINE, Idylle sur la Paix. 1685.)
Cette maladie procédante du vice des hypocondres... (MOLIÈRE,
Pourc., I, 11. ) Une jeune fille toute fondante en larmes. » (ID.,
Scap., 1, 2.)
4. SANGLIERS. Ce mot était alors de deux syllabes :
Où pourrai-je éviter ce sanglier redoutable ? (MOL., Pr. d'El., 1, 2.)
J'ai donc vu ce sanglier qui par nos gens chassé. (ID., ibid.)
Fuir devant un sanglier ayant de quoi l'abattre ! (ID. , ibid.)
5. STENTOR, Grec du siége de Troie, dont la voix, dit Homère, avait
la puissance de cinquante voix ordinaires.
6. MESSER, mot italien qui signifie messire, lequel est composé de mon
sire.
7. OFFICE, tient lieu de. Autrefois office était très-usité dans le sens
d'emploi, fonction. Les charges et les places étaient des offices, les fonc-
tionnaires des officiers. (Sens latin, officism.)
8. HOTES, habitants (incolas).
54 LIVRE II. - FABLE XX .
Tous fuyoient, tous tomboient au piége inévitable
Où les attendoit le lion.
N'ai-je pas bien servi dans cette occasion ?
Dit l'âne en se donnant tout l'honneur de la chasse.
Oui, reprit le lion , c'est bravement crié :
Si je ne connoissois ta personne et ta race,
J'en serois moi-même effrayé.
L'âne, s'il eût osé, se fût mis en colère,
Encor¹ qu'on le raillât avec juste raison ;
Car qui pourroit souffrir un âne fanfaron?
Ce n'est pas là leur caractère.

XX. -· Testament expliqué par Ésope¹.


Si ce qu'on dit d'Esope est vrai ,
C'étoit l'oracle de la Grèce :
Lui seul avoit plus de sagesse
Que tout l'aréopage ³ . En voici pour essai
Une histoire des plus gentilles ,
Et qui pourra plaire au lecteur.
Un certain homme avoit trois filles ,
Toutes trois de contraire humeur :
Une buveuse ; une coquette ;
La troisième , avare parfaite.
Cet homme par son testament,
Selon les lois municipales ,
Leur laissa tout son bien par portions égales ,
En donnant à leur mère tant ,
Payable quand chacune d'elles
Ne posséderoit plus sa contingente " part.
1. ENCOR QUE . Voy. p. 1 , note 3.
2. Phèdre, 1. iv, F. 5. Poeta. — Sur Esope, voy. p. 1, note 2.
3. L'AREOPAGE, tribunal suprême d'Athènes chargé de juger les causes
criminelles. Les artifices de l'éloquence en étaient bannis, et la réputation
de sagesse et de justice qu'il avait acquise venait précisément du peu de
crédit qu'il accordait aux avocats. (Aréopage signifie : colline de Mars,
lieu où ce tribunal tenait ses séances).
4. ESSAI, exemple. Cette expression est elliptique ; c'est comme si l'au.
teur eût dit : En voici, pour que vous en fassiez l'essai... Car l'essai est
proprement l'examen par lequel on s'assure des qualités d'une chose.
5. GENTILLES, jolies, agréables.
6. MUNICIPALES. En style de jurisprudence, municipal se disait de
droits coutumiers particuliers à certaines villes ou provinces, et qui n'a-
vaient aucune force ailleurs.
7. CONTINGENTE PART, la part qui serait échue à chacune (contingere,
échoir).
LIVRE II . FABLE XX. 35
Le père mort, les trois femelles
Courent au testament, sans attendre plus tard.
On le lit, on tâche d'entendre
La volonté du testateur ;
Mais en vain : car comment comprendre
Qu'aussitôt que chacune sœur¹
Ne possédera plus sa part héréditaire,
Il lui faudra payer sa mère?
Ce n'est pas un fort bon moyen
Pour payer, que d'être sans bien.
Que vouloit donc dire le père ?
L'affaire est consultée ; et tous les avocats ,
Après avoir tourné le cas
En cent et cent mille manières ,
Y jettent leur bonnet , se confessent vaincus ,
Et conseillent aux héritières
De partager le bien sans songer au surplus * .
Quant à la somme de la veuve,
Voici, leur dirent-ils , ce que le conseil treuve ' :
Il faut que chaque sœur se charge par traité
Du tiers, payable à volonté ;
Si mieux n'aime la mère en créer une rente,
Dès le décès du mort courante .
La chose ainsi réglée, on composa trois lots :

1. CHACUNE SŒUR. Style de procédure.


2. CONSULTÉE. Consulter s'emploie très-bien à l'actif en style de juris
prudence et de médecine :
Il me semble
Que l'on doit commencer par consulter ensemble
Les choses qu'on peut faire en cet événement. (Tart., v, 1.)
Je vous prie de me mener chez quelque avocat pour consulter mon
affaire. (Pourceaugnac, I, sc. 12. ) .- J'ai ici un ancien de mes amis
avec qui je serais bien aise de consulter sa maladie. » (Ib., 1 , 9.)
3. BONNET. Expression proverbiale, renoncent à comprendre. Voici
sans doute l'origine de cette locution. Le bonnet était une marque de
dignité et de savoir chez les docteurs et les avocats ; jeter son bonnet dans
un cas difficile a pu être synonyme de : je confesse mon ignorance et
j'abdique ma réputation.
4. SURPLUS, la dernière clause du testament, relative à la mère.
5. TREUVE, archaïsme, pour trouve. Il était de règle, dans l'origine
de la langue, que tout verbe ayant à l'infinitif la diphthongue ou la chan-
geait en eu à l'indicatif. Je n'ai jamais vu dans les moruments primitifs
de notre langue d'exemple de l'infinitif treuver ; c'est toujours trover,
trouver. (M. GÉNIN . )
Mais, encore une fois, la joie où je vous treuve
M'expose à la rigueur d'une trop rude épreuve.
(MOLIÈRE, Don Garcie, v, 6.)
6. COURANTE, pour courant. sur cet accord du participe, p. 53, n. 3.
- Dans cet endroit, la FontaineV.imite le style des actes et de la pratique.
56 LIVRE II. FABLE XX.
En l'un les maisons de bouteille¹ ,
Les buffets dressés sous la treille ,
La vaisselle d'argent , les cuvettes , les brocs,
Les magasins de Malvoisie² ,
Les esclaves de bouche³ , et, pour dire en deux mots,
L'attirail * de la goinfrerie ;
Dans un autre, celui de la coquetterie,
La maison de la ville, et les meubles exquis ,
Les eunuques et les coiffeuses ,
Et les brodeuses,
Les joyaux, les robes de prix ;
Dans le troisième lot, les fermes , le ménage,
Les troupeaux et le pâturage,
Valets et bêtes de labeur .
Ces lots faits , on jugea que le sort pourroit faire
Que peut-être pas une sœur
N'auroit ce qui lui pourroit plaire.
Ainsi chacune prit son inclination ³ ,
Le tout à l'estimation.
Ce fut dans la ville d'Athènes
Que cette rencontre arriva.
Petits et grands, tout approuva
Le partage et le choix : Esope seul trouva
Qu'après bien du temps et des peines
Les gens avoient pris justement
Le contre-pied du testament.
Si le défunt vivoit, disoit-il, que l'Attique '
Auroit de reproches de lui :
Comment ! ce peuple , qui se pique *
1. MAISONS DE BOUTEILLE, maisons de plaisance, destinées aux fêtes et
aux réjouissances.
2. MALVOISIE, vin que l'on récolte dans le canton de Napoli-de-Mal-
voisie, en Morée (Péloponèse).
3. ESCLAVES DE BOUCHE, les serviteurs préposés au soin de tout ce qui
regarde le boire et le manger. On disait à la cour : les officiers de la
bouche.
4. L'ATTIRAIL, tout ce qu'entraine avec soi... (attrahere) . Ce mot est
pris ordinairement en mauvaise part . Bossuet a dit en parlant des rois
perses : La vaisselle d'or et d'argent et les meubles précieux suivaient
dans une abondance prodigieuse, et enfin tout l'attirail que demande une
telle vie. (Disc. sur l'hist. univ ., 3 part., ch. v.)
5. INCLINATION. Inclination se dit aussi pour la chose qui est l'objet
du penchant ou de l'affection de quelqu'un. » (Acad. fr.)
6. RENCONTRE, événement, occasion, circonstance.
7. ATTIQUE, contrée dont la capitale était Athènes . Ce n'est peut-être pas
sans motif que ce mot est ici employé. Car on dit : un goût attique, l'esprit
attique, l'atticisme, pour exprimer la finesse et la délicatesse de l'esprit
8. SE PIQUE, se flatte de.
LIVRE II. - FABLE XX. 57
D'être le plus subtil¹ des peuples d'aujourd'hui,
A si mal entendu la volonté suprême
D'un testateur ! Ayant ainsi parlé,
Il fait le partage lui- même,
Et donne à chaque sœur un lot contre son gré ;
Rien qui pût être convenable,
Partant rien aux sœurs d'agréable :
A la coquette , l'attirail
Qui suit les personnes buveuses ;
La biberonne 2 eut le bétail ;
La ménagère eut les coiffeuses.
Tel fut l'avis du Phrygien³ ,
Alléguant qu'il n'étoit moyen
V
Plus sûr pour obliger ces filles
A se défaire de leur bien ;
Qu'elles se marieroient dans les bonnes familles
Quand on leur verroit de l'argent ;
Paieroient leur mère tout comptant
Ne posséderoient plus les effets de leur père :
Ce que disoit le testament.
Le peuple s'étonna comme il se pouvoit faire
Qu'un homme seul eût plus de sens
Qu'une multitude de gens.

1. SUBTIL (au sens latin), fin, ingénieux.


2. BIBERONNE. Mot populaire. Les Allemands sont de grands bibe-
rons. (TRÉVoux .)
3. PHRYGIEN . Esope était né en Phrygie . Ce mot est opposé à Attique.
Les Phrygiens étaient méprisés comme barbares et grossiers . Cependant
ici le Phrygien montra plus d'esprit que toute l'Attique .
4. COMME, pour je m'étonne que. « Je m'étonne comme le ciel les a pu
souffrir si longtemps. (MOLIÈRE, Don Juan, v, 1.)
LIVRE III .

I. - Le Meunier, son fils et l'Ane ¹ .


A. M. D. M. 3.

L'invention des arts étant un droit d'aînesse ' ,


Nous devons l'apologue à l'ancienne Grèce :
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner
Que les derniers venus n'y trouvent à glaner.
La feinte est un pays plein de terres désertes ;
Tous les jours nos auteurs y font des découvertes
Je t'en veux dire un trait 4 assez bien inventé :
Autrefois à Racan 5 Malherbe l'a conté.
Ces deux rivaux d'Horace , héritiers de sa lyre ,
Disciples d'Apollon, nos maîtres pour mieux dire,
Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins
(Comme ils se confioient leurs pensers et leurs soins),
Racan commence ainsi : Dites-moi , je vous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie,
Qui par tous ses degrés avez déjà passé ,
6
Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé,
A quoi me résoudrai-je ? Il est temps que j'y pense.
Vous connaissez mon bien , mon talent, ma naissance :
Dois-je dans la province établir mon séjour ,
Prendre emploi dans l'armée ou bien charge à la cour ?
1. Faërn. , 1. v, F. 20. Pater, Filius et Asinus.
2. Ces initiales signifient à M. de Maucroix, chanoine de Reims et ami
de la Fontaine. Il fit quelques poésies , en collaboration avec la Fontaine,
et des traductions de saint Chrysostome, Platon, Démosthène et Cicéron.
3. DROIT D'AÎNESSE , prérogative accordée chez certains peuples à l'aîné
des enfants. La Fontaine veut dire : La Grèce étant venue avant nous , a dů
à cet avantage l'honneur d'inventer les arts. L'invention des arts est donc
pour elle une sorte de droit d'aînesse, une prérogative de primogéniture.
4. TRAIT, exemple frappant. On dit dans le même sens un trait d'es-
prit, un trait de courage.
5. RACAN. Racan fut l'ami et le disciple de Malherbe ( 1589-1670) . Il a
laissé des Bergeries célèbres dans leur temps, et des Mémoires sur la vie
de Malherbe. Il était marquis et académicien. Boileau a réuni Malherbe
et Racan dans ses éloges :
Malherbe d'un héros peut vanter les exploits ;
- SurRacan chanter Phitis, les bergers et les bois. (Art poét., ch. 1.)
Malherbe, voy. p. 18, note 5.
6. FUIR, à qui rien ne doit échapper, qui ne devez rien ignorer. (Lati-
nisme : nihil me fugit.)
7. EMPLOI. Emplois, charges et offices signifiaient également ce que nous
LIVRE III. - FABLE I. 59
Tout au monde est mêlé d'amertume et de charmes :
La guerre a ses douceurs , l'hymen a ses alarmes .
Si je suivois mon goût, je saurois où buter¹ ;
Mais j'ai les miens , la cour, le peuple à contenter
Malherbe là-dessus : Contenter tout le monde !
Ecoutez ce récit avant que je réponde .
J'ai lu dans quelque endroit qu'un meunier et son fils,
L'un vieillard, l'autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans , si j'ai bonne mémoire ,
Alloient vendre leur âne , un certain jour de foire.
Afin qu'il fût plus frais et de meilleur débit,
On lui lia les pieds , on vous le suspendit ;
Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre.
Pauvres gens ! idiots ! couple ignorant et rustre !
Le premier qui les vit de rire s'éclata " :
Quelle farce, dit-il, vont jouer ces gens-là ?
Le plus âne des trois n'est pas celui qu'on pense.
Le meunier, à ces mots , connoît son ignorance ;
Il met sur pied sa bête, et la fait détaler .
L'âne, qui goûtoit fort l'autre façon d'aller ,
Se plaint en son patois. Le meunier n'en a cure³ .
Il fait monter son fils, il suit : et, d'aventure,
Passent trois bons 4 marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s'écria ' tant qu'il put :
6
Oh là ! oh ! descendez, que l'on ne vous le dise,
Jeune homme, qui menez laquais à barbe grise,
C'étoit à vous de suivre , au vieillard de monter .
Messieurs, dit le meunier, il vous faut contenter.
L'enfant met pied à terre , et puis le vieillard monte ;
Quand trois filles passant , l'une dit : C'est grand'honte
appelons fonctions, places, · Emploi se dit de toute sorte de place, pu-
blique ou non un emploi de domestique. Charges se dit ordinairement
de fonctions relevées, dont on est investi pour un temps. Office est, au
contraire, une place qu'on a acquise à prix d'argent et dont on est pro-
priétaire la vénalité des offices.
1. BUTER, à quel but frapper :
Toutes mes volontés ne butent qu'à vous plaire. (MoL., l'Et., v, 3.)
2. S'ÉCLATA, pour éclata. Tournure vieillie qui traduisait le passif du
verbe latin ridendo disrumpi, se rompre ou s'éclater de rire.
3. CURE, souci (cura en latin). Terme vieilli et familier.
4. BONS. Cet adjectif n'a pas ici une signification très-précise. On dit à
peu près dans le même sens : C'est un bon marchand, c'est-à-dire qui est
bien dans ses affaires, qui a un bon commerce.
3. S'ÉCRIA, pour cria. Tournure vieillie.
6. QUE L'ON NE, et que l'on n'ait pas besoin de le dire.
7. GRAND'HONTE. Dans l'origine de la langue, tout adjectif dérivé
d'un adjectif latin en is (grandiš, qualis, regalis, etc. ) De changeait pas
60 LIVRE III. FABLE I.
Qu'il faille voir ainsi clocher ce jeune fils ,
Tandis que ce nigaud¹ , comme un évêque assis,
Fait le veau sur son âne, et pense être bien sage .
Il n'est, dit le meunier, plus de veaux à mon âge :
Passez votre chemin , la fille , et m'en croyez .
Après maints quolibets coup sur coup renvoyés,
L'homme crut avoir tort , et mit son fils en croupe.
Au bout de trente pas , une troisième troupe
Trouve encore à gloser . L'un dit : Ces gens sont fous !
Le baudet n'en peut plus ; il mourra sous leurs coups.
Eh quoi ! charger ainsi cette pauvre bourrique !
N'ont-ils point de pitié de leur vieux domestique ?
Sans doute qu'à la foire ils vont vendre sa peau .
Parbleu ! dit le meunier , est bien fou du cerveau
Qui prétend contenter tout le monde et son père.
Essayons toutefois si par quelque manière
Nous en viendrons à bout. Ils descendent tous deux.
L'âne se prélassant 2 marche seul devant eux.
3
Un quidam les rencontre, et dit : Est-ce la mode
Que baudet aille à l'aise, et meunier s'incommode ?
Qui de l'âne ou du maître est fait pour se lasser?
Je conseille à ces gens de le faire enchâsser .
Ils usent leurs souliers , et conservent leur âne !
Nicolas , au rebours : car , quand il va voir Jeanne,
Il monte sur sa bête ; et la chanson le dit ".
Beau trio de baudets ! Le meunier repartit :
Je suis âne , il est vrai , j'en conviens , je l'avoue ;
Mais que dorénavant on me blâme, on me loue,
Qu'on dise quelque chose ou qu'on ne dise rien ,
J'en veux faire à ma tête. Il le fit , et fit bien.
non plus en français pour le féminin. Il nous reste de cet usage : grand'-
messe, grand'mère, grand'route, lettres royaux. (M. GÉNIN .)
Le bal et la grand bande, assavoir deux musettes. (Tart. , II, 3.)
1. NIGAUD. - Molière :
On veut de votre bien revêtir un nigaud
Pour six mots de latin qu'il vous fait sonner haut. (Fem. sav.)
2. SE PRÉLASSANT, marchant gravement, à son aise, comme un prélat.
3. QUIDAM (prononcez kidan). le premier venu (quidam, un certain
homme).
4. REBOURS. C'est le contraire de ce que fait Nicolas. (Rebours, subs-
tantif venant de rebourser ou rebrousser, aller en sens contraire).
5. DIT. Allusion à une vieille chanson dont le dernier couplet est :
Adieu, cruelle Jeanne,
Puisque tu n'aimes pas,
Je remonte mon âne
Pour galoper au trépas.
Vous y perdez vos pas,
Nicolas.
LIVRE III. FABLE II. 61

Quant à vous, suivez Mars, ou l'Amour, ou le Prince;


Allez , venez , courez ; demeurez en province ;
1
Prenez femme, abbaye, emploi , gouvernement ¹ :
Les gens en parleront, n'en doutez nullement .

II. Les Membres et l'Estomao².


Je devois par la royauté
Avoir 3 commencé mon ouvrage.
A la voir d'un certain côté,
Messer + Gaster en est l'image ;
S'il a quelque besoin , tout le corps s'en ressent.
De travailler pour lui les membres se lassant,
Chacun d'eux résolut de vivre en gentilhomme ,
Sans rien faire, alléguant l'exemple de Gaster .
Il faudroit, disoient-ils , sans nous qu'il vécût d'air.
Nous suons , nous peinons comme bêtes de somme ;
Et pour qui ? pour lui seul : nous n'en profitons pas ;
Notre soin n'aboutit qu'à fournir ses repas.
Chômons , c'est un métier qu'il veut nous faire apprendre.
Ainsi dit, ainsi fait. Les mains cessent de prendre,
Les bras d'agir , les jambes de marcher.
8
Tous dirent à Gaster qu'il en allât chercher.
Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent :
Bientôt les pauvres gens tombèrent en langueur ;
Il ne se forma plus de nouveau sang au cœur ;
Chaque membre en souffrit ; les forces se perdirent.
Par ce moyen, les mutins virent
Que celui qu'ils croyoient oisif et paresseux,
A l'intérêt commun contribuoit plus qu'eux.
Ceci peut s'appliquer à la grandeur royale.
Elle reçoit et donne, et la chose est égale .
1. GOUVERNEMENT, fonction de gouverneur (de province).
2. Esope, F. 286 et 206. - Rabelais, 1 , ch. 3. - Tite Live, 11, 32.
3. AVOIR. Je devais avoir, tournure peu correcte : j'aurais dû commencer.
4. MESSER, messire. - Gaster, l'estomac (terme grec d'où l'on a fait
qastrite, etc.). - Maitre Gaster est l'inventeur des arts. (RABELAIS .)
5. CHOMONS. Chomer vient de chom, qui est purement bas-breton, et
qui signifie ne pas travailler, s'arrêter, se reposer. Chommet d'acé, arrê-
tez là, demeurez là. » (Trévoux.)
6. EN ALLAT CHERCHER. Tournure proverbiale et elliptique.
7. LEUR. Ce fut chez eux une erreur. Tournure latine. De toutes les
absurdités, la plus absurde aux épicuriens est de désavouer la force et
l'effet des sens. » ( Montaigne, Ess. , II, 12.)
62 LIVRE III . - FABLE III.
Tout travaille pour elle, et réciproquement
Tout tire d'elle l'aliment.
Elle fait subsister l'artisan de ses peines ,
Enrichit le marchand , gage¹ le magistrat ,
Maintient 2 le laboureur, donne paye au soldat,
Distribue en cent lieux ses grâces souveraines,
Entretient seule tout l'Etat.
Ménénius 3 le sut bien dire.

La commune s'alloit séparer du sénat.
Les mécontents disoient qu'il avoit tout l'empire
Le pouvoir, les trésors , l'honneur, la dignité " ,
Au lieu que tout le mal étoit de leur côté,
Les tributs , les impôts , les fatigues de guerre.
Le peuple hors des murs étoit déjà posté,
La plupart s'en alloient chercher une autre terre,
Quand Ménénius leur fit voir
Qu'ils étoient aux membres semblables ,
Et par cet apologue , insigne entre les fables,
Les ramena dans leur devoir.

III. -- Le Loup devenu berger7.

Un loup qui commençoit d'avoir petite part


Aux brebis de son voisinage,
Crut qu'il falloit s'aider de la peau du renard® ,
Et faire un nouveau personnage ⁹ .
10
Il s'habille en berger, endosse un hoqueton ¹º,
Fait sa houlette d'un bâton ,
1. GAGE, donne des gages ou des appointements. Ce mot n'avait pas le
sens bas qu'ilaaujourd'hui. On ne l'applique plus guère qu'aux domestiques.
2. MAINTIENT, protége, conserve, fait subsister . On disait : « C'est un
tel qui le maintient à la cour. »
Le bon Dieu vous maintienne ! (MOLIÈRE, Dép. am. , III, 4.)
3. MÉNÉNIUS. Ménénius Agrippa, consul, rappela dans Rome le peuple
mutiné et réfugié sur le mont Sacré, en lui récitant cet apologue et en ap-
pliquant au sénat ce qui est dit ici du roi (an de Rome 260 ; 493 av. J.-C.)
4. LA COMMUNE. C'est proprement le corps du peuple, le corps des
bourgeois ou habitants d'une ville ayant leurs droits ou leurs franchises
assurés par une charte contre l'envahissement du pouvoir seigneurial ou
royal. (Civitas, res publica.)
5. EMPIRE, commandement (imperium).
6. DIGNITÉ, l'éclat extérieur du commandement, le respect dont il est
entouré.
7. Verdizotti, F. 43.
8. Peau de Renard, s'aider de la ruse, se transformer en renard.
9. FAIRE UN PERSONNAGE. Même sens que jouer un personnage, uD
rôle. (Personam agere. - Persona, en latin, signifie masque, rôle.)
10. HOQUETON, casaque d'archer.
LIVRE III. - FABLE III. 63
Sans oublier la cornemuse.
Pour pousser jusqu'au bout la ruse,
Il auroit volontiers écrit sur son chapeau :
« C'est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau. »
Sa personne étant ainsi faite,
Et ses pieds de devant posés sur sa houlette,
1
Guillot le sycophante ¹ approche ' doucement.
Guillot, le vrai Guillot, étendu sur l'herbette ,
Dormoit alors profondément :
Son chien dormoit aussi, comme aussi sa musette
La plupart des brebis dormoient pareillement * .
L'hypocrite les laissa faire ;
5
Et, pour pouvoir mener vers son fort les brebis,
Il voulut ajouter la parole aux habits ,
Chose qu'il croyoit nécessaire .
Mais cela gâta son affaire :
Il ne put du pasteur contrefaire la voix.
Le ton dont il parla fit retentir les bois ,
Et découvrit tout le mystère.
Chacun se réveille à ce son,
Les brebis , le chien , le garçon.
Le pauvre loup, dans cet esclandre ",
Empêché par son hoqueton ,
Ne put ni fuir ni se défendre .
Toujours par quelque endroit fourbes se laissent prendre.
Quiconque est loup agisse en loup ;
C'est le plus certain de beaucoup.

1. SYCOPHANTE, trompeur. ( LA FONTAINE.) Ce mot est d'origine grec-


que. Une loi d'Athènes défendait l'exportation des figues. Comme dans
les républiques antiques il était d'usage que les citoyens s'accusassent
les uns les autres d'infractions aux lois, beaucoup de délateurs abusè-
rent de celle-ci pour traduire en justice leurs ennemis. Le nom de syco-
phantes (de ouzov, figue, paivw, révéler, qui révèle l'exportation des figues)
est resté synonyme d'hypocrite et de trompeur.
2. APPROCHE. On dit également approche et s'approche :
Approchez, mes enfants. Enfin l'heure est venue... (Mithr., II , 1.)
3. MUSETTE. Ce dernier hémistiche est charmant. Ce qu'il y a de
hardi dans l'expression d'une musette qui dort devient simple et naturel,
préparé par le sommeil du berger et du chien. (CHAMFORT.)
4. DORMAIENT PAREILLEMENT. Pour bien sentir la différence du style sim-
ple et familier avec le style grave et orné, rapprochez de cepassage où un pro-
fond sommeil est peint, ce vers de Racine où la même idée est exprimée :
Mais tout dort : et l'armée, et les vents, et Neptune. (Iphig., 1, 1.)
5. SON FORT, sa tanière. Le fort d'un bois désigne l'endroit où le bois
est le plus épais et où se retirent les bêtes fauves. Ainsi on dit : Ce san-
glier est dans son fort, quand il est dans son repaire.
6. ESCLANDRE, vieux mot, scandale, accident qui fait un bruit fâcheus
FABLES DE LA FONTAINE 5
64 LIVRE III. FABLE IV .
IV. -- Les Grenouilles qui demandent un rol¹,
Les grenouilles , se lassant
De l'état démocratique ,
Par leurs clameurs firent tant
2
Que Jupin les soumit au pouvoir monarchique.
Il leur tomba du ciel un roi tout pacifique :
Ce roi fit toutefois un tel bruit en tombant,
Que la gent marécageuse ,
Gent fort sotte et fort peureuse,
S'alla cacher sous les eaux,
Dans les joncs , dans les roseaux ,
Dans les trous du marécage ,
Sans oser de longtemps regarder au visage.
Celui qu'elles croyoient être un géant nouveau.
Or c'étoit un soliveau ,
De qui la gravité fit peur à la première
Qui, de le voir s'aventurant ,
Osa bien quitter sa tanière.
Elle approcha, mais en tremblant .
Une autre la suivit, une autre en fit autant :
Il en vint une fourmilièree ;
Et leur troupe à la fin se rendit familière
Jusqu'à sauter sur l'épaule du roi .
Le bon sire le souffre , et se tient toujours coi³.
Jupin en a bientôt la cervelle rompue :
Donnez-nous , dit ce peuple, un roi qui se remue !
Le monarque des dieux leur envoie une grue,
Qui les croque, qui les tue ,
Qui les gobe à son plaisir ;
Et grenouilles de se plaindre,
Et Jupin de leur dire : Eh quoi ! votre désir
A ses lois croit-il nous astreindre ?
4
Vous avez dû premièrement
Garder votre gouvernement ;
Mais, ne l'ayant pas fait, il vous devoit suffire
Que votre premier roi fût débonnaire et doux ;
De celui-ci contentez-vous,
De peur d'en rencontrer un pire.
1. Esope, F. 37 et 170 . -- Phèdre, 1. I, F. 2. Ranæ regem petentes.
2. JUPIN. Voy. p. 10, note 4.
3. Cor, du latin quietus, tranquille, sans mouvement.
4. AVEZ DU, Vous auriez dû. Tournure de phrase grecque imitée par
les Latins (debueras pour debuisses).
LIVRE III. FABLE V. 65

V. Le Renard et le Bouot;

Capitaine renard alloit de compagnie


Avec son ami bouc des plus haut encornés :
Celui-ci ne voyoit pas plus loin que son nez ;
L'autre étoit passé 3 maître en fait de tromperie.
La soif les obligea de descendre en un puits :
Là, chacun d'eux se désaltère.
Après qu'abondamment tous deux en eurent pris,
Le renard dit au bouc : Que ferons-nous , compère?
Ce n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici.
Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi ;
Mets-les contre le mur : le long de ton échine
Je grimperai premièrement ;
Puis sur tes cornes m'élevant,
A l'aide de cette machine ,
De ce lieu-ci je sortirai ,
Après quoi je t'en tirerai .
Par ma barbe ! dit l'autre, il est bon ; et je loue
Les gens bien sensés 6 comme toi.
Je n'aurois jamais, quant à moi ,
Trouvé ce secret, je l'avoue.
Le renard sort du puits , laisse son compagnon ,
Et vous lui fait un beau sermon
Pour l'exhorter à patience ".
Si le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence ³
1. Esope, F. 19 et 4. Phèdre, l. IV, F. 8. Vulpes et Hircus.
2. CAPITAINE. Ce mot est destiné à donner une haute idée de l'habileté
du renard et du rang qu'il tient parmi les animaux. - Dans le vieux
français, on disait chevetaine (du latin caput, tête, qui est à la tête) . « Le
chevetaine des soudans. (JOINVILLE.)
3. PASSÉ MAÎTRE. Voici l'origine de cette locution. Avant 1789, les mar-
chands et les ouvriers étaient divisés en corporations et en jurandes, d'a-
près leur spécialité ou leur profession. On ne pouvait ouvrir boutique ni
exercer un état sans avoir été reçu par la corporation. Cela s'appelait
passer maître, comme le peuple dit encore passer officier. Pour que l'ou-
vrier apprenti passât maître, il fallait qu'il eût fait son chef-d'œuvre et
qu'il l'eût fait agréer des maitres et des jurés de la corporation.
4. BARBE. Sorte de serment usité chez les anciens, et comiquement
prêté ici au bouc, animal barbu.
5. I, pour cela. Cela est bon, la chose est bonne. Il est très-souvent
employé ainsi au xvII siècle. C'est la traduction de id en latin. On dit
encore aujourd'hui il est vrai, il se peut, pour cela est vrai, etc.
6. BIEN SENSES , bien pourvus de sens, bien partagés du côté de l'es
prit (bene cordatus en latin).
7. A PATIENCE. Suppression de l'article assez fréquent en poésie :
De Styx et d'Achéron peindre les noirs torrents, (BOILEAU.)
pour du Styx et de l'Acheron.
8. PAR EXCELLENCE , comme qualité distinctive et supérieure entre toutes,
66 LIVRE III . FABLE VI .
Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n'aurois pas, à la légère,
Descendu dans ce puits . Or, adieu ; j'en suis hors ' :
Tâche de t'en tirer, et fais tous tes efforts ;
Car, pour moi , j'ai certaine affaire
Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin.
En toute chose il faut considérer la fin.

VI. L'Aigle, la Laie et la Chatte³.

L'aigle avoit ses petits au haut d'un arbre creux,


La laie au pied , la chatte entre les deux ,
Et sans s'incommoder, moyennant ce partage ,
Mères et nourrissons faisoient leur tripotage.
La chatte détruisit par sa fourbe l'accord ,
Elle grimpa chez l'aigle , et lui dit : Notre mort
(Au moins de nos enfants , car c'est tout un aux mères)
Ne tardera possible 4 guères.
Voyez-vous à nos pieds fouir incessamment
Cette maudite laie, et creuser une mine ?
C'est pour déraciner le chêne assurément,
Et de nos nourrissons attirer la ruine :
L'arbre tombant, ils seront dévorés ;
Qu'ils s'en tiennent pour assurés .
S'il m'en restoit un seul, j'adoucirois ma plainte.
5
Au partir de ce lieu, qu'elle remplit de crainte,
La perfide descend tout droit
A l'endroit
Où la laie étoit en gésine " .

1. HORS. Autrefois hors et dehors s'employaient indistinctement comme


adverbes et comme prépositions.
2. ARRÊTER. Ce verbe s'emploie quelquefois au neutre dans le sens de
s'arrêter. Dans l'ancienne langue, on exprimait ou on supprimait pres
que arbitrairement le pronom des verbes réfléchis. On disait plaindre
pour se plaindre, en aller pour s'en aller :
Autant qu'il vous plaira vous pouvez arrêter,
Madame, et là-dessus rien ne doit vous håter. (MOL., Mis. III, 5.)
3. Phèdre, 1. 11 , F. 3. Aquila, Feles et Apes.
4. POSSIBLE
aussi , peut-être. Primitivement, tous les adjectifs s'employaient
comme adverbes :
Son heure doit venir, et c'est à vous, possible,
Qu'est réservé l'honneur de la rendre sensible. ( MOL., Pr. d'El., 1, 4.)
5. AU PARTIR. Dans cette locution, partir est considéré comme substantif.
6. EN GESINE, venait de faire ses petits ; du vieux mot gésir, être cou-
ché (jacere).
LIVRE III. FABLE VII. 67
Ma bonne amie et ma voisine ,
Lui dit-elle tout bas, je vous donne un avis :
L'aigle, si vous sortez , fondra sur vos petits.
Obligez-moi de n'en rien dire ;
Son courroux tomberoit sur moi .
Dans cette autre famille ayant semé l'effroi,
La chatte en son trou se retire .
L'aigle n'ose sortir, ni pourvoir aux besoins
De ses petits ; la laie encore moins :
Sottes de ne pas voir que le plus grand des soins
Ce doit être celui d'éviter la famine.
A demeurer chez soi l'une et l'autre s'obstine,
Pour secourir les siens dedans 1 l'occasion :
L'oiseau royal, en cas de mine ;
La laie, en cas d'irruption.
La faim détruisit tout ; il ne resta personne
De la gent marcassine et de la gent aiglonne
Qui n'allât de vie à trépas ;
3
Grand renfort pour messieurs les chats.
Que ne sait point ourdir une langue traîtresse
Par sa pernicieuse adresse !
Des malheurs qui sont sortis
De la boîte de Pandore * ,
Celui qu'à meilleur droit tout l'univers abhorre,
C'est la fourbe , à mon avis.

VII. ·L'Ivrogne et sa Femme³.

Chacun a son défaut, où 6 toujours il revient :


Honte ni peur n'y remédie.
1. DEDANS. Voy. p. 33, note 7.
2. MARCASSINE. Un marcassin est un petit sanglier qui est encore à la
suite de sa mère.
3. RENFORT, surcroît de provisions.
4. PANDORE. Les dieux, pour se venger de Prométhée qui avait donné
le feu aux hommes, envoyèrent sur la terre Pandore, fille de Vulcain, avee
une boîte qui renfermait tous les maux qui ont désolé l'univers. Epimé-
thée, frère de Prométhée, ouvrit la boîte, au fond de laquelle il ne resta
que l'espérance.
5. Esope, F. 35 et 234.
6. Ou, auquel. Les écrivains du XVIIe siècle, à l'exemple de leurs pré-
décesseurs, ont presque toujours remplacé auquel, dans lequel, chez le-
quel, par l'adverbe où. En citer des exemples serait infini :
Et voilà donc l'hymen où j'étais destinée ! (RACINE, Iphig. , III, 5.
Au plus beau des portraits où lui-même s'est peint.
(MOLIÈRE, Tart., III , 3.)
68 LIVRE III . FABLE VII.
Sur ce propos d'un conte il me souvient 1¹ :
Je ne dis rien que je n'appuie
2
De quelque exemple. Un suppôt de Bacchus
Altéroit sa santé , son esprit, et sa bourse :
Telles gens n'ont pas fait la moitié de leur course
Qu'ils sont au bout de leurs écus .
Un jour que celui-ci , plein du jus de la treille,
Avoit laissé ses sens au fond d'une bouteille,
Sa femme l'enferma dans un certain tombeau.
Là, les vapeurs du vin nouveau
Cuvèrent à loisir. A son réveil il treuve
L'attirail de la mort à l'entour de son corps,
Un luminaire, un drap des morts .
4
Oh ! dit-il, qu'est ceci ? Ma femme est-elle veuve ?
Là- dessus , son épouse , en habit d'Alecton 9
Masquée, et de sa voix contrefaisant le ton,
Vient au prétendu mort, approche de sa bière ,
Lui présente un chaudeau 7 propre pour Lucifer.
L'époux alors ne doute en aucune manière
Qu'il ne soit citoyen d'enfer.
Quelle personne es-tu? dit-il à ce fantôme.
La cellerière 8 du royaume
De Satan, reprit-elle ; et je porte à manger
A ceux qu'enclôt la tombe noire.
Le mari repart, sans songer :
Tu ne leur portes point à boire?
L'estime où je vous tiens ne doit pas vous surprendre. (ID. , Mis., 1, 2.)
- « C'est une chose où je ne consentirai point. » (ID. , Bourg. gent., III, 2.
1. IL M'EN SOUVIENT. Cette tournure est plus ancienne et plus régulière
que je me souviens. Elle est la traduction de mihi subvenit în mentem.
2. SUPPÔT DE BACCHUS , un ivrogne. On appelait suppôt un membre
d'un corps, y remplissant certaines fonctions pour le service de ce corps.
Exemple : Le recteur et les suppôts de l'Université. »
Sans craindre archers, prévôts , ni suppôts de justice. ( BOILEAU .)
Ce mot vient du latin suppositus, placé sous, dans la dépendance de...
3. TREUVE. Voy. p. 55, note 5. - A l'entour. Voy. p. 49, note 6.
4. QU'EST CECI ? Tournure latine : quid est hoc?
5. ALECTON, une des trois Furies.
6. CONTREFAISANT , déguisant.
7. CHAUDEAU, bouillon chaud.
8. CELLERIÈRE, nom de la religieuse qui, dans les couvents de femmes,
est chargée du soin des provisions de bouche (cellier).
LIVRE III. FABLE VIII. 69
VIII . La Goutte et l'Araignée.
Quand l'enfer eut produit la goutte et l'araignée,
Mes filles , leur dit-il, vous pouvez vous vanter
D'être pour l'humaine lignée
Egalement à redouter.
Or, avisons aux lieux qu'il vous faut habiter.
Voyez-vous ces cases étroites¹ ,
Et ces palais si grands , si beaux , si bien dorés !
Je me suis proposé d'en faire vos retraites.
Tenez donc, voici deux bûchettes ;
Accommodez-vous , ou tirez .
3
Il n'est rien, dit l'aragne² , aux cases qui me plaise.
L'autre, tout au rebours, voyant les palais pleins
De ces gens nommés médecins ,
Ne crut pas y pouvoir demeurer à son aise.
Elle prend l'autre lot, y plante le piquet * ,
S'étend à son plaisir sur l'orteil d'un pauvre homme,
Disant Je ne crois pas qu'en ce poste je chôme ,
Ni que d'en déloger et faire mon paquet
5
Jamais Hippocrate me somme.
L'aragne cependant se campe en un lambris ,
Comme si de ces lieux elle eût fait bail à vie ;
Travaille à demeurer : voilà sa toile ourdie,
Voilà des moucherons de pris.
Une servante vient balayer tout l'ouvrage.
Autre toile tissue , autre coup de balai.
Le pauvre bestion tous les jours déménage.
Enfin , après un vain essai ,
Il va trouver la goutte. Elle étoit en campagne"
Plus malheureuse mille fois
Que la plus malheureuse aragne .
1. ÉTROITES. Jadis on prononçait étrètes. Au contraire français se pro-
nonçait et s'écrivait françois , et rimait avec lois. - Cases, chaumières
(case).
2. ÁRAGNE , forme vieillie de araignée (aranea).
3. Aux, dans les. Tournure fréquente en poésie :
Je ne me trompe guère aux choses que je pense.
(MOLIÈRE, Dép. am. , 1 , 2.)
4. PIQUET. On plante le piquet sur un terrain qu'on a choisi, pour y
dresser l'alignement et y batir.
5. HIPPOCRATE, médecin grec, père de la médecine, né en 460 dans
l'ile de Cos.
6. BESTION, du latin bestia, bête. Ce mot est un diminutif. En italien,
il bestione signifie, au contraire, la grande bête.
7. EN CAMPAGNE, hors de chez elle, se donnant beaucoup de mouve-
ment et peu de repos.
70 LIVRE III . - FABLE IX.
Son hôte la menoit tantôt fendre du bois,
Tantôt fouir, houer¹ : goutte bien tracassée
* Est, dit-on , à demi pansée.
Oh ! je ne saurois plus , dit-elle , Ꭹ résister.
Changeons, ma sœur l'aragne. Et l'autre d'écouter :
Elle la prend au mot, se glisse en la cabane :
Point de coup de balai, qui l'oblige à changer.
La goutte, d'autre part, va tout droit se loger
Chez un prélat qu'elle condamne
A jamais du lit ne bouger .
Cataplasmes , Dieu sait ! Les gens n'ont point de honte
De faire aller le mal toujours de pis en pis.
L'une et l'autre trouva de la sorte son conte * ,
Et fit très-sagement de changer de logis.

IX . Le Loup et la Cigogne³ .
Les loups mangent gloutonnement.
Un loup donc étant de frairie *
Se pressa, dit-on, tellement
Qu'il en pensa perdre la vie :
Un os lui demeura bien avant au gosier.
De bonheur pour ce loup, qui ne pouvoit crier,
Près de là passe une cigogne.
Il lui fit signe ; elle accourt .
Voilà l'opératrice aussitôt en besogne .
Elle retira l'os ; puis , pour un si bon tour " ,
Elle demanda son salaire.
Votre salaire ! dit le loup :
Vous riez, ma bonne commère !
Quoi ! ce n'est pas encor beaucoup
D'avoir de mon gosier retiré votre cou.
Allez , vous êtes une ingrate :
Ne tombez jamais sous ma patte.
1. HOUER, travailler avec la houe.
2. CONTE. On écrivait ainsi ce mot, du temps de la Fontaine , avec le
sens de compte.
3. Esope, 10 et 94. Phèdre, l. 1, F. 8. Lupus et Grus.
4. FRAIRIE, vieux mot qui signifie partie de bonne chère et de plaisir.
5. DE BONHEUR. De s'emploie quelquefois avec le sens de par :
Et tâchons d'ébranler, de force ou d'industrie,
Ce malheure dessein qui nous a tous troublés. (MoL. , Tart., IV, 6.)
• Après quelquesuxparoles dont je tâcherai d'adoucir sa douleur. » (ID.,
Scapin, 1, 2.)
6. TOUR, tour d'adresse , dextérité.
LIVRE III. - FABLE XI . 71

X. Le Lion abattu par l'Homme¹.

On exposoit une peinture


Où l'artisan 2* avoit tracé
Un lion d'immense stature
Par un seul homme terrassé.
Les regardants en tiroient gloire.
Un lion en passant rabattit leur caquet.
Je vois bien, dit-il, qu'en effet,
On vous donne ici la victoire :
Mais l'ouvrier vous a déçus ;
Il avoit liberté de feindre.
Avec plus de raison nous aurions le dessus ,
Si mes confrères savoient peindre.

XI. Le Renard et les Raisins ,

Certain renard gascon , d'autres disent normand,


Mourant presque de faim, vit au haut d'une treille
Des raisins , mûrs apparemment ,
Et couverts d'une peau vermeille.
6
Le galant en eût fait volontiers un repas ,
Mais comme il n'y pouvoit atteindre :
Ils sont trop verts , dit-il , et bons pour des goujats7.
Fit-il 8 pas mieux que de se plaindre ?

1. Esope, F. 169 et 223.


2. ARTISAN, artiste. Voy. à ce sujet la note 2 de la p. 27.
3. Esope, F. 170 et 159. Phèdre, 1. iv, F. 3. Vulpes et Uva.
4. GASCON , NORMAND . Allusion très-fine à la réputation proverbiale des
Gascons et des Normands.
5. APPAREMMENT , selon les apparences, en apparence. Nous aurons
cette année apparemment une bonne récolte. Ce mot a un peu changé
d'acception. On l'emploie souvent dans le sens de sans doute.
6. GALANT, le rusé.
7. GOUJATS, valets d'armée.
8. FIT-IL. La négation se supprime quelquefois dans les phrases inter-
rogatives :
De quoi peux-tu te plaindre ? Ai-je pas réussi ? (L'Et. , xv, 5 .
Est-ce pas vous, Clitandre ? ( Id.)
Tai-je pas là-dessus ouvert cent fois mon cœur ? ( Id.)

5.
122
72 LIVRE III. — FABLE XII.
XII. - Le Cygne et le Cuisinier¹ .
Dans une ménagerie '
De volatiles remplie
Vivoient le cygne et l'oison :
Celui-là destiné pour les regards du maître ;
Celui-ci , pour son goût : l'un qui se piquoit d'être
Commensal du jardin ; l'autre , de la maison.
Des fossés du château faisant leurs galeries * ,
Tantôt on les eût vus côte à côte nager,
Tantôt courir sur l'onde, et tantôt se plonger,
Sans pouvoir satisfaire à leurs vaines envies.
Un jour le cuisinier, ayant trop bu d'un coup ,
Prit pour oison le cygne ; et le tenant au cou,
Il alloit l'égorger, puis le mettre en potage.
L'oiseau prêt à mourir, se plaint en son ramage.
Le cuisinier fut fort surpris ,
Et vit bien qu'il s'étoit mépris .
Quoi ! je mettrois , dit-il, un tel chanteur en soupe !
Non, non, ne plaise aux dieux que jamais ma main coupe
La gorge à qui s'en sert si bien !
Ainsi dans les dangers qui nous suivent en croupe '
Le doux parler ne nuit de rien ³.
1. Esope, F. 288.
2. MÉNAGERIE s'est dit primitivement de tout lieu destiné à nourrir le
bétail, puis il a signifié réunion de bêtes étrangères et extraordinaires.
3. COMMENSAL, qui mange à la même table (cum, mensa), et ici, qui
habite et vit dans le jardin.
4. GALERIES, lieux de promenade disposés dans les maisons.
5. SATISFAIRE A... Ce verbe s'emploie aussi sans préposition ; mais pri-
mitivement il la prenait toujours, parce qu'il représentait le datif latin
(satis facere alicui). • Grande reine, je satisfais à vos plus justes dé-
sirs... (BOSSUET, Or. fun. d'Henriette de France.)
6. PRET A. Il faudrait près de. Mais cette distinction n'existait pas alors.
La locution près de, sur le point de, est plus récente :
Je vous voisprêt , monsieur, à tomber en faiblesse. (MoL., Sgan., II.)
Si c'est vous offenser,
Mon offense envers vous n'est pas prête à cesser. (Fem. sav. , v, 1.)
7. CROUPE. Expression imitée d'Horace :
Post equitem sedet atra cura. (L. III, Od. 1.)
Le chagrin monte en croupe et galope avec lui. ( BOILEAU, Ep. v.)
8. DE RIEN, locution proverbiale prise ici comme synonyme de en rien,
et dont le sens étymologique est sûr aucune chose, de nulla re. C'est ce
qui explique que de rien et en rien puissent être employés comme syno-
nymes. - Se dépouiller de l'un et de l'autre entre les mains d'un homme
qui ne nous touche de rien. (Molière, Am. méd,, 1, 5.)
LIVRE III. - FABLE XIII. 73
XIII. - Les Loups et les Brebis¹.

Après mille ans et plus de guerre déclarée ,


Les loups firent la paix avecque les brebis.
C'étoit apparemment le bien des deux partis :
Car, si les loups mangeoient mainte bête égarée ,
Les bergers de leur peau se faisoient maints habits.
Jamais de liberté, ni pour les pâturages,
Ni d'autre part pour les carnages :
Ils ne pouvoient jouir, qu'en tremblant , de leurs biens.
La paix se conclut donc : on donne des otages ;
Les loups, leurs louveteaux ; et les brebis , leurs chiens.
L'échange en étant fait aux formes ordinaires ,
Et réglé par des commissaires ,
Au bout de quelque temps que messieurs les louvats ♦
Se virent loups parfaits et friands de tuerie,
5
Ils vous prennent le temps que dans la bergerie
Messieurs les bergers n'étoient pas ,
Étranglent la moitié des agneaux les plus gras ,
Les emportent aux dents , dans les bois se retirent.
Ils avoient averti leurs gens secrètement.
Les chiens, qui , sur leur foi " , reposoient sûrement,
Furent étranglés en dormant :
Cela fut sitôt fait, qu'à peine ils le sentirent.
Tout fut mis en morceaux ; un seul n'en échappa.
Nous pouvons conclure de là
Qu'il faut faire aux méchants guerre continuelle .
La paix est fort bonne de soi " ;
J'en conviens : mais de quoi sert-elle
Avec des ennemis sans foi ?
1. Esope, F. 39 et 211 .
2. AVECQUE, archaïsme fréquent dans Molière, et qu'on trouve même
dans Boileau .
Vous êtes romanesque avecque vos chimères. (MOLIÈRE.)
Tous les jours je me lève avecque le soleil. (BOILEAU.)
3. Aux, dans les. Tournure fréquente en poésie.
4. LOUVATS. « On disait dans notre ancien langage : louvat, lovel, lo-
viau, pour un louveteau ou petit loup. (WALCKENAER.)
5. QUE, pour où. Expression très-employée au xvII siècle :
Á l'heure que je parle il est encore en fuite. (MoL., l'Et., v, 1.)
6. For, parole donnée (fides).
7. DE soi, en soi, par elle-même (per se). On dit de même : Cela va de soi.
- De s'employait très-souvent dans l'ancienne langue avec le sens de
par, en, avec, pour.
74 LIVRE III. FABLE XV.
XIV. - Le Lion devenu vieux ¹.
Le lion, terreur des forêts ,
Chargé d'ans , et pleurant son antique prouesse " ,
Fut enfin attaqué par ses propres sujets ,
Devenus forts par sa faiblesse.
Le cheval s'approchant lui donne un coup de pied ;
Le loup, un coup de dent ; le bœuf, un coup de corne.
Le malheureux lion , languissant, triste et morne ³ ,
Peut à peine rugir, par l'âge estropié.

Il attend son destin , sans faire aucunes plaintes ;
Quand voyant l'àne même à son antre accourir :
Ah ! c'est trop, lui dit-il, je voulois bien mourir ;
3
Mais c'est mourir deux fois que souffrir tes atteintes.

XV. - Philomèle et Progné".


Autrefois Progné l'hirondelle
De sa demeure s'écarta,
Et loin des villes s'emporta
Dans un bois où chantoit la pauvre Philomèle .
Ma sœur, lui dit Progné, comment vous portez-vous?
Voici tantôt mille ans que 8 l'on ne vous a vue :
Je ne me souviens point que vous soyez venue,
Depuis le temps de Thrace ' , habiter parmi nous.
Dites-moi, que pensez-vous faire ?
1. Phèdre, 1. 1, F. 20. Leo senex, Aper, Taurus et Asinus.
2. PROUESSE, vaillance. Terme vieilli. On le fait venir du vieil adverbe
prou, signifiant beaucoup et profit.
3. MORNE, sombre, taciturne. Une passion vive est ordinairement
morne et silencieuse. (LA BRUYÈRE .)
4. AUCUNES. La règle qui défend d employer ce mot au pluriel est pos-
térieure au XVIIe siècle. La raison en est que primitivement aucun ne
signifiait pas pas un, mais quelqu'un (aliquis). Il avait un sens positif et
non négatif, et la négation portait sur les prépositions ou adverbes qu'on
employait avec ce mot.
5. QUE SOUFFRIR, que de souffrir. La suppression de de n'est pas sans
exemple après aimer mieux, avant que, plutôt que, etc.
Il vaut mieux, quand on craint ces malheurs éclatants,
En mourir tout d'un coup que trainer si longtemps.
(MOLIÈRE, Mél. , 11, 6.)
6. Esope, 261 et 152. Babrias.
7. Progné ou Procné était, dit la Fable, femme de Térée, roi de Thrace.
Ce roi ayant outragé Philomèle, sœur de Progné, les deux suurs tuèrent
le fils de Térée et le lui donnèrent à manger. Progné fut changée en
hirondelle et Philomèle en rossignol.
8. QUE vient du latin ex quo, depuis que : mille ans se sont passés de-
puis que.
9. LE TEMPS DE THRACE. Expression elliptique depuis le temps où
vous habitiez la Thrace. Cette ellipse est la traduction élégante de l'ex-
pression urta páxŋy de l'auteur grec. " (WALCKENAER.)
LIVRE III. FABLE XVI . 75
Ne quitterez- vous point ce séjour solitaire ?
Ah ! reprit Philomèle, en est- il de plus doux ?
Progné lui repartit : Eh quoi ! cette musique,
Pour ne chanter qu'aux animaux ,
Tout au plus à quelque rustique !
Le désert est-il fait pour des talents si beaux ?
Venez faire aux cités éclater leurs merveiles.
Aussi bien, en voyant les bois ,
Sans cesse il vous souvient¹ que Térée autrefois,
Parmi des demeures pareilles ,
Exerça sa fureur sur vos divins appas.
Et c'est le souvenir d'un si cruel outrage
Qui fait, reprit sa sœur , que je ne vous suis pas :
En voyant les hommes , hélas !
Il m'en souvient bien davantage.

XVI. - La Femme noyée³.


Je ne suis pas de ceux qui disent : Ce n'est rien ,
C'est une femme qui se noie.
Je dis que c'est beaucoup ; et ce sexe vaut bien
Que nous le regrettions, puisqu'il fait notre joie.
Ce que j'avance ici n'est point hors de propos ,
Puisqu'il s'agit en cette fable ,
D'une femme qui dans les flots
Avoit fini ses jours par un sort déplorable.
Son époux en ↓ cherchoit le corps ,
Pour lui rendre , en cette aventure ,
Les honneurs de la sépulture.
Il arriva que sur les bords
Du fleuve auteur de sa disgrâce
1. IL VOUS SOUVIENT. Voy. p. 68, note 1.
2. Parmi des DEMEURES. Parmi est pris ici dans un sens conforme à
son étymologie, par le milieu de, au milieu de. (Par, mi. Mi, au
moyen âge, s'employait comme substantif dans le sens de moitié. )
Un trésor supposé
Dont parmi les chemins on m'a désabusé. ( MoL. , l'Et , 11 , 5. )
3. Faerne, 1, 13. Cette historiette se trouve dans le Pogge (Facetiæ),
dans nos anciens fabliaux , dans Marie de France et dans presque tous les
recueils de Contes ou joyeux devis des xv' , xviº et xvII° siècles ; elle n'en
est pas meilleure pour cela.. (WALCKENAER.)
4. En. Au xvii siècle, en s'emploie très-souvent à la place du pronom
possessif se rapportant à un nom de personne. - Ce n'est là qu'une
ébauche du personnage ; et pour en achever le portrait, il faudrait bien
d'autres coups de pinceau ... ( MOLIÈRE, Don Juan, 1, 1.)
5. DISGRACE. Ce mot, qui signifie perte de faveur ou de crédit, s'em-
ployait aussi très-fréquemment au xviie siècle dans le sens d'événement
76 LIVRE III . FABLE XVII.
Des gens se promenoient ignorants 1 l'accident.
Ce mari donc leur demandant
S'ils n'avoient de sa femme aperçu nulle trace :
Nulle, reprit l'un d'eux ; mais cherchez-la plus bas ;
Suivez le fil de la rivière .
Un autre repartit : Non , ne le suivez pas ;
Rebroussez plutôt en arrière :
Quelle que soit la pente et l'inclination
Dont l'eau par sa course l'emporte,
L'esprit de contradiction
L'aura fait flotter d'autre sorte.
Cet homme se railloit assez hors de saison.
Quant à l'humeur contredisante,
Je ne sais s'il avoit raison ;
Mais, que cette humeur soit ou non
Le défaut du sexe et sa pente,
Quiconque avec elle naîtra
Sans faute avec elle mourra,
Et jusqu'au bout contredire ,
Et, s'il peut, encore par delà³ .

XVII. La Belette entrée dans un grenier³.


Damoiselle belette , au corps long et flouet 5 ,
Entra dans un grenier par un trou fort étroit®
Elle sortoit de maladie.
Là, vivant à discrétion ,
7
La galande fit chère ³ lie,
fâcheux, malheur, mort. - Comme toute disgrace peut arriver aux
hommes, ils devraient être préparés à toute disgrace. (LA BRUYÈRE.)
1. IGNORANTS . Sur le participe présent prenant la marque du pluriel ,
voy. p. 53, note 3.
2. PAR DELA. Les règles de la versification défendent le redoublement
de quatre rimes masculines. Mais ici, vu la brièveté des vers, ce redou-
blement ajoute beaucoup à la vivacité de la pensée.
3. Esope, 12 et 16. - Horace, Epit., I, vii, v. 28 .
4. DAMOISELLE. Forme ancienne du mot demoiselle, qui signifiait autre-
fois fille noble.
5. FLOUET. Ancienne orthographe du mot fluet. Voilà de mes damoi-
seaux flouets. (MOLIÈRE, Avare, 1, 6.) Ce mot vient de flou, qui
signifiait tendre, délicat, et qui est resté avec cette acception dans le lan-
gage des peintres.
6. ETROIT se prononçait autrefois étrait, ou plutôt étrouet.
7. GALANDE. Ancien féminin de galant.
8. CHÈRE LIE, fêtejoyeuse. Lie est l'adjectif de l'ancien substantif liesse,
joie (lætitia). Chère est l'italien ciera, visage. Ce mot s'est pris par exten
sion pour une nourriture abondante et recherchée , parce qu'un bon accueil
17
LIVRE III. FABLE XVIII. 77
Mangea, rongea : Dieu sait la vie,
Et le lard qui périt en cette occasion !
La voilà, pour conclusion ,
Grasse, maflue¹ et rebondie.
Au bout de la semaine, ayant dîné son soû³ ,
Elle entend quelque bruit, veut sortir par le trou,
Ne peut plus repasser, et croit s'être méprise .
Après avoir fait quelques tours ,
« C'est, dit-elle , l'endroit : me voilà bien surprise ³ :
J'ai passé par ici depuis cinq ou six jours.
Un rat, qui la voyoit en peine,
Lui dit Vous aviez lors la panse un peu moins pleine.
Vous êtes maigre entrée, il faut maigre sortir * .
Ce queje vous dis là , l'on le 5 dit à bien d'autres ;
Mais ne confondons point, par trop approfondir " ,
Leurs affaires avec les vôtres .

XVIII. - Le Chat et un vieux Rat ".


J'ai lu, chez un conteur de fables ,
Qu'un second Rodilard , l'Alexandre des chats,
L'Attila , le fléau 1º des rats ,
Rendoit ces derniers misérables :
J'ai lu, dis-je , en certain auteur,
Que ce chat exterminateur,
est ordinairement suivi d'un bon repas, surtout dans les époques et les
mœurs primitives. Faire bonne chère a donc signifié à la fois faire bon
accueil et bon dîner.
1. MAFLUE. On disait aussi et plus ordinairement mafflé, qui a le visage
plein.
2. Sou, pour soul, son content. Soul a d'abord signifié ration accou-
tumée (saouler, solere, avoir coutume), et par extension, satiété, conten-
tement.
3. SURPRISE, prise au dépourvu , trompée.
4. SORTIR. Traduction du vers d'Horace :
Macra cavum repetes arctum quem macra subisti.
5. L'ON LE. Sur ce rédoubl ment de la consonnel, voy. p. 34, note 9.
Un commentateur fait rem quer que la Fontaine eût pu éviter ce re-
doublement et l'hiatus. Cela es rrai, mais cette consonnance était alors
plus familière à l'oreille qu'elle ne l'est aujourd'hui.
6. PAR TROP APPROFONDIR. Cette tournure est un hellénisme transporté
dans l'ancien français (διὰ τὸ σκέψασθαι).
7. Esope, F. 20 et 67. - Phèdre, 1. iv, F. 2. Mustela et mures.
8. RODILARD. La Fontaine a parlé du 1er Rodilard dans la fab. 2 du liv. 11.
9. ATTILA, roi des Huns, dévasta l'empire romain dans le milieu du
v siècle. Il s'était surnommé lui-même le fléau de Dieu, c'est-à-dire le
ministre des châtiments célestes.
10. FLÉAU DES RATS. Allusion au surnom d'Attila ; mais le sens est un
peu différent.
78 LIVRE III. FABLE XVIII .
Vrai Cerbère , étoit craint une lieue à la ronde
Il vouloit de souris dépeupler tout le monde.
Les planches qu'on suspend sur un léger appui ,
La mort-aux-rats , les souricières ,
2
N'étoient que jeux au prix de lui.
Comme il voit que dans leurs tanières
Les souris étoient prisonnières ,
Qu'elles n'osoient sortir, qu'il avoit beau chercher,
3
Le galant fait le mort , et du haut d'un plancher
Se pend la tête en bas la bête scélérate
A de certains cordons se tenoit par la patte.
Le peuple des souris croit que c'est châtiment,
Qu'il a fait un larcin de rôt ou de fromage ,
Egratigné quelqu'un , causé quelque dommage ;
Enfin, qu'on a pendu le mauvais garnement.
Toutes, dis-je, unanimement,
Se promettent de rire à son enterrement ,
Mettent le nez à l'air, montrent un peu la tête,
Puis rentrent dans leurs nids à rats,
Puis ressortant font quatre pas ,
Puis enfin se mettent en quête * .
Mais voici bien une autre fête :
Le pendu ressuscite ; et, sur ses pieds tombant,
Attrape les plus paresseuses.
Nous en savons plus d'un , dit-il en les gobant :
C'est tour de vieille guerre : et vos cavernes creuses
Ne vous sauveront pas , je vous en avertis :
Vous viendrez toutes au logis .
Il prophétisoit vrai : notre maître Mitis " ,
Pour la seconde fois, les trompe et les affine * ,
Blanchit sa robe et s'enfarine ;
Et de la sorte déguisé ,
Se niche et se blottit dans une huche ouverte.
Ce fut à lui bien avisé :
1. CERBÈRE, chien à trois gueules, gardien des enfers .
2. AU PRIX DE, comparés à lui, en comparant leur prix ou leur valeur
à la sienne :
Il n'était au prix d'elle
Qu'un franc dissipateur, un parfait débauché. (BOILEAU, Sat. x. )
3. GALANT, rusé.
4. QUÊTE, recherche (du latin quærere).
5. MITIS , surnom du chat qui peint sa douceur hypocrite.
6. AFFINE. En Bretagne et dans quelques autres provinces, affiner se
dit populairement pour attraper quelqu'un, te rendre plus fin en lui fai-
sant quelque tremperie. (TRÉVOUX.)
LIVRE III. FABLE XVIII. 79
La gent trotte-menu s'en vient chercher sa perte.
Un rat, sans plus , s'abstient d'aller flairer autour :
C'étoit un vieux routier ' , il savoit plus d'un tour ;
Même il avoit perdu sa queue à la bataille .
Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille ,
S'écria-t-il de loin au général des chats :
Je soupçonne dessous encor quelque machine :
Rien ne te sert d'être farine ;
Car, quand tu serois sac, je n'approcherois pas.
C'étoit bien dit à lui ; j'approuve sa prudence :
Il étoit expérimenté ,
Et savoit que la méfiance
Est mère de la sûreté * .
1. Vieux routiER, qui a beaucoup voyagé, qui a couru toutes les rou-
tes, et par extension, expérimenté, habile, rusé. Je ne sais si la cour
est un terrain bien solide ; mais j'ai vu de nouveaux débarqués y marcher
avec confiance , et de vieux routiers n'y marcher qu'en tromblant. (FON-
TENELLE.)
2. SURETÉ. Cette fable est charmante d'un bout à l'autre, pour le ma
turel, la gaieté, surtout pour la vérité des tableaux.. (CHAMFORT.)
LIVRE IV.

L Le Lion amoureux ¹.
▲ MADEMOISELLE DE SÉVIGNÉ®.
Sévigné, de qui les attraits
Servent aux Grâces de modèle,
Et qui naquîtes toute belle,
A votre indifférence près,
Pourriez-vous être favorable
Auxjeux innocents d'une fable,
Et voir, sans vous épouvanter,
Un lion qu'Amour sut dompter?
Amour est un étrange maitře !
Heureux qui peut ne le connoître
Que par récit, lui ni ses coups !
Quand on en parle devant vous,
Si la vérité vous offense,
La fable au moins se peut souffrir :
Celle- ci prend bien l'assurance
De venir à vos pieds s'offrir,
Par zèle et par reconnoissance.
Du temps que les bêtes parloient,
Les lions entre autres vouloient
Etre admis dans notre alliance .
Pourquoi non , puisque leur engeance
Valoit la nôtre en ce temps-là,
Ayant courage , intelligence,
Et belle hure & outre cela?
Voici comment il en alla * :
Un lion de haut parentage * ,
En passant par un certain pré,
Rencontra bergère à son gré :
Il la demande en mariage .
1. Esope, F. 110 et 225.
2. Fille de l'illustre madame de Sévigné. Elle avait alors vingt ans, at
était célèbre par sa beauté. Elle épousa en 1669 M. de Grignan, gouver-
neur de Provence.
3. HURE se dit principalement du sanglier, du saumon et du bro-
chet.. (TRÉVOUX. )
4. IL EN ALLA, comment la chose se passa, ce qui arriva de cela.
5. PARENTAGE (terme vieilli), famille, parenté, ancêtres.
LIVRE IV. FABLE 1. 81
Le père auroit fort souhaité
Quelque gendre un peu moins terrible.
La donner lui sembloit bien dur,
La refuser n'étoit pas sûr.
Même un refus eût fait, possible ¹,
Qu'on eût vu quelque beau matin
Un mariage clandestin :
Car, outre qu'en toute manière
La belle étoit pour les gens fiers ,
Fille se coiffe 2 volontiers
D'amoureux à longue crinière.
Le père donc ouvertement
N'osant renvoyer notre amant,
Lui dit Ma fille est délicate ;
Vos griffes la pourront blesser
Quand vous voudrez la caresser.
Permettez donc qu'à chaque patte
On vous les rogne ; et, pour les dents,
Qu'on vous les lime en même temps :
Vos baisers en seront moins rudes,
Et pour vous plus délicieux ;
Car ma fille y répondra mieux,
Etant sans ces inquiétudes.
Le lion consent à cela,
Tant son âme étoit aveuglée !
Sans dents ni griffes le voilà
Comme place démantelée.
On lâcha sur lui quelques chiens :
Il fit fort peu de résistance.
Amour ! amour ! quand tu nous tiens,
On peut bien dire : Adieu prudence !
1. POSSIBLE, peut-être. Voy. p. 66, note 4.
2. SE COIFFE, s'entête de, s'éprend pour...
Faut-il de ses attraits m'être si fort coiffé! (MOL, E F., ui, 5.
On dit aussi se coiffer le cerveau, pour s'enivrer :
Quel est le cabaret honnête
Où tu t'es coiffé le cerveau? (ID .)
3. VOLONTIERS. Ce mot rime avec fiers, parce que dane certaines pro-
vinces la consonnance finale de ce mot était la même que dans fiers.
82 LIVRE IV. FABLE II.
II. Le Berger et la Mer¹.
Du rapport d'un troupeau, dont il vivoit sans soins,
Se contenta longtemps un voisin d'Amphitrite¹ :
Si sa fortune étoit petite ,
Elle étoit sûre tout au moins .
A la fin , les trésors déchargés sur la plage
Le tentèrent si bien qu'il vendit son troupeau,
Trafiqua de l'argent , le mit entier sur l'eau.
Cet argent périt par naufrage .
Son maître fut réduit à garder les brebis ,
Non plus berger en chef comme il étoit jadis ,
Quand ses propres moutons paisșoient sur le rivage :
Celui qui s'étoit vu Corydon ou Tircis ³
Fut Pierrot , et rien davantage.
Au bout de quelque temps il fit quelques profits ,
Racheta des bêtes à laine ;
Et comme un jour les vents , retenant leur haleine,
Laissoient paisiblement aborder les vaisseaux :
Vous voulez de l'argent, ô mesdames les Eaux !
Dit-il ; adressez-vous , je vous prie, à quelque autre :
Ma foi ! vous n'aurez pas ie nôtre.
Ceci n'est pas un conte à plaisir inventé.
Je me sers de la vérité
Pour montrer, par expérience,
Qu'un sou , quand il est assuré.
Vaut mieux que cinq en espérance ;
Qu'il se faut contenter ae sa condition,
Qu'aux conseils de la mer et de l'ambition
Nous devons fermer les oreilles.
Pour un qui s'en louera , dix mille s'en plaindront.
La mer promet monts et merveilles " :
Fiez-vous-y ; les vents et les voleurs viendront.
1. Esopc, F. 30 et 164.
2. AMPHITRITE, décsse de la mer, épouse de Neptune, mise ici pour la
mer, suivant un usage assez fréquent chez les poètes anciens.
3. TIRCIS, noms de bergers dans les églogues.
4. PIERROT. Ces mots rappellent les vers de Boileau :
Et changer, sans respect de l'oreille et du son,
Lycidas en Pierrot, et Phyllis en Toinon. (Art poét., ch. 11.)
5. AMBITION. Expression très-noble et rapprochement très-heureux
qui réveille dans l'esprit du lecteur l'idée du naufrage pour le marin et
pour l'ambitieux. » (CHAMFORT .)
6. MONTS ET MERVEILLES. Expression adverbiale. Les Latins disaient
montes auri ou maria et montes polliceri. ( TÉRENCE. SALLUSTE.)
LIVRE IV. FABLE III. 83

III. - La Mouche et la Fourmi¹ .

La mouche et la fourmi contestoient de 2 leur prix.


O Jupiter dit la première,
Faut-il que l'amour-propre aveugle les esprits
D'une si terrible manière ,
Qu'un vil et rampant animal
A la fille de l'air ose se dire égal!
Je hante les palais , je m'assieds à ta table ;
Si l'on t'immole un bœuf, j'en goûte devant toi ;
Pendant que celle-ci, chétive et misérable ,
Vit trois jours d'un fétu qu'elle a traîné chez soi ' .
Mais, ma mignonne, dites-moi ,
Vous campez-vous jamais sur la tête d'un roi ,
D'un empereur, ou d'une belle ?
Je rehausse d'un teint la blancheur naturelle ;
Et la dernière main que met à sa beauté
Une femme allant en conquête ,
C'est un ajustement des mouches emprunté .
Puis allez-moi rompre la tête
De vos greniers ! Avez-vous dit ?
Lui répliqua la ménagère.
Vous hantez les palais ; mais on vous y maudit.
Et quant à goûter la première
De ce qu'on sert devant les dieux,

1. Phèdre, l. iv, F. 19. Formica et Musca.


2. DE, au sujet de... Tournure latine.
3. JE HANTE, je fréquente. Terme un peu suranné, mais qui était fort
usité au XVII siècle. Il vient de l'ancien mot hant, d'où l'on avait fait
hantise, fréquentation, commerce :
Je ne remarque point qu'il hante les églises. (MOLIÈRE.)
Il fut instruit des mystères de la foi par un religieux qui hantait sa
cour. ( BOUHOURS.)
4. DEVANT. Dans l'origine de la langue, avant et wevant étaient deux
termes équivalents, ou plutôt deux formes du même mot. V. p. 10, note 9.
5. Soi. L'usage moderne voudrait elle, mais au XVIIe siècle on mettait
soi dans ces sortes de phrases, à l'imitation des Latins (apud se)
Je vous dis que mon fils n'a rien fait de plus sage
Qu'en recueillant chez soi ce dévot personnage. (MOL., Tart., I, 1.)
Qu'il fasse autant pour soi comme je fais pour lui.
(CORNEILLE, Polyeucte, 111, 8.)
Mais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous. (RAc., Andr., v. 2.)
Méconnaît ses défauts et s'ignore soi-même. (BOILEAU, Art poét., 1.)
6. EMPRUNTÉ. Les femmes autrefois se collaient sur le visage de petits
morceaux d'étoffe noire pour rehausser la blancheur de leur teint. Cette
mode a duré jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.
84 LIVRE IV. - FABLE III.
Croyez-vous qu'il en vaille mieux ?
2
Si vous entrez partout, aussi font les profanes ' .
Sur la tête des rois et sur celle des ânes
Vous allez vous planter, je n'en disconviens pas ;
Et je sais que d'un prompt trépas
Cette importunité bien souvent est punie.
Certain ajustement, dites-vous , rend jolie ;
J'en conviens : il est noir ainsi que vous et moi .
Je veux qu'il ait nom mouche : est- ce un sujet pourquoi
Vous fassiez sonner vos mérites ?
Nomme-t-on 5 pas aussi mouches les parasites ?
Cessez donc de tenir un langage si vain :
N'ayez plus ces hautes pensées.
Les mouches de cour 6 sont chassées ;
Les mouchards sont pendus : et vous mourrez de fairn ,
De froid, de langueur, de misère ,
Quand Phébus régnera sur un autre hémisphère.
Alors je jouirai du fruit de mes travaux :
Je n'irai, par monts ni par vaux,
M'exposer au vent , à la pluie ;
Je vivrai sans mélancolie :
Le soin que j'aurai pris de soin m'exemptera.
Je vous enseignerai par là
Ce que c'est qu'une fausse ou véritable gloire.
Adieu ; je perds le temps : laissez- moi travailler ;
Ni mon grenier, ni mon armoire ,
Ne se remplit à babiller.
1. IL, que cela en vaille mieux. Nous avons déjà dit qu'au xvn⚫ siècle
il s'employait souvent dans le sens de cela (en latin, id).
2. AUSSI FONT, font aussi cela. Cette inversion et cette ellipse donnent
de la vivacité à la phrase. Aussi vient du latin etiam. On a d'abord dit
essi, puis ossi. (V. Gramm. lat. de Sylvius, 1531.)
3. PROFANES, profanateurs, sacriléges. Ce mot est pris dans son pre-
mier sens, qui était : ennemi des dieux et des choses saintes.
4. UN SUJET POUR QUOI. Tournure très-française au xvn siècle. Quoi,
pronom relatif, dit Vaugelas, est d'un usage fort élégant et fort commode
pour suppléer au pronom lequel en tout genre et en tout nombre. Una
base constante sur quoi nous puissions édifier. » (PASCAL, Pensées.) — « -Je
manque à faire plusieurs choses à quoi je suis obligé. ( ID. , ibid.)
Pourquoi, pris comme adverbe, traduisait le quare, cur des Latins : Dites-
moi la raison pourquoi vous avez fait cela.
5. NOMME-T-ON PAS. Sur la suppression de ne, voy. p. 71 , note 8.
6. MOUCHES DE COUR, les importuns.
LIVRE IV . - FABLE IV. 85
IV. - Le Jardinier et son Seigneur.
Un amateur du jardinage,
Demi-bourgeois, demi -manant ¹ ,
Possédoit en certain village
Un jardin assez propre, et le clos attenant.
Il avoit de plant vif fermé cette étendue :
Là croissoit à plaisir l'oseille et la laitue ,
De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,
Peu de jasmin d'Espagne , et force serpolet.
Cette félicité par un lièvre troublée
Fit qu'au seigneur du bourg notre homme se plaignit.
3
Ce maudit animal vient prendre sa goulée
Soir et matin, dit-il , et des piéges se rit ;
Les pierres , les bâtons, y perdent leur crédit :
Il est sorcier , je crois . Sorcier ! je l'en défie,
Repartit le seigneur : fût-il diable, Miraut * ,
En dépit de ses tours , l'attrapera bientôt.
Je vous en déferai , bon homme , sur ma vie. -
Et quand ? Et dès demain , sans tarder plus longtemps.
6
La partie ainsi faite, il vient avec ses gens.
Cependant on fricasse, on se rue en cuisine.
De quand sont vos jambons ? ils ont fort bonne mine.
Monsieur, ils sont à vous.- · Vraiment, dit le seigneur,
Je les reçois , et de bon cœur.
Il déjeune très-bien ; aussi fait sa famille ,
Chiens , chevaux et valets , tous gens bien endentés :
Il commande chez l'hôte, y prend des libertés ,
Boit son vin , caresse sa fille.
L'embarras des chasseurs succède au déjeuné.
Chacun s'anime et se prépare :
1. MANANT, paysan. Voy. p. 11 , note 3.
2. CROISSOIT. Au XVIIe siècle, l'accord du verbe en nombre avec le sub-
stantif n'était pas aussi rigoureux qu'aujourd'hui. Rien de plus fréquent
qu'un verbe au singulier se rapportant à deux substantifs, surtout lors.
qu'il y a unité dans l'idée :
Ce héros, qu'armera l'amour et la raison. (RAC., Iphig., 1, 11.)
3. GOULÉE, du latin gula, gueule.
4. MIRAUT. Nom de chien dérivé du verbe mirer, terme de chasse
qui signifie viser, examiner avec attention. » (WALCKENAER.)
5. PARTIE. Le vrai sens de ce mot est projet fait entre plusieurs per-
sonnes, et où chacune a sa part ou son rôle. Üne partie de plaisir est un
projet de divertissement.
6. FAMILLE, sa suite, ses gens. C'est le sens du latin familia. Ce mot
s'employait encore dans ce sens au xvIIe siècle, mais rarement. « Diverses
querelles survenues dans le même temps entre des Français de la basse
famille de l'ambassadeur et les soldats corses... (L'abbé RÉGN.)
7. L'EMBARRAS, le tumulte et le bruit des chasseurs qui s'apprêtent
86 LIVRE IV . FABLE V.
Les trompes et les cors font un tel tintamarre
Que le bonhomme est étonné¹ .
Le pis fut que l'on mit en piteux équipage '2
Le pauvre potager : adieu planches , carreaux ;
Adieu chicorée et porreaux ;
Adieu de quoi mettre au potage .
Le lièvre étoit gîté dessous un maître chou .
3
On le quête ; on le lance : il s'enfuit par un trou,
Non pas trou, mais trouée, horrible et large plaie
Que l'on fit à la pauvre haie
Par ordre du seigneur ; car il eût été mal
Qu'on n'eût pu du jardin sortir tout à cheval.
Le bon homme disoit : Ce sont là jeux de prince " .
Mais on le laissoit dire : et les chiens et les gens
Firent plus de dégât en une heure de temps
Que n'en auroient fait en cent ans
Tous les lièvres de la province.
Petits princes , videz vos débats entre vous :
De recourir aux rois vous seriez de grands fous.
Il ne les faut jamais engager dans vos guerres,
Ni les faire entrer sur vos terres " .

V. L'Ane et le petit Chien 7.


Ne forçons point notre talent ;
Nous ne ferions rien avec grâce ³ :
Jamais un lourdaud, quoi qu'il fasse,
Ne sauroit passer pour galant ' .
1. ETONNÉ, épouvanté, frappé d'effroi. C'est le sens constant de ce mot
au XVII siècle. (En latin, attonitus.)
L'Orient étonné
Ne peut plus soutenir leur effort redoublé . (RAC., Mithr. , III, 1.)
2. EQUIPAGE , état. Equipage se dit surtout des personnes, et particu-
lièrement des personnes de qualité dont la misère apparait au délabre-
ment de leur suite et de leur service.
3. QUÊTE. Terme de chasse, on le cherche (quærere).
4. TOUT, entièrement, c'est- à-dire toute la troupe.
5. PRINCE. On appelle jeux de prince des jeux qui ne plaisent qu'à
ceux qui les font, quand quelqu'un se met en danger pour donner du di-
vertissement aux grands. > (TRÉVOUX.)
6. TERRES. La scène du déjeuner, les questions du seigneur , l'embarras
de la jeune fille, l'étonnement respectueux du paysan affligé, tout cela sans
doute est de maín de maître . Molière n'aurait pas mieux fait. (Chamfort.)
7. Esope, F. 293 et 216.
8. GRACE. Précepte qui est de tous les temps :
Tu nihil invita dices faciesve Minerva. (HOR. , Ars poet., 385. )
9. GALANT, homme de bonne compagnie, d'un commerce agréable , qui
al'esprit délicat et poli.
LIVRE IV . FABLE VI. 87
Peu de gens , que le ciel chérit et gratifie¹ ,
Ont le don d'agréer 2 infus ' avec la vie.
C'est un point qu'il leur faut laisser,
Et ne pas ressembler à l'âne de la fable,
Qui, pour se rendre plus aimable
Et plus cher à son maître, alla le caresser.
Comment ! disoit-il en son âme,
Ce chien, parce qu'il est mignon ,
Vivra de pair à compagnon
Avec monsieur , avec madame ;
Et j'aurai des coups de bâton !
Que fait-il ? il donne la patte ;
Puis aussitôt il est baisé :
S'il en faut faire autant afin que l'on me flatte,
Cela n'est pas bien malaisé.
Dans cette admirable pensée ,
Voyant son maître en joie , il s'en vient lourdement,
Lève une corne tout usée ,
La lui porte au menton fort amoureusement ,
Non sans accompagner, pour plus grand ornement,
De son chant gracieux cette action hardie.
Oh ! oh ! quelle caresse ! et quelle mélodie !
Dit le maître aussitôt. Holà ! Martin-båton !
Martin-bâton 5 accourt : l'âne change de ton .
Ainsi finit la comédie.

VI. Le combat des Rats et des Belettes


La nation des belettes,
Non plus que celle des chats,
Ne veut aucun bien aux rats ;
1. GRATIFIE, à qui il accorde ses faveurs (gratia en latin) . Ce verbe a
presque toujours un régime indirect.- La Fontaine traduit cette expres-
sion de Virgile : Pauci quos æquus amavit Jupiter. ( En., vi, 129.)
2. AGRÉER, plaire, être agréable. Aujourd'hui se dit rarement des per-
sonnes.
3. INFUS, inné, versé dans (infusus), reçu naturellement. Cet adjectif
ne s'emploie guère que dans cette locution : la science, la grâce, la sa-
gesse infuse.
4. ET NE PAS RESSEMBLER. Cette ellipse de il faut, employé dans une
phrase affirmative et sous-entendu dans une phrase négative, n'avait rien
que d'ordinaire au XVIIe siècle. Molière est rempli de semblables ellipses
qui donnent de la rapidité au discours :
Hé bien, vous le pouvez, et prendre votre temps. (Fâcheux, 111, 2.)
5. MARTIN-BATON, surnom de valet d'écurie.
6. Phèdre, 1. iv, F. 5. Pugna murium et mustelarum.
FABLES DE LA FONTAINE. 6
88 LIVRE IV. FABLE VI ,
Et, sans les portes étroites '
De leurs habitations ,
L'animal à longue échine
En feroit, je m'imagine ,
De grandes destructions .
Or, une certaine année,
Qu'il en étoit à foison * ,
Leur roi, nommé Ratapon ,
Mit en campagne une armée.
Les belettes , de leur part,
Déployèrent l'étendard .
Si l'on croit la renommée ,
La victoire balança ³ :
Plus d'un guéret s'engraissa
Du sang de plus d'une bande.
Mais la perte la plus grande
Tomba presque en tous endroits
Sur le peuple souriquois.
Sa déroute fut entière,
Quoi que pût faire Artarpax ,
Psicarpax, Méridarpax * ,
Qui , tout couverts de poussière ,
Soutinrent assez longtemps
Les efforts des combattants.
Leur résistance fut vaine ;
Il fallut céder au sort :
Chacun s'enfuit au plus fort
Tant soldat que capitaine.
Les princes périrent tous .
La racaille , dans les trous
Trouvant sa retraite prête ,
Se sauva sans grand travail ' ;
1. ETROITES. Voy. p. 69, note 1 .
2. FOISON, abondance. (En latin, fœtus.)
Et des couvreurs grimpés au toit d'une maison
En font pleuvoir l'ardoise et la tuile à foison. (BOILEAU. )
3. BALANÇA. Traduit du latin hæsit fortuna, resta indécise :
Ce n'est pas que mon cœur, vainement suspendu ,
Balance pour t'offrir un encens qui t'est dû.
On dit aussi, au sens actif, balancer la fortune, balancer la victoire.
4. MÉRIDARPAX. Ces noms sont tirés de la Batrachomyomachie, ou le
Combat des grenouilles et des rats, poëme attribué à Homère. Ils signi-
fient voleurs de miettes, voleurs de morceaux entiers, voleurs de pain. »
(WALCKENAER. )
5. FORT, vite, de toutes ses forces.
6. TRAVAIL, peine, sens latin de ce mot (sine labore) . Racine a dit de même:
LIVRE IV . FABLE VII. 89
Mais les seigneurs sur leur tête
Ayant chacun un plumail ' ,
Des cornes ou des aigrettes,
Soit comme marques d'honneur,
Soit afin que les belettes
En conçussent plus de peur,
Cela causa leur malheur.
Trou , ni fente, ni crevasse,
Ne fut large assez pour eux ;
Au lieu que la populace
Entroit dans les moindres creux.
La principale jonchée "
Fut donc des principaux rats.
Une tête empanachée
N'est pas petit embarras.
Le trop superbe équipage
Peut souvent en un passage
Causer du retardement.
Les petits, en toute affaire,
Esquivent 3 fort aisément :
Les grands ne le peuvent faire.

VII. - Le Singe et le Dauphin .


C'étoit chez les Grecs un usage
Que sur la mer tous voyageurs
Menoient avec eux en voyage
Singes et chiens de bateleurs " .
Un navire en cet équipage
Non loin d'Athènes fit naufrage.
Sans les dauphins tout eût péri.
Cet animal est fort ami

Pensez-vous que ces cœurs, tremblants de leur défaite,


Fatigués d'une longue et pénible retraite,
Cherchent avidement sous un ciel étranger
La mort et le travail pire que le danger. (Mithrid., III, 1.)
1. PLUMAIL, plumet. Ce mot n'a jamais été admis dans le Diction-
naire de l'Académie. Dans nos anciens auteurs, il est presque toujours
employé pour désigner les plumets servant d'ornement. (WALCKENAER.)
2. JONCHÉE, abattis, carnage (strages). Ce mot s'emploie ordinairement
en parlant d'herbes, de fleurs et de branchages dont on a jonché le sol.
3. ESQUIVENT n'est plus employé au neutre. On dit : s'esquiver, esquiver
le danger, c'est-à-dire le fuir avec adresse et promptitude (style familier).
4. Esope, F. 34 et 242.
5. BATELEURS, charlatans. Chiens de bateleurs, chiens savants.
90 LIVRE IV. FABLE VII
De notre espèce : en son histoire
Pline le dit ; il le faut croire ¹ .
Il sauva donc tout ce qu'il put.
Même un singe en cette occurrence ,
Profitant de la ressemblance ,
Lui pensa 2 devoir son salut :
Un dauphin le prit pour un homme,
Et sur son dos le fit asseoir
Si gravement qu'on eût cru voir
Ce chanteur que tant on renomme * .
Le dauphin l'alloit mettre à bord,
Quand , par hasard , il lui demande :
Etes-vous d'Athènes la grande?
Oui , dit l'autre ; on m'y connoît fort :
S'il vous y survient quelque affaire
Employez -moi ; car mes parents
Y tiennent tous les premiers rangs :
Un mien cousin est juge-maire 5 .
Le dauphin dit : Bien grand merci ;
Et le Pirée 6 a part aussi
A l'honneur de votre présence?
Vous le voyez souvent, je pense?
Tous les jours : il est mon ami ;
C'est une vieille connoissance.
Notre magot prit , pour ce coup ,
Le nom d'un port pour un nom d'homme .
De telles gens il est beaucoup 8
Qui prendroient Vaugirard pour Rome,
1. CROIRE. Allusion ironique aux nombreuses fables racontées par Pline
l'Ancien dans son Histoire naturelle. Pline, né l'an 23 après J.-C. , périt
dans une éruption du Vésuve en 79. Son Histoire naturelle est une sorte
d'encyclopédie en 37 livres.
2. PENSA, fut près de... Nous avons aussi mon neveu le chanoine qui
a pensé mourir de la petite vérole. (MOLIÈRE, Pourc. , 1, 6.)
3. DAUPHIN, sorte de poisson cétacé très-agile, et qu'on a surnommé la
flèche de la mer. Ce que les poëtes anciens nous racontent du dauphin
est quelquefois fabuleux, mais l'existence de ce poisson est certaine.
4. RENOMME. Arion, poëte et musicien grec, né à Lesbos, qui florissait
vers l'an 620 av. J.-C. Dans un voyage, étant menacé d'être massacré par
les matelots qui convoitaient ses richesses, il joua de la lyre et se jeta
ensuite à la mer, où il fut reçu par un dauphin que ses accords avaient
attiré. Le dauphin le transporta au cap Ténare en Laconie.
5. JUGE-MAIRE, chef de la justice dans une ville, celui qui tient le
rang le plus élevé dans l'ordre judiciaire (judex major). On disait aussi,
dans les villes méridionales, juge-mage.
6. PIRÉE, port d'Athènes.
7. MAGOT, nom donné aux singes de grosse espèce.
8. VAUGIHARD, village autrefois voisin de Paris , actuellement dans son
enceinte.
LIVRE IV. - FABLE VIII. 91
Et qui, caquetant au plus dru¹ ,
Parlent de tout, et n'ont rien vu.
Le dauphin rit, tourne la tête,
Et, le magot considéré,
Il s'aperçoit qu'il n'a tiré
Du fond des eaux rien qu'une bête :
Il l'y replonge, et va trouver
Quelque homme afin de le sauver.

VIII. L'Homme et l'Idole de bois ".


Certain païen chez lui gardoit un dieu de bois,
De ces dieux qui sont sourds, bien qu'ayants des oreilles :
Le païen cependant s'en promettoit merveilles.
Il lui coûtoit autant que trois :
Ce n'étoit que vœux et qu'offrandes ,
Sacrifices de bœufs couronnés de guirlandes ;
Jamais idole, quel qu'il fût ,
N'avoit eu cuisine si grasse ;
Sans que, pour tout ce culte, à son hôte il échût
Succession , trésor , gain au jeu, nulle grâce.
Bien plus , si pour un sou d'orage en quelque endroit
S'amassoit d'une ou d'autre sorte,
L'homme en avoit sa part ; et sa bourse en souffroit :
7
La pitance du dieu n'en étoit pas moins forte.
A la fin, se fâchant de n'en obtenir rien,
Il vous prend un levier , met en pièces l'idole,
1. DRU, serré, épais. Caqueter au plus dru, c'est se jeter au plus épais,
au milieu des choses, parler à tort et à travers.
2. Esope, F. 27 et 21.
3. AYANTS, pour ayant. Voy. p. 53, note 3.
4. CE N'ÉTOIT. Ce singulier, au lieu du pluriel, est dans les habitudes du
XVII siècle. En voici des exemples : « Ce n'est pas seulement des hommes
a combattre, c'est des montagnes inaccessibles ; c'est des ravines et des
précipices, etc. » (BossUET, Or. f. de Condé.) -Ce n'est plus ces promp-
tes saillies qu'il savait si vite et si agréablement réparer. (ID . , ibid.)
Ce n'est plus les Troyens, c'est Hector qu'on poursuit.
(RACINE, Andromaque, 1, 2.)
Quatre ou cinqmille écus estun denierconsidérable. » (MOL., Pourc., III, 9.)
5. QUEL QU'IL FUT. Idole est généralement du féminin. Corneille aussi
a fait idole masculin, contre l'usage :
Et Pison ne sera qu'un idole sacré
Qu'ils mettront sur l'autel pour répondre à leur gré.
6. UN SOU D'ORAGE. Locution populaire, le plus petit grain de tempête,
le plus petit orage.
7. PITANCE signifie, au propre, portion de nourriture qu'on donne à
chaque repas dans les communautés.
92 LIVRE IV. - FABLR X.
Le trouve rempli d'or. Quand je t'ai fait du bien,
M'as-tu valu , dit-il , seulement une obole ?
Va, sors de mon logis, cherche d'autres autels .
Tu ressembles aux naturels
Malheureux¹ , grossiers et stupides :
On n'en peut rien tirer qu'avecque le bâton .
Plus je te remplissois, plus mes mains étoient vides :
J'ai bien fait de changer de ton.

IX. - Le Geai paré des plumes du Paon².


Un paon muoit : un geai prit son plumage ;
Puis après se l'accommoda ;
Puis parmi d'autres paons tout fier se panada ' ,
Croyant être un beau personnage.
Quelqu'un le reconnut : il se vit bafoué ,
Berné , sifflé, moqué , joué ,
Et par messieurs les paons plumé d'étrange sorte ' ;
Même vers ses pareils s'étant réfugié,
Il fut par eux mis à la porte.
Il est assez de geais à deux pieds comme lui ,
Qui se parent souvent des dépouilles d'autrui ,
Et que l'on nomme plagiaires " .
Je m'en tais, et ne veux leur causer nul ennui ;
Ce ne sont pas là mes affaires.

X. - · Le Chameau et les bâtons flottants .


Le premier qui vit un chameau
S'enfuit à cet objet⁹ nouveau ;
1. MALHEUREUX , mal nés, mal doués (infelix).
2. Esope, F. 9 et 285.- Phèdre, 1. 1, F. 3. Graculus superbus et Pavo.
3. SE PANADA. Se panader signifie en effet faire le paon, l'orgueilleux.
4. BAFOUÉ vient de l'italien beffare, traiter avec mépris.
5. BERNÉ. L'action de berner, ou berne, signifie proprement faire sau-
ter par dérision quelqu'un dans un drap ou dans une couverture, et par
extension, moquer, railler, vexer.
6. SORTE. Horace fait allusion à la même aventure :
Ne, si forte suas repetitum venerit olim
Grex avium plumas, moveat cornicula risum. (Ep., I, n.)
7. PLAGIAIRES. On appelait plagiaires chez les Romains une espèce de
voleurs qui dérobaient et vendaient des enfants. Atteints et convaincus, on
les condamnait au fouet, ad plagas ; de là leur nom. Par extension on
appelait plagiaires, chez les modernes, des auteurs qui dérobent les pen-
sées et les productions d'autrui , et les donnent sous leur propre nom .
8. Esope, F. 148 et 118.
9. OBJET, spectacle présenté aux regards (ob jectum).
LIVRE IV. FABLE XI. 93
Le second approcha ; le troisième osa faire
Un licou pour le dromadaire ¹ .
L'accoutumance 2 ainsi nous rend tout familier.
Ce qui nous paroissoit terrible et singulier
S'apprivoise avec notre vue,
Quand ce vient à la continue * .
Et puisque nous voici tombés sur ce sujet :
On avoit mis des gens au guet ³ ,
Qui , voyant sur les eaux de loin certain objet,
Ne purent s'empêcher de dire
Que c'étoit un puissant navire .
Quelques moments après, l'objet devint brûlot " ,
Et puis nacelle , et puis ballot,
Enfin bâtons flottants sur l'onde.
J'en sais beaucoup de par le monde 8
A qui ceci conviendroit bien :
De loin, c'est quelque chose ; et de près , ce n'est rien.

XI. La Grenouille et le Rat⁹.


Tel, comme dit Merlin 10 , cuide 11 engeigner 12 11 autrui,
Qui souvent s'engeigne soi-même ¹³ .
1. DromadairE. Surnom donné au chameau , parce qu'il soutient la fa-
tigue de longs voyages. (En grec, Spópos, course.)
2. ACCOUTUMANCE. Terme un peu vieilli, habitude de faire une chose,
qui nous accoutume à cette chose. La jeunesse change ses goûts par
l'ardeur du sang, et la vieillesse conserve les siens par l'accoutumance. »
(LA ROCHEFOUCAULD .)
3. Cz, pour cela. Vieilli. On disait autrefois outre ce pour outre cela.
4. A LA CONTINUE, d'une manière continue. Expression tombée en dé-
suétude.
5. GUET, garde qu'on fait pour découvrir quelque chose ou pour sur-
prendre quelqu'un.
6. Qui. Sur la place de qui éloigné du substantif auquel il se rapporte ,
voy. p. 51 , note 3.
7. BRULOT, petit vaisseau rempli de matières incendiaires qu'on lance
contre les vaisscaux ennemis.
8. DE PAR LE MONDE, d'entre ceux qu'on rencontre par le monde. Par
s'employait souvent avec le sens de parmi:
D'abord leurs escoffions ont volé par la place. (MOL., l'Et., v, 14.)
Suivez-moi, que j'aille un peu montrer mon habit par la ville. (ID.,
Bourgeois gentilhomme, III, 1.)
9. Esope, F. 307 et 249.
10. MERLIN. Personnage fameux dans les romans de chevalerie, né au
Y siècle en Calédonie, et considéré comme un magicien et un enchanteur.
11. CUIDE, croit, pense :
Le comte duc mourir cuida. (VOITURE.)
12. ENGEIGNER, tromper. Même étymologie qu'engin, qui signifie ma-
chine et artifice (ingenium).
13. SOI-MÊMг. Cette sentence, dans le livre attribué à Merlin, est ainsi
94 LIVRE IV. FABLE XI.
J'ai regret que ce mot soit trop vieux aujourd'hui ;
Il m'a toujours semblé d'une énergie extrême .
Mais afin d'en venir au dessein que j'ai pris ¹ :
Un rat plein d'embonpoint, gras , et des mieux nourris,
Et qui ne connoissoit l'avent ni le carême,
Sur le bord d'un marais égayoit ses esprits ' .
Une grenouille approche, et lui dit en sa langue :
Venez me voir chez moi ; je vous ferai festin.
3
Messire rat promit soudain :
Il n'étoit pas besoin de plus longue harangue.
Elle allégua pourtant les délices du bain,
La curiosité , le plaisir du voyage ,
Cent raretés à voir le long du marécage :
Un jour il conteroit à ses petits-enfants
Les beautés de ces lieux , les mœurs des habitants,
Et le gouvernement de la chose publique
Aquatique .
Un point sans plus tenoit le galant * empêché :
Il nageoit quelque peu, mais il falloit de l'aide.
La grenouille à cela trouve un très-bon remède :
Le rat fut à son pied par la patte attaché ;
Un brin de jonc en fit l'affaire.
Dans le marais entrés , notre bonne commère
S'efforce de tirer son hôte au fond de l'eau ,
Contre le droit des gens , contre la foi jurée ;
7
Prétend qu'elle en fera gorge chaude et curée
C'étoit, à son avis , un excellent morceau.
conçue Ainsi advient-il de plusieurs, car tels cuident engigner ung
autre, qui s'engignent eulx-mesmes. (WALCKENAER . )
1. PRIS. On disait prendre un dessein comme on dit encore prendre une
résolution. En latin, capere consilium :
Le dessein en est pris ; je pars, cher Théramène. (Rac. , Ph., I, 1.)
2. ESPRITS. Ce mot est souvent employé au pluriel avec le sens du sin-
gulier. En latin aussi, animi tient souvent la place de animus. « Le phi-
losophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en
démêler les vices et le ridicule. (LA BRUYÈRE.)
3. MESSIRE. Voy. p. 6, note 9.
4. GALANT. Un des sens nombreux de ce mot, c'est joyeux convive,
homme de bonne chère et de bonne humeur. (Gale, gala, réjouissance.)
5. ENTRÉS. Sorte de participe absolu, comme en latin. On le rencontre
souvent dans Molière.
6. DROIT DES GENS, droit public, reconnu par tous les peuples (jus gen-
tium). - Foi, parole, promesse sanctionnée par serment.
7. PRÉTEND, espère.
8. CURÉE. « Gorge-chaude, en termes de fauconnerie, est la viande chaude
qu'on donne aux oiseaux de proie, et qu'on prend du gibier qu'ils ont at-
trapé. Curée, en terme de vénerie, est la pâture qu'on donne aux chiens
de chasse, en leurfaisant manger de la bète qu'ils ont prise.» (Walckenaer.)
LIVRE IV. - FABLE XII. 95
Déjà dans son esprit la galande¹ le croque.
I atteste les dieux ; la perfide s'en moque :
Il résiste ; elle tire. En ce combat nouveau,
Un milan , qui dans l'air planoit, faisoit la ronde 9
Voit d'en haut le pauvret se débattant sur l'onde.
Il fond dessus , l'enlève , et, par même moyen,
La grenouille et le lien.
Tout en fut ; tant et si bien ,
Que de cette double proie
L'oiseau se donne au cœur joie,
Ayant, de cette façon ,
A souper chair et poisson.
La ruse la mieux ourdie
Peut nuire à son inventeur ;
Et souvent la perfidie
Retourne sur son auteur.

