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2-Vous Êtes Dans Une Auberge
2-Vous Êtes Dans Une Auberge
Les aventures d'un personnage de jeu de rôles qui s'est débarrassé de son joueur.
Episode 1. Archétypes
Encore un groupe d’aventurier à entrer dans l’auberge ce soir. Quatre beaux spécimens de la brochette guerrier-clerc-
magicien-voleur. Du classique.
Le guerrier a de gros bras comme les culturistes et ce regard profond qu’on peut voir chez ceux qui ont mis peu de points
en Intelligence. Somme toute rien d’anormal pour un guerrier. La pléthore d’armes accrochée pêle-mêle dans son dos
prouve qu’il a déjà acquis quelque expérience et les objets magiques qui vont avec. Ses camarades lui ont laissé les
armes, les grosses et lui fièrement les a acceptées au point d’avoir l’air un peu ridicule lorsqu’il érafle les murs avec son
épée ou renverse les verres avec son fléau.
Le clerc mal décrit par son Géniteur – son créateur si vous préférez. Je vous expliquerai à l'occasion – est sans vie ; pas
de visage, pas de vêtements précis si ce n’est son armure. Ça il ne l’a pas oublié. Tout comme son symbole béni. Un truc
ridicule qui lui pend au cou. Ça aurait dû être une balance représentant la justice avec un soleil au dessus pour la nature
éclairée des représentants du dieu. Mais son Créateur s’est contenté d’un « le symbole béni, ben c’est le symbole du
dieu qu’est dessiné dans le manuel mais avec une poignée pour tourner les morts vivants. Ouais je l’attache autour du
cou comme ça, tac ! J’uis toujours prêt ». On dirait un fantôme qui traverse l’auberge tellement il est fade ce clerc mal
décrit.
Le magicien elfe a bénéficié d’un traitement plus complet mais pas moins ridicule. Affublé d’une illustration tirée d’un
manga et d’un Géniteur hyper actif et bourré de tics nerveux, il ne passe pas inaperçu. Il parle fort tout en faisant de
grands gestes. On sent qu’il agace le guerrier qui finit par lui dire :
- Ferme la un peu Denis .
- Woaé Steeve appelle moi par mon nom de perso, moi c’est Legolame ! Est-ce que je t’appelle Steeve pendant la
partie ? Hein ?
-Ben oui…
Des jeunes, leur Géniteur transparait, c’est flagrant.
Reste le voleur. Je dis « le voleur » parce que c'est évident qu'il est voleur. Mieux construit que les autres, il n'en arbore
pas moins son air sournois et fourbe. On sent à la fois que son Géniteur a de l'expérience et qu'il va tenter de faire les
poches à la moitié de l'auberge.
Vous devez être en train de vous dire « Mais qui c'est ce type qui se permet de juger tout le monde comme ça ? ».
Excusez moi, j'ai oublié de me présenter : Balin, patron de l'auberge « A la croisée des mondes », propriétaire des lieux
et ancien aventurier. Je dis ce que je veux parce que je suis chez moi d'une part et d'autre part, je parle en expert, j'ai
tellement vécu, tellement louvoyé entre les mondes que je n'ai plus de Géniteur, ni même de Maître, vous m'avez bien
entendu, je suis entièrement libre !
Toi, le grand blond avec la hache au manche gros comme une poutre, t'as de la famille ? Ben, oui, un père une mère,
des frères et sœurs, une grand mère qui te fait des gâteaux et un cousin qui te pétait tes jouets quand tu étais petit ? Une
famille quoi. Tu sais plus ? T'es orphelin ? Tu t'es jamais posé la question ? Et toi l'elfe ? Forcément qu'en vivant
plusieurs siècles, il doit bien te rester quelqu'un ? Non plus. Mmm... Vous voyez les gars, c'est un des problèmes
fréquents, la famille, dans les univers qu'on traverse, c'est trop souvent secondaire. C'est dommage, sans vouloir vous
vexer, mais vous auriez plus de profondeur si vos Géniteurs y avaient réfléchi avant de vous donner vie. Ah, c'est sûr
c'est plus facile de ne pas s'en préoccuper. Pas d'attache, pas de passé, on fait ce qu'on veut, la vie est belle. Mais,
j'insiste c'est pas pour me mettre mal avec vous, surtout toi le blond musclé, vous auriez à y gagner d'avoir une famille.
