Vous êtes sur la page 1sur 18

Le thème du "Miserere" de la Sixtine: Chateaubriand, Stendhal, Mme de Staël

Author(s): Raymond Lebègue


Source: Revue d'Histoire littéraire de la France , Mar. - Apr., 1972, 72e Année, No. 2
(Mar. - Apr., 1972), pp. 247-263
Published by: Presses Universitaires de France

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40524271

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide
range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and
facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
https://about.jstor.org/terms

Presses Universitaires de France and Classiques Garnier are collaborating with JSTOR to
digitize, preserve and extend access to Revue d'Histoire littéraire de la France

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LE THÈME DU « MISERERE » DE LA SIXTINE
Chateaubriand, Stendhal, Mme de Staël

Quand commence le printemps de Tannée 1829, Chateaubriand


est ambassadeur auprès de Sa Sainteté depuis plus de cinq mois.
Léon XII étant mort le 10 février, le Conclave a bientôt commencé
et, le 31 mars, un cardinal âgé et infirme est élu pape. Chateau-
briand exulte en apprenant le choix de Pie VIII, son pape. Mais
aussitôt le nouveau pontife prend comme secrétaire d'État le cardinal
Albani, pro-autrichien, contre lequel l'ambassadeur de S.M.T.C.
avait formulé, dans une lettre secrète, l'exclusive ; aussi le ministre
par intérim des Affaires étrangères enverra à Chateaubriand, le 25
avril, une dépêche fort désagréable. Toutefois celui-ci obtient quel-
ques succès mondains : il reçoit à dîner tout le Conclave, il donne
un bal, et, le 28 avril, il offre une brillante fête à la grande-
duchesse Hélène, nièce du roi de Wurtemberg.
Le Mercredi saint 15 avril, il assiste à l'office de la chapelle Sixtine
et y entend chanter, pour la première fois1, le Miserere. Sous le
coup de l'émotion, il envoie, le soir même, à Mme Récamier une
des nombreuses lettres qu'il lui a adressées de Rome et dont une
partie sera insérée dans les Mémoires d outre-tombe.
Cette lettre a été reproduite d'après l'original à la page 314 de
l'édition Levaillant-Beau de Loménie. Conscient de sa valeur litté-
raire, l'auteur la publia, en la remaniant, dans sa lettre du 15
décembre 1831 aux rédacteurs de la Revue européenne. H en existe
donc trois états : celui du 15 avril 1829, celui de 1831, et celui des
Mémoires doutre-tombe, que l'on ne connaît que par le manuscrit
de 1847 et par l'édition posthume. Mais le véritable ordre chrono-
logique est celui-ci : a) lettre à Juliette Récamier, - b) Mémoires
(Foutre-tombe, - c) Revue européenne de 1831.
a) Lettre à M1116 Récamier2. ¡
1. Ni en 1803, ni en 1804, il ne s'était trouvé à Rome pendant la Semaine Sainte.
2. Notre texte copié sur la lettre autographe diffère en plusieurs endroits de celui
de l'édition Levaillant. Cette clarté qui meurt et Quand surchargent une première rédaction.

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
248 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Rome, mercredi 15 avril 1829.


Je commence cette lettre le Mercredi saint au soir, au sortir de la chapelle
Sixtine, après avoir assisté à Ténèbres et entendu chanter le Miserere. Je me
souvenois que vous m'aviez parlé de cette belle cérémonie 3, et j'en étois, à
cause de cela, cent fois plus touché. C'est vraiment incomparable. Cette clarté
qui meurt par degré, ces ombres qui enveloppent peu à peu les merveilles de
Michel-Ange ; tous ces cardinaux à genoux ; ce nouveau pape prosterné lui-
même au pied de l'autel où quelques jours avant j'avois vu son prédécesseur ;
cet admirable chant de souffrance et de miséricorde s'élevant par intervalles
dans le silence et la nuit ; l'idée d'un Dieu mourant sur la croix pour expier
les crimes et les foiblesses des hommes, Rome et tous ses souvenirs sous les
voûtes du Vatican : que n'étiez-vous là avec moi ! J'aime jusqu'à ces cierges
dont la lumière étouffée laissoit échapper une fumée blanche, image d'une
vie subitement éteinte. C'est une belle chose que Rome pour tout oublier,
pour mépriser tout et pour mourir. Au lieu de cela le courrier demain m'ap-
portera des lettres, des journaux, des inquiétudes. Il faudra vous parler de
politique. Quand aurai-je fini de mon avenir, quand n'aurai-je plus à faire
dans le monde qu'à vous aimer et à vous consacrer mes derniers jours ?

Comme les autres lettres romaines à Juliette, celle-ci contient l'ex-


pression répétée de la tendresse de Chateaubriand. Mais elle est
composée avec soin. D'abord, il précise le lieu et le moment, et
rattache l'événement à l'expérience que Mme Récamier a faite de
la même cérémonie. Il formule un jugement admiratif ; puis il décrit
la scène en joignant aux sensations visuelles et auditives (la victoire
de l'ombre sur la lumière, le cadre pictural, les cardinaux, le pape,
le Miserere) les sentiments suscités dans son âme. Après une excla-
mation où s'exprime une fois de plus le désir d'avoir près de lui la
très chère amie, l'image symbolique des cierges est suivie d'une
maxime qui relie à la mort du précédent pape et à celle de
l'Homme-Dieu la mort que Chateaubriand souhaite pour lui à Rome
même. Il établit une antithèse entre les tracas de l'ambassadeur et
la sérénité que Rome procure à qui va quitter la vie. Cette pensée
de mort, chère à Chateaubriand, conduit à une dernière protes-
tation de tendresse.
Ronsard, que Chateaubriand, à la différence de certains poètes
romantiques, n'admirait point, Ronsard avait terminé les Sonnets
à Hélène par cette phrase véridique et déchirante :
Car l'Amour et la Mort n'est qu'une même chose.

Dans la lettre à Juliette, Chateaubriand n'est pas seulement un


grand peintre (le lecteur imagine une telle scène reproduite sur la
toile par un Granet ou un Delacroix) ; comme Ronsard, il marie lui
aussi l'amour humain à la mort : c'est sur la phrase « vous aimer
et vous consacrer mes derniers jours », et non sur l'image du divin
Rédempteur qu'il termine son récit de la cérémonie religieuse.
Ici, il nous faut compléter la biographie sentimentale de René.
A Rome, où il est installé depuis six mois, il vit avec la vicomtesse
3. M" Récamier avait fait des séjours à Rome en 1813 et en 1824.

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LE THÈME DU « MISERERE » DE LA SIXTTNE 249

de Chateaubriand : tête-à-tête sans joie. Dans ses lettres, il répète


à Juliette qu'il compte la revoir bientôt, soit à Rome - ce qui est
bien improbable - , soit à TAbbaye-au-Bois. Occupations et soucis
officiels lui font désirer là présence d'une femme aimée. Or ce
besoin sera bientôt satisfait, et d'une façon imprévue : trois jours
après la lettre, l'ambassadeur sexagénaire reçoit la visite d'une jolie
personne, romancière, fort émancipée, et mère d'un jeune garçon,
MUe Hortense Allait. Tandis que Mme Récamier a dépassé la cinquan-
taine, Hortense compte vingt-sept printemps. Dans la lettre qu'il
enverra à l'Abbaye-au-Bois le 25 avril, Chateaubriand mentionnera
brièvement cette entrevue :
La fameuse Mlle Allait m'est arrivée de la part de Mme Hamelin. Elle m'a
paru fort extraordinaire, assez jolie, spirituelle, mais d'un esprit peu naturel.
Elle fait un nouveau roman et part pour Naples.