XII. Tribut envoyé par les animaux à Alexandre³.


Une fable avoit cours parmi l'antiquité " ;
Et la raison ne m'en est pas connue .
Que le lecteur en tire une moralité ;
Voici la fable toute nue :
La Renommée ayant dit en cent lieux
Qu'un fils de Jupiter, un certain Alexandre,
Ne voulant rien laisser de libre sous les cieux,
Commandoit que, sans plus attendre,
Tout peuple à ses pieds s'allât rendre ,
Quadrupèdes, humains , éléphants, vermisseaux,
Les républiques des oiseaux ;
La déesse aux cent bouches dis-je ,
Ayant mis partout la terreur

1. GALANDE, la rusée.
2. RONDE. Faire la ronde, c'est observer, épier de côté et d'autre . Mé-
taphore tirée du langage militaire, car la ronde est une tournée de nuit
faite dans le camp pour voir si tout est en bon ordre.
3. Voy. Gilbert Cousin, Narrations, p. 98.
4. PARMI, au milieu de, inter veteres :
Il court parmi le monde un livre abominable. (Misanth. , v. 1.)
5. L'ANTIQUITÉ. On ne trouve cette fable dans aucun auteur ancien ;
mais la Fontaine aura lu cette assertion dans quelque recueil qui conte-
nait cette fable, et il l'aura crue exacte. ( WALCKENAER .)
6. CENT BOUCHES. La Renommée. Expression tirée des poètes anciens.
96 LIVRE IV. FABLE XII.
En publiant l'édit du nouvel empereur,
Les animaux, et toute espèce lige
De son seul appétit, crurent que cette fois
Il falloit subir d'autres lois.
On s'assemble au désert : tous quittent leur tanière.
Après divers avis , on résout, on conclut
D'envoyer hommage 2 et tribut.
Pour l'hommage et pour la manière
Le singe en fut chargé : l'on lui mit par écrit
Ce que l'on vouloit qui * fût dit.
Le seul tribut les tint en peine :
Car, que donner ? il falloit de l'argent.
On en prit d'un prince obligeant,
Qui , possédant dans son domaine
Des mines d'or, fournit ce qu'on voulut.
Comme il fut question de porter ce tribut,
Le mulet et l'âne s'offrirent ,
Assistés du cheval ainsi que du chameau.
Tous quatre en chemin ils se mirent
Avec le singe, ambassadeur nouveau.
La caravane enfin rencontre en un passage '
Monseigneur le lion : cela ne leur plut point.
Nous nous rencontrons tout à point,
Dit-il ; et nous voici compagnons de voyage.
J'allois offrir mon fait 6 à part :
Mais , bien qu'il soit léger, tout fardeau m'embarrasse.
Obligez-moi de me faire la grâce
Que d'en porter chacun un quart :
1. LIGE... APPÉTIT, qui n'obéit qu'à l'appétit grossier, par opposition à
l'animal raisonnable.-Lige se disait du vassal tenant de son seigneur une
sorte de fief qui le liait d'une obligation étroite envers ledit seigneur. Il en
était l'homme lige, et lui devait aide et secours envers et contre tous. Dans
la cérémonie où le vassal rendait hommage, on lui liait la main dans celle
de son seigneur, pour marquer plus fortement la subordination.
2. HOMMAGE. C'est le serment de fidélité que le vassal prête au seigneur
dominant.
3. LA MANIÈRE , la forme de l'hommage, la formule du serment. -
Après avoir prêté ce serment, on en remettait copie au seigneur.
4. CE QUE L'ON VOULAIT QUI... Ce que et ce qui redoublés forment un
gallicisme très-usité au xvII° siècle :
C'est vous, si quelque erreur n'abuse ici mes yeux,
- VoiciQu'on m'a dit qui vivez inconnu dans ces lieux. (MOL., l'Et., v. 14.)
cette épître de Corneille qu'on prétend qui lui attira tant d'en-
nemis.. (VOLTAIRE.)
5. PASSAGE, lieu étroit et d'accès difficile ( locorum angustiæ,.
6. FAIT signifie, dans certaines phrases, ce qui concerne quelqu'un, sa
portion. On dit : Ces deux frères ont partagé la succession, ils ont eu
chacun leur fait. L'ainé a déjà mangé son fait. (TRÉVOUX.) - Bien-
heureux qui a tout son fait bien placé. » (MOLIÈRÈ, l'Avare, 1, 4.)
LIVRE IV. FABLE XII. 97
1
Ce ne vous sera pas une charge trop grande,
Et j'en serai plus libre et bien plus en état ,
En cas que les voleurs attaquent notre bande,
Et que l'on en vienne au combat.
Éconduire un lion rarement se pratique.
Le voilà donc admis, soulagé, bien reçu,
Et, malgré le héros de Jupiter issu ,
Faisant chère et vivant sur la bourse publique.
Ils arrivèrent dans un pré
Tout bordé de ruisseaux , de fleurs tout diapré * ,
Où maint mouton cherchoit sa vie ;
Séjour du frais , véritable patrie
Des zéphyrs. Le lion n'y fut pas, qu'à ces gens
Il se plaignit d'être malade.
Continuez votre ambassade ,
Dit-il ; je sens un feu qui me brûle au dedans ,
Et veux chercher íci quelque herbe salutaire .
Pour vous, ne perdez point de temps :
Rendez-moi mon argent ; j'en puis avoir affaire ' .
On déballe ; et d'abord le lion s'écria ,
D'un ton qui témoignoit sa joie :
Que de filles , ô dieux ! mes pièces de monnoie
Ont produites ! Voyez la plupart sont déjà
Aussi grandes que leurs mères .
Le croît m'en appartient. Il prit tout là-dessus ;
Ou bien , s'il ne prit tout, il n'en demeura guères.
Le singe et les sommiers confus ,
Sans oser répliquer, en chemin se remirent.
Au fils de Jupiter on dit qu'ils se plaignirent,
Et n'en eurent point de raison .
Qu'eût-il fait ? C'eût été lion contre lion ;
Et le proverbe dit : Corsaires à corsaires ,
L'un l'autre s'attaquant , ne font point leurs affaires " .

1. CE NE VOUs .. Tournure imitée du latin : ce ne sera pas pour vous.


Ce nous est une douce rente que ce M. Jourdain. » (MOL., B. g., 1, 1.)
2. EN ÉTAT. Tournure elliptique qui signifie : être dans la situation
convenable pour faire une chose, être dispos, en mesure de...
3. CHÈRE. Sur ce mot, voy. p. 76, note 8.
4. DIAPRÉ. Ce mot a signifié primitivement tapissé, orné, décoré.
5. AFFAIRE a quelquefois le sens de besoin.
6. D'ABORD, aussitôt, tout de suite, dès l'abord.
7. CROIT. C'est proprement l'augmentation d'un troupeau par les petits
qui y naissent.
3. AFFAIRES. Mot tiré de Régnier le satirique, prédécesseur de Boileau :
98 LIVRE IV . - FABLE XIII.
XIII. - Le Cheval s'étant voulu venger du Cerf¹.
2
De tout temps les chevaux ne sont nés pour les hommes.
Lorsque le genre humain de glands se contentoit,
Ane, cheval, et mule, aux forêts habitoit³ :
Et l'on ne voyoit point, comme au siècle où nous sommes,
Tant de selles et tant de bâts ,
Tant de harnois pour les combats,
Tant de chaises , tant de carrosses ;
Comme aussi ne voyoit-on pas
Tant de festins et tant de noces.
Or, un cheval eut alors différend
Avec un cerf plein de vitesse ;
Et, ne pouvant l'attraper en courant,
Il eut recours à l'homme, implora son adresse.
L'homme iui mit un frein , lui sauta sur le dos,
Ne lui donna point de repos
Que le cerf ne fût pris et n'y laissât la vie .
Et cela fait, le cheval remercie
L'homme son bienfaiteur, disant : Je suis à vous ;
Adieu ; je m'en retourne en mon séjour sauvage.
Non pas cela, dit l'homme ; il fait meilleur chez nous :
5
Je vois trop quel est votre usage
Demeurez donc ; vous serez bien traité,
Et jusqu'au ventre en la litière.
Hélas ! que sert la bonne chère
Quand on n'a pas la liberté ?
Le cheval s'aperçut qu'il avoit fait folie ;
Mais il n'étoit plus temps ; déjà son écurie
Étoit prête et toute bâtie.
Apprenez un mot de Régnier,
Notre célèbre devancier :
Corsaires attaquant corsaires
Ne font pas, dit-il, leurs affaires. (BOILEAU, Epigr. 27. )
1. Stésichore, cité par Aristote (Rhét., l. 11, ch. 20). - Horace, Ep. 10, 1. 1.
- Phèdre, l. iv, F. 4.
2. NE SONT NÉS. Les chevaux ne sont pas nés de tout temps, etc.
3. HABITOIT. Le poëte a mis le singulier, parce qu'il y a sous-entendu
dans sa pensée : tout cela (habitait). Voy. p. 85 , note 2.
4. CHAISE, voiture légère. De là chaise de poste.
5. VOTRE USAGE (tournure latine), votre utilité, l'usage qu'on peut faire
de vous.
6. FAIT FOLIE. Un, une, se suppriment quelquefois pour plus de rapidité :
O ciell c'est miniature!
Et voilà d'un bel bomme une vive peinture. (MOL. , Sgan., 6.)
Tu vois si c'est mensonge, et j'en suis fort ravie. (1D. ib. , 22. )
LIVRE IV . - FABLE XV. .99

Il y mourut en traînant son lien :


Sage s'il eût remis une légère offense .
Quel que soit le plaisir que cause la vengeance,
C'est l'acheter trop cher que l'acheter d'un bien
Sans qui 1 les autres ne sont rien.

XIV. Le Renard et le Buste 2.


Les grands , pour la plupart, sont masques de théâtre ;
Leur apparence impose ³3 au vulgaire idolâtre.
L'âne n'en sait juger que par ce qu'il en voit :
Le renard, au contraire, à fond les examine,
Les tourne de tout sens : et, quand il s'aperçoit
Que leur fait n'est que bonne mine,
Il leur applique un mot qu'un buste de héros
Lui fit dire fort à propos .
C'étoit un buste creux et plus grand que nature.
Le renard , en louant l'effort de la sculpture :
« Belle tête , dit - il , mais de cervelle point. >>
Combien de grands seigneurs sont bustes en ce point !

XV. - Le Loup, la Chèvre et le Chevreau .


La bique, allant remplir sa traînante mamelle ,
Et paître l'herbe nouvelle ,
Ferma sa porte au loquet,
Non sans dire à son biquet :
Gardez -vous sur votre vie ,
1. Qui. Nous avons déjà dit qu'au xvii• siècle qui s'employait souvent
pour lequel avec un nom de chose :
Oui, oui, votre mérite à qui chacun se rend. (MOL. , Ec. des m. , 1, 9.)
2. Esope, F. 1 et 11.- Phèdre, 1. 1, F. 7. Vulpes ad personam tragicam.
3. IMPOSE, trompe. La distinction entre imposer et en imposer est
toute moderne, et nos bons écrivains ne l'ont pas connue. Ils se sont servi
uniquement d'imposer pour signifier abuser, tromper, mentir :
Faites-moi pis encor ; tuez-moi , si j'impose. ( MoL. , Dép. am., 1, 4.)
Quelques écrivains, dit Bouhours, ont voulu établir imposturer. Le
public s'est contenté du verbe imposer, qui signifie la même chose : vous
imposez; il impose à tout l'univers. » — « Imposer tout seul veut dire men-
tir. (LA TOUCHE. 1730. ) - Voy. M. GÉNIN, L. de la l. de Molière.)
4. LEUR FAIT, tout ce qui les concerne. Voy. p. 96, note 6.
5. Gilles Corrozet, 24. Du loup et du chevreau.
6. Sur votre VIE, sous peine de perdre la vie. On disait, par une tour
nure analogue, sur peine de : - Est-ce un article de foi qu'il faille croire
surpeine de damnation ? (PASCAL, 18ª Prov.).
100 LIVRE IV. - FABLE XV.
1
D'ouvrir que l'on ne vous die ¹ ,
2
Pour enseigne et mot du guet ' :
Foin du loup et de sa race !
Comme elle disoit ces mots,
Le loup , de fortune " , passe ;
Il les recueille à propos ,
Et les garde en sa mémoire.
La bique, comme on peut croire,
N'avoit pas vu le glouton .
Dès qu'il la voit partie , il contrefait son ton ,
Et, d'une voix papelarde " ,
Il demande qu'on ouvre , en disant : « Foin du loup ! »
Et croyant entrer tout d'un coup .
Le biquet soupçonneux par la fente regarde :
Montrez-moi patte blanche, ou je n'ouvrirai point ,
S'écria-t-il d'abord . Patte blanche est un point
Chez les loups , comme on sait, rarement en usage.
Celui-ci , fort surpris d'entendre ce langage ,
Comme il étoit venu s'en retourna chez soi ".
Où seroit le biquet s'il eût ajouté foi
Au mot du guet que , de fortune,
Notre loup avoit entendu?
Deux sûretés valent mieux qu'une ;
Et le trop en cela ne fut jamais perdu.

1. DIE était une forme aussi fréquente que dise chez les vieux prosa.
teurs. Malherbe, dans ses lettres, n'en emploie pas d'autres. • Voulez-
vous que je vous die. " (MoL., Impr. de Vers. 1663.)
Veux-tu que je te die? une atteinte secrète... (Id., Dép. am., 1, 1.)
2. ENSEIGNE. « Ce mot a signifié autrefois un cri de guerre qui servait
à rassembler les troupes dans la mêlée et à leur enseigner le drapeau
sous lequel elles devaient se ranger. (TRÉVOUX.)
3. MOT DU GUET, mot d'ordre, ou mot choisi par le chef d'une garnison,
d'une troupe ou d'une armée, pour être communiqué aux sentinelles et
servir ainsi de signe de reconnaissance entre les divers détachements d'un
même corps.
4. FOIN Cette exclamation n'a que la forme de commun avec le
substantif foin (fænum). On rencontre fréquemment dans Plaute et dans
Térence l'exclamation phu (en grec, peu), exprimant tantôt le dégoût,
tantôt l'admiration. Ce phu est devenu en français foin, par le change-
ment de l'u en oi, comme pungere, ungere, ont fait poindre, oindre. Il
s'emploie sans complément ou avec complément. (M. GÉNIN.)
Foin!que n'ai-je avec moi pris mon porte-respect. ( MOL., Et., III, 9.)
5. DE FORTUNE, par hasard ( en latin, forte, fortuna). On disait aussi
arfortune .
Je l'avais sous mes pieds rencontrépar fortune. (MOL. , Sgan.. 22.)
6. PAPELARDE, hypocrite. Vieux mot.
7. Soi, pour lui. Voy. p. 83, note 5.
LIVRE IV. FABLE XVI. 101
XVI. -- Le Loup, la Mère et l'Enfant ¹ .
Ce loup ine remet en mémoire
Un de ses compagnons qui fut encor mieux pris :
Il y périt. Voici l'histoire :
Un villageois avoit à l'écart son logis.
Messer loup attendoit chape-chute à la porte ;
Il avoit vu sortir gibier de toute sorte ,
Veaux de lait, agneaux et brebis ,
Régiments de dindons , enfin bonne provende❜.
Le larron commençoit pourtant à s'ennuyer.
Il entend un enfant crier :
La mère aussitôt le gourmande ,
Le menace, s'il ne se tait,
De le donner au loup . L'animal se tient prêt,
Remerciant les dieux d'une telle aventure ,
Quand la mère, apaisant sa chère géniture * ,
Lui dit : Ne criez point ; s'il vient, nous le tuerons.
Qu'est ceci ? s'écria le mangeur de moutons :
Dire d'un, puis d'un autre ! Est- ce ainsi que l'on traite
Les gens faits comme moi ? me prend-on pour un sot ?
Que quelque jour ce beau marmot
Vienne au bois cueillir la noisette...
Comme il disoit ces mots , on sort de la maison :
Un chien de cour l'arrête épieux et fourches-fières
L'ajustent de toutes manières .
Que veniez-vous chercher en ce lieu ? lui dit-on.
Aussitôt il conta l'affaire.
1. Esope, F. 29 et 104.
2. CHAPE-CHUTE. On dit d'un homme qu'il cherche chape-chute pour
dire qu'il cherche quelque hasard, quelque rencontre avantageuse. Chape
autrefois signifiait manteau ou toute espèce de vêtement employé pour
se garantir la tête-(caput) des injures du temps. Chute est le participe du
vieux mot choir. Chape-chute signifie donc manteau tombé, qu'on ren-
contre sur son chemin et dont on s'empare. (TRÉVOUX.) - Cette locu-
tion a fini par avoir un autre sens : trouver malheur au lieu d'un avantage
cherché. - Je lui dis que ce n'est point là la vie d'un honnête homme,
qu'il trouvera quelque chape-chute, et qu'à force de s'exposer, il aura
son fait.. (Me DE SÉVIGNÉ. )
3. PROVENDE, · provision de grains donnée à une bête de travail pour
sa journée, provision de vivres dans une maison ou dans une commu-
nauté.. (TRÉVOUX . )
4. GÉNITURE, terme vieilli :
Nourri je suis en la maison de France,
De qui tu es royale géniture. (MAROT.)
5. FOURCHES-FIÈRES, fourches qui sont de fer par un bout, à deux on
trois pointes. (Probablement du latin ferire, frapper, d'où férir, il fiert,
A vieux français . )
102 LIVRE IV. FABLE XVII.
Merci de moi ¹ ! lui dit la mère ;
Tu mangeras mon fils ! L'ai-je fait à dessein
Qu'il assouvisse un jour ta faim ?
On assomma la pauvre bête.
Un manant lui coupa le pied droit et la tête :
Le seigneur du village à sa porte les mit ;
Et ce dicton picard alentour fut écrit :
<< Biaux chires leups , n'écoutez mie
Mère tenchent chen fieux qui crie³ . ‫ע‬

XVII. Parole de Soorate³,


Socrate un jour faisant bâtir,
Chacun censuroit son ouvrage :
L'un trouvoit les dedans, pour ne lui point mentir,
Indignes d'un tel personnage ;
L'autre blåmoit la face et tous étoient d'avis
Que les appartements en étoient trop petits.
Quelle maison pour lui ! l'on y tournoit à peine.
Plût au ciel que de vrais amis ,
Telle qu'elle est, dit-il , elle pût être pleine !
Le bon Socrate avoit raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit ami ; mais fou qui s'y repose :
Rien n'est plus commun que ce nom,
Rien n'est plus rare que la chose.
1. MERCI DE MOI ! Exclamation dont le sens primitif est grâce pour
moi ; merci signifiant grâce et miséricorde. On disait de même : merci de
ma vie :
Hé ! merci de ma vie ! il en irait bien mieux
Si tout se gouvernait par ses ordres pieux. (MOL., Tart., I, 1.)
2. CRIE. Beaux sires loups , n'écoutez pas mère tançant son fils qui crie..
3. Phèdre, 1. III , 8. Socrates ad amicos.
4. SOCRATE, célèbre philosophe athénien, maître de Platon. Condamné à
mort, sous prétexte qu'il corrompait lajeunesse, il but la ciguê(400 av . J.-C. ).
5. LE BON SOCRATE. Bon, si souvent employé par nos vieux auteurs en
parlant des écrivains célèbres de l'antiquité, n'a pas le sens familier que
nous lui donnons aujourd'hui. Il signifie le sage, le prudent, l'habile au-
teur (optimus).
6. S'Y REPOSE, qui s'y fie (conquiescere in aliqua re) :
Lorsqu'il se reposait sur moi de tout l'Etat. (RAC., Brit., I, 1.)
LIVRE IV. FABLE XVIII. 103

XVIII. G Le Vieillard et ses Enfants 1.

Toute puissance est foible, à moins que d'être unie :


Écoutez là-dessus l'esclave de Phrygie¹ .
Si j'ajoute du mien à son invention ,
C'est pour peindre nos mœurs et non point par envie ' :
Je suis trop au-dessous de cette ambition .
Phèdre enchérit souvent par un motif de gloire ;
Pour moi , de tels pensers me seroient malséants.
Mais venons à la fable, ou plutôt à l'histoire
De celui qui tâcha d'unir tous ses enfants.
Un vieillard prêt d'aller où la mort l'appeloit :
Mes chers enfants , dit-il (à ses fils il parloit) ,
Voyez si vous romprez ces dards liés ensemble ;
Je vous expliquerai le nœud qui les assemble.
L'aîné les ayant pris, et fait tous ses efforts ,
Les rendit, en disant : Je le donne aux plus forts.
Un second lui succède , et se met en posture,
Mais en vain. Un cadet 10 tente aussi l'aventure.
Tous perdirent leur temps ; le faisceau résista :
De ces dards joints ensemble un seul ne s'éclata¹¹ .
Foibles gens, dit le père , il faut que je vous montre
Ce que ma force peut en semblable rencontre.
On crut qu'il se moquoit ; on sourit, mais à tort :

1. Esope, F. 53 et 174. Plutarque, Du trop parler.


2. PHRYGIE. Esope. Voy. p. 1 , note 2.
3. ENVIE, rivalité, jalousie de gloire. « Le désir de surpasser un auteur
mort il y a 2400 ans ne peut s'appeler envie ; c'est une noble émulation. »
(CHAMFORT.)
4. PHEDRE, fabuliste latin qui vivait sous Auguste et sous Tibère.
5. ENCHÉRIT. Enchérir, en matière d'écrits, c'est ajouter à ce qu'un
autre a dit.
6. PENSERS. L'usage a préféré pensée à penser, qui était un si beau
mot, et dont les vers se trouvent si bien. » (La Bruyère.)
La mer a moins de vents qui ses vagues irritent
Que je n'ai de pensers. (MALHERBE.)
7. PRÊT DE, au XVIIe siècle, s'employait pour près de. Lorsque près
signifie sur le point de, prêt de est beaucoup meilleur. (BOUHOURS.)
« Est-il l'heure de revenir chez soi quand le jour est prêt de paraître?
(MOLIÈRE, G. Dand., I , 11.)
8. EXPLIQUERAI. Excellente expression qui signifie tout à la fois : montrer
le moyen de délier le nœud, et le délier (explicare, dérouler, développer).
9. JE LE DONNE. Locution proverbiale analogue à celle-ci : Je vous le
donne en trois, en quatre, etc.
10. UN CADET, un plus jeune. Par rapport au droit d'aînesse, tous les
puînés (nés après le premier) sont appelés cadets, relativement à leur frère
né le premier, à qui seul appartient le droit d'aînesse. » (Trévoux.)
11. S'ÉCLATA, se rompit.
104 LIVRE IV. FABLE XIX.
Il sépare les dards , et les rompt sans effort.
Vous voyez, leur dit-il , l'effet de la concorde :
Soyez joints¹ , mes enfants ; que l'amour vous accorde;
Tant que dura son mal, il n'eut autre discours.
Enfin se sentant prêt de terminer ses jours ,
Mes chers enfants , dit-il , je vais où sont nos pères ;
Adieu promettez-moi de vivre comme frères ;
Que j'obtienne de vous cette grâce en mourant.
Chacun de ses trois fils l'en assure en pleurant.
Il prend à tous les mains ; il meurt. Et les trois frères
Trouvent un bien fort grand , mais fort mêlé d'affaires.
Un créancier saisit, un voisin fait procès :
D'abord notre trio s'en tire avec succès .
Leur amitié fut courte autant qu'elle étoit rare.
Le sang les avoit joints ; l'intérêt les sépare :
L'ambition, l'envie, avec les consultants ,
Dans la succession entrent en même temps.
On en vient au partage, on conteste , on chicane :
Le juge sur cent points tour à tour les condamne
Créanciers et voisins reviennent aussitôt,
Ceux-là sur une erreur, ceux-ci sur un défaut .
Les frères désunis sont tous d'avis contraire :
L'un veut s'accommoder " , l'autre n'en veut rien faire.
Tous perdirent leur bien, et voulurent trop tard
Profiter de ces dards unis et pris à part.

XIX. - L'Oracle et l'Impie❝.


Vouloir tromper le ciel , c'est folie à la terre.
Le dédale 7 des cœurs en ses détours n'enserre 8
1. JOINTS, unis (juncti, conjuncti inter se) . Ce mot s'emploie avec up
régime indirect joints d'amitié, joints d'intérêts.
2. IL N'EUT, il ne tint. C'est le habere sermonem des Latins.
3. CONSULTANTS. Un consultant est un homme expérimenté dont on
prend avis. Un avocat consultant, un médecin consultant.
4. DÉFAUT, défaut de formes en matière judiciaire, manquement à quel-
ques-unes des lois de la procédure qui suffit pour faire annuler unjugement.
5. S'ACCOMMODER. Terme de jurisprudence, terminer une affaire à l'a-
miable.
6. Esope, F. 32 et 16.
7. DÉDALE, les replis les plus cachés et les plus compliqués. Un dédale,
ou labyrinthe, est un lieu où l'on s'égare à cause de la multiplicité des
chemins et des détours. Ce mot vient du labyrinthe de Crète, construit
par Dédale, sous le règne de Minos.
On y voit tous les jours l'innocence aux abois
Errer dans les détours d'un dédale de lois. (BOILEAU.)
8. ENSERRE, enferme. Terme hors d'usage maintenant.
LIVRE IV . FABLE XX. 105
Rien qui ne soit d'abord¹éclairé par les dieux :
Tout ce que l'homme fait, il le fait à leurs yeux,
Même les actions que dans l'ombre il croit faire.
Un païen qui sentoit quelque peu le fagot ' ?
Et qui croyoit en Dieu, pour user de ce mot,
Par bénéfice d'inventaire ?,
Alla consulter Apollon.
Dès qu'il fut en son sanctuaire :
Ce que je tiens , dit-il, est-il en vie ou non ?
Il tenoit un moineau, dit-on,
Prêt d'étouffer la pauvre bête,
Ou de la lâcher aussitôt,
Pour mettre Apollon en défaut.
Apollon reconnut ce qu'il avoit en tête :
Mort ou vif, lui dit-il , montre- nous ton moineau,
Et ne me tends plus de panneau " :
Tu te trouverois mal d'un pareil stratagème.
Je vois de loin ; j'atteins de même * .

IX. L'Avare qui a perdu son trésor 7.

L'usage seulement fait la possession .


Je demande à ces gens de qui la passion
Les cieux instruisent la terre
A révérer leur auteur,
Tout ce que le globe enserre
Célèbre un Dieu créateur. (J.-B. ROUSSEAU, Ode 2.)
1. D'ABORD, aussitôt, immédiatement. Même sens dans ces vers de Racine :
Ce n'est plus cette reine éclairée, intrépide...
Qui d'abord accablait ses ennemis surpris. (Athalie, III, 3.)
2. QUI SENTOIT LE FAGOT, qui était impie. Locution qui s'est introduite
en France du temps de François Ier, parce qu'en ce temps on brûlait les
hérétiques . » (TRÉVOUX.)
3. INVENTAIRE. On dit ordinairement sous bénéfice, etc. Le bénéfice
d'inventaire est un droit que la loi accorde à un héritier de n'accepter un
héritage qu'autant que les charges ne dépasseront point les biens cons-
tatés par l'inventaire. Croire en Dieu sous bénéfice d'inventaire, c'est y
croire à condition que cette croyance pourra être rejetée à volonté si elle
gêne ou déplait.
4. PRET DE. Nous avons vu souvent prêt de signifiant près de, sur lo
point de. Ici, il signifie prêt à, disposé à, et dans ce second sens il est
souvent employé au xvii. siècle ; la distinction entre prêt de et prêt à
n'existant pas ou n'étant pas encore de règle.
Qu'il vienne me parler, je suis prêt de l'entendre. (Rac., Phèd., v, 5.)
5. PANNEAU, filet qu'on met sur le passage du gibier, et par extension,
piége. .
6. DE MÊME. Apollon était armé d'un arc, et les anciens le surnom-
maient : qui frappé au loin (' Exý6oλoç).
7. Esope, F. 18 et 188.
106 LIVRE IV. - FABLE XX.
Est d'entasser oujours, mettre ¹ somme sur somme,
Quel avantage ils ont que n'ait pas un autre homme,
Diogène¹ là-bas est aussi riche qu'eux,
Et l'avare ici-haut comme lui vit en gueux ³.
L'homme au trésor caché, qu'Esope nous propose * ,
Servira d'exemple à la chose.
Ce malheureux attendoit
Pour jouir de son bien une seconde vie ;
Ne possédoit pas l'or, mais l'or le possédoit.
Il avoit dans la terre une somme enfouie ,
Son cœur avec, n'ayant autre déduit " ,
Que d'y ruminer jour et nuit,
Et rendre sa chevance " à lui-même sacrée.
Qu'il allat ou qu'il vint, qu'il bût ou qu'il mangeât,
On l'eût pris de bien court " , à moins qu'il ne songeât
A l'endroit où gisoit cette somme enterrée.
Il y fit tant de tours qu'un fossoyeur le vit,
Se douta du dépôt , l'enleva sans rien dire.
Notre avare un beau jour ne trouva que le nid.
Voilà mon homme aux pleurs : il gémit, il soupire,
Il se tourmente , il se déchire .
Un passant lui demande à quel sujet ses cris. -
C'est mon trésor que l'on m'a pris. --
Votre trésor ! où pris ? → Tout joignant cette pierre. -
Eh ! sommes-nous en temps de guerre
Pour l'apporter si loin? N'eussiez-vous pas mieux fait
1. METTRE. Régulièrement, il faut de mettre; mais on supprimait dans
ces sortes de phrases, assez souvent, en style familier, la préposition ou
l'article avant le second verbe :
Il nous faut le mener en quelque hôtellerie
Et faire sur les pots décharger sa furie. (MOL., l'Et., 1, 2.)
2. DIOGENE, philosophe cynique qui vivait dans un tonneau et faisait
consister la vertu dans l'indigence ( né en 413 av. J.-C.).
3. GUEUX. Un avare est toujours gueux ; il a également besoin de ce
qu'il a et de ce qu'il n'a pas. (VOITURE.)
4. PROPOSE, à notre étude, à nos réflexions.
5. DÉDUIT, divertissement. Terme hors d'usage. On disait aussi se dé
duyer, se divertir.
6. CHEVANCE, bien, fortune. Terme hors d'usage :
Grosse chevance oncques ne m'a tenté,
Et peu de bien a de quoi me suffire. (J.-B. ROUSSEAU.)
7. COURT. Prendre de court, c'est surprendre, ne laisser aucun délai,
aucun intervalle. « Il eût fallu saisir un intervalle bien court nour le sur-
prendre ne songeant pas...
8. Aux, dans les pleurs. Tournure fréquente en poésie :
On souffre, aux entretiens, ces sortes de combate.
(MOI IÈRE, Fem. sav., IV, 3.)
Aur ballades surtout vous êtes admirable. (ID . , ibid.)
LIVRE IV. FABLE XXI. 107
De le laisser chez vous en votre cabinet,
Que de le changer de demeure ?
Vous auriez pu sans peine y puiser à toute heure.
A toute heure, bons dieux ! ne tient-il qu'à cela ¹ ?
L'argent vient-il comme il s'en va?
Je n'y touchois jamais . - Dites-moi donc , de grâce,
Reprit l'autre, pourquoi vous vous affligez tant :
Puisque vous ne touchiez jamais à cet argent,
Mettez une pierre à la place ;
Elle vous vaudra tout autant.

XXI. L'il du Maître ".


Un cerf s'étant sauvé dans une étable à bœufs,
Fut d'abord 3 averti par eux
Qu'il cherchât un meilleur asile.
Mes frères, leur dit-il , ne me décelez pas :
Je vous enseignerai les pâtis les plus gras ;
Ce service vous peut quelque jour être utile,
Et vous n'en aurez point regret .
Les bœufs , à toutes fins , promirent le secret.
Il se cache en un coin , respire, et prend courage.
Sur le soir on apporte herbe fraîche et fourrage,
Comme l'on faisoit tous les jours :
L'on va, l'on vient, les valets font cent tours ,
L'intendant même ; et pas un d'aventure
N'aperçut ni cor , ni ramure * ,
Ni cerf enfin. L'habitant des forêts
Rend déjà grâce aux bœufs , attend dans cette étable
Que, chacun retournant au travail de Cérès,
Il trouve pour sortir un moment favorable.
L'un des bœufs ruminant lui dit : Cela va bien ;
6
Mais quoi ! l'homme aux cent yeux n'a pas fait sa revue :
Je crains fort pour toi sa venue ;
1. CELA. Est-ce là la seule chose qu'il y ait à faire ? Est-ce là le seul
soin que vous ayez à me recommander? »
2. Phèdre, l . 11, F. 7. Cervus et Boves.
3. D'ABORD, aussitôt.
4. COR, NI RAMURE. En terme de venerie, un cor c'est la branche de
corne qui sort de la ramure ou du bois de cerf, et croit d'années en années.
La ramure c'est le bois entier.
5. RUMINANT. Ce mot a ici deux sene : le sens propre et le sens figure
(réfléchir).
6. CENT YEUX. On dit dans le même sens d'un homme éclairé et pers-
picace c'est un Argus , parce qu'Argus avait cent yeux.
108 LIVRE IV . FABLE XXII.
Jusque-là, pauvre cerf, ne te vante de rien.
Là-dessus le maître entre et vient faire sa ronde.
Qu'est ceci ? dit-il à son monde ;
Je trouve bien peu d'herbe en tous ces râteliers.
Cette litière est vieille ; allez vite aux greniers.
Je veux voir désormais vos bêtes mieux soignées.
Que coûte-t-il d'ôter toutes ces araignées ?
Ne sauroit-on ranger ces jougs et ces colliers ?
En regardant à tout, il voit une autre tête
Que celles qu'il voyoit d'ordinaire en ce lieu ..
Le cerf est reconnu chacun prend un épieu ;
Chacun donne un coup à la bête.
Ses larmes ne sauroient la sauver du trépas.
On l'emporte , on la sale , on en fait maint repas ,
Dont maint voisin s'éjouit ² d'ètre.
Phèdre sur ce sujet dit fort élégamment
Il n'est, pour voir , que l'œil du maître * .
Quant à moi, j'y mettrois encor l'œil de l'amant.

XXII. L'Alouette et ses petits avec le Maître d'un champ '.

Ne t'attends qu'à toi seul ; c'est un commun proverbe.


6
Voici comme Esope le mit
En crédit :

Les alouettes font leur nid


Dans les blés quand ils sont en herbe ,
C'est-à-dire environ 7 le temps
Que tout aime et que tout pullule dans le monde,
Monstres marins au fond de l'onde ,
Tigres dans les forêts, alouettes aux champs .
Une pourtant de ces dernières
1. LARMES. Les cerfs pleurent quand ils sont pris et aux abois.
2. S'ÉJOUIT. Ancienne forme de se réjouir. On dit aussi éjouir à l'actif.
3. ELÉGAMMENT, spirituellement, avec un tour fin et délicat. (Flegans
en latin signifie spirituel.)
4. MAÎTRE. Voici le vers de Phèdre :
Hæc significat fabula
Dominum videre plurimum in rebus suis.
5. Aulu-Gelle, 11, 29. (Nuits attiques .)
6. COMME, pour comment. Voy. p. 18, note 8.- Crédit, vogue
7. ENVIRON, vers. Cette préposition ne s'emploie plus ainsi.
8. LE TEMPS QUE, le temps où. Tournure fréquente au XVII siècle
Voy. p. ii, note 1 .
LIVRE IV. - FABLE XXII. 109
Avoit laissé passer la moitié d'un printemps
Sans goûter le plaisir des amours printanières.
A toute force enfin elle se résolut
D'imiter la nature et d'être mère encore.
Elle båtit un nid, pond , couve, et fait éclore
A la hâte le tout alla du mieux qu'il put.
Les blés d'alentour mûrs avant que la nitée
Se trouvât assez forte encor
Pour voler et prendre l'essor ,
De mille soins divers l'alouette agitée
S'en va chercher pâture, avertit ses enfants
D'être toujours au guet et faire sentinelle.
Si le possesseur de ces champs

Vient avecque son fils, comme il viendra, dit-elle ,
Ecoutez bien : selon ce qu'il dira,
Chacun de nous décampera.
Sitôt que l'alouette eut quitté sa famille,
Le possesseur du champ vient avecque son fils.
Ces blés sont mûrs , dit-il : allez chez nos amis
5
Les prier que chacun, apportant sa faucille,
Nous vienne aider demain dès la pointe du jour.
Notre alouette de retour
Trouve en alarme sa couvée.
L'un commence : Il a dit que, l'aurore levée,
L'on fit venir demain ses amis pour l'aider.
S'il n'a dit que cela , repartit l'alouette ,
Rien ne nous presse encor de changer de retraite,
Mais c'est demain qu'il faut tout de bon écouter.
Cependant soyez gais , voilà de quoi manger.
Eux repus, tout s'endort, les petits et la mère.
6
L'aube du jour arrive , et d'amis point du tout.
L'alouette à l'essor 7 , le maître s'en vient faire
1. DU MIEUX QUE, pour le mieux que. Du ou de exprime la manière dont
une chose va ou se fait. - Voilà une personne qui aura soin pour moi de
vous traiter du mieux qu'il lui sera possible. (MOLIÈRE, Pourc. , I, 10. )
2. MURS, participe absolu comme en latin, étant mûrs.
3. ET FAIRE. Sur l'ellipse de la préposition de, voy. p. 106, note 1.
4. AVECQUE. Voy. p. 73, note 2.
5. PRIER QUE. Tournure peu usitée qu'on rencontre ailleurs encore
dans la Fontaine : Quelques voyageurs le prièrent qu'il leur enseignât
le chemin... ( Vie d'Esope.)
6. L'AUBE DU JOUR, le moment où le jour commence à blanchir (alb
dies, albescere).
Et du temple déjà l'aube blanchit le faite. (RACINE, Ath., 1, i.)
La pointe ou le point du jour, c'est le moment où le jour commence à
poindre, à percer.
7. L'ESSOR, S.-ent. étant. L'alouette ayant pris son essor, étant partie
110 LIVRE IV. FABLE XXII.
Sa ronde ainsi qu'à l'ordinaire.
Ces blés ne devroient pas , dit-il, être debout .
Nos amis ont grand tort, et tort¹ qui se repose
Sur de tels paresseux, à servir ainsi lents.
Mon fils , allez chez nos parents
Les prier de la même chose.
L'épouvante est au nid plus forte que jamais.
-Il a dit ses parents , mère ! c'est à cette heure...
Non , mes enfants ; dormez en paix :
Ne bougeons de notre demeure .
L'alouette eut raison ; car personne ne vint.
Pour la troisième fois , le maître se souvint
De visiter ses blés. Notre erreur est extrême,
Dit-il, de nous attendre à d'autres gens que nous .
Il n'est meilleur ami ni parent que soi-même .
Retenez bien cela, mon fils. Et savez-vous
Ce qu'il faut faire? Il faut qu'avec notre famille ¹
Nous prenions dès demain chacun une faucille :
C'est là notre plus court ; et nous achèverons
Notre moisson quand nous pourrons.
Dès lors que ce dessein fut su de l'alouette :
C'est ce coup³ qu'il est bon de partir , mes enfants !
Et les petits, en même temps ,
Voletants, se culebutants " ,
Délogèrent tous sans trompette .
1. ET TORT. Cette ellipse d'un verbe déjà exprimé à un nombre ou
un temps différent est fréquente au xvII• siècle. Au point du jour,
lorsque l'esprit est le plus net et les pensées les plus pures. » (BOSSUET,
Hist. univ., 1 part., § 3.)
Je suis le misérable, et toi le fortuné. (MOLIÈRE , Mis . , III , 1. )
2. FAMILLE, nos gens, nos domestiques. Sur ce sens latin du mot fa-
mille, v. p. 85, note 6.
3. CE COUP, à ce coup, cette fois.
4. CULEBUTANTS. La Fontaine a fait ici une faute d'orthographe pour
allonger son vers, et peut-être aussi pour mieux exprimer le désordre des
alouettes.
LIVRE V

L - Le Bûcheron et Meroure¹.
A M. L. G. D. B..
Votre goût a servi de règle à mon ouvrage :
J'ai tenté les moyens d'acquérir son suffrage.
Vous voulez qu'on évite un soin trop curieux ,
Et des vains ornements l'effort ambitieux * ;
Je le veux comme vous : cet effort ne peut plaire.
Un auteur gâte tout quand il veut trop bien faire ".
Non qu'il faille bannir certains traits délicats :
Vous les aimez , ces traits ; et je ne les hais pas.
Quant au principal but qu'Esope se propose,
J'y tombe au moins mal que je puis.
Enfin, si dans ces vers je ne plais et n'instruis,
Il ne tient pas à moi ; c'est toujours quelque chose.
Comme la force est un point
Dont je ne me pique 10 point,
Je tâche d'y tourner le vice en ridicule ,
Ne pouvant l'attaquer avec des bras d'Hercule .
1. Esope, F. 37 et 127. Rabelais, 2º Prologue du 1. iv.
2. Ces initiales signifient M. le chevalier de Bouillon. C'était un parent
du maréchal de Turenne.
3. CURIEUX, comme curiosus en latin, exprime quelquefois la recherche,
l'affectation, l'envie trop marquée de bien faire (cura, souci).--Pétrone
dépensait son bien dans un luxe poli et curieux. » (SAINT-ÉVREMOND.)
4. AMBITIEUX. Imité du latin d'Horace :
Ambitiosa recidet
Ornamenta. (Ars poet., 447.)
Il réprime des mots l'ambitieuse emphase. (BOILEAU, A.P. , ch. 1, 104. )
5. FAIRE. On ne se contente pas de la simple raison, des grâces naïves ,
du sentiment le plus vif, qui font la perfection réelle. On va un peu au delà
du but par amour-propre. On ne sait pas être sobre dans la recherche du
beau, on ignore l'art de s'arrêter tout court en deçà des ornements am-
bitieux. Le mieux auquel on aspire fait qu'on gâte le bien, dit un pro-
verbe italien. On fait comme ceux qui chargent une étoffe de trop de
broderie. Le goût exquis craint le trop en tout, sans en excepter l'esprit
même. L'esprit lasse beaucoup dès qu'on l'affecte et qu'on le prodigue.
Tant d'éclairs m'éblouissent : je cherche une lumière douce qui soulage
mes faibles yeux. » (FENELON, Lettre à l'Acad. , § 5.)
6. J'Y TOMBE. On disait tomber au but pour y arriver, y toucher (inci-
dere in scopum). Métaphore tirée d'une pierre ou d'une boule lancée con-
tre un but, et qui y tombe après avoir décrit une courbe.
7. AU MOINS MAL. Au à la place de le indique la manière dont une chose
estfaite ; comme dumieux qu'il est possible, pour le mieux. Voy. p. 109, n. i.
8. ET, pour ni, par euphonie.
9. IL, cela.
10. PIQUE. Voy. p. 13, note 5.
FABLES DE LA FONTAINE, 7
112 LIVRE V. FABLE 1 .
C'est là tout mon talent ; je ne sais s'il suffit.
Tantôt je peins en un récit
La sotte vanité jointe avecque¹ l'envie ,
Deux pivots sur qui² roule aujourd'hui notre vie.
Tel est ce chétif animal
Qui voulut en grosseur au bœuf se rendre égal³ .
J'oppose quelquefois, par une double image,
Le vice à la vertu , la sottise au bon sens,
Les agneaux aux loups ravissants ,
La mouche à la fourmi ; faisant de cet ouvrage
Une ample comédie à cent actes divers ,
Et dont la scène est l'univers .
Hommes, dieux, animaux, tout y fait * quelque rôle ;
Jupiter comme un autre . Introduisons celui
Qui porte de sa part aux belles la parole :
Ce n'est pas de cela qu'il s'agit aujourd'hui .
Un bûcheron perdit son gagne-pain ,
C'est sa cognée ; et la cherchant en vain ,
Ce fut pitié là-dessus de l'entendre .
Il n'avoit pas des outils à revendre :
Sur celui-ci rouloit tout son avoir.
Ne sachant donc où mettre son espoir,
Sa face étoit de pleurs toute baignée :
O ma cognée ! ô ma pauvre cognée !
S'écrioit-il Jupiter , rends-la-moi ;
Je tiendrai l'être encore un coup de toi .
Sa plainte fut de l'Olympe entendue.
Mercure vient. Elle n'est pas perdue,
Lui dit ce dieu ; la connoîtras-tu bien ?
Je crois l'avoir près d'ici rencontrée.
Lors une d'or à l'homme étant montrée,
Il répondit : Je n'y³ demande rien .
Une d'argent succède à la première ;
Il la refuse . Enfin une de bois.
Voilà, dit-il , la mienne cette fois :
Je suis content si j'ai cette dernière.
1. AVECQUE. Voy. p. 73, note 2.
2. Qui, pour lesquels. Voy. p. 30, note 2.
3. EGAL. L. 1, F. 3.
4. FAIT. Faire un rôle est la traduction du latin agere personam . OD
disait pareillement : faire un personnage, faire la comédie, et même faire
du roi, du général, pour trancher du roi, etc. (regem, ducem gerere.)
5. N'Y. Je ne prétends rien à celle-là, en ce qui concerne celle-là.
LIVRE V. FABLE II. 113
Tu les auras, dit le dieu , toutes trois :
Ta bonne foi sera récompensée .
En ce cas-là je les prendrai , dit-il.
L'histoire en est aussitôt dispersée¹ ;
Et boquillons de perdre leur outil ,
Et de crier pour se le faire rendre.
Le roi des dieux ne sait auquel entendre.
Son fils Mercure aux criards vient encor ;
A chacun d'eux il en montre une d'or.
Chacun eût cru passer pour une bête
De ne pas dire aussitôt : La voilà !
Mercure, au lieu de donner celle-là ,
Leur en décharge un grand coup sur la tête.
Ne point mentir, être content du sien ,
C'est le plus sûr : cependant on s'occupe
A dire faux pour attraper du bien.
Que sert cela ? Jupiter n'est pas dupe .

II. Le Pot de terre et le Pot de fer .

Le pot de fer proposa


Au pot de terre un voyage.
Celui-ci s'en excusa,
Disant qu'il feroit que sage
De garder le coin du feu :
Car il lui falloit si peu,
Si peu que la moindre chose
De son débris 8 seroit cause :
Il n'en reviendroit morceau.

1. DISPERSÉE, répandue. (Tournure latine, rumor diditus.)


2. BOQUILLONS, bûcherons, de boquet, bouquet ou bosquet (petit bois).
3. QUE SERT CELA? Tournure latine. On emploie que sert avecun infinitif :
Quesert de se flatter? On sait qu'à votre tête... (RACINE , Iph., I, 2.)
4. Esope, FF . 329 et 295.
5. QUE SAGE, qu'il ne ferait que sagement. Ne est souvent supprime
dans le style familier, comme on le voit fréquemment dans Molière, et
quant à l'emploi de sage pour sagement, il est bon d'observer que dans
l'origine de la langue tous les adjectifs servaient aussi d'adverbes.
6. DEBRIS, ruine, brisement. Le mot débris au singulier signifie les
restes d'un vaisseau brisé par la tempête ; il se dit aussi des objets cassés
dans une maison : le débris d'un navire, le débris d'une hôtellerie. Au
figuré, avec le sens de chute et de ruine, il s'employait autrefois au sin
gulier. Aujourd'hui il ne s'emploie qu'au pluriel.
Et parmi le débris, le ravage et les morts,
A force d'attentats perdre tous mes remords. (Athal., 111, 3.)
114 LIVRE V. - FABLE IIL.
Pour vous, dit-il, dont la peau
Est plus dure que la mienne ,
Je ne vois rien qui vous tienne.
Nous vous mettrons à couvert,
Repartit le pot de fer :
Si quelque matière dure
Vous menace d'aventure ' 1
Entre deux je passerai ,
Et du coup vous sauverai .
Cette offre le persuade.
Pot de fer son camarade
Se met droit à ses côtés.
Mes gens s'en vont à trois pieds
Clopin clopant comme ils peuvent,
L'un contre l'autre jetés
2
Au moindre hoquet qu'ils treuvent❜ .
Le pot de terre en souffre ; il n'eut pas fait cent pas
Que par son compagnon il fut mis en éclats ,
Sans qu'il eût lieu de se plaindre .
Ne nous associons qu'avecque nos égaux ;
Ou bien il nous faudra craindre
Le destin d'un de ces pots.

III. - Le petit Poisson et le Pêcheur ,


Petit poisson deviendra grand,
Pourvu que Dieu lui prête vie ;
Mais le lâcher en attendant ,
6
Je tiens pour moi que c'est folie :
Car de le rattraper il n'est pas trop certain.
Un carpeau, qui n'étoit encore que fretin ,
Fut pris par un pêcheur au bord d'une rivière.
Tout fait nombre, dit l'homme en voyant son butin ;
Voilà commencement de chère et de festin :
1. D'AVENTURE, de quelque malheur.
2. HOQUET, heurt, choc.
3. TREUVENT. Voy. p. 55, note 5.
4. AVECQUE. Voy. p. 73, note 2.
5. Esope, FF. 24 et 20.
6. JE TIENS, j'estime, je juge (en latin, pro certo tenere, tenir pour cer
tain). - Je tiens impossible de connaître les parties sans connaitre le
tout. (PASCAL , Pensées.)
Je le tiendrois fort misérable
S'il ne quittoit jamais sa mine redoutable. (MoL., Amph.)
LIVRE V. - FABLE IV. 115
Mettons-le en notre gibecière .
Le pauvre carpillon lui dit en sa manière :
Que ferez-vous de moi ? je ne saurois fournir
Au plus qu'une demi-bouchée.
Laissez-moi carpe devenir :
Je serai par vous repêchée ;
Quelque gros partisan 1 m'achètera bien cher :
Au lieu qu'il vous en faut chercher
Peut-être encor cent de ma taille
Pour faire un plat : quel plat ! croyez-moi , rien qui vaille.
Rien qui vaille ! eh bien ! soit , repartit le pêcheur :
Poisson, mon bel ami , qui faites le prêcheur ;
Vous irez dans la poêle ; et vous avez beau dire,
Dès ce soir on vous fera frire .
Un Tiens vaut , ce dit-on, mieux que deux Tu l'auras :
L'un est sûr ; l'autre ne l'est pas.

IV. - Les Oreilles du lièvre .


Un animal cornu blessa de quelques coups
Le lion, qui , plein de courroux ,
Pour ne plus tomber en la peine ,
Bannit des lieux de son domaine
Toute bête portant des cornes à son front.
Chèvres , béliers , taureaux , aussitôt délogèrent ;
Daims et cerfs de climat changèrent :
Chacun à s'en aller fut prompt.
Un lièvre, apercevant l'ombre de ses oreilles ,
Craignit que quelque inquisiteur ✦
N'allât interpréter à cornes leur longueur ,
1. PARTISAN. Sous l'ancien régime, c'était celui qui avait fait un traitė
avec le roi pour le recouvrement des impôts. Les partisans nous font
sentir toutes les passions l'une après l'autre. L'on commence par le mé-
pris à cause de leur obscurité. On les envie ensuite, on les hait, on les
craint; on les estime quelquefois et on les respecte. L'on vit assez pour
finir à leur égard par la compassion. » ( LA BRUYÈRE , Des biens de fortune.)
2. Faerne, 1. i, F. 2. Vulpes et Simius.
3. EN LA PEINE, en peine, en péril. L'article est ici exprimé, tandis que
Bous l'omettons. Il en est de même dans cette phrase : Si c'était une
paysanne, vous auriez maintenant toutes coudées franches pour vous en
faire la justice à bons coups de bâtons. (MOLIÈRE, G. D. , 1 , 3.)— « Nous se-
rons les premiers, sa mère et moi, à vous en faire la justice. » (ID. , ibid.)
4. INQUISITEUR, juge sévère. Ce mot désigne, au propre, les membres
du tribunal de l'Inquisition établi autrefois en Espagne pour rechercher
et punir les hérétiques et les ennemis de la foi.
5. INTERPRÉTER A, regarder comme, assimiler à, par une interprétation
forcée de la loi.
116 LIVRE V. FABLE V.
Ne les soutint en tout à des cornes pareilles.
Adieu, voisin grillon , dit-il ; je pars d'ici :
Mes oreilles enfin seroient cornes aussi ;
Et quand je les aurois plus courtes qu'une autruche ,
Je craindrois même encor. Le grillon repartit :
Cornes cela ! Vous me prenez pour cruche !
Ce sont oreilles que Dieu fit.
On les fera passer pour cornes ,
Dit l'animal craintif et cornes de licornes ¹ .
J'aurai beau protester ; mon dire et mes raisons
Iront aux Petites-Maisons *.

V. — Le Renard ayant la queue coupée³.


Un vieux renard, mais des plus fins,
Grand croqueur de poulets , grand preneur de lapins,
Sentant son renard d'une lieue 9
Fut enfin au piége attrapé.
Par grand hasard en étant échappé ,
Non pas franc , car pour gage il y laissa sa queue ;
S'étant, dis-je, sauvé sans queue, et tout honteux,
Pour avoir des pareils (comme il étoit habile) ,
Un jour que les renards tenoient conseil entre eux :
Que faisons-nous , dit-il , de ce poids inutile,
Et qui va balayant tous les sentiers fangeux?
Que nous sert cette queue? Il faut qu'on se la coupe :
Si l'on me croit, chacun s'y résoudra.
Votre avis est fort bon , dit quelqu'un de la troupe :
Mais tournez-vous , de grâce, et l'on vous répondra.
A ces mots il se fit une telle huée ,
Que le pauvre écourté ne put être entendu.
Prétendre ôter la queue eût été temps perdu :
La mode en fut continuée.
Et c'est souvent à mal que le bien s'interprète. (MOL., Tart., v, 3.)
Et dois-je interpréter à charitable soin... (ID ., ibid.)
1. LICORNES , animal d'Afrique, de la grandeur du cheval, qui a une
corne au front.
2. PETITES-M..ISONS, ancien nom d'un hôpital des fou à Paris.
3. Esope, FF. 28 et 6.
4. CROQUEUR. Terme forgé par la Fontaine.
5. Il fallait, dit Marmontel, une rime à queue ; l'amener était chose
fort difficile ; et quand on lit le ven qui résout le problème, rien ne pa-
rait plus naturel. »
6. FRANC, entier, sans dommage.
LIVRE V. K FABLE VI. 117
VI. La Vieille et les deux Servantes 1.
Il étoit une vieille ayant deux chambrières❜
Elles filoient si bien que les sœurs filandières '
Ne faisoient que brouiller au prix ✦ de celles-ci .
La vieille n'avoit point de plus pressant souci
Que de distribuer aux servantes leur tâche.
Dès que Téthys³ chassoit Phébus aux crins dorés,
Tourets entroient en jeu, fuseaux étoient tirés ;
Deçà, delà, vous en aurez :
Point de cesse, point de relâche.
Dès que l'Aurore , dis-je, en son char remontoit,
Un misérable coq à point nommé chantoit ;
Aussitôt notre vieille , encor plus misérable ,
S'affubloit d'un jupon crasseux et détestable,
Allumoit une lampe, et couroit droit au lit
Où, de tout leur pouvoir, de tout leur appétit ,
Dormoient les deux pauvres servantes.
L'une entr'ouvroit un œil, l'autre étendoit un bras :
Et toutes deux, très-mal 6 contentes ,
Disoient entre leurs dents : Maudit coq ! tu mourras !
Comme elles l'avoient dit , la bête fut grippée" :
Le réveille-matin eut la gorge coupée.
Ce meurtre n'amenda nullement leur marché
Notre couple, au contraire , à peine étoit couché ,
Que la vieille , craignant de laisser passer l'heure ,
9
Couroit comme un lutin par toute sa demeure.
C'est ainsi que, le plus souvent,
Esope, FF. 22 et 44.
2. CHAMBRIÈRES, « servantes des personnes de petite condition. » (TRÉ-
Voux.)
3. FILANDIÈRES. Ce terme, qui désigne une femme dont le métier est
de filer, est appliqué aux trois Parques (Clotho, Lachésis, Atropos), parce
qu'elles filent les destinées des mortels.
4. AU PRIX DE. Voy. p. 78, note 2.
5. TETHYS, déesse de la mer. Les anciens croyaient que le soleil pas-
sait la nuit dans la mer.
6. MAL CONTENTES. Autrefois on employait souvent mal avec les ad-
jectifs, dans le sens de peu ou de la négation. On disait mal gracieux,
mal habile, mal aisé, etc.
Monsieur, je suis mal propre à décider la chose. (MoL. , Mis. , 1, 2.)
7. GRIPPÉE. Gripper signifie ravir subitement et promptement. Il se dit
des chats, des voleurs, etc.
8. MARCHÉ. Locution proverbiale. « On dit qu'un homme n'amende pas
son marché, quand en différant la conclusion d'une affaire, ou en faisant
quelque mauvaise démarche, il ne rend pas sa condition meilleure. »
(TRÉVOUX.)
9. LUTIN, sorte de démon ou de follet. On dit par métaphore : C'est un
lutin, d'un enfant turbulent ou d'une personne toujours en mouvement :
Je vais comme un lutin, de çà de là courant. ( REGNIER.)
148 LIVRE V. - FABLE VII .
Quand on pense sortir d'une mauvaise affaire,
On s'enfonce encor plus avant :
Témoin ce couple et son salaire.
La vieille, au lieu du coq, les fit tomber par là
De Charybde en Scylla ¹.

VII. - Le Satyre et le Passant ”.


Au fond d'un antre sauvage
8
Un satyre et ses enfants
Alloient manger leur potage,
Et prendre l'écuelle aux dents.
On les eût vus sur la mousse,
Lui , sa femme , et maint petit :
Ils n'avoient tapis ni housse ,
Mais tous fort bon appétit.
Pour se sauver de la pluie
Entre un passant morfondu.
Au brouet on le convie :
Il n'étoit pas attendu .
Son hôte n'eut pas la peine
De le semondre deux fois.
D'abord avec son haleine
Il se réchauffe les doigts :

Puis sur le mets qu'on lui donne,


Délicat, il souffle aussi .

1. CHARYBDE EN SCYLLA. Charybde est un gouffre situé dans le détroit


de Sicile, en face d'un autre gouffre appelé Scylla. Le passage étant fort
étroit, il était difficile d'éviter l'un sans tomber dans l'autre. De là le
proverbe. On trouve dans Gauthier de Châtillon, poëte du XIIe siècle, ce
vers latin où le proverbe est exprimé :
incidit in Scyllam cupiens vitare Charybdim.
2. Esope, FF. 26 et 126.
3. SATYRE. Les satyres étaient des demi-dieux champêtres. On les repré
sentait avec un corps d'homme, lefront armé de cornes, et des pieds de bouc.
1. SEMONDRE, exhorter par un avis :
De peur que cet objet, qui le rend hypocondre,
A faire un vilain coup ne me l'allåt semondre. ( MOL., l'Et. , 1 , 3.)
« La racine de semondre me paraît être sermo ; semondre serait alors une
forme primitive de sermonner. L'r s'éteignait dans la prononciation pour
éviter deux consonnes consécutives : sermonner, semoner, semonre, enfin
semondre, avec un d euphonique, comme dans pondre tiré de ponere
dans moudre tiré de molere (mould)re). > (M. GÉNIN.)
LIVRE V. FABLE VIII. 119
Le satyre s'en étonne :
Notre hôte, à quoi bon ceci ?
L'un refroidit mon potage;
L'autre réchauffe ma main. -
Vous pouvez, dit le sauvage,
Reprendre votre chemin.
Ne plaise aux dieux que je couche
Avec vous sous même toit !
Arrière ceux dont la bouche
Souffle le chaud et le froid ¹ !

VIII. - Le Cheval et le Loups.


Un certain loup , dans la saison
8
Que les tièdes zéphyrs ont l'herbe rajeunie * ,
Et que les animaux quittent tous la maison
Pour s'en aller chercher leur vie ;
Un loup, dis-je, au sortir des rigueurs de l'hiver,
Aperçut un cheval qu'on avoit mis au vert.
Je laisse à penser quelle joie .
Bonne chasse , dit-il , qui l'auroit à son croc !
Eh ! que n'es-tu mouton ! car tu me serois hoc ® ;
1. FROID. C'est un bien petit jeu de mots, et une fable très-faible . On
peut souffler sur un potage et sur ses doigts, pour réchauffer ceux- ci et
refroidir celui-là, sans être pour cela accusé de duplicité.
2. Esope, FF. 134 et 263.
3. QUE, pour où :
L'argent dans notre bourse entre agréablement ;
Mais le terme venu que nous devons le rendre,
C'est lors que les douleurs commencent à nous prendre.
(MOLIÈRE, l'Et. , 1, 6.)
4. RAJEUNIE. Inversion poétique :
Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie. (CORNEILLE, Horaces.)
5. QUI L'AURAIT. Ellipse, pour celui qui.
6. Hoc, assuré. On varie sur l'origine de cette locution. L'Académie dit :
Hoc est un jeu de cartes ; et parce qu'en jouant certaines cartes qui ont
le privilége de couper toutes les autres, on a coutume de dire hoc; de là
vient que, dans le discours familier, pour dire qu'une chose est assurée à
quelqu'un, on dit cela lui est hoc. Mais M. Génin réplique : « Cette
explication n'est point satisfaisante ; car les cartes furent inventées au
XVe siècle seulement, et dès le xi le mot hoc entrait dans une locution
semblable à être hoc..... Hoc est un mot français, un mot de la vieille
langue, où il signifie un croc : « Un hoc à tanneur, de quoi l'on trait les
cuirs hors de l'eau. (Lettre de rémiss. de 1369.) ་ Du substantif hoc
sont venus les verbes hocher et ahocher ; ce dernier est le même qu'accro-
cher. Cela m'est hoc est donc une locution dont le sens revient à cela ne
peut me manquer,
nais avec un croc. cela m'est acquis aussi infailliblement que si je le te-
..... Mon congé cent fois me fût-il hoc,
La poule ne doit point chanter avant le coq. (MOL. , F. sav., v, 3.)
7.
120 LIVRE V. FABLE IX .
Au lieu qu'il faut ruser pour avoir cette proie.
Rusons donc. Ainsi dit, il vient à pas comptés ;
Se dit écolier d'Hippocrate¹ ;
Qu'il connoît les vertus et les propriétés .
De tous les simples de ces prés ;
Qu'il sait guérir, sans qu'il se flatte,
Toutes sortes de maux . Si dom 2 coursier vouloit
Ne point celer sa maladie ,
Lui loup gratis le guériroit :
Car le voir en cette prairie
Paître ainsi , sans être lié ,
Témoignoit quelque mal , selon la médecine.
J'ai , dit la bête chevaline,
Un apostume 3 sous le pied.
Mon fils , dit le docteur, il n'est point de partie
Susceptible de tant de maux.
J'ai l'honneur de servir nosseigneurs les chevaux,
Et fais aussi la chirurgie.
Mon galant ne songeoit qu'à bien prendre son temps ,
Afin de happer son malade .
L'autre, qui s'en doutoit , lui lâche une ruade
Qui vous lui met en marmelade
Les mandibules 5 et les dents.
C'est bien fait, dit le loup en soi-même, fort triste ;
Chacun à son métier doit toujours s'attacher.
Tu veux faire ici l'arboriste " ,
Et ne fus jamais que boucher.

ΙΧ. - Le Laboureur et ses Enfants7

Travaillez, prenez de la peine :


C'est le fonds qui manque le moins.

Il suit de cette explication que la Fontaine a fait rimer le même mot avec
lui-même sous ses deux formes. Il connaissait le sens de la locution, sans
en savoir l'origine.
1. HIPPOCRATE, médecin grec, père de la médecine.
2. DOM OU DON, venant du latin dominus (par abréviation domnus), et
signifiant seigneur. C'est un titre de noblesse en Espagne, et un terme de
respect dans certains ordres religieux.
3. APOSTUME OU APOSTÈME , tumeur en suppuration.
4. GALANT, rusé.
5. MANDIBULES . Terme d'anatomie qui signifie mâchoires
6. ARBORISTE, herboriste. La prononciation dont on se servait du temps
de la Fontaine n'existe plus.
7. Esope, FF. 25 et 33.
LIVRE V. - FABLE X. 121
Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants , leur parla sans témoins .
Gardez-vous , leur dit-il , de vendre l'héritage
Que nous ont laissé nos parents ;
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l'endroit ; mais un peu de courage
Vous le fera trouver : vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu'on aura fait l'oût¹ :
Creusez, fouillez , bêchez ; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse¹ .
Le père mort, les fils vous retournent le champ,
Degà, delà, partout ; si bien qu'au bout de l'an
Il en rapporta davantage.
D'argent , point de caché . Mais le père fut sage
De leur montrer, avant sa mort,
Que le travail est un trésor.

I. - La Montagne qui accouche ,


Une montagne en mal d'enfant
Jetoit une clameur si haute
Que chacun, au bruit accourant ,
Crut qu'elle accoucheroit sans faute
D'une cité plus grosse que Paris :
Elle accoucha d'une souris.

Quand je songe à cette fable,


Dont le récit est menteur
Et le sens est véritable,
Je me figure un auteur
Qui dit : Je chanterai la guerre
Que firent les Titans B au maître du tonnerre.
C'est promettre beaucoup mais qu'en sort-il souvent ?
Du vent " .

1. L'OUT. Voy. p. 3, note 5.


2. REPASSE. Ne est supprimé avant le second verbe. Nous avons déjà
dit que cette ellipse est fréquente dans Molière.
3. D'ARGENT... CACHÉ. On dit ordinairement avec inversion : d'argent,
point. Ici l'auteur ajoute de caché, comme s'il eût dit : point d'argent
(de) caché.
4. Phèdre, l. IV, F. 18. Mons parturiens.
5. LES TITANS. Titan était l'ainé des fils d'Uranus. Il céda à Saturne
son frère ses droits à l'empire du ciel, en réservant ceux de ses enfants.
Ceux-ci, les Titans, les réclamèrent par la force et furent vaincus.
6. DU VENT. Ce vers de deux syllabes fait un effet très-agréable ; on
122 LIVRE V. - FABLE XI.
ΧΙ. La Fortune et le jeune Enfant'
Sur le bord d'un puits très -profond
Dormoit, étendu de son long ,
Un enfant alors dans ses classes :
Tout est aux écoliers couchette et matelas.
Un honnête homme, en pareil cas ,
Auroit fait un saut de vingt brasses .
Près de là tout heureusement
La Fortune passa, l'éveilla doucement,
Lui disant : Mon mignon , je vous sauve la vie ,
Soyez une autre fois plus sage, je vous prie.
Si vous fussiez tombé , l'on s'en fût pris à moi ;
Cependant c'étoit votre faute .
Je vous demande, en bonne foi,
Si cette imprudence si haute
Provient de mon caprice. Elle part à ces mots.
Pour moi , j'approuve son propos.
Il n'arrive rien dans le monde
5
Qu'il ne faille qu'elle en réponde :
Nous la faisons de tous écots " ;
Elle est prise à garant 7 de toutes aventures .
ne peut mieux exprimer la nullité de la production annoncée avec faste. ›
(CHAMFORT.) Horace avait dit :
Parturiunt montes, nascetur ridiculus mus. (Ars poet., 139.)
Boileau a traduit le passage d'Horace :
N'allez pas dès l'abord, sur Pégase monté,
Crier à vos lecteurs d'une voix de tonnerre :
Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre.
Que produira l'auteur après tous ces grands cris?
La montagne en travail enfante une souris. (Art poét., 1 , 270.)
1. Esope, FF. 62 et 256. -- Régnier, Sat. xiv , 85.
2. BRASSES. Une brasse (la longueur des deux bras étendus) était une
mesure d'environ 6 pieds.
3. TOUT, dans le sens de tout à fait, en latin omnino. De même
dans ce vers :
Il m'est dans la pensée
Venu tout maintenant une affaire pressée. (MOLIÈRE.)
4. HAUTE. Haut se dit de tout ce qui a quelque degré de grandeur,
d'élévation, en quelque sens que ce soit, en bonne et en mauvaise part.
(TRÉVOUX .) - On dit summus.
une haute injustice, une haute sottise, etc. C'est
la traduction du latin
5. QU'IL NE FAILLE, sans qu'elle n'en réponde. Tournure imitée du la-
tin : nihil accidit quin oporteat eam objurgari.
6. EcoTS . C'est-à-dire « nous la faisons entrer pour une part dans tous
nos malheurs. Ecot est la quote-part d'un convive dans les frais d'un
repas. On dit semblablement : parler à son écot, c'est-à-dire à son tour
et pour sa part :
Maís quoi !... Taisez -vous, vous, parlez à votre écot.
(MOLIÈRE, Tart., iv, 3.)
7. GARANT, responsable. Un garant est celui qui se porte fort pour quel-
LIVRE V. FABLE XIII . 123
Est-on sot , étourdi ; prend-on mal ses mesures,
On pense en être quitte en accusant son sort :
Bref, la Fortune a toujours tort.

XII. - Les Médecins 1.

Le médecin Tant-pis alloit voir un malade


Que visitoit aussi son confrère Tant-mieux
Ce dernier espéroit, quoique son camarade
Soutînt que le gisant iroit voir ses aïeux.
Tous deux s'étant trouvés différents pour la cure,
Leur malade paya le tribut à nature ,
Après qu'en ses conseils Tant-pis eut été cru.
Ils triomphoient encor sur cette maladie.
L'un disoit : Il est mort ; je l'avois bien prévu.
S'il m'eût cru, disoit l'autre, il seroit plein de vie '.

XIII. La Poule aux œufs d'or³.


L'avarice perd tout en voulant tout gagner.
Je ne veux, pour le témoigner,
Que celui dont la poule, à ce que dit la fable,
Pondoit tous les jours un œuf d'or.
Il crut que dans son corps elle avoit un trésor ;
Il la tua, l'ouvrit, et la trouva semblable
A celles dont les œufs ne lui rapportoient rien ,
S'étant lui-même ôté le plus beau de son bien.

Belle leçon pour les gens chiches * !


Pendant ces derniers temps , combien en a-t-on vus,
Qui du soir au matin sont pauvres devenus ,
Pour vouloir trop tôt être riches !
qu'un, qui se donne pour caution, et répond du fait d'un autre. Prendre
à garant, c'est-à-dire comme garant, c'est faire retomber sur quelqu'un
une faute ou un malheur, c'est rendre quelqu'un responsable.
1. Esope, FF. 126 et 224.
2. PLEIN DE VIE. On sait par Molière et par Boileau qu'il était de mode
auXVII⚫ siècle de se moquer de l'ignorance et du charlatanisme des médecins:
Dans Florence jadis vivait un médecin,
Savant hâbleur, dit-on, et célèbre assassin. (Art poét. , iv.)
3. Esope, FF. 153 et 136.
4. CHICHES. Mot du style familier qui signifie parcimonieux, économe
à l'excès (en latin, parcus). On remarque que cupides eût été ici plus
juste ; car le cupide veut s'enrichir tout de suite, et le chiche craint de
dépenser. Mais au fond c'est la même passion maladroite de l'argent, et
c'est ce que l'auteur a voulu exprimer.
124 LIVRE V.. FABLE XV .
XIV. L'Ane portant des reliques¹,
Un baudet chargé de reliques
S'imagina qu'on l'adoroit :
Dans ce penser il se carroit,
Recevant comme siens l'encens et les cantiques,
Quelqu'un vit l'erreur et lui dit :
Maître baudet , ôtez-vous de l'esprit
Une vanité si folle .
Ce n'est pas vous , c'est l'idole
A qui cet honneur se rend ,
3
Et que la gloire en est due.
D'un magistrat ignorant,
C'est la robe qu'on salue.

XV. Le Cerf et la Vigne ♦.

Un cerf, à la faveur d'une vigne fort haute,


Et telle que l'on en voit en de certains climats ,
S'étant mis à couvert et sauvé du trépas ,
Les veneurs , pour ce coup , croyoient leurs chiens en faute ;
Ils les rappellent donc. Le cerf, hors de danger,
Broute sa bienfaitrice : ingratitude extrême !
On l'entend ; on retourne, on le fait déloger :
Il vient mourir en ce lieu même .
J'ai mérité, dit- il , ce juste châtiment :
Profitez-en, ingrats. Il tombe en ce moment.
La meute en fait curée : il lui fut inutile
De pleurer aux veneurs à sa mort arrivés .
1. Esope, FF. 135 et 261 .
2. C'EST... A QUI. La grammaire veut aujourd'hui : c'est à l'idole que.
Mais cette tournure, aujourd'hui condamnée, était, au XVIIe siècle, très-
usitée . Elle met en relief le mot principal :
C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler. ( BOILEAU , Sat. 9.)
3. ET QUE. L'auteur modifie la phrase, comme s'il eût dit plus haut :
c'est à l'idole que... et que.
4. Esope, F. 65. — Phèdre, 1. 1, F. 12. Cervus ad fontem.
5. CLIMATS. En Italie, par exemple, où les vignes grimpent jusqu'au
sommet des arbres qui leur servent d'appui.
6. BIENFAITRICE. Alliance d'une idée morale et d'une action physique,
heureusement exprimée en deux mots.
7. CURÉE. C'est le repas qu'on fait faire aux chiens en leur donnant à
manger la bête qu'ils ont prise. On dit que les chiens font curée, lorsque,
sans attendre le veneur, ils mangent le gibier.
8. DE PLEURER AUX VENEURS. Il n'eut pas la peine de pleurer devant
les veneurs ; il était déjà dévoré quand ils accoururent. Allusion aux pleurs
du cerf pris par les chasseurs.
LIVRE V. - FABLE XVII. 125
Vraie image de ceux qui profanent l'asile
Qui les a conservés .

XVI. - Le Serpent et la Lime¹.


On compte qu'un serpent, voisin d'un horloger
(C'étoit pour l'horloger un mauvais voisinage),
Entra dans sa boutique, et, cherchant à manger
N'y rencontra pour tout potage
Qu'une lime d'acier qu'il se mit à ronger.
Cette lime lui dit, sans se mettre en colère :
Pauvre ignorant ! et que prétends-tu faire?
Tu te prends à plus dur que toi,
Petit serpent à tête folle :
Plutôt que d'emporter de moi
Seulement le quart d'une obole¹,
Tu te romprois toutes les dents.
Je ne crains que celles du temps.
Ceci s'adresse à vous , esprits du dernier ordre,
Qui, n'étant bons à rien, cherchez sur tout à mordre,
Vous vous tourmentez vainement.
8
Croyez-vous que vos dents impriment leurs outrages
Sur tant de beaux ouvrages ?
Ils sont pour vous d'airain , d'acier, de diamant.

XVII. Le Lièvre et la Perdrix .


5
Il ne se faut jamais moquer des misérables :
Car qui peut s'assurer d'être toujours heureux ?
Le sage Esope dans ses fables
Nous en donne un exemple ou deux.
Celui qu'en ces vers je propose ,
Et les siens , ce sont même chose.
1. Esope, FF. 271 et 187. Phèdre, l. iv, F. 7. Vipera et Lima.
2. OBOLE. L'obole était une monnaie grecque valant quelques centimes.
Ce fut aussi une monnaie française, du temps de Louis VIII, saint Louis,
Philippe le Bel. Il y avait des oboles de cuivre, d'argent, d'or. L'obole
de cuivre valait la moitié d'un denier, quelques-uns disent le quart. Or.
le denier était la douzième partie d'un sou.
3. IMPRIMENT LEURS OUTRAGES. Expression pleine de force et de jus
tesse. Boileau a dit :
L'envie animée,
Attachant à ton nom sa rouille envenimée. (Ep. vii , 43.)
4. Phèdre, l. 1, F. 9. Passer et Lepus.
5. SE. Sur la place de ce pronom, voy. p. 9, note 6, et p. 14, notes 3 et 5.
6. En est pris ici dans un sens assez vague ; il signifie : de cette vérité.
126 LIVRE V. - FABLE XVII.
Le lièvre et la perdrix, concitoyens d'un champ ,
Vivoient dans un état, ce semble, assez tranquille,
Quand une meute s'approchant
Oblige le premier à chercher un asile :
Il s'enfuit dans son fort¹ , met les chiens en défaut,
Sans même en excepter Brifaut "* .
Enfin il se trahit lui- même
3
Par les esprits sortants de son corps échauffé.
Miraut , sur leur odeur ayant philosophé " ,
Conclut que c'est son lièvre , et d'une ardeur extrême
I le pousse ; et Rustaut, qui n'a jamais menti ,
Dit que le lièvre est reparti .
Le pauvre malheureux vient mourir à son gîte.
La perdrix le raille , et lui dit :
Tu te vantois d'être si vite !
Qu'as-tu fait de tes pieds? Au moment qu'elle rit,
Son tour vient ; on la trouve . Elle croit que ses ailes
La sauront garantir à toute extrémité ;
8
Mais la pauvrette avoit compté
Sans l'autour aux serres cruelles 10.
1. FORT. Le fort d'un bois est l'endroit le plus épais de ce bois, où le
gibier cherche un refuge.
2. BRIFAUT. Ce surnom vient sans doute de l'ancien mot brifer, qui si-
gnifie manger avidement. — « Ce fromage est brifable. » (Saint-Amand. )
3. ESPRITS, exhalaisons du corps. Ce terme désigne ordinairement les
parties les plus volatiles qui se détachent du sang et des nerfs. On dit :
les esprits animaux, les esprits vitaux. — « Le philosophe use ses esprits
à démêler les vices et les ridicules des hommes. (LA BRUYÈRE .) -A
la mort, on ramasse tout ce qui reste d'esprits et de forces, pour expri-
mer tout ce qu'on sent. » (BOUHOURS. )
4. SORTANTS. Le poëte a considéré ce mot comme adjectif verbal, et
non comme participe présent.
5. PHILOSOPHÉ , raisonné avec la sagesse d'un excellent chien.
6. VITE. Ce mot, qui n'est plus qu'un adverbe, était aussi jadis un ad-
jectif. -Aussi vifs étaient les regards, aussi vite et impétueuse était
l'attaque... du prince de Condé. (BOSSUET, Or. fun.)
7. AU MOMENT QUE, pour où. Tournure fréquente au xvII° siècle : « Au
moment que j'ouvre la bouche pour célébrer la gloire immortelle de Louis
de Bourbon.... (Bossuet.)
8. COMPTER SANS. Expression proverbiale qui vient de celle-ci : compter
sans son hôte. Car l'hôte ou aubergiste compte toujours autrement que
le voyageur .
9. AUTOUR, oiseau de proie dressé pour la chasse. En style de fau-
connerie, on donne à l'autour la qualité de cuisinier, parce qu'il prend
force perdrix. » (TRÉVOUX.)
10. CRUELLES. La Fontaine s'attendrit sur elle : son malheur semble
lui faire oublier ses torts. (GUILLON.)
LIVRE V. FABLE XVIII. 127

XVIII. L'Aigle et le Hibou¹.


L'aigle et le chat-huant leurs querelles cessèrent * ,
Et firent tant qu'ils s'embrassèrent .
L'un jura foi de roi, l'autre foi de hibou
Qu'ils ne se goberoient leurs petits peu ni prou³.
Connoissez-vous les miens ? dit l'oiseau de Minerve .
Non, dit l'aigle . Tant pis , reprit le triste oiseau :
Je crains en ce cas pour leur peau ;
C'est hasard si je les conserve .
Comme vous êtes roi, vous ne considérez
Qui ni quoi 5 rois et dieux mettent , quoi qu'on leur die ",
Tout en même catégorie.
Adieu mes nourrissons, si vous les rencontrez.
Peignez-les-moi , dit l'aigle , ou bien me les montrez ;
Je n'y toucherai de ma vie.
Le hibou repartit : Mes petits sont mignons ,
Beaux, bien faits , et joli sur tous leurs compagnons :
Vous les reconnoîtrez sans peine à cette marque.
N'allez pas l'oublier ; retenez-la si bien
Que chez moi la maudite Parque
N'entre point par votre moyen .
Il avint qu'au hibou Dieu donna géniture ;
De façon qu'un beau soir qu'il étoit en pâture,
Notre aigle aperçut, d'aventure ,
Dans les coins d'une roche dure,
Ou dans les trous d'une masure
1. Verdizotti, F. 5. L'Aquila e 'l Gufo.
2. CESSÈRENT est ici actif.
3. PEU NI PROU. Prou signifie beaucoup. C'est un abrégé de proufit
(profit). La civilité puérile et honnête apprenait aux enfants à dire à
leurs pères et inères, après les grâces, prouface, c'est-à-dire bonprou vous
fasse, que ce repas vous profite. B (M. GENIN. )
4. MINERVE. Le chat-huant était consacré à Minerve et souvent repré-
senté sur son casque. Il était aussi, par cela même, l'emblème d'Athènes,
et à ce titre gravé sur ses monnaies.
5. QUI NI QUOI, ni les personnes ( qui), ni les choses (quoi) . Il y a
ellipse de ni avant qui, ellipse dont on trouve de fréquents exemples.
6. DIE, ancienne forme aussi fréquente que dise chez les vieux prosa-
teurs. Malherbe, dans ses lettres, n'en emploie pas d'autre. Elle commen-
çait à tomber du temps de la Fontaine et de Molière, qui s'en moque
dans les Femmes savantes , en 1672 :
Faites-la sortir, quoi qu'on die,
De votre riche appartement.
7. AVINT, d'avenir, ancien mot (advenire, arriver). - On dit aujour-
d'hui dans le style familier : il advint, mais autrefois le d ne se pronon-
çait pas dans ce mot, et c'est ainsi qu'avint est venu d'advenire . On disait
aussi avenant que (dans le cas où...):
Dont, avenant que Dieu de ce monde m'ôtât,
J'entendais tout de bon que lui seul héritât. ( MoL., l'Et., iv, 2.)
128 LIVRE V. FABLE XIX.
(Je ne sais pas lequel des deux),
De petits monstres fort hideux ,
Rechignés, un air triste, une voix de Mégère¹ .
Ces enfants ne sont pas, dit l'aigle, à notre ami.
Croquons-les. Le galant n'en fit pas à demi :
Ses repas ne sont point repas à la légère :
Le hibou, de retour, ne trouve que les pieds
De ses chers nourrissons , hélas ! pour toute chose.
Il se plaint ; et les dieux sont par lui suppliés
De punir le brigand qui de son deuil est cause.
Quelqu'un lui dit alors : N'en accuse que toi ,
Ou plutôt la commune loi
Qui veut qu'on trouve son semblable
Beau , bien fait, et sur tous aimable.
Tu fis de tes enfants à l'aigle ce portrait :
En avoient-ils le moindre trait?

ΧΙΧ. Le Lion s'en allant en guerre².


Le lion dans sa tête avoit une entreprise :
Il tint conseil de guerre, envoya ses prévôts³ ;
Fit avertir les animaux.
Tous furent du dessein * , chacun selon sa guise :
L'éléphant devoit sur son dos
Porter l'attirail nécessaire,
Et combattre à son ordinaire ;
L'ours s'apprêter pour les assauts ;
Le renard ménager B de secrètes pratiques *
Et le singe, amuser l'ennemi par ses tours.
Renvoyez , dit quelqu'un , les ânes , qui sont lourds ,
Et les lièvres , sujets à des terreurs paniques ".
Point du tout, dit le roi ; je les veux employer :
1. MÉGÈRE, une des Furies.
2. Abstemius, 95. De Asino tibicine et Lepore tabellario.
3. PRÉVOTS, ses officiers. Ce mot signifie en général préposé à (præpo-
situs, præpostus) . Il se disait de certains juges et de certains magistrats,
et aussi d'officiers d'ordonnance et de chefs de cérémonies, surtout dans
les ordres militaires.
4. DESSEIN, de l'entreprise. Guise, suivant ses aptitudes naturelles,
sa manière ordinaire d'agir.
5. MÉNAGER, concerter, ourdir, préparer avec art.
6. PRATIQUES, menées, intrigues, intelligences secrètes avec l'ennemi.
J'ai découvert au roi les sanglantes pratiques
Que formaient contre lui deux ingrats domestiques. (Esther, 1, 1.)
7. PANIQUES , terreurs subites et sans sujet. Les anciens croyaient que
ces sortes de frayeurs étaient inspirées par le dieu Pan.
LIVRE V. FABLE XX. 129
Notre troupe sans eux ne seroit pas complète.
L'âne effraiera les gens, nous servant de trompette ;
Et le lièvre pourra nous servir de courrier.
Le monarque prudent et sage
De ses moindres sujets sait tirer quelque usage,
Et connoît les divers talents.
Il n'est rien d'inutile aux personnes de sens .

IX. L'Ours et les deux Compagnons¹ .


Deux compagnons , pressés d'argent³ ,
A leur voisin fourreur vendirent
La peau d'un ours encor vivant,
Mais qu'ils tueroient bientôt ; du moins à ce qu'ils dirent.
C'étoit le roi des ours au compte de ces gens .
Le marchand à sa peau devoit faire fortune ;
Elle garantiroit des froids les plus cuisants ;
On en pourroit fourrer plutôt deux robes qu'une.
Dindenaut 5 prisoit moins ses moutons qu'eux leur ours.
Leur, à leur compte , et non à celui de la bête.
S'offrant de la livrer au plus tard dans deux jours ,
Ils conviennent de prix , et se mettent en quête ,
Trouvent l'ours qui s'avance et vient vers eux au trot.
Voilà mes gens frappés comme d'un coup de foudre.
Le marché ne tint pas ; il fallut le résoudre ® :
D'intérêts 7 contre l'ours , on n'en dit pas un mot.
L'un des deux compagnons grimpe au faîte d'un arbre ;
L'autre, plus froid que n'est un marbre,
Se couche sur le nez , fait le mort, tient son vent,
Ayant quelque part ouï dire
1. Esope, FF . 57 et 253. - Abstemius, F. 49. Philippe de Comines,
Mémoires, 1. iv, ch. 2.
2. COMPAGNONS. Terme un peu vague ici, qui signifie sans doute : deux
chasseurs amis. En général, compagnon se dit de celui qui en accom-
pagne un autre, soit en voyage, soit dans un travail, soit dans quelque
action ou circonstance. En latin, socii, comites.
3. D'ARGENT. De représente ici le besoin de, la pénurie de. En latin,
on exprime ce rapport par l'ablatif.
4. A SA PEAU, avec sa peau, à vendre sa peau.
5. DINDENAUT, marchand de moutons, dans Rabelais. Ce sont mou-
tons, disait- il, à grande laine. Jason y prit la toison d'or ; l'ordre de la
maison de Bourgogne en fut, extrait ; moutons de Levant, moutons de
haute futaie, moutons de haute eresse. (Pantagruel, 1. iv, ch. 8.)
o. RÉSOUDRE. En style de jurisprudence, annuier, casser un acte par un
acte contraire (resolvere). Résoudre un contrat, un bail, un mariage.
7. D'INTÉRÊTS , quant aux intérêts. On réclame ordinairement des dom.
mages et intérêts à celui qui a fait manquer un traité.
130 LIVRE V. FABLE XII.
Que l'ours s'acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut¹ , ni ne respire.
2
Seigneur ours , comme un sot, donna dans ce panneau :
Il voit ce corps gisant , le croit privé de vie ;
Et de peur de supercherie ,
Le tourne, le retourne, approche son museau,
Flaire aux passages de l'haleine.
C'est, dit-il, un cadavre ; ôtons-nous, car il sent.
A ces mots , l'ours s'en va dans la forêt prochaine.
L'un de nos deux marchands de son arbre descend ,
Court à son compagnon, lui dit que c'est merveille
Qu'il n'ait eu seulement que la peur pour tout mal.
Eh bien ! ajouta-t-il , la peau de l'animal ?
Mais que t'a-t-il dit à l'oreille ?
Car il s'approchoit de bien près ,
Te retournant avec sa serre.
Il m'a dit qu'il ne faut jamais
Vendre la peau de l'ours qu'on ne l'ait mis par terre.

XXI. - L'Ane vêtu de la peau du Lion ".

De la peau du lion l'âne s'étant vêtu


Étoit craint partout à la ronde ;
Et , bien qu'animal sans vertu
Il faisoit trembler tout le monde.
Un petit bout d'oreille échappé par malheur
Découvrit la fourbe et l'erreur :
Martin 7 fit alors son office.
Ceux qui ne savoient pas la ruse et la malice
S'étonnoient de voir que Martin
Chassât les lions au moulin .
1. MEUT, pour se meut. Entraîné par la rapidité de la phrase, le poëte
a supprimé le pronom.
2. SEIGNEUR. Nous avons vu souvent que la Fontaine qualifie les ani-
maux suivant leur rang et leur importance.
3. PASSAGES DE L'HALEINE. C'est le spiramenta animæ de Virgile.
4. QU'ON NE, Sans l'avoir mis, etc., avant de l'avoir mis... ( En latin,
quin. ) Voy. p. 122, note 5 .
5. Esope, FF. 5 et 141.
6. VERTU, courage, comme virtus en latin. - Vertu a souvent ce sens
dans le français classique :
Benjamin est sans force et Juda sans vertu. (Athalie, 1, 1.)
J'arme votre valeur contre vos ennemis...
Votre vertu, seigneur, achèvera le reste. (Bajazet, II, 1.)
7. MARTIN, valet qui a déjà paru à propos de l'âne (1. iv, F. 5). -
— Office,
du latin officium, charge, emploi, service.
LIVRE V. — FABLE XXI. 131
Force 1 gens font du bruit en France
Par qui cet apologue est rendu familier³ .
Un équipage cavalier *
Fait les trois quarts de leur vaillance.
1. FORCE, avec le sens de un grand nombre, une grande quantité,
équivaut à l'expression latine copia, vis. On dit en latin, par exemple : vis
auri atque argenti, force argent et or.
2. BRUIT, dans le sens de réputation, gloire :
Et de votre grand nom diminuer le bruit. (Mithrid., 111, 1.)
3. FAMILIER, d'une application fréquente et journalière.
4. CAVALIER. Ce mot, employé comme adjectif, signifie libre, aisé.
dégagé, hardi. Un air cavalier, des allures et des façons cavalières.

.
iones a an
cité ropres
la concis l simpli p
birddenotesparent
LIVRE VI

I. Le Pâtre et le Lion 1.
Les fables ne sont pas ce qu'elles semblent être ;
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître.
Une morale nue apporte de l'ennui :
Le conte fait passer le précepte avec lui .
En ces sortes de feinte il faut instruire et plaire ;
Et conter pour conter me semble peu d'affaire .
C'est par cette raison qu'égayant leur esprit,
Nombre de gens fameux en ce genre ont écrit.
Tous ont fui l'ornement et le trop d'étendue ;
On ne voit point chez eux de parole perdue.
3 ↓
Phèdre étoit si succinct ³ qu'aucuns l'en ont blåmé * ;
Esope en moins de mots s'est encore exprimé.
Mais sur tous certain Grec, renchérit , et se pique
D'une élégance laconique ;
Il renferme toujours son conte en quatre vers :
Bien ou mal , je le laisse à juger aux experts .
Voyons -le avec Esope en un sujet semblable.
L'un amène un chasseur , l'autre un pâtre, en sa fable.
J'ai suivi leur projet quant à l'événement ,
Y cousant en chemin quelque trait seulement.
Voici comme à peu près Esope le raconte :
Un pâtre, à ses brebis trouvant quelque mécompte,
Voulut à toute force attraper le larron .
Il s'en va près d'un antre, et tend à l'environ
Des lacs à prendre loups, soupçonnant cette engeance.
tosrare
1. Esope, FF. 41 et 131 .
2. D'AFFAIRE, de peu de besoin, peu nécessaire. Affaire avait, dans le
vieux français, quelquefois le sens de besoin. Voy. p. 43, note 5.
3. SUCCINCT, bref, rapide, sans ornement. Ce mot vient du latin suc-
cinctus (retroussé), qui se disait d'un voyageur équipé à la légère, pour
être moins gêné dans sa marche.
4. AUCUNS, quelques-uns. Ancien sens de ce mot qui vient du latin
aliquis (alcuns, aucuns).
5. BLAMÉ :
Brevitate quoniam nimia quosdam offendimus. (Phèdre.)
6. GREC. Gabrias. (Note de la Fontaine.) Les fables en quatrains qu'on
a sous le nom de Gabrias sont celles de Babrias, abrégées au Ix siècle
par Ignatius Magister. Babrias, ou Babrius, vivait au siècle après J.-C.
7. VOYONS-LE AVEC. Cette élision ost une licence très rare, mème dans
le style familier.
8. COMME, pour comment. Voy. p 18. note 8.
LIVRE VI . - FABLE II. 133
Avant que¹ partir de ces lieux,
Si tu fais , disoit-il , ô monarque des dieux ,
Que le drôle à ces lacs se prenne en ma présence,
Et que je goûte ce plaisir ,
Parmi vingt veaux je veux choisir
Le plus gras , et t'en faire offrande !
A ces mots sort de l'antre un lion grand et fort ;
Le pâtre se tapit , et dit, à demi mort :
Que l'homme ne sait guère, hélas ! ce qu'il demande !
Pour trouver le larron qui détruit mon troupeau ,
Et le voir en ces lacs pris avant que je parte,
O monarque des dieux, je t'ai promis un veau ;
Je te promets un bœuf si tu fais qu'il s'écarte !
C'est ainsi que l'a dit le principal auteur :
Passons à son imitateur.

II. - Le Lion et le Chasseur ,

Un fanfaron, amateur de la chasse,


Venant de perdre un chien de bonne race
Qu'il soupçonnoit dans le corps d'un lion ,
Vit un berger. Enseigne-moi, de grâce,
De mon voleur , dit-il , la maison
Que de ce pas je me fasse raison de rig
Le berger dit : C'est vers cette montagne.
En lui payant de tribut un mouton
Par chaque mois j'erre dans la campagne
Comme il me plaît ; et je suis en repos.
Dans le moment qu'ils tenoient ces propos
Le lion sort, et vient d'un pas agile.
Le fanfaron aussitôt d'esquiver " ;
D Jupiter ! montre-moi quelque asile,
S'écria-t-il , qui me puisse sauver!
1. AVANT QUE. Cette suppression de la préposition de n'était pas rare
dans le style familier.
J'ai voulu qu'il sortit avant que vous parler. (MOL., Fach., 111, 3.)
Laisse-m'en rire encore avant que te le dire. (ID., l'Et., H, 13.)
2. SE TAPIT. Boileau dit de la fourmi :
Cet animal, tapi dans son obscurité,
Jouit l'hiver des biens conquis durant l'été. ( Sat. vIII .)
3. Babrias, F. 6. De Venatore timido et Pastore.
4. ESQUIVER. Ce verbe s'emploie en effet au neutre, mais plus souvent
avec un régime. « Il poussa son cheval contre moi, j'esquivai adroitement. »
(TRLVOUX.)
134 LIVRE VI. FABLE III.
La vraie épreuve de courage
N'est que dans le danger que l'on touche du doigt :
Tel le cherchoit , dit-il, qui, changeant de langage,
S'enfuit aussitôt qu'il le voit.

III. Phébus et Borée¹.


Borée et le Soleil virent un voyageur
Qui s'étoit muni par bonheur
Contre le mauvais temps. On entroit dans l'automne,
Quand la précaution aux voyageurs est bonne :
8
Il pleut, le soleil luit, et l'écharpe d'Iris
Rend ceux qui sortent avertis
Qu'en ces mois le manteau leur est fort nécessaire :
Les Latins les nommoient douteux , pour cette affaire .
Notre homme s'étoit donc à la pluie attendu :
Bon manteau bien doublé, bonne étoffe bien forte.
Celui-ci , dit le Vent, prétend avoir pourvu
A tous les accidents, mais il n'a pas prévu
Que je saurai souffler de sorte
Qu'il n'est bouton qui tienne : il faudra, si je veux,
Que le manteau s'en aille au diable .
L'ébattement B pourroit nous en être agréable :
Vous plaît-il de l'avoir ? Eh bien ! gageons nous deux,
Dit Phébus, sans tant de paroles,
A qui plus tôt aura dégarni les epaules
Du cavalier que nous vovons .
Commencez : Je vous laisse obscurcir mes rayons
6
Il n'en fallut pas plus. Notre souffleur à gage
Se gorge de vapeurs , s'enfle comme un ballon ,
Fait un vacarme de démon .
Siffle, souffle, tempête, et brise en son passage
Maint' toit qui n'en peut mais , fait périr maint bateau :
1. Lockman, F. 34. Le Soleil et le VVent.
2. BORÉE personnifiait le vent du nord dans la mythologie ancienne.
3. IRIS, messagère de Junon. L'arc-en-ciel était son écharpe, suivant
les poêtes anciens. Virgile a dit de cette déesse, lorsqu'elle va du ciel sur
la terra :
Mille trahens varios adverso sole colores. (Æn., iv, 701.)
4. DOUTEUX, dubios, incertos:
Præsertim incertis si mensibus amnis abundans
Exit. (VIRG., Georg., 1, 115.)
5. EBATTEMENT, passe-temps. Vieux mot quivient de s'ébattre (se divertir).
6. A GAGE, qui vient de gager, voulant faire honneur à sa gageure.
7. MAINT. Voy. p. 7, note 9.
8. MAIS, dans ce sens, vient du latin magis, et signifie : plus, davan-
tage. Voy. p. 41 , note 6.

77
LIVRE VI. - FABLE IV. 135
Le tout au sujet d'un manteau.
Le cavalier eut soin d'empêcher que l'orage
Ne se pût engouffrer dedans.
Cela le préserva. Le Vent perdit son temps ;
Plus il se tourmentoit, plus l'autre tenoit ferme :
Il eut beau faire agir le collet et les plis.
Sitôt qu'il fut au bout du terme
Qu'à la gageure on avoit mis ,
Le Soleil dissipe la nue,
Récrée et puis pénètre enfin le cavalier,
Sous son balandras 1¹ fait qu'il sue,
Le contraint de s'en dépouiller :
Encor n'usa-t-il pas de toute sa puissance.
Plus fait douceur que violence.

