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Décembre 2023

Note de synthèse pour le cours d’anthropologie des bêtes à penser

Hua Tao dans un portrait de l'époque de la dynastie Qing


/

Le jeux des 5 animaux


Présenté par Julien Mathieu
A l’attention du Professeur Frédéric Laugrand

Université Catholique de Louvain – Master 60 Anthropologie-Sociologie


Année universitaire 2023-2024

Le jeux des 5 animaux

1 Illustrations du Jeu des Cinq Animaux (Wu Qin Xi) tirées de la Moelle du Phénix Rouge

Présenté par Julien Mathieu


Numéro d’étudiant : 2594868

Dans le cadre du cours d’anthropologie des bêtes à penser


Du Professeur Frederic Laugrand

1
Zhou, Despeux, et Zhou, La moelle du phóenix rouge.

2
Table des matières

Le jeux des 5 animaux.............................................................................................................. 1

Introduction ........................................................................................................................................ 5

Wu : Cinq ............................................................................................................................................ 6

Wu qin xi le jeu des 5 animaux ......................................................................................................... 9

Taoïsme et Anthropocène ................................................................................................................ 12

Conclusion......................................................................................................................................... 15

Bibliographie .................................................................................................................................... 17

3
« Le corps humain a besoin de travailler mais il ne faut pas l'épuiser. Si on le secoue, le
souffle des céréales se dissout, le sang circule bien, les cent maladies n’apparaissent pas ;
comme le gond d’une porte qui ne pourrit jamais. Dans le daoyin (daoyin = littéralement :
Conduire et étirer), l’ours se suspend et le hibou regarde autour de lui, on étire et on fléchit
la taille ; on bouge chaque articulation afin de faire reculer le vieillissement. J’ai une
technique qui s’appelle le « Jeu des cinq animaux » ; le premier s’appelle le tigre, le
deuxième le cerf, le troisième l'ours, le quatrième le singe, et le cinquième l’oiseau ; elle sert
à chasser les maladies et elle est bénéfique pour les membres inférieurs. Lorsque le corps ne
va pas bien, exécutez le jeu d’un animal jusqu’à sudation, enduisez-vous de poudre, le corps
devient léger et vous recouvrez l'appétit. »

— Hua Tuo dit à son disciple Wu Pu, livre des Han postérieurs,
chapitre fangshu zhuan2

4
Introduction

Lorsqu’ il nous a été demandé de réaliser un travail en lien avec le cours d’anthropologie des
bêtes à penser, le choix du jeu des 5 animaux s’est imposé comme une évidence. D’une part
parce que ma compagne sinologue et professeur de qi gong et de tai chi l’enseigne mais
surtout parce que les liens entre cette pratique et les questions soulevées par le cours sont
évidentes. Ce que l’on pourrait considérer de notre point de vue occidental comme une
simple pratique de santé se révèle être une porte ouverte sur la pensée chinoise dans son
rapport au vivant.

Aborder le jeu des 5 animaux dans le cadre d’un cours d’anthropologie des bêtes à penser,
c’est donc parler de notre rapport au monde, à la nature, au vivant, aux éléments, au corps, à
l’humanisation des animaux et l’animalisation des hommes (les héros civilisateurs hybrides,
mi hommes – mi animaux, les tyrans célèbres représentés comme des bêtes de forme
humaine).

Ce travail prend comme point de départ un article d’Isabelle Rochat de la Vallée (sinologue
française) intitulé « La gymnastique des 5 animaux » 2et l’ouvrage « La pensée chinoise » 3de
Marcel Granet. Cette pensée chinoise qui relie l’homme à l’univers car « la nature ne forme
qu’un seul règne », un monde unifié dans lequel sujet et objet sont reliés plutôt qu’opposés,
une pensée aux antipodes de notre rationalisme, une pensée dans laquelle « la sagesse des
hommes et l’ordre de la nature sont en harmonie ; la société et l’univers forment un système
de civilisation ».

Nous ne nous attarderons donc pas sur les vertus thérapeutiques de cette pratiques mais nous
intéresserons plutôt à ses origines et la conception du monde vivant qui se révèle à travers
elle.