Si « assez jolie » n'a pas manqué d'inquiéter la destinataire, la fin


du paragraphe était rassurante. En fait, Hortense resta dans son
appartement romain de la Via Quattro Fontane. Dès le 19 avril,
Chateaubriand s'empressa à lui rendre sa visite ; il commença
bientôt une cour qui fut vite couronnée de succès : Hortense était
femme de lettres, et l'ambassadeur était le plus illustre écrivain du
temps, fort aimable par surcroît. Prudemment, dans ses lettres ulté-
rieures à Mme Récamier, il ne fit plus aucune allusion à Mlle Allait.
Elle quitta l'Italie peu avant lui. Dès leur retour à Paris, ils se
revirent chaque jour. Beaucoup plus tard, elle renseignera abondam-
ment Sainte-Beuve et ensuite le public sur la dernière liaison de
René4.

b) Voici maintenant la rédaction des Mémoires d'outre-tombe.


L'auteur a pu la retoucher jusqu'en 1847. Mais, dans Chateaubriand
et son temps (1859), Marcellus affirme en avoir eu la primeur dans
le « cabinet étroit et reculé » où Chateaubriand travaillait au haut
du palais. Or les fragments qu'il cite sont beaucoup plus proches
de b) que de a) et de c). Si, au bout de trente années la mémoire
de Marcellus n'a pas fait de confusion, Chateaubriand aura préparé
à Rome, pour ses Mémoires, entre le 16 avril et le 16 mai 1829 5, le
texte suivant :
Mercredi saint 15 avril.
Je sors de la chapelle Sixtine, après avoir assisté à Ténèbres et entendu
chanter le Miserere. Je me souvenais que vous m'aviez parlé de cette cérémonie
et j'en étais à cause de cela cent fois plus touché.
4. Cf. les Enchantements de M- Prudence de Saman VEsbatx (1872) et le récit de
la nuit d'Étampes 18 juillet 1829) p.p. L. Uffenbeck dans Chateaubriand, Actes du
Congrès de Wisconsin (1968) ; ses lettres à Capponi et à A. Woodcock p.p. P. Ciureanu
à Cènes en 1961 ; ses lettres à Sainte-Beuve p.p. L. Séché (1908) et par Uffenbeck
(1965) ; mon article « sur de nouvelles lettres d'Hortense Allart » (Bulletin n° 6 de la
Société Chateaubriand, 1962, p. 44-59), etc.
5. D'ailleurs, en tête du livre Ambassade de Rome, il précise : « [...] ce livre de mon
ambassade de Rome écrit en 1828 et 1829 ».

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
250 BEVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

Le jour s'affaiblissait; les ombres envahissaient lentement les fresques de


la chapelle et Ton n'apercevait plus que quelques grands traits du pinceau
de Michel-Ange. Les cierges, tour à tour éteints, laissaient échapper de leur
lumière étouffée une légère fumée blanche, image assez naturelle de la vie
que l'Écriture compare à une petite vapeur*. Les cardinaux étaient à genoux,
le nouveau pape prosterné au même autel où quelques jours avant j'avais vu
son prédécesseur; l'admirable prière de pénitence et de miséricorde, qui avait
succédé aux Lamentations du prophète, s'élevait par intervalles dans le silence
et la nuit. On se sentait accablé sous le grand mystère d'un Dieu mourant pour
effacer les crimes des hommes. La catholique héritière sur ses sept collines
était là avec tous ses souvenirs ; mais, au lieu de ces pontifes puissants, de
ces cardinaux qui disputaient la préséance aux monarques, un pauvre vieux
pape paralytique, sans famille et sans appui, des princes de l'Église sans
éclat, annonçaient la fin d'une puissance qui civilisa le monde moderne. Les
chefs-d'œuvre des arts disparaissaient avec elle, s'effaçaient sur les murs et
sur les voûtes du Vatican, palais à demi abandonné. Des étrangers curieux,
séparés de l'unité de l'Église, assistaient en passant à la cérémonie et rem-
plaçaient la communauté des fidèles. Une double tristesse s'emparait du cœur.
Rome chrétienne en commémorant l'agonie de Jésus-Christ avait l'air de célé-
brer la sienne, de redire pour la nouvelle Jérusalem 7 les paroles que Jérémie
adressait à l'ancienne. C'est une belle chose que Rome pour tout oublier,
mépriser tout et mourir.

Selon Marcellus, Chateaubriand avait d'abord écrit : «Za nuit et


le silence » ; il dit à son confident : « Cette phrase a trop de dési-
nences féminines, il faut pour l'harmonie la finir par un son mascu-
lin et lire : « le silence et la nuit » 8. Marcellus nous apprend aussi
que les touristes anglais étaient d'abord désignés par l'expression
« de curieux étrangers », ensuite l'auteur avait interverti avec raison
ces deux mots ; toutefois, le manuscrit de 1847 et l'édition originale
reproduisent le texte primitif.
Les modifications qu'après quelques jours ou semaines le texte de
la lettre a subies, méritent un examen attentif. Ici, comme pour les
autres lettres à Juliette, le mémorialiste supprime les déclarations
d'amour. Il biffe aussi une phase sur les tracas de l'ambassadeur
qui, dans cette méditation si élevée, apportait une note un peu
vulgaire. En revanche, il tire du spectacle des réflexions sur l'état
actuel du catholicisme romain. Elles sont pessimistes. La vue de
ces cardinaux « sans éclat » et de ce pape cacochyme suscite une
saisissante antithèse : d'un côté la papauté qui régnait sur les rois
et qui favorisait les arts et les lettres, de l'autre une puissance sur
le déclin, une Rome chrétienne à l'agonie et, au lieu d'un peuple
unanime et enthousiaste, des touristes hérétiques venus en curieux.
On sait que son discours prononcé devant le Conclave, que Stendhal

6. Après avoir lu cette phrase à Marcellus, Chateaubriand lui dit : « II y a aussi


quelque chose de pareil dans le Livre de la Sagesse. Vous en souvenez-vous ? Umbrse enim
transüus est tempus nostrum » (cf. Sagesse, II, 5).
7. Souvenir probable de la prophétie de Joad.
8. Jean Mourot a établi qu'au contraire les phrases des Mémoires d'outre-tombe
avaient généralement des finales consonantiques (Chateaubriand, Rythme et sonorité,
p. 212 sq.).