IV. -
Jupiter et le Métayers.
Jupiter eut jadis une ferme à donner.
Mercure en fit l'annonce , et gens se présentèrent,
Firent des offres , écoutèrent :
Ce ne fut pas sans bien tourner ' ;
L'un alléguoit que l'héritage *
5
Etoit frayant et rude , et l'autre un autre si .
Pendant qu'ils marchandoient ainsi ,
Un d'eux , le plus hardi , mais non pas le plus sage,
Promit d'en rendre tant, pourvu que Jupiter
Le laissât disposer de l'air,
Lui donnât saison à sa guise ,
Qu'il eût du chaud , du froid, du beau temps , de la bise,
1. BALANDRAS ou balandran. Espèce de manteau de campagne, dou-
blé depuis les épaules jusque sur le devant. « C'était un habit fort ancien,
puisque dès l'an 1226, dans la règle de saint Benoit, il est défendu au re-
ligieux de porter balandras. (TRÉVOUX .)
O nuit ! couvre tes feux de ton noir balandran. (SAINT-AMAND . )
2. Esope, FF. 77 et 269. - Faerne, 1. v, F. 13. Rusticus et Jupiter.
3. TOURNER. Excellent trait de mœurs.
4. L'HÉRITAGE. Héritage se disait particulièrement des biens immeu-
bles, terres et maisons, par opposition aux rentes et revenus. Le bien
vaut mieux en héritages, prés, bois, terres, qu'en rentes, offices et billets
qui sont sujets à banqueroute. (TRÉVOUX.)
5. FRAYANT, qui oblige à des frais ( de l'ancien verbe frayer, faire des
frais).
6. Si, objection, difficulté. Si était pris très-souvent comme substantif
dans nos vieux auteurs :
Ces protestations ne coûtent pas grand'chose,
Alors qu'à leur effet un pareil si s'oppose. ( MoLithe.)
FABLES DE LA FONTAINE.
136 LIVRE VI . FABLE V.
Enfin du sec et du mouillé ,
Aussitôt qu'il auroit baillé ¹ .
Jupiter y consent. Contrat passé, notre homme
Tranche du roi des airs , pleut 3 , vente, et fait en somme
Un climat pour lui seul : ses plus proches voisins
Ne s'en sentoient non plus que les Américains .
Ce fut leur avantage : ils eurent bonne année,
Pleine moisson, pleine vinée * .
Monsieur le receveur 5 fut très-mal partagé.
L'an suivant, voilà tout changé :
Il ajuste d'une autre sorte
La température des cieux.
Son champ ne s'en trouve pas mieux ;
Celui de ses voisins fructifie et rapporte .
Que fait-il ? Il recourt au monarque des dieux ;
Il confesse son imprudence .
Jupiter en usa comme un maître fort doux.
Concluons que la Providence
Sait ce qu'il nous faut mieux que nous.

V. - Le Cochet, le Chat, et le Souriceau


Un souriceau tout jeune , et qui n'avoit rien vu,
Fut presque pris au dépourvu .
Voici comme il conta l'aventure à sa mère :
J'avois franchi les monts qui bornent cet Etat,
Et trottois comme un jeune rat
Qui cherche à se donner carrière ,
Lorsque deux animaux m'ont arrêté les yeux :
L'un doux, benin , et gracieux ,
Et l'autre turbulent, et plein d'inquiétude ;
Il a la voix perçante et rude ,
1. BAILLÉ, passé bail. - D'autres écrivent bâillé, ouvert la bouche.
1. TRANCHE DU ROI... Le sens premier de cette locution est celui-ci il
parle d'un ton tranchant à la façon de... et par extension, il se donne
des airs de...
3. PLEUT, VENTE. Ccs verbes peuvent s'employer, mais très-rarement,
à l'actif. On en trouve des exemples dans le style familier. C'est tout à la
fois un archaïsme et une licence.
4. VINÉE, récolte de vins .
5. RECEVEUR. Dans certains ordres religieux, par exemple dans l'ordre
de Malte, le receveur était le membre chargé de recevoir les revenus
d'une terre. La Fontaine se sert ici de ce mot comme d'un synonyme em-
phatique de métayer. Le métayer est le receveur de Jupiter.
6. Abstemius, F. 67. De Mure qui cum Fele amicitiam contrahere vo-
lebat.
LIVRE VI. FABLE V. 137
Sur la tête un morceau de chair ,
Une sorte de bras dont il s'élève en l'air
Comme pour prendre sa volée,
La queue en panache étalée.
Or, c'étoit un cochet dont notre souriceau
Fit à sa mère le tableau
Comme d'un animal venu de l'Amérique.
Il se battoit, dit-il, les flancs avec ses bras,
Faisant tel bruit et tel fracas,
Que moi, qui grâce aux dieux de courage me pique,
En ai pris la fuite de peur,
Le maudissant de très-bon cœur.
Sans lui j'aurois fait connaissance
Avec cet animal qui m'a semblé si doux :
Il est velouté comme nous,
Marqueté, longue queue, une humble contenance,
Un modeste regard , et pourtant l'œil luisant.
Je le crois fort sympathisant
Avec messieurs les rats ; car il a des oreilles
En figure¹ aux nôtres pareilles .
Je l'allois aborder , quand d'un son plein d'éclat
L'autre m'a fait prendre la fuite.
Mon fils, dit la souris, ce doucet est un chat,
Qui , sous son minois hypocrite ,
Contre toute ta parenté
D'un malin vouloir est porté.
L'autre animal tout au contraire,
Bien éloigné de nous mal faire ,
Servira quelque jour peut-être à nos repas.
Quant au chat, c'est sur nous qu'il fonde sa cuisine.
Garde-toi , tant que tu vivras ,
De juger des gens sur la mine.
1. EN FIGURE, en apparence ( en latin, specie). Figure s'employait assez
souvent avec le sens de forme, apparence :
Et de ces blonds cheveux de qui la vaste enflure
Des visages humains offusque la figure. (MoL., Ec. des M. , 1, 1.)
2. MINOIS, dans la vieille langue, était synonyme de visage :
Les banquiers étonnés admiraient sa grimace
Et montraient, en riant, qu'ils ne lui eussent pas
Prêté sur son minois quatre doubles ducats. (REGNIER.)
138 LIVRE VI. - FABLE VI .
VI. - Le Renard, le Singe et les Animaux ¹.
Les animaux, au décès d'un lion ,
En son vivant prince de la contrée,
Pour faire un roi s'assemblèrent, dit-on.
De son étui la couronne est tirée :
Dans une chartre S un dragon * la gardoit.
Il se trouva que, sur tous essayée,
A pas un d'eux elle ne convenoit :
Plusieurs avoient la tête trop menue,
Aucuns trop grosse , aucuns même cornue.
Le singe aussi fit l'épreuve en riant ;
5
Et, par plaisir, la tiare essayant,
Il fit autour force grimaceries *
Tours de souplesse, et mille singeries ,
Passa dedans ainsi qu'en un cerceau .
Aux animaux cela sembla si beau,
Qu'il fut élu : chacun lui fit hommage " .
Le renard seul regretta son suffrage ,
Sans toutefois montrer son sentiment.
Quand il eut fait son petit compliment,
Il dit au roi : Je sais , sire, une cache ,
Et ne crois pas qu'autre que moi la sache.
Or tout trésor, par droit de royauté,
Appartient, sire , à votre majesté .
Le nouveau roi bâille après la finance,
Lui-même y court pour n'être pas trompé.
C'étoit un piége : il y fut attrapé.
Le renard dit, au nom de l'assistance :
Prétendrois-tu nous gouverner encor,
Ne sachant pas te conduire toi-même?
1. Esope, FF. 32 et 69.
2. EN SON VIVANT. Style d'épitaphes.
3. CHARTRE. Vieux mot qui en style de jurisprudence signifiait prison.
De là l'expression tenir quelqu'un en chartre privée, c'est-à-dire sous la
garde d'un particulier.
4. DRAGON, serpent ailé, animal fabuleux dont les poètes font le gar-
dien de tous les trésors.
5. TIARE. Ce mot désigne ordinairement la couronne papale. Elle est
formée de trois couronnes superposées et surmontées d'un globe et d'une
croix. - Dans l'antiquité, on appelait tiare un ornement de tête des rois
perses et des prêtres.
6. GRIMACERIES. Moins usité que grimaces. (TRÉVOUX.)
7. HOMMAGE est pris ici dans son premier et vrai sens : serment de
fidélité que tout vassal doit à son seigneur et maitre.
8. CACHE. Terme vieilli et familier. -·On disait il a trouvé la cache,
'est-à-dire une invention. un secret.
LIVRE VI. FABLE VIII. 139
Il fut démis¹ : et l'on tomba d'accord
Qu'à peu de gens convient le diadème.

VII. - Le Mulet se vantant de sa généalogis ".


Le mulet d'un prélat se piquoit de noblesse ' ,
Et ne parloit incessamment
Que de sa mère la jument,
Dont il contoit mainte prouesse *.
Elle avoit fait ceci , puis avoit été là.
Son fils prétendoit pour cela
Qu'on le dût mettre dans l'histoire.
Il eût cru s'abaisser servant un médecin.
Etant devenu vieux, on le mit au moulin :
Son père l'âne alors lui revint en mémoire.
Quand le malheur ne seroit bon
Qu'à mettre un sot à la raison,
6
Toujours seroit-ce à juste cause
Qu'on le dit bon à quelque chose.

VIII. < Le Vieillard et l'Ane ".


Un vieillard sur son âne aperçut en passant
Un pré plein d'herbe et fleurissant :
Il y lâche sa bête , et le grison se rue
Au travers de l'herbe menue,
Se vautrant, grattant, et frottant,
Gambadant, chantant et broutant,
Et faisant mainte place nette.
L'ennemi vient sur l'entrefaite .
Fuyons, dit alors le vieillard .
1. DÉMIS , déposé. On emploie plus ordinairement ce verbe avec le
pronom personnel : se démettre d'une dignité, d'une charge.
2. Esope, FF. 83 et 140.
3. NOBLESSE. Le même travers est décrit dans Molière :
Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur ;
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
Et ne cite jamais que duc, prince ou princesse.
La qualité l'entête, et tous ses entretiens
Ne sont que de chevaux, d'équipages, de chiens. ( Mis., 11 , 5.)
4. PROUESSE. Sur ce mot, voy. p. 74, note 2.
3. SERVANT. L'emploi du participe présent, à l'imitation du latin, donne
à la phrase plus de vivacité et de concision.
6. CAUSE, titre, motif (justa de causa).
7. Phèdre, I. 1, F. 15. Asinus ad senem Pastorem.
8. ENTREFAITE ne s'emploie régulièrement qu'au pluriel.
140 LIVRE VI . FABLE IX.
Pourquoi ? répondit le paillard ' ;
Me fera-t-on porter double bât , double charge ?
2
Non pas, dit le vieillard , qui prit d'abord le large.
Et que m'importe donc, dit l'âne, à qui je sois ?
Sauvez-vous , et me laissez paître.
Notre ennemi , c'est notre maître :
3
Je vous le dis en bon françois .

IX. Le Cerf se voyant dans l'eau*.


Dans le cristal d'une fontaine
Un cerf se mirant autrefois
Louoit la beauté de son bois ,
5
Et ne pouvoit qu'avecque peine
Souffrir ses jambes de fuseaux 9
7
Dont il voyoit l'objet se perdre dans les eaux.
Quelle proportion de mes pieds à ma tête !
Disoit-il en voyant leur ombre avec douleur :
Des taillis les plus hauts mon front atteint le faîte ;
Mes pieds ne me font point d'honneur.
Tout en parlant de la sorte,
Un limier le fait partir.
Il tâche à se garantir ;
Dans les forêts il s'emporte :
Son bois, dommageable ornement ,
L'arrêtant à chaque moment ,
Nuit à l'office que lui rendent
Ses pieds, de qui 8 ses jours dépendent .
1. PAILLARD. Ce mot, dont l'étymologie est qui couche sur la paille,
signifie libertin, déréglé.
2. D'ABORD, aussitôt, sans attendre.
3. BON, les et intelligible.
rimer pourclair
François. On sait qu'il était permis de
yeux. D'ailleurs, dans l'ancienne prononciation, françois
et sois formaient deux sons presque équivalents (fransoués, soués) :
On dit, à ce propos, qu'un jour ce dieu bizarre,
Voulant pousser à bout tous les rimeurs françois,
Inventa du sonnet les rigoureuses lois. (Art poét., 11, 82.)
4. Esope, FF. 66 et 184. Phèdre, 1, 12. Cervus ad fontem.
5. AVECQUE. Archaïsme banni du style relevé, et toléré dans le style
familier :
Vous êtes romanesque avecque vos chimères. (MOLIÈRE.)
6. FUSEAUX. Locution proverbiale. On appelle figurément fuseaux
toutes les choses longues et menues, et dont la largeur n'est pas pro-
portionnée à la grosseur. ( TRÉVOUX.).
7. L'OBJET, l'image projetée devant lui (objecta species). En effet , le
sens premier de ce mot est : ce qui s'offre à la vue, ce qui affecte les sens.
8. DE QUI. Au XVIIe siècle, qui s'employait fréquemment avec un nom
de chose. Les exemples abondent dans Molière. V. p. 30, n. 2, et p. 99, n. 1 .
LIVRE VI. FABLE X. 141
Il se dédit alors , et maudit les présents
Que le ciel lui fait tous les ans .
Nous faisons cas du beau , nous méprisons l'utile ;
Et le beau souvent nous détruit ¹ .
Ce cerf blâme ses pieds qui le rendent agile ;
Il estime un bois qui lui nuit.

Σ. Le Livre et la Tortue ".


Rien ne sert de courir ; il faut partir à point :
Le lièvre et la tortue en sont un témoignage •
Gageons, dit celle-ci, que vous n'atteindrez point
Sitôt que moi ce but. Sitôt ! êtes-vous sage?
Repartit l'animal léger :
Ma commère, il faut vous purger
Avec quatre grains d'ellébore * .
Sage ou non , je parie encore.
Ainsi fut fait; et de tous deux
On mit près du but les enjeux.
Savoir quoi, ce n'est pas l'affaire,
Ni de quel juge l'on convint.
Notre lièvre n'avoit que quatre pas à faire ;
5
J'entends de ceux qu'il fait lorsque, prêt d'être atteint,
Il s'éloigne des chiens, les renvoie aux calendes " ,
Et leur fait arpenter les landes 9
1. DÉTRUIT, nous perd, cause notre ruine. Ce verbe s'emploie plus
souvent avec un substantif collectif ou un nom de chose. Cependant on le
rencontre aussi s'appliquant à un nom de personne, au singulier :
Montrer aux nations Mithridate détruit. (RACINE, Mith., III, 3.)
Ainsi appliqué, il a souvent le sens de : ruiner la réputation, le crédit dé
quelqu'un :
Quel mal vous ai-je fait, madame, et quelle offense
Pour me vouloir détruire, et prendre tant de soin
De me rendre odieux aux gens dont j'ai besoin?
(MOLIÈRE, Fem. sav. , iv, 2.)
2. Esope, FF. 173 et 292.— Lockman, F. 20. La Tortue et le Lièvre.
3. TÉMOIGNAGE, en fournissent un témoignage, servent de témoins.
4. ELLEBORE, plante médicinale qu'on tirait autrefois de l'ile d'Anticyre
et qu'on croyait bonne contre la rage et la folie. Elle a une propriété pur-
gative et fébrifuge. On disait d'un fou, chez les anciens : Qu'il s'embarque
pour Anticyre, naviget Anticyram.
5. PRET DE. On dit aujourd'hui près de. La Fontaine a suivi l'usage de
son siècle. Voy. p. 72, note 6, et p. 103, note 7.
6. CALENDES. Locution proverbiale qui est ici abrégée. Chez les Romains,
les calendes désignaient le premier jour du mois. Les Grees n'avaient point
cette expression ; de là : renvoyer aux calendes grecques, pour dire : re-
mettre à un temps qui n'arrivera jamais.
7. LANDES , étendue de terres incultes. Il est pris ici dans le sens général
de champs .
142 LIVRE VI. - FABLE XI.
Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter,
Pour dormir, et pour écouter
D'où vient le vent, il laisse la tortue
Aller son train de sénateur.
Elle part, elle s'évertue ;
Elle se hâte avec lenteur 1 .
Lui cependant méprise une telle victoire,
Tient la gageure à peu de gloire,
Croit qu'il y va de son honneur
De partir tard. Il broute, il se repose ;
Il s'amuse à toute autre chose
Qu'à la gageure. A la fin , quand il vit
Que l'autre touchoit presque au bout de la carrière ,
Il partit comme un trait ; mais les élans qu'il fit
Furent vains la tortue arriva la première.
Eh bien ! lui cria-t-elle, avois-je ² pas raison ?
De quoi vous sert votre vitesse ?
Moi l'emporter ! et que seroit-ce
Si vous portiez une maison ?

ΧΙ. - L'Ane et ses Maitres³.


L'âne d'un jardinier se plaignoit au Destin
De ce qu'on le faisoit lever devant 4 l'aurore.
Les coqs , lui disoit-il, ont beau chanter matin,
Je suis plus matineux encore.
Et pourquoi ? pour porter des herbes au marché.
Belle nécessité d'interrompre mon somme?
Le Sort, de sa plainte touché ,
6
Lui donne un autre maître , et l'animal de somme
1. LENTEUR. Cette alliance de mots est une allusion au fameux précepte
littéraire :
Hatez-vous lentement, et sans perdre courage,
Vingtfois sur le métierremettez votre ouvrage. (Boil. A.P. , I, 171. )
2. AVOIS-JE, pour n'avais-je. La suppression de ne, dans ces sortes d'in-
terrogations, était du style familier :
De quoi peux-tu te plaindre ? ai-je pas réussi ? (MOL., l'Et., IV, 5.)
Pour dresser un contrat m'a-t-on pas fait venir ? (ID.)
3. Esope, FF. 17 et 132.
4. DEVANT, pour avant. Voy. p. 10, note 9.
5. MATINEUX. L'Académie met entre matinal et matineux cette diffé-
rence Matinal, qui s'est levé matin par hasard. Matineux, qui a l'ha-
bitude de se lever matin.
6. SOMME. Somme ici désigne la charge qu'on fait porter à certains ani-
maux. Du Cange dérive ce nom de sagma, ou salma, ou saumma, qui dans
la basse latinité signifiait selle, charge de cheval. En celte sum, en italien
soma, en allemand saum, ont le même sens. — L'autre somme, plus haut,
qui veut dire sommeil, vient du latin somnus.
LIVRE VI . - FABLE XI. 143
Passe du jardinier aux mains d'un corroyeur .
La pesanteur des peaux et leur mauvaise odeur
Eurent bientôt choqué l'impertinente bête.
J'ai regret¹ , disoit-il , à mon premier seigneur.
Encor, quand il tournoit la tête ,
J'attrapois, s'il m'en souvient bien ,
Quelque morceau de chou qui ne me coûtoit rien :
Mais ici point d'aubaine , ou, si j'en ai quelqu'une ,
C'est de coups. Il obtint changement de fortune !
Et sur l'état d'un charbonnier
Il fut couché 5 tout le dernier.
Autre plainte. Quoi donc ! dit le Sort en colère,
Ce baudet-ci m'occupe autant
Que cent monarques pourroient faire !
Croit-il être le seul qui ne soit pas content?
N'ai-je en l'esprit que son affaire?
Le Sort avoit raison. Tous gens sont ainsi faits :
Notre condition jamais ne nous contente ;
La pire est toujours la présente.
Nous fatiguons 7 le ciel à force de placets® .
Qu'à chacun Jupiter accorde sa requête,
Nous lui romprons encor la tête⁹ .
1. J'AI REGRET A... Tournure très-usitée au XVIIe siècle, et très-française
quoique tombée en désuétude aujourd'hui. Elle doit se décomposer et s'en-
tendre ainsi j'ai du regret, touchant mon premier seigneur, à son sujet,
à cause de lui (mihi dolet animus de priore domino).
2. S'IL ME SOUVIENT. Locution plus ancienne et plus régulière que je
m'en souviens. L'étymologie en est : hoc mihi subvenit animo, cela (il) me
revient (subvient, soubvient) à l'esprit.
3. AUBAINE, profit inattendu, bonne fortune. On appelait, en langage
féodal, droit d'aubaine, le droit qu'avait le seigneur d'une terre, et le roi
d'un Etat, d'hériter d'un étranger non naturalisé mort sur cette terre ou
dans cet Etat.
Un aigle sur un champ prétendant droit d'aubaine,
Ne fait point appeler un aigle à la huitaine. (BOILEAU, Sat. vIII.)
4. L'ÉTAT. C'est la liste des serviteurs et employés d'une maison. L'état
de la maison du roi comprenait tous les officiers de cette maison. Ce mot
est employé ici avec emphase et ironiquement.
5. COUCHÉ, inscrit. Coucher par écrit. (Vieux et populaire.)
6. TOUS GENS. Suppression de l'article, usitée en poésie. V. I. IV, f. 7, v. 2.
7. FATIGUONS. Expression traduite du latin : precibus vel querelis cœ-
lum fatigare.
8. PLACETS, requêtes abrégées ou prières adressées aux rois, aux ma-
gistrats, aux juges. Dans l'origine, on les commençait par ces mots : Pla-
ceat, etc. (qu'il plaise à... ) ; de là le nom de placets :
C'est un placet, Monsieur, que je voudrais vous lire,
Et que dans la posture où vous met votre emploi
J'ose vous conjurer de présenter au roi. (MOLIÈRE.)
9. TÊTE. Comparez le commencement de la tre satire d'Horace :
Qui fit, Mæcenas, ut nemo quam sibi sortem .
144 LIVRE VI. FABLE XIII.
XII. Le Soleil et les Grenouilles¹.
Aux noces d'un tyran tout le peuple en liesse
Noyoit son souci dans les pots.
Esope seul trouvoit que les gens étoient sots
De témoigner tant d'allégresse.
Le Soleil , disoit-il , eut dessein autrefois
De songer à l'hyménée.
Aussitôt on ouït, d'une commune voix ,
Se plaindre de leur destinée
Les citoyennes ³ des étangs .
Que ferons-nous , s'il lui vient des enfants ?
Dirent-elles au Sort : un seul Soleil à peine
Se peut souffrir ; une demi-douzaine
Mettra la mer à sec, et tous ses habitants.
Adieu joncs et marais : notre race est détruite ;
Bientôt on la verra réduite
A l'eau du Styx . Pour un pauvre animal ,
Grenouilles, à mon sens , ne raisonnoient pas mal.

XIII. — - Le Villageois et le Serpent '.

Esope conte qu'un manant * ,"


Charitable autant que peu sage ,
Un jour d'hiver se promenant
A l'entour de son héritage,
Aperçut un serpent sur la neige étendu,
Transi , gelé, perclus, immobile rendu ,
N'ayant pas à vivre un quart d'heure.
Le villageois le prend , l'emporte en sa demeure ;
Et, sans considérer quel sera le loyer 7
D'une action de ce mérite ,
Seu ratio dederit, seu fors objecerit, illa
Contentus vivat?
1. Phèdre, l. 1 , F. 6. Ranæ ad solem.
2. LIESSE, joie (vieux mot, du latin lætitia).
3. CITOYENNES. Virgile a dit de même en parlant des petits des abeilles :
Parvosque quirites
Sufficiunt. (Georg., iv, 201.)
4. STYX , fleuve des enfers.
5. Esope, FF. 155 et 173. - Phèdre, 1. IV, F. 14. Homo et Colubra.
6. MANANT. Voy. ce mot, p. 11 , note 3.
7. LOYER dans le vieux français avait le sens de salaire, récompense .
Serait-ce la raison qu'une même folie
N'eût pas même loyer? (MALHERBE.)
Très-peu de gré, mille traits de satire,
Sont le loyer de quiconque ose écrire. (VOLTAIRE.)
LIVRE VI. FABLE XIV . 145
Il l'étend le long du foyer,
Le réchauffe, le ressuscite.
L'animal engourdi sent à peine le chaud,
Que l'âme lui revient avecque¹ la colère .
Il lève un peu la tête , et puis siffle aussitôt ;
Puis fait un long repli , puis tâche à faire un saut
Contre son bienfaiteur , son sauveur et son père.
Ingrat , dit le manant , voilà donc mon salaire !
Tu mourras ! A ces mots, plein d'un juste courroux ,
Il vous prend sa cognée, il vous tranche la bête ;
Il fait trois serpents de deux coups ,
Un tronçon , là queue, et la tête.
L'insecte , sautillant, cherche à se réunir ;
Mais il ne put y parvenir.
Il est bon d'être charitable :
Mais envers qui ? c'est là le point.
Quant aux ingrats , il n'en est point
Qui ne meure enfin misérable.

XIV. --- Le Lion malade et le Renard '


De par * le roi des animaux ,
Qui dans son antre étoit malade,
5
Fut fait savoir à ses vassaux
Que chaque espèce en ambassade
Envoyât gens le visiter,
Sous promesse de bien traiter
Les députés , eux et leur suite ,
Foi de lion, très-bien écrite :
Bon passe-port contre la dent ,
1. AVECQUE. Voy. p. 73, note 2.
2. INSECTE. Ce mot, qui signifie coupépar anneaux, s'applique quel-
quefois aux animaux qui vivent après qu'on les a coupés en plusieurs par-
ties, comme les grenouilles, les lézards et les serpents. ( TRÉVOUX.)
L'impropriété d'expression que plusieurs commentateurs modernes repro-
chent ici à la Fontaine n'est donc pas aussi grave qu'ils le prétendent.
3. Esope, FF. 31 et 91.-Philibert Hégémon, F. 91.-Horace, Ep. , 1,1 ,v. 73.
4. DE PAR LE ROI. Formule des édits royaux, lettres-patentes.- Fut fait
savoir. Id. « Ces formules prises dans la société, dit Chamfort, ont le dou-
hle mérite d'être plaisantes et de rappeler sans cesse que c'est de nous
qu'il s'agit dans les fables. »
5. VASSAUX. Le vassal était celui qui possédait des terres relevant d'une
seigneurie, soit en fief, soit en roture, c'est-à-dire soit à titre noble, soit
1 comme roturier. Il devait fidélité et obéissance à ce seigneur. Le droit de
convoquer les vassaux pour la guerre a d'abord appartenu à tous les hauts
seigneurs, puis à la royauté seule.
146 LIVRE VI. FABLE XV.
Contre la griffe tout autant.
L'édit du prince s'exécute :
De chaque espèce on lui députe.
Les renards gardant la maison,
Un d'eux en dit cette raison :
Les pas empreints sur la poussière
Par ceux qui s'en vont faire au malade leur cour,
Tous , sans exception, regardent sa tanière ;
Pas un ne marque de retour :
Cela nous met en méfiance.
Que sa majesté nous dispense :
Grand merci de son passe-port.
Je le crois bon : mais dans cet antre
Je vois fort bien comme l'on entre,
Et ne vois pas comme on en sort¹ .

IV . - L'Oiseleur, l'Autour et l'Alouette .


Les injustices des pervers
Servent souvent d'excuse aux nôtres.
Telle est la loi de l'univers :
Si tu veux qu'on t'épargne , épargne aussi les autres.
Un manant au miroir prenoit des oisillons .
Le fantôme • brillant attire une alouette :
Aussitôt un autour , planant sur les sillons,
Descend des airs , fond et se jette
Sur celle qui chantoit, quoique près du tombeau.
Elle avoit évité la perfide machine ,
Lorsque se rencontrant sous la main de l'oiseau,
Elle sent son ongle maline ".
1. SORT. - Horace avait dit :
Quia me vestigia terrent
Omnia te adversum spectantia, nulla retrorsum. (Ep., I, 1, 74.)
2. Abstemius, 3. De Accipitre Columbam insequente.
3. MANANT, paysan. Voy. p. 11 , note 3.
4. LE FANTÔME BRILLANT, l'apparence brillante, le reflet du miroir agité
au soleil. Par ce mot fantôme, la Fontaine traduit l'expression latine spe-
cies ou forma, si souvent employée par les poëtes, et notamment par
Lucrèce.
5. AUTOUR. Sur ce mot, voy. p. 126 , note 9.
6. ONGLE MALINE. Ongle est masculin, et l'était du temps de la Fon-
taine. Maline est un effet de la prononciation ancienne de maligne. Au
moyen âge, et longtemps après, on ne prononçait pas les doubles con-
sonnes. On disait, par exemple, un aneau pour un agneau. Dans certains
textes, on lit, à cet endroit, maligne ; peu importe, le poëte avait l'inten
tion d'écrire un mot se prononçant maline.
LIVRE VI. FABLE XVI. 147
Pendant qu'à la plumer, l'autour est occupé,
Lui-même sous les rets¹ demeure enveloppé :
Oiseleur, laisse-moi , dit-il en son langage ;
Je ne t'ai jamais fait de mal .
L'oiseleur repartit : Ce petit animal
T'en avoit-il fait davantage ?

XVI. - Le Cheval et l'Ane²,


En ce monde il se faut l'un l'autre secourir :
Si ton voisin vient à mourir,
C'est sur toi que le fardeau tombe.
Un âne accompagnoit un cheval peu courtois
Celui-ci ne portoit que son simple harnois .
Et le pauvre baudet si chargé qu'il succombe.
Il pria le cheval de l'aider quelque peu ;
Autrement il mourroit devant qu'être 5 à la ville.
La prière, dit-il , n'en est pas incivile :
Moitié de ce fardeau ne vous sera que jeu.
Le cheval refusa, fit une pétarade ;
6
Tant qu'il vit sous le faix mourir son camarade,
Et reconnut qu'il avoit tort.
Du baudet en cette aventure "
On lui fit porter la voiture ,
Et la peau par-dessus encor.
1. RETS, filets (retia).
2. Esope, FF. 23 et 24.- Plutarque, Préceptes de santé.
3. COURTOIS, poli, complaisant, serviable. Etymologie : cour (en italien,
corte), manière de cour.
4. HARNOIS. Nous avons déjà dit la raison de ces rimes qui nous pa-
raissent une licence et une inexactitude. Dans l'origine, oi dans tous les
mots sonnait oué. On prononçait harnoués, courtoués , frouéde (froide),
rouéde (roide). Voile et miroir, au xvi siècle encore, se prononçaient et
même quelquefois s'écrivaient mirouer, vcuele ; étoiles ( étouéles) rimaient
avec demoiselles, paroisse (parouesse) avec picheresse. Ces rimes alors
étaient exactes. Peu à peu la prononciation des mots en of changea : dans
les uns elle devint plus ouverte, dans d'autres plus fermée. Néanmoins
l'usage resta de faire rimer ensemble certains mots, quoique le son ne
fût plus le même. Telle est l'origine et la raison de ces rimes fausses qui
se rencontrent même dans les poëtes les plus corrects. (Voy. M. Génin,
Var. du lang. fr., pp. 117 et 301. - Lexiq. de Mol. , p. 262. )
5. DEVANT QUE. Devant s'employait alors comme synonyme d'avant ;
et par conséquent devant que aussi bien qu'avant que. En outre, de se
supprimait volontiers dans le langage familier après avant que et devant
que. Voy. p. 10, note 9, et p. 74, note 5.
6. TANT QUE, à tel point que, si longtemps que.
7. EN CETTE AVENTURE, à la suite de ce qui venait d'arriver.
148 LIVRE VI. FABLE XVIII.
XVII. - Le Chien qui lâche sa proie pour l'ombre .
Chacun se trompe ici-bas :
On voit courir après l'ombre
Tant de fous qu'on n'en sait pas ,
La plupart du temps , le nombre.
Au chien dont parle Ésope il faut les renvoyer.
Ce chien voyant sa proie en l'eau représentée
La quitta pour l'image, et pensa se noyer.
La rivière devint tout d'un coup agitée ;
A toute peine il regagna les bords,
Et n'eut ni l'ombre ni le corps.

XVIII. - Le Chartier embourbé³.


Le Phaéton 4 d'une voiture à foin
Vit son char embourbé. Le pauvre homme étoit loin
De tout humain secours : c'étoit à la campagne,
Près d'un certain canton de la Basse-Bretagne,
Appelé Quimper-Corentin ".
On sait assez que le Destin
Adresse là les gens quand il veut qu'on enrage.
Dieu nous préserve du voyage !
Pour venir au chartier embourbé dans ces lieux,
6
Le voilà qui déteste et jure de son mieux ,
Pestant , en sa furcur extrême,
Tantôt contre les trous , puis contre les chevaux,
Contre son char, contre lui-même.
Il invoque à la fin le dieu dont les travaux
Sont si célèbres dans le monde :
1. Esope, FF. 339 et 213. – Phèdre, l. 1, F. 4. Canis per fluvium car-
nem ferens.
2. EN L'EAU. Locution vieillie (in aqua).
3. Aviénus, F. 32. Rusticus et Hercules. — Faĕrne, iv, 14. Bubulcus et
Hercules . Autrefois, on écrivait aussi chartier. Il y avait pour ce mot
deux orthographes.
4. PHAETON. Phaéton, fils du Soleil , essaya un jour de conduire le char
de son père, et s'en acquitta si maladroitement que Jupiter le précipita
foudroyé dans l'Eridan. - C'est par une emphase ironique que le poète
désigne ainsi le charretier.
5. QUIMPER-CORENTIN, chef-lieu du département du Finistère, à 624 kil
de Paris (9,715 habitants).
6. DETESTI. Détester est quelquefois neutre, et signifie, en style po.
pulaire et familier, faire des imprecations. Un marinier engravé jure et ·
déteste de tout son cœur. (TRÉVOUX. )
7. PESTANT. Verbe du style très-familier. Le chagrin de ceux qui
pestent toujours contre la fortune est extravagant. » (SAINT- EVREMOND.)
LIVRE VI. - FABLE XIX. 149
Hercule, lui dit-il , aide-moi ; si ton dos
1
A porté la machine ronde,
Ton bras peut me tirer d'ici.
Sa prière étant faite , il entend dans la nue
Une voix qui lui parle ainsi :
Hercule veut qu'on se remue ;
Puis il aide les gens . Regarde d'où provient
2
L'achoppement qui te retient ;
Ote d'autour de chaque roue
Ce malheureux mortier, cette maudite boue
Qui jusqu'à l'essieu les enduit ;
Prends ton pic et me romps ce caillou qui te nuit ;
Comble-moi cette ornière. As-tu fait ? Oui , dit l'homme.
Or bien je vas t'aider, dit la voix ; prends ton fouet.
Je l'ai pris... Qu'est ceci ? mon char marche à souhait !
Hercule en soit loué ! Lors la voix : Tu vois comme
Tes chevaux aisément se sont tirés de là.
Aide-toi , le ciel t'aidera ".

XIX. - - Le Charlatan♣.
Le monde n'a jamais manqué de charlatans :
Cette science, de tout temps ,
Fut en professeurs très-fertile " .
6
Tantôt l'un en théâtre affronte l'Achéron " ,
Et l'autre affiche par la ville
Qu'il est un passe-Cicéron .
Un des derniers se vantoit d'être
1. A PORTÉ, un instant seulement, pour soulager Atlas, roi de Mauri-
tanie, dont c'était la fonction. - Voilà bien de la mythologie pour un
charretier de Quimper- Corentin.
2. ACHOPPEMENT, obstacle, occasion de chute. Ce mot (qui vient de
chopper, heurter) ne s'emploie guère qu'au figuré : C'est une pierre d'a-
choppement, un écueil.
3. T'AIDERA. Régnier avait dit :
Aidez-vous seulement, et Dieu vous aidera. (Sat. xIII , v. 112.)
C'est la pensée de Virgile : audentes fortuna juvat.
4. Poggii Facetiæ, t. 1, Asinus erudiendus.
5. TRÈS-FERTILE. Rapprochez de cette expression ces vers de Racine et
de Boileau :
La cour de Claudius, en esclaves fertile,
Pour deux que l'on cherchait en eût présenté mille. (Brit., Iv, 2.)
La nature, fertile en esprits excellents, etc. (Art poét., 1.)
6. EN THÉATRE, en spectacle, sur un théâtre, comme on dit : en image,
en apparence.
7. L'ACHERON, fleuve des Enfers, c'est-à-dire la mort.
150 LIVRE VI. — FABLE XIX.
En éloquence si grand maître,
Qu'il rendroit disert un badaud,
Un manant, un rustre, un lourdaud ;
Oui , Messieurs , un lourdaud, un animal, un âne :
Que l'on m'amène un âne, un âne renforcé,
Je le rendrai maître passé¹ ,
Et veux qu'il porte la soutane * .
Le prince sut la chose et manda le rhéteur.
J'ai, dit-il, en mon écurie
Un fort beau roussin 3 d'Arcadie :
J'en voudrois faire un orateur.
Sire, vous pouvez tout, reprit d'abord notre homme.
On lui donna certaine somme ,
Il devoit au bout de dix ans
Mettre son âne sur les bancs
Sinon il consentoit d'être en place publique
Guindé la hart au col , étranglé court et net,
Ayant au dos sa rhétorique,
Et les oreilles d'un baudet.
Quelqu'un des courtisans lui dit qu'à la potence
Il vouloit l'aller voir, et que, pour un pendu,
Il auroit bonne grâce et beaucoup de prestance :
Surtout qu'il se souvînt de faire à l'assistance
Un discours où son art fût au long étendu ;
Un discours pathétique, et dont le formulaire
1. MAITRE-PASSE signifie, au propre, qui est reçu maitre. On était reçu,
onpassait maitre dans les corporations ouvrières après un examen. Il faut
un rude examen pourêtre passé licencié ; il faut faire des chefs-d'œuvre pour
êtrepassé maitre cordonnier, maitre sellier, etc. » ( TRÉVOUX. ) - Par exter-
sion, maître passé a signifié un homme habile dans son art, un savant.
2. SOUTANE. A l'époque où la science résidait dans le seul clergé, les
étudiants reçus bacheliers portaient la soutane comme un insigne de leur
savoir. Longtemps aussi les juges portèrent la sontane.
3. ROUSSIN D'ARCADIE . Le roussin était un cheval de moyenne taille,
robuste, épais et dur à la fatigue. Dans certaines contrées, c'était la mon-
ture de ceux qui n'étaient point chevaliers, ou bien encore un cheval de
somme. Un roussin d'Arcadie signifie donc un cheval d'Arcadie, c'est-à-
dire un âne ; parce que l'Arcadie, pays de montagnes, produisait beaucoup
d'ânes et peu de chevaux.
4. SUR LES BANCS , c'est-à-dire le mettre en état de prendre ses grades.
Banc se disait du temps d'étude qu'on doit faire dans les universités
(aujourd'hui facultés) pour parvenir aux degrés. Il faut avoir été cing
ans sur les bancs avant d'être docteur. (TRÉVoux. )
5. HART, lien fait d'osier ou de menu bois avec lequel on attachait jadis
les criminels au gibet. Marot dit d'un valet qui l'avait volé :
Sentant la hart de cent licues à la ronde.
6. FORMULAIRE. Un formulaire est un livre qui comprend des modèles
de rédaction, ou formules, qui servent dans toutes les circonstances ou
cas semblables. Le formulaire des notaires. Le formulaire des arrêts du
conseil. Les formulaires du service public de l'église.
LIVRE VI. FABLE XX. 151
Servit à certains Cicérons
Vulgairement nommés larrons.
L'autre reprit Avant l'affaire,
Le roi , l'âne, ou moi, nous mourrons¹.
Il avoit raison. C'est folie
De compter sur dix ans de vie.
Soyons bien buvants , bien mangeants ,
Nous devons à la mort de trois l'un en dix ans.

II. - La Discorde.

La déesse Discorde ayant brouillé les dieux,


Et fait un grand procès là-haut pour une pomme ' ,
On la fit déloger des cieux.
Chez l'animal qu'on appelle homme
On la reçut à bras ouverts,
Elle et Que-si-que-non , son frère,
Avecque Tien-et-mien , son père.
Elle nous fit l'honneur, en ce bas univers,
De préférer notre hémisphère
A celui des mortels qui nous sont opposés ,
Gens grossiers, peu civilisés ,
Et qui , se mariant sans prêtre et sans notaire,
De la Discorde n'ont que faire.
Pour la faire trouver aux lieux où le besoin
Demandoit qu'elle fût présente ,
La Renommée avoit le soin
De l'avertir ; et l'autre , diligente ,
Couroit vite aux débats , et prévenoit la Paix ;
Faisoit d'une étincelle un feu long à s'éteindre.
La Renommée enfin commença de se plaindre
Que l'on ne lui trouvoit jamais
1. MOURRONS. Un charlatan, dans Bonaventure des Périers (Nouv. 90),
s'exprime de même : J'ai entrepris de faire parler un singe en six ans.
Avant qu'ils soient passes, ou l'abbe mourra, ou le singe, ou moi-même
par aventure : ainsi , j'en demeurerai quitte.
2. POMME. C'est la pomme jetée par la Discorde au milieu des noces
de Thétis et de Pélée, avec cette inscription : A la plus belle. Paris,
choisi pour juge, l'adjugea à Vénus. Cette décision arma Junon et Mi-
nerve contre les Troyens, et ruina Troie.
3. QUE-SI- QUE-NON, substantif burlesque qui désigne la chicane et ses
discours ordinaires. - Tien-et-Mien désignent l'intérêt personnel :
Et le Mien et le Tien, deux frères pointilleux,
Par son ordre amenant les procès et la guerre. (BOILEAU, Sat. xi, 103.)
152 LIVRE VI. FABLE XXI .
De demeure fixe et certaine ;
Bien souvent l'on perdoit , à la chercher , sa peine :
Il falloit donc qu'elle eût un séjour affecté ,
Un séjour d'où l'on pût en toutes les familles
L'envoyer à jour arrêté .
Comme il n'étoit alors aucun couvent de filles ',1
On y trouva difficulté .
L'auberge enfin de l'Hyménée
Lui fut pour maison assinée ³ .

XXI. La jeune Veuve¹.


La perte d'un époux ne va 5 point sans soupirs ;
On fait beaucoup de bruit , et puis on se console.
Sur les ailes du Temps la tristesse s'envole :
Le temps ramène les plaisirs.
Entre la veuve d'une année
Et la veuve d'une journée
La différence est grande : on ne croiroit jamais
Que ce fût même personne ;
L'une fait fuir les gens, et l'autre a mille attraits :
Aux soupirs vrais ou faux celle-là s'abandonne ;
C'est toujours même note et pareil entretien ".
On dit qu'on est inconsolable :
On le dit ; mais il n'en est rien ,
Comme on verra par cette fable,
Ou plutôt par la vérité.
L'époux d'une jeune beauté
Partoit pour l'autre monde. A ses côtés sa femme
Lui crioit Attends -moi , je te suis ; et mon âme,
Aussi bien que la tienne, est prête à s'envoler.
1. FILLES. Allusion satirique, qu'on peut comparer à celles du Lutrin :
Quand la Discorde, encor toute noire de crimes,
Sortant des Cordeliers pour aller aux Minimes, etc... (Ch. 1, 26.)
2. L'AUBERGE DE L'HYMÉNÉE, le mariage. Un poëte épique ou élégiaque
aurait dit le palais de l'hyménée. - La Fontaine fait sans doute ici un
retour sur ses chagrins personnels.
3. ASSINÉE. C'est ainsi que se prononçait autrefois assignée. V. p. 146, n. 6.
4. Abstemius, F. 14. De Muliere virum morientem flente et patre eam
consolante.
5. NE VA POINT. Excellente expression très-usitée au xvII° siècle : ne se
passe point, n'a point lieu.
6. ENTRETIEN. Admirable description, admirable critique de mœurs.
Remarquons toutefois qu'elle tombe particulièrement sur une certaine
classe de la société, sur celle à qui des plaisirs journaliers font quelque-
fois oublier ses chagrins comme ses devoirs.
LIVRE VI . FABLE XXI. 153
Le mari fait seul le voyage .
La belle avoit un père, homme prudent et sage,
Il laissa le torrent couler.
A la fin , pour la consoler :
Ma fille, lui dit-il , c'est trop verser de larmes ;
Qu'a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes?
Puisqu'il est des vivants , ne songez plus aux morts.
Je ne dis pas que tout à l'heure
Une condition meilleure
Change en des noces ces transports ;
Mais après certain temps souffrez qu'on vous propose
Un époux, beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
Que le défunt. Ah ! dit-elle aussitôt ,
Un cloître est l'époux qu'il me faut.
Le père lui laissa digérer¹ sa disgrâce.
Un mois de la sorte se passe ;
L'autre mois on l'emploie à changer tous les jours
Quelque chose à l'habit, au linge , à la coiffure :
Le deuil enfin sert de parure ,
En attendant d'autres atours .
Toute la bande des Amours
Revient au colombier ; les jeux, les ris, la danse,
Ont aussi leur tour à la fin :
On se plonge soir et matin
Dans la fontaine de Jouvence " .
Le père ne craint plus ce défunt tant chéri ;
Mais comme il ne parloit de rien à notre belle :
Où donc est le jeune mari
Que vous m'avez promis ? dit-elle ³ .
1. DIGÉRER SA DISGRACE . Sur le sens du mot disgrace, voy. p. 75,
note 5. • Quoi ! vous digérez paisiblement les plus sanglants affronts !
c'est insensibilité plutôt que grandeur d'âme. (SAINT-EVREMOND . )
2. JOUVENCE. Vieux mot (de juventus, jeunesse) . L'idée de cette fon-
taine nous vient, dit-on, des Orientaux.
3. DIT-ELLE. Cette fable, qui n'en est pas une, est peut-être le meilleur
morceau et le mieux écrit des six premiers livres.
154 LIVRE VI. - ÉPILOGUE .

ÉPILOGUE

Bornons ici cette carrière :


Les longs ouvrages me font peur.
Loin d'épuiser une matière ,
On n'en doit prendre que la fleur¹ .
Il s'en va temps 3 que je reprenne
Un peu de forces et d'haleine ,
Pour fournir à d'autres projets .
Amour, ce tyran de ma vie,
Veut que je change de sujets :
Il faut contenter son envie.
Retournons à Psyché * . Damon 5 9 vous m'exhortez
A peindre ses malheurs et ses félicités :
J'y consens ; peut-être ma veine
En sa faveur s'échauffera .
Heureux si ce travail est la dernière peine
Que son époux 6 me causera !

1. Ce mot signifie discours de la fin, par opposition à prologue ou pré


face (iní, après; λóyos, discours).
2. FLEUR. Ne prendre que le dessus du panier, disait Mm de Sévigné.
3. IL S'EN VA TEMPS. Locution du style familier, aujourd'hui surannée.
On disait : « La comédie s'en va finie. Il s'en va onze heures. Il s'en va
midi. Il y a une ellipse dans cette façon de parler.
4. PSYCHÉ. Roman mythologique en prose et en vers, tiré de l'Ane
d'or d'Apulée. C'est le plus long des ouvrages de la Fontaine.
5. DAMON. C'est sans doute le personnage à qui est dédié ce VI• livre
6. SON ÉPOUX. L'Amour, époux de Psyché.
AVERTISSEMENT

Voici un second recueil de fables que je présente au


public. J'ai jugé à propos de donner à la plupart de celles-
ci un air et un tour un peu différent de celui que j'ai
donné aux premières , tant à cause de la différence des
sujets , que pour remplir de plus de variété mon ouvrage.
Les traits familiers que j'ai semés avec assez d'abondance
dans les deux autres parties convenoient bien mieux aux
inventions d'Ésope qu'à ces dernières , où j'en use plus
sobrement pour ne pas tomber en des répétitions ; car le
nombre de ces traits n'est pas infini . Il a donc fallu que
j'aie cherché d'autres enrichissements , et étendu davantage
les circonstances de ces récits , qui d'ailleurs me sembloient
le demander de la sorte. Pour peu que le lecteur y prenne
garde , il le reconnoîtra lui-même : ainsi je ne tiens * pas
qu'il soit nécessaire d'en étaler ici les raisons , non plus
que de dire où j'ai puisé ces derniers sujets. Seulement je
dirai , par reconnoissance , que j'en dois la plus grande
partie à Pilpay " , sage indien . Son livre a été traduit en
toutes les langues. Les gens du pays le croient fort ancien ,
et original à l'égard d'Esope, si ce n'est Ésope lui-même
sous le nom du sage Locman " . Quelques autres m'ont
fourni des sujets assez heureux . Enfin j'ai tâché de mettre
en ces deux dernières parties toute la diversité dont j'étois
capable ".
1. Ce second recueil comprend la 3º et la 4 partie ( 5 livres). Il parut
en 1678, dix ans après le premier. Le douzième livre fut publié plus tard.
2. Ce sont les six premiers livres.
3. GARDE, y fasse attention. « Quand une personne du commun fait
une faute, personne n'y prend garde. » (TRÉVOUX . )
4. TIENS, je n'estime pas, je ne pense pas . Locution elliptique : je ne tiens
pas (pour certain) . En latin, pro certo habere ou tenere. On la tenait
morte il y avait déjà six heures. (MOLIÈRE , Médecin malgré lui, 1, 5.) —
« Fort bien, et je vous tiens mon véritable père. (ID ., E. d. F. , v, 5.)
5. PILPAY. Sur Pilpay ou Bidpaï, voy. Etudes préliminaires.
6. LOCKMAN. Sur ce nom, voy. Etudes préliminaires.
7. L'errata des deux premiers volumes (ou 1 et 2º parties, six premiers
livres) se trouve sur un feuillet séparé, qui, par cette raison, manque à
beaucoup d'exemplaires ; on le place ordinairement après la table des
matières du premier volume. L'errata de la 3 partie est à la fin du pré-
sent avertissement, et celui de la 4° partie est à la fin de la table des
matières et du volume. » (Note de la Fontaine.) Ces fautes d'impres-
sion ont été corrigées dans les éditions postérieures.
A

MADAME DE MONTESPAN¹

L'apologue est un don qui vient des immortels ;


Ou, si c'est un présent des hommes ,
Quiconque nous l'a fait mérite des autels :
Nous devons tous tant que nous sommes
Ériger en divinité
Le sage par qui fut ce bel art inventé.
C'est proprement un charme : il rend l'âme attentive,
Ou plutôt il la tient captive,
Nous attachant à des récits
Qui mènent à son gré les cœurs et les esprits.
O vous qui l'imitez , Olympe 8 9 si ma muse
A quelquefois pris place à la table des dieux ,
Sur ses dons aujourd'hui daignez porter les yeux ;
Favorisez les jeux où * mon esprit s'amuse !
Le Temps, qui détruit tout , respectant votre appui,
Me laissera franchir les ans dans cet ouvrage :
Tout auteur qui voudra vivre encore après lui
Doit s'acquérir votre suffrage.
C'est de vous que mes vers attendent tout leur prix :
Il n'est beauté dans nos écrits
Dont vous ne connoissiez jusques aux moindres traces.
5
Eh ! qui connoît que vous les beautés et les grâces !
Paroles et regards , tout est charme dans vous.
Ma muse, en un sujet si doux,
1. La marquise de Montespan (Françoise- Athénaïs de Rochechouart de
Mortemart), célèbre à la cour de Louis XIV, née en 1641 et morte en 1707.
2. CHARME. Ce mot est pris dans son sens étymologique : incantation,
sortilége. Il vient du latin carmen, vers, parce que les formules usitées
dans les sacrifices et cérémonies magiques étaient en vers.
3. OLYMPE est ici un nom d'invention poétique, comme les Iris en l'air
dont parle Boileau . C'était alors la mode de désigner en vers les contem-
porains par des noms mythologiques, ou du moins tirés de l'histoire an-
cienne ; on évitait les noms propres, comme sentant trop la réalité.
M de Rambouillet, dont le nom était Catherine, s'appelait littérairement,
et par anagramme, Arthénice. - Le nom d'Olympe a été choisi à dessein,
comme en rapport avec la majesté et le haut rang de M. de Montespan.
4. Ou. Sur l'emploi de où, voy. p. 67, note 6.
5. QUE VOUS. Il y a empse de mieux, comme dans d'autres phrases on
omettait assez souvent autre chose, autrement, ailleurs. Les Latins suppri-
maient quelquefois le comparatif devant quam (Tacite, par exemple).
Où trouver, sire, une protection qu'au lieu où je la viens chercher ? Et qui
puis-je solliciter... que-la source de la puissance et de l'autorité ? (Mo-
LIÈRE, 2 Pl. au roi.) Cette façon de parler était alors très-usitée.
A MADAME DE MONTESPAN . 157
Voudroit s'étendre davantage :
Mais il faut réserver à d'autres cet emploi ;
Et d'un plus grand maître que moi
Votre louange est le partage¹ .
Olympe, c'est assez qu'à mon dernier ouvrage
Votre nom serve un jour de rempart et d'abri ;
Protégez désormais le livre favori³
Par qui j'ose espérer une seconde vie :
Sous vos seuls auspices ces vers
Seront jugés, malgré l'envie,
Dignes des yeux de l'univers.
Je ne mérite pas une faveur si grande ,
La fable en son nom la demande :
Vous savez quel crédit ce mensonge a sur nous.
S'il procure à mes vers le bonheur de vous plaire ,
Je croirai lui devoir un temple pour salaire :
Mais je ne veux bâtir des temples 5 que pour vous.
1. PARTAGE. Cette flatterie est commune aux poêtes. Voy. Horace,
Ep. II, 1. - Voy. Boileau, Disc. au roi. - Art poet., IV, 223.
2. REMPART. C'est l'expression d'Horace s'adressant à Mécène :
O et præsidium, et dulce decus meum. ( Odes, I, 1.)
8. FAVORI, heureux entre tous mes livres, grâce à votre faveur :
Son livre, aimé du ciel et chéri des lecteurs,
Est souvent chez Barbin entouré d'acheteurs. (BOIL., Artpoét., 1, 76.)
4. QUI. Voy. p. 30, note 2, et page 99, note 1.
5. TEMPLE. Voy. Virgile, Géorg., 1. 1 , v. 14. Cette épitre est ua
modèle de délicatesse. La langue française n'a jamais atteint un degré
plus élevé de simplicité, de bon goût et de grâce élégante.
LIVRE VII

I. Les Animaux malades de la Peste¹.

Un mal qui répand la terreur,


Mal que le ciel en sa fureur
Laventa pour punir les crimes de la terre,
La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom),
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron ² 9,
Faisoit aux animaux la guerre.
Ils ne mouroient pas tous , mais tous étoient frappés :
On n'en voyoit point d'occupés
A chercher le soutien d'une mourante vie ;
Nul mets n'excitoit leur envie ;
Ni loups ni renards n'épioient
La douce et l'innocente proie :
Les tourterelles se fuyoient ;
Plus d'amour, partant plus de joie.
Le lion tint conseil , et dit : Mes chers amis ,
Je crois que le ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune.
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements * .
Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi , satisfaisant mes appétits gloutons ,
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avoient-ils fait ? nulle offense ;
1. Cette fable était célèbre au moyen âge. On la rencontre jusque dans
les sermonnaires. Guillaume Guéroult ( le for livre des Emblèmes ;
Lyon, 1540), Fable du Lion , du Loup et de l'Ane. - - Straparole, XIII® nuit,
F. 1. Le Loup, le Renard et l'Ane. Guillaume Haudent, Trois cent
soixante-six Apologues d'Esope, l. 11, F. 9.
2. L'ACHERON, fleuve des Enfers. Enrichir l'Achéron, ou les Enfers,
est une expression que nous trouvons dans Sophocle, Edipe Roi:
Μέλας δ' "Αιδης στενάγμοις καὶ γόοις πλουτίζεται. (ν. 30.)
Et le noir Achéron s'enrichit de nos pleurs.
3. PARTANT, par conséquent. « Ce mot commence à vieillir. Il est
surtout du style de la jurisprudence. (TRÉVOUX .)
4. DÉVOUEMENTS. Celui de Codrus chez les Athéniens, d'Aristodème
chez les Messéniens.
LIVRE VII. FABLE I. 159
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger¹ .
Je me dévouerai donc, s'il le faut : mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter, selon toute justice ,
Que le plus coupable périsse.
Sire, dit le renard , vous êtes trop bon roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Eh bien ! manger moutons , canaille , sotte espèce ,
Est-ce un péché ? Non , non . Vous leur fites , seigneur,
En les croquant, beaucoup d'honneur ;
Et quant au berger, l'on peut dire
Qu'il étoit digne de tous maux ,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le renard ; et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses :
Tous les gens querelleurs , jusqu'aux simples mâtins 2
Au dire de chacun , étoient de petits saints.
L'âne vint à son tour , et dit : J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant ,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue ;
Je n'en avois nul droit, puisqu'il faut parler net.
A ces mots , on cria haro 4 sur le baudet.
Un loup, quelque peu clerc , prouva par sa harangue
1. LE BERGER. « Il semblerait par ce petit vers que le lion voudrait es-
camoter son péché. » (Chamfort.)
2. MATINS. Sur ce mot, voy. p. 7, note 1.
3. SOUVENANCE. Vieux mot.
Or, sens-je combien les plaisirs
Sont amers à la souvenance. (Bertaud.)
4. HARO. Terme de jurisprudence en Normandie. Ce cri servait à récla-
mer le secours de la justice quand on était attaqué et opprimé, ou lors-
qu'on trouvait sa partie et qu'on voulait la mener devant le juge ; car celui
contre qui on criait haro était obligé de suivre son accusateur, et l'un et
l'autre donnaient caution, ou allaient en prison jusqu'au jugement. - On
dit que ce mot vient de l'exclamation ah Raoul ou Rollon, premier duc
de Normandie, célèbre par sa justice, et dont le peuple invoqua souvent
le souvenir tutélaire. Cette étymologie n'est pas sûre.
5. CLERC. Ce mot était synonyme de savant. Le mot clerc appartient
aux ecclésiastiques ; et comme ainsi fut qu'il n'y eût qu'eux qui fissent pro-
fession de bonnes lettres, aussi par métaphore nous appelâmes grand clerc
l'homme savant, mauclerc celui qu'on tenait pour bête, et la science cler-
gie. (PASQUIER.) Ronsard a dit dans son vieux style :
Mais tant plus est à craindre une femme clergesse (savante).
FABLES DE LA FONTAINE, 9
160 LIVRE VII. FABLE 11 .
Qu'il falloit dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux , d'où venoit tout leur mal .
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n'étoit capable
D'expier son forfait. On le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable ,
Les jugements de cour¹ vous rendront blanc ou noir.

II. Le mal marié²,


Que le bon soit toujours camarade³ du beau ,
Dès demain je chercherai femme ;
Mais comme le divorce entre eux n'est pas nouveau ,
Et que peu de beaux corps , hôtes d'une belle âme,
Assemblent l'un et l'autre point,
Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point.
J'ai vu beaucoup d'hymens ; aucuns d'eux ne me tentent.
Cependant des humains presque les quatre parts
S'exposent hardiment au plus grand des hasards ;
Les quatre parts aussi des humains se repentent.
J'en vais alléguer un qui , s'étant repenti ,
Ne put trouver d'autre parti
Que de renvoyer son épouse ,
Querelleuse, avare, et jalouse.
Rien ne la contentoit, rien n'étoit comme il faut :
On se levoit trop tard , on se couchoit trop tôt ;
Puis du blanc, puis du noir, puis encore autre chose.
Les valets enrageoient ; l'époux étoit à bout :
Monsieur ne songe à rien , monsieur dépense tout,
Monsieur court, monsieur se repose.
Elle en dit tant, que monsieur, à la fin ,
Lassé d'entendre un tel lutin " ,
1. COUR, cour de justice. Dans l'origine, tout tribunal s'appelait cour
(curia).
2. Esope, F. 93.
3. CAMARADE. Expression familière d'une pensée noble.
4. HOTES. Expression empruntée aux philosophes qui l'appliquent plu-
tôt à l'âme. Mais la figure est la même, le mot hôte ayant deux sens. -
Corporis hospes animus. » (SENEQ., Cons. ad Marc.)
5. AUCUNS, ayant le sens négatif, doit être toujours au singulier, sauf
les exceptions reçues. Cette règle est postérieure au xvir siècle :
Aucuns monstres par moi domptés jusqu'aujourd'hui ,
Ne m'ont acquis le droit de faillir comme lui. (Phèdre, a. 1, sc. 2.)
6. LUTIN. Un lutin est une espèce de démon ou d'esprit follet qui, suivant
LIVRE VII. - FABLE II. 161
Vous la renvoie à la campagne
Chez ses parents . La voilà donc compagne
De certaines Philis qui gardent les dindons ,
Avec les gardeurs de cochons.
Au bout de quelque temps qu'on la crut adoucie,
Le mari la reprend. Eh bien ! qu'avez-vous fait ?
Comment passiez-vous votre vie?
L'innocence des champs est-elle votre fait ?
Assez , dit-elle : mais ma peine
Étoit de voir des gens plus paresseux qu'ici ;
Ils n'ont des troupeaux nul souci ,
Je leur savois bien dire , et m'attirois la haine
De tous ces gens si peu soigneux.
Eh ! madame, reprit son époux tout à l'heure ' ,
Si votre esprit est si hargneux
Que le monde qui ne demeure
Qu'un moment avec vous, et ne revient qu'au soir ,
Est déjà lassé de vous voir,
Que feront des valets qui, toute la journée,
Vous verront contre eux déchaînée ?
Et que pourra faire un époux

Que vous voulez qui soit nuit et jour avec vous ?
Retournez au village : adieu. Si de ma vie
Je vous rappelle, et qu'il m'en prenne envie,
Puissé-je chez les morts avoir , pour mes péchés ,
Deux femmes comme vous sans cesse à mes côtés !
les superstitieux, vient causer du dégât dans les maisons et du souci aux
habitants. On donne ce nom à tout être ennuyeux.
1. PHILIS. Nom donné aux bergères dans les églogues :
Et changer, sans respect de l'oreille et du son,
Lycidas en Pierrot et Philis en Toinon. ( BOILEAU, Art poét., 1.)
2. DIRE. Locution familière et abrégée. Dire a le sens de reprocher, en
sous-entendant un substantif (leur fait) ou une phrase tout entière (ce que
je pense, ou ce qu'ils ont fait, par exemple) . Dire entre dans une foule de
locutions, comme trouver à dire, où il est placé sans régime exprimé.
3. L'HEURE, sur-le-champ, au moment même. C'est le sens le plus exact
du mot ea ipsa hora (en italien, allora).
Si grande joie à l'heure me transporte, etc. (MOLIÈRE, Sg., 18.)
4. QUE VOUS VOULEZ QUI. Gallicisme tombé en désuétude depuis envi
ron un siècle :
Nous verrons si c'est moi que vous voudrez qui sorte.
(MOLIÈRE, Misanth., 11, 3.)
Voltaire s'en est servi : « Voici cette épître de Corneille qu'on prétend qui
lui attira tant d'ennemis. (Com. s. l'Ep. à Ariste.)

1
102 LIVRE VII. - FABLE III.

III. - Le Bat qui s'est retiré du monde ¹.

Les Levantins en leur légende


Disent qu'un certain rat, las des soins d'ici-bas,
Dans un fromage de Hollande
Se retira loin du tracas.
La solitude étoit profonde,
S'étendant partout à la ronde.
Notre ermite nouveau subsistoit là-dedans.
Il fit tant, de pieds et de dents,
Qu'en peu de jours il eut au fond de l'ermitage
Le vivre et le couvert : que faut-il davantage ?
Il devint gros et gras : Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font vœu d'être siens.
Unjour, au dévot personnage
Des députés du peuple rat
S'en vinrent demander quelque aumône légère :
Ils alloient en terre étrangère
Chercher quelque secours contre le peuple chat ;
Ratopolis * étoit bloquée :
On les avoit contraints de partir sans argent,
Attendu l'état indigent
De la république attaquée.
Ils demandoient fort peu , certains que le secours
Seroit prêt dans quatre ou cinq jours.
Mes amis , dit le solitaire ,
Les choses d'ici -bas ne me regardent plus :
En quoi peut un pauvre reclus
6
Vous assister ? que peut-il faire
Que de prier le ciel qu'il vous aide en ceci.
1. Nic. de Pergame. De Carduello in cavea (Du Chardonneret en cage).
2. LEVANTINS, peuples du Levant, Orientaux. « Ce mot ne s'emploie ni
en parlant des anciens, ni en matière d'érudition, mais seulement pour
désigner les peuples qui habitent aujourd'hui les côtes orientales de la
Méditerranée. (TRÉVOUX.)
3. LÉGENDE (ce qui doit se lire, legenda), se dit ordinairement de la
Vie des Saints, qui devait être lue dans les couvents à certaines heures
de la journée. Ici le mot signifie dans leurs récits sacrés, dans la suite
de leurs histoires religieuses. Ce singulier a la force du pluriel.
4. De marque ici la manière dont une chose est faite, et répond à par,
avec, comme dans ces vers :
Et tâchons d'ébranler, de force ou d'industrie,
Ce malheureux desseinqui nous a tous troublés . (MOL., Tart., Iv, 2.)
3. RATOPOLIS , capitale des rats (du grec nós, ville).
6. QUE PEUT-IL... QUE. Que a le sens ici de si ce n'est de, quelle autre
chose que... Voy. p. 156, note 5.
LIVRE VII. FABLE IV. 163
J'espère qu'il aura de vous quelque souci.
Ayant parlé de cette sorte ,
Le nouveau saint ferma sa porte.
Qui désigné-je , à votre avis ,
Par ce rat si peu secourable ? "
Un moine ? Non, mais un dervis¹ :
Je suppose qu'un moine est toujours charitable.

IV. < Le Héron.

Un jour, sur ses longs pieds , alloit je ne sais où,


Le héron au long bec emmanché d'un long cou :
Il côtoyoit une rivière.
L'onde étoit transparente ainsi qu'aux plus beaux jours :
Ma commère² la carpe y faisoit mille tours
Avec le brochet son compère.
Le héron en eût fait aisément son profit :
Tous approchoient du bord ; l'oiseau n'avoit qu'à prendre.
Mais il crut mieux faire d'attendre
Qu'il eût un peu plus d'appétit :
Il vivoit de régime et mangeoit à ses heures.
Après quelques moments l'appétit vint : l'oiseau,
S'approchant du bord, vit sur l'eau

Des tanches qui sortoient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas ; il s'attendoit à mieux ,
Et montroit un goût dédaigneux
Comme le rat³ du bon Horace.
Moi , des tanches ! dit-il : moi , héron , que je fasse
Une si pauvre chère ! Et pour qui me prend-on ?
La tanche rebutée, il trouva du goujon.
Du goujon ! c'est bien là le dîner d'un héron !
J'ouvrirois pour si peu le bec ! aux dieux ne plaise !
Il l'ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu'il ne vit plus aucun poisson.
1. DERVIS OU DERVICHE , " espèce de moines mahométans qui font pro-
fession de pauvreté et mènent une vie fort austère. » (TRÉVOUX.)
2. COMMÈRE. Sur ce mot, voy. p. 24, note 4.
3. RAT. C'est le rat de ville, quí, invité chez le rat des champs, effleu-
rait chaque mets d'une dent dédaigneuse :
Tangentis male singula dente superbo. ( Sat. II , vii , v. 87.)
4. Bon traduit ici le optimus des Latins. Optimus Flaccus, l'excellent,
le spirituel Horace. Cette épithète n'a donc pas entièrement la significa-
tion qu'on lui donnerait aujourd'hui. Elle indique moins la bonhomie que
le mérite et la perfection.
164 LIVRE VII. FABLE V.
La faim le prit : il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon .
Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodants , ce sont les plus habiles ;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner ,
Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
Bien des gens y sont pris. Ce n'est pas aux hérons
Que je parle écoutez, humains, un autre conte :
Vous verrez que chez vous j'ai puisé ces leçons.

V. La Fille¹ .
Certaine fille un peu trop fière,
Prétendoit trouver un mari
Jeune, bien fait, et beau , d'agréable manière ,
Point froid et point jaloux : notez ces deux points-ci.
Cette fille vouloit aussi
Qu'il eût du bien, de la naissance,
De l'esprit, enfin tout . Mais qui peut tout avoir ?
Le Destin se montra soigneux de la pourvoir :
Il vint des partis d'importance .
La belle les trouvoit trop chétifs de moitié :
Quoi, moi ! quoi ! ces gens-là ! l'on radote, je pense.
A moi les proposer ! hélas ! ils font pitié :
Voyez un peu la belle espèce !
L'un n'avoit en l'esprit nulle délicatesse ;
L'autre avoit le nez fait de cette façon-là :
C'étoit ceci, c'étoit cela ;
C'étoit tout, car les précieuses
1. L'épigramme 17 du livre v de Martial a pu suggérer à la Fontaine
l'idée de cette fable, réunie dans son édition à la fable précédente.
(WALCKENAER.)
2. PARTIS. Parmi les sens nombreux du mot parti, en voici deux qui se
rapprochent de celui où il est pris ici , et qui serviront à l'expliquer. Parti
signifie quelquefois profession qu'on embrasse : Il a pris le parti des armes.
Il signifie également un emploi, une place, un avantage qu'on propose :
Je lui offrais un régiment, c'était un bon parti. - Le sens de parti à ma-
rier, bonne condition de mariage, se rapproche dans ces deux acceptions.
3. PRÉCIEUSES . C'était dans l'origine un terme louangeur qui désignait le
mérite et le prix de certaines qualités d'esprit, par exemple à l'époque où
l'hôtel de Rambouillet, sous Louis XIII et au commencement de Louis XIV ,
était l'arbitre du goût. Mais comme on outra peu à peu ces qualités, le ri-
dicule s'y attacha, et le terme qui les désignait, changeant d'acception, si-
gnifia affectation, délicatesse exagérée et maniérée. C'est Molière qui lepre-
mier, en 1659, décria les Précieuses. Mais il commença par distinguer les
Précieuses véritables des fausses Précieuses, puis il fes confondit toutes
sous ce même titre, qui dès lors fut toujours pris en mauvaise part.
LIVRE VII. - FABLE V. 165
Font dessus tout les dédaigneuses .
Après les bons partis , les médiocres gens
Vinrent se mettre sur les rangs .
Elle de se moquer . Ah ! vraiment je suis bonne
De leur ouvrir la porte ! Ils pensent que je suis
Fort en peine de ma personne :
Grâce à Dieu , je passe les nuits
Sans chagrin, quoique en solitude.
La belle se sut gré de tous ces sentiments.
L'âge la fit déchoir : adieu tous les amants.
Un an se passe, et deux, avec inquiétude :
Le chagrin vient ensuite ; elle sent chaque jour
Déloger quelques Ris , quelques Jeux , puis l'Amour,
Puis ses traits choquer et déplaire ;
Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire
Qu'elle échappât au Temps , cet insigne larron ³ .
Les ruines d'une maison

Se peuvent réparer : que n'est cet avantage
Pour les ruines 5 du visage !
Sa préciosité changea lors de langage.
Son miroir lui disoit : Prenez vite un mari.
Je ne sais quel désir le lui disoit aussi :
Le désir peut loger chez une précieuse 7 .
1. Dessus était originairement préposition aussi bien que sur :
Vous étendiez la patte
Plus brusquement qu'un chat dessus une souris. (MoL. , l'Et., Iv, 5.)
Cependant Vaugelas et Ménage avaient déjà déclaré que dessus et dessous,
comme prépositions, ne sont plus du bel usage.
2. MÉDIOCRE, de condition moyenne . Médiocrité est pris assez souvent
dans ce sens. — « Quelques jours après que Sylla se fut démis de la dic-
tature... Sylla, lui dis-je, vous vous êtes donc mis vous-même dans cet
état de médiocrité qui afflige presque tous les humains. (MONTESQUIEU .)
3. LARRON, ravisseur, dévastateur. Du latin latro.
4. QUE commence une formule de souhait. ( Quòd utinam en latin. )
Que puissiez-vous avoir toutes choses prospères ! (MOLIÈRE . )
Et que puisse l'envie en crever de dépít. (ÍD. )
5. RUINES DU VISAGE . Expression juste et pittoresque en même temps.
Elle est -amenée par la comparaison qui précède, et aussi par le verbe
déchoir. Racine :
Même elle avait encor cet éclat emprunté
Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage,
Pour réparer des ans l'irréparable outrage. (Ath., 11, 5. )
6. SA PRÉCIOSITÉ. De même qu'on dit Sa Grandeur, Son Altesse, etc.
Ce mot était d'un français douteux. Il est fort heureusement hasardé par
l'auteur. Trévoux ne l'admet que dans le style badin.
7. PRÉCIEUSE . Voici comment une précieuse s'exprime là-dessus dans
les Femmes savantes :
Loin d'être aux lois d'un homme en esclave asservie,
Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie,
166 LIVRE VII. FABLE VI .
Celle-ci fit un choix qu'on n'auroit jamais cru ,
Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru¹ .

VI. Les Souhaits 2.


Il est au Mogol des follets *
Qui font office de valets ,
Tiennent la maison propre, ont soin de l'équipage " ,
Et quelquefois du jardinage.
Si vous touchez à leur ouvrage,
Vous gâtez tout. Un d'eux près du Gange autrefois
Cultivoit le jardin d'un assez bon bourgeois .
Il travailloit sans bruit, avoit beaucoup d'adresse,
Aimoit le maître et la maîtresse,
Et le jardin surtout. Dieu sait si les Zéphyrs ,
Peuple ami du démon 7 , l'assistoient dans sa tâche !
8
Le follet, de sa part ³ , travaillant sans relâche ,
Combloit ses hôtes de plaisirs.
Pour plus de marques de son zèle ,
Chez ces gens pour toujours il se fût arrêté
Nonobstant la légèreté
A ses pareils si naturelle ;
Mais ses confrères les esprits
Firent tant que le chef de cette république,
Par caprice ou par politique,
Le changeà bientôt de logis.
Qui nous monte au-dessus de tout le genre humain,
Et donne à la raison l'empire souverain. (Act. 1, sc. 1.)
1. MALOTRU, mal fait, mal bâti. (Terme populaire. )
2. Le fond de cet apologue est tiré d'un ancien conte arabe. On a
cité les Anciens Fabliaux, t. IV, p. 227 du recueil de Legrand d'Aussy ;
et Marie de France, t. II, p. 140, F. 21. Si la Fontaine a connu quelques-
unes de ces sources, c'est par l'intermédiaire d'auteurs plus modernes.
Conférez aussi un morceau de Rabelais contre les vœux exagérés des
hommes, nouveau prologue du Ive livre. (Walckenaer.)
3. MOGOL, empire conquis dans les Indes par les Mogols venus de la
Grande-Tartarie . Mogol veut dire blanc, par opposition aux Indiens, qui
sont noirs.
4. FOLLET, espèce d'esprits familiers et non dangereux.
5. EQUIPAGE, tout ce qui sert d'appareil et d'accompagnement aux
grands quand ils sortent.
6. GANGE, grand fleuve qui traverse l'Inde du nord au midi, et se jette
dans le golfe de Bengale.
7. DÉMON, génie, esprit (en grec, daíµwv).
8. DE SA PART, de son côté, e parte sua. - Part en ce sens est abso-
lument synonyme de côté.
9. NONOBSTANT (du latin non obstante, sanз opposition de), malgré,
Terme suranné, et qui appartient surtout à la jurisprudence.
LIVRE VII. wwwww..c FABLE VI . 187
Ordre lui vient d'aller au fond de la Norwége
Prendre le soin d'une maison
En tout temps couverte de neige ;
Et d'Indou qu'il étoit on vous le fait Lapon.
Avant que de partir , l'esprit dit à ses hôtes :
On m'oblige de vous quitter ;
Je ne sais pas pour quelles fautes :
Mais enfin il le faut . Je ne puis arrêter ¹
Qu'un temps fort court, un mois , peut-être une semaine :
Employez-la ; formez trois souhaits ; car je puis
Rendre trois souhaits accomplis ;
Trois, sans plus . Souhaiter, ce n'est pas une peine
Etrange et nouvelle aux humains.
Ceux-ci, pour premier væu, demandent l'Abondance :
Et l'Abondance à pleines mains
Verse en leurs coffres la finance * ,
En leurs greniers le blé, dans leurs caves les vins :
Tout en crève ³ . Comment ranger cette chevance * ?
Quels registres , quels soins , quel temps il leur fallut ?
Tous deux sont empêchés si jamais on le fut.
Les voleurs contre eux complotèrent ;
Les grands seigneurs leur empruntèrent ;
Le prince les taxa. Voilà les pauvres gens
Malheureux par trop de fortune.
Otez-nous de ces biens l'affluence importune,
Dirent-ils l'un et l'autre : heureux les indigents !
La pauvreté vaut mieux qu'une telle richesse.
Retirez-vous , trésors ; fuyez et toi , déesse,
Mère du bon esprit, compagne du repos ,
O Médiocrité " , reviens vite ! A ces mots
La Médiocrité revient. On lui fait place :
1. ARRÊTER, pour m'arrêter. Il y avait autrefois certains verbes réfléchi
dont on supprimait à volonté le pronom. Arrêter était de ce nombre :
Autant qu'il vous plaira vous pouvez arrêter,
Madame, et là-dessus rien ne doit vous håter. (Mis., III , 5.)
2. FINANCE. Employé autrement que pour désigner le Trésor public,
ce mot est du style familier. (TRÉVOUX.)
3. CREVE. Expression énergique et familière qui traduit le
Illius immensæ ruperunt horrea messes. (VIRG. , Géorg., 1, 49.)
4. CHEVANCE. Vieux mot qui signifiait le bien d'une personne, tout
ce qu'elle possède. (TRÉVOUx . )
5. EMPRUNTÈRENT . Trait de satire contre les dettes énormes dont se
grevait alors la noblesse, et auxquelles elle se dérobait souvent par la
banqueroute. Voy. M. Jourdain prêtant à un courtisan, et don Juan écon
duisant son créancier M. Dimanche.
6. MÉDIOCRITÉ. Sur ce mot, voy. p. 165, note 2.
168 LIVRE VII. - FABLE VII.
Avec elle ils rentrent en grâce.
Au bout de deux souhaits , étant aussi chanceur
Qu'ils étoient, et que sont tous ceux
Qui souhaitent toujours et perdent en chimères
Le temps qu'ils feroient mieux de mettre à leurs affaires,
Le follet en rit avec eux.
Pour profiter de sa largesse ,
Quand il voulut partir et qu'il fut sur le point ,
Ils demandèrent la Sagesse :
C'est un trésor qui n'embarrasse point.

VII. La Cour du Lion¹.


Sa majesté lionne un jour voulut connoître
De quelles nations le ciel l'avoit fait maître.
Il manda donc par députés
Ses vassaux 2 de toute nature,
Envoyant de tous les côtés
Une circulaire 3³ écriture
Avec son sceau. L'écrit portoit
Qu'un mois durant le roi tiendroit
Cour plénière , dont l'ouverture
Devoit être un fort grand festin,
Suivi des tours de Fagotin " .
Par ce trait de magnificence
Le prince à ses sujets étaloit sa puissance.
En son Louvre il les invita.
Quel Louvre un vrai charnier " , dont l'odeur se porta
D'abord au nez des gens. L'ours boucha sa narine :
Il se fût bien passé de faire cette mine ;
Sa grimace déplut : le monarque irrité
L'envoya chez Pluton faire le dégoûté.
1. Phèdre, l . iv, F. 12. Leo regnans.
2. VASSAUX. Un vassal est celui qui relève- d'un
C'estseigneur
un termeà cause d'un
fief ou domaine dépendant de ce seigneur. de l'ancien
droit féodal.
3. UNE CIRCULAIRE ÉCRITURE, comme une lettre circulaire, est un écrit
adressé à plusieurs personnes qui ont un même intérêt dans la même
affaire. On dit aujourd'hui, par abréviation, une circulaire.
4. COUR PLÉNIÈRE . On appelait ainsi des assemblées solennelles que
tenaient les rois, surtout ceux de la seconde race, à Noël et à Pâques,
ou à l'occasion d'un événement heureux. Tous les grands y étaient convo-
qués, et traités avec magnificence.
5. FAGOTIN, nom d'un singe alors célèbre à Paris.
6. CHARNIER. On appelait de ce nom un endroit couvert auprès des
églises paroissiales où l'on mettait les os des morts.
LIVRE VII . FABLE VIII. 169
Le singe approuva fort cette sévérité ;
Et, flatteur excessif, il loua la colère ¹
Et la griffe du prince, et l'antre et cette odeur :
Il n'étoit ambre, il n'étoit fleur
Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie
Eut un mauvais succès , et fut encor punie :
Ce monseigneur du * lion-là
Fut parent de Caligula ³ .
Le renard étant proche : Or çà , lui dit le sire,
Que sens-tu ? dis-le-moi : parle sans déguiser.
L'autre aussitôt de s'excuser,
Alléguant un grand rhume : il ne pouvoit que dire
Sans odorat. Bref, il s'en tire.
Ceci vous sert d'enseignement :
Ne soyez à la cour , si vous voulez y plaire,
5
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère,
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand *.

VIII. Les Vautours et les Pigeons7.


Mars autrefois mit tout l'air en émute .
Certain sujet fit naître la dispute
Chez les oiseaux, non ceux que le Printemps
Mène à sa cour, et qui , sous la feuillée,
Par leur exemple et leurs sons éclatants ,
Font que Vénus est en nous réveillée ;
1. COLÈRE. Cette rime n'en a pas qui lui corresponde. Un éditeur de
1757 proposait de couper ainsi l'un des vers qui précèdent :
L'envoya chez Pluton faire
Le dégoûté.
2. Du. Voy. p. 4, note 6.
3. CALIGULA, troisième empereur romain qui, ayant perdu sa sœur Dru-
sille, la mit au rang des divinités et fit également mourir ceux qui la pleu-
raient et ceux qui ne la pleuraient point : les premiers parce qu'ils outra-
geaient une déesse, les seconds parce qu'ils restaient insensibles à sa mort.
4. OR CA. Locution qui s'emploie pour encourager. > (TRÉVOUx.)
5. PARLEUR se prend presque toujours en mauvaise part. La Fon-
taine l'a employé dans un sens différent. Mais cette expression ainsi em-
ployée ne passerait pas dans un autre style. (TREYOUX. ) -On peut
répondre qu'aux yeux des courtisans et des grands, celui qui parle sincè-
rement est considéré comme un grand parleur et un parleur importun, et
comme tel mal vu et pris en mauvaise part. C'est donc fort justement que
la Fontaine s'est servi de ce mot.
6. NORMAND. La subtilité et l'esprit chicanier des Normands sont
passés en proverbe.
7. Abstemius, F. 96. De Accipitribus inter se inimicis, quos Columbæ
pacaverant.
8. EMUTE, pour émeute. Orthographe conforme à l'ancienne prononcia.
tion de ce mot.
170 LIVRE VII. FABLE VIII.
Ni ceux encor que la mère d'Amour¹
Met à son char ; mais le peuple vautour,
Au bec retors , à la tranchante serre,
Pour un chien mort se fit, dit-on , la guerre.
Il plut du sang je n'exagère point.
Si je voulois conter de point en point
Tout le détail, je manquerois d'haleine.
3
Maint chef périt , maint héros expira ;

Et sur son roc Prométhée espéra
De voir bientôt une fin à sa peine.
C'étoit plaisir d'observer leurs efforts ;
C'étoit pitié de voir tomber les moris.
Valeur, adresse, et ruses , et surprises ,
Tout s'employa. Les deux troupes , éprises
D'ardent courroux, n'épargnoient nuls moyens
De peupler l'air que respirent les ombres :
Tout élément remplit de citoyens
Le vaste enclos qu'ont les royaumes sombres.
Cette fureur mit la compassion
Dans les esprits d'une autre nation
Au col changeant " , au cœur tendre et fidèle.
Elle employa sa médiation
Pour accorder une telle querelle :
Ambassadeurs par le peuple pigeon
Furent choisis , et si bien travaillèrent
Que les vautours plus ne se chamaillèrent * .
1. D'AMOUR pour de l'amour. La suppression de l'article est du style
poétique et relevé. Boileau se félicite dans ses lettres d'en avoir usé dans
ce vers :
De Styx et d'Achéron peindre les noirs torrents. ( Art p., 111 , 285.)
2. RETORS, recourbé. Ce mot signifie au propre : qui a été tordu plus
d'une fois. La Fontaine traduit le rostro vultur adunco, ou obunco.
3. MAINT. Voy. p. 7, note 9.
4. Prométhée, pour avoir dérobé le feu du ciel et créé l'homme, fut
attaché sur un rocher du Caucase par ordre de Jupiter. Un vautour lui
déchirait éternellement le sein. Voy. la description de ce supplice dans
Virgile (Enéide, vi, 595).
5. EPRISES. Cet adjectif du vieux verbe éprendre, s'éprendre, qui signifie
être saisi d'une passion violente, se dit particulièrement de la passion de
l'amour. Cependant on le trouve employé quelquefois au sens où il est ici :
Tu sais de quel courroux mon cœur alors épris
Voulut en l'oubliant punir tous ses mépris. (Andr., 1, 1.)
6. NULS. La règle qui condamne l'emploi de nul au pluriel, sauf cer-
taines exceptions, n'existait pas encore.
7. CHANGEANT, nuancé. Horace a dit de même : lubricus adspici,
physionomie mobile , insaisissable.
8. CHAMAILLÈRENT, querellèrent, disputèrent. Ce mot est aujourd'hui
du style trivial. Dans l'origine, il s'est dit des chevaliers qui se bat-
LIVRE VII . - FABLE IX. 171
Ils firent trêve ; et la paix s'en suivit.
Hélas ! ce fut aux dépens de la race
A qui la leur auroit dû rendre grâce.
La gent maudite aussitôt poursuivit
Tous les pigeons, en fit ample carnage,
Et dépeupla les bourgades , les champs .
Peu de prudence eurent les pauvres gens
D'accommoder¹ un peuple si sauvage.

Tenez toujours divisés les méchants :


La sûreté du reste de la terre
Dépend de là. Semez entre eux la guerre,
Ou vous n'aurez avec eux nulle paix.
Ceci soit dit en passant : je me tais.

IX. - Le Coche et la Mouche .


Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé,
Six forts chevaux tiroient un coche .
Femmes, moines , vieillards , tout étoit descendu ;
L'attelage suoit , souffloit, étoit rendu.
Une mouche survient , et des chevaux s'approche,
Prétend les animer par son bourdonnement ;
Pique l'un , pique l'autre , et pense à tout moment
Qu'elle fait aller la machine ;
S'assied sur le timon , sur le nez du cocher.
Aussitôt que le char chemine ,
Et qu'elle voit les gens marcher,
Elle s'en attribue uniquement la gloire,
Va, vient, fait l'empressée : il semble que ce soit
Un sergent de bataille allant en chaque endroit
taient armés de toutes pièces, et frappaient réciproquement sur les armes
les uns des autres. Aussi Nicot croit qu'il vient de maille (cotte de mailles),
ou de malleus, marteau d'armes. Il s'est employé ensuite pour désigner
toute discussion ou querelle bruyante :
Moi chamailler, bon Dieu ! suis-je un Roland, mon maître?
(MOLIÈRE.)
1. ACCOMMODER, terminer un différend à l'amiable. A un peu vieil!!
dans ce sens.
2. Esope, FF. 294 et 217. Culex et Bos. Phèdre, III, 5. Musca et
Mula ; et l. 11, F. 4. Cæsar ad Atriensem.
3. COCHE. Un coche était une voiture publique, ce qu'on a appelé de-
puis une diligence. Il y avait les coches de terre et les coches d'eau. Les
coches les mieux attelés s'appelaient coches volants.
4. UN SERGENT DE BATAILI E. OU SERGENT GÉNÉRAL DE bataille. C'était
172 LIVRE VII. FABLE X.
Faire avancer ses gens et hâter la victoire.
La mouche, en ce commun besoin,
Se plaint qu'elle agit seule , et qu'elle a tout le soin ;
Qu'aucun n'aide aux chevaux à se tirer d'affaire.
Le moine disoit son bréviaire :
Il prenoit bien son temps ! une femme chantoit ;
C'étoit bien de chansons qu'alors il s'agissoit !
Dame mouche s'en va chanter à leurs oreilles ,
Et fait cent sottises pareilles.
Après bien du travail , le coche arrive au haut¹ .
Respirons maintenant ! dit la mouche aussitôt :
J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine .
Çà, messieurs les chevaux, payez-moi de ma peine.
Ainsi certaines gens , faisant les empressés ,
S'introduisent dans les affaires :
Ils font partout les nécessaires ,
Et partout importuns , devroient être chassés.

X. La Laitière et le Pot au lait ,


Perrette sur sa tête ayant un pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendoit arriver sans encombre ↓ à la ville.
Légère et court 5 vêtue , elle alloit à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats.
autrefois un officier général dont la fonction était de ranger les troupes
en bataille sous les ordres du général, une sorte d'adjudant-général.
1. AU HAUT. Hiatus expressif qui produit à peu près le même effet que
celui du vers latin :
Ter sunt conati imponere Pelio Ossam. (Georg., 1, 281.)
2. EMPRESSÉS . Voici le portrait qu'en tracent Phèdre et Molière !
Est ardelionum quædam Romæ natio
Trepide concursans, occupata in otio ;
Gralis anhelans, multa agendo nihil agens,
Et sibi molesta et aliis odiosissima (L. II, F. 4.)
C'est de la tête aux pieds un homme tout mystère,
Qui vous jette en passant un coup d'œil égaré,
Et sans aucune affaire est toujours affairé.
Tout ce qu'il vous débite en grimaces abonde ;
A force de façons il assomme le monde. (Mis., 11, 5.)
3. Bonaventure des Périers, les Contes, ou les Nouvelles Récréations,
ou Joyeux Devis. Nouvelle XIV : Comparaison des Alquemistes à la bonne
femme qui portait une potée de lait au marché.
4. ENCOMBRE. Ce mot signifie au propre : tas bois, de pierres, de
matériaux qui obstruent le passage d'une rue. de
5. COURT est pris ici adverbialement .
LIVRE VII. - FABLE X. 173
Notre laitière ainsi troussée ¹
Comptoit déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait ; en employoit l'argent ;
Achetoit un cent d'œufs ; faisoit triple couvée :
2
La chose alloit à bien par son soin diligent.
Il m'est, disoit-elle, facile
D'élever des poulets autour de ma maison ;
Le renard sera bien habile
S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son ;
3
Il étoit, quand je l'eus , de grosseur raisonnalle :
J'aurai , le revendant, de l'argent bel et bon .
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable ,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau ,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ?
Perrette là-dessus saute aussi, transportée :
Le lait tombe ; adieu veau , vache, cochon , couvée
La dame de ces biens, quittant d'un œil marri
Sa fortune ainsi répandue ,
Va s'excuser à son mari ,
En grand danger d'être battue.
Le récit en farce " en fut fait ;
On l'appela le Pot au lait.
Quel esprit ne bat la campagne 7?
Qui ne fait châteaux 8 en Espagne?
1. TROUSSÉE. C'est le succincta des Latins. Du vieux mot trousse, haut-
de-chausses relevé qui ne venait qu'aux genoux.
2. A BIEN, à bonne issue (ad bonum exitum).
3. IL, le porc.
4. DAME, la maitresse de... Dame originairement ne s'est dit que des
femmes de très-haut rang ; c'est le féminin de seigneur. Ce mot vient du
latin domina. Cette veuve est dame d'un tel château, d'un tel marqui-
sat. (TRÉVOUx. )
5. MARRI, fâché, dolent. Archaïsme. Il existait aussi un substantifmar-
risson ou marrement, douleur ; et un verbe se marrir, s'affliger :
Je suis mari , madame, et mari très-marri. (MOLIÈRE.)
Jeu de mots qu'il ne faut pas imiter. (TRÉVOUX .)
6. FARCE, récit plaisant. Une farce signifiait alors une petite comédie
bouffonne. La farce de Pathelin.
7. Bat la camPAGNE, c'est-à-dire s'égare, va au loin dans ses projets,
comme les chasseurs ou les soldats qui battent la campagne au loin et
au large pour découvrir du gibier ou des ennemis.
8. CHATEAUX EN ESPAGNE. Cette locution, dont on n'indique pas l'ori-
gine, est très-vieille. On trouve aussi, dit Trévoux, dans certains vieux
auteurs, faire des châteaux en Asie. L'habitude de rêver châteaux en Es-
pagne et en Asie a dù venir de la lecture de certaines descriptions mer-
veilleuses de ces contrées. >>
174 LIVRE VII . - FABLE XI.
Picrochole¹ , Pyrrhus , la laitière , enfin tous,
Autant les sages que les fous.
Chacun songe en veillant ; il n'est rien de plus doux.
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes ;
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs , toutes les femmes.
Quand je suis seul je fais au plus brave un défi ;
Je m'écarte , je vais détrôner le sophi * ;
On m'élit roi, mon peuple m'aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi -même ;
Je suis Gros-Jean 5 comme devant.

ΧΙ. Le Curé et le Mort .


