Pierre Boulle - E MC

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PIERRE BOULLE

E = mc2
récits

JULLIARD
ŒUVRES DE PIERRE BOULLE

DANS PRESSES POCKET

LE PONT DE LA RIVIÈRE KWAÏ


CONTES DE L’ABSURDE
LA PLANÈTE DES SINGES
AUX SOURCES DE LA RIVIÈRE KWAÏ
LE BON LEVIATHAN

© 1957 by René Julliard


ISBN 2-266-00 720-3
LES LUNIENS
In all this I feel a grave danger, the danger of what might be called cosmic impiety.

BERTRAND RUSSELL.
LES LUNIENS

« A VONS très grande joie, et ressentons émotion inexprimable, en annonçant aujourd’hui à


Président des États-Unis et à membres du C.S.I. que des êtres vivants existent dans la Lune.
Proposons donner nom de Luniens à ces habitants qui, vus à distance tout au moins, semblent
avoir nombreux points communs avec les hommes. Continuons observation. Rapport précis
suivra dès que possible. »

Après avoir dicté cette effarante nouvelle sans reprendre son souffle, Weston, le chef de la
première expédition américaine dans la Lune, prit à peine le temps de vérifier la fermeture de son
costume bizarre, et se prépara à quitter le bâtiment étanche rapidement monté et aménagé, où
régnait une atmosphère artificielle permettant aux opérateurs radio de travailler à l’aise.
Discipliné, Joë, le chef des transmissions, avait pris le message sans interrompre son patron. Ce
fut seulement quand celui-ci eut terminé qu’il implora.
— Sir, dites-moi… Ce n’est pas possible ! Des êtres vivants !
Weston s’arrêta un instant près de la double porte.
— Je les ai vus, Joë. Je ne suis pas fou. Je l’ai cru tout d’abord ; mais Barclay et Powell les
ont vus comme moi. C’est la découverte du siècle. Envoyez vite le message à Washington. Cela
va faire sensation. Et gardez le contact avec moi par radio. Je vous dicterai un rapport dès que je
pourrai… Une tête, des bras et des jambes comme nous, Joë !… Mais je suis là à bavarder. Je
cours rejoindre Barclay et Powell que j’ai laissés en faction. Prévenez le chef de l’escorte
militaire. Je n’ai pas le temps. C’est lui qui commandera le camp en mon absence. Qu’il prenne
toutes les mesures de sécurité. Ces Luniens peuvent être dangereux.
Il disparut. Joë jura à haute voix plusieurs fois pour se persuader qu’il était bien éveillé, et
resta un long moment hébété, incapable d’une initiative. L’arrivée de Pat, son assistante, une fille
dont il appréciait le bon sens, la démarche souple et le sérieux dans le travail, lui rendit son sang-
froid et le sentiment de ses responsabilités. Il lui raconta en deux mots toute l’histoire et, sans lui
laisser le temps de faire une remarque, la chargea d’expédier le câble. Puis il revêtit son
scaphandre et s’en fut prévenir le commandant militaire.
Pat obtint rapidement la communication avec la Terre, transmit le message, enregistra
l’accusé de réception, et une courte note indiquant l’émoi causé par la nouvelle. Ensuite, suivant
des instructions très strictes, les opérateurs de la Terre et de la Lune coupèrent le contact, après
s’être donné rendez-vous sur une longueur d’onde inusitée, connue seulement des initiés. Alors
seulement, Pat, employée modèle, sauf à certaines heures de cafard pendant lesquelles Joë
fermait les yeux sur de brusques explosions de fantaisie, Pat s’accorda le droit de considérer
l’événement d’un point de vue personnel.
Elle alluma une cigarette, croisa des jambes sans défaut, se renversa en arrière et tomba dans
une rêverie profonde, le front plissé, ses grands yeux tournés vers la baie vitrée, d’un verre
spécial, à travers laquelle on distinguait les montagnes de la Lune.

*
* *
L’Expédition dans la Lune, depuis les premiers avant-projets, avait baigné dans le secret, le
confidentiel, le secret-et-confidentiel et le strictement-secret-et-confidentiel. Le C.S.I. (Comité
Secret Interplanétaire), dirigé par le Président des États-Unis lui-même, ne comprenait que
quelques membres sûrs du gouvernement, et un nombre restreint de spécialistes, savants et
ingénieurs, auxquels on avait fait jurer de garder le silence. Une prise de position sur la Lune
conférait une telle puissance que les dirigeants américains ne se sentaient pas le droit d’en faire
profiter les nations amies ; encore moins les peuples hostiles. Toute la préparation s’était
effectuée dans un désert. Les techniciens qui ne s’étaient pas embarqués dans la fusée étaient
soumis à une surveillance étroite. Les explorateurs communiquaient avec l’état-major du C.S.I.
par une station radiophonique aménagée dans un souterrain de la Maison-Blanche.
Le départ avait eu lieu à l’abri de nuages épaissis par des artifices. La fusée avait très vite
atteint une vitesse telle qu’un miracle seul eût pu la faire découvrir par les observatoires, et
même par le plus puissant, après Palomar, de tous les télescopes, celui-là dont le nom n’était
prononcé qu’avec un frisson par les Américains : l’Œil soviétique, ou simplement l’Œil, comme
on disait le plus souvent.
Le point délicat était l’« alunissage », et les évolutions ultérieures des explorateurs sur notre
satellite, car l’Œil, en cette fin de siècle, avait un pouvoir grossissant qui lui permettait sans
doute de déceler un objet mouvant de petites dimensions à la surface de la Lune. Les techniciens
avaient supprimé ce risque, et résolu le problème d’une manière suprêmement élégante, en
décidant que l’abordage aurait lieu sur l’autre face de la Lune, celle dont rêvent les poètes, celle
qui échappe aux observations terrestres. L’on sait, en effet, que, du fait de la conjugaison de ses
deux mouvements (révolution autour de la Terre et lente rotation sur elle-même), la Lune nous
présente toujours le même hémisphère.
Ce plan avait été réalisé avec succès. La fusée avait atteint la Lune au point prévu ; l’Œil
n’avait rien vu. Elle avait même échappé à Palomar. Alors, les pionniers de l’espace avaient
commencé leur exploration.

*
* *
Weston gravissait avec précipitation la montagne au sommet de laquelle l’attendaient ses
compagnons. Le message triomphal qu’il venait de dicter avait fait flamber en lui un nouvel
enthousiasme, comme si la proclamation officielle de sa découverte en exaltait le caractère
prodigieux.
Il existait des Luniens ! Cette constatation bouleversante projetait sur son expédition la
lumière magique des grandes aventures, dont il rêvait depuis le départ, et dont l’absence s’était
cruellement fait sentir. Jusque-là, il était bien obligé de se l’avouer, tous avaient été déçus par le
déroulement monotone de leur entreprise, et par le peu d’imprévu qu’elle comportait. Des
savants méticuleux, aidés d’infaillibles robots, avaient minutieusement réglé à l’avance chaque
détail. Après la secousse initiale, dont la rigueur avait été exactement calculée et compensée, le
voyage de la Terre à la Lune s’était effectué sans un à-coup. La sensation constante de baigner
dans un espace infini et uniforme était très vite devenue insipide. La libération de la pesanteur
terrestre avait amusé un moment les voyageurs, mais la lassitude était venue avec
l’accoutumance à des phénomènes mille fois décrits. L’approche de la Lune, la découverte de
l’hémisphère mystérieux, lorsque la fusée, changeant de direction, s’était glissée de l’autre côté
de l’astre, avaient provoqué quelques instants d’émotion. Tous avaient épié avec fièvre le
grossissement du monde nouveau. Mais des romanciers, doués d’une imagination anticipatrice,
avaient vécu ces instants avant eux, et en avaient vulgarisé l’intérêt en des milliers
d’exemplaires.
C’est avec nostalgie, presque avec désespoir, que Barclay, le spécialiste psychologue de
l’expédition, confiait à Weston que, dans son rapport au C.S.I. au sujet des impressions suscitées
par un alunissage, il n’avait à peu près rien trouvé à ajouter aux récits de Wells et à ceux de
quelques autres écrivains du siècle écoulé.
Pendant la première période de leur séjour, ils étaient allés de déconvenue en déconvenue,
s’apercevant peu à peu que l’autre face de la Lune était en tout point semblable à l’hémisphère
visible de la Terre, dont Palomar et l’Œil avaient fouillé tous les détails, et dont des peintres
célèbres avaient même reconstitué certains paysages.
Ils avaient l’impression démoralisante de se mouvoir dans la désolation d’un décor
archiconventionnel : des montagnes déchiquetées, dont le relief n’avait pas été atténué par
l’érosion ; un soleil rouge, des étoiles visibles en plein jour dans un ciel presque noir ; une
alternance de surfaces éclairées brûlantes et d’ombres froides, sans transition de pénombre ; un
horizon découpé en lignes sèches, comme un cliché pris à la lumière infrarouge, où les nuances
et le flou étaient inconnus. Devant ce spectacle, Powell, le spécialiste mécanicien de l’équipage,
qui pourtant n’était guère sensible aux manifestations de la nature, affirmait qu’il se croyait
transporté dans un studio de cinéma. Quant à Pat, elle déclara mélancoliquement à Joë qu’ils se
trouvaient à chaque instant devant un paysage lunaire – déplorablement, cruellement lunaire.
C’était lui, Weston, le plus désenchanté. Ingénieur plein d’avenir, spécialisé dans la
recherche, placé à la tête de l’expédition malgré son jeune âge, à cause de ses brillantes qualités,
de son énergie, et surtout de son esprit aventureux, passionné de découvertes, il s’apercevait,
hélas, que le travail de laboratoire était plus fécond en péripéties que l’exploration dans la Lune !
Mais tout était changé depuis ce matin. Il existait des Luniens ! Sa vie entière, Weston se
rappellerait son émotion lorsque, après avoir escaladé une montagne pour élargir leur champ
d’observation, les trois hommes avaient aperçu dans une vallée une silhouette d’apparence
humaine se déplaçant lentement. Ce ne pouvait être un membre de l’expédition ; ils les avaient
laissés derrière eux. Ils devaient croire le témoignage de leurs trois paires d’yeux, quelque
fantastique que fût la vision : la Lune était habitée. Ils avaient devant eux un Lunien.
D’autres silhouettes, semblables à la première, s’étaient bientôt révélées à travers les rochers.
Weston eût voulu ne pas les quitter des yeux, tant il craignait de les voir s’évanouir. Mais
l’importance de l’événement exigeait qu’il en rendît compte à la Terre sans tarder ; d’où son
retour précipité vers le camp de base et ses instructions à Joë. Il avait hâte maintenant de
rejoindre ses deux amis.
Il arriva haletant au sommet de la montagne. Barclay et Powell n’avaient pas bougé, aplatis
derrière un gros rocher, épiant, invisibles, la vallée en dessous d’eux. Il les interrogea avec
angoisse par l’intermédiaire du petit poste radio que chacun portait à l’intérieur de son
scaphandre.
— Alors ?
— Ils sont toujours là, dit Barclay. Et… tenez-vous bien, Weston – sa voix tremblait sous
l’effet de la surexcitation – ce sont des créatures raisonnables. Ils travaillent. Regardez.

*
* *
Joë et sa collaboratrice, Pat, n’avaient pas quitté le poste d’écoute depuis plusieurs heures,
attendant un appel de leur chef. Joë avait essayé une fois de communiquer avec lui, sans obtenir
d’autre réponse que : « Plus tard… je n’ai pas le temps… attendez… prodigieux ! », ce qui
n’était pas de nature à assouvir leur curiosité. Pat devenait nerveuse à mesure que le temps
s’écoulait. Elle se leva, traversa la pièce et, pour la centième fois, tripota l’appareil qui réglait la
composition et la pression de l’atmosphère.
— Ce maudit engin est détraqué, dit-elle avec rage. Je ressens toute la lourdeur d’un orage
tropical, et j’ai des picotements dans les cheveux.
— L’air est O.K., dit Joë. Ce sont tes nerfs.
— C’est intolérable, continua Pat, qui ne voulait pas se calmer. Weston pourrait au moins
nous dire à quoi ils ressemblent.
— Il a déjà dit : « De nombreux points humains. »
— Oh, Joë, s’écria Pat avec une agitation qui contrastait avec son calme habituel ! Si
seulement, sur quelques points, ils pouvaient être différents !
— Après tout, il ne les a vus que de loin. Peut-être ont-ils un bec et des griffes, ou des pinces
comme des homards, si c’est cela que tu souhaites.
— Et peut-être une peau de crocodile, s’écria Pat, furieuse. Ce n’est pas ce que je veux dire.
— Je le sais bien. Mais à quoi bon se torturer la cervelle…
C’est à ce moment que retentit le signal de Weston. Joë et Pat ajustèrent fébrilement les
écouteurs. Tous deux, pour plus de sûreté, prirent en sténo le rapport de leur chef. Cette
précaution n’était pas inutile, car certains passages étaient si étranges, que l’un ou l’autre
s’interrompait parfois, bouche bée, paralysé par la surprise.
« Les Luniens, disait Weston, ne sont pas les créatures monstrueuses, munies de tentacules ou
de pinces, parfois décrites dans les romans d’anticipation, mais Joë, et bien des êtres présentant
presque tous les caractères humains. Les Luniens, Monsieur le Président, les Luniens ont un
corps semblable à notre corps, de la même taille, à peu près. Les Luniens ont une tête, deux
yeux, deux bras. Les Luniens marchent debout sur deux jambes à chacune desquelles est
accroché un pied. Les Luniens, gentlemen du C.S.I., je ne puis tarder à vous le révéler, les
Luniens ont des habitations, les Luniens parlent, les Luniens sont sociables. Ils mangent. Ils
boivent. Ils pensent… Excusez ce désordre. Il est difficile de conserver la tête froide pendant les
minutes que nous vivons. Je veux pourtant vous exposer dans l’ordre chronologique le relevé de
nos observations et l’histoire de notre entrée en contact.
« Du haut de la montagne, pendant un très long moment, nous avons épié, sans nous montrer,
une dizaine de Luniens, qui se mouvaient dans la plaine. Barclay et Powell avaient déjà
remarqué, en mon absence, que leurs gestes ne correspondaient en rien à l’agitation désordonnée
d’animaux ou de créatures sans raison, mais qu’ils étaient, au contraire, le fait d’êtres sensés,
intelligemment actifs, organisés et se livrant à une occupation bien définie. En un mot, les
Luniens travaillaient, Monsieur le Président. La nature de ce travail nous apparut bientôt
merveilleusement claire. Elle était particulièrement émouvante pour nous, Américains. Là, sous
nos yeux, les Luniens étaient occupés à construire une cité… Ah, gentlemen du C.S.I., mon cœur
faillit exploser de joie quand les Luniens se révélèrent si proches de nous par l’esprit et par les
méthodes, quand, avant même de les approcher, je constatai à la fois le caractère sacré de leurs
travaux, l’efficacité de leurs efforts, ainsi que la puissance et la précision de leurs machines.
« Les Luniens ont des machines, Monsieur le Président ! Dans l’ordre chronologique de nos
découvertes, qui coïncide avec l’ordre d’importance – car, qu’est-ce qui différencie l’homme des
animaux sinon l’art d’utiliser des instruments et la qualité de ceux-ci ? – ce sont ces machines
que nous admirâmes tout de suite après la silhouette des Luniens.
« Un rapport détaillé sur ces machines suivra, établi par Powell qui, vous le verrez, a pu les
étudier, et même les essayer. Sachez que nous vîmes avec ravissement évoluer une sorte de
bulldozer de poche qui traçait une rue, et fonctionner une bétonnière automatique rappelant nos
engins les plus perfectionnés. Ces appareils, commandés chacun par un seul Lunien ;
fonctionnaient avec une harmonie remarquable, dans le silence absolu que l’absence
d’atmosphère crée sur notre satellite. Ils semblaient parfaitement adaptés à leur objet. Je veux
souligner ici ce fait incroyable et pourtant exact : sur beaucoup de points, ils ne paraissaient pas
inférieurs aux machines américaines correspondantes. Voici d’ailleurs les premières
constatations techniques de Powell. »
— Au diable ! s’écria Pat, avec fureur.
Après avoir imploré la permission de Joë, elle déposa ses écouteurs et se mit à arpenter la
pièce avec agitation. Les précisions mécaniques de Powell la faisaient mourir à petit feu. Quand
il existait sur la Lune des êtres vivants !… Elle ne revint à son poste que sur un signe de son
patron. Weston reprenait la parole.
« Cet exposé vous donne une idée du stade technique très élevé chez les Luniens, et vous
imaginez en quelle estime nous les tenions, avant même de les aborder… Mais c’est fait. Le
contact est établi, et j’ai bien d’autres merveilles à rapporter au sujet de cette race étonnante,
pour laquelle nous éprouvons une sympathie instinctive. »
Weston parlait maintenant sur un ton d’émotion intense. Joë et Pat retinrent leur souffle,
sentant qu’il faisait effort pour mettre de l’ordre dans une profusion de sensationnelles
découvertes.
« Les Luniens, reprit-il enfin, les Luniens sont des créatures aimables et sociables. Nous nous
sommes montrés à eux. Nous les avons salués. Ils nous ont répondu. Nous sommes descendus
dans la vallée. Ils nous ont accueillis avec enthousiasme. Ils nous ont invités chez eux.
Écoutez… »

Or, en cette fin de siècle, le camarade Zarkoff dirigeait un service secret, confidentiel, et
même strictement-secret-et-confidentiel, dont le siège était situé dans une forteresse interdite du
Kremlin et dont tous les membres étaient soumis à une surveillance rigoureuse.
Ce soir-là, Zarkoff rompit avec des habitudes bien établies de respect et de discipline. Il se
précipita en ouragan, à peine annoncé, chez le Numéro Un de l’Union, bouscula une sentinelle
et, haletant, s’exclama :
— Une nouvelle sensationnelle, camarade ! Ils ont découvert des êtres vivants !
— Des êtres vivants ?
— Et qui ont des caractères humains ! Nous sommes en train de capter le rapport d’Eastgueff.
J’ai abandonné l’écoute pour vous prévenir.
— Vous êtes sûr qu’Eastgueff est dans son état normal ?
— Eastgueff est un mystique, mais il sait conserver la tête froide dans les grandes
circonstances. Il interprète parfois les faits, mais il ne les invente pas. Et la nouvelle est
confirmée par deux autres. Ils donnent des détails. Ils ont pris contact…
Le Numéro Un jaillit de son fauteuil et, sans escorte, courut vers la forteresse à travers un
dédale de couloirs. Sur le seuil, seulement, il marqua un arrêt et se tourna vers Zarkoff qui le
suivait de près.
— Vous êtes certain que le secret est bien gardé ?
— Certain.
— Palomar ?
— Palomar ne peut rien voir. Cela se passe sur l’autre face de la Lune.
Ils entrèrent. Deux membres du service étaient absorbés devant un poste. L’un inscrivait le
message, l’autre le traduisait en russe au moyen d’un code compliqué. Le Numéro Un leur fit
signe de ne pas s’interrompre. Il s’approcha et lut par-dessus une épaule.
« Moi, Eastgueff, responsable de la première mission soviétique interastrale, et les deux
camarades dont les noms suivent, nous prions les camarades de la Terre de considérer chaque
point mentionné ici comme l’expression de la vérité rigoureuse. Nous en donnons notre parole de
Russes et de membres du Parti. Tout ceci existe, tel que nous le décrivons. Tout ceci, nous
l’avons vu ou entendu sur l’autre face de la Lune. En un mot, tout d’abord, la Lune est habitée. Il
y a des Luniens. Nous les avons découverts et nous avons fraternisé. Voici maintenant notre
rapport objectif.
« Comme vous le savez, nous avions trouvé, à quelque distance de notre camp provisoire, un
emplacement favorable à l’édification de la première cité russe dans la Lune. Nous étions
occupés, quelques camarades et moi, à effectuer les premiers travaux, quand j’entendis dans mon
microphone une violente exclamation.
« Je levai les yeux. J’aperçus un camarade immobile, le bras tendu vers le sommet d’une
colline qui domine notre vallée. Mon regard suivit la direction indiquée, et ma stupeur égala la
sienne. Une silhouette humaine se découpait sur les rochers et agitait les bras. C’est ainsi,
camarades, que nous connûmes l’existence d’habitants dans la Lune. Cette apparition produisit
sur nous une impression que j’ai de la peine à décrire ; d’abord, à cause de son caractère insolite,
mais aussi, à un degré au moins égal, parce qu’il s’en dégageait un étrange rayonnement… En
vérité, je crains de ne pouvoir me faire comprendre ; mais, dès la première vision de cette
créature, dont nous ne distinguions ni les traits ni les proportions, tous nos sens furent affectés
par une émanation mystérieuse, infiniment troublante, ce je ne sais quoi de noble et de
majestueux dans l’attitude qui, je pense, révèle les êtres supérieurs.
« Bientôt, nous aperçûmes deux autres Luniens semblables au premier, qui faisaient les
mêmes signes que lui, cherchant visiblement à attirer notre attention. Notre premier émoi un peu
calmé, nous décidâmes d’imiter leur comportement, et nous élevâmes les bras vers le ciel noir,
dans un geste aussi amical que possible. Les Luniens parurent émus. Ils trépignaient sur place, et
s’envoyaient mutuellement des claques dans le dos, comme font certains hommes lorsqu’il leur
est donné de contempler un spectacle réjouissant. D’instinct, nous fîmes de même, ce qui ajouta
encore à leur euphorie. Alors, après quelques hésitations, ils se mirent à descendre lentement la
pente de la montagne. Ils n’avaient pas l’air menaçant, au contraire, et nous allâmes à leur
rencontre. Bientôt, camarades, nous contemplâmes de très près les habitants de la Lune.
« Voici le résultat de ces premières observations. Les Luniens, nous vous en donnerons plus
loin de nombreuses preuves, sont des êtres remarquables, de forme et de proportions humaines.
Ce qui nous troubla cependant à l’abord, ce fut leur peau lisse et grisâtre, leurs yeux énormes et
rectangulaires, et un nez qui semblait avoir le développement d’une trompe. Vous verrez par la
suite que nous avions été abusés par des apparences… mais je poursuis mon exposé
chronologique.
« Nous voici donc face à face, assez gênés, nous, Russes, pour exprimer nos sentiments
fraternels. À tout hasard, je levai le poing crispé à la hauteur de mon front. À ma grande surprise,
le plus grand des Luniens comprit parfaitement le sens de ce salut, car il répéta mon geste, imité
aussitôt par ses compagnons. Nous connûmes alors qu’ils étaient intelligents et sociables.
Ensuite, le grand Lunien abaissa ses bras, joignit les mains et les secoua plusieurs fois en nous
regardant de ses énormes yeux. Ce ne pouvait être, nous le comprîmes, qu’une manifestation
amicale. Les Chinois se saluent un peu de cette façon sur la Terre, en se courbant toutefois
davantage. Nous nous empressâmes de répondre de la même façon.
« Cet échange de politesses, cette évidente bonne volonté de leur part avaient créé des liens de
sympathie. Nous les invitâmes par geste à nous accompagner vers notre chantier. Là, le plus petit
des trois manifesta un vif intérêt pour nos machines. Notre bonne opinion de leurs capacités
intellectuelles se trouva confirmée quand nous vîmes le petit Lunien, écoutez bien ceci,
camarades, le petit Lunien s’approcher de notre bulldozer nain, l’examiner avec attention, en
faire plusieurs fois le tour et palper différents organes, en hochant la tête d’un air réfléchi. Puis,
après nous avoir regardés, et comme nous l’encouragions en souriant, intrigués par son manège,
le voilà qui prend place sur le siège de la machine. Le voilà qui, après quelques tâtonnements,
réussit à faire démarrer le moteur, actionne les leviers et fait évoluer l’engin avec une maîtrise
égalant presque celle de nos meilleurs travailleurs. Nous fûmes tous si touchés par cette
démonstration que nous nous mîmes spontanément à applaudir avec fureur. Voyant cela, les
deux autres Luniens firent chorus, et battirent des mains comme si ce geste leur était familier…
« Camarades, imaginez ce spectacle. Des Luniens et des Russes, fraternellement unis dans un
enthousiasme commun, applaudissant de toutes leurs forces, et dans le silence religieux de
l’espace vide, un travailleur lunien aux commandes d’une machine soviétique ! C’est cela que
nos yeux ont contemplé sur l’autre face de la Lune. Nous en pleurions d’attendrissement.
« L’attitude des Luniens nous inspirait une si grande confiance, et nous ressentions d’instinct
pour eux une telle sympathie que nous décidâmes de les emmener dans notre camp provisoire
pour faire plus ample connaissance, et de les y accueillir suivant les règles de notre traditionnelle
hospitalité. Ils nous suivirent. Nous atteignîmes le camp après une heure de marche. Nous mîmes
rapidement au courant les autres camarades de l’expédition et une réception fut improvisée dans
la salle commune. Les Luniens parurent extrêmement surpris à la vue de notre installation ; mais
ils n’avaient pas fini eux-mêmes de nous étonner… Camarades, camarades, ils nous ressemblent
comme des frères ! Ils respirent ! Ils parlent !… Je suis encore si bouleversé que j’ai de la peine à
mettre de l’ordre dans mon récit… »

— Ce diable d’Eastgueff aura bu, hurla le Numéro Un, en profitant d’un temps d’arrêt.
Zarkoff, ce langage n’est pas celui d’un homme maître de ces nerfs.
— Eastgueff boit peu, dit Zarkoff ; et un homme qui a découvert des êtres semblables à lui sur
l’autre face de la Lune est excusable de perdre, par moment, son sang-froid. De plus, son rapport
est certifié par les autres.
— Une hallucination collective, grommela le Numéro Un. Qui peut savoir l’influence de ces
voyages sur le cerveau ?…
Il s’interrompit, car la transmission reprenait.
« Lorsque, précédés des Luniens, nous eûmes pénétré dans la salle étanche, nous
commençâmes par nous débarrasser de nos scaphandres. Nous voulions être à notre aise pour
fêter joyeusement l’événement inouï, et nous montrer à nos invités sous notre aspect naturel. En
nous voyant rejeter l’uniforme interplanétaire, ceux-ci manifestèrent, nous sembla-t-il, une
surprise accrue et, pour la première fois, grâce à la présence de l’atmosphère artificielle, nous les
entendîmes émettre un son bizarre, qui devait exprimer l’étonnement. Le grand Lunien sortit de
sa poche un instrument qui ressemblait à un baromètre. Il y eut d’autres sons indistincts, comme
s’ils se concertaient. Puis, lentement, comme des chrysalides déchirant leur coque pour se
transformer en papillons glorieux, les Luniens commencèrent à se dépouiller de leur peau… »

— C’est bien ce que je pensais, rugit le Numéro Un. Ces images incohérentes sont la preuve
d’une hallucination. Il faut rappeler toute l’équipe.
— Écoutons, supplia Zarkoff.

« Cette peau lisse et grisâtre, camarades, n’était qu’un vêtement, une sorte de scaphandre
présentant quelque analogie avec le nôtre, et leur trompe, un simple tuyau. Comme nous, les
Luniens, créatures vivantes, ont besoin d’air. Comme nous, ils suppléent au vide de l’espace par
des artifices. Où vivent-ils à l’état naturel ? Où emmagasinent-ils l’air qui leur est nécessaire
pour circuler à la surface de leur astre ? Nous pensons, comme on l’a suggéré autrefois, que c’est
dans l’intérieur de la Lune, dans les abîmes sous-lunains. Nous ne tarderons pas à l’apprendre
sans doute, quand nous aurons fait plus ample connaissance. Mais écoutez la suite.
« Voici donc nos trois Luniens qui sortent de leur peau. Ce n’est pas par un vain désir de
colorer ce récit que j’ai évoqué la radieuse naissance du papillon. Tous les camarades et moi,
nous songeâmes invinciblement à une métamorphose de cette sorte quand nous vîmes apparaître,
jaillissant de l’enveloppe terne et grossière, une profusion de couleurs éclatantes, de nuances
chatoyantes, une somptueuse richesse de dessins entrelacés et d’arabesques. Nous fûmes éblouis,
camarades, et longs à nous apercevoir que cette splendeur appartenait à de simples vêtements :
les chemises et les cravates que portent les individus de ce peuple dont nous mesurons à chaque
instant la délicatesse et le goût.
« Nous étions même fascinés au point de ne pas percevoir pendant de longues minutes les
autres merveilles que le geste des Luniens nous dévoilait brusquement : une tête semblable à la
nôtre ; des yeux, des oreilles, un nez, une bouche analogues à nos organes ; un corps et des
membres qui sont des copies parfaites de notre corps et de nos membres. Et ce n’est pas tout. Les
Luniens boivent ; nous avons trinqué. Les Luniens parlent ; nous les avons entendus.
« Les Luniens parlent, camarades ! Oh, certes, leur langage sera difficile à interpréter car, il
nous faut concéder ce point, les sons qu’ils émettent sont très différents de tout ce que nous
avons ouï sur la Terre. Nous en ressentîmes une désillusion passagère : d’après leur aspect, nous
nous attendions presque à un langage humain. Cependant, notre spécialiste est d’accord avec moi
pour affirmer qu’il s’agit bien d’un langage, plus proche du nôtre, malgré ses accents gutturaux
que ne l’est celui de n’importe quel oiseau parleur.
« D’ailleurs, on ne peut juger une créature sur la musicalité de ses accents, et nous vous
apportons maintenant la preuve que les Luniens sont, non seulement des êtres raisonnables et
industrieux, mais aussi un peuple bon, aimable, accueillant, pacifique, serviable, cultivé et
spirituel. Jugez vous-mêmes, camarades. Ces Luniens… »

3
— Ces Luniens ont un charme extraordinaire, dit Pat en s’étirant, après avoir déposé ses
écouteurs.
— Vous, les femmes, gronda Joë, il suffit qu’un homme soit étranger pour que vous vous
jetiez à sa tête. Alors, un Lunien !… Même s’il avait eu des poils sur tout le corps et des
tentacules, tu l’aurais trouvé irrésistible.
— Il n’a ni poils ni tentacules ! s’écria Pat, furieuse. Et je ne me suis pas jetée à sa tête ; tu le
sais bien. C’est Weston qui m’a demandé d’avoir avec l’un d’eux des entretiens particuliers et de
tâcher de savoir comment ils se comportaient dans leurs rapports avec les femmes.
— Weston est devenu complètement maboul, dit Joë sentencieusement.
— L’étude qu’il a entreprise ne doit pas comporter de lacune. C’est ce qu’il m’a expliqué. Il
m’a dit : « Nous devons tout savoir au sujet de ces Luniens, Pat. Et il n’y a que vous ici pour
pouvoir aborder décemment les problèmes sexuels d’une manière empirique. C’est une mission
de confiance. Est-ce que je peux compter sur vous ? » J’ai réfléchi. Il avait raison. Il n’y avait
que moi. J’ai marché.
— Marché, marché ! maugréa Joë, les yeux au ciel… En tout cas, pas avant d’avoir
proclamé – j’étais là, j’ai entendu : « Je choisis le grand blond. Celui qui semble être le chef et
qui a une petite moustache. »
— Tant qu’à faire…, murmura Pat en rongeant un de ses ongles. Oh, Joë, continua-t-elle avec
une passion subite, il ne faut pas m’en vouloir. J’avais tellement envie d’en voir un de près, de
savoir, moi aussi…
— Bien, bien, fit Joë. Ce que j’en dis, ce n’est pas pour critiquer, Pat. Seulement, moi,
pendant ces expériences, j’ai dû m’appuyer tout le boulot et turbiner vingt heures par jour. C’est
à peine si je les ai aperçus ces Luniens. Quand on a donné une soirée en leur honneur, tout juste
si j’ai eu le droit de boire un verre avec eux au salon. Il fallait que je transmette à la terre les
chœurs qu’ils nous ont chantés.
— Des voix admirables.
— Ça, je le reconnais. J’ai jamais rien entendu de pareil. Mais j’en ai assez d’assurer le
service tout seul.
— C’est fini, soupira Pat. J’ai repris mon travail. Mon étude est terminée.
— Intéressante ? demanda Joë. J’ai même pas eu le droit de lire ton rapport.
— Privé et confidentiel. Seul, Weston l’a lu ici.
— Intéressant ? insista Joë. Des impressions rares ?
Pat resta silencieuse, le sourcil froncé, son fin visage tendu, comme si elle cherchait
anxieusement à mettre de l’ordre dans ses souvenirs. Elle eut un geste de dépit, parut renoncer à
dégager une conclusion de sentiments contradictoires, et finit par répondre à voix basse :
— Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas !
— C’est la vérité, Joë, protesta-t-elle, dans un début d’énervement. Weston a déjà insisté pour
me faire préciser. Il est tellement entiché de ses Luniens qu’il eût voulu me faire prendre
position. Je n’ai rien pu lui dire d’autre : « Je ne sais pas… » Oh, par moment, je ne dis pas, par
moment, il me semblait vraiment, vraiment qu’il était différent… Un charme peu commun, Joë,
je te l’ai déjà dit, et des délicatesses comme je n’en ai jamais constatées chez nous, c’est
indéniable… Et puis, à d’autres instants…
— À d’autres instants ?
— On aurait dit qu’il avait appris par cœur le rapport Kinsey, éclata Pat, et qu’il cherchait à en
tirer une ligne de conduite !
— Je comprends, dit Joë, songeur.
Pat eut un haussement d’épaules rancunier et se détourna pour regarder à travers la baie vitrée.
Joë l’entendit réciter à voix basse sur un ton désenchanté :

Over the mountain Of the moon,


Down the Valley of the Shadow
Ride, boldly ride,
The shade replied,
If you seek for Eldorado(1).

Il ne lui posa pas d’autre question. D’ailleurs l’indicatif de Weston se faisait entendre, et tous
deux s’absorbèrent dans leur travail. Leur chef, de plus en plus enthousiaste, passait maintenant
la plus grande partie de son temps chez les Luniens, accompagné des principaux experts de
l’expédition, poursuivant fiévreusement une étude de caractère et de mœurs. Il dictait chaque
jour un rapport, qui était immédiatement retransmis. À la Maison-Blanche, les renseignements
sur les habitants de la Lune étaient commentés avec passion, classés, étiquetés, et commençaient
à former la matière d’un gros volume confidentiel.
Ce jour-là, Weston disait :
« Les Luniens sont véritablement des créatures d’élite. Notre admiration pour eux va
croissant, depuis une semaine que nous nous attachons à les connaître et à pénétrer les richesses
de leur civilisation. Si nous en jugeons par les acquisitions de notre propre esprit, il apparaît
évident qu’une collaboration étroite entre nos deux peuples se révélera un puissant facteur de
progrès communs. C’est notre espoir à nous, pionniers de la Lune, de contribuer à établir une
amitié sincère et durable entre eux et les États-Unis.
« Vous avez reçu les rapports de Powell, et apprécié comme nous la perfection de leur
technique et de leurs réalisations industrielles. Vous avez vu l’étude de notre spécialiste en
anatomie comparée, qui, après une investigation complète au moyen des rayons X, conclut que la
structure interne des Luniens est presque celle des hommes. Vous avez pris connaissance du
rapport privé confidentiel de Pat qui confirme pleinement l’impression de profonde humanité
qu’ils nous ont donnée à tous. Je veux aujourd’hui m’élever au-dessus de tous les détails
matériels et vous parler de l’esprit lunien.
« Je dois vous expliquer auparavant comment il nous fut possible de pousser aussi loin notre
enquête. C’est d’abord parce que nous nous sommes aperçus – et avec quelle émotion ! – que les
Luniens connaissaient parfaitement le langage binaire, dont les cercles scientifiques commencent
à faire usage sur la Terre. Vous savez ce qu’est ce langage. Il consiste à représenter chaque mot
par une formule condensant des réponses purement affirmatives ou purement négatives (oui ou
non, représentés par 1 ou 0) à une série de questions de plus en plus particulières. La formule
éliminant ainsi progressivement tout ce qui est faux, et faisant apparaître tout ce qui est vrai au
sujet de ce mot, celui-ci se trouve caractérisé d’une manière simple, précise et rigoureusement
logique. C’est le langage idéal pour l’étude que nous avons entreprise. Il écarte l’ambiguïté et le
flou, si j’ose me permettre une image, comme l’espace dénué d’atmosphère de la Lune élimine la
pénombre et les nuances trompeuses, ne laissant subsister que la lumière franche ou le noir, le
froid glacial ou la chaleur torride.
« Quand nous avons découvert que les Luniens parlaient couramment le binaire, il n’y a plus
eu de difficultés de communication, et notre connaissance de ce peuple a fait très vite de grands
progrès. Jusqu’ici, en effet, je vous l’avais signalé, le langage ordinaire des Luniens a défié nos
efforts de traduction. »

— Le grand blond se faisait assez bien comprendre, murmura Pat. Et pourtant, je parle très
mal le binaire.

« … Ce qui nous a aidés ensuite, c’est que les Luniens ont confiance en nous. Ils se prêtent
avec une bonne volonté digne d’éloges à notre enquête, ne tenant rien caché de ce qui nous
intéresse, s’ingéniant au contraire à nous faire profiter de leurs acquisitions dans tous les
domaines.
« Cela expliqué, voici quelques aperçus sur leur système économique. Chez les Luniens,
gentlemen du C.S.I., les diverses activités ne sont pas émiettées en plusieurs sociétés, qui passent
leur temps à se combattre, comme c’est le cas chez nous. Elles sont, au contraire, condensées en
une seule, et cette entreprise gigantesque n’est autre que l’État. Nous avons été éblouis par cette
conception. Il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas distinguer au premier coup d’œil tout ce
qu’elle apporte avec elle de simplicité, d’efficacité et même de suprême élégance dans les
problèmes généraux de planning et de management. Barclay et moi, nous en avons longuement
discuté, et nous sommes convaincue qu’elle constitue un progrès considérable par rapport à la
nôtre. J’ai ressenti un peu d’amertume en songeant qu’aucun peuple de la Terre n’a jamais pensé
à réaliser cette unification. Il nous aura fallu venir sur l’autre face de la Lune pour la découvrir. Il
me semble toutefois, et c’est un réconfort, que nous autres Américains, nous avons fait quelques
tentatives dans cette voie lors du « New Deal », notamment avec la T.V.A. Elles étaient bien
timides. Nous pensons, gentlemen du C.S.I., que l’exemple lunien doit nous inciter à accomplir
de nouveaux progrès.
« J’ai parlé plusieurs fois de progrès. Je veux signaler ici que les Luniens ont une tournure
d’esprit essentiellement progressiste. Ce n’est pas là la moindre de leurs vertus, et c’est peut-être
une de celles qui nous touche le plus, nous, Américains.
« Si on s’élève au-dessus des détails, pour considérer dans sa généralité l’esprit organisateur
lunien, on constate d’ailleurs qu’il y a entre eux et nous des analogies remarquables. Notre grand
principe de management, par exemple, celui-là même qui est inscrit en lettres d’or à l’entrée de
nos grandes administrations : « Trusted until sacked », c’est-à-dire : « Donnez à vos hommes de
grandes responsabilités, et faites-leur confiance, jusqu’à ce que vous les flanquiez à la porte », eh
bien, gentlemen du C.S.I., c’est lui qui préside à toutes les entreprises des Luniens. Ils
l’appliquent à la gestion même de l’État. Leurs hommes politiques ont des pouvoirs étendus
jusqu’à ce qu’ils cessent de donner satisfaction. Alors, ils sont immédiatement liquidés, comme
nos ingénieurs incapables ou nos administrateurs maladroits. Cette règle, dont nous nous
croyions les inventeurs, elle est appliquée intégralement sur l’autre face de la Lune, par des êtres
audacieux, qui n’hésitent pas à tirer toutes les conséquences bénéfiques d’une idée juste.
« Bien entendu, après que les Luniens nous eurent confié leur système, j’ai essayé d’esquisser
pour eux les grandes lignes du nôtre. Ils ont paru singulièrement intéressés, et lui ont trouvé de
grands mérites. Même en tenant compte de leur bienveillance et de leur courtoisie naturelles, j’ai
compris à la chaleur de leurs éloges qu’ils étaient sincèrement admiratifs, et les compliments de
tels experts ont été pour moi une grande satisfaction d’amour-propre. Nous avons discuté
ensemble dans une atmosphère de parfaite cordialité, et conclu qu’il serait du plus haut intérêt
qu’une commission mixte de spécialistes appartenant à nos deux pays fît une étude comparée et
approfondie de ces questions.
« C’est leur attitude même au cours de ces discussions qui a mis en lumière une nouvelle et
profonde ressemblance entre le génie lunien et le génie américain. Ils n’abordent pas un débat
dans le but puéril de dénigrer leurs interlocuteurs. Au contraire, comme nous, plus que nous
encore, ils excellent à rechercher ce qu’il y a de meilleur dans les idées des autres, non pour le
rabaisser ou le mépriser, mais pour en tirer parti et, au besoin, l’adopter après l’avoir adapté.
Seuls, sur la Terre, je crois, nous sommes parvenus à un degré d’évolution assez avancé pour
pouvoir apprécier objectivement les acquisitions des autres peuples, pour ne pas exécrer
systématiquement ce qui vient de l’étranger, mais au contraire attirer à nous ou copier tout ce qui
peut nous être profitables. Quand j’ai reconnu chez les Luniens cette tendance, vous l’avouerais-
je, gentlemen du C.S.I., je me suis senti moins seul au monde, et je leur en suis infiniment
reconnaissant.
« Je m’aperçois que je glisse insensiblement vers un terrain philosophique, et je laisse la
parole à Barclay, qui est plus qualifié que moi dans ce domaine. Ce qu’il va vous exposer est à
peine croyable. C’est pourtant, je l’atteste avec lui, rigoureusement exact. Les Luniens n’ont pas
fini de nous étonner. »

Il y eut un court arrêt dans la transmission, pendant lequel les deux opérateurs relurent leurs
notes en méditant. Puis, Barclay commença son rapport.