Elle vous permettrait de justifier vos peurs profondes, d'avoir des faiblesses qui étofferaient vos aventures. Sûr, ça ne
vous rendrait pas plus fort ou plus agile mais plus humain.
Moi, j'en n’ai jamais eu de famille, je suis né dans un temps où ça ne se faisait pas. On naissait aventurier et parfois on
se retirait avec une femme et des gosses mais c'était sur la fin, avant d'arrêter de cavaler derrière les dragons. Avec du
recul je me dis que ça aurait pu être une aventure intéressante. Bah ! C'est du passé, les choses évoluent. Je l'ai
constaté, les jeunes ont de la famille, parfois, maintenant. Un background aussi.
Comme on était tous dans le même cas, ça ne dérangeait personne. Aucun d'entre nous n'aurait eu l'idée de poser des
questions sur le passé et la famille des autres, c'eût été déplacé. Tout en pudeur. Faut pas croire que nos gros bras, nos
objets magiques et nos sortilèges nous mettaient à l'abri de la pudeur. C'est pas parce qu'un groupe d'aventurier a un
arrière goût de caserne de conscrit le jour de la quille qu'on n'avait pas d'angoisses existentielles. En fait on avait les
angoisses de nos Géniteurs. Bien camouflées, mais elles étaient là. J'ai l'impression que maintenant les Géniteurs
essaient de remplir ce passé et que dans la foulée ils créent des personnages plus fournis, plus vivants. C'est mieux pour
vous non ? Vous devez vous sentir moins vide ?
J'en ai souffert de ce vide. Plus d'une fois autour d'un feu de camp je me suis demandé pourquoi je faisais tout ça,
comment les choses se seraient passées si j'avais eu une famille. Je reviens avec l'histoire des résurrections dont je
parlais l'autre jour : vous imaginez comment les choses se passeraient si votre mère débarquait et réclamait que son fils
soit ressuscité, faisant des pieds et des mains pour vous sauver ? Vous imaginez le chambard ? A notre époque, ça se
décidait entre membres du groupe, en fonction de la tune qu'on avait, si on était « utile » au groupe. C'était quand même
une drôle de logique. J'en ai eu plein des résurrections mais juste parce que j'étais le seul guerrier du groupe et balaise
en plus. J'ai connu des petits nouveaux qu'on a enterrés vite fait juste parce qu'on n'avait pas eu le temps de les
connaitre et qu'ils manquaient d'expérience. Vous imaginez si leur famille avait déboulé et tout fait pour qu'on les
ressuscite ? Bien sûr que la famille ça n'est pas que ça, c'est juste un exemple que je vous donne, histoire de montrer
que la vie d'aventurier aurait pu être différente. Avec une famille, on aurait pu avoir une correspondance, se rendre visite,
aller à des mariages et des enterrements, peut-être même payer la résu à l'un ou l'autre, qui sait ? Ouais, le soir au
campement, on soignait nos blessures, on racontait pour la énième fois le combat épique avec les trolls ou on étudiait
des cartes et des énigmes tordues mais jamais on parlait des gâteaux de nos grand-mères ou de notre petite sœur un
peu chiante mais qu'on regrettait de n'avoir pas vu depuis longtemps. Parfois ça me fout le bourdon d'avoir raté tout ça.
Pensez-y les gars, faites vous une famille et un passé avant de le regretter...
Enfin, c’est ce qu’on m’a dit. Moi je ne me souviens pas de grand-chose. Toutes les histoires de tunnel et de lumière au
bout ou de dieux qui vous accueillent, tous ces trucs, je les ai pas vu. Ce dont je me souviens c’est le gros baraqué qui
me tapait dessus comme un sourd. J’avais beau ne pas être un manche en combat, sans la magie, il a fini par me buter.
En résumé, si je devais dire quelque chose sur la mort, c’est que ça fait mal. Et quand on se réveille on se sent fourbu.