Un mort s'en alloit tristement
S'emparer de son dernier gîte ;
Un curé s'en alloit gaiement
Enterrer ce mort au plus vite.
Notre défunt étoit en carrosse porté,
Bien et dûment empaqueté ,
Et vêtu d'une robe, hélas ! qu'on nomme bière " .
1. PICROCHOLE (mixpós, amer ; xón, bile, atrabilaire), prince insensé,
maniaque et ambitieux, de l'invention de Rabelais. (Garg., 1 , ch. 34.)
2. PYRRHUS, roi d'Epire, sorte d'aventurier et chef de bandes, qui cou-
rait partout où il y avait quelque champ de bataille et de conquête (de 312
à 272). Qui ne connait les vers de Boileau imités de Plutarque? ( Ep. 1 , 60. )
3. JE M'ÉCARTE, je fais un écart d'imagination.
4. SOPHI, nom ancien du roi de Perse. Ces projets fanfarons de conquêtes
lointaines étaient mis à la mode par les romans du temps, remplis d'a-
ventures merveilleuses, et par les pièces de vers dont parle Boileau :
Qu'aisément je pourrais en quelque ode insipide...
Te livrer le Bosphore, et d'un vers incivil
Proposer au sultan de te céder le Nil....
N'avons-nous pas cent fois, en faveur de la France,
Comme lui, dans nos vers, pris Memphis et Byzance,
Sur les bords de l'Euphrate » abattuale turban,
Et coupé, pour rimer, les cèdres du Liban. (Ep. 1.)
3. GROS-JEAN. Cette expression proverbiale est aussi dans Rabelais.
Gros-Jean, un lourdaud, un rustre. » (TRÉVOUX . ) Il faut remarquer
que ce nom de Jean est souvent employé par nos vieux auteurs avec des
intentions satiriques, ou joint abusivement à des noms injurieux. Petit-
Tean est le nom des valets de comédie. . (TRÉVOUX. )
6. Un fait contemporain a fourni le sujet de cette fable. Voici ce qu'on
lit dans les Lettres de M. de Sévigné, sous la date du 26 février 1672 :
M. de Boufflers a tué un homme après sa mort ; il était dans sa bière
et en carrosse, on le menait une lieue de Boufflers pour l'enterrer; son
curé était avec le corps. On verse ; la bière coupe le cou au pauvre curé.
7. BIÈRE. Ce mot, avec ce sens, vient, dit Ménage, de l'allemand baer
ou baar, signifiant la même chose, d'où les Italiens ont fait bara et les
Anglais beer.
LIVRE VII. FABLE XI. 175
Robe d'hiver, robe d'été,
Que les morts ne dépouillent guère.
Le pasteur étoit à côté,
Et récitoit, à l'ordinaire,
Maintes dévotes oraisons ,
Et des psaumes et des leçons ,
Et des versets et des répons¹ :
Monsieur le mort , laissez-nous faire,
On vous en donnera de toutes les façons ;
Il ne s'agit que du salaire.
Messire Jean Chouart couvoit des yeux son mort
Comme si l'on eût dû lui ravir ce trésor ;
Et des regards sembloit lui dire :
Monsieur le mort, j'aurai de vous
Tant en argent, et tant en cire ,
Et tant en autres menus coûts .
Il fondoit là-dessus l'achat d'une feuillette "
Du meilleur vin des environs ;
Certaine nièce assez propette
Et sa chambrière Pâquette
Devoient avoir des cotillons.
Sur cette agréable pensée
Un heurt 6 survient : adieu le char.
Voilà messire Jean Chouart
Qui du choc de son mort a la tête cassée :
Le paroissien en plomb entraîne son pasteur ;
Notre curé suit son seigneur ;
Tous deux s'en vont de compagnie .
Proprement toute notre vie
Est le curé Chouart qui sur son mort comptoit,
Et la Fable du Pot au lait.
1. RÉPONS. Terme de bréviaire. Espèce de motet que le chœur chante
après que le lecteur a chanté une leçon ( lectio) de-Matines. (Responsorium.)
2. CHOUART, nom propre tiré de Rabelais. Messire est pris ici iro.
niquement. C'est un titre qui désigne la qualité.
3. Cours, dépenses, frais. Ce mot est très-ancien dans la langue; il y
est passé tout pur du celtique, où il signifie la même chose. (TRÉVOUX.)
4. FEUILLETTE, mesure de vin, ordinairement de 120 litres. Termé
très-usité en Champagne et en Bourgogne. On le dérive de l'italien
foglietta (mesure), ou du latin phiala.
5. PROPETTE. Propet est un diminutif populaire de propre, que donne
le Dictionnaire de Trévoux. Mais on y lit que le masculin seul est usité.
La Fontaine n'a pas inventé le mot, mais il a employé, contre l'usage, le
féminin .
6. HEURT, choc très-rude. Peu usité.
176 LIVRE VII. FABLE XII.
XII. - L'Homme qui court après la Fortune, et l'Homme
qui l'attend dans son lit.
Qui ne court après la Fortune ?
Je voudrois être en lieu d'où je pusse aisément
Contempler la foule importune
De ceux qui cherchent vainement
Cette fille du Sort de royaume en royaume,
Fidèles courtisans d'un volage fantôme ¹ .
Quand ils sont près du bon moment ,
L'inconstante aussitôt à leurs désirs échappe.
Pauvres gens ! Je les plains ; car on a pour les fous
Plus de pitié que de courroux.
Cet homme, disent-ils , étoit planteur de choux ;
Et le voilà devenu pape¹ !
Ne le valons-nous pas ? Vous valez cent fois mieux :
Mais que vous sert votre mérite?
La Fortune a-t-elle des yeux ?
Et puis , la papauté vaut-elle ce qu'on quitte,
Le repos ? le repos , trésor si précieux
Qu'on en faisoit jadis le partage des dieux * !
Rarement la Fortune à ses hôtes le laisse.
Ne cherchez point cette déesse,
Elle vous cherchera : son sexe en use ainsi.
Certain couple d'amis , en un bourg établi ,
Possédoit quelque bien . L'un soupiroit sans cesse
Pour la Fortune ; il dit à l'autre un jour :
Si nous quittions notre séjour?
Vous savez que nul n'est prophète
En son pays cherchons notre aventure ailleurs .
Cherchez, dit l'autre ami : pour moi , je ne souhaite
Ni climats ni destins meilleurs.
Contentez-vous ; suivez votre humeur inquiète :
Vous reviendrez bientôt. Je fais vœu cependant
De dormir en vous attendant.
L'ambitieux, ou , si l'on veut , l'avare 9
1. FANTOME. Bel exemple d'antithèse. (CHARLES NODIER.)
2. PAPE. Sixte IV a été pêcheur, Urbain IV et Jean XXII cordonniers,
Benoit XI berger, Benoit XII meunier, Adrien XI brasseur.
3. QUE a le sens de en quoi.
4. DIEUX. C'était l'opinion des épicuriens, qui représentaient les dieux
comme jouissant d'un repos, ou plutôt d'une oisiveté éternelle.
5. EN USE. Expression très-française qui signifie : use de cette façon
d'agir (hac ratione agendi utitur).
6. L'AVARE, avide d'argent. Ce mot est pris ici à peu près au sens du
latin avarus, qui signifie avide (de avere, désirer).
LIVRE VII. FABLE XII. 177
S'en va par voie et par chemin.
Il arriva le lendemain
En un lieu que devoit la déesse bizarre
Fréquenter sur tout autre ; et ce lieu, c'est la cour.
Là donc pour quelque temps il fixe son séjour ;
Se trouvant au coucher, au lever, à ces heures
Que l'on sait être les meilleures ;
Bref, se trouvant à tout, et n'arrivant à rien.
Qu'est ceci ? se dit-il : cherchons ailleurs du bien.
La Fortune pourtant habite ces demeures ;
Je la vois tous les jours entrer chez celui - ci ,
Chez celui- là : d'où vient qu'aussi
Je ne puis héberger¹ cette capricieuse ?
On me l'avoit bien dit , que des gens de ce lieu
L'on n'aime pas toujours l'humeur ambitieuse.
Adieu, messieurs de cour ; messieurs de cour , adieu .
Suivez jusques au bout une ombre qui vous flatte.
La Fortune a , dit-on , des temples à Surate .
Allons là. Ce fut un de dire et s'embarquer * .
Ames de bronze , humains , celui-là fut sans doute
Armé de diamant, qui tenta cette route,
Et le premier osa l'abîme défier ?
Celui-ci , pendant son voyage ,
Tourna les yeux vers son village
Plus d'une fois , essuyant les dangers
Des pirates , des vents , du calme et des rochers ,
1. HÉBERGER, recevoir, loger, traiter. Mot du style familier qui est de
la même famille qu'auberge , berge.
2. L'AVAIT. Le équivaut à cela (en latin, hoc). On m'avait bien dit cela,
que...
Qui l'eût dit qu'un rivage à mes yeux si funeste
Présenterait d'abord Pylade aux yeux d'Oreste ? (Andr., I, 1.)
3. SURATE, ville des Indes à 270 kil. de Bombay. Elle prit une grande
importance après la découverte du cap de Bonne-Espérance. Au xvii• siè-
cle, les Français y avaient des comptoirs.
4. ET S'EMBARQUER. Cette ellipse de la préposition de avant le second
verbe a beaucoup d'analogues dans l'ancien français. L'article se supprimait
aussi de la même façon. Exemple : Quant à la hardiesse et courage
contre les douleurs... qui ne participe au hasard et difficulté ne peut
prétendre intérêt à l'honneur et plaisir. (MONTAIGNE, III, 6, 7.)
Il nous faut le mener en quelque hôtellerie,
Et faire sur les pots décharger sa furie. (MOLIÈRE, l'Et., 1, 11. )
3. AMES DE BRONZE. Traduction des vers d'Horace :
Illi robur et æs triplex
Circa pectus erat qui fràgilem truci
Commisit pelago ratem. ( Odes, I, III. )
6. Tenta cettE ROUTE. Expression latine. -- Virgile :
Juvenes, quæ causa subegit
Ignotas tentare vias? (Ær. , vin, 112.)
178 LIVRE VII. FABLE XII.
Ministres de la Mort : avec beaucoup de peines
On s'en va la chercher en des rives lointaines ,
La trouvant assez tôt sans quitter la maison.
L'homme arrive au Mogol : on lui dit qu'au Japon
La Fortune pour lors distribuoit ses grâces.
Il y court. Les mers étoient lasses
De le porter ; et tout le fruit
Qu'il tira de ses longs voyages ,
Ce fut cette leçon que donnent les sauvages :
Demeure en ton pays par la nature instruit.
Le Japon ne fut pas plus heureux à cet homme
Que le Mogol l'avoit 2 été ;
Ce qui lui fit conclure en somme
Qu'il avoit à grand tort son village quitté.
Il renonce aux courses ingrates,
Revient en son pays , voit de loin ses pénates,
Pleure de joie , et dit : Heureux qui vit chez soi,
De régler ses désirs faisant tout son emploi !
Il ne sait que par ouï-dire
Ce que c'est que la cour , la mer, et ton empire,
Fortune ! qui nous fais passer devant les yeux
Des dignités , des biens que jusqu'au bout du monde
On suit , sans que l'effet aux promesses réponde .
Désormais je ne bouge, et ferai cent fois mieux.
En raisonnant de cette sorte ,
Et contre la Fortune ayant pris 3³ ce conseil,
Il la trouve assise à la porte
De son ami plongé dans un profond sommeil.
1. MOGOL. Voy. p. 166, note 3. Japon, empire d'Asie, composé de
quatre îles principales et d'une multitude d'iles plus petites. Son nom, en
japonais, est Nipon ou Niphon. Les Hollandais et les Portugais se dispu-
fondrelesurcomme persécutions ne tardèrent pas à
taient eux . rce de ce pays. Mais des
2. L'AVOIT, ne l'avait été. Au xvIIe siècle, ne est souvent supprimé après
à moins que, avant que, avoir peur que, craindre que, mieux que, empê-
cher que, etc. Il n'est donc pas étonnant que la Fontaine se soit permis
cette licence.
A moins que le ciel fasse un grand miracle en vous. (MOLIÈRE.)
Mais, hélas ! je crains bien que j'y perde mes soins !
... De peur qu'il revînt, fermons à clef ia porte.
■ Chacun demeura d'accord qu'on ne pouvait pas mieux jouer qu'il
fit. (MOLIÈRE. )
3. PRIS CE CONSEIL, cette résolution. Conseil, au xvII• siècle, est souvent
synonyme de dessein . Les Latins disaient dans le même sens consilium, qui
signifie aussi délibération ; or, le dessein est le résultat de la délibération.
LIVRE VII. FABLE XIII. 179
XIII. - Les deux Coqs¹.
Deux coqs vivoient en paix : une poule survint,
Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troie ! et c'est de toi que vint
Cette querelle envenimée
Où du sang des dieux même on vit le Xanthe teint.
Longtemps entre nos coqs le combat se maintint.
Le bruit s'en répandit par tout le voisinage :
La gent qui porte crête au spectacle accourut ;
Plus d'une Hélène au beau plumage
Fut le prix du vainqueur. Le vaincu disparut :
Il alla se cacher au fond de sa retraite
Pleura sa gloire et ses amours,
Ses amours qu'un rival , tout fier de sa défaite,
Posséduit à ses yeux. Il voyoit tous les jours
Cet objet rallumer sa haine et son courage ;
Il aiguisoit son bec , battoit l'air et ses flancs,
Et s'exerçant contre les vents ,
S'armoit d'une jalouse rage ³ .
Il n'en eut pas besoin . Son vainqueur sur les toits
S'alla percher, et chanter sa victoire.
Un vautour entendit sa voix :
Adieu les amours et la gloire ;
Tout cet orgueil périt sous l'ongle du vautour.
Enfin, par un fatal retour,
Son rival autour de la poule
1. Esope, F. 119 et 145. --Apthonius, 12. Fabula Gallinaceorum.
2. TROIE fut détruite par les Grecs vers 1270 av. J.-C. La cause de la
guerre fut l'enlèvement d'Hélène, femme de Ménélas, roi de Sparte.
3. MÊME, pour mêmes. Licence poétique très-commune.
4. XANTHE, ruisseau aux eaux jaunâtres (Eávos, blond), qui arrose la
Troade. - Teint. Expression latine imitée aussi par Racine :
Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,
Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes. (Andr. , 1, 2. )
5. QUI PORTE CRÊTE. Expression homérique.
6. PLEURA. La Fontaine imite Virgile dans le combat des deux taureaux
Sed alter
Victus abit, longeque ignotis exsulat oris
Multa gemens ignominiam, plagasque superbi
Victoris, tum quos amisit inultus amores." (Georg., 111 , 224. )
7. CET OBJET. Au xvII° siècle, ce mot signifie souvent l'objet aimé. Au
propre, il veut dire : la personne ou la chose que j'ai devant les yeux, et
par suite, la vue, le spectacle de cette personne. En latin, species, forma,
Dans une description semblable, Lucrece dit : species formosa juvence.
8. RAGE. Détails imités de Virgile :
Et tentat sese atque irasci in cornua discit,
... Ventosque lacessit
Ictibus, et sparsa ad pugnam proludit arena. (Ibid.)
180 LIVRE VII. FABLE XIV.
S'en revint faire le coquet.
Je laisse à penser quel caquet ;
Car il eut des femmes en foule.

La Fortune se plaît à faire de ces coups :


Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous du Sort, et prenons garde à nous
Après le gain d'une bataille.

XIV.- L'Ingratitude et l'Injustice des hommes envers la Fortune¹.


Un trafiquant sur mer par bonheur s'enrichit.
Il triompha des vents pendant plus d'un voyage :
Gouffre, banc, ni rocher, n'exigea de péage *
D'aucun de ses ballots ; le Sort l'en affranchit.
Sur tous ses compagnons Atropos³ et Neptune
Recueillirent leurs droits , tandis que la Fortune
Prenoit soin d'amener son marchand à bon port.
Facteurs * , associés , chacun lui fut fidèle.
Il vendit son tabac, son sucre, sa cannelle
Ce qu'il voulut, sa porcelaine encor :
Le luxe et la folie enflèrent son trésor " ;
Bref, il plut dans son escarcelle ".
On ne parloit chez lui que par doubles ducats
Et mon homme d'avoir chiens, chevaux et carrosses ;
Ses jours de jeûne étoient des noces.
Un sien ami, voyant ses somptueux repas ,
Lui dit Et d'où vient donc un si bon ordinaire ?
Et d'où me viendroit-il que de mon savoir-faire?
Je n'en dois rien qu'à moi , qu'à mes soins , qu'au talent
De risquer à propos , et bien placer l'argent.
Le profit lui semblant une fort douce chose,
1. Abstemius, 198. De Viro qui se felicitatis suæ causam, infelicitatis
vero fortunam esse dicebat.
2. PEAGE, impôt prélevé sur les marchandises, droit de passage. Du
latin pedagium, passage. ( Constit. de Charlemagne.)
3. ATROPOS, celle des trois Parques qui coupait le fil de la vie.
4. FACTEURS. Agent qui vend pour le compte du négociant ; qui fait,
comme on dit aujourd'hui, la commission.
5. ENFLÈRENT SON TRÉSOR. Excellente expression qui traduit le intu-
mescere des Latins :
Du sac de la province ils enflaient leurs épargnes. (Cinna, 11, 1.)
6. ESCARCELLE, sorte de bourse de cuir très-large avec fermoir en fer.
7. Doubles DUCATS, monnaie d'Espagne qui sous Louis XIII valait dix
livres.
8. QUE, si ce n'est de. Voy p. 156 , note 5.
LIVRE VII. FABLE XV . 181
Il risqua de nouveau le gain qu'il avoit fait ;
Mais rien, pour cette fois, ne lui vint à souhait.
Son imprudence en fut la cause :
Un vaisseau mal frété 1¹ périt au premier vent ;
Un autre, mal pourvu des armes nécessaires,
Fut enlevé par les corsaires ;
Un troisième au port arrivant,
Rien n'eut cours ni débit : le luxe et la folie
N'étoient plus tels qu'auparavant.
Enfin ses facteurs le trompant,
Et lui-même ayant fait grand fracas, chère lie³ ,
Mis beaucoup en plaisirs , en bâtiments beaucoup ,
Il devint pauvre tout d'un coup.
Son ami, le voyant en mauvais équipage ,
Lui dit : D'où vient cela ? De la Fortune , hélas ! -
Consolez-vous , dit l'autre ; et , s'il ne lui plaît pas
Que vous soyez heureux , tout au moins soyez sage.
Je ne sais s'il crut ce conseil ;
Mais je sais que chacun impute, en cas pareil,
Son bonheur à son industrie ;
Et si de quelque échec notre faute est suivie,
Nous disons injures au Sort.
Chose n'est ici plus commune.
Le bien, nous le faisons ; le mal , c'est la Fortune :
On a toujours raison, le Destin toujours tort.

XV. - Les Devineresses .

C'est souvent du hasard que naît l'opinion ;


Et c'est l'opinion qui fait toujours la vogue.
Je pourrois fonder ce prologue
Sur gens de tous états : tout est prévention ,
Cabale , entêtement ; point ou peu de justice.

1. FRÉTÉ. Fréter, prendre un navire à louage, le munir, l'équiper.


2. CHÈRE LIE. Voy. p. 76, note 8.
3. IL. Le pronom personnel, au XVII siècle, se répète souvent dans la
même phrase, en se rapportant au même sujet (lui même, il). La
source de tout mal est que ceux qui n'ont pas craint de tenter la réforma-
tion par le schisme, ne trouvant point de plus fort rempart contre leurs
Douveautés que la sainte autorité de l'Eglise, ils ont été obligés de sa
renverser. (BoOSSUET, Or. fun. de la reine d'Angl.)
4. Anecdote du temps qui a fourni à Thomas Corneille une comédie
intitulée : La Devineresse, ou les faux Enchantements.
5. CABALE, société fondée sur une communauté d'intérêts, de préjugés,
182 LIVRE VII. FABLE XV.
C'est un torrent : qu'y faire ? il faut qu'il ait son cours :
Cela fut, et sera toujours.

Une femme à Paris faisoit la pythonisse¹ :


On l'alloit consulter sur chaque événement ;
Perdoit-on un chiffon, avoit-on un amant,
Un mari vivant trop, au gré de son épouse,
Une mère fâcheuse, une femme jalouse ;
Chez la devineuse 2 on couroit
Pour se faire annoncer ce que l'on désiroit.
Son fait 8 consistoit en adresse :
Quelques termes de l'art, beaucoup de hardiesse,
Du hasard quelquefois, tout cela concouroit,
Tout cela bien souvent faisoit crier miracle .
Enfin , quoique ignorante à vingt et trois carats ,
Elle passoit pour un oracle .
L'oracle étoit logé dedans un galetas :
Là, cette femme emplit sa bourse,
Et, sans avoir d'autre ressource ,
Gagne de quoi donner un rang à son mari ,
Elle achète un office , une maison aussi.
Voilà le galetas rempli
D'une nouvelle hôtesse, à qui toute la ville,
Femmes, filles , valets , gros messieurs, tout enfin
Alloit comme autrefois demander son destin ;
Le galetas devint l'antre de la Sibylle " .
L'autre femelle avoit achalandé ce lieu.
Cette dernière femme eut beau faire, eut beau dire,

de haines et de passions, et qui a pour but de décrier et de perdre un adver-


saire. Il y a les cabales littéraires et les cabales politiques. On se sert aussi
du mot plus familier coterie. Les coteries parlent, les cabales agisseut.
1. PYTHONISSE. C'était, chez les Grecs, le nom de la prêtresse d'Apol-
lon, qui rendait ses oracles à Delphes.
2. DEVINEUSE. Devineresse seul est correct comme féminin de devin ou
de devineur.
3. SON FAIT. Le fait de quelqu'un, tout ce qui le concerne, sa conduite,
sa fortune, etc.
Tout son fait, croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisie.
(MOLIÈRE, Tart., 1, 1.)
Je crains bien pour mon fait quelque chose approchant. (ID.)
4. CARATS. Carat est proprement le nom du poids qui exprime la bonté
ou le titre de perfection de l'or. 24 carats est le degré le plus élevé.
Métaphoriquement, on dit : sot à 24 carats.
5. OFFICE, une place, une fonction publique. Les places et les charges
étaient vénales avant 1789.
6. SIBYLLE. Nom de quelques prophétesses de l'antiquité. Sur la sibylle
de Cumes, voy. Virgile, Enéide, 1. vi, au commencement. (Racine, Zíos,
en dialecte éolien, Dieu ; poúλn, conseil.)
LIVRE VII. - FABLE XVI. 183
Moi devine ' ! on se moque : eh ! messieurs , sais-je lire?
Je n'ai jamais appris que ma croix de par Dieu .
Point de raisons fallut deviner et prédire ,
Mettre à part force bons ducats ,
Et gagner malgré soi plus que deux avocals.
Le meuble et l'équipage * aidoient fort à la chose:
Quatre siéges boiteux , un manche de balai ,
Tout sentoit son sabbat et sa métamorphose .
Quand cette femme auroit dit vrai
Dans une chambre tapissée,
On s'en seroit moqué : la vogue étoit passée
Au galetas ; il avoit le crédit.
L'autre femme se morfondit.
L'enseigne fait la chalandise " .
J'ai vu dans le palais une robe mal mise®
Gagner gros les gens l'avoient prise
Pour maître tel, qui traînoit après soi
Force écoutants. Demandez -moi pourquoi .

XVI. Le Chat, la Belette et le petit Lapin®.


Du palais d'un jeune lapin
Dame belette, un beau matin,
S'empara : c'est une rusée.
Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
10
Elle porta chez lui ses pénates un jour
1. DEVINE, pour devineresse. Peu usité, quoique Scarron aussi l'ait em-
ployé :
Je ne suis ni sorcière , ni devine.
2. CROIX DE PAR DIEU. On appelle ainsi la croix qui est au-devant de
l'alphabet du livre où l'on apprend aux enfants à connaitre leurs lettres.
Par extension, cela signifie aussi l'alphabet, les éléments d'une science,
d'une affaire. Je vous enverrai par le premier ordinaire une croix de
par Dieu siamoise (un alphabet siamois). (DE CHOISI .)
3. MEUBLE, au singulier, a quelquefois le sens de mobilier (comme su
pellectile en latin).
Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile. (MoL. , F. sav., II, 7.)
4. EQUIPAGE. Voy. p. 96, note 2.
5. SON ... SA. Le pronom possessif en ces sortes de phrases signifie :
qui est du lieu ou de la chose, qui convient bien au lieu et à la chose.
6. SABBAT, assemblées nocturnes de sorciers et de sorcières qui se te-
naient le samedi soir. On y allait sur un manche à balai, et l'on s'y méta-
morphosait en toute sorte d'animaux, sous la présidence du diable.
7. CHALANDISE, grand nombre de clients ou de pratiques qui ont l'ha
bitude d'acheter chez le même marchand. C'est un archaisme.
8. MAL MISE, mise en se trompant, par erreur, au lieu d'une autre.
9. Contes et Fables indiennes de Bidpaï et de Lockman.
10. UN JOUR QUE. Voy. p. 11 , note 1, et p. 73, note 5.
FABLES DE LA FONTAINK. 10
184 LIVRE VII. - FABLE XVI.
Qu'il étoit allé faire à l'aurore sa cour
Parmi le thym et la rosée.
Après qu'il eut brouté , trotté , fait tous ses tours,
Jeannot lapin retourne aux souterrains séjours.
La belette avoit mis le nez à la fenêtre.
O dieux hospitaliers ! que vois-je ici paroître?
Dit l'animal chassé du paternel logis .
Holà ! madame la belette,
Que l'on déloge sans trompette 9
Ou je vais avertir tous les rats du pays.
La dame au nez pointu répondit que la terre
Etoit, au premier occupant.
C'étoit un beau sujet de guerre,
Qu'un logis où lui-même il n'entroit qu'en rampant !
Et quand ce seroit un royaume,
Je voudrois bien savoir, dit-elle , quelle loi
3
En a pour toujours fait l'octroi
A Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu'à Paul , plutôt qu'à moi .
Jean lapin allégua la coutume et l'usage :
Ce sont, dit-il , leurs lois qui m'ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui , de père en fils,
L'ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean , transmis
Le premier occupant, est-ce une loi plus sage ?
Or bien, sans crier davantage,
Rapportons-nous , dit-elle, à Raminagrobis ' .
C'étoit un chat vivant comme un dévot ermite ,
Un chat faisant la chattemite " ,
Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean, voy. p. 174, note 5.
Sur l'emploi de Jeannot etfamilière
1. JEANNOT.SANS
2. DÉLOGE TROMPETTE. Locution et militaire.
3. OCTROI signifie concession d'une grâce, d'une faveur. - Style de
chancellerie.
4. RAPPORTONS-NOUS . On disait, dans le langage de la conversation ,
se rapporter pour s'en rapporter. Je veux bien aussi me rapporter
toi, maître Jacques, de notre différend. (MOLIÈRE, l'Avare, iv, 4.)
5. RAMINAGROBIS. Terme populaire qui se disait d'un homme plein de
suffisance et de vanité, boufâ d'orgueil et d'embonpoint, et appuyé sur
sa finance. Rabelais en avait affublé un chanoine de la Sainte-Chapelle.
La Fontaine l'emploie ici pour désigner un vieux chat vénéré du voisinage.
Voiture écrivait ce mot Hominagrobis, et c'est ainsi qu'on- prononçait.
On dit que ce mot est une corruption de domine Grobis. Grobis, dans
le vieux français, signifiait seigneur. L'étymologie n'est pas sûre.
6. CHATTEMITE. Terme du style familier qui désigne une douceur de
chat, une douceur hypocrite.
7. Dr. Sur ce de, voy. p. 52 , note 3.
LIVRE VII . TABLE XVII. 183
Jean lapin pour juge l'agrée
Les voilà tous deux arrivés
Devant sa majesté fourrée .
Grippeminaud 1 leur dit : Mes enfants , approchez ,
Approchez ; je suis sourd, les ans en sont la cause.
L'un et l'autre approcha , ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu'à portée il vit les contestants ,
Grippeminaud le bon apôtre,
Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre.
Ceci ressemble fort aux débats qu'ont parfois
Les petits souverains se rapportants $ aux rois .

XVII. La tête et la queue du Serpent*.


Le serpent a deux parties
Du genre humain ennemies ,
Tête et queue ; et toutes deux
Ont acquis un nom fameux
Auprès des Parques cruelles :
Si bien qu'autrefois entre elles
Il survint de grands débats
Pour le pas .
La tête avoit toujours marché devant la queue.
La queue au ciel se plaignit,
Et lui dit :
Je fais mainte et mainte lieue
Comme il plaît à celle-ci ;
Croit-elle que toujours j'en veuille user ainsi ?
Je suis son humble servante " .
1. GRIPPEMINAUD. Mot forgé par Rabelais, de minaud, chat, et de
gripper, voler. Nous passâmes le guichet où nous fumes faits prison-
niers et arrêtés par le commandement de Grippeminaud , archiduc des
chats fourrés . (RABELAIS, V, xi , )
2 APPROCHEZ, etc. Son discours commence comme ceux des rois de
tragédie. - Mithridate à ses fils :
Approchez, mes enfants. Enfin l'heure est venue. (In, 1.) .
Agrippine à Néron :
Approchez-vous, Néron, et prenez votre place. (Brit. , iv, 2.)
3. SE RAPPORTANTS . La règle qui défend de donner au participe pré-
sent la marque du pluriel est souvent enfreinte par les grands écrivains
du XVIIe siècle. Ce n'est guère qu'au siècle suivant qu'elle fut reconnue.
Voy. p. 53, note 3.
4. Plutarque, Vie d'Agis et de Cléomène.
5. SERVANTE. Ironiquement, comme on dit : je suis votre humble servi.
teur, c'est-à-dire : je me retire et vous salue, et point d'affaires entre nous.
186 LIVRE VII. FABLE XVII.
On m'a faite, Dieu merci ,
Sa sœur et non sa suivante.
Toutes deux de même sang¹ ,
Traitez-nous de même sorte :
Aussi bien qu'elle je porte
Un poison prompt et puissant.
Enfin , voilà ma requête :
C'est à vous de commander
Qu'on me laisse précéder,
A mon tour, ma sœur la tête.
Je la conduirai si bien,
Qu'on ne se plaindra de rien.
Le ciel eut pour ces veux une bonté cruelle * .
Souvent sa complaisance a de méchants ' effets.
Il devroit être sourd aux aveugles souhaits.
Il ne le fut pas lors ; et la guide nouvelle,
Qui ne voyoit, au grand jour,
Pas plus clair que dans un four,
Donnoit tantôt contre un marbre,
Contre un passant, contre un arbre :
Droit aux ondes du Styx elle mena sa sœur.
Malheureux les États tombés dans son erreur !
1. SANG. Tournure elliptique, à la façon des Latins. Le vieux français
en était rempli.
2. BONTÉ CROSE . Exemple de ce qu'on appelle alliance de mots,
comme dans ces vers :
De leurs plus chers parents, saintement homicides. (Ath., Iv, 3.)
Libre du joug superbe où je suis attaché. (Iphig., 1, 1.)
3. MÉCHANTS , malheureux. Ce mot est pris ici dans son sens premier
et étymologique ; car il vient de meschoir, meschéant, qui signifient : avoir
mauvaise chance ( mes, particule négative, choir, cadere, tomber, arriver).
Dans l'origine, il n'avait pas d'autre signification que infortuné. Alain
Chartier l'oppose à heureux : « Adonc seras-tu plus meschant de ce que tu
cuideras (croiras) estre plus heureux. (Curiel. , p . 394. )
4. LA GUIDE. Guide substantif féminin est un archaïsme :
La Guide des, pécheurs est encore un bon livre. (MoL. , Sg., I.
Elle lit saint Bernard, la Guide des pécheurs. (RÉGN ., Mac.)
Ce mot ne s'emploie plus au féminin que comme terme technique : serrer
la guide, conduire à grandes guides.
5. STYX , fleuve des enfers.
LIVRE VII. - FABLE XVIII. 187
XVIII. --- Un animal dans la Lune¹ .
Pendant qu'un philosophe 2 assure
Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un autre philosophe³ jure
Qu'ils ne nous ont jamais trompés .
Tous les deux ont raison ; et la philosophie
Dit vrai quand elle dit que les sens tromperont
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront ;
Mais aussi, si l'on rectifie
L'image de l'objet sur son éloignement,
Sur le milieu qui l'environne,
Sur l'organe et sur l'instrument,
Les sens ne tromperont personne.
La nature ordonna ces choses sagement :
J'en dirai quelque jour les raisons amplement.
J'aperçois le soleil , quelle en est la figure?
Ici-bas ce grand corps n'a que trois pieds de tour,
Mais si je le voyois là-haut dans son séjour,
5
Que seroit-ce à mes yeux que l'œil de la nature ?
Sa distance me fait juger de sa grandeur ;
6
Sur l'angle et les côtés ma main la détermine .
L'ignorant le croit plat ; j'épaissis sa rondeur :
Je le rends immobile ; et la terre chemine " .
8
Bref, je démens mes yeux en toute sa machine
Ce sens ne me nuit point par son illusion.
Mon âme, en toute occasion ,
Développe le vrai caché sous l'apparence ;
Je ne suis point d'intelligence
9
Avecque mes regards peut-être un peu trop prompts,
1. L'Anglais Butler, auteur d'Hudibras, rapporte, dans un poëme inti-
tulé l'Eléphant dans la lune, qu'un astronome s'imagina avoir découvert
un éléphant dans cette planète, mais qu'au demeurant ce n'était qu'une
souris qui s'était glissée entre les deux verres. C'est cette plaisanterie qui
a suggéré à la Fontaine l'idée de cette fable. L'auteur d'Hudibras est
contemporain de notre poëte. Il mourut en 1680.
2. UN PHILOSOPHE. Démocrite.
3. UN AUTRE PHILOSOPHE. Epicure.
4. QUELQUE JOUR. Ce jour n'est jamais venu.
5. QUE, si ce n'est. Voy. p. 162, note 6, et p. 45, note 6.
6. LA, sa distance.
7. CHEMINE, accomplit sa révolution. Mot suranné. - Je vis les
vents et les nues cheminer sous mes pas. (VorTURE.)
8. SA MACHINE, l'assemblage de ses lois ; la place, la forme du soleil et
ses rapports avec les autres astres. - Ce mot est souvent employé ainsi
au xvii• siècle : Considérez ces globes merveilleux. Qui peut commander à
ces épouvantables machines, qu'une puissance infinie ? » (Saint-EvREMOND. )
9. AVECQUE. Voy. p. 73, note 2.
188 LIVRE VII. FABLE XVIII.
Ni mon¹ oreille, lente à m'apporter les sons.
Quand l'eau courbe un bâton , ma raison le redresse ,
La raison décide en maîtresse.
Mes yeux, moyennant ce secours ,
Ne me trompent jamais en me mentant toujours.
Si je crois leur rapport, errcur assez commune,
Une tête de femme est au corps de la lune.
Y peut-elle être ? non . D'où vient donc cet objet¹ ?
Quelques lieux inégaux font de loin cet effet.
La lune nulle part n'a sa surface unie :
Montueuse 8 en des lieux , en d'autres aplanie,
L'ombre avec la lumière y peut tracer souvent
Un homme, un bœuf, un éléphant.
Naguère l'Angleterre y vit chose pareille.
La lunette placée , un animal nouveau
5
Parut dans cet astre si beau ;
Et chacun de crier merveille.
Il étoit arrivé là-haut un changement
Qui présageoit sans doute un grand événement.
Savoit-on si la guerre entre tant de puissances
N'en étoit point l'effet ? le monarque accourut :
Il favorise en roi ces hautes connoissances.
Le monstre dans la lune à son tour lui parut.
C'étoit une souris cachée entre les verres :
Dans la lunette étoit la source de ces guerres .
6
On en rit. Peuple heureux ! quand pourront les François

1. NI MON, ni avec mon... Ellipse. -Dans l'ancien français, on faisait sou-


vent ellipse de prépositions, d'adjectifs, de pronoms personnels, de verbes :
Comme à de mes amis il faut que je te chante
Certain air... (MOLIÈRE, Fâch., 1, 5.)
Comme à l'un de mes, etc.
Va, que je lui souhaite une joie infinie. (ID. )
Va, dis-lui que, etc.
Non, mon père m'en parle, et qu'il est revenu. (ID.)
Et me dit qu'il est, etc.
2. OBJET, apparence. Sens premier de ce mot (objectum, ce qu'on a
devant les yeux).
3. MONTUEUSE. Trévoux établit cette différence entre montueux et mon-
tagneux : — C Montagneur, pays où les plaines sont souvent coupées de
montagnes. » - Montueux, pays inégal et raboteux, composé de mon-
tagnes et d'éminences. Le second dit donc plus que le premier
4. PLACÉE. Participe absolu à la manière des Latins. Voy. p. 52, note 4.
5. PARUT. Ce verbe est employé ici dans le même sens que dans ces
phrases : Une comète parut dans le ciel. Il paraît une nouvelle étoile.
6. LES FRANÇAIS. Nous étions alors en guerre avec la Hollande, l'Em-
pire et l'Espagne ; tandis que l'Angleterre était en paix avec tout le monde.
LIVRE VII. - FABLE XVIII. 188
Se donner, comme vous, entiers¹ à ces emplois !
Mars nous fait recueillir d'amples moissons de gloire¹ :
C'est à nos ennemis de craindre les combats ,
A nous de les chercher, certains que la Victoire ,
Amante de Louis , suivra partout ses pas.
Ses lauriers nous rendront célèbres dans l'histoire.
Même les filles de Mémoire
Ne nous ont point quittés ; nous goûtons des plaisirs :
La paix fait nos souhaits, et non point nos soupirs.
3
Charles en saitjouir : il sauroit dans la guerre
Signaler sa valeur, et mener l'Angleterre
A ces jeux qu'en repos elle voit aujourd'hui.
Cependant s'il pouvoit apaiser la querelle * ,
Que d'encens ! Est-il rien de plus digne de lui ?
La carrière d'Auguste a-t- elle été moins belle
Que les fameux exploits du premier des Césars ?
O peuple trop heureux ! quand la paix viendra-t- elle
Nous rendre, comme vous, tout entiers aux beaux-arts ?
1. ENTIERS . On employait encore ce mot seul et sans accompagnement
de tout. Corneille avait dit dans Cinna :
Et sont-ils morts entiers avec leurs grands desseins ? (1, 2.)
Plus tard il mit tout entiers, en retranchant et. (TRÉVOUX.)
2. GLOIRE. Comparez à ce vers l'éloge pompeux de Louis XIV dans
l'Epitre 1r de Boileau, et le ive chant de l'Art poétique :
Que de remparts détruits ! que de villes forcées !
Que de moissons de gloire en courant amassées ! (v. 220.)
3. CHARLES . Charles II, roi d'Angleterre.
4. QUERELLE. On voit par ces vers que cette fable a été composée vers
le commencement de l'année 1677. Alors les puissances se trouvaient épui-
sées par la guerre et demandaient la paix. L'Angleterre, qui seule était res-
tée neutre, devint, par cette raison, l'arbitre des négociations qui se poursui-
vaient àNimègue. Toutes les parties belligérantes invoquaient sa médiation ;
mais Charles II se trouvait fort embarrassé, parce que ses liaisons secrètes
avec Louis XIV lui faisaient désirer de prescrire des conditions qui fussent
avantageuses à ce monarque, et que, d'un autre côté, il craignait l'opinion
du peuple anglais, si, trahissant les intérêts de l'Angleterre, ne favo-
risait pas lesnations alliées et coalisées contre la France. (Walckenaer.)
LIVRE VIII

I. - La Mort et le Mourant¹.
La Mort ne surprend point le sage :
Il est toujours prêt à partir,
S'étant su lui-même avertir
Du temps où l'on se doit résoudre à ce passage .
Ce temps , hélas ! embrasse tous les temps :
Qu'on le partage en jours , en heures , en moments,
Il n'en est point qu'il ne comprenne
Dans le fatal tribut ; tous sont de son domaine ;
Et le premier instant où les enfants des rois
Ouvrent les yeux à la lumière
Est celui qui vient quelquefois
Fermer pour toujours leur paupière.
Défendez- vous par la grandeur 2² ,
Alléguez la beauté , la vertu , la jeunesse,
La Mort ravit tout sans pudeur ³ :
Un jour le monde entier accroîtra sa richesse * .
Il n'est rien de moins ignoré ;
Et puisqu'il faut que je le die " ,
Rien où l'on soit moins préparé.
1. Abstemius, F. 99. De Sene mortem differre volente.
2. GRANDEUR . Voy. Horace, Od., 1. 11, 3 et 11. - Malherbe :
Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre,
Est sujet à ses lois ;
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N'en défend pas les rois. ( St. à Du Perrier.)
3. PUDEUR. Ce mot était assez récent dans la langue. On le doit à
Desportes. Ce mot, dit Vaugelas, exprime une chose pour laquelle
nous n'en avions point encore qui fût si propre et si significatif, parce
que honte est un terme équivoque qui désigne la bonne et la mauvaise
honte, au lieu que pudeur ne désigne que la bonne honte.
4. RICHESSE. Rapprochez ce vers de celui de la F. 1 du l. vii, p. 158, n. 2.
5. DIE. Voy. p. 100, note i , et p. 127, note 6.
6. Ou. Dans l'ancienne langue, et au xvIIe siècle encore, où était em-
ployé à la place de à quoi, auquel, dans lequel, etc. , et partout où il s'a-
git d'exprimer la relation du datif et de l'ablatif:
Et voilà donc l'hymen où j'étais destinée . (RACINE, Iph., III , 5.)
Une aventure merveilleuse où personne ne s'attendait. (MOLIÈRE.)
C'est une chose où tu m'obliges par le respect où tu te ranges.
(ID. , Av., IV, 5.) - C'en est assez à mes yeux pour justifier l'engage-
ment où j'ai pu consentir. » (ID., ibid., 1, 1.) -Et les gens au monde
pour la santé où Charles V avait le plus de confiance, c'était en bons
maistres médecins . (FROISSArt, Chron., II, 70.)
Li Deu (Dieu) où croient les François . ( Ogier le Danois.)
LIVRE VIII. - FABLE 1 . 191

Un mourant, qui comptoit plus de cent ans de vie ,


Se plaignoit à la Mort que¹ précipitamment
Elle le contraignoit de partir tout à l'heure³ ,
Sans qu'il eût fait son testament,
Sans l'avertir au moins . Est-il juste qu'on meure
Au pied levé ? dit-il attendez quelque peu ;
Ma femme ne veut pas que je parte sans elle ;
Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ;
Souffrez qu'à mon logis j'ajoute encore une aile .
Que vous êtes pressante, ô déesse cruelle !
Vieillard, lui dit la Mort , je ne t'ai point surpris ;
Tu te plains sans raison de mon impatience :
Eh ! n'as-tu pas cent ans? Trouve-moi dans Paris
Deux mortels aussi vieux ; trouve-m'en dix en France.
Je devois, ce dis-tu , te donner quelque avis
Qui te disposât à la chose :
J'aurois trouvé ton testament tout fait,
Ton petit-fils pourvu , ton bâtiment parfait ".
Ne te donna-t-on pas des avis, quand la cause
Du marcher et du mouvement,
Quand les esprits , le sentiment ,
Quand tout failliten toi ? Plus de goût , plus d'ouïe ;
Toute chose pour toi semble être évanouie ;
Pour toi l'astre du jour prend des soins superflus :
Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus.
Je t'ai fait voir tes camarades ,
Ou morts, ou mourants, ou malades :
Qu'est-ce que tout cela , qu'un avertissement ?
1. QUE. La grammaire établit, entre se plaindre que et se plaindre de
ce que, cette différence : Se plaindre de ce que suppose que la plainte est
juste et fondée ; se plaindre que suppose que la plainte est injuste et
qu'il n'y a pas lieu de se plaindre.
2. TOUT A L'HEURE, à l'heure même. Sens premier et étymologique du
mot ea ipsa hora.
3. PIED LEVÉ. Locution proverbiale. Se dit d'une chose qui se fait sur
le-champ et sans s'arrêter :
In hora sæpe ducentos,
Ut magnum, versus dictabat, stans pede in uno.
(HOR., Sat., I, iv, 9.)
4. POURVOIR, faire un établissement à quelqu'un, soit en le mariant,
soit en lui donnant une charge, ou une propriété, ou un commerce.
5. PARFAIT, du vieux verbe parfaire. Cet architecte s'est engagé à
livrer le bâtiment fait et parfait dans tel temps. 2 (TRÉVOUX .)
6. LES ESPRITS . Voy. p. 126, note 3, et p. 94, note 2.
7. FAILLIT. Ce verbe est au passé, et non au présent de l'indicatif.
L'employer au présent, c'est faire un solécisme.
8. QU'EST-CE QUE... Que, si ce n'est un avertissement. Voy. p. 162,
n. 6, et p. 45 , note 6 .
10 .
192 LIVRE VIII. - FABLE II.
Allons, vieillard , et sans réplique,
1
Il n'importe à la république ¹
Que tu fasses ton testament.

La Mort avoit raison : je voudrois qu'à cet âge


On sortit de la vie ainsi que d'un banquet * ,
Remerciant son hôte, et qu'on fit son paquet :
Car de combien peut-on retarder le voyage ?
3
Tu murmures , vieillard ! vois ces jeunes mourir ;
Vois-les marcher, vois-les courir
A des morts, il est vrai, glorieuses et belles ,
Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles .
J'ai beau te le crier ; mon zèle est indiscret * :
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret " .

II. -- Le Savetier et le Financier".


Un savetier chantoit du matin jusqu'au soir :
C'étoit merveilles de le voir,
Merveilles de l'ouïr ; il faisoit des passages •
Plus content qu'aucun des sept sages.
d'or
Son voisin, au contraire , étant tout cousu •
1. RÉPUBLIQUE, à PEtat. Ce mot est pris au sens latin : res publica, la
chose publique. Servir sa patrie, son prince, la république. » (LA
BRUYÈRE, De la Cour.)
2. BANQUET. Imité des anciens :
Cur non ut vitæ plenus conviva recedis ? (LUCRÈCE .)
Et exacto contentus tempore vita
Cedat, uti conviva satur. (HOR., Sat., I, 1, 118.)
3. JEUNES. Ces jeunes gens, juvenes. Autrefois jeunes s'employait
substantivement, par ellipse, dans certaines phrases. Les officiers subal-
ternes des ducs, des comtes, s'appelaient les jeunes des ducs, des comtes.
Dans l'Eglise, les jeunes étaient ceux qui avaient reçu les ordres mineurs.
Les apprentis étaient les jeunes de leurs maîtres.
4. INDISCRET, déplacé, téméraire, importun (qui ne sait pas discerner
ce qu'il faut dire où taire, faire ou ne pas faire):
Quelle verve indiscrète
Sans l'aveu des neuf Sœurs vous a rendu poète ? (BOILEAU, Sat. ix.)
5. REGRET. Vers plein de force et de précision. Dans aucune fable,
la Fontaine ne nous parait s'être élevé plus haut par la force et la di-
gnité de l'expression. C'est le génie de Pascal et celui de Molière qu'i.
fait revivre dans cet opuscule. (WALCKENAER. )
6. Bonaventure des Périers. Nouvelle xxi. Du savetier Blondeau, qui
ne fut oncques en sa vie mélancholique que deux fois ; et comment il y
pourveut, et de son épitaphe.
7. MERVEILLES. Ce substantif prenait autrefois la marque du pluriel
dans cette locution : c'était merveilles que, comme dans celle-ci : il fait
merveilles.
8. PASSAGES, roulades. Passages, on terme de musique, ornement
qu'on ajoute à un trait de chant. (ACADÉMIE.)
9. COUSU D'OR. Allusion à la manière des avares qui cousent leur
LIVRE VIII. - FABLE II. 193
Chantoit peu, dormoit moins encor :
C'étoit un homme de finance ¹ .
Si sur le point du jour parfois il sommeilloit ,
Le savetier alors en chantant l'éveilloit ;
Et le financier se plaignoit
Que les soins de la Providence
N'eussent pas au marché fait vendre le dormir *
Comme le manger et le boire.
En son hôtel il fait venir
Le chanteur , et lui dit : Or çà , sire Grégoire ,
Que gagnez-vous par an ? Par an ! ma foi, monsieur
Dit avec un ton de rieur
Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n'entasse guère
Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin
J'attrape le bout de l'année ;
Chaquejour amène son pain.
Eh bien ! que gagnez-vous, dites- moi , par journée ?
Tantôt plus, tantôt moins le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seroient assez honnêtes) ,
Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'il faut chômer³ ; on nous ruine en fêtes :
L'une fait tort à l'autre ; et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône " .
Le financier, riant de sa naïveté,
Lui dit : Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône.
Prenez ces cent écus ; gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin.
Le savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avoit depuis plus de cent ans
Produit pour l'usage des gens .
Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre 5
argent dans leurs ceintures, dans leurs habits, pour le mieux cacher et
garder. (TRÉVOUX .) - . On viendra me couper la gorge dans la pensée
que je suis tout cousu de pistoles. » (MOLIÈRE, l'Av., 1, 5.)
1. FINANCE. Un financier, homme qui manie les finances du roi, qui
est dans les affaires du roi, dans les fermes. (TRÉVOUX.) - C'est ce
qu'on appelait un fermier général ( auj. un receveur général).
2. LE DORMIR. Ces infinitifs-substantifs sont passés en français de la
langue grecque, où ils abondent.
3. CHOMER. Voy. p. 61 , note 5.
4. PRONE, instruction familière dont le sujet est l'épître ou l'évangile
du jour :
Le meilleur est toujours de suivre
Le prone de notre curé. (RACAN .)
5. ENSERRE, enferme. Mot vielli, quoique J.-B. Rousseau l'ait encore
employé :
194 LIVRE VIII. FABLE III.
L'argent, et sa joie à la fois.
Plus de chant : il perdit la voix
Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis :
Il eut pour hôtes les soucis ,
Les soupçons , les alarmes vaines.
Tout le jour il avoit l'œil au guet¹ ; et la nuit,
Si quelque chat faisoit du bruit,
Le chat prenoit l'argent . A la fin le pauvre homme
S'en courut chez celui qu'il ne réveilloit plus :
Rendez-moi, lui dit-il , mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus .

III. Le Lion, le Loup et le Renard ".


Un lion décrépit, goutteux, n'en pouvant plus,
Vouloit que l'on trouvât remède à la vieillesse.
Alléguer l'impossible aux rois , c'est un abus.
Celui-ci parmi chaque espèce
Manda des médecins : il en est de tous arts ³ .
Médecins au lion viennent de toutes parts ;
De tous côtés lui vient des donneurs de recettes.
Dans les visites qui sont faites ,
Le renard se dispense, et se tient clos et coi³ .
Le loup en fait sa cour, daube , au coucher du roi ,
Son camarade absent. Le prince tout à l'heure 7
Veut qu'on aille enfumer renard dans sa demcure,
Qu'on le fasse venir. Il vient , est présenté ;
Et sachant que le loup lui faisoit cette affaire :
Je crains , sire , dit-il , qu'un rapport peu sincère
Ne m'ait à mépris imputé
Tout ce que leur globe enserre
Révèle un Dieu créateur. (Ode sur le Ps. Cœlie narrant, etc.)
1. GUET. Voy. p. 47, note 2.
2. Esope, FF. 36 et 223. Leo, Lupus et Vulpes. - F. 72. Leo et Lupus.
-- Bidpai et Lockman, Le Corbeau, le Loup, le Renard et le Chameau.
3. ARTS. de toutes professions et de tous métiers. (WALCKENAER .)
Peut-être faut- il entendre : de toutes les méthodes ; qui ont toutes
sortes de procédés et de moyens (artes).
4. LUI VIENT, il lui vient.
5. Co , tranquille, immobile. Du latin quietus.
6. DAUBE. Ce mot, au propre, signifie battre à coups de poings, et au
figuré, médire, critiquer. Je les dauberai tant en toutes rencontres,
qu'à la fin ils se rendront sages. (MOLIÈRE, Cr. de l'Ec. des F., 6.) ·
On m'a dit qu'on va le dauber, lui et toutes ses c´médies, de la bel
manière.. Impromptu, 3.)
7 TOUT A BACKE, à l'heure même , ea ipsa horu.
LIVRE VIII. FABLE IV. 195
D'avoir différé cet hommage ;
Mais j'étois en pèlerinage ,
Et m'acquittois d'un vœu fait pour votre santé.
Même j'ai vu dans mon voyage
Gens experts et savants ; leur ai dit la langueur
Dont votre majesté craint à bon droit la suite.
Vous ne manquez que de chaleur ;
Le long âge en vous l'a détruite ;
D'un loup écorché vif appliquez- vous la peau
Toute chaude et toute fumante :
Le secret sans doute en est beau¹
Pour la nature défaillante.
Messire loup vous servira,
S'il vous plaît, de robe de chambre.
Le roi goûte cet avis-là.
On écorche, on taille , on démembre
Messire loup . Le monarque en soupa ,
Et de sa peau s'enveloppa .
Messieurs les courtisans , cessez de vous détruire ;
Faites, si vous pouvez, votre cour sans vous nuire :
Le mal se rend chez vous au quadruple du bien.
Les daubeurs 2 ont leur tour d'une ou d'autre manière :
Vous êtes dans une carrière
Où l'on ne se pardonne rien.

IV. - Le pouvoir des Fables ",


A M. DE BARILLON .
La qualité d'ambassadeur
Peut-elle s'abaisser à des contes vulgaires ?
Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères ?
S'ils osent quelquefois prendre un air de grandeur,
Seront- ils point 5 traités par vous de téméraires ?
Vous avez bien d'autres affaires
A démêler que les débats
Du lapin et de la belette.
1. BEAU, admirable. Sans doute, à n'en pas douter.
2. DAUBEURS. Mot du style familier.
3. Esope, FF. 54 et 281. Demades orator.
4. Ambassadeur en Angleterre, ami de la Fontaine, qui l'avait connu
chez la duchesse de Mazarin.
5. SERONT-ILS POINT, pour ne seront-ils, etc. Sur cette ellipse de ne,
vy. p. 71, note 8.
196 LIVRE VIII. FABLE IV .
Lisez-les, ne les lisez pas ;
Mais empêchez qu'on ne nous mette
Toute l'Europe sur les bras.
Que de mille endroits de la terre
Il nous vienne des ennemis ,
J'y consens , mais que l'Angleterre
Veuille que nos deux rois se lassent d'être amis,
J'ai peine à digérer la chose ¹ .
N'est-il point encor temps que Louis se repose ?
Quel autre Hercule enfin ne se trouveroit las
De combattre cette hydre ? et faut-il qu'elle oppose
Une nouvelle tête aux efforts de son bras ?
Si votre esprit plein de souplesse,
Par éloquence et par adresse,
Peut adoucir les cœurs et détourner ce coup³ ,
Je vous sacrifierai cent moutons : c'est beaucoup
Pour un habitant du Parnasse.
Cependant faites- moi la grâce.
De prendre en don ce peu d'encens.
Prenez en gré mes vœux ardents,
Et le récit en vers qu'ici je vous dédie.
Son sujet vous convient ; je n'en dirai pas plus
Sur les éloges que l'envie
Doit avouer qui vous sont dus,
Vous ne voulez pas qu'on appuie.
Dans Athène autrefois , peuple vain et léger,
Un orateur , voyant sa patrie en danger,
Courut à la tribune ; et, d'un art tyrannique ,
Voulant forcer les cœurs dans une république ,
1. CHOSE. Le Parlement anglais s'opposait à ce que Charles II favo-
risât Louis XIV, à l'époque de la paix de Nimègue (1678) .
2.TETE.Vieille comparaison qui rappelle les vers de Malherbe à Louis XIII :
Prends ta foudre, Louis, et va comme un lion
Porter le dernier coup à la dernière tête
De la rébellion.
3. COUP. L'alliance de l'Angleterre avec les ennemis de la France.
4. QUE... QUI. Sur cette tournure, voy. p. 165, note 4, et p. 96, note 4.
5. ORATEUR. Démade, dit-on. Ce Démade, de matelot était devenu
orateur. Il fut pris à la bataille de Chéronée, en 338. Il passe pour avoir
favorisé à Athènes le parti macédonien.
6. TYRANNIQUE. Ce mot est opposé à république. Il exprime bien le pou-
voir de l'éloquence, qui, dans un Etat où règne une liberté illimitée,
exerce quelquefois un empire absolu. " Chez les Grecs, dit Fénelon ,
tout dépendait du peuple, et le peuple dépendait de la parole.
7. FORCER LES CŒURS. Voici quelques exemples analogues de l'emploi de
ce mot : Ils pourront bien forcer nos respects, mais ils n'auront pas les
LIVRE VIII. - FABLE IV: 197

Il parla fortement sur le commun salut.


On ne l'écoutoit pas . L'orateur recourut
A ces figures 1 violentes
Qui savent exciter les âmes les plus lentes :
Il fit parler les morts , tonna , dit ce qu'il put ;
Le vent emporta tout ; personne ne s'émut.
L'animal aux têtes frivoles
Etant fait à ces traits, ne daignoit l'écouter ;
Tous regardoient ailleurs : il en vit s'arrêter
A des combats d'enfants, et point à ses paroles.
Que fit le harangueur? Il prit un autre tour.
Cérès , commença-t-il , faisoit voyage un jour
Avec l'anguille et l'hirondelle :
Un fleuve les arrête ; et l'anguille en nageant,
Comme l'hirondelle en volant,
Le traversa bientôt . L'assemblée à l'instant
Cria tout d'une voix : Et Cérès , que fit-elle ?
Ce qu'elle fit ! un prompt courroux
L'anima d'abord contre vous .
Quoi ! de contes d'enfants son peuple s'embarrasse ;
Et du péril qui le menace
Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet !
Que ne demandez-vous ce que Philippe ' fait ?
A ce reproche l'assemblée,
Par l'apologue réveillée,
Se donne entière 6 à l'orateur.
Un trait de fable en eut l'honneur.
Nous sommes tous d'Athène en ce point ; et moi-même,
7
Au moment que je fais cette moralité,
cœurs. (Bossue , Or. jun. dupr. de Condé.) - Ces exploits extraordi.
naires qui enlèvent l'admiration et semblent forcer les destinées. » (ID ., ib.)
1. FIGURES, figures de pensée, apostrophe, exclamation, prosopopée.
2. FRIVOLES. Horace a dit du peuple : Tu es une bête à cent têtes,
bellua multorum es capitum. (Ep. I, 1, 76.)
3. BIENTOT. On attribue un artifice du même genre à Démosthène. Il
s'agit d'un jeune homme qui a loué un âne pour aller d'Athènes à Mé-
gare. Au milieu du jour, il s'arrête et se met à l'abri de la chaleur à l'om
bre de l'animal . Le maître de l'âne prétendit qu'il lui avait loué celui- ci ,
mais non son ombre.
4. SON PEUPLE. Cérès avait un temple à Eleusis, près d'Athènes. On y
célébrait des mystères fameux dans toute l'antiquité. Ordinairement les
Athéniens sont appelés le peuple de Minerve.
5. PHILIPPE, père d'Alexandre, roi de Macédoine, qui menaçait les
Athéniens et finit par les vaincre. Démosthène à ce sujet prononça onze
discours, dont trois Olynthiennes et quatre Philippiques.
6. ENTIÈRE. Voy. p. 189, note i .
7. QUE, pour où. Voy. p . 126, note 7 , et p. 73 , note 5.
198 LIVRE VIII. - FABLE V.
Si Peau-d'âne¹ m'étoit conté ,
J'y prendrois un plaisir extrême.
Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.

V. C - L'Homme et la Puce 2.

Par des vœux importuns nous fatiguons les dieux ,


Souvent pour des sujets même indignes des hommes :
Il semble que le ciel sur tous tant que nous sommes
Soit obligé d'avoir incessamment les yeux ,
Et que le plus petit de la race mortelle ,
A chaque pas qu'il fait, à chaque bagatelle ,
Doive intriguer 3 l'Olympe et tous ses citoyens ,
Comme s'il s'agissoit des Grecs et des Troyens .

Un sot par une puce eut l'épaule mordue.


Dans les plis de ses draps elle alla se loger.
Hercule , ce * dit-il, tu devois bien purger
La terre de cette hydre au printemps revenue !
5
Que fais-tu , Jupiter, que du haut de la nue
Tu n'en perdes la race afin de me venger !

Pour tuer une puce , il vouloit obliger


Ces dieux à lui prêter leur foudre et leur massue .
1. PEAU-D'ANE. Conte de Bonaventure des Périers. Celui de Perrault
n'a paru qu'en 1697.
2. Esope, F. 194. Pulex et Athleta. 62. Pulex.
3. INTRIGUER , mettre en émoi. - Grecs et Troyens. Dans la guerre
de Troie, les dieux, comme on sait, prirent parti les uns pour les Grecs,
les autres pour les Troyens, et descendirent dans la mêlée.
4. CE DIT-IL. Manière de parler surannée. Ce dit-il équivaut à : dit-il
en cela, à ce sujet. - On disait parcillement : quoique c'en soit, ce néan-
moins, ce dit-on.
5. QUE FAIS-TU... QUE TU N'EN PERDES. Tournure elliptique, fami-
lière à l'ancien français et imitée du latin (quid facis quin`ou quominus
perdas). C'est-à-dire que fais-tu qui t'empêche de...
Je ne sais qui me tient. infâme,
Queje ne t'arrache les yeux. (MOLIÈRE.)
Sors vite, que je ne t'assomme.▾ (ID., l'Av., 1, 3.) . J'ai une
tendresse pour mes chevaux, qu'il me semble que c'est moi-mème. »
(ID., ibid., III, 5.)
LIVRE VIII. - FABLE VI. 199
VI. - Les Femmes et le Seoret¹.
Rien ne pèse tant qu'un secret :
Le porter luin est difficile aux dames ;
Et je sais même sur ce fait
Bon nombre d'hommes qui sont femmes.
Pour éprouver la sienne un mari s'écria ,
La nuit, étant près d'elle : O dieux ! qu'est-ce cela ?
Je n'en puis plus , on me déchire !
Quoi ! j'accouche d'un œuf! - D'un œuf? Oui , le voilà
Frais et nouveau pondu : gardez bien de le dire ;
On m'appelleroit poule. Enfin n'en parlez pas.
La femme, neuve sur ce cas,
Ainsi que sur mainte autre affaire,
Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire :
Mais ce serment s'évanouit
Avec les ombres de la nuit.
L'épouse, indiscrète et peu fine,
Sort du lit quand le jour fut à peine levé ;
Et de courir chez sa voisine :
Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé ;
N'en dites rien surtout, car vous me feriez battre :
Mon mari vient de pondre un œuf gros comme quatre.
Au nom de Dieu, gardez-vous bien
D'aller publier ce mystère .
Vous moquez-vous? dit l'autre : ah ! vous ne savez guère
Quelle je suis. Allez , ne craignez rien .
3
La femme du pondeur s'en retourne chez elle.
L'autre grille déjà de conter la nouvelle :
Elle va la répandre en plus de dix endroits :
Au lieu d'un œuf elle en dit trois.
Ce n'est pas encor tout ; car une autre commère
En dit quatre, et raconte à l'oreille le fait :
Précaution peu nécessaire ;
1. Abstemius, 129. De viro qui uxori se ovum peperisse dixerat.
2. GARDEZ BIEN. On exprimait, ou on supprimait indifféremment le
pronom :
Rentrez donc, et surtout gardez de babiller.
(MOLIÈRE, E. des F., iv, 9. )
Rentrez dans la maison, et gardez de rien dire. (ID. , ibid., v, 1.)
3. PONDEUR. Mot forgé par la Fontaine, et qui n'est pas dans les dio-
tionnaires.
4. GRILLE. 'Terme expressif et synonym populaire de : elle brûle d'en
conter, etc.
200 LIVRE VIII. - FABLE VII.
Car ce n'étoit plus un secret.
Comme le nombre d'œufs, grâce à la renommée,
De bouche en bouche alloit croissant,
Avant la fin de la journée
Ils se montoient à plus d'un cent¹ .

VII. Le Chien qui porte à son cou le diné de son maltre³.

Nous n'avons pas les yeux à l'épreuve des belles,


Ni les mains à celle de l'or :
Peu de gens gardent un trésor
Avec des soins assez fidèles.

Certain chien qui portoit la pitance 8 au logis,


S'étoit fait un collier du dîné de son maître.
Il étoit tempérant, plus qu'il n'eût voulu l'être
Quand il voyoit un mets exquis ;
Mais enfin il l'étoit : et, tous tant que nous sommes,
Nous nous laissons tenter à l'approche des biens.
Chose étrange ! on apprend la tempérance aux chiens,
Et l'on ne peut l'apprendre aux hommes !
Ce chien-ci donc étant de la sorte atourné
5
Un mâtin passe, et veut lui prendre le dîné.
Il n'en eut pas toute la joie
Qu'il espéroit d'abord le chien mit bas la proie
Pour la défendre mieux, n'en étant plus chargé.
Grand combat . D'autres chiens arrivent :
Ils étoient de ceux là qui vivent
Sur le public , et craignent peu les coups.
Notre chien se voyant trop foible contre eux tous,
Et que la chair couroit un danger manifeste,
Voulut avoir sa part ; et , lui sage, il leur dit :
1. CENT. Aulu-Gelle rapporte un fait à peu près semblable. La femme
Jun sénateur ayant questionné son mari sur le secret des délibérations du
sénat, celui-ci, pour lui donner le change, raconte qu'on a vu voler une
grue avec un casque et une cuirasse, et que le sénat délibère sur ce pré-
sage sinistre. Surtout gardez-vous d'en parler. Là-dessus, indiscrétion de
la femme et rumeur publique sur ce fait.
2. Regnerii, Apologi Phædrii, pars 1 , F. 17. Coqui canis et alii canes.
3. PITANCE. Voy. p. 91 , note 7.
4. ATOURNÉ. Vieux mot qui signifie paré.
5. MATIN. Voy. p. 7, note 1.
6. SE VOYANT TROP FAIBLE... ET QUE. Ce changement de tournure
imité des Latins est proscrit par la grammaire, mais les écrivains du
XVI. siècle l'emploient sans aucun scrupule.
LIVRE VIII ―― FABLE VIII. 201
Point de courroux, messieurs ; mon lopin¹ me suffit :
Faites votre profit du reste .
A ces mots , le premier il vous happe un morceau ;
Et chacun de tirer, le mâtin , la canaille ' ,
A qui mieux mieux : ils firent tous ripaille * ;
Chacun d'eux eut part au gâteau *.
Je crois voir en ceci l'image d'une ville
Où l'on met les deniers à la merci des gens.
Échevins , prévôt 7 des marchands,
Tout fait sa main : le plus habile
Donne aux autres l'exemple, et c'est un passe-temps
De leur voir nettoyer 9 un monceau de pistoles .
Si quelque scrupuleux, par des raisons frivoles,
Veut défendre l'argent, et dit le moindre mot,
On lui fait voir qu'il est un sot.
Il n'a pas de peine à se rendre :
C'est bientôt le premier à prendre.

VIII. Le Rieur et les Poissons10,


On cherche les rieurs, et moi je les évite.
Cet art veut, sur tout autre, un suprême mérite :
Dieu ne créa que pour les sots
1. LOPIN, morceau d'une chose à partager. Terme populaire.
2. CANAILLE . Ce mot, dont la racine est canis (chien), s'écrivait et se
prononçait jadis chienaille. Il est donc pris ici dans un sens conforme à
son étymologie.
3. A QUI MIEUX MIEUX. Pour expliquer cette locution , il est bon de se
rappeler que mieux s'employait quelquefois pour le mieux:
Nous verrons qui tiendra mieux parole des deux. (MOLIÈRE.)
4. RIPAILLE. Expression populaire qui a quelque analogie avec epu-
lari (faire bonne chère).
5. GATEAU. Locution proverbiale : avoir part dans une bonne affaire.
6. ECHEVINS, magistrats municipaux de l'ancien régime , élus par les
habitants d'une ville pour prendre soin de l'entretien et de la décoration
de la ville, et des affaires communes. Ils assistaient le maire. On les appe
lait consuls en Languedoc, capitouls à Toulouse , et jurats à Bordeaux.
7. PRÉVOT DES MARCHANDS , magistrat qui était chargé de la police
du commerce. Il jugeait avec les échevins les différends qui s'élevaient
entre les marchands. Il ordonnait aussi les cérémonies publiques , sur-
veillait le trésor municipal, et représentait à la cour la bourgeoisie et le
peuple. (Du latin præpositus, præpostus. )
8. MAIN. Faire sa main, c'est faire un gain allicite dans quelque em-
ploi ou commission ; c'est voler les deniers de l'Etat. Le voilà sur
la fin de sa charge, il va faire sa dernière main. (TRÉVOUx.)
9. NETTOYER. On dit pareillement d'un joueur qui gagne tout, qu'il
nettoie le tapis .
10. Abstemius, F. 118. De viro de morte patris pisciculos sciscitante.
Voy. Athénée, 1. 1, ch. 6.
202 LIVRE VIII. FABLE VIII.
Les méchants diseurs de bons mots.
J'en vais peut-être en une fable
Introduire un ; peut-être aussi
Que quelqu'un trouvera que j'aurai réussi.
Un rieur étoit à la table
D'un financier ¹ , et n'avoit en son coin
Que de petits poissons : tous les gros étoient loin.
Il prend donc les menus , puis leur parle à l'oreille,
Et puis il feint, à la pareille ,
D'écouter leur réponse. On demeura surpris :
Cela suspendit les esprits.
Le rieur alors, d'un ton sage,
Dit qu'il craignoit qu'un sien ami,
Pour les grandes Indes parti ,
N'eût depuis un an fait naufrage.
Il s'en informoit donc à ce menu fretin :
Mais tous lui répondoient qu'ils n'étoient point d'un âge
A savoir au vrai son destin ;
Les gros en sauroient davantage.
N'en puis-je donc, messieurs , un gros interroger?
De dire si la compagnie
Prit goût à sa plaisanterie,
J'en doute ; mais, enfin , il les sut engager
A lui servir d'un monstre assez vieux pour lui dire
Tous les noms des chercheurs de mondes inconnus
Qui n'en étoient pas revenus ,
Et que depuis cent ans sous l'abîme avoient vus
Les anciens 3 du vaste empire.
1. FINANCIER. Voy. p. 193, note 1. Les financiers étaient célèbres
par leurs richesses, leurs déprédations, leur luxe et leur gourmandise.
Les partisans (c'est un nom des financiers) nous font sentir toutes
les passions l'une après l'autre. L'on commence par le mépris à cause de
leur obscurité. On les envie ensuite, on les hait, on les craint ; on les
estime quelquefois et on les respecte. L'on vit assez pour finir à leur
égard par la compassion. (LA BRUYÈRE , Des biens de fortune.)
2. A LA PAREILLE, d'une manière semblable. Locution familière.
- Faites-moi ce plaisir, je vous le rendrai à la pareille. » (TRÉVOUx .)
3. ANCIENS. Ce mot est ici de trois syllabes, contre l'usage.
LIVRE VIII. FABLE IX. 203

IX. - Le Rat et l'Hultre¹.


Un rat, hôte d'un champ, rat de peu de cervelle,
Des lares paternels un jour se trouva soûl³ .
Il laisse là le champ, le grain , et la javelle,
Va courir le pays , abandonne son trou.
Sitôt qu'il fut hors de sa case³ :
Que le monde, dit-il, est grand et spacieux !
Voilà les Apennins , et voici le Caucase !
La moindre taupinée étoit mont à ses yeux.
Au bout de quelques jours le voyageur arrive
En un certain canton, où Téthys³ sur la rive
Avoit laissé mainte huître ; et notre rat d'abord
Crut voir, en les voyant, des vaisseaux de haut bord.
Certes, dit-il , mon père étoit un pauvre sire® !
Il n'osoit voyager, craintif au dernier point.
Pour moi, j'ai déjà vu le maritime empire :
J'ai passé les déserts, mais nous n'y bûmes point" .
D'un certain magister le rat tenoit ces choses ,
Et les disoit à travers champs ;
N'étant pas de ces rats qui, les livres rongeants " ,
Se font savants jusques aux dents 10.
Parmi tant d'huîtres toutes closes
Une s'étoit ouverte ; et , bâillant au soleil ,
Par un doux zéphyr réjouie ,
1. Esope, FF. 290, 212. Canis. - Abstemius, F. 1. De mure in cista
nato.
2. SOUL, rassasié, ennuyé. ·- Sur ce mot, voy. p. 33, note 8. — - Lares,
dieux du foyer domestique chez les Romains.
3. CASE, maison. En ce sens, ce mot est emprunté à l'italien casa (en
latin casa, chaumière), et appartient au style très-familier. On dit, par
exemple : Il ne sort point de sa case. » — « C'est le patron de la case.
4. APENNINS, montagnes qui traversent l'Italie dans toute sa longueur.
Le Caucase s'étend de la mer Caspienne à la mer Noire, et sépare
l'Europe de l'Asie.
5. TETHYS, déesse de la mer, fille d'Uranus, épouse de l'Océan.
Thétis, mère d'Achille, était une simple Néréide.
6. SIRE. Sur ce mot, voy. p. 6, note 9.
7. POINT. Allusion à un passage de Rabelais (1. 1, ch. 33). Quand on
propose à Picrochole la conquête du monde, et qu'on lui fait traverser en
idéo avec toute sa suite les trois Arabies, il dit : Ha! pauvres gents, que
boirons-nous par ces déserts ? On lui répond qu'on a pourvu à tout, et
que la caravane de la Mecque s'y trouve, et lui fournit du pain et du vin.
Voire (dit Picrochole) , mais nous ne bûmes point frais. » ( Walckenaer.)
8. MAGISTER. Voy. p. 25, note 7.
9. RONGEANTS. Sur ce pluriel, voy. p. 53, note 3,
10. JUSQUES AUX DENTS. Locution proverbiale qui sert à désigner un
pédant. Ce proverbe vient de ce qu'autrefois on ne tenait personne
pour savant jusqu'à ce qu'il fût passé docteur : ce qui ne se faisait qu'a-
près de fort grands repas où l'on exerçait bien ses dents. » (Trévoux.)
204 LIVRE VIII. FABLE X.
Humoit l'air, respiroit, étoit épanouie,
Blanche, grasse , et d'un goût, à la voir, nonpareil.
D'aussi loin que le rat voit cette huître qui bâille :
Qu'aperçois-je, dit-il ; c'est quelque victuaille¹ !
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd'hui bonne chère , ou jamais.
Là-dessus, maître rat, plein de belle espérance ,
Approche de l'écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs ' ; car l'huître tout d'un coup
Se referme. Et voilà ce que fait l'ignorance.

Cette fable contient plus d'un enseignement :


Nous y voyons premièrement
Que ceux qui n'ont du monde aucune expérience
Sont, aux moindres objets , frappés d'étonnement ;
Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyoit prendre.

I. — L'Ours et l'Amateur des jardins ».


Certain ours montagnard , ours à demi léché ,
Confiné par le Sort dans un bois solitaire ,
Nouveau Bellerophon , vivoit seul et caché.
Il fût devenu fou la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez des gens séquestrés 7.
Il est bon de parler et meilleur de se taire ;
Mais tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés.
Nul animal n'avoit affaire
Dans les lieux que l'ours habitoit ;
Si bien que, tout ours qu'il étoit,
Il vint à s'ennuyer de cette triste vie.
Pendant qu'il se livroit à la mélancolie ,
1. Victuaille. Mot suranné, provision de bouche.
2. CHÈRE. Voy. p. 76, note 8.
3. LACS. Voy. p . 8, note 5.
4. Contes indiens et Fables indiennes de Bidpai et de Lockman. Le
Jardinier et l'Ours.
5. LÉCHÉ. On croyait que les ours lèchent leurs petits pour les façonner.
De là l'expression figurée : C'est un ours mal léché, en parlant d'un
homme mal élevé.
6. BELLÉROPHON, héros grec qui tua la Chimère et vécut en proie à une
profonde mélancolie • Devenu odieux aux immortels, il errait dans les
campagnes, le cœur consumé de chagrins, seul, fuyant les sentiers des
hommes. > (HOMÈRE, Iliade, vi, 200.)
7. SÉQUESTRES, séparés du reste des hommes. Le séquestre, au propre,
est le dépôt d'une chose litigieuse en mains tierces.
LIVRE VIII. FABLE X. 205
Non loin de là certain vieillard
S'ennuyoit aussi de sa part¹ .
Il aimoit les jardins , étoit prêtre de Flore¹ ,
Il l'étoit de Pomone encore.
Ces deux emplois sont beaux ; mais je voudrois parmi
Quelque doux et discret ami.
Les jardins parlent peu, si ce n'est dans mon livre :
De façon que, lassé de vivre
4
Avec des gens muets , notre homme, un beau matin ,
Va chercher compagnie et se met en campagne ' .
L'ours, porté d'un même dessein ,
Venoit de quitter sa montagne .
Tous deux, par un cas surprenant,
Se rencontrent en un tournant.
L'homme eut peur : mais comment esquiver" ? et que faire?
Se tirer en Gascon d'une semblable affaire
Est le mieux : il sut donc dissimuler sa peur.
L'ours, très-mauvais complimenteur,
Lui dit : Viens-t'en 8 me voir. L'autre reprit : Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas ,
J'ai des fruits, j'ai du lait : ce n'est peut-être pas
De nosseigneurs les ours le manger ordinaire ;
Mais j'offre ce que j'ai. L'ours l'accepte ; et d'aller.
Les voilà bons amis avant que d'arriver :
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ;
Et bien qu'on soit , à ce qu'il semble,
Beaucoup mieux seul qu'avec des sots ,
Comme l'ours en un jour ne disoit pas deux mots,
L'homme pouvoit sans bruit vaquer à son ouvrage.
1. PART, de son côté, e parte sua ; comme on dit à part soi.
2. FLORE, déesse des fleurs. - Pomone, déesse des fruits.
- Être pré-
tre de ces déesses signifie leur sacrifier, par conséquent cultiver les fleurs
et les fruits. C'est en ce sens que Virgile dit de lui-même qu'il est prêtre
des Muses :
Quarum sacra fero , ingenti percussus amore. (Georg., 11, 475.)
3. PARMI, au milieu. C'est le sens étymologique de ce mot: per medium:
Il court parmi le monde un livre abominable. (MoL., Mis., v, 1.)
4. BEAU, synonyme ici de un certain (quadam die).
5. EN CAMPAGNE . Voy. p. 13 , note 4.
6. ESQUIVER. Voy. p. 89, note 3.
7. EN GASCON, par une fanfaronnade, une affectation de bravoure.
8. VIENS-TEN. Forme analogue à celle-ci : va-t-en, s'en aller. En tra-
duit ici le inde des Latins (de là).
9. AVANT QUE DE. Forme ancienne : « Avant que de répondre aux re-
proches que vous me faites. (PASCAL, 12 Prov.) - Si l'auteur lui eût
montré sa pièce avant que de la faire voir au public, il l'eût trouvée la
plus belle du monde. » (MOLIÈRE.)
206 LIVRE VIII. FABLE XI.
L'ours alloit à la chasse, apportoit du gibier;
Faisoit son principal métier
D'être bon émoucheur ; écartoit du visage
De son ami dormant ce parasite ailé
Que nous avons mouche appelé .
Un jour que le vieillard dormoit d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer
Mit l'ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
Je t'attraperai bien , dit-il ; et voici comme¹ .
Aussitôt fait que dit : le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé , le lance avec roideur ,
Casse la tête à l'homme en écrasant la mouche ;
Et ron moins bon archer que mauvais raisonneur,
Roide mort étendu sur la place il le couche.

Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami ;


Mieux vaudroit un sage ' ennemi .

XI. - Les deux Amis3.


Deux vrais amis vivoient au Monomotapa ;
L'un ne possédoit rien qui n'appartint à l'autre.
Les amis de ce pays-là
Valent bien, dit-on , ceux du nôtre.
5
Une nuit que chacun s'occupoit au sommeil,
Et mettoit à profit l'absence du soleil ,
Un de nos deux amis sort du lit en alarme ;
Il court chez son intime, éveille les valets
6 7
Morphée avoit touché le seuil de ce palais.
1. COMME. Voy. p. 18, note 8.
2. SAGE, habile, judicieux ; dans le même sens qu'on dit : un sage gé-
néral, un sage ministre. Il est plus aisé d'être sage pour les autres
que pour soi. (SAINT-EvRemond. ) - C'est pour n'avoir point réfléchi à
cette acception du mot sage (en latin prudens ) que certains critiques ont
blåmé ce vers. Le poěte a voulu dire que même un ennemi habile fera
moins de mal qu'un ami ignorant.
3. Contes indiens et Fables indiennes de Bidpai et de Lockman. Les
deux Amis.
4. MONOMOTAPA, pays de l'Afrique centrale, qui s'étend de la Cafrerie
à la côte de Mozambique.
5. S'OCCUPAIT AU SOMMEIL. C'est le vacabat somno des Latins. On sait
que pour la Fontaine, le sommeil est une grande affaire.
6. MORPHÉE, fils du Sommeil et de la Nuit. Il représente souvent le
Sommeil lui-même. (Voy. OVIDE, Mét., x1, 636.)
7. TOUCHÉ LE SEUIL. Ce vers élégant rappelle celui où le sommei
touche Palinure, pilote d'Enée :
LIVRE VIII. FABLE XII. 207
L'ami couché s'étonne ; il prend sa bourse, il s'arme,
Vient trouver l'autre et dit : Il vous arrive peu
De courir quand on dort ; vous me paroissiez homme
A mieux user du temps destiné pour le somme :
N'auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu?
En voici. S'il vous est venu quelque querelle,
J'ai mon épée ; allons. Merci de votre zèle.
Vous m'êtes , en dormant, un peu triste apparu ;
1
J'ai craint qu'il ne fût vrai ; je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause.
Qui d'eux aimoit le mieux ? que t'en semble , lecteur ?
Cette difficulté vaut bien qu'on la propose .
Qu'un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;
Il vous épargne la pudeur '
De les lui découvrir vous-même :
Un songe, un rien , tout lui fait peur
Quand il s'agit de ce qu'il aime.

XII. Le Coohon, la Chèvre et le Mouton ".


Une chèvre, un mouton , avec un cochon gras ,
Montés sur même char, s'en alloient à la foire.
Leur divertissement ne les y portoit pas ;
On s'en alloit les vendre, à ce que dit l'histoire :
Le charton n'avoit pas dessein
De les mener voir Tabarin ".
Dom 7 pourceau crioit en chemin
Ecce deus ramum, Lethæo rore madentem,
Vique soporatum Stygia super utraque quassat
Tempora, cunctantique natantia lumina solvit. (Æn. , v, 854.)
1. IL, cela ( en latin, id). On a laissé tomber en désuétude l'emploi de
il au sens neutre. Rien n'était plus correct au xvII. siècle.
2. CHOSE. Vers admirables, vraiment partis du cœur, dontils sont l'image.
3. PUDEUR, honte délicate qui nait d'un scrupule honorable. La phrase,
grammaticalement incorrecte (épargner la pudeur de découvrir), est
juste à force de délicatesse de sentiment et de vérité d'expression . "Ici le
goût approuve ce que la grammaire critique.
4. Esope, F. 131. Porcellus et Vulpes. - 179. Sus et Vulpes. Aphto-
nius, F. 30. - Lockman, F. 19. L'Homme et le Porc.
5. CHARTON. Vieux mot qui signifiait cocher, conducteur de char.
6. TABARIN, houffon, valet d'un charlatan nommé Mondor, dont le
théâtre était établi place Dauphine au commencement du xvi siècle.
Ses plaisanterics basses et indécentes étaient fort courues :
Apollon travesti devint un Tabarin. (Art poét., 1.)
El sans honte à Térence allié Tubarin. (Ib., 1.)
Doм. Voy. p. 120, note 2.
FABLES DE LA FONTAINE. 11
208 LIVRE VIII. FABLE XIII.
Comme s'il avoit eu cent bouchers à ses trousses 1
C'étoit une clameur à rendre les gens sourds .
Les autres animaux, créatures plus douces ,
Bonnes gens , s'étonnoient qu'il criât au secours ;
Ils ne voyoient nul mal à craindre. X
Le charton dit au porc : Qu'as-tu tant à te plaindre?
Tu nous étourdis tous : que ne te tiens-tu coi ?
Ces deux personnes-ci , plus honnêtes que toi,
Devroient t'apprendre à vivre, ou du moins à te taire.
Regarde ce mouton, a-t-il dit un seul mot?
Il est sage . Il est un sot,
Repartit le cochon : s'il savoit son affaire,
Il crieroit, comme moi , du haut de son gosier,
Et cette autre personne honnête
Crieroit tout du haut de sa tête.
Ils pensent qu'on les veut seulement décharger,
La chèvre de son lait , le mouton de sa laine :
Je ne sais pas s'ils ont raison ;
Mais quant à moi , qui ne suis bon
Qu'à manger, ma mort est certaine.
Adieu mon toit et ma maison .
Dom pourceau raisonnoit en subtil personnage :
Mais que lui servoit-il ? Quand le mal est certain ,
La plainte ni la peur ne changent le destin ;
Et le moins prévoyant est toujours le plus sage .

XIII. - Tircis et Amarante.


POUR MADEMOISELLE DE SILLERY •
J'avois Ésope quitté,
Pour être tout à Boccace " ;
Mais une divinité
Veut revoir sur le Parnasse
Des fables de ma façon.
Or, d'aller lui dire, Non,
1. TROUSSES, espèce de haut-de-chausses très-élevé qui s'arrêtait au ge
nou.
2. Col. Voy. p. 64, note 3.
3. Gabrielle-Françoise de Sillery, nièce par sa mère du duc de la Roche-
foucauld, l'auteur des Moximes. Elle mourut en 1732, à l'âge de 83 ans.
4. BOCCACE. La Fontaine imitait les Contes de Boccace. Boccace, né à
Paris en 1313, mourut à Florence en 1375. Il est surtout célèbre par le
Decameron, recueil de cent nouvelles qui l'a placé à la tête des prosateurs
italiens.
LIVRE VIII. FABLE XIII. 200
Sans quelque valable excuse,
Ce n'est pas comme on en use
Avec des divinités ,
Surtout quand ce sont de celles
Que la qualité de Belles
Fait reines des volontés.
Car, afin que l'on le¹ sache,
C'est Sillery qui s'attache
A vouloir que , de nouveau ,
Sire loup, sire corbeau,
Chez moi se parlent en rime.
Qui dit Sillery dit tout :
Peu de gens en leur estime
Lui refusent le haut bout * :
Comment le pourroit-on faire?
Pour venir à notre affaire,
Mes contes, à son avis,
Sont obscurs : les beaux esprits "
N'entendent pas toute chose.
Faisons donc quelques récits
Qu'elle déchiffre sans glose * :
Amenons des bergers ; et puis nous rimerons
Ce que disent entre eux les loups et les moutons .
Tircis disoit un jour à la jeune Amarante :
Ah! si vous connoissiez comme moi certain mal
Qui nous plaît et qui nous enchante,
Il n'est rien sous le ciel qui vous parût égal !
Souffrez qu'on vous le communique ;
Croyez-moi, n'ayez point de peur :
Voudrois-je vous tromper, vous , pour qui je me pique
Des plus doux sentiments que puisse avoir un cœur ?
Amarante aussitôt réplique :
1. L'ON LE. Sur ce redoublement de la consonne 1, voy. p. 34, note 9.
2. HAUT-BOUT. Le haut-bout, soit à table, soit dans les cérémonies où
les rangs sont distingués, est la place la plus honorable.
3. BEAUX ESPRITS. Ce mot avait encore à cette époque un sens favorable:
O vous donc qui, brûlant d'une ardeur périlleuse,
Courez du bel esprit la carrière épineuse. (Art poét., 1, 7.)
Chacun fait ici-bas la figure qu'il peut,
Ma tante ; et bel esprit, il ne l'est pas qui veut. (MọL., F. 8. III, 2.)
- Quelque grand génie qu'Homère ait reçu de la nature ; car c'est peut-
être le plus vaste et le plus bel esprit qui ait jamais été. (PERRault.)
4. GLOSE, explication littérale, commentaire très-bref.
B. TIRCIS, AMARANTE, noms assez ordinaires des personnages d'égloguer,
210 LIVRE VIII. - FABLE XIII.
Comment l'appelez-vous ce mal ? quel est son nom?
L'amour. - Ce mot est beau ! dites-moi quelques marques
A quoi¹ je le pourrai connoître que sent-on ?
Des peines près de qui 2 le plaisir des monarques
Est ennuyeux et fade : on s'oublie, on se plaît
Toute seule en une forêt.
Se mire-t-on près d'un rivage ,
Ce n'est pas soi qu'on voit ; on ne voit qu'une image
Qui sans cesse revient, et qui suit en tous lieux :
Pour tout le reste on est sans yeux.
Il est un borger du village
Dont l'abord, dont la voix, dont le nom fait rougir³ :
On soupire à son souvenir ;
On ne sait pas pourquoi , cependant on soupire ;
On a peur de le voir, encor qu'on le désire.
Amarante dit à l'instant :
Oh ! oh ! c'est là ce mal que vous me prêchez tant !
Il ne m'est pas nouveau : je pense le connoître.
Tircis à son but croyoit être,
Quand la belle ajouta : Voilà tout justement
Ce que je sens pour Clidamant.
L'autre pensa mourir de dépit et de honte.
Il est force gens comme lui
Qui prétendent n'agir que pour leur propre compte,
Et qui font le marché d'autrui .
1. MARQUES A QUOI. Manière de parler très usitée au XVIIe siècle :
Voici de petits vers......
Sur quoi je voudrais bien avoir vos sentiments. (MoL. , F. s. III , 5.)
- Une base constante sur quoi nous puissions édifier. • (PASCAL, Pen-
sées.) Je manque à faire plusieurs choses à quoi je suis obligé. ›
(ID. , ibid.) - Quoi, pronom relatif, est d'un usage fort élégant et fort
commode pour
bre.. (VAUGELAS. suppléer au pronom lequel, en tout genre et en tout nom
)
2. PEINES PRÈS DE QUI. Sur l'emploi de qui avec un nom de chose,
voy. p. 30, note 2, et p. 99, note 1 .
3. ROUGIR. Comparez Virgile et Racine :
Ut vidi ! ut perii ! ut me malus abstulit error. (Egl. viii , 41. '
Athènes me montra mon superbe ennemi ;
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue,
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue.
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,
Je sentis tout mon corps et transir et brûler. (Phèdre, I, 11.)
4. FONT LE MARCHÉ. Marché est pris ici dans le sens d'enchères et de
conditions de vente. Faire le marché d'autrui signifie se donner beaucoup
de peine pour procurer à quelqu'un un marché, une acquisition, une
affaire avantageuse. On dit semblablement : courir sur le marché d'au-
trui, mettre à l'enchère ce qu'autrui marchande. - Ça n'est pas beau de
courir sur le marché des autres. » (MOLIÈRE.)
LIVRE VIII. FABLE XIV. 211
XIV. -- Les obsèques de la Lionne¹.
La femme du lion mourut ;
Aussitôt chacun accourut
Pour s'acquitter envers le prince
De certains compliments de consolation ,
Qui sont surcroît d'affliction.
Il fit avertir sa province '
Que les obsèques se feroient
Un tel jour, en tel lieu ; ses prévôts ³ У seroient
Pour régler la cérémonie,
Et pour placer la compagnie.
Jugez si chacun s'y trouva.
Le prince aux cris s'abandonna,
Et tout son antre en résonna :
Les lions n'ont point d'autre temple.
On entendit, à son exemple,
Rugir en leur patois messieurs les courtisans.
Je définis la cour un pays où les gens ,
Tristes , gais , prêts à tout, à tout indifférents ,
Sont ce qu'il plaît au prince, ou , s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au moins de le paroître.
Peuple caméléon * , peuple singe du maître ;
On diroit qu'un esprit anime mille corps :
C'est bien là que les gens sont de simples ressorts
Pour revenir à notre affaire ,
Le cerf ne pleura point. Comment eût-il pu faire ?
Cette mort le vengeoit : la reine avoit jadis
Etranglé sa femme et son fils.
Bref, il ne pleura point. Un flatteur l'alla dire,
Et soutint qu'il l'avoit vu rire.
La colère du roi , comme dit Salomon,
Est terrible, et surtout celle du roi lion.
1. Abstemius, F. 148. De Leone irato contra Cervum lætum morte
Lexnæ.
2. SA PROVINCE, ses sujets de province.
3. PRÉVOTS. Voy. p. 128, note 3.
4. CAMÉLÉON. Qui peut nommer de certaines couleurs changeantes,
et qui sont diverses selon les divers jours dont on les regarde ? De
même qui peut définir la cour ? » (LA BRUYÈRE . )
5. RESSORTS. Les roues, les ressorts , les mouvements sont cachés,
rien ne parait d'une montre que son aiguille, qui insensiblement s'avance
et achève son tour : image du courtisan d'autant plus parfaite qu'après
avoir fait assez de chemin, il revient au même point d'où il est partí. » (ID. )
212 LIVRE VIII. FABLE XV.
Mais ce cerf n'avoit pas accoutumé ¹ de lire.
Le monarque lui dit : Chétif hôte des bois,
Tu ris ! tu ne suis pas ces gémissantes voix !
Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrés ongles ! Venez , loups ,
Vengez la reine ; immolez tous
Ce traître à ses augustes mânes.
Le cerf reprit alors : Sire , le temps de pleurs
Est passé ; la douleur est ici superflue.
Votre digne moitié , couchée entre des fleurs ,
Tout près d'ici m'est apparue :
Et je l'ai d'abord ³ reconnue.
Ami, m'a-t-elle dit, garde que ce convoi ,
Quand je vais chez les dieux, ne t'oblige à des larmes .
Aux champs Elysiens j'ai goûté mille charmes ,
Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.
Laisse agir quelque temps le désespoir du roi :
J'y prends plaisir. A peine on eut ouï la chose,
Qu'on se mit à crier : Miracle ! Apothéose !
Le cerf eut un présent, bien loin d'être puni.
Amusezles rois par des songes,
Flattez-les , payez-les d'agréables mensonges :
Quelque indignation dont leur cœur soit rempli ,
Ils goberont l'appât ; vous serez leur ami.

IV. Le Rat et l'Éléphant ".


Se croire un personnage est fort commun en France :
On y fait l'homme d'importance,
Et l'on n'est souvent qu'un bourgeois .
C'est proprement le mal françois.
La sotte vanité nous est particulière .
1. N'AVOIT PAS ACCOUTUMÉ. Tournure un pou vieillie : n'avait pas
comme une chose accoutumée de (non hoc solitum habebat).
2. SACRÉS ONGLES. Au XVII siècle, cet adjectif précède ordinairement
son substantif :
Non, vous n'espérez plus de nous revoir encor,
Sacrés murs, que n'a pu conserver mon Hector. (Anår., 1, 4.)
3. D'ABORD, dès l'abord, aussitôt.
4. GARDE QUE CE CONVOI :
Gardez qu'une voyelle à courir trop hâtée
Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée. (Art poét., 1, 107.)
5. Phèdre 1. 1, F. 29. Asinus et Aper.
6. BOURGEOIS. Sur le sens propre de ce mot, voy. p. 5, note 9.-.- Fran-
çois. Sur cette rime, voy. p. 147, note 4.
LIVRE VIII . FABLE XVI. 213
Les Espagnols sont vains, mais d'une autre manière :
Leur orgueil me semble, en un mot,
Beaucoup plus fou, mais pas si sot.
Donnons quelque image du nôtre ,
Qui sans doute en vaut bien un autre.

Un rat des plus petits voyoit un éléphant


Des plus gros , et railloit le marcher un peu lent
De la bête de haut parage¹ ,
Qui marchoit à gros équipage .
Sur l'animal à triple étage
Une sultane de renom,
Son chien , son chat, et sa guenon ,
Son perroquet, sa vieille, et toute sa maison,
S'en alloit en pèlerinage.
Le rat s'étonnoit que les gens
Fussent touchés de voir cette pesante masse :
Comme si d'occuper ou plus ou moins de place
Nous rendoit, disoit-il , plus ou moins importants !
Mais qu'admirez-vous tant en lui, vous autres hommes ?
Seroit-ce ce grand corps qui fait peur aux enfants ?
Nous ne nous prisons pas, tout petits que nous sommes,
8
D'un grain moins que les éléphants.
Il en auroit dit davantage ;
Mais le chat, sortant de sa cage ,
Lui fit voir en moins d'un instant
Qu'un rat n'est pas un éléphant.

XVI. - · L'Horoscope³.
On rencontre sa destinée
Souvent par des chemins qu'on prend pour l'éviter.

1. HAUT PARAGE, de haute noblesse. Parage signifiait originairement


noblesse, parce que tous les nobles prétendaient être égaux (par) en no-
blesse. Emparager une fille, c'était la marier à un noble, et sans déroger.
Hautparage s'est dit des fiefs importants, qui ne relevaient que du roi.
2. EQUIPAGE. Voy. p. 86, note 2.
3. GRAIN, le plus petit des poids dont on se sert pour peser les choses
précieuses.
4. CAGE, cachette.
3. Hérodote, Hist., 1, 34, 43. - - Elien, Hist. des animaux, vII, 16.
Pline, x, 3. - Horoscope, observation de l'état du ciel à l'époque de la
naissance de quelqu'un, afin de prévoir sa destinée au moyen des astres
( p , saison, heure ; oxonity, examiner).
214 LIVRE VIII. FABLE XVI.
1
Un père eut pour toute lignée ¹
Un fils qu'il aima trop , jusques à consulter
Sur le sort de sa géniture 2
Les diseurs de bonne aventure.
Un de ces gens lui dit que des lions surtout
Il éloignât l'enfant jusques à certain âge ;
Jusqu'à vingt ans, point davantage.
Le père, pour venir à bout
D'une précaution sur qui³ rouloit la vie
De celui qu'il aimoit, défendit que jamais
On lui laissât passer le seuil de son palais.
Il pouvoit, sans sortir, contenter son envie ,
Avec ses compagnons tout le jour badiner ,
Sauter, courir, se promener.
Quand il fut en âge où la chasse
Plaît le plus aux jeunes esprits ,
+
Cet exercice avec mépris
Lui fut dépeint ; mais, quoi qu'on fasse ,
Propos, conseil, enseignement,
Rien ne change un tempérament.
Le jeune homme, inquiet, ardent , plein de courage ,
4
A peine se sentit des bouillons d'un tel âge,
Qu'il soupira pour ce plaisir .
Plus l'obstacle étoit grand, plus fort fut le désir.
B
Il savoit le sujet des fatales défenses ;
Et comme ce logis, plein de magnificences ,
Abondoit partout en tableaux ,
Et que la laine et les pinceaux .
Traçoient de tous côtés chasses et paysages ,
En cet endroit des animaux ,
En cet autre des personnages,
Le jeune homme s'émeut, voyant peint un lion :
Ah ! monstre ! cria-t-il : c'est toi qui me fais vivre
Dans l'ombre et dans les fers ! A ces mots il se livre
1. LIGNÉE. Terme suranné, race, postérité, descendants. Sur cette
aventure, voy. Hérodote, 1. 1, ch. 37. Il la rapporte au sujet d'Atys, fil»
de Crésus, roi de Lydie.
2. GENITURE. Terme familier et burlesque.
3. Qui. Voy. p. 30, note 2 , et p. 99, note 1.
4. BOUILLONS. C'est le æstus animi ou le fervor animi des Latins:
Un jeune homme, toujours bouillant dans ses caprices.
(BOILEAU, Art poét., II.)
Modère les bouillons de ta mélancolie. (ID.)
Ce substantif est un peu tombé, en ce sens.
5. FATALES. Ce mot est pris ici dans son premier sens : ordonné par le
destin, effet de la destinée ( fatum, destin ; fatalis).
LIVRE VIII. - FABLE XVI. 215
Aux transports violents de l'indignation ,
Porte le poing sur l'innocente bête.
Sous la tapisserie un clou se rencontra :
Ce clou le blesse, il pénétra
Jusqu'aux ressorts ¹ de l'âme ; et cette chère tête,
Pour qui l'art d'Esculape 2 en vain fit ce qu'il put,
Dut sa perte à ces soins qu'on prit pour son salut.
Même précaution nuisit au poëte Eschyle ' .
Quelque devin le menaça, dit-on,
De la chute d'une maison.
Aussitôt il quitta la ville,
Mit son lit en plein champ, loin des toits, sous les cieux.
Un aigle, qui portoit en l'air une tortue,
Passa par là, vit l'homme, et sur sa tête nue,
Qui parut un morceau de rocher à ses yeux,
Etant de cheveux dépourvue,
Laissa tomber sa proie, afin de la casser :
Le pauvre Eschyle ainsi sut ses jours avancer.
De ces exemples il résulte
Que cet art, s'il est vrai, fait tomber dans les maux
Que craint celui qui le consulte ;
Mais je l'en justifie , et maintiens qu'il est faux.
Je ne crois point que la Nature
Se soit lié les mains, et nous les lie encor
Jusqu'au point de marquer dans les cieux notre sort * :
Il dépend d'une conjoncture
De lieux, de personnes, de temps ;
Non des conjonctions de tous ces charlatans.
Ce berger et ce roi sont sous même planète ;
L'un d'eux porte le sceptre, et l'autre la houlette.
1. RESSORTS. Ce mot, au sens figuré, signifie les causes inconnues par
lesquelles la nature agit. -Dieu anime les ressorts de notre âme, mais
il nous cache le secret admirable qui les fait mouvoir. » (Saint-Evremond .)
Un Dieu tourne le monde
Et règle les ressorts de la machine ronde. (Boileau.)
2. ESCULAPE, fils d'Apollon, dieu de la médecine.
3. ESCHYLE, poěte tragique, prédécesseur de Sophocle, né vers 525 avant
J.-C. Vaincu par Sophocle dans un concours poétique, il se retira en Sicile
où il mourut, écrasé, dit-on, par la chute d'une tortue. (PLINE, 1. x, 3.).
4. SORT. Condamnation de l'astrologie judiciaire, qui s'imagine pou-
voir régler les destinées de chaque individu d'après la constellation sous
laquelle il est né. Cet art imposteur était fort en crédit à Rome au 1er siècle
de notre ère. Les astrologues s'appelaient mathematici ( calculateurs).
5. CONJONCTIONS, rencontres des astres dans un même degré du zo
diaque. La lune se trouve tous les mois en connction avec le zodiaque.
Voy. sur l'astrologie, 1. 1, F. 13.
216 LIVRE VIII. FABLE XVI.
Jupiter 1 le vouloit ainsi .
Qu'est-ce que Jupiter? un corps sans connoissance.
2
D'où vient donc que son influence
Agit différemment sur ces deux hommes-ci ?
Puis comment pénétrer jusques à notre monde?
3
Comment percer des airs la campagne profonde?
Percer Mars, le Soleil , et des vides sans fin ?
Un atome la peut détourner en chemin :
Où l'iront retrouver les faiseurs d'horoscope ?
L'état où nous voyons l'Europe
Mérite que du moins quelqu'un d'eux l'ait prévu :
Que ne l'a-t-il donc dit? Mais nul d'eux ne l'a su.
L'immense éloignement , le point , et sa vitesse,
Celle aussi de nos passions,
Permettent-ils à leur foiblesse
De suivre pas à pas toutes nos actions !
Notre sort en dépend sa course entresuivie '
Ne va, non plus que nous , jamais d'un même pas ;
Et ces gens veulent au compas
Tracer le cours de notre vie !

Il ne se faut point arrêter


Aux deux faits ambigus que je viens de conter.
Ce fils par trop chéri , ni le bonhomme Eschyle
N'y font rien : tout aveugle et menteur qu'est cet art,
Il peut frapper au but une fois entre mille ;
Ce sont des effets du hasard.
1. JUPITER, la planète de ce nom.
2. INFLUENCE. Ce mot est pris ici dans son sens premier et étymolo-
gique. Il signifie la qualité qu'on dit s'écouler du corps des astres sur les
corps sublunaires, ou l'effet des astres sur le caractère, la santé et la vie
des hommes. (In, fluere, couler sur.)
3. CAMPAGNE. On dit ordinairement les plaines de l'air. Or campagne,
d'après son étymologie ( campus, campanus), est synonyme de plaine, car
il veut dire pays plat. C'est ce qui explique pourquoi le poëte l'a employé
ici dans le sens d'étendue, d'espace.
4. LA, l'influence.
5. L'EUROPE. Toute l'Europe étaitalors en guerre contre la France ( 1677).
6. LE POINT. Terme d'optique. Il y a le point de concours, celui où les
rayons convergents se rencontrent ; le point de dispersion, celui où ils
s'écartent ; le point d'incidence, de réflexion, de réfraction ; le point ra
dieux, d'où partent les rayons.
7. ENTRESUIVIE. Mot vieilli. S'entresuivre signifie se suivre sans inter-
ruption. Les jours s'entresuivent et ne se ressemblent pas.
8. AMBIGUS, qu'on peut expliquer de deux façons.
9. N'Y FONT RIEN, ne prouvent rien en faveur (non valent ad id de•
monstrandum).
LIVRE VIII. FABLE XVII. 217
XVII. - · L'Ane et le Chien 1 .
Il se faut entr'aider ; c'est la loi de nature '
L'âne un jour pourtant s'en moqua :
Et ne sais comme il y manqua ;
Car il est bonne créature.
Il alloit par pays , accompagné du chien ,
Gravement , sans songer à rien ;
Tous deux suivis d'un commun maître.
Ce maître s'endormit. L'âne se mit à paître :
Il étoit alors dans un pré,
Dont l'herbe étoit fort à son gré.
Point de chardons pourtant ; il s'en passa pour l'heure .
Il ne faut pas toujours être si délicat ,
Et faute de servir ce plat,
Rarement un festin demeure " .
Notre baudet s'en sut enfin
Passer pour cette fois. Le chien , mourant de faim ,
Lui dit : Cher compagnon , baisse-toi , je te prie :
Je prendrai mon dîné dans le panier au pain.
8
Point de réponse ; mot " : le roussin d'Arcadie
Craignit qu'en perdant un moment
Il ne perdit un coup de dent.
Il fit longtemps la sourde oreille :
Enfin il répondit Ami, je te conseille
D'attendre que ton maître ait fini son sommeil ;
Car il te donnera sans faute, à son réveil ,
1. Abstemius, F. 109. De Cane adversus Lupum Asino non opitulante
quia sibi panem non dederat.
2. IL SE FAUT. Sur la place du pronom se, voy. p. 9, note 6, et p. 14,
n. 3 et 5.
3. DE NATURE. Cette ellipse de l'article donne plus de vivacité et un
tour plus familier à l'expression. Elle n'a lieu que pour des mots d'un
sens très-général, d'un emploi très-fréquent et presque proverbial : la loi
de grâce, l'an de grâce ; il ne faut point forcer nature. On dit d'un homme
qui se fait du mal à lui-même et aux autres, et qui proscrit tout plaisir:
C'est un ennemi de nature. Au sens moral et théologique, la loi de nature
signifie la loi gravée dans le cœur de tous les hommes, et qui a précédé
la loi écrite ou mosaïque .
4. COMME. Voy. p. 18 , note 8.
5. PAR PAYS. Comme on dit par voies et par chemins, par monts et
par vaux.
6. DEMEURE, reste intact, est abandonné, ne s'achève pas. En latin,
cessare, jacere. Ce verbe est employé à peu près avec le même sens dans
ces phrases : Toutes choses demeurant. Cet homme n'en demeurera pas
là. Cette boule est demeurée (n'a pas atteint le but).
7. MOT. Interjection familière qui commande le silence. - Je n'ai
pas de secret avec vous, mais mot. » Mot; le voilà qui vient.. -
On dit aussi motus (du latin motus, abrégé de immotus, ou de nullus
motus sit. > (TRÉVOUX. )
8. ROUSSIN. Voy. p. 150. note 3.
218 LIVRE VIII. FABLE XVIII.
Ta portion accoutumée :
Il ne sauroit tarder beaucoup.
Sur ces entrefaites un loup
Sort du bois , et s'en vient autre bête affamée.
L'âne appelle aussitôt le chien à son secours.
Le chien ne bouge, et dit : Ami , je te conseille
De fuir en attendant que ton maître s'éveille ;
Il ne sauroit tarder : détale 1 vite, et cours.
Que si ce loup t'atteint, casse-lui la mâchoire :
On t'a ferré de neuf ; et, si tu veux me croire,
Tu l'étendras tout plat. Pendant ce beau discours ,
Seigneur loup étrangla le baudet sans remède.
Je conclus qu'il faut qu'on s'entr'aide.