« Ce que j’ai à dire ici, gentlemen du C.S.I., c’est que l’esprit lunien a depuis longtemps
découvert et énoncé d’une manière définitive les grands axiomes établis par nos philosophes, et
que la nation américaine commence tout juste à pénétrer. Je vous le montrerai, non par des
discours abstraits, mais par des faits.
« Écoutez ces quelques citations, fidèlement traduites du langage binaire. « Le point de savoir
si la vérité objective appartient à la pensée humaine n’est pas un point de théorie, mais une
question de pratique… La vérité de la pensée, c’est-à-dire sa réalité et son pouvoir, doit être
démontrée par la pratique… Les philosophes se sont contentés d’interpréter le monde de
différentes façons, mais la tâche réelle est de le modifier. »
« Cela n’exprime-t-il pas un sentiment admirable ? Et ensuite, dites-moi, gentlemen, si vous
n’avez pas cru, comme moi, que cette citation était prise dans l’œuvre de notre William James ou
dans celle de notre John Dewey ? Dites-moi si elle ne contient pas, en les transcendant, les
principes du pragmatisme et de l’instrumentalisme, qui sont les pôles contemporains de la pensée
américaine ? Pourtant, ceci est bel et bien un extrait d’un philosophe lunien, un nommé Mark ou
Max. (Nous ne pouvons préciser, car le langage binaire a le défaut de déformer les noms
propres.)
« Ce Mark ou Max vivait au siècle dernier sur l’autre face de la Lune, gentlemen. Il semble
avoir eu une influence prépondérante, et nous ne nous lassons pas d’entendre commenter ses
écrits. D’une manière infiniment plus claire que James et que Dewey, il enseignait ce qu’il faut
entendre par la poursuite de la Vérité. Elle n’est pas, expliquait-il, une enquête dans laquelle
l’objet est constant ; elle est une perpétuelle adaptation l’un à l’autre du sujet et de l’objet, de
l’enquêteur et de la vérité poursuivie.
« Ainsi la matière réagit sur l’esprit. Cette vue grandiose, qui finalement confère à la matière
un pouvoir créateur en ses relations avec l’homme, spiritualise toute la physique, la transforme
en une sorte de métaphysique qui me paraît être, après réflexion, la mystique la mieux adaptée à
notre évolution et à notre civilisation moderne. En relisant avec attention certains chapitres de la
Bible, je me suis aperçu qu’il n’était pas impossible de les interpréter dans le sens de la doctrine
lunienne telle que l’ont établie ce Max et ses commentateurs. C’est un travail auquel je veux me
consacrer dès mon retour sur la Terre, et qui, j’en suis sûr, contribuera à susciter un nouvel élan
religieux dans nos États.
« J’ai trop peu de temps pour vous donner ici une idée complète de la perfection spirituelle
des Luniens. Il est cependant chez eux une qualité que je ne peux passer sous silence, et qui
donne à tous nos entretiens un attrait particulier. Je veux parler de leur probité intellectuelle et de
l’absence chez eux d’idée préconçue. C’est une conséquence de leur tendance philosophique
qu’ils sont toujours prêts à reconnaître leurs erreurs ou leurs défauts. En quelques rares
occasions, nous avons cru devoir leur signaler un détail de leur doctrine qui nous paraissait
susceptible de progrès. Bien loin de se piquer, ils se sont penchés sur ce point et en ont fait avec
nous une analyse scrupuleuse, à la suite de laquelle, la plupart du temps, ils ont reconnu le bien-
fondé de nos remarques, et nous ont remerciés. Ils ont fait cela publiquement, sans la moindre
complaisance pour eux-mêmes… Un sens aigu du « self-criticism », gentlemen, qui n’existe pas
chez les autres races, et qui nous a touchés… À un point tel, même, que nous essayons
maintenant d’étouffer en nous un instinct un peu outrecuidant et d’imiter leur humilité. Nous
nous livrons, chaque jour, à un examen objectif de nos pensées et de notre conduite. Nous y
trouvons des points répréhensibles, que nous n’hésitons pas à proclamer bien haut, en battant
notre coulpe. Je pense qu’il y a dans cette critique de soi-même un facteur de progrès des plus
importants… »

Cependant, en ces Temps qui suivirent de très peu nos Temps, les rapports enflammés
d’Eastgueff et de ses camarades s’accumulaient dans la forteresse du Kremlin, créant une
sensation de plus en plus profonde parmi les rares privilégiés qui y avaient accès. Des ordres
confidentiels avaient été donnés à l’Œil, qui scrutait chaque nuit l’hémisphère visible de la
Lune ; mais en vain : aucun vestige de vie n’apparaissait sur cette face. Toutefois, devant les
précisions fournies, le Numéro Un ne niait plus l’existence des Luniens. Zarkoff en était
convaincu. De nouvelles précautions, inouïes, préservaient le fabuleux secret.
— Un autre rapport, camarade, dit Zarkoff. Ces Luniens sont prestigieux.
Le Numéro Un lui arracha le message des mains et lut :
« Camarades, nous suggérons l’envoi immédiat dans la Lune d’un comité de spécialistes,
composé des plus fortes têtes de l’Union, en vue d’étudier les mœurs, les croyances et les
méthodes de ses habitants. Nous ne sommes plus qualifiés, nous, pionniers, pour tirer le meilleur
parti des richesses qui nous sont dévoilées à chaque instant. Nous ne pouvons que vous en
donner un aperçu désordonné, étourdis que nous sommes par un flot continu de révélations.
« Il est urgent, camarades, il est vital pour nous, nous le sentons, de pénétrer à fond la pensée
du grand philosophe lunien, Djemmz, et d’en tirer toutes les conséquences utiles. Il a dit : Une
idée est vraie aussi longtemps que le fait d’y croire est profitable à notre existence… Et aussi :
Notre devoir de rechercher la vérité s’intègre dans notre devoir général de faire ce qui est
payant… Et cette autre sentence, qui résonne d’une manière particulièrement émouvante à nos
oreilles : Nous ne pouvons rejeter une hypothèse si des conséquences utiles à la vie découlent de
cette hypothèse… Et celle-ci, qui en est le corollaire immédiat : Si l’hypothèse de Dieu produit
un effet satisfaisant, au sens le plus large du mot, elle est vraie.
« Camarades, il est impossible de ne pas réfléchir profondément à la portée de ces paroles.
Après un examen de conscience scrupuleux, nous nous sommes demandé si, en Russie, nous
n’avons pas péché par légèreté, si nous avons donné une attention suffisante aux problèmes
religieux, et s’il ne conviendrait pas de reconsidérer ces questions à la lumière des exemples
luniens. Si vous aviez entendu nos amis exposer tous les avantages qu’ils retirent de leurs
croyances, vous penseriez comme nous qu’il y a là un élément intéressant, qui devrait payer
suivant l’heureuse expression de Djemmz. Écoutez ceci :
« L’ensemble des lois fondamentales qui gouvernent les Luniens, ce qu’ils appellent leur
Constitution, est placé sous le signe de la Divinité. Leur mode de gouvernement est pour eux la
réalisation lunienne de l’enseignement divin. Cet enseignement est contenu dans un livre qu’ils
nomment la Bible, dont chaque citoyen possède un exemplaire, qu’il a lu et sur lequel il a
médité. Le Numéro Un lunien, ou Président, jure fidélité à ce bréviaire avant son investiture. Son
autorité est ainsi renforcée et sa responsabilité, partagée avec un être supposé par tous
impeccable, est un très léger fardeau. Quand un sacrifice important est demandé au peuple, le
Président se retranche derrière cette Bible, et ce sacrifice est admis sans discussion.
« Cette divinisation de la fonction gouvernementale a été intensifiée avec habileté par un des
derniers présidents luniens, un nommé Rougefelt (si nous traduisons bien le langage binaire), qui
introduisit un rite nouveau dans les cérémonies de son investiture, un service à l’église dont il
choisit lui-même les cantiques et les psaumes. Par la suite, chaque fois qu’il était appelé à
prendre une décision importante, il ne le faisait jamais qu’après avoir relu les dix
commandements, et proclamé que son acte était inspiré par eux. Il faut vous dire que ces
commandements constituent la quintessence des préceptes sacrés. Nous vous en donnons en
appendice la traduction intégrale, certains, après les avoir analysés, que le Parti pourrait tirer
d’énormes avantages à les faire entrer dans ses statuts, après les avoir adaptés.
« Pour en revenir à ce Rougefelt, qui fut un homme d’État remarquable, il semble s’être laissé
aller sur la fin de son règne à quelques abus d’autorité, ce qui est évidemment l’inconvénient
possible du système divin. Voici l’anecdote qu’on nous a contée sur lui, et qui nous a donné à
réfléchir.
« Il jouissait d’une popularité extraordinaire. Sentant approcher sa fin, il avait préparé lui-
même un musée pour perpétuer son souvenir. À sa mort, il y eut une émotion intense dans le
peuple ; son culte fut célébré avec piété pendant quelques mois, et une foule innombrable défilait
sans interruption devant les vestiges de son activité. Et puis, l’enthousiasme cessa. La sagesse
lunienne, que nous plaçons très haut dans l’échelle des valeurs, s’était aperçue qu’il n’avait pas
été infaillible, qu’il avait été souvent imprudent, et qu’il avait même commis de nombreuses
erreurs. D’un seul coup, la nation se transforma en juge sévère. Son nom, qui avait été vénéré, ne
fut plus évoqué que comme celui d’un dangereux innovateur, parfois d’un despote. Tous ses
anciens collaborateurs furent mis en disgrâce et écartés du pouvoir. Après cette réaction,
probablement salutaire, il est tombé dans l’oubli total.
« Certes, camarades, il y a là une ingratitude un peu cruelle envers un homme qui, malgré ses
défauts, avait rendu d’incontestables services à la nation. Nos généreux instincts soviétiques nous
empêchent d’admettre sans réserve ces revirements d’opinion, et cette façon d’accabler
aujourd’hui un être idolâtré hier comme un demi-dieu. Et pourtant, après avoir été choqués, nous
sentons confusément qu’il faut louer le peuple lunien de son esprit critique, et de s’être ressaisi à
temps pour défendre ses libertés. Ce trait vous montre, en outre, que, dans un peuple évolué et
vigilant comme le nôtre, il ne devrait pas y avoir d’inconvénient majeur à inscrire le
gouvernement sous le sceau de la Divinité. Quant aux avantages, ils sont évidents.
« Que de pages passionnantes, que de livres il y aurait à écrire sur l’excellence des méthodes
luniennes dans tous les domaines ! Sans être un expert, je veux essayer de montrer l’ingéniosité
de leur système économique.
« Notre idéal communiste, camarades, selon lequel tous les Biens d’intérêt public doivent être
collectifs, et que nous éprouvons parfois des difficultés à transposer dans la pratique, cet idéal est
réalisé intégralement ici même, sur l’autre face de la Lune. Mais surtout ce qui nous a rendu
muets d’admiration, c’est la beauté du procédé par lequel ce résultat est obtenu. Il consiste en
ceci : les fonds nécessaires au lancement ou au développement d’une entreprise quelconque sont
divisés en parts ; en parts assez faibles pour être à la portée de toutes les bourses ; en parts
appelées actions. (Notez en passant la puissance suggestive de ce terme.) Ces actions peuvent
être souscrites, le sont effectivement par tout individu qui désire avoir un intérêt dans
l’entreprise. Ainsi l’ouvrier, ainsi le plus modeste des manœuvres, ainsi le paysan sont
automatiquement propriétaires de leur usine, de leur chantier ou de leur terrain, et participent aux
bénéfices de leur exploitation. Ainsi est réalisé le grand principe communiste.
« C’est extrêmement simple, direz-vous ? Eh, c’est justement ce mélange d’ingéniosité et de
simplicité dans la résolution pratique des problèmes, que nous rencontrons à chaque instant ici, et
qui nous fait nous écrier : « Ce n’est que cela ; mais c’était la solution évidente ! » Évidemment,
il suffisait d’y penser. Mais personne ne l’avait fait avant eux.
« Il existe (je relis des notes griffonnées dans mon carnet), il existe une science dans laquelle
les Luniens sont passés maîtres. C’est celle de la propagande.
« Ils l’appellent : publicité. Son champ d’action ordinaire est la presse, la radio et le cinéma ;
mais les agents spécialisés qui dirigent cette activité s’ingénient à trouver chaque jour des
procédés nouveaux, des formules de séduction inédites, à l’envoûtement desquelles l’esprit ne
peut résister. Un exemple simple vous en donnera une idée : vous savez que nous avons à peu
près achevé l’édification de la première cité soviétique dans la Lune, et que nous l’habitons en
permanence. L’autre jour, en nous réveillant, nous fûmes surpris de voir chaque maison, chaque
bâtiment ornés d’une sorte de disque, grand comme un petit guéridon, et d’une couleur rouge
sang, que l’éclairage brutal faisait flamboyer. Il y en avait partout. Dans quelque azimut que
s’arrêtait notre regard, nous étions éblouis, hypnotisés par cette profusion de soleils écarlates, qui
exercent un effet littéralement fascinateur, et qui restent imprimés dans l’esprit même lorsqu’on
ferme les yeux. Pendant des heures, nous avons été sous le charme, nous interrogeant en vain sur
la signification de ces emblèmes, quand nos amis Luniens vinrent nous rendre visite. Tout
d’abord, notre perplexité augmenta, car ils arrivaient dans un véhicule automobile aux flancs
décorés du même disque rutilant. Ils sourirent de notre étonnement. Puis, avec des airs
mystérieux, ils sortirent de la voiture plusieurs caisses, et sur celles-ci, camarades, était peint le
même rond rouge mystérieux. Ils ouvrirent alors une des caisses, et nos yeux ébahis découvrirent
plusieurs rangées de petites bouteilles, de forme élégante, contenant un liquide brun. Le croiriez-
vous ? Sur chaque bouteille était collé le même disque, cette fois de dimensions minuscules.
« Aucun mot ne peut traduire l’impression créée par la multiplication graduelle de cercles
écarlates. Nous étions conquis, envoûtés, avant de le goûter, par un breuvage présenté d’une
manière si séduisante. Nous l’aurions bu, même s’il avait été du vitriol. En fait, ce liquide est
savoureux et nous n’avons pas été déçus. C’est une boisson pétillante, rafraîchissante, qui
possède des vertus tonifiantes très réelles. Nous l’avons adoptée et nous nous sentons beaucoup
mieux depuis que nous en ingurgitons de grandes quantités chaque jour.
« Peut-être jugerez-vous qu’il s’agit là d’une application un peu triviale pour une science aussi
subtile que la propagande. Mais ne pourrions-nous nous inspirer de méthodes analogues dans un
domaine plus noble et attirer ainsi l’attention des masses sur nos dogmes essentiels ? Mes
camarades et moi, nous sommes persuadés qu’il serait payant pour le Parti de s’attacher en
permanence les services d’un agent de publicité lunien.
« Mais c’est dans la science très pure de l’administration, c’est-à-dire l’art de susciter les
activités, de les organiser et de les diriger, que le génie lunien développe toute sa puissance. Ici
encore, un exemple suffira à vous convaincre. Une assemblée, constituée par les savants les plus
illustres de la Lune, avait démontré scientifiquement qu’un certain explosif nucléaire, analogue à
notre bombe à hydrogène (les Luniens ont fait aussi de très belles découvertes dans ce domaine),
que cet explosif était impossible à fabriquer, sa réalisation pratique heurtant les lois
fondamentales de la physique. À l’unanimité, les experts avaient conclu dans ce sens. Eh bien, la
magistrale administration lunienne ne l’entendit pas ainsi. Elle voulut ignorer l’opinion et la
démonstration des savants, décida que l’engin était réalisable, et leur ordonna de passer à
l’exécution. L’explosif fut alors créé dans les plus brefs délais, et donna entière satisfaction. On
peut voir là le triomphe des dogmes philosophiques luniens, dont j’ai parlé plus haut : la vérité
s’intègre peu à peu dans ce qui est payant. C’est un technicien lunien qui m’a rapporté ce beau
trait, un homme d’un certain âge, taciturne, que l’on ne voit pas souvent, car il passe son temps
enfermé dans une chambre close. Je crois qu’il dirige le service des transmissions. Il a conclu en
résumant le principe de cette recherche dirigée en une formule saisissante : ainsi, chez nous, on
décide d’abord gaillardement ce qu’il faut découvrir ; puis on le découvre.
« Cette sentence m’avait frappé à un tel point que je la répétais à chaque instant. Mais alors,
j’ai eu une surprise. La camarade lunienne dont je vous ai parlé dans un rapport privé, qui m’a
fourni une documentation si intéressante sur le comportement de la femme lunienne et qui est
justement une collaboratrice de ce technicien, cette camarade a brusquement éclaté de rire, quand
je citai cette phrase en manifestant mon admiration, ou plutôt quand elle en a compris le sens. –
Il faut vous dire qu’elle parle très mal le binaire et qu’elle a besoin d’un lexique pour le
traduire. – Elle a donc éclaté de rire, et d’une manière tout à fait déconcertante. Des larmes
coulaient de ses yeux, et son corps, que je vous décrivis dans mon rapport avec autant de
précision que possible, se tordait comme sous le coup d’une crise de folie. Je lui demandai des
explications. Elle essaya de me les donner en me montrant du doigt certains mots dans le
dictionnaire.
« J’ai enfin cru saisir que la phrase citée plus haut ne doit pas être prise au sérieux. Elle
entrerait dans la catégorie que les Luniens nomment boutade, et serait imprégnée d’un sentiment
assez extraordinaire appelé humour. La définition de ces termes n’est pas claire. En gros, il
semble que son auteur ait voulu faire rire aux dépens des autorités. J’avoue que je ne vois pas ce
qu’il y a de risible dans l’énoncé de cette belle formule, et je me demande si ma camarade
lunienne a bien compris.
« Les explications qu’elle a tenté de me donner par la suite sont encore plus obscures. Quand
sa crise de fou rire a été passée, elle est devenue subitement sérieuse, mélancolique, et elle a
prétendu que si les Luniens devaient être un jour sauvés c’est à cause de boutades de ce genre et
de l’esprit qui les dictait à quelques rares individus. C’est une façon de s’exprimer très étrange.
Comment le fait d’être irrespectueux vis-à-vis des autorités pourrait-il les sauver ?… Et surtout
pourquoi sauvés ? Sauvés de quoi ? Les Luniens courraient-ils donc quelque danger ?
« Quels périls peuvent menacer, sur l’autre face de la Lune, des êtres si puissamment armés
dans la lutte pour l’existence, et qui se gouvernent avec tant de sagesse ? J’ai pensé aux
météorites… Mais non. Je crois savoir maintenant où vivent d’ordinaire les Luniens, où
s’épanouissent leurs prodigieuses industries et leur merveilleuse civilisation, que nous ne
connaissons encore que par des échantillons et par leurs récits. Ce n’est certainement pas à la
surface de notre satellite, qui est déserte. Nos amis semblent être là en explorateurs. C’est, selon
toute vraisemblance, dans ses entrailles, peut-être à une grande profondeur, car chaque fois que
je leur ai posé la question, c’est la direction du centre de la Lune que leur doigt renversé a
indiquée. Nous le saurons bientôt, car ils ont promis de nous emmener dans leur capitale, qu’ils
appellent Home ou Le Home.
« Le Home, c’est certain, est à l’abri des météorites. Que peuvent-ils donc craindre ? Peut-
être, après tout, ma camarade est-elle un peu lunatique, et ne dois-je pas prêter trop d’attention à
ses propos. Je me demande parfois si elle est bien un échantillon significatif de la race féminine
lunienne, ou si elle ne serait pas une anomalie ? Dans ce cas, toute la documentation que je tiens
d’elle serait sujette à caution, et il ne me resterait plus qu’à refaire ma série d’expériences. Elle
est certainement très bizarre. J’avais déjà remarqué chez elle une attitude et des réflexions
insolites, et ce n’est pas la première fois qu’elle fait allusion à un péril confus, avec un air
angoissé qui interdit tout soupçon de mystification. Je suis dérouté.
« Nous avons vraiment besoin ici de spécialistes pour élucider des tas de points obscurs. Il y
a, camarades, il y a des merveilles insoupçonnées sur cette face de la Lune, que nous avons à
peine effleurée. Il y en a certainement d’autres, plus étonnantes encore, dans les profondeurs
sous-lunaires, dans ce Home que nous brûlons de découvrir. Je veux terminer ce rapport sur une
note plus familière, en vous disant un mot sur la façon dont les Luniens occupent leurs loisirs.
Leurs divertissements favoris sont les comics, c’est-à-dire des dessins soulignés de très courtes
légendes, qui paraissent dans d’innombrables publications. Ils nous en ont montré un grand
nombre, en riant très fort. Cette fois, je n’ai eu aucun mal à comprendre la cause de cette hilarité,
et de la partager, car ces bandes illustrées produisent un effet irrésistible. Je ne me souviens pas
d’avoir vu mes compagnons rire aussi longtemps ni aussi fort, et moi-même, je l’avoue, j’ai
éclaté. Je vous envoie par radio quelques échantillons de ces comics, dont nous pourrions peut-
être utiliser la technique, en ajoutant un fond instructif à l’effet divertissant.
« Ainsi, chez les Luniens, le travail sérieux, les réalisations les plus remarquables dans les
sciences et les arts sont compatibles avec la franche gaieté.
« Nous espérons que ce rapport, malgré son imperfection, vous aura intéressés, et fait
comprendre l’attachement grandissant que nous ressentons pour ce peuple. »

Le lendemain, Eastgueff envoya un nouveau rapport, qui porta à son plus haut degré une
surexcitation devenue chronique dans la mystérieuse forteresse du Kremlin que le Numéro Un ne
quittait plus. Ce message débutait par un chant de triomphe.
« Camarades, nous n’avions encore rien vu ! Nos précédents rapports ne contenaient que des
pauvretés, en comparaison du spectacle magique qu’il nous a été donné de contempler
aujourd’hui. Nous sommes allés dans la capitale des Luniens. Nous avons découvert Le Home ! »
Le Numéro Un poussa une sourde exclamation. Les techniciens qui opéraient dans la chambre
d’écoute se laissèrent aller à pousser un hourra triomphal.
« Je m’explique, reprit Eastgueff. Excusez encore une fois mon trouble. Nous sommes allés
dans Le Home, mais en esprit seulement. Notre regard en a découvert les splendeurs, sans que
notre corps quittât la surface de la Lune, cela grâce à une remarquable invention de nos amis. Ils
ont mis au point un appareil qui projette sur un écran l’image la plus probable des événements
futurs prévisibles, quand on lui fournit les données de cette synthèse. Pour nous préparer au
voyage, les Luniens ont fait marcher leur machine. Nous avons vu ainsi, mieux que dans la
réalité, les diverses phases de notre arrivée dans Le Home, et surtout la grandiose réception qui
nous y sera offerte.
« Nous avons pu photographier une partie de ce film et nous vous la transmettons. Camarades,
regardez.
« Ceci est une rue, et non pas la plus importante, paraît-il, du Home. Un coup d’œil sur la
taille et les proportions harmonieuses des bâtiments donne une idée de l’audace et de la maîtrise
luniennes en matière d’architecture. Mais malgré l’attrait de ces constructions majestueuses,
l’attention est immédiatement accaparée par le spectacle de la foule ; de la foule hurlante de joie,
délirante, qui se presse dans cette avenue.
« Pourquoi cette liesse, pourquoi cet enthousiasme qui touche à la frénésie ? Et pourquoi
chaque enfant du Home brandit-il un petit drapeau, tandis que les citoyens adultes agitent leurs
bras tendus dans un geste d’adoration ? Pourquoi ? C’est à cause de nous, camarades – ah, jamais
nous n’avons été aussi fiers ! – à cause de nous, pionniers de l’Union soviétique, nous les
premiers hommes dans la Lune. Ce peuple hospitalier, ce peuple aux instincts portés vers
l’audace généreuse, on l’a prévenu que des frères venaient vers lui, porteurs d’un message
d’amour et de paix, et cette annonce a provoqué en lui l’exubérance que vous voyez… Mon amie
lunienne me murmure à l’oreille qu’il s’agit d’une manifestation de… de snobisme ? Qu’est-ce
que cela signifie ? Elle est toujours très bizarre, et je la comprends de moins en moins.
« C’est nous, camarades, c’est bien nous que vous voyez là, debout, saluant la foule, dans
cette somptueuse voiture encadrée de motocyclistes aux uniformes rutilants. C’est vers nous que
se tendent ces mains frémissantes, que se dardent ces regards avides de curiosité, d’espoir et
d’amour. C’est nous qui progressons lentement à travers la multitude, dans un espace baigné par
une admirable lumière artificielle, et envahi, saturé par des nuages de fleurs tombant de milliers
d’étages aux millions de fenêtres, par des essaims de rondelles multicolores, par des vols de
feuilles de journaux, par des pièces de lingerie, par toute sorte d’objets hétéroclites que les
Luniens, rendus frénétiques par notre présence, lancent dans les airs pour mieux nous fêter.
« Et vous n’avez encore rien vu ! L’appareil de projection nous fait remonter vers la tête du
défilé, car notre voiture fait partie d’un cortège long et imposant. Celui-ci est composé de
véhicules richement décorés sur lesquels ont été dressées des statues gigantesques en carton, aux
masques puissamment suggestifs. Entre ces chars marchent des animaux étranges… nous
n’avons pas le temps de tout détailler. Passons en tête. C’est là que vous découvrirez la merveille
des merveilles. Voici… Y êtes-vous ?
« Camarades, nous n’avons pas osé le proclamer avant que vous ne l’ayez constaté par vous-
mêmes. Vous nous auriez traités de menteurs ou de visionnaires. Mais vous avez vu comme
nous. Avec nous, il vous faut admettre l’évidence. Nous sommes au Paradis, camarades ! Le
Home lunien est la réalisation matérielle du Paradis. Et cela est vrai, car voici les anges.
« Nous le savions. Nous le sentions. La perfection constatée jusqu’ici dans toutes les
réalisations luniennes nous avait fait soupçonner l’existence, dans les profondeurs de l’astre,
d’une race plus noble, plus subtile encore que celle à laquelle appartiennent nos amis. Nous ne
nous étions pas trompés. Voici devant vos yeux des représentants indiscutables de ces êtres
transcendants. Nos Luniens de la surface sont tombés en extase devant leur simple image, et
nous avons fait comme eux. Ils les nomment les girls ou les gals. Nous ne voyons que le mot
ange pour caractériser à peu près leur radieuse splendeur.
« Moulés dans de courtes tuniques qui dévoilent des jambes divines, drapés dans des capes
blanches lamées d’argent, coiffés d’une sorte de tiare incrustée de pierreries, ces anges guident la
marche de notre cortège à travers les avenues du Home lunien. Ils – ou elles, car le sexe des
anges est incertain – ils progressent en cadence, dans un ordre admirable, par rangées de huit.
Leur cohorte est divisée en bataillons et en légions, et certaines de ces légions accompagnent le
défilé d’une musique surnaturelle où domine la trompette céleste. À quelques pas en avant de
leur colonne, un ange plus beau, plus grand, plus souple encore que les autres, un archange, un
séraphin, marche seul, et tout le cortège règle son pas sur le sien. Il scande le rythme avec un
long bâton orné de dessins en spirale. Et voyez avec quelle habileté, avec quelle grâce
surnaturelle il projette ce bâton dans les airs, très haut au-dessus de sa tête, lui fait décrire
d’élégantes arabesques, et le rattrape enfin au vol, tandis que retentissent les cuivres des légions
musiciennes et les acclamations passionnées de la foule.
« Je veux terminer mon rapport sur cette apothéose. Qu’ajouter au spectacle de cette féerie ?
Nous brûlons maintenant de vivre dans notre chair ces heures inoubliables. En attendant,
transmettez-nous, je vous en prie, quelques images de l’Union. Choisissez celles qui illustrent le
mieux notre génie. Nous les montrerons aux Luniens. Malgré la difficulté de rivaliser avec ce
que nous avons vu, peut-être les convaincront-elles que notre civilisation est digne d’estime, et
peut-être les décideront-elles à entreprendre avec nous un voyage vers la Terre. »

« Monsieur le Président,
« Gentlemen du C.S.I.,
« Nous vivons des heures exaltantes, en attendant de pénétrer dans les profondeurs de la Lune
et de parvenir aux sources de l’étincelante civilisation dont nous ne connaissons encore que des
bribes. Nos amis luniens ont promis de nous y conduire. Après cela, nous les amènerons sur la
Terre. Ils sont disposés à nous accompagner, et la prévision de leur accueil à New York les a
remplis de joie.
« Parlons de notre imminente expédition vers les centres luniens. Nos amis ont eu la délicate
pensée de nous en montrer auparavant quelques vues cinématographiques. J’ai pensé, Monsieur
le Président, que vous deviez avoir la primeur de ces documents. Grâce à un dispositif mis au
point par nos opérateurs, ils vous seront retransmis au fur et à mesure de leur déroulement.
« Je vous parle donc maintenant en direct, moi, Weston, de la cité lunienne, et je me borne à
vous interpréter les explications qui nous sont données en binaire.
« Ceci, dit mon ami lunien, est un échantillon de ce qu’ils savent faire en matière de travaux
publics. Ce film retrace l’épopée d’une vaste entreprise qui consistait à détourner le cours naturel
d’un fleuve, pour le diriger vers une immense région désertique. Ces vues représentent la mer
intérieure qu’il a fallu assécher ; celles-ci, l’immense lac qu’il a fallu créer ; celles-là les
montagnes qu’il a été nécessaire de raser, les glaciers qui durent être détruits pour la réalisation
de ce plan gigantesque… Oui, il y a des mers et des fleuves à l’intérieur de la Lune ! Ces images
extraordinairement vivantes se passent de commentaires. Un seul me vient à l’esprit : en
mobilisant toutes nos ressources, peut-être aurions-nous pu faire aussi bien ; certainement, pas
mieux.
« Ceci – admirez comme ils font alterner les représentations de leur prodigieuse activité avec
celles de leur culture et de leurs arts – ceci est un spectacle public dans un de leurs théâtres. Là,
nous devons nous incliner et admettre leur supériorité éclatante dans la musique, les danses, les
chœurs et les décors. Ici – le rythme de cette succession magique ne nous laisse pas le temps de
tout apprécier – ici ce sont des écoles,… une université. Nous y découvrons un confort et des
aménagements qui ne se trouvent que dans nos institutions les plus modernes. Là, c’est un stade
immense où jeunes gens et jeunes filles de toute une cité rivalisent de force et d’adresse. Quelle
harmonie dans leurs gestes ! Quelle santé ! Quelle sainte émulation brille dans leurs regards ! Et
quelles remarquables performances ils accomplissent !… Ce qui ne nous avait pas frappés
encore, tant cela paraît naturel, c’est la merveilleuse lumière artificielle qui baigne toute chose.
Comment obtiennent-ils de tels effets ?
« Voici… mais qu’est-ce que cela ? On dirait une carte… Notre commentateur nous explique.
C’est une carte, en effet. Une carte de… une carte de la Lune ?… Évidemment, nous avons bien,
nous, des cartes de la Terre. Mais ce qui est étrange, c’est que celle-ci est semblable à nos cartes
de la Lune, et non à celles de notre planète. On dirait qu’elle a été tracée d’un autre astre, à l’aide
d’une puissante lunette… Et même… oui, c’est la représentation exacte de l’hémisphère visible
de chez nous. Je reconnais tous les cratères, toutes les mers asséchées, toutes les montagnes que
Palomar a peu à peu reconnus. Quel est ce mystère ? »

Il y eut une assez longue interruption. Une même curiosité mêlée d’anxiété confuse dévorait
les membres de la Commission interplanétaire, à la Maison-Blanche, et les opérateurs Joë et Pat,
qui, du campement américain, réglaient la transmission. Weston reprit enfin la parole. Il
balbutiait et paraissait en proie à une angoisse subite.
« Oui, quel est ce mystère ? Les explications de nos… de nos amis sont embrouillées. Je ne
comprends pas. Ils disent : cette carte est un exemple de notre technique astronomique. Et ils
nous présentent d’autres images pour illustrer leur maîtrise dans cette science. Une installation
ultra-moderne… Mais en dessus, on voit le ciel, et dans ce ciel un disque qui ne peut être que le
disque solaire. Alors ? Nous ne sommes donc pas dans les entrailles de la Lune, et cette lumière
fabuleuse n’est pas artificielle ?… Voici cette installation. Une des plus puissantes stations
astronomiques, annoncent-ils… Oh ! cet instrument !… C’est un télescope… un télescope
monstrueux… ma raison vacille. Je le connais, cet engin diabolique. Je ne peux pas me tromper.
Sa silhouette sinistre est gravée dans tous les cœurs d’Amérique. Ils disent : « C’est lui qui
permet d’établir ces cartes… Ce n’est pas possible, pas possible. Au secours ! Cet appareil, c’est
l’Œil, l’œil infâme qui fouille maintenant le ciel nocturne, qui s’arrête sur un astre familier, la
Lune, la Lune vue de la Terre… Au secours ! Ces Luniens, ces miraculeux Luniens… Voilà
l’Œil, l’Œil ! »
— Nom de Dieu, s’écria Joë. Je comprends tout. Ce sont des… !
— Joë, Joë, sanglota Pat. Dire que je commençais à les aimer !

Weston reprit d’une voix basse, oppressée, s’adressant aux opérateurs :


— Joë, écoutez mes dernières instructions. Mes compagnons vont tenter de se replier vers le
camp ; pas moi, je meurs. Je meurs de désillusion. Donnez l’alarme. Nous courons un danger
mortel. C’est le commandant de l’escorte militaire qui doit prendre maintenant l’expédition en
charge. Creusez des retranchements. Barricadez-vous. Amorcez les grenades atomiques.
Préparez les explosifs nucléaires. Demandez des renforts à la Terre. Vous m’avez bien compris,
Joë ?
— Yes, Sir, dit Joë.
La voix de Weston était devenue à peine perceptible, et ses accents n’exprimaient plus que le
désespoir.
— Des monstres, Joë ! Ah, dans quel abominable traquenard sommes-nous tombés ! Des
démons, des démons de l’enfer… Je meurs, je suis mort. Le choc a été trop brutal. Ne
comprenez-vous donc pas ?… Ce sont des hommes, Joë, des abominables hommes de la Terre !
…………………………
Cela fut la dernière communication en clair enregistrée sur la Lune. Ensuite, la parole fut
donnée aux armes secrètes et aux messages stratégiques chiffrés. Toutefois, le chroniqueur est en
mesure de résumer rapidement la conclusion de ce tragique quiproquo.
Eastgueff ne survécut pas plus longtemps que Weston à l’effondrement subit de ses rêves.
Chacun des deux chefs tomba mort dès qu’il eut mesuré l’abjecte nature de l’autre. Le reste des
explorateurs se retranchèrent dans leur camp respectif, et un double voile d’airain fut tiré sur
leurs agissements, pendant qu’ils attendaient les instructions des autorités terrestres. Les
Commissions interplanétaires envoyèrent ces instructions après avoir délibéré pendant deux jours
et deux nuits. Elles tenaient en deux points :
Primo, les pionniers recevaient l’ordre de quitter la Lune et de tourner en rond pendant
quarante jours dans l’espace vide pour subir une période de délunisation, avant d’être admis de
nouveau sur notre planète.
Secundo, avant de se retirer, ils devaient prendre toutes les mesures nécessaires pour faire
sauter la Lune quelques instants après leur départ. Celle-ci était devenue un point stratégique trop
important pour qu’on le laissât subsister après que l’ennemi y eut mis le pied.
Ainsi fut fait. Après une laborieuse quarantaine, les explorateurs furent jugés guéris et dignes
de retourner dans leur patrie. La Lune fut détruite, et son résidu de poussières impalpables
dispersé dans l’infinité de l’espace. Sa disparition n’eut pas de conséquences graves. Il n’y eut
guère que Pat pour soupirer certaines nuits, face au ciel sombre et vide, en évoquant le souvenir
de son aventure lunaire.
Ce nettoyage du firmament apporta même quelques avantages et fut considéré par le C.S.I.
comme un progrès. D’abord, les marées dangereuses disparurent. Ensuite, les poètes cessèrent de
se répandre en écœurantes comparaisons sur l’éclat de l’astre. Les fous devinrent moins fous ; les
sages, plus sages. La paix nocturne ne fut plus troublée par les hurlements des chiens. Et enfin,
last but not the least, comme disait Joë, le caractère des femmes s’améliora, devint égal, et ne fut
plus sujet comme par le passé à d’exaspérantes sautes d’humeur.
L’AMOUR ET LA PESANTEUR

Et le désir s’accroît…

Pierre Corneille
L’AMOUR ET LA PESANTEUR
(Histoire dédiée aux esprits
passionnés de science-fiction.)