La pratique du jeux des 5 animaux est attribuée a Hua Tao un médecin taoïste mythique (les
guérisons qu’on lui attribue relèvent parfois du miracle)) qui vécu vers la fin de la dynastie
des Han (110 207). Il soutenait que pour vivre longtemps en bonne santé, le corps devait être

2
Rochat de la Vallée, La gymnastique symbolique des 5 animaux
3
Granet, La pensée chinoise.

5
en permanence en mouvement. Il fallait se tordre le cou comme les hiboux. Il fallait s'étirer
comme les animaux savent bien le faire spontanément. Il proposait de prendre modèle sur le
tigre, le cerf, l'ours, le singe et l'oiseau. Il appelle cet exercice le Jeu des cinq animaux.

Cette pratique qui remonte donc à la fin du deuxième siècle prend ses racines dans l’antiquité
ou une forme de gymnastique et d’étirement inspirée des mouvements des animaux était déjà
pratiquée : le daoyin. Il s’agit d’un ensemble d’exercices respiratoires, de concentration
mentale et une technique d’acupression (de mouvements corporels) . C’est l’une des
nombreuses pratiques visant à préserver où à rétablir la santé et à prolonger la vie, c'est aussi
l’un des précurseurs de l’actuel qi gong et de certaines techniques des courants d’alchimie
interne liée a la culture taoïste. Le taoïsme qui imprègne ces pratiques prend source dans des
temps très éloignés (on estime son origine au 3ème ou 4ème siècle avant notre ère) et il serait
réducteur de le qualifier de philosophie ou de religion.

« Dans la tradition chinoise, le taoïsme a pris forme au cours d’une longue maturation. C’est
une attitude devant la vie, une religion, une éthique, une cosmologie, une anthropologie, une
combinaison d’enseignements fondés sur des révélations originelles diverses. »4

Wu : Cinq

Eric Marier explique que dans la pensée chinoise les nombres sont considérés comme des
symboles qui représentent des concepts abstraits et des relations entre les choses. Les nombres
sont utilisés pour exprimer des idées philosophiques et cosmologiques, et sont associés à des
significations symboliques et culturelles. Ils sont également utilisés dans la pratique
divinatoire, la médecine traditionnelle chinoise et la musique. Les nombres sont vus comme
des éléments fondamentaux de l'ordre naturel et de l'harmonie cosmique, et sont intégrés dans
tous les aspects de la vie quotidienne en Chine.

« Les nombres permettent de classer les choses, mais non pas à la manière de simples
numéros d’ordre, - pas plus, du reste, qu’en définissant quantitativement des collections … »

4
Robinet, Histoire du taoïsme.

6
« …Ils se servent des nombres pour exprimer les qualités de certains groupement ou pour
indiquer une ordonnance hiérarchique » 5

五 est l’idéogramme représentant le chiffre 5, il illustre le croisement haut-bas, le lien ciel-


terre, le yin et le yang autrement dit, la totalité de la vie. « C’est le nœud de cohérence des
forces a partir desquelles s’expriment toute vie. » Elisabeth Rochat
5 sons primordiaux (sheng) : essence de la musique,
5 éléments (ou 5 mouvements) (xing): eau, bois, feu, terre, métal
5 organes (zang) : cœur, poumon, rate/pancréas, foie et reins
5 animaux (Qin) : ours, singe, grue, cerf et tigre 6