XVIII. Le Bassa et le Marchand³,


Un marchand grec en certaine contrée
Faisoit trafic. Un bassa l'appuyoit ;
De quoi le Grec en bassa le payoit,
Non en marchand : tant c'est chère denrée
Qu'un protecteur ! Celui-ci coûtoit tant,
Que notre Grec s'alloit partout plaignant.
Trois autres Turcs d'un rang moindre en puissance ,
Lui vont offrir leur support 6 en commun.
Eux trois vouloient moins de reconnoissance
Qu'à ce marchand il n'en coûtoit pour un.
Le Grec écoute ; avec eux il s'engage ;
Et le bassa du tout est averti :
Même on lui dit qu'il jouera , s'il est sage ,
A ces gens-là quelque méchant parti,
Les prévenant, les chargeant d'un message
Pour Mahomet, droit en son paradis ,
1. DÉTALE. Voy. p. 13, note 3.
2. QUE SI vient duLu latin quòd si, et équivaut à et si, ou quelquefois
mais si.
3. Gilb. Cognatus, F. 126.
4. Bassa ou bacha, gouverneur de province. Ce mot, en turc, signifie
sommet, tête, etc.
5. S'ALLOIT. Sur la place du pronom se, voy. p. 9 , note 6.
6. SUPPORT. Ce mot s'employait alors au sens moral comme synonyme
d'appui et de soutien. La soumission aux lois de la Providence est
pour un chrétien le plus inébranlable support de la félicité. » (TRévoux.)
Elle n'a ni parents, ni support, ni richesse.
(MOLIÈRE, E. des F., 1 , 5.)
L'éclat d'une fortune en mille biens féconde
Fera connaitre à tous que je suis ton support. ( ID., A. M. II, 11.)
LIVRE VIII. FABLE XVIII. 219
Et sans tarder ; sinon ces gens unis
Le préviendront , bien certains qu'à la ronde
Il a des gens tout prêts pour le venger :
Quelque poison l'enverra protéger
Les trafiquants qui sont en l'autre monde.
Sur cet avis le Turc se comporta
Comme Alexandre¹ ; et, plein de confiance ,
Chez le marchand tout droit il s'en alla,
Se mit à table. On vit tant d'assurance
En son discours et dans tout son maintien ,
Qu'on ne crut point qu'il se doutât de rien 2.
Ami, dit-il, je sais que tu me quittes ;
Même l'on veut que j'en craigne les suites ;
3
Mais je te crois un trop homme de bien ;
Tu n'as point l'air d'un donneur de breuvage.
Je n'en dis pas là-dessus davantage.
Quant à ces gens qui pensent t'appuyer,
Écoute-moi sans tant de dialogue
Et de raisons qui pourroient t'ennuyer,
Je ne te veux compter qu'un apologue.
Il étoit un berger, son chien et son troupeau.
Quelqu'un lui demanda ce qu'il prétendoit faire
D'un dogue de qui l'ordinaire
Étoit un pain entier. Il falloit bien et beau
Donner cet animal au seigneur du village.
5
Lui, berger, pour plus de ménage
Auroit deux ou trois mâtineaux ,
Qui, lui dépensant moins, veilleroient aux troupeaux
Bien mieux que cette bête seule.
1. ALEXANDRE. Alexandre malade but sans hésiter un breuvage que lul
présentait son médecin Philippe, et cependant il venait de recevoir une lettre
où l'on accusait Philippe de vouloir l'empoisonner. (QUINTE CURCE, III, vi.)
2. RIEN est pris ici au sens positif, et signifie quelque chose (en latin,
rem) :
Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui ? (MoL., T., v, 7.)
-Contre la coutume de France, qui ne veut pas qu'un gentilhomme
sache rien faire. (ID. , Sic., 10.)
3. UN TROP HOMME, etc. Façon de parler très-usitée au XVII• siècle :
Et son trop de lumière importunant les yeux ,
De ses propres amis lu' fit des envieux. ( BOILEAU, Ep. VII, 13.)
Dorante, arrêtons-nous ; le trop de promenade
Me mettrait hors d'haleine et me rendrait malade.
(CORNEILLE, Ment., 11, 5.)
4. BIEN ET BEAU. V. p. 50, note 2.
5. Ménage, économie domestique, épargne. On dit : vivre de ménɩge.
C'est une des acceptions de ce mot.
6. MATINEAUX, petits matins, petits chiens. V. p. 7, note 1.
220 LIVRE VIII. FABLE XIX.
Il mangeoit plus que trois ; mais on ne disoit pas
Qu'il avoit aussi triple gueule
Quand les loups livroient des combats.
Le berger s'en défait ; il prend trois chiens de taille
A lui dépenser moins , mais à fuir la bataille.
Le troupeau s'en sentit ; et tu te sentiras
Du choix de semblable canaille¹ .
Si tu fais bien , tu reviendras à moi.
Le Grec le crut.
Ceci montre aux provinces
Que , tout compté , mieux vaut en bonne foi
S'abandonner à quelque puissant roi,
Que s'appuyer de plusieurs petits princes.

XIX. L'avantage de la science ³.


Entre deux bourgeois d'une ville
S'émut✶ jadis un différent :
L'un étoit pauvre , mais habile ;
L'autre riche, mais ignorant.
Celui-ci sur son concurrent
Vouloit emporter l'avantage ;
Prétendoit que tout homme sage
Etoit tenu de l'honorer.
C'étoit tout homme sot : car pourquoi révérer
Des biens dépourvus de mérite ?
La raison m'en semble petite.
Mon ami , disoit-il souvent
Au savant,
Vous vous croyez considérable ;
Mais , dites-moi , tenez-vous table ?
Que sert à vos pareils de lire incessamment ?
1. CANAILLE . Sur l'étymologie de ce mot, voy. p. 26 , note 2.
2. QUE S'APPUYER. Après mieux que, de se supprime quelquefois :
Il vaut mieux, quand on craint ces malheurs éclatants,
En mourir tout d'un coup que trainer si longtemps .
(MOLIÈRE, Mélic., 11, 5. )
3. Abstemius, F. 145. De Viro divite illitterato et Inope docto.
4. S'ÉMUT. Tournure latine : mota est querela. Ce terme a vieilli :
Souffrez qu'on vous appelle
Pour être entre nous deux juge d'une querelle,
D'un débat qu'ont ému nos divers sentiments. (MoL., Fâch., 11 , 4. )
5. INCESSAMMENT. Le vrai sens de ce mot est sans délai. « Il arrivera
incessamment. » Il signifie aussi sans cesse, et c'est dans ce sens qu'il est
pris ici, comme dans ce vers de Boileau :
La vieillesse chagrine incessamment amasse, ( Art poét., 111, 383.)
LIVRE VIII. FABLE XX. 221
Ils sont toujours logés à la troisième chambre ,
Vêtus au mois de juin comme au mois de décembre,
Ayant pour tout laquais leur ombre seulement.
La république a bien affaire
De gens qui ne dépensent rien !
Je ne sais d'homme nécessaire
8
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien .
Nous en usons , Dieu sait ! notre plaisir occupe
L'artisan, le vendeur , celui qui fait la jupe,
Et celle qui la porte, et vous qui dédiez
A messieurs les gens de finance *
De méchants livres bien payés .
Ces mots remplis d'impertinence
Eurent le sort qu'ils méritoient.
L'homme lettré se tut, il avoit trop à dire.
La guerre le vengea bien mieux qu'une satire.
Mars détruisit le lieu que nos gens habitoient :
L'un et l'autre quitta sa ville.
L'ignorant resta sans asile ;
Il reçut partout des mépris :
L'autre reçut partout quelque faveur nouvelle .
Cela décida leur querelle.
Laissez dire les sots : le savoir a son prix.

XX. -- Jupiter et les Tonnerres.


Jupiter, voyant nos fautes,
Dit un jour, du haut des airs :
Remplissons de nouveaux hôtes
Les cantons " de l'univers
Habités par cette race
Qui m'importune et me lasse.
1. TROISIÈME CHAMBRE, le troisième étage. C'était alors le plus élevé ;
aujourd'hui c'est presque une marque de richesse, ou du moins d'aisance,
2. AFFAIRE, besoin. Voy. p. 43, note 5.
3. EPAND. Ce mot n'avait pas encore vieilli comme synonyme de ré-
pandre. --Le fleuve s'épand dans la plaine. (VAUGELAS.)
J'ai vu, j'ai vu déjà les fières Euménides
Epandre leur poison dans vos âmes perfides. ( BRÉBEUF.)
De toute la vertu sur la terre épandue. (CORNEILLE. )
Les ombres cependant sur la ville épandues. (BOILEAU, Lut., II, 37.)
4. GENS DE FINANCE. Voy. p. 193 , note 1 .
5. CANTONS ne s'emploie plus aujourd'hui dans le sens de contrées
(regiones). Il était français alors en ce sens. - Il a voyagé dans plu-
sieurs contrées de la terre ; il n'y a aucun canton des Indes qu'il n'ait vu. !
(TRÉVOUX.)
222 LIVRE VIII . - FABLE XX.
Va-t'en, Mercure 1¹ , aux enfers ;
Amène-moi la Furie
La plus cruelle des trois.
Race que j'ai trop chérie,
Tu périras cette fois !
Jupiter ne tarda guère
A modérer son transport .

O vous , rois , qu'il voulut faire


Arbitres de notre sort,
Laissez, entre la colère
Et l'orage qui la suit,
L'intervalle d'une nuit.

Le dieu dont l'aile est légère,


Et la langue a des douceurs ,
Alla voir les noires sœurs .
A Tisiphone et Mégère
Il préféra, ce dit-on ,
L'impitoyable Alecton.
Ce choix la rendit si fière
Qu'elle jura par Pluton
2
Que toute l'engeance humaine
Seroit bientôt du domaine
Des déités de là-bas.
Jupiter n'approuva pas
Le serment de l'Euménide '.
Il la renvoie ; et pourtant
Il lance un foudre à l'instant
Sur certain peuple perfide .
Le tonnerre, ayant pour guide
Le père même de ceux
Qu'il menaçoit de ses feux,
Se contenta de leur crainte ;

1. MERCURE, dieu des voleurs et de l'éloquence, messager de Jupiter.


C'est lui qui de sa baguette poussait les âmes dans les enfers et les en
retirait. On le représentait avec des ailes aux épaules et aux pieds, et te-
nant en main un caducée.
2. ENGEANCE. Sur ce mot, voy. p. 26, note 3.
3. EUMÉNIDE. Nom donné aux Furies. Il signifie douce, par antiphrase.
4. FOUDRE. Foudre employé au propre est féminin, dit la grammaire,
à moins qu'il ne soit accompagné d'un adjectif : alors il prend les deux
genres. Au figuré il est masculin. Mais il faut dire que les écrivains
classiques mettent ce mot tantôt au masculin, tantôt au féminin, soit an
propre, soit au figuré.
LIVRE VIII. FABLE XX . 223
Il n'embrasa que l'enceinte¹
D'un désert inhabité :
Tout père frappe à côté .
Qu'arriva-t-il ? Notre engeance
2
Prit pied sur cette indulgence.
Tout l'Olympe s'en plaignit ;
Et l'assembleur de nuages
Jura le Styx * , et promit
De former d'autres orages :
Is seroient sûrs. On sourit ;
On lui dit qu'il étoit père ,
Et qu'il laissât, pour le mieux,
A quelqu'un des autres dieux
D'autres tonnerres à faire .
B
Vulcain entreprit l'affaire .
Ce dieu remplit ses fourneaux
De deux sortes de carreaux
L'un jamais ne se fourvoie
Et c'est celui que toujours
L'Olympe en corps nous envoie :
L'autre s'écarte en son cours ;
Ce n'est qu'aux monts qu'il en coûte ;
Bien souvent même il se perd ;
Et ce dernier en sa route
Nous vient du seul Jupiter³.
1. ENCEINTE. Ce mot, qui signifie ordinairement enclos, muraille, for-
tification, a aussi le sens de circuit, étendue.
2. PRIT PIED. Molière a dit de même prendre foi sur et prendre le
pied de :
Mais je n'ai point pris foi sur ces méchantes langues.
(E. des F., 11 , 6.)
De peur que, sur votre faiblesse, il ne prenne le pied de vous mener
comme un enfant. ( Sc., 1, 3. )
3. ASSEMBLEUR DE NUAGES. Epithète homérique (vepaknyegéta Ziúg).
4. STYX. Le plus solennel des serments pour les dieux était de jurer
par le Styx, ou, en style familier, de jurer le Styx.
5. VULCAIN, dieu des forges. Ses ouvriers sont les Cyclopes , et il tra-
vaille dans les iles Lipari, près de la Sicile. (VIRG. , Enéide, vin , 416.)
6. CARREAUX. On appelait ainsi une espèce de flèches dont la pointe
était quadrangulaire, et par métaphore on a dit : les carreaux de la fou-
dre, pour les traits de la foudre.
7. FOURVOIE, s'écarte de la route ( de foris , dehors ; via, route).
8. JUPITER. La conclusion est celle-ci Le roi est bon, ses conseillers
seuls ou ses courtisans sont à craindre.
224 LIVRE VIII. FABLE XXI.

XXI. Le Faucon et le Chapon¹.

Une traîtresse voix bien souvent vous appelle ;


Ne vous pressez donc nullement :
Ce n'étoit pas un sot , non , non , et croyez-m'en ,
Que le chien de Jean de Nivelle " .

Un citoyen du Mans , chapon de son métier,


Étoit sommé de comparoître
Par-devant les lares du maître ,
Au pied d'un tribunal que nous nommons foyer.
Tous les gens lui crioient, pour déguiser la chose,
Petit, petit, petit ! mais, loin de s'y fier,
Le Normand et demi 3 laissoit les gens crier,
Serviteur, disoit-il , votre appât est grossier :
On ne m'y tient pas , et pour cause.
Cependant un faucon sur sa perche voyoit
Notre Manseau qui s'enfuyoit.
Les chapons ont en nous fort peu de confiance,
Soit instinct, soit expérience.
Celui-ci, qui ne fut qu'avec peine attrapé,
Devoit, le lendemain, être d'un grand soupé,
Fort à l'aise en un plat, honneur dont la volaille
Se seroit passée aisément.
L'oiseau chasseur lui dit : ton peu d'entendement
Me rend tout étonné. Vous n'êtes que racaille ,
Gens grossiers , sans esprit , à qui l'on n'apprend rien .
Pour moi, je sais chasser , et revenir au maître.
Le vois-tu pas à la fenêtre ?
Il t'attend : es-tu sourd ? Je n'entends que trop bien ,
Repartit le chapon : mais que me veut-il dire ?
Et ce beau cuisinier armé d'un grand couteau ?
1. Contes indiens et Fables indiennes de Bidpaï et Lokman, t. II,
p. 59. Le Faucon et le Coq.
2. NIVELLE Allusion au proverbe qui dit : Il ressemble au chien de
Jean de Nivelle, qui s'enfuit quand on l'appelle. La Fontaine paraît avoir
ignoré l'origine de ce proverbe, qu'on raconte de la manière suivante :
Jean II, duc de Montmorency, voyant que la guerre allait se rallumer
entre Louis XI et le duc de Bourgogne, fit sommer à son de trompe ses
deux fils, Jean de Nivelle et Louis de Fosseuse, de quitter la Flandre, où
ils avaient des biens considérables, et de venir servir le roi : aucun des
deux ne voulut se rendre à cette sommation. Le père irrité les traita de
chiens et les déshérita. » (WALCKENAER.)
3. DEMI. On dit proverbialement : Un Manseau vaut un Normand
et demi. » (TRÉVOUX.)
4. LE VOIS-TU PAS ? Sur cette ellipse de ne, voy. p. 71 , note 8.
LIVRE VIII. - FABLE XXII. 225
Reviendrois-tu pour cet appeau¹ ?
Laisse-moi fuir ; cesse de rire
De l'indocilité qui me fait envoler
Lorsque d'un ton si doux on s'en vient m'appeler.
Si tu voyois mettre à la broche
Tous les jours autant de faucons
Que j'y vois mettre de chapons ,
Tu ne me ferois pas un semblable reproche.

XXII. -Le Chat et le Rats.


Quatre animaux divers , le chat grippe-fromage ,
Triste oiseau le hibou , ronge-maille le rat ,
Dame belette au long corsage,
Toutes gens d'esprit scélérat ,
Hantoient le tronc pourri d'un pin vieux et sauvage.
Tant y furent, qu'un soir à l'entour de ce pin
L'homme tendit ses rets. Le chat, de grand matin,
Sort pour aller chercher sa proie.
Les derniers traits de l'ombre empêchent qu'il ne voie
Le filet : il y tombe, en danger de mourir ;
Et mon chat de crier , et le rat d'accourir :
L'un plein de désespoir, et l'autre plein de joie,
Il voyoit dans les lacs son mortel ennemi.
Le pauvre chat dit : Cher ami ,
Les marques de ta bienveillance
Sont communes en mon endroit³ ;
Viens m'aider à sortir du piége où l'ignorance
M'a fait tomber. C'est à bon droit
Que seul entre les tiens , par amour singulière * ,
Je t'ai toujours choyé , t'aimant comme mes yeux.
Je n'en ai point regret, et j'en rends grâce aux dieux.
1. APPEAU, sifflet d'oiseleur qui sert à imiter et à appeler les oiseaux ; et
aussi, oiseau qui sert à appeler les autres. Par extension, piége, appåt.
2. Contes indiens et Fables indiennes de Bidpai et de Lokman, t.¯шi,
p. 62-91 . Histoire du Rat et du Chat.
3. EN MON ENDROIT, envers moi. Il a toujours bien agi en mon
endroit. Il est toujours le même à l'endroit de ses amis. » (TRÉVOUX.) - —
Locution vieillie et triviale.
4. AMOUR SINGULIÈRE. Amour au singulier est demeuré féminin de-
puis les origines de la langue jusqu'à la fin du XVII siècle :
Mais cette amour si ferme et si bien méritée
Que tu m'avais promise et que je t'ai portée.
(CORNEILLE, Polyeucte, iv, 3.)
5. CHOYÉ. Style familier. Ce verbe se dit des choses dont on a grand
soin, qu'on craint de briser ou de perdre, et des personnes qu'on aime et
qu'on ménage.
226 LIVRE VIII. FABLE XXII.
J'allois leur faire ma prière,
Comme tout dévot chat en use les matins.
Ce réseau me retient : ma vie est en tes mains ;
Viens dissoudre¹ ces nœuds. Et quelle récompense
En aurai-je? reprit le rat.
Je jure éternelle alliance
Avec toi , repartit le chat.
Dispose de ma griffe, et sois en assurance :
Envers et contre tous je te protégerai ;
Et la belette mangerai
Avec l'époux de la chouette :
Ils t'en veulent tous deux. Le rat dit : Idiot !
Moi ton libérateur ! je ne suis pas si sot.
Puis il s'en va vers sa retraite :
La belette étoit près du trou.
Le rat grimpe plus haut ; il y voit le hibou.
Dangers de toutes parts : le plus pressant l'emporte.
Ronge-maille retourne au chat , et fait en sorte
Qu'il détache un chaînon, puis un autre, et puis tant
Qu'il dégage enfin l'hypocrite.
L'homme paroît en cet instant ;
Les nouveaux alliés prennent tous deux la fuite.
A quelque temps de là , notre chat vit de loin
2
Son rat qui se tenoit alerte et sur ses gardes :
Ah ! mon frère, dit-il, viens m'embrasser ; ton soin '
Me fait injure ; tu regardes
Comme ennemi ton allié .
Penses-tu que j'aie oublié
Qu'après Dieu je te dois la vie?
Et moi , reprit le rat, penses-tu que j'oublie
Ton naturel ? Aucun traité
Peut-il forcer un chat à la reconnoissance ?
S'assure-t-on sur l'alliance
Qu'a faite la nécessité ?
1. Dissoudre, au sens latin dissolvere. Ce mot n'a pas gardé cette ac-
ception. On a dit aussi : dissoudre un mariage, mais cette locution a dis-
paru. Dissoudre ne s'emploie guère que pour désigner une action physique
ou chimique.
2. ALERTE, en éveil.
3. SOIN, ton inquiétude (tua cura). Ce mot était alors usité en ce sens.
De combien de soins sont rongés les avares ! » Partager les
soins d'un ami. » (BALZAC .)
Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin,
Je ne sais pas prévoir les malheurs de si loin. (Rácine Andr.. 1. 2.)
LIVRE VIII . FABLE XXIV. 227
XXIII. - Le Torrent et la Rivière¹.
Avec grand bruit et grand fracas
Un torrent tomboit des montagnes :
Tout fuyoit devant lui ! l'horreur suivoit ses pas ;
Il faisoit trembler les campagnes .
Nul voyageur n'osoit passer
Une barrière si puissante ;
Un seul vit des voleurs ; et se sentant presser,
Il mit entre eux et lui cette onde menaçante.
Ce n'étoit que menace et bruit sans profondeur :
Notre homme enfin n'eut que la peur.
Ce succès lui donnant courage,
Et les mêmes voleurs le poursuivant toujours,
Il rencontra sur son passage
Une rivière dont le cours,
Image d'un sommeil doux, paisible et tranquille ,
Lui fit croire d'abord ce trajet fort facile :
Point de bords escarpés, un sable pur et net.
Il entre ; et son cheval le met
A couvert des voleurs , mais non de l'onde noire :
Tous deux au Styx allèrent boire :
Tous deux, à nager malheureux,
Allèrent traverser, au séjour ténébreux,
Bien d'autres fleuves que les nôtres
Les gens sans bruit sont dangereux ' :
Il n'en est pas ainsi des autres.

XXIV. -- L'Éducation'.
Laridon et César, frères dont l'origine
Venoit de chiens fameux, beaux , bien faits, et hardis,
A deux maîtres divers échus au temps jadis ,
Hantoient, l'un les forêts , et l'autre la cuisine.
Us avoient eu d'abord chacun un autre nom ;
Mais la diverse nourriture "
1. Abstemius, 5. De Rustico amnem transituro.
2. TRANQUILLE. Vers imité de Virgile :
Dulcis et alta quies placidæque simillima morti. (En., vi, 522.)
3. DANGEREUX. C'est le proverbe Il n'est pire eau que l'eau qui dort.
4. Plutarque, dans le traité intitulé : Comment il faut nourrir les en-
fants, et dans les Apophthegmes lacédémoniens ( OEuvres morales).
5. NOURRITURE, une éducation différente. Ce mot était encore employé
ainsi au XVII siècle. On disait : « La nourriture de ce gentilhomme fait
honneur à son gouverneur ; il est bien instruit. » (TRÉVOUx.).- Nour-
228 LIVRE VIII. - FABLE XXV.
Fortifiant en l'un cette heureuse nature,
En l'autre l'altérant, un certain marmiton
Nomma celui-ci Laridon.
Son frère, ayant couru mainte haute aventure¹ ,
Mis maint cerf aux abois , maint sanglier¹ abattu
Fut le premier César que la gent chienne ait eu.
On eut soin d'empêcher qu'une indigne maîtresse
Ne fît en ses enfants dégénérer son sang.
Laridon négligé témoignoit sa tendresse
A l'objet le premier passant.
Il peupla tout de son engeance :
Tourne-broches par lui rendus communs en France
Y font un corps à part, gens fuyant les hasards,
Peuple antipode des Césars.
On ne suit pas toujours ses aïeux ni son père :
Le peu de soin, le temps , tout fait qu'on dégénère.
Faute de cultiver la nature et ses dons ,
Oh ! combien de Césars deviendront Laridons I

XXV. - Les deux Chiens et l'Ane mert♣.


Les vertus devroient être sœurs ,
Ainsi que les vices sont frères .
Dès que l'un de ceux-ci s'empare de nos cœurs,
riture, dans le sens d'éducation, ne—se dit plus. C'est peut-être une perte
pour notre langue. (VOLTAIRE.) Nourri s'emploie très-fréquemment
comme synonyme d'élevé, instruit. « Les enfants étaient nourris dans cet
esprit. Les pères nourrissaient les enfants dans ces sentiments. (Bos.
SUET, Hist. univ. , 3. part., iv, v, vi.)
1. HAUTE AVENTURE . Comme on dit haut fait.
2. SANGLIERS. Ce mot n'a ici que deux syllabes. (Cf. page 53, n. 4.)
Il en est de même dans Molière et dans nos anciens poëtes :
Où pourrai-je éviter ce sanglier redoutable ? (Pr. d'El., 1, 2.)
J'ai donc vu ce sanglier, qui par nos gens chassé. (Ibid.)
Fuir devant un sanglier, ayant de quoi l'abattre ! (Ibid.)
« Primitivement, l'i, dans toutes ces finales en ier, ne sonnait pas ; il
ne servait qu'à marquer l'accent fermé de l'é. Ainsi l'on prononçait : un
sangler, un boucler ( bouclier), un rocher (rochier), un verger (vergier),
se coucher (se couchier). Peu à peu l'on est venu à faire sonner l'i dans
quelques-uns de ces mots, sans pour cela modifier la règle de versifica-
tion qui les concernait. L'usage a introduit la disparité d'écriture et de
prononciation entre des mots qui s'écrivaient et se prononçaient jadis de
même. (M. GÉNIN .)
3. LARIDONS. Boileau a dit des chevaux de race :
Mais la postérité d'Alfane et de Bayard,
Quand ce n'est qu'une rosse est vendue au hasard,
Sans respect des aïeux dont elle est descendue,
Et va porter la malle ou tirer la charrue. (Sat. v, 82. )
4. Esope, F. 28. Canes famelici. 221. Canes esurientes. -Lokman ,
F. 36. Les Loups.
LIVRE VIII. FABLE XXV. 229
Tous viennent à la file ; il ne s'en manque guères :
J'entends de ceux qui n'étant pas contraires ,
Peuvent loger sous même toit.
A l'égard des vertus , rarement on les voit
Toutes en un sujet éminemment¹ placées
Se tenir par la main sans être dispersées.
L'un est vaillant , mais prompt ; l'autre est prudent, mais
Parmi les animaux le chien se pique d'être [froid.
Soigneux, et fidèle à son maître ;
Mais il est sot, il est gourmand ;
Témoin ces deux mâtins 2 qui , dans l'éloignement ,
Virent un âne mort qui flottoit sur les ondes .
Le vent de plus en plus l'éloignoit de nos chiens .
Ami, dit l'un , tes yeux sont meilleurs que les miens :
Porte un peu tes regards sur ces plaines profondes ;
J'y crois voir quelque chose . Est-ce un bœuf, un cheval ?
Et qu'importe quel animal ?
Dit l'un de ces mâtins ; voilà toujours curée .
Le point est de l'avoir : car le trajet est grand ;
Et de plus il nous faut nager contre le vent.
Buvons toute cette eau ; notre gorge altérée
En viendra bien à bout : ce corps demeurera
Bientôt à sec : et ce sera
Provision pour la semaine.
Voilà mes chiens à boire : ils perdirent l'haleine ,
Et puis la vie ; ils firent tant
Qu'on les vit crever à l'instant.
L'homme est ainsi bâti : quand un sujet l'enflamme,
L'impossibilité disparoît à son âme.
Combien fait-il de vœux , combien perd-il de pas,
S'outrant pour acquérir des biens ou de la gloire !
Si j'arrondissois mes Etats !
Si je pouvois remplir mes coffres de ducats " !
1. ÉMINEMMENT, à un haut degré de perfection.
2. MATINS. Voy. p. 7, note 1 .
3. PLAINES PROFONDES. Traduction littérale de l'expression latine alta
æquora.
4. CURÉE. Voy. p. 94, note 8.
5. POINT, en ces sortes de phrases, signifie l'endroit ou la chose où
réside la principale difficulté, et l'importance capitale d'une question,
d'une affaire. - Cet orateur bat la campagne sans aller au point. Un
juge habile va droit au point. » (TRÉVOUX.)
6. S'OUTRANT. Acception vieillie du verbe outrer, s'excéder. On disait
pareillement : Ce cheval est outré de fatigue. Il a outré ses ouvriers de
travail. (TRÉVOUX.)
7. DUCATS. Voy. p. 180, note 7.
230 LIVRE VIII. FABLE XXVI .
Si j'apprenois l'hébreu, les sciences , l'histoire!
Tout cela c'est la mer à boire 1¹ ;
Mais rien à l'homme ne suffit.
Pour fournir aux projets que forme un seul esprit,
Il faudroit quatre corps ; encor loin d'y suffire ,
A mi-chemin je crois que tous demeureroient :
Quatre Mathusalem bout à bout ne pourroient
Mettre à fin ce qu'un seul désire.

XXVI. · Démoorite et les Abdéritains³.

Que j'ai toujours haï les pensers du vulgaire !


Qu'il me semble profane , injuste et téméraire,
Mettant de faux milieux entre la chose et lui,
Et mesurant par soi ce qu'il voit en autrui !
8
Le maître d'Épicure en fit l'apprentissage " .
Son pays le crut fou . Petits esprits ! Mais quoi !
Aucun n'est prophète chez soi.
Ces gens étoient les fous , Démocrite le sage.
10
L'erreur alla si loin qu'Abdère députa
11
Vers Hippocrate ¹¹ , et l'invita,
1. BOIRE. Ce vers, devenu proverbe, est une allusion à l'entreprise
des deux chiens.
2. Mathusalem, aïeul de Noé, qui mourut l'année même du déluge, à
969 ans.
3. Celte anecdote se lit dans une des lettres d'Hippocrate dont l'au-
thenticité paraît douteuse. Elle est adressée à Damagète.
4. PENSERS. Ce substantif, comme quelques autres de la même termi-
naison, ne s'emploient qu'en vers. Primitivement c'étaient des infinitifs
avec addition de l'article. Car dans l'origine tous les infinitifs pouvaient
de la sorte jouer le rôle de substantifs. Tous les marchers, toussers,
éternuers, mouchers, sont différents. ■ (PASCAL, Pensées.)
... Le seul penser de cette inquiétude
Fait souffrir à mon âme un supplice si rude. (MoL., T., III , 7.)
Ah ! fasse le ciel équitab'e
Que ce penser soit véritable ! ( ID. , A. M., III, 1.)
5. VULGAIRE. C'est le vers d'Horace : Odi profanum vulgus et arceo.
(Od. III, 1.)
6. PROFANE, qui n'est pas initié aux mystères de la science, qui ne
sait ni goûter ni comprendre ce qui est élevé et noble.
7. MILIEUX. En physique, ce sont les corps diaphanes à travers les-
quels passe la lumière. Ici ce mot est pris au même sens, mais d'une ma-
nière figurée et au moral. La chose, la réalité (rem) .
8. LE MAITRE D'EPICURE , Démocrite, né à Abdère, en 470 avant J.-C. L
vécut 109 ans. Il expliquait la formation de l'univers par les atomes, le mou-
vement et le vide. Epicure, né en 341 près d'Athènes, adopta ce système.
9. L'APPRENTISSAGE, l'essai, la première expérience
10. ABDÈRE, petite ville de Thrace, sur les côtes de la mer Egée.
11. HIPPOCRATE, le père de la médecine, né en 460 avant J -C. dans
l'ile de Cos.
LIVRE VIII. - FABLE XXVI. 231
Par lettres et par ambassade,
A venir rétablir la raison du malade .
Notre concitoyen , disoient-ils en pleurant,
Perd l'esprit la lecture a gâté Démocrite.
Nous l'estimerions plus s'il étoit ignorant.
Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite :
Peut-être même ils sont remplis
De Démocrites infinis.
Non content de ce songe , il y joint les atomes¹ ,
Enfants d'un cerveau creux, invisibles fantômes ;
Et, mesurant les cieux sans bouger d'ici-bas ,
Il connoît l'univers, et ne se connoît pas.
Un temps fut qu'il savoit accorder les débats :
Maintenant il parle à lui-même.
Venez , divin mortel³ : sa folie est extrême.
Hippocrate n'eut pas trop de foi pour ces gens ;
Cependant il partit. Et voyez, je vous prie,
Quelles rencontres dans la vie
Le sort cause ! Hippocrate arriva dans le temps
8
Que celui qu'on disoit n'avoir raison ni sens
Cherchoit dans l'homme et dans la bête ,
Quel siége a la raison, soit le cœur , soit la tête.
Sous un ombrage épais , assis près d'un ruisseau,
8
Les labyrinthes d'un cerveau
L'occupoient. Il avoit à ses pieds maint volume,
Et no vit presque pas son ami s'avancer,
Attaché selon sa couture.
Leur compliment fut court, ainsi qu'on peut penser :
Le sage est ménager du temps et des paroles .
Ayant donc mis à part les entretiens frivoles ,
1. ATOMES, Corps supposés indivisibles à cause de leur petitesse, et dont
la rencontre forme l'univers. ( Du grec à privatif, tépvev, couper.)
2. QUE, pour où. Voy. p. 11 , n. 1 , et p. 73, n. 5.
3. DIVIN MORTEL. On avait en effet surnommé Hippocrate le divin
vicillard..
4. QUE, pour où.
5. RAISON NI SENS. Quelquefois, pour plus de vivacité, ni ne s'exprime
qu'une fois, au dernier terme de l'énumération :
Dans ses meubles, dût-elle en avoir de l'ennui,
Il ne faut écritoire, encre, papier, ni piumes.
(MOLIÈRE, E. des F., 111, 2.)
6. LABYRINTHES. On dit les labyrinthes pour les sinuosités, les replis,
par allusion au labyrinthe de Crète, monument composé de pièces innom.
brables dont on se perdait à suivre les détours. On dit pareillement un
dédale, par allusion à Dédale, architecte du labyrinthe.
7. ATTACHÉ, appliqué. On dit dans ce sens : l'étude attache, le jou
attache. Mais il est rare qu'on se serve ainsi du participe passé saus
complément.
FABLES DE LA FONTANE 12
232 LIVRE VIII. TABLE XXVII .
Et beaucoup raisonné sur l'homme et sur l'esprit,
Ils tombèrent sur la morale.
Il n'est pas besoin que j'étale¹
Tout ce que l'un et l'autre dit.
Le récit précédent suffit
Pour montrer que le peuple est juge récusable.
En quel sens est donc véritable
Ce que j'ai lu dans certain lieu ,
Que sa voix est la voix de Dieu ?

XXVII. - Le Loup et le Chasseur³.

Fureur d'accumuler, monstre de qui les yeux


Regardent comme un point tous les bienfaits des dieux ,
Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage !
Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons ?
L'homme, sourd à ma voix comme à celle du sage,
Ne dira-t-il jamais : C'est assez, jouissons ?
Hâte-toi, mon ami , tu n'as pas tant à vivre.
Je te rebats ce mot ; car il vaut tout un livre.
Jouis . Je le ferai . -- Mais quand donc ?— Dès demain. —
Eh ! mon ami , la mort te peut prendre en chemin :
Jouis dès aujourd'hui " ; redoute un sort semblable
A celui du chasseur et du loup de ma fable.
1. ÉTALE, que je raconte longuement et pompeusement (expandere).
On dit dans le même sens : étaler ses raisons, ses moyens, son éloquence.
2. DIEU. Vox populi, vox Dei. Il est des cas où l'on peut accorder à
l'opinion publique une certaine confiance. C'est ainsi que dans quelques
questions philosophiques le consentement universel sert à juste titre d'ar-
gument.
3. Livre des lumières , ou la Conduite des rois, p. 216. Contes indiens
et Fables indiennes de Bidpaï et de Lokman, t. ii, p. 292. Le Chasseur et
le Loup.
4. DE QUI, pour dont. Cette manière de parler était très-usitée ¡ u
XVII siècle, où qui s'employait fort bien avec un nom de chose. Voy. p. 30,
note 2.
Au mérite souvent de qui l'éclat vous blesse. (MoL., D. a. , 1, 2.)
Quoi ! me soupçonnez-vous d'avoir une pensée
De qui son âme ait lieu de se croire offensée? ( ID., &. III , sc. 4.)
5. UN POINT. Le point mathématique est en effet indivisible et sans
étendue.
6. REBATS :
Faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ? (MOLIÈRE.)
T. AUJOURD'HUI. Pensée fréquente dans Horace :
Carpe diem, quam minime credula postero.
Omnem crede diem tibi diluxisse supremum.
(Odes, I, x1 (Edit. cl. x), et Epit. I, Iv, 13.)
LIVRE VIII. - FABLE XXVII. 233
Le premier de son arc avoit mis bas un daim.
Un faon¹ de biche passe, et le voilà soudain
Compagnon du défunt : tous deux gisent sur l'herbe.
La proie étoit honnête , un daim avec un faon ;
Tout modeste chasseur en eût été content :
Cependant un sanglier ' , monstre énorme et superbe,
Tente encor notre archer friand de tels morceaux.
Autre habitant du Styx : la Parque et ses ciseaux
Avec peine y mordoient : la déesse infernale
Reprit à plusieurs fois l'heure au monstre fatalá.
De la force du coup pourtant il s'abattit.
C'étoit assez de biens . Mais quoi ! rien ne remplit
Les vastes appétits d'un faiseur de conquêtes.
Dans le temps que le porc revient à soi , l'archer
Voit le long d'un sillon une perdrix marcher ;
Surcroît chétif aux autres têtes :
De son arc toutefois il bande les ressorts.
Le sanglier, rappelant les restes de sa vie,
Vient à lui, le découd , meurt vengé sur son corps ;
Et la perdrix le remercie.
Cette part du récit s'adresse aux convoiteux * :
L'avare aura pour lui le reste de l'exemple .
Un loup vit en passant ce spectacle piteux :
O Fortune ! dit- il , je te promets un temple.
Quatre corps étendus ! que de biens ! mais pourtant
Il faut les ménager ; ces rencontres sont rares.
(Ainsi s'excusent les avares . )
J'en aurai , dit le loup , pour un mois, pour autant :
Un, deux, trois, quatre corps ; ce sont quatre semaines ,
Si je sais compter, toutes pleines .
6
Commençons dans deux jours ; et mangeons cependant
La corde de cet arc : il faut que l'on l'ait faite
De vrai boyau ; l'odeur me le témoigne assez .
1. FAON. La Fontaine rime ici d'après la prononciation : fan et content.
2. SANGLIER. Voy. p. 228 , n. 2 , et p. 53, n. 4.
3. REPRIT. Cette heure s'échappait des fuseaux de la Parque ; elle fut
obligée de la reprendre à plusieurs fois, comme on reprend le fil qu'on
veut couper et qui glisse des mains.
4. LE DÉCOUD. Terme de vénerie. On exprime ainsi l'action du sanglier
quand il déchire et blesse avec ses défenses. On appelle décousures les
blessures qu'il fait.
5. CONVOITEUX. Mot vieil'i et hors d'usage.
6. CEPENDANT, en attendant.
7. L'ON L'AIT. Sur ce redJublement de la consonne l, voy. p. 34, note 9.
234 LIVRE VIII. FABLE XXVII.
En disant ces mots , il se jette
Sur l'arc, qui se détend , et fait de la sagette'
Un nouveau mort : mon loup a les boyaux percés.
Je reviens à mon texte . Il faut que l'on jouisse ;
Témoin ces deux gloutons punis d'un sort commun ;
La convoitise perdit l'un ;
L'autre périt par l'avarice.
1. SAGETTE, flèche (en latin, sagitta). Terme vieillt :
Si que de nuit ne craindrà point
Chose qui épouvante,
Ni dard, ni sagette qui point
De jour en l'air volante (MAROT, Trad du Psaume xc, v. 5.)
2. TEXTE. Voy. p. 20, note ỏ.
LIVRE IX

I. · Le Dépositaire infidèle¹.
Grâce aux Filles de mémoire *,
J'ai chanté des animaux ;
Peut-être d'autres héros
M'auroient acquis moins de gloire.
Le loup, en langue des dieux ³ ,
Parle au chien dans mes ouvrages :
Les bêtes, à qui mieux mieux,
Y font divers personnages ,
Les uns fous, les autres sages ;
De telle sorte pourtant
Que les fous vont l'emportant :
La mesure en est plus pleine.
Je mets aussi sur la scène
Des trompeurs , des scélérats,
Des tyrans et des ingrats ,
Mainte imprudente pécore,
Force sots , force flatteurs ;
Je pourrois y joindre encore
Des légions de menteurs :
Tout homme ment, dit le sage " .
S'il n'y mettoit seulement
Que les gens du bas étage ,
On pourroit aucunement
Souffrir ce défaut aux hommes !
Mais que tous , tant que nous sommes,
Nous mentions , grand et petit,
Si quelque autre l'avoit dit,
Je soutiendrois le contraire .
Et même qui mentiroit
1. Livre des lumières, ou la Conduite des rois ( 1644) , p. 137 à 140.
Contes indiens et Fables indiennes de Bidpaï et de Lokman, t. 11, p. 186.
Les deux Marchands.
2. FILLES DE MÉMOIRE. Les Muses sont ainsi nommées, premièrement
parce qu'elles sont filles de Jupiter et de Mnemosyne ( µvrpooúvn en grec,
mémoire), et de plus parce qu'elles immortalisent ceux qu'elles célèbrent.
3. LANGUE DES DIEUX, les vers.
4. LE SAGE, allusion au texte du verset 2 du Psaume cxv : Omnis homo
mendar.
5. AUCUNEMENT, en quelque façon. C'est le sens premier et étymolo-
gique de ce mot, ainsi que d'aucun, qui vient du latin`aliquis ( quelqu'un).
Il n'est plus usité ainsi.
236 LIVRE IX. FABLE I.
Comme Ésope et comme Homère,
Un vrai menteur ne seroit :
Le doux charme de maint songe
Par leur bel art inventé,
Sous les habits du mensonge
Nous offre la vérité.
L'un et l'autre a fait un livre
Que je tiens digne de vivre
Sans fin , et plus , s'il se peut.
Comme eux ne ment pas qui veut.
Mais mentir comme sut faire
Un certain dépositaire ,
Payé par son propre mot,
Est d'un méchant et d'un sot.
Voici le fait :

Ur. trafiquant de Perse,


Chez son voisin, s'en allant¹ en commerce,
Mit en dépôt un cent de fer un jour.
Mon fer ? dit-il , quand il fut de retour.
Votre fer ! il n'est plus : j'ai regret de vous dire
Qu'un rat l'a mangé tout entier.
J'en ai grondé mes gens : mais qu'y faire ? un grenier
A toujours quelque trou. Le trafiquant admire
Un tel prodige, et feint de le croire pourtant.
Au bout de quelques jours il détourne l'enfant
Du perfide voisin ; puis à souper convie
Le père, qui s'excuse, et lui dit en pleurant :
Dispensez-moi , je vous supplie ;
Tous plaisirs pour moi sont perdus.
J'aimois un fils plus que ma vie,
Je n'ai que lui ; que dis-je ? hélas ! je ne l'ai plus !
On me l'a dérobé : plaignez mon infortune.
Le marchand repartit : Hier au soir, sur la brune,
Un chat-huant s'en vint votre fils enlever ;
Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter.
Le père dit : Comment voulez-vous que je croie
Qu'un hibou pût jamais emporter cette proie?
Mon fils en un besoin eût pris le chat-huant.
1. S'EN ALLANT, etc. Transposition d'incidente qui est du style familier.
et du langage de la conversation.
2. HIER. Les poetes faisaient alors ce mot d'une ou de deux syllabes :
Hier, j'étais chez des gens de vertu singulière. (MOL., T., III, 5.)
LIVRE IX. FABLE I. 237

Je ne vous dirai point , reprit l'autre, comment :


Mais enfin je l'ai vu, vu ' de mes yeux, vous dis-je ,
Et ne vois rien qui vous oblige
D'en douter un moment après ce que je dis.
Faut-il que vous trouviez étrange
Que les chats-huants d'un pays
Où le quintal ' de fer par un seul rat se mange,
Enlèvent un garçon pesant un demi-cent ?
L'autre vit où tendoit cette feinte aventure :
Il rendit le fer au marchand ,
Qui lui rendit sa géniture³ .
Même dispute avint entre deux voyageurs.
L'un d'eux étoit de ces conteurs
Qui n'ont jamais rien vu qu'avec un microscope ;
Tout est géant chez eux écoutez-les , l'Europe,
Comme l'Afrique 5 , aura des monstres à foison.
Celui-ci se croyoit l'hyperbole permise :
J'ai vu , dit-il , un chou plus grand qu'une maison.
Et moi , dit l'autre, un pot aussi grand qu'une église.
Le premier se moquant , l'autre reprit : Tout doux ;
On le fit pour cuire vos choux.
L'homme au pot fut plaisant ; l'homme au fer fut habile.
Quand l'absurde est outré, l'on lui fait trop d'honneur
De vouloir par raison combattre son erreur :
Enchérir est plus court, sans s'échauffer la bile.
1. VU DE MES YEUX :
Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
C qui s'appelle vu. (MOLIÈRE, T., v, 3. 1867.)
1. LE QUINTAL, poia de cent livres.
A. GENITURE, son fils ( prolem). Terme vieilli et du style burlesque.
4AVINT. Voy. p. 43, n. 6, et p. 127, n. 7.
5. L'AFRIQUE. L'Afrique, chez les anciens, était regardée comme le pays
le plus fertile en monstres :
Quale portentum.....
Nec Juba tellus generat, leonwn.
Arida nutrix. (HOR., Odes, I, xx11 (xix .)
6. L'ON LUI. Voy. p. 34, note 9.
7. ENCHÉRIR, surpasser, mettre au-dessus, aller plus lcin. deb « Nérog a
bien rnchéri sur la cruauté de Tibère. (TRÉVOUX.)
238 LIVRE IX. FABLE II.
II. Les deux Pigeons¹.
Deux pigeons s'aimoient d'amour tendre ' :
L'un d'eux, s'ennuyant au logis ,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
L'autre lui dit : Qu'allez -vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frère ?
L'absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous , cruel ! Au moins que les travaux
Les dangers , les soins du voyage,
Changent un peu votre courage ' .
Encor, si la saison s'avançoit davantage !
Attendez les zéphyrs 7 : qui vous presse ? un corbeau
Tout à l'heure annonçoit malheur à quelque oiseau³.
Je ne songerai plus que rencontre funeste ,
Que faucons, que réseaux. Hélas ! dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut,
Bon soupé, bon gîte, et le reste ?
Ce discours ébranla le cœur
De notre imprudent voyageur :
Mais le désir de voir et l'humeur inquiète
L'emportèrent enfin . Il dit : Ne pleurez point ;
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite :
Je reviendrai dans peu conter de point en point
1. Livre des lumières, ou la Conduite des rois ( 1644) , p. 19-27. Le
Pigeon voyageur. Contes indiens et Fables indiennes de Bidpai et de
Lokman, t. 1, p. 77. Les deux Pigeons.
2. D'AMOUR TENDRE. L'ellipse de un, une, est un latinisme qui donne
beaucoup de vivacité à la phrase. On en trouve de fréquents exemples dans
nos anciens auteurs :
O ciell c'est miniature,
Et voilà d'un bel homme une vive peinture. (MOLIÈRE, Sq., 6.)
Tu vois si c'est mensonge, et j'en suis fort ravie. (ID., ibid. , 22.)
3. TRAVAUX, les fatigues, les souffrances. C'est le sens du latin labores :
Croyez-vous que ces cœurs, tremblants de leur défaite...
Cherchent avidement sous un ciel étranger
La mort et le travail pire que le danger. ( RACINE, Mith., III, 1.)
4. LES SOINS , les soucis. Voy. p. 226, note 3.
5. COURAGE, votre esprit, votre dessein (animum, mentem). Sens très-
fréquent de ce mot au XVIIe siècle, notamment dans Bossuet.
Vous dirai-je les noms de ces grands personnages
Dontj'ai dépeint les morts pour aigrir les courages.
(CORNEILLE, Cinna, 1, 3.)
6. SAISON. Quelquefois le mot saison tout seul signifie le temps favo-
rable pour une chose.
7. ZEPHYRS. Réminiscence de Virgile, où Didon dit à Énée :
Quin etiam hiberno moliris sidere classem
Et mediis properas aquilonibus ire per altum. (En., iv, 309.)
8. OISEAU. Présage dont parle Virgile dans l'Eglogue ix, 15 :
Ante sinistra cava monuisset ab ilice cornix.
LIVRE IX. - FABLE 11 . 239
Mes aventures à mon frère ;
Je le désennuierai . Quiconque ne voit guère
N'a guère à dire aussi¹ . Mon voyage dépeint
Vous sera d'un plaisir extrême.
Je dirai : J'étois là ; telle chose m'avint * :
Vous y croirez être vous-même .
A ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.
Le voyageur s'éloigne : et voilà qu'un nuage
L'oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
L'air devenu serein, il part tout morfondu ,
Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie ;
Dans un champ à l'écart voit du blé répandu ,
Voit un pigeon auprès cela lui donne envie ;
Il y vole, il est pris : ce blé couvroit d'un las
Les menteurs et traîtres appas³ .
Le las étoit usé ; si bien que, de son aile ,
De ses pieds , de son bec, l'oiseau le rompt enfin :
Quelque plume y périt ; et le pis du destin
Fut qu'un certain vautour, à la serre cruelle,
Vit notre malheureux , qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du las qui l'avoit attrapé ,
Sembloit un forçat échappé.
6
Le vautour s'en alloit le lier ' , quand des nues
J
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
1. Aussi. Dans une phrase négative, aussi s'employait autrefois où la
grammaire demande non plus :
Je n'irai pas.
- Je n'irai pas aussi. (MOLIÈRE, E. des F., 1, 1.)
Je ne suis pas aussi pour ces gens turbulents. ( ID. , ibid. , Iv, 8.)
Le petit homme était si troublé d'en avoir tant dit, qu'il répondit :
Je
- ne sçay. Ni moi aussi, répondit la Rancune. (SCARRON, R. C. , 1,11 .)
L'étymologie d'aussi est etiam, dont on a fait essi, ossi, aussi.
2. M'AVINT. Voy. p. 43, note 6.
3. MORFONDU . C'est le sens premier de ce mot : saisi et pénétré de froid.
4. LAS. Ancienne orthographe du mot lacs et conforme à la prononcia-
tion de ce mot. Un lacet (laqueus).
5. APPAS. On écrivait ainsi ce mot. La 1" édition du Dictionnaire de
l'Académie ( 1694) ne lui donne pas d'autre orthographe. Il faudrait aujour-
d'hui appâts.
Quelquefois aux appas d'un hameçon perfide. ( BOILEAU, Ep. vi, 29. )
6. S'en alloit, pour alloit. Forme ancienne dans la langue :
Mais son valet m'a dit qu'il s'en alloit descendre. ( MOL., T., III, 1.)
- Oui, notaire royal. De plus, homme d'honneur.
- Cela s'en va sans dire. (MOLIÈRE, E. M., III, 5.)
7. LE LIER. Terme de fauconnerie. Lier se dit quand l'oiseau de proie,
vautour ou faucon, enlève en l'air sa proie dans ses serres, ou lorsque
l'ayant assommée, il la lie de ses serres et la tient à terre.
12 .
240 LIVRE IX. FABLE II.
Le pigeon profita du conflit des voleurs ,
S'envola, s'abattit auprès d'une masure,
Crut pour ce coup que ses malheurs
Finiroient par cette aventure ;
Mais un fripon d'enfant (cet âge est sans pitié)
Prit sa fronde, et du coup tua plus d'à moitié
La volatile 1 malheureuse,
Qui , maudissant sa curiosité,
Traînant l'aile, et tirant le pied,
Demi-morte, et demi-boiteuse,
Droit au logis s'en retourna.
Que bien, que mal² , elle arriva
Sans autre aventure fâcheuse.
Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines .
Amants, heureux amants , voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines .
Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau ,
Toujours divers , toujours nouveau ;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
J'ai quelquefois aimé : je n'aurois pas alors ,
Contre le Louvre et ses trésors ,
Contre le firmament et sa voûte céleste
Changé les bois , changé les lieux
Honorés par les pas , éclairés par les yeux
De l'aimable et jeune bergère
Pour qui, sous le fils de Cythère " ,
Je servis, engagé par mes premiers serments .
Hélas ! quand reviendront de semblables moments !
6
Faut-il que tant d'objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète !
Ah ! si mon cœur osoit encor se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête ?
Ai-je passé le temps d'aimer?
1. VOLATILE. Ce mot, comme substantif, est ordinairement masculin. Il
est aussi adjectif.
2. QUE BIEN, QUE MAL. Locution elliptique et du discours familier.
3. REJOINTS. Expression latine, rursus juncti. On dit plus ordinairement
réunis. Cependant rejoints, qui est ici plus expressif, est exact et français :
Apprenez que des cœurs séparés à regret
Trouvent de se rejoindre aisément le secret. (CORNEILLE.)
4. BERGERE. Métaphore usitée dans le langage du temps.
5. CYTHERE était une ile au sud de la Laconie, célèbre par le temple de
Vénus. Elle a donné son nom à cette déesse.
6. OBJETS. Ce mot, même employé seul, signifie par abréviation, une
personne aimée.

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LIVRE IX. FABLE III. 241
III. - Le Singe et le Léopard¹.

Le singe avec le léopard


Gagnoient de l'argent à la foire.
Ils affichoient chacun à part.
L'un d'eux disoit : Messieurs , mon mérite et ma gloire
Sont connus en bon lieu . Le roi m'a voulu voir ;
Et si je meurs, il veut avoir
Un manchon de ma peau : tant elle est bigarrée,
Pleine de taches , marquetée,
Et vergetée , et mouchetée !
La bigarrure plaît : partant chacun le vit.
Mais ce fut bientôt fait ; bientôt chacun sortit.
3
Le singe de sa part disoit : Venez, de grâce ;
Venez, messieurs je fais cent tours de passe-passe.
Cette diversité dont on vous parle tant,
Mon voisin léopard l'a sur soi seulement :
Moi, je l'ai dans l'esprit. Votre serviteur Gille,
Cousin et gendre de Bertrand ,
Singe du pape en son vivant ,
Tout fraîchement en cette ville
Arrive en trois bateaux exprès pour vous parler,
Car il parle, on l'entend : il sait danser , baller ,
Faire des tours de toute sorte,
Passer en des cerceaux ; et le tout pour six blancs " ;
Non, messieurs , pour un sou; si vous n'êtes contents ,
Nous rendrons à chacun son argent à la porte.
Le singe avoit raison . Ce n'est pas sur l'habit
Que la diversité me plaît ; c'est dans l'esprit :
L'une fournit toujours des choses agréables ;
1. Esope, F. 13 , Vulpes et Pardus ; 162, Vulpes et Pardalis.
2. VERGETÉE. On appelle peau vergetée celle où paraissent de petites
raies de différentes couleurs, et plus ordinairement rouges. (Académie.)
3. De sa part, de son côté. Voy. p. 23, note 10.
4. EN TROIS BATEAUX. Manière de parler proverbiale pour exprimer l'im-
portance et la pompe d'une arrivée. On dit aussi de quelqu'un dont on
vante trop la personne : Il n'en vient que deux en trois bateaux.
5. BALLER, vieux mot qui signifie danser, se divertir. Pour être
un vrai galant (homme du monde) , il faut toujours babiller, danser et
baller. (SARRAZIN.)
6. BLANCS. C'était une monnaie de billon qui datait du règne de Philippe
de Valois. Il y avait des blancs de dix deniers, d'autres de cinq . Le sou valait
douze deniers. Six blancs de cinq deniers faisaient donc deux sous et demi.
Un usurier à la tête pelée
D'un petit blanc acheta un cordean
Pour s'étrangler. (MAROT.)
242 LIVRE IX. TABLE IV .
L'autre, en moins d'un moment , lasse les regardants .
Oh ! que de grands seigneurs , au léopard semblables ,
N'ont que l'habit pour tous talents !

IV. - Le Gland et la Citrouille 1.


Dieu fait bien ce qu'il fait. Sans en chercher la preuve
En tout cet univers , et l'aller parcourant,
Dans les citrouilles je la treuve ' .
Un villageois , considérant
Combien ce fruit est gros et sa tige menue :
A quoi songeoit , dit-il , l'auteur de tout cela?
Il a bien mal placé cette citrouille-là !
Eh parbleu ! je l'aurois pendue
A l'un des chènes que voilà ;
C'eût été justement l'affaire :
Tel fruit, tel arbre , pour bien faire .
C'est dommage, Garo³ , que tu n'es point entré
Au conseil de celui que prêche ton curé ;
Tout en eût été mieux : car pourquoi , par exemple,
Le gland , qui n'est pas gros comme mon petit doigt,
Ne pend-il pas en cet endroit ?
Dieu s'est mépris : plus je contemple
Ces fruits ainsi placés , plus il semble à Garo
Que l'on a fait un quiproquo .
Cette réflexion embarrassant notre homme :
On ne dort point , dit-il , quand on a tant d'esprit ;
Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un gland tombe : le nez du dormeur en påtit.
Il s'éveille ; et , portant la main sur son visage,
Il trouve encor le gland pris au poil du menton.
1. Tabarin, Euvres et Fantaisies, etc. , fol . 8, recto.
2. TREUVE, pour trouve. Archaïsme qui se rencontre aussi dans Molière :
Mais, encore une fois, la joie où je vous treuve
M'expose à la rigueur d'une trop rude épreuve. (D. G. , v, o .)
Ne ferme point mon âme aux défauts qu'on lui treuve. (Mis. , 1, 1.)
Il était de règle, dans l'origine de la langue, que tout verbe ayant à l'in-
finitif la diphthongue ou, la changeât en eu à l'indicatif. Mouvoir, mou-
rir, pouvoir, couvrir, secourir, faisaient (et quelquefois font encore) je
meus, je meurs, je peux, je cueuvre, je sequeurs, etc. (M. GÉNIN .)
3. GARO. Ce nom de paysan se trouve dans le Pédant joué de Cyrano de
Bergerac ( 1620-1655) .
4. QUE TU N'ES POINT. Aujourd'hui on dirait que tu ne sois pas entré.
La règle n'était pas encore observée rigoureusement . Vous tournez les
choses d'une manière qu'il semble que vous avez raison.. (MOLIÈRE,
D. J., 1. 2.)
LIVRE IX . - FABLE V. 243
Son nez meurtri le force à changer de langage.
Oh ! oh ! dit-il , je saigne ! et que seroit-ce donc
S'il fût tombé de l'arbre une masse plus lourde,
Et que ce gland eût élé gourde?
Dieu ne l'a pas voulu : sans doute il eut raison ;
J'en vois bien à présent la cause.
En louant Dieu de toute chose,
Garo retourne à la maison.

- L'Écolier, le Pédant et le Maître d'un jardin¹ .


V. —
Certain enfant qui sentoit son collége ,
Doublement sot et doublement fripon
Par le jeune âge, et par le privilége
Qu'ont les pédants de gâter la raison ,
Chez un voisin déroboit , ce dit-on ,
Et fleurs et fruits. Ce voisin , en automne,
Des plus beaux dons que nous offre Pomone 2
Avoit la fleur, les autres le rebut,
Chaque saison apportoit son tribut ;
Car au printemps il jouissoit encore
Des plus beaux dons que nous présente Flore .
Un jour dans son jardin il vit notre écolier,
Qui, grimpant sans égard sur un arbre fruitier ,
Gâtoit jusqu'aux boutons , douce et frêle espérance,
Avant-coureurs des biens que promet l'abondance :
Même il ébranchoit l'arbre ; et fit tant à la fin
Que le possesseur du jardin
Envoya faire plainte au maître de la classe.
Celui-ci vint suivi d'un cortége d'enfants :
Voilà le verger plein de gens
Pires que le premier. Le pédant, de sa grâce ,
Accrut le mal en amenant
Cette jeunesse mal instruite ;
Le tout, à ce qu'il dit, pour faire un châtiment
Qui pût servir d'exemple , et dont toute sa suite
Se souvint à jamais comme d'une leçon.
Là-dessus il cita Virgile et Cicéron ,
1. Voy. 1. v, F. 4, Le Jardinier et son Seigneur.
2. POMONE. Voy. I. vii , F. 10, p. 205, note 2,
3. DE SA GRACE, de son propre mouvement, sans en être priè , et sans
nécessité :
De sa grâce, il graissa mes chausses pour mes bottes.
(REGNIER, Sat. x, 359.)
244 LIVRE IX. FABLE VI.
Avec force traits de science .
Son discours dura tant que la maudite engeance¹
Eut le temps de gâter en cent lieux le jardin.
Je hais les pièces d'éloquence
Hors de leur place, et qui n'ont point de fin ;
Et je ne sais bête au monde pire
Que l'écolier, si ce n'est le pédant.
Le meilleur de ces deux pour voisin, à vrai dire,
Ne me plairoit aucunement.

VI. — Le Statuaire et la Statue de Jupiter.


Un bloc de marbre étoit si beau
Qu'un statuaire en fit l'emplette.
Qu'en fera, dit-il , mon ciseau ?
Sera-t-il dieu, table, ou cuvette " ?
Il sera dieu même je veux
Qu'il ait en sa main un tonnerre.
Tremblez, humains ! faites des vœux :
Voilà le maître de la terre .
L'artisan exprima si bien
Le caractère de l'idole ,
Qu'on trouva qu'il ne manquoit rien
A Jupiter que la parole.
Même l'on dit que l'ouvrier
Eut à peine achevé l'image ,
Qu'on le vit frémir le premier ,
Et redouter son propre ouvrage.
A la foiblesse du sculpteur
Le poëte autrefois n'en dut guère 5 ,
1. ENGEANCE. Voy. p. 26, note 3.
2. Imité d'Horace :
Olim truncus eram ficulnus, inutile lignum ;
Quum faber incertus scamnum faceretne Priapum,
Maluit esse deum.
3. L'ARTISAN. Sur ce mot, voy. p. 27, note(Sat.,
2. I, vi , 1.)
4. MÊME . Ce mot est placé en tête de la phrase, comme dans ce vers
de Racine :
Même elle avait encor cet éclat emprunté. (Ath., 11, 5.)
5. N'EN DUT GUÈRE. N'en devoir guère à quelqu'un ou à quelque chose,
'est n'être pas en reste avec lui ou avec elle ; c'est être sur le pied
'égalité et se trouver dans les mêmes dispositíons ou le même état.
"
LIVRE IX. FABLE VII. 245
Des dieux dont il fut l'inventeur
Craignant la haine et la colère.
Il étoit enfant en ceci ;
Les enfants n'ont l'âme occupée
Que du continuel souci
Qu'on ne fâche point leur poupée .
Le cœur suit aisément l'esprit :
De cette source est descendue
L'erreur païenne , qui se vit
Chez tant de peuples répandue.
Ils embrassoient violemment
Les intérêts de leur chimère :
Pygmalion ' devint amant
De la Vénus dont il fut père.
Chacun tourne en réalités ,
Autant qu'il peut, ses propres songes :
L'homme est de glace aux vérités ;
Il est de feu pour les mensonges .

VII. - La Souris métamorphosée en fille³.


Une souris tomba du bec d'un chat-huant :
Je ne l'eusse pas ramassée ;
Mais un bramin le fit : je le crois aisément ;
Chaque pays a sa pensée.
La souris étoit fort froissée .
De cette sorte de prochain
Nous nous soucions peu ; mais le peuple bramin
Le traite en frère. Ils ont en tête
Que notre âme , au sortir d'un roi ,
Entre dans un ciron , ou dans telle autre bête
1. PYGMALION . C'était un sculpteur de l'ile de Chypre qui s'éprit pour la
statue de Vénus (d'autres disent de Galatée) qui était son propre ouvrage.
2. Aux, pour les. C'est un latinisme, très-fréquent dans nos auteurs
classiques. Les Contes
3. Livre des lumières, ou la Conduite des rois, p . 279.
indiens et Fables indiennes de Bidpai et de Lokman, t. 11, p. 325. — Voy.
aussi plus haut la F. 18 du 1. 1 .
4. UN BRAMIN. C'est un prêtre et docteur de la loi de Brahma. Lesbra-
mins, ou brahmanes, forment la première caste chez les Indous. Ils vivent
en ascètes et ne s'occupent que de l'étude des livres saints, ou Védas. Les
Grecs les appellent gymnosophistes . Pythagore ieur emprunta le système
de la métempsycose. Pythagore est né en 570.
246 LIVRE IX . — FABLE VII.
Qu'il plaît au Sort : c'est là l'un des points de leur loi
Pythagore chez eux a puisé ce mystère.
Sur un tel fondement, le bramin crut bien faire
De prier¹ un sorcier qu'il logeât la souris
Dans un corps qu'elle eût eu pour hôte au temps jadis.
Le sorcier en fit une fille
De l'âge de quinze ans , et telle et si gentille,
Que le fils de Priam pour elle auroit tenté
Plus encor qu'il ne fit pour la grecque beauté * .
Le bramin fut surpris de chose si nouvelle :
Il dit à cet objet si doux :
Vous n'avez qu'à choisir ; car chacun est jaloux
De l'honneur d'être votre époux.
En ce cas je donne, dit-elle,
Ma voix au plus puissant de tous.
Soleil , s'écria lors le bramin à genoux,
C'est toi qui seras notre gendre.
Non, dit-il , ce nuage épais
Est plus puissant que moi , puisqu'il cache mes traits ;.
Je vous conseille de le prendre.
Hé bien ! dit le bramin au nuage volant,
Es-tu né pour ma fille? - Hélas ! non ; car le vent
Me chasse à son plaisir de contrée en contrée :
Je n'entreprendrai point sur les droits de Borée.
Le bramin fâché s'écria :
O vent donc , puisque vent y a ' ,
Viens dans les bras de notre belle !
Il accouroit ; un mont en chemin l'arrêta.
L'éteuf passant à celui-là ,
Il le renvoie , et dit : J'aurois une querelle
Avec le rat ; et l'offenser
Ce seroit être fou , lui qui peut me percer.
1. PRIER QUE. Tournure très-rare. -Quelques voyageurs le prièrent
aunom de Jupiter hospitalier qu'il leur enseignât le chemin.» ( Vie d'Esope
par la Fontaine.)
2. HOTE. Expression philosophique. Hòte signifiant celui qui reçoit et
celui qui est reçu , on dit également : L'âme est l'hôte du corps, c'est-à-dire
habite dans le corps, corporis hospes animus (SÉNÈQUE), ou bien :
l'âme a le corps pour hote, est logée par le corps, ce qui revient au même.
3. LE FILS DE PRIAM, Paris, qui enieva Hélène, fille de Tyndare et reine
de Sparte.
4. LA GRECQUE BEAUTÉ. Inversion imitée des langues anciennes . On la
rencontre assez souvent au XVIIe siècle, surtout dans le style familier.
5. Y A. Dans cette locution familière, il est supprimé. - . Et quels
avantages, madame, puisque madame y a? (MOLIÈRE, G. D. , I, 4.)
6. ETEUF, balle dont on se sert au jeu de paume. Métaphore tirée de
ce jeu, où la balle passe de mains en mains.
LIVRE IX. FABLE VII. 247
Au mot de rat, la damoiselle¹
Ouvrit l'oreille : il fut l'époux.
Un rat! un rat : c'est de ces coups
Qu'Amour fait ; témoin telle et telle.
Mais ceci soit dit entre nous.
On tient toujours du lieu dont on vient. Cette fable
Prouve assez bien ce point ; mais , à la voir de près,
Quelque peu de sophisme entre parmi ses traits :
Car quel époux n'est point au Soleil préférable
En s'y prenant ainsi ? Dirai-je qu'un géant
Est moins fort qu'une puce ? Elle le mord pourtant.
Le rat devoit aussi renvoyer, pour bien faire,
La belle au chat , le chat au chien,
Le chien au loup. Par le moyen
De cet argument circulaire ,
Pilpay jusqu'au Soleil eût enfin remonté ;
Le Soleil eût joui de la jeune beauté.
Revenons, s'il se peut, à la métempsycose :
Le sorcier du bramin fit sans doute une chose
Qui, loin de la prouver, fait voir sa fausseté .
Je prends droit là-dessus contre le bramin même ;
Car il faut, selon son système ,
Que l'homme, la souris , le ver , enfin chacun
Aille puiser son âme en un trésor commun :
Toutes sont donc de même trempe ;
Mais, agissant diversement
Selon l'organe seulement ,
L'une s'élève , et l'autre rampe.
D'où vient donc que ce corps si bien organisé
Ne put obliger son hôtesse
De s'unir au Soleil ? Un rat eut sa tendresse.
Tout débattu , tout bien pesé,
Les âmes des souris et les âmes des belles
Sont très-différentes entre elles ;
Il en faut revenir toujours à son destin,
C'est-à-dire à la loi par le ciel établie :
1. DAMOISELLE, jeune fille noble. C'est le féminin de damoiseau, qut
signifie jeune gentilhomme. (Domicellus, petit maître.)
2. TRAITS, détails, exemples cités ; de même qu'on dit : un trait d'histoire.
3. PILPAY, fabuliste indien à qui la Fontaine emprunte cet apologue.
(Voy. les Etudes préliminaires. )
4. L'ORGANE, le corps qui leur sert d'organe ou d'instrument. (En grec,
Spravov, instrument. )
248 LIVRE IX. FABLE VIII.
Parlez au diable, employez la magie¹ ,
Vous ne détournerez nul être de sa fin .

VIII . Le Fou qui vend la sagesse 2.


Jamais auprès des fous ne te mets à portée :
Je ne te puis donner un plus sage conseil.
Il n'est enseignement pareil
A celui-là de fuir une tête éventée .
On en voit souvent dans les cours :
Le prince y prend plaisir ; car ils donnent toujours
Quelque trait aux fripons, aux sots , aux ridicules .
Un fol alloit criant par tous les carrefours
Qu'il vendoit la sagesse , et les mortels crédules
De courir à 1 achat ; chacun fut diligent.
On essuyoit force grimaces ;
Puis on avoit pour son argent,
Avec un bon soufflet, un fil long de deux brasses.
La plupart s'en fâchoient ; mais que leur servort-il ?
C'étoient les plus moqués : le mieux étoit de rire,
Ou de s'en aller sans rien dire
Avec son soufflet et son fil .
De chercher du sens à la chose,
On se fût fait siffler ainsi qu'un ignorant.
La raison est-elle garant
De ce que fait un fou ? le hasard est la cause
De tout ce qui se passe en un cerveau blessé.
Du fil et du soufflet pourtant embarrassé ,
5
Un des dupes un jour alla trouver un sage,
Qui , sans hésiter davantage,
Lui dit : Ce sont ici hiéroglyphes 6 tout purs.
1. MAGIE. On distinguait la magie blanche et la magie noire. La prè
mière, c'est ce que nous appelons chimie ; la seconde comprend les sor-
tiléges, les évocations diaboliques, etc.
2. Abstemius, 184. De Insano sapientiam vendente.
3. TRAIT, épigramme, raillerie :
Te tairas- tu, serpent, dont les traits effrontés... (MOL., T. , II, 2.)
La Fontaine fait ici allusion à cette coutume des princes d'avoir un fou
auprès d'eux pour les divertir. Celui de Louis XIV s'appelait l'Angely.
Boileau en parle dans la satire et dans la satire vIII.
4. DE CHERCHER, quant à chercher...
5. UN DES DUPES . Dupes est féminin et l'était aussi au XVII siècle.
La Fontaine veut dire un d'entre ceux qui avaient été dupes. C'est une
ipse .
6. HIEROGLYPHES. Ce mot signifie symboles mystérieux, caractères
énigmatiques. Il vient de deux mots grecs dont l'un signifie caractères et
l'autre sacrés. C'était l'écriture des prêtres égyptiens. Les travaux de
Champollion jeune ( 1820-1830) permettent aujourd'hui de la déchiffrer.
LIVRE IX. - FABLE IX. 249
Les gens bien conseillés , et qui voudront bien faire ,
Entre eux et les gens fous mettront, pour l'ordinaire ,
La longueur de ce fil ; sinon , je les tiens¹ sûrs
De quelque semblable caresse.
Vous n'êtes point trompé : ce fou vend la sagesse.

IX. -- L'Huitre et les Plaideurs ?.

Un jour deux pèlerins sur le sable rencontrent


Une huître, que le flot y venoit d'apporter :
Ils l'avalent des yeux , du doigt ils se la montrent ;
A l'égard de la dent il fallut contester.
L'un se baissoit déjà pour amasser la proie ;
L'autre le pousse, et dit : Il est bon de savoir
Qui de nous en aura la joie.
Celui qui le premier a pu l'apercevoir
En sera le gobeur ; l'autre le verra faire.
Si par là l'on juge l'affaire,
Reprit son compagnon , j'ai l'œil bon, Dieu merci.
Je ne l'ai pas mauvais aussi ,
Dit l'autre ; et je l'ai vue avant vous , sur ma vie .
Hé bien ! vous l'avez vue ; et moi je l'ai sentie.
Pendant tout ce bel incident,
Perrin Dandin ' arrive : ils le prennent pour juge.
Perrin, fort gravement, ouvre l'huître , et la gruge ' ,
Nos deux messieurs le regardant.
Ce repas fait, il dit d'un ton de président :
Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille
Sans dépens : et qu'en paix chacun chez soi s'en aille.

Mettez ce qu'il en coûte à plaider aujourd'hui ,


Comptez ce qu'il en reste à beaucoup de familles :
1. TIENS, je les tiens pour sûrs, je tiens qu'ils sont sûrs. Voy. p. 114, n. 6.
2. Voy. Boileau, Ep. 11, vers 41. — Le commentateur de Boileau dit
que cet apologue se trouve dans une comédie italienne. Un fabliau publié
par Barbazan et intitulé : De deux dames qui ont trouvé un annel (anneau),
à beaucoup de rapport avec cet apologue. (Walckenaer.)
3. AMASSER Ce verbe s'employait autrefois au lieu de ramasser.— « On
dit à la cour : amassez mes gants, mon chapeau, et non ramassez. ▾
(MÉNAGE.)
4. GOBEUR. Terme bas et populaire.
5. PERRIN-DANDIN. Rabelais donne ce nom à un homme de justice (Pan-
agruel, 11, 39) . Racine nomme ainsi son juge dans les Plaideurs (1668).
6. GRUGE. Terme populaire :
Tant que j'aurai de quoi gruger,
Je veux dormir, boire et manger. (Anc. chans. cit. p. Trévoux.)
250 LIVRE IX. - FABLE X.
Vous verrez que Perrin tire l'argent à lui,
Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles ' .

Σ. Le Loup et le Chien maigre¹.


Autrefois Carpillon fretin
Eut beau prêcher, il eut beau dire,
On le mit dans la poêle à frire .
Je fis voir que lâcher ce qu'on a dans la main,
Sous espoir de grosse aventure * ,
Est imprudence toute pure.
Le pêcheur eut raison ; Carpillon n'eut pas tort :
Chacun dit ce qu'il peut pour défendre sa vie.
Maintenant il faut que j'appuie
Ce que j'avançai lors , de quelque trait encor.
Certain loup , aussi sot que le pêcheur fut sage,
Trouvant un chien hors du village,
S'en alloit l'emporter. Le chien représenta
Sa maigreur : Jà ne plaise à votre seigneurie
De me prendre en cet état là ;
Attendez : mon maître marie
Sa fille unique, et vous jugez
Qu'étant de noce, il faut, malgré moi , que j'engraisse.
Le loup le croit, le loup le laisse.
Le loup, quelques jours écoulés ,
Revient voir si son chien n'est pas meilleur à prendre ;
Mais le drôle étoit au logis.
Il dit au loup par un treillis :
Ami , je vais sortir ; et , si tu veux attendre,
Le portier du logis et moi
1. LE SAC ET LES QUILLES, ne leur laisse rien. Au propre, cela signifie:
Perrin tire à lui l'argent, c'est-à-dire l'enjeu, le gain, et ne laisse aux plai-
deurs que les quilles qui ont servi à jouer et le sac où on les enferme.
Par une métaphore semblable, on dit de quelqu'un qui est parti précipitam-
ment pour cause d'exclusion : Il a pris sonsac et ses quilles. > (TRévoux.)
2. Esope, F. 16 et 86.
3. FRIRE. Voy. 1. v, F. 3, Le petit Poisson et le Pêcheur.
4. GROSSE AVENTURE. On disait : mettre de l'argent à la grosse aven-
ture, pour dire : le mettre à profit sur le négoce de mer, au risque de le
perdre si le vaisseau est pris ou fait naufrage. - Le bureau des assurances
répond de la grosse aventure. (TRÉVOUX.)
3. LORS, pour alors. Ces deux mots primitivement se sont employés l'un
pour l'autre . Ils ont la même origine : illa hora ; en italien, allora.
6. Ja, vieux mot du langage populaire, venant du latin jam, déjà. Il
s'employait surtout dans les phrases négatives :
Quand tel ribaud serait pendu,
Ce ne serait ja grand dommage. (Voy. Trévoux.)
LIVRE IX. FABLE XI. 251
Nous serons tout à l'heure à toi.
Ce portier du logis étoit un chien énorme,
Expédiant les loups en forme¹ .
Celui-ci s'en douta. Serviteur au portier,
Dit-il ; et de courir. Il étoit fort agile ;
Mais il n'étoit pas fort habile :
Ce loup ne savoit pas encor bien son métier. !

XI. Rien de trop³.


Je ne vois point de créature
Se comporter modérément.
Il est certain tempérament
Que le maître de la nature
Veut que l'on garde en tout . Le fait-on ? nullement :
Soit en bien, soit en mal , cela n'arrive guère.
Le blá, riche présent de la blonde Cérès * ,
Trop touffu bien souvent épuise les guérets ' :
En superfluités s'épandant " d'ordinaire ,
Et poussant trop abondamment,
Il ôte à son fruit l'aliment.
8
L'arbre n'en fait pas moins : tant le luxe sait plaire !
Pour corriger le blé, Dieu permit aux moutons
De retrancher l'excès des prodigues moissons :
1. EN FORME, en bonne forme, selon les règles ; comme on dit : cet arrét
est rendu en forme ; cet argument est en forme. Expédier est pris ici
dans le sens de exécuter, mettre à mort. Ce mot se dit du bourreau.
2. Abstemius, 186. De avibus immoderate segetem depascentibus.
3. TEMPERAMENT, modération. Du latin temperare, modérer, régler :
Vous ne gardez en rien les doux tempéraments. (Mol. , T., v, 1. )
Il a proposédivers tempéraments pour concilier les esprits. » (TRÉVOUX.)
- C'est la pensée d'Horace :
Est modus in rebus. Sunt certi denique fines
Quos ultra citraque nequit consistere rectum. (Sat., I, 1, 106.)
4. LA BLONDE CÉRÈS. Expression latine : flava Ceres.
5. GUÉRETS. Ce mot, employé en poésie comme synonyme de champs,
campagnes (en latin culta, terres cultivées), signifie au propre terre
labourée fraîchement, et non encore ensemencée.
6. SUPERPLUITÉS . Expression imitée de Virgile, qui s'en sert en parlant
des arbres d'une pousse trop vigoureuse.
Ramos compesce fluentes. (Géorg., 11, 370.)
7. S'ÉPANDANT. Ce mot, autrefois très-usité, ne s'emploie guère qu'en
poésie (Cf. note 3, page 221 ). Il dit quelque chose de plus que se répandre.
Le fleuve s'épand dans la plaine. (VAUGELAS. )
J'ai vu, j'ai vu déjà les fières Euménides
Epandre le poison dans vos veines perfides. (BRÉBEUF.)
8. LE LUXE , l'excès , la richesse excessive de la végétation. En latin,
luxuries, luxuriare :
Luxuriem segetum tenera depascit in herba.
(VIRG. Géorg., 1, 112.)
252 LIVRE IX. - FABLE XII.
Tout au travers ils se jetèrent,
Gâtèrent tout, et tout broutèrent ;
Tant que 1 le ciel permit aux loups
D'en croquer quelques-uns : ils les croquèrent tous ;
S'ils ne le firent pas, du moins ils y tâchèrent.
Puis le ciel permit aux humains
De punir ces derniers : les hommes abusèrent
A leur tour des ordres divins.
De tous les animaux, l'homme a le plus de pente
A se porter dedans l'excès .
Il faudroit faire le procès³
Aux petits comme aux grands . Il n'est âme vivante
Qui ne pèche en ceci. Rien de trop est un point
Dont on parle sans cesse, et qu'on n'observe point.

XII. - Le Cierge* .
C'est du séjour des dieux que les abeilles viennent 5 .
Les premières, dit-on, s'en allèrent loger
Au mont Hynette , et se gorger
Des trésors qu'en ce lieu les zéphyrs entretiennent.
Quand on eut des palais de ces filles du ciel
Enlevé l'ambroisie en leurs chambres enclose ",
Ou, pour dire en françois la chose,
Après que les ruches sans miel
N'eurent plus que la cire, on fit mainte bougie ;
Maint cierge aussi fut façonné.
Un d'eux voyant la terre en brique au feu durcie
Vaincre l'effort des ans , il eut la même envie ;
1. TANT QUE, à tel point que (adeo ut).
2. DEDANS était autrefois préposition, et synonyme de dans :
Il est vrai c'est tomber d'un mal dedans un pire.
(MOLIÈRE, l'Et., 1, 2.)
Passant dedans la place, il ne songeait à rien. (Ibid. , v, 14.)
-Ceux qui ont la foi vive dedans le cœur, voient... (PASCAL, Pensées.)
3. FAIRE LE PROCÈS, accuser, blâmer. Expression très-française :
Le Tasse, dira-t-on, l'a fait avec succès.
Jeneveux point ici luifaire son procès. (BOILZAU, Artp., III, 209-19.)
4. Abstemius, 54. De Cera duritiam appetente.
5. VIENNENT. Réminiscence de Virgile :
Esse apibus partem divinæ mentis et haustus
Æthereos. (Géorg., IV, 220.)
6. HYMETTE . « Hymette était une montagne célébrée par les poetes,
située dans l'Attique, et où les Grecs recueillaient d'excellent miel. ( Note
de la Fontaine .)
7. ENCLOSE, enfermée ; du latin inclusa. Terme vieilli.
8. VAINCRE L'EFFORT DES ANS. Expression poétique imitée du latin : vim
annorum vincere. Virgile dit d'un chêne :
Multa virum volvens furando sæcula vincit. (Géorg. , 11, 295.)
LIVRE IX. - FABLE XIII. 253
Et, nouvel Empédocle¹ aux flammes condamné
Par sa propre et pure folie ,
Il se lança dedans. Ce fut mal raisonné .
Ce cierge ne savoit grain de philosophie.
Tout en tout est divers : ôtez-vous de l'esprit
Qu'aucun être ait été composé sur le vôtre.
L'Empélocle de cire au brasier se fondit :
Il n'étoit pas plus fou que l'autre.

XIII. - - Jupiter et le Passager.


Oh ! combien le péril enrichiroit les dieux ,
Si nous nous souvenions des vœux qu'il nous fait faire !
Mais , le péril passé , l'on ne se souvient guère
De ce qu'on a promis aux cieux ;
On compte seulement ce qu'on doit à la terre.
Jupiter, dit l'impie, est un bon créancier ;
Il ne se sert jamais d'huissier .
Eh ! qu'est-ce donc que le tonnerre ?
Comment appelez-vous ces avertissements ?
Un passager pendant l'orage
Avoit voué cent bœufs au vainqueur des Titans .
Il n'en avoit pas un vouer cent éléphants
N'auroit pas conté davantage.
Il brûla quelques os quand il fut au rivage :
Au nez de Jupiter la fumée en monta.
Sire Jupin , dit-il , prends mon vœu ; le voilà :
C'est un parfum de bœuf que ta grandeur respire.
1. EMPEDOCLE. « Empédocle était un philosophe ancien qui, ne pouvant
comprendre les merveilles du mont Etna, se jeta dedans par une vanité
ridicule ; et trouvant l'action belle, de peur d'en perdre le fruit et que la
postérité ne l'ignorât, laissa ses pantoufles au pied du mont. (Note de la
Fontaine.) - Empédocle, né à Agrigente en Sicile, philosophe pythagori-
cier, vivait vers 444 av. J.-C. Horace parle du même fait :
De immortalis haberi
Dum cupit Empedocles, ardentem frigidus Ætnam
insiluit. (Art poétique, 464-6.)
2. AU BRA !ER, dans le brasier. Cette tournure, qui répond au datif des
Latins, était très-usitée en prose et en vers au XVIe siècle, et nos meilleurs
poëtes du XVII en offrent d'innombrables exemples : ---- L'endurcissement
aupéché traine une mort funeste. (MOLIÈRE, D. J., v, 6. -Je trouve
da votre personne de quoi avoir raison aux choses que je fais pour vous.»
(ID., l'Av., I, 1.)
3. Esope, FF. 156 et 47.
4. TITANS. Les Titans, fils du Ciel et de la Terre, voulurent détrôner
Jupiter, qui, aidé de Pallas et de Bacchus, les foudroya.
5. JUPIN. Voy. p. 10, note 4.
254 LIVRE IX. - FABLE XIV .
La fumée est ta part : je ne te dois plus rien .
Jupiter fit semblant de rire ;
Mais, après quelques jours, le dieu l'attrapa bien,
Envoyant un songe lui dire
Qu'un tel trésor étoit en tel lieu. L'homme au vœu
Courut au trésor comme au feu.
Il trouva des voleurs ; et, n'ayant dans sa bourse
Qu'un écu pour toute ressource ,
Il leur promit cent talents ' d'or,
Bien comptés , et d'un tel trésor :
On l'avoit enterré dedans telle bourgade .
L'endroit parut suspect aux voleurs ; de façon
Qu'à notre prometteur³ l'un dit : Mon camarade,
Tu te moques de nous ; meurs , et va chez Pluton
Porter tes cent talents en don.

XIV. Le Chat et le Renard '.


Le chat et le renard , comme beaux petits saints,
S'en alloient en pèlerinage .
C'étoient deux vrais tartufs , deux archipatelins ,
Deux francs patte-pelus " , qui , des frais du voyage,
Croquant mainte volaille , escroquant maint fromage ,
S'indemnisoient à qui mieux mieux.
Le chemin étant long , et partant ennuyeux ,
Pour l'accourcir ils disputèrent.
La dispute est d'un grand secours :
Sans elle on dormiroit toujours.
Nos pèlerins s'égosillèrent.
Ayant bien disputé , l'on parla du prochain.
Le renard au chat dit enfin :
1. TALENTS D'OR. Le talent d'or valait dans l'antiquité environ 15,000 fr.
2. DEDANS. Voy. p. 33, note 7.
3. PROMETTEUR. Mot du style familier.
4. Regnerii, Apologi Phædrii, pars 1, F. 28. Catus agrestis et Vulpes.
5. TARTUFS. L'e est retranché pour la mesure. La comédie de Molière est
de 1664, et cette fable de 1678.- On fait venir ce mot de truffactor, ex-
pression de la basse latinité qui signifie trompeur, d'où truffa, en italien
et en espagnol, a signifié tromperie, et truffar, tromper. A ce mot on a
ajouté la syllabe augmentative trá, qui dans ces langues est une sorte de
superlatif: tratuffar, tromper avec effronterie. L'euphonie a donné ensuite
tartuffar et tartuffe. Truffaldin est un fourbe vénitien. Moutufar est
un personnage de même famille qui joue un rôle dans la Nouvelle des
Hypocrites, que Scarron a imitée des Espagnols, et qui a pu servir à Mo-
lière. Tous ces noms ont la même racine. ( PHILARÈTE CHASLES.)
6. ARCHIPATELINS , superlatif depatelin, souple et artificieux. Le type de
ce caractère est dans la comédie ou farce de l'Avocat Patelin.
7. PATTI-PELUS. Locution proverbiale pour désigner un flatteurhypocrite.
LIVRE IX . - FABLE XV. 255
Tu prétends être fort habile ;
En sais-tu tant ' que moi ? J'ai cent ruses au sac.
Non , dit l'autre je n'ai qu'un tour dans mon bissac ;
Mais je soutiens qu'il en vaut mille .
Eux de recommencer la dispute à l'envi .
Sur le que si , que non , tous deux étant ainsi ,
Une meute apaisa la noise ".
Le chat dit au renard : Fouille en ton sac, ami ;
Cherche en ta cervelle matoise
Un stratagème sûr pour moi , voici le mien .
A ces mots , sur un arbre il grimpa bel et bien " .
L'autre fit cent tours inutiles ,
Entra dans cent terriers , mit cent fois en défaut
Tous les confrères de Brifaut 5 .
Partout il tenta 6 des asiles :
Et ce fut partout sans succès ;
La fumée y pourvut, ainsi que les bassets 7 .
Au sortir d'un terrier deux chiens aux pieds agiles
L'étranglèrent du premier bond.
Le trop d'expédients peut gâter une affaire :
On perd du temps au choix, on tente , on veut tout faire :
N'en ayons qu'un , mais qu'il soit bon.

IV. - Le Trésor et les deux Hommes 8.


Un homme n'ayant plus ni crédit ni ressource,
Et logeant 9 le diable en sa bourse ,
1. TANT QUE. Dans certaines locutions , tant remplace autant, comme
dans celle-ci : tous tant que nous sommes. ■
2. QUE SI, QUE NON. Voy. p. 151 , 3 .
3. NOISE, querelle, dispute (du látin noxa). « Terme qui n'est plus du
bel usage. (TRÉVOUX.)
Vit sans bruit, sans débats, sans noise, sans procès.
(BOILEAU, Sat. VIII, 138.)
Et crois, si tu ne viens me trouver à Amb ise,
Qu'entre nous aviendra une bien grande noise.
(CHARLES IX à Ronsard.)
4. BEL ET BIEN. Locution analogue à celle-ci bien et beau. Autrefois
tous les adjectifs avaient le privilége d'être aussi des adverbes. Voy. p. 50,
note 2.
5. BRIFAUT. Voy. p. 126 , note 2.
6. TENTA. Expression tirée du latin où l'on dit tenter une route, un
passage :
Juvenes, quæ causa subegit
Ignotas tentare vias ?
7. BASSETS. Quand le renard est dans son(VIRG., terrier,En., VIII, 112-113.)
on l'enfume pour le
faire sortir; et à sa sortie,des bassets (chiens aux jambes courtes) l'étranglent .
8. Ausone, Epig. xxi et xxII , imitées elles-mêmes de l'Anthologie grecque.
9. LOGEANT LE DIABLE. Voici l'explication en vers de ce proverbe :
FABLES DE LA FONTAINE,
13
256 LIVRE IX . FABLE XV .
C'est-à-dire n'y logeant rien ,
S'imagina qu'il feroit bien
De se pendre , et finir lui-même sa misère ,
Puisque aussi bien sans lui la faim le viendroit faire :
Genre de mort qui ne duit¹ pas
A gens peu curieux de goûter le trépas.
Dans cette intention , une vieille masure
Fut la scène où devoit se passer l'aventure :
Il y porte une corde , et veut avec un clou
Au haut d'un certain mur attacher le licou.
La muraille , vieille et peu forte ,
S'ébranle aux premiers coups , tombe avec un trésor.
Notre désespéré le ramasse et l'emporte ,
Laisse là le licou , s'en retourne avec l'or ,
Sans compter : ronde ou non , la somme plut au sire.
Tandis que le galant à grands pas se retire,
L'homme au trésor arrive, et trouve son argent
Absent.
Quoi ! dit-il, sans mourir je perdrai cette somme ?
Je ne me pendrai pas ! Et vraiment si ferai³ ,
Ou de corde je manquerai .
4
Le lacs étoit tout prêt ; il n'y manquoit qu'un homme .
Celui-ci se l'attache , et se pend bien et beau.
Ce qui le consola peut-être,
Fut qu'un autre eût, pour lui , fait les frais du cordeau .
Aussi bien que l'argent le licou trouva maître.
L'avare rarement finit ses jours sans pleurs ;
5
Il a le moins de part au trésor qu'il enserre
Un charlatan disoit en plein marché
Qu'il montreroit le diable à tout le monde.
Si (aussi) n'y eust nul, tant fust-il empesché,
Qui ne courust pour voir l'esprit immonde.
Lors une bourse assez large et profonde
Il leur déploye, et leur dit : Gens de bien,
Ouvrez vos yeux, voyez, y a-t-il rien ?
Non, dit quelqu'un des plus près regardans.
Et c'est, dit-il, le diable, oyez-vous bien,
Ouvrir sa bourse et ne rien voir dedans.
(MELLIN DE SAINT-Gelais, -XVI° siècle.)
4. NE DUIT PAS, ne plaît pas . Ce vieux mot vient du latin decere, con-
venir, plaire. On le trouve dans Clément Marot.
Cestui (ce) parler et chant en qui te deus (tu te plais)
Sera commun toujours entre nous deux.
2. LE GALANT. Voy. p. 19, note
8. SI FERAI. Ellipse familière, pour ainsi ferai-je.
4. LACS (prononcez lass) , lacet (de laqueus).—Bien et beau. Voy p. 59.
note 2.
3. ENSERRE. Voy. p. 104, note 8.
LIVRE IX. - FABLE XVI. 257
Thésaurisant pour les voleurs ,
Pour ses parents, ou pour la terre.
Mais que dire du troc¹ que la Fortune fit ?
Ce sont là de ses traits ; elle s'en divertit :
Plus le tour est bizarre, et plus elle est contente.
Cette déesse inconstante
Se mit alors en l'esprit
De voir un homme se pendre ;
Et celui qui se pendit
S'y devoit le moins attendre.

XVI. -- Le Singe et le Chat2.


Bertrand avec Raton, l'un singe et l'autre chat ,
Commensaux d'un logis , avoient un commun maître .
D'animaux malfaisants c'étoit un très- bon plat✦ :
B
Ils n'y craignoient tous deux aucun, quel qu'il pût être.
Trouvoit-on quelque chose au logis de gâté ,
L'on ne s'en prenoit point aux gens du voisinage :
Bertrand déroboit tout ; Raton, de son côté,
Etoit moins attentif aux souris qu'au fromage.
6
Un jour, au coin du feu, nos deux maîtres fripons
Regardoient rôtir des marrons.
Les escroquer étoit une très-bonne affaire :
Nos galands " y voyoient double profit à faire ;
Leur bien premièrement, et puis le mal d'autrui.
Bertrand dit à Raton : Frère, il faut aujourd'hui
Que tu fasses un coup de maître ;
Tire-moi ces marrons . Si Dieu m'avoit fait naître
Propre à tirer marrons du feu,
Certes, marrons verroient beau jeu.
Aussitôt fait que dit : Raton, avec sa patte ,
1. TROC, échange, permutation, troc de marchandises, d'où le verbe
troquer.
2. Regnerii, Apologi Phædrii, pars I, fab. 27 : Felis et Simius.
3. AVEC, au lieu de et, indique la camaraderie.
4. FLAT. On dit ironiquement, quand on voit deux ou trois personnes
de même génie et qui ne valent pas grand'chose : Voilà un bon plat. »
(TRÉVOUX.)
5. N'y, en cela, à mal faire.—N'y craignoient aucun, aucun qui leur fût
supérieur.
6. MAITRES. Sur l'emploi de ce mot, voy. p. 4, note 3, et p. 65, note 3.
7. GALANDS. Ce mot, très-usité au xv et au XVIe siècle, signifiait : bons
vivants, joyeux compères, avec une nuance de malice et de friponnerie.
Il vient du vieux mot galler, s'amuser :
Je plaings le temps de ma jeunesse
Anquel j'ai plus qu'autre gallé. (VILLON.)
258 LIVRE IX. — FABLE XVII.
D'une manière délicate, 1
Ecarte un peu la cendre, et retire les doigts ;
Puis les reporte à plusieurs fois¹ ;
Tire un marron, puis deux, et puis trois en escroque :
Et cependant Bertrand les croque.
Une servante vient : adieu mes gens. Raton
N'étoit pas content, ce dit-on¹.
Aussi ne le sont pas la plupart de ces princes
Qui , flattés d'un pareil emploi ,
Vont s'échauder en des provinces
Pour le profit de quelque roi.