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LE THÈME DU « MISERERE » DE LA SIXTINE 251

lui-même a jugé «fort libéral» et où il affirmait que la religion


.catholique marchait avec le temps et devenait « le perfectionnement
même de la société », avait été mal accueilli par les cardinaux
réactionnaires et par les journaux français ultras. Dans cette nou-
velle rédaction on sent le découragement d'un historien lucide et
d'un chrétien de progrès9.
Passons à la description de la cérémonie. Chateaubriand sacrifie
l'appréciation générale « c'est vraiment incomparable », qui lui a
peut-être semblé banale et abstraite. En revanche, il développe les
notations de lumière et d'ombre ; « envahissait lentement » est plus
expressif que « enveloppent peu à peu ». « Merveilles » était vague ;
les « grands traits» rappellent dans la mémoire du lecteur le
vigoureux dessin des Prophètes, des Sibylles et du Jugement dernier*
Le mot idée est remplacé par le terme théologique mystère, que
précède un verbe très fort : « on se sentait accablé ». Rome est
localisée « sur ses sept collines ». La phrase sur les cierges est
rapprochée de la description du cadre de la cérémonie.
Quand Chateaubriand relit sa première rédaction, il abrège tou-
jours ; il supprime ce qui est inexpressif et superflu : « prosterné
lui-même au pied de l'autel », « mourant sur la croix » ; les crimes
et les faiblesses des hommes », « faime jusqu'à ces cierges », « pour
mépriser tout et pour mourir».

c) L'année 1831 apporte à Chateaubriand bien des soucis. Il était


désargenté. Hortense Allait, revenant de Londres, lui apprend
qu'elle y a trouvé un nouvel amant. Dégoûté des affaires françaises,
il s'établit à Genève. En Europe c'est encore pire. L'Autriche écrase
la révolution des Italiens du Nord ; les armées du tsar écrasent
l'insurrection polonaise. Chateaubriand souffre pour les Italiens et
encore plus pour les Polonais. Grégoire XVI, qui a succédé en
février à Pie VIII, n'est pas un pape de progrès : il condamnera en
1832, dans un bref aux évêques de Pologne, la révolte de ce peuple
catholique, et en 1834 les Paroles d'un croyant. C'est à la fin de
cette année 1831 que Chateaubriand donne au public sa description
du Miserere. Publié dans la catholique Revue européenne du 20
décembre, ce texte n'a été réédité que par Edmond Biré 10.
[Impressions de Chateaubriand à Jérusalem et à Rome]. Un tableau surtout
est resté dans ma mémoire.
Le 16 avril 1829, j'assistais à Rome, au Miserere du Jeudi saint, dans la
chapelle Sixtine. Le jour s'affaiblissait ; les ombres faisaient disparaître par
9. Cf. les Lettres à Madame Récamier, p. 300 n. et 316 n. ; Mémoires d'outre-tombe,
éd. du Centenaire» IH, 488 et 508 (dépêches du 17 février et du 15 mars 1829 : < ... let
vieilles têtes du Sacré Collège ; ... assis sur les doubles ruines de Rome, les papes ont
l'air de n'être frappés que de la puissance de la mort », « les passions caduques d'une
cinquantaine de vieillards [...] la bêtise [...] l'ignorance du siècle [...] le fanatisme [...]
l'astuce et la duplicité [...] » et 748-751. Déjà en 1803 la mentalité de la Cour romaine
avait fait sur. le jeune secrétaire de Légation une impression pénible.
10. Les Dernières Années de Chateaubriand, p. 90-99.

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
252 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

degrés les fresques des voûtes ; on n'apercevait plus au fond du sanctuaire


que quelques grands traits du pinceau de Michel-Ange, dans le Jugement
dernier. Les cierges, tour à tour éteints, laissaient échapper de leur lumière
étouffée une fumée légère, image assez naturelle de la vie qui s'évapore et
que rÉcriture compare à une petite vapeur. Les cardinaux étaient à genoux,
le nouveau pape, Pie VIII, qui devait bientôt mourir, était prosterné au même
autel où quelques semaines avant j'avais vu son prédécesseur, Léon XII. La
prière de pénitence et de miséricorde, succédant aux exclamations du prophète,
s'élevait par intervalles dans le silence et la nuit. Rome chrétienne était là avec
tous ses souvenirs ; mais, au lieu de ces pontifes puissants, de ces prêtres qui
déposaient les monarques, un pauvre vieux pape paralytique, des princes de
l'Église sans éclat, annonçaient la fin d'une puissance temporelle qui civilisa
le monde moderne. Les chefs-d'œuvre des arts s'effaçaient avec elle sur les murs
du Vatican à demi abandonné. Une double tristesse s'emparait du spectateur :
la Rome de Saint Pierre, en commémorant l'agonie du Christ avait Fair de
célébrer la sienne, de redire pour la nouvelle Jérusalem les paroles que Jérémie
adressait à l'antique Sion : Quomodò sedei sola civitas ? ... Viae Sion lugent
eò quad non sint qui veniant ad solemnitatem. Mais ce n'était là qu'une trans-
formation, non une fin. Le christianisme retournera à l'obscurité des cryptes H
qu'avaient reproduite nos basiliques du Moyen Age ; il se replongera dans
le tombeau du Sauveur pour y rallumer son flambeau, ressusciter au jour
glorieux d'une nouvelle Pâque, et changer une seconde fois la face de la terre.

La rédaction de 1831 a moins de valeur littéraire que celle des


Mémoires. Mais son auteur a voulu atteindre deux buts : être clair,
exprimer sa confiance dans la régénération du catholicisme.
Au risque d'alourdir la phrase, il donne les noms des deux papes
successifs et il mentionne la mort récente du second. Il ajoute
l'adjectif temporelle : selon la plupart des voyageurs, les États ponti-
ficaux étaient en pleine décadence. Il précise que les Prophètes et
les Sibylles des voûtes disparaissent dans l'ombre, tandis que sur
le mur du fond on aperçoit encore les grandes lignes du Jugement
dernier. Il corrige une exagération : entre la mort de Léon XII et
l'office de la Semaine sainte il s'était écoulé plus que « quelques
jours ». Il cite les phrases des Lamentations de Jérémie, I, 1 et 4.
Mais il a commis une erreur en changeant le jour de la semaine
et le quantième du mois.
Il ne veut pas décourager la foi de ses lecteurs. Aussi a-t-il ajouté
la prédiction d'un glorieux avenir. Cet optimisme religieux est aussi
sincère que le pessimisme que nous avons noté dans le deuxième
texte, ils ne se contredisent point. Certes l'état de l'Église romaine
est affligeant : vétusté et faiblesse du pape et du Sacré Collège,
aux grandes cérémonies affluence d'hérétiques, Vatican à demi-
abandonné. Mais, comme le prouvent les textes de 1825 et 1831
cités par P. Clarac 12, Chateaubriand est convaincu que la religion
catholique, « toujours appropriée au siècle », « s'épure », « entre
dans une ère nouvelle », etc. Il a lu récemment les Essais de palin-
11. Même image dans le Voyage en Italie : « Rome chrétienne redescend peu à peu
dans les catacombes d'où elle est sortie » (éd. J.M, Gautier, p. 100).
12. Cf. son « Christianisme de Chateaubriand » (Chateaubriand e Vitalia, Rome, 1969,
p. 25-31). Voir aussi M. Levaillant, Chateaubriand prince des songes, p. 207 sq.