L ORSQUE le premier satellite artificiel eut tourné pendant un mois autour de la Terre, à une
distance de deux mille kilomètres et à une vitesse prodigieuse, il fut procédé à une relève de
l’équipage.
Les premiers occupants revinrent en fusée, comme ils étaient partis, et atterrirent sans incident
dans le voisinage de New York. Une réception enthousiaste attendait les pionniers de l’espace, et
les plus grands journaux se disputèrent leurs impressions à coups de dollars.
Ces récits n’eurent pas le succès de curiosité escompté. Savants et techniciens avaient calculé
depuis si longtemps et avec tant de soin tous les facteurs de l’expédition que chaque instant, dans
le satellite, avait été vécu suivant un plan prévu et connu de tous. Il fut bientôt manifeste que
l’expérience extra-atmosphérique ne faisait que confirmer une théorie parfaite.
Le satellite avait été monté sur place, les diverses sections ayant été expédiées par différentes
fusées. Apparemment, la seule anicroche avait été la perte du mécanisme qui devait lui imprimer
un mouvement de rotation, pour compenser par la force centrifuge l’absence d’attraction
terrestre, et rendre ainsi plus confortable le séjour des passagers. Ceux-ci avaient donc vécu dans
un monde sans pesanteur pendant toute la durée de leur séjour. Mais, cela même était bien
connu. Depuis Wells, les enfants n’ignorent aucun des phénomènes qui accompagnent ces
conditions. D’innombrables écrits et le cinéma ont vulgarisé l’image du voyageur qui presse du
doigt sur une paroi et qui est renvoyé comme un ballon sur la paroi opposée, ou qui va heurter le
plafond chaque fois qu’il essaye de faire un pas sur le plancher.
Mon métier de journaliste m’obligeant toutefois à découvrir de l’inouï, et déçu de n’avoir
recueilli que de vieux clichés usés, j’insistai particulièrement auprès d’un passager pour obtenir
des détails piquants.
— Cette absence de pesanteur doit pourtant susciter des conditions étranges ! demandai-je.
— Pas tellement, je vous assure.
— Cependant…
Il réfléchit quelques secondes. Je le suppliai. Un nuage passa sur son front.
— Il y a eu peut-être un cas,… commença-t-il. Mais pour rien au monde je ne raconterai cette
histoire. Interrogez Joë.
Or Joë était la main-d’œuvre de l’équipe. Les objets n’ayant pas de poids, le travail matériel
demandait si peu d’efforts que cette main-d’œuvre avait été réduite à un seul homme.
Mais Joë avait disparu. Contrairement aux autres pionniers qui allaient de réception en
réception, Joë avait quitté la ville, sans donner d’interview. D’ailleurs, son rôle était si modeste
que personne n’avait songé à le questionner.
— Interrogez Joë, répéta mon interlocuteur. Lui seul pourra peut-être vous donner quelques-
uns de ces détails piquants que vous recherchez.
« Interrogez Joë », me dit un des autres passagers, avec un accent rancunier, lorsque je lui
posai les mêmes questions. « Interrogez Joë », me répéta le commandant du satellite, lorsque je
parvins jusqu’à lui. « Pour moi, je ne veux plus entendre parler de ce personnage, ni de son
histoire. Il a été la bête noire de notre expédition : a pain in the neck. »
Intrigué, je me mis fiévreusement à la recherche de Joë. Je le découvris dans une petite villa
isolée, loin de New York ; où il s’était rendu dès son retour. C’était un grand garçon au visage
arrondi. Ses yeux bleus, candides, non seulement n’exprimaient aucune méchanceté, mais le
signalaient à un observateur attentif comme l’inévitable victime des pièges que l’ange du Bizarre
s’ingénie à tendre sans cesse aux âmes simples. Je ne rusai pas avec lui et me présentai comme
l’envoyé d’un grand journal avide de publier ses impressions. À ma grande surprise, il refusa
tout net de parler. J’insistai. Il se fâcha et me mit à la porte. De plus en plus alléché, je téléphonai
à mon journal. Je revins et, avant qu’il n’eût ouvert la bouche, je lui proposai une somme
considérable en échange de ses confidences. Seul, il eût peut-être encore refusé ; mais sa femme,
Betty, qui assistait à notre entretien, fut tentée par mon offre, et lui parla à voix basse. Il hésita
longtemps, puis finit par se laisser convaincre.
J’ai traduit son récit aussi fidèlement que possible, en regrettant de ne pouvoir lui conserver le
pittoresque du langage populaire américain.

*
* *
— Des impressions, commença Joë, si c’est ça qu’vous voulez, j’vais vous en donner
qué’ques unes. Je tenais pas à raconter cet’histoire, pasqu’y a pas de quoi s’vanter, mais après
tout, si ça s’est passé com’ça, c’est pas ma faute à moi, et si y a des gens prêts à payer pour la
connaître, j’serais bien bête de pas en profiter. Seulement, d’abord, j’suis pas fort pour filer une
histoire, et puis, celle-là, elle est plutôt pommée.
— Allez-y, Joë. C’est justement ce genre d’anecdotes qui intéressent mes lecteurs, j’en suis
sûr. Ne vous occupez pas de moi, et racontez à votre façon.
— Eh ben, tout a commencé avec une idée de Betty, ici présente…
— Votre femme, Joë ?
— Ma femme, Sir. El’ faisait partie de l’expédition, com’ fem’ de chambre ; vous l’savez
p’têtr pas, on en a pas parlé. El’ était qu’ma fiancée au départ du machin, du s’tellite, com’ y
disent. Nous étions promis depuis longtemps. Alors, sa merveilleuse idée, ça été d’vouloir
célébrer l’mariage dans cet’ machine ; une idée d’femme, bien sûr, après tout, pas plus bête
qu’un autre, à première vue.
« Moi, j’y voyais pas d’avantage, mais pas d’inconvénient. Pour lui faire plaisir, j’en parlais
au boss d’l’expédition, qui avait d’la sympathie pour moi. Y fit pas d’opposition ; au contraire, y
parut séduit. Un padre, qui d’vait fair’ partie du voyage, bénirait notre union, qu’y me dit, et lui-
même, com’ commandant, y célébrerait l’mariage civil, com’ ça s’passe parfois sur les bateaux.
Ç’avait l’air d’l’amuser considérablement.
« Tout l’monde d’accord, y fut donc décidé qu’nous nous marierions dès que le s’tellite serait
monté et habitable. Y pensait, l’boss, qu’ça stimulerait mon ardeur au travail.
« Bon. Nous partons. J’ai pas b’soin de vous raconter l’voyage ; vous l’connaissez déjà. Nous
arrivons dans l’coin d’espace visé, et nous nous mettons à tourner autour d’la Terre, au milieu
des pièces du s’tellite qu’on avait expédiées avant nous.
« J’sors d’la fusée, vêtu d’mon scaphandre, et j’me mets au boulot en m’disant qu’plus tôt
j’aurai fini, plus tôt j’pourrais épouser ma Betty, et m’la couler douce jusqu’au retour.
« L’montage avançait vite. Y faut vous dire que l’absence de c’fourbi, de cet’p’santeur qu’y
disent, ça facilitait considérablement mon travail. J’avais bien un peu l’vertige au début, à rien
sentir sous mes pieds et à voir les terres et les océans défiler à tout vitesse, mais on m’avait si
bien chapitré qu’j’étais pas tellement surpris, et qu’j’y fis bientôt plus attention. Y’avait aussi la
question d’la coordination des mouv’ments qui était pas ordinaire. Là-haut, quand vous poussez
de tout votre poids sur un’ poutre de fer, c’est vous qui fichez l’camp en arrière, et quand vous
vous servez d’un tourn’vis, vous vous mettez à tourner ; mais l’chef mécanicien, y m’avait
patiemment appris à manier l’pistolet à réaction, pour compenser tous les faux pas, et, au bout
d’très peu d’temps, j’m’en servais com’ père et mère sans mêm’ y prendre garde.
« Donc, j’rassemblai tous les morceaux du s’tellite autour d’moi, et j’me mis à ajuster cet’
machine. J’étais tel’ment amusé par cet’ nouvelle façon d’travailler qu’en cinq jours, tout fut
terminé, et j’ressentais mêm’ pas d’fatigue. C’est sûr aussi qu’l’idée d’mon mariage m’donnait
des ailes. Y m’semblait qu’j’étais en train d’gagner ma Betty.
« Cinq jours, Sir, pas un d’plus, et l’s’tellite fut monté. Vous connaissez sa forme, tous les
journaux l’ont décrit : un’ sorte de roue gigantesque ousqu’ les passagers sont fourrés dans la
jante, qui est suffisamment vaste, et imperméable bien sûr. Y avait qu’un truc qui manquait. On
en a vag’ment parlé, mais fait’z-y bien attention : c’était l’mécanisme qui devait fair’ tourner la
machine com’ un’ toupie. Ça, impossible d’mettre la main d’sus. La fusée qui l’transportait était
pas arrivée. P’têtr’ qu’el’ avait dévié vers la Lune. P’têtr’ qu’el’ était r’tombée dans l’océan.
Toujours est-il qu’el’ était pas là.
« — Ça fait rien, m’dit l’boss quand j’lui fais mon rapport. On s’en passera. On vit d’puis
cinq jours dans notre fusée sans p’santeur ; on s’en porte pas plus mal. Y a qu’à faire attention.
J’vais prévenir l’équipage.
« Là-d’sus, y nous réunit tous, et y nous rappelle les conditions créées par cet absence
d’p’santeur. Nous, on l’écoutait d’une oreille distraite, surtout moi, qui pensais à ma Betty. On
savait déjà tout ça par l’cinéma et par nos premières expériences. Mais il aimait fair’ des
recommandations, et j’me suis rappelé quéq’unes d’ses phrases par la suite : « C’est l’princip’
d’l’action et d’la réaction, qu’y disait à peu près. C’est mathématique. Chaqu’ poussée en avant
sur un obstacle vous renvoie en arrière dans l’sens opposé à la poussée. Ça peut être en haut, en
bas, à droit’ ou à gauche ; car pour vous r’tenir, pour vous freiner, y a plus d’p’santeur. »
« On lui a déclaré qu’on avait tous compris. Alors, on m’vota des félicitations pour l’montage
si rapid’ du s’tellite. Moi, j’pensais à ma Betty et aux promesses du boss. Y l’a compris. Y l’était
humain. Aussi, avec l’accord du padre, y décida d’faire coïncider l’inauguration d’la machine
avec la célébration du mariage. Un’ seul’ cérémonie. Vous parlez si j’étais content et fier. Y
m’semblait qu’j’avais moi-même bâti ma maison pour ma Betty et pour moi. Et quel’ maison !
Un s’tellite d’la Terre, Sir. Rien qu’ça, Un’ p’tit’ lune en quelque sorte. Tu t’rappelles, Betty,
com’ on était surexcités ?
— Y avait pas d’quoi fair’ tant d’chichis, fit Betty d’un air renfrogné. J’aurais mieux aimé un
caban à lapins.
— Laisse-moi raconter… J’oublierai jamais c’mariage, Sir. On était tous entrés dans
l’s’tellite. On avait fermé les panneaux. L’systèm’ d’air fonctionnait bien. On avait pu enfin
enl’ver les scaphandres. Tout était parfait.
« Tout était parfait, sauf qu’y avait pas d’p’santeur.
« En s’aidant des mains, on arriv’ à gagner nos chambres respectives. On s’était donné
rendez-vous un’ heur’ plus tard dans l’salon pour la cérémonie. J’passe sur les difficultés pour
s’habiller. J’y parviens tout d’même. J’sors dans l’couloir, et j’rencontre justement Betty qui
v’nait d’sa chambre. J’ai eu un choc en la voyant, Sir.
— Pourquoi, Joë ?
— Les pieds au plafond, jambes en l’air, cul par-d’sus tête, Sir, v’là comment el’ s’est
présentée à moi dans sa toilette d’jeune mariée qui lui faisait comme un auréole blanche, et
cramponnée de tout’ ses forces à un lustre. J’vous jure qu’ça m’a fait d’l’effet. Tu t’rappelles,
Betty ?
— C’était toi qu’avait la têt’ en bas, dit Betty. Si tu crois qu’j’ai pas eu un secous’, moi aussi.
— C’était el’, j’vous l’dis, Sir. El’ marchait au plafond, quoi qu’elle en dise. Et naturel’ment,
dès qu’el’ m’aperçoit, la v’là qui s’met à pousser des cris d’paon, m’reprochant com’ si c’était
moi qu’avait pas un’ attitude décente le jour d’mes noces. J’a pas pu en entendre plus. J’ai donné
un’ poussée. J’ai monté jusqu’à elle. J’l’ai retournée com’ un crêpe, et d’un’ autre poussée, j’l’ai
ramenée en bas dans la position qui conv’nait à un jeun’ mariée. El’ était têtue. El’ voulait pas
conv’nir qu’c’était moi qu’était normal. Y l’a fallu qu’j’y montre l’tapis cloué et les lumières.
Enfin, el’ finit par s’calmer, et en nous accrochant à c’qu’on pouvait, on arrive au salon.
« Là, Sir, c’était un autr’ cinéma. Les membr’ de l’équipage, y venaient d’arriver, et y z-
avaient pas encore pu s’mettr’ d’accord ousqu’était l’haut et ousqu’était l’bas. Vous m’direz, y
avait les meubles. Bien sûr, les meubles avaient été fixés au plancher par des boulons, sans ça
j’sais pas trop c’qui s’rait arrivé. Mais allez donc raisonner avec des hommes qu’ont perdu leur
sang-froid. Sans compter qu’l’esprit d’contradiction, y joue toujours dans ces cas-là ; j’ai jamais
compris pourquoi. Bref, y en avait la moitié à peu près qui s’tenaient au plafond, la têt’ en bas, et
qui sout’naient qu’c’étaient eux qu’étaient normaux. Le padre, en particulier, y voulait rien
savoir pour se r’tourner. Y gueulait qu’c’était pas des conditions décentes pour donner un’
bénédiction. J’vous l’dis, on a perdu un bon quart d’heure en discussions, avant de se r’trouver
tous à peu près droits.
« Ça s’est fait enfin, et on nous a mariés. L’padre et puis l’boss y z-ont fait chacun un discours
com’ quoi nous étions unis, ma Betty et moi, pour l’meilleur com’ pour l’pire. J’passe là-d’sus et
sur l’air bizarre qu’y z’avaient en disant ça cramponnés aux meubles. J’passe aussi sur l’repas
d’noces, et sur la difficulté d’manger et surtout d’boire. Tout ça, on l’savait déjà, et, en somme,
avec des pailles et des tuyaux, on arriv’ tout d’mêm’ à s’en sortir. Et puis, c’est pas ça l’fond
d’mon histoire.
« Quand on a eu fini d’banqueter, il était tard. Ma Betty et moi, on aspirait à un peu
d’solitude. Les autres, y nous jetaient des coups d’œil malins, com’ ça s’fait sur la Terre en
pareille circonstance. Pour tout vous dire, un moment vint où on fit semblant d’plus faire
attention à nous. Alors, ma Betty et moi, toujours accrochés à c’qu’on pouvait, l’un sout’nant
l’autre, on s’est retirés dans la chambre à coucher. »

*
* *
Ici, Joë observa un long silence, le regard perdu dans le vague, comme désemparé par
l’évocation de ses souvenirs. Je l’implorai.
— Continuez, Joë. Surtout, ne vous troublez pas. Racontez comme ça vous vient. Le monde
entier est avide de profiter de votre expérience.
— Pour un’ expérienc’ ça été un expérience. Voilà… Nous entrons donc dans la chambre à
coucher, qu’j’avais arrangée moi-même avec un soin spécial. L’boss, y m’avait donné carte
blanche, et pour c’qu’était du confort, on manquait d’rien dans l’s’tellite… On manquait que
d’p’santeur !
« Bon. Nous entrons. J’ferme la porte. Moi, j’suis pas compliqué. J’prends Betty dans mes
bras et j’me mets à l’embrasser. C’était naturel, s’pas ? Y avait des heures que j’pensais à cet
instant, et el’, el’ disait pas non. Donc, nous nous cajolons, et nous perdons un peu conscience si
vous comprenez c’que j’veux dire. Com’ deux bras reparaissaient pas d’trop, j’lâche la poignée
d’la porte, mettez-vous à ma place. J’pensais plus à rien, et Betty non plus. On s’abandonnait. On
s’croyait… C’est pas la peine d’vous raconter ça ; ça a pas duré longtemps.
« Quéqu’ secondes à peine, pas plus. On a été brutal’ment réveillés par un choc… Gee ! com’
coup d’matraque ! J’ai cru qu’ma têt volait en éclats. Nos bouches s’séparèrent, naturel’ment, et
j’me rappelle la tête que f’sait Betty. El’ avait vu des chandelles, el’ aussi.
— Depuis c’jour, j’ai un’ dent qui bouge, fit Betty.
— Su’ l’moment, Sir, j’avais cru à un mauvais plaisanterie d’un copain. C’était pas ça. On
était bien seuls. Seul’ment, dans nos épanchements, on avait un peu détendu les jambes,
c’qu’avait rien d’surprenant aussi. La réaction du sol avait suffi à nous envoyer en droite ligne au
plafond, ousque nos crânes étaient arrivés percutants. C’était recta c’qu’avait dit l’boss. Tout’
poussée contre un obstacle s’traduit par un’ réaction qui vous renvoie en sens opposé. C’était
conforme au principe mathématique, comme y disait, mais quand ça vous arriv’ dans des
moments pareils, ça beau êt’ conform’ au principe, ça vous cause un’ émotion considérable,
j’vous l’garantis.
— Je comprends, Joë. Je partage votre émoi. Et alors ?
— V’s’allez voir. Laissez-moi que j’perds pas l’fil… Quand j’ai eu compris ; j’me raisonnai,
et j’m’employai à calmer Betty qu’était nerveuse, ça s’comprend. J’la repris dans mes bras. J’pris
appui su l’plafond. J’calculai mon impulsion. J’visai com’ pour un tir, et j’nous renvoyai vers
l’plancher, juste sur un grand fauteuil. Là, j’étais tranquille ; il était solid’ment arrimé ; y pouvait
pas s’envoler. J’soufflai un peu et j’dis à Betty :
— C’est rien, baby, j’y dis. Te frappe pas. On avait oublié c’fourbi d’p’santeur. Question
d’habitude. Bientôt, on y fera plus attention.
— Oh, Joë, qu’el’ m’dit en pleurnichant, ça m’fait un impression bizarre d’être obligée
d’penser tout l’temps à me r’tenir à quéqu’ chose !
« Je dois vous avouer, Sir, qu’moi aussi, j’me sentais pas confortable. Y faut vous expliquer
que j’l’avais campée sur mes g’noux ousqu’ j’la maintenais par mon bras droit passé autour d’sa
taille. D’mon bras gauche, pardi, j’étais accroché à un bras du fauteuil, et y fallait que j’prenne
garde d’pas lâcher, sans ça on était bons pour un’ autr’ ascension. Cet’ idée m’tracassait
tel’ment, quand j’l’avais en tête, qu’je pouvais pas mettr’ tout mon cœur à m’occuper d’elle. Et
vice versa : lorsque je commençais tout d’mêm’ à la cajoler sérieus’ment, à y fair’ des agac’ries,
et qu’el’ commençait à frétiller, alors moi, j’perdais la têt’ et j’pensais plus à m’retenir au
fauteuil. Vous comprenez ? C’est deux ordres d’idées complèt’ment différents. Alors, hop ! ou
bien c’était mon bras gauche qui lâchait, et nous partions tous les deux dans l’espace, ou bien
c’était mon bras droit qui quittait sa taill’ pour s’promener ailleurs, et c’était el’ qui décollait
d’mes genoux et qui menaçait d’filer au-d’sus ou au-d’sous d’moi, sous des angles
extraordinaires. Plusieurs fois, Sir, j’la rattrapai just’ à temps par les ch’veux, par l’bout des
doigts, par les jambes, par les pieds, par où j’pouvais. C’était considérablement énervant.
— Je comprends, Joë.
— J’sais pas si on peut bien s’faire un’ idée quand on est pas passé par là. C’était d’autant
plus énervant qu’ces histoires d’membres qui vous glissent entre les mains com’ des anguilles, ça
vous met dans des états qu’vous pouvez pas imaginer. J’suis d’un naturel délicat, j’vous l’jure.
J’voulais pas brusquer ma Betty… Surtout qu’el’ maintenant, el’ semblait prendre goût à cet’
situation extraordinaire.
— Si on peut dire ! protesta Betty.
— Parfait’ment. El’ avait l’air d’s’amuser. El’ s’laissait flotter com’ dans un bain. El’ faisait
rien pour m’aider, et m’laissait tout’ la responsabilité d’la manœuvre, moi qui commençais à suer
sang et eau. J’avais bien essayé d’entortiller mes jambes autour d’un pied du fauteuil pour avoir
les deux mains libres, vous voyez d’ici la position ? J’t’en fiche. C’était pas plus confortable.
Toujours, y l’aurait fallu que j’pens’ en mêm’ temps à la p’santeur et à Betty, et ça, j’pouvais
pas. J’vous l’ai dit, c’est deux ordres d’idées différentes.

*
* *
— Je pense que personne n’aurait fait mieux à votre place, Joë. Continuez.
— Ça dura ainsi un bout d’temps, avec des hauts et des bas, com’ j’ai essayé d’vous
expliquer. Puis, j’me dis qu’j’avais assez montré de délicatesse. Y avait plus aucun’ raison
d’lanterner, ni d’son côté ni du mien, pisque vous voulez tout savoir.
« Alors, toujours en m’retenant d’un pied ou d’un’ main, j’commençai à la démailloter. Faut
vous rappeler qu’el’ était habillée en jeun ma’riée, avec tout l’tralala ; el’ y avait tenu malgré les
circonstances : la long’ robe, l’voile, la couronne d’fleurs d’oranger, etc. Bientôt, v’là tous ces
accessoires qui s’mett’ à flotter un peu partout dans la chambre, rebondissant sur les murs et
r’venant sur nous quand j’les envoyais dinguer un peu trop fort, puis planant tranquillement dans
l’espace. J’me rappelle, j’avais laissé la lumière, s’pas ? Vu les circonstances, l’obscurité,
ç’aurait été trop dangereux. Eh bien, tous ces trucs blancs et vaporeux, y passaient et repassaient
d’vant les ampoul’ électriques com’ des nuages poussés par l’vent. Ça f’sait à chaq’ instant com’
quand l’soleil s’cache et puis reparaît. C’était curieux. J’me souviens à un moment avoir relevé
un œil et aperçu l’voile qui s’tenait tout droit devant moi, et à un mètr’ d’sus, la couron’ d’fleurs,
qu’on aurait dit un’ auréole com’ su’ les images de saints. J’en suis resté com’ deux ronds d’flan.
— C’était poétique, Joë.
— J’dis pas non ; seul’ment, moi, j’pensais à autr’ chose. J’avais d’autr’ sujets
d’préoccupation. À c’moment, vous comprenez, j’voulais absolument gagner l’lit. J’vous l’ai dit,
j’suis délicat. J’voulais pas passer ma nuit d’noces su’ l’fauteuil. Seul’ment, y fallait pas fair’
d’erreur, rapport à c’fourbi d’p’santeur.
« J’la serrai dans mes bras. J’calculai mon élan… oui, Sir, y fallait toujours calculer ; j’en
avais mal à la tête ! J’donnai un poussée au fauteuil, et j’réussis à atterrir avec elle just’ su’
l’plumard. J’l’étalai su l’lit avec mille précautions, bien à plat, et j’lui dis :
« — Bouge pas, baby… surtout bouge pas ! Pas un mouv’ment. Rest’ les jambes allongées
com’ si tu f’sais la planche. Respire pas trop fort. Ferm’ les yeux, et attends-moi. J’reviens.
« El’ fait c’que j’y dis, Sir, pendant qu’je ressaute vers l’fauteuil pour m’déshabiller à mon
tour. J’voulais pas heurter sa pudeur d’jeun’ fille, Sir, malgré les circonstances exceptionnelles.
— Ces sentiments vous honorent, Joë. Continuez.
Il resta un moment silencieux et hésitant.
— C’est pas des histoires à raconter, dit-il.
J’apaisai patiemment ses scrupules. Il reprit :
— Eh bien, y faut qu’je vous fasse un aveu, Sir. Quand j’me retournai, nu com’ un ver, ça va
d’soi, et qu’j’aperçus ma Betty dans l’mêm’ costum’ étendue sagement su l’lit, après la séance
qu’on venait d’jouer, j’ai senti com’ un choc électrique. J’ai perdu mon sang-froid, j’le
reconnais. J’ai plus pensé à rien ; j’me suis précipité vers elle. Après tout, nous étions mariés.
— C’est bien excusable, Joë. Je vous absous.
— P’t’être bien qu’c’était excusable, mais c’était imprudent. J’avais encor’ oublié c’fourbi
d’p’santeur. J’avais mal calculé mon élan, cet’ fois. À vrai dir’ j’avais rien calculé du tout :
ç’avait été instinctif. L’résultat, c’est que j’passai au-d’sus d’elle sans la toucher. J’fis un vol
plané au-d’sus du lit, défilant tout l’long d’son corps sans pouvoir l’agrafer. El’ était hors
d’portée, à plus d’un mètr’ en d’sous d’moi. J’piquai un coup d’crâne dans la cloison à la têt’ du
lit, et j’repartis en arrière vers la cloison d’en face. J’étais furieux, Sir.
— Je conçois votre fureur, Joë. Quelle situation !
— J’suis pas si sûr qu’vous compreniez bien ma situation. C’est pas si simple. Laissez-moi
v’s expliquer, pisque vous voulez tous les détails.
« Voilà : la lign’ d’action d’mon impulsion, com’ m’a expliqué plus tard l’mathématicien
d’l’équipage, el’ était horizontale. Ça veut dire, pour parler clair’ment, qu’je me mouvais sur un’
trajectoire parallèl’ au lit, à un mètre cinquante au-dessus, et qu’allait d’un mur à l’autre.
Remarquez, d’ailleurs, qu’ces histoires d’horizontales, d’verticales, de d’sus et de d’sous, ça
avait plus aucun sens pisqu’y avait plus d’haut ni d’bas à caus’ de l’absence de cet garc’
d’p’santeur. Tout c’que j’en dis, c’est par rapport au lit, avec ma Betty toujours étendue
consciencieusement, les yeux fermés. Machinal’ment, j’rapportais tout à ça.
— Je comprends, Joë. Le centre de votre univers.
— C’est ça… Donc, j’pouvais m’renvoyer d’un’ cloison à l’autre ; mais retenez bien ceci : à
cet’ hauteur, les cloisons el’ z-étaient complètement nues et lisses : pas un tuyau, pas un’
aspérité. Ça veut dir’ encore pour ceux qui connaissent un peu d’mécanique, qu’j’avais aucun
moyen d’changer d’trajectoire sans impulsion extérieure. Vous y êtes ? Tout c’que je pouvais
faire, c’était m’ballader entre les deux cloisons, c’que je fis plus de vingt fois, en voyant toujours
défiler en d’sous l’corps de Betty, hors de portée. Ça devenait affolant.
— Je me mets à votre place, Joë. Comment êtes-vous sorti de ce mauvais pas ?
— Par la réflexion, Sir… Attendez qu’je vous explique tout. Quand j’m’eus fatigué d’cogner
du crâne et des talons, j’restai sans bouger et j’essayai d’penser. Alors, y a eu un amortissement
(c’est encor’ l’mathématicien qui m’a expliqué ça, y a un léger freinage, rapport à l’air artificiel
dans l’s’tellite). J’finis donc par m’arrêter dans les airs, mais c’était pas mieux.
— Ce n’était pas mieux, Joë ?
— C’était pire, Sir. Écoutez et tâchez d’vous représenter. Quand j’m’arrêtai, fatigué et amorti,
j’étais just’ au-d’sus du lit, au-d’sus d’ma Betty, trop loin même d’un’ cloison pour pouvoir
donner un poussée, c’est-à-dir’ qu’je pouvais plus bouger du tout… Plutôt, c’était mon centr’ de
gravité, mon nombril qu’était condamné à l’immobilité la plus complète. Autour, tous mes
membres y pouvaient s’agiter, s’replier et s’détendre, un peu com’ un’ araignée au bout d’un fil,
ou un papillon cloué sur un’ planche invisible ; et y faut vous dir’ qu’mes membres y s’en
privaient pas d’gigoter, tant j’étais ému. Nu com’ un ver, si vous vous rap’lez, à plat ventre dans
l’espace, à plus d’un mètr’ au-d’sus d’elle. Bon. Qu’est-ce qui arrive à c’moment ? V’là ma
Betty qu’ouvre les yeux, Sir !
— Elle ouvre les yeux, Joë !
— Oh, boys ! Si v’s aviez vu cet’ tête ! J’vois encore sa grimace, et j’entends l’cri qu’el’ a
poussé. Ça a ajouté à mon affol’ment. J’vous assur’ qu’el’ les a refermés presto ses yeux, en
crispant les paupières com’ si on y avait collé un fer rouge. C’était pas ça qui pouvait arranger les
choses.
— Si tu crois qu’tu ressemblais à quéq’ chose de beau, planant et gigotant au-d’sus d’moi,
protesta Betty indignée. J’aurais jamais cru qu’un’ tel’ horreur puisse exister sur la Terre, ou
même dans l’espace du ciel. Pas à un papillon qu’tu m’faisais penser, pas à un’ araignée, mais à
un poulpe. Et encor’ un poulp’ y l’aurait eu quéq’ chos’ d’humain s’il avait été à côté d’toi.
J’vous fais juge, Sir. Jamais aucun’ fill’ a vu ça com’ ça l’soir d’ses noces. J’pouvais pas
imaginer un pareil cinéma !
— J’reconnais qu’je devais pas êtr’ un spectacle pour un’ jeun’ mariée innocente. Moi qui
m’étais juré d’me montrer délicat, j’en étais honteux. Tout d’même, ça servait à rien d’crier à
l’assassin. Aussi, j’réfléchis encore, et j’lui dis :
« — Écout’ baby. C’est pas l’moment d’perdre son sang-froid. J’suis là ; tu m’as vu. C’est
qu’moi ; p’t’être pas com’ t’avais rêvé, mais j’y peux rien. Ça ira mieux, tu verras, quand j’serai
plus près. C’est la distanc’ qui brouille et qui trompe, et tout ça c’est encor’ la faut’ à c’fourbi
d’p’santeur. En attendant, j’peux pas bouger. Y faut qu’tu m’aides. Ferm’ les yeux, si tu veux,
mais fais c’que j’te dis. Tu vas étendre le bras, doucement, et t’accrocher au rebord d’là tabl’ de
nuit. C’est un point solide. Quand ce s’ra fait, pas avant, t’élèveras un’ jambe vertical’ment vers
moi, com’ si tu f’sais d’la culture physiqu’ pour les abdominaux. Tu m’as compris ? Alors,
j’m’accrocherai à toi, j’pourrai r’descendre à côté de toi, et tu m’verras plus com’ ça.
« Y fallait qu’j’y parle de ma voix la plus douce, Sir, sans ça, el’ aurait eu un’ crise de nerfs.
Tout d’même, au bout d’un moment, el’ finit par s’calmer. El’ s’enhardit même à rouvrir un œil
à moitié ; un seul, pour l’refermer aussi vite. C’était pas c’que je lui demandais. El’ se décide
enfin à faire ce que j’lui disais. El’ s’cramponne à la tabl’ et el’ élèv’ un’ jambe vers moi. El’ est
souple. Son pied arrive assez haut. J’agrafe un orteil. J’étais sauvé. J’me hisse, ou bien
j’descends, com’ vous voudrez. L’long d’sa jambe, et j’la rejoins enfin su l’lit.
« V’s croyez p’t’êtr’ qu’ c’était fini, et qu’nous avions gagné l’droit d’êtr’ heureux ? Eh bien,
vous faites erreur. L’cinéma, y f’sait qu’commencer. Seul’ment, la suite, c’est encore plus délicat
à dire.
— Dites-le, Joë.

*
* *
— J’restai longtemps allongé contr’ elle, ret’nant mon souffle. J’pensais qu’à elle. Des visions
pareilles, vous comprenez, ça pouvait y laisser un complexe pour tout’ sa vie. El’ en était
d’venue tout’ rouge, puis tout blanche d’la têt’ aux pieds. J’la rassurai, j’la câlinai douc’ment, oh
tout douc’ment jusqu’à c’qu’el’ se soit réchauffée graduel’ment, et moi aussi. El’ reprit des
couleurs et, m’sentant tout contr’ elle, el’ s’enhardit enfin à ouvrir les yeux.
« Que vous dire maint’nant ? Arriva un autr’ moment où j’perdis d’nouveau conscience.
Comprenez-moi. El’ était tout à fait rassurée, et c’était l’instant d’passer à l’action. Encor’ un’
fois, j’pensais pas, pour mon malheur ; j’sentais seulement. J’peux pas m’expliquer mieux.
— C’est très simple, Joë. Je comprends très bien.
— C’est très simple, mais j’avais encor’ oublié d’prendre en considération cet fichue
p’santeur ; et alors, ça prit la form’ d’un cauchemar.
« Vous v’s rappl’ez p’êtr’ comment l’boss il avait expliqué l’principe ? J’devais y songer
plusieurs fois au cours d’cet’ nuit mémorable : Tout’ poussée sur un obstacl’ s’traduit par un’
réaction en sens opposé, sans qu’y ait rien pour vous freiner. Etc. Pour parler l’langage de tout
l’monde, quand vous poussez en avant, v’s êtes renvoyé tout entier en arrière. Vous y êtes cet’
fois ? J’vois qu’vous avez compris pasque vous rigolez. Seul’ment, c’est un’ chose
d’comprendre quand v’s êtes su la Terre, l’corps bien calé par son poids, et c’en est un’autr’
d’fair’ l’expérience pour sa nuit d’noces dans l’s’tellite. Dans l’premier cas, p’t’êtr’ qu’ça peut
fair’ rigoler, mais dans l’second, quand c’est vous qui partez en arrièr’ com’ un’ bal’ élastique,
j’vous jure que ça a rien d’marrant.
— Je m’excuse, Joë.
— Y a pas d’mal. Donc, c’est exactement c’qui m’arriva. À mon premier essai, j’partis dans
un’ direction obliqu’ vers un coin du plafond, su’ l’quel j’allai cogner du derrière, et très
violemment, j’puis l’dire, car mon action avait été fougueuse, et com’ de juste, la réaction en
arrière, également énergique. Cet’fois, Sir, j’ai vu rouge. J’réfléchis pas un quart d’seconde.
Mettez-vous à ma place.
— Je me mets à votre place, Joë.
— J’ réfléchis pas, j’vous dis. J’donnai un furieux coup d’reins, et j’repiquai sur el’ com’ un
bombardier. Et j’recommençai la mêm’ manœuvre, et chaqu’ fois c’était l’mêm’ scénario. J’étais
renvoyé com’ un’ bal’ de tennis. Et plus j’m’énervais, plus j’étais impatient et fébrile, plus
j’m’envolais vite, et plus j’cognais dur’ment du derrière au plafond. Cinquant’fois, Sir, qu’je me
suis acharné, jusqu’à en avoir l’postérieur bos’lé. Mais ça, c’était rien à côté du moral. J’me
sentais dev’nir cinglé.
— Si tu crois qu’c’était agréable pour moi, dit Betty. Toi, tu t’sentais p’t’être com’ un’ bal’ de
tennis, mais moi j’avais l’impression d’êtr’ un’ raquette, ou bien l’filet su l’quel rebondissent les
acrobat’ du cirque.
— J’me f’sais des cheveux à caus’ de toi, Betty. Vous comprenez, Sir, el’ était toujours
étendue les yeux fermés et j’voyais bien à sa mine qu’el’ commençait à êtr’ considérablement
surprise, et mêm’ interloquée par mes façons d’faire. Faut s’mettre aussi à sa place à elle. Malgré
son inexpérienc’ el’ devait m’trouver extrêm’ment bizarre. Ça pouvait pas durer ainsi. Quand
j’m’fus bien escrimé, j’compris qu’j’arriv’rais à rien par la fougue ; au contraire. C’qu’y fallait
faire, encore et toujours, c’était réfléchir.
« Ah, mister ! réfléchir dans cet état ! Pourtant, y l’fallait. Quand la forc’ brutal’ réussit pas, y
a qu’l’intelligenc’ et la ruse qui peuvent fair’ aboutir. Malheureus’ment, encore, l’intelligence
c’est un’ chos’ et l’amour en est un’ autre, com’ la suite d’cet’ histoire l’démontre
surabondamment.
« Donc, j’cessai mes entrechats entre l’lit et l’plafond. J’réussis à m’arrêter contr’ elle.
J’respirai un bon coup, et j’roulai dans ma têt’ les données du problème.