XVII. - Le Milan et le Rossignol .


Après que le milan , manifeste • voleur ,
Eut répandu l'alarme en tout le voisinage,
Et fait crier sur lui les enfants du village ,
Un rossignol tomba dans ses mains par malheur.
Le héraut du printemps lui demande la vie.
Aussi bien , que manger en qui n'a que le son?
Ecoutez plutôt ma chanson :
Je vous raconterai Térée 7 et son envie.
Qui Térée ? est-ce un mets propre pour les milans?
Non pas ; c'étoit un roi dont les feux violents
Me firent ressentir leur ardeur criminelle.
Je m'en vais vous en dire une chanson 8 si belle
Qu'elle vous ravira : mon chant plaît à chacun.
Le milan alors lui réplique :
1. A PLUSIEURS FOIS. C'est en parlant de ces vers que M. de Sévigné
écrivait à sa fille Mme de Grignan : « N'avez-vous point trouvé jolies les
cinq ou six fables qui sont dans un des tomes que je vous ai envoyés ?
Nous en étions ravis l'autre jour chez M. de la Rochefoucauld, et nous ap-
primes par cœur cell du Singe et du Chat.... Cela est peint. » (27 avril 1674.)
2. CE DIT-ON. Voy. p. 198, note 4.
3. Esope, F. 2. - Abstemius, 92. De Luscinia cantum accipitri pro
vita pollicente. Hésiode, les Travaux et les Jours, v. 202-212.
4. MANIFESTE, connu pour tel, convaincu d'être voleur.
5. EN, dans. Latinisme permis en vers.
6. LE HÉRAUT DU PRINTEMPS. Les hérauts , dans l'antiquité, et autre-
fois en France, avaient la fonction d'annoncer l'arrivée d'un prince, de
faire connaitre ses ordres. On comprend pourquoi le rossignol est appelė
héraut du printemps.
7. TÉRÉE, roi de Thrace, époux de Progné, amant de Philomèle, sœur
de Progné. Progné fut changée en hirondelle, Philomèle en rossignol, et
Térée en huppe.
8. CHANSONS. Ce mot, dans la vieille langue, s'appliquait même aux
poèmes d'un genre relevé. - On appelle poétiquement chansons toute
sorte de poésies. D (TRÉVOUX.)
LIVRE IX. - FABLE XVIII . 259
Vraiment, nous voici bien ! lorsque je suis à jeun,
Tu me viens parler de musique ! -
J'en parle bien aux rois. - Quand un roi te prendra,
Tu peux lui conter ces merveilles ;
Pour un milan , il s'en rira.
Ventre affamé n'a point d'oreilles.

XVIII. Le Berger et son troupeau¹.


Quoi ! toujours il me manquera
Quelqu'un de ce peuple imbécile !
Toujours le loup m'en gobera !
J'aurai beau les compter ! Ils étoient plus de mille,
Et m'ont laissé ravir notre pauvre Robin ' !
Robin mouton, qui par la ville
Me suivoit pour un peu de pain,
Et qui m'auroit suivi jusques au bout du monde !
Hélas ! de ma musette il entendoit le son ;
Il me sentoit venir à cent pas à la ronde.
Ah ! le pauvre Robin mouton !
Quand Guillot eut fini cette oraison funèbre,
Et rendu de Robin la mémoire célèbre,
Il harangua tout le troupeau,
Les chefs, la multitude, et jusqu'au moindre agneau,
Les conjurant de tenir ferme :
Cela seul suffiroit pour écarter les loups .
Foi de peuple d'honneur, ils lui promirent tous
De ne bouger non plus qu'un terme 5 .
Nous voulons, dirent-ils , étouffer le glouton
Qui nous a pris Robin mouton.
Chacun en répond sur sa tête.
Guillot les crut, et leur fit fête " .
1. Abstemius, 127. De Pastore gregem suum adversus Lupum hor
tante.
2. ROBIN, nom déjà donné par Rabelais à un mouton . (Pantag., III , vi.)
3. MUSETTE. Ce mot vient du latin musa (muse), qui s'employait quel-
quefois dans le sens de chant :
Silvestrem tenui musam meditaris avena. (VIRGILE, Égl., 1.)
Musette est proprement la flûte des bergers :
Car qu'est-ce qu'un berger sans sa douce musette? ( SEGRAIS.)
4. TENIR FERME. Expression elliptique : tenir son poste avec fermeté
(tenere locum fortiter). C'est une preuve de plus de la remarque déjà faite
qu'originairement les adjectifs servaient aussi d'adverbes. Voy. p. 50, n. 2.
5. TERME, borne qui indique les limites d'une propriété. Le roi Numa
en avait fait une divinité : le dieu Terme, emblème de la stabilité et
de la conservation.
6. FIT FÊTE. Voy. p. 23 , note 8.
260 LIVRE IX. FABLE XVIII.
Cependant , devant¹ qu'il fût nuit,
Il arriva nouvel encombre :
Un loup parut ; tout le troupeau s'enfuit.
Ce n'étoit pas un loup, ce n'en étoit que l'ombre ".

Haranguez de méchants soldats ;


Ils promettront de faire rage * :
Mais, au moindre danger, adieu tout leur courage ;
Votre exemple et vos cris ne les retiendront pas.
1. Devant QUE. Voy. p. 10 , note 9.
2. ENCOMBRE, embarras, obstacic Voy. p. 172, note 4.
3. OMBRE Quel effet de surprise produit ce dernier vers avec quelle
force, quelle vivacité ce tour peint la fuite et la timidité de la gent mou-
tonnière I (CHAMFORT . )
4. FAIRE RAGE, faire des merveilles, faire l'impossible. Notre maître
Simon... dit qu'il a fait rage pour vous... (MOLIÈRE, l'Av. II , 1. ) — « C'est
un drôle qui fait des rages. ( ID. , ibid. , II, 1. ) · On dit aussi : « Cet
avocat a fait rage pour sa partie : il a fort bien plaidé. Ce docteur a
fait rage pour soutenir son opinion..
LIVRE X

I. Les deux Rats, le Renard et l'œuf,


DISCOURS A MADAME DE LA SABLIÈRE 1 .
8
Iris , je vous louerois ; il n'est que trop aisé :
Mais vous avez cent fois notre encens refusé :
En cela peu semblable au reste des mortelles ,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles .
Pas une ne s'endort à ce bruit si flatteur.
Je ne les blâme point ; je souffre cette humeur * :
Elle est commune aux dieux , aux monarques , aux belles .
Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,
Le nectar que l'on sert au maitre du tonnerre,
Et dont nous enivrons tous les dieux de la terre,
C'est la louange, Iris . Vous ne la goûtez point ;
5
D'autres propos chez vous récompensent ce point
6
Propos , agréables commerces
Où le hasard fournit cent matières diverses ;
Jusque-là qu'en votre entretien
La bagatelle a part : le monde n'en croit rien .
Laissons le monde et sa croyance .
La bagatelle , la science.
Les chimères, le rien , tout est bon je soutiens
Qu'il faut de tout aux entretiens :
C'est un parterre où Flore épand " ses biens ;
1. Mm de la Sablière, femme d'un financier administrateur des do-
maines du roi, était la protectrice de la Fontaine. Elle savait la physique,
l'astronomie es mathématiques, et possédait plusieurs langues. Elle pro-
tégea aussi le voyageur Bernier, qui en reconnaissance, écrivit pour elle
l'Abrégé de Gassendi.
2. IRIS, nom poétique que la Fontaine donne à sa bienfaitrice, suivant
l'usage du temps. Voy. p. 156, note 3.
3. IL, pour cela ( en latin, id). Voy. p. 65 , note 5 .
4. HUMEUR, inclination naturelle. Même sens que caractère, avec cette
différence qu'humeur signifie disposition, manière d'être donnée par la na-
ture, et que caractère indique que le travail de l'éducation et l'expérience
s'est ajouté à ces dispositions naturelles.
Des siècles, des pays, etudiez les mœurs :
Les climats font souvent les diverses humeurs.
(BOILEAU, Art poét. , III, 113. )
5. RÉCOMPENSENT, font compensation. On dit aussi : récompenser le
temps perdu. Cette locution, très-exacte d'ailleurs, n'est plus aussi usité
que compenser.
6. COMMERCES , entretiens. Sens fréquent de ce mot au xvII siècle
EPAND Voy. p. 251 , note 7, et p. 221 , note 3.
262 LIVRE X. - FABLE I.
Sur différentes fleurs l'abeille¹ s'y repose ,
Et fait du miel de toute chose.
Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais
Qu'en ces fables aussi j'entremêle des traits 2
De certaine philosophie,
Subtile , engageante et hardie .
On l'appelle nouvelle : en avez-vous ou non
Ouï parler³ ? Ils disent donc
Que la bête est une machine ;
Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressorts :
Nul sentiment, point d'âme ; en elle tout est corps.
Telle est la montre qui chemine
A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
Ouvrez-la, lisez dans son sein :
Mainte roue y tient lieu de tout l'esprit du monde :
La première y meut la seconde ;
Une troisième suit : elle sonne à la fin .
Au dire de ces gens , la bête est toute telle * .
L'objet la frappe en un endroit ;
Ce lieu frappé s'en va tout droit,
Selon nous, au voisin en porter la nouvelle .
Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit.
L'impression se fait : mais comment se fait-elle ?
Selon eux, par nécessité ,
Sans passion , sans volonté :
L'animal se sent agité
De mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse, joie, amour, plaisir , douleur cruelle,
Ou quelque autre de ces états .
Mais ce n'est point cela ne vous y trompez pas .
1. L'ABEILLE, l'esprit. Comparaison imitée des anciens. Voy. Horace
(Odes, IV, 1, 27) . J.-B. Rousseau a dit de même :
Mais, peu propre aux efforts d'une longue carrière,
Je vais jusqu'où je puis ;
Et, semblable à l'abeille en nos jardins éclose,
De différentes fleurs j'assemble et je compose
Le miel que je produis. ( Ode au comte du Luc.)
2. TRAITS, pensées détachées et citées comme exemples.
3. OUI PARLER. Cette philosophie est la doctrine de Descartes, dont les
ouvrages parurent de 1633 à 1643. Mm de la Sablière connaissait cette
philosophie, dont Bernier et le géomètre Sauveur l'avaient instruite, mais
elle craignait le ridicule des Femmes savantes.
4. TOUTE TELLE, entièrement semblable (omnino similis ).·- On appelle
cette manière d'être l'automatisme des animaux, c'est-à-dire leur qualité
d'automates, ou de machines qui ont en elles-mêmes le principe de leur
mouvement.
5. I. SENS, l'organe du sens , du sentiment
LIVRE X. - FABLE I. 263
Qu'est-ce donc? Une montre. Et nous ? C'est autre chose.
Voici de la façon que Descartes ' l'expose :
Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu
Chez les païens , et qui tient le milieu
Entre l'hommeet l'esprit 2 ; commeentre l'huître et l'homme
Le tient tel de nos gens, franche bête de somme ;
Voici, dis-je , comment raisonne cet auteur :
Sur tous les animaux , enfants du Créateur,
3
J'ai le don de penser ; et je sais que je pense
Or, vous savez, Iris , de certaine science,
Que, quand la bête penseroit,
La bête ne réfléchiroit
Sur l'objet ni sur sa pensée.
Descartes va plus loin, et soutient nettement
Qu'elle ne pense nullement .
Vous n'êtes point embarrassée
De le croire ; ni moi. Cependant , quand aux bois
Le bruit des cors, celui des voix ,
N'a donné nul relâche à la fuyante proie,
Qu'en vain elle a mis ses efforts
A confondre et brouiller la voie,
L'animal chargé d'ans , vieux cerf, et de dix cors
En suppose 3 un plus jeune, et l'oblige, par force
A présenter aux chiens une nouvelle amorce .
Que de raisonnements pour conserver ses jours
Le retour sur ses pas , les malices , les tours ,
Et le change , et cent stratagèmes
Dignes des plus grands chefs , dignes d'un meilleur sort !
On le déchire après sa mort :
Ce sont tous ses honneurs suprêmes.
Quand la perdrix
1. DESCARTES, né à la Haye, en Touraine, en 1596, publia en 1637 le
Discours de la méthode en français ; en 1641 , les Méditations sur la phi-
losophie en latin. Mazarin lui accorda une pension en 1647, et la reine
Christine lui offrit à Stockholm un asile contre les persécutions de ses en-
nemis en 1649. Descartes mourut peu de temps après, en 1650.
2. L'ESPRIT, un pur esprit.
3. PENSE. C'est l'axiome fondamental de la philosophie cartésienne :
Je pense, donc je suis. »
4. DE DIX CORS. Voy. p . 107, note 4.
5. SUPPOSE, met à sa place (supponere).
6. CHANGE. C Change se dit, en termes de vénerie, quand des chiens qui
poursuivaient un cerf ou quelque gibier le quittent pour courir après un
autre qui se présente devant eux. Il est opposé à droit, qui est le premier
gibier qu'on a poursuivi. Garder le change, c'est suivre toujours le même
gibier. Prendre le change, c'est en suivre un nouveau. Un vieux cerf
donne le change et laisse son écuyer à sa place. • (TRÉVOUX . )
13 .
264 LIVRE X. < FABLE 1.
Voit ses petits
En danger, et n'ayant qu'une plume nouvelle
Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas ,
Elle fait la blessée , et va traînant de l'aile ,
Attirant le chasseur et le chien sur ses pas,
Détourne le danger, sauve ainsi sa famille ;
Et puis, quand le chasseur croit que son chien la pille ' ,
Elle lui dit adieu, prend sa volée , et rit
De l'homme qui, confus , des yeux en vain la suit *.
Non loin du nord il est un monde
Où l'on sait que les habitants
Vivent, ainsi qu'aux premiers temps,
Dans une ignorance profonde :
Je parle des humains ; c , quant aux animaux ,
Ils y construisent des travaux
Qui des torrents grossis arrêtent le ravage ,
3
Et font communiquer l'un et l'autre rivage.
L'édifice résiste et dure 4 en son entier :
Après un lit de bois est un lit de mortier.
Chaque castor agit : commune en est la tâche ;
Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche ;
Maint maître d'œuvre 6 y court, et tient haut le bâton " .
La république de Platon
Ne seroit rien que l'apprentie
De cette famille amphibie.
Ils savent en hiver élever leurs maisons,
1. LA PILLE. En termes de chasse, se jette sur elle.
2. SUIT. « Je demande s'il existe un tableau plus parfait ; si le plus ha-
bile peintre me montrerait sur la toile plus que je vois dans ces vers ? Le
dernier mot est un élan, un éclair. Avec quel art l'autre vers est suspendu,
quand la perdrix prend sa volée ! Elle est en l'air; et vous voyez long-
temps l'homme immobile qui, confus, des yeux en vain la suit. Le vers se
prolonge avec l'étonnement. (LA HARPE.)
3. COMMUNIQUER. C'est ce que les Latíns appelaient jungere pontibus
amnes.
4. RÉSISTE ET DURE . Comparez à ces expressions si exactes celles- ci de
Bossuet dans le même sens Les ouvrages des Egyptiens étaient faits
pour tenir contre le temps. »
5. COMMUNE, etc. Virgile a dit de même des abeilles :
Omnibus una quies operum, labor omnibus unus. (Géorg., IV, 184.)
6. MAÎTRE D'ŒUVRE. On appelait ainsi les architectes et officiers prépo-
sés à l'inspection des bâtiments publics. Leur charge consistait à voir
s'ils étaient construits suivant les règlements de police et les statuts de la
maçonnerie.
7. HAUT LE BATON. Locution proverbiale. On dit qu'un homme en mène
un autre le bâton haut, pour dire qu'il lui commande avec autorité et
vigueur. Cela vient de ce que le bâton était un insigne de commandement
commun à beaucoup de professions. Les maîtres d'œuvre en portaient un
qui leur servait à prendre les hauteurs et les distances, et qu'en terme de
géométrie on appelait bâton de Jacob.
LIVRE X. - FABLE 1. 265
Passent les étangs sur des ponts ,
Fruit de leur art, savant ouvrage ;
Et nos pareils ont beau le voir ,
Jusqu'à présent tout leur savoir
Est de passer l'onde à la nage.
Que ces castors ne soient qu'un corps vide d'esprit ,
Jamais on ne pourra m'obliger à le croire ;
Mais voici beaucoup plus ; écoutez ce récit ,
Que je tiens d'un roi plein de gloire .
Le défenseur du nord vous sera mon garant :
Je vais citer un prince aimé de la Victoire ;
Son nom seul est un mur 1 à l'empire ottoman :
C'est le roi polonois . Jamais un roi ne ment.
Il dit donc que, sur sa frontière,
Des animaux entre eux ont guerre de tout temps :
Le sang, qui se transmet des pères aux enfants ,
En renouvelle la matière.
Ces animaux , dit- il , sont germains 3 du renard.
Jamais la guerre avec tant d'art
Ne s'est faite parmi les hommes,
Non pas même au siècle où nous sommes.
Corps de garde avancé, vedettes * , espions ,
Embuscades, partis " , et mille inventions
D'une pernicieuse et maudite science,
Fille du Styx, et mère des héros ,
Exercent de ces animaux
Le bon sens et l'expérience.
Pour chanter leurs combats , l'Achéron nous devroit
Rendre Homère. Ah ! s'il le rendoit,
Et qu'il rendit aussi le rival d'Épicure ,
1. MUR. Ici, un obstacle, un rempart inexpugnable aux Ottomans. Or-
dinairement ce mot s'emploie avec lesens de appui de quelqu'un : «Graium
murus Achilles, Achille, mur des Grecs. (OVIDE, Métam. , XIII, 231. )
2. ROI POLONOIS. Jean III Sobieski avait battu les Cosaques en 1671 , et
les Turcs à Choczim en 1673. Il fut élu roi de Pologne en 1674. Dans sa
jeunesse, il était venu à Paris et avait recherché la société de Mme de la
Sablière. Il délivra Vienne assiégée par les Turcs en 1683 et sauva l'em-
pereur Léopold.
3. GERMAINS. Un germain est un frère de père et de mère.
4. VEDETTES, cavaliers qui font le guet pour la garde d'un camp ou
d'une place. C'est ce qu'on appelle sentinelles dans l'infanterie.
5. PARTIS, corps de troupes d'environ 25 à 30 hommes détachés pour
battre la campagne et surveiller l'ennemi. Les ficiers qui les comman-
daient s'appelaient partisans .
6. RIVAL D'EPICURE, Descartes, ainsi appelé à cause de l'analogie de ses
tourbillons avec ceux d'Epicure, ou parce qu'il eut pour principaux adver-
saires les épicuriens du temps, entre autres Gassendi. Epicure, né à Gur-
266 LIVRE X. FABLE I.

Que diroit ce dernier sur ces exemples- ci?


Ce que j'ai déjà dit ; qu'aux bêtes , la nature
Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci ;
Que la mémoire est corporelle ;
Et que, pour en venir aux exemples divers
Que j'ai mis en jour dans ces vers,
L'animal n'a besoin que d'elle .
L'objet, lorsqu'il revient, va dans son magasin
Chercher, par le même chemin ,
L'image auparavant tracée,
Qui sur les mêmes pas revient pareillement ,
Sans le secours de la pensée ,
Causer un même événement.
Nous agissons tout autrement :
La volonté nous détermine ,
Non l'objet, ni l'instinct. Je parle, je chemine :
Je sens en moi certain agent ;
Tout obéit dans ma machine
A ce principe intelligent.
Il est distinct du corps , se conçoit nettement,
Se conçoit mieux que le corps même :
De tous nos mouvements c'est l'arbitre suprême.
Mais comment le corps l'entend- il ?
C'est là le point. Je vois l'outil
Obéir à la main : mais la main , qui la guide ?
Eh ! qui guide les cieux et leur course rapide ?
Quelque ange est attaché¹ peut-être à ces grands corps.
Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts² ;
L'impression se fait le moyen, je l'ignore :
On ne l'apprend qu'au sein de la Divinité ;
Et s'il faut en parler avec sincérité,
Descartes l'ignoroit encore .
Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux :
Ce que je sais , Iris, c'est qu'en ces animaux
Dont je viens de citer l'exemple,
Cet esprit n'agit pas ; l'homme seul est son temple.
gettos, bourg voisin d'Athènes ( 341 av. J.-C. ), expliquait la formation de l'u-
nivers par la rencontre fortuite des atomes, et niait l'immortalité de l'âme.
1. EST ATTACHÉ. Les stoïciens déjà pensaient que des génies dirigeaient
la marche des astres.
2. VIT EN NOUs , etc. Même pensée dans ces vers :
Est deus in nobis, agitante calescimus illo. (OVIDE.)
Mens agitat molem et magno se corpore miscet.
(VIRGILE, En., vi, 727.)
LIVRE X. - FABLE I. 267
Aussi faut-il donner à l'animal un point¹
Que la plante après tout n'a point :
Cependant la plante respire.
Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire?
Deux rats cherchoient leur vie : ils trouvèrent un œuf
Le dîné suffisoit à gens de cette espèce :
Il n'étoit pas besoin qu'ils trouvassent un bœuf.
Pleins d'appétit et d'allégresse ,
Ils alloient de leur œuf manger chacun sa part ,
2
Quand un quidam parut : c'étoit maître renard ;
Rencontre incommode et fâcheuse :
Car comment sauver l'œuf ? Le bien empaqueter ;
Puis des pieds de devant ensemble le porter ,
Ou le rouler, ou le traîner :
C'étoit chose impossible autant que hasardeuse.
Nécessité l'ingénieuse
Leur fournit une invention.
Comme ils pouvoient gagner leur habitation,
L'écornifleur étant à demi-quart de lieue,
L'un se mit sur le dos , prit l'œuf entre ses bras ;
Puis, malgré quelques heurts et quelques mauvais pas ,
L'autre le traîna par la queue.
Qu'on m'aille soutenir, après un tel récit ,
Que les bêtes n'ont point d'esprit !
Pour moi, si j'en étois le maître,
Je leur en donnerois aussi bien qu'aux enfants.
Ceux-ci pensent-ils pas dès leurs plus jeunes ans ?
Quelqu'un peut donc penser ne se pouvant connoître.
Par un exemple tout égal ,
J'attribuerois à l'animal ,
Non point une raison selon notre manière,
Mais beaucoup plus aussi qu'un aveugle ressort :
Je subtiliserois un morceau de matière ,
Que l'on ne pourroit plus concevoir sans effort,
Quintessence d'atome, extrait de la lumière ,
Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor
Que le feu ; car enfin , si le bois fait la flamme,
1. UN POINT, un avantage.
2. UN QUIDAM (prononcez kidan). Un quidam, c'est un homme dont on
ne sait pas le nom , et qu'on désigne par certaines marques (En latin
quidam, quelqu'un.)
3. ECORNIFLEUR, parasite qui cherche à vivre aux dépens du prochain.
4. HEURTS, quelques chocs. Terme un peu vieilli.
5. PENSENT-ILS PAS ? Sur la suppression de ne, voy. p. 71 , note 8 .
268 LIVRE X. - > FABLE II.
1
La flamme, en s'épurant, peut-elle pas de l'âme
Nous donner quelque idée? et sort-il pas de l'or
Des entrailles du plomb ? Je rendrois mon ouvrage
Capable de sentir, juger, rien davantage,
Et juger imparfaitement,
Sans qu'un singe jamais fît le moindre argument.
A l'égard de nous autres hommes,
Je ferois notre lot infiniment plus fort ;
Nous aurions un double trésor :
L'un, cette âme pareille en tous tant que nous sommes ,
Sages, fous, enfants , idiots ,
Hôtes de l'univers sous le nom d'animaux ;
L'autre, encore une autre âme, entre nous et les anges
Commune en un certain degré ;
Et ce trésor à part créé
Suivroit parmi les airs les célestes phalanges,
Entreroit dans un point sans en être pressé,
Ne finiroit jamais , quoique ayant commencé :
Choses réelles , quoique étranges.
Tant que l'enfance dureroit,
Cette fille du ciel en nous ne paroîtroit
Qu'une tendre et foible lumière :
L'organe étant plus fort, la raison perceroit
Les ténèbres de la matière,
Qui toujours envelopperoit
L'autre âme imparfaite et grossière.

II. - L'Homme et la Couleuvre³.


Un homme vit une couleuvre :
Ah ! méchante , dit-il , je m'en vais faire une œuvre
Agréable à tout l'univers !
A ces mots l'animal pervers
(C'est le serpent que je veux dire,
Et non l'homme ; on pourroit aisément s'y tromper * ),
1. PEUT-ELLE PAS ? pour ne peut-elle pas ? De même plus bas : sort-il
pas? pour ne sort-il pas ?
2. L'AUTRE AME. Beaucoup de philosophes ont pensé, comme la Fon
taine, qu'il y avait en nous deux âmes : l'une grossière et soumise à la ty-
rannie des sens ; l'autre immatérielle, d'une nature supérieure et divine.
C'est notamment l'avis des platoniciens.
3. Livre des Lumières, où la Conduite des rois , p. 204. - Contes et
Fables indiennes de Bidpai et de Lokman, t. 11. L'Homme et la Cou
leuvre.
4. S'Y TROMPER. Excellente épigramme, un de ces traits auxquels on
LIVRE X. - FABLE II. 269
A ces mots le serpent, se laissant attraper,
Est pris , mis en un sac ; et, ce qui fut le pire ,
On résolut sa mort, fût-il coupable ou non.
Afin de le payer toutefois de raison,
L'autre lui fit cette harangue :
Symbole des ingrats ! être bon aux méchants
C'est être sot ; meurs donc : ta colère et tes dents
Ne me nuiront jamais. Le serpent, en sa langue,
Reprit du mieux qu'il put : S'il falloit condamner
Tous les ingrats qui sont au monde,
A qui pourroit-on pardonner ?
Toi-même tu te fais ton procès : je me fonde
Sur tes propres leçons ; jette les yeux sur toi.
Mes jours sont en tes mains , tranche-les ; ta justice,
C'est ton utilité, ton plaisir , ton caprice :
Selon ces lois , condamne-moi ;
Mais trouve bon qu'avec franchise
En mourant au moins je te dise
Que le symbole des ingrats
Ce n'est point le serpent , c'est l'homme. Ces paroles
Firent arrêter l'autre ; il recula d'un pas.
Enfin il repartit : Tes raisons sont frivoles.
Je pourrois décider , car ce droit m'appartient ;
Mais rapportons-nous-en ³ . Soit fait, dit le reptile.
Une vache étoit là : l'on l'appelle * ; elle vient :
Le cas est proposé . C'étoit chose facile :
Falloit-il pour cela , dit-elle, m'appeler?
La couleuvre a raison : pourquoi dissimuler ?
Je nourris celui - ci depuis longues années ;
Il n'a sans mes bienfaits passé nulles journées ;
Tout n'est que pour lui seul ; mon lait et mes enfants
Le font à la maison revenir les mains pleines :
Même j'ai rétabli sa santé, que les ans
Avoient altérée ; et mes peines
Ont pour but son plaisir ainsi que son besoin.
Enfin me voilà vieille ; il me laisse en un coin
Sans herbe s'il vouloit encor me laisser paître !
reconnaît dans la Fontaine un mélange unique de finesse et de naïveté.»
(MARMONTEL.)
1. SYMBOLE DES INGRATS. Voy. 1. vi, F. 13, Le Villageois et le Serpent.
2. PROCÈS. Sur cette locution, voy. p. 252, note 3.
3. RAPPORTONS-NOUS . Ellipse, du langage familier : Prenons un arbitre.
4. L'ON L'APPELLE . Sur ces consonnances désagréables, voy . p. 34, note 9.
3. NULLES JOURNÉES. La règle qui interdit l'usage de nul au pluriel,
sauf les exceptions reconnues, n'était pas encore en vigueur.
270 LIVRE X. FABLE II.
Mais je suis attachée et si j'eusse eu pour maître
Un serpent, eût-il su jamais pousser si loin
L'ingratitude ? Adieu : j'ai dit ce que je pense¹ .
L'homme, tout étonné d'une telle sentence ,
Dit au serpent : Faut-il croire ce qu'elle dit !
C'est une radoteuse ; elle a perdu l'esprit.
Croyons ce bœuf. Croyons , dit la rampante bête.
Ainsi dit, ainsi fait. Le bœuf vient à pas lents.
Quand il eut ruminé tout le cas en sa tête,
Il dit que du labeur des ans
Pour nous seuls il portoit les soins les plus pesants ,
Parcourant sans cesser ce long cercle de peines
Qui, revenant sur soi , ramenoit dans nos plaines
Ce que Cérès nous donne, et vend aux animaux ;
Que cette suite de travaux
.Pour récompense avoit, de tous tant que nous sommes,
Force coups, peu de gré³ : puis , quand il étoit vieux ,
On croyoit l'honorer chaque fois que les hommes
Achetoient de son sang l'indulgence des dieux.
Ainsi parla le bœuf. L'homme dit : Faisons taire.
Cet ennuyeux déclamateur ;
Il cherche de grands mots, et vient ici se faire,
Au lieu d'arbitre , accusateur .
Je le récuse aussi. L'arbre étant pris pour juge,
Ce fut bien pis encore . Il servoit de refuge
Contre le chaud , la pluie , et la fureur des vents ;
Pour nous seuls il ornoit les jardins et les champs :
L'ombrage n'étoit pas le seul bien qu'il sût faire ;
Il courboit sous les fruits. Cependant pour salaire
Un rustre l'abattoit ; c'étoit là son loyer * ;
Quoique, pendant tout l'an , libéral il nous donne
Ou des fleurs au printemps , ou du fruit en automne ;
L'ombre, l'été ; l'hiver, les plaisirs du foyer.
Que ne l'émondoit-on , sans prendre la cognée ?
1. CE QUE JE PENSE. « Quel langage ! Peut-on ne pas être ému ! Le cœur
ne vous parle-t-il pas en faveur de l'animal qui se plaint ! (LA HARPE.)
2. CE LONG CERCLE DE PEINES. Virgile a dit de même (Géorg. II, 401) :
... Redit agricolis labor actus in orbem.
Le jour succède au jour, et la peine à la peine. (Lamartine.)
3. GRÉ, reconnaissance. Voy. p. 19, note 9.
4. LOYER, salaire, récompense. N'est plus usité dans ce sens, si ce n'ext
dans un langage très-familier :
Très-peu de gré, mille traits de satire,
Sont le loyer de quiconque ose écrire. ( VOLTAIRE.
Serait-ce la raison qu'une même folie
N'eût pas même loyer? (MALHERBE. )
LIVRE X. - FABLE III. 271
De son tempérament, il eût encor vécu.
L'homme, trouvant mauvais que l'on l'eût convaincu ,
Voulut à toute force avoir cause gagnée.
Je suis bien bon , dit-il , d'écouter ces gens- là !
Du sac et du serpent aussitôt il donna
Contre les murs, tant qu'il tua la bête.
On en use ainsi chez les grands :
La raison les offense ; ils se mettent en tête
Que tout est né pour eux, quadrupèdes et gens ,
Et serpents .
Si quelqu'un desserre les dents ,
C'est un sot . J'en conviens : mais que faut-il donc faire ?
Parler de loin , ou bien se taire.

III. - La Tortue et les deux Canards ¹.


Une tortue étoit , à la tête légère ,
Qui ', lasse de son trou , voulut voir le pays.
Volontiers on fait cas d'une terre étrangère ;
Volontiers gens boiteux haïssent le logis.
Deux canards, à qui la commère
Communiqua ce beau dessein ,
Lui dirent qu'ils avoient de quoi la satisfaire.
Voyez-vous ce large chemin?
Nous vous voiturerons , par l'air, en Amérique ;
Vous verrez mainte république ,
Maint royaume , maint peuple ; et vous profiterez
Des différentes mœurs que vous remarquerez .
Ulysse en fit autant. On ne s'attendoit guère
De voir Ulysse³ en cette affaire.
La tortue écouta la proposition.
Marché fait, les oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pèlerine.
Dans la gueule, en travers, on lui passe un bâton .
Serrez bien, dirent-ils ; gardez de lâcher prise.
1. Livre des lumières, ou la Conduite des rois , p. 124. Contes et
Fables indiennes de Bidpai et de Lokman, t. 11. Les deux Canards et la
Tortue.
2. Qui. Sur qui éloigné du substantif auquel il se rapporte, voy. p. 51.
note 3.
3. ULYSSE, roi d'Ithaque, qui, après le siége de Troie, erra dix ans de
mers en mers avant de po voir rentrer dans son royaume. La Fontaine
fait allusion au début de l'Odyssée (C. I, 3) , et au vers d'Horace sur Ulysse :
Qui mores hominum multorum vidit et urbes. (Art poét., 142.)
272 LIVRE X. ― FABLE IV.
Puis chaque canard prend ce bâton par un bout
La tortue enlevée, on s'étonne partout
De voir aller en cette guise 1¹
L'animal lent et sa maison,
Justement au milieu de l'un et l'autre oison.
Miracle crioit-on : venez voir dans les nues
Passer la reine des tortues.
La reine vraiment oui : je la suis en effet ;
Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire aucune chose ;
Car, lâchant le bâton en desserrant les dents ,
Elle tombe , elle crève aux pieds des regardants.
Son indiscrétion de sa perte fut cause.
Imprudence, babil , et sotte vanité,
Et vaine curiosité ,
Ont ensemble étroit parentage² :
Ce sont enfants tous d'un lignage ³ .

IV . Les Poissons et le Cormoran⭑.


Il n'étoit point d'étang dans tout le voisinage.
Qu'un cormoran 5 n'eût mis à contribution :
Viviers et réservoirs lui payoient pension® .
Sa cuisine alloit bien : mais, lorsque le long âge
Eut glacé le pauvre animal,
La même cuisine alla mal .
Tout cormoran se sert de pourvoyeur lui-même.
Le nôtre, un peu trop vieux pour voir au fond des eaux ,
N'ayant ni filets ni réseaux,
1. EN CETTE GUISE. Guise signifie façon d'agir, coutume, usage. Il est
surtout usité en ces phrases, où il se rapporte à des personnes : agir à sa
quise; faites à votre guise. C'est par extension que la Fontaine l'a pris
íci absolument dans le sens de manière , sorte.
2. PARENTAGE. Voy. p. 80 , note 5.
3. LIGNAGE, famille, souche. La Fontaine mis l'adjectif même, parce
que lignage signifie parenté d'une même ouche, descendants d'une
même ligne.
4. Livre des lumières, ou la Conduite des Rois, p. 92. La Grue et les
Poissons. Contes et Fables indiennes de Bidpaî et de Lokman, t. 1. Le
Héron, l'Ecrevisse et les Poissons.
5. CORMORAN , oiseau aquatique qui a le cou fort long, les jambes fort
hautes, et qui est un grand destructeur de poisson. Il a le plumage noir
d'un corbeau et la grosseur d'un chapon. On l'appelle aussi corbeau
pêcheur ou corbeau marin.
6. PENSION . On appelle pension une redevance annuelle , une rente via-
gère constituée au profit de quelqu'un. Les rois faisaient des pensions à
leurs favoris.
LIVRE X. - FABLE IV. 273
Souffroit une disette extrême.
Que fit-il ? Le besoin, docteur en stratagème,
Lui fournit celui-ci. Sur le bord d'un étang
Cormoran vit une écrevisse.
Ma commère, dit-il , allez tout à l'instant
Porter un avis important
A ce peuple : il faut qu'il périsse ;
Le maître de ce lieu dans huit jours pêchera.
L'écrevisse en hâte s'en va
Conter le cas. Grande est l'émute¹ ;
On court, on s'assemble, on députe
A l'oiseau Seigneur Cormoran ,
D'où vous vient cet avis ? Quel est votre garant?
Êtes-vous sûr de cette affaire ?
N'y savez-vous remède ? Et qu'est-il bon de faire ?
Changer de lieu, dit-il. - Comment le ferons-nous ?
8
N'en soyez point en soin : je vous porterai tous ,
L'un après l'autre, en ma retraite.
Nul que Dieu seul et moi n'en connoît les chemins :
Il n'est demeure plus secrète .
Un vivier que Nature ' y creusa de ses mains,
Inconnu des traîtres humains ,
Sauvera votre république.
On le crut. Le peuple aquatique
L'un après l'autre fut porté
Sous ce rocher peu fréquenté.
Là, Cormoran le bon apôtre * ,
Les ayant mis en un endroit
Transparent, peu creux , fort étroit ,
Vous les prenoit sans peine, un jour l'un , un jour l'autre.
Il leur apprit à leurs dépens
Que l'on ne doit jamais avoir de confiance
En ceux qui sont mangeurs de gens. 5
lls y perdirent peu, puisque l'humaine engeance
1. EMUTE, pour émeute. Voy. p. 169, note 8.
2. SOIN, souci, inquiétude. De combien de soins sont rongés les
avares. (NICOLE. ) Partager les soins d'un ami.. (BALZAC.)
Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin;
Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin. (RACINE, Andr. , 1, 2.)
3. NATURE. La nature est ici personnifiée, et ce mot devient un nom
propre.
4. APÔTRE. « On dit proverbialement et ironiquement de quelqu'un qui
mène une vie licencieuse sous un extérieur réservé : C'est un bon apôtre..
(TRÉVOUX.)
5. ENGEANCE. Voyez page 26, note 3.
274 LIVRE X. - FABLE V.
En auroit aussi bien croqué sa bonne part.
Qu'importe qui vous mange , homme ou loup ? toute panse
Me paroît une à cet égard :
Un jour plus tôt , un jour plus tard,
Ce n'est pas grande différence.

V. -- L'Enfouisseur et son Compère ¹.


Un pincemaille avoit tant amassé
Qu'il ne savoit où loger sa finance .
L'avarice , compagne et sœur de l'ignorance ,
Le rendoit fort embarrassé
Dans le choix d'un dépositaire ;
Car il en vouloit un , et voici sa raison :
L'objet tente ; il faudra que ce monceau s'altère,
Si je le laisse à la maison :
Moi-même de mon bien je serai le larron .
Le larron ? Quoi ! jouir , c'est se voler soi-même ?
Mon ami, j'ai pitié de ton erreur extrême.
Apprends de moi cette leçon :
Le bien n'est bien qu'en tant que l'on s'en peut défaire ;
Sans cela c'est un mal . Veux-tu le réserver
Pour un âge et des temps qui n'en ont plus que faire ?
La peine d'acquérir, le soin de conserver ,
Otent le prix à l'or, qu'on croit si nécessaire ' .
Pour se décharger d'un tel soin ,
Notre homme eût pu trouver des gens sûrs au besoin :
Il aima mieux la terre ; et, prenant son compère " ,
Celui-ci l'aide . Ils vont enfouir le trésor .
Au bout de quelque temps l'homme va voir son or ;
Il ne retrouva que le gîte.
Soupçonnant à bon droit le compère , il va vite
Lui dire : Apprêtez-vous ; car il me reste encor
Quelques deniers je veux les joindre à l'autre masse.
Le compère aussitôt va remettre en sa place
L'argent volé ; prétendant bien
Tout reprendre à la fois , sans qu'il y manquât rien.
Mais , pour ce coup , l'autre fut sage :
Il retint tout chez lui , résolu de jouir ,
1. Abstemius, 168. De Viro qui thesaurum compatre conscio abdiderat.
2. PINCEMAILLE,
valant la moitié d'unavare. maille était une petite monnaie de cuivre
denier.LaOr, il fallait 12 deniers pour un sol .
3. NÉCESSAIRE. Le caractère de la Fontaine est dans ces deux vers.
4. COMPÈRE. Sur ce mot, voy. p. 24, note 4, et p. 39, pote 7.
LIVRE X. - FABLE VI. 275

Plus n'entasser, plus n'enfouir ; 2


Et le pauvre voleur , ne trouvant plus son gage
Pensa tomber de sa hauteur.
Il n'est pas malaisé de tromper un trompeur.

VI. Le Loup et les Bergers'.


Un loup rempli d'humanité
(S'il en est de tels dans le monde)
Fit un jour sur sa cruauté,
Quoiqu'il ne l'exerçât que par nécessité,
Une réflexion profonde.
Je suis haï, dit- il ; et de qui ? de chacun.
Le loup est l'ennemi commun :
Chiens , chasseurs, villageois , s'assemblent pour sa perte ,
Jupiter est là-haut étourdi de leurs cris :
C'est par là que de loups l'Angleterre est déserte * ,
On y mit notre tête à prix .
Il n'est hobereau qui ne fasse
6
Contre nous tels bans publier ;
Il n'est marmot osant crier
Que du loup aussitôt sa mère ne menace.
Le tout pour un âne rogneux " ,
Pour un mouton pourri , pour quelque chien hargneux,
Dont j'aurai passé mon envie.
Eh bien ! ne mangeons plus de chose ayant eu vie :
Paissons l'herbe, broutons, mourons de faim plutôt.
Est-ce une chose si cruelle ?
Vaut-il mieux s'attirer la haine universelle ?
Disant ces mots, il vit des bergers , pour leur rôt,
Mangeants 8 un agneau cuit en broche.
1. PLUS N'ENTASSER. L'ellipse de la préposition de dans ce vers donne à
la phrase beaucoup de vivacité et un ton plus familier et plus naturel.
2. GAGE, c'est-à-dire l'argent qu'il avait remis comme gage de sa fi-
délité, pour attirer la confiance de l'avare.
3. Philibert Hégémon, F. 20. Des Pasteurs et des Loups.
4. DÉSERTE. Edgard, roi d'Angleterre, vers l'an 961 , convertit le tribut
d'argent que les habitants du pays de Galles payaient à son prédécesseur
en une redevance annuelle de 300 têtes de loups. L'ile entière en fut dé-
livrée. (WALCKENAER.)
5. HOBEREAU Ou HAUBEREAU, petit oiseau de proie , et par extension,
petit gentilhomme de campagne, petit tyran.
6. BANS. Un han est une publication à haute voix, et au son du tam
our ou de la trompette, des ordres d'un chef.
7. ROGNEUX, galeux.
8. MANGEANTS. Sur ce pluriel, voy. p. 53, note 3.
276 LIVRE X. FABLE VII.
Oh ! oh ! dit-il, je me reproche
Le sang de cette gent¹ : voilà ses gardiens
S'en repaissants eux et leurs chiens ;
2
Et moi , loup , j'en ferai scrupule !
Non, par tous les dieux , non ; je serois ridicule
Thibaut l'agnelet passera,
Sans qu'à la broche je le mette ;
Et non-seulement lui , mais la mère qu'il tette
Et le père qui l'engendra !
Ce loup avoit raison. Est-il dit qu'on nous voie
Faire festin de toute proie ,
Manger les animaux ; et nous les réduirons
Aux mets de l'âge d'or autant que nous pourrons !
Ils n'auront ni croc ni marmite !
Bergers , bergers ! le loup n'a tort
Que quand il n'est pas le plus fort :
Voulez-vous qu'il vive en ermite ?

VII. - L'Araignee et l'Hirondelle ,


O Jupiter, qui sus de ton cerveau ,
Par un secret d'accouchement nouveau,
Tirer Pallas " , jadis mon ennemie " ,
Entends ma plainte une fois en ta vie !
6
Progné me vient enlever les morceaux ;
Caracolant , frisant l'air et les eaux,
1. GENT, race, nation ( du latin gens ) . Ce mot, employé constamment
chez nos anciens auteurs avec le -sens de nation, peuple, monde, etc. n'est
plus que du style très-familier. Malherbe a dit:
O combien aura de veuves
La gent qui porte le turban !
De cette gent farouche adoucira les mœurs. (SEGRAIS.)
2. J'EN FERAI SCRUPULE . Il n'y a aucune ellipse dans cette phrase. Elle
est exacte et française, quoique peu usitée prisentement. --Les li-
bertins ne font scrupule de rien. » (BOUHOURS .)
3. Abstemius, 4. De Aranea et Hirundine.
4. PALLAS. La Fable dit que Jupiter, étant incon Jodé d'un violent mal
de tête, eut recours à Vulcain, qui lui fendit le crâne d'un coup de hache :
Pallas en sortit tout armée.
5. ENNEMIE. Ovide raconte dans ses Métamorphoses qu'Arachné,
fille d'Idmon, de la ville de Colophon, habile dans l'art de la tapisserie,
osa défier Minerve, et la vainquit. Minerve irritée changea sa rivale en
araignée. (Métam. VI, vers 1-223.)
6. PROGNÉ, fille de Pandion, roi d'Athènes , épouse de Térée, roi de
Thrace, et sœur de Philomèle. Elle fut métamorphosée en hirondelle.
7. CARACOLANT. Vers pittoresque, qui représente bien le vol capricieux
de l'hirondelle . La Fontaine avait dans l'esprit ces vers de Virgile :
Aut arguta lacus circumvolitavit hirundo. (Géorg., 1, 377.)
Et flumina libant
Summa leves. (Géorg., Iv, 54.)
LIVRE X. - FABLE VIII. 277
Elle me prend mes mouches à ma porte :
Miennes je puis le dire ; et mon réseau
En seroit plein sans ce maudit ciseau :
Je l'ai tissu de matière assez forte.
Ainsi, d'un discours insolent,
Se plaignoit l'araignée autrefois tapissière,
Et qui lors étant filandière
Prétendoit enlacer tout insecte volant.
La sœur de Philomèle , attentive à sa proie ,
Malgré le bestion ' happoit mouches dans l'air,
Pour ses petits, pour elle, impitoyable joie ,
Que ses enfants gloutons , d'un bec toujours ouvert,
D'un ton demi-formé, bégayante couvée ,
Demandoient par des cris encor mal entendus.
La pauvre aragne³ , n'ayant plus
Que la tête et les pieds , artisans superflus ,
Se vit elle-même enlevée :
L'hirondelle , en passant, emporta toile, et tout,
Et l'animal per lant au bout.
Jupin pour chaque état mit deux tables au monde :
L'adroit, le vigilant , et le fort sont assis
A la première ; et les petits
Mangent leurs restes à la seconde.

VIII. - La Perdrix et les Coqs .


Parmi de certains coqs , incivils, peu galants ,
Toujours en noise , et turbulents,
Une perdrix étoit nourrie.
Son sexe, et l'hospitalit
De la part de ces coqs , peuple à l'amour porté ,
Lui faisoient espérer beaucoup d'honnêteté ;
Ils feroient les honneurs de la ménagerie " .
1. BESTION. Terme imité de l'italien par l'auteur, mais non reçu dans
les dictionnaires, si ce n'est avec le sens de éperon de navire. Dans l'ac-
ception où l'a pris la Fontaine, on dit bestiole.
2. IMPITOYABLE JOIE. Dans ce vers et dans les suivants, la Fontaine
imite en l'agrandissant le tableau peint d'un trait par Virgile :
Omnia nam late vastant, ipsasque volantes
Ore ferunt, dulcem nidis immitibus escam. (Géorg., iv, 16-17.)
2. ARAGNE. Forme vieillie de araignée (¿páxvn.)
4. Esope, FF. 16 et 10.
5. NOISE. Voy. p. 255, note 3.
6. MÉNAGERIE. Ce mot, qui ne s'emploie guère qu'en parlant de bêtes
rares et curieuses, a d'abord désigné tout lieu à nourrir des bestiau et à
faire le ménage de la campagne. » (Trévoux.)
278 LIVRE X. FABLE IX .
Ce peuple, cependant, fort souvent en furie,
Pour la dame étrangère ayant peu de respec¹ ,
Lui donnoit fort souvent d'horribles coups de bec :
D'abord elle en fut affligée ;
Mais, sitôt qu'elle eut vu cette troupe enragée
S'entre-battre elle-même et se percer les flancs,
Elle se consola. Ce sont leurs mœurs , dit-elle ;
Nees accusons point, plaignons plutôt ces gens :
Jupiter sur un seul modèle
N'a pas formé tous les esprits ;
Il est des naturels de coqs et de perdrix.
S'il dépendoit de moi , je passerois ma vie
En plus honnête compagnie.
Le maître de ces lieux en ordonne autrement ;
Il nous prend avec des tonnelles 9
Nous loge avec des coqs , et nous coupe les ailes :
C'est de l'homme qu'il faut se plaindre seulement.

IX. - Le Chien à qui on a coupé les oreilles.


Qu'ai-je fait pour me voir ainsi
Mutilé par mon propre maître?
Le bel état où me voici !
Devant les autres chiens oserai -je parêtre ³ ?
O Rois des animaux , ou plutôt leurs tyrans ,
Qui vous feroit choses pareilles !
Ainsi crioit Mouflar * , jeune dogue ; et les gens ,
Peu touchés de ses cris douloureux et perçants ,
Venoient de lui couper sans pitié les oreilles.
Mouflar y croyoit perdre . Il vit avec le temps
Qu'il y gagnoit beaucoup ; car, étant de nature
5
A piller ses pareils, mainte mésaventure
L'auroit fait retourner chez lui
Avec cette partie en cent lieux altérée :
Chien hargneux a toujours l'oreille déchirée .
1. RESPEC. Le t se supprime par licence et pour la rime.
2. TONNELLES, filets dont on se sert pour la chasse aux cailles et aux
perdrix. Ils ont quinze pieds de queue. On pousse devant soi un bœufou
un cheval peints pour forcer les perdrix à s'engager dans le filet. De là
e verbe tonneler, prendre au piége, tromper, duper.
3. PARÊTRE, pour paraître. On a d'abord écrit et prononcé parouètre,
puis parêtre, enfin paroître et paraître. Voy. p. 147, note 4.
4. MOUFLAR, Corps à grosse tête, du mot mufle. Ce nom est encore
emprunté de Rabelais. (WALCKENAER.)
5. PILLER. Terme de chasse, se jeter sur le gibier. Voy. p. 264, note i .
LIVRE X. - FABLE X. 279
Le moins qu'on peut laisser de prise aux dents d'autrui,
C'est le mieux. Quand on n'a qu'un endroit à défendre,
On le munit, de peur d'esclandre¹ .
Témoin maître Mouflar armé d'un gorgerin * ;
Du reste ayant d'oreille autant que sur ma main,
Un loup n'eût su par où le prendre.

Σ. - Le Berger et le Roi³.
Deux démons à leur gré partagent notre vie,
Et de son patrimoine ont chassé la raison ;
Je ne vois point de cœur qui ne leur sacrifie :
Si vous me demandez leur état et leur nom ,
J'appelle l'un, Amour, et l'autre, Ambition.
Cette dernière étend le plus loin son empire ;
Car même elle entre dans l'amour.
Je le ferois bien voir ; mais mon but est de dire
Comme un roi fit venir un berger à sa cour.
Le conte est du bon temps, non du siècle où nous sommes.
Ce roi vit un troupeau qui couvroit tous les champs ,
Bien broutant, en bon corps 5 , rapportant tous les ans,
Grâce aux soins du berger, de très-notables sommes .
Le berger plut au roi par ces soins diligents ".
7
Tu mérites, dit-il , d'être pasteur de gens :
Laisse là tes moutons , viens conduire des hommes ;
Je te fais juge souverain ' .
1. ESCLANDRE. Vieux mot qui signifiait scandale, accident fâcheux et
défaite. Loret, dans sa Gazette rimée, l'emploie dans ce dernier sens :
Car on dit que dans cette esclandre
Plusieurs Hollandais firent flandre ;
Ou, pour parler nettement,
Se retirèrent doucement.
2. GORGERIN, pièce d'armure qui couvrait la gorge d'un homme d'armes.
Ici, par analogic, la Fontaine désigne par ce mot un collier garni de pointes
de fer.
3. Livre des lumières, ou la Conduite des rois, p. 152. Histoire d'un
Hermite. -Contes et Fables indiennes de Bidpai et de Lokman, t. II,
L'Hermite; et t. n, Histoire d'un Lion et d'un Renard.
4. COMME, pour comment. V. p. 18, note 8.
5. EN BON CORPS. Locution proverbiale, en bon point, en bon état.
6. DILIGENTS. Hémistiche que la Fontaine s'emprunte à lui-même :
La chose allait à bien par ses soins diligents. (vii, 10.)
7. PASTEUR DE GENS . Expression homérique (motiva lauv, pasteur des
peuples).
8. JUGE SOUVERAIN.. « On appelle juges souverains ceux qui ont reçu
du roi pouvoir de terminer les proces sans appel et en dernier ressort.
A Paris, ily a cinq compagnies souveraines : le Parlement, la Chambre des
comptes, la Cour des aides, le grand Conseil et la Cour des monnaies..
(TREVOUX. ) - Aujourd'hui, il n'y a plus que la Cour de Cassation.
FABLES DE LA FONTAINE 14
280 LIVRE X. - FABLE X.
Voilà notre berger la balance à la main ¹ .
Quoiqu'il n'eût guère vu d'autres gens qu'un ermite,
Son troupeau , ses mâtins , le loup, et puis c'est tout,
Il avoit du bon sens ; le reste vient ensuite :
Bref, il en vint fort bien à bout.
L'ermite son voisin accourut pour lui dire :
Veillé-je ? et n'est-ce point un songe que je vois ?
Vous, favori ! vous, grand ! Défiez-vous des rois ;
Leur faveur est glissante : on s'y trompe ; et le pire
C'est qu'il en coûte cher : de pareilles erreurs
Ne produisent jamais que d'illustres malheurs.
Vous ne connoissez pas l'attrait qui vous engage :
Je vous parle en ami ; craignez tout. L'autre rit ;
Et notre ermite poursuivit :
Voyez combien déjà la cour vous rend peu sage.
Je crois voir cet aveugle¹ à qui , dans un voyage,
Un serpent engourdi de froid
Vint s'offrir sous la main : il le prit pour un fouet,
Le sien s'étoit perdu , tombant de sa ceinture.
Il rendoit grâce au ciel de l'heureuse aventure ,
Quand un passant cria : Que tenez-vous ? ò dieux !
Jetez cet animal traître et pernicieux ,
Ce serpent ! C'est un fouet. - C'est un serpent ! vous dis-je.
A me tant tourmenter quel intérêt m'oblige ?
Prétendez-vous garder ce trésor ? Pourquoi non ?
Mon fouet étoit usé ; j'en retrouve un fort bon :
Vous n'en parlez que par envie. -
L'aveugle enfin ne le crut pas ;
Il en perdit bientôt la vie :
L'animal dégourdi piqua son homme au bras.
Quant à vous , j'ose vous prédire
Qu'il vous arrivera quelque chose de pire.
Eh ! que me sauroit-il ³ arriver que la mort ?
Mille dégoûts viendront, dit le prophète ermite.
1. BALANCE Thémis, déesse de la justice, est représentée une balance
à la main :
De donner à Thémis ni bandeau ni balance.
(BOILEAU, Art poét. 1 , 228.)
9. AVEUGLE. Cet apologue n'est pas le même que celui d'Esope ou celui
de Phèdre qu'on a voulu y rapporter. La Fontaine a suivi Bidpaï, qui a
aussi intercalé ce conte dans celui de l'Hermite. Voy. Livre des lumières,
ou la Conduite des roys, p. 157 ; ou dans Cardonne, t. 11, p. 220, l'Aveugle
qui voyageait avec ses amis. (WALCKENAER. )
3. SAUROIT-IL. Synonyme familier de pourroit-il. -Que me sauroit-il...
que; sous-entendu autre chose. Sur cette ellipse, très-française d'ailleurs
voy, p. 15 note 6, et page 162, note 6.
LIVRE X. - FABLE XI. 281
en vint en effet l'ermite n'eut pas tort.
1
Mainte peste de cour fit tant, par maint ressort
Que la candeur du juge , ainsi que son mérite ,
Furent suspects au prince. On cabale, on suscite
Accusateurs, et gens grevés par ses arrêts.
De nos biens, dirent-ils , il s'est fait un palais .
Le prince voulut voir ces richesses immenses.
Il ne trouva partout que médiocrité³ ,
Louanges du désert et de la pauvreté :
C'étoient là ses magnificences.
Son fait , dit-on, consiste en des pierres de prix :
Un grand coffre en est plein, fermé de dix serrures.
Lui-même ouvrit ce coffre, et rendit bien surpris
Tous les machineurs d'impostures.
Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux ,
L'habit d'un gardeur de troupeaux ,
Petit chapeau , jupon , panetière , houlette,
Et, je pense, aussi sa musette.
Doux trésors , ce dit-il, chers gages 7 , qui jamais
N'attirâtes sur vous l'envie et le mensonge,
Je vous reprends : sortons de ces riches palais
Comme l'on sortiroit d'un songe!
Sire, pardonnez-moi cette exclamation :
J'avois prévu ma chute en montant sur le faite.
Je m'y suis trop complu : mais qui n'a dans la tête
Un petit grain d'ambition 8 ?

XI. - Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte⁹.


Tircis, qui pour la seule Annette
Faisoit résonner les accords
1. RESSORT, machine qu'on fait jouer pour détruire le crédit de quelqu'un.
2. GREVÉS, chargés de peines très-fortes (gravibus pœnis mulctati). -
Il a été grevé par cette sentence en plusieurs chefs. (TRÉVOUX.)
3. MÉDIOCRITÉ. Voy. p. 165, note 2.
4. SON FAIT, son avoir. Voy. 96, note 6.
5. MACHINEURS. Terme qui n'est plus français.
6. PANETIÈRE, espèce de grande poche ou de sac où les bergers mettent
leur pain et autres provisions.
7. GAGES, gages de mon ancien bonheur, preuves et témoins de mapre-
mière
11 y a condition. Pignora , chez les počtes latins, est souvent pris en ce sens,
d'ailleurs dans ce vers une réminiscence de celui-ci de Virgile :
Dulces exuviæ, dum fata deusque sinebant. (En. , iv, 631.)
8. AMBITION.Voilà un de ces morceaux où le cœur de la Fontaine
aime a s'épancher. » (CHAMFORT.)
9. Esope, FF. 34 et 150.-Aphton. , 33. Fabula piscatoris , qui piscator
simul erat et aulædus, qua artibus suo quoque loco utendum esse docetur.
282 LIVRE X. J FABLE XI.
D'une voix et d'une musette
Capables de toucher les morts,
Chantoit un jour le long des bords
D'une onde arrosant des prairies
Dont Zéphyre¹ habitoit les campagnes fleuries
Annette cependant à la ligne pêchoit ;
Mais nul poisson ne s'approchoit ;
La bergère perdoit ses peines.
Le berger, qui par ses chansons
Eût attiré des inhumaines ,
Crut, et crut mal , attirer des poissons.
Il leur chanta ceci : Citoyens de cette onde,
Laissez votre Naïade 3 en sa grotte profonde ;
Venez voir un objet " mille fois plus charmant.
Ne craignez point d'entrer aux prisons de la Belle :
Ce n'est qu'à nous qu'elle est cruelle.
Vous serez traités doucement ;
On n'en veut point à votre vie :
Un vivier yous attend, plus clair que fin cristal ;
Et, quand à quelques-uns l'appât seroit fatal,
Mourir des mains d'Annette est un sort que j'envie.
Ce discours éloquent ne fit pas grand effet ;
L'auditoire étoit sourd aussi bien que muet :
6
Tircis eut beau prêcher : ses paroles miellées
S'en étant aux vents envolées ,
Il tendit un long rets. Voilà les poissons pris ;
Voilà les poissons mis aux pieds de la bergère.

O vous, pasteurs d'humains et non pas de brebis ,


Rois, qui croyez gagner par raison les esprits
D'une multitude étrangère " ,
Ce n'est jamais par là que l'on en vient à bout !

1. ZEPHYRE, vent d'ouest et très-doux, fils d'Eole et de l'Aurore, époux


de Flore, père de Carpos (fruits), selon la mythologie.
2. CITOYENS. Voy. p. 144, note 3.
3. NAIADES. On appelait Naïades les nymphes qui présidaient aux fon-
taines et aux rivières.
4. OBJET. Sur le sens particulier de ce mot au xvii® siècle, voy. p. 179,
ote 7.
5. Aux, dans les. Voy. p. 253, note 2.
6. MIELLÉES. Terme qui n'est plus français. On dit emmiellées.
7. Etrangère. La Fontaine recommande aux rois l'emploi de la force,
non pas envers leurs propres sujets, mais envers les ennemis ou étran-
gers, et c'est bien différent.
LIVRE X. -- FABLE XII. 283
1
Il y¹ faut une autre manière :
Servez-vous de vos rets ; la puissance fait tout.

XII. - Les deux Perroquets, le Roi et son Fils ".


Deux perroquets, l'un père et l'autre fils,
Du rôt d'un roi faisoient leur ordinaire ;
Deux demi-dieux, l'un fils et l'autre père,
De ces oiseaux faisoient leurs favoris.
L'âge lioit une amitié sincère
Entre ces gens : les deux pères s'aimoient ;
Les deux enfants , malgré leur cœur frivole,
L'un avec l'autre aussi s'accoutumoient,
Nourris ensemble, et compagnons d'école.
C'étoit beaucoup d'honneur au jeune perroquet ;
Car l'enfant étoit prince, et son père monarque .
Par le tempérament 3 que lui donna la Parque *,
Il aimoit les oiseaux. Un moineau fort coquet,
Et le plus amoureux de toute la province ,
Faisoit aussi sa part 5 des délices du prince.
Ces deux rivaux un jour ensemble se jouants 6 •
Comme il arrive aux jeunes gens,
Le jeu devint une querelle .
Le passereau , peu circonspec " ,
S'attira de tels coups de bec,
Que, demi-mort et traînant l'aile,
On crut qu'il n'en pourroit guérir.
1. ILY FAUT, il faut en cela, pour cela ( in eo ). Y avait au XVII siècle
une acception très-étendue ; elle remplaçait plusieurs prépositions : d,
dans, avec, en, etc.
Et pour se bien conduire en ces difficultés,
-Ily faut, comme en tout, fuir les extrémités. (MoL. , E. F., Iv, 8.)
Vous me haissez donc ? -Jy fais tout mon effort. (Id .)
2. Contes et Fables indiennes de Bidpaï et de Lokman, t. I. Histoire du
roi Yémen et de son perroquet.
3. LE TEMPÉRAMENT. Synonyme ici d'humeur, penchant naturel, ca-
ractère, le caractère étant un effet du tempérament. - Tempérament est
souvent employé dans ce sens au XVIIe siècle. Le tempérament ne peut
raison de les
faire que l'ébauche des vertus ; et il n'appartient qu'à la tempérament
achever.. (SCUDÉRY .) Brutus avait modéré l'ardeur de son
par l'étude de la philosophie. (SAINT- EVREMOND . )
4. LA PARQUE. Les Parques étaient filles du Destin. Ces divinités, dit
Dacier, tenaient en leurs mains notre existence, la composant de malheur
et de félicité, la filant de laine noire ou de laine blanche à leur gré.
5. FAISOIT SA PART, s'était introduit dans la société et dans les faveurs
du prince, y jouait son rôle. Cette expression vient de faire sa partie,
jouer un rôle et avoir place en quelqne chose.
6. SE JOUANTS. Sur ce pluriel, voy. p. 53, note 3.
7. CIRCONSPEC. La suppression du i est une licence de la Fontaine.
Voy. p. 278, note 1.
284 LIVRE X. - FABLE XII.
Le prince indigné fit mourir
Son perroquet. Le bruit en vint au père.
L'infortuné vieillard ' crie et se désespère ,
Le tout en vain, ses cris sont superflus ;
L'oiseau parleur est déjà dans la barque :
Pour dire mieux, l'oiseau ne parlant plus
Fait qu'en fureur sur le fils du monarque
Son père s'en va fondre , et lui crève les yeux.
Il se sauve aussitôt, et choisit pour asile
Le haut d'un pin : là, dans le sein des dieux,
Il goûte sa vengeance en lieu sûr et tranquille.
Le roi lui-même y court, et dit pour l'attirer :
Ami , reviens chez moi ; que nous sert de pleurer ?
Haine , vengeance et deuil , laissons tout à la porte.
Je suis contraint de déclarer,
Encor que ma douleur soit forte,
Que le tort vient de nous ; mon fils fut l'agresseur :
Mon fils ! non, c'est le Sort qui du coup est l'auteur.
La Parque avoit écrit de tout temps en son livre
Que l'un de nos enfants devoit cesser de vivre,
L'autre de voir , par ce malheur.
Consolons-nous tous deux , et reviens dans ta cage.
Le perroquet dit : Sire roi,
Crois-tu qu'après un tel outrage
Je me doive fier à toi?
Tu m'allègues le Sort : prétends-tu, par ta foi,
5
Me leurrer de l'appât d'un profane langage ?
Mais que la Providence , ou bien que le Destin ,
Règle les affaires du monde,
Il est écrit là-haut qu'au faîte de ce pin,
Ou dans quelque forêt profonde,
J'achèverai mes jours loin du fatal objet
Qui doit t'être un juste sujet
De haine et de fureur. Je sais que la vengeance
8
Est un morceau de roi ; car vous vivez en dieux.
Tu veux oublier cette offense ;
Je le crois cependant il me faut, pour le mieux ,
1. VIEILLARD, le vieux perroquet.
2. BARQUE, barque de Caron, nautonnier des enfers.
3. SON PÈRE, le vieux perroquet, irrité de la mort qui a réduit son fils
au silence.-Lui, au jeune prince.
4. SIRE. Voy. p. 6. note 9.
5. PROFANE, impie comme la croyance à la fatalité.
6. MORCEAU DE ROI. Locution proverbiale.
LIVRE X. ―FABLE XIII. 285
Eviter ta main et tes yeux.
Sire roi, mon ami , va-t'en ; tu perds ta peine :
Ne me parle point de retour ;
L'absence est aussi bien un remède à la haine
Qu'un appareil contre l'amour.

XIII. La Lionne et l'Ourse.


Mère lionne avoit perdu son faon¹ :
Un chasseur l'avoit pris. La pauvre infortunée
Poussoit un tel rugissement
Que toute la forêt étoit importunée.
La nuit ni son obscurité ,
Son silence et ses autres charmes ,
De la reine des bois n'arrêtoient les vacarmes :
Nul animal n'étoit du sommeil visité .
L'ourse enfin lui dit : Ma commère,
Un mot sans plus ; tous les enfants
Qui sont passés entre vos dents
N'avoient-ils ni père ni mère?
Ils en avoient. -- S'il est ainsi ,
Et qu'aucun de leur mort n'ait nos têtes rompues 2 9
Si tant de mères se sont tues,
Que ne vous taisez-vous aussi ? -
Moi, me taire ! moi malheureuse !
Ah ! j'ai perdu mon fils ! il me faudra traîner
Une vieillesse douloureuse ! --
Dites- moi, qui vous force à vous y condamner ?
Hélas ! c'est le Destin qui me hait. Ces paroles
Ont été de tout temps en la bouche de tous.
Misérables humains , ceci s'adresse à vous !
Je n'entends résonner que des plaintes frivoles.
Quiconque, en pareil cas , se croit haï des cieux ,
Qu'il considère Hécube , il rendra grâce aux dieux.
1. FAON (prononcez fan). Ce mot ne désigne ordinairement que le petit
d'une biche, d'un chevreuil. En latin , catulus, qui signifie petit chien ,
pouvait s'employer aussi en parlant des petits d'un autre animal. Horace
a dit: catulus leænæ ( le petit d'une lionne).
2. ROMPUES. Incorrection dont nos anciens poetes offrent quelques
exemples.
3. HÉCUBE, femme de Priam, reine de Troie, vit périr son mari, ses
enfants, sa patrie, et fut réduite en esclavage. Euripide (tragédie d'Hécube),
et Sénèque ont décrit ses douleurs . Voy. aussi Virgile ( Enéide, 11, 515 ), et
Ovide (Métam., XIII , 405 et suiv.)
286 LIVRE X. FABLE XIV.
XIV. - Les deux Aventuriers et le Talisman¹.,

Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.


Je n'en veux pour témoin qu'Hercule et ses travaux :
Ce dieu n'a guère de rivaux ;
J'en vois peu dans la Fable, encor moins dans l'histoire.
En voici pourtant un , que de vieux talismans
Firent chercher fortune au pays des romans.
Il voyageoit de compagnie .
Son camarade et lui trouvèrent un poteau
Ayant au haut cet écriteau :
« Seigneur aventurier, s'il te prend quelque envie
» De voir ce que n'a vu nul chevalier errant ,
» Tu n'as qu'à passer ce torrent ;
» Puis, prenant dans tes bras un éléphant de picrre
>> Que tu verras couché par terre ,
» Le porter , d'une haleine , au sommet de ce mont
>> Qui menace les cieux de son superbe front. »
L'un des deux chevaliers saigna du nez . Si l'onde
Est rapide autant que profonde,
Dit-il... et supposé qu'on la puisse passer,
Pourquoi de l'éléphant s'aller embarrasser?
Quelle ridicule entreprise !
8
Le sage l'aura fait par tel art et de guise
Qu'on le pourra porter peut-être quatre pas :
Mais jusqu'au haut du mont ! d'une haleine ! il n'est pas
1. Livre des lumières, ou la Conduite des roys, p. 62. Les deux Com-
pagnons.- .— Contes et Fables indiennes de Bidpaï et de Lokman, t. 1. Les
deux Voyageurs.
2. HERCULE. Les douze travaux d'Hercule sont : le lion de Némée, l'hy-
dre de Lerne, la biche aux pieds d'airain , le sanglier d'Erymanthe, les
étables d'Augias, les oiseaux du lac Stymphale, le taureau de Crète, la
mort de Cacus, celle de Géryon, les juments de Diomède, les pommes
d'or des Hespérides, la descente aux Enfers.
3. TALISMANS. Des talismans sont certaines figures gravées sur de la pierre
ou du métal, et représentant des constellations et des signes magiques.
On leur attribuait de mystérieuses influences.
4. DE COMPAGNIE, c'est-à-dire avec un compagnon. En compagnie
ne formerait pas le même sens et indiquerait un nombre indétermině de
personnes. On appelle bêtes de compagnie celles qui sont accoutumées
aller deux. (TRÉVOUX.) - Toutefois l'expression de compagnie s'em-
ploie généralement quand on a déjà parlé de plusieurs personnes : Ces
deux soldats voyageaient de compagnie.
5. CHEVALIER ERRANT, chevaliers qui allaient de contrée en contrée,
cherchant périls et aventures.
6. Saignadu nez, manqua de courage. Expression proverbiale et populaire.
7. S'ALLER EMBARRASSER. Sur la place du pronom se, voy. p. 9, n. 6,
et p. 14, notes 3 et 5.
8. PAR, avec. Par indique l'intention.-De guise, de teile façon. Term
populaire. Voy. p. 272, note 1.
9. IL, pour cela. Voy. p. 65, note 5.
LIVRE X. - FABLE XIV. 287
Au pouvoir d'un mortel ; à moins que la figure
Ne soit d'un éléphant nain , pygmée¹ , avorton ,
Propre à mettre au bout d'un bâton :
Auquel cas , où l'honneur d'une telle aventure ?
On nous veut attraper dedans cette écriture ;
Ce sera quelque énigme à tromper un enfant :
C'est pourquoi je vous laisse avec votre éléphant.
Le raisonneur parti , l'aventureux se lance,
Les yeux clos, à travers cette eau .
Ni profondeur ni violence
Ne purent l'arrêter ; et, selon l'écriteau,
Il vit son éléphant couché sur l'autre rive .
Il le prend, il l'emporte, au haut du mont arrive ,
Rencontre une esplanade, et puis une cité.
Un cri par l'éléphant est aussitôt jeté :
Le peuple aussitôt sort en armes.
Tout autre aventurier, au bruit de ces alarmes,
Auroit fui : celui-ci , loin de tourner le dos,
Veut vendre au moins sa vie et mourir en héros.
Il fut tout étonné d'ouïr cette cohorte
Le proclamer monarque au lieu de son roi mort.
Il ne se fit prier que de la bonne sorte * ;
5
Encor que le fardeau fût , dit-il, un peu fort .
8
Sixte en disoit autant quand on le fit saint- père :
(Seroit-ce bien une misère
Que d'être pape ou d'être roi ?)
On reconnut bientôt son peu de bonne foi .
Fortune aveugle suit aveugle hardiesse ".
Le sage quelquefois fait bien d'exécuter
Avant que de donner le temps à la sagesse
D'envisager le fait, et sans la consulter.
1. PYGMÉE. Il y avait, dit la Fable, une nation de Thrace où les hom-
mes n'avaient qu'une coudée de haut : on les appela pygmées d'un mot
grec qui signifie coudée.
2. Ou, où sera ? Ellipse imitée du latin : ubi decus rei?
3. DEDANS. Voy. p. 33 , note 7.
4. DE LA BONNE SORTE, de manière à ne pas être pris au mot. On dit
aussi Je lui ai parlé de la bonne sorte, c'est-à-dire avec la sévérité con-
venable.
5. ENCOR QUE. Voy. p. 1 , note 3.
6. SIXTE, Sixte-Quint, élu en 1585. Avant son élection, il feignit, dit
on, de grandes infirmités et une faiblesse voisine du trépas. Sixte Quint,
né en 1521 , avait été porcher à Montalte, près d'Ascoli.
7. HARDIESSE. C'est le mot si connu de Virgile :
Audentes fortuna juvat (Enéide, X, 284).

14.
288 LIVRE X. FABLE XV.
XV . Les Lapins.
DISCOURS A M. LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD¹,
Je me suis souvent dit , voyant de quelle sorte
L'homme agit, et qu'il se comporte
En mille occasions comme les animaux :
Le roi de ces gens-là n'a pas moins de défauts
Que ses sujets ; et la Nature
A mis dans chaque créature
Quelque grain d'une masse où puisent les esprits ;
J'entends les esprits-corps , et pétris de matière.
Je vais prouver ce que je dis.
A l'heure de l'affût , soit lorsque la lumière
Précipite ses traits dans l'humide séjour³ ,
Soit lorsque le soleil rentre dans sa carrière,
Et que, n'étant plus nuit, il n'est pas encor jour" ,
Au bord de quelque bois sur un arbre je grimpe,
Et nouveau Jupiter, du haut de cet Olympe ,
Je foudroie à discrétion
Un lapin qui n'y pensoit guère.
Je vois fuir aussitôt toute la nation
Des lapins , qui, sur la bruyère,
L'œil éveillé , l'oreille au guet ,
S'égayoient, et de thym parfumoient leur banquet .
Le bruit du coup fait que la bande
S'en va chercher sa sûreté
Dans la souterraine cité :
Mais le danger s'oublie, et cette peur si grande
S'évanouit bientôt ; je revois les lapins ,
Plus gais qu'auparavant, revenir sous mes mains.

Ne reconnoît-on pas en cela les humains ?


Dispersés par quelque orage ,
A peine ils touchent le port
5
Qu'ils vont hasarder encor
Même vent, même naufrage :
1. V. p. 15 , note 1.
2. ESPRITS-CORPS, les esprits vitaux et animaux, corps subtils et déliés
contenus dans le sang et les nerfs.
3. SÉJOUR. Les anciens croyaient que le soleil se couchait dans l'Océan.
4. JOUR. Réminiscence d'un distique d'Ovide :
Qualia sublucent fugiente crepuscula Phœbo :
Aut ubi nox abiit, nec tamen orta dies. (Am. I, 1, 5.)
5. HASARDER, s'exposer au hasard de, courir le risque da
LIVRE X. - FABLE XV . 289
Vrais lapins on les revoit
Sous les mains de la Fortune.
Joignons à cet exemple une chose commune.
Quand des chiens étrangers passent par quelque endroit
Qui n'est pas de leur détroit¹ ,
Je laisse à penser quelle fête !
Les chiens du lieu , n'ayant en tête
Qu'un intérêt de gueule, à cris , à coups de dents ,
Vous accompagnent ces passants
Jusqu'aux confins du territoire.
Un intérêt de biens , de grandeur , et de gloire ,
Aux gouverneurs d'états , à certains courtisans ,
A gens de tous métiers , en fait tout autant faire.
On nous voit tous , pour l'ordinaire ,
Piller le survenant , nous jeter sur sa peau.
La coquette et l'auteur sont de ce caractère :
Malheur à l'écrivain nouveau !

Le moins de gens qu'on peut à l'entour du gâteau ,
C'est le droit du jeu , c'est l'affaire .
Cent exemples pourroient appuyer mon discours ;
Mais les ouvrages les plus courts
Sont toujours les meilleurs. En cela j'ai pour guides '
Tous les maîtres de l'art, et tiens qu'il faut laisser
Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser
Ainsi ce discours doit cesser.
:

1. DETROITS. Ce mot, en jurisprudence, signifiait ressort, étendue de


pays soumise à la juridiction spirituelle ou temporelle. Un juge ne
peut instrumenter hors de son détroit. Cette paroisse est dans le détroit
de ce parlement. » - District a remplacé détroit en ce sens.
2. ETATS. Ce mot est ici synonyme de province. Autrefois, certaines pro-
vinces de France s'appelaient pays d'étals , parce qu'elles avaient conservé
le droit de s'assembler en états pour délibérer sur les charges qu'elles de-
vaient s'imposer dans l'intérêt commun du royaume. Ces provinces étaient
notamment la Bourgogne, la Bretagne, le Languedoc, la Franche-Comté.
3. PILLER, se jeter sur quelqu'un comme fait le chien sur le gibier.
V. p. 264 , note 1 .
4. A L'ENTOUR. On dit aujourd'hui autour de, et à l'entour (orthog.
actuelle : alentour) s'emploie comme adverbe et sans régime. Ce change-
ment grammatical est postérieur à la Fontaine et à Molière. Les voilà
tous à l'entour de lui ; courage ! ferme ! (Pr. d'El., intermède. I , sc. 4. )
5 GATEAU. Locution proverbiale. Avoir part au gâteau, c'est-à-dire aux
bénéfices d'une affaire. Etre plusieurs à partager le gâteau, c'est- à-dire une
succession.
6. L'AFFAIRE, la chose importante, le point principal, res de qua agitur.
7. GUIDES. La Fontaine a mis le pluriel, parce qu'ainsi l'exige la cor-
rection de la phrase. La rime demanderait le singulier. C'est une do ces
licences qui étonnent dans notre poête. > (WALCKENAER. )
8. TIENS. Voy. p. 114, note 6.
9. PENSER : Čo précepte littéraire a été souvent formulé par les grands
290 LIVRE X. FABLE XVI.
Vous, qui m'avez donné ce qu'il a de solide
Et dont la modestie égale la grandeur ,
Qui ne pûtes jamais écouter sans pudeur¹
La louange la plus permise ,
La plus juste et la mieux acquise ;
Vous enfin , dont à peine ai-je encore obtenu
Que votre nom reçût ici quelques hommages ,
Du temps et des censeurs défendant mes ouvrages,
Comme un nom qui, des ans et des peuples connu,
Fait honneur à la France, en grands noms plus féconde
Qu'aucun climat de l'univers ,
Permettez-moi du moins d'apprendre à tout le monde
Que vous m'avez donné le sujet de ces vers.

XVI. - Le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre, et le Fils de roi².


Quatre chercheurs de nouveaux mondes ,
Presque nus, échappés à la fureur des ondes ,
Un trafiquant , un noble, un pâtre, un fils de roi,
Réduits au sort de Bélisaire³ ,
Demandoient aux passants de quoi
Pouvoir soulager leur misère.
De raconter quel sort les avoit assemblés " ,
Quoique sous divers points 6 tous quatre ils fussent nés ,
écrivains , Horace (Art poét. , 337), Boileau , Voltaire , La Rochefoucauld,
Vauvenargues, etc.:
Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.
(BOILEAU,
Mais malheur à l'auteur qui veut toujoursArtinstruire
poét., 1, :63.)
Le secret d'ennuyer est celui de tout dire. (VOLTAIRE.)
1. PUDEUR. Pudeur ne désigne que la bonne honte. (VAUGelas. ) -
Je me contente de désigner les personnes que je loue, et ce voile sou-
lage leur pudeur et leur rend la louange moins suspecte. ( ID. ) — « Il ne
faut pas louer les gens en face, ni d'une manière qui ne ménage point
leur pudeur. > ( BOUHOURS. )
2. Contes et Fables indiennes de Bidpaï et de Lokman, t. II . Histoire
d'Asfendiar.
3. BÉLISAIRE. Bélisaire étoit un grand capitaine qui, ayant commandé
les armées de l'empereur et ayant perdu les bonnes grâces de son maître,
tomba dans un tel point de misère qu'il demandoit l'aumône sur les grands
chemins. (Note de la Fontaine.) —Le récit qui représente Bélisaire ayant
lesyeux crevés et réduit à mendier son pain est une fable du moine grec
Tzetzès. Bélisaire était un général de l'empereur Justinien, qui vainquit
les Perses en Asie, les Vandales en Afrique, les Goths en Italie (532-547).
4. DE RACONTER, quant à raconter. Tournure fréquente.
5. ASSEMBLÉS . Souvent employé au xvII' siècle là où nous mettons au-
jourd'hui rassemblés :
Pour assembler un fonds de deux mille pistoles,
Combien, nouveau Protée, a-t-il joué de rôles ? (REGNARD.)
Avant que vous eussicz assemblé votre armée. ( RACINE.)
6. POINTS , climats . Terme d'astronomie.
LIVRE X. - FABLE XVI . 291
C'est un récit de longue haleine.
Ils s'assirent enfin au bord d'une fontaine :
Là le conseil se tint entre les pauvres gens.
Le prince s'étendit sur le malheur des grands.
Le pâtre fut d'avis qu'éloignant la pensée
De leur aventure passée ,
Chacun fit de son mieux, et s'appliquât au soin
De pourvoir au commun besoin.
La plainte, ajouta-t-il, guérit-elle son homme?
Travaillons : c'est de quoi nous mener jusqu'à Rome.
Un pâtre ainsi parler ! Ainsi parler ? croit- on
Que le ciel n'ait donné qu'aux têtes couronnées
De l'esprit et de la raison ;
Et que de tout berger , comme de tout mouton,
Les connoissances soient bornées ?
L'avis de celui-ci fut d'abord¹ trouvé bon
Par les trois échoués aux bords de l'Amérique.
L'un, c'étoit le marchand, savoit l'arithmétique :
A tant par mois , dit-il , j'en donnerai leçon .
J'enseignerai la politique ,
Reprit le fils du roi . Le noble poursuivit :
Moi , je sais le blason ; j'en veux tenir école :
Comme si, devers³ l'Inde , on eût eu dans l'esprit
La sotte vanité de ce jargon frivole !
Le pâtre dit : Amis , vous parlez bien : mais quoi !
Le mois a trente jours : jusqu'à cette échéance
Jeûnerons-nous , par votre foi * ?
Vous me donnez une espérance
Belle, mais éloignée ; et cependant j'ai faim.
Qui pourvoira de nous au dîné de demain ?
Ou plutôt sur quelle assurance
Fondez-vous, dites-moi , le souper d'aujourd'hui?
Avant tout autre, c'est celui
1. D'ABORD, aussitôt . Sens très-fréquent de ce mot.
2. LE BLASON. On appelle blason les devises et armes qui sont peintes
sur l'écu d'un chevalier. Ce mème terme désigne la science qui enseigne
à déchiffrer ces armoiries et à en nommer toutes les parties dans leur
termes propres.
3. DEVERS L'INDE. Devers a vieilli ; à sa place on se sert de la pré-
position vers. (VAUGELAS . ) Cependant on le rencontre assez fréquem-
ment au XVII. siècle :
C'est ainsi devers Caen que tout Normand raisonne.
(BOILEAU, Epit. 11, 30.)
Il a poussé sa chance
Et s'est devers la fin levé longtemps d'avance. ( MOL. , Fach., I, 4.)
4. PAR VOTRE FOi, j'en appelle à votre bonne foi (per vestram fidem).
292 LIVRE I. - FABLE XVI.
Dont il s'agit. Votre science
Est courte là-dessus : ma main y suppléera.
A ces mots le pâtre s'en va
Dans un bois : il y fit des fagots , dont la vente ,
Pendant cette journée et pendant la suivante ,
Empêcha qu'un long jeûne à la fin ne fit tant
Qu'ils allassent là-bas exercer leur talent.
Je conclus de cette aventure
Qu'il ne faut pas tant d'art pour conserver ses jours,
Et, grâce aux dons de la nature ,
La main est le plus sûr et le plus prompt secours.
LIVRE XI

I. - Le Lion¹.
Sultan léopard autrefois
Eut, ce dit-on , par mainte aubaine ,
Force bœufs dans ses prés, force cerfs dans ses bois,
Force moutons parmi la plaine.
Il naquit un lion dans la forêt prochaine.
Après les compliments et d'une et d'autre part,
Comme entre grands il se pratique,
Le sultan fit venir son vizir le renard ,
Vieux routier 6 et bon politique.
Tu crains, ce 7 lui dit-il , lionceau mon voisin .
Son père est mort ; que peut-il faire ?
Plains plutôt le pauvre orphelin .
Il a chez lui plus d'une affaire,
Et devra beaucoup au Destin
S'il garde ce qu'il a, sans tenter de conquête .
Le renard dit , branlant la tête :
Tels orphelins, seigneurs , ne me font point pitié ;
Il faut de celui-ci conserver l'amitié.
Ou s'efforcer de le détruire
1. La fable de Bidpal intitulée Le jeune Léopard semble avoir donné
l'idée de celle-ci; celle de l'auteur indien est pourtant toute différente.
Voy. Contes et Fables indiennes de Bidpai et de Lokman, t. I, p. 157.
(WALCKENAER.)
2. AUBAINE. Voy. p. 143, note 3.
3. FORCE. Voy. 131 , note 1 .
4. PARMI. Cette préposition ne s'emploie plus guère qu'avec un pluriel
indéfini ou un singulier collectif. Mais elle était autrefois d'une application
plus étendue. Elle a pour racines par, et mi, qui au moyen âge s'em-
ployait comme substantif pour moitié. Aussi s'est-elle employée partout
où il s'agissait d'exprimer au milieu de :
Parmi l'éclat du sang vos yeux n'ont-ils vu qu'elle ?
(MOLIÈRE, Psy., 1 , 2.)
- Vous devez vous remplir de ce personnage, marquer cet air pédant qui
se conserve parmi le commerce du beau monde. (ID. , Impr., 1.)
Ce m'est quelque plaisir, parmi tant de tristesse,
Que l'on me donne avis du piége qu'on me dresse. ( ID. , E. F.iv, 7.)
5. VIZIR, OU VISIR suivant l'orthographe de l'Académie. C'est le pre-
mier ministre et le général en chef des armées du sultan. On dit aussi
grand vizir.
Crois-tu qu'ils me suivraient encore avec plaisir,
Et qu'ils reconnaîtraient la voix de leur vizir ? ( RACINE, Baj., I, 1.)
6. ROUTIER. Se dit figurément et familièrement des gens prudents qui
connaissent les choses par pratique et par expérience. (TRÉVOUX.)
« Je ne sais si le terrain de fa cour est bien solide ; mais j'ai vu de nou-
veaux débarqués y marcher avec confiance , et de vieux routiers n'y mar-
her qu'en tremblant. (FONTENELLE.)
7. CE LUI DIT-IL. Façon de parler familière, comme ce dit-on.
294 LIVRE XI . - FABLE 1.
Avant que la griffe et la dent
Lui soit crûe¹ , et qu'il soit en état de nous nuire.
N'y ' perdez pas un seul moment.
J'ai fait son horoscope : il croîtra par la guerre * ;
Ce sera le meilleur lion
Pour ses amis, qui soit sur terre :
Tâchez donc d'en être ; sinon
Tâchez de l'affoiblir . La harangue fut vaine .
Le sultan dormoit lors ; et dedans son domaine
Chacun dormoit aussi, bêtes , gens : tant qu'enfin
Le lionceau devint vrai lion. Le tocsin
Sonne aussitôt sur lui ; l'alarme se promène
De toutes parts ; et le vizir ,
Consulté là-dessus , dit avec un soupir :
Pourquoi l'irritez-vous ? La chose est sans remède.
En vain nous appelons mille gens à notre aide :
8
Plus ils sont, plus il coûte : et je ne les tiens bons
Qu'à manger leur part des moutons.
Apaisez le lion : seul il passe en puissance
Ce monde d'alliés vivants sur notre bien.
Le lion en a trois qui ne lui coûtent rien ,
Son courage, sa force , avec sa vigilance .
Jetez-lui promptement sous la griffe un mouton ;
S'il n'en est pas content, jetez-en davantage :
1. LUI SOIT CRUE. C'est le latin creverit. — Sur ce verbe au singulier
avec deux substantifs, voy. p. 85, note 2 , et p. 91, note 4.
2. N'y, ne perdez pas en cela, ou à cela (in eo, in hac re). Sur ce sens
très-étendu de y au XVIIe siècle, voy. p. 283, note 1.- Ajoutons-y les cxem-
ples suivants :
Vous devez éclaircir toute cette aventure.
Allons, vous y pouvez seconder mon effort. (Molière, A. , III , 4.)
Je me vois, ma cousine, ici persécutée
Par des gens dont l'humeur y paraît concertée. ( ID. , Mis ., v, 3.)
3. HOROSCOPE, prédiction de la destinée d'un homme d'après la con
stellation sous laquelle il est né. Voy. p. 46 , note 3.
4. CROITRA, sa puissance s'agrandira. Ce mot est pris ici au sens latin :
crescet.- Croître s'emploie fort bien en français dans un sens moral, mais
en s'appliquant plutôt aux choses qu'aux personnes :
Je vois mes honneurs croître et tomber mon crédit.
(RACINE, Britannicus, 1, 1.)
Cependant Bossuet l'a employé comme la Fontaine : Laissez-le croître, e
roi chéri du ciel ; tout cédera à ses exploits. ( Or. fun. du pr. de Condé.)
5. LORS. Voy. p . 250 , note 5. Candid Dedans. Voy. p. 33 , note 7.
6. TOCSIN, cloche d'alarme. Ce mot, dit Trévoux, vient du verbe to-
quer, frapper, et sing (signum), qui signifiait autrefois cloche, et qui s'est
conservé dans ce vieux proverbe : On en fait bien les sings sonner, ou
en fait beaucoup de bruit.
7. IL COUTE, cela coûte. Il représente cela ( le id ou hoc des Latins).
Voy. p. 65, note 5.
8. TIENS. Voy. p. 114, note 6.
9. VIVANTS. Sur ce pluriel, voy. p. 53 note 3.
LIVRE XI. - FABLE II. 295
Joignez-y quelque bœuf ; choisissez, pour ce don,
Tout le plus gras du pâturage .
Sauvez le reste ainsi. Ce conseil ne plut pas.
Il en prit ' mal ; et force états
Voisins du sultan en pâtirent :
Nul n'y gagna , tous y perdirent.
Quoi que fit ce monde ennemi ,
Celui qu'ils craignoient fut le maître.
Proposez-vous d'avoir le lion pour ami,
Si vous voulez le laisser craître .

II. - Les dieux voulant instruire un fils de Jupiter.


POUR MONSEIGNEUR LE DUG DU MAINE .