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LE THÈME DU « MISERERE » DE LA SIXTINE 253

génésie de son ami Ballanche, il croit à la palingénésie du Catho-


licisme.
Notons quelques détails. Chateaubriand ajoute « ce qui s'éva-
pore » ; ce verbe prolonge l'image de la fumée, mais fait une répé-
tition avec « vapeur ». Des suppressions : « Rome chrétienne »
emprunté à la fin du second texte remplace toute une périphrase ;
«déposaient» est plus bref que la phrase correspondante des Mé-
moires ; « disparaissaient », que « s'effaçaient » rend inutile, est biffé,
ainsi que « palais » ; « fumée » s'allège d'une de ses deux épithètes.
Dans ces trois textes Chateaubriand ne donne aucune précision sur
la musique du Miserere. Lui qui n'a garde d'oublier le nom du
peintre Michel-Ange, il ne cite pas le nom du musicien Allegri
(1582-1652). Et il a passé sous silence la célèbre anecdote du jeune
Mozart reconstituant la musique de cet Italien.
Tout au long des Mémoires doutre-tombe, Mozart n'est mentionné
qu'une fois, et en passant. Sauf Cimarosa et surtout Rossini, les
autres musiciens, qu'ils soient italiens, français ou allemands, ne
sont pas mieux partagés. En musique, Chateaubriand paraît avoir
surtout goûté la chanson, l'hymne religieuse et l'opéra13.
A la Sixtine, ce qui a frappé son imagination, c'est une scène
fastueuse et émouvante dans un décor grandiose ; la musique ne
l'a pas intéressé en elle-même ; avec le spectacle et les paroles du
psaume 50, elle a contribué à susciter en lui des réflexions morales
et religieuses.

II

Ces trois textes sont nourris de souvenirs personnels. Mais chacun


sait que les ouvrages de Chateaubriand contiennent quantité d'em-
prunts livresques. Aussi le lecteur se demande-t-il si cette descrip-
tion est entièrement originale. Cherchons dans les livres qui ont
paru avant 1829.
Nous devons écarter deux voyageurs qui ont mentionné le
Miserere. L'un est Gœthe, qui assista à la Sixtine, le 1er mars 1788,
à une messe pontificale. Voici, dans la traduction de J. Porchat, le
passage des Voyages en Suisse et en Italie, où ce non-catholique
exprime son admiration :
La musique de la chapelle est d'une beauté qui passe l'imagination, surtout
le Miserere d'Allegri et les Improperi ou reproches que le Dieu crucifié fait
à son peuple. On les chante le matin du Vendredi saint. Le moment où le
pape, dépouillé de toute sa pompe, descend du trône pour adorer la croix,
tandis que toute l'assistance reste à sa place, et demeure immobile, et où le
chœur entonne : Populus meus, quid Ubi feci? est une des plus belles de ces
remarquables cérémonies.

13. Cf. L. Maurice-Amour, o Paysage musical de Chateaubriand ■ (Romanic Review,


LXI, p. 264-286), 1970.

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
254 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LÀ FRANCE

Chateaubriand n'avait pas lu cet ouvrage, que Gœthe publia


tardivement et qui n'était pas traduit en français 14. L'autre, Valéry,
était personnellement connu de lui; dans les Mémoires ¿Foutre-
tombe, il a utilisé ses Voyages historiques et littéraires en Italie
pendant les années 1826, 1827 et 1828. On y lit au tome IV, p. 18 :
Toute la puissance de la musique de la chapelle Sixtine s'est aujourd'hui
réfugiée dans le fameux Miserere d'Allegri, exécuté à deux chœurs sans instru-
ment, pendant la semaine sainte, qu'il était jadis défendu de copier sous peine
d'excommunication, et qu'après l'avoir entendu deux fois, la mémoire de
Mozart sut dérober.

Mais cet ouvrage a paru seulement en 1832. Le Voyage en Italie


et en Sicile de L. Simond, publié en 1828, ne contient rien sur
le Miserere.
Remontons à l'année 1817. C'est alors que fut publiée une Histoire
de la peinture en Italie due à M.B.A.A., c'est-à-dire M. Beyle ancien
auditeur. Comme elle se vendit fort mal, l'auteur la remit en circu-
lation en 1825 avec une nouvelle page de titre : cette fois, il y
était désigné par le pseudonyme M. de Stendhal. Cet ouvrage se
termine par une vie de Michel-Ange. Plusieurs chapitres y sont
consacrés à la voûte de la Sixtine et au Jugement dernier. Le
chapitre CLvm, intitulé Effet de la Sixtine, présente des ressem-
blances avec la description de Chateaubriand :
Je crois que le spectateur catholique, en contemplant les Prophètes de Michel-
Ange, cherche à s'accoutumer à la figure de ces êtres terribles devant lesquels
il doit paraître un jour. Pour bien sentir ces fresques, il faut entrer à la
Sixtine le cœur accablé de ces histoires de sang dont fourmille l'Ancien Testa-
ment. C'est là que se chante le fameux Miserere du Vendredi saint. A mesure
qu'on avance dans le psaume de pénitence, les cierges s'éteignent ; on n'aper-
çoit plus qu'à demi ces ministres de la colère de Dieu, et j'ai vu qu'avec un
degré très médiocre d'imagination l'homme le plus ferme peut éprouver alors
quelque chose qui ressemble à de la peur. Des femmes se trouvent mal,
lorsque, les voix faiblissant et mourant peu à peu, tout semble s'anéantir sous
la main de l'Éternel...
Un sot paraît dans la chapelle Sixtine, et sa petite voix en trouble le silence
auguste par le son de ses vaines paroles ; où seront ses paroles, où sera-t-il
lui-même dans cent ans ? Il passe comme la poussière, et les chefs-d'œuvre
immortels s'avancent en silence au travers des siècles à venir.

Dans cette page on reconnaît la marque d'Henri Beyle à la phrase


sur l'Ancien Testament, à l'observation sur l'homme le plus ferme,
à l'expression nun sot'». Mais ne serait-on pas tenté d'attribuer à
14. Ne connaissant que des bribes d'allemand, il n'a lu Goethe que dans des tra-
ductions françaises. Cest seulement après 1832 qu'il a placé dans ses Mémoires des
traductions de fragments du Voyage en Italie, de la célèbre romance de Mignon, des
Êpigrammes vénitiennes, et du Torquato Tasso (éd. du Centenaire, III, p. 432 ; IV, p. 388,
399, 415). Comme on le voit, tous ces passages se rapportent à l'Italie. Chateaubriand, dont
l'admiration juvénile pour l'auteur de Werther s'était refroidie, parait ignorer Faust.
Cf. l'importante thèse de R. Michéa, Le Voyage en Italie de Goethe, 1945 ; Revue de
littérature comparée, septembre 1949 ; A. Lebois, « Chateaubriand et l'Allemagne ■
(Annales p.p. la Faculté des Lettres de Toulouse, Littératures, XI, 1964).