Le témoignage le plus ancien, et en fait très détaillé, des schémas de classification à cinq ou à
neuf termes se trouvent dans le chapitre Hong fan du livre canonique Shu jing
Les événements auxquels il y est fait écho datent de l'arrivée au pouvoir de la dynastie Zhou,
au moment du renversement de la dynastie Shang (Yin) au XI siècle avant J.C. C'est à
l'époque de cette dernière que se rapportent les plus anciens spécimens de l'écriture chinoise,
c'est en revanche à l'époque de la première que se forment les textes canoniques.
Le chapitre Hong fan décrit comment les anciens rois chinois ont classé les choses en cinq ou
neuf catégories en fonction de leur nature et de leur utilité. Par exemple, les cinq catégories
sont le bois, le feu, la terre, le métal et l'eau, tandis que les neuf catégories sont le ciel, la terre,
l'homme, les animaux, les plantes, les céréales, les outils, les armes et les véhicules.
Ces schémas de classification ont eu une grande influence sur la pensée chinoise, notamment
dans les domaines de la médecine, de la philosophie et de la stratégie militaire. Ils ont
également été utilisés dans la pratique de la divination et de la prophétie, ainsi que dans l'art
de la calligraphie et de la peinture.
Bien que les schémas de classification à cinq ou neuf termes aient été élaborés il y a plus de
trois mille ans, ils continuent d'être utilisés aujourd'hui en Chine et dans le monde entier pour
organiser et comprendre les phénomènes naturels et culturels.7

5
Granet, La pensée chinoise.
6
Selon les traditions et les époques les animaux choisis pour illustrer ces 5 aspects du mouvement vital peuvent
varier, les 5 animaux choisis ici se réfèrent a ceux proposes par Hua Tao
7
Marié, Précis de médecine chinoise.

7
Wu Xing : Cinq éléments (mouvements)

五行 wu 五 signifie 5. Xing 行 est composé de deux parties, la graphie de gauche

signifie « avancer le pied gauche pour initier un pas », et celle de droite « ramener le pied
droit pour achever le pas »8. Par extension, le sens général est « mouvement, dynamisme ».
On peut donc traduire wuxing par Cinq mouvements plutôt que par 5 éléments. Le terme
‘élément’, en français, ne reflète pas la notion de mouvement présente dans le mot xing et
nous évite de les assimiler à 5 états de la matière qui n’est pas le sens initial de wuxing. Il faut
comprendre ici les 5 mouvements : bois, feu, terre, métal et eau comme des emblèmes
permettant d’illustrer des aspects spécifiques du Qi (matière/énergie vitale) et des étapes de sa
mutation.

Ainsi le Bois (mu), dont le sinogramme 木 représente un arbre avec ses racines, le sol et le
tronc vertical, porte en lui les propriétés de croissance, de souplesse, d’impulsion vitale et de

libre mouvement ; le Feu (huo), dont le sinogramme 火 illustre 1 flamme centrale et deux

étincelles, a pour propriétés la production de chaleur et le mouvement ascendant ; la Terre (tu)

dont le sinogramme 土 représente un monticule de terre érigé sur le sol a pour propriétés la

production, la transformation et le transport des liquides et éléments nutritifs ; le métal (jin)

dont le sinogramme 金 représente un gisement d’or caché, est caractéristique pour sa

malléabilité, le tranchant et la rigueur ; l’eau (shui) dont le sinogramme 水 représente le


courant de l’eau a pour propriétés l’humidification, l’écoulement
vers le bas, l’accumulation stagnante et la thésaurisation.

Tous les cycles naturels reposent sur l’alternance Yin Yang, ils se
transforment l’un dans l’autre de manière progressive dans un
mécanisme de croissance et de décroissance réciproque. Les 5
mouvements correspondent à des étapes clefs de ce cycle de
croissance - réduction telle qu’illustré dans le schéma ci-contre.

8
Ceci illustre le fait que les 5 éléments s’engendrent les uns les autres (relation de génération
ou d’engendrement) dans un cycle perpétuel et que chacun des 5 mouvements peut réfréner le
mouvement qui le suit (le métal coupe le bois, l’eau éteint le feu, le bois couvre la terre, le feu
fond le métal et la terre endigue l’eau.).

Ces cinq mouvements trouvent leurs correspondances dans la nature et dans l’être humain.