Ben, oui, je parle d’après. Fourbu c’est après. Forcément, sinon je ne serai pas là pour vous le raconter. J’ai été
ressuscité ! Ah ! Tout de suite, ça fait classe, hein ?! Boah, vous savez, c’est pas si terrible que ça. La première fois, oui,
on s’enorgueillît mais les fois suivantes, on trouve ça lassant. Le premier coup, je me suis dit que j’avais peut-être raté un
truc, que j’aurais dû être attentif. La lumière au fond du tunnel, j’avais sûrement dû la rater de peu. J’ai même engueuler
les copains en leur reprochant de m’avoir ressuscité trop vite. Je ne vous raconte pas le retour de bâton ! Les reproches
sont tombés illico !
Je vous raconte le réveil :
Tac ! Je meurs. Ma dernière image c’est la masse du costaud qui m’arrive direct sur la tête. Je rouvre les yeux, je suis
dans un lit bien chaud avec un vieux barbichu que je ne connais pas en train de dire « Ca y est, il est sauvé, ça fera
20 000 pièces d’or. » Pile après ça j’entend les autres, mes potes, qui étaient juste derrière bougonner et marchander
avec le vieux. Je m’assois sur le lit un peu vasouillard ; personne ne s’occupe de moi, ils sont tous autour d’une table en
train de discuter. Je leur demande « Hé les gars ! Qu’est-ce qui s’est passé ? On est où ? » Le nécromancien de l’équipe
vient me voir et me dit « On est en ville, tu viens d’avoir une résu. »
Je fais un petit aparté. Il faut que je vous explique quand même que dans ma bande de potes, mon groupe pour utiliser le
terme technique en vogue chez les aventuriers, on avait deux nécromants. Je sais, ça fait groupe de pourris mais, non, ils
étaient sympas ! Un peu porté sur l’humour noir et avec des mœurs tordus mais on s’entendait bien. Je fermais les yeux
sur leurs petites magouilles et ils me laissaient jouer au chevalier vertueux. J’étais leur caution morale. Et on pouvait
décrocher des contrats de « bons ». Voilà, faut pas juger trop vite. Je les aimais bien mes deux copains nécros.
Je reviens à mon histoire : le nécro me raconte comment ils ont réussi à s’en sortir malgré que je me sois fait démouler.
Ca s’est fini tout juste. Objets magiques surpuissants, invocation de morts vivants, coups de putes et compagnie, ils ont
fini par buter le pourri d’en face. Vous imaginer l’histoire, avec le climax qui va bien, tout le monde croit qu’il va mourir et
ça se finit bien dans les dernières secondes. Enfin pour eux. Moi j’étais mort. Donc retour en ville fissa, après avoir pillé le
château de l’affreux d’en face, pour pas que je finisse plein de vers. On connaissait de réputation un type qui faisait des
résurrections. Super cool. C’était le vieux barbichu.
C’est à ce moment précis que j’ai fait ma petite sortie sur le fait que je n’avais rien vu pendant que j’étais mort, que si ça
trouvait, j’aurais pu rencontrer les dieux et tout le tintouin. Le nécro a un peu râlé en me disant que s’ils avaient su, ils ne
se seraient pas emmerdés à trimballer mon corps pendant 2 jours et qu’ils auraient eu une part de trésor plus importante,
qu’il aurait pu me transformer en mort vivant, j’aurais moins fait le malin. J’ai pas insisté, c’est vrai que je me préférais
vivant et entier qu’en zombie.