*
* *
— J’suis un imbécil’, j’finis par m’dire. C’est pas très difficile. Y suffit d’pas perdre son
sang-froid, comm’ je viens d’le faire.
« — Écout’-moi, baby, j’lui dis, quand j’ai eu bien mis au point mon plan. C’qui nous arriv’
c’est pas des trucs ordinaires, j’le reconnais. Mais tout ça s’arrangea avec un peu d’patience.
Nous sommes dans l’s’tellit’. Y a plus d’p’santeur. Y faut s’adapter aux circonstances. Tel que
j’vois l’problème, y a qu’un’ solution. Y faut s’accrocher.
« — S’accrocher, Joë, qu’el’ me fait.
« — S’accrocher. T’occupe pas, baby. J’fais la réflexion pour nous deux. Voilà. Tu vas
étendre les deux bras en croix, com’ si tu f’sais la planche dans la mer. D’la main droit’ tu
continueras à agripper la tabl’ de nuit. D’là main gauche… attends. Tu tiendras l’bout
d’cet’ficell’ que j’vais attacher l’autr’ bout au fauteuil. Tu y es ? C’est pas compliqué. C’est toi
qu’as l’rôle l’plus facile. Tu tiens tes deux mains bien serrées, et tu penses à rien d’autre qu’à pas
lâcher. Moi, d’mon côté, j’vais me cramponner à tes épaules, et t’inquiètes pas si j’serre un peu
fort. Tu tiens bon quoi qu’il arrive.
— Oh, Joë ! qu’el’ me dit. J’sais pas si j’saurais faire. J’avais jamais pensé qu’ça s’pas’rait
com’ ça, ma nuit d’noces.
« Tout d’même, Betty, j’dois te rendre justice, t’as compris qu’y fallait y mettre du tien. Bien
des femmes auraient pas été aussi dociles. El’ m’obéit, Sir. El’ prend la position qu’j’y avais
indiquée, mêm’ qu’en la voyant serrer l’bout d’l’amarre, j’pensais à un’ petit’ fille qui va sauter à
la corde… El’ m’obéit même trop vit’, Sir, pasque, je crois que j’vous l’ai déjà dit, mais
j’insisterai jamais assez : ces deux histoires, l’amour et la réflexion, c’est deux ordres d’idée
contradictoires ; c’est-à-dire qu’après avoir fait travailler mes méninges pour élaborer mon plan,
y m’fallait attendre un moment, l’temps de m’débarbouiller l’cerveau, avant d’pouvoir l’réaliser.
Comprenez-vous ?
— J’ai compris, Joë.
— El’ fut donc docil’ et patiente, y a pas à dir’ le contraire. Bon. Au bout d’un moment, on
était prêt d’nouveau, elle bien agrippée aux deux points solides ; moi, à ses épaules. J’croyais
avoir trouvé la solution adéquate ; eh bien. Sir, j’m’étais trompé. C’était pas encor’ possible.
— Vraiment, Joë ? Pas possible ?
— Pas possible. C’est encor’ l’mathématicien qui m’a expliqué pourquoi, après qu’j’m’en
sois aperçu moi-même. V’s allez saisir. Ses deux mains accrochées, ça f’sait deux points fixes.
Bon. Deux points, com’ y m’a dit plus tard, ça détermin’ un droite ; un axe, l’axe de ses bras
étendus. Bon, encore. Mes mains à moi qu’étaient sur cet axe, ça ajoutait rien à la stabilité. Et
quand y a qu’un axe d’fixe, tout l’reste des corps solides, y peut tourner autour ; c’est d’la
géométrie. Et vous allez voir qu’nos deux corps y s’en sont pas privés.
« Un travail d’acrobate, Sir, com’ on en voit qu’ dans les cirques ! On lâchait pas nos prises ;
bon : de sort’ qu’on allait plus au plafond. Seul’ment, à chaqu’ action d’ma part, v’là qu’la
réaction, cet’ fois, faisait décrir’ un arc de cercle à tout mon corps autour d’l’axe d’ses bras en
croix. J’faisais l’grand soleil, v’là c’que j’faisais. J’tournai jusqu’à c’que mes pieds y z-aillent
frapper l’mur derrièr’ l’lit.
« Et el’, Betty pendant c’temps-là ? Oh, el’ lâchait pas des mains, au début du moins.
Seul’ment, c’était tout c’qu’on pouvait d’mander à un’ jeun’ mariée, s’pas ? J’pouvais
raisonnabl’ment pas exiger qu’el’ conserve tout l’reste du corps immobil’ com’ un morceau
d’bois. Aussi, com’ el’ ondulait, et c’est compréhensible, la v’là qui décol’ à son tour et qui
s’met à tourner com’ moi autour d’l’axe, jusqu’à c’qu’el’ me heurte violemment, et alors nous
tournions en sens inverse. Supposez un crocodile qui bâille, et bien, on avait l’air de deux
mâchoires, qui s’ouvraient, s’fermaient et s’rérouvraient, sans jamais rester en contact plus d’un’
fraction d’seconde. J’sais pas si vous voyez l’tableau.
— Comme si j’y étais, Joë. Vous décrivez admirablement.
— Bien entendu, ça a pas duré des heures. Betty, la pauvr’ petit’, el’ a fini par desserrer les
mains. Moi, j’lâchais pas, et com’ ça correspondait à un des plus furieux bâillements du
crocodile, nous v’là partis tous les deux dans l’espace d’là chambre nuptiale.
« Qué’ voyage, Sir ! La têt’ en bas, l’derrièr’ en l’air, les jambes j’sais pas où, tournant,
tournoyant, tourbillonnant, tournicotant autour d’notr’ centr’ de gravité commun, f’sant parfois
un tour complet autour d’l’axe, qui s’balladait maint’nant, pr’nant contact occasionnel’ment par
l’ventre, puis par les fesses, à l’endroit, à l’envers, pour s’écarter tout d’suit’ com’ si on s’f’sait
horreur, on arrivait jamais à rester serrés. Moi, ça d’venait un’ idée fixe, et j’m’épuisais en
soubresauts d’plus en plus désespérés, c’qui arrangeait rien, au contraire. C’était plus d’là bar
fixe, c’était du trapèz’ volant ; c’était du catch dans un ring à trois dimensions ; ça avait plus
d’nom. Y avait plus d’haut, plus d’bas, plus rien.
« P’t’êtr’ vous allez m’dire : c’était par là la solution. Fair’ a’straction d’la p’santeur, du haut,
du bas, d’tout. Plus penser au lit, aux meubles, à rien, v’s accrocher solid’ment l’un à l’autre par
les pieds et les mains, et fair’ ça dans l’espace vide. V’s en parlez à votre aise. On a essayé, Sir,
j’vous l’garantis. Mais fair’ l’amour dans l’espace libre en tournant autour d’son centr’ de
gravité, vous pouvez pas vous imaginer l’impression qu’ça fait. Y a toujours quéq’ chos’ qui
colle pas. Jamais j’aurais pensé qu’on aurait besoin com’ ça d’chaq’ morceau d’son corps. Quand
c’étaient pas les mains, c’étaient les jambes qui lâchaient. Quand c’étaient pas les jamb’ c’étaient
les reins qui s’sentaient tout mous, com’ englués dans un oreiller d’plumes. Quand c’était pas
tout ça, c’était seul’ment l’vertige d’voir tourbillonner les parois d’la chambre, l’plancher,
l’plafond, les meubles et les lumières. J’en parle par expérience et j’vous l’dis. Y faut
absolument qu’on s’appuie à quéqu’ chose de solide… P’t’êtr’ encore si Betty avait eu plus
d’expérience ; mais naturel’ment, el’ pouvait guèr’ m’aider. El’ pleurait, et el’ parlait d’retourner
chez sa mère.
« On a tout essayé, Sir. Y a des malins su’ la Terre, qui parlent d’positions diverses. Eh bien,
nous, Sir, ma Betty et moi, j’vous l’dis, on a tenté plus d’positions cet’ nuit-là qu’tous les vicieux
réunis d’cet’ planèt’ et des autres en ont jamais rêvées. Des attitudes, Sir, qu’j’en rougis encore,
et qu’les démons d’l’Enfer, y z’en auraient été estomaqués. Tout, j’vous l’répète. On s’a attachés
par les mains. On s’a attachés par les pieds. On s’est même enveloppés un moment dans l’voil’
d’mariée qui flottait toujours. Y avait toujours quéq’ chos’ qui marchait pas. Alors, on a eu un’
idée lumineuse. On s’est mis sous l’lit ; mais là, c’était trop étroit ; on était com’ dans un’ boit’
de conserves. Final’ment, c’est là qu’on a passé notr’ nuit d’noces. Sous l’lit, allongés côt’ à côt’
com’ deux p’tits enfants, et avec un mal d’mer que j’vous dis que ça.

*
* *
— Voilà mon aventure, Sir, pisque vous avez voulu la connaître. Y a rien d’autre, et ça suffit.
Les nuits suivantes, ça été l’mêm’ scénario, avec des variantes, mais pour finir toujours par
l’mêm’ ballet aérien, d’où on sortait vaincus. Rien y a fait. Alors j’ai essayé d’demander conseil
à ces Messieurs les Savants d’l’équipage. Au début, y m’ont écouté patiemment, avec intérêt en
quéqu’ sorte. Y z-ont été compatissants. Y s’sont mêm’ ingéniés à m’aider.
« L’mathématicien, y m’a expliqué très exactement c’qui s’passait au point d’vue scientifique,
et pourquoi c’était comm’ ça. L’physicien, y l’est allé plus loin. Y l’a fabriqué un appareil
compliqué avec des champs électriques et des champs magnétiques qui d’vaient créer un sort
d’p’santeur artificielle. L’malheur, c’est qu’pour être affecté par ces champs, y m’fallait endosser
un costume d’son invention avec tout un fourbi d’lanières métalliques ; com’ un’ camisol’ de
force. Ça été un four. L’chef mécanicien qu’était un copain, tout c’qu’il a trouvé c’était que j’me
serve du pistolet à réaction. C’est un’ question d’coordination d’forces, qu’y disait. J’ai essayé
aussi, mais j’ai jamais pu arriver à un’ coordination adéquate.
« Jusqu’au padre qui s’y est mis. Y m’voyait tel’ment chagrin qu’il en était attristé lui-même.
Un jour, y m’a pris à part, et y m’a tenu un long discours ousqu’ j’ai compris – j’suis pas bien
sûr, pasqu’il y mêlait des mots latins – qu’vu les circonstances exceptionnelles, l’églis’ p’têtr’
qu’el’ fermerait les yeux sur des attitudes qu’étaient pas absolument conformes aux lois divines.
Y pourrait p’t’êtr’ m’donner l’absolution à l’avance, si j’lui expliquais bien. J’sais pas si nos
attitudes étaient conformes, tout c’que j’sais, c’est que quand j’ai commencé à y donner des
détails… oh, boys ! C’est lui alors qui s’est envolé au plafond, com’ un’ chauv’-souris, et un’
bon’ douzain’ de fois, tant il était ému. Après ça, y s’est plongé dans des prières, et il a plus rien
dit.
« Et puis, à m’sur’ que l’temps s’écoulait, y s’sont tous mis à m’éviter. Y z’avaient l’air
furieux et vexés contre moi. J’ai compris qu’mon histoir’ endeuillait l’voyage, et j’en ai plus
parlé. Betty et moi, on s’est résigné à attendre l’retour.
Joë observa un long silence, perdu dans ses rêves ; puis, il reprit :
— Vous comprenez, Sir. Y voulaient pas admettre que leur truc, leur s’tellite, y l’était pas la
perfection des perfections à tous les points d’vue, com’ y l’ont déclaré depuis dans les
interviews. Et c’est ça la conclusion où j’veux en venir.
« Quand y disent ça, Sir, y mentent tous, moi j’vous l’assure et Betty aussi. Leur s’tellite, leur
fourbi sans p’santeur, c’est p’t’êtr’ adéquat pour des observations scientifiques, admirabl’ pour
r’garder les étoiles, excellent pour recueillir les rayons cosmiques, ça, j’veux bien. Mais pour
c’qui est d’l’amour, Sir, c’est un’ erreur flagrant’ et considérable. C’est l’dernier endroit du
mond’ que j’conseillerai pour un’ nuit d’noces, à moins qu’on ait des goûts contre nature. Vous
pouvez en croire Joë, et j’vous demande d’inscrire ça en grosses lettres dans votr’ journal,
qu’mon expérience, el’ serv’ au moins à quéqu’ chose.
— C’est promis, Joë.
LE MIRACLE
LE MIRACLE

LE prêtre gravit lentement les marches qui l’élevaient au-dessus de la foule, en priant le
Seigneur de lui accorder la vraie éloquence : celle qui touche les âmes. Parvenu dans la chaire, il
se recueillit quelques instants, fit le signe de la croix et commença son sermon.
L’abbé Montoire devait sa réputation de prédicateur autant à la chaleur persuasive de son
langage qu’à la rigueur et à la subtilité de son raisonnement. Il s’adressait avec le même bonheur
à la foi naïve des humbles et à l’intelligence des hommes cultivés. Ayant poussé très loin des
études scientifiques et philosophiques, il continuait de s’intéresser à des recherches diverses, et
n’ignorait aucun des derniers développements de la connaissance humaine. Il tirait de ceux-ci des
arguments inattendus, saisissants, qui, par leur justesse et leur originalité, retenaient l’attention
d’une élite savante. On citait certains vieux matérialistes qui s’étaient rendus à ses raisons, après
avoir vainement cherché la vérité pendant leur existence. Mais il savait aussi mettre la doctrine à
la portée des simples. Quand son esprit critique avait analysé les théories modernes les plus
complexes, et montré qu’elles tendaient toutes à renforcer la vraie religion, il s’adressait à la
masse des fidèles et leur communiquait l’ardeur de sa foi dans un langage direct et émouvant.
Sa renommée était grande, et les autorités ecclésiastiques le considéraient comme une gloire
future. Malgré la faveur dont il était l’objet, il ne s’était jamais départi de sa réserve, et menait
une existence modeste. Sans se soucier d’être appelé à un poste plus en rapport avec ses mérites,
il officiait dans une petite église, où ses sermons attiraient toujours une assistance nombreuse.

— Mes frères, dit le prêtre, je veux aujourd’hui vous parler du miracle, cette manifestation
merveilleuse et exceptionnelle de l’infinie puissance d’un Dieu qui daigne parfois se révéler
matériellement à nos sens grossiers.
« Je vous montrerai, en cette occasion, la fausseté d’une opinion très commune au siècle
passé, et que certains esprits propagent encore, quoiqu’elle ait été rejetée par tous les vrais
savants : je veux parler du prétendu conflit entre la religion et la science, entre la foi et la raison.
Il n’a jamais existé d’erreur aussi profonde que de les opposer l’une à l’autre.
« Nous sentons, nous, croyants, la réalité et même la nécessité du miracle. Je dis réalité, parce
qu’il serait insensé de mettre en doute les innombrables témoignages qui les attestent, émanant
de sources très diverses, les plus doctes comme les plus ingénus. J’ose ajouter nécessité, parce
que nous ne pouvons concevoir que Dieu, en sa miséricorde, refuse de nous donner parfois un
signe à notre mesure, en franchissant le gouffre qui sépare sa perfection de notre indignité.
« Mais je veux m’adresser aujourd’hui à ceux qui n’ont été qu’imparfaitement touchés par la
grâce, et dont l’esprit réclame des raisons. Eh bien, à ceux-là, même aux plus follement
exigeants, la science, la véritable science qui ne se trouve jamais en contradiction avec la
religion, a apporté récemment d’excellents motifs de croire au miracle, et projette une lumière
aveuglante sur son auguste signification… »
Il fit une pause, en abaissant son regard sur les rangs les plus proches de la chaire. Il y
reconnut le docteur Faivre, une personnalité du monde médical, qui avait été un de ses
camarades de collège. Ils avaient conservé des relations amicales, quoique le docteur ne fût pas
croyant, et ne s’en cachât pas. Ils avaient souvent de longues discussions, à la suite desquelles
Faivre, qui respectait toutes les convictions, rendait hommage à la subtilité du prêtre, sans pour
cela se dépouiller de son scepticisme.
Il était venu entendre son ami, par curiosité, comme il le faisait parfois, et l’écoutait avec
intérêt. Leurs regards se croisèrent. L’abbé Montoire se sentit satisfait de le voir là, et poursuivit,
en haussant le ton :
— Les grandes lois naturelles, mes frères ! Nous avons connu une époque où les hommes, en
leur orgueil, pensaient avoir reconnu et codifié d’une manière absolue et définitive les quelques
apparences qui affectent nos sens imparfaits ; ils voulaient voir le dernier mot de toute réalité
dans ces règles mécaniques. Écoutez ce que disait Laplace au siècle dernier :
« Une intelligence qui, à un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la Nature est
animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste
pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des
plus grands corps de l’Univers et ceux des plus légers atomes ; rien ne serait incertain pour elle
et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux.
« Et il ajoutait que Dieu était une hypothèse dont il n’avait pas besoin. Les esprits forts se
refusaient alors à admettre l’éventualité d’une seule exception dans l’ordre qu’ils commençaient
à percevoir. Ils se grisaient de leur découverte : la Nature ; et ces lois, qui eussent dû leur révéler
la majesté divine, ils les croyaient souveraines en elles-mêmes. Ceux-là qui admettaient encore
un Dieu l’insultaient en limitant son pouvoir.
« Mes frères, il a fallu revenir à une humilité plus conforme à notre condition. La science la
plus matérialiste, celle qui se réfère toujours aux faits et à l’expérience, est obligée de reconnaître
aujourd’hui son impuissance à tout comprendre et à tout expliquer. Comme l’a admis un grand
physicien : Les cadres si rigides, si solides, qui contenaient la science d’il y a cinquante ans, se
sont trouvés trop étroits pour contenir tous les faits ; … il faut renoncer, probablement pour
toujours, à imaginer des ressorts cachés qui régleraient l’Univers ; … ces mécanismes
imaginaires, au fond un peu enfantins, se sont tous brisés(2).
« Vous voyez que nous sommes très loin du déterminisme mécanique de Laplace !… Mais
revenons au miracle qui nous occupe aujourd’hui. La science moderne a été contrainte
d’admettre la possibilité d’exceptions aux lois qu’elle avait cru immuables. Ceux qui ont pénétré
le plus profondément la matière n’osent plus affirmer que telle cause, dans telle circonstance,
produira obligatoirement tel effet. Ils ne parlent plus que de très grandes probabilités. Ils se sont
aperçu, en regardant mieux, que ces lois, en elles-mêmes, ne s’opposent pas à des manifestations
jugées prodigieuses par le sens commun. Ils ont reconnu qu’il n’existe rien dans l’essence propre
de l’eau, ni dans les actions auxquelles sont soumises ses molécules, qui empêche sa
transformation en un autre liquide, ou en une substance très différente. Des avatars de cette sorte,
quoique très improbables, sont possibles.
« Entendez-moi bien, mes frères. Cette improbabilité est immense. Elle nous donne le vertige.
Je n’ai pas du tout l’intention de la minimiser. Je veux, au contraire, insister autant sur la
possibilité de principe, qui prouve la sagesse et la prévoyance de Dieu, que sur le caractère
prodigieusement exceptionnel de tels événements, qui fait éclater sa grandeur lorsqu’il les
provoque. Certes, notre créateur a voulu soumettre la nature à des lois harmonieuses, et une
dérogation à leur rythme nécessite, nous le savons et nous le sentons, un concours de
circonstances si extraordinaire qu’il ne peut se produire sans une impulsion volontaire extérieure.
Nos mathématiciens ont démontré que la matière, livrée aux seules sollicitations du hasard,
n’aurait une chance infime de subir une telle dérogation qu’en une durée dont l’étendue nous
effraye, une durée hors de proportion avec celle de notre Univers. Cette exception, qui reste
cependant concevable, qui reste compatible avec l’ordre établi, Dieu s’est réservé de la susciter
parfois. C’est le miracle.
« Qu’est-ce que cet anti-hasard, dont il est question dans les traités modernes, qui pourrait
causer, en les choisissant, des répartitions inconcevablement peu probables, parmi les infinies
combinaisons possibles d’atomes ? Qu’est-ce que ce démon imaginé par Maxwell, qui aurait le
pouvoir de provoquer une distribution de chaleur contraire au bon sens ? Des mots, mes frères,
des mots par lesquels les hommes ont masqué ce qui dépassait leur entendement : la Volonté
Suprême, seule capable de donner l’impulsion qu’elle désire à sa création… »
Le prêtre développa ce thème, qu’il savait propre à tourner certains esprits, en particulier celui
du docteur Faivre, qui ne le quittait pas des yeux. Il termina cette première partie de son sermon
en évoquant le mystère de la vie, et en invitant les fidèles à méditer sur son caractère
merveilleux.
— Comment ne pas croire au miracle, mes frères, quand nous avons sous les yeux les
créatures, dont l’existence est un prodige permanent ? Au précédent siècle encore, on a pu penser
que le jeu aléatoire des réactions physico-chimiques suffisait à expliquer l’apparition de leur
structure au cours d’une longue évolution. Là aussi, après un examen moins superficiel, les
savants ont dû faire leur mea culpa. La constitution d’une simple cellule n’est certes pas
incompatible avec les lois naturelles ; sa génération spontanée est possible, comme est possible
la métamorphose de toute matière, mais elle présente une telle improbabilité que tout être de
bonne foi se refuse à l’admettre aujourd’hui. Que dire alors de ces milliards de milliards
d’éléments qui constituent le corps d’une créature ? Et que dire de la genèse de son âme ?
Chacune est une preuve vivante de la toute-puissance divine. Chacune est un miracle, un
monument dont les innombrables pierres, elles-mêmes prodigieuses, sont assemblées, organisées
par ces dérogations exceptionnelles aux lois de la matière et à celles du hasard.
Ensuite, il mit son éloquence à la portée des classes populaires. Il rappela quelques-uns des
miracles les plus fameux, et conclut en exaltant les vertus de ceux que Dieu avait distingués pour
les susciter.
— Admirons, mes frères, sa hauteur de vues et sa souveraine impartialité. Il ne tient pas
compte des différences mondaines dans le choix de ses élus. La foi est à ses yeux le titre le plus
sublime. Elle peut le toucher venant d’un savant docteur de l’église ou d’une humble gardeuse de
moutons.
« Heureux ceux dont la foi ne peut être renforcée par les preuves ! Heureux les simples !
Ceux-là savent, avant d’avoir réfléchi, que le Seigneur peut tout. C’est souvent à l’un d’eux, je
vous le dis, qu’il délègue une parcelle de son pouvoir miraculeux. Ainsi soit-il. »
L’abbé Montoire redescendit de sa chaire, accompagné par le murmure d’une assistance
conquise. Le docteur Faivre vint le voir dans la sacristie pour le complimenter.
— T’ai-je convaincu ? demanda le prêtre.
— Tu l’aurais fait si je pouvais l’être par des paroles. Hélas, je n’ai jamais constaté de
miracle.
2

Quelques jours après, le prêtre passa l’après-midi à l’église, écoutant les confessions d’une
foule de pénitents, toujours nombreux à rechercher son absolution. Il termina tard, fit une courte
prière, et se dirigea vers la sacristie à travers la nef déserte.
— Monsieur l’abbé !
Il s’arrêta et aperçut une femme, qui lui parut de condition modeste. Elle se tenait près du
passage menant à la sacristie, et avait attendu qu’il s’y fût engagé, ne trouvant la force de
surmonter sa timidité qu’à l’instant de le voir disparaître.
— Monsieur l’abbé, je vous en supplie !
Il fut troublé par le ton pathétique, et revint sur ses pas. Elle lui tendit une lettre d’une main
tremblante.
— Pour vous, monsieur l’abbé, de la part du docteur Faivre.
— Du docteur Faivre ?
Elle était si émue qu’elle ne put ajouter une parole. Elle baissa les yeux, tordant nerveusement
les coins de son châle. L’abbé Montoire lui parla avec bonté.
— Je ne puis lire ici. L’église est trop sombre. Venez avec moi.
Il voulut la faire passer devant lui. Elle résista et fit un geste. Il s’aperçut alors qu’elle n’était
pas seule. Une silhouette se dessinait dans la pénombre.
— Mon fils, dit-elle à voix basse.
— Venez tous deux, dit le prêtre, intrigué.
Elle marcha vers son fils, qui se tenait immobile, comme incrusté dans le mur. Il ne fit pas un
mouvement jusqu’à ce qu’elle lui eût saisi le bras. L’abbé Montoire le vit tâtonner avec un bâton.
Il les aida à pénétrer dans la sacristie, et s’approcha d’une lumière pour lire la lettre, sans poser
de question :
— « Mon cher ami,
« Ne crois pas qu’il y ait dans ma requête la moindre intention de bravade. Tu me connais
assez pour savoir que je traite sérieusement les choses sérieuses ; et celle-là l’est. J’ai fait ce que
j’ai pu pour dissuader cette bonne femme, madame Courtal, d’aller te trouver. J’ai fini par céder
à ses prières, et lui donner ce mot d’introduction. Elle sert dans ma famille depuis des années et
mérite qu’on s’intéresse à son malheur.
« Elle veut absolument t’amener son fils, Jean, un garçon de vingt-cinq ans, aveugle de
guerre. La science ne peut rien pour lui. Il est incurable. Elle te connaît depuis longtemps. Elle
écoute tous tes sermons. Après avoir entendu le dernier, elle s’est mis dans la tête que tu peux
guérir son fils, et veut te demander de prier Dieu pour qu’il accomplisse un miracle. C’est à peine
si j’ose transmettre sa requête. Ne m’en veux pas, et fais ton possible pour lui faire entendre
raison, sans la désespérer. Moi, j’y ai renoncé. Il n’y a pas la plus petite possibilité de guérison.
De plus, sa blessure l’a rendu inconscient. C’est un simple d’esprit, qui ne vit que par l’amour et
les soins de sa mère. Je te demande encore une fois pardon. »

L’abbé Montoire se sentit dérouté et perplexe. Le regard implorant de la femme l’interrogeait


anxieusement. L’aveugle, raide et immobile, paraissait insensible. Comme il hésitait avant de
parler, elle se précipita à ses genoux.
— Je vous en supplie, monsieur l’abbé. Je sais que j’ai tort de venir vous demander ça ; mais
vous seul pouvez quelque chose pour lui. Le docteur dit que c’est impossible, mais les docteurs
se trompent souvent. Je sais que Dieu vous écoute. Je n’avais plus d’espoir, et puis, quand je
vous ai entendu parler du miracle, et si bien montrer que Dieu pouvait tout faire, j’ai été
retournée. Il m’a semblé voir une lumière. J’ai senti que le Seigneur pouvait guérir mon enfant,
si vous consentiez à le lui demander comme il faut. On me l’avait appris autrefois, qu’il faisait
des miracles, mais personne ne me l’avait fait comprendre comme vous. Monsieur l’abbé,
pardonnez-moi mon audace, mais il faut que vous priiez le Seigneur à ma place ; moi, je ne sais
pas. Il faut que vous lui demandiez de rendre la vue à mon fils.
— Ma bonne femme…, murmura le prêtre ému.
Il était bouleversé par cette touchante confiance, et ne savait comment y répondre. Il balbutia
de misérables consolations.
— Ma bonne femme, c’est un terrible malheur pour votre fils et pour vous… Le Bon Dieu
vous a envoyé une bien rude épreuve. Mais qui sait s’il ne réserve pas les plus grands bienfaits à
ceux qu’il a si cruellement frappés. Je vous promets de prier pour votre enfant ; mais je ne
possède pas, hélas, de pouvoir miraculeux. Je ne suis qu’une humble créature comme vous…
— Je vous en supplie à genoux, monsieur l’abbé. Moi, je suis sûre que, si vous le voulez
vraiment, Dieu vous écoutera. On m’a dit que vous aviez converti des tas de savants qui ne
croyaient pas, parce que vous connaissez les paroles qui touchent… Et ceux qui ont guéri des
infirmes ne connaissaient pas leur pouvoir auparavant ; c’est vous-même qui l’avez dit, monsieur
l’abbé.
Il l’obligea à se relever. Il ne trouvait toujours rien à lui répondre, lui, d’ordinaire si subtil, et
se reprochait d’être à court d’arguments. Les accents de la femme étaient si persuasifs qu’il
médita profondément sur ses paroles. « Il est vrai, songeait-il, que les élus ignoraient leur don,
jusqu’à ce qu’il leur fût révélé. Ai-je le droit de ne pas essayer ?… Mais comment nourrir des
pensées pareilles ! Je déraisonne… Et un cas aussi désespéré ! Faivre affirme qu’il n’y a aucune
chance de guérison… Et pourtant, comment repousser sa prière ? comment décourager, sans
avoir tout tenté, une foi aussi naïve et aussi sublime, moi qui ai prêché la confiance en Son
infinie miséricorde ? Elle me taxerait d’hypocrisie et, avec le gros bon sens du peuple, se
détournerait pour toujours de la religion et de ses prêtres. »
Il prit enfin un parti.
— Ma brave femme, dit-il, je prierai le Seigneur de se pencher sur le mal de votre enfant,
mais à une condition. Je ne peux pas vous cacher que le miracle est un événement
extraordinairement rare. Ses probabilités sont infimes…
Son langage était encore imprégné de la savante dialectique du sermon. Il se maudissait de ne
pas trouver en ce moment des paroles plus simples.
— Dieu a permis que votre fils devînt aveugle. Comme dans tous ses actes, il y a là une raison
qui nous échappe. Je lui demanderai de revenir sur sa décision, mais il faut me promettre que, s’il
ne m’exauce pas, ce qui est hélas fort probable à cause de mon indignité, il faut me promettre de
ne pas vous laisser aller au désespoir, et de ne garder en votre âme aucune rancœur. Ses desseins
sont impénétrables, et ce n’est pas à nous de le juger.
Elle le remercia et promit. Elle n’avait retenu que son acquiescement. Elle lui prit le bras et
insista avec passion.
— Tout de suite, monsieur l’abbé ; il faut le prier tout de suite ! Et dans l’église ; au pied de
l’autel. Je suis sûre que cela vaudra mieux.
Elle était transformée. Sa foi lui inspirait une autorité devant laquelle il se sentait amoindri. Il
accepta, dominé, et s’en repentit immédiatement, honteux comme s’il se fût prêté à une comédie
coupable. Mais elle entraînait déjà son fils, qui lui obéissait comme un automate. Elle le força à
s’agenouiller devant l’autel, se recula de quelques pas, et resta debout, immobile, les doigts
croisés dans une attitude suppliante. L’abbé Montoire frissonna, le cœur soulevé par un amer
mélange de pitié et de scrupules. Il songeait : « La malheureuse ! Quelle cruelle déception après
un si grand malheur, quelle affreuse désillusion l’attendent ! Dieu seul jugera si je commets un
péché ou un acte charitable. »
Il se prosterna à son tour, enfouit son front dans ses mains, demanda encore pardon au
Seigneur de sa témérité, et l’implora à voix basse.
— Toi, à qui nulle créature n’est indifférente, Toi qui peux ressusciter les morts et anéantir les
vivants, prends pitié de cette misère. J’ose à peine te le demander à genoux, guéris cet infirme. Je
sais que je suis indigne de te demander cette grâce, mais je t’en supplie humblement, si tu le
veux, donne un signe de ta Toute-Puissance et de ta miséricorde.
Il resta longtemps prosterné, ses lèvres murmurant interminablement les mêmes paroles. À ses
côtés, l’aveugle n’avait pas fait un mouvement. Le regard angoissé de la femme pesait sur eux. Il
se releva enfin, le cœur lourd. Elle ne bougeait pas. Elle attendait encore quelque chose de lui.
— Ne faut-il pas, dit-elle en tremblant, que vous touchiez ses paupières, et que vous lui
adressiez quelques paroles à haute voix, comme faisait Jésus ?
Il se sentit submergé par une vague de désespoir, en même temps qu’il se maudissait de
devoir lui céder encore. Il n’avait plus la force ni le courage de reculer. Il pousserait sa prière
jusqu’au sacrilège. Il imposa ses mains tremblantes sur les paupières mortes.
— Mon Dieu, je te le demande comme une faveur insigne, guéris cet infortuné.
Et il ajouta à haute voix, en s’adressant à l’aveugle.
— Toi, vois la lumière.
Il se détourna pour cacher ses larmes, torturé par le remords, conscient d’avoir atteint les
limites extrêmes de la détresse humaine.
Alors, une flamme soudaine apparut dans les yeux de l’infirme. Une lumière vivante
transfigura subitement son visage. Il porta les mains à sa face métamorphosée, puis les abaissa en
poussant un cri : « Le jour ! » Ensuite, sans aide, sous les yeux égarés de sa mère et du prêtre, il
se dirigea lentement vers les cierges qui éclairaient d’une faible lueur le fond de l’église.
Le ciel se fût écroulé sur l’abbé Montoire qu’il n’eût pas manifesté une stupeur aussi
profonde. Il resta pétrifié, sans voix, sans souffle, sans pensée. La femme, le visage décomposé,
était agité par un tremblement nerveux et se cramponnait à la table de communion. Elle poussa
un gémissement quand son fils se retourna et marcha vers elle. Il avait recouvré l’esprit en même
temps que la vue. Elle eut enfin la force de lui tendre les bras, et ils s’étreignirent en sanglotant.
— Je le savais, bredouilla-t-elle, je savais que Dieu vous écouterait. Monsieur l’abbé, soyez
béni… c’est trop de bonheur. Je ferai brûler des cierges… j’irai à la messe tous les jours. Je ferai
un pèlerinage… Tu y vois, Jean, tu y vois !… Remercie, ô remercie ce saint à qui tu dois ce
miracle !… Comment prouver notre reconnaissance ?… Voilà tout mon argent pour vos pauvres.
Je vous en donnerai encore…
La joie lui faisait perdre la tête. Le prêtre murmura, presque indistinctement.
— Ce n’est pas moi qu’il faut remercier. Lui seul peut tout.
— Mon Dieu ! misérable que je suis, s’écria la femme. Je ne me suis pas encore jetée à ses
genoux !
Elle se prosterna devant l’autel, le front dans la poussière.
— Oui, à genoux, dit le prêtre d’un air absent.
Il ne paraissait pas avoir repris pleinement conscience. Il la contempla, écrasée contre le sol,
comme s’il eût été étranger à cette scène.
— À genoux, répéta-t-il, sans aucune intonation…
Puis, revenant à lui-même.
— Nous aussi, mon fils, à genoux, et remercie le Seigneur de cette faveur insigne.
Ils restèrent de longues minutes sur les dalles froides. La mère et le fils priaient
passionnément. Le prêtre tentait de secouer une multitude de sentiments contradictoires, pour ne
laisser place qu’à la reconnaissance. Il éprouvait une difficulté douloureuse à se concentrer,
même pour une simple action de grâces. Il se releva enfin lourdement. La femme l’imita, et son
fils promena autour de lui un regard ébloui. Elle paraissait un peu calmée. Ils restèrent un
moment silencieux, puis l’abbé Montoire demanda avec anxiété.
— Vous êtes bien sûr qu’il… qu’il n’y voyait pas auparavant ?
— Si j’en suis sûre ! J’ai assez pleuré et maudit notre malheur ! J’en devenais folle. Je ne vous
l’ai pas dit, monsieur l’abbé, mais j’étais prête à m’adresser au Diable. J’ai consulté des jeteurs
de sort. Je ne peux pas vous dire tout ce que j’ai essayé… Malheureuse que j’étais de ne pas lui
faire confiance à Lui, à Lui qui peut tout, comme vous l’avez montré en chaire, monsieur l’abbé !
— Oui tout, absolument tout, comme je l’ai montré en chaire, répéta-t-il machinalement…
Mais, dites-moi très exactement ce qu’avait déclaré le docteur Faivre ?
— Je peux vous l’avouer à présent. Pour lui, il n’y avait aucun espoir. Il me l’avait laissé
comprendre peu à peu, avec des ménagements, car il est bon. Je n’ai pas retenu ses raisons. Il
parlait de tissus brûlés, de… Oh, tout cela est fini, maintenant. Il va être bien étonné quand il va
le voir. C’est vous qui étiez dans le vrai, monsieur l’abbé, contre tous les médecins. Je me
rappelle encore vos paroles. Vous disiez que les savants ne peuvent plus affirmer, aujourd’hui,
qu’un miracle est impossible.
— Oui, répéta encore l’abbé de la même voix absente. C’est moi qui étais dans le vrai.
Elle s’accrochait au regard animé de son fils, avec un émerveillement qui se mêla soudain
d’inquiétude.
— Tu y vois bien, Jean ? Comme avant ? Dis-moi ce que tu vois.
— Oui, s’écria le prêtre avec véhémence, comme s’il sortait d’un rêve. Dis-nous ce que tu
vois. Dis-nous ce que tu éprouves. Dis-moi ce que tu as senti au moment où j’ai touché tes
paupières de mes mains, à cet instant même !
— Je vois la lumière, dit le jeune homme ; comme autrefois. J’ai senti un choc, et j’ai eu
l’impression de m’éveiller après un très long sommeil. Je ne peux pas mieux expliquer. Avant,
tout était noir au-dedans et au-dehors. Et puis, cela a été une douche de lumière devant mes yeux,
et aussi, en moi.
— Mon Dieu, est-il possible ? murmura le prêtre… Cela a toutes les apparences d’un
miracle… Ma bonne femme, il faut que vous alliez vite chez le docteur Faivre pour qu’il
examine votre fils.
— Nous y allons de ce pas, monsieur l’abbé.
— J’irai le voir aussi, dit le prêtre, redevenu songeur. Je veux avoir son avis sincère. Il me le
donnera. C’est un savant objectif et un homme de bon conseil. Il me dira, lui, comment il faut
considérer un événement aussi extraordinaire.
Il se sentait pris de vertige, et souhaitait le départ de ses visiteurs. Leur reconnaissance lui
causait de la gêne. Il éprouvait un désir impérieux d’être seul pour interroger sa conscience.
La mère et le fils le quittèrent enfin. Il essaya de se recueillir dans le silence, au pied de
l’autel. Mais il ne put surmonter le trouble qui grandissait en lui, et qui s’opposait aussi bien à sa
réflexion qu’à sa prière. Il quitta bientôt l’église, après s’être instinctivement écarté, presque avec
répulsion, d’un infirme qui avait son poste près de la porte, et qui lui tendait une main suppliante.

L’abbé Montoire passa une nuit fiévreuse, retournant dans son esprit toutes les phases de
l’événement. Au matin, n’ayant pu trouver d’apaisement, il décida tout d’abord d’aller confier
son émoi à son supérieur.
L’évêque le reçut dès son arrivée et lui marqua une bienveillante sympathie.
— Nous avons été charmés, dit-il, d’apprendre que votre dernier sermon avait été commenté
en termes très édifiants, non seulement par les fidèles, mais par un monde qui, en général,
s’intéresse peu à nos efforts. C’est une joie pour moi de vous adresser mes plus sincères
félicitations.
— Monseigneur, ne voyez pas devant vous le prédicateur dont on a pu vanter les pauvres
mérites. Je viens pour vous soumettre humblement un événement surnaturel qui s’est produit hier
soir dans mon église, et vous confier le trouble profond dans lequel il m’a plongé.
— Un événement surnaturel, mon fils ? dit l’évêque en relevant les yeux.
— Du moins, tout semble l’indiquer, Monseigneur. Il m’a bouleversé au point que je ne sais
plus comment le considérer. Je n’ose le qualifier de peur de commettre un péché.
— Un péché ?
— Oui, Monseigneur ; mais je ne puis décider lequel, tant mon désarroi est grand : orgueil ou
manque de confiance.
L’évêque le regarda avec curiosité.
— Mon fils, les esprits les plus sages ont parfois leur défaillance passagère. Confiez-moi la
cause de votre émoi et, avec l’aide de Dieu, nous trouverons un remède.
— Voici, Monseigneur : je prêchais, il y a quelques jours, comme vous le savez déjà, sur le
miracle, article de notre foi. J’essayais de toutes mes forces de trouver les mots pour convaincre
les incrédules et les tièdes. Hier, après les confessions, une femme et son fils aveugle
m’attendaient. Elle me supplia de demander au Seigneur un miracle pour la guérison de son
enfant. J’hésitai. Il me semblait que c’était mal. Je ne m’y résolus qu’à contrecœur et par pitié.
Enfin, je cédai. Devant ses larmes, j’osai même imposer les mains sur les yeux de l’infirme et lui
ordonnai de voir. Je m’en repentis immédiatement, comme d’un péché d’orgueil. Or,
Monseigneur…
Revivant fiévreusement la scène de la veille, à mesure qu’il l’évoquait, le prêtre frémit à ce
souvenir.
— Or, Monseigneur, à mon toucher, sous mes doigts, le prodige se produisit. L’aveugle vit la
lumière. Il voit. Sa mère et lui débordent de reconnaissance, et moi, je ne sais que penser. Je
viens implorer vos conseils.
L’évêque le considéra avec un étonnement accru, et réfléchit longuement avant de parler.
— Mon fils, dit-il enfin, si un autre que vous, dont je connais la prudence et la sagesse,
m’avait fait ce récit, je ne vous cacherais pas que j’eusse éprouvé les plus grands doutes. Vous
savez que les signes de cette sorte sont rares ; c’est ce qui en fait la valeur précieuse. L’Église
exige les garanties les plus sérieuses et une abondance de témoignages avant de se prononcer.
Certes, le Seigneur peut provoquer un événement surnaturel. Reste à savoir quand il le veut, et si
ce n’est pas le tenter que lui demander de se pencher aussi sur un cas particulier.
— Monseigneur, c’est précisément ce que je me disais avant de lui adresser ma prière…
— Considérez de plus, poursuivit le prélat, – je n’ai rien à apprendre sur ce sujet à un savant
tel que vous – que les causes d’erreur sont innombrables, et que les esprits les plus vigoureux se
laissent parfois séduire par des apparences.
— Cela aussi, je me le répète depuis hier, Monseigneur. Mais la femme m’était recommandée
par mon ami, le docteur Faivre, un des plus célèbres médecins actuels. Son diagnostic était
catégorique : l’infirme ne pouvait pas être guéri… et comment douter, Monseigneur, quand le
prodige s’est produit devant moi, sous mes mains, sans personne interposée ?
— J’insiste, mon fils, reprit l’évêque avec une grande autorité. Le miracle est un fait vraiment
exceptionnel. En de telles matières, c’est un devoir pour nous, gens d’église, de faire preuve d’un
impitoyable esprit critique, peut-être davantage que les autres. Songez que les ennemis de la
religion, les vôtres et les miens, sont toujours à l’affût de nos possibles erreurs, prêts à les tourner
à notre confusion. Leurs causes sont multiples. Il peut y avoir d’abord supercherie…
— Ce fut ma première pensée, avoua le prêtre. Mais une supercherie me paraît impossible ici.
— Écartons donc cette hypothèse. Il reste bien d’autres explications naturelles. Un grand
médecin, me dites-vous, avait condamné cet infortuné à vivre dans les ténèbres ? Vous savez
vous-même que la science n’est pas infaillible. Il est probable, et c’est l’opinion la plus sage que
je puisse formuler, qu’il s’est trompé dans son diagnostic, prenant une affection temporaire pour
un mal incurable. Les annales scientifiques ne citent-elles pas de nombreux exemples de telles
confusions ? Il ne serait pas nécessaire, dans ce cas, d’invoquer une intervention particulière de
notre Souverain Maître… Il ne faut pas croire, mon fils, ajouta-t-il avec indulgence, qu’une
abondance de vertus et de talents comme les vôtres suffit à provoquer ce signe si rare, le
miracle… qui est une des plus merveilleuses manifestations de la Divinité, et un des artistes les
plus solidement établis de notre doctrine.
— Pensez-vous vraiment. Monseigneur, qu’il y aurait péché d’orgueil, en ce cas particulier,
de croire à un miracle ?
Il y avait une intonation étrange dans sa voix. Il semblait qu’une réponse affirmative eût
soulagé sa conscience. L’évêque parut contrarié et réfléchit encore.
— Je ne puis me prononcer à présent, mon fils, mais en toute franchise, je le crains. Rassurez-
vous cependant. Je vous sens sincère, et les apparences ont abusé de plus sages que vous. Les
saints eux-mêmes ont parfois été le jouet d’hallucination !… Je crois bien qu’il nous faut
attendre d’autres témoignages que le vôtre et celui de deux innocents avant de pouvoir envisager,
et avec quelle prudence ! l’éventualité d’une intervention directe. Songez-y mon fils ; sous vos
mains ! dans votre église !
— Oui, répéta le prêtre contrit. Sous mes mains, dans mon église, de nos jours ! C’est à cela
aussi que j’ai pensé toute la nuit.
— Et cet infirme ? Vous m’avez dit qu’il ne possédait pas toute sa raison. N’a-t-il pas, lui-
même, été victime d’une hallucination ? Un accès de démence passager ?
— Il voit, dit l’abbé Montoire presque avec accablement. Il voit et il a recouvré sa raison. Ce
matin même, j’ai reçu un long message de lui, me décrivant son bonheur et m’assurant de son
éternelle gratitude.
— Je vous conseille de méditer encore dans le calme et avec sang-froid, reprit l’évêque après
un instant de silence ; … et au besoin de prendre quelque repos ; vous avez l’air surmené.
Surtout, attendez les conclusions du docteur Faivre. Quand il aura examiné de nouveau ce jeune
homme, vous verrez qu’il avouera avoir commis une erreur de diagnostic à l’origine. Allez en
paix. Je vais prier Dieu de vous rendre la sérénité.
En sortant de l’évêché, l’abbé Montoire fit un sévère examen de conscience. L’événement
étant un peu éloigné dans le temps, il en arrivait à douter de ses propres sens. Les sages paroles
de son supérieur l’avaient un peu calmé. Il parvint à se persuader qu’il avait été abusé par des
apparences, et en ressentit un soulagement profond. Il décida de ne pas différer plus longtemps
sa visite au docteur Faivre.