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LE THÈME DU « MISERERE » DE LA SIXTINE 255

Chateaubriand ce style soutenu et périodique, cette périphrase


« ministres de la colère de Dieu » ? L'auteur lui-même n'a pas
reconnu son style habituel ; car, à demi-sérieux, à demi-ironique, il
a écrit en marge d'un exemplaire : « This seems to me sublime ».
Beyle parle en incroyant des « histoires de sang » de la Bible et
des « épouvantements de la religion ». Toutefois, comme il traite un
sujet d'art religieux, il a peut-être subi, consciemment ou non,
l'influence du style du Génie du Christianisme, que, de 1802 à
1804, il avait lu et cité dans ses notes manuscrites 15.
Deux problèmes se présentent à nous. Chateaubriand a-t-il connu
l'ouvrage de Beyle, et s'en est-il inspiré ? La description faite par
Beyle a-t-elle pour origine une expérience personnelle, ou bien est-
elle tirée de quelque ouvrage ?
Beyle écrit : « les cierges s'éteignent ; on n'aperçoit plus qu'à
demi, [...] », et on lit dans les Mémoires : « Ton n'apercevait plus
que quelques grands traits [...] Les cierges tour à tour éteints».
L'accablement qu'éprouve Chateaubriand a quelque rapport avec
la phrase de Beyle : « tout semble s'anéantir sous la main de
t Éternel » et avec « le cœur accablé ».
Or il est très douteux que Beyle ait fait hommage de ce livre
et de ses autres ouvrages au vicomte16. Celui-ci ne les a jamais
mentionnés et paraît avoir ignoré l'existence de M. Beyle, polygraphe
et futur consul en Italie. Mais il se peut qu'un exemplaire de cette
Histoire de la peinture en Italie, utile mémento pour un Français
résidant dans ce pays, se soit trouvé à l'ambassade romaine.
A ce premier problème il y a trois réponses possibles : les ressem-
blances n'impliquent pas une imitation et sont dues à des impressions
semblables, - Chateaubriand a connu la page de Beyle et s'en est
souvenu17, consciemment ou non, - l'un et l'autre ont eu des
modèles communs. Nous y reviendrons à propos de Mme de Staël,
mais je ne crois pas que Chateaubriand ait imité ce chapitre de
YHistoire de la peinture.
Passons au second problème. Quand Beyle faisait de la littérature
alimentaire, il prenait très souvent son bien chez les étrangers ou
chez ses compatriotes. P. Arbelet l'a montré pour YHistoire de la
peinture. Ici, nous avons une bonne raison de nous méfier : M. de
Stendhal a beau se poser en témoin oculaire, H. Martineau nous
apprend qu'avant sa nomination à Civita-Vecchia il ne s'est jamais
trouvé à Rome pendant la Semaine Sainte. En écrivant cette page,
il a commis un plagiat ; mais cette fois, le plagié, c'est lui-même...

15. Cf. l'édition Del Iitto du Journal littéraire (Cercle du Bibliophile, 1970, t. XXVm).
16. Voir dans YHistoire de la peinture {fJercle au ttWlwphile, ±yey, t. aavi;, i,
p. cxvra, la liste des personnalités à qui fut offert, en 1817, cet ouvrage.
17. Signalons en passant quun autre grand écrivain a pillé plusieurs passages ae ce
livre si peu connu : c'est Baudelaire (cf. J. Pommier, Dans les Chemins de Baudelaire,
p. 288-292).

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
256 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Prenons en effet un ouvrage qu'un certain Louis-Alexandre-César


Bombet publia en 1815 sous ce titre : Lettres écrites de Vienne en
Autriche, sur le célèbre compositeur Haydn, suivies dune vie de
Mozart... Les invendus furent présentés à nouveau au public en
1817 et en 1831; en 1817, pas de nom d'auteur; en 1831, le
mythique Bombet est remplacé par le nom de Stendhal. Bombet est
un des nombreux pseudonymes de Beyle, qui, comme l'a souligné
Romain Rolland, éprouvait pour la musique une véritable passion.
Dans sa Vie de Mozart, le pseudo-Bombet 18 consacre toute la fin
du chapitre i au voyage que le jeune Mozart fit à Rome avec son
père en 1770. Son récit peut se diviser en cinq parties :
a) L'exploit de Mozart à la Sixtine.
b) « Je supplie qu'on me permette quelques détails sur la chapelle
Sixtine et sur le Miserere » : les chantres de la Sixtine, l'auteur du
Miserere, son exécution pendant la Semaine sainte.
c) La manière dont il est chanté.
d) Anecdote de l'empereur Leopold Ier et du maître de chapelle
du pape.
e) Succès de Mozart chantant à Rome le Miserere, et impression
du Miserere sur son âme.
Pour une fois, Beyle n'avait pas donné sa Vie de Mozart pour un
ouvrage original : il la disait « traduite de l'allemand par M. Schlich-
tegroll [sic] ». Toutefois il a agi avec son habituel sans-gêne : il
n'a pas utilisé le Nekrolog publié de 1791 à 1806 par Schlichtegroll,
mais il a plagié la Notice sur Mozart que C. Winckler avait publiée
en 1801 dans le Magasin encyclopédique de Millin.
Tout le paragraphe a) reproduit presque mot pour mot le passage
correspondant de la Notice, lequel est à peu près traduit de Schlich-
tegroll (Winckler avait lui-même signalé cette source). Après
Winckler, Beyle répète que Mozart et son père assistèrent, le mer-
credi saint, à l'exécution du Miserere, que de retour à son auberge
il l'écrivit, qu'il revint l'écouter le vendredi saint en tenant le
manuscrit dans son chapeau, et qu'il le chanta ensuite à Rome dans
un concert 19.
Mais on n'a retrouvé nulle part la source des autres paragraphes
qui terminent le chapitre i. Citons une partie des paragraphes b)
et c) :
Le Miserere qu'on y chante deux fois pendant la semaine sainte, et qui fait
un tel effet sur les étrangers a été composé, il y a deux cents ans environ par
18. Bombet aîné, car, dans sa polémique avec Joseph Garpani dont il avait effrontément
pillé les Haydine, Beyle inventa un Bombet junior...
19. Le plus ancien récit de l'événement se trouve dans la lettre que Leopold Mozart
envoya à sa femme, le 14 avril 1770. En voici la traduction empruntée au Mozart de
J. et B. Massin : o Tu as peut-être déjà entendu parler du Miserere de Rome, tellement
célèbre, et qui est estimé à un tel prix qu'il est expressément défendu sous peine d'excom-
munication aux musiciens de la Chapelle d'en sortir une partition hors de la Chapelle
ou de le communiquer à qui que ce soit. Or nous le possédons déjà Wolfgang l'a déjà
écrit ».

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LE THÈME DU « MISERERE » DE LA SIXTINE 257

Gregorio Allegri, un des descendants d'Antonio Allegri, si connu sous le nom


de Corrège 20. Au moment où il commence, le pape et les cardinaux se pros-
ternent : la lumière des cierges éclaire le Jugement dernier, que Michel-Ange
peignit contre le mur auquel l'autel est adossé. A mesure que le Miserere
avance, on éteint successivement les cierges.; les figures de tant de malheureux,
peintes avec une énergie si terrible par Michel-Ange, n'en deviennent que
plus imposantes à demi éclairées par la pâle lueur des derniers cierges qui
restent allumés. Lorsque le Miserere est sur le point de finir, le maître de
chapelle qui bat la mesure, la ralentit insensiblement, les chanteurs diminuent
le volume de leurs voix, l'harmonie s'éteint peu à peu, et le pécheur, confondu
devant la majesté de son Dieu, et prosterné devant son trône, semble attendre
en silence la voix qui va le juger.
L'effet sublime de ce morceau tient, ce me semble, et ç, la manière dont
il est chanté et au lieu où on l'exécute. [Comment le Miserere est chanté à
la Sixtine.]