« A partir de cet ensemble, « tout » fut classé sous les emblèmes des cinq éléments: les
saisons, les couleurs, les saveurs, les sentiments et le psychisme, les différentes parties du
corps humain, les organes des sens avec leurs différents orifices, les tissus de notre corps,
certains points d'acupuncture (dits Su antiques), les organes et les entrailles avec leur
période d'activité et de dynamisme maximum à certains moments de l'année (...); tout ceci en
d'interminables tableaux de correspondances. »9
ÉlÉueNrs
Bois Feu Terre Métal Eau

Saisons Printemps Ëtê Fin de I'été Automne Hiver


(caniculc)
Énergies... Vent Chalcur Humidité Sécheresse Froid
Organes... Foie Cæur Rate Poumon Rein
Entrailles. . Vésicule Intestin Estomac Gros Vessie
biliaire grêle intestin
Sens... Yeux Langue Bauche Nez Oreilles
Couches du Muscles Vaisseaux Chair (tissus Peau, Os
... corps sous cutané) poils
Sentiments Colère Joie Obsession Tristesse Peur
etc.
Extrait de GurluuMr e, al (1975: 241.

Wu qin xi le jeu des 5 animaux

五禽戏 wuqinxi le jeu des 5 animaux

La notion de jeu est fondamentale parce que les animaux ont ceci de particulier qu’ils bougent
par nécessite, de manière immédiate, efficace.
L’approche ludique, le jeu, autorise les hommes qui les pratiquent à expérimenter, explorer,
découvrir sans tensions ou ratiocination inutiles. Comme un enfant joue spontanément,
l’adulte par le biais du jeux peut découvrir de nouvelles possibilités, potentialités de

9
Boudon, « La représentation du corps dans la pensée et la médecine chinoise ».

9
mouvement et d’être. Il peut de cette façon renouer avec le mouvement naturel Ziran
(FABA) « ce qui émerge de soi-même ». Ce mot Ziran (de soi-même, ainsi) peut être traduit
de façon indifférenciée par naturel ou spontané.
Retrouver le mouvement naturel c’est rouvrir l’accès a une spontanéité libre de
conditionnements afin de pouvoir puiser a la source de nos potentialités avant le formatage de
l’éducation, de la civilisation…

L’homme 人 représente la jonction terre ciel, il a ceci de particulier qu’il porte en lui le
potentiel d’expression de l’harmonie universelle. Les animaux eux, n’ont pas la même
conscience d’eux-mêmes , ni le même potentiel d’expression, mais ils connaissent et
manifestent bien mieux que l’homme certains aspects particuliers de la vie.

Exemples : la vigueur féroce du tigre, l’agilité et la vivacité du singe, la grâce et la précision


de l’oiseau, la franchise et force tranquille de l’ours. Les animaux sont sans chichi, ils sont
l’expression sans fard du Tao, le ‘fonctionnement des choses’ comme le traduit JF Billeter, le
flux dynamique et organique du vivant qui se déploie.

Les animaux ne sont pas les seuls êtres vivants dont nous avons à apprendre, toutes les formes
de vie peuvent nous enseigner et nous permettre d’élargir notre palette perceptive. Ces leçons,
nous y avons accès par l’observation : observation des animaux, mais aussi des plantes, des
minéraux, des phénomènes atmosphériques (le tonnerre, le vent, la brume...) et des forces
naturelles (la montagne, le lac…)

Dans la mythologie chinoise, il est fait mention de tyrans qui sont des bêtes sous forme
humaine et de héros civilisateurs hybrides mi-hommes mi-animaux qui portent la vertu vitale
de l’animal dont ils sont composés ; on retrouve par exemple dans le Lao Tzeu :

« Le sage s’allie avec qui a les mêmes sentiments intérieurs que lui mais le vulgaire se plait
avec qui lui plait par son extérieur, or dans un corps humain peut se cacher un cœur de bête
et un cœur de bête peut contenir un cœur d’homme. Dans les deux cas, juger depuis
l’extérieur, induira en erreur. »10