Jupiter eut un fils , qui , se sentant du lieu


Dont il tiroit son origine ,
Avoit l'âme toute divine .
L'enfance n'aime rien : celle du jeune dieu
Faisoit sa principale affaire
Des doux soins d'aimer et de plaire .
En lui l'amour et la raison
Devancèrent le temps , dont les ailes légères
N'amènent que trop tôt, hélas ! chaque saison.
Flore aux regards riants, aux charmantes manières,
Toucha d'abord le cœur du jeune Olympien.
Ce que la passion peut inspirer d'adresse
Sentiments délicats et remplis de tenuresse,
Pleurs , soupirs , tout en fut : bref, il n'oublia rien.
Le fils de Jupiter devoit, par sa naissance ,
Avoir un autre esprit, et d'autres dons des cieux,
Que les enfants des autres dieux :
1. IL EN PRIT, il en arriva. Voy. p. 12, note 4.
2. CRAÎTRE. Dans l'origine, la prononciation de ces deux mots, maître
et craître, était la même ; depuis elle a varié. C'est en souvenir de cette
ancienne ressemblance que les poêtes du xvi siècle se sont quelquefois
permis de faire rimer ces deux mots qui rimaient fort justement dans les
anciens poëtes. Sur les exemples analogues, voy. p. 147, note 4.
3. Louis-Auguste de Bourbon, duc du Maine, fils de Louis XIV et de
Mme de Montespan. Né le 30 mai 1670, il n'avait que sept à huit ans quand
la Fontaine lui adressa cette pièce. Légitimé en 1673, il mourut en 1736.
La duchesse sa femme, qui entra dans la conspiration de Cellamare contre
le régent, réunissait les gens d'esprit dans sa petite cour de Sceaux .
4. LIEU est pris souvent comme synonyme de naissance, famille, ori-
gine. C'est à l'imitation des Latins, qui se servaient en ce sens de locu
(lieu).
296 LIVRE XI. -- FABLE 11.
Il sembloit qu'il n'agît que par réminiscence ' ,
Et qu'il eût autrefois fait le métier d'amant,
Tant il le fit parfaitement !
Jupiter cependant voulut le faire instruire.
Il assembla les dieux , et dit : J'ai su conduire,
Seul et sans compagnon , jusqu'ici l'univers ;
Mais il est des emplois divers
Qu'aux nouveaux dieux je distribue.
Sur cet enfant chéri j'ai donc jeté la vue :
C'est mon sang ; tout est plein déjà de ses autels.
Afin de mériter le rang des immortels ,
Il faut qu'il sache tout. Le maître du tonnerre
Eut à peine achevé, que chacun applaudit.
Pour savoir tout , l'enfant n'avoit que trop d'esprit.
Je veux, dit le dieu de la guerre ,
Lui montrer moi-même cet art
Par qui maints héros ont eu part
Aux honneurs de l'Olympe et grossi cet empire.
Je serai son maître de lyre ,
Dit le blond et docte Apollon .
Et moi , reprit Hercule à la peau de lion² ,
Son maître à surmonter les vices ,
A dompter les transports, monstres empoisonneurs,
3
Comme hydres renaissants sans cesse dans les cœurs :
Ennemi des molles délices ,
Il apprendra de moi les sentiers peu battus
Qui mènent aux honneurs sur les pas des vertus " ·
Quand ce vint au dieu de Cythère ",
Il dit qu'il lui montreroit tout.
L'Amour avoit raison. De quoi ne vient à bout
L'esprit joint au désir de plaire !
1. REMINISCENCE. Ceci parait une allusion à la théorie platoniciena .
suivant laquelle la science n'est qu'un souvenir d'une vie antérieure qu
l'âme a menée avant d'habiter un corps mortel. ( Voy. le Phèdre de Platon).
2. LION. Hercule portait comme insigne la peau du lion de Némée , l'uo
de ses premiers trophées.
3. RENAISSANTS. Sur ce pluriel, voy. p. 53, note 3.
4. VERTUS. Le souvenir des travaux d'Hercule est ici spiritualisé. Déjà
les philosophes anciens, par une métaphore semblable, avaient considéré
Hercule comme un type de la sagesse héroïque qui dompte les passions.
(Voy. Xénophon, Mém. sur Socrate, liv. II, ch . 1 , Hercule, la Volupté et
la Vertu.)
5. CYTHERE, petite ile au sud du Péloponèse, où Vénus avait un temple
célèbre.
LIVRE XI. - FABLE III. 297
III. Le Fermier, le Chien et le Renard¹.
Le loup et le renard sont d'étranges voisins !
Je ne bâtirai point autour de leur demeure.
Ce dernier guettoit à toute heure
Les poules d'un fermier ; et , quoique des plus fins,
Il n'avoit pu donner d'atteinte à la volaille .
D'une part l'appétit , de l'autre le danger,
N'étoient pas au compère un embarras léger.
Hé quoi dit-il , cette canaille
Se moque impunément de moi !
Je vais, je viens, je me travaille,
4
J'imagine cent tours : le rustre, en paix chez soi ;
Vous fait argent de tout, convertit en monnoie
Ses chapons , sa poulaille ; il en a même au croc ;
Et moi , maltre passé " , quand j'attrape un vieux coq,
Je suis au comble de la joie !
Pourquoi sire Jupin m'a-t-il donc appelé
Au métier de renard ? Je jure les puissances 10
1. Abstemius, 149. De Patre familias succensente cani ob gailinas raptas.
2. DONNER D'ATTEINTE. Au sens figuré, donner atteinte est d'un meilleur
français que porter atteinte. Les auteurs classiques ne parlent pas autre-
ment. Tout ce qu'il peut dire ne saurait donner atteinte à mes droits.
On a donné atteinte à cet édit. (PATRU.)
3. Au, pour le. Latinisme, très-usité au xvII• siècle, qui s'est conservé
dans la poésie. Voy. p. 15, note 5, et p. 106, note 8.
4. CHEZ SOI. La grammaire veut lui, mais nos bons auteurs mettent or
dinairement soi partout où le latin met se :
N'a plus voulu songer à retourner chez soi,
Et de tout son destin s'est commise à ma foi .(MoL. , E. F. g. v, 5.)
Je vous dis que mon fils n'a rien fait de plus sage
Qu'en recueillant chez soi ce dévot personnage. ( ID., T., I, 1.
Mais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous.
(RACINE, Androm . v, 2.)
Il n'ouvre la bouche que pour répondre... Il crache presque sur soi.»
(LA BRUYÈRE.) Idoménée, revenant à soi, remercia ses amis. » (FENELON .)
5. VOUS FAIT. Vous explétif :
Prends-moi le bon parti ; laisse là tous les livres.
(BOILEAU, Sat. VIII , 179.)
Qui metuens vivit, liber mihi non erit unquam.
(HORACE, Epit. I, xvi, 66.)
6. POULAILLE. Terme d'économie domestique. Il se dit de toutes sortes
d'animaux domestiques qui se nourrissent dans les basses-cours des fer-
mes. " (TRÉVOUX.)
7. MAITRE PASSÉ. Voy. p. 150, note 1.
8. Jo rime avec monnoie. Autrefois monnaie s'écrivait et se pronon-
çait monnaie. La rime était exacte au moyen âge, et c'est par un reste
d'habitude que les počtes, après le changement de prononciation et d'or-
thographe de ce mot, ont conservé cette rime. Voy. p. 147, note 4.
9. JUPIN. Voy. p. 10, note 4.
10. JE JURE LES PUISSANCES, au lieu de : par les puissances. Tournure
latine numinajuro. On dit aussi il jure Dieu, il jure sa foi. Styx,
fleuve des enfers. Le serment par le Styx était le plus inviolable de tous
pour les dieux de l'antiquité. Le renard imite Jupiter.
298 LIVRE XI. - FABLE III.
De l'Olympe et du Styx, il en sera parlé.
Roulant en son cœur ces vengeances,
Il choisit une nuit libérale en pavots :
Chacun étoit plongé dans un profond repos ;
Le maître du logis, les valets , le chien même,
Poules , poulets , chapons , tout dormoit " . Le fermier
Laissant ouvert son poulailler ,
Commit une sottise extrême.
Le voleur tourne tant qu'il entre au lieu guetté ,
Le dépeuple , remplit de meurtres la cité.
Les marques de sa cruauté
Parurent avec l'aube : on vit un étalage
De corps sanglants et de carnage.
Peu s'en fallut que le soleil
Ne rebroussât 3 d'horreur vers le manoir liquide.
5
Tel , et d'un spectacle pareil,
Apollon irrité contre le fier Atride ®
Joncha 7 son camp de morts ; on vit presque détruit
L'ost des Grecs ; et ce fut l'ouvrage d'une nuit.
Tel encore autour de sa tente
Ajax , à l'âme impatiente ,
De moutons et de boucs fit un vaste débris ' ,
1. ROULANT... CES VENGEANCES . Vers emprunté à la haute poésie :
Talia flammato secum dea corde volutans. (VIRGILE, En. , 1 , 50.)
Il n'est donné qu'à la Fontaine de jeter au milieu d'un récit aussi simple
de pareils traits de poésie. (CHAMFORT.)
2. TOUT DORMOIT. Comparez un trait semblable dans un genre plus
relevé :
Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune.
(RACINE, Iphig., a. 1, sc. I. — 1674.)
3. NE REBROUSSAT. Allusion au festin d'Atrée, qui fit reculer d'horreur
le soleil.--Rebrousser ou rebrousser chemin, expression devenue popu-
laire, mais qui au XVIIe siècle était employée par nos bons écrivains. On
voit dans les lettres de Boileau que Louis XIV voulut faire changer ce mot
dans un des récits d'expéditions militaires que Boileau avait fait, en qua.
lité d'historiographe du roi. Mais Boileau défendit et maintint l'expres-
sion comme précise et énergique.
4. MANOIR, séjour du soleil.
5. D'UN SPECTACLE PAREIL, pareil à voir. (Se rapporte à Apollon. )
6. ATRIDE, Agamemnon, fils oupetit-fils d'Atrée. Agamemnon avait en-
lové Briséis, fille de Chrysès, prètre d'Apollon. Le dieu, à la prière de
Chrysès, envoya la peste dans le camp des Grecs. (Hoм. , Iliade, I. )
7. L'OST, l'armée. Vieux mot qui vient du latin hostis, ennemi.
8. AJAX, prince grec, fils de Telamon , roi de Salamine. Après la mort
d'Achille, il disputa à Ulysse les armes du héros. Ulysse l'emporta dans
l'assemblée des Grecs. Saisi de fureur Ajax pendant la nuit se jeta sur les
troupeaux des Grecs et en fit un carnage, croyant tuer Ulysse. (SOPHOCLE,
Ajax, vers 1-133, etc.)
9. DEBRIS, mot qui s'applique plus souvent aux choses inanimées. Ce-
pendant Fléchier a dit : Il a rallié le débris de son armée , pour tenter
encore une fois le combat. Le singulier, aujourd'hui hors d'usage, était
alors très-usité.— « Les millénaires se figurent que Dieu tirera du débris
LIVRE XI. - FABLE III. 299

Croyant tuer en eux son concurrent Ulysse


Et les auteurs de l'injustice
1
Par qui l'autre emporta le prix.
Le renard , autre Ajax aux volailles funeste ,
Emporte ce qu'il peut, laisse étendu le reste.
Le maître ne trouva de recours qu'à crier
Contre ses gens , son chien : c'est l'ordinaire usage.
Ah ! maudit animal, qui n'es bon qu'à noyer,
Que n'avertissois-tu dès l'abord du carnage?
Que ne l'évitiez-vous , c'eût été plus tôt fait :
Si vous, maître et fermier, à qui touche le fait,
Dormez sans avoir soin que la porte soit close,
Voulez-vous que moi , chien , qui n'ai rien à la chose,
Sans aucun intérêt je perde le repos ?
Ce chien parloit très-à propos :
Son raisonnement pouvoit être
Fort bon dans la bouche d'un maître ;
Mais, n'étant que d'un simple chien ,
On trouva qu'il ne valoit rien³ :
On vous sangla le pauvre drille * .
Toi donc, qui que tu sois, ô père de famille '
(Et je ne t'ai jamais envié cet honneur) ,
T'attendre aux yeux d'autrui quand tu dors , c'est erreur.
Couche-toi le dernier, et vois fermer ta porte.
Que si quelque affaire t'importe,
Ne la fais point par procureur.
umonde un plus bel édifice... (SAINT-EVREMOND .)-« Ce qui fit périr les
òyaumes formés du débris de l'empire d'Alexandre. (BoSSUET.)
1. INJUSTICE PAR QUI. Sur qui employé avec un nom de chose, voyez
p. 30, note 2, et p. 99, note 1 .
2. AQUI TOUCHE, à qui se rapporte, que concerne et intéresse. La Fon-
taine a mis à qui au lieu de que, plus usité, parce qu'il avait dans l'esprit
la tournure latine : ad quem res spectat, ad quem res pertinet.
2. RIEN. Molière :
Tous les discours sont des sottises,
Partant d'un homme sans éclat ;
Ce seroient paroles exquises
Si c'étoit un grand qui parlât.
4. DRILLE. Vieux mot qui signifiait autrefois soldat, et qu'on emploie
ans le langage populaire avec le sens de pauvre diable.
5. PÈRE DE FAMILLE. Ce mot est pris ici dans son acception latine :
pler familias, chef de maison, maître de nombreux domestiques. Voy.
P 85, note 6.
+
300 LIVRE XI. FABLE IV.
IV. Le Songe d'un habitant du Mogol¹.
Jadis certain Mogol vit en songe un vizir
Aux champs élysiens possesseur d'un plaisir
Aussi pur qu'i fini , tant en prix qu'en durée :
Le même songeur vit en une autre contrée
Un ermite entouré de feux ,
Qui touchoit de pitié même les malheureux.
Le cas parut étrange, et contre l'ordinaire :
Minos en ces deux morts sembloit s'être mépris.
Le dormeur s'éveilla , tant il en fut surpris .
Dans ce songe pourtant soupçonnant du mystère,
Il se fit expliquer l'affaire .
L'interprète lui dit : Ne vous étonnez point ;
Votre songe a du sens , et , si j'ai sur ce point
Acquis tant soit peu d'habitude ,
C'est un avis des dieux . Pendant l'humain séjour ,
Ce vizir quelquefois cherchoit la solitude ;
Cet ermite aux vizirs alloit faire sa cour.
Si j'osois ajouter au mot de l'interprète,
J'inspirerois ici l'amour de la retraite :
Elle offre à ses amants des biens sans embarras ,
Biens purs , présents du ciel , qui naissent sous les pas.
Solitude, où je trouve une douceur secrète ,
Lieux que j'aimai toujours , ne pourrai-je jamais ,
Loin du monde et du bruit , goûter l'ombre et le frais 71
Oh ! qui m'arrêtera sous vos sombies asiles !
Quand pourront les neuf Sœurs , loin des cours et des villes ,
M'occuper tout entier, et m'apprendre des cieux
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les noms et les vertus de ces clartés errantes
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes * !
1. Saadi, Gulistan, ou l'Empire des roses, traduit par André Duryer.
Paris, 1634. - Saadi est un poête persan mort en 1296. Il fit la guerre
contre les Croisés et fut pris par les Francks.
2. MOGOL. Voy. p. 166, note 3.- Vizir. Voy. p. 293 , note 5.
3. CONTRÉE, lieu, direction opposée ( in diversa regione).
4. MINOS, juge des enfers, suivant la mythologie grecque, mais fort
peu connu des Mogols.
5. EN, au sujet de. Tournure latine. Les Latins employaicut quelquefois,
à l'imitation des Grecs, la préposition in avec le sens de la préposition de.
-Sint misericordes in furibus ærarii. (SALLUSTE , Catil. , 59. )
6. L'HUMAIN SÉJOUR, le séjour parmi les hommes , le commerce des
hommes.
7. FRAIS. Expression qui traduit celle de Virgile :
Hic, inter flumina nota
Et fontes sacros, frigus captabis opacum. (Egl. , 1, 52.)
8. DippÉRENTES . L'adiectif s'accorde ici avec le dernier substantif et non
LIVRE XI . FABLE V. 301
1
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Du moins que les ruisseaux m'offrent de doux objets * !
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie !
La Parque à filets d'or n'ourdira point ma vie,
Je ne dormirai point sous de riches lambris :
Mais voit-on que le somme en perde de son prix?
En est-il moins profond , et moins plein de délices ?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d'aller trouver les morts ,
J'aurai vécu sans soins 9, et mourrai sans remords.
V. - Le Lion, le Singe et les deux Anes.
Le lion , pour bien gouverner ,
Voulant apprendre la morale,
Se fit, un beau jour, amener
Le singe, maître ès arts chez la gent animale.
La première leçon que donna le régent
Fut celle-ci Grand roi , pour régner sagement
Il faut que tout prince préfère
Le zèle de l'Etat à certain mouvement
Qu'on appelle communément
Amour-propre ; car c'est le père " ,
avec destins, qui est du masculin. C'est une licence très-permise aux
poëtes. -Quelques commentateurs croient que la Fontaine tombe ici dans
les erreurs de l'astrologie judiciaire. Selon nous il n'en est rien. Il parle
simplement de l'influence des astres, c'est-à-dire des climats sur nos mœurs.
Ce morceau n'est, du reste, qu'une imitation de l'endroit si connu des
Géorgiques, où Virgile célèbre la science astronomique et la contempla-
tion des sphères célestes :
Me vero primum dulces ante omnia Musa...
Accipiant calique vias et sidera monstrent...
Rura mihi et rigui placeant in vallibus amnes ;
Flumina amem silvasque inglorius. O ubi campi...
O qui me gelidis in vallibus Hæmi
Sistat, et ingenti ramorum protegat umbra ! etc. (G. 1 , 475-489. )
1. QUE SI, comme en latin quod si, à peu près avec le sens de mais si.
2. OBJETS, spectacles. - Virgile :
Sin, has ne possim naturæ accedere partes, etc. (Géorg., 11 , 483. )
3. SOINS, Soucis. Voy. p. 226, note 3. -Comparez à ces réflexions sur
l'amour de la retraite, outre le passage de Virgile déjà cité, plusieurs mor-
ceaux semblables d'Horace et de Boileau. ( HORACE, Sat. II , vi, vers i et 60,
et passim; BOILEAU, Epit. VI).
4. MAITRE ES ARTS. On appelait ainsi celui qui avait diplôme de l'Uni-
versité pour enseigner les belles- lettres et la philosophie.
5. RÉGENT. Ce mot signifie : maitre qui enseigne dans un collége. Il y
avait autrefois cette différence entre régent et professeur, que régent s'ap-
pliquait plutôt aux maitres des basses classes et des humanités, tandis que
professeur était un titre réservé aux maitres qui enseignaient la philoso-
phie, le droit, la théologie. Un professeur enseignait et discourait en pu-
blic, un régent dirigeait des écoliers . Aujourd'hui cette distinction
subsiste encore, mais modifiée. Les maitres des colléges communaux
sont appelés régents ; ceux des lycées et des facultés, professeurs.
6. C'EST LE PÈRE. C'est ce que laRochefoucauld avait dit dans ses Maximes.
302 LIVRE XI. FABLE V.
C'est l'auteur de tous les défauts
Que l'on remarque aux animaux.
Vouloir que de tout point ce sentiment vous quitte,
Ce n'est pas chose si petite
Qu'on en vienne à bout en un jour :
C'est beaucoup de pouvoir modérer cet amour.
Par là, votre personne auguste
N'admettra jamais rien en soi¹
De ridicule ni d'injuste.
Donne-moi, repartit le roi ,
Des exemples de l'un et l'autre.
Toute espèce, dit le docteur ,
Et je commence par la nôtre,
Toute profession s'estime dans son cœur,
Traite les autres d'ignorantes ,
Les qualifie impertinentes $
Et semblables discours qui ne nous coûtent rien.
L'amour-propre, au rebours , fait qu'au degré suprême
On porte ses pareils ; car c'est un bon moyen
De s'élever aussi soi-même.
De tout ce que dessus j'argumente très- bien
Qu'ici-bas maint talent n'est que pure grimace,
Cabale , et certain art de se faire valoir,
Mieux su des ignorants que des gens de savoir.
L'autre jour, suivant à la trace
Deux ânes qui, prenant tour à tour l'encensoir,
Se louoient tour à tour, comme c'est la manière³ ,
J'ouïs que l'un des deux disoit à son confrère :
Seigneur, trouvez-vous pas 6 bien injuste et bien sot
L'homme, cet animal si parfait ? il profane
Notre auguste nom , traitant d'âne
Quiconque est ignorant, d'esprit lourd, idiot :
1. Aux, dans les. Tournure fréquente en poésie et même en prose au
XVII° siècle :
Je ne me trompe guère aux choses que je pense. (MoL., D. a., 1, 2.)
-Je trouve dans votre personne de quoi avoir raison aux choses que je
fais pour vous. ( ID. , A. , I, 1. )
2. EN soi, en elle-même. Voy. p. 83 , note 5.
3. IMPERTINENTES, qui agissent sans raison et sans aucune connais-
sance de ce qu'il faut savoir.
4. DE TOUT CE QUE DESSUS , etc., de tout ce que j'ai dit là-dessus.
Ellipse usitée dans les argumentations. Ce vers est une allusion plai-
ante aux discussions de l'Ecole.
5. LA MANIÈRE. Voy. ce défaut en action dans Molière, Femmes sa-
vantes, acte i, scène 5 (Vadius et Trissotin).
•. TROUVEZ-VOUS PAS. Ellipse de ne. Voy. p. 71 , note 8.
LIVRE XI. - FABLE V. 303
Il abuse encore d'un mot,
Et traite notre rire et nos discours de braire¹ .
Les humains sont plaisants de prétendre exceller
Par-dessus nous ! Non , non ; c'est à vous de parler,
A leurs orateurs de se taire :
Voilà les vrais braillards. Mais laissons là ces gens :
Vous m'entendez , je vous entends ;
Il suffit. Et quant aux merveilles
Dont votre divin chant vient frapper les oreilles,
Philomèle est, au prix , novice dans cet art :
Vous surpassez Lambert ' . L'autre baudet repart :
Seigneur, j'admire en vous des qualités pareilles.
Ces ânes, non contents de s'être ainsi grattés * ,
S'en allèrent dans les cités
L'un l'autre se prôner : chacun d'eux croyoit faire,
En prisant ses pareils , une fort bonne affaire,
Prétendant que l'honneur en reviendroit sur lui.
J'en connois beaucoup aujourd'hui ,
Non parmi les baudets , mais parmi les puissances,
Que le ciel voulut mettre en de plus hauts degrés,
Qui changeroient entre eux les simples excellences ,
S'ils osoient, en des majestés.
J'en dis peut-être plus qu'il n'en faut, et suppose
Que votre majesté gardera le secret.
Elle avoit souhaité d'apprendre quelque trait
Qui lui fît voir, entre autre chose,
L'amour-propre donnant du ridicule aux gens .
L'injuste aura son tour : il y faut plus de temps.
Ainsi parla ce singe. On ne m'a pas su dire
S'il traita l'autre point, car il est délicat ;
Et notre maître ès arts , qui n'étoit pas un fat " ,
Pegardoit ce lion comme un terrible sire.
1. BRAIRE. Infinitif pris substantivement.
2. AU PRIX, en comparaison. -Tout ce qu'il a touché jusqu'ici n'est
que bagatelle au prix de ce qui reste. (MOLIÈRE, Impr., 1663. )
3. LAMBERT, maître de musique de la chapelle de Louis XIV, et beau-
père de Lulli.
Nous n'avons, m'a-t-il dit, ni Lambert ni Molière ;
Mais, puisque je vous vois, je me tiens trop content.
(BOILEAU, Sat. 1 , 34.)
4. GRATTÉS. Allusion au proverbe Asinus asinum fricat, un âne gratte
l'autre, c'est-à-dire : les sots se flattent réciproquement.
5. IL Y FAUT, il faut pour cela. Voy. p. 283, note 1.
6. FAT, un sot présomptueux et maladroit.

FABI.ES DE LA FONTAINE , 15
304 LIVRE XI. FABLE VI.
VI. Le Loup et le Renard¹.
Mais d'où vient qu'au renard Esope accorde un point " ,
C'est d'exceller en tours pleins de matoiserie ?
J'en cherche la raison , et ne la trouve point.
Quand le loup a besoin de défendre sa vie,
Ou d'attaquer celle d'autrui ,
N'en sait-il pas autant que lui?
Je crois qu'il en sait plus ; et j'oserois peut-être
Avec quelque raison contredire mon maître.
Voici pourtant un cas où tout l'honneur échut
A l'hôte des terriers. Un soir il aperçut
La lune au fond d'un puits : l'orbiculaire image
Lui parut un ample fromage.
Deux seaux alternativement
Puisoient le liquide élément :
Notre renard, pressé par une faim canine " ,
6
S'accommode en celui qu'au haut de la machine
L'autre seau tenoit suspendu.
Voilà l'animal descendu ,
Tiré d'erreur, mais fort en peine,
Et voyant sa perte prochaine :
Car comment remonter, si quelque autre affamé ,
De la même image charmé 7 ,
Et succédant à sa misère 8
Par le même chemin ne le tiroit d'affaire ?
Deux jours s'étoient passés sans qu'aucun vint au puits.
Le temps , qui toujours marche, avoit pendant deux nuits
Echancré , selon l'ordinaire ,
De l'astre au front d'argent la face circulaire .
Sire renard étoit désespéré.
Compère loup, le gosier altéré,
Passe par là. L'autre dit : Camarade ,
1. Regnerii, Apologi Phædrii, pars I, p. 24, F. 18. Vulpes et Lupus.
2. UN POINT, un avantage. Voy. p. 267, note 1 .
3. C'EST, qui est de..., à savoir de...
4. ORBICULAIRE. Ce mot indique la rondeur pleine de l'astre.
5. FAIM CANINE. Cette expression est devenue proverbiale pour indiquer
une faim extrême.
6. S'ACCOMMODE, se place avec soin et précaution (sese componit). Ce mot
se prenait quelquefois comme synonyme de s'ajuster, se parer.
7. CHARME, fasciné. C'est toujours le sens de ce mot, dans les bons auteurs.
8. MISÈRE , péril, mésaventure. Terme poétique, d'un emploi très-fré-
quent :
Hécube près d'Ulysse acheva sa misère. (RACINE, Andr., 1, 2. )
9. ECHANCRÉ est le mot propre. Il signifie : couper en dedans en forme
de croissant.
LIVRE XI. - FABLE VII. 305
Je veux vous régaler : voyez-vous cet objet?
1
C'est un fromage exquis. Le dieu Faune l'a fait :
La vache lo donna le lait.
Jupiter, s'il étoit malade ,
Reprendroit l'appétit en tâtant d'un tel mets.
J'en ai mangé cette échancrure ;
Le reste vous sera suffisante pâture.
Descendez dans un seau que j'ai là mis exprès .
Bien qu'au moins mal qu'il pût il ajustat l'histoire,
Le loup fut un sot de le croire :
Il descend ; et son poids emportant l'autre part,
Reguinde en haut maitre renard.
Ne nous en moquons point : nous nous laissons séduire
Sur aussi peu de fondement ;
Et chacun croit fort aisément
Ce qu'il craint et ce qu'il désire.

VII. - Le Paysan du Danube


Il ne faut point juger des gens sur l'apparence.
Le conseil en est bon ; mais il n'est pas nouveau.
Jadis l'erreur du souriceau 6
Me servit à prouver le discours 7 que j'avance :
J'ai, pour le fonder à présent,
Le bon Socrate, Esope, et certain paysan
8
Des rives du Danube, homme dont Marc-Aurèle
Nous fait un portrait fort fidèle.
On connoît les premiers : quant à l'autre, voici
Le personnage en raccourci .
1. FAUNE, dieu des champs et des troupeaux, chez les Grecs. Io, fille
d'Inachus, aimée de Jupiter et changée en vache par ce dieu. (OVIDE , Métam.)
2. AU MOINS MAL. Au indique ici la manière dont la chose se fait. Ex-
pression analogue à celles-ci : du mieux qu'il pût ; il est au plus mal, etc.
3. AJUSTAT, à la circonstance..- Cela s'ajuste mal au dessein que vous
avez. (ABLANCOURT.)- Comment ajuster ensemble Dieu et le monde?»
(ARNAULD. ) — « Il faut s'ajuster au temps . » (MOLIÈRE.)
4. REGUINDE. Verbe peu usité.
5. Guévara (écrivain espagnol mort en 1646) , Le Livre doré de Marc-
Aurèle, ou l'Horloge des princes , traduit en français par Degrise ( 1631-
1655) , 1. m , ch. 3.
6. SOURICEAU. Voy. 1. vi, F. 5.
7. DISCOURS. Ce mot avait autrefois une acception plus étendue qu'au-
jourd'hui. Il signifiait tout ce que signifie hoyos en grec : maxime, opinion,
dissertation, mais toujours avec l'idée de développement et d'exposition.
8. MARC-AURÈLE, empereur romain et philosophe stoïcien, mort en 180
ap. J.-C. Marc-Aurèle avait souvent fait la guerre aux Germains. Quant à
ce récit, il n'y en a pas trace dans ses ouvrages. C'est une invention de
l'écrivain espagnol Guévara.
9. EN RACCOURCI. Expression plus asitée alors qu'aujourd'hui. - — Il n'y
306 LIVRE XI . FABLE VII.
Son menton nourrissoit¹ une barbe touffue ;
Toute sa personne velue
2
Représentoit un ours, mais un ours mal léché²
Sous un sourcil épais il avoit l'œil caché ,
Le regard de travers , nez tortu , grosse lèvre,
Portoit sayons de poil de chèvre ,
Et ceinture de joncs marins.
Cet homme ainsi bâti fut député des villes
Que lave le Danube . Il n'étoit point d'asiles
Où l'avarice des Romains
Ne pénétrât alors et ne portât les mains.
Le député vint donc, et fit cette harangue :
Romains, et vous sénat assis pour m'écouter,
Je supplie avant tout les dieux de m'assister :
Veuillent les immortels , conducteurs de ma langue ,
Que je ne dise rien qui doive être repris !
Sans leur aide, il ne peut entrer dans les esprits
Que tout mal et toute injustice :
Faute d'y recourir , on vicle leurs lois.
Témoin nous que punit la romaine avarice :
Rome est, par nos forfaits , plus que par ses exploits .
L'instrument de notre supplice.
Craignez , Romains, craignez que le ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère ;
Et mettant en nos mains, par un juste retour,
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse, en sa colère,
Nos esclaves à votre tour.
6
Et pourquoi sommes-nous les vôtres ? Qu'on me die
En quoi vous valez mieux que cent peuples divers.
Quel droit vous a rendus maîtres de l'univers ?
a rien de plus nécessaire que de vous présenter distinctement, mais en
raccourci, toute la suite des siècles. ( BOSSUET, Hist. univ. , Av.-Propos.)
-Ce n'est que par des raccourcis qu'on se forme une idée un peujuste
ou du tout ou de chacune de ses parties. (PÉLISSON.) - Je suis un
raccourci des misères humaines. (SCARRON.)
1. NOURRISSOIT. Expression latinè, alebat.
2. MAL LÉCHÉ. Allusion à cette croyance populaire que les ours donnent
la forme à leurs petits en les léchant.
3. SAYON, sorte de manteau court (en latin sagum) , vêtement militaire
chez les Romains.
4. AVARICE. Ce mot est pris ici dans son sens latin d'avidité. -Si locu-
ples hostis est, avari, si pauper, ambitiosi. " ( TACITE, Vie d'Agricola, 31.)
5. REPRIS. Cet exorde est conforme aux habitudes des anciens, qui, dans
toutes les circonstances solennelles, commençaient leurs discours et déli-
bérations par invoquer les dieux. Voy. Démosthène, Disc. pour la cou-
ronne ; et Pline le Jeune, Panégyr. de Trajan, ch. 1.
6. DIE. Voy. p. 100, note 1 , et p. 127, note 6.
LIVRE XI. - FABLE VII. 307
Pourquoi venir troubler une innocente vie ?
Nous cultivions en paix d'heureux champs ; et nos main
Etoient propres aux arts , ainsi qu'au labourage.
Qu'avez-vous appris aux Germains ?
Ils ont l'adresse et le courage :
S'ils avoient eu l'avidité,
Comme vous, et la violence,
Peut-être en votre place ils auroient la puissance,
Et sauroient en user sans inhumanité.
Celle que vos préteurs ont sur nous exercée
N'entre qu'à peine en la pensée.
La majesté de vos autels
Elle-même en est offensée ;
Car sachez que les immortels
Ont les regards sur nous. Grâces à vos exemples ,
Ils n'ont devant les yeux que des objets d'horreur,
2
De mépris d'eux et de leurs temples,
D'avarice qui va jusques à la fureur ³ .
Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome :
La terre et le travail de l'homme
Font pour les assouvir des efforts superflus.
Retirez-les on ne veut plus
Cultiver pour eux les campagnes.
Nous quittons les cités , nous fuyons aux montagnes ;
Nous laissons nos chères compagnes ;
5
Nous ne conversons plus qu'avec des ours affreux,
Découragés de mettre au jour des malheureux ,
Et de peupler pour Rome un pays qu'elle opprime.
Quant à nos enfants déjà nés ,
Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés :
Vos préteurs au malheur nous font joindre le crime .
Retirez-les ils ne nous apprendront
Que la mollesse et que le vice ;
Les Germains comme eux deviendront
Gens de rapine et d'avarice .
C'est tout ce que j'ai vu dans Rome à mon abord.
1. VOS PRÉTEURS. Dans les provinces, le préteur était à la fois gouver-
neur, magistrat et général. Il cumulait tous les pouvoirs.
2. DE MÉPRIS , c'est-à-dire des preuves du mépris qu'on fait d'eux et
de leurs temples.
3. FUREUR , au sens latin, folie, démence.
4. LAISSONS, nous abandonnons. Linquimus en latin a ce sens :
Nos patriæ fines et dulcia linquimus arva. (VIRGILE, 1r Egl.)
5. CONVERSONS. Encore un mot pris au sens latin : conversari, vivre
avec.
308 LIVRE XI. FABLE VII.
N'a-t-on point de présent à faire,
Point de pourpre à donner ; c'est en vain qu'on espère
Quelque refuge aux lois¹ : encor leur ministère
A-t-il mille longueurs. Ce discours , un peu fort,
Doit commencer à vous déplaire.
Je finis. Punissez de mort
Une plainte un peu trop sincère.
A ces mots, il se couche ; et chacun étonné
Admire le grand cœur , le bon sens , l'éloquence
Du sauvage ainsi prosterné.
On le créa patrice ; et ce fut la vengeance
Qu'on crut qu'un tel discours méritoit. On choisit
D'autres préteurs ; et par écrit
Le sénat demanda ce qu'avoit dit cet homme,
Pour servir de modèle aux parleurs à venir.
On ne sut pas longtemps à Rome
Cette éloquence entretenir.

VIII. Le Vieillard et les trois jeunes Hommes ♣.


Un octogénaire plantoit .
Passe encor de bâtir ; mais planter à cet âge !
5
Disoient trois jouvenceaux enfants du voisinage :
Assurément il radotoit.
Car, au nom des dieux , je vous prie,
Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ?
Autant qu'un patriarche il vous faudroit vieillir.
A quoi bon charger votre vie
Des soins d'un avenir qui n'est pas fait pour vous ?
Ne songez désormais qu'à vos erreurs passées ;
Quittez le long espoir et les vastes pensées ;
1. REFUGE AUX LOIS , quelque refuge dans les lois, auxilium in legibus.
- Sur cet emploi de aux, voy. p. 15, note 5, et p. 106, note 8.
2. IL SE COUCHE, il se jette à terre, sternitur. Cette acception est hors
d'usage, dans le style noble.
3. PATRICE, c'est-à-dire patricien. Les patrices furent créés seulement
sous Constantin. Ils formèrent la nouvelle noblesse de l'empire, et différè-
rent des patriciens en ce que c'était la faveur du prince et non la naissance
qui donnait cette dignité, laplus haute de l'empire, supérieure même au
consulat.
4. Abstemius, 167. De Viro decrepito arbores inserente.
5. JOCVENCEAUX. Ce mot, comme jouvencel (juvencus, juvenculus), ap-
partient au vieux langage.
6. PENSÉES . Beau vers, inspiré par Horace :
Vitæ summa brevis spem nos vetat inchoare longam.
(Odes, I, IV, 15, Edit. class.)
Quid brevi fortes jaculamur ævo
Multa ? (Odes, II, XIII , 17.)
Et spatio brevi
Spem longam reseces. (Odes, I, x, 6-7.)
LIVRE XI. - FABLE VIII. 309
Tout cela ne convient qu'à nous.
I¹ ne convient pas à vous-mêmes ,
Repartit le vieillard. Tout établissement '
Vient tard, et dure peu. La main des Parques blème
De vos jours et des miens se joue également.
Nos termes sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier? Est-il aucun moment
3
Qui vous puisse assurer d'un second seulement ?
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage :
Hé bien défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d'autrui ?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui :
J'en puis jouir demain , et quelques jours encore ;
Je puis enfin compter l'aurore
Plus d'une fois sur vos tombeaux .
Le vieillard eut raison : l'un des trois jouvenceaux
Se noya dès le port, allant à l'Amérique ;
L'autre, afin de monter aux grandes dignités ,
Dans les emplois de Mars servant la république " ,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés ;
Le troisième tomba d'un arbre
Que lui-même il voulut enter ;
7
Et, pleurés du vieillard , il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.
1. IL, pour cela. Voy. p. 65, note 5.
2. ETABLISSEMENT . Ce mot, au XVIIe siècle, était d'un usage très-fréquent
dans le sens de fortune, grandeur, puissance. Il désignait toute œuvre,
toute institution humaine un peu considérable. A la cour, on honore
rarement le mérite seul et dénué de grands établissements.» ( LA BRUYÈRE.)
3. D'UN SECOND. - Horace :
Carpe diem, quam minimum credula postero. ( Odes, I , x, 8. ).
4. OMBRAGE.Virgile :
Insere, Daphni, piros ; carpent tua poma nepotes. ( Egl . , 1x, 50.)
3. A L'AMÉRIQUE. A représente ici le latin ad, allant vers l'Amérique.
Voici un vers de Molière où à est mis pour en
Et, quand nous nous mettons quelque chose à la tête. ( E.M. , 1, 2.)
Voici un autre passage où à est remplacé par en Il va vous emmener
votre
Racine : en Alger. » (Sc., 11, 11. ) De même dans Corneille et dans
fils
Je serai marié, si l'on veut, en Alger. ( Le Menteur. )
J'écrivis en Argos pour hater ce voyage. (Iphig., i, 1.)
6. LA RÉPUBLIQUE, l'Etat (res publica)..- Voy. p. 192, note 1.
7. PLEURES, etc. Il y a ici une ellipse et une inversion imitées des Latins.
Il les pleure ! il s'occupe d'honorer leur mémoire ! Et la Fontaine,
voyez comme il s'efface ! comme il est oublié comme il a disparu !
(CHAMFORT.)
310 LIVRE XI. FABLE IX.
IX. - Les Souris et le Chat-huant
Il ne faut jamais dire aux gens :
Ecoutez un bon mot, oyez¹ une merveille.
Savez-vous si les écoutants
2
En feront une estime à la vôtre pareille ?
Voici pourtant un cas qui peut être excepté :
Je le maintiens prodige, et tel que d'une fable

Il a l'air et les traits, encor que ³ véritable.
On abattit un pin pour son antiquité,
Vieux palais d'un hibou , triste et sombre retraite

De l'oiseau qu'Atropos prend pour son interprète.
Dans son tronc caverneux, et miné par le temps ,
Logeoient, entre autres habitants ,
Force souris sans pieds , toutes rondes de graisse.
L'oiseau les nourrissoit parmi des tas de blé ,
Et de son bec avoit leur troupeau mutilé.
Cet oiseau raisonnoit : il faut qu'on le confesse.
6
En son temps, aux souris le compagnon chassa :
Les premières qu'il prit du logis échappées " ,
Pour y remédier, le drôle estropia
Tout ce qu'il prit ensuite ; et leurs jambes coupées
Firent qu'il les mangeoit à sa commodité,
Aujourd'hui l'une, et demain l'autre.
Tout manger à la fois , l'impossibilité
S'y trouvoit, joint aussi le soin de sa santé.
Sa prévoyance alloit aussi loin que la nôtre :
Elle alloit jusqu'à leur porter
1. OYEZ, impératif du verbe ouïr (audire), aujourd'hui tombé en dé-
suétude :
Oyez, dit-il ensuite ; oyez, peuple, oyez tous. (Polyeucte, 111, 2.,
O mon Père ! on ne peut our sans horreur les choses que je viens
d'entendre. ( PASCAL.)
2. EN FERONT UNE ESTIME. Estime est ici synonyme d'appréciation , cas
Et vous offenseriez l'estime qu'elle en fait. (CORNEILLE, Nicomède.)
Voltaire blâme cette expression dans le vers de Corneille : elle est cepen-
dant française et logique.
3. ENCOR QUE. Voy. p. 1, note 3.
4. ATROPOS , celle des trois Parques qui coupait le fil de la vie. -Inter-
prète. En ce sens que le hibou, étant un oiseau de mauvais augure, an-
nonce les malheurs que prépare Atropos, et révèle la destinée.
5. FORCE. Voy. p. 131 , note 1.
6. LE COMPAGNON. Ce mot est ici synonyme de : le gaillard, le rusé. Il
est usité dans les locutions suivantes : « Ce soldat est un hardi compagnon.
-Ce financier était, il y a dix ans, un pauvre gueux, un fort petit com-
pagnon. » — « Vous avez été autrefois un bon compagnon.» (MOLIÈRE.)
7. ECHAPPÉES , s'étant échappées. C'est l'ablatif absoludes Latins. Voyez
p. 52, note 4.
LIVRE XI. - FABLE IX. 311
Vivres et grains pour subsister.
Puis, qu'un cartésien s'obstine
A traiter ce hibou de monstre et de machine !
Quel ressort lui pouvoit donner
.
Le conseil de tronquer un peuple mis en mue³ ?
Si ce n'est pas là raisonner ,
La raison m'est chose inconnue.
Voyez que d'arguments il fit :
Quand ce peuple est pris , il s'enfuit ;
Donc il faut le croquer aussitôt qu'on le happe.
Tout ! il est impossible. Et puis pour le besoin
N'en dois-je donc pas garder? Donc il faut avoir soin
De le nourrir sans qu'il échappe .
Mais comment ? Otons-lui les pieds. Or , trouvez-moi
Chose par les humains à sa fin mieux conduite !
5
Quel autre art de penser Aristote et sa suite "
Enseignent-ils, par votre foi " ?

1. UN CARTÉSIEN, un disciple de Descartes. Descartes prétendait que les


animaux n'étaient que de simples machines mues par des ressorts dis-
posés par la nature, et sans intelligence. Voy. à ce sujet la F.1 du 1. x.
2. TRONQUER. Moins exact que mutiler, quoique Vaugelas ait dit : « Nous
sommes tronqués de la plupart de nos membres. Če terme, du reste,
quoique peu usité en ce sens, est ici fort juste pour l'idée que veut ex-
primer l'auteur.
3. MUE, lieu obscur et étroit, sorte de cage où l'on tient la volaille en-
fermée pour l'engraisser. Ce même mot signifie aussi le changement de
plumes, de poils et de peau qui à certaines époques arrive aux animaux.
A cette époque de changement et de rajeunissement, on met les oiseaux
dans une cage appelée mue, et c'est par extension que ce même nom se
donne au lieu où on enferme la volaille pour l'engraisser.
4. IL, cela. Voy. p. 65, note 5.
5. ARISTOTE, philosophe grec, précepteur d'Alexandre. Ses écrits eurent
une grande vogue au moyen âge, et particulièrement sa logique.
6. SA SUITE, ses disciples et imitateurs, son école.
7. PAR VOTRE FOI. Voy. p 291 , note 4. - «Ceci n'est point une fable ;
et la chose, quoique merveilleuse et presque incroyable, est véritablement
arrivée. J'ai peut-être porté trop loin la prévoyance du hibou, car je ne
prétends pas établir dans les bêtes un progrès de raisonnement tel que
celui-ci mais ces exagérations sont permises à la poésie, surtout dans
la manière d'écrire dont je me sers. (Note de la Fontaine.)
312 LIVRE XI. ÉPILOGUE .

ÉPILOGUE¹

C'est ainsi que ma muse, aux bords d'une onde pure ,


Traduisoit en langue des dieux
Tout ce que disent sous les cieux
l'ant d'êtres empruntants la voix de la naturē.
Truchement 8 de peuples divers ,
Je les faisois servir d'acteurs en mon ouvrage :
Car tout parle dans l'univers ;
Il n'est rien qui n'ait son langage.
Plus éloquents chez eux qu'ils ne sont dans mes vērs ,
Si ceux que j'introduis me trouvent peu fidèle,
Si mon œuvre n'est pas un assez bon modèle ,
J'ai du moins ouvert le chemin :
D'autres pourront y mettre une dernière main .
Favoris des neuf Sueurs , achevez l'entreprise :
Donnez mainte leçon que j'ai sans doute omise ;
Sous ces inventions il faut l'envelopper.
Mais vous n'avez que trop de quoi vous occuper :
Pendant le doux emploi de ma muse innocente ,
Louis dompte l'Europe ; et, d'une main puissante ,
Il conduit à leur fin les plus nobles projets
Qu'ait jamais formés un monarque.
Favoris des neuf Sœurs , ce sont là des sujets
Vainqueurs du Temps et de la Parque * .
1. Ce mot signifie discours de la fin, conclusion . Il est opposé à pro-
logue ou préface, discours du commencement. Cet épilogue termina
pendant longtemps le recueil des fables de la Fontaine, Ce n'est que
quinze ans après que l'auteur y ajouta le xire livre.
2. EMPRUNTANTS. Sur cette faute d'orthographe fréquente dans la Fon-
taine, voy. p. 53, note 3.
3. TRUCHEMENT, interprète. Ce mot est d'origine orientale.
4 PARQUE. A l'époque où écrivait la Fontaine, en 1679 , Louis XIV ve-
nait de dicter la paix de Nimègue. Dans cet épilogue, la Fontaine
imite Virgile, qui dit à la fin de ses Géorgiques :
Hæc super arvorum cultu pecorumque canebam
Et super arboribus, Cæsar dum magnus ad altum
Fulminat Euphraten bello, victorque volentes
Per populos dat jura, viamque affectat Olympo. (iv, 559.)
Boileau termine son Art poétique en 1674 par de semblables allusions
aux conquêtes du roi :
Muses, dictez sa gloire à tous vos nourrissons :
Son nom vaut mieux pour eux que toutes vos leçons. iv, 193.)
A MONSEIGNEUR

LE DUC DE BOURGOGNE

MONSEIGNEUR,

Je ne puis employer ' , pour mes fables, de protection


qui me soit plus glorieuse que la vôtre. Ce goût exquis et
ce jugement si solide que vous faites paroître dans toutes
3
choses au delà d'un âge où à peine les autres princes
sont-ils touchés de ce qui les environne avec le plus d'é-
clat ; tout cela , joint au devoir de vous obéir et à la pas-
sion de vous plaire , m'a obligé de vous présenter un ou-
vrage dont l'original a été l'admiration de tous les siècles
aussi bien que celle de tous les sages . Vous m'avez même
ordonné de continuer ; et , si vous me permettez de le dire,
il y a des sujets dont je vous suis redevable, et où vous
avez jeté des grâces qui ont été admirées de tout le monde.
Nous n'avons plus besoin de consulter ni Apollon ni les
Muses, ni aucune des divinités du Parnasse : elles se ren-
contrent toutes dans les présents que vous a faits la¯na-
ture , et dans cette science de bien juger les ouvrages de
4
l'esprit, à quoi vous joignez déjà celle de connoître toutes
les règles qui y conviennent . Les fables d'Esope sont une
ample matière pour ces talents ; elles embrassent toutes
sortes d'événements et de caractères. Ces mensonges sont
6
proprement une manière d'histoire où on ne flatte per-
sonne. Ce ne sont pas choses de peu d'importance que ces
sujets : les animaux sont les précepteurs des hommes dans
1. Petit-fils de Louis XIV et élève de Fénelon. Ce prince, né en 1682,
est mort en 1712. Il donnait de grandes espérances. Il avait douze ans
(1694) quand la Fontaine lui dédia le douzième livre de ses fables.
2. EMPLOYER. Ce mot est pris ici dans le même sens qu'en ces phrases :
Employer quelqu'un dont le crédit peut servir. S'employer pour quel-
qu'un et le protéger dans une affaire.
3. AU DELA D'UN AGE, en vous élevant au-dessus d'un âge. C'est un la-
tinisme :
Vires ultra sortemque senectæ. (Enéide, vi, 114. )
A onzeans, dit-on, le duc de Bourgogne avait lu Tite Live dans le texte,
traduit César, et entrepris une traduction de Tacite.
4. A QUOI. Tournure très-usitée au XVIIe siècle :
Le grand secret pour quoi je vous ai trop cherché.
(MOLIÈRE , D. am., 1, 2.)
Je manque à faire plusieurs choses à quoi je suis obligé. (PASCAL,
Pensées.)
5. Y CONVIENNENT, s'y rapportent (huc_conveniunt).
6. UNE MANIÈRE, une espèce de.... Vous n'allez entendre que de la
prose cadencée, ou des manières de vers libres. ■ ( MOL., M. im. , 11 , 6.)
314 AU DUC DE BOURGOGNE.
mon ouvrage. Je ne m'étendrai pas davantage là-dessus :
vous voyez mieux que moi le profit qu'on en peut tirer. Si
vous vous connoissez maintenant en orateurs et en poêtes,
vous vous connoîtrez encore mieux quelque jour en bons
politiques et en bons généraux d'armée ; et vous vous
tromperez aussi peu au choix des personnes qu'au ¹ mé-
rite des actions. Je ne suis pas d'un âge à espérer d'en
être témoin. Il faut que je me contente de travailler sous
vos ordres. L'envie de vous plaire me tiendra lieu d'une
2
imagination que les ans ont affoiblie : quand vous sou-
haiterez quelque fable, je la trouverai dans ce fonds-là . Je
voudrois bien que vous y puissiez trouver des louanges
dignes du monarque qui fait maintenant le destin de tant de
peuples et de nations , et qui rend toutes les parties du
monde attentives à ses conquêtes, à ses victoires , et à la
paix qui semble se rapprocher , et dont il impose les con-
ditions avec toute la modération que peuvent souhaiter nos
ennemis. Je me le figure comme un conquérant qui veut
mettre des bornes à sa gloire et à sa puissance, et de qui
on pourroit dire, à meilleur titre qu'on ne l'a dit d'A-
lexandre , qu'il va tenir les états³ de l'univers , en obligeant
les ministres de tant de princes de s'assembler pour ter-
miner une guerre qui ne peut être que ruineuse à leurs
maîtres . Ce sont des sujets au-dessus de nos paroles : je
les laisse à de meilleures plumes que la mienne ; et je suis
avec un profond respect,
MONSEIGNEUR,
Votre très-humble, très -obéissant,
et très-fidèle serviteur ,
DE LA FONTAINE .
1. Au, dans le. Voy. p. 15, note 5, et p. 106, note 8.
2. AFFOIBLIE. La Fontaine avait soixante-treize ans.
3. ETATS, assemblées, congrès . (Les états provinciaux, les états géne-
raux.)
4. MAITRES. Luxembourg avait été vainqueur à Fleurus, à Nerwinde,
à Steinkerke ; Catinat à Staffarde et à Marsailles. L'armée royale avait pris
Mons, Namur, Charleroi. Louis XIV offri! la paix à des conditions qui ne
furent point acceptées. (WALCKENAER .)


LIVRE XII¹

I. - Les Compagnons d'Ulysse³.


▲ MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE.

Prince, l'unique objet du soin des immortels ,


Souffrez que mon encens parfume vos autels.
Je vous offre un peu tard ces présents de ma muse ;
Les ans et les travaux me serviront d'excuse.
Mon esprit diminue , au lieu qu'à chaque instant
On aperçoit le vôtre aller en augmentant :
Il ne va pas, il court , il semble avoir des ailes.
Le héros dont il tient des qualités si belles
Dans le métier de Mars brûle d'en faire autant :
Il ne tient pas à lui que, forçant la victoire,
Il ne marche à pas de géant
Dans la carrière de la gloire * .
Quelque dieu le retient : c'est notre souverain ,
Lui qu'un mois a rendu maître et vainqueur du Rhin.
Cette rapidité fut alors nécessaire ;
Peut-être elle seroit aujourd'hui téméraire³ .
Je m'en tais : aussi bien les Ris et les Amours
Ne sont pas soupçonnés d'aimer les longs discours.
1. Ce livre fut publié en 1694. La Fontaine avait soixante-treize ans.
2. Voy. Plutarque, OEuves morales : Que les bêtes usent de la raison,
en forme de devis ( entretien familier). Trad. d'Amyot.
3. LE HÉROS. Louis de Bourbon, dauphin, fils de Louis XIV et père
du duc de Bourgogne, auquel cette fable est dédiée. ( WALCKENAER .)
4. GLOIRE. Dans la campagne de 1688 , l'armée commandée par le
dauphin et le maréchal de Duras s'empara, du 25 octobre au 18 novem-
bre, de Heidelberg, de Mayence, de Philisbourg, de Manheim, de Spire,
de Worms, d'Oppenheim, de Frankendal et de Trèves. D (WALCKENALR . )—
Racine, dans le prologue d'Esther ( 1689 ), fait allusion aux mêmes évé-
nements, et parle aussi du dauphin, père du duc de Bourgogne:
Tu lui donnes un fils, prompt à le seconder ,
Qui sait combattre, plaire, obéir, commander...
L'éternel désespoir de tous ses ennemis...
Du tonnerre vengeur s'en va tout embraser,
Et, tranquille, à ses pieds revient le déposer.
5. TÉMÉRAIRE. Ceci nous prouve que cette fable a dû être composée vers
la fin de l'année 1690. Le dauphin, ayant avec lui le maréchal de Lorges,
commandait alors l'armée sur le Rhin. Cette armée, après avoir passé le
fleuve, eut ordre de se replier sur la France, sans avoir vu l'ennemi et trouvé
l'occasion de se battre. Les faits mémorables de cette campagne se passèrent
en Italie et dans les Pays-Bas. Le dauphin quitta l'armée le 30 septembre
1690 , et revint à Fontainebleau, où la cour se trouvait alors. (WALCKENAER.)
6. JE M'EN TAIS. - Voltaire :
Romains, j'aime la gloire, et ne veux pas m'en taire.
(Ro.ne sauvée.)
316 LIVRE XII . FABLE 1.
De ces sortes de dieux votre cour se compose :
Ils ne vous quittent point. Ce n'est pas qu'après tout
D'autres divinités n'y tiennent le haut bout¹ ;
Le sens et la raison y règlent toute chose.
Consultez ces derniers sur un fait où les Grecs ,
Imprudents et peu circonspects ,
S'abandonnèrent à des charmes 2
Qui métamorphosoient en bêtes les humains.
Les compagnons d'Ulysse ' , après dix ans d'alarmes ,
Erroient au gré du vent, de leur sort incertains.
Ils abordèrent un rivage
Où la fille du dieu du jour,
Circé , tenoit alors sa cour.
Elle leur fit prendre un breuvage
Délicieux , mais plein d'un funeste poison.
D'abord ils perdent la raison ;
Quelques moments après leur corps et leur visage
Prennent l'air et les traits d'animaux différents :
Les voilà devenus ours, lions , éléphants ;
Les uns sous une masse énorme ,
Les autres sous une autre forme :
Il s'en vit de petits , EXEMPLUM UT TALPA " .
Le seul Ulysse en échappa :
Il sut se défier de la liqueur traitresse.
Comme il joignoit à la sagesse
La mine d'un héros et le doux entretien ,
Il fit tant que l'enchanteresse
Prit un autre poison peu différent du sien .
Une déesse dit tout ce qu'elle a dans l'âme :
1. LE HAUT BOUT. Dans une cérémonie où les rangs sont distingués , le
haut bout, c'est le plus honorable, comme le bas bout, c'est le dernier.→
Dans Ronsard, un guerrier fait cette promesse à son cheval :
Je doublerai, pour telle récompense,
En tes vieux ans ton foin et ta dépense ;
Seul au haut bout je te ferai loger
De mon étable... (Franciade.)
2. CHARMES , incantations, sortiléges. Voy. p. 156, note 2.
3. LES COMPAGNONS D'ULYSSE, les guerriers qui avaient suivi ce roi au
siége de Troie et qui l'accompagnaient à son retour.
4. CIRCÉ, enchanteresse, fille du Soleil et de la Nuit. Elle habitait l'île
d'a, sur la côte occidentale d'Italie. Cette ile, réunic ensuite au continent,
forma le promontoire de Circeii , dans le Latium. (Voy. Virgile, En. , vII, 10).
5. EXEMPLUM UT TALPA, par exemple, comme la taupe. Phrase usitée
dans les argumentations scolastiques, et que la Fontaine reproduit iel
ironiquement.
6. EN ÉCHAPPA ( hinc aufugit). Ce verbe a trois régimes. On dit : «Echapper
d'un danger, échapper aux ennemis, échapper un grand péril. (Vaugelas.)
LIVRE XII. ― TABLE 1. 317
Celle- ci déclara sa flamme .
Ulysse étoit trop fin pour ne pas profiter
D'une pareille conjoncture :
Il obtint qu'on rendroit à ses Grecs leur figure.
Mais la voudront-ils bien, dit la nymphe, accepter ?
Allez le proposer de ce pas à la troupe.
Ulysse y court, et dit : L'empoisonneuse coupe
A son remède encore ; et je viens vous l'offrir :
Chers amis , voulez-vous hommes redevenir ?
On vous rend déjà la parole.
Le lion dit, pensant rugir :
Je n'ai pas la tête si folle ;
Moi renoncer aux dons que je viens d'acquérir !
J'ai griffe et dents, et mets en pièces qui m'attaque.
Je suis roi deviendrai-je un citadin d'Ithaque¹ !
Tu me rendras peut-être encor simple soldat :
Je ne veux point changer d'état.
Ulysse du lion court à l'ours : Eh ! mon frère,
Comme te voilà fait ! je t'ai vu si joli !
Ah ! vraiment nous y voici,
Reprit l'ours à sa manière :
Comme me voilà fait ! comme doit être un ours.
Qui t'a dit qu'une forme est plus belle qu'une autre ?
Est- ce à la tienne à juger de la nôtre ?
Je me rapporte 2 aux yeux d'une ourse mes amours.
Te déplais -je ? va-t'en ; suis ta route , et me laisse.
Je vis libre, content, sans nul soin 3 qui me presse :
Et te dis tout net et tout plat :
Je ne veux point changer d'état .
Le prince grec au loup va proposer l'affaire ;
Il lui dit, au hasard d'un semblable refus :
Camarade, je suis confus
Qu'une jeune et belle bergère
Conte aux échos les appétits gloutons
Qui t'ont fait manger ses moutons .
1. D'ITHAQUE (Civis Ithacensis ). Ithaque, où régnait Ulysse, aujourd'hui
Théaki, est une des sept iles Ioniennes, situées, saufune seule, Cérigo (l'an-
cienne Cythère) , dans la mer appelée également lonienne. Théaki compte
8,000 habitants.
2. JE ME RAPPORTE. Voy. p . 184, note 4.
3. SOIN, souci. Voy. p. 226, note 3.
4. PLAT. Dans l'origine, tous les adjectifs s'employaient adverbialement
sans changer de forme :
Madame, voulez-vous que je vous parle net ? ( MoL., Mis., II, 1.) .
Vous me parlez bien ferme, et cette suffisance ... ( ID . ibid., 1, 2.)
Je vous parle un peu franc, mais c'est là mon humeur. (ID., T. , i, 2.)
318 LIVRE XII. - FABLE I.
Autrefois on t'eût vu sauver sa bergerie :
Tu menois une honnête vie.
Quitte ces bois , et redevien¹
Au lieu de loup , homme de bien.
En est-il ? dit le loup pour moi , je n'en vois guère.
Tu t'en viens me traiter de bête carnassiere ;
Toi qui parles , qu'es-tu ? N'auriez-vous pas, sans moi,
Mangé ces animaux que plaint tout le village?
Si j'étois homme, par ta foi,
Aimerois-je moins le carnage ?
Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous :
Ne vous êtes-vous pas l'un à l'autre des loups ?
Tout bien considéré, je te soutiens en somme
Que, scélérat pour scélérat,
Il vaut mieux être un loup qu'un homme :
Je ne veux point changer d'état.
Ulysse fit à tous une même semonce 8
Chacun d'eux fit même réponce * ,
Autant le grand que le petit.
La liberté, les bois, suivre leur appétit " ,
C'étoit leurs délices suprêmes :
7
Tous renonçoient au lôs des belles actions .
8
Ils croyoient s'affranchir suivants & leurs passions,
Ils étoient esclaves d'eux-mêmes .
Prince, j'aurois voulu vous choisir un sujet
Où je pusse mêler le plaisant à l'utile :
1. REDEVIEN. C'est un vestige de l'ancienne orthographe. Autrefois, les
premières personnes des verbes au singulier ne prenaient point d's à la fin.
2. Vous, pour vous. Latinisme : Nonne vobis estis invicem lupi?
3. SEMONCE, exhortation. Ce mot a signifié primitivement invitation
faite dans les formes, à des parents ou à des amis, d'assister à quelque fète
ou cérémonie. Il a signifié ensuite invitation avec blâme,cérémonies
avertissement. Le
verbe semondre a eu les deux sens. Le maitre de est allé
semondre la cour de se trouver à telle solennité. 1 Semondre aux noces,
à un enterrement.» ( Submonere, submonitio. ) TRÉVOUX.
4. RÉPONCE. Orthographe fautive, pour la rime.
5. APPÉTIT, désir, goût naturel.
6. C'ÉTOIT. En mettant le verbe au singulier, l'auteur suit l'usage ancien
et la logique. C'étoit équivaut à cela était. Quatre ou cinq mille écus
est un denier considérable ! (MOLIÈRE, Pourc. , III, 9. ) Ce n'est plus ces
promptes saillies qu'il savait si vite et si agréablement réparer. » (BOSSUET,
Or. fun. de Condé. ) -Voy. à ce sujet p. 85, note 2, et p. 91, note 4.
7. Los ou Loz, gloire (du latin laus).-«Ménage regrettait que ce mot eût
vieilli, et désirait qu'on le remit en honneur. Il n'a pas tenu à notre poëte
qu'il n'en fût ainsi, car il s'en est servi plusieurs fois. (WALCKENAER .
Si vous voulez, à payer ce sera
Quand votre loz et renom cessera . (MAROT.)
8. SUIVANTS. Ancienne orthographe, aujourd'hui condamnée. Voy . p. 53
note 3.
LIVRE XII. - FABLE II. 319

C'étoit sans doute un beau projet,


Si ce choix eût été facile.
Les compagnons d'Ulysse enfin se sont offerts :
Ils ont force pareils en ce bas univers,
Gens à qui j'impose pour peine
Votre censure et votre haine¹ .

II. - Le Chat et les deux Moineaux 2 .


▲ MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE .
Un chat, contemporain d'un fort jeune moineau ,
Fut logé près de lui dès l'âge du berceau :
La cage et le panier avoient mêmes pénates .
Le chat étoit souvent agacé par l'oiseau :
L'un s'escrimoit du bec ; l'autre jouoit des pattes.
Ce dernier toutefois épargnoit son ami ,
Ne le corrigeant qu'à demi :
Il se fût fait un grand scrupule
D'armer de pointes sa férule.
Le passereau , moins circonspec * ,
Lui donnoit force coups de bec.
En sage et discrète personne ,
Maître chat excusoit ses jeux :
Entre amis , il ne faut jamais qu'on s'abandonne
Aux traits B d'un courroux sérieux.
Comme ils se connoissoient tous deux dès leur bas âge,
Une longue habitude en paix les maintenoit
Jamais en vrai combat le jeu ne se tournoit
Quand un moineau du voisinage
S'en vint les visiter , et se fit compagnon
1. HAINE. Dans le Mercure galant, après ce vers, la fable se termiue
par les vers suivants, que l'auteur a retranchés dans son édition de 1694..
WALCKENVousAER .)raisonnez sur tout; les Ris et les Amours
Tiennent souvent chez vous de solides discours :
Je leur veux proposer bientôt une matière
Noble, et d'un très-grand art, convenable aux héros :
C'est la louange ; ses propos
Sont faits pour occuper votre âme tout entière.
2. Voy. Baïf, Mimes et Enseignements.
3. CONTEMPORAIN . C'est à tort qu'on trouve ce mot impropre et qu'on
veut lui substituer commensal. Il signifie du même âge, jeune comme le
moineau, et c'est ce que veut dire l'auteur.
4. CIRCONSPEC. Sur cette licence, voy. p. 278 , note 1 , et p. 283, note 7.
5. TRAITS , actes, éclats. « Sans
6. TOURNOIT . Expression tirée du latin, vertebat in pugnam.
ce don inestimable de la piété, tout tourne en ruine à ceux qui en sont
ornés. » (BossUET, Or. fun. de Condé.)
320 LIVRE XII. — FABLE III,
Du pétulant Pierrot et du sage Raton.
Entre les deux oiseaux il arriva querelle ;
Et Raton de prendre parti.
Cet inconnu, dit-il , nous la vient donner belle¹ ,
D'insulter ainsi notre ami !
Le moineau du voisin viendra manger le nôtre !
2 3
Non , de par tous les chats ! Entrant lors au combat,
Il croque l'étranger . Vraiment, dit maître chat,
Les moineaux ont un goût exquis et délicat !
Cette réflexion fit aussi croquer l'autre.
4
Quelle morale puis-je inférer de ce fait ?
Sans cela , toute fable est un œuvre imparfait 5 ,
J'en crois voir quelques traits ; mais leur ombre m'abuse.
Prince, vous les aurez incontinent trouvés :
Ce sont des jeux pour vous, et non point pour ma muse.
Elle et ses sœurs n'ont pas l'esprit que vous avez.

III. Du Thésauriseur et du Singe ".


Un homme accumuloit. On sait que cette erreur
Va souvent jusqu'à la fureur.
Celui-ci ne songeoit que ducats et pistoles .
8
Quand ces biens sont oisifs , je tiens qu'ils sont frivoles .
Pour sûreté de son trésor,
Notre avare habitoit un lieu dont Amphitrite '
1. LA DONNER BELLE. Locution adverbiale qui signifie : en faire accroire,
vouloir tromper.
2. DE PAR. L'exactitude voudrait qu'on écrivit de part ( ex parte, de la
part de). Les plus anciens textes écrivent de part. De part nostre Sei-
gneur. (Rois, 144, 299, 292.) . Samuel li prophète vint à Saul de part
Deu. (Rois, 53. ) M. GÉNIN .
3. LORS, alors. Voy . p . 250, note 5.
4. INFERER, a induire, conclure, tirer une conséquence d'une proposi-
tion ; terme de logique . (TRÉVoux. )-La morale est en effet la conclusion
et la conséquence du récit de là inférer une morale.
5. OEUVRE IMPARFAIT. Euvre est masculin ou féminin , mais plus sou-
vent féminin. Œuvre au masculin ne s'emploie guère que dans le style
très-soutenu, et en parlant de grandes choses et de résultats importants,
ou bien encore pour désigner l'ensemble des œuvres d'un écrivain et d'un
artiste.
6. Tristan l'Ermite, le Page disgracié, 11 partie, ch. 41 .
7. DUCATS, monnaie valant environ deux livres. Le ducaton valait près
de quatre livres. La valeur de cette monnaie variait beaucoup suivant les
temps et les pays, et suivant que l'espèce était d'or ou d'argent.- La pis-
tole, monnaie d'Espagne, a valu dix livres, onze livres, et même qua-
torze livres sous Louis XIV.
8. TIENS . Voy . p. 114, note 6.
9. AMPHITRITE, femme de Neptune, et souvent prise dans les poètes
comme personnifiant la mer.
LIVRE XII. - FABLE III. 321

Défendoit aux voleurs de toutes parts l'abord.


Là, d'une volupté¹ selon moi fort petite,
Et selon lui fort grande , il entassoit toujours
Il passoit les nuits et les jours
A compter, calculer, supputer sans relâche.
Calculant, supputant, comptant comme à la tâche ;
Car il trouvoit toujours du mécompte à son fait ' .
Un gros singe, plus sage, à mon sens , que son maître,
8
Jetoit quelque doublon toujours par la fenêtre,
Et rendoit le compte imparfait :
La chambre, bien cadenassée,
Permettoit de laisser l'argent sur le comptoir.
Un beau jour dom✦ Bertrand se mit dans la pensée
D'en faire un sacrifice au liquide manoir " .
Quant à moi, lorsque je compare
Les plaisirs de ce singe à ceux de cet avare,
Je ne sais bonnement auxquels donner le prix :
Dom Bertrand gagneroit près de certains esprits ;
Les raisons en seroient trop longues à déduire º .
Un jour donc l'animal , qui ne songeoit qu'à nuire,
Détachoit du monceau , tantôt quelque doublon ,
Un jacobus , un ducaton,
Et puis quelque noble à la rose ;
Eprouvoit son adresse et sa force à jeter
Ces morceaux de métal, qui se font souhaiter
Par les humains sur toute chose.
S'il• n'avoit entendu son compteur à la fin
Mettre la clef dans la serrure ,
1. D'UNE VOLUPTÉ, avec une volupté. C'est l'ablatif des Latins. Molière
emploie assez souvent de avec le même sens :
Et tâchons d'ébranler, de force ou d'industrie,
Le malheureux dessein qui nous a tous troublés. (T., IV, 2. )
- Après quelques paroles, dont je tâchais d'adoucir sa douleur.» (Sc., 1, 2.)
Et traitant de mépris les sens et la matière,
A l'esprit, comme nous, donnez-vous tout entière. (Fem. sav. , 1, 1.)
2. SON FAIT, Son avoir. Voy. p . 96, note 6.
3. DOUBLON, double pistole.
4. Doм. Voy. p. 120 , note 2.
5. LIQUIDE MANOIR, ou liquide séjour, la mer.
6. DÉDUIRE, du latin deducere, exposer, développer. - «Si je voulois
déduire tout ce qui s'est passé en Grèce, il faudroit interrompre le fil
des affaires d'Asie. (VAUGELAS . )
7. UN JACOBUS. Le noble à la rose et le jacobus étaient deux monnaies
d'or d'Angleterre, la première équivalant à la guinée (26 fr. 70 c. ), la der-
nière valant environ un septième de plus. Il existait encore beaucoup de
ces monnaies du temps de Louis XIV, et leur valeur comparative était
réglée par une ordonnance du roi. » (WALCKENAER.)- L'une de ces mon-
naies se nommait ainsi du roi Jacques Ir qui l'avait fait frapper ; l'autre
parce qu'on y voyait figurer une rose, celle d'York ou de Lancastre.
322 LIVRE XII. - FABLE IV .
Les ducats auroient tous pris le même chemin ,
Et couru la même aventure ;
Il les auroit fait tous voler jusqu'au dernier
Dans le gouffre enrichi par maint et maint naufrage.
Dieu veuille préserver maint et maint financier
Qui n'en fait pas meilleur usage !

IV . Les deux Chèvres ¹.

Dès que les chèvres ont brouté ,


Certain esprit de liberté
Leur 2 fait chercher fortune : elles vont en voyage
Vers les endroits du pâturage
Les moins fréquentés des humains :
Là, s'il est quelque lieu sans route et sans chemins ,
3
Un rocher, quelque mont pendant en précipices,
C'est où ces dames vont promener leurs caprices.
Rien ne peut arrêter cet animal grimpant .
Deux chèvres donc s'émancipant,
Toutes deux ayant patte blanche,
Quittèrent les bas prés , chacune de sa part³ :
6
L'une vers l'autre alloit pour quelque bon hasard.
Un ruisseau se rencontre, et pour pont une planche
Deux belettes à peine auroient passé de front
Sur ce pont :
D'ailleurs , l'onde rapide et le ruisseau profond
1. Cette fable est de l'invention de Fénelon, qui la donna en quelques
lignes de prose comme sujet de thème à son royal élève, le duc de Bourgogne.
2. LEUR. Remarquez ce régime indirect. Les ne serait pas français. De
même dans ce vers de Racine :
Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse. (Brit., ™v, 2.)
3. PENDANT EN PRÉCIPICES . Virgile a dit en parlant des chèvres :
Dumosa pendere procul de rupe videbo. (Egl., 1, 77.)
4. C'EST OU. On dirait aujourd'hui c'est là que. C'est ici où je veux
vous faire sentir la nécessité de nos casuistes. › (PASCAL , 7° Pr.) —« C'est
là où vous verrez la dernière bénignité de sa conduite.» (ID. , 9e Pr.)
5. De sa part, de son côté (e parte sua). Voy. p. 23, note 10.
6. POUR, au lieu de par. Expression de la vieille langue. Il n'est pas
étonnant que pour ait été pris quelquefois comme synonyme de par ; l'un
et l'autre ont la même étymologie, qui est le latin per, d'où les Français
ont fait par, les Espagnols por , et de por nous est venu pour. Aussi pour
est-il dans beaucoup de phrases synonyme de parce que. «Je hais ces
cœurs pusillanimes qui, pour trop prévoir les suites des choses, n'osent
rien entreprendre.» (MOLIÈRE, Sc., III, 1.) La durée de notre vie n'est-
elle pas également et infiniment éloignée de l'éternité pour durer dix ans
davantage ? (PASCAL, Pensées.)— Dans ces phrases, pour représente per
des Latins et dié des Grecs, et le verbe représente un substantif ( le pré-
voir, le durer).
AU DUC DE BOURGOGNE. 323
Devoient faire trembler de peur ces amazones ' .
Malgré tant de dangers, l'une de ces personnes
Pose un pied sur la planche, et l'autre en fait autant.
Je m'imagine voir, avec Louis le Grand,
Philippe Quatre qui s'avance
Dans l'île de la Conférence " .
Ainsi s'avançoient pas à pas,
Nez à nez, nos aventurières ,
Qui, toutes deux étant fort fières,
Vers le milieu du pont ne se voulurent pas
L'une à l'autre céder. Elles avoient la gloire
De compter dans leur race, à ce que dit l'histoire ,
L'une , certaine chèvre, au mérite sans pair,
3
Dont Polyphème fit présent à Galatée ;
Et l'autre, la chèvre Amalthée ,
Par qui fut nourri Jupiter.
Faute de reculer, leur chute fut commune :
Toutes deux tombèrent dans l'eau.
Cet accident n'est pas nouveau
Dans le chemin de la fortune.

A KONSEIGNEUR
LE DUC DE BOURGOGNE ,
Qui avoit demandé à M. de la Fontaine une fable qui fût
nommée le Chat et la Souris.
Pour plaire au jeune prince à qui la Renommée
Destine un temple en mes écrits,
Comment composerois-je une fable nommée
Le chat et la souris ?
Dois-je représenter dans ces vers une belle
Qui, douce en apparence , et toutefois cruelle ,
Va se jouant des cœurs que ses charmes ont pris ,
Comme le chat de la souris?
1. AMAZONES. Les Amazones étaient une tribu de femmes guerrières qui
habitaient sur les bords du Thermodon, non loin du Pont-Euxin, dans la
Cappadoce. (Voy. Virgile, Enéide, 1, 490.)
2. CONFÉRENCE. Cette ile, nommée aussi tle des Faisans , est dans is
Bicassoa, petite rivière qui sépare la France de l'Espagne. Elle fut ainsi
surnommée, parce qu'en 1660 s'y tinrent les conférences pour la paix des
Pyrénées et le mariage de Louis XIV.
3. POLYPHÈME, cyclope dont parlent Homère, Théocrite et Virgile.
Galatée, nymphe aimée du cyclope. (Voy. la xi idylle de Théocrite. )
4. AMALTHÉE, chèvre qui nourrit Jupiter enfant dans l'ile de Crète.
324 'LIVRE XII. - FABLE V.
Prendrai-je pour sujet les jeux de la Fortune ?
Rien ne lui convient mieux et c'est chose commune
Que de lui voir traiter ceux qu'on croit ses amis,
Comme le chat fait la souris .

Introduirai-je un roi qu'entre ses favoris


Elle respecte seul , roi qui fixe sa roue,
Qui n'est point empêché d'un monde d'ennemis ,
Et qui des plus puissants , quand il lui plaît , se joue,
Comme le chat de la souris ?

Mais insensiblement , dans le tour que j'ai pris ,


Mon dessein se rencontre ; et, si je ne m'abuse,
Je pourrois tout gâter par de plus longs récits :
Le jeune prince alors se joueroit de ma muse,
Comme le chat de la souris .

V. Le vieux Chat et la jeune Souris®,

Une jeune souris , de peu d'expérience,


Crut fléchir un vieux chat, implorant sa clémence,
Et payant de raisons le Raminagrobis " .
Laissez-moi vivre une souris
De ma taille et de ma dépense
Est-elle à charge en ce logis ?
Affamerois-je, à votre avis ,
L'hôte et l'hôtesse, et tout le monde?
D'un grain de blé je me nourris :
Une noix me rend toute ronde .
A présent je suis maigre ; attendez quelque temps :
Réservez ce repas à messieurs vos enfants .
Ainsi parloit au chat la souris attrapée.
L'autre lui dit : Tu t'es trompée :
Est-ce à moi que l'on tient de semblables discours ?
1. FAIT LA SOURIS. Faire remplace ici le verbe traiter, exprimé plus
haut. C'est une tournure très-fréquente au XVIIe siècle :
Il l'appelle son frère, et l'aime dans son âme,
Cent fois plus qu'il ne fait mère, fils, fille, et femme. (MOL. , T. , 1, 2.)
Le nom du grand Condé est un nom trop glorieux pour le traiter
comme on fait tous les autres noms. (ID., Ep. dédic. A.
2. SE RENCONTRE, mon dessein (d'écrire une fable sur ce sujet) se trouve
rempli comme par hasard et sans y penser.
3. Abstemius, 151. De Vulpe Gallinam incubantem occidere volente.
4. IMPLORANT, en implorant.
5. RAMINAGROBIS. Voy. p. 184 , note 5-
LIVRE XII. - FABLE VI. 325
Tu gagnerois autant de parler ¹ à des sourds.
Chat, et vieux, pardonner ! cela n'arrive guères .
Selon ces lois , descends là-bas ,
Meurs , et va-t'en, tout de ce pas,
Haranguer les sœurs filandières :
Mes enfants trouveront assez d'autres repas.
Il tint parole. Et pour ma fable ,
Voici le sens moral qui peut y convenir :
La jeunesse se flatte, et croit tout obtenir :
La vieillesse est impitoyable .

VI. ― · Le Cerf malade³.


En pays plein de cerfs , un cerf tomba malade.
Incontinent maint camarade
Accourt à son grabat le voir , le secourir ,
Le consoler du moins : multitude importune.
Eh ! messieurs , laissez-moi mourir :
Permettez qu'en forme commune✦
La Parque m'expédie , et finissez vos pleurs .
Point du tout les consolateurs
De ce triste devoir tout au long s'acquittèrent,
Quand il plut à Dieu s'en allèrent :
Ce ne fut pas sans boire un coup,
C'est-à-dire sans prendre un droit de pâturage.
Tout se mit à brouter les bois du voisinage,
5
La pitance du cerf en déchut de beaucoup.
Il ne trouva plus rien à frire " :
D'un mal il tomba dans un pire,
Et se vit réduit à la fin
A jeûner et mourir de faim.
Il en coûte à qui vous réclame ,
Médecins du corps et de l'âme !
1. DE PARLER. Voici quelques exemples de tournures analogues ;
Je croyais tout perdu , de crier de la sorte. (MOLIERE, Sg , 3.)
Ah ! voilà qui me plaît de parler de la sorte. ( Ibid., 18. )
Et je le donnerais à bien d'autres qu'à moi
De se voir sans chagrin au point où je me vois. (Ibid., 18.)
2. FILANDIEREs, les Parques, qui filent notre vie.
3. Lokman, F. 3. La Gazelle ; trad. de Marcel ( 1803).
4. EN FORME COMMUNE. Terme de jurisprudence. - M'expédie. C'est la
même métaphore continuée. Voy. p. 251 , note 1 .
5PITANCE. Voy. p. 91 , note 7.
6. FRIRE, à manger. Locution proverbiale et populaire.
Peu de gens sachant bien écrire
Ont abondamment de quoi frire . (SCARRON.)

ww
326 LIVRE XII. - FABLE VII.
O temps ! 8 mœurs ! j'ai beau crier,
Tout le monde se fait payer.

VII. - La Chauve-souris, le Buisson et le Canard¹.


Le buisson, le canard, et la chauve-souris
Voyant tous trois qu'en leur pays
Ils faisoient petite fortune,
Vont trafiquer au loin, et font bourse commune.
Ils avoient des comptoirs² , des facteurs³ , des agents
Non moins soigneux qu'intelligents,
Des registres exacts de mise et de recette.
Tout alloit bien ; quand leur emplette,
En passant par certains endroits
Remplis d'écueils et fort étroits,
Et de trajet très-difficile ,
Alla tout emballée au fond des magasins
Qui du Tartare sont voisins.
Notre trio poussa maint regret inutile ;
Ou plutôt il n'en poussa point :
Le plus petit marchand est savant sur ce point :
Pour sauver son crédit il faut cacher sa perte.
Celle que, par malheur, nos gens avoient soufferte
Ne put se réparer : le cas fut découvert.
Les voilà sans crédit , sans argent, sans ressource,
Prêts à porter le bonnet vert .
Aucun ne leur ouvrit sa bourse.
Et le sort principal " , et les gros intérêts ,
Et les sergents , et les procès ,
1. Esope, FF. 124 et 42.
2. COMPTOIRS, grands bureaux de commerce établis en pays étrangers,
principalement aux Indes.
3. FACTEURS. Voy. 180, note 4.
4. MISE. En matière de compte, synonyme de dépense. Etat qu'on dresse
de l'argent qu'on a dépensé. Les deux parties d'un compte sont la mise
et la recette.
5. TARTARE. C'est-à-dire au fond de la mer.
6. BONNET VERT. Du temps de Louis XIV, un débiteur insolvable pou
vait sortir de prison en faisant cession de ses biens ; mais il portait par les
rues, en signe d'opprobre, un bonnet vert :
Ou que d'un bonnet vert le salutaire affront
Flétrisse les lauriers qui lui couvrent le front. (BOILEAU. Sat., I, 15.)
7. PRINCIPAL. On appelle sort principal, en style de jurisprudence,
le capital d'une rente qui porte intérêt. Les arrérages sont les accessoires
du sort principal. ( En latin, sors, caput.)
8. SERGENTS, bas officiers de justice établis pour donner des exploits, des
assignations, faire toutes sortes d'exécutions, de saisies, et pour donnerplein
effet aux arrêts de la justice. On avait fait sur eux cette plaisanterie :
De trois sergents pendez-en deux,
Le monde n'en sera que mieux.
LIVRE XII. - FABLE VIII. 327
Et le créancier à la porte
1
Dès devant la pointe du jour,
N'occupoient le trio qu'à chercher maint détour
Pour contenter cette cohorte❜ .
Le buisson accrochoit les passants à tous coups.
Messieurs , leur disoit-il , de grâce, apprenez-nous
En quel lieu sont les marchandises
Que certains gouffres nous ont prises.
Le plongeon sous les eaux s'en alloit les chercher.
L'oiseau chauve-souris n'osoit plus approcher
Pendant le jour nulle demeure :
Suivi de sergents à toute heure ,
En des trous il s'alloit cacher.
Je connois maint detteur ³ , qui n'est ni souris-chauve * ,
Ni buisson, ni canard , ni dans tel cas tombé,
Mais simple grand seigneur, qui tous les jours se sauve
Par un escalier dérobé.

VIII. - La querelle des Chiens et des Chats, et celle des Chats


et des Souris".
La Discorde a toujours régné dans l'univers ;
Notre monde en fournit mille exemples divers :
Chez nous cette déesse a plus d'un tributaire.
Commençons par les éléments :
Vous serez étonnés de voir qu'à tous moments
Ils seront appointés contraire " .
Outre ces quatre potentats 7 ,
Combien d'êtres de tous états
Se font une guerre éternelle !
1. DEVANT, pour avant. Voy. p. 10, note 9.
2. COHORTE. Ce terme s'employait souvent en parlant des officiers de
justice. Le prévôt est venu avec sa cohorte.
Il brave des sergents la timide cohorte. (BOILEAU. )
3. DETTEUR, vieux mot qui s'écrivait debteur (debitor, débiteur). Ni
l'un ni l'autre ne sont plus français.
4. SOURIS-CHAUVE. Locution populaire, pour chauve-souris.
5. En 1547, Guillaume Haudent pnblia en vers français un recueil de
366 apologues d'Esope, où figure ce sujet. Mais cette fable n'est pas dans
Esope. C'est dans Haudent que la Fontaine en a pris l'idée.
6. APPOINTÉS CONTRAIRE. Appointer une cause, en style de jurispru
dence, c'est ordonner aux parties de remettre aux juges un mémoire écrit
sur leur cause, comme étant trop embrouillée pour pouvoir se juger en
audience. On dit proverbialement que des gens sont toujours appointés
contraire, c'est-à-dire comme adversaires, parties adverses , quand ils sout
toujours en contrariété et en dissidence d'opinions ou d'intérêts.
7. Potentats, l'eau, l'air, la terre et le feu.
FABLES DE LA FONTAINE, 16
328 LIVRE XII. FABLE VIII.
Autrefois un logis plein de chiens et de chats ,
Par cent arrêts rendus en forme solennelle,
Vit terminer tous leurs débats .
Le maître ayant réglé leurs emplois , leurs repas ,
Et menacé du fouet quiconque auroit querelle ,
Ces animaux vivoient entre eux comme cousins.
Cette union si douce , et presque fraternelle ,
Edifioit tous les voisins .
Enfin elle cessa. Quelque plat de potage,
Quelque os , par préférence , à quelqu'un d'eux donné .
Fit que l'autre parti s'en vint tout forcené¹
2
Représenter un tel outrage.
J'ai vu des chroniqueurs attribuer le cas
Aux passe-droits qu'avoit une chienne en gésine " .
Quoi qu'il en soit , cet altercas
Mit en combustion la salle et la cuisine :
Chacun se déclara pour son chat, pour son chien .
On fit un règlement dont les chats se plaignirent ,
Et tout le quartier étourdirent .
Leur avocat disoit qu'il falloit bel et bien "
Recourir aux arrêts. En vain ils les cherchèrent
Dans un coin où d'abord leurs agents les cachèrent :
Les souris enfin les mangèrent.
Autre procès nouveau. Le peuple souriquois
En pâtit : maint vieux chat, fin , subtil et narquois¹ ,
Et d'ailleurs en voulant à toute cette race,
Les guetta, les prit , fit main basse .
Le maître du logis ne s'en trouva que mieux.
J'en reviens à mon dire . On ne voit sous les cieux
Nul animal , nul être, aucune créature ,
Qui n'ait son opposé c'est la loi de nature³ .
D'en chercher la raison , ce sont soins superflus .
1. FORCENÉ, mis hors de lui par la passion. Ils courent tout for.
cenés se jeter sur les centurions . (ABLANCOURT.) - Il prit à Bessus unc
envie forcenée de tuer le roi.. (VAUGELAS.)
2. REPRÉSENTER, faire une représentation, porter une plainte. « Le
Parlement a représenté au roi les conséquences de cet édit..
3. PASSE- DROITS QU'AVOIT. Passe-droit étant synonyme de faveur et de
privilége, peut se construire avec avoir.
4. GESINE, en couches. Du vieux verbe gésir (jacere), être couché. Voy.
p. 66, note 6.
5. ALTERCAS. Forme vieillie d'altercation. On disait aussi altercat .
6. BEL ET BIEN. Voy. p. 50, note 2.
7. NARQUOIS, fin et rusé. Style familier.
8. LOI DE NATURE . Voy. p. 217 , note 3.
9. D'EN CHERCHER , quant à en chercher.
LIVRE XII. 1 FABLE IX. 329
Dieu fit bien ce qu'il fit, et je n'en sais pas plus.
Ce que je sais, c'est qu'aux grosses paroles
On en vient, sur un rien, plus des trois quarts du temps .
Humains , il vous faudroit encore à soixante ans
Renvoyer chez les barbacoles¹ .

IX. - Le Loup et le Renard².


D'où vient que personne en la vie
N'est satisfait de son état?
Tel voudroit bien être soldat
A qui le soldat porte envie ³ ,
Certain renard voulut, dit-on ,
Se faire loup. Eh ! qui peut dire
Que pour le métier de mouton
Jamais aucun loup ne soupire ?
Ce qui m'étonne est qu'à huit ans
Un prince en fable ait mis la chose,
Pendant que sous mes cheveux blancs
Je fabrique à force de temps
Des vers moins sensés que sa prose.
Les traits dans sa fable semés
Ne sont en l'ouvrage du poëte
Ni tous ni si bien exprimés :
Sa louange en est plus complète.
De la chanter sur la musette,
C'est mon talent ; mais je m'attends
Que mon héros , dans peu de temps ,
Me fera prendre la trompette.
Je ne suis pas un grand prophète,
Cependant je lis dans les cieux
Que bientôt ses faits glorieux
Demanderont plusieurs Homères :
1. BARBACOLES. C'est le nom d'un maître d'école italien dans un opéra
intitulé le Carnaval. ( Qui barbam colit, qui entretient et cultive sa barbe.)
2. Ce sujet est pris aux Thèmes du duc de Bourgogne. Vov. Robert,
Fables inédites, t. 1, p. 340. Vulpes pœnitens.
3. ENVIE. C'est une imitation du début de la 1r satire d'Horace, 1. 1or :
Qui fit, Mæcenas, ut nemo quam sibi sortem
Seu ratio dederit, seu fors objecerit, illa
Contentus vivat, laudet diversa sequentes, etc. (V. 1 et suiv.)
4. UN PRINCE, le duc de Bourgogne.
330 LIVRE XII. FABLE IX.
Et ce temps-ci n'en produit guères.
Laissant à part tous ces mystères 1
Essayons de conter la fable avec succès .
Le renard dit au loup : Notre cher, pour tout mets
J'ai souvent un vieux coq, ou de maigres poulets:
C'est une viande qui me lasse.
Tu fais meilleure chère avec moins de hasard³ :
J'approche des maisons ; tu te tiens à l'écart.
Apprends-moi ton métier, camarade , de grâce ;
Rends-moi le premier de ma race
Qui fournisse son croc de quelque mouton gras :
Tu ne me mettras point au nombre des ingrats.
Je le veux, dit le loup : il m'est mort un mien frère :
Allons prendre sa peau, tu t'en revêtiras .
Il vint ; et le loup dit : Voici comme il faut faire ,
Si tu veux écarter les mâtins du troupeau .
Le renard, ayant mis la peau ,
Répétoit les leçons que lui donnoit son maître.
D'abord il s'y prit mal, puis un peu mieux , puis bien ;
Puis enfin il n'y manqua rien .
A peine il fut instruit autant qu'il pouvoit l'être,
Qu'un troupeau s'approcha. Le nouveau loup y court,
Et répand la terreur dans les lieux d'alentour .
Tel , vêtu des armes d'Achille ,
Patrocle mit l'alarme au camp et dans la ville :
Mères , brus et vieillards , au temple couroient tous.
L'ost du peuple bèlant crut voir cinquante loups :
Chien, berger, et troupeau , tout fuit vers le village,
Et laisse seulement une brebis pour gage.
Le larron s'en saisit. A quelques pas de là
Il entendit chanter un coq du voisinage.
Le disciple aussitôt droit au coq s'en alla,
Jetant bas sa robe de classe,
1. MYSTÈRES, ces grandes et épineuses questions.
2. CHÈRE. Sur ce mot, voy. p. 76, note 8.
3. HASARD, péril. Sens fréquent de ce mot au xvII siècle :
Pourquoi mettre en hasard ce que la mort assure ?
(CORNEILLE, Polyeucte, a. 11 , sc. 5.)
4. COMME, pour comment. Voy. p. 18, note 8.
5. MATINS. Voy. p. 7, note 1.
6. ACHILLE. Achille refusant de marcher au secours des Grecs pressés
par les Troyens, Patrocle obtint la perinission de se couvrir des armes de
ce dernier, et sous cette armure repoussa les Troyens. (Iliade, 1. xvI.)
7. BRUS, les épouses des guerriers. Les poëtes latins emploient fréquem-
ment dans les énumérations de ce genre le mot correspondant nurus.
8. L'OST, l'armée.
LIVRE XII. - FABLE X. 331
Oubliant les brebis , les leçons, le régent ;
Et courant d'un pas diligent. .
Que sert-il qu'on se contrefasse ?
Prétendre ainsi changer est une illusion :
L'on reprend sa première trace
A la première occasion.
De votre esprit, que nul autre n'égale ,
Prince, ma muse tient tout entier ce projet :
Vous m'avez donné le sujet,
Le dialogue, et la morale.

I. - L'Écrevisse et sa Filles.

Les sages, quelquefois , ainsi que l'écrevisse,


Marchent à reculons , tournent le dos au port.
C'est l'art des matelots : c'est aussi l'artifice
De ceux qui, pour voiler quelque puissant effort ,
Envisagent un point directement contraire ,
Et font vers ce lieu-là courir leur adversaire .
Mon sujet est petit , cet accessoire est grand :
Je pourrois l'appliquer à certain conquérant
Qui tout seul déconcerte une ligue³ à cent têtes .
Ce qu'il n'entreprend pas, et ce qu'il entreprend ,
N'est d'abord qu'un secret, puis devient des conquêtes .
En vain on a les yeux sur ce qu'il veut cacher ,
Ce sont arrêts du Sort qu'on ne peut empêcher :
Le torrent à la fin devient insurmontable.
Cent dieux sont impuissants contre un seul Jupiter.
Louis et le Destin me semblent de concert
Entraîner l'univers . Venons à notre fable.
Mère écrevisse un jour à sa fille disoit :
Comme tu vas, bon Dieu ! ne peux-tu marcher droit !
Et comme vous allez vous-même ! dit la fille :
1. RÉGENT. Synonyme de professeur ; se dit surtout de ceux qui pro-
fessent les basses classes.
2. Esope, F. 205. - Aphton., xi. Fabula Cancri, monens ne suadean-
tur impossibilia.
3. LIGUE . A l'époque où écrivait la Fontaine, Louis XIV était en guerre
avec presque toute l'Europe. - Racine :
Lorsque des nations à sa perte animées
Le Rhin vit tant de fois disperser les armées,
Des mêmes ennemis je reconnois l'orgueil,
Ils viennent se briser contre le même écueil. (Prologue d'Esther.
332 LIVRE XII. - FABLE XI.
Puis-je autrement marcher que ne fait ma famille ?
Veut-on que j'aille droit quand on y va tortu¹?
Elle avoit raison : la vertu 2
De tout exemple domestique
Est universelle , et s'applique
En bien, en mal , en tout ; fait des sages , des sots :
Beaucoup plus de ceux-ci. Quant à tourner le dos
A son but, j'y reviens ; la méthode en est bonne,
Surtout au métier de Bellone :
Mais il faut le faire à propos .

XI. L'Aigle et la Pie³.


4
L'aigle, reine des airs, avec Margot la pie,
Différentes d'humeur, de langage, et d'esprit,
Et d'babit ,
Traversoient un bout de prairie.
Le hasard les assemble en un coin détourné,
6
L'agasse eut peur ; mais l'aigle, ayant fort bien diné,
La rassure , et lui dit : Allons de compagnie ;
Si le maître des dieux assez souvent s'ennuie,
Lui qui gouverne l'univers ,
J'en puis bien faire autant, moi qu'on sait qui le sers.
Entretenez-moi donc, et sans cérémonie.
Caquet-bon-bec alors de jaser au plus dru,
Sur ceci , sur cela, sur tout. L'homme d'Horace ,
1. TORTU. Nouvel exemple de ce que nous avons avancé, que dans l'orl-
gine tous les adjectifs s'employaient comme adverbes. Voy. p. 259, n. 4.
2. LA VERTU, l'efficacité. En cet endroit, la Fontaine semble se res-
souvenir d'Horace, qui a dit la même chose en parlant de Drusus, fils
adoptif d'Auguste :
Doctrina sed vim promovet insitam,
Rectique cultus pectora roborant ;
Utcunque defecere mores,
Dedecorant bene nata culpa . (Odes, IV, III, 33-36.)
3. Abstemius, 26. De Aquila et Pica.
4. REINE. La Fontaine met en scène ici la femelle de l'aigle. Margot
est un des synonymes populaires de pie. (TRÉVOUX. )
5. ASSEMBLE. Ce verbé est plus juste ici que rassemble, puisqu'on ne
parle que de deux.
6. L'AGASSE OU AGACE, espèce de pie qui a les plumes plus noires que
les autres. (De l'italien gazza, pie.)
7. QU'ON SAIT QUI... Tournure peu usitée aujourd'hui, et qui l'était
beaucoup du temps de la Fontaine. Voy. p. 96 , note 4, et p. 161 , n. 4.
8. L'HOMME D'HORACE . C'est l'affranchi Vultéius Ménas, que le sénateur
Philippe invita un jour à diner pour s'amuser de son babil :
Ut ventum ad cœnam est, dicenda, tacenda locutus
Tandem dormitum dimittitur. (Epit. I, vii, 71-72.)
LIVRE XII. - FABLE XII. 333
Disant le bien, le mal, à travers champs, n'eût su
Ce qu'en fait de babil y savoit notre agace.
Elle offre d'avertir de tout ce qui se passe,
Sautant, allant de place en place ,
Bon espion, Dieu sait. Son offre ayant déplu,
L'aigle lui dit tout en colère :
Ne quittez point votre séjour ,
Caquet-bon-bec , ma mie¹ : adieu ; je n'ai que faire
D'une babillarde à ma cour :
C'est un fort méchant caractère.
Margot ne demandoit pas mieux.
Ce n'est pas ce qu'on croit que d'entrer chez les dieux
Cet honneur a souvent de mortelles angoisses .
Rediseurs , espions , gens à l'air gracieux,
Au cœur tout différent, s'y rendent odieux :
Quoique ainsi que la pie il faille dans ces lieux
Porter habit de deux paroisses .

XII. - Le Milan, le Roi et le Chasseur .


A S. A. S. MONSEIGNEUR LE PRINCE DE CONTI " .
Comme les dieux sont bons , ils veulent que les rois
Le soient aussi : c'est l'indulgence
Qui fait le plus beau de leurs droits,
Non les douceurs de la vengeance :
Prince , c'est votre avis. On sait que le courroux
S'éteint en votre cœur sitôt qu'on l'y voit naître .
Achille , qui du sien ne put se rendre maître,
Fut par là moins héros que vous.
1. MA MIE, vieux mot et familier : m'amie.
2. REDISEURS , rapporteurs. Style familier.
3. PAROISSES. On appelait autrefois pourpoint de trois paroisses un
habit composé de trois étoffes de différentes couleurs.- Cette locution a
passé en proverbe, pour signifier la variété des opinions.-Elle peut s'ap-
pliquer à la pie, qui est noire et a la poitrine et les côtés blancs.
4. La Fontaine cite lui-même Bidpai comme l'auteur qui lui a fourni
son sujet ; mais nous n'avons point trouvé cette fable daus Bidpai , et la fable
de l'auteur indien ( t. 1, p. 250 ) , que cite un des commentateurs de notre
poete, n'a presque pas de rapport avec celle-ci. ( WALCKENAER .)
5. François-Louis, prince de la Roche-sur- Yon et de Conti, né en 1664,
mort en 1709. C'était un des protecteurs de notre fabuliste.
6. ACHILLE. On sait qu'Achille irrité contre Agamemnon, qui lui avait
enlevé sa captive Briséis , refusa de prendre part à la guerre ; inaction fa-
tale aux Grecs :
Le seul courroux d'Achille avec art ménagé
Remplit abondamment une Iliade entière. (BOILEAU, A. p., III , 254. )
7. HÉROS. Loin de nous les héros sans humanité ! Ils pourront bien
334 LIVRE XII. - FABLE XII.
Ce titre n'appartient qu'à ceux d'entre les hommes
Qui, comme en l'âge d'or, font cent biens ici-bas.
Peu de grands sont nés tels en cet âge où nous sommes :
L'univers leur sait gré du mal qu'ils ne font pas¹ .
Loin que vous suiviez ces exemples ,
Mille actes généreux vous promettent des temples.
Apollon, citoyen de ces augustes lieux,
Prétend y célébrer votre nom sur sa lyre.
Je sais qu'on vous attend dans le palais des dieux :
Un siècle de séjour doit ici vous suffire 2 .
Hymen veut séjourner tout un siècle chez vous .
Puissent ses plaisirs les plus doux
Vous composer des destinées
Par ce temps à peine bornées !
Et la princesse et vous n'en méritez pas moins.
J'en prends ses charmes pour témoins ;
Pour témoins j'en prends les merveilles
Par qui le ciel, pour vous prodigue en ses présents ,
De qualités qui n'ont qu'en vous seul leurs pareilles
Voulut orner vos jeunes ans .
Bourbon de son esprit ses gràces assaisonne :
Le ciel joignit en sa personne
Ce qui sait se faire estimer
A ce qui sait se faire aimer :
Il ne m'appartient pas d'étaler votre joie ;
Je me tais donc, et vais rimer
Ce que fit un oiseau de proie.
Un milan , de son nid antique possesseur,
Etant pris vif par un chasseur,
D'en faire au prince un don cet homme se propose.
La rareté du fait donnoit prix à la chose.
L'oiseau, par le chasseur humblement présenté,
forcer les respects et ravir l'admiration ; mais ils n'auront pas les cœurs.
(BOSSUET, Orais. fun. du prince de Condé.)
1. PAS. La fausse grandeur est farouche et inaccessible ; comme elle
sent son foible, elle se cache, ou du moins ne se montre pas de front... La
véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire. Elle se courbe
par bonté vers ses inférieurs, et revient sans effort dans son naturel. On
l'approche tout ensemble avec liberté et avec retenue. ( LA Bruyère,
Du mérite personnel .)
2. SUFFIRE. Flatterie qui rappelle celle que Virgile (Géorg., I, 503) et
Horace adressent à Auguste :
Serus in cœlum redeas, diuque
Lætus intersis populo Quirini. (HOR. , Odes, I, II, 45-46.)
3. HYMEN. Allusion au mariage du prince ( 1688) avec Marie-Thérèse de
Bourbon, fille de Louis XIV.
LIVRE XII. - FABLE XII. 335
Si ce conte n'est apocryphe¹ ,
Va tout droit ímprimer sa griffe
Sur le nez de sa majesté .
Quoi ! sur le nez du roi ! - — du roi même en personne.
Il n'avoit donc alors ni sceptre ni couronne ?
Quand il en auroit eu , ç'auroit été tout un :
Le nez royal fut pris comme un nez du commun.
Dire des courtisans les clameur et la peine
Seroit se consumer en efforts impuissants.
Le roi n'éclata point : les cris sont indécents '
A la majesté souveraine.
L'oiseau garda son poste : on ne put seulement
Håter son départ d'un moment.
Son maître le rappelle, et crie, et se tourmente ,
Lui présente le leurre , et le poing , mais en vain . -
On crut que jusqu'au lendemain
Le maudit animal à la serre insolente
Nicheroit là malgré le bruit,
Et sur le nez sacré voudroit passer la nuit.
Tâcher de l'en tirer irritoit son caprice.
Il quitte enfin le roi , qui dit : Laissez aller
Ce milan , et celui qui m'a cru régaler 5 .
Ils se sont acquittés tous deux de leur office ,
L'un en milan , et l'autre en citoyen des bois :
Pour moi, qui sais comment doivent agir les rois,
Je les affranchis du supplice.
Et la cour d'admirer. Les courtisans ravis
Elèvent de tels faits, par eux si mal suivis :
Bien peu, même des rois , prendroient un tel modèle ;
Et le veneur l'échappa belle ;
Coupables seulement , tant lui que l'animal,
D'ignorer le danger d'approcher trop du maître :
Ils n'avoient appris à connoître
Que les hôtes des bois : étoit-ce un si grand mal ?
1. APOCRYPHE, faux. Ce mot vient d'une expression grecque qui signifie
cacher (&RoXpÚRTV), parce que l'origine de la chose dont on parle est obs-
cure et incertaine. Il s'est appliqué surtout, primitivement, aux faux évan-
giles et aux ouvrages composés par les hérétiques sous les noms emprunts.
des apôtres et des docteurs de l'Eglise.
2. INDÉCENTS, inconvenants (non decentes).
3. LEURRE. Terme de fauconnerie. Le leurre est un morceau de cuir
rouge, façonné en forme d'oiseau, auquel on attache de quoi manger, et
dont les fauconniers se servent pour rappeler leurs oiseaux lorsqu'ils n
reviennent pas à la réclame. » (WALCKENAER. )
4. LE POING, Où les oiseaux de proie bien dressés viennent se percher.
5. RÉGALER, amser. On dit de même : je veux vous régaler d'un conte.
16.
336 LIVRE XII . FABLE XII.
1
Pilpay ¹ fait près du Gange arriver l'aventure.
Là, nulle humaine créature
Ne touche aux animaux pour leur sang épancher 2 :
Le roi même feroit scrupule d'y toucher.
Savons -nous, disent-ils , si cet oiseau de proie
N'étoit point au siége de Troie ?
Peut-être y tint-il lieu d'un prince ou d'un héros
Des plus huppés et des plus hauts :
Ce qu'il fut autrefois il pourra l'être encore.
Nous croyons, après Pythagore ,
Qu'avec les animaux de forme nous changeons ;
Tantôt milans , tantôt pigeons ,
5
Tantôt humains , puis volatilles
Ayant dans les airs leurs familles.
Comme l'on conte en deux façons
L'accident du chasseur, voici l'autre manière.
Un certain fauconnier ayant pris , ce dit-on ,
A la chasse un milan (ce qui n'arrive guère) ,
En voulut au roi faire un don ,
Comme de chose singulière :
Ce cas n'arrive pas quelquefois en cent ans ;
C'est le non plus ultra de la fauconnerie 7.
Ce chasseur perce donc un gros de courtisans ,
Plein de zèle , échauffé , s'il le fut de sa vie.
1. PILPAY. Voy. p. 155 , note 5.
2. EPANCHER. On dit aujourd'hui répandre. Mais cette acception était
alors usitée. Il y a eu bien du sang épanché dans cette bataille. » (TRE-
Voux.) Jésus-Christ a épanché son sang pour nous. (ARNAULD.)
3. FEROIT SCRUPULE. Voy. p. 276, note 2.
4. PYTHAGORE . C'étaient au contraire les Indiens qui avaient inventé la
métempsycose et l'avaient enseignée à Pythagore. Mais le poète s'inquiète
peu de l'exactitude historique. Plus haut il fait citer le siège de Troie à
des Indiens qui n'y songeaient guère. C'est, il est vrai, par allusion à Py-
thagore, qui disait qu'au siège de Troie il avait été Euphorbe, guerrier
troyen qui porta le premier coup à Patrocle et fut tué par Ménélas.
5. VOLATILLES . Ce mot désigne de petites espèces d'oiseaux bonnes à
manger. Il est du style familier. Il ne leur donna à diner que de la
volatille. La volatille y fut excellente. ( L'ACADÉMIE.) Quelques écri-
vains l'ont pris, comme La Fontaine, dans le sens de animal qui vole; mais
c'est une impropriété, et il faut dire alors volatile.
6. LE NON PLUS ULTRA. Mot à mot, rien au delà . Allusion à l'inscrip
tion qu'on disait avoir été gravée par Hercule sur les rochers de Calpé
et d'Abyla ( détroit de Gibraltar).
47. FAUCONNERIE, art de dresser les faucons et les autres oiseaux de
proie; chasse au faucon.
8. UN GROS. Ce mot s'emploie surtout, en style militaire : un gros d'in-
fanterie, de cavalerie ; c'est-à-dire une troupe considérable. Le gros de
l'armée, la majeure partie de ses forces. Ce terme, usité au XVII° siècle,
est aujourd'hui banni du style relevé.
LIVRE XII. - FABLE XIII. 337
Par ce parangon¹ des présents
Il croyoit sa fortune faite :
Quand l'animal porte-sonnette " ,
Sauvage encore et tout grossier,
Avec ses ongles tout d'acier,
Prend le nez du chasseur, happe le pauvre sire.
Lui de crier ; chacun de rire,
Monarque et courtisans . Qui n'eût ri ? Quant à moi,
Je n'en eusse quitté ma part pour un empire.
Qu'un pape rie, en bonne foi,
8
Je ne l'ose assurer ; mais je tiendrois un roi
Bien malheureux, s'il n'osoit rire :
C'est le plaisir des dieux . Malgré son noir sourci * ,
Jupiter, et le peuple immortel rit aussi.
Il en fit des éclats " , à ce que dit l'histoire,
Quand Vulcain, clopinant , lui vint donner à boire.
Que le peuple immortel se montrât sage , ou non,
J'ai changé mon sujet avec juste raison ;
Car, puisqu'il s'agit de morale,
Que nous eût du chasseur l'aventure fatale.
Enseigné de nouveau ? L'on a vu de tout temps
Plus de sots fauconniers que de rois indulgents.

