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Thessalonique
à la première personne
Éditions Kallimages
Avis aux lecteurs.
Sakis Serefas
Haris Yiakoumis
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Vue panoramique de Thessalonique depuis la mer.
Photographie : Albert T’Serstevens, 1904.
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La ville là-bas, en face, ne
m’intéresse guère. Je m’en suis
lassé. Regardez-la, vous.
Et maintenant laissez-moi
mettre mon appât, car les rougets
mordent bien aujourd’hui.
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Sombre. Pensif. Le regard ombragé.
Taciturne. Monsieur Hébrard. Creusez
ici, qu’il disait. Creusez là-bas, qu’il
disait. Doucement, qu’il disait. Ne
blessez pas la terre. Ne blessez pas
les pierres. Et nous, on creusait
et on dialoguait avec la terre. En
chuchotant. Avec des supplications.
Pour qu’elle nous offre avec générosité
ses entrailles. Pour qu’elle nous
promette monts et merveilles quand
on l’éventrait. Et c’est ce qui se passa. Ce matin-là.
En 1917. Ou bien était-ce en 1918 ? Comment me
souvenir, trente ans ont passé depuis. Tandis qu’on
déshabillait la terre avec nos pelles, quelque chose
a blanchi en dessous. À la Rotonde. Il s’est penché
au-dessus du trou et il a murmuré quelque chose à la
terre. À midi tout était fini. C’était un grand morceau
de marbre. Celui que vous voyez. Ça devait être un
marbre d’importance, car monsieur Hébrard nous a
tous photographié avec. Je me souviens qu’après la
photo je l’ai entendu siffloter. Tout seul, à l’écart, il
sifflotait. Et après, je me suis mis à siffloter aussi. Tout
seul, moi aussi. Tout ça pour un morceau de marbre !
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Je sais, je sais. Ma figure vous
rappelle une sculpture de Giacometti.
J’ai entendu ça plusieurs fois, chuchoté
par des esthètes penchés au dessus
de moi. Je suis désolé mais tout ça
n’est qu’un jeu de lumière, un rendu
accidentel, et non pas quelque prouesse
artistique du photographe. Alors,
laissez-moi de côté et jetez un œil
au reste de l’image. Vous voyez ? Ils
s’apprêtent à paver la route. Enfin. Ça nous évitera
de plonger dans la boue à la moindre pluie, et de voir
les eaux sales des lessives se transformer en rivières.
Oui, la vie est prosaïque et plate ici où je me trouve et
il n’y a pas de place pour les discussions artistiques
et les appréciations esthétiques. En tout cas, c’est vrai
que je ressemble à une sculpture de Giacometti.
Ombre, 1912.
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C’était risible de se dire que d’une
telle hauteur dans les nuages, cette tache,
à côté de la Chalcidique, pas plus grande
qu’une tête d’aiguille, c’était la fameuse
Thessalonique. C’était une expérience
inoubliable, de voir cette tache s’élargir
progressivement et se transformer en un
vaste port bien abrité, avec des bateaux
de guerre, petits comme des jouets,
amarrés en son sein. Voir ensuite la ville
changer de couleur, passer de l’orange au
pourpre pendant que le soleil plongeait
derrière l’Olympe, et ensuite, survoler à ras Kalamaria
pour atterrir à l’aéroport de Mikra au moment où le
crépuscule s’étalait sur les terres.
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Vue aérienne de la ville, prise depuis un avion militaire.
Photographie anonyme, 1917.
Vue panoramique de la ville, depuis l’ouest. Photographie anonyme, 1916.
J’étais sûr qu’un jour mon tour viendrait et que je
rentrerais moi aussi dans une photo. Parce qu’ils ont
une manie avec les enfants et les chiens. Je les vois
se promener en bas dans la ville et mitrailler. L’autre
jour, au port, il y en avait un qui courait derrière un
chien et le prenait en photo, jusqu’à ce que le chien
se cache sous un tonneau. Mais enfin, ils n’ont pas de
chiens ni d’enfants dans leur pays ? Bref, voilà que
c’est mon tour. C’est beau ici, en haut. On est venu
avec mes parents et leurs amis pour la promenade du
dimanche. Je vous explique tout ça pour deux raisons.
Premièrement, parce qu’on ne peut pas comprendre
que c’est dimanche à partir d’une photo : les herbes
et les vieilles murailles ne connaissent pas les
dimanches. Deuxièmement, parce que mes amis sont
loin en bas de l’image et vous auriez pu oublier de
les voir. Moi, je me suis éloigné d’eux et je suis monté
jusqu’ici, en haut, pour mieux voir les bateaux au
loin. Un jour, quand je serai grand, je monterai sur un
grand bateau et je ferai un long voyage. J’irai dans
des pays étrangers voir leurs enfants et leurs chiens et
les prendre en photo.
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Parade militaire
devant l’arc de Galère.
Photographie anonyme,
1916.
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fin, nous sommes entrés dans le kafeneio et j’ai commandé
un jus d’orange. Je me souviens que mon père avait pris de
l’ouzo car je lui ai piqué un anchois dans son assiette. Il en
parlait encore des années plus tard. Des anchois avec du jus
d’orange ! Mais qu’est-ce que je pouvais bien comprendre
en matière de nourriture ? Je vous le dis, je n’étais qu’une
enfant.
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Pages précédentes : après le bombardement de
la ville par le zeppelin, le 3 février 1916.
Photographie anonyme.
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Le 5 mai 1916, nous avons eu une nuit très intéressante. Un zeppelin est venu
au-dessus de Salonique. Il a été immédiatement pris dans nos faisceaux et il a
dû être tellement aveuglé qu’il n’a même pas pu lancer une seule bombe. Il est
passé juste au-dessus de notre navire, le Bruix. Il a été canonné avec une violence
inouïe. À un moment donné, il s’est pris à dégringoler. Il a réussi à reprendre un
peu d’altitude et à s’éloigner. Mais nos projecteurs l’ont suivi. Il donnait de plus
en plus d’inclinaison. Finalement, il est allé tomber dans les marais du Vardar.
Un monitor anglais, en faction au barrage de Salonique, a ouvert le feu sur lui et
a dû le toucher. En tout cas, il a pris feu, illuminant d’une flamme énorme toute
la rade. Toute la ville a retenti de formidables hourras. La nuit était sans lune,
admirablement calme et belle.
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Il a été décidé que la ville de Thessalonique serait réaménagée,
non seulement parce que c’est une mégalopole, non seulement
parce que c’est une ville historique et de grand intérêt pour la
Grèce entière, non seulement parce que Thessalonique est une ville
dotée de plusieurs monuments admirables, mais aussi parce que
le gouvernement lui prédit un avenir, grâce à son emplacement
privilégié, et grâce à des mesures qu’il s’engage à prendre au niveau
agricole et hydraulique et qui contribueront au développement du
commerce et de l’industrie. Car le gouvernement prédit un avenir
brillant à Thessalonique.
Alexandre Papanastasiou, ministre des Transports,
discours à l’Assemblée nationale, 6 décembre 1919.
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