10
Wieger, « Les Pères du Système Taoïste: Lao-tse, Le-tse, Tchoang-tse ».

10
Dans les textes fondateurs du taoïsme il est fait mention d’un âge d’or ou hommes et bêtes
vivaient en bonne intelligence, il existait une familiarité mutuelle.
La grande proximité des Hommes avec les animaux est liée au « sang et au souffle » qui
animent les animaux supérieurs, ils peuvent s’inspirer mutuellement. Comme l’explique
Elisabeth Rochat de la Vallée dans son article sur la gymnastique symbolique des animaux : si
hommes et animaux diffèrent du point de vue du langage et de l’apparence, ils ont ceci de
commun de vivre en couple, d’aimer leurs enfants, de préférer les régions tempérées, de
marcher en groupe et de s’indiquer les bons endroits pour brouter... 11

« En ces temps de naturisme parfait, (i.e. la vertu parfaite, où tout allait selon un ordre
naturel idéal)… tous les êtres naissaient et habitaient en commun : volatiles et quadrupèdes
vivaient de l’herbe qui croissait spontanément. L’Homme ne leur faisait pas de mal. Les
animaux se laissaient conduire par lui sans défiance, les oiseaux ne s’inquiétaient pas qu’on
regardât dans leur nid » ; la concorde régnait, et l’Homme vivait sur un pied d’égalité avec
tous les êtres. « On ignorait alors la distinction entre le sage et le vulgaire (distinction établie
par Confucius et les confucéens). Également dépourvus de science, les hommes agissaient
tous selon leur nature. Également sans désir, sans ambition (sans désirs contraires à leur
nature), tous agissaient simplement. En tout, la nature s’épanouissait librement. »12

Cet âge d’or imaginé par les taoïstes, où Hommes et animaux habitent et voyagent ensemble,
prend fin quand l’Homme se donne empereur et roi, ceci engendre défiance et séparation. Les
textes évoquent la fin de cet âge d’or en lien avec l’essor du confucianisme considéré comme
« anti-nature » car relevant de la prescription (comment il faut vivre en société) plutôt que la
spontanéité de l’action (comment vivre selon le naturel) prônée par le taoïsme. L’extrait du
Chapitre 9 de l’œuvre de Zhuangzi intitulé Chevaux dressés illustre bien cette rupture entre le
naturalisme taoïste et le pragmatisme confucéen :

« Les chevaux ont naturellement des sabots capables de fouler la neige, et un poil
impénétrable à la bise. Ils broutent l’herbe, boivent de l’eau, courent et sautent. Voilà leur

11
« Sur les 5 animaux Elisabeth Rochat de la Vallée.pdf ».« Sur les 5 animaux Elisabeth Rochat de la
Vallée.pdf ».
12
孙通海今译 ; 刘家槐法译 = Zhuangzi / traduit en chinois moderne par Sun Tonghai ; traduit en français par
Liou Kia-hway et al., 庄子.

11
véritable nature. Ils n’ont que faire de palais et de dortoirs… Quand Pai-lao, le premier
écuyer, eut déclaré que lui seul s’entendait à traiter les chevaux ; quand il eut appris aux
hommes à marquer au fer, à tondre, à ferrer, à brider, à entraver, à parquer ces pauvres
bêtes, alors deux ou trois chevaux sur dix moururent prématurément, par suite de ces
violences faites à leur nature. Quand, l’art du dressage progressant toujours, on leur fit
souffrir la faim et la soif pour les endurcir ; quand on les contraignit à galoper par
escadrons, en ordre et en mesure, pour les aguerrir ; quand le mors tourmenta leur bouche,
quand la cravache cingla leur croupe ; alors, sur dix chevaux, cinq moururent
prématurément, par suite de ces violences contre nature. — Quand le premier potier eut
annoncé qu’il s’entendait à traiter l’argile, on fit de cette matière des vases ronds sur la roue
et des briques rectangulaires au moule. — Quand le premier charpentier eut déclaré qu’il
s’entendait à traiter le bois, on donna à cette matière des formes courbes ou droites, au
moyen du pistolet et du cordeau. — Est-ce là vraiment traiter les chevaux, l’argile et le bois,
d’après leur nature ? Certes non ! Et cependant, d’âge en âge, les hommes ont loué le
premier écuyer, le premier potier et le premier charpentier, pour leur génie et leurs
inventions. »13

Il s’agira donc pour les taoïstes de retrouver cette harmonie originelle et le Jeu des 5 animaux
s’inscrit dans cette logique, comme une méthode (parmi d’autres) permettant de raviver et
cultiver en soi les forces naturelles, en imitant l’élégance et la puissance de cinq animaux
sauvages (non domestiqués).