XIII. - Le Renard, les Mouches et le Hérisson6 .


Aux traces de son sang un vieux hôte des bois ,
Renard fin , subtil et matois ,
Blessé par des chasseurs, et tombé dans la fange ,
Autrefois attira ce parasite ailé
Que nous avons mouche appelé ,
Il accusoit les dieux , et trouvoit fort étrange
Que le sort à tel point le voulût affliger,
Et le fit aux mouches manger.
1. PARANGON, modèle. Vieux mot qui signifiait comparaison. Cela est sans
parangon. Il se disait aussi pour patron modèle. C'est un parungon de
sagesse et de vertu . (ABLANCOURT.) - Parangonner signifiait comparer.
Qui oserait se parangonner au grand Alexandre ? (TRÉVOUX.)
2. PORTE-SONNETTE. On attache des grelots aux pieds des faucons.
3. JE TIENDROIS. Voy. p. i14, note 6.
4. SOURCI, pour sourcil, à cause de la rime. Homère dit que d'un mou-
vement de ses sourcils Jupiter ébranle le ciel . On connait l'expression.
d'Horace deme supercilio nubem (Epit. I, xvii , v. 89.)
5. ECLATS, éclats de rire. Allusion à la scène qui termine le er livre de
l'Iliade. De là l'expression : rire homérique, c'est-à-dire pareil à celu
des dieux d'Homère.
6. Aristote (Rhétorique , 1. 11, ch. 20) rapporte cette fable et l'attribue
à Esope. Fabule Esopica, F. 384. -Philibert Hégémon, F. 19.
338 LIVRE XII . FABLE XIII.
Quoi ! se jeter sur moi , sur moi le plus habile
De tous les hôtes des forêts !
Depuis quand les renards sont-ils un si bon mets ?
Et que mesert ma queue? est-ce un poids inutile?
Va, le ciel te confonde, animal importun !
Que ne vis-tu sur le commun !
Un hérisson du voisinage,
Dans mes vers nouveau personnage,
Voulut le délivrer de l'importunité
Du peuple plein d'avidité :
Je les vais de mes dards enfiler par centaines,
Voisin renard, dit-il , et terminer tes peines.
Garde-t'en bien , dit l'autre ; ami, ne le fais pas :
Laisse-les, je te prie, achever leur repas.
Ces animaux sont soûls 1¹ ; une troupe nouvelle
Viendroit fondre sur moi, plus âpre et plus cruelle.
Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici -bas :
Ceux-ci sont courtisans, ceux-là sont magistrats .
Aristote appliquoit cet apologue aux hommes.
Les exemples en sont communs ,
Surtout au pays où nous sommes.
Plus telles gens sont pleins² , moins ils sont importuns³ .
1. SOULS, rassasiés (qui a mangé ou bu sa ration ordinaire; du verbe
solere, avoir coutume) . Voy. p. 33, note 8.
2. PLEINS. Gens, signifiant personnes, n'a point de singulier. Il veut
au féminin les adjectifs ou les participes qui les précèdent, et au masculin
ceux qui les suivent. (ACAD.)
3. IMPORTUNS. La Fontaine avait composé cette fable autrement : on a
retrouvé le brouillon de sa première composition. Le voici tel que M. Wal-
ckenaer l'a publié dans l'Histoire de la vie et des ouvrages de Jean, de
la Fontaine:
LE RENARD ET LES MOUCHES.
Un renard tombé dans la fange,
Et des mouches presque mangé,
Trouvoit Jupiter fort étrange
De souffrir qu'à ce point le sort l'eût outragé.
Un hérisson du voisinage ,
Dans mes vers nouveau personnage,
Voulut le délivrer de l'importun essaim.
Le renard aima mieux les garder, et fut sage.
Vois-tu pas, lui dit-il, que la faim
Va rendre une autre troupe encor plus importune !
Celle-ci déjà soule aura moins d'apreté. >
Trouver à cette fable une moralité
Me semble chose assez commune :
On peut, sans grand effort d'esprit,
Que En appliquer l'exemple le siècle
hommes.
de mouches voit-on dansaux où nous sommes !
Cette fable est d'Esope, Aristote le dit.
Cette première manière est de beaucoup inférieure à la seconde.
LIVRE XII. - FABLE XIV. 339

XIV. -- L'Amour et la Folle¹.

Tout est mystère dans l'Amour,


Ses flèches, son carquois , son flambeau, son enfance :
Ce n'est pas l'ouvrage d'un jour
Que d'épuiser cette science.
Je ne prétends donc point tout expliquer ici :
Mon but est seulement de dire, à ma manière,
Comment l'aveugle que voici '
(C'est un dieu), comment, dis-je, il perdit la lumière,
Quelle suite eut ce mal , qui peut-être est un bien :
J'en fais juge un amant, et ne décide rien.
La Folie et l'Amour jouoient un jour ensemble :
Celui-ci n'étoit pas encor privé des yeux.
Une dispute vinì : l'Amour veut qu'on assemble
Là- dessus le conseil des dieux ;
L'autre n'eut pas la patience ;
Elle lui donne un coup si furieux ,
Qu'il en perd la clarté des cieux.
Vénus en demande vengeance .
Femme et mère, il suffit pour juger de ses cris :
Les dieux en furent étourdis ,
Et Jupiter, et Némésis " ,
Et les juges d'enfer , enfin toute la bande.
Elle représenta l'énormité du cas ;
Son fils, sans un bâton , ne pouvoit faire un pas :
Nulle peine n'étoit pour ce crime assez grande :
Le dommage devoit être aussi réparé .
Quand on eut bien considéré
L'intérêt du public, celui de la partie,
Le résultat enfin de la suprême cour
Fut de condamner la Folie
A servir de guide à l'Amour .
1. Louise Labbé. Œuvres, édit. de 1762, p. 1 à 102. Débat de l'Amour
et de la Folie. - Commire, 6. Dementia Âmorem ducens.
2. QUE VOICI. La Fontaine suppose que l'Amour est là qui lui tient
compagnie. (CHAMFORT.)
3. NEMESIS, déesse de la vengeance et du châtiment.
340 LIVRE XII. FABLE XV .
XV. - Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat¹.
A MADAME DE LA SABLIÈRE .
Je vous gardois un temple dans mes vers :
8
Il n'eût fini qu'avecque l'univers.
Déjà ma main en fondoit la durée
Sur ce bel art qu'ont les dieux inventé,
Et sur le nom de la divinité
Que dans ce temple on auroit adorée .
Sur le portail j'aurois ces mots écrits * :
PALAIS SACRÉ DE LA DÉESSE IRIS " ;
Non celle-là qu'a Junon à ses gages ;
Car Junon même et le maître des dieux
Serviroient l'autre, et seroient glorieux
Du seul honneur de porter ses messages.
L'apothéose à la voûte eût paru :
Là , tout l'Olympe en pompe eût été vu
Plaçant Iris sous un dais de lumière.
Les murs auroient amplement contenu
Toute sa vie ; agréable matière,
Mais peu féconde en ces événements
Qui des états font des renversements.
Au fond du temple eût été son image,
Avec ses traits , son souris , ses appas ,
Son art de plaire et de n'y penser pas,
Ses agréments , à qui tout rend hommage.
J'aurois fait voir à ses pieds des mortels
Et des héros , des demi-dieux encore,
Même des dieux : ce que le monde adore
Vient quelquefois parfumer ses autels " .
1. Bidpai, Contes et Fables indiennes, 11º partie, ch. 3. Le Corbeau, le
Rat, le Pigeon et la Gazelle.
2. Sur M. de la Sablière, voy. l. x, F, i , p. 261 , note 1 .
3. AVECQUE. Voy. p. 73, note 2.
4. ECRITS, pour écrit. Licence poétique. Voy. p. 285, note 2.
5. IRIS, nom poétique , déjà donné par la Fontaine à M. de la Sablière.
Voy. p. 156, note 3.
6. GAGES. Ce mot était alors d'nne application moins basse qu'aujour-
d'hui. Il se disait par exemple des appointements ou récompenses annuelles
que le roi donnait aux officiers de sa maison, aux officiers de justice et de fi.
nances.
7. AGRÉMENTS. Ce terme, d'un usage si fréquent au XVIIe siècle, dési-
gnait un mélange de qualités physiques et de qualités morales. - « Les
agréments viennent d'un assemblage de traits fins, que l'humeur et l'es-
prit animent; ils l'emportent souvent sur ce qui est plus régulièrement
beau. (GIRARD, Synon.)
8. DIEUX. Par exemple Jean Sobieski, le roi polonais. Voy. p. 265, n. 2.
9. AUTELS. Les personnages les plus illustres du temps formaient la so-
ciété de M. de la Sablière.

97
43
LIVRE XII. - FABLE XV. 341
J'eusse en ses yeux fait briller de son âme
Tous les trésors, quoique imparfaitement :
Car ce cœur vif et tendre infiniment
Pour ses amis , et non point autrement ;
Car cet esprit, qui , né du firmament¹ ,9
A beauté d'homme avec grâce de femme,
Ne se peut pas , comme on veut , exprimer.
O vous, Iris , qui savez tout charmer,
Qui savez plaire en un degré suprême ,
Vous que l'on aime à l'égal de soi-même
(Ceci soit dit sans nul soupçon d'amour,
Car c'est un mot banni de votre cour,
Laissons-le donc) , agréez que ma muse
Achève un jour cette ébauche confuse.
J'en ai placé l'idée et le projet,
Pour plus de grâce , au- devant d'un sujet
Où l'amitié donne de telles marques ,
Et d'un tel prix , que leur simple récit
Peut quelque temps amuser votre esprit.
Non que ceci se passe entre monarques :
Ce que chez vous nous voyons estimer,
N'est pas un roi qui ne sait point aimer :
C'est un mortel qui sait mettre sa vie
Pour son ami. J'en vois peu de si bons.
Quatre animaux, vivant de compagnie ,
Vont aux humains en donner des leçons .
La gazelle , le rat , le corbeau , la tortue,
Vivoient ensemble unis : douce société !
Le choix d'une demeure aux humains inconnue
Assuroit leur félicité.
Mais quoi ! l'homme découvre enfin toutes retraites.
Soyez au milieu des déserts ,
Au fond des eaux , au haut des airs ,
Vous n'éviterez point ses embûches secrètes .
8
La gazelle s'alloit ébattre innocemment ,
1. Firmament. Réminiscence philosophique. Suivant les Stoïciens, notre
âme est un rayon, une émanation des astres :
Igneus est ollis vigor et cœlestis origo. (VIRG. En . , VI, 730. )
2. METTRE, exposer. C'est une expression familière et elliptique,
pour mettre en hasard, en péril. On disait aussi mettre en compromis, pour
compromettre. (MOLIÈRE, D. am., v, 7. ) - Cette locution est analogue à
celles-ci : Mettre au jeu, c'est-à-dire risquer. Mettre du sien, mettre dans
les affaires, y hasarder.
3. S'ALLOIT ÉBATTRE, allait s'ébattre. Sur la place d' pronom, voy. p. 14,
342 LIVRE XII. - FABLE XV.
Quand un chien, maudit instrument
Du plaisir barbare des hommes,
Vint sur l'herbe éventer les traces de ses pas.
Elle fuit. Et le rat, à l'heure du repas,
Dit aux amis restants¹ : D'où vient que nous ne sommes
Aujourd'hui que trois conviés ?
La gazelle déjà nous a-t-elle oubliés ?
A ces paroles, la tortue
S'écrie, et dit : Ah ! si j'étois
Comme un corbeau d'ailes pourvue,
Tout de ce pas je m'en irois
Apprendre au moins quelle contrée,
Quel accident tient arrêtée
Notre compagne au pied léger ;
Car, à l'égard du cœur, il en faut mieux juger.
Le corbeau part à tire-d'aile :
Il aperçoit de loin l'imprudente gazelle
Prise au piége et se tourmentant.
Il retourne avertir les autres à l'instant ;
Car, de lui demander quand , pourquoi , ni comment
Ce malheur est tombé sur elle,
Et perdre en vains discours cet utile moment ,
Comme eût fait un maître d'école ' ,
Il avoit trop de jugement.
Le corbeau donc vole et revole .
Sur son rapport les trois amis
Tiennent conseil. Deux sont d'avis
De se transporter sans remise
Aux lieux où la gazelle est prise.
L'autre, dit le corbeau, gardera le logis
Avec son marcher lent, quand arriveroit-elle ?
Après la mort de la gazelle.
Ces mots à peine dits , ils s'en vont secourir
Leur chère et fidèle compagne,
Pauvre chevrette de montagne.
La tortue y voulut courir :
La voilà comme eux en campagne,
Maudissant ses pieds courts avec juste raison
note 3 et 5. - S'ébattre, terme vieilli. - Elle étoit descendue avec ses
compagnes pour s'ébattre sur le rivage. > (ABLANCOURT. )
1. RESTANTS. Ce mot est ici adjectif.
2. Eco E. Allusion à la fable 19 du 1. 1, et à la fable 5 du 1. IX.
1. REVOLE. - Virgile :
Itque refitque viam. (En. , vi, 122.)
LIVRE XII. - FABLE XV. 343
Et la nécessité de porter sa maison.
Rongemaille (le rat eut à bon droit ce nom)
Coupe les nœuds du lacs : on peut penser la joie.
Le chasseur vient, et dit : Qui m'a ravi ma proie?
Rongemaille, à ces mots, se retire en un trou,
Le corbeau sur un arbre, en un bois la gazelle :
Et le chasseur, à demi fou
De n'en avoir nulle nouvelle ,
Aperçoit la tortue, et retient son courroux.
D'où vient, dit-il , que je m'effraie?
Je veux qu'à mon souper celle-ci me défraie.
Il la mit dans son sac. Elle eût payé pour tous,
Si le corbeau n'en eût averti la chevrette.
Celle-ci, quittant sa retraite,
Contrefait la boiteuse , et vient se présenter.
L'homme de suivre , et de jeter
Tout ce qui lui pesoit : si bien que Rongemaille
Autour des nœuds du sac tant opère¹ et travaille ,
Qu'il délivre encor l'autre sœur,
Sur qui s'étoit fondé le souper du chasseur.
Pilpay ' conte qu'ainsi la chose s'est passée.
Pour peu que je voulusse invoquer Apollon ,
J'en ferois, pour vous plaire , un ouvrage aussi long
Que l'Iliade et l'Odyssée " .
Rongemaille feroit le principal héros ,
Quoique à vrai dire ici chacun soit nécessaire.
Porte-maison l'infante ↓ y tient de tels propos,
Que monsieur du corbeau va faire
Office d'espion , et puis de messager.
La gazelle a d'ailleurs l'adresse d'engager
Le chasseur à donner du temps à Rongemaille.
Ainsi chacun dans son endroit 5
S'entremet , agit et travaille.
1. OPÈRE indique une certaine habileté de main, et s'emploie surtout en
parlant des arts qui exigent de la dextérité.
2. PILPAY. Voy. p. 155, note 5.
3. L'ILIADE ET L'ODYSSÉE. Longs poemes d'Homère dont chacun a
24 chants, c'est-à-dire 20,000 vers environ.
4. INFANTE. Titre d'honneur qu'on donne aux enfants des princes en Es-
pagne. Ici il peint la majesté de la tortue.
5. ENDROIT, lieu, place, fonction.
6. S'ENTREMET. S'entremettre, c'est s'employer pour une chose qui re-
garde l'intérêt de quelqu'un, se mêler d'une affaire dont le succès importe
à autrui. Comment un homme peut-il s'entremettre d'une réconciliation
aussi sainte que celle des pécheurs avec Dieu, s'il est lui-même ennemi
de Dieu? (BOURDALOUE, Ess., 1.)
344 LIVRE XII. FABLE XVI .
A qui donner le prix ? Au cœur , si l'on m'en croit.
Que n'ose et que ne peut l'amitié violente !
Cet autre sentiment que l'on appelle amour
Mérite moins d'honneur ; cependant chaque jour
Je le célèbre et je le chante .
Hélas ! il n'en rend pas mon âme plus contente !
Vous protégez sa sœur , il suffit ; et mes vers
Vont s'engager pour elle à des tons tout divers .
1
Mon maître étoit l'Amour : j'en vais servir un autre
Et porter par tout l'univers
Sa gloire aussi bien que la vôtre.

XVI. La Forêt et le Bûcheron ,


Un bûcheron venoit de rompre ou d'égarer
Le bois dont il avoit emmanché sa cognée.
Cette perte ne put sitôt se réparer
Que la forêt n'en fût quelque temps épargnée.
L'homme enfin la prie humblement
De lui laisser tout doucement
Emporter une unique branche,
Afin de faire un autre manche :
Il iroit employer ailleurs son gagne- pain ;
Il laisseroit debout maint chêne et maint sapin
Dont chacun respectoit la vieillesse et les charmes.
L'innocente forêt lui fournit d'autres armes.
Elle en eut du regret. Il emmanche son fer :
Le misérable ne s'en sert
Qu'à dépouiller sa bienfaitrice
De ses principaux ornements.
Elle gémit à tous moments :
Son propre don fait son supplice.
Voilà le train du monde et de ses sectateurs * :
On s'y sert du bienfait contre les bienfaiteurs.
Je suis las d'en parler . Mais que de doux ombrages
Soient.exposés à ces outrages ,
1. UN AUTRE, l'amitié.
2. Phædri Appendix Fabularum, F. 5. Homo et arbores.
3. QUE... NE, sans que. - Molière :
Et ce bien, par la fraude entré dans ma maison,
N'en sera point tiré que dans cette sortie
Il n'entraine du mien la meilleure partie. (D. a., III, 3.)
4. SECTATEURS , ses partisans, ceux qui suivent sa doctrine, ses opinions et
ses usages. Ce terme est souvent employé en philosophie. Epictète et ses
sectateurs croient que Dieu seul est digne d'être aimé et admiré. » (PASCAL
LIVRE XII. - FABLE XVII. 345
Qui ne se plaindroit là-dessus ?
Hélas ! j'ai beau crier et me rendre incommode*,
L'ingratitude et les abus
N'en seront pas moins à la mode.

XVII. - Le Renard, le Loup et le Cheval¹.


Un renard jeune encor, quoique des plus madrés ,
Vit le premier cheval qu'il eût vu de sa vie.
Il dit à certain loup , franc novice : Accourez ,
Un animal paît dans nos prés ,
Beau, grand, j'en ai la vue encor toute ravie.
Est-il plus fort que nous ? dit le loup en riant.
Fais-moi son portrait, je te prie.
Si j'étois quelque peintre ou quelque étudiant ,
Repartit le renard , j'avancerois la joie
Que vous aurez en le voyant. 6
Mais venez . Que sait-on? peut-être est-ce une proie
Que la fortune nous envoie.
Ils vont; et le cheval , qu'à l'herbe on avoit mis,
Assez peu curieux de semblables amis ,
Fut presque sur le point d'enfiler la venelle " .
Seigneur, dit le renard , vos humbles serviteurs
Apprendroient volontiers comment on vous appelle.
Le cheval , qui n'étoit dépourvu de cervelle ,
Leur dit : Lisez mon nom, vous le pouvez , messieurs ;
Mon cordonnier l'a mis autour de ma semelle .
Le renard s'excusa sur son peu de savoir⁹ :
Mes parents , reprit-il , ne m'ont point fait instruire ;
1. INCOMMODE, ennuyeux, importun. Ily a d'honnêtes fâcheux qui
sont d'autant plus incommodes qu'ils ne croient pas l'être. (BоUHOURS.)
2. Esope, F. 134 et 264. Régnier, Sat. 1. Voy. plus haut, 1. v, F. 8.
3. MADRE, fin, rusé. Ce mot a aussi, au propre, le sens de diversité, bi-
garré lézard madré, bois madré. On voit qu'il a les deux acceptions du
latin varius, qui signifie varié, tacheté, et au figuré, artificieux.
4. FRANC, vrai novice, pur novice. (En latin, merus.)
5. ETUDIANT, c'est-à-dire clero, savant.
6. PROIE. Régnier :
Ils cheminent dispos, croyant la table preste,
Et s'approchent tous deux assez près de la beste. ( Sat. III.)
7. VENELLE, rue étroite, ruelle ( terme populaire). Enfiler la venelie,
s'enfuir, comme les voleurs qui disparaissent par les rues sombres, et
détournées.
8. SEMELLE . - Régnier :
Et comme sans esprit ma grand'mère me vit,
Sans m'en dire autre chose, au pied me l'escrivit.
9. SAVOIR. Régnier :
S'excusant de ne lire, avecq' ceste parolle
Que les loups de son temps n'alloient point à l'écolle.
346 LIVRE XII. - FABLE XVIII.
Ils sont pauvres , et n'ont qu'un trou pour tout avoir ;
Ceux du loup, gros messieurs, l'ont fait apprendre à lire.
Le loup , par ce discours flatté,
S'approcha. Mais sa vanité
Lui coûta quatre dents : le cheval lui desserre¹
Un coup ; et haut le pied. Voilà mon loup par terre ;
Mal en point , sanglant et gâté ³.
Frère, dit le renard , ceci nous justifie *
Ce que m'ont dit des gens d'esprit :
Cet animal vous a sur la mâchoire écrit
Que de tout inconnu le sage se méfie.

XVIII. - Le Renard et les Poulets d'Inde5.


Contre les assauts d'un renard
Un arbre à des dindons servoit de citadelle .
Le perfide ayant fait tout le tour du rempart,
Et vu chacun en sentinelle ,
S'écria : Quoi ! ces gens se moqueront de moi !
Eux seuls seront exempts de la commune loi !
Non, par tous les dieux ! non. Il accomplit son dire.
La lune, alors luisant , sembloit , contre le sire,
Vouloir favoriser la dindonnière gent .
Lui, qui n'étoit novice au métier d'assiégeant ,
Eut recours à son sac de ruses scélérates ,
Feignit vouloir gravir, se guinda sur ses pattes ,
Puis contrefit le mort, puis le ressuscité.
Arlequin 8 n'eût exécuté
Tant de différents personnages .
1. DESSERRE, synonyme familier de lance, décoche :
La Serre
Volume sur volume incessamment desserre. (BOILEAU.)
2. MAL EN POINT. « Point se dit aussi de la santé. On djt qu'une per-
sonne est en bon point, en mauvais point. » (TRÉVOUX .) De là est venu
embonpoint.
3. GATE, en mauvais état.
4. JUSTIFIE, prouve ; mot à mot : prouve être juste, montre la justesse
de... Sens très-fréquent de ce mot. Le duc conçut un dessein où les
vieillards expérimentés ne purent atteindre, mais la victoire le justifia de-
vant Rocroy. (Bossuet, Or. fun. de Condé.)
5. Le duc de Bourgogne, Thèmes. - Robert , Fables inédites , t. II,
p. 375. Pulli Indici et Vulpes.
6. DINDONNIÈRE. Ordinairement cet adjectif désigne celui ou celle qui
garde les dindons.
7. SAC. Comparez cette expression à celle de la fable 14, 1. Ix , vers 15.
8. ARLEQUIN. Personnage qui dans la comédie italienne fait le rôle de
houffon .
9. PERSONNAGES, rôles (du latin persona, masque) :
Que vous jouez au monde un petit personnagel ( MOL., T., 1, 1.)
1
LIVRE XII. - FABLE XX. 347

élevoit sa queue , il la faisoit briller ,


Et cent mille autres badinages ,
Pendant quoi nul dindon n'eût osé sommeiller.
L'ennemi les lassoit en leur tenant la vue
Sur même objet toujours tendue .
Les pauvres gens étant à la longue éblouis ,
Toujours il en tomboit quelqu'un autant de pris,
Autant de mis à part : près de moitié succombe.
Le compagnon¹ les porte en son garde-manger.
Le trop d'attention qu'on a pour le danger
Fait le plus souvent qu'on y tombe.

XIX. Le Singe.
Il est un singe dans Paris
A qui l'on avoit donné femme ;
Singe en effet d'aucuns maris,
Il la battoit. La pauvre dame
En a tant soupiré , qu'enfin elle n'est plus ,
Leur fils se plaint d'étrange sorte,
Il éclate en cris superflus :
Le père en rit, sa femme est morte ;
Il a déjà d'autres amours,
Que l'on croit qu'il battra toujours ;
Il hante 3 la taverne, et souvent il s'enivre .
N'attendez rien de bon du peuple imitateur,
Qu'il soit singe ou qu'il fasse un livre :
La pire espèce , c'est l'auteur * .

IX. Le Philosophe Soythe'.


Un philosophe austère, et né dans la Scythie " ,
Se proposant de suivre une plus douce vie " ,
1. LE COMPAGNON. Synonyme de hardi , rusé, dans ces sortes de phrases.
2. D'AUCUNS, de quelques.
3. HANTE. Voy. p. 83 , note 3.
4. AUTEUR . Horace a dit : 0 imitatores , servum pecus (Epit., I, xix,
V. 19.) Ce que la Fontaine traduit ainsi :
Quelques imitateurs, sot bétail, je l'avoue. (Ep. à Huet. )
5. Aulu-Gelle, Nuits attiques, xix, ch. 12.
6. SCYTHIE, contrée barbare qui, dans l'opinion des anciens, comprenait
de vastes espaces peu habités au nord de l'Europe et de l'Asie. Dans
Aulu-Gelle, que la Fontaine se borne à traduire presque mot pour mot, ce
n'est pas un sage, mais un paysan de Thrace.
7. Viz, genre de vie.
348 LIVRE XII. FABLE IX.
a
Voyage chez les Grecs , et vit en certains lieux
1
Un sage assez semblable au vieillard de Virgile ¹ ,
Homme égalant les rois , homme approch ant des dieux,
Et , comme ces derniers , satisfait et tranquille.
Son bonheur consistoit aux beautés d'un jardin.
Le Scythe l'y trouva qui, la serpe à la main ,
De ses arbres à fruit retranchoit l'inutile ,
Ebranchoit, émondoit, ôtoit ceci , cela,
Corrigeant partout la nature ,
Excessive à payer ses soins avec usure.
Le Scythe alors lui demanda
Pourquoi cette ruine étoit-il d'homme sage *
De mutiler ainsi ces pauvres habitants ?
Quittez-moi votre serpe , instrument de dommage ;
Laissez agir la faux du Temps :
Ils iront assez tôt border le noir rivage.
J'ôte le superflu, dit l'autre ; et l'abattant " ,
Le reste en profite d'autant.
Le Scythe, retourné dans sa triste demeure,
Prend la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure ;
Conseille à ses voisins , prescrit à ses amis
Un universel abattis .
Il ôte de chez lui les branches les plus belles,
Il tronque son verger contre toute raison,
Sans observer temps ni saison ,
Lunes ni vieilles ni nouvelles.
Tout languit et tout meurt.
Ce Scythe exprime bien
Un indiscret 6 stoïcien :
Celui-ci retranche de l'âme
Désirs et passions , le bon et le mauvais,
Jusqu'aux plus innocents souhaits .
Contre de telles gens , quant à moi , je réclame.
1. VIRGILE. C'est le vieillard que Virgile nous dépeint habitant les borda
du Galèse en Calabre, et élevant des abeilles dans un petit jardin. (Géorg.,
IV, 125.)
2. Rois. Virgile :
Regum æquabat opes animis'; seraque revertens
Nocte domum dapibus mensas onerabat inemptis. (Ibid. v. 132.
3. Aux, dans les. Voy. p. 15, note 5, et p. 106, n. 8.
4. D'HOMME SAGE, était-ce le fait d'un homme sage ? Latinisme ; num
apientis erat...
5. L'ABATTANT, après que je l'ai abattu. Tournure elliptique.
6. INDISCRET, imprudent qui ne sait pas user de discernement :
Quelle verve indiscrète
Sans l'aveu des neuf Sœurs vous a rendu poēte ? ( BOILEAU, Sat. ix, 19.)
LIVRE XII. FABLE XXI. 349

Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort ;


Ils font cesser de vivre avant que l'on soit mort.

XXI. L'Eléphant et le Singe de Jupiter.


Autrefois l'éléphant et le rhinocéros ,
1
En dispute du pas et des droits de l'empire " ,
Voulurent terminer la querelle en champ clos.
Le jour en étoit pris , quand quelqu'un vint leur dire
Que le singe de Jupiter,
Portant un caducée , avoit paru dans l'air.
Ce singe avoit nom Gille , à ce que dit l'histoire.
Aussitôt l'éléphant de croire
Qu'en qualité d'ambassadeur
Il venoit trouver sa grandeur.
Tout fier de ce sujet de gloire ,
Il attend maître Gille, et le trouve un peu lent
A lui présenter sa créance³ .
Maître Gille enfin , en passant ,
Va saluer son excellence.
L'autre étoit préparé sur la légation ' :
Mais pas un mot. L'attention
Qu'il croyoit que les dieux eussent à sa querelle ,
N'agitoit pas encor chez eux cette nouvelle .
Qu'importe à ceux du firmament
Qu'on soit mouche ou bien éléphant ?
Il se vit donc réduit à commencer lui-même.
9
Mon cousin Jupiter, dit-il , verra dans peu
1. DISPUTE, contestation. - Pas, préséance dans les cérémonies publi-
ques, droit de passer avant les autres :
Et je lui disputai, dans un étroit passage,
Des vains honneurs du pas le frivole avantage. (VOLTAIRE, Edipe.}
2. EMPIRE, Commandement, puissance souveraine.
3. CADUCÉE, baguette entourée de deux serpents. C'est l'attribut ordinaire
de Mercure, qui était le négociateur ou le diplomate de l'Olympe.
4. GILLE. Dans les farces et comédies, celui qui fait le rôle de bouffon
s'appelle ordinairement Gille. TRÉVOUX.)
5. CRÉANCE. Dans le droit politique, ce mot signifie l'instruction se-
crète d'une négociation qu'un souverain confie à son ministre pour en
traiter avec un autre souverain. Ce ministre a exposé sa créance. On ap-
pelle lettre de créance celle dont est porteur celui qui est chargé de quel-
que négociation, afin qu'on ajoute créance à ce qu'il dira.» ( TRÉVOUX.)
6. LEGATION, ambassade (legatio, legatus).
7. QU'IL CROYOIT QUE. Gallicisme. En voici un à peu près semblable :
C'est vous, si quelque erreur n'abuse ici mes yeux.
Qu'on m'a dit qui vivez inconnu dans ces lieux. (MoL., l'Et. , v, 14.)
8. N'AGITOIT PAS, ne discutait pas.
9. MON COUSIN . « Cousin est untitre d'honneur que les rois donnent aux
princes de leur sang, et aux princes étrangers , et aux principales per-
sonnes de leurs Etats qu'ils veulent honorer. » (TRÉVOUX.)
350 LIVRE XII. FABLE XXII.
Un assez beau combat, de son trône suprême ;
Toute sa cour verra beau jeu.
Quel combat ? dit le singe avec un front sévère.
L'éléphant repartit : Quoi ! vous ne savez pas
Que le rhinocéros me dispute le pas ;
Qu'Eléphantide¹ a guerre avecque Rhinocère ?
Vous connoissez ces lieux, ils ont quelque renom.
Vraiment je suis ravi d'en apprendre le nom,
Repartit maître Gille : on ne s'entretient guère
De semblables sujets dans nos vastes lambris.
L'Eléphant , honteux et surpris ,
Lui dit : Et parmi nous que venez-vous donc faire ? -
Partager un brin d'herbe entre quelques fourmis :
Nous avons soin de tout. Et quant à votre affaire,
On n'en dit rien encor dans le conseil des dieux :
Les petits et les grands sont égaux à leurs yeux,

XXII. Un Fou et un Sage .


Certain fou poursuivoit à coups de pierre un sage.
Le sage se retourne et lui dit : Mon ami ,
C'est fort bien fait à toi ; reçois cet écu-ci.
Tu fatigues assez pour gagner davantage ;
Toute peine, dit-on , est digne de loyer * :
Vois cet homme qui passe, il a de quoi payer;
Adresse-lui tes dons , ils auront leur salaire.
Amorcé par le gain, notre fou s'en va faire
Même insulte à l'autre bourgeois.
On ne le paya pas en argent cette fois.
6
Maint estafier accourt on vous happe notre homme,
On vous l'échine , on vous l'assomme.
Auprès des rois il est de pareils fous :
A vos dépens ils font rire le maître.
Pour réprimer leur babil , irez-vous
Les maltraiter? Vous n'êtes pas peut-être
1. Eléphantide, RHINOCÈRE, capitale des Eléphants, capitale des Rhino-
céros. Avecque. Voy. p. 73, note 2.
2. Phèdre, 1. iv, F. 5.Esopus et petulans.
3. Bien fait A TOI. Cette tournure existe en grec et en latin.
4. FATIGUES. Fatiguer est aussi neutre dans le style simple. • Les
femmes et les filles fatiguoient comme de simples ouvriers.» (BOUHOURS.
5. LOYER, récompense. Voy. p. 144, note 7.
6. ESTAFIER. On donne ce nom en Italie à des domestiques qui portent
la livrée et qui marchent en manteau, à la différence des laquais, qui n'en
ont point. Par extension, nous appelons estafiers de grands laquais.
LIVRE XII . - FABLE XIII 351

Assez puissant . Il faut les engager


A s'adresser à qui peut se venger¹ .

XXIII. Le Renard anglois ".


A MADAME HARVEY³ .
Le bon cœur est chez vous compagnon du bon sens,
Avec cent qualités trop longues à déduire * ,
Une noblesse d'âme, un talent pour conduire
Et les affaires et les gens ,
Une humeur franche et libre, et le don d'être amie
Malgré Jupiter même et les temps orageux :
Tout cela méritoit un éloge pompeux ;
Il en eût été moins selon votre génie ;
La pompe vous déplaît, l'éloge vous ennuie.
J'ai donc fait celui-ci court et simple. Je veux
Y coudre encore un mot ou deux
En faveur de votre patrie :
Vous l'aimez . Les Anglois pensent profondément " ;
Leur esprit, en cela , suit leur tempérament ;
Creusant dans les sujets , et forts d'expériences ,
Ils étendent partout l'empire des sciences.
Je ne dis point ceci pour vous faire ma cour :
Vos gens , à pénétrer , l'emportent sur les autres ;
Même les chiens de leur séjour
Ont meilleur nez que n'ont les nôtres .
Vos renards sont plus fins ; je m'en vais le prouver
Par un d'eux , qui , pour se sauver,
1. VENGER. Dans un exemplaire des ouvrages de prose et de poésie des
sieurs de Maucroix et de la Fontaine , M. Walckenaer a trouvé à la suite de
cette fable une note manuscrite, en écriture du temps, ainsi conçue : « Cette
fable fut faite contre le sieur abbé du Plessis, une espèce de fou sérieux,
qui s'étoit mis sur le pied de censurer à la cour les ecclésiastiques et
même les évêques, et que M. l'archevêque de Rheims fit bien châtier. »
2. Abstemius, 146. De Vulpe capta a Cane, dum se mortuam simulat.
3. Elisabeth Montaigu , veuve du chancelier Harvey, mort à Constanti
nople au service de Charles II. Mme Harvey eut beaucoup de part aux
divers changements de ministère qui eurent lieu sous le règne de ce roi,
et elle contribua fortement à attirer en Angleterre la duchesse de Maza-
rin, dont elle était devenue l'amie. En 1683, M. Harvey vint à Paris, et
la Fontaine eut souvent occasion de la ir chez milord Montaigu, son
frère, ambassadeur auprès de la cour de France. M. Harvey mourut
in 1702. » (WALCKENAER .)
4. DÉDUIRE, expliquer, énumérer. A vieilli en ce sens.
5. PROFONDÉMENT. Allusion à Bacon et à Newton.
6. VOS GENS, Vos compatriotes, ceux de votre pays. Les Latins disaient
en ce sens nostri hominės.
7. A PÉNÉTRER, pour pénétrer, quand il s'agit de pénétrer. En latin,
ad penetrandum, in penetrando. En français, cette tournure n'est correcte
que lorsque le verbe ainsi employé est neutre et n'a pas besoin de régime.
FABLES DE LA FONTAINE. 17
352 LIVRE XII. FABLE XXIII
Mit en usage un stratagème
Non encor pratiqué, des mieux imaginés.
Le scélérat, réduit en ¹ un péril extrême ,
Et presque mis à bout par ces chiens au bon nez ,
Passa près d'un patibulaire * .
Là, des animaux ravissants ,
Blaireaux, renards, hiboux , race encline à mal faire,
Pour l'exemple pendus , instruisoient les passants.
Leur confrère, aux abois ³ , entre ces morts s'arrange.
Je crois voir Annibal, qui, pressé des Romains ,
5
Met leur chef en défaut, ou leur donne le change
Et sait, en vieux renard , s'échapper de leurs mains .
Les clefs de meute " , parvenues
A l'endroit où pour mort le traître se pendit,
Remplirent l'air de cris : leur maître les rompit " ,
Bien que de leurs abois ils perçassent les nues .
Il ne put soupçonner ce tour assez plaisant.
Quelque terrier, dit-il, a sauvé mon galant ;
Mes chiens n'appellent point au delà des colonnes ⁹
Où sont tant d'honnêtes personnes.
Il y viendra , le drôle ! Il y vint, à son dam¹º .
Voilà maint basset clabaudant 11 ;
1. RÉDUIT EN. Latinisme qui n'a pas été reçu en français (redigere in
Que vous fussiez réduite en un sort misérable. (MoL., Mis., iv, 3.)
2. PATIBULAIRE. Ce mot, au singulier, est adjectif. Il faut exprimer le
substantif, lieu, bois, fourche, etc. Au pluriel, on disait des patibulaires, en
sous-entendant fourches. C'est ce qu'on appelle, en d'autres termes, gibet,
potence.
3. ABOIS se dit, au propre, du gibier forcé par les chiens, et particulière-
ment du cerf.
4. PRESSÉ DES. Nos anciens poêtes traduisaient ainsi l'ablatif des Latins
avec ou sans préposition . Des remplaçait par, comme étant plus court et
plus commode. Mais cette tournure n'est plus régulière qu'avec les nomis
de choses.
5. CHANGE. Voy. p. 263 , note 6.
6. CLEFS DE MEUTE. Se dit, en terme de vénerie , des meilleurs chiens
et des mieux dressés, qui servent à redresser et à conduire les autres.
(TRÉVOUX. )
7. ROMPIT. En termes de chasse, rompre les chiens, c'est les tirer des
voies de la bête qu'ils poursuivent, les en détourner, les leur faire perdre.
-En style proverbial et figuré, c'est empêcher de continuer un discours
qui pourrait avoir quelque mauvaise suite.. (TRÉVOUX .)
8. GALANT, rusé. Voy. p. 19, note 7.
9. COLONNES, potences.
10. DAM, préjudice (damnum). Vieux mot. On disait proverbialement :
Il a appris à être sage à son dam ( à ses dépens) . Ce terme existe encore
dans la langue théologique pour désigner la peine que les damnés ont
d'être privés de la vue de Dieu la peine du dam (privation).
11. CLABAUDANT, aboyant fortement. On appelle chiens clabauds des
chiens courants, à grandes oreilles pendantes, qui aboient sans être sur les
traces de la bête.
LIVRE XII. -FABLE XXIII. 353
Voilà notre renard au charnier se guindant.
Maître pendu croyoit qu'il en iroit de même
Que le jour qu'il tendit de semblables panneaux :
Mais le pauvret , ce coup , y laissa ses houseaux ¹ .
Tant il est vrai qu'il faut changer de stratagème !
Le chasseur, pour trouver sa propre sûreté,
N'auroit pas cependant un tel tour inventé ;
Non point par peu d'esprit ; est-il quelqu'un qui nie
Que tout Anglois n'en ait bonne provision ?
Mais le peu d'amour pour la vie
Leur nuit en mainte occasion .
Je reviens à vous , non pour dire
D'autres traits sur votre sujet ;
Tout long éloge est un projet
Peu favorable pour ma lyre :
Peu de nos chants , peu de nos vers ,
Par un encens flatteur amusent l'univers,
Et se font écouter des nations étranges 2.
Votre prince vous dit un jour
Qu'il aimoit mieux un trait d'amour
Que quatre pages de louanges.
Agréez seulement le don que je vous fais
Des derniers efforts de ma muse .
C'est peu de chose ; elle est confuse
De ces ouvrages imparfaits .
Cependant ne pourriez-vous faire
Que le même hommage pût plaire
A celle qui remplit vos climats d'habitants
Tirés de l'île de Cythère * ?
Vous voyez par là que j'entends
Mazarin , des Amours déesse tutélaire.
1. HOUSEAUX. Les houseaux ou heuses étaient de grandes chaussures de
cuir dont on se servait comme de bottes fortes. Un auteur qui vivait sous
Henri VI, roi d'Angleterre, dit : « Heuses sont faites pour soi garder de la
boe et de froideur, quand l'on chemine par pays, et pour soi garder de
l'eaue. Il ne se dit plus qu'en cette phrase proverbiale : Il à quitté ou
laissé ses houseaux , il est mort.
2. ETRANGES , étrangères. Ce mot s'employa longtemps comme syno-
nyme d'étranger. L'Académie l'admettait en ce sens avec pays , nations,
terres ; et Trévoux, en 1771 seulement, le proscrit comme suranné :
Quand votre los (gloire) se portera
Dans les terres les plus étranges. (VOITURE, 1645.)
3. PRINCE, Charles II .
4. CYTHERE. Voy. p. 240, note 5.- Habitants de Cythère. Périphrase,
pour amants.
5. MAZARIN , Hortense Mancini, nièce du cardinal de Mazarin et du-
chesse de ce nom . Elle mourut à Chelsey, près de Londres, en 1699.
354 LIVRE XII. FABLE XXIV.
XXIV. Le Soleil et les Grenouilles¹,
Les filles du limon tiroient du roi des astres
Assistance et protection :
Guerre ni pauvreté, ni semblables désastres,
Ne pouvoient approcher de cette nation ;
Elle faisoit valoir en cent lieux son empire.
Les reines des étangs, grenouilles veux-je dire,
(Car que coûte-t-il d'appeler
Les choses par noms honorables ?)
Contre leur bienfaiteur osèrent cabaler,
Et devinrent insupportables.
L'imprudence, l'orgueil, et l'oubli des bienfaits ,
Enfants de la bonne fortune ,
Firent bientôt crier cette troupe importune :
On ne pouvoit dormir en paix .
Si l'on eût cru leur murmure ,
Elles auroient, par leurs cris ,
Soulevé grands et petits
Contre l'œil de la nature ³.
Le soleil , à leur dire, alloit tout consumer;
Il falloit promptement s'armer,
Et lever des troupes puissantes.
Aussitôt qu'il faisoit un pas,
Ambassades coassantes
Alloient dans tous les états :
A les ouïr, tout le monde,
Toute la machine ronde
Rouloit sur les intérêts
De quatre méchants marets * .
Cette plainte téméraire
Dure toujours ; et pourtant
Grenouilles doivent se taire,
Et ne murmurer pas tant :
Car si le soleil se pique , .….
Il le leur fera sentir ;
La république aquatique
Pourroit bien s'en repentir.
1. Le P. Commire, t. 1, p. 248 ; et t. 11, p. 134. Sol et Ranz.- Voy. aussi
plus haut, I. vi, F. 12. -Cette fable est allégorique. Elle faisait allusion aux
démêlés des Hollandais avec Louis XIV, qui avait pour emblème le soleil
2. VALOIR, elle faisait sentir la force de.
3. L'ŒIL DE LA NATURE. Voy. cette expression , F. 18, 1. vii.
4. MARETS, pour marais. Ancienne orthographe de ce mot.
LIVRE XII. - FABLE XXV. 355
XXV. - La Ligue des Rats.
Une souris craignoit un chat
Qui dès longtemps la guettoit au passage.
Que faire en cet état ? Elle , prudente et sage,
Consulte son voisin : c'étoit un maître¹ rat,
Dont la rateuse¹ seigneurie
S'étoit logée en bonne hôtellerie ,
Et qui cent fois s'étoit vanté, dit-on ,
De ne craindre ni chat ni chatte,
Ni coup de dent, ni coup de patte.
Dame souris, lui dit ce fanfaron ,
Ma foi ! quoi que je fasse,
Seul, je ne puis chasser le chat qui vous menace :
Mais assemblons tous les rats d'alentour,
Je lui pourrai jouer d'un mauvais tour.
La souris fait une humble révérence ;
Et le rat court en diligence
A l'office , qu'on nomme autrement la dépense ,
Où maints rats assemblés
Faisoient, aux frais de l'hôte, une entière bombance * .
Il arrive, les sens troublés ,
Et tous les poumons essoufflés .
Qu'avez-vous donc ? lui dit un de ces rats ; parlez .
En deux mots , répond-il, ce qui fait mon voyage,
C'est qu'il faut promptement secourir la souris ;
Car Raminagrobis
Fait en tous lieux un étrange carnage.
Ce chat, le plus diable des chats ,
S'il manque de souris , voudra manger des rats .
Chacun dit : Il est vrai , Sus ! sus ! courons aux armes !
Quelques rates, dit-on , répandirent des larmes.
N'importe, rien n'arrête un si noble projet :
Chacun se met en équipage " ;
1. MAÎTRE. Maître désigne quelque supériorité. Un ouvrier passé-
maître, un maître-clerc, ou premier clerc, un maitre marchand, qui a le
droit d'ouvrir boutique, etc... (TRÉVOUX. ) - Il signifie ici un rat des plus
considérables et des plus importants de sa nation.
2. RATEUSE. Terme forgé par la Fontaine.
3. JOUER D'UN TOUR, de même qu'on dit familièrement jouer d'une,
jouer d'une bonne. L'origine de cette locution est celle-ci : Jouer quel-
qu'un (le tromper) par un tour. Rien n'est plus fréquent que la substi-
tution de de à par.
4. BOMBANCE, dépense en luxe de table et en bonne chère. Terme
très-ancien dans la langue.
5. IL, cela. Voy. p. 65, note 5
6. EQUIPAGE. Voy. p. 86, note 2.
350 LIVRE XII. - FABLE XXVI.
Chacun met dans son sac un morceau de fromage,
Chacun promet enfin de risquer le paquet¹.
Ils alloient tous comme à la fête,
L'esprit content, le cœur joyeux.
Cependant le chat , plus fin qu'eux,
Tenoit déjà la souris par la tête.
Ils s'avancèrent à grands pas
Pour secourir leur bonne amie :
Mais le chat , qui n'en démord pas,
Gronde, et marche au-devant de la troupe ennemie.
A ce bruit, nos très-prudents rats ,
Craignant mauvaise destinée,
Font, sans pousser plus loin leur prétendu fracas,
Une retraite fortunée.
Chaque rat rentre dans son trou ;
Et si quelqu'un en sort, gare encor le matou.

XXVI. - Daphnis et Alcimadure.


IMITATION DE THÉOCRITE2.
A MADAME DE LA MÉSANGÈRE³.
Aimable fille d'une mère
A qui seule aujourd'hui mille cœurs font la cour,
Sans ceux que l'amitié rend soigneux de vous plaire,
Et quelques-uns encor que vous garde l'Amour,
5
Je ne puis qu'en cette préface
Je ne partage entre elle et vous
Un peu de cet encens qu'on recueille au Parnasse 6,9
Et que j'ai le secret de rendre exquis et doux.
Je vous dirai donc... Mais tout dire,
1. RISQUER LE PAQUET, se lancer dans le péril. Locution proverbiale où
paquet a le sens de bagages, hardes. Risquer le paquet dans une affaire,
c'est s'y lancer corps et biens.
2. Idylle xxIII.
3. Ma de la Mésangère était lafille de M de la Sablière. Voy. p. 261 ,
note 1.
4. SEULE. Voici le sens de ce passage : Seule se rapporte à M. de la
Sablière et nonà sa fille. Il faut réunir seule et aujourd'hui. Le poête veut
dire qu'aujourd'hui encore la mère est seule à recevoir les hommages de
l'amour ; sa fille, trop jeune, ne reçoit que ceux de l'amitié, en attendant
les autres.
5. JE NE PUIS QU'EN. Latinisme (non possum quin) . Cette tournure a
vieilli. « Il ne pouvoit estre qu'ils ne sceussent de ses secrets. » ( FROIS-
SART, 1. III.) - Il n'est pas que vous ne sachiez quelques nouvelles de
cette affaire.. (MOLIÈRE, Av., v, 2.)
6. PARNASSE, montagne de Phocide, séjour des Muses.
7. SECRET. Ce trait d'orgueil est une licence poétique.
LIVRE XII. - FABLE XXVI. 357
Ce seroit trop ; il faut choisir ,
Ménageant ma voix et ma lyre ,
Qui bientôt vont manquer de force et de loisir.
Je louerai seulement un cœur plein de tendresse,
Ces nobles sentiments , ces grâces , cet esprit :
Vous n'auriez en cela ni maître ni maîtresse ,
Sans celle dont sur vous l'éloge rejaillit .
Gardez d'environner ces roses
De trop d'épines , si jamais
L'Amour vous dit les mèmes choses :
Il les dit mieux que je ne fais ;
Aussi sait-il punir ceux qui ferment l'oreille
A ses conseils . Vour l'allez voir .
Jadis une jeune merveille
Méprisoit de ce dieu le souverain pouvoir :
On l'appeloit Alcimadure :
Fier et farouche objet¹ , toujours courant aux bois ,
Toujours sautant aux prés, dansant sur la verdure ,
Et ne connoissant autres lois
Que son caprice ; au reste, égalant les plus belles ,
Et surpassant les plus cruelles ;
N'ayant traits qui ne plût , pas même en ses rigueurs :
Quelle l'eût-on trouvée au fort de ses faveurs !
Le jeune et beau Daphnis , berger de noble race,
L'aima pour son malheur : jamais la moindre grâce
Ni le moindre regard , le moindre mot enfin
Ne lui fut accordé par ce cœur inhumain.
Las de continuer une poursuite vaine,
Il ne songea plus qu'à mourir.
Le désespoir le fit courir
A la porte de l'inhumaine.
Hélas ! ce fut aux vents qu'il raconta sa peine ;
On ne daigna lui faire ouvrir
Cette maison fatale où , parmi ses compagnes,
L'ingrate, pour le jour de sa nativité 5 ,
1. OBJET. Sur le sens de ce mot, voy. p. 179, note 7.
2. AUTRES. La Fontaine a supprimé ici le d euphonique.
3. TRAIT, geste, action, parole.
4. QUELLE. Latinisme qualem invenisses ! - Cette tournure si vive
aujourd'hui abandonnée, s'employait très-bien au XVII° siècle :
Quelle fut sa réponse, et quel devins-je, Arcas,
Quand j'entendís ces mots prononcés par Calchas.
(RACINE , Iphig., a. 1 , sc. 1.)
5. NATIVITÉ, naissance. Ne se dit plus qu'en style liturgique. Saint-
Amand l'emploie comme la Fontaine :
358 LIVRE XII. - FABLE XXVI.
Joignoit aux fleurs de sa beauté
Les trésors des jardins , et des vertes campagnes.
J'espérois, cria-t-il, expirer à vos yeux ;
Mais je vous suis trop odieux ,
Et ne m'étonne pas qu'ainsi que tout le reste
Vous me refusiez même un plaisir si funeste .
Mon père, après ma mort, et je l'en ai chargé,
Doit mettre à vos pieds l'héritage
Que votre cœur a négligé.
Je veux que l'on y joigne aussi le pâturage,
Tous mes troupeaux , avec mon chien ;
Et que du reste de mon bien
Mes compagnons fondent un temple
Où votre image se contemple,
Renouvelant de fleurs l'autel à tout moment.
J'aurai près de ce temple un simple monument :
On gravera sur la bordure :
« Daphnis mourut d'amour. Passant, arrête-toi,
» Pleure , et dis : Celui-ci succomba sous la loi
>> De la cruelle Alcimadure . »

A ces mots, par la Parque il se sentit atteint :


Il auroit poursuivi ; la douleur le prévint .
Son ingrate sortit triomphante et parée.
On voulut , mais en vain , l'arrêter un moment
Pour donner quelques pleurs au sort de son amant.
Elle insulta toujours au fils de Cythérée,
Menant dès ce soir même , au mépris de ses lois ,
Ses compagnes danser autour de sa statuc.
Le dieu tomba sur elle, et l'accabla du poids :
Une voix sortit de la nue,
Echo redit ces mots dans les airs épandus¹ :
<< Que tout aime à présent : l'insensible n'est plus. >>
Cependant de Daphnis l'ombre au Styx descendue
Frémit et s'étonna la voyant accourir.
Tout l'Erèbe 2 entendit cette belle homicide
Que mes yeux sont contents
De voir ces bois qui se trouvèrent
A la nativité des temps.
Saint-Evremond, dit M. Walckenaer, s'en est aussi servi en ce sens :
Pour faire la solennité
De sa vieille nativité.
1. EPANDUS, répandus, dispersés. Voy. p. 221 , note 3.
2. EREBE, l'un des synonymes de l'Enfer chez les anciens. Ce mot si-
gnifie obscurité, lieu sombre.

77
47
LIVRE XII . FABLE XXVII. 359
S'excuser au berger, qui ne daigna l'ouïr
Non plus qu'Ajax Ulysse , et Didon $ son perfide.

XXVII. -Le Juge arbitre, l'Hospitalier et le Solitaire '.


Trois saints, également jaloux de leur saiut ,
Portés d'un même esprit, tendoient à même but.
Ils s'y prirent tous trois par des routes diverses :
Tous chemins vont à Rome ; ainsi nos concurrents
Crurent pouvoir choisir des sentiers différents .
L'un, touché des soucis , des longueurs , des traverses,
Qu'en apanage 6 on voit aux procès attachés ,
S'offrit de les juger sans récompense aucune,
Peu soigneux d'établir ici-bas sa fortune.
Depuis qu'il est des lois, l'homme, pour ses péchés ,
Se condamne à plaider la moitié de sa vie :
La moitié ! les trois quarts , et bien souvent le tout.
Le conciliateur crut qu'il viendroit à bout
De guérir cette folle et détestable envie .
Le second de nos saints choisit les hôpitaux.
Je le loue ; et le soin de soulager les maux
Est une charité que je préfère aux autres.
Les malades d'alors , étant tels que les nôtres ,
Donnoient de l'exercice au pauvre hospitalier ;
Chagrins, impatients , et se plaignant sans cesse :
« Il a pour tels et tels un soin particulier ,
>> Ce sont ses amis ; il nous laisse. »>
Ces plaintes n'étoient rien au prix de l'embarras
Où se trouva réduit l'appointeur³ de débats :
Aucun n'étoit content ; la sentence arbitrale
1. S'EXCUSER Aʊ. S'excuser à quelqu'un au lieu de auprès de quelqu'un
est un latinisme aujourd'hui abandonné. Ne viens point m'excuser
son action. (MOLIÈRE, B. g., 1 , 9.)
2. AJAX. Quand Ulysse, descendu aux Enfers, évoque les morts, l'om-
bre d'Ajax, son ennemi, refuse de l'entendre et s'enfuit. Voy. Homère,
Odys., 1. x1, 563.
3. DIDON. Enée apercevant l'ombre de Didon, qu'il a délaissée, veut lui
parler. Celle-ci tient ses regards immobiles et fixés à terre :
Illa solo fixos oculos aversa tenebat. (Enéide, vi, 469.)
4. Arnaud d'Andilly, Vies des saints Pères ( 1663 ) , t. I , p. 496.
5. Jaloux de, très-attaché à, désirant vivement.
6. APANAGE. Au propre, ce mot désigne les terres que les souverains
donnaient à leurs frères, et qui étaient réversibles à la couronne, faute
d'enfants måles ; au figuré, il est synonyme de suite, dépendance. « Les in-
firmités sont des apanages de la vieillesse. »
7. AU PRIX DE, en comparaison de. Voy. p. 78 , note 2.
8. L'APPOINTEUR, qui accommode. C Appointer signifiait primitivement
accommoder, terminer à l'amiable. » (TRévoux. )
1.7.
360 LIVRE XII. FABLE XXVII.
A nul des deux ne convenoit :
Jamais le juge ne tenoit
A leur gré la balance égale¹ :
De semblables discours rebutoient l'appointeur :
Il court aux hôpitaux , va voir leur directeur.
Tous deux ne recueillant que plainte et que murmure,
Affligés , et contraints de quitter ces emplois ,
Vont confier leur peine au silence des bois.
Là , sous d'âpres 2 rochers , près d'une source pure,
Lieu respecté des vents, ignoré du soleil,
Ils trouvent l'autre saint, lui demandent conseil.
Il faut, dit leur ami , le prendre de soi-même.
Qui, mieux que vous , sait vos besoins ?
Apprendre à se connoître³ est le premier des soins
Qu'impose à tout mortel la majesté suprême.
Vous êtes-vous connus dans le monde habité ?
L'on ne le peut qu'aux lieux pleins de tranquillité :
Chercher ailleurs ce bien est une erreur extrême.
Troublez l'eau : vous y voyez - vous ?
Agitez celle-ci . Comment nous verrions-nous ?
La vase est un épais nuage
Qu'aux effets du cristal nous venons d'opposer.
Mes frères , dit le saint, laissez -la reposer ,
Vous verrez alors votre image .
Pour vous mieux contempler , demeurez au désert .
Ainsi parla le solitaire.
Il fut cru ; l'on suivit ce conseil salutaire .
Ce n'est pas qu'un emploi ne doive être souffert.
Puisqu'on plaide et qu'on meurt, et qu'on devient malade ,
Il faut des médecins , il faut des avocats ;
Ces secours , grâce à Dieu, ne nous manqueront pas :
Les honneurs et le gain, tout me le persuade.
Cependant on s'oublie en ces communs besoins.
O vous , dont le public emporte tous les soins ,
Magistrats , princes, et ministres ,
Vous que doivent troubler mille accidents sinistres,
Que le malheur abat, que le bonheur corrompt,
Vous ne vous voyez point , vous ne voyez personne.
1. EGALE. On sait qu'on représente la Justice une balance à la main,
comme symbole d'équité .
2. APRES , escarpés, durs à gravir (aspera saxa).
3. SE CONNOÎTRE . C'était l'inscription du temple de Delphes : гvěk
autév, Nosce te ipsum, et la maxime de Socrate.
LIVRE XII. -FABLE XXVII . 364
2
Si quelque bon moment¹ à ces pensers vous donne,
Quelque flatteur vous interrompt.
Cette leçon sera la fin de ces ouvrages :
Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir !
Je la présente aux rois , je la propose aux sages :
3
Par où saurois-je mieux finir ?
1. BON MOMENT, moment de sagesse.
2. PENSERS. ་ L'usage a préféré pensée à penser, qui étoit un si be
mot, et dont les vers se trouvent si bien. (LA BRUYÈRE.)
La mer a moins de vents, qui ses vagues irritent,
Que je n'ai de pensers. (MALHERBE .)
Tous ces ambitieux désirs,
Tous ces vastes pensers dont nous sommes la proie,
Que font-ils, que de rendre nos jours
Et moins fortunés, et plus courts. (SCUDÉRY.)
3. PAR OU, par quoi. Molière :
Voit-on, dans les horreurs d'une telle pensée,
Par où jamais se consoler
Du coup dont on est menacé? (A. , 1, 3.)
PHILEMON ET BAUCIS'
sujet tiré DES MÉTAMORPHOSes d'ovide " .

A MST LE DUC DE VENDOME³ .

Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux.


Ces deux divinités n'accordent à nos vœux
Que des biens peu certains , qu'un plaisir peu tranquille :
Des soucis dévorants c'est l'éternel asile ;
Véritables vautours que le fils de Japet
Représente , enchaîné sur son triste sommet .
L'humble toit est exempt d'un tribut si funeste ,
Le sage y vit en paix , et méprise le reste :
Content de ses douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des rois ;
Il lit au front de ceux qu'un vain luxe environne
Que la Fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne ;
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour ,
Rien ne trouble sa fin : c'est le soir d'un beau jour.
Philémon et Baucis nous en offrent l'exemple :
Tous deux virent changer leur cabane en un temple.
Hyménée et l'Amour, par des désirs constants ,
Avoient uni leurs cœurs dès leur plus doux printemps 5 :
Ni le temps ni l'hymen n'éteignirent leur flamme :
6
Clothon prenoit plaisir à filer cette trame.
Ils surent cultiver, sans se voir assistés ,
1. Publié en 1685. La Fontaine avait soixante-quatre ans.
2. Voy. Métamorphoses, 1. vi , v. 611. N° xi de notre édition. (Librai-
rie classique Eugène Belin .)
3. Arrière-petit-fils de Henri IV et l'un des meilleurs généraux de
Louis XIV. C'était un des protecteurs de la Fontaine. Né en 1654, il
mourut en 1712.
4. REPRÉSENTE, dont il nous offre une image. Prométhée, fils de Japet,
ayant dérobé le feu du ciel et communiqué ce secret aux hommes, fut
enchaîné par ordre de Jupiter à un rocher du Caucase, où un vautour
lui dévorait-éternellement le foie. Voy. le Prométhée enchaîné, tragédie
d'Eschyle. Son supplice, dit la Fontaine, est une image de celui que
causent les soucis.
5. PRINTEMPS. - Ovide :
Sed pia Baucis anus, parilique ætate Philemon,
Illa sunt annis juncti juvenilibus, illa
Consentere casa, paupertatemque fatendo
Effecere levem nec inique mente ferendam. (Mét., vit, 632.)
Selon Ovide, Baucis et Philémon habitaient un bourg de Phrygie.
6. CLOTHON. C'était celle des trois Parques qui, suivant lesiode, était
chargée d'ourdir le fil de la vie des hommes.
PHILEMON ET BAUCIS. 363

Leur enclos et leur champ par ' deux fois vingt étés.
Eux seuls ils composoient toute leur république ' :
Heureux de ne devoir à pas un domestique
3
Le plaisir ou le gré des soins qu'ils se rendoient !
Tout vieillit sur leur front les rides s'étendoient ;
L'amitié modéra leurs feux sans les détruire ,
Et par des traits d'amour sut encor se produire.
Ils habitoient un bourg plein de gens dont le cœur
Joignoit aux duretés un sentiment moqueur.
Jupiter résolut d'abolir cette engeance * .
Il part avec son fils , le dieu de l'éloquence * ,
Tous deux en pèlerins vont visiter ces lieux.
Mille logis y sont, un seul ne 7 s'ouvre aux dieux.
Prêts enfin à quitter un séjour si profane,
Ils virent à l'écart une étroite cabane,
Demeure hospitalière , humble et chaste maison •
Mercure frappe : on ouvre. Aussitôt Philémon
Vient au-devant des dieux , et leur tient ce langage :
Vous me semblez tous deux fatigués du voyage,
Reposez-vous. Usez du peu que nous avons :
L'aide des dieux a fait que nous le conservons :
Usez-en. Saluez ces pénates d'argile :
Jamais le ciel ne fut aux humains si facile ,
Que quand Jupiter même étoit de simple bois " ;
1. PAR. Cette préposition, venant du latin per, est quelquefois synonyme
de pendant.
2. RÉPUBLIQUE, État, cité (civitus) . -
— Ovide :
Nec refert dominos illic famulosque requiras ;
Tota domus duo sunt ; idem parentque jubentque. (Ibid. 636.)
3. GRÉ, reconnaissance, gratitude. Voy. p. 19, note 9.
4. ENGEANCE. Mot toujours pris en mauvaise part. Voy. p. 26 , note 3.
-Abolir vient du latin abolere, qui s'appliquait aux personnes et aux
choses. Abolir s'emploie plus ordinairement en parlant des choses. Ce
terme est d'ailleurs poétique et d'une grande énergie. Il signifie détruire
jusqu'à la dernière trace, anéantir.
- 5. L'ÉLOQUENCE. Mercure, messager ordinaire du maître des dieux
6. PELERINS. Ce mot vient de l'italien peregrino et du latin peregrinus,
qui signifient voyageur, étranger. Il s'entend particulièrement des voyages
de dévotion.
7. UN SEUL NE . L'omission de pas est assez fréquente dans les vers
d'un style simple et familier :
Non, je ne veux du tout vous voir ni vous entendre.
(MOLIÈRE, A. , 11, 6. )
8. MAISON. - Ovide :
Jupiter huc, specie mortali, cumque parente
Venit Atlantiades positis caducifer alis.
Mille domos adiere, locum requiemque petentes :
Mille domos clausere seræ ; tamen una recepit,
Parva quidem , stipulis et canna texta palustri. (Ibid. , 626.)
9. Bois. Réflexion fréquente dans Sénèque le philosophe et dans les
auteurs de son siècle : Fictilibus diis crevit hoc imperium. »
364 PHILÉMON
Depuis qu'on l'a fait d'or, il est sourd à nos voix.
Baucis , ne tardez point, faites tiédir cette onde ¹ :
Encor que le pouvoir au désir ne réponde ,
Nos hôtes agréeront les soins qui leur sont dus.
3
Quelques restes de feu sous la cendre épandus
D'un souffle haletant par Baucis s'allumèrent ;
Des branches de bois sec aussitôt s'enflammèrent.
L'onde tiède , on lava les pieds des voyageurs.
Philémon les pria d'excuser ces longueurs :
Et pour tromper l'ennui d'une attente importune,
Il entretint les dieux, non point sur 5 la fortune ,
Sur ses jeux, sur la pompe et la grandeur des rois ,
Mais sur ce que les champs , les vergers et les bois
Ont de plus innocent, de plus doux , de plus rare.
Cependant par Baucis le festin se prépare.
La table où l'on servit le champêtre repas
Fut d'ais non façonnés à l'aide du compas :
Encore assure-t-on , si l'histoire en est crue,
Qu'en un de ses supports le temps l'avoit rompue.
Baucis en égala les appuis chancelants
Du débris d'un vieux vase, autre injure des ans 6 .
Un tapis tout usé couvrit deux escabelles :
Il ne servoit pourtant qu'aux fêtes solennelles .
Le linge orné de fleurs fut couvert, pour tous mets,
D'un peu de lait , de fruits , et des dons de Cérès.
Les divins voyageurs , altérés de leur course,
1. ONDE. - Ovide :
Inde foco tepidum cinerem dimovit, et ignes
Suscitat hesternos, foliisque et cortice sicco
Nutrit, et ad flammas anima perducit anili,
Multifidasque faces ramaliaque arida tecto
Detulit, et minuit, parvoque admovit aheno. (Ibid., 641.)
2. ENCOR QUE, quoique. Voy. p. 1 , note 3.
3. EPANDUS, dispersés. Voy. p. 221 , note 3. - Par Baucis, grâce à
Baucis . En latin, per Baucim.
4. TIEDE. Sorte d'ablatif absolu, à la manière des Latins : dès que l'onde
fut tiède.
5. SUR. En latin de, au sujet de, touchant, etc. On dit parler sur, ct
non entretenir sur. — Ovide :
Interea medias fallunt sermonibus horas,
Sentirique moram prohibent. (Ibid., 651.)
6. ANS. - Ovide :
Mensam succincta tremensque
Ponit anus. Mensa sed erat pes tertius impar :
Testa parem fecit. (Ibid., 660.)
7. ESCABELLES, petits siéges de bois carrés dont on se servait autre
fois pour s'asseoir à table. - Ovide :
Membra senex posito jussit relevare sedili ;
Quo superinjecit textum rude sedula Baucis. (Ibid., 639.
ET BAUCIS. 365
Mêloient au vin grossier le cristal d'une source.
Plus le vase versoit , moins il s'alloit¹ vidant.
Philémon reconnut ce miracle évident ;
Baucis n'en fit pas moins : tous deux s'agenouillèrent ;
A ce signe d'abord leurs yeux se dessillèrent.
3
Jupiter leur parut avec ces noirs sourcis
Qui font trembler les cieux sur leurs pôles assis.
Grand Dieu, dit Philémon , excusez notre faute :
Quels humains auroient cru recevoir un tel hôte?
Ces mets, nous l'avouons, sont peu délicieux
Mais , quand nous serions rois , que donner à des dieux ?
5
C'est le cœur qui fait tout : que la terre et que l'onde
Apprêtent un repas pour les maîtres du monde :
Ils lui préféreront les seuls présents du cœur.
Baucis sort à ces mots pour réparer l'erreur.
Dans le verger couroit une perdrix privée ,
Et par de tendres soins dès l'enfance élevée ;
Elle en veut faire un mets , et la poursuit en vain :
7
La volatille échappe à sa tremblante main ;
Entre les pieds des dieux elle cherche un asile.
Ce recours à l'oiseau ne fut pas inutile :
Jupiter intercède ³ . Et déjà les vallons
Voyoient l'ombre en croissant tomber du haut des monts 9.
1. S'ALLOIT VIDANT .Nous avons remarqué très-souvent que dans ces sortes
de phrases le pronom personnel , dans les écrivains du xvir siècle, se place
avant le premier verbe, et non avant le second. Voy. p. 14, notes 3 et 5.
2. D'ABORD, aussitôt. Sens fréquent de ce mot dans les écrivains classiques.
3. SOURCIS, pour sourcils. -Assis. Belle imitation de ces vers d'Ilorace :
Reges in ipsos imperium est Jovis...
Cuncta supercilio moventis. ( Odes, III , 1 , 6 et 8.)
4. DÉLICIEUX. - Övide :
Interea, quoties haustum cratera repleri
Sponte sua, per seque vident succrescere vina,
Attoniti novitate pavent, manibusque supinis
Concipiunt Baucisque preces timidusque Philemon,
Et veniam dapibus nullisque paratibus orant. (Ibid., 679.)
5. CŒUR. Belle pensée inspirée par Ovide :
Super omnia vultus
Accessere boni, nec iners pauperque voluntas. (Ibid. , 677.)
6. PERDRIX. Dans le récit d'Ovide, c'est une oie. La Fontaine a rejeté
l'oie comme trop peu poétique en français.
7. LA VOLATILLE. C'est ici le terme propre, volatille désignant les pe-
tites espèces d'oiseaux bonnes à manger. Voy. p. 336, note 5.
8. INTERCEDE. - Ovide :
Unicus anser erat , minima custodia villæ,
Quem Dis hospitibus domini mactare parabant:
Ille celer penna tardos ætate fatigat,
Eluditque diu : tandemque est visus ad ipsos
Confugisse Deos. Superi vetuere necari. (Ibid., 684.)
9. MONTS. Virgile :
Majoresque cadunt altis de montibus umbræ. (Eglog.1, 83.)
366 PHILEMON
Les dieux sortent enfin, et font sortir leurs hôtes.
De ce bourg, dit Jupin , je veux punir les fautes :
Suivez-nous¹ . Toi , Mercure, appelle les vapeurs,
O gens durs ! vous n'ouvrez vos logis ni vos cœurs !
Il dit et les autans troublent déjà la plaine.
Nos deux épour suivoient, ne marchant qu'avec peine ;
Un appui de roseau soulageoit leurs vieux ans :
Moitié secours des dieux, moitié peur, se hâtants
Sur un mont assez proche enfin ils arrivèrent * .
A leurs pieds aussitôt cent nuages crevèrent .
Des ministres du dieu les escadrons 5 flottants
Entraînèrent, sans choix, animaux , habitants,
Arbres , maisons, vergers , toute cette demeure ;
Sans vestiges du bourg, tout disparut sur l'heure " .
8
Les vieillards déploroient ces sévères destins.
Les animaux périr ! car encor les humains ,
Tous avoient dû tomber sous les célestes armes :
Baucis en répandit en secret quelques larmes .
Cependant l'humble toit devient temple, et ses murs
1. SUIVEZ -NOUS. Ovide :
Dique sumus ; meritasque luet vicinia pœnas
Impia, dixerunt. Vobis immunibus hujus
Esse mali dabitur ; modo vestra relinquite tecta,
Ac nostros comitate gradus, et in ardua montis
Ite simul. (Ibid., 689.)
2. AUTANS, vents orageux midi. Expression propre à la poésie.-
Troublent. C'est le miscent desduLatins :
Interea magno misceri murmure cœlum
Incipit. (VIRGILE, Enéide, iv, 160.)
3. SE HATANTS. Sur cet accord du participe présent, voy. p. 53, note 3.
4. ARRIVERENT . Ovide :
Parent, et Dis præeuntibus, ambo
Membra levant baculis, tardique senilibus annis
Nituntur longo vestigia ponere clivo. (Ibid. , 695.)
5. ESCADRONS FLOTTANTS. Qu'est-ce que ces escadrons ? Les nuages, di-
sent les commentateurs. Ne seraient-ce point plutôt les autans, ministres
du dieu ? Cette expression répondrait parfaitement à celle d'Horace, qui
dit de l'Eurus qu'il s'élance comme un coursier sur la mer.
Ceu flamma per tædas, vel Eurus
Per Siculas equitavit undas. (Odes, IV, III, vers 43. Edit. class .)
6. DEMEURE. Ce mot aujourd'hui ne désigne qu'une seule habitation,
et ne s'emploie plus avec le sens collectif de séjour, lieu, endroit habité,
ville ou village . Ici il correspond au latin sedes.
7. L'HEURE. Au lieu de cette description, Ovide se borne à dire :
Tantum aberant summo quantum semel ire sagitta
Missa potest flexere oculos , et mersa palude
Cetera prospiciunt, tantum sua tecta manere. (Ibid., 698. )
8. SÉVÈRES . Epithète souvent employée en latin et dans le français
elassique avec un sens plus énergique que celui qu'elle paraît exprimer .
(phigénie dit de l'oracle qui la condamne à mourir :
Ni qu'en me l'arrachant un sévère destin
Si près de ma naissance en eût marqué la fia.
( RACINE. Iph., a. IV, sc. 4. ) ·
ET BAUCIS. 367
Changent leur frêle enduit aux marbres les plus durs.
De pilastres massifs les cloisons revêtues *
En moins de deux instants s'élèvent jusqu'aux nues '.
Le chaume devient or, tout brille en ce pourpriss + :
Tous ces événements sont peints sur le lambris ".
Loin, bien loin les tableaux de Zeuxis et d'Apelle !
Ceux-ci furent tracés d'une main immortelle.
Nos deux époux , surpris , étonnés , confondus8,
Se crurent, par miracle, en l'Olympe rendus .
Vous comblez, dirent-ils , vos moindres créatures :
Aurions-nous bien le cœur et les mains assez pures
Pour présider ici sur les honneurs divins ,
Et prêtres vous offrir les vœux des pèlerins ?
Jupiter exauça leur prière innocente.
Hélas ! dit Philémon , si votre main puissante
Vouloit favoriser jusqu'au bout deux mortels,
Ensemble nous mourrions en servant vos autels ;
Clothon feroit d'un coup ce double sacrifice ;
1. Aux. Encore une tournure latine conservée par les poëtes français . Les
Latins, dans ces phrases, mettaient l'ablatif, qui est ici traduit par auz :
Chaoniam pingui glandem mutavit arista. (VIRG., Géorg., I, 8.)
Peut-être avant la nuit l'heureuse Bérénice
Change le nom de reine au nom d'impératrice. (Rac., Bér., 1, 3. )
Et des rois les plus grands m'offrit-on le pouvoir,
Je n'y changerois pas le bien de vous avoir. (MOL. Mél., II , 3.)
2. REVÊTUES. Expression juste, car les pilastres ne sont pas détachés
des cloisons , mais y sont adhérents, y font saillie et servent d'ornements.
3. NUES. Ovide :
Illa vetus, dominis etiam casa parva duobus,
Vertitur in templum ; furcas subiere columnæ ;
Stramina flavescunt ; adopertaque marmore tellus ;
Cælatæque fores, aurataque tecta videntur. (Ibid. , 699.)
4. POURPRIS, cette enceinte. Vieux mot qui signifiait enclos, clôture et
limites de châteaux, de manoirs, d'églises.
5. LE LAMBRIS. On appelle lambris le plafond peint et orné d'un salon
ou d'une pièce de réception. Ce mot désigne aussi les ornements en me-
nuiserie ou en bois peint qui recouvrent les murs jusqu'à une certaine hau-
teur. Les chapelles, dans les églises, out des lambris ornés de tableaux..
(TRÉVOUX.)
6. APELLE. Zeuxis et Apelle sont des peintres grecs très-célèbres. Zeuxis,
né à Héraclée dans la Grande-Grèce, vécut de 475à 400 av. J.-C. - Apelle,
né dans l'ile de Cos, florissait vers 332 av. J.-C. Alexandre voulut que lui
seul fit son portrait.
7. ETONNES est beaucoup plus énergique que surpris. Il indique que la
surprise est mêlée d'effroi, et se rapproche beaucoup d'étourdi ou d'épou
vanté. (En latin, attonitus.)
8. RENDUS, transportés :
Sans reculer plus loin l'effet de ma parole,
Jevousrends dans trois mois au pied du Capitole. (RAC., Mit., III, 3.)
9. SUR. Avec présider, on met à. Cependant le xvII siècle employait
quelquefois sur, parce que présider - indique la préséance et l'autorité qu'on
à sur quelqu'un ou quelque chose. Il faut que la bienséance préside
sur toutes nos vertus. (Abbé de BELLEGARDE, mort en 1734.)
368 PHILEMON
D'autres mains nous rendroient un vain et triste office .
Je ne pleurerois point celle-ci , ni ses yeux
Ne troubleroient non plus de leurs larmes ces lieux.
Jupiter à ce vœu fut encor favorable¹ .
Mais oserai-je dire un fait presque incroyable ?
Un jour qu'assis tous deux dans le sacré parvis
Ils contoient cette histoire aux pèlerins ravis ,
La troupe à l'entour d'eux debout prêtoit l'oreille ;
Philémon leur disoit : Ce lieu plein de merveille
N'a pas toujours servi de temple aux immortels :
3
Un bourg étoit autour ennemi des autels ,
Gens barbares, gens durs, habitacle d'impies ;
Du céleste courroux tous furent les hosties 5.
Il ne resta que nous d'un si triste débris " :
Vous en verrez tantôt la suite en nos lambris ;
Jupiter l'y peignit. En contant ces annales ,
Philémon regardoit Baucis par intervalles ;
1. FAVORABLE. -- Ovide :
Talia quum placido Saturnius edidit ore :
Dicite, juste senex, et femina conjuge justo
Digna, quid optetis. Cum Baucide pauca locutus
Judicium superis aperit commune Philemon :
Esse sacerdotes, delubraque vestra tueri
Poscimus ; et quoniam concordes egimus annos,
Auferat hora duos eadem, nec conjugis unquam
Busta meæ videam, neu sim tumulandus ab illa. ■
Vota fides sequitur. Templi tutela fuere
Donec vita data est. (Ibid., 703.)
2. A L'ENTOUR DE. « On ne voit pas pourquoi cette locution a été pros-
crite, ni sur quelle autorité suffisante. Entour est un substantif, puisqu'il
y a un pluriel : les entours de quelqu'un. A l'entour, soit qu'on l'écrive
en deux mots ou en un, n'est pas plus un adverbe que à la hauteur de,
à la veille de, etc. (M. GÉNIN .) Les voilà tous à l'entour de lui ;
courage ! ferme ! (MOLIÈRE, Pr. d'El., int. I, sc. 4. )
3. AUTOUR est ici adverbe. Dans l'origine, autour et à l'entour s'em-
ployaient indifféremment, et servaient d'adverbes et de prépositions. Ce
sont les grammairiens modernes qui ont dit : ne pas confondre autour
avec à l'entour.
4. HABITACLE, séjour. Ce mot, tiré du latin habitaculum, s'emploie de
deux manières, ou bien ironiquement dans le sens de petites et chétive
maison : « Vous avez là un méchant habitacle. L'habitacle des démons. »
Ou bien il seprend dans un sens religieux, comme dans l'Ecriture sainte :
L'habitacle du Très-Haut ; les habitacles éternels. Le Louvre an-
cien temple et habitacle des roys de France. (Satire Ménippée.)
5. HOSTIES, du latin hostia , victimes. Terme aujourd'hui inusité en
poésie, et qui même du temps de la Fontaine était banni du style soutenu
et relevé.
6. DEBRIS. Sur ce mot employé au singulier, voy. p. 113, note 6.
7. LA SUITE, l'exposé, le développement (series). · Ainsi les histoires
particulières représentent la suite des choses qui sont arrivées à un peuple
dans tout leur détail. (BossUET, Disc. sur l'hist. univ., Av.-prop.)
J'ai de votre discours assez souffert la suite. (MOL., D. G., v, 5.)
8. ANNALES. Terme un peuinexact. Histoire est quelquefois pris comme
synonyme de choses arrivées, événements ; il n'en est pas ainsi d'annales.
La Fontaine a pris ici conter comme synonyme d'exposer.

I
ET BAUCIS . 369
Elle devenoit arbre, et lui tendoit les bras :
Il veut lui tendre aussi les siens , et ne peut pas.
Il veut parler, l'écorce a sa langue pressée¹ .
L'un et l'autre se dit adieu de la pensée ;
Le corps n'est tantôt plus que feuillage et que bois.
D'étonnement la troupe, ainsi qu'eux , perd la voix.
Même instant, même sort à leur fin les entraîne ;
Baucis devient tilleul , Philémon devient chêne ' .
On les va voir encore, afin de mériter
Les douceurs qu'en hymen Amour leur fit goûter.
Ils courbent sous le poids des offrandes sans nombre * .
Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre,
Ils s'aiment jusqu'au bout, malgré l'effort des ans.
Ah ! si... Mais autre part j'ai porté mes présents.
Célébrons seulement cette métamorphose.
De fidèles témoins m'ayant conté la chose ,
Clio me conseilla de l'étendre 8 en ces vers ,
Qui pourront quelque jour l'apprendre à l'univers.
Quelque jour on verra chez les races futures ,
Sous l'appui d'un grand nom passer ces aventures.
Vendôme, consentez au los que j'en attends ;
Faites-moi triompher de l'Envie et du Temps :
Enchaînez ces démons ; que'10 sur nous ils n'attentent,
1. A SA LANGUE PRESSÉE. Sur cette tournure, voy. p. 285, note 2.
2. TANTOT, bientôt, à l'instant. Cet adverbe ne s'emploie ainsi que dans
le langage familier.
3. CHENE. - Ovide :
Annis ævoque soluti
Ante gradus sacros quum starent forte , locique
Inciperent casus, frondere Philemona Baucis,
Baucida conspexit senior frondere Philemon.
Jamque super gelidos crescente cacumine vultus,
Mutua , dum licuit, reddebat dicta : Valeque,
O conjux, > dixere simul ; abdita texit
Ora frutex. (Ibid., 719.)
4. SANS NOMBRE. -Ovide :
Ostendit adhuc Tyaneius illic
Incola de gemino vicinos corpore truncos...
Equidem pendentia vidi
Serta super ramos : ponensque recentia dixi :
Cura pii Dis sunt, et qui coluere coluntur. » (Ibid. , 719.)
5. AH ! SI... Allusion à ses chagrins domestiques.
6. LA CHOSE, l'événement, rem. - Ovide :
Hæc mihi non vani (neque erat cur fallere vellent)
Narravere senes. (Ibid., 714.)
7. CLIO, muse de l'histoire.
8. ETENDRE, développer, conter au long. De là l'expression : s'étendre
sur un fait.
9. Los, gloire. Voy. p. 353, note 2, dans les vers citês de Voiture.
10. QUE... NE, afin que... ne... — Molière :
Entrez dans cette porte,
Et sans bruit ayez l'œil que personne n'en sorte. ( E. M. , 111 , 5.)
370 PHILEMON ET BAUCIS .
Ennemis des héros et de ceux qui les chantent.
Je voudrois pouvoir dire en un style assez haut
Qu'ayant mille vertus vous n'avez nul défaut.
Toutes les célébrer seroit œuvre infinie ;
L'entreprise demande un plus vaste génie :
Car quel mérite enfin ne vous fait estimer ?
Sans parler de celui qui force à vous aimer.
Vous joignez à ces dons l'amour des beaux ouvrages ;
Vous y joignez un goût plus sûr que nos suffrages ;
Don du ciel , qui peut seul tenir lieu des présents
Que nous font à regret le travail et les ans.
Peu de gens élevés , peu d'autres encor même¹ 9,
Font voir par ces faveurs que Jupiter les aime *.
Si quelque enfant des dieux les possède , c'est vous ;
Je l'ose dans ces vers soutenir devant tous.
Clio, sur son giron , à l'exemple d'Homère " ,
Vient de les retoucher , attentive à vous plaire :
On dit qu'elle et ses sœurs , par l'ordre d'Apollon,
Transportent dáns Anet 6 tout le sacré vallon :
Je le crois. Puissions-nous chanter sous les ombrages
Des arbres dont ce lieu va border ses rivages !
Puissent-ils tout d'un coup élever leurs sourcis " ,
Comme on vit autrefois Philémon et Baucis !
Passe, mon pauvre ami, crois-moi,
Que quelqu'un ici ne t'écoute. (Á., III, 2.)
-Sors vite, que je ne t'assomme. » (Av. 1, 3.) .
1. ENCORE MEME. Vers prosaïque et louche : Peu d'hommes dans les
conditions élevées, et même dans tous les rangs de la société, quels qu'ils
soient..
2. AIME. Expression de Virgile :
Pauci quos æquus amavit
Jupiter, aut ardens evexit ad æthera virtus,
Dis geniti, potuere . (En., vi, 129.)
3. ENFANTS DES DIEUX. Les enfants des dieux, pour ainsi dire, se tirent
des règles de la nature,et en sont comme l'exception. Ils n'attendent presque
rien du temps et des années. Le mérite chez eux devance l'âge. Ils naissent
instruits, et ils sont plus tôt des hommes parfaits que le commun des hom-
mes ne sort de l'enfance. (LA BRUYÈRE, Du mérite personnel.)
4. GIRON, sur ses genoux. C'est l'espace compris entre la ceinture et les
genoux (gremium). Les filles de Darius prisonnières étaient couchées
dans le giron de leur grand'mère. (VAUGELAS.) - Cette expression est
bannie du style noble Mais on dit encore le giron de l'Eglise.
5. HOMÈRE. La Fontaine fait allusion à ce vers de l'Anthologiegrecque,
développé par Boileau : Je chantais, Homère écrivait. Ce vers est dans
la bouche d'Apollon, qui, voulant s'attribuer la gloire de l'Iliade et de
l'Odyssée, prétend qu'il les a dictées, et que le poète n'a été que son se-
crétaire. (Voy. BOILEAU, Poés. div. , n° xvII.)
6. ANET, résidence du duc de Vendôme ; château situé à 15 kil. N.-E.
de Dreux. Il avait été construit par ordre de Henri II pour Diane de Poi-
tiers. Il fut détruit en 1792.
7. SOURCIS, pour sourcils. Leur sourcis, c'est leur sommet, leurs têtes.
On dit en poésie : une roche sourcilleuse, c'est-à-dire très-élevée .
TABLE ALPHABÉTIQUE
DES FABLES .

Pages. Pages.
Aigle (1') et l'Escarbot. 39 Chat (le vieux) et la jeune 324
Aigle (1') et le Hibou. 127 Souris.
Aigle (l') , la Laie et la Chatte. 66 Chatte (la) métamorphosée
332 en femme . 51
Aigle (1 ) et la Pie. Chauv e-Souris ( la ) et les
Alouette(1') et ses Petits, avec deux Belettes . 36
le Maître d'un champ. 108
206 Chauv e -Souris (la) , le Buis-
Amis (les deux). son et le Canard . 326
Amour (1' ) et la Folie. 339 29
Ane (l' ) et le Chien. 217 Chêne (le) et le Roseau .
Cheva l (le ) s'étant voulu
Ane (1 ) chargé d'éponges, et venger du Cerf. 98
l'Ane chargé de sel. 42 147
Ane (l') et le petit Chien. 86 Cheval (le) et l'Ane. 119
Ane (1' ) et ses Maîtres. 142 Cheval (le) et le Loup. 322
Ane (1 ) portant des reliques . 124 Chèvres (les deux).
Ane (1 ) vêtu de la peau du Chien (le) qui lâche sa proie
130 pour l'ombre . 148
Lion.
Animal (un) dans la Lune. 187 Chien (le) es à qui on a coupé
les oreill . 278
Animaux (les) malades de la
peste. 158 Chien (le) qui porte à son cou
le diner de son maître. 200
Araignée (l') et l'Hirondelle . 276
Astrologue ( 1' ) qui se laisse Chiens (les 2) et l'Ane mort. 228
252
tomber dans un puits. 44 Cierge (le). 2
Avantage (1') de la Science . 220 Cigale (la) et la Fourmi. 171
Avare(1 )qui a perdu son trésor 105 Coche (le) et la Mouche.
Cochet (le) , le Chat et le Sou-
Aventuriers (les deux) et le riceau. 136
Talisman . 286
Bassa (le) et le Marchand. 218 Cochon (le), la Chèvre et le 207
Belette (la) entrée dans un Mouton .
be (la) et la Fourmi . 43
grenier. 76 Colom
Comba t (le) des Rats et des
Berger (le) et la Mer. 82 87
Berger (le) et le Roi. 279 Belettes .
Berger (le) et son Troupeau . 259 Compa gnons (les) d'Ulysse. 315
33
Besace (la). 9 Conseil tenu par les Rats.
Contre ceux qui ont le goût
Bücheron (le) et Mercure. 111 325 difficile. 31
Cerf (le) malade. 26
Coq ( le) et
Cerf(le) se voyant dans l'eau . 140 Coq (le) et le Renard . la Perle. 48
Cerf (le) et la Vigne. 124 178
Chameau (le ) et les Bâtons Coqs (les deux).
flottants. 92 Corbeau (le) voulant imiter 49
Charlatan (le). 149 l'Aigle.
Chartier (le) embourbé . 148 Corbeau (le) et le Renard .
au (le), la Gazelle, la
Chat (le) et un vieux Rat. 77 Corbe
e
Tortu et le Rat. 340
Chat ( le), la Belette et le pe- 168
tit Lapin. 183 Cour (la) du Lion. 174
Chat (le)et les deux Moineaux . 319 Cygn Curé (le) et le Mort.
e (le) et le Cuisinier . 72
Chat ( le) et le Rat. 225 re 356
Chat (le) et le Renard . 254 Daphnis et Alcimadu .
372 TABLE ALPHABÉTIQUE.
Pages. Pages.
Démocrite et les Abdéritains. 230 Ingratitude( l') et l'injustice des
Dépositaire (le) infidèle. 235 Hommes envers la Fortune. 180
Devineresses (les). 181 Ivrogne (1 ) et sa Femme. 67
Dieux (les) voulant instruire Jardinier ( le) et son Seigneur. 85
un fils de Jupiter. 295 Juge ( le) arbitre, l'Hospitalier
Discorde (la). 151 et le Solitaire. 359
Dragon(le) à plusieurstêtes et Jupiter et le Métayer. 135
le Dragon à plusieurs queues. 16 Jupiter et le Passager. 253
Ecolier (1 ) , le Pédant et le Jupiter et les Tonnerres. 221
Maître d'un jardin. 243 Laboureur (le) et ses Enfants . 120
Ecrevisse (1 ) et sa fille. 331 Laitière (la) et le Potau lait. 172
Education (1 ) . 227 Lapins (les). 288
Eléphant (l') et le Singe de Lice (la) et sa compagne. 38
Jupiter. 349 Lièvre (le) et les Grenouilles. 46
Enfant(l')et le Maitre d'école. 25 | Lièvre (le) et la Perdrix. 125
Enfouisseur (l') et son Com- Lièvre (le) et la Tortue. 141
père. 274 Ligue (la) des Rats. 355
Faucon (le) et le Chapon. 224 Lion (le). 293
Femme (la) noyée. 75 Lion (le) et l'Ane chassant. 53
Femmes (les) et le Secret. 199 Lion (le) et le Chasseur. 133
Fermier (le), le Chien et le Lion(le),le Loup et le Renard. 194
Renard. 297 Lion (le) et le Moucheron. 40
Fille (la), 164 Lion (le ) et le Rat. 43
Forêt ( la) et le Bûcheron. 344 Lion (le), le Singe et les deux
Fortune(la)etle jeune Enfant. 122 Ane s. 301
Fou (le) quivend la Sagesse. 248 Lion (le) abattu par l'Homme. 71
Fou (un) et un Sage. 350 Lion (le) amoureux. 80
Frelons ( les) et les Mouches Lion (le) devenu vieux. 74
à miel. 27 Lion (le) malade et le Renard. 145
Geai (le) paré des plumes du Lion( le) s'en allant en guerre. 128
Paon. 92 Lionne (la) et l'Ourse. 285
Génisse (la),laChèvreet laBre- Loup (le) et l'Agneau. 14
bis en société avec le Lion . 8 Loup (le) devenu Berger. 62
Gland (le) et la Citrouille. 242 Loup (le) et les Bergers. 275
Goutte (la) et l'Araignée. 69 Loup (le) et le Chasseur.. 232
Grenouille(la)qui veut se faire Loup (le), la Chèvre et le
aussi grosse que le Bœuf. 5 Chevreau. 99
Grenouille (la) et le Rat. 93 Loup (le) et le Chien. 6
Grenouilles ( les) qui deman- Loup (le ) et le Chien maigre. 250
dent un Roi. 64 Loup (le) et la Cigogne. 76
Héron (le). 163 Loup (le), la Mère et l'Enfant. 101
Hirondellé ( ') et les petits Loup (le) et le Renard. 304
Oiseaux. 10 Loup (le ) plaidant contre le
Homme (1 ) et la Couleuvre. 268 Renard, par-devant le Singe . 34
Homme (1 ) et l'Idole de bois. 91 Loups (les) et les Brebis. 73
Homme (1 ) et son Image. 15 Mal (le) marié. 160
Homme (1 ) et la Puce. 198 Marchand (le ) , le Gentilhom-
Homme (1 ) entre deux âges , me , le Pâtre et le Fils de Roi. 290
et ses deux Mattresses. 23 Médecins (les). 123
Homme (l' ) qui court après la Membres (les) et l'Estomac. 61
Fortune, et l'Homme qui Meunier(le), son Fils et l'Ane. 58
l'attend dans son lit. 176 Milan(le) ,leRoi et le Chasseur. 333
Horoscope (l'). 213 Milan (lé) et le Rossignol. 258
Huitre (l') et les Plaideurs. 249 Montagné (la) qui accouche. 121
TABLE ALPHABÉTIQUE. 373
Pages. Pages.
Mort (la) et le Bûcheron. 22 Renard (le) et la Cigogne. 24
Mort (la) et le Malheureux. 21 Renard (le), le Loup et le
Mort (la) et le Mourant. 190 Cheval. 345
Mouche (la) et la Fourmi. 83 Renard (le) , les Mouches et
Mulet (le) se vantant de sa le Hérisson. 337
généalogie. 139 Renard (le) et les Poulets
Mulets (les deux). d'Inde. 346
Obsèques (les) de la Lionne. 211 Renard (le) et les Raisins . 71
Eil (l') du Maître. 107 Renard (le) , le Singe et les
Oiseau (l') blessé d'une flèche . 37 Animaux. 138 •
Oiseleur (l'), l'Autour et l'A- Rien de trop . 251
louette. 146 Rieur (le) et les Poissons. 201
Oracle (l') et l'Impie. 104 Satyre (le) et le Passant. 118
Oreilles (les) du Lièvre. 115 Savetier (le) et le Financier. 192
Ours (1 ) et l'Amateur des Serpent (le) et la Lime. 125
jardins. 204 Simonide préservé par les
Ours (1') et les deux Compa- dieux. 18
gnons. 129 Singe (le) . 347
Paon(le)se plaignant à Junon. 50 Singe (le) et le Chat. 257
Parole de Socrate. 102 Singe (le) et le Dauphin. 89
Pâtre (le) et le Lion. 132 Singe (le) et le Léopard. 241
Paysan (le) du Danube. 305 Solčil ( le) et les Grenouilles. 144
Perdrix (la) et les Coqs. 277 Soleil (le) et les Grenouilles . 354
Perroquets (les deux) , le Roi Songe (le) d'un habitant du
et son Fils. 283 Mogol. 300
Phébus et Borée. 134 Souhaits (les). 166
Philémon et Baucis. 362 Souris (la) métamorphosée
Philomèle et Progné. 74 en Fille. 245
Philosophe (le) scythe. 347 Souris (la) et le Chat-Huant. 310
Pigeons (les deux). 238 Statuaire (le) et la Statue de
Poisson (le petit) et le Pê- Jupiter. 244
cheur. 114 Taureaux (les deux) et la Gre-
Poissons (les) et le Berger nouille. 35
qui joue de la flûte. 281 TestamentexpliquéparEsope. 54
Poissons (les) et le Cormoran. 272 Tête (la) et là Queue du Ser-
Pot(le)de terre et le Pot de fer. 113 pent. 185
Poule (la) aux oeufs d'or . 123 Thésauriseur ( le) et le Singe . 320
Pouvoir (le) des Fables. 195 Tircis et Amarante. 208
Querelle (la) des Chiens et Torrent (le ) et la Rivière. 227
les Chats, et celle des Chats Tortue (la) et les deux Ca-
et des Souris. 327 nards. 271
Rat (le) et l'Eléphant. 212 Trésor(le) et lesdeuxHommes 255
Rat ( le) et l'Huitre. 203 Tribut envoyé par les Ani-
Rat (le) de ville et le Ratdes maux à Alexandre. 95
champs. 12 Vautours (les) et les Pigeons. 169
Rats ( les deux) , le Renard et Veuve (la jeune). 152
l'Euf. 261 Vieillard (le ) et l'Ane. 139
Rat (le) qui s'est retiré du Vieillard (le ) et ses Enfants. 103
monde. 162 Vieillard ( le) et les trois jeu-
Renard (le) Anglois . 351 nes Hommes. 308
Renard (le) qui a la queue Vieille (la) et les deux Ser-
coupée. 116 vantes. 117
Renard (le) et le Bouc. 65 Villageois (le) et le Serpent. 144
Renard le) et le Buste. 99 Voleurs (les) et l'Ane. 17
FIN DE LA TABLE ALPHABÉTIQUE.
PY
ER
TABLE DES MATIÈRES

Pages.
AVERTISSEMENT I
VIE DE LA FONTAINE .... III
ESSAI SUR LA FABLE ET LES FABULISTES . VIII
JUGEMENTS SUR LE STYLE DE LA FONTAINE.. XII
EPITRE A MONSEIGNEUR LE DAUPHIN.. XV
PRÉFACE DE LA FONTAINE .. XVII
LA VIE D'ESOpe le PhryGIEN XXI
A Monseigneur LE DAUPHIN. 1
LIVRE PREMIER ... 3
LIVRE DEUXIÈME 31
LIVRE TROISIÈME . 58
LIVRE QUATRIÈME 80
LIVRE CINQUIÈME .. 111
LIVRE SIXIÈME.. 132
EPILOGUE..... 154
AVERTISSEMENT . 155
A MADAME DE MONTESPAN 156
LIVRE SEPTIÈME 158
LIVRE HUITIÈME 190
LIVRE NEUVIÈME . 235
LIVRE DIXIÈME.. 261
LIVRE ONZIEME 293
EPILOGUE .. 312
A MONSEIGNEUR LE DUC DE Bourgogne . 313
LIVRE DOUZIÈME ........ 315
A MONSEIGNEUR LE DUC DE Bourgogne.. 323
PHILÉMON ET BAUCIS ....... 362
TABLE ALPIIABÉTIQUE DES FABLES . 871

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