Puisque Beyle n'avait pas assisté aux cérémonies romaines de la


Semaine sainte, on voudrait savoir où il a puisé cette émouvante et
éloquente description de la scène, ainsi que les détails techniques
sur l'exécution du morceau (paragraphe c). Il y a là pour les Sten-
dhaliens un sujet de recherches.
Pour le passage que nous venons de citer, il faut chercher, en
remontant au-delà de 1815, parmi les récits des voyageurs et les
guides à l'usage des touristes. Nous ne trouvons aucune allusion au
Miserere de la Sixtine dans Jérôme de Lalande, Voyage dun Fran-
çais en Italie (1769); Dupaty, Lettres sur Vltalie en 1785 (1788) ;
Duelos, Voyage en Italie (1791) ; Gibbon, Mémoires, traduction fran-
çaise (an V); J.J. Barthélémy, Voyage en Italie (1801); président
de Brosses, Lettres historiques et critiques sur Vltalie (1799) ; F. J. L.
Meyer, Voyage en Italie, traduction française (1802) ; Creuzé de
Lesser, Voyage en Italie et en Sicile fait en 1801 et 1802 (1806) ;
Kotzebue, Souvenirs dun voyage... à Rome, traduction française
(1806).

III

Mais remontons jusqu'au début de l'Empire. Germaine de Staël-


Holstein, de famille protestante, est venue en Italie à la fin de
1804; elle séjourne à Rome du 3 au 17 février 1805 et du 13 mars
au début de mai 21. Elle a dû entendre le Miserere à la Sixtine.
Après avoir quitté l'Italie en juin, elle commence un roman qui,
sous le titre de Corinne ou Vltalie, paraîtra en 1807. Le principal
sujet, ce sont les amours de la poétesse italienne Corinne et de
Lord Oswald Nelvil ; mais l'ouvrage contient aussi, conformément

20. Cette allégation qui a été souvent répétée, est erronée. Le musicien n'appartenait
pas à la famille du peintre.
21. Cf. Geneviève Gennari, Le Premier Voyage de M™ de Staël en Italie et la genèse
de « Corinne », 1947 ; l'auteur n'a pas recherché les sources livresques de ce roman.
Citons pour mémoire Gh. Dejob, M"" de Staël et l'Italie, 1890, et M. Marcabruni, La
Connaissance de l'Italie d'après « Corinne », 1910.

Revue d'hist. litter, de la France (72e Ann.}. Lxxn. 17

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
258 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

au sous-titre, des aperçus sur le paysage italien, les mœurs des


habitants, leurs antiquités, leurs arts, leur littérature. Au livre x
(La Semaine sainte), Oswald et Corinne assistent dans la Sixtine
au Miserere. Voici les passages essentiels du chapitre iv (t. I, p.
392-396) :
[Le Vendredi saint,] Oswald se rendit à la chapelle Sixtine pour entendre
le fameux Miserere vanté dans toute l'Europe. Il arriva de jour encore, et vit
ces peintures célèbres de Michel-Ange, qui représentent le jugement dernier,
avec toute la force effrayante de ce sujet, et du talent qui Ta traité. [Ses
Prophètes et ses Sibylles...] Toute cette voûte ainsi peinte semble rapprocher
le ciel de nous ; mais ce ciel est sombre et redoutable ; le jour perce à peine
à travers les vitraux qui jettent sur les tableaux plutôt des ombres que des
lumières ; l'obscurité agrandit encore les figures déjà si imposantes que Michel-
Ange a tracées ; l'encens, dont le parfum a quelque chose de funéraire, remplit
l'air dans cette enceinte, et toutes les sensations préparent à la plus profonde
de toutes, celle que la musique doit produire.
[Corinne entre et se place dans la tribune des femmes.] Les voix ... partent
d'une tribune au commencement de la voûte ; on ne voit point ceux qui chan-
tent ; la musique semble planer dans les airs ; à chaque instant la chute du
jour rend la chapelle plus sombre. [Méditation de Corinne. Impressions mo-
rales que procure le chant des divers versets du Miserere.]
On éteint les flambeaux ; la nuit s'avance ; les figures des Prophètes et des
Sibylles apparaissent comme des fantômes enveloppés du crépuscule. Le silence
est profond, la parole feroit un mal insupportable dans cet état de l'âme où
tout est intime et intérieur ; et quand le dernier son s'éteint, chacun s'en va
lentement et sans bruit ; chacun semble craindre de rentrer dans les intérêts
vulgaires de ce monde. [La procession entre dans Saint-Pierre...] Un espace
[...] où se prosternent le pape vêtu de blanc et tous les cardinaux rangés der-
rière lui [...] Ils sont vieux, ils nous devancent dans la route de la tombe [...]
[Dialogue de Corinne et d'Oswald sur la religion].

Hic tandem stetimus, comme écrivait Regnard en Laponie. Corinne


est le terme de notre enquête : aux pages que nous venons de citer
ou de résumer nous n'avons pas trouvé de source certaine, ita-
lienne, française ou allemande22. Essayons d'établir le bilan de
nos recherches.

22. Avant elle, seul l'auteur anonyme du Voyage d'un Français en Italie fait dans
les années 1765 et 1766 a mentionné les chanteurs invisibles ; peut-être s'est-elle souvenue
de son texte. Il distingue deux Miserere, Tun d'un compositeur qu'il ne nomme pas et
qui se chantait à la Sixtine, l'autre d'Allegri qui aurait été exécuté à Monte-Cavallo
( = palais du Quirinal) : « Les Ténèbres du Mercredi saint sont chantées dans une petite
tribune de la chapelle de Monte-Cavallo... ; à la fin on exécute un beau Miserere d'Allegri,
dont on chante un verset en musique, et l'on psalmodie l'autre alternativement. La musi-
que de ce Miserere est la plus belle chose qu Ton puisse entendre ; quoique déjà
ancienne, on ne peut rien imaginer de si singulier et en même temps de si pathétique ;
il s'exécute par trois ou quatre Musiciens. Il y a des instans où l'on croiroit qu'une
orgue se mêle aux voix, quoiqu'il n'y en ait point du tout... [A la Sixtine, le Vendredi
saint] , on ne voit point les Musiciens pendant qu'ils chantent ; ils sont renfermées [sic]
dans la tribune, ce qui a un air plus mystérieux, et semble imprimer plus de recueille-
ment et de respect ■ (1769, t. V, p. 117 et 120). Elle ne doit rien à l'Allemand Archen-
holz, dont on a traduit en français en 1788 le Tableau de l'Italie ; nous y lisons au tome
II, page 49 : [A la chapelle Sixtine] a l'on chante pendant la semaine sainte ce miserere
sublime et inimitable, qui seroit bien digne d'être détaillé par un connoisseur allemand.
Il est assez singulier qu'on n'ait encore pu l'imiter nulle part, pas même à Rome : il

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LE THÈME DU « MISERERE » DE LA SÏXTINE 259