Dans le jeu des 5 animaux, chaque animal évoque un aspect particulier du mouvement vital.
L’Homme, capable de tout absorber dans l’univers, peut puiser dans le vivier des forces
vitales des animaux pour se l’incorporer.

Taoïsme et Anthropocène

On pourrait être tenté de voir dans cette approche naturaliste tel que décrite dans l’extrait de
Zhuangzi ci-dessus une alternative au rapport de domination et d’exploitation que l‘homme

13
孙通海今译 ; 刘家槐法译 = Zhuangzi / traduit en chinois moderne par Sun Tonghai ; traduit en français par
Liou Kia-hway et al.

12
exerce sur la nature depuis notre entrée dans l’ère de l’anthropocène. Face à la menace
d’extinction qui pèse aujourd’hui sur l’homme, nous sommes passés récemment du stade de
prédateur à celui de conservateur de la nature 14ainsi, une des hypothèses formulées pour
répondre a cette crise (jugée par certains comme naïve a été formulée : « Et si la solution
passait par la redécouverte de la sagesse asiatique ? ».

« À une ère où les schémas et les frontières du savoir se retrouvent bouleversés par la
globalisation et l’étendue de la crise environnementale, la Chine, présentée comme le terreau
d’une philosophie riche et millénaire, s’est ainsi retrouvée souvent brandie comme l’étendard
d’une « hétérotopie » éco-alter-native »15

La question posée est essentielle et complexe, nous n’avons bien sûr pas la prétention d’y
répondre ici mais il nous semble pertinent dans le cadre de ce cours de s’intéresser à ce texte
d’un point de vue environnementaliste.

Le Zhuangzi est généralement attribué à Zhuang Zhou philosophe du IVe siècle avant J.-C.
Avec le Daodejing (VIe siècle avant J.-C. ?), attribué au semi-légendaire Laozi, le Zhuangzi
(c’est ainsi qu’on appelle le texte écrit par Zhuangzi, du nom de son auteur) fait partie du
canon du taoïsme philosophique

Zhuangzi est, comme Laozi et d’autres penseurs chinois taoïstes considéré par certains
comme un des premiers écologistes ou des premiers décroissants :

« …il est remarquable de constater dans le Zhuangzi une série de pensées et d’axiomes ayant
quelques familiarités avec certaines explorations de l’écologie profonde, de la décroissance,
de l’anarchisme, voire avec certaines réflexions post-structuralistes… »16

Le Zhuangzi est aux antipodes de la prétention anthropocentrique de vouloir s’extraire de la


multitude du vivant en envisageant l’homme comme une espèce unique et toute puissante.
Il s’agit au contraire, d’une vision non-duelle de la vie dans laquelle le soi n’est pas séparé de
la totalité qui le contient :

14
Gaffric et Heurtebise, « Zhuangzi et l’Anthropocène ».
15
Gaffric et Heurtebise.
16
Gaffric et Heurtebise.

13
« Ainsi le repos et le mouvement, la vie et la mort, l’ascension et la décadence, tous ces
processus ne doivent pas être identifiés avec ce qui les fait être. Leur ordre réside dans
l’homme. Qui s’oublie dans les choses et dans la nature s’appelle l’homme qui oublie son
moi. L’homme qui oublie son moi est entré dans le monde du naturel. »17

Ou encore :

« Je suis né avec le Ciel et la Terre et les


dix mille êtres et moi-même ne faisons qu’un. »