« Après tout, songeait-il en sonnant à la porte de son ami, il y a, à la base de cette affaire, des
données physiques et matérielles. Il importe de les étudier scrupuleusement avant de conclure. »
Dès qu’il aperçut la soutane de l’abbé dans sa salle d’attente, le docteur Faivre se précipita
vers lui, le fit passer avant ses clients en murmurant quelques mots d’excuses et l’entraîna dans
son cabinet. Ses manières contrastaient étrangement avec son calme habituel. Il ne laissa pas à
son ami le temps de s’expliquer.
— Je t’attendais avec impatience. Tu viens, je le suppose, au sujet de Jean Courtal. Sa mère
me l’a amené hier soir. C’est le cas le plus extraordinaire qu’il m’ait été donné de contempler
dans ma carrière, et je ne suis pas encore remis du choc que j’ai éprouvé. Écoute-moi bien : tu
n’ignores pas que la science se trompe souvent. Je ne suis pas, moi, un de ses apôtres fanatiques.
Il m’est arrivé de commettre des erreurs et, chaque fois, je les ai reconnues. Dans beaucoup de
cas, tout ce que nous pouvons dire, nous, médecins, c’est : peut-être ou probablement.
Le docteur fit une pause, puis reprit avec quelque solennité.
— Cependant, dans le cas présent, il n’y a pas eu, je le jure, la plus petite possibilité de
méprise. À sa sortie de l’hôpital où tous les médecins le considéraient comme incurable, je me
suis occupé personnellement de Jean Courtal, car sa mère, je te l’ai dit, est une vieille servante, et
son désespoir m’avait touché. Je l’ai fait examiner par plusieurs de mes confrères, les plus
experts spécialistes de notre époque. Aucun cas n’a jamais été analysé avec une aussi
scrupuleuse conscience. Eh bien, nous avons tous été d’accord : le garçon ne pouvait pas voir. Il
y avait empêchement matériel absolu. Je ne veux pas entrer maintenant dans de longues
explications – je réserve cela pour le rapport que je me propose de soumettre à l’Académie – …
il ne pouvait pas voir, te dis-je ! les organes essentiels de la vue n’étaient pas seulement atteints ;
ils étaient détruits ; ils n’existaient plus.
« Je viens d’aviser deux de ces confrères, qui se souviennent fort bien de leur examen. Ils sont
aussi émus que moi. Comme docteurs, nous ne pouvons déclarer que ceci : aucune explication
scientifique ne peut être donnée de cette guérison. Je te laisse à toi, prêtre, le soin de conclure.
Mais devant cet événement impossible pour mon entendement, je suis obligé, moi, d’admettre
une intervention surnaturelle et d’affirmer : c’est un miracle…
— Oh, un miracle ! s’exclama l’abbé Montoire.
Il n’avait pu retenir une protestation. Il avait encore à l’esprit les paroles de l’évêque, et les
objections de son instinct. Le docteur, de plus en plus ému, ne l’écouta pas, et continua avec
véhémence.
— C’est un miracle. Aucun être sensé ne le niera. Tu peux compter sur moi pour produire les
témoignages les plus convaincants. Devant une guérison aussi prodigieuse, je ne puis envisager
d’autre cause que Celui que tu sers ; d’autre instrument que la puissance de la foi, qui attira Son
regard sur une créature déshéritée.
— La puissance de la foi, répéta machinalement le prêtre.
— J’aurais bien d’autres choses à te dire. Ce signe a été pour moi une révélation. Je dois
t’avouer que je suis métamorphosé et que je sens la nécessité urgente de réviser la plupart de mes
opinions. J’ai été jusqu’à ce jour ce qu’il est convenu d’appeler un esprit libre, pas athée, mais
sceptique. Aucune preuve ne me paraissait assez forte, et je ne croyais pas à la possibilité de
découvrir la vérité dans le domaine métaphysique. J’éprouve le besoin de faire amende
honorable. Je suis aujourd’hui sous le coup d’une telle émotion que je ne peux m’exprimer
clairement. Je dois auparavant mettre de l’ordre dans mes idées. Si tu le permets, j’irai te voir
dans quelques jours et m’entretiendrai longuement avec toi.
Le prêtre le regardait avec surprise, sans pouvoir se garder d’un sentiment d’effroi. Il balbutia
des remerciements. Il comprenait d’une manière confuse qu’il fallait voir dans cette conversion
une nouvelle intervention divine, mais il ne pouvait louer le Seigneur comme il eût dû le faire et
se sentait replongé dans une angoissante incertitude.
Il reprit à pied le chemin de sa demeure. Tout en marchant, il revivait inlassablement la scène
dont le souvenir le harcelait. Son sacerdoce et ses études l’avaient habitué à analyser lui-même sa
conscience. Il appela à son secours toutes les ressources de la religion, de son expérience et de
son intelligence, essayant d’aboutir à une conclusion qui satisfît et son cœur et son esprit. Une
fois encore, il passa au crible les moindres détails du prodige et en discuta toutes les
circonstances, se remémorant avec une impitoyable lucidité les scrupules qui l’avaient assailli.
— La femme m’a supplié… je n’ai cédé qu’avec répugnance, par pitié et par faiblesse. Au
moment où j’ai étendu les mains, où j’ai imploré Ton saint Nom, mon Dieu, je t’en ai demandé
pardon comme d’un sacrilège. Il m’est impossible de rien te cacher à Toi… Avais-je la foi ?
Hélas, pas une seconde je n’ai admis que tu pourrais exaucer ma prière !…
« Son visage était rigide ; ses yeux, morts ; pas une lueur de raison. Et subitement, ses
paupières se sont mises à palpiter sous mes doigts… Il n’y a pas eu d’autre intermédiaire que
moi… Et au moment où ce regard est né, à cet instant même, moi qui ai prêché pour convaincre
les sceptiques, moi qui ai invoqué les raisons les plus profondes du cœur et de l’intelligence pour
faire jaillir la confiance en Ton pouvoir infini, moi, en ta présence même, j’ai douté. Maintenant
encore, j’implore de Toi que tu me fasses sentir ce miracle, qui ne provoque en moi aucun
élan ! »

L’abbé Montoire sortit furtivement de l’église, et fut reconnu par la foule des infirmes qui
l’épiaient. C’était le moment qu’ils attendaient pour s’accrocher à lui, en le suppliant d’invoquer
pour eux la miséricorde du Seigneur.
Trois mois s’étaient écoulés depuis la guérison de l’aveugle. Dans le peuple, le bruit s’était
répandu que le prêtre faisait des miracles. Tous les soirs, quelque précaution qu’il prît pour
passer inaperçu, il était harcelé par des dizaines de malheureux, qui avaient attendu son passage
pendant des heureux. Chaque jour, son supplice devenait plus douloureux.
Ce soir, cette angoisse qui le prenait à la vue d’un infirme suppliant lui parut intolérable. Ils se
cramponnaient à sa soutane et refusaient de le laisser fuir. Ils ne voulaient pas se contenter des
paroles de consolation qu’il leur adressait. Ils n’étaient pas satisfaits par des promesses de prière.
Chacun d’eux réclamait que le prêtre le prît par la main, et l’amenât au pied de l’autel, là où
s’était révélée la Toute-Puissance. Chacun exigeait qu’il imposât les mains sur son mal, lui
ordonnant d’être guéri et attirant la Providence sur sa misère particulière.
Il tenta de se détourner d’eux. Pouvait-il, sans impiété, se prêter à une cérémonie qui lui
apparaissait toujours comme une parodie criminelle ? Oserait-il encore imiter les gestes sacrés du
Christ et des plus grands parmi les élus ? Les limites séparant la superstition de la religion lui
paraissaient s’estomper. Aurait-il l’audace de répéter dix fois, vingt fois ces pratiques qui le
remplissaient de terreur et que ses supérieurs réprouvaient.
L’évêque lui avait fait savoir que ces manifestations n’étaient pas vues d’un œil favorable.
Après les conclusions du docteur Faivre, confirmées par ses plus savants collègues, après le
rapport déposé à l’Académie, dans lequel les médecins donnaient les preuves d’une guérison
surnaturelle, le scepticisme du prélat n’avait été que faiblement ébranlé. Il avait soumis le cas à
Rome où, après avoir été recueilli avec défiance, celui-ci était maintenant examiné à fond,
compte tenu de la réputation du prêtre et des plus sérieuses attestations scientifiques. En
attendant la décision papale, l’évêque observait la plus grande réserve.
L’abbé redressa la tête et tenta de s’échapper. Les lamentations des malheureux se firent plus
pressantes. Il endura des scrupules différents, et la morsure du doute atteignit des couches plus
profondes de sa conscience.
Et si, après tout, Dieu l’avait véritablement choisi, lui, indigne, pour faire éclater sa gloire ?
S’il s’agissait d’un vrai, d’un authentique miracle ? Comment alors refuser de recommencer en
faveur de ces âmes simples et confiantes le geste et l’invocation qui avaient provoqué une fois
l’intervention divine ? Se dérober était la marque de la plus misérable ingratitude. N’était-ce pas
nier la Bonté suprême ? Le péché n’était-il pas dans cette voie ?
Il se résigna et céda, une fois encore, à des supplications trop importunes. Il agrippa avec
violence un des malheureux, qui marchait avec des béquilles. Il l’entraîna dans l’église, le jeta au
pied de l’autel, et étendit les mains en prononçant les paroles orgueilleuses. Aucun signe ne fut
donné. Le pouvoir surnaturel ne s’était plus manifesté depuis la guérison de l’aveugle. Le prêtre
resta honteux et désemparé, les mains posées sur la jambe inerte. Déjà, les autres se bousculaient
pour prendre la place.
Ils défilèrent tous. Enchaîné à son miracle initial, il devait suivre jusqu’au bout ce chemin de
croix. Il imposa les mains sur chaque plaie et sur chaque difformité. Il avait pris en horreur cette
place au pied de l’autel. Devant chaque nouvelle infortune, il devait faire un effort surhumain
pour ne pas maudire la naïve, la folle confiance de ces êtres, pour ne pas leur reprocher comme
une absurde outrecuidance cette foi aveugle qui lui causait une torture insupportable, pour
s’excuser, avec une feinte bienveillance, de ce que le miracle fût une grâce exceptionnelle, pour
ne pas crier sa honte lorsque, à l’instant de l’imposition, il surprenait dans leurs yeux une flamme
d’espoir insensé, pour les renvoyer avec des consolations quand, après l’insuccès prévu, il voyait
leur visage s’éteindre, en même temps qu’il lisait la détresse et la rancune sur leur front
brusquement pâli.
Il avait réussi à contenir jusqu’à la fin de la procession l’expression de son dégoût et de sa
révolte. Plus de vingt fois, il avait répété le geste stérile et prononcé des paroles sans écho. Une
femme se présenta la dernière. Elle ne souffrait d’aucun mal apparent. Elle s’avança avec
timidité et, après mille réticences, lui demanda d’implorer Dieu pour qu’il lui permît d’être mère.
Il eut un sursaut devant l’étalage d’une telle folie et s’enfuit, courant presque, sans pouvoir
refouler des larmes d’humiliation et de désespoir.

Il rentra chez lui en passant par les rues obscures, baissant la tête, angoissé à la pensée d’être
reconnu, comme cela lui était arrivé plusieurs fois, car l’enthousiasme de ses adorateurs
commençait à faire de lui un personnage célèbre.
Chez lui, il se pencha comme il le faisait chaque soir sur le mémoire du docteur Faivre. Celui-
ci le lui avait apporté lui-même, le jour où il était venu lui annoncer sa décision de devenir un des
fidèles de l’église, et solliciter les conseils d’un ami qu’il considérait maintenant comme un
directeur de conscience.
Il n’avait ressenti aucune joie de cette éclatante conversion. Il s’était plongé avidement dans la
lecture du rapport. Il s’était fait donner mille explications, ne se contentant pas de saisir le sens
général de l’exposé, mais anxieux de pénétrer la signification exacte de chaque terme. Les
commentaires de son savant ami ne l’avaient pas satisfait.
Alors, tel était son désir passionné de faire la lumière totale dans son âme, telle était son
ardente volonté de sortir de la brume, qu’il avait acheté en cachette des manuels de médecine et
des ouvrages spécialisés traitant des organes de la vue. Il était saisi par une sorte de délire et
imaginait, sans oser se l’avouer, qu’il pourrait réussir, lui-même, par lui-même, là où tous les
savants avaient reconnu leur impuissance : trouver une explication rationnelle, scientifique du
phénomène. Il passait une partie de ses nuits à étudier ces traités, dans la fièvre et l’angoisse.
Mais plus il avançait dans cette nouvelle connaissance, plus le mécanisme de la vision lui
devenait familier, plus sa raison devait reconnaître que la guérison de Jean Courtal était
impossible, et plus il s’acharnait dans sa recherche fébrile, accablé chaque jour un peu plus par
l’insuccès de ses efforts.
Ce soir, il ne put éluder la conclusion évidente qui s’imposait à son bon sens et à son
intelligence. Il la formula à haute voix. « Il ne peut pas y avoir de doute, dit-il. C’est un
miracle. »
Il ferma ses livres et se mit en méditation, la tête dans les mains, se contraignant à rechercher
des louanges proportionnées à l’immensité de la grâce qui lui avait été faite. Bientôt il ne put
poursuivre sa prière. En dépit de lui-même, il tentait encore de trouver une explication naturelle.
Son esprit était maintenant obsédé par ces exceptionnelles combinaisons d’atomes, que la
science moderne regarde comme théoriquement possibles, et auxquelles la mathématique donne
un sens, mais dont la réalisation spontanée réclame un hasard si improbable qu’elle est
pratiquement inadmissible dans notre Univers. Il y a seulement cinquante ans, certains savants
pensaient que la genèse des cellules pouvait être attribuée au simple jeu aléatoire des réactions
physico-chimiques.
Il se répéta les arguments de son propre sermon. Seule, une volonté extranaturelle pouvait
expliquer d’aussi improbables coïncidences, humainement équivalentes à un miracle. Il l’avait
dit. De très hautes autorités scientifiques concluaient aujourd’hui dans ce sens… pourtant, une
exception était toujours théoriquement possible.
Il sentit sa raison s’égarer dans un maquis de chiffres et de lois statistiques. Instinctivement, il
essaya de se rappeler le pourcentage dérisoirement faible par lequel un savant avait évalué la
probabilité pour la synthèse fortuite de la plus élémentaire des cellules. Il fut pris de vertige en
songeant aux milliards de cellules différenciées entrant en jeu dans l’appareil de la vision. Il
reconnut enfin la dérision de ce dernier espoir. C’était la plus fantastique, la plus insensée des
hypothèses qu’il avait formées.
Toutes les branches de la science conduisaient fatalement à admettre le miracle divin. Il avait
disserté en chaire sur le prétendu conflit entre la doctrine et la raison. Ici, la raison apportait
l’évidence la plus forte.
Il passa la main sur son front ruisselant de sueur et acheva laborieusement une pénible action
de grâces.
Comme il allait se mettre au lit, sans avoir trouvé la paix de l’âme, il reçut un message de
l’évêque, le convoquant pour le lendemain matin.
5

À peine eut-il pénétré dans l’évêché qu’il perçut un changement dans l’attitude à son égard de
l’entourage du prélat. À chacune de ses visites antérieures, il avait senti une méfiance proche de
l’hostilité, qui faisait un étrange contraste avec la confiance aveugle des gens du peuple, et qui
l’affectait aussi douloureusement. Aujourd’hui, le premier vicaire se précipita à sa rencontre dès
qu’il eut été annoncé, et lui témoigna une cordialité mêlée d’une nuance de respect.
— Je crois que Monseigneur a d’excellentes nouvelles pour vous, dit-il. Il tiendra à vous les
annoncer personnellement, mais croyez que je m’en réjouis.
Il n’eut pas le temps de poursuivre, car déjà l’évêque faisait appeler l’abbé Montoire.
Le prélat se dressa à son approche, et le releva dès qu’il fit mine de se prosterner. Il fixa sur
lui un regard où se mêlaient l’admiration et une curiosité inquisitrice. Il resta longtemps
silencieux. Il paraissait débattre un problème d’une importance capitale, sans pouvoir se décider
à poser une question essentielle. Il parla enfin, lui aussi avec une nuance paradoxale de
déférence.
— Mon fils, j’ai une merveilleuse nouvelle à vous annoncer. Je sais qu’elle va vous inonder
de joie, et je suis heureux d’être le premier à vous en faire part.
« J’ai reçu une longue note de Rome, dans laquelle il est question de la guérison de Jean
Courtal. Vos mérites et vos vertus y sont considérés avec une extrême bienveillance. Le prodige
a été examiné, analysé par les conseillers les plus doctes, de notre religion. Toutes les
circonstances ont été scrupuleusement pesées, tandis que les observations des médecins faisaient
l’objet d’études approfondies. La conclusion de Notre Saint-Père est qu’il y a dans cette guérison
toutes les apparences du miracle divin. Il ne se prononce pas encore officiellement – vous savez
combien l’Église se doit d’être prudente en de telles matières – mais d’après le ton de sa lettre, et
les instructions qu’elle contient, il est extrêmement probable pour moi qu’il le fera bientôt. Il me
charge de vous faire savoir qu’il garde les yeux sur vous.
« Réjouissons-nous donc, mon fils. C’est une immense faveur que le Seigneur vous a
accordée. Elle était certes méritée par des vertus peu communes. La gloire qu’elle vous confère
rejaillit un peu sur nous tous, ministres de Dieu.
— Monseigneur, balbutia le prêtre, en baissant la tête…
Loin de ressentir de la joie et de la fierté, il se sentit accablé, comme si cette éclatante
confirmation venant de la suprême autorité spirituelle lui eût porté un dernier coup.
— Monseigneur, je dois m’accuser… Au moment où j’invoquai Son Nom sacré, je
n’admettais pas la possibilité de Son intervention. Je n’avais pas la foi !
L’évêque le considéra longuement, sans marquer de surprise ni d’indignation. Il parla enfin
sur un ton de paternelle autorité.
— Ses desseins sont impénétrables, mon fils. J’avais deviné à votre attitude. Je vais être aussi
sincère que vous. Je n’ai pas cru une seconde au miracle quand vous m’avez annoncé
l’événement. Je n’y ai pas cru jusqu’à la décision du Saint-Père. Moi aussi, j’ai péché par
manque de confiance. Et pour vous ouvrir plus profondément mon cœur, si j’avais été placé dans
une situation comme la vôtre, je pense que j’eusse éprouvé les mêmes doutes et les mêmes
scrupules. Dieu a choisi cette occasion pour nous donner une leçon à tous deux, en nous
montrant la misère de notre condition, et la valeur de la foi naïve chez une humble servante.
Remercions-le doublement pour Sa miséricorde et pour cette révélation qui nous a ouvert les
yeux, à nous aussi, aveugles que nous étions !
L’abbé Montoire resta un moment muet et hésitant ; puis il se jeta en pleurant aux pieds de
l’évêque.
— Mais moi, je ne suis pas encore convaincu, Monseigneur ! Moi, je doute toujours ! Après
avoir vu de mes yeux, après avoir touché de mes mains, je n’ai pas vraiment cru à Sa présence !
Quand la science m’a donné des preuves irréfutables, je me suis méfié de la science ! J’ai étudié
moi-même tout seul. Je me suis consumé à trouver une faille dans les observations et les
raisonnements. Ne pouvant la découvrir, j’ai mis en doute mon propre jugement ! J’ai nié la
valeur de l’esprit ! Et aujourd’hui, Monseigneur… oh ! quel démon habite mon âme ! Quel être
suis-je ? Quel prêtre, plus misérable que le plus misérable des athées !… Aujourd’hui, quand la
plus haute confirmation m’est donnée, quand ce miracle est placé au rang de dogme par le
représentant même du Christ, ce miracle qui m’est imposé par le bon sens, par la raison, par la
foi, par l’obéissance, ce miracle, moi qui l’ai appelé, moi qui l’ai vécu, moi ministre de Dieu,
moi, indigne, moi, malheureux homme, MOI enfin, je ne peux pas y croire !
E = mc2
OU LE ROMAN D’UNE IDÉE

Une grande découverte est une œuvre d’art, et nous croyons d’une foi impérieuse et
inébranlable que la science est bonne en soi.

Robert Oppenheimer.
E = mc2

A U commencement était l’idée. Toute action était contenue en germe dans l’Idée, et rien de
ce qui a été fait n’a été fait sans elle.
L’Idée s’était cristallisée en une formule simple, E = mc2, ainsi traduite en langage humain :
chaque particule de matière est équivalente à une quantité d’énergie égale au produit de sa masse
par le carré de la vitesse de la lumière.
L’Idée était l’aboutissement d’une longue série de spéculations sur l’espace, le temps, la
matière et la conscience. Elle prenait sa source dans une intuition qui tendait à considérer ces
éléments comme formant un tout organisé, et non plus comme indépendants les uns des autres.
L’intuition primitive et la spéculation ultérieure (ce qui faisait en réalité la valeur de l’Idée) ne
furent assimilées que par peu de cerveaux, mais la formule E = mc2 et son expression en langage
causa une sensation profonde dans le monde, affectant les sphères des esprits les plus divers.
Ici, le cartésien sensitif fait une pause et se demande : pourquoi, parmi tant de formules
savantes et subtiles, ignorées ou méprisées, pourquoi E = mc2 brilla-t-elle d’un tel éclat au
firmament des idoles publiques ?
Après un travail de dépouillement tendant à éliminer tout ce qui ne se rapporte pas à l’essence
schématique, le cartésien sensitif retiendra seulement trois raisons à ce rayonnement inusité.
Les deux premières sont presque évidentes. Ce sont les mêmes qui assurèrent le succès de
Bonjour Tristesse. E = mc2, comme Bonjour Tristesse, toucha profondément la foule, d’abord
parce qu’elle renfermait une qualité rare, je veux dire : une idée simple ; ensuite parce que cette
idée simple était en même temps originale sans excès. Cette vérité confusément sentie par tous
eût été depuis longtemps proclamée par les experts (dans le cas de Bonjour Tristesse comme
dans le cas de E = mc2) si, en plus de leur flair aveugle pour déceler une œuvre propre à
impressionner la multitude, les experts possédaient la lucidité permettant d’expliquer pourquoi.
La troisième raison est plus obscure, et le cartésien sensitif devra concentrer toutes ses
facultés de l’esprit et du cœur pour la découvrir ; mais elle explique le caractère tout à fait
exceptionnel du triomphe. La voici : en plus de l’idée simple et originale sans excès,
E = mc2 apportait une satisfaction d’une nature extrêmement subtile à l’âme humaine en
établissant une loi de correspondance parfaite, idéale, entre matière et esprit.
Ceci paraîtra d’abord confus. Les spécialistes de la physique objecteront, en premier lieu, que
si l’on voit apparaître la matière sous la forme m dans l’équation, l’esprit en est absent. Mais les
spécialistes ont peu d’imagination. Le peuple ne s’y est pas trompé. Dans la lettre E et dans le
terme vague « énergie », terme mystérieux qui camoufle une substance impalpable, susceptible
de mille transformations, il a, du premier coup, perçu intuitivement l’essence spirituelle du
monde.
Ceci admis, le caractère présenté comme le facteur le plus important du triomphe populaire
finira par apparaître, je pense, au cartésien sensitif. Il s’apercevra que si une proportion
harmonieuse d’esprit et de matière est la condition nécessaire de viabilité, pour toute entreprise
abordant les domaines de la création artistique ou scientifique avec quelque prétention à la
nouveauté ou à la découverte, cet équilibre de structure n’est pas encore suffisant pour soulever
l’enthousiasme des masses. Celui-ci exige, pour éclater, que le mystère des frontières entre
matière et esprit soit abordé, et qu’il lui soit apporté quelque tentative d’éclaircissement. Il
réclame que soit au moins suggérée, par des procédés originaux qui sont autant de manifestations
artistiques, une certaine loi de correspondance permettant de concevoir le passage de l’un à
l’autre. En fait, le succès d’une œuvre quelconque, littéraire, picturale, musicale, architecturale,
ou même purement mathématique, est directement lié à la finesse de cette loi et à la manière dont
elle est traduite.
Une formule réussissant le tour de force de styliser la loi dans la magie schématique du signe
« égale », devait obligatoirement, à ce point de vue, obtenir un triomphe. Et quand le langage
traduisant cette équation ajoute que ses deux membres, le spirituel et le matériel, sont
transformables l’un en l’autre, qu’ils sont les deux aspects d’une même réalité, alors la formule
est vouée à une gloire universelle. C’est ce qu’il advint pour E = mc2.

Pour illustrer ces considérations un peu abstraites, on pourra dire :


La doctrine de l’idéalisme a fait une certaine impression dans le monde ; celle du
matérialisme dialectique également. Mais pour ces deux théories, la soif de correspondance
explicitée entre matière et esprit n’est que très imparfaitement satisfaite. Le chanoine Berkeley
tire les ficelles du côté de l’esprit, et supprime la matière, ce qui est un artifice ingénieux, mais
peu convaincant, tandis que le matérialisme relègue l’esprit au rang d’une brumeuse et
incompréhensible émanation secondaire. Avec E = mc2, non seulement l’équilibre est rétabli
mais par une loi d’une simplicité suprêmement élégante.
On peut avancer aussi : E = mc2 satisfait à la fois l’instinct mystique et les appétits sensuels de
l’humanité, à la façon d’une cathédrale ; une cathédrale prodigieuse, dont les pierres se
désintégreraient périodiquement pour se dissoudre en abstractions sublimes, telles que la Foi,
l’Espérance et la Charité, puis s’incarneraient de nouveau, en une pulsation éternelle, pour
reconstituer un monument d’une harmonie parfaite.
Ou encore : E = mc2 traduit le mystère de l’Incarnation. Elle affecte le monde de la même
manière que l’Homme-Dieu, et pour les mêmes miraculeuses raisons.
On conclura enfin en suggérant que E = mc2 est le symbole même de l’Amour ; l’amour
absolu, dans lequel l’extase perpétuelle est atteinte par une fusion parfaite du physique et du
psychique.

Accompagné par une procession de savants et de généraux que l’Académie Impériale avait
attachés à ses pas pour lui faire honneur, l’hôte illustre du Japon s’avançait de son pas élastique
sur le sentier qui descendait en pente douce vers la ville. L’air était doux. Les cerisiers en fleur
célébraient un printemps précoce. Au loin, la mer se parait de reflets méditerranéens.
Albert Einstein avait insisté pour faire à pied cette excursion, dont le prétexte était la visite
d’un temple bouddhiste fameux. Au retour, il savourait la détente de la récréation au grand air,
après de fatigantes journées encombrées de réceptions officielles et de banquets, auxquels il ne se
contraignait d’assister que pour ne pas heurter la susceptibilité de ses hôtes. Il était simple. Il
aimait les calmes méditations dans la campagne. Il eût mieux apprécié encore cette promenade
matinale si son escorte avait été moins nombreuse, et si les Nippons n’avaient poussé leur
vigilante courtoisie jusqu’à modifier le paysage naturel, pour rendre hommage à sa découverte.
Après qu’il eut, la veille, exprimé son envie de cette excursion, des centaines d’ouvriers
avaient travaillé dans la nuit pour décorer dignement le chemin du grand savant occidental. Le
résultat de cet empressement à lui plaire l’attristait un peu : de chaque côté du sentier, de longs
placards en papier avaient été tendus, bouchant la vue ; et, sur chacun d’eux, en gigantesques
caractères, était peinte l’équation E = mc2.

Il marchait en tête, entre le maire de la ville et le plus ancien notable. Un peu en arrière, venait
Yoshi, un savant japonais chargé de décorations, accompagné d’un disciple.
— Quelle grandeur, dit le disciple, et quelle simplicité en cet homme !
— Sa simplicité est la source de sa grandeur, dit Yoshi, en s’arrêtant.
— Que voulez-vous dire, maître ?
— D’autres étaient sur la piste. Un physicien français était à deux doigts de la découverte. En
Allemagne, plusieurs esprits frôlaient la Vérité. Et lorsqu’il l’eut proclamée, moi-même, indigne,
mon premier mot fut : C’est évident ; je le savais. Mais, tous, nous nous enlisions dans des
formules de langage trop compliquées. Nous exprimions ainsi, en nous-mêmes, notre intuition :
Tout se passe comme si… Einstein est venu et a dit simplement : Tout se passe ainsi, parce que
c’est ainsi. Le génie éclate dans le schématisme de la pensée, et se traduit par de telles nuances.
Le disciple s’inclina. Ils reprirent leur marche. Yoshi parla encore :
— Il n’a jamais fait une expérience pour vérifier ses théories.
— Se peut-il, maître ?
— Jamais. Après le tumulte que suscita sa hardiesse, après la tempête de polémiques, de
louanges, de critiques, de basses insultes, lorsqu’un groupe d’astronomes anglais confondirent
ses détracteurs en décelant dans le ciel les premières preuves de ses affirmations, seul parmi les
adeptes de la nouvelle physique, il ne laissa pas éclater son triomphe. Son génie méprise les
encouragements et dédaigne les confirmations de l’expérience. Nous autres, Japonais, nous ne
pouvons comprendre qu’un être puisse se désintéresser ainsi de l’opinion. Aujourd’hui encore,
quand ses disciples fouillent le ciel et la terre à l’aide d’instruments perfectionnés, pour faire
briller davantage la vérité et convaincre ceux qui refusent encore de le reconnaître, lui, il
s’enferme dans son cabinet de travail, avec un crayon et une feuille de papier. Il cherche
seulement à découvrir par la spéculation pure d’autres secrets plus sublimes.
— Un grand artiste, maître, dit le disciple pensif.

Le cortège parvint à l’extrémité du sentier qui rejoignait la route. La ville était distante d’un
kilomètre environ, et une foule abondante s’était massée le long de ce parcours. La réputation du
savant étranger avait pénétré toutes les couches de la population. Sa simplicité, sa bonté, son
humanité avaient provoqué la sympathie enthousiaste des humbles, autant que sa sagesse
l’admiration des lettrés et de la jeune génération studieuse, avide de culture et de progrès.
La route offrait l’aspect d’une voie triomphale, décorée d’arcs de verdure et bordée de mâts
portant de longues banderoles, sur lesquelles était encore inscrite la formule E = mc2. Sous ces
étendards se pressaient des ouvriers, des coolies, des commerçants qui avaient fermé leur
boutique comme pour un jour de grande fête, et des paysans accourus de campagnes lointaines.
Tous attendaient avidement le passage de l’illustre visiteur, et se faisaient déchiffrer par les
lettrés les symboles magiques. Des petites filles parées de leur plus bel obi tendaient les mains
vers les bannières, et s’essayaient à marmotter avec les autres la traduction japonaise de
l’équation. Des étudiants, fiers de leur science, la commentaient de leur mieux, et le peuple,
hypnotisé par cette algèbre, avait l’intuition exaltante de pénétrer le grand mystère de l’Univers.
Il devinait en elle une recette fabuleuse, propre à guérir l’humanité souffrante de tous ses maux.
Un frisson de mysticisme secoua la foule quand Einstein apparut, la tête auréolée de sa
chevelure légendaire. Comme il s’avançait sur la route, avec son escorte, des milliers de bouches,
spontanément, murmurèrent comme une pieuse prière la formule dans laquelle le peuple avait
mis son espoir : E = mc2 ; E = mc2 !
Le savant soupira. Sa modestie s’effarouchait devant les louanges ; il ne les acceptait que
contraint, et pour ne pas blesser ses adorateurs. Il s’efforça de répondre à cet hommage par un
sourire et continua son chemin.
Sur un point, cependant, il vainquit sa timidité pour refuser les honneurs dont ses hôtes
l’accablaient. Le désir qu’il avait exprimé la veille de faire toute la promenade sans voiture avait
été respecté, mais le maire avait commandé un pousse-pousse luxueux pour la dernière partie du
trajet. Les notables ne pouvaient admettre que leur invité s’avançât à pied jusqu’à l’entrée de la
ville, où avait été préparée une cérémonie officielle. Quand le véhicule s’approcha, Einstein eut
un geste de recul et déclina avec fermeté l’offre qui lui était faite. Le maire insista, pensant qu’il
avait mal compris son anglais incertain. Le savant secoua la tête. Le professeur Yoshi
s’approcha. Le maire lui montra le pousse-pousse et lui parla en japonais.
— Dites-lui, intervint Einstein, que j’ai parfaitement compris son invitation et que je le
remercie de son amabilité ; mais il m’est impossible d’accepter… Rien au monde ne pourrait
m’inciter à monter dans un pousse-pousse, continua-t-il avec chaleur, presque avec irritation.
Yoshi le regarda curieusement, puis s’inclina.
— Votre désir sera respecté, Excellence. Les notables de cette ville sont à vos ordres, comme
moi. Excusez-les ; je vois que dans leur ignorance des coutumes occidentales, ils vous ont
offensé gravement. Cet équipage est, en effet, bien trop modeste pour le plus grand des savants.
— Ce n’est pas cela, dit Einstein, en se calmant. Cet équipage est au contraire beaucoup trop
riche pour mon goût. La raison de mon refus, c’est que j’éprouve pour la personne humaine un
sentiment de respect trop instinctif et trop profond pour accepter de me faire traîner par un
coolie. L’être humain est sacré pour moi, et une telle pratique le rabaisse à l’état de bête de
somme. Je vous prie de m’excuser et de ne pas insister. Je ne pourrai pas surmonter ma
répugnance.
Le professeur Yoshi resta un instant silencieux, puis se courba avec respect.
— Chacune de vos paroles, Excellence, m’a convaincu que nous sommes encore des barbares
à beaucoup de points de vue. Vous m’avez fait rougir. Je jure ici de ne plus avoir jamais recours
moi-même à ce mode de transport dégradant.

Le pousse-pousse renvoyé, le cortège s’était remis en marche, après que Yoshi eut expliqué
aux notables les scrupules du savant occidental. Ceux-ci s’étaient inclinés et méditaient en
silence sur sa délicatesse. Le peuple, qui avait été témoin de son refus, n’avait pas eu besoin
d’explication. Il avait compris d’instinct le sens de son geste. Ce nouveau trait de noblesse s’était
répandu comme une traînée de poudre tout le long de la double haie de spectateurs, et le
murmure passionné qui accompagnait sa lente progression croissait à chaque pas.
Comme il approchait de la ville, Einstein aperçut une estrade recouverte de tapis,
magnifiquement décorée de fleurs, et de broderies représentant également la formule E = mc2.
Les enfants des écoles étaient rassemblés tout autour, et une théorie de jeunes filles, vêtues de
blanc, les bras chargés de guirlandes, se tenaient prêtes à le couronner. Il songea qu’il allait
devoir répondre aux discours qui ne manqueraient pas d’accompagner cette manifestation. Cela
lui coûtait toujours de prendre la parole en public, et il jeta des regards éperdus autour de lui.
Il ne put pourtant s’empêcher d’être sincèrement touché en discernant un réel amour sous les
marques d’estime que multipliaient ses hôtes. Une dernière surprise lui avait été ménagée. Une
pluie de fleurs blanches se mit soudain à tomber du ciel, et tout le cortège fut arrosé par une
cascade de fins pétales que déversaient des planeurs silencieux, sillonnant l’espace. Einstein
calcula que ce spectacle avait nécessité le pillage de champs entiers de cerisiers et que toute la
population avait dû participer à la cueillette. Il se sentit ému jusqu’aux larmes.
Le merveilleux ruissellement dura jusqu’à ce que les officiels eussent pris place sur l’estrade,
et se continua encore quelques instants, pendant qu’ils écoutaient debout, des hymnes européens.
Les fleurs formaient un tapis sur le sol. Quelques légers pétales tourbillonnaient encore, quand
Einstein se sentit brusquement angoissé : il lui manquait un élément capital pour les quelques
paroles de remerciements qu’il désirait prononcer et qu’il préparait laborieusement dans sa tête.
Il se pencha et parla à voix basse au professeur Yoshi.
— Pardonnez-moi, professeur. Je ne voudrais pas froisser ces braves gens, qui m’ont préparé
une réception si admirable, mais j’ai encore oublié le nom de leur ville. J’en suis honteux et vous
prie d’excuser mon exécrable mémoire.
— Excellence, dit Yoshi en souriant, la faute en est à nos noms japonais, qui doivent sonner
d’une manière barbare aux oreilles occidentales. Et votre cerveau contient trop de notions
précieuses pour qu’il lui soit permis de s’encombrer avec de telles insignifiances.
« La ville qui vous accueille aujourd’hui n’a rien de remarquable. Son plus haut titre de gloire,
à l’avenir, sera de vous avoir reçu et honoré de son mieux, quoique indignement. Elle n’a pas
d’autre raison de subsister dans la mémoire des hommes, et surtout dans la vôtre. Son nom est
Hiroshima. »
Albert Einstein fouilla fébrilement dans ses poches, à la recherche, vouée à l’insuccès, d’un
calepin qui ne s’y trouvait jamais. Il finit par sortir un morceau de papier à moitié couvert de
signes algébriques.
— Je vais noter le nom pour plus de sûreté, dit-il. Hi-ro-shi-ma. Je vous remercie, professeur.
Je n’oublierai pas.