Entre ces six textes dus à trois écrivains français il existe des
concordances. Ces auteurs se gardent d'oublier le nom du peintr
qui est le principal décorateur des murs de la Sixtine ; on mentionne
aussi ses Prophètes (Staël et Beyle 2), ses Sibylles (Staël), et surtout
son Jugement dernier (Staël, Beyle 1 et Chateaubriand 3). Tous
citent les acteurs de la cérémonie : le pape et les cardinaux, et
décrivent l'extinction des cierges ; Mme de Staël et Chateaubrian
insistent sur les progrès de l'ombre. Tous, y compris Beyle qui n'
avait pas assisté, analysent les impressions ressenties par le publi
Mais ces textes présentent des différences et des nuances. Auss
bien proviennent-ils de trois personnalités très dissemblables, quoi-
qu'elles appartiennent à une même génération - Beyle étant le
plus jeune - et que toutes trois elles aient professé des idées libé
rales. Chateaubriand et Beyle n'ont presque aucun point commun
Bien qu'il y eût des relations amicales entre Mme de Staël et my
dear Francis, celui-ci a nettement souligné dans des lettres les
différences de leurs opinions.
La musique, - r Mme de Staël remarque que les chanteurs sont
dans une tribune élevée où l'on ne peut les voir : « la musiqu
semble planer dans les airs », et elle note l'alternance du chant
d'un verset à l'autre. Chateaubriand n'emploie aucun mot qu
caractérise spécialement la musique d'Allegri, qu'il ne nomme pas
Beyle a puisé je ne sais où des précisions sur la manière dont ell
était chantée ; aussi bien, parmi nos trois auteurs, était-il le seu
amateur de musique éclairé et fervent.
La religion. - Seul, Chateaubriand était catholique. Mme de Staël
déiste, avait reçu une éducation protestante. Beyle était foncièrement
incroyant. Le pressant et poignant appel du Psalmiste à la Grâc
divine inspire à Mme de Staël quelques réflexions sur l'alternanc
de l'espoir et du découragement. En 1815, Beyle résume éloquem
ment l'effet produit sur le chrétien : « Le pécheur, confondu devan
la majesté de son Dieu, et prosterné devant son trône, semble atten-
dre en silence la voix qui va le juger » ; mais, à cette date, c'est
surtout l'exécution du morceau de musique qui intéresse l'auteur
de la Vie de Mozart. Deux ans plus tard, dans l'Histoire de l
peinture, le voltairien dévoile sa pensée irréligieuse. Il développe
l'idée contenue dans la phrase de 1815 : le catholique pense avec
effroi au jugement de son âme que prononcera un Dieu de colère
Passant sous silence la doctrine du Nouveau Testament qui est, lu
aussi, représenté sur les murs de la Sixtine, il met l'accent sur le
« histoires de sang » de l'Ancien. Quant à Chateaubriand, au lie
d'évoquer le redoutable Justicier qui préside au Jugement dernie
il fait dans sa lettre à Mme Récamier un heureux rapprochement entr

est plus singulier encore qu'on ne sache point d'où vient que la chapelle Sixtine a
exclusivement le mérite de bien rendre ce morceau de musique. On l'attribue à la
construction de cette Chapelle [...] ».

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
260 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

l'imploration du Psalmiste et le sacrifice du Dieu rédempteur. Son


second texte reprend, avec un terme plus fort (accablé), la même
idée. Mais du spectacle de ce vieux pape et de ces cardinaux sans
pouvoir il tire une méditation pessimiste sur l'état de l'Église ro-
maine. La troisième et dernière rédaction y ajoutera un cri d'espé-
rance : comme Jésus le jour de Pâques, cette Église ressuscitera.
La cérémonie. - Mme de Staël remarque la vieillesse des cardi-
naux, qui font partie de la « terrible avant-garde » de la mort ;
mais elle n'a guère exploité cette idée. Au contraire, Chateaubriand
la développe en pensant au pape défunt et à son successeur âgé
et infirme, et il l'élargit dans un vaste symbole.
L'amour. - Dans les deux textes de Beyle il n'y a pas de place
pour l'amour. Mme de Staël met au premier plan les amours de
Corinne, image embellie d'elle-même, et d'un jeune et beau lord.
Chateaubriand envoie de Rome ses lettres intimes à une femme
qu'il a trompée et qu'il trompera encore, mais à qui il est profon-
dément attaché ; dans les deux premières rédactions elle occupe
une place privilégiée, et la première termine par une déclaration
d'amour le développement sur la mort.
Le style. - L'examen parallèle des trois textes de Chateaubriand
révèle le soin avec lequel il corrigeait et améliorait la forme, suppri-
mant le superflu, recherchant l'expressivité, rivalisant avec l'art du
peintre, rythmant des symétries, des antithèses et des périodes.
Quant à Stendhal, les manuscrits de l'Histoire de la peinture prou-
vent qu'il s'appliquait, lui aussi, à « corriger et polir ses phrases ».
Dans le chapitre Effet de la Sixtine, il formule, selon son habitude,
des observations de portée générale : « L'homme le plus ferme... » ;
mais il choisit des épithètes appropriées : petite voix, silence auguste,
vaines paroles, et des verbes à sens fort : accablé, fourmille, s'anéan-
tir. Cet amateur de musique a le sens du rythme, et la dernière
phrase de ce chapitre semble, par sa grandiose image et par l'équi-
libre de ses parties, empruntée à Bossuet. Dans la Vie de Mozart,
la période qui termine le paragraphe b) n'est pas moins remarquable
par le diminuendo des trois premières propositions principales et
par l'élargissement de la chute : « et le pécheur... »
Dans ce concours, Mme de Staël est forcément vaincue. Sans doute,
elle cherche la clarté et la précision ; elle fait voir ces peintures
à peine éclairées, et elle nous apprend l'alternance du chant des
versets. Elle insiste de façon romantique sur le caractère imposant
et sombre des fresques plongées dans l'obscurité, sur l'odeur funé-
raire de l'encens, sur ces grandes figures, semblables à « des fantômes
enveloppés du crépuscule ». Mais elle s'intéresse moins au monde
sensible qu'aux sentiments et idées suscités par la cérémonie ; de
là, la prédominance des termes abstraits. Et elle n'a cure d'éplucher
les mots et les phrases, de corriger la rédaction imprimée. Les
épithètes sont banales et peu expressives : cœurs sensibles, âmes

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LE THÈME DU « MISERERE » DE LA SIXTTNE 261

généreuses, fameux Miserere, peintures célèbres. Dans le même


paragraphe « éteint » est répété ; « doux » Test également. La com-
paraison la plus développée manque de cohérence : « si tout à coup
un ange venait enlever sur ses ailes le sentiment et la pensée, étin-
celles divines qui retourneraient vers leur source » ; Chateaubriand
n'aurait certainement pas montré des étincelles qui, sur des ailes,
reviennent à leur source !

Il reste un difficile problème. Dans tous ces textes quelle est la


part de l'expérience vécue, et celle de l'imitation livresque ? Deux
de nos auteurs - Mme de Staël et Chateaubriand - ont, de même
que Goethe, assisté à la cérémonie. Ils nous rapportent leurs impres-
sions du moment et leurs réflexions. Or, chaque fois, c'était au
même endroit le même chant et le même office. Il n'était pas néces-
saire de lire le récit d'un voyageur antérieur pour noter la présence
du pape et des cardinaux, les effets de l'ombre grandissante, l'aspect
des gigantesques figures du plafond et du terrible Jugement dernier,
l'extinction des cierges (mentionnée dans les six textes). Les ressem-
blances n'impliquent pas une imitation.
Toutefois, au moins depuis le milieu du dix-huitième siècle23, le
Miserere d'Allegri était une attraction pour les étrangers qui se
trouvaient à Rome pendant la Semaine sainte. Ils n'avaient garde
de manquer ce spectacle qui, avant leur départ, leur était signalé
par des récits et des guides.
Plusieurs textes français du dix-huitième siècle où il était mentionné,
ont dû m'échapper. Mais il me semble que c'est la Corinne de Mmo de
Staël qui l'a fait connaître en France à un large public.
De même que Delphine, ce roman est tombé dans un profond
oubli; la partie descriptive - guide de Rome, de Naples et de
Florence - est périmée, et le lecteur moderne est plus attiré par
les réflexions piquantes que Stendhal a semées dans ses deux livres :
Rome, Naples et Florence et Promenades dans Rome. D'autre part,
le génie, les amours, les souffrances de la poétesse Corinne ont
cessé d'émouvoir le public. Mais sous l'Empire et la Restauration,
le livre a connu un grand succès de librairie. Quiconque avait le
goût des lettres le lisait. Parmi les milliers de lecteurs, Chateau-
briand et Stendhal.