Ces passages illustrent bien cette conception de l’humain en unité avec le vivant, nous
pourrions même y voir une critique sévère du spécisme et des dérèglements catastrophiques
engendrés par l’homme sur son environnement conçu comme une ressource à exploiter.
« le Zhuangzi pourrait de même être interprété comme un texte précurseur du biocentrisme
(l’idée selon laquelle chaque forme de vie a une valeur intrinsèque), de l’écocentrisme (l’idée
selon laquelle espèces et habitats, en tant qu’acteurs d’un même complexe écosystémique, ont
une valeur relationnelle intrinsèque), de l’anti-scientisme, de l’anti-utilitarisme
économique ou de l’anti-anthropocentrisme. »18

Dans un article intitule Zhuangzi et l’Anthropocène : réflexions sur l’(auto)orientalisme


vert19, Gwennaël Gaffric et Jean-Yves Heurtebise viennent questionner cette presentation de
la pensée chinoise comme une forme de pensée écologiste, ils affirment en conclusion de leur
article qu’il s’agit d’une idée « fondamentalement orientaliste »:

« Le problème de penser que la sagesse chinoise en général et le Zhuangzi en particulier sont


les alliés naturels nous permettant de nous sauver d’un Occident intrinsèquement écocide est
que, malgré le caractère apparemment relativiste et postcolonial de l’affirmation, il s’agit
d’une idée fondamentalement orientaliste : dire que l’Orient peut nous sauver des malheurs
du progrès et de la science, c’est croire qu’il les a toujours ignorés, c’est dire qu’il a toujours

17
孙通海今译 ; 刘家槐法译 = Zhuangzi / traduit en chinois moderne par Sun Tonghai ; traduit en français par
Liou Kia-hway et al., 庄子.
18
Gaffric et Heurtebise, « Zhuangzi et l’Anthropocène ».
19
Gaffric et Heurtebise.

14
été immobile et archaïque. Le problème de penser que la sagesse chinoise en général et le
Zhuangzi en particulier sont les alliés naturels nous permettant de nous sauver d’un
Occident intrinsèquement écocide est que, malgré le caractère apparemment
relativiste et postcolonial de l’affirmation, il s’agit d’une idée fondamentalement orientaliste :
dire que l’Orient peut nous sauver des malheurs du progrès et de la science, c’est croire qu’il
les a toujours ignorés, c’est dire qu’il a toujours été immobile et archaïque. 20»

Cependant, si ce point de vue peut être perçu comme naïf d’un point de vue global, sur un
plan individuel par contre, ce genre de pratique est nous offre l’opportunité de remettre un
pied dans les forces naturelles et pour les hommes civilises que nous sommes de retrouver un
accès a la spontanéité et à une expérience de soi en tant qu’être vivant, renouer un lien avec
les forces vives de la nature réprimées par des millénaires de civilisation. Faisant ainsi écho a
la maxime du Mahatma Gandhi: « Soyez le changement que vous voulez voir dans le
monde!» .

Conclusion

Nous pourrions dire que le jeux des 5 animaux exemplifie le rapport des humains à la nature
dans la pensée taoïste. Pensée dans laquelle il n’y a pas un dieu créateur mais où tout ce qui
est vivant procède du même Tao car l’essence de toute chose est le même flux intelligent de la
vie et l’humain procède du même Tao que le brin d’herbe. Il en est la même expression.
C’est une vision organique de l’univers dont nous serions tous la manifestation. Cette vision
organique n’est pas pour autant chaotique.

L’organisation interne du vivant, ses constantes, sont désignées avec le terme Li (理) souvent
traduit approximativement par ‘raison’, ou ‘logique’. Ce terme, extrêmement significatif,
désigne étymologiquement les veinures du jade. Veinures qui donnent sa structure et sa
logique à la pierre, tout comme les nervures d’une feuille d’arbre lui confèrent sa cohérence et
son unicité. De la même façon, dans le macrocosme, le processus organique du déroulement
du vivant suit des ‘nervures’ internes, et confère au monde vivant son intelligence inhérente,

20
Gaffric et Heurtebise.

15
donnant au chaos un ordre, une logique cyclique dans laquelle toutes les parties sont
interreliées et interdépendantes.