Un soir de novembre 1938, le professeur Luchesi, de l’école romaine, attendait en compagnie


de sa femme un appel téléphonique de l’étranger, dont l’avis était arrivé le matin. Luchesi,
nerveux, arpentait la pièce. Il s’arrêta soudain.
— Et s’il ne s’agissait que d’une communication banale ?
— De Stockholm ? dit Rosa.
— De Stockholm ; c’est vrai. Ce ne peut être que le prix. Oh ! Rosa, ce n’est pas pour la
gloire du prix Nobel que je m’agite, je te jure. Mon travail est désintéressé.
— Je le sais bien, Enrico, et tous tes amis le savent.
— Mais quelle joie, après des années de lutte, de voir la nouvelle physique triompher dans le
monde. Après cette distinction, ils reconnaîtront enfin leurs erreurs. Ils comprendront, ils
admettront…
— Tu te trompes, Enrico, comme toujours lorsqu’il s’agit d’affaires humaines. Les fascistes
ne comprennent rien parce qu’ils ne veulent pas comprendre, et n’admettront jamais E = mc2. Ils
ont trop intérêt à conserver le peuple dans ses chaînes, et c’est cet intérêt qui commande leurs
croyances. De plus en plus, Mussolini se met au service de Hitler et modèle sa tyrannie sur celle
du dictateur allemand. Là-bas, tous nos frères sont persécutés, Einstein, lui-même, a dû fuir,
après bien d’autres.
— Tu as raison, dit Luchesi, à voix basse. Que j’aie le prix ou non, il faut partir. Mais le prix
simplifierait notre voyage.
— Oui. Pendant un certain temps, l’orgueil fasciste serait flatté de cette distinction mondiale
accordée à un Italien. Nous pourrions réaliser nos plans plus librement.
La sonnerie du téléphone retentit. Luchesi saisit l’appareil et Rosa s’empara d’un écouteur.
C’était le secrétaire de l’Académie des Sciences de Suède, et il s’agissait bien du prix Nobel.
Luchesi et sa femme écoutèrent la citation en tremblant d’émotion.
« Au professeur Luchesi, de Rome, pour ses découvertes et ses travaux au sujet de
l’équivalence de l’énergie et de la matière, permettant d’envisager dans un avenir lointain la
transformation effective de l’une en l’autre. »
La communication finie, Luchesi et Rosa s’embrassèrent avec passion. Ce prix était la
consécration d’une longue période d’efforts communs. Ensuite, ils se préparèrent à recevoir un
petit groupe d’amis fidèles qui, prévenus par Rosa, devaient venir célébrer cet heureux jour.
Luchesi, en dépit de son sang-froid habituel, était si ému qu’il but un grand verre de chianti pour
se calmer les nerfs, puis, il passa dans sa chambre pour s’habiller. Le succès et la chaleur du vin
lui inspiraient un attendrissement singulier, dans lequel les principales étapes de sa carrière
surgissaient devant ses yeux. Il se vit à l’époque où il avait rejeté le clinquant trompeur de la vie
mondaine, pour s’engager dans la voie austère où le poussait une puissance mystérieuse.

*
* *
C’est quelques années après la Première Guerre que l’existence de Luchesi avait subi un
bouleversement subit, à la suite d’un appel impérieux. Il avait vingt ans. Jusque-là, issu d’une
famille de patriciens romains, il se préparait mollement à faire une carrière littéraire, partageant
son temps entre des études faciles et les plaisirs factices des jeunes gens de sa caste. Il ne se
distinguait que par un instinct obscur de la recherche, qui n’avait pas encore trouvé son champ
d’application naturel et se traduisait seulement en des tentatives de compositions poétiques un
peu moins plates que celles de ses amis. Ces ébauches lui laissaient un sentiment profond
d’insatisfaction, et il finissait par les déchirer après les avoir recommencées cent fois.
Le choc de la révélation se produisit dans le magasin d’un libraire à la mode, où il venait de
feuilleter d’une main languissante des ouvrages richement illustrés. Il s’en allait, mélancolique
de ne trouver que des jouissances imparfaites dans ces occupations, quand il aperçut, sur une
étagère, une pile de livres à couverture grise, qui semblaient avoir été posés là négligemment.
Luchesi s’arrêta sans savoir à quel motif il obéissait, revint sur ses pas et tendit un doigt vers la
pile.
— Qu’est-ce que cela, demanda-t-il ?
Le libraire s’approcha, empressé.
— Cela m’a été envoyé par erreur, signor, car je n’ai guère de clientèle pour ce genre
d’ouvrages. C’est le livre d’Einstein, en plusieurs exemplaires… Mais, êtes-vous pris d’un
malaise ?
Cette question était provoquée par l’extraordinaire attitude de Luchesi qui, ayant ouvert
négligemment un des livres, avait brusquement pâli et porté la main à son cœur comme pour
comprimer une émotion trop forte.
Il ne voyait plus le libraire, qui le contemplait avec une réelle inquiétude. Il sentait ses jambes
se dérober, et tout son corps parcouru de bouffées de fièvre. Au milieu de la page, précédée d’un
cortège mystérieux de lettres grecques et de signes plus barbares encore, l’équation E = mc2, par
hasard dévoilée, avait accroché son regard et le maintenait sous son charme.
Dans le temps d’un éclair, il avait été enchaîné par tous ses sens. Il percevait intuitivement les
effluves d’un monde nouveau, dont la splendeur l’éblouissait et faisait paraître insipides les pâles
apparences de plaisir qu’il avait goûtées jusqu’alors. Cette splendeur était faite du rayonnement
de vérités sublimes, que son esprit ne pouvait encore pénétrer, mais dont il pressentait le sens
auguste dans l’ivresse de la révélation, à travers la mystérieuse magie de voiles diaphanes qui
ajoutaient à sa fièvre l’exaltation de la découverte et la passion de la conquête. Il entrait du désir
charnel dans son extase. Il se souvenait avoir subi un envoûtement du même ordre lors de son
premier amour ; mais cette émotion était incomparablement plus violente, possédant un caractère
de définitif et d’absolu qui engageait toute son existence.
Il resta ainsi plusieurs minutes, muet et rigide ; puis il se mit à feuilleter fébrilement le livre. Il
tomba de nouveau en contemplation devant les mots espace, temps, matière, énergie. Enfin il
saisit les volumes et les mit tous sous son bras.
— J’achète, dit-il.
— Signor, dit le libraire de plus en plus intrigué par ces façons ; je me permets de vous faire
remarquer que vous avez là plusieurs exemplaires du même livre. Ensuite, je sais que l’esprit
subtil de Votre Grâce s’accommode de lectures très diverses ; mais peut-être m’avez-vous mal
compris ? Je vous répète que ceci est destiné à de purs spécialistes. Si vous vous intéressez aux
théories physiques modernes, j’ai là trois ou quatre ouvrages de vulgarisation qui sont d’une
lecture facile et plus agréable pour l’amateur intelligent et éclairé que vous êtes.
— Je les achète aussi, coupa Luchesi. Donnez-moi tout ce qui a été publié sur la Relativité, et
indiquez-moi un libraire spécialisé où je puisse trouver une documentation plus complète.

Chargé d’un gros paquet de livres, Luchesi marchait avec précipitation. Jusque-là, il n’avait
pas réfléchi. Son désir fiévreux le poussait à regagner sa demeure pour s’enfermer dans sa
chambre et commencer à découvrir les richesses serrées sous son bras tremblant, dont le contact
le faisait frémir. Mais il s’arrêta, l’esprit traversé par une pensée subite, et changea de direction.
Il avait jugé qu’il devait d’abord accomplir un acte décisif, un devoir impérieux. Il gagna à
grandes enjambées la villa, où parmi les roses, habitait la comtesse Sophia Giberti, sa maîtresse
depuis un mois.
Il avait le droit de se présenter à toute heure du jour et de la nuit. Rosa, la femme de chambre,
une longue brune, maigre et discrète, que la comtesse avait choisie à cause de son aspect
insignifiant, l’accueillit sans poser de questions et l’introduisit dans un salon. Puis elle se retira
sans que Luchesi lui eût accordé un regard, tant il était préoccupé. Sophia parut, en négligé, et se
précipita vers lui.
— Enrico ! Je ne t’attendais pas cet après-midi. Tu le vois ; je suis en train de faire mes
bagages. Je serai prête demain à la première heure.
Ils devaient partir le lendemain pour un voyage dans les montagnes. Luchesi détourna son
regard.
— Je ne peux pas partir.
— Tu… Mais, chéri, nous étions convenus. Tu as un engagement pour demain ? Cela ne fait
rien.
Elle voulut se jeter à son cou. Il l’arrêta d’un geste.
— Ni demain, ni après-demain, ni plus tard, dit-il fermement.
Sophia pâlit et resta interdite.
— Je ne pourrai plus te voir, continua-t-il avec un acharnement passionné. Je suis venu pour
te le dire.
La comtesse Giberti porta la main à son cœur, mais resta calme.
— J’apprécie au moins ta franchise, Enrico, dit-elle douloureusement. Cela devait finir ainsi :
mais je ne croyais pas que tu te lasserais aussi vite. Tu ne perds pas de temps. Une autre femme,
naturellement ?
Beaucoup plus âgée que lui, elle parlait avec une tendresse presque maternelle. Luchesi
secoua la tête.
— Il ne s’agit pas d’une femme.
Elle le regarda, incrédule.
— Tu peux me le dire, Enrico. Je ne t’en voudrais pas. Seulement, tu aurais dû me donner
encore ces quinze jours de vacances.
— Impossible, dit-il, avec impatience. Je n’ai plus une minute à perdre.
— À perdre ! Tu es cruel, Enrico… Enrico, Enrico, continua-t-elle sur un ton suppliant, pars
avec moi demain. Donne-moi ces quinze jours de répit ; après, tu seras libre. Je te laisserai aller
sans aucun reproche, je te le jure.
Elle jeta ses bras autour de son corps et se colla contre lui, la tête renversée, les cheveux
dénoués, essayant de plonger dans son regard. Il ne se défendit même pas et resta inerte. Elle eut
un sursaut de désespoir.
— Tu ne me vois même plus. As-tu donc oublié si vite ce dernier mois ? Je veux savoir qui
elle est, et quel pouvoir elle possède !
Dans un de ses gestes désordonnés, elle heurta le paquet qu’il avait conservé sous le bras. Le
papier se déchira, et les livres se répandirent sur le tapis. Luchesi se précipita, mais elle l’avait
prévenu. À genoux, elle ramassa l’ouvrage d’Einstein, et se redressa lentement, le tenant à
hauteur de ses yeux.
— « La théorie de la Relativité »… lut-elle lentement. Enrico, ce n’est pas possible !
Le cri de fureur qui lui échappa n’avait aucune ressemblance avec les protestations
mélancoliques qu’avait provoquées chez elle la pensée d’une rivale. Elle continua avec des
accents de rage et de dégoût, en tordant la couverture grise entre ses doigts.
— Enrico, tu ne vas pas me dire… c’est à cause de cela que tu me quittes ?
— Si, dit Luchesi. Je te l’ai affirmé ; il ne s’agit pas d’une femme.
— Carogne ! hurla la comtesse en se dressant, la bouche écumante. Honte, honte sur moi ! Ô
folle que j’ai été de t’admettre dans mon lit ! J’aurais dû m’en douter. Tu as toujours eu des
instincts crapuleux. Jamais je n’ai été humiliée de la sorte. Je me sentirais moins abjecte si tu
m’avais quittée pour un adolescent. Hors d’ici, misérable ! Laisse-moi nettoyer mon corps que tu
as souillé, et faire brûler de l’encens pour purifier la maison de ta présence !
La belle comtesse était hors d’elle-même. Elle proféra des injures obscènes, et eût mis les
livres en pièces si Luchesi ne les lui avait arrachés des mains avec l’aide de Rosa, qui était
accourue en entendant le tumulte de sa fureur. Alors, elle eut encore la force de lui cracher au
visage, avant de s’effondrer sur un divan, en proie à une crise de nerfs.
Il était à peine troublé par ces manifestations bestiales d’une classe ignorante qui lui faisait
maintenant horreur et dont il avait décidé de se séparer. Son esprit avait mûri durant ces deux
dernières heures. Les injures de sa maîtresse ne le révoltaient même pas, et son attitude suscitait
simplement en lui cette sorte de tristesse mélancolique qu’inspire l’erreur aux hommes de
science. Il se sentait déjà l’âme intellectuelle. Il haussa les épaules en soupirant, reprit son paquet
de livres, et s’en alla sans se retourner.

Le comportement de la noble comtesse traduisait la puérilité de la clique dont il avait fait


partie, et la hargne avec laquelle elle s’acharnait sur l’intelligence. Il frémit, écœuré par une
bouffée d’amertume, en songeant que, la veille encore, il participait aux plaisanteries stupides et
sacrilèges dont ses compagnons accablaient les théories scientifiques nouvelles. Il ne concevait
pas comment il avait pu se montrer aussi abject. C’est le propre de toute révélation d’effacer la
compréhension des états de conscience antérieurs, n’en laissant qu’un souvenir confus et
nauséabond.
Il rentra chez lui, pressé de se mettre à l’œuvre. Il devait subir le soir même une deuxième
manifestation de la haine soulevée par E = mc2 ; E = mc2, que sa nature ardente entrevoyait dans
un rêve comme une source inépuisable de justice et de bonheur, d’entreprises hardies et
généreuses, réalisées dans un monde purifié par la science, auxquelles il brûlait de participer.
Il donna congé à ses domestiques, ouvrit le livre d’Einstein et retomba voluptueusement en
contemplation devant les symboles. Demain, il établirait un plan de travail. Aujourd’hui, il
désirait encore absorber le rayonnement pur des mystères inviolés, avec les seules ressources du
cœur.
Il était perdu dans une adoration si intense qu’il n’entendit pas, tout d’abord, la sonnerie de la
porte. Enfin, devant l’insistance des visiteurs, il tressaillit, passa la main sur son front, se rappela
qu’il était seul et alla ouvrir d’un pas de somnambule. C’était Giulio, le propre frère de Sophia et
Martinelli ; deux de ses anciens compagnons de plaisir ; deux des plus beaux représentants de la
jeunesse dorée et insolente de Rome. En outre, ils se mêlaient de politique et avaient des
accointances avec le parti fasciste.
Au premier coup d’œil, Luchesi remarqua leur apparence hostile. Il eut la tentation de
repousser la porte, mais il lui sembla que fuir le danger serait indigne de sa fraîche vocation. Sa
nouvelle foi lui inspirait un désir de martyre.
— C’est bien chez Enrico Luchesi que nous sommes ? demanda Giulio, d’une voix
sarcastique.
— Qui vous en fait douter ?
— Certains échos…
Giulio et Martinelli pénétrèrent dans sa demeure. Luchesi les suivit lentement, en haussant les
épaules.
— Je suis venu pour avoir des explications, dit Giulio lorsqu’ils furent dans le salon.
— À quel propos ?
— Sophia m’a dit…
— Regarde, Giulio !
Martinelli s’était exclamé en apercevant le livre ouvert sur la table. Les deux jeunes gens se
penchèrent et lorgnèrent avec répulsion la formule E = mc2. Giulio se redressa lentement, les
joues empourprées.
— Ainsi, c’était vrai.
— C’est vrai, dit Luchesi.
— Et tu t’imagines que tu vas continuer à faire partie de notre groupe, et en même temps te
livrer à des lectures dégradantes ?
— Elles ne sont pas dégradantes, dit Luchesi avec calme. Elles traitent de réalités auxquelles
j’aspire, après avoir poursuivi des chimères : elles m’apporteront la vérité dont j’ai soif. Quant à
continuer à faire partie de votre groupe, cela ne sera pas. Nous nous parlons aujourd’hui pour la
dernière fois, à moins que la grâce ne vous touche comme elle m’a touché aujourd’hui.
— Ce langage, clama Giulio, ne peut pas être supporté plus longtemps. Nous ne sommes pas
venus pour te ramener à nous, chien ! Tu ne mérites plus que le châtiment.
Giulio fit un pas en avant et frappa Luchesi de toutes ses forces, sur la joue droite. Il marqua
un temps, attendant une réaction, mais Luchesi joignit les mains sur sa poitrine avec un sourire et
tendit la joue gauche. Le rayonnement de E = mc2 avait fait de lui, autrefois si fougueux, un
apôtre de la non-violence.
Alors la fureur des jeunes gens s’éleva au-delà de toutes limites. Tous deux accablèrent le
nouveau martyr. Ils le battirent avec leurs poings, puis avec leurs pieds lorsqu’il se fût effondré,
et avec tous les objets arrachés à son mobilier. Ils meurtrirent son corps jusqu’à ce qu’il ne fût
plus qu’une plaie sanglante. Ils déchirèrent ses vêtements, brisèrent les glaces, crevèrent les
tableaux, et saccagèrent sa maison. Ils ne se connaissaient plus et leurs imprécations
ressemblaient à des cris de bête. Luchesi, qu’ils avaient abandonné pour se livrer à un pillage
général, les regardait en silence à travers ses paupières gonflées ; et il les plaignait.

Quand ils furent enfin partis, hors d’haleine, après quelques derniers coups de pied
méprisants, Luchesi se traîna à sa table. Si grande était la passion de ses agresseurs qu’ils avaient
oublié l’objet initial de leur courroux. Miraculeusement, le traité d’Einstein était resté intact,
parmi tous les autres livres déchirés. Il le ramassa avec piété et l’éleva au-dessus des ruines entre
ses doigts tremblants. Il resta longtemps ainsi, immobile, à demi aveuglé par les coups, le corps
douloureux, rassemblant son courage et mesurant l’ampleur du combat qu’il allait devoir
soutenir.
— Signor… je m’excuse…
Il n’était plus seul. Il tressaillit, croyant tout d’abord à un retour de ses ennemis ; mais cette
voix était une voix de femme et n’était pas hostile.
— Je m’excuse d’être entrée ainsi, Signor, mais j’étais venue pour vous voir. La maison était
ouverte. J’ai vu des meubles brisés. J’ai pensé qu’il y avait peut-être un accident, et que vous
pouviez avoir besoin de secours.
— Tout secours est en moi, murmura Luchesi.
La voix avait des intonations familières. Il dut faire un effort considérable pour ouvrir les
yeux. À travers ses paupières meurtries, il aperçut une longue silhouette qui ne lui était pas
inconnue ; mais il ne put fixer un nom sur un visage qui lui apparaissait dans une brume.
— Signor, permettez-moi, dit la femme… Vous avez besoin d’aide.
Elle s’approcha et essuya de son mouchoir le sang qui souillait sa bouche. Les yeux de
Luchesi commençaient de s’accoutumer à la souffrance. Il la reconnut.
— Rosa. La femme de chambre de…
Il la repoussa d’un geste et prit un air sévère.
— Cette démarche était inutile, Rosa. Vous direz à Madame que je ne reviendrai pas sur ma
décision.
— Je ne suis plus chez Madame. Je l’ai quittée, il y a une heure.
— Ce n’est donc pas elle qui vous envoie ?
— Personne ne m’a envoyée. Je suis venue…
Luchesi la contemplait maintenant avec surprise. Et voilà que, distinguant peu à peu les
détails de ses traits, il s’étonnait de n’avoir jamais porté plus d’attention à cette physionomie.
Elle n’était pas jolie – il eut un demi-sourire de dérision en songeant à la vanité de ce terme –,
mais la sécheresse de son visage anguleux exhalait une impression singulière, rare, à laquelle il
était devenu subitement sensible, et qui le troubla jusqu’au fond de l’âme : elle avait l’air
intelligent.
Elle continua, en balbutiant :
— Signor, j’ai entendu, malgré moi, une partie de la discussion que vous avez eue avec
Madame… Quand je suis entrée, j’ai vu les livres sur le parquet, je n’ai pas pu m’empêcher de
lire les titres ; … j’ai tout compris, j’ai eu un éblouissement, je vous ai admiré… Il faut vous
dire, Signor, que je ne suis pas complètement ignorante… J’ai quelques notions de mathématique
et de physique.
— Vous ? Une… femme de chambre !
— Je suis Docteur en sciences, avoua Rosa en rougissant et en baissant la tête.
— Est-il possible ? s’écria Luchesi, subitement émerveillé.
— Voici mon diplôme… Je l’ai toujours caché, car Madame m’aurait renvoyée si elle avait
su, et la place était bonne.
— Une physicienne !
— Oh ! bien modeste, Signor, il me semble maintenant que je ne sais rien. J’ignore, en
particulier, les théories de la Relativité, qui sont bannies de l’enseignement officiel ; mais je me
suis sentie aujourd’hui attirée par elles comme par un aimant. J’avais abandonné une carrière qui
ne me permettait pas de vivre convenablement. Je le regrette aujourd’hui. La vue de ce livre a
réveillé en moi un feu que je croyais éteint. Je veux me remettre à l’étude. Une force m’a
poussée vers vous.
— C’est le Ciel qui t’a envoyée, s’écria Luchesi oubliant ses blessures et se mettant à arpenter
la pièce. Cette rencontre, en ce jour où j’ai trouvé mon chemin de Damas, est miraculeuse, Rosa.
Oui ; un deuxième miracle ! Nous travaillerons ensemble. Nous ne nous quitterons plus. Tu es
l’ange instruit dont je sentais la présence nécessaire ; l’aide lucide dont j’ai besoin pour guider
mes premiers pas.
— Je serai votre servante fidèle. Je ne suis pas très intelligente, Signor. Il me faut travailler
beaucoup pour comprendre un peu. Et depuis cet après-midi, j’ai senti en vous le génie qui se
hausse avec une facilité sereine à la perception de toutes les vérités.
— Tu seras ma collaboratrice. Tu seras ma femme. Tu es ma femme, Rosa.
Ils s’enlacèrent. Ils n’avaient pas besoin de longs discours pour se comprendre. Une flamme
commune les embrasait. Ils oublièrent le temps.
Après une heure d’extase, comme le corps de Luchesi tremblait entre ses bras, Rosa, rappelée
à la réalité, se reprocha son égoïsme et commença à panser les plaies de son amant. Tout en
s’affairant, elle s’indignait de la malignité de leurs ennemis.
— Dans quel état t’ont-ils mis, Enrico ! Ce sont des démons qui se sont acharnés sur toi.
— Pire que des démons, dit Luchesi fiévreux. Des êtres aveugles et ignares. Hélas moi aussi,
j’ai été aveugle et je suis encore ignare… Je prévois une longue période de troubles et de
persécutions. Mussolini, je le devine, a été suscité en Italie par les Puissances du Mal pour
combattre l’idée de la Relativité et la formule E = mc2. Mais nous lutterons. Le triomphe final de
la vérité ne peut faire de doute.
— Oui, nous lutterons, s’écria Rosa. Je combattrai avec toi. Nous rendrons au centuple à ces
barbares les coups qu’ils t’ont infligés…
Luchesi la contempla en silence. Le visage du jeune homme semblait illuminé intérieurement,
et se para d’un sourire angélique, dans lequel était résumée toute la noblesse de sa nouvelle foi.
— Jamais, mon amour, dit-il doucement. Tu ne penses pas réellement ces paroles de haine
que tu viens de proférer, Rosa. Ni toi, ni moi, ni aucun des adeptes de la nouvelle physique ne
peuvent se déshonorer en utilisant des moyens aussi barbares que ceux de nos adversaires. Nous
sommes unis par une idée généreuse, et nous resterons purs. Nous lutterons, certes, car notre
cause est celle de l’humanité, et nous vaincrons. Mais nous combattrons avec nos armes à nous,
qui sont les plus fortes et les plus efficaces. Nos armes, Rosa, tu le sens comme moi, ce sont la
réflexion, la raison scientifique, la parole persuasive, et la rigueur de la démonstration. C’est
ainsi équipés que nous amènerons le peuple d’Italie et le monde entier à reconnaître et à admettre
la Vérité ; puis, peu à peu, à se libérer des chaînes et à secouer le joug des tyrans.
— Tu es meilleur que moi, Enrico ; mais tu as raison.
— E = mc2 n’est-elle pas une formule d’amour et de justice ? C’est par l’amour que nous
répondrons à la haine de nos ennemis. C’est la Justice que nous opposerons à l’iniquité ! C’est
par la douceur et la bonté que nous riposterons à la violence. Ainsi, nous parviendrons à la
Victoire.
Rosa, ayant fini de le panser, se serra contre lui et l’embrassa.
— Je serai ta compagne pour tout ce programme, Enrico, je te le jure… Mais, dis-moi, ne
regretteras-tu rien de ta vie passée ?
— Rien, dit farouchement Luchesi. Je ne ressens plus que du mépris pour ce monde de
fantoches dans lequel j’ai vécu.
— La comtesse Giberti était plus belle que moi, murmura encore Rosa. Son sein était plus
plein que le mien.
— Oh, Rosa ! Le tien est gonflé de notre passion commune. Je me fais horreur, aujourd’hui,
quand je songe que je me collais contre cette matière dépourvue de spiritualité.
— Mon amour !
Ils s’aimèrent toute la nuit en des étreintes ignorées des amants vulgaires et que connaissent
seulement ceux que l’esprit unit autant que le corps. Ils se levèrent avec le jour. Le désir de se
mettre au travail leur faisait ignorer la fatigue.

*
* *
Luchesi avait fini de s’habiller. Il sortit de sa rêverie et tendit l’oreille. Au rez-de-chaussée,
Rosa dressait la table. Les invités n’étaient pas encore arrivés. Il s’assit dans un fauteuil et se
replongea dans ses souvenirs.

Dans les jours qui suivirent la révélation, il avait vendu sa luxueuse villa, et distribué ses
richesses aux pauvres. À vrai dire, il avait un peu hésité avant de se dépouiller ainsi, car l’or,
même vil, pouvait faciliter ses projets. Mais la pureté de sa nouvelle conscience n’acceptait
aucune compromission. Une voix murmurait en lui : « Ce qui n’a pas été acquis par l’intelligence
ne saurait profiter à l’intelligence. » Il ne garda donc que le strict nécessaire pour subsister
pendant quelque temps, et acheter les ouvrages indispensables à sa subite vocation. Rosa avait
tenu à gagner sa vie en donnant des leçons et ne lui était pas à charge. Ainsi allégé, il loua une
mansarde et se plongea dans l’étude passionnée de la mathématique, de la mécanique et de la
physique. Pendant le premier mois, il fut si absorbé que Rosa devait insister pour lui faire
prendre ses repas, et il ne sentait pas le froid d’un hiver glacial dans son taudis sans feu.
Rosa avait vu juste. Non seulement, il possédait les qualités d’intelligence nécessaires pour
suivre facilement les exposés subtils, et comprendre les démonstrations les plus abstraites, mais
il y avait en lui les symptômes qui trahissent les savants de génie. Il ne se contentait jamais des
vérités enseignées ; son imagination perpétuellement surexcitée poussait toujours plus loin,
disséquait d’une manière originale les données d’un problème, et faisait intervenir des
considérations nouvelles pour parvenir à sa solution à lui, la seule qui pouvait le satisfaire.
Ainsi, en même temps qu’il apprenait, guidé par Rosa, le fond de physique classique établi par
les générations passées, il percevait la fausseté de ces notions et la démontrait à son jeune
professeur, qui bientôt passa, émerveillée, au rang d’élève et de disciple. La formule E = mc2,
merveilleux fil conducteur, l’empêchait de s’égarer. En bref, il lui fallut beaucoup moins de deux
ans, le délai qu’il s’était imposé, pour connaître toutes les acquisitions de la vieille physique,
comprendre, et non plus seulement sentir, que la plupart de ses affirmations étaient des
mensonges, et pénétrer profondément la sagesse et la vérité des théories qui s’étaient imposées à
ses sens un jour de fièvre.
Alors, il se résigna à passer des examens. Il avait décidé que la science serait pour lui à la fois
un art et un moyen de subsistance. Il lui fallait des titres officiels pour poursuivre ses études. Il se
contraignit même, avec des larmes, à mentir à ses examinateurs, à ne pas laisser percer le peu de
cas qu’il faisait de leurs vieilles routines, et à dissimuler sa foi relativiste qui n’eût pas été admise
au sein de la vieille Université romaine, de la part d’un jeune étudiant. Grâce à ce subterfuge, il
ne fut pas convaincu de dérèglement intellectuel ; et comme la haute société frivole l’avait
oublié, il réussit même brillamment, passa tous ses grades et obtint, très jeune, un poste de
chargé de cours en province.
Il y resta quelques années, enrichissant sans relâche son esprit, enseignant à contrecœur les
programmes officiels et aussi, en cachette, la physique nouvelle aux jeunes gens qui lui
paraissaient les plus dignes de la connaître. Il trouva le temps de poursuivre des recherches
théoriques personnelles, et commença à faire des communications importantes aux revues
scientifiques internationales. Dans celles-ci, sa foi relativiste apparaissait avec évidence, et ses
écrits furent remarqués par de grands savants du monde libre.
Après ces années de travail acharné, il fut rappelé à Rome. Non que les maîtres de
l’Université, de plus en plus soumis au fascisme, lui pardonnassent sa doctrine, qui n’était plus
un mystère ; mais les honneurs étrangers qui lui avaient été conférés faisaient de lui une sommité
internationale. Le gouvernement le ménageait, comme il ménageait toutes les vedettes, pensant
qu’un peu de cette gloire rejaillissait sur le régime. Luchesi ne s’y trompait pas : pour la même
raison, Primo Carnera recevait des distinctions officielles. Il savait que le masque tomberait tôt
ou tard. Conseillé par Rosa, il se gardait de toute provocation, et réservait aux collègues
étrangers le résultat de ses travaux les plus révolutionnaires.
C’est à Rome que sa grande idée lui était venue ; d’abord confuse, puis se précisant peu à peu
jusqu’à se métamorphoser en un projet qui accaparait toute son activité, et dont la réussite
pressentie lui apparaissait comme le but exaltant de son existence.
C’était bien à Rome. Il se rappela en souriant des états d’âme obscurs, des rêveries, des
hésitations, qui étaient simplement les sollicitations pressantes de la pensée prenant forme.
Il travaillait alors avec deux assistants, Rosa, sa femme, sa collaboratrice indispensable, et
Spallino, un jeune physicien dont il avait décelé l’intelligence brillante et l’aptitude à assimiler
les difficultés des doctrines nouvelles. Il n’avait aucun secret pour ces deux disciples. Ils avaient
suivi pas à pas ses méditations, et le lent progrès de spéculations difficiles. Ils avaient remarqué
tous deux qu’il semblait tourmenté depuis quelque temps : il n’apportait plus la même passion
aux entretiens qui les réunissaient chaque soir. Tous deux, ayant deviné la cause de son trouble,
étaient aussi anxieux que lui.
Ce n’était certes pas le doute qui engendrait cette sorte de mélancolie chez Luchesi, comme
chez beaucoup de physiciens relativistes. C’était le peu de progrès que la formule E = mc2 faisait
dans l’esprit des masses. Après le coup de foudre qu’avait été dans le monde la révélation du
livre d’Einstein, et à part les rares initiés qui adoraient en silence, le peuple était retombé dans
son indifférence scientifique et ne se passionnait plus. Il méconnaissait ceux qui travaillaient
pour lui. Dans les États autoritaires, les gouvernements avaient employé des armes perfides pour
combattre l’Idée. Ils l’avaient tournée en dérision, et la multitude des esprits faibles se détachait
d’elle avec un haussement d’épaules.
Rosa, ce soir-là, avait abordé le problème de front alors que tous trois s’étaient réunis dans le
cabinet de travail du Maître.
— Nous avons approfondi toutes les nuances théoriques de la Relativité, dit-elle. Toi, Enrico,
tu en as montré sur le papier les développements merveilleux. Nous ne pouvons guère aller plus
loin pour l’instant, et le peuple ne nous suit pas. Malgré nos efforts, la vérité n’a été diffusée que
dans une proportion infime.
— C’est vrai, Maître, approuva Spallino. Le peuple ne se contente pas de logique et
n’apprécie pas la rigueur de nos démonstrations. Pour entraîner son adhésion, pour qu’il fasse
sienne la formule qui lui apportera la liberté, le peuple veut des preuves palpables. Les
observations astronomiques de 1919 furent un premier pas dans la voie de la vérification
expérimentale, mais rien d’autre n’a été tenté depuis, et ces mesures restent le domaine de
spécialistes.
— Je le sais, dit Luchesi, et c’est pourquoi vous me voyez chagrin. Je pense à cela depuis
longtemps. Il faudrait…
Il s’interrompit au milieu de sa phrase et resta muet. C’est à cet instant précis, il s’en
souvenait, qu’était née à la clarté, dans son esprit, la pensée dont les éléments diffus comme dans
une brume le harcelaient depuis des jours et des nuits. Rosa et Spallino déchiffrèrent sur son
visage le glorieux labeur de cette incarnation. Ses traits s’étaient tendus. Les sillons précoces de
son front s’étaient creusés. Son regard semblait plonger au-delà des limites de l’espace.
Les deux disciples le regardaient en silence. Rosa ne se rappelait pas l’avoir vu à ce point
bouleversé. Il sortit tout d’un coup de cette sorte de transe. Un grand calme se fit en lui, et un
sourire illumina son visage subitement détendu.
— J’ai trouvé, dit-il simplement.
Rosa et Spallino le contemplaient, sans oser poser de question.
— Voici ce qu’il nous faut faire, dit Luchesi. Le temps de la méditation et de la pure
spéculation est révolu pour nous ; vous l’avez senti. Il nous faut agir, pour faire triompher notre
foi. La physique n’est-elle pas notre domaine ? Voici ce que nous allons réaliser. Le principe est
d’une simplicité extrême ; c’est à cause de sa pureté même que j’ai mis si longtemps à le
concevoir clairement. Écoutez-moi : E = mc2. Il y a équivalence entre l’Énergie et la Matière.
L’Énergie et la Matière sont transformables l’une en l’autre. Pour en convaincre l’humanité, la
tâche du savant est tracée par la formule même. Nous devons…
Il observa une nouvelle pause et reprit avec un geste de son poing crispé, qui soulignait la
véhémence de ses accents :
— Nous devons créer de la matière, comprenez-vous ? Nous devons créer la matière à partir
de l’Énergie. Nous devons rassembler, condenser l’énergie invisible éparse dans le monde, qui se
dissipe à chaque seconde sans profit, et la transformer en matière, en matière solide, visible,
palpable, que tout être humain pourra voir et toucher. Alors, personne ne pourra plus nier la
vérité.
Spallino et Rosa restèrent un long moment pensifs.
Ils avaient besoin de réfléchir pour mesurer toute la portée des paroles qu’ils venaient
d’entendre. Spallino dit enfin :
— Maître, devant un programme de cette envergure, tout commentaire serait ridicule. Je ne
puis que m’incliner devant la puissance et l’audace ; mais je suis pris de vertige à la pensée des
difficultés que nous allons rencontrer.
— Les difficultés, intervint fougueusement Rosa, ont été créées par la Nature pour exalter au
plus haut point le génie du chercheur.
— Bien, Rosa, renchérit Luchesi. Rien n’est plus contraire à l’esprit du savant et à celui de
l’artiste que la facilité. C’est le but le plus difficile qu’il nous faut viser, et celui-là…
— Est en même temps le plus noble, Enrico ; j’ai compris ta pensée. Organiser le désordre de
la diffusion, construire, créer, cela entre avec évidence dans le cadre de notre mission
scientifique.
Spallino s’inclina devant ces raisons. Le soir même, ils se mirent à l’œuvre.

L’entreprise s’était révélée plus difficile encore, et d’une durée plus considérable qu’ils
n’avaient prévu. Avant de songer à créer la matière, il fallait bien la connaître ; pour cela, la
décomposer en atomes, puis disséquer ces atomes en leurs éléments infinitésimaux. Des
obstacles nouveaux surgissaient à chaque pas que faisait Luchesi dans cette première phase. Le
but final était encore très loin ; mais certaines découvertes lui permettaient de penser qu’il suivait
la bonne voie, et il était optimiste. Cependant, il lui fallait des moyens puissants, qu’il
n’obtiendrait jamais du gouvernement italien, de plus en plus hostile. Cette nécessité était une
des raisons qui le poussaient à s’exiler.
Il avait voyagé aussi. Il s’était rendu compte que les relativistes ne pouvaient plus rester
isolés, et qu’il devait se tenir au courant des études faites dans les autres laboratoires. En prenant
contact avec certains cercles scientifiques, il avait éprouvé une grosse surprise et une petite
déception. Il s’était aperçu que son idée, qu’il croyait son bien propre et à laquelle il travaillait
aidé seulement de ses deux fidèles collaborateurs, cette idée était venue à presque tous les
physiciens dignes de ce nom, dans tous les pays du monde. Tous avaient songé d’une manière
plus ou moins confuse à vérifier expérimentalement l’équation d’Einstein en créant la matière à
partir de l’Énergie. Après un mouvement de dépit, Luchesi avait rougi de son égoïsme. La
noblesse du but à atteindre n’autorisait pas l’individualisme, et l’ampleur même du projet rendait
une collaboration indispensable. Après avoir examiné en détail les recherches de ses confrères, il
s’était d’ailleurs senti complètement rasséréné. Il n’était pas douteux qu’il avait une bonne
avance sur eux. Ils travaillaient en aveugles, sans savoir où ils prendraient l’énergie nécessaire,
quand le moment serait venu… Luchesi, lui, le savait.

Un brouhaha monta du rez-de-chaussée. Les invités arrivaient : un petit groupe de physiciens


qu’une même doctrine avait peu à peu rapprochés, et qui reconnaissaient Luchesi comme leur
maître.
Il sortit de sa rêverie et se prépara à recevoir leurs félicitations. En entrant dans le salon, il
songea à son prochain départ. Il choisirait le prétexte du voyage à Stockholm et ne reviendrait
pas en Italie. L’Amérique l’attendait. Il profiterait du voyage pour rendre visite à quelques
confrères européens et prendre connaissance de leurs derniers travaux.

Il ne pouvait en être autrement ; et Luchesi s’était montré naïf d’en éprouver de la surprise.
Tous les adeptes de la nouvelle physique étaient engagés, à cette époque, dans des recherches et
des travaux qui concouraient à un seul objectif : la création de matière à partir de l’énergie
diffuse dans le monde. C’était inévitable. Leur croyance quasi religieuse en la formule E = mc2,
l’entêtement aveugle et la mauvaise foi de leurs adversaires devaient fatalement susciter en eux,
tôt ou tard, la tentation d’une démonstration expérimentale. D’autre part, leur esprit, toujours
orienté vers le progrès et la libération de l’humanité par la science, ne pouvait choisir, parmi les
diverses solutions possibles d’un problème, que la solution constructive. C’est celle-là qu’ils
adoptèrent d’instinct, sans qu’un seul eût connu l’ombre d’une hésitation. Les difficultés qu’elle
impliquait étaient un aiguillon pour eux, comme elles l’étaient pour Luchesi.
Le sens des innombrables expériences réalisées en cette année 1938 dans tous les laboratoires
du globe était donc dépourvu d’ambiguïté. Seul, un esprit superficiel aurait pu être abusé par des
expressions telles que fission, explosion de particules, bombardements d’atomes par d’autres
atomes appelés projectiles, et désintégration. Ce n’étaient que des apparences trompeuses. La
réflexion obligeait à conclure que cette artillerie barbare était indispensable, mais seulement au
stade préliminaire du grand projet : la dissection, l’analyse minutieuse qui devait obligatoirement
précéder la synthèse créatrice.

*
* *
Luchesi, ayant quitté l’Italie avec sa femme et son fidèle assistant, pour aller recevoir le prix
Nobel, et bien décidé à ne pas rentrer dans sa patrie, fit un détour par la Norvège, pour visiter une
des plus hautes personnalités scientifiques de l’époque, le professeur Sborg. Il fut accueilli chez
lui par un petit groupe de savants, appartenant à des nationalités diverses, qui avaient tenu à le
rencontrer.
Dès que Luchesi et Rosa pénétrèrent dans le salon où on les attendait, le professeur Sborg, lui-
même, se leva et courut vers eux avec un empressement qui en disait long sur l’estime dont le
savant italien jouissait à l’étranger. Il les accueillit par une plaisanterie joviale, avec un grand
rire, légendaire parmi ses amis. Il faut dire que Sborg était aussi réputé pour ses mérites
scientifiques (âgé de cinquante ans, il avait déjà reçu le prix Nobel depuis longtemps, et était
considéré comme le premier atomiste du temps) que par son humeur facétieuse. Luchesi répondit
sur le même ton. L’Assemblée eut un rire discret. Alors, ayant satisfait à la tradition qui les
incitait, particulièrement en ces heures troubles, à se rencontrer sous le signe de la bonne
humeur, les hommes de science abordèrent le sujet de leurs travaux et de leurs préoccupations.
La plupart d’entre eux ne parlant convenablement que leur propre langage, ils éprouvaient
parfois quelque difficulté à se comprendre ; mais cet aria était de courte durée. Leur hôte avait
fait installer un tableau noir dans son salon. Chacun d’eux, tour à tour, développait sa pensée en
symboles mathématiques que les autres n’avaient aucune peine à assimiler.
Dès le premier échange de vues, il apparut que le projet de Luchesi n’avait jamais tenu une
place aussi grande dans leurs rêves, leurs méditations et leurs expériences. La première étape
était en voie de réalisation. La matière livrait peu à peu les secrets de sa structure. En particulier,
les travaux du professeur Sborg apportaient une vue lumineuse, aussi bien théorique que
pratique, sur l’organisation complexe de l’atome.
— Mais ce ne sont là que des préliminaires, conclut le savant norvégien. Il y a très loin de la
connaissance de la matière à sa synthèse. Aucun de vous n’ignore la principale difficulté à
laquelle nous nous heurterons ; elle tient à la nature même de notre formule. E = mc2, c’est vrai ;
mais pour créer quelques parcelles de matière, il faut une quantité d’énergie considérable. Où
trouver cette énergie, et comment la condenser, pour qu’elle apparaisse sous une forme palpable
et visible ?
L’assistance resta muette, tandis que Luchesi se sentait fier et joyeux devant la perplexité
générale. Il était confirmé dans sa gloire d’être le vrai pionnier de la découverte ; car, il était, lui,
en mesure de répondre à une partie de cette question. Après un long entretien avec Rosa, il avait
d’ailleurs décidé de le faire, et de dévoiler à ses confrères la subtilité de ses plans. Le
déchaînement de leurs adversaires, en Allemagne et en Italie, demandait de tous les vrais savants
une collaboration sans réserve.
— Comment condenser cette énergie, professeur Sborg, prononça-t-il lentement, je ne puis le
dire encore. Mais où la trouver ? Où la prendre ? Je le sais.
Tous les regards se fixèrent sur lui. Sborg souleva ses sourcils roux et épais.
— Où ?
— Dans les étoiles, dit Luchesi.
Ils le contemplèrent avec surprise ; mais sa réponse ne provoqua ni exclamations incrédules ni
railleries sceptiques, comme elle l’eût sans doute fait chez des auditeurs moins avertis. Depuis
qu’ils avaient pénétré les théories de la physique nouvelle, et approfondi leurs conséquences, les
savants s’étaient accoutumés à côtoyer le fantastique. Ils savaient que le bon sens n’aboutit qu’à
de trompeuses apparences et que la réalité de cet Univers est plus étrange que la fiction. Bien
plus, le vingtième siècle avait vu chez certains une sorte de mutation bizarre, paradoxale pour des
êtres épris de rigueur et de logique : l’apparition du sens poétique. Un nouvel indice en fut donné
par cette assemblée, qui réunissait quelques-uns des esprits les plus distingués de l’époque : le
mot étoile avait fait frémir ses nerfs.
— Les étoiles ? répéta lentement le professeur Sborg ?
Mais comme son cerveau travaillait vite et bien, malgré ce nouveau sens, il saisit avant les
autres la pensée subtile de Luchesi. Il se frappa le front et s’exclama.
— Je comprends ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? Le rayonnement…
— Vous avez deviné, professeur, reprit Luchesi avec véhémence. Vous le savez : à chaque
instant, l’espace est sillonné, et notre planète bombardée par des rayons d’une intensité et d’une
pénétration considérables, dont la cause précise est encore inconnue, mais que l’on a appelé
cosmiques parce qu’ils proviennent probablement des étoiles ; des étoiles de notre galaxie, et de
celles qui composent les plus lointaines nébuleuses. C’est l’énergie de ces vibrations que je veux
utiliser pour créer de la matière, peut-être quelques molécules, pour commencer, peut-être
seulement quelques atomes ; qu’importe. La source est inépuisable et elle est à notre portée.
Nous sommes plongés dans son sein.
Un silence accueillit cette déclaration. L’émotion de Luchesi gagnait peu à peu les savants,
mais ils n’avaient pas l’habitude de commenter une idée nouvelle avant d’en avoir considéré tous
les aspects. Luchesi reprit la parole, après avoir interrogé Rosa du regard. Sa voix était calme.
Seul, un frémissement occasionnel soulignait la profondeur de son exposé.
— Je me permets de signaler l’importance théorique, j’oserais presque dire « métaphysique »,
de cette entreprise, dit-il.
« L’origine de ce rayonnement est encore l’objet de discussions ; mais elle est sans doute liée,
vous le savez, à ces effrayantes explosions d’étoiles géantes qui surviennent parfois dans le
monde. Peut-être – c’est l’hypothèse de Lemaître que vous connaissez aussi – peut-être faut-il
faire remonter cette origine à celle du temps et de l’espace, lorsque le prodigieux atome initial
éclata dans le néant, donnant naissance à notre Univers.
« Quoi qu’il en soit, il n’est pas douteux pour moi que l’énergie de ces vibrations provienne
d’une destruction de matière. Elle représente une désintégration, une dilapidation de notre capital
matériel. Eh bien, cette énergie aujourd’hui diffuse, rendue inutilisable à la suite de catastrophes
cosmiques, je me propose de la condenser, de la métamorphoser de nouveau suivant la formule
d’Einstein, pour la ramener à son premier état. Partant d’un brouillard imperceptible, je recrée
ici, sur notre planète, quelques parcelles d’une substance perdue depuis des milliards d’années. »

Luchesi se tut. Un murmure approbateur et quelques exclamations enthousiastes lui


prouvèrent à quel point son audace avait touché ses confrères, Sborg résuma l’impression
générale :
— Il semble en effet que la Nature ait mis là, à notre portée, la source d’énergie nécessaire à
nos ambitions. Honneur à vous, Luchesi, pour avoir, le premier, songé à utiliser cette manne
répandue par les étoiles, dans laquelle nous sommes si bien noyés que nous ne la percevions
plus. Quel que soit le résultat, c’est une grande idée. Dieu veuille que nous parvenions au but.
— Je suis convaincu que cela est possible, professeur. J’ai déjà fait une série d’observations
qui me permettent d’envisager le succès.
Luchesi donna quelques indications techniques sur les méthodes qu’il comptait employer,
méthodes fort coûteuses, et qui nécessitaient une organisation considérable. Il conclut qu’il lui
était impossible de continuer ses expériences en Italie, dans l’atmosphère d’hostilité actuelle. La
conversation suivit alors un autre cours, et les persécutions auxquelles étaient en butte les savants
furent évoquées. Sborg présenta Elsa Schmidt à Luchesi. C’était une jeune physicienne
allemande, qui, dénoncée à la Gestapo comme ayant tenu des propos relativistes, n’avait dû son
salut qu’à une fuite rapide. Elle essaya de donner une idée de la passion haineuse qui animait les
nazis contre la science moderne. Ce qu’elle conta fit passer un frisson dans l’âme des assistants.
Ils n’auraient pu croire le récit de ces atrocités, s’il n’avait été confirmé par deux autres exilés.
Le feu et le fer s’étaient abattus en Allemagne sur les partisans de la relativité. Einstein avait
dû quitter le pays depuis longtemps, et ses livres avaient été brûlés sur la place publique en un
gigantesque autodafé. Ses apôtres payaient de leur sang la fidélité à sa doctrine. Tous ceux qui
avaient imprudemment laissé percer quelque sympathie pour E = mc2 avaient été emprisonnés,
déportés, suppliciés, parfois mis en pièces par la foule. C’était cela surtout qui causait une
douleur profonde aux esprits libres. Le peuple, travaillé, harcelé par la propagande, ne
reconnaissait plus ses amis.
— L’Italie n’a pas encore connu cette honte, dit Luchesi, mais cela peut commencer d’un jour
à l’autre. C’est pour cette raison que je ne rentrerai pas. Je ne crains pas pour ma personne, mais
je dois poursuivre mes travaux dans la liberté et dans le calme.
Après une longue discussion, il apparut que le projet de Luchesi constituait le seul programme
digne du credo scientifique qu’il leur fût permis d’opposer aux persécutions, le seul propre à
retourner l’esprit des masses, en leur montrant, non pas par des mots mais par des actes, de quel
côté se trouvait la vérité. Tous convinrent qu’il pouvait seulement être réalisé dans un pays libre,
loin des vexations et des violences et dont le gouvernement aiderait les efforts des chercheurs.
— L’Amérique satisfait à ces conditions, dit Luchesi. Einstein y est déjà installé, et sa
réputation nous procurera des appuis. L’aide du gouvernement est indispensable.
Sborg approuva. IL songeait qu’il serait peut-être obligé, lui aussi, de quitter sa patrie, si les
poisons semés par Hitler s’y répandaient.
— En attendant, dit-il, nous devons faire profiter Luchesi de toutes nos acquisitions. Nous
n’avons plus le droit de garder égoïstement un seul de nos secrets. Devant le péril qui nous
menace, nous devons être unis et ne former qu’un corps. Qui sait si demain nous pourrons encore
parler ?

*
* *
Luchesi et Rosa se tenaient par la main, en cherchant à discerner à travers la brume les
silhouettes des grands buildings. Le bateau approchait de New York. L’émotion qui les étreignait
provenait non pas tant d’avoir échappé à l’atmosphère hostile de l’Europe, et peut-être à
l’esclavage, mais à la mission dont ils se sentaient chargés.
Le savant italien emportait avec lui les espoirs pacifiques de toute la science européenne. S’il
menait à bien son œuvre, comme ses confrères l’espéraient avec lui, l’humanité entière devrait
reconnaître ses erreurs, et les tyrans ne trouveraient plus aucun écho dans le peuple. E = mc2
changerait la face du monde.
Les derniers jours avant le grand départ avaient été longs et ennuyeux. La remise même du
prix Nobel, à Stockholm, avait été pour lui une corvée. Après la surexcitation initiale, il avait vite
estimé à son juste prix cette sorte de récompense. Il n’était pas homme à s’endormir sur les
lauriers du passé. Il regardait sans cesse devant lui. Rosa, qui l’admirait pour cette passion
créatrice, sourit en lui montrant du doigt, à l’horizon, les premiers reflets du monde libre.
— Tu réussiras, Enrico. Tu as maintenant tous les atouts en main.
— C’est vrai. Et je crois que ceci comble les dernières lacunes.
Il lui mit sous les yeux un cahier à couverture grise, qui contenait des notes manuscrites.
— Qu’est-ce que cela ?
— Le mémoire d’Elsa Schmidt. Les dernières découvertes d’Allemagne.
Suivant les conseils de Sborg, tous les savants lui avaient confié les résultats de leurs travaux
les plus secrets. Certains ne présentaient guère d’intérêt ; il les connaissait déjà ; mais le mémoire
que lui avait donné Elsa Schmidt avait retenu son attention, et il avait consacré tout le temps de
la traversée à l’étudier. Il résumait les recherches effectuées par l’ancien patron de la
physicienne, Otto Hans, un des plus grands expérimentateurs allemands. Luchesi avait vite
reconnu l’importance capitale de ce document.
Il y était tout simplement révélé que le noyau de l’atome le plus lourd, l’atome d’uranium,
avait été scindé et décomposé en ses éléments les plus simples, ce que personne n’avait pu
réaliser jusqu’alors. L’opération apportait des renseignements définitifs sur la structure interne de
ce métal, et sur l’énergie libérée par la désintégration. C’était un jeu, en partant de ces données,
d’évaluer la quantité d’énergie nécessaire pour mener à bien l’opération inverse.
Le matin même, après avoir médité sur ce rapport, Luchesi avait décidé de concentrer tous ses
efforts sur la création d’uranium. C’était certes le corps dont l’atome était le plus compliqué,
parce que le plus lourd, mais la difficulté supplémentaire résultant de cette complexité n’était
qu’un aiguillon de plus pour son génie, et la création d’un métal pesant produirait sur l’humanité
une impression beaucoup plus forte que celle d’un corps léger.
Luchesi fit part de sa dernière décision à Rosa, comme le bateau entrait dans le port. Ils se
préparèrent à débarquer en songeant au merveilleux équilibre des voies de la Providence : le
dernier maillon de la chaîne, un des plus importants, avait été forgé en Allemagne, le pays où
sévissaient les plus farouches ennemis de E = mc2.

Einstein s’approcha d’un pas resté souple malgré la vieillesse. Il connaissait le Président des
États-Unis, et l’estimait ; mais il n’aimait pas les audiences officielles. Il ne s’était résigné à cette
entrevue que poussé par le sentiment d’un devoir impérieux.
Sachant combien il détestait les conférences, le Président avait renvoyé tous ses
collaborateurs. Il aborda le sujet après quelques paroles bienveillantes.
— J’ai là votre lettre, Professeur. Votre célébrité me garantit l’importance de la découverte et
le sérieux de la proposition. Cependant, voulez-vous me la relire lentement, à haute voix.
Ensuite, nous causerons. Je comprends mal certains points et désirerais les éclaircir.
Einstein lut :
« … De récents travaux accomplis dernièrement dans tous les pays du monde m’amènent à
penser que le principe E = mc2 peut donner lieu à des applications pratiques.
« En particulier : des recherches effectuées récemment par le professeur Luchesi, recherches
dont le résultat m’a été soumis en manuscrit, il ressort qu’une partie de l’Énergie éparpillée et
gaspillée dans l’Univers sous forme de rayonnement dit « cosmique » pourrait être condensée et
transformée en un métal lourd tel que l’uranium. Cette opération, d’un intérêt théorique
indiscutable, constituerait pour l’humanité un progrès important, hors de proportion avec les
autres découvertes de ce siècle… »
Suivaient quelques considérations techniques succinctes sur les expériences en cours, que le
Président demanda au savant de sauter.
— Je voudrais que vous me relisiez votre conclusion.
Einstein sauta à la fin de la lettre et lut :
« En conclusion, les quelques rares physiciens qui sont dans le secret, et moi-même, nous
recommandons instamment au Président des États-Unis de s’intéresser à l’entreprise de Luchesi,
de lui donner la priorité sur tous les autres projets actuels de l’État et d’accorder aux chercheurs
les crédits considérables dont ils ont besoin. »
Einstein se tut. Le Président le considéra en silence d’un air admiratif, puis dit lentement.
— J’avais bien compris… Savez-vous, professeur, que vous et vos savants, vous représentez
une des merveilles du monde moderne ?
— Dans quel sens l’entendez-vous ? demanda Einstein.
Sa question était provoquée par une certaine intonation sarcastique dans les paroles de son
interlocuteur.
— Vos préoccupations sont si éloignées des nôtres qu’on vous imaginerait volontiers vivant
dans une autre planète. Écoutez-moi, professeur. Vous n’ignorez tout de même pas la gravité de
la situation internationale ? Vous savez que la guerre peut éclater demain en Europe, et que ce
pays-ci ne pourrait rester longtemps en dehors du conflit. Dans le monde entier, il n’est question
que de matériel de combat, d’armement sur terre, sur mer et dans les airs. Je suis harcelé à
chaque instant par nos chefs militaires qui me demandent des crédits. Je prévois déjà le jour où
toutes les ressources de l’État devront être mobilisées pour l’effort de guerre… et c’est le
moment que vous choisissez, vous, professeur Einstein, vous autres, savants ingénus, pour me
demander d’intéresser mon gouvernement à une œuvre qui est peut-être d’une portée théorique
considérable, mais dont l’utilité immédiate…
— Sir, interrompit Einstein, c’est justement la situation internationale présente qui m’a incité
à tenter cette démarche. Le petit groupe de savants au nom desquels je parle n’ignore rien des
terribles périls qu’elle comporte. Mais nous pensons que la violence entraîne la violence dans un
cercle sans fin ; nous pensons, au contraire, que l’exemple d’une entreprise désintéressé parmi
les dérèglements actuels imposerait le respect au monde, et pourrait seul mettre un terme à cette
folle course aux armements des nations, qui est un acheminement fatal vers l’anéantissement.
Nous pensons que le succès de Luchesi pourrait éviter la guerre, ou la ferait cesser rapidement
s’il est déjà trop tard, en orientant vers le Progrès, ordre naturel, les énergies et les enthousiasmes
humains, aujourd’hui fourvoyés.
Le Président l’observa attentivement.
— Voyons, Professeur, demanda-t-il ; vous vous proposez si je comprends bien, de capter
l’énergie provenant de… des étoiles, et, par un procédé certainement peu économique…
— Je n’entends rien à la finance, Sir, mais des millions de dollars, sans aucun doute. Il ne faut
pas se le dissimuler.
— Des millions de dollars… de la transformer en métal… en très peu de métal pour beaucoup
d’énergie, si je vous suis bien ? Qu’entendez-vous par là ? Quelques tonnes ?
— Sir, dit Einstein avec animation, si Luchesi, à partir de la prodigieuse quantité d’énergie
cosmique qui nous inonde à notre insu, et en dépensant des millions de dollars américains,
parvient à créer un atome, un atome d’uranium, Monsieur le Président, c’est-à-dire environ la
milliardième partie d’un milliardième de milligramme de matière, j’estimerais que sa tentative a
réussi, qu’il a bien travaillé pour l’humanité, et en particulier pour ce pays qui a toujours marché
à la tête du monde libre. J’estimerais encore que le Chef d’une grande Nation, en patronnant
cette expérience, se couvrirait d’une gloire dépassant de très loin celle de tous les chefs
militaires.
Le Président, redevenu grave, lui tendit la main.
— J’aime votre foi et votre idéalisme, Professeur. Croyez que je suis convaincu, moi aussi,
comme homme et comme Américain, de l’utilité à longue échéance de la recherche
désintéressée. Je vous apporterais mon appui total si l’heure n’était pas aussi trouble ; mais j’ai la
responsabilité immédiate de mon pays, et je dois compter avec mes conseillers… À ce propos,
j’ai montré votre lettre, en lui faisant promettre le secret, à mon Chef d’État-Major, et il m’a fait
la remarque suivante, qui m’a frappé, je l’avoue. Je suis étonné qu’elle ne vous soit pas venue à
l’esprit.
Le Président fit une pause et regarda Einstein avec insistance ; puis il continua.
— Il m’a dit : « Je n’entends rien à ces choses, mais si les savants ne se trompent pas, si
E = mc2, si une énorme quantité d’énergie peut être condensée en quelques molécules de matière,
il m’apparaît qu’une parcelle de matière contient à l’état latent une colossale quantité d’énergie.
Demandez-leur de détruire la matière en provoquant le déchaînement de la puissance en un
temps très court, ce qui doit être encore moins difficile que l’opération inverse, et ils auront doté
ce pays d’une arme capitale, qui nous donnera la supériorité dans la conduite de la guerre. »
Voilà le point de vue des militaires. Je m’empresse d’ajouter que je suis moi-même un ignorant.
Professeur, mais j’ai été impressionné par cette logique.
Einstein resta un moment perplexe. Il semblait pris de court, médusé par les paroles du
Président. Il réfléchit et parla lentement :
— Une sorte d’explosion, de désintégration de la matière ? dit-il. J’avoue, Monsieur le
Président, que nous n’y avons pas pensé.

C’était vrai. Ni Einstein, qui se souciait peu des vérifications expérimentales, mais dont le
génie prévoyait à l’avance toute possibilité, ni Luchesi qui avait eu le premier l’idée d’illustrer le
principe par une démonstration matérielle, ni Sborg, de Norvège, qui connaissait mieux que tout
autre le potentiel infini de l’atome, ni Otto Hans, en Allemagne, qui avait décomposé l’uranium
en ses éléments infinitésimaux, ni aucun des savants français, anglais, autrichiens qui s’étaient
attachés à faire passer dans le domaine pratique la formule de l’équivalence, n’avaient envisagé
une telle application de E = mc2. L’horreur instinctive que leur inspirait l’idée de destruction
avait, pour une fois, limité le champ de leur lucidité.

Einstein, ayant de nouveau réfléchi et pénétré tous les aspects de la suggestion faite par le
Président, s’exclama avec indignation.
— Si je comprends bien, Monsieur le Président, votre Chef d’État-Major demande aux
physiciens relativistes de lui fabriquer une sorte de bombe ?
— Oui ; une bombe qui, à ce qu’il nous semble à nous, profanes, dépasserait en puissance
tous les engins connus.
Le savant fit un effort pour conserver son sang-froid, et dit :
— C’est un honneur pour la science qu’une pareille idée ne soit venue à l’esprit d’aucun de
nous. Elle ne pouvait éclore que dans la cervelle d’un militaire.
— C’est possible, dit le Président. Mais en prévision de la guerre, je dois écouter aussi les
militaires. Et les adversaires que nous aurons éventuellement à combattre, je vous le fais
remarquer, Professeur, sont justement vos ennemis et ceux de la science. Ce sont ceux-là mêmes
qui vous ont obligé à fuir l’Europe, et qui persécutent en ce moment vos partisans.
— Même pour répondre aux pires atrocités de nos ennemis, Sir, et même, même pour écraser
le mensonge, s’écria Einstein, jamais je ne pourrais me résoudre à participer à une œuvre de mort
et de destruction !
Malgré sa colère, son esprit travaillait sans relâche depuis les premiers mots du Président.
Prompt à pousser le développement d’une idée jusqu’en ses conséquences extrêmes, il avait déjà
devant les yeux un tableau sanglant qui servait de dénouement funèbre à une série de tentatives
de plus en plus adroites pour amorcer la désintégration de la matière. Il fit un effort pour se
ressaisir, sentant que l’horreur de cette vision ne pouvait être un argument pour persuader le chef
des armées. Il parla sur un ton posé.
— La lutte que nous menons depuis déjà des années, Monsieur le Président, est une lutte
intellectuelle ; le combat de la vérité contre l’erreur et le mensonge. Un conflit de cette sorte
exige des armes spirituelles ; je vous apporte aujourd’hui la plus puissante de ces armes : la
possibilité d’offrir au monde la preuve palpable d’une grande vérité. Et vous hésitez à nous
aider !
— Je ne refuse pas. Je veux réfléchir encore à votre projet. En attendant, je vous promets une
petite subvention, qui permettra à Luchesi de continuer ses études… Mais j’interroge maintenant
le savant objectif ; le plus grand savant de notre époque, et peut-être de tous les temps. La
suggestion de mon chef d’État-Major vous paraît-elle réalisable ?
Il n’avait fallu que quelques minutes au génie d’Einstein, une fois orienté dans cette voie,
pour deviner que la transformation brutale de matière en énergie était parfaitement possible, et
probablement beaucoup plus facile que la métamorphose inverse. Mais il se rendit compte à
temps de ce qu’une affirmation de sa part, ou même une réponse dubitative signifierait pour les
sphères gouvernementales et militaires.
Il hésita cependant un long moment avant de répondre. D’une part, le mensonge, en
particulier le mensonge scientifique, lui faisait horreur. D’autre part, tout son passé de pacifiste
acharné s’imposait à sa conscience ; son dégoût de la violence, ses appels innombrables, ses
campagnes en faveur de la paix. Il ne pouvait pas assumer une part de responsabilité, même
indirecte, dans le cataclysme qui s’était présenté à son esprit sous la forme d’une vision atroce.
C’était impensable. Sa dignité d’homme l’emporta sur ses scrupules de savant. Galilée n’avait-il
pas proféré un mensonge pour assurer sa propre sécurité ? Il pouvait, lui, énoncer une anti-vérité
pour préserver des millions d’existences, peut-être. Il s’y résigna en rougissant de honte.
— La proposition de votre Chef d’État-Major est parfaitement irréalisable, Monsieur le
Président, dit-il. Je vous en donne ma parole de savant. Elle est contraire aux lois de la Physique
pour des raisons que je ne puis vous expliquer. Ce serait du temps et de l’argent perdu que de
chercher dans cette voie.
Eût-elle été réalisable, cette métamorphose diabolique de matière en énergie, qu’il ne se fût
pas trouvé dans les pays libres un seul savant qualifié pour préparer son avènement ; mais la
sagesse leur conseilla de ne pas se risquer même à discuter sa possibilité.
Devant le danger qu’Einstein avait pressenti, devant le fléau que pouvait déchaîner une
tragique, une abominable interprétation de E = mc2, le mensonge héroïque du Maître devint le
mot d’ordre de tous les physiciens européens exilés, dont le prestige en Amérique était tel qu’ils
pouvaient être appelés à conseiller le gouvernement.
Quand la guerre eut éclaté, quand, après Einstein, après Luchesi, les plus illustres savants du
vieux monde eurent trouvé un refuge dans le nouveau, quand il devint de plus en plus évident
que les États-Unis ne sauraient rester en dehors du conflit, le Président demanda l’avis des
personnalités les plus éminentes au sujet de la contribution éventuelle que la science relativiste
pourrait apporter à la puissance guerrière. Tous répondirent dans le même sens que leur chef
d’école. Tous jurèrent que la désintégration atomique n’était pas, grâce au Ciel, réalisable par des
humains. Seule, la transformation préconisée par Luchesi était possible et ils insistèrent pour que
le projet du savant italien fût immédiatement mis en exécution, avec l’appui du gouvernement.
Cependant, malgré leurs affirmations, le Président conservait des doutes, à la fois sur
l’opportunité de lancer les États-Unis, en temps de guerre, dans une entreprise dont il ne sentait
pas l’utilité pratique, et sur l’impossibilité de faire servir E = mc2 à la fabrication d’armes
puissantes, comme les militaires le réclamaient à grands cris.
Ce fut le physicien américain Almayer qui eut l’honneur de le convaincre sur ces deux points
et de faire triompher le point de vue de la véritable science.

Malgré son jeune âge – il avait à peine quarante ans – le professeur Almayer était une des
personnalités les plus en vue du nouveau monde, cela non seulement à cause de ses mérites
scientifiques, mais pour l’étrange diversité de ses connaissances et de ses activités, qui
s’étendaient bien au-delà de la physique et de la mathématique.
Sportif, issu d’une famille de fermiers de l’Ouest, amateur de vie au grand air, il apportait
autant d’entrain et de dynamisme à exploiter son ranch que de patience et d’intelligence
spéculative à dégager peu à peu les pures vérités du maquis des équations. Il était un organisateur
de premier ordre, profondément américain par certains côtés, empreint de réalisme au point
même de s’intéresser aux affaires de la finance, et il trouvait le moyen de réserver une partie de
son temps à l’étude des doctrines bouddhistes et des religions hindoues, dont il était devenu un
des fidèles. Il avait appris le sanscrit.
Ayant eu des contacts avec tous les grands laboratoires, il connaissait l’idée de Luchesi, et s’y
était intéressé avec son ardeur habituelle. Cependant, les savants européens exilés, qui le
connaissaient peu, éprouvèrent de l’inquiétude quand ils apprirent, par une indiscrétion, que le
Président allait solliciter son avis. Un Américain pouvait se laisser entraîner, par un patriotisme
mal compris, à méconnaître l’intérêt de l’humanité.
Angoissés, Einstein et Luchesi allèrent le trouver, pour tenter de sonder ses intentions et de le
gagner à leur parti. Il les accueillit, avec affabilité. Dès leurs premières paroles, il se mit à
sourire.
— Votre démarche est tardive, dit-il. Le Président m’a fait l’honneur de me convoquer hier,
pour me poser la question qu’il vous a posée à tous.
— Et quelle fut votre réponse ? demanda Einstein, en pâlissant d’angoisse.
— Avez-vous quelque doute à ce sujet. Maître ?
Les deux Européens le contemplaient avec perplexité, hésitant à donner un sens à son sourire.
Ce sourire s’éteignit soudain, et le savant américain reprit avec une véhémence indignée :
— Pouvez-vous mettre en doute le comportement d’un hindouiste convaincu, en cette
occasion ? Moi, Almayer, disciple des brahmanes, moi à qui toute violence est odieuse, moi,
moi, Almayer, qui considère comme un crime le fait d’écraser un moucheron importun, avez-
vous pu croire que je prêterais mon concours à des recherches qui risquent de se traduire par des
flots de sang humain ? Avez-vous pu imaginer que je ne m’opposerais pas à cette action
misérable de toutes mes forces, avec toute l’influence que je puis avoir dans ce pays ? L’enjeu
n’est pas de savoir si telle ou telle nation dominerait le monde, mais s’il y aurait encore des
hommes sur la terre après une guerre faite avec de telles armes. Comment avez-vous pu
concevoir la moindre inquiétude au sujet de ma réponse, Maître ? Comment aurais-je succombé
à la tentation et connu le péché, moi qui suis non seulement un physicien relativiste comme vous,
mais en outre un disciple de Gandhi !… J’ai juré, moi aussi, que la désintégration de la matière
était impossible.
Et comme Einstein, honteux de ses soupçons à l’égard d’un tel apôtre, l’étreignait avec
émotion, Almayer annonça la bonne nouvelle : il avait si bien plaidé la cause de la science qu’il
avait enfin convaincu le Président. Celui-ci était maintenant décidé à entraîner le gouvernement
des États-Unis dans la voie glorieuse découverte par Luchesi. Il était prêt à lui donner tout son
appui, et même à détourner une partie importante des crédits destinés à l’effort de guerre pour
l’aider à réaliser la prodigieuse synthèse.

La nuit s’achevait sur la mesa de Los Alamos, dans les montagnes du Nouveau-Mexique.
Yaca, un jeune Indien aux longs cheveux noirs et aux yeux brillants, profita des derniers
moments d’obscurité pour se faufiler sans bruit à travers les pins et les buissons, vers sa cachette,
au creux d’un rocher, d’où il observait sans être vu l’activité des hommes blancs. Yaca habitait
très loin, un pueblo isolé dans les hautes montagnes. Il avait pris l’habitude de venir presque
chaque matin sur le plateau où les savants accomplissaient des rites mystérieux.
Aucune raison apparente ne dictait cette conduite bizarre. Il s’était approché la première fois
par hasard, suivant les traces d’un porc-épic. Quand il avait aperçu le centre de recherches, il
s’était tapi instinctivement et avait observé. Depuis, il revenait, comme attiré par un aimant.
Il n’avait pas d’autre but que la contemplation. Sans rien comprendre à l’activité des êtres qui
hantaient la mesa, il lui attribuait un sens religieux. Peu à peu, il s’était pris à vénérer ces
personnages, dont l’attitude calme et silencieuse contrastait avec celle des autres hommes blancs
qu’il avait connus. De ceux-là émanait une impression de sérénité et de bienveillance qui le
comblait d’aise et lui inspirait le respect. Ces sages qui tournaient parfois vers le ciel des yeux
remplis d’extase, il n’était pas loin d’établir une relation entre leurs occupations étranges et les
mille miracles quotidiens de la Nature. Il épiait chacun de leurs gestes, et vivre dans leur ombre
lui causait une surexcitation singulière.
Chaque matin, avant le jour, c’était un jeu exaltant pour lui de se glisser à travers les fils
barbelés qui entouraient le camp, et de tromper la vigilance des sentinelles. À la vérité, la
surveillance n’était pas très rigoureuse, le gouvernement pensant le secret suffisamment gardé
par le désert aride du Nouveau-Mexique. Yaca, d’ailleurs, avait été très souvent aperçu par les
savants, mais ceux-ci ne s’effarouchaient pas de sa présence et ne la signalaient pas aux autorités
militaires qui avaient la responsabilité de la sécurité. Ils avaient jugé, à son aspect, qu’il n’était
pas dangereux. Ils éprouvaient de la sympathie pour les humbles et les primitifs. Ils lui lançaient
même parfois des coups d’œil complices, et un accord tacite s’était établi entre eux : ils toléraient
sa curiosité, et Yaca ne cherchait jamais à s’approcher. L’adoration à distance lui suffisait.
Il s’était posté non loin d’une pyramide en briques, haute comme une maison, autour de
laquelle était disposé un réseau d’appareils et de fils. C’était là le théâtre principal de leurs
occupations, depuis plusieurs semaines. Un instinct l’avait averti qu’un événement devait se
produire ce matin-là. Il se recroquevilla, enveloppé dans une vieille couverture déchirée, et
attendit la lumière. Bientôt, il entendit un bruit de voix, dressa la tête, et aperçut deux silhouettes
qui s’approchaient dans l’aube naissante.

— Oh, Rosa, crois-tu que je tiens le succès ?


— J’en suis sûre, Enrico.
Son instinct n’avait pas trompé Yaca. Ce jour-là n’était pas un jour ordinaire. Il ne comprenait
pas leurs paroles, mais son pressentiment fut précisé par l’accent des deux étrangers. La voix de
l’homme tremblait, comme s’il avait la fièvre. Celle de la femme était passionnée.
— J’en suis sûre, Enrico, reprit Rosa. Songe au premier succès. L’essentiel a été réalisé. Un
atome d’uranium est apparu, il y a déjà un mois.
— Un atome seulement !
— Un atome, c’est vrai, mais un atome synthétique, un atome créé par toi, plus important par
son infime matière que les tonnes de métal qui se trouvent à l’état naturel dans l’Univers.
— C’est vrai, admit Luchesi. Mais il s’agit aujourd’hui d’en créer des milliards.
— Cela sera. Ta théorie est juste et tes calculs sont exacts.
Luchesi répondit. Yaca tressaillit au son de sa voix. Il n’avait perçu de tels accents, à l’aube
d’une journée de travail, qu’en deux ou trois occasions et, chaque fois, un miracle s’était
accompli. Il en avait eu la révélation à la frénésie qui s’emparait de ses dieux après qu’ils avaient
penché leurs têtes sur les instruments du culte. Ce matin, le ton de Luchesi décelait une
surexcitation aussi intense qu’un mois auparavant ; et Yaca se rappelait que ce jour-là, après
l’expérience, il avait brusquement trépigné sur place, les bras tendus vers le ciel, dans une
attitude contrastant avec sa réserve habituelle, en criant des mots que l’Indien avait retenus : Un
atome, un atome !
En ce moment, Luchesi disait :
— Tu as raison, Rosa. Mes calculs sont exacts et ma théorie est juste. La réaction en cascade
va se produire comme je l’ai prévu. Deux atomes naîtront du premier atome créé. Ces deux-là en
engendreront quatre, et ainsi de suite. Je devrais avoir plus de confiance.
Ils restaient immobiles et muets devant la pyramide de briques, qui se dressait comme un
temple sur le plateau désertique. Soudain, Yaca tourna la tête. Il avait entendu un bruit familier,
qui présageait la venue d’un autre Sage. Il connaissait bien leurs habitudes à tous, et ce rire
claironnant ne pouvait être émis que par le professeur Sborg. Avant de le voir, Yaca évoqua,
avec une sorte d’attendrissement filial, la gigantesque silhouette et les sourcils roux du
Norvégien.
Sborg avait été obligé, à son tour, de quitter son pays envahi par les nazis. L’exploit de son
évasion avait fait l’admiration du monde scientifique. Arrêté par la Gestapo, il s’était enfui la
nuit par une échelle de corde et avait réussi, après bien des péripéties, à rejoindre un sous-marin
allié. Il emportait avec lui les derniers résultats obtenus par les laboratoires européens qui
continuaient, en cachette, à travailler pour la vraie science, en particulier les laboratoires
allemands. Lui aussi, après d’autres savants fameux, avait trouvé en Amérique un asile sûr, et la
possibilité de poursuivre ses recherches. Les États-Unis collectionnaient les célébrités
scientifiques comme autrefois les œuvres d’art européennes. Un prix Nobel constituait le
meilleur certificat d’authenticité, et était particulièrement recherché.
À la demande de Luchesi, appuyée par Almayer, à qui étaient confiées la direction générale et
l’organisation de l’entreprise, la plupart de ces hôtes illustres avaient été rassemblés à Los
Alamos, loin des villes, dans le calme et l’isolement du désert, pour y collaborer à la réalisation
du projet.
Yaca remarqua que le rire de Sborg était plus clair et plus éclatant que de coutume. Cela
confirmait encore son intuition d’événements hors du commun. Bientôt, la haute silhouette du
Norvégien fut visible. Il était accompagné de John Almayer. Tous deux hélèrent joyeusement
Luchesi et sa femme.
— Un grand jour, Luchesi, dit Sborg avec un nouvel éclat de rire. Un miracle renouvelé en
quelque sorte : la multiplication des pains.
Luchesi sourit. John Almayer, lui-même, se laissa aller à une franche gaieté.
Il faut le dire ici. À Los Alamos, malgré le travail acharné, malgré l’austérité des études, le
climat moral n’avait rien de morose. En fait, l’humeur des savants était plaisante ; badine serait
même un terme plus exact. Le caractère sublime de l’œuvre n’empêchait, à aucun moment, le
libre jeu des sentiments et, parmi ceux-ci, l’humour tenait une place considérable. Au sein de
cette atmosphère d’humanité souriante qui s’était peu à peu développée dans la quiétude de la
mesa, le plus grand atomiste du monde, le professeur Sborg, se distinguait par sa bruyante gaieté,
son esprit porté vers la facétie, et par un stock inépuisable d’anecdotes joyeuses. Tous les
chroniqueurs de l’ère los-alamosienne insistent sur cette tournure d’esprit comme sur un fait
remarquable. Certains rapportent même que, là-bas, on pouvait le suivre à la trace par les gens
tordus de rire qu’il laissait derrière lui.
Il entrait d’ailleurs souvent un peu de gaminerie dans le comportement de toutes ces
célébrités. Jouissant, pour la première fois de leur vie, d’un profond sentiment de liberté,
débarrassés de leurs cours fastidieux, de leurs soucis financiers, déchargés par l’administration
militaire de tous les détails ennuyeux de la vie courante, ils n’étaient pas éloignés de considérer
la mesa comme un paradis terrestre, et se conduisaient parfois comme des collégiens en
vacances. Par-dessus tout, la conscience qu’ils avaient de travailler à une noble entreprise, selon
leur foi, avec des moyens pratiquement illimités, leur inspirait une ardeur et une euphorie
singulières. Leur génie était surexcité au-delà de son rythme habituel. Les succès partiels déjà
obtenus avaient été autant d’étapes exaltantes, sur la voie triomphale dont ils entrevoyaient
maintenant l’issue. Le résultat était une demi-ivresse perpétuelle, qui se traduisait par une bonne
humeur constante et aussi, il serait hypocrite de le taire, par l’envie juvénile de faire des blagues.
Yaca, témoin silencieux et souriant, assistait à ces jeux de récréation simples ou raffinés, dont
il ne comprenait pas toujours tout le sel, mais dont il devinait l’esprit à l’exubérance qui éclatait
lorsque le bon tour était joué. Il appréciait autant ces plaisanteries que l’air sérieux et grave des
savants lorsqu’ils étaient plongés dans une expérience délicate. Elles contribuaient à renforcer sa
conviction que ces dieux étaient bons.
Leur sens caustique les entraîna un jour jusqu’à mettre sous faible tension électrique le bouton
de la porte du mess ; mais cette fois la victime fut le général Goats, administrateur militaire du
camp, et non pas le professeur Sborg, aux farces duquel les autres voulaient riposter. Le général,
après s’être lancé dans une série d’entrechats involontaires, entra dans une violente colère. Il
fallut l’autorité et le tact d’Almayer pour le convaincre que l’on n’avait pas voulu attenter à sa
dignité et qu’il était seulement la malheureuse victime d’un défaut d’isolement. Ses éclats de
voix retentissaient dans tout le camp. Yaca s’incrustait dans le sol, se gardant de montrer un
cheveu. Il comprit ce jour-là que ce personnage en uniforme était dangereux et qu’il
n’appartenait pas à la race des dieux joviaux.
Ainsi, à Los Alamos, le travail quotidien se faisait dans la joie.