Dès que j’ai été debout, j’ai voulu m’équiper pour repartir, on n’allait pas rester dans la turne du soigneur. Vu ses tarifs de
résu, j’imagine que la nuit chez lui devait coûter un bras. Encore une expression qui devait le faire marrer vu qu’il faisait
repousser les membres perdus aussi. Bref, je veux reprendre ma cotte de maille enchantée, je cherche. Elle n’était plus
là. Je m’étonne. Les autres ont des regards fuyants et c’est notre soigneur elfe qui m’annonce : « Ben, tu comprends, la
résu, ça coûte bonbon, on a dû vendre une partie de ton matos pour te relever… »
Sur le moment ça m’a paru logique mais il ne m’a pas fallu longtemps pour remarquer que eux, ils avaient tout leur
matériel, voire des trucs nouveaux. Je leur dis que ce sont des enfoirés, qu’ils auraient pu prendre sur la part commune
plutôt que me dévaliser, que, si c’était comme ça, je ne prendrai plus le risque de leur servir de bouclier, que c’était des
planqués. Je peux vous dire que je n’étais pas content ! Mourir, d’accord mais qu’en plus je paie pour ça, alors là non ! Et
ne me parlez pas de la magie du retour à la vie, de la beauté de la lumière renaissante et de toutes ces conneries pour
elfes des bois. Ca m’avait coûté ma cotte de mailles enchantée ! Je voulais bien être chevaleresque mais là ils touchaient
à mon portefeuille. Je ne suis pas nain mais il y a des limites à la décence. Avec un air fautif, l’elfe m’a sorti le livre de
compte qu’il tenait. Il m’a baratiné sur le bilan financier de l’expédition, les coûts de progression, les retours sur
investissement, surtout les fioles de soin qui nous bouffaient notre marge. Je finis par me calmer mais j’avais repéré un
poignard qui m’avait l’air bien magique à la ceinture d’un de nos deux nécros, le même que j’avais vu à la ceinture du
mage pourri qu’on avait affronté. Je le pointe du doigt et dit « Et ça ? C’est pas perdu pour tout le monde ! Pourquoi vous
ne l’avez pas vendu ? Ca doit valoir de la tune, non ? » Le nécro m’a regardé avec un sourire de pervers sadique et m’a
dit « C’est maudit, ça ne peut servir qu’à des mages alignés dark, c’est invendable et de toute façon si tu me le prends, le
poignard t’assassinera tout seul et reviendra à ma ceinture. Tu veux essayer ? Mais ce coup-ci on n’aura pas les moyens
de te ressusciter. »
J’ai jamais été certain qu’il ne mentait pas mais, dans le doute, j’ai préféré éviter de tester.
Je refais deux apartés : un pour vous expliquer que, oui on avait un soigneur elfe mais qu’il n’était pas assez bon pour
faire des résurrections et qu’en plus, dans ce monde là, du moins d’après ce qu’il nous disait, c’est ballo, les elfes n’ont
pas le pouvoir de résurrection sous le prétexte que ce sont des entités à longue durée de vie ou je ne sais quoi. Moi je
pense qu’ils sont trop fainéants pour apprendre ça, c’est tout. Le deuxième, c’est pour dire quand on dit dark, c’est
comme noir, sombre ou de-la-mort, forcément c’est un truc de pourri.
Voilà, les gars, ma première expérience avec la mort, la mienne du moins, parce que celle des autres c’était devenu
commun. Après mes décès et les résurrections qui les suivaient sont devenus assez routiniers, voire lassants. Je n’ai
jamais vu de trucs incroyables en mourant. Pourtant j’ai été voir des religieux mais, bof, malgré leurs explications et les
prières qu’ils m’ont fait apprendre, rien de rien. C’est décevant, hein ?
On a fini par faire des accords au sein du groupe pour la gestion financière de toutes ces résurrections. C’était un sacré
défi budgétaire !... L’aventure n’était pas vraiment là où on le croyait. Celui qui a dû le plus s’enrichir au cours de nos
grandes années d’aventuriers ça devait être le petit barbichu. Mais pour vous dire qu’on ne se posait pas beaucoup de
question : à aucun moment, pas un d’entre nous, même pas les nécros n’a eu l’idée d’aller braquer le vieux. On préférait
s’en prendre plein la gueule contre des monstres infâmes, coucher à la dure, mal bouffer, se faire maudire et, de temps
en temps, mourir plutôt que de braquer le petit vieux qu’on avait rendu millionnaire ! On était jeunes, insouciants et…
J’allais dire un peu cons, mais je crois que c’est pas ça. En fait, ça faisait plaisir à nos géniteurs. Si ça avait été trop
simple, je crois qu’on se serait vite emmerdés.