De la même façon que le jade ou une feuille d’arbre, l’humain en tant que microcosme est
traversé par des lignes de force (les méridiens) que le jeu des cinq animaux permet de raviver
par le mouvement.

Catherine Despeux, dans son ouvrage « La gymnastique daoyin dans la Chine ancienne »,
explique que l'idée selon laquelle « la vie est mouvement » est bien ancrée dans l'esprit
chinois, au point que l'immobilité aussi est considérée comme un mouvement. Le seigneur
Chaos, à l'origine du monde, est un danseur.
21
Le Livre des monts et des mers (Shanhai jing) nous le décrit ainsi :

« Sur le mont céleste [...] existe un être divin qui a l'aspect d'un sac de couleur jaune, mais
possède un éclat rouge comme le feu. Il a six pattes et quatre ailes. C'est Hundun MM (le
chaos) qui n'a ni face ni yeux, il connaît le chant et la danse et n'est autre que seigneur
Grue 22».

Par le biais du mouvement, ici au travers du jeux des cinq animaux, il s’agit donc de faire
confiance à une certaine intelligence du corps et de l’esprit en phase avec son environnement.

Ainsi, Catherine Despeux conclus son article « La gymnastique (daoyin) dans la Chine
ancienne » en disant :

« Il convient de noter que l'imitation des éléments naturels, comme par exemple les animaux,
avaient un effet sur la nature. Le corps devenait un dispositif d'autant plus efficace sur la
nature, sur soi et sur autrui qu'il trouvait sa place dans un ensemble et se mouvait
correctement. »23

21
Despeux, « La gymnastique daoyin dans la Chine ancienne ».
22
Gao, Dutrait, et Che, Chroniques du Classique des mers et des monts.
23
Despeux, « La gymnastique daoyin dans la Chine ancienne ».

16
Bibliographie

Illustrations du Jeu des Cinq Animaux (Wu Qin Xi) tirées de la Moelle du Phénix Rouge

Hua Tao dans un portrait de l'époque de la dynastie Qing / Image : domaine public sur
Wikimedia Commons [Peinture]

Boudon, Pierre. « La représentation du corps dans la pensée et la médecine chinoise ».


Anthropologica 21, no 1 (1979): 73. https://doi.org/10.2307/25605017.

Despeux, Catherine. « La gymnastique daoyin dans la Chine ancienne ». Études chinoises. 漢


學研究 23, no 1 (2004): 45‑86. https://doi.org/10.3406/etchi.2004.1338.

Gaffric, Gwennaël, et Jean-Yves Heurtebise. « Zhuangzi et l’Anthropocène: Réflexions sur


l’(auto)orientalisme vert ». Essais, no 13 (1 janvier 2018): 17‑32.
https://doi.org/10.4000/essais.439.

Gao, Xing jian, Noël Dutrait, et Philippe Che. Chroniques du Classique des mers et des
monts: tragicomédie divine en trois actes. Paris: Éd. du Seuil, 2012.

Granet, Marcel. La pensée chinoise. Éd. du 15 mars 1988. L’ évolution de l’humanité Au


format de poche, Nr. 3. Paris: Michel, 1988.

Marié, Éric. Précis de médecine chinoise: fondements historiques, théorie et pratique.


Collection médicale et paramédicale. Saint-Jean-de-Braye: Dangles, 1997.

Robinet, Isabelle. Histoire du taoïsme: des origines au XIVe siècle. Patrimoines Taoïsme.
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孙通海今译 ; 刘家槐法译 = Zhuangzi / traduit en chinois moderne par Sun Tonghai ; traduit
en français par Liou Kia-hway, 庄子., 孙通海., et Kia-hway Liou. 庄子. Di 1 ban. Beijing
Shi: 中华书局, 2009.

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« Abandonne ta forme et ton corps, laisse de côté ta sagesse et ta morale, oublie-toi dans la grande
unité de l’infini »24
Zhuangzi

24
孙通海今译 ; 刘家槐法译 = Zhuangzi / traduit en chinois moderne par Sun Tonghai ; traduit en français par
Liou Kia-hway et al., 庄子.

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