— La multiplication des pains, répéta Sborg, qui aimait insister sur ses bons mots.
Il illustrait ainsi l’esprit de l’expérience décisive qui allait être tentée ce jour-là, d’après des
calculs effectués par Luchesi, que semblaient confirmer certains travaux des laboratoires
allemands. Un ou quelques atomes ayant été créés à partir de l’énergie cosmique, une réaction
dite en chaîne devait s’amorcer spontanément, par le seul jeu des forces naturelles. D’autres
atomes devaient naître de ces premiers éléments, et leur nombre s’accroître suivant une
progression géométrique dont la série n’était limitée que par la portée des appareils et la vitesse
d’alimentation en énergie. Si la pratique confirmait la théorie, des millions, peut-être des
milliards d’atomes d’uranium devaient éclore au sein de la pyramide de briques, et inscrire leur
présence sur les appareils enregistreurs. Il n’était pas question ce jour-là de voir ces atomes se
condenser en un bloc de métal visible et solide. Cette étape future exigerait encore du temps et
du travail.
— Tout est prêt, dit Luchesi, en reprenant son sérieux.
Ils attendirent quelques autres assistants, qui arrivèrent bientôt : un groupe de physiciens
comprenant les plus grands cerveaux du monde. Ils décidèrent de commencer. Yaca sentit battre
son cœur en voyant Luchesi monter sur une estrade qui faisait face à la pyramide de briques, à la
façon d’un prêtre prêt à célébrer les rites devant l’autel.
Ils gagnèrent leur poste, chacun savait exactement ce qu’il avait à faire. Ils se tenaient debout,
silencieux, derrière des sortes de pupitres, disposés en demi-cercle autour de la pyramide. De
temps en temps, ils manœuvraient une manette ou pressaient un bouton, obéissant à un geste ou à
une brève indication de Luchesi, qui les dominait du haut de sa chaire. Tout le dispositif était en
plein air. La tente qui abritait les appareils avait été enlevée, et rien ne faisait obstacle au regard
ravi de Yaca.
Sborg et Almayer, simples spectateurs, se tenaient un peu en retrait. Auprès d’eux, le général
Goats, qu’ils avaient invité par politesse, semblait mal à l’aise et contemplait la scène d’un air
inquiet. Il songeait que cette cérémonie rappelait beaucoup certaines séances de spiritisme
auxquelles il avait assisté quand il était officier subalterne.
N’importe quel observateur profane eût, d’ailleurs, été frappé par cette analogie. Il y eût été
préparé par les mots matérialisation, désintégration, qui revenaient à chaque instant dans les
propos quotidiens, et, aujourd’hui, ces personnages silencieux, le regard, fixe, les mains posées
devant eux, évoquaient un groupe de spirites assemblés autour d’une table gigantesque, dans
l’espoir d’une apparition surnaturelle.
— Cela marche bien, dit Luchesi. Le courant est établi.
Une aiguille s’était déplacée sur un cadran central. Cela signifiait que des torrents impétueux
d’énergie invisible, prenant leur source dans les abîmes interstellaires, commençaient à
converger vers la pyramide, mue par le condensateur que Luchesi et Rosa avaient mis au point.
La puissance émiettée de l’espace se concentrait peu à peu dans la pile. L’air était limpide.
L’altitude favorisait l’expérience. L’aiguille se mouvait imperceptiblement d’un mouvement
continu. Tous les regards, maintenant, étaient fixés sur un écran cinématographique où était
projetée l’image agrandie d’une chambre de Wilson, appareil servant à déceler les atomes par la
condensation qu’ils produisent dans une atmosphère humide.
Pendant un très long temps l’écran resta gris et uni. Le général Goats arpentait le terrain,
lançant des regards hargneux au groupe des physiciens. Cela faisait plusieurs fois qu’il avait été
convié à des séances de cette sorte et, à ses yeux, il n’en était jamais rien sorti d’utile ni de
remarquable. Le jour où Luchesi s’était écrié : « Un atome ; un atome ! » avant de tomber dans
les bras de Rosa et lorsque, par la suite, ses amis s’étaient précipités vers lui pour l’étreindre, il
avait pensé qu’ils étaient tous devenus fous. Malgré les explications qu’on lui avaient données, il
ne pouvait attacher d’importance à un minuscule trait de brouillard blanc, aussitôt évanoui
qu’apparut sur l’écran, qui provoquait un tel enthousiasme chez les hommes de science.
Après une heure d’attente patiente, Luchesi commenta soudain d’une voix sourde :
— Voici le début de la matérialisation. Nous atteignons le même point que la dernière fois.
Un atome va naître.
— Esprit, es-tu là, s’écria Sborg !
Mais il comprit à l’air de ses confrères que l’heure n’était pas à la plaisanterie, et se remit à
observer en silence.
Le fantôme dont ils guettaient l’apparition s’était manifesté à sa manière, comme il l’avait fait
un mois auparavant, en inscrivant sur l’écran un éclair blanc, comme une fine traînée de
brouillard.
— C’est maintenant que la réaction en chaîne devrait s’amorcer, si mes calculs sont exacts, dit
Luchesi d’une voix tremblante.
— Elle va s’amorcer, affirma Rosa.
Des manettes furent poussées à fond, et le miracle se produisit. Sur l’écran, il y eut d’abord
deux traces furtives, ensuite quatre ; huit, puis un bouquet, une germe, et enfin un feu d’artifice
dont la densité allait s’accentuant. Sur le cadran central, l’aiguille était retombée à zéro, ce qui
prouvait que l’expérience se poursuivait avec les seules ressources de la Nature, spontanément,
par un processus de multiplication créatrice qui prenait sa source dans le grand mystère du
Monde. L’écran était maintenant brouillé par les traits, en agitation perpétuelle, et les compteurs
Geiger qui confirmaient la présence des atomes libres, après avoir crépité, faisaient entendre un
bourdonnement continu.
— Des milliards d’atomes, murmura Luchesi.
— Des milliards, peut-être, dit le général Goats, exaspéré, mais où sont-ils ?
— Autour de vous, général, expliqua Almayer. Aussitôt nés, ils se perdent, invisibles, dans
l’espace. La concentration n’est pas encore assez forte pour qu’ils se cristallisent en uranium
visible, mais le principe de la chaîne est établi. Un jour prochain, je vous le prédis, vos yeux
verront le métal créé et vos doigts le toucheront.
Le général, mal convaincu, haussa les épaules. L’expérience touchait à sa fin. Après avoir
passé par un maximum, le ronflement des compteurs s’atténuait. On distingua bientôt des
crépitements séparés par des intervalles de plus en plus lents. Il y eut encore quelques traits
isolés sur l’écran redevenu uni, puis les instruments restèrent silencieux et immobiles. Toute
l’énergie que les appareils pouvaient atteindre avait été transformée en atomes de matière.
Luchesi descendit de son estrade, et reçut les félicitations enthousiastes de ses amis.
Alors le professeur Sborg brandit un paquet qu’il avait tenu derrière son dos, enleva
l’enveloppe, et dévoila triomphalement un flacon de chianti. C’était un délicat hommage à la
patrie du physicien italien, et celui-ci lui serra la main avec émotion.
Ils se portèrent des toasts chaleureux et vidèrent le flacon. Puis, ils se dirigèrent vers leur
laboratoire, enivrés par ce premier succès, pressés de continuer leurs recherches. Yaca attendit
qu’ils se fussent éloignés. Il rampa alors à travers les buissons, traversa les fils barbelés, et prit le
chemin du retour sans sortir de l’hypnose où l’avait plongé le feu d’artifice atomique. Il
assimilait la cérémonie à une de ces séances de magie que les sages de sa tribu tenaient à
certaines époques, recouverts de masques hideux, bariolés de blanc et de noir, s’agitant avec
frénésie pour entrer en communication avec les génies de la Terre et du Ciel. Mais l’immobilité
et le calme majestueux des savants l’impressionnaient beaucoup plus que les contorsions de ses
frères primitifs. Ses nouveaux dieux, il le savait, évoluaient dans une sphère supérieure. Il
regagna son pueblo tard dans la soirée, perdu dans une série de rêves exaltants.

Avant de se remettre au travail, Luchesi essuya la sueur de son front. Ensuite, il regarda sa
femme en souriant, et ses yeux brillaient de fierté.
— Tu vois, Enrico, dit Rosa, tu avais tort de douter.
— Je le reconnais. Il ne pouvait pas en être autrement. Mais as-tu compris, ô Rosa, la portée
métaphysique de cette expérience ? Sais-tu pourquoi les atomes se multiplient ainsi, comme des
amibes, à partir de l’unité ?
— C’est parce que tu es un grand savant, Enrico.
— Non, Rosa. Je ne suis rien. Cela est ainsi parce que la Nature elle-même, que nous aidons
seulement, est par essence constructrice. La création appelle la création. Tel est le sens cosmique
de la réaction en chaîne. Cette disposition sublime de l’Univers, l’intuition du peuple l’a depuis
longtemps devinée, et vulgarisée en un dicton admirable : « Aide-toi, le Ciel t’aidera ».
Rosa approuva.
— Le bon Dieu ne joue pas aux dés, comme dit le grand Einstein, murmura-t-elle. Il procède
toujours suivant un plan créateur.

Les mille petits détails de l’expérience cruciale (tel est le langage scientifique) furent étudiés
d’abord avec passion, puis avec une minutie calculée pour que sa réalisation revêtit un caractère
grandiose et inscrivît une impression ineffaçable dans le cœur des spectateurs.
Le lieu et le temps furent débattus au cours d’une conférence à laquelle prirent part les
principaux savants, des membres du gouvernement, des militaires et le Président des États-Unis.
Le lieu fut déterminé presque avec une rigueur mathématique par les circonstances historiques, le
hasard et la fantaisie n’intervenant que pour une dernière sélection entre des sites d’un intérêt
égal. Il était évident que ce ne pouvait être qu’un point du Japon, seul adversaire combattant
encore la science et la loi E = mc2. Le Japon offrait aux savants l’ultime occasion de prouver le
pouvoir surhumain de la formule, en provoquant l’arrêt immédiat d’une guerre sanglante, par sa
démonstration publique irréfutable. Pour les hommes d’État, qui avaient la responsabilité de
l’administration du pays, il représentait la dernière chance de justifier par un résultat pratique les
crédits gigantesques affectés au projet de Luchesi.
Pour des raisons techniques – les rayons cosmiques sont plus pénétrants dans la haute
atmosphère – il fallait procéder à une certaine altitude. Pour des raisons de publicité, d’effet à
produire dans le monde – le prodige devait avoir le plus grand nombre possible de témoins
valables – il était impensable que la démonstration pût être effectuée au-dessus des armées ou
des flottes. Les savants, avec quelque raison, n’accordaient aucune valeur aux militaires en tant
que témoins. Les guerriers étaient évidemment les moins qualifiés de toutes les créatures pour
saisir la portée d’une action constructive. Il était donc essentiel que le dernier acte de cette
longue série de travaux et de recherches se jouât dans les airs, au-dessus d’une ville importante,
la densité d’une population évoluée assurant à la fois le nombre et la qualité des attestations.
Cette conviction acquise par tous les conférenciers, le hasard joua alors un petit rôle. Au
moment où les noms de différentes cités étaient proposés, le professeur Einstein, qui avait été
convié à la réunion, eut besoin de prendre quelques notes. Il se fouilla, ne trouva pas de carnet, et
finalement sortit de sa poche un chiffon de papier jauni sur lequel était inscrit un mot bizarre, au
milieu de signes algébriques.
— Hi-ro-shi-ma, déchiffra le savant.
C’était le papier sur lequel il avait noté le nom de la ville qui lui avait fait un accueil
mémorable, quelques années auparavant. Il était resté dans la même poche depuis cette époque,
et le costume n’avait pas été changé.
— Vous dites, Professeur ? demanda le Président des États-Unis.
— Hi-ro-shi-ma, répéta pensivement Einstein.
D’agréables souvenirs assoupis se réveillaient. Il se revoyait défilant sous les arcs de verdure,
tandis qu’une pluie de fleurs blanches tombait du ciel. Il décrivit avec émotion ces images à
l’assemblée qui l’écoutait avec respect. Quand il eut fini, le Président réfléchit et s’adressa au
corps des savants.
— Hiroshima me paraît un point très favorable pour votre expérience, Messieurs, dit-il. En
mémoire de la réception qu’elle fit au plus grand savant du monde, je propose que cette cité soit
choisie.
— J’en serais particulièrement heureux, approuva Einstein. Je n’en veux pas aux habitants de
Hiroshima, malgré leur égarement actuel. Je me réjouirais, au contraire, de leur voir rendus au
centuple les bienfaits dont ils m’ont comblé.
Personne n’ayant fait d’objection sérieuse, la ville de Hiroshima fut élue.
Le choix du temps ne donna pas lieu à une plus longue discussion. Tous convinrent très vite
que midi était l’heure la plus propice, car c’est l’instant où la foule japonaise est la plus dense
dans les rues. Luchesi et Almayer étaient angoissés à la pensée que quelques-uns des citadins
pourraient manquer le spectacle, en particulier les femmes, occupées aux besognes du ménage, et
les tout jeunes enfants. Aussi suggérèrent-ils que le peuple de Hiroshima fut prévenu du miracle
qui allait s’accomplir dans son ciel ; mais ils se heurtèrent à l’opposition du gouvernement, que
le Président motiva ainsi :
— Non, Messieurs ; si votre création de matière a l’importance historique et philosophique
que vous avez annoncée, elle doit survenir comme une surprise totale, et son effet sur
l’imagination de la masse en sera centuplé.
Ce qu’il n’avouait pas, c’est que les membres du gouvernement et les militaires ne
partageaient guère l’optimisme des physiciens. D’après le rapport du général Goats, celui-ci
croyait bien avoir vu miroiter quelque chose dans le ciel, au cours d’une expérience préliminaire,
et on lui avait mis avec recueillement quelques grains de poussière blanche dans le creux de la
main, en lui disant que c’était de l’uranium créé. Mais il ne pouvait être certain de rien avec cette
assemblée de rêveurs, de songe-creux, qu’il soupçonnait par moment de pratiquer la
prestidigitation. Le Président ne tenait pas à engager la réputation des États-Unis en annonçant à
grand fracas une opération dont le succès paraissait aléatoire.
La conférence terminée, les savants regagnèrent Los Alamos. En attendant la date fixée, ils
s’attachèrent à mettre au point les derniers détails d’exécution, et Yaca, qui ne quittait plus guère
sa cachette, remarqua dans leurs yeux une flamme pétillant d’un éclat de plus en plus vif à
mesure que le grand jour approchait. Einstein lui-même était venu passer quelques jours sur le
plateau. Quoiqu’il eût peu de goût pour les réalisations pratiques, l’importance de celle-ci lui
avait paru assez considérable pour qu’il l’encourageât de sa présence, au cours de l’ultime veillée
d’armes. Accompagné de Sborg, il allait de laboratoire en laboratoire, d’atelier en atelier, et se
faisait expliquer le fonctionnement des innombrables mécanismes nécessités par l’expérience.
L’idée mère conçue par son cerveau avait peu à peu guidé vers ces inventions subtiles l’esprit
aigu de ses disciples. Il admirait cette ingéniosité avec bonne humeur et un peu de
condescendance. Il se murmurait parfois à lui-même, en souriant : Les théories justes permettent
des vérifications expérimentales, mais il n’existe aucun chemin menant de l’expérience à la
théorie.
Yaca, qui avait été frappé d’étonnement et de respect à la vue du grand savant, vécut dans son
ombre pendant toute la durée de son séjour à Los Alamos. Chacun de ses mouvements était
empreint pour lui d’une signification transcendante, et il s’enhardissait parfois jusqu’à tenter
d’accrocher son regard. L’Indien assista de loin à de nombreux entretiens particuliers que le
Maître eut avec Sborg. Il remarqua que les yeux d’Einstein brillaient de malice à l’issue de ces
conciliabules, et que ses gestes, d’ordinaire si sobres, trahissaient une chaleur intérieure. Yaca
crut comprendre qu’il y avait un secret entre eux deux. Il en fut persuadé lorsque retentit d’une
manière tout à fait exceptionnelle le grand rire du savant norvégien.

Pendant les trois dernières semaines qui précédèrent l’événement, aucun bombardement ne fut
effectué sur Hiroshima, ni dans la région voisine. Les savants avaient exigé cette trêve du
commandement militaire. Le caractère philanthropique de leur entreprise ne pouvait
s’accommoder d’une atmosphère de terreur.

Un point noir apparut à l’horizon, au-dessus de la mer. L’avion s’avança seul dans le ciel sans
nuages de Hiroshima. À mesure qu’il s’approchait, son aspect insolite suscitait la surprise des
habitants. À la demande des savants, il avait été peint en vert espérance, et des colombes
blanches étaient placardées sous les ailes. Aucun souffle n’agitait l’atmosphère. La ville était
assoupie dans le calme du doux été nippon.
Les principaux physiciens de Los Alamos faisaient partie de l’expédition. Luchesi avait
prétendu qu’il avait besoin de tous ses collaborateurs. Ce n’était pas exact, car l’abaissement
d’un seul levier devait déclencher automatiquement toute la série des opérations, mais il ne se
sentait ni le courage ni le droit de frustrer ses amis de l’apothéose finale. Chacun d’eux était
consumé par le désir d’assister au succès définitif, récompense triomphale de plusieurs années
d’efforts surhumains. Seul, Einstein était absent, son âge et sa santé lui interdisant les vols à
haute altitude. Un poste de téléphonie sans fil le reliait à l’avion.
— Laissez-les faire à leur guise, avait dit le Président au commandement militaire. Tout ceci,
depuis le début, est une affaire de savants. Nous n’y comprenons pas grand-chose. C’est le
résultat qui nous intéresse.
L’équipage avait donc été prié de suivre les instructions de Luchesi, quelles qu’elles fussent.
Aussi, le pilote ne protesta-t-il pas lorsque celui-ci lui ordonna de descendre à quelques centaines
de mètres au-dessus de Hiroshima, et de faire plusieurs fois le tour de la ville, en agitant les ailes
et en faisant étinceler les colombes blanches au soleil. Il obéit, après avoir seulement fait
remarquer que l’avion risquait de se faire abattre. Mais Luchesi secoua la tête et sourit. Il sentait
en son cœur que les canons de la D.C.A. n’entreraient pas en action.
Son instinct ne l’avait pas trompé. Les Japonais ne tiraient pas. Ils étaient abasourdis,
désarmés par le spectacle de cet avion vert, isolé, décoré d’oiseaux étranges, qu’ils n’étaient pas
loin de prendre pour une apparition surnaturelle. Comme l’appareil avait accompli plusieurs
cercles, Rosa aperçut les rues envahies par la foule. Celle-ci ne manifestait aucun symptôme de
panique.
— Regarde, Enrico, dit-elle. Ils ont deviné. Ils sont avec nous.
Il semblait, en fait, que par un effet de télépathie mystérieux, la surexcitation et
l’enthousiasme des passagers se fussent communiqués au peuple de Hiroshima, en dessous
d’eux. Les citadins levaient vers le ciel des yeux agrandis, et se tenaient immobiles, dans
l’attente d’un prodige.
— Regardez, regardez tous ! regardez de tous vos yeux, hurla Luchesi au comble de
l’énervement comme si la foule pouvait l’entendre.
Cependant, il se ressaisit. Il devait conserver son sang-froid pour diriger une série de
manœuvres délicates. Il ordonna au pilote de monter à quelque douze mille pieds. L’appareil
s’éleva en majestueuses spirales.
— L’heure approche, dit Almayer d’une voix tremblante.
Luchesi comprima les battements de son cœur et fit larguer le condensateur d’énergie qui,
soutenu par un petit ballon, flotta bientôt dans l’espace. L’avion se mit à décrire de larges cercles
autour de lui.
Sborg saisit le téléphone qui les reliait à Einstein, et murmura dans un souffle.
— C’est l’heure, Maître :
La voix d’Einstein résonna dans le microphone d’une manière étrangement calme, qui
contrastait avec la fébrilité angoissée de ses disciples.
— Je n’éprouve aucune inquiétude. L’expérience ne peut que confirmer une théorie exacte.
Luchesi s’adressa alors à sa femme avec des accents à peine perceptibles.
— Rosa, c’est grâce à toi que j’ai pu entreprendre et mener à bien ces recherches. Tu as une
part aussi grande que la mienne dans cet événement. À toi d’abaisser le levier.
— Non, Enrico. C’est à toi que sont dus tous les honneurs, et celui-là en particulier.
— Mais tu ne vois donc pas que je ne peux pas, que je suis à bout de forces, implora Luchesi !
Il s’écroula sur une banquette, incapable de faire un geste. Tous les savants étaient livides,
paralysés, malades d’émotion comme lui. Ils purent tout juste prononcer :
— À vous, Rosa !
Dans des circonstances exceptionnelles, certaines femmes ont plus de ressources nerveuses
que les hommes. Rosa abaissa le levier d’un geste décidé. Aussitôt, un haut-parleur commença à
égrener des secondes :
— Dix, neuf, huit, sept…
Luchesi parvint à faire de la main un signe désespéré. Le pilote comprit et arrêta les moteurs.
L’avion se mit à planer sans bruit. La figure émaciée de John Almayer se creusa davantage.
Sborg lui-même, le visage décomposé, était dans l’impossibilité de prononcer une parole.
— Six, cinq, quatre…, dit le haut-parleur.
Luchesi écrasa l’épaule de Rosa et la força à coller sa tête près de la sienne contre un hublot :
— Trois, deux, un… zéro !

*
* *
Comme autrefois, sans doute, les trompettes célestes saluèrent l’explosion subite de l’atome
primitif, marquant d’un signal auguste l’origine de l’Univers, le microphone annonçait
solennellement le temps zéro de l’ère nouvelle suscitée par le génie des hommes. Mais la
création humaine ne s’accompagna d’aucun vacarme. Au contraire : le silence, un silence plus
impressionnant que le plus monstrueux des tumultes, imprégna le ciel serein de Hiroshima.
Pas un soupir n’était proféré à l’intérieur de l’avion, et celui-ci continuait de planer sans bruit
dans une atmosphère que nul souffle n’agitait. Si profonds, si intenses furent le mutisme et la
passivité de la nature pendant les premières minutes de l’âge nouveau que les aviateurs crurent à
un échec. Mais les hommes de science savaient bien, eux, que les plus sublimes réalisations
s’accomplissent dans le recueillement.
Presque tous ensemble, les savants poussèrent soudain un cri de victoire. Leur regard, qui
scrutait passionnément l’espace, avait perçu un éclat fugitif, un peu en dessous du condensateur.
Un rayon de soleil avait été réfléchi par… par quelque chose, un objet, une substance qui
n’existait pas un instant auparavant. Il y eut un autre reflet insolite. L’avion se rapprocha. Ils
virent distinctement.
Plus mince qu’un copeau, aussi légère que le pétale détaché d’une rose, et, comme lui,
tourbillonnant dans l’air, étincelante au soleil comme une feuille de cristal, synthèse de la
puissance éparse dans le monde, symbole de la sagesse, de la patience, du génie et de l’amour
des hommes, une fine lamelle d’uranium planait mollement dans le ciel éblouissant de
Hiroshima.

Pendant un moment, hypnotisés par l’apparition de la parcelle créée, qui voltigeait très haut
au-dessus de la ville comme une feuille morte, les savants ne purent en détacher leur regard.
Ensuite, chacun réagit selon son caractère.
John Almayer sauta au cou de Luchesi et de Rosa, et les tint embrassés, en sanglotant, dans
une étreinte frénétique. Spallino dansa une gigue effrénée, qui imprimait à l’appareil un
dangereux roulis. Mais l’attitude du grand Sborg inspira encore plus d’inquiétude à l’équipage. Il
se roulait sur le plancher, se cognant la tête contre les parois, sans pouvoir réprimer un rire
hystérique, qui tordait son corps de géant en soubresauts furieux.
Longtemps aucun d’eux ne fut en état de prononcer une parole. Leur émotion s’exhala enfin
en une formule unique.
— E = mc2, haleta Almayer entre deux rafales de sanglots. E = mc2, répéta Luchesi, en
pétrissant les mains de Rosa. E = mc2, bégaya celle-ci. E = mc2, hurla Spallino, en agitant les
bras comme les ailes d’un moulin. E = mc2, E = mc2 ! rugit le professeur Sborg, dont le rire
emplissait la carlingue d’un grondement continu.
Après cette crise de folie excusable, Luchesi se précipita sur le téléphone, obtint à grand-peine
un silence relatif, et parvint à annoncer le succès à Einstein, d’une voix étranglée.
— E = mc2, Maître ! L’énergie condensée prend forme et couleur ! Une substance créée,
visible, palpable, est apparue dans le ciel de Hiroshima. Vous aviez raison ; nous avions raison !
— Je n’en ai jamais douté, répondit simplement Einstein. Merci.

Cependant, la mince feuille d’uranium continuait en planant sa chute lente dans l’espace de
Hiroshima. Elle n’était descendue que d’une très courte distance durant ces minutes de joie et
d’égarement. Le scintillement du pur métal permettait à chaque instant de suivre sa trace.
Les nerfs un peu détendus par le sang-froid du Maître, les savants observèrent la suite de
l’opération. Le pilote avait remis un moteur en marche, ce qui permettait à l’avion de se
maintenir au niveau de la feuille.
— La création ne peut pas, ne doit pas s’arrêter là, dit Luchesi. La réaction en chaîne doit
s’amorcer ici, comme elle l’a fait à l’échelle atomique… Mais mes yeux ne se brouillent-ils
pas ?… Là, Là !
Il avait bien vu. Dans la zone d’espace que la parcelle de substance miroitante paraissait
illuminer comme un flambeau, deux objets identiques scintillaient maintenant. La feuille
d’uranium avait une sœur jumelle, d’une matière vierge aussi fine, aussi pure que la première,
plus miraculeuse encore, et qui l’accompagnait en zigzaguant dans sa chute gracieuse sur
Hiroshima.
Le silence qu’observèrent cette fois les savants ne fut troublé que par une exclamation de
Sborg.
— Quatre !
Quatre copeaux tournoyaient maintenant au-dessus de la ville. Mais le Norvégien s’était à
peine tu que huit points blancs étincelaient au soleil. Le miracle de la réaction en chaîne s’était
de nouveau produit. C’était à celui qui annoncerait le premier une nouvelle et fantastique
prolifération.
— Huit, s’écria Spallino !
— Seize, clama Luchesi !
— Trente-deux, soixante-quatre, hurla Sborg !
Leurs yeux furent bientôt impuissants à suivre cette cascade de prodiges. C’était comme des
vagues successives de diamants et de perles qui émergeaient à chaque seconde du néant,
paraissant engendrées par les pulsations géniales d’un cerveau invisible. Un nuage de papillons
translucides, flotta, se gonflant à chaque seconde, dans l’azur limpide de Hiroshima.
Quelques-uns des objets vinrent frôler la carlingue de l’avion au cours d’un de ses cercles.
— Mais…, s’écria Spallino, ce sont des fleurs !
Le rire du professeur Sborg retentit de nouveau. Il était maintenant dépouillé de tout caractère
hystérique, et chargé de nuances malicieuses.
— Des fleurs d’uranium, dit-il. Une pensée délicate qui est venue à Einstein, comme il se
remémorait la réception enthousiaste dont il avait été l’objet. J’ai réussi à la réaliser. Le principe
de la création découvert, il n’était pas très difficile de forcer l’énergie à se mouler suivant notre
désir, et la substance métallique à épouser la forme de fleurs. Ainsi nous flattons à la fois la
raison et le sens artistique des Japonais.
Tous poussèrent des exclamations enthousiastes, et complimentèrent le Norvégien de son
ingéniosité.
— Regardez, dit Rosa, en montrant le sol. Ils ont compris, et ils nous acclament. Pas un seul
n’oubliera.
C’était vrai. Les Japonais avaient compris la signification du nuage surnaturel, et toute la
population s’était répandue dans les rues. L’intuition initiale de la foule, son pressentiment d’un
miracle, s’étaient peu à peu transformés en certitude scientifique, sans perdre de leur caractère
religieux. Le contentement de l’intelligence tenait autant de place que le plaisir des sens dans
l’extase où communiaient maintenant tous les citadins.
Hypnotisé par la cascade radiante qui convergeait lentement vers lui, l’esprit ébloui
intérieurement par la clarté de l’équation E = mc2, que les Sages de la ville murmuraient en
chœur comme un hymne, le peuple de Hiroshima vivait une heure de volupté sensuelle et de
satisfaction intellectuelle qu’aucune communauté n’a jamais connue. Tous les bras étaient tendus
vers le ciel dans un élan de reconnaissance, d’espoir et d’amour. Les vieillards tombaient à
genoux, remerciant les dieux de leur avoir accordé la grâce de ce spectacle. Ils obligeaient les
petits enfants à se prosterner comme eux, et à joindre leurs mains dans un geste d’adoration.

En ces minutes glorieuses de joie ininterrompue, chaque seconde semblait cristalliser, contre
toute vraisemblance, des sommets encore plus éblouissants, des instants encore plus extatiques
pour les habitants de Hiroshima.
Ce fut d’abord celui où le nuage sans cesse grossissant eut atteint une telle ampleur qu’il
s’étalait au-dessus de la ville et de la campagne environnante comme un gigantesque
champignon. Alors, tout le ciel de Hiroshima, jusqu’à l’horizon, fut imprégné de myriades de
fleurs, plus délicates que les fleurs printanières des cerisiers, dont la nuée avait atteint une densité
suffisante pour décomposer la lumière solaire en mille feux fantastiques et en féeriques arcs-en-
ciel.
Ce fut ensuite le moment pathétique où la foule, tous ses sens alertés, entendit pour la
première fois dans l’air calme la musique de cette pluie divine. L’harmonie des sons qui firent
alors vibrer les oreilles de Hiroshima ne pouvait être comparée à celle d’aucune mélodie
terrestre. Dans leurs rêves seulement, les artistes aux nerfs surexcités perçoivent confusément les
échos assourdis de semblables accords et ils les poursuivent vainement après le réveil. Il y avait
un bruit de fond continu, doux comme le murmure de la plus limpide des sources, le
chuchotement que doivent faire les ailes des séraphins quand ils glissent côte à côte dans les
abîmes infinis de l’espace ; et par-dessus ce frémissement, plus subtil qu’une ondulation de
l’impalpable éther, naissaient à intervalles irréguliers les notes d’une pureté divine, évoquant le
tressaillement d’un mince cristal, que les lamelles d’uranium vierge créaient en s’entrechoquant
dans leurs lents tourbillons.

Il y eut enfin l’instant que tous souhaitaient avec fièvre, aussi bien les savants dans le ciel que
le peuple sur la terre, celui où, comme une neige surnaturelle, avec la douceur et la délicatesse de
papillons qui se posent après un long vol, les premiers flocons de matière créée s’abattirent sur
Hiroshima. C’est alors que l’extase atteignit son zénith, et il était inconcevable que l’âme et le
corps pussent supporter sans défaillir une telle révélation de volupté.
Or, si la chute de la manne céleste était attendue depuis longtemps avec impatience par les
êtres valides de Hiroshima, c’est avec une émotion mille fois plus intense, une passion proche du
délire que la désiraient les déshérités de la ville, les malades, les infirmes, les blessés, qui tous
s’étaient traînés ou fait porter dans les rues. Un pressentiment les avait arrachés à leur lit de
souffrances. L’espoir avait lui pour eux avec les premières scintillations.
Et voyez ! Voici que là, sous les yeux du peuple assemblé, quand la première vague touche
terre, quand ces malheureux sentent sur eux le souffle, puis le doux contact de la substance
vierge, voici qu’une nouvelle chaîne de miracles s’amorce, comme un écho de la cascade de
merveilles suscitée par les hommes dans les airs. Voici un des malheureux, un grand blessé de
guerre dont tout le bas du corps est paralysé, le voici qui jette au loin ses béquilles, qui lève lui
aussi ses deux bras vers le firmament, et qui se met à danser une danse triomphale.
Et en voici d’autres qui imitent son exemple, de plus en plus nombreux à mesure que
l’uranium divin tombe plus dru. Ces aveugles qui, depuis le début de la manifestation, tournent
vers les nues un visage pétrifié, les voici qui frémissent dès que les lamelles magiques ont frôlé
leurs prunelles mortes. Voici leurs traits qui se détendent, leur face qui s’anime, leurs yeux qui
vibrent sous la caresse de la lumière. Voici le concert de leurs actions de grâces qui ajoute ses
notes enfiévrées à la symphonie aérienne. Voici le chant de l’infinie reconnaissance qui s’élève
au-dessus de Hiroshima.
Voyez : les paralytiques marchent ; les aveugles voient ; les sourds entendent ; les plaies se
ferment ; les chairs mortes ressuscitent. À l’aube de la glorieuse ère nouvelle, la Providence est
entrée dans le jeu et ne veut pas être en reste avec la bonne volonté des hommes. Elle ne limite
pas son intervention au cas de quelques-uns, comme elle le fait souvent, mais multiplie à l’infini
ses miracles, provoque l’apaisement instantané de toutes les souffrances, manifeste enfin la
générosité qu’elle tient en réserve pour récompenser les efforts de ceux qui ont su la solliciter
convenablement, et la foi de ceux qui n’ont pas douté d’elle.
Devant ce spectacle, l’enthousiasme de Hiroshima explose. En très peu de temps, la ville a
revêtu sa parure des jours de fête. Des mâts de cocagne se sont élevés ; des banderoles se sont
tendues ; des bannières se sont dressées, et sur des milliers d’étendards, la formule E = mc2 s’est
inscrite en énormes caractères. Les fleurs merveilleuses s’amoncellent sur le sol comme une
litière de diamants. Les enfants les ramassent et les font ruisseler dans leurs mains. Des petites
Japonaises les piquent dans leur chevelure comme des bijoux très précieux. Et en cet instant, les
savants, pour ajouter à la féerie, lancent dans l’espace scintillant des gerbes de fusées
multicolores, qui irradient la cascade de lueurs fantastiques, et la font flamboyer comme une
aurore boréale au-dessus de la ville bénie.

*
* *
Pourquoi l’expérience de Hiroshima ne se termine-t-elle pas sur cette apothéose de gloire ?
Pourquoi, en ce monde, les entreprises les plus nobles aboutissent-elles souvent à un résultat qui
ne reflète pas la pureté de l’intention initiale, et même en opposition hurlante avec les principes
généreux qui les ont inspirées ? Pourquoi tant d’amour suscite-t-il tant de désordres ?…
Beaucoup plus tard, John Almayer, qui avait des lettres, en évoquant la tragédie, murmura
douloureusement les vers de Milton, qu’il imaginait prononcés par la bouche d’on ne sait quel
démon

« If then His Providence


out of evil seek to bring forth good,
Our labour must be to pervert that end,
And out of good still to find means of evil,
Which oft times may succed… »

Mais ceci était un simple commentaire, et ne pouvait en aucune manière passer pour une
explication. Les questions précédentes étant restées sans réponse, l’histoire doit se contenter
d’enregistrer fidèlement les faits…

Les premiers symptômes d’inquiétude furent manifestés par Luchesi quand il s’aperçut, au
bout d’une heure, que la pluie d’uranium tombait toujours, à chaque instant plus drue, et que la
réaction en chaîne ne donnait aucun signe de ralentissement.
— Il serait temps d’arrêter l’expérience, murmura Almayer.
Luchesi lui montra le levier, qu’il avait remis au zéro. Il avait cessé de diriger l’opération,
mais la Nature, sollicitée, était maintenant animée d’une passion créatrice que rien ne semblait
devoir apaiser. Chaque seconde voyait une incarnation d’énergie en matière, multiple de la
seconde précédente, et la source cosmique paraissait inépuisable. Depuis longtemps déjà, l’avion
avait dû s’élever à une très haute altitude, pour se dégager de la substance créée qui s’épaississait
à vue d’œil, et les savants ne percevaient plus qu’à l’aide d’instruments très perfectionnés ce qui
se passait sur Hiroshima.

Sur Hiroshima, la cascade devenait de plus en plus dense, de plus en plus sombre. Sa
scintillation s’était éteinte peu à peu en même temps que sa brillance. Le nombre des fleurs
d’uranium croissait suivant la même loi fatidique que les grains de blé dont on double la quantité
à chaque case d’un jeu d’échecs. La mathématique commandait le phénomène, et sa rigueur
implacable se reflétait dans chacune de ses manifestations sensibles. Aucun rayon ne pénétrait
maintenant la texture du nuage, dont le blanc éblouissant et les mille feux s’étaient fondus en un
amalgame gris. C’était une masse compacte de substance terne et pesante qui s’abattait sans
interruption sur la ville, faisant trembler le sol, avec un grondement sourd, continu, comme
l’écho éternellement prolongé de monstrueux canons.
Dans les rues, la couche d’uranium avait atteint la ceinture des habitants, puis leur cou. Les
appareils des savants leur révélèrent, quelques instants encore, des petits enfants que les parents
élevaient au-dessus de leur tête. Bientôt, ceux-là mêmes furent ensevelis, et, en très peu de
temps, la matière synthétique engloutit les plus hautes maisons. Ainsi disparut Hiroshima.

Quand la ville eut été submergée, quand la fureur créatrice de la Nature se fut épuisée, quand,
après une période d’éclaircissement graduel, les dernières fleurs tourbillonnèrent sur un immense
lac métallique d’où n’émergeait pas un îlot, quand les savants constatèrent qu’aucun vestige de
Hiroshima ne subsistait, ils observèrent un long silence réfléchi, puis Luchesi soupira.
— Qui aurait pu prévoir cela ?
— Personne, Enrico, dit Rosa.
— Pourtant, dit Luchesi d’un ton incertain, il me semble avoir une part de responsabilité
indirecte.
— C’est moi qui ai pressé le bouton, gémit au microphone la voix d’Einstein, que Sborg avait
prévenu.
Mais tous lui coupèrent la parole avec indignation, et s’ingénièrent à le réconforter. Sborg
n’eut pas de peine à démontrer au Maître que ni lui, ni Luchesi, ni aucun des physiciens
n’avaient un seul reproche à s’adresser.
— Nous avons pour nous notre conscience, conclut-il, et c’est l’essentiel. Nos intentions
étaient pures. Notre idéal était de créer.
— C’est vrai, dit Luchesi, avec un dernier regard vers le sol. Dieu est témoin que je n’ai pas
voulu cela.

FIN
Achevé d’imprimer en juillet 1982
sur les presses de l’Imprimerie Bussière
à Saint-Amand (Cher)

N° d’édit. 1477. – N° d’imp. 1184.


Dépôt légal : 2e trimestre 1979.
Imprimé en France
1 Par-dessus les montagnes De la Lune,
À travers la Vallée des Ténèbres,
Galope, galope audacieusement.
Répondit l’Ombre,
Si tu es à la recherche d’Eldorado.
EDGAR POE.
2 Charles Fabry.

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