Mme de Staël et Chateaubriand.

Dans le chapitre de ses Mémoires intitulé Ancienne société


romaine, Chateaubriand passe en revue, depuis Rabelais, les voya-
23. Le plus ancien témoignage que j'ai trouvé remonte à Tannée 1764 ; séjournant à
Rome, l'abbé Coyer écrit dans une lettre du 26 avril : « Dans l'après-dîner du même
jour [Vendredi Saint], on va entendre le célèbre Miserere dans la chapelle Sixtine. où
les voix imitent si bien l'harmonie des instrumens, qu'on les croirait accompagnées. Ce
sont des gémissemens qui déchirent le cœur » (Voyage d'Italie, 1775, I, p. 283).
Déjà il qualifie le Miserere de « célèbre ».

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
262 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

geurs français et étrangers qui sont venus à Rome ; il le termine


par quelques lignes élogieuses sur l'auteur de Corinne.
Dès la parution du roman, le dear Francis en avait pris connais-
sance, avant de recevoir de l'auteur un exemplaire. Il remercia la
dear Lady par une lettre du 25 juin 1807. Il y critiquait le person-
nage d'Oswald et regrettait que le prénom de sa chère Lucile eût
été donné à une « bégueule » ; mais il s'associait à l'éloge unanime :
[...] Je suis charmé comme tout le monde, et cette fois-ci il n'y a eu qu'une
opinion [...] J'ai reconnu ma belle Italie [...]

Delphine figurait dans le catalogue de la vente de la Vallée-aux-


loups, mais point Corinne. Ce roman se trouvait-il mêlé parmi les
livres qui furent vendus par lots ? Je crois bien plutôt que Chateau-
briand n'a pas voulu se séparer du chef-d'œuvre de son amie. Dans
ses Mémoires il utilise parfois les Dix Années d exil de Mme de Staël ;
toutefois c'est le nom de Corinne qui revient le plus souvent sous
sa plume, soit pour désigner Mme de Staël, soit pour évoquer le
tableau de Corinne au cap Misène, soit pour citer presque littéra-
lement des passages du roman24. Bien qu'il n'ait pas fait de
citations du livre X, le titre et la longue discussion sur le catholi-
cisme et le protestantisme avaient certainement retenu l'attention
de l'auteur du Génie du Christianisme. Plus tard, en lui décrivant
la cérémonie de la Sixtine, Juliette Récamier, intime amie de Mme
de Staël, avait dû rafraîchir la mémoire de Chateaubriand. Enfin,
en 1829, l'ambassade de France à Rome possédait certainement ce
livre célèbre dont le sous-titre était L'Italie et dont l'action se passait
principalement dans cette ville.
En se rendant le Mercredi saint à la Sixtine, Chateaubriand se
souvenait des paroles de Mme Récamier et aussi, je pense, du long
développement que Mme de Staël avait consacré à la cérémonie et
au Miserere.
Est-ce à dire que dans l'un ou l'autre des trois textes, il ait imité
ce passage de Corinne? Certains détails de la description sont
communs à Mme de Staël et à Chateaubriand ; sur le plan moral,
l'auteur de Corinne affirme que les passages en récitatif inspirent
le découragement ; Chateaubriand se sent « accablé ». De ces res-
semblances on ne peut conclure à une imitation. Elle me semble
improbable.
Mme de Staël et Stendhal.
Stendhal a lu Corinne dès 1807, et a relu ce roman au printemps
de 1810 25. Bien qu'il critique le « pathos » de Mme de Staël et que
les sévères jugements portés par elle sur l'empereur déchu l'aient
24. Cf. 1'éditíon princeps de Corinne, II, p. 138-9, 228-9, 240, 228, 269. Ces passages
sont reproduits dans les Mémoires, Bibliothèque de la Pléiade, I, p. 384, et II, p. 796.
25. Cf. Del Iitto, La vie intellectuelle de Stendhal, 1962, et G. Blin, Stendhal et les
problèmes de la personnalité, p. 53.

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LE THÈME DU « MISERERE » DE LA SIXTINE 263

irrité, il a utilisé Corinne pour ses écrits sur Tltajie : Dejob, Del
Litto, Carlo Pellegrini26 ont signalé cette influence.
Se souvenait-il de sa devancière quand il a, par deux fois, évoqué
ce Miserere de la Sixtine, auquel il n'avait pas assisté ? Comparons :
Corinne Vie de Mozart

On éteint les flambeaux ; la nuit A mesure que le Miserere avance,


s'avance. on éteint successivement les cierges.
L'obscurité agrandit encore les fi- Les figures de tant
gures déjà si imposantes que Michel- peintes avec une éner
Ange a tracées. par Michel-Ange, n'en deviennent
que plus imposantes, à demi éclai-
rées.
Quand le dernier son s'éteint... cha- L'harmonie s'éteint peu à peu, et le
cun semble craindre de rentrer dans pécheur... semble attendre en silence
les intérêts vulgaires de ce monde. la voix qui va le juger.

Puisque Stendhal a fait ailleurs maint emprunt à Corinne, on peut


conclure de cet examen parallèle que, huit ans après la parution
du roman, il a utilisé les pages sur le Miserere. Par contre, le
passage de l'Histoire dé la peinture ne me semble pas contenir d'imi-
tation précise de Corinne.
Je ne me flatte pas d'avoir apporté la solution définitive de ces
problèmes de sources. Jusqu'à présent nous ignorons la source
- orale, manuscrite ou imprimée - des explications de Stendhal
sur les chantres de la Sixtine et sur l'exécution du Miserere. Mais
on ne peut douter que la plus belle description, la plus évocatrice,
la plus riche de pensée ne soit celle des Mémoires d'outre-tombe.
C'est à Sainte-Beuve que nous emprunterons notre conclusion ; on
lit dans son Chateaubriand et son groupe littéraire, si souvent aigre-
doux à l'égard du Sachem : « Cette poésie de Rome [...] il ne Ta
nulle part plus admirablement exprimée, ni d'un sentiment plus
religieux que dans la lettre du 15 avril 1829 ».
Raymond Lebegue.

26. « Stendhal contre M- de Staël à propos de Napoléon » (R.H.L.F., 1966, p. 25-37).


En mars 1817, Stendhal fit envoyer à M" de Staël un exemplaire de son Histoire de
la peinture.
P.S. - Ma citation, p. 256-257, de la Vie de Mozart se retrouve à peu près dans un
article que Stendhal consacra à Mozart, sans doute au début de 1816, et qui ne fut pas
publié (Cercle du Bibliophile, 1972, XLVI, p. 13-14). Principales différences : « ... malheu-
reux que le pinceau de Michel-Ange a rendues avec une énergie si terrible semblent sortir
du mur et apparaître aux spectateurs. La mesure se ralentit... », « ... majesté du Dieu des
terreurs semble... ».

This content downloaded from


132.248.9.8 on Mon, 06 Mar 2023 23:18:49 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms

Vous aimerez peut